Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Examen, ouvert à la presse, des conclusions de la mission flash relative au rôle de l’industrie de défense dans la politique de relance (MM. Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot, co-rapporteurs).

 


Mardi
21 juillet 2020

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 71

session extraordinaire de 2019-2020

Présidence de
Mme Françoise Dumas,
présidente

 


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La séance est ouverte à dix-sept heures trente.

 

Mme Françoise Dumas, présidente. Mes chers collègues, voilà un après-midi qui illustre bien l’étendue des compétences et la diversité des centres d’intérêt de notre commission. Avant d’aller en séance publique, où est examiné un projet de loi concernant le renseignement intérieur dont nous nous sommes saisis pour avis, nous nous attelons à des questions industrielles, donc des affaires d’emploi, de technologie et in fine de souveraineté technologique, en entendant le rapport de nos collègues Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot.

C’est en effet le 10 juin que nous leur avons confié une mission « flash » sur la place de l’industrie de défense dans la politique de relance, c’est-à-dire dans le plan de relance qu’élabore le Gouvernement.

Vous le savez, le Bureau de notre commission, sur ma proposition, a tenu à lancer le type de missions, et nous aurons examiné en juillet une première salve de trois rapports. C’est, à ce que m’en ont dit les rapporteurs de ces missions « flash », un exercice assez intense, assez concentré ! Mais il a l’avantage de multiplier le nombre de sujets dont se saisit notre commission et, dans certains cas, d’inscrire nos travaux dans le tempo si rapide de l’action de l’État, particulièrement en cette période de crise.

Tel est bien le cas avec le rapport que nous examinons aujourd’hui, et je remercie nos collègues de le présenter dans les délais prévus. L’enjeu de ce travail est bien d’apporter une contribution à l’élaboration du plan de relance, non seulement en mettant en avant les besoins de nos entreprises de défense, dans lesquelles des emplois sont en jeu comme ailleurs, mais aussi en montrant tout ce que cette industrie peut apporter à la relance de notre économie. Dans le rapport que j’ai fait pour rendre compte des travaux de notre commission sur le covid 19, je m’étais attachée à plaider non seulement pour la préservation de la LPM, mais pour un effort de relance DE l’industrie de défense, et VIA l’industrie de défense.

Mais je ne veux pas empiéter sur les conclusions de nos rapporteurs, auxquels je passe sans plus tarder la parole.

M. Benjamin Griveaux, rapporteur. Madame la présidente, Mesdames et Messieurs, mes chers collègues, M. Jean-Louis Thiériot et moi-même sommes heureux de vous présenter les conclusions des travaux que vous nous avez fait l’honneur de nous confier le 10 juin sur la place de l’industrie de défense dans le plan de relance. Nous remercions en particulier la présidente Françoise Dumas pour sa confiance et son appui. Le rapport que vous avez publié, Madame la présidente, portant restitution des travaux de notre commission sur la pandémie, ouvrait d’ailleurs la voie au travail que nous avons conduit. Vous y faisiez le tableau, je vous cite, d’une « industrie en souffrance » et plaidiez à juste titre avec vigueur contre toute tentation de faire des Armées la variable d’ajustement budgétaire de cette crise, comme cela a pu être parfois le cas par le passé.

Vous plaidiez, Madame la présidente, et nous reprenons votre plaidoyer à notre compte, contre tout décrochage par rapport à la LPM, que ce soit dans son exécution ou dans son actualisation, prévue pour 2021. En quelques mots pour résumer : ni exécution « au rabot », ni actualisation « au rabais » !

Il s’agit, bien au contraire, alors que la France, l’Europe et le monde traversent une crise sans précédent, de faire en sorte que l’État se serve de l’industrie de défense comme d’un levier important dans le cadre du plan de relance. C’est là tout l’objet de nos travaux. Nous les avons menés à marche un peu forcée : presque vingt auditions de personnalités représentant les trois armées, le ministère des armées, les acteurs industriels du secteur, ainsi que des groupements professionnels se sont tenues en deux semaines. Nous sommes allés rapidement afin de pouvoir vous présenter nos conclusions à temps pour qu’elles puissent contribuer, et ‒ espérons-le ‒ peser, dans l’élaboration de ce plan de relance, attendu pour la rentrée.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Madame la présidente, Mesdames et Messieurs mes chers collègues, à mon tour de vous remercier de nous avoir confié cette mission, que je crois au cœur du vrai, grand et bel enjeu de notre époque : défendre notre souveraineté. Car c’est bien cela dont il s’agit : la capacité de produire et d’entretenir l’équipement de nos forces, qui constitue une condition de notre autonomie stratégique, reconnue par les Livres blancs successifs et par la Revue stratégique de 2017.

Les conclusions que nous vous présentons s’ordonnent en deux temps. En premier lieu : le « pourquoi » : pourquoi un effort de relance dans l’industrie de défense est-il nécessaire pour l’industrie, bon pour les Armées et même judicieux pour l’économie française ? En second lieu, le « comment » : comment l’effort de relance que nous appelons de nos vœux peut être le plus efficace possible non seulement pour l’industrie, mais avant tout pour nos armées. LA question est bien de savoir comment sortir de cette crise avec un outil de défense plus fort, plus moderne, adossé à une industrie plus robuste ; en un mot : comment en sortir plus souverain.

Nos réflexions se fondent sur un état des lieux de notre industrie de défense, c’est-à-dire de l’impact de la crise sur ces entreprises. Nous avons en quelque sorte procédé en cela à un exercice de mise à jour de ce que vous avez fait, Madame la présidente, au pic de la crise sanitaire, et dont rend compte son rapport précité. Nous irons donc assez vite là-dessus. En quelques mots : pour l’industrie de défense aussi, c’est la crise. Et même une double crise ; si vous me passez cette image à une époque où nombre de nos concitoyens sillonnent le pays en train : une crise peut en cacher une autre.

La crise est avant tout une crise de l’offre : à défaut d’avoir été considérée comme « essentielle » pendant le confinement, ce que nous regrettons et qui méritera réflexion, l’industrie de défense a vu sa production brutalement freiner. Or, sans production, pas de livraison ; sans livraisons, pas de revenus et, sans revenus, la trésorerie fond vite.

C’est d’autant plus vrai que, pour toutes les entreprises qui ont une activité duale dans l’aéronautique ou qui dépendent beaucoup de l’exportation, cette crise est aussi une violente crise de la demande. L’arrêt du trafic aérien a de gravissimes conséquences en chaîne dans toute l’industrie aéronautique : l’activité s’est purement et simplement effondrée. Quant aux marchés à l’export, ils s’adressent certes à des clients souverains, qui ne feront donc pas faillite, mais l’arrêt des transports complique beaucoup les démarchages et, surtout, nombre d’États mettent aujourd’hui leurs programmes d’acquisition en mode « pause », en attendant de savoir quelles marges de manœuvre budgétaire leur laissera la crise économique.

Pour l’heure, les aides publiques permettent de retarder la fatale échéance. Mais elles ne peuvent être que temporaires ; viendra un moment où le chômage partiel ne sera plus une option, et où il faudra bien commencer à rembourser les prêts. Tout indique que c’est l’automne 2020 qui sonnera l’heure de vérité. Sans d’énergiques mesures de relance, l’effet de falaise sera sévère ‒ très sévère, même.

Ajoutons que l’une des spécificités de l’industrie de défense, c’est la longueur de ses cycles. Une commande à l’export que l’on ne prend pas en 2020, c’est un « trou d’air » en 2022, 2023, ou 2024.

En tout état de cause, cette situation de crise justifierait donc à elle seule une part du plan de relance : des emplois sont en jeu et, après tout, notre industrie de défense n’a pas une envergure très différente de notre industrie automobile, qui a droit à son plan de relance sectoriel. Mais, au-delà, il y a deux raisons majeures de soutenir massivement notre industrie de défense dans la crise qu’elle traverse.

M. Benjamin Griveaux, rapporteur. La première de ces raisons est d’ordre stratégique. Comme nous le disions, l’industrie de défense n’est pas une industrie comme les autres : c’est la condition et la base de l’autonomie stratégique. Quel pays peut prétendre être souverain s’il dépend de l’étranger pour armer ses soldats ? S’il lui faut l’autorisation d’une puissance étrangère pour faire décoller ses avions ? Pour faire naviguer sa flotte ? Ou faire rouler ses chars ? Or, sur les 4 000 entreprises qui intéressent le secteur de la défense, plusieurs dizaines sont d’ores et déjà dans une situation risquée, et en grande difficulté. 10 % d’entre elles sont des PME considérées comme stratégiques et critiques par la DGA.

Et comme le soulignait justement M. Jean-Louis Thiériot, le pire est à craindre à partir de l’automne. Le dernier trimestre 2020 et le premier semestre 2021 doivent appeler une grande vigilance pour préserver notre écosystème industriel.

Si les entreprises d’armement sont en crise, la raison en est double. D’une part, leur exposition aux marchés aéronautiques civils ; il suffit pour s’en convaincre de se rappeler qu’un groupe comme Airbus tire 85% de son activité du domaine civil, l’arrêt brutal de son activité ayant en outre un impact majeur sur toute une filière industrielle. D’autre part, leur forte dépendance à l’exportation.

Face à ce constat, il faut bien garder à l’esprit que c’est d’une façon tout à fait assumée, et d’ailleurs explicitement rappelée dans la Revue stratégique, que l’État a encouragé ces entreprises à développer à la fois une activité duale et une activité d’exportation.

Pourquoi ? Parce que l’Etat y a trouvé un intérêt : les synergies civilo-militaires et les débouchés supplémentaires à l’export ont permis de maîtriser le prix de nos propres armements, en amortissant des frais de développement considérables sur des séries plus longues que celles des commandes françaises.

En outre, l’exportation permet de maintenir ouvertes des chaînes de production même en l’absence de commandes françaises, typiquement entre deux programmes.

Bref, nous en sommes aujourd’hui à une séquence historique où, après que les marchés dans le civil et à l’export ont contribué à soutenir l’industrie de défense pour le bénéfice de l’État, c’est au tour de l’État de le faire, pour toute la filière, par les commandes militaires.

La deuxième raison pour laquelle nous devons soutenir nos industries de défense est d’ordre économique. D’ordre économique, et empreinte de pragmatisme ! Parce que la défense est un vecteur de relance plus efficace que beaucoup d’autres. Et cela pour plusieurs raisons.

D’abord, il faut le dire même si cela peut sembler une évidence, parce que cette industrie existe : elle ne s’est pas délocalisée et reste présente dans nos territoires. L’industrie de défense peut prendre immédiatement des commandes et cela se traduira sans délai en emplois, en activité, en valeur ajoutée et donc en revenu, y compris d’ailleurs en prélèvements obligatoires ! Réindustrialiser la France est certes une ambition légitime, mais pas un vecteur de relance au service d’une stratégie contracyclique, car recréer des chaînes de production demande du temps, certainement des années, alors que c’est dès à présent, dans les semaines et les mois qui viennent, que notre économie a besoin de relance. L’été est parfois meurtrier, y compris pour l’industrie… c’est pourquoi il importe que l’État, notamment via la direction générale de l’armement, comme les acteurs industriels eux-mêmes, restent dans les mois qui viennent dans une posture de vigilance, comme ils ont su le faire au printemps, lorsqu’ils se sont utilement attachés, par exemple, à cartographier les entreprises du secteur et leurs fragilités.

Autre raison pour laquelle la relance par la défense est efficace, c’est l’effet de levier. Pour un euro investi par l’État, il est plus fort dans l’armement qu’ailleurs. C’est ce que l’on appelle le « multiplicateur keynésien » de la dépense publique.

Au terme de nos travaux, nous voilà exégètes de la pensée économétrique sur la question… Le consensus retient, comme mesure de ce multiplicateur, 1,27 à court terme et 1,68 à moyen terme, voire 2 à l’horizon de dix ans. Il y a autour de ces mesures des querelles byzantines dans lesquelles nous nous gardons bien d’entrer. Mais ce qui est évident, c’est que ce multiplicateur est plus élevé dans l’armement qu’ailleurs, pour une raison simple : cette industrie est presque exclusivement française. En outre, cet effet bénéfique irrigue tout notre territoire national, partout en France. Pour des raisons en partie historiques, l’industrie d’armement est répartie sur l’ensemble du territoire national. D’ailleurs, il y a bien des bassins d’emploi dans lesquels c’est la seule industrie qui perdure, et maintienne encore dans ces territoires une activité industrielle.

Industrie en crise avec des emplois en jeu, intérêt stratégique majeur pour notre souveraineté, et levier économique efficace : voilà les trois réponses au « pourquoi » de la relance via la défense.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Reste, après le « pourquoi », à poser la question du « comment ». En effet, à nos yeux, la relance, ce n’est pas seulement un déversement d’argent public dans les bilans des entreprises. Il y a deux canaux principaux pour la relance par l’industrie de défense : d’une part, la demande, c’est-à-dire les commandes militaires ; c’est le canal le plus classique. L’autre canal, c’est l’offre, c’est-à-dire par la restructuration de notre écosystème industriel.

 Et nous entendons par là non seulement le renouvellement de l’offre, mais aussi l’amélioration des pratiques, des rapports de l’État avec les industriels comme des industriels entre eux, ainsi que la consolidation d’un tissu industriel autour d’entreprises plus robustes, notamment au niveau européen. Rappelons que les crises sont toujours favorables à des restructurations.

S’agissant de la relance par la demande, c’est-à-dire par les commandes militaires, tout l’enjeu de notre travail a consisté, à nos yeux, à éviter ce que j’appellerais, si j’osais, la « liste au père Noël ». Bien sûr, nous avons entendu les demandes des états-majors et des industriels ; mais notre rôle n’est pas d’en faire la compilation et de venir devant vous, mes chers collègues, en égrenant des recommandations qui ne représenteraient que les points de vue individuels de leurs auteurs, et ne seraient ni ordonnées ni réalistes.

Naturellement, on pourrait ne fâcher personne et se contenter de dire : « achetons plus de ceci… », « commandons plus de cela… » ; Il y a d’ailleurs toujours de bonnes raisons de le faire, chacun défend sa cause et c’est bien naturel. Mais nous mettons en garde contre le danger de l’éparpillement dans l’effort de relance. Mais nous avons fait le choix de ne pas internaliser à outrance la contrainte budgétaire, à une époque où l’on crée 20 points de PIB de dette en trois mois ; certains ministères le feront très bien, et nous avons tenu à être assez libres dans nos choix. Surtout, des commandes militaires qui ne seraient pas réglées suivant un plan précis et méthodique feraient bon marché de l’effort de cohérence capacitaire qui, de LPM en LPM, a permis à la France de bâtir et d’entretenir un modèle d’armée complet et cohérent.

L’un des enjeux de la relance par l’armement consiste précisément à suivre ce plan, c’est-à-dire la LPM et le modèle d’armée « horizon 2030 », ce modèle d’armée moderne, complet et cohérent, dans lequel tout se tient. En clair, un principe : la LPM, toute la LPM et le format d’armée 2030. Avec deux axes : répondre aux besoins des industries les plus impactées, et répondre aux besoins des armées en veillant à leur cohérence capacitaire. Pour analyser cette relance par la demande, nous avons fait le choix d’examiner d’abord les grands programmes d’armement, ensuite les autres programmes.

S’agissant des grandes opérations d’armement, suivant cette logique, nous considérons qu’accélérer les grands programmes emblématiques de porte-avions et de Rafale aurait un effet d’entraînement pour l’ensemble des filières industrielles.

Concernant le programme de porte-avions de nouvelle génération, évidemment essentiel, le président de la République devrait faire connaître d’ici peu quelques choix structurants. Les grandes questions du moment concernent le nombre de bâtiments et leur mode de propulsion, soit nucléaire – donc un peu plus chère –, soit classique. Il ressort de nos travaux que renoncer à la propulsion nucléaire mettrait en péril le maintien des compétences dans cette filière, alors même qu’en tout état de cause, nous avons besoin de ces compétences pour entretenir et renouveler nos SNLE et nos SNA, indispensables à la fonction dissuasion. Quant au nombre de bateaux, il y a des questions de coûts, et nous n’avons pas le résultat précis des études qui sont sur le bureau du président de la République. Notre ligne est donc : au moins un porte-avions, nécessairement nucléaire.

S’agissant du Rafale, le problème n’est pas nouveau : la LPM prévoit un « trou » de deux ans et demi dans les livraisons françaises en 2024-2026 ; elle fait ainsi le pari de l’export, pari qui a été réussi une fois, par la LPM de 2013, mais dont rien ne dit qu’il sera réussi une deuxième fois… Or les cycles industriels sont longs et, en conséquence, le temps presse, car pour assurer une charge de travail à la chaîne du Rafale entre mi-2024 et fin 2026, il faudrait prendre une commande fin 2020, début 2021 au plus tard.

Cette chaîne industrielle, nous insistons là-dessus, est un véritable actif stratégique : bien peu de pays au monde ont cette capacité de concevoir et de construire souverainement un avion de combat. Or, une chaîne comme celle-ci, qui ne repose pas seulement sur un grand donneur d’ordres mais aussi sur nombre de PME, on ne peut pas la mettre « sous cloche » pendant deux ans : si elle ne travaille pas, elle se délite inexorablement. Il faut donc l’alimenter. Pour ce faire, trois hypothèses sont à l’étude.

La première est celle de la DGA : commander un nombre limité d’avions – plus ou moins onze – ainsi que des pièces de rechange ciblées sur les PME les plus vulnérables, pour éviter l’effondrement de la chaîne tout en maintenant sur Dassault une forte incitation à trouver des débouchés à l’export. La seconde hypothèse est l’idée initiale de Dassault : avancer de deux ans et demi la « tranche 5 » du Rafale, prévue pour 2027. La troisième consiste à commander des avions de la tranche actuelle, la quatrième, quitte à y intégrer des améliorations développées dernièrement pour l’export.

À nos yeux, la première hypothèse n’est pas sans risques : non seulement il faut être sûr de ne pas « oublier » une PME dans ces commandes « au cas par cas », mais passer ainsi des « commandes d’avions en pièces détachées », comme le disent certains, c’est aussi prendre le risque de désynchroniser l’organisation complexe qu’est une supply chain.

Le risque n’est pas seulement celui de la défaillance d’une PME : c’est aussi une affaire de qualité. Produire 25 avions par an, c’est de l’industrie ; en produire onze, ce qui est le plancher pour maintenir cette chaîne en vie, c’est déjà de l’artisanat ; mais à en produire encore moins, cela risque de devenir du bricolage, ce qui n’est jamais sans risque d’aléas industriels. L’anticipation de la tranche 5 supposerait quant à elle que soit maîtrisée plus tôt que prévu une configuration technologique nouvelle, ce qui n’est pas certain.

Reste l’idée de commandes de la quatrième tranche améliorée, disons : « 4T+ ». Reste à savoir combien d’avions… Nous tenant à notre cap, la cohérence capacitaire du modèle défini pour l’horizon 2030, nous avons un raisonnement simple : dans les escadrons et les flottilles, le « pion de manœuvre » de base des escadrons et des flottilles, c’est une vingtaine d’avions de même standard technologique. Que ce soit pour l’entraînement des pilotes ou l’entretien des avions, c’est à cette échelle que se joue la cohérence organique d’une flotte. Aussi, pour nous, c’est une vingtaine d’avions qu’il impérativement commander, probablement en configuration « 4T+ », ce qui accélérera la modernisation de l’armée de l’air sans créer de désordres organiques. C’est d’autant plus nécessaire, que la reprise ‒ que nous appelons tous de nos vœux ‒ suppose confiance et visibilité sur les plans de charge, tant pour les grands donneurs d’ordres que pour toute la chaîne des PME.

En plus de ces grandes opérations d’armement, la LPM a lancé nombre de programmes de modernisation de nos armements, et ces programmes peuvent être accélérés. Nous n’entrerons pas ici dans leur énumération, que fait notre rapport. Mais là encore, nous voulons insister sur la méthode, la logique qui est la nôtre. Elle est assez simple : accélérer la commande d’un matériel neuf, c’est dépenser un peu plus à court terme pour accélérer le remplacement d’un matériel ancien, dont le MCO coûte toujours extraordinairement cher, surtout pour des équipements en fin de vie. C’est donc faire, à moyen terme, des économies de MCO, tout en gagnant au passage des capacités nouvelles. C’est d’ailleurs ce que la LPM a déjà fait pour les Griffon et les Jaguar du programme SCORPION. À moyen terme, l’État s’y retrouve ; la seule difficulté est qu’il faut décaisser d’abord, pour bénéficier des économies ensuite. Or c’est là tout l’intérêt et l’avantage du plan de relance, qui peut constituer une bonne occasion de lever cet obstacle. Dans le l’arbitrage CAPEX/OPEX, pour reprendre le langage des financiers, c’est le moment de privilégier clairement le CAPEX, c’est-à-dire l’investissement plutôt que la dépense de fonctionnement.

Cela vaut pour les armées – je pense par exemple aux patrouilleurs, aux petits navires de l’action de l’État en mer, aux véhicules de la gamme SCORPION, aux hélicoptères de manœuvre ou aux avions de patrouille maritime Albatros – mais aussi, par exemple, pour le renouvellement des blindés de la gendarmerie. Ces véhicules blindés datent des années 1070, ils n’ont jamais été modernisés, et les tentatives de retrofit entreprises à ce jour ne donnent guère satisfaction : outre que les matériels rétrofités ne démarrent plus, l’opération coûte 300 000 euros pour prolonger leur espérance de vie d’une dizaine d’années en théorie, alors qu’un véhicule neuf coûterait 600 000 euros. Considérant que ces équipements sont de plus en plus utiles aux opérations de maintien de l’ordre, et qu’ils risquent de l’être davantage encore dans les temps difficiles qui viennent, nous proposons de procéder à leur remplacement plutôt qu’à une nouvelle tentative de rénovation.

M. Benjamin Griveaux, rapporteur. Lorsqu’un achat coûte deux fois plus cher qu’une rénovation, mais que le matériel dure quatre fois plus longtemps, il n’y a guère de doute sur l’intérêt de l’opération !

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Exactement. Il y a par ailleurs un domaine dans lequel la LPM a une sorte d’angle mort : l’espace. Le rapport de nos collègues le président Becht et Stéphane Trompille l’a bien montré, et la stratégie de défense spatiale annoncée l’an dernier n’est pas encore totalement financée. Nous pensons qu’il faut le faire avec beaucoup d’ambition, car l’espace n’est pas devenu un objet de rivalités seulement stratégiques, mais aussi technologiques : nous perdons du terrain par rapport aux Chinois et aux Américains du New Space, et il est plus que temps de réagir.

Il est temps de réagir, aussi, en matière de munitions et de pièces détachées. Ce n’est certes pas la même chose, mais dans les deux cas, nos stocks sont bas, et c’est le fait d’une même politique d’approvisionnement en flux plus ou moins tendus. Comme le dit souvent le chef d’état-major des armées, il est temps de passer d’une logique de flux à une logique de stocks, de résilience. La politique des stocks suivie jusqu’à présent nous paraît d’un autre temps, celui des « dividendes de la paix » ; mais le monde a changé… Le plan de relance constitue une bonne occasion de donner l’impulsion budgétaire nécessaire à un changement de politique, c’est-à-dire à une augmentation des stocks qui donnerait d’ailleurs du travail à toute une industrie, notamment aux PME et accroîtrait la résilience de nos armées.

Voilà, mes chers collègues, pour les commandes militaires, c’est-à-dire pour la relance par la demande. Venons-en, comme nous vous l’annoncions, à la relance par l’offre, son indispensable corolaire.

M. Benjamin Griveaux, rapporteur. Relancer par l’offre, cela recouvre différentes dimensions. Premièrement, c’est avant tout préparer le renouvellement de notre offre d’armements. En effet, sous-financer les laboratoires et les bureaux d’études au profit de la production, car on a « le nez dans le guidon », serait un piège. Nous sommes d’ailleurs tombés dedans dans les années 1990 pour certains secteurs, nous pensons notamment aux drones : en la matière, nous n’avons pas su prendre ce virage technologique, faute d’investissements en études amont. Il importe donc de financer résolument l’innovation, par les études amont, par tout ce que devraient mettre en œuvre les comités stratégiques de filière, par le crédit-impôt recherche ‒ dont certains de nos interlocuteurs ont souhaité des conditions de mise en œuvre a minima plus agiles ‒ et par des fonds de soutien à la modernisation de l’outil de production. Les initiatives que Bruno Le Maire et moi avions prises à Bercy, il y a quelques années, en faveur de l’industrie 4.0 vont dans ce sens.

Le plan de soutien à l’aéronautique l’a un peu fait, en augmentant les crédits de soutien à l’innovation et en instituant un fonds de modernisation des usines. C’est un début. La même démarche est nécessaire pour l’ensemble de l’industrie d’armement. En la matière, il y a fort à faire : les champs des possibles ruptures technologiques d’ici cinq ou dix ans sont nombreux. Or, nous observons l’usage de plus en plus agressif du droit américain ‒ pour rester diplomate ‒ de contrôle des réexportations…Dans ce contexte, il nous faut donc pouvoir nous passer des composants américains en soutenant le développement de technologies « ITAR-Free ».

Deuxièmement, relancer par l’offre, c’est aussi renouveler les pratiques dans notre écosystème industriel de défense.

Pendant la crise, on a noté une remarquable dynamique de cohésion des grands groupes, des groupements professionnels, des administrations et des armées. Les grands donneurs d’ordres ont apporté leur appui aux ETI et aux PME de leur supply chain, avec l’appui des groupements professionnels. La DGA a pu accélérer ses paiements et simplifier ses procédures. Des outils de cartographie des entreprises et de leurs vulnérabilités ont été mis en place. Voilà une dynamique, que la crise a suscitée, et qu’il s’agit de poursuivre dans les mois et années à venir.

En particulier, la crise peut constituer une occasion d’améliorer les rapports entre les « grands » groupes et les PME. Et il incombe à l’Etat de veiller à ce que le « ruissellement » des commandes militaires dans la cascade contractuelle de la sous-traitance s’opère de bonne foi.

Pour ce faire, nous proposons que soit institué, au moins pour le temps de la crise, du rebond et de la relance ‒ c’est-à-dire dans les six à douze mois à venir ‒, un médiateur de l’écosystème industriel de défense. Le médiateur des entreprises, à Bercy, est unanimement apprécié ; la démarche de médiation a fait ses preuves. Mais le secteur de la défense a des spécificités : la longueur des cycles industriels, la protection du secret de la défense nationale, le rôle particulier de la DGA, les difficultés croissantes d’accès aux financements bancaires ou de marchés, ou les impératifs stratégiques à l’œuvre. C’est pourquoi un médiateur ad hoc nous paraît nécessaire.

Pour être efficace, nous estimons qu’il doit être placé sous une double tutelle : à la fois Bercy et Brienne, et non l’un ou l’autre. En effet, pour régler des difficultés identifiées le plus souvent par le ministère des Armées, c’est le plus souvent celui de l’Économie qui dispose des leviers appropriés. Dans de telles conditions, nous croyons beaucoup à l’efficacité de ce dispositif.

Troisièmement, et nous en finirons par ce point, la relance par l’offre, c’est aussi la consolidation de notre industrie.

Soyons réalistes : si nos PME sont durement frappées par la crise et, pour beaucoup, au bord du dépôt de bilan, c’est aussi parce qu’elles sont trop petites ; beaucoup plus petites, par exemple, que celles du fameux Mittelstand allemand. Et même nos grands groupes, sont-ils si « grands » ? Airbus, certainement ; mais les autres ? Un Naval Group, un Dassault ou un Nexter sont loin d’avoir la taille critique de leurs concurrents américains ou chinois. Prenons Naval group, premier constructeur naval militaire européen : en 2019, il a un chiffre d’affaires d’environ 3,7 milliards d’euros et le « numéro deux » européen de 1,2 milliards d’euros, alors que leur concurrent chinois affiche un chiffre d’affaires de 15 milliards d’euros ; le constat est du même ordre pour nos autres champions nationaux, qui n’ont pas la taille critique de leurs grands concurrents mondiaux. Le risque serait que notre industrie de défense finisse, par exemple, comme notre industrie ferroviaire : faute d’avoir su – ou pu – constituer des groupes européens d’envergure internationale…

Pour remédier à cette situation nous devons travailler à lever deux séries d’obstacles à la consolidation de nos industries de défense : l’un est réglementaire, l’autre est de nature financière.

Sur le plan réglementaire, tout tient au droit européen de la concurrence, conçu dans les années 1980 et appliqué avec ce que nous appellerons, pour rester diplomates, une très grande rigueur ‒ y compris par nos autorités nationales, qui sont parfois les meilleurs élèves de la classe européenne… Dans cette affaire, le fond du problème réside dans la notion de « marché pertinent », c’est-à-dire dans le choix de l’échelle à retenir pour évaluer le caractère dominant ou non de la position d’un groupe consolidé. Depuis quarante ans, les services de la Commission retiennent l’échelle européenne comme le périmètre de référence, quand bien même les marchés et les compétiteurs sont aujourd’hui mondiaux. Tant que tel sera le cas, les consolidations seront freinées, alors même qu’elles sont particulièrement nécessaires en période de crise.

Pour lever cet obstacle, il n’y a pas d’alternative : il faut changer ces textes, au moins pour les industries stratégiques, et pour cela, il faut une impulsion politique puissante. Le contexte y est peut-être favorable : les avancées de la nuit passée le montrent, et c’est souvent par les crises que l’Union progresse. Pour ce qui concerne en particulier la défense, le temps vient peut-être où nos partenaires en viendront à « penser stratégique », et pas seulement à « penser marchés ».

Voilà pour l’obstacle réglementaire ; le lever ne coûte pas un euro !

Pour ce qui est de l’obstacle financier, évidemment c’est un peu différent… Sur le plan financier, le fond du problème se trouve en effet dans les difficultés croissantes des entreprises de défense à trouver des capitaux, soit auprès des banques, soit sur les marchés.

Pourquoi ? Pour différentes raisons qui tiennent à la longueur des cycles dans cette industrie ‒ en décalage avec les objectifs de retour rapide sur investissement qui animent souvent les acteurs des marchés financiers ‒, à des règles de compliance assez étrangères à notre culture, à l’effet dissuasif – c’est malheureux, mais c’est inévitable ‒ du dispositif de contrôle des prises de participation dans les actifs stratégiques, dont le seuil a d’ailleurs été judicieusement abaissé de 25 % à 10 % du capital d’une entreprise, ainsi qu’à la fragilité de la structure financière de nombre de PME de défense, encore aujourd’hui souvent familiales.

Or, avec la crise, le risque est très clairement que des investisseurs étrangers, non-Européens, viennent « faire leur marché » dans les pépites de notre industrie de défense. Même si les mécanismes de contrôle ont été renforcés récemment, il ne suffit pas de dire à une entreprise qu’elle ne peut pas avoir accès à des capitaux étrangers. Encore faut-il lui proposer une alternative !

C’est un problème bien connu, qui a motivé la création du fonds Définvest, le projet de fonds Définnov, et, très récemment, le fonds public-privé Aerofund IV. Mais aucun de ces instruments ne nous paraît avoir la voilure et l’envergure financières nécessaires pour faire efficacement obstacle aux stratégies de prédation financière d’acteurs non Européens. Il suffit pour s’en convaincre de constater que, depuis deux ans, Définvest n’a investi que 13 millions d’euros… Même avec le doublement de son capital pour le porter à 100 millions d’euros, ce qui est une excellente chose, il restera un instrument de portée extrêmement limitée.

Pour appuyer la consolidation de nos entreprises pendant la crise, et leur fournir du capital-développement ensuite, nous plaidons pour la mise en place d’un fonds souverain spécialisé dans les actifs stratégiques, nécessairement abondé par des apports publics et privés, dont le capital se compte non pas en millions, mais en milliards d’euros.

Voilà, mes chers collègues, le résultat de nos travaux que j’ai eu un très grand plaisir à conduire avec Jean-Louis Thiériot, auprès de qui j’ai beaucoup appris. Vient maintenant l’heure des décisions. Mais, après tout, le terme même de crise vient du grec krisis, qui signifie décider. À nous, donc, de prendre les bonnes décisions.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Ces décisions opportunes, mes chers collègues, nous espérons que cette mission aidera à ce qu’elles soient prises. Sur un sujet aussi capital qui relève de la sécurité et de la souveraineté de notre pays, c’est-à-dire de sa pérennité, nous tenons l’un et l’autre à dire combien ce travail a été mené en parfaite harmonie ; l’expérience de Benjamin Griveaux à Bercy nous a d’ailleurs été fort utile, et j’en ai beaucoup appris. Il n’y a jamais eu l’espace d’une feuille de papier entre nos analyses. C’était vraiment l’intérêt national, l’esprit de concorde et le choix du bon sens qui nous animait.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci Messieurs les rapporteurs pour votre travail et pour le beau tandem que vous avez formé. Nos armées et nos entreprises vous en sauront gré, car nous sommes dans une période où tous nos efforts doivent converger vers la même cause.

M. Fabien Gouttefarde. Un grand nombre de PME et d’ETI de notre base industrielle et technologique de défense sont entrées dans la crise sous-capitalisées et endettées. Mais elles disposent d’actifs technologiques et de savoir-faire indispensables au maintien de la souveraineté française. Les mesures de soutien économique du Gouvernement sont remarquables mais, comme vous l’avez dit, les vrais problèmes arriveront après l’été. La solidarité nationale sur le plan industriel est réelle, mais les initiatives peuvent être dispersées. Les outils de soutien potentiel existent déjà dans de nombreux domaines, mais ils doivent être réorientés rapidement vers des priorités vitales. Dans quelle mesure les maîtres d’œuvre industriels pourraient-ils prendre une part plus importante au soutien de ces petites et moyennes entreprises et entreprises de taille intermédiaire ? Y a-t-il un travail à effectuer pour vérifier que c’est de façon équitable que les commandes de l’État à ces grands maîtres d’œuvre sont répercutées par ces derniers vers les PME et ETI ?

M. Fabien Lainé. Le droit européen de la concurrence doit en effet évoluer, comme vous l’avez dit. M. le commissaire Thierry Breton évoque cette question régulièrement. Avez-vous échangé avec lui à ce sujet ? Nous avons vu ces dernières heures que le couple franco-allemand demeure le moteur de nombreux sujets européens. Pensez-vous que le couple franco-allemand fera évoluer le droit européen de la concurrence ? C’est notre seule perspective envisageable pour avoir des géants européens de l’industrie.

M. Yannick Favennec Becot. Ma question porte sur le Rafale, à partir d’un exemple concret avec l’entreprise Howmet Ciral, située dans mon département, la Mayenne. Le programme Rafale, et particulièrement le moteur M88, font travailler environ 40 personnes de cette société. Les cycles industriels étant ce qu’ils sont, cette entreprise est actuellement en train de produire les pièces de structure pour la commande de Rafale par l’Inde, le dernier avion devant être livré en 2024. Toutefois, sans notification d’une commande de l’État avant la fin de l’année, la chaîne Rafale va s’arrêter dès début 2021, avec deux conséquences sombres pour cette entreprise : premièrement, elle devra se séparer de compétences qu’elle a mis vingt ans à développer ; deuxièmement, sa capacité à remporter de nouveaux contrats à l’export sera compromise et son activité s’effondrera en 2021.

Le cas de cette entreprise illustre les graves difficultés auxquelles doivent faire face les petites et moyennes entreprises, alors qu’elles fournissent le secteur de l’aéronautique et de défense à une échelle qui peut paraître minime, mais elles constituent néanmoins des maillons indispensables de notre base industrielle et technologique de défense. Le plan de relance actuellement en cours de préparation constitue pour cette entreprise la dernière chance de sauver le programme Rafale, dont le seuil de viabilité s’établit à onze avions par an. Que vous inspire ce cas concret ? Quelles pourraient être les perspectives pour cette entreprise et, par conséquent, pour nos territoires ?

Mme Sabine Thillaye. Je partage l’idée selon laquelle la question du droit européen de la concurrence doit être posée. Le rejet par la Commission européenne du projet de fusion entre Alstom et Siemens s’est soldé par le rachat de l’entreprise allemande Vossloh Locomotives par la grande entreprise ferroviaire chinoise CRRC, ce qui pose problème car la Chine a désormais un pied sur le marché européen. Néanmoins, nous sommes tenus par les règles du marché intérieur et nous devons assurer une concurrence loyale entre États européens.

Je crois que nous devons aujourd’hui penser le droit de la concurrence en lien avec le droit commercial, et à cet égard, peut-être faudrait-il un Buy European Act. Concernant le plan de relance européen, les Allemands s’engagent à hauteur de 130 milliards d’euros, dont 10 milliards d’euros pour le secteur de la défense, mais également 50 milliards d’euros pour des secteurs clés comme l’intelligence artificielle, les télécommunications ou le numérique, qui auront des conséquences bénéfiques pour les secteurs militaire et civil. Cet effort est peut-être de nature à déplacer les équilibres concurrentiels entre Européens, notamment entre Français et Allemands. Où en sont les négociations européennes à ce sujet ? Nous, Français, que mettons-nous en face de cette politique allemande ? Et quel rôle le couple franco-allemand peut-il jouer pour réformer le droit européen de la concurrence ?

M. Thomas Gassilloud. Permettez-moi d’abord de saluer la qualité des travaux de nos rapporteurs, qui ont su en très peu de temps apporter à notre commission une précieuse expertise. Cet exercice montre d’ailleurs tout l’intérêt de nos missions « flash », en complément des missions d’informations plus classiques ; ce nouveau type de missions est d’ailleurs particulièrement pertinent pour traiter de sujets d’actualité.

Il me semble important de rappeler que les investissements en matière de défense bénéficient à l’ensemble des acteurs économiques, y compris les entreprises privées ; on ne dira jamais assez combien l’effort de défense est bénéfique pour l’ensemble de l’économie. Je souhaite vous interroger sur le rôle des collectivités territoriales dans le plan de relance. Les régions et les établissements publics de coopération intercommunale jouent un rôle important dans le développement économique. Ces collectivités sont souvent préoccupées par les retombées économiques de leurs investissements, notamment en matière d’emplois, et ne prennent pas toujours en compte les enjeux de souveraineté dans les entreprises qu’il faut aider. Nous avons tous en tête des exemples de petites et moyennes entreprises du secteur de la défense qui pourraient faire l’objet d’un meilleur accompagnement. Quelles seraient vos préconisations en vue d’inciter ces collectivités territoriales à mieux prendre en compte ces enjeux de souveraineté dans leurs politiques de soutien à l’économie ?

Par ailleurs, avec notre collègue Jean-Jacques Bridey, nous avons accompagné la ministre des Armées chez Sodern, leader mondial des viseurs d’étoiles, qui est un exemple typique d’entreprise mise en place pour répondre à un besoin de souveraineté et qui réalise aujourd’hui plus des deux tiers de son chiffre d’affaires dans les marchés civils, en utilisant les compétences développées pour répondre à la commande militaire. Dans la mesure où le véritable effet multiplicateur agit quand, au-delà des mesures de souveraineté, l’entreprise qu’on développe est en mesure de développer des activités duales, y compris à l’export, comment prendre en compte cette dualité quand on aide les entreprises ? Faut-il prendre en compte cette dualité dans nos choix stratégiques ?

M. Benjamin Griveaux, rapporteur. Je vais d’abord répondre à Fabien Gouttefarde sur la façon dont les grands groupes peuvent soutenir nos ETI, nos PME et nos TPE. Beaucoup de pièces indispensables à l’élaboration de nos capacités – avions de chasse, sous-marins – sont produites par de très petites entreprises, parfois de taille microscopique. Pour de telles sociétés, il est particulièrement important que leur carnet de commandes doit être suffisamment rempli et leur offre ainsi une certaine visibilité à moyen et long terme, car ces entreprises sont très exposées à une baisse de la demande, en particulier militaire. Nous avons évoqué dans notre exposé les mesures prises pour les soutenir depuis le début de crise sanitaire : il s’agit principalement d’une cartographie de ce tissu industriel et de ses vulnérabilités, ainsi que de facilités de paiement que les grands groupes ont mis en place. Il s’agit maintenant de faire entrer dans le droit commun ces pratiques mises en œuvre, à titre exceptionnel, pendant la crise.

Je souligne que cela vaut non seulement pour les grands groupes, mais aussi pour nos administrations, en particulier la DGA : elles peuvent faire preuve de davantage d’agilité dans la décision et dans la mise en œuvre des décisions. Si nous recommandons d’instituer un médiateur, c’est justement pour que l’État s’assure que la commande publique ait bien des répercussions dans les petites entreprises, les sous-traitants de rang 3, 4 ou 5. Pour nos territoires, ces entreprises sont bien souvent des pépites dont la production n’est pas délocalisable et qui disposent d’un savoir-faire.

En outre, nous n’avons pas encore évoqué le sujet de la formation professionnelle, pourtant important, qui constitue une sorte de drame français et qui est ressorti à chacun de nos entretiens. L’arrêt de certaines activités ferait non seulement disparaître des maillons de la chaîne industrielle de défense, mais entraînerait aussi une perte durable de certaines compétences, car il ne serait pas certain que nous serions en mesure de former de nouvelles générations à ces métiers et à ces techniques rares ; il faudrait alors aller chercher ces compétences à l’étranger, avec à la clé une perte de souveraineté.

En somme, le soutien aux PME passe par plusieurs canaux : il peut être financier – en vue de consolider la trésorerie des entreprises –, mais il peut aussi prendre la forme d’un suivi étroit de l’exécution de la commande publique – c’est le rôle que nous attribuons au médiateur que nous proposons d’instituer –, ainsi que d’une attention particulière accordée à la formation.

Madame la présidente Sabine Thillaye, concernant la question européenne, le Buy European Act est un serpent de mer qu’on se devait déjà de citer dans sa copie d’examen à Sciences Po pour espérer avoir une note acceptable, quand j’y étais il y a plus de vingt ans ! Ce serait évidemment un complément à nos recommandations sur les règles de concurrence et sur les programmes européens intéressant notre industrie de défense. De façon générale, nous sommes bien entendu attentifs aux équilibres du couple franco-allemand. Il a été particulièrement à la manœuvre ces derniers jours pour qu’un plan de relance européen ambitieux soit adopté. Mais il ne faut pas se leurrer : les Allemands sont également nos concurrents dans nombre de marchés – qu’il s’agisse d’armement terrestre, aéronautique ou naval. C’est aussi en raison des équilibres concurrentiels à l’œuvre et du plan de relance allemand que nous plaidons en faveur d’un plan de relance français dans l’industrie de défense.

S’agissant de droit européen, à nos yeux, tout est en réalité affaire de taille critique, qu’il s’agisse des marchés ou des entreprises. Nous imposer des règles dont s’exonèrent tous les autres acteurs dans le reste du monde serait tout à fait sous-optimal, car dans un jeu non coopératif, quand vous êtes le seul à respecter la règle, tous les non-coopératifs l’emportent. C’est exactement ce qui se passe à l’échelle européenne. Les pays européens sont les meilleurs élèves de la classe mais les Chinois, les Russes et demain les Indiens s’affranchissent volontiers des règles de la concurrence libre ou non faussée, ce qui pénalise très lourdement nos industries, qu’elles soient d’ailleurs localisées en Allemagne ou dans l’Hexagone.

Le fonds européen de défense ne devrait finalement être doté que de 7 milliards d’euros dans le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union. Mais cet instrument n’est pas le seul cadre possible de coopération industrielle ; il faut également parler des grands programmes franco-allemands. De plus, comme vous avez eu tout à fait raison de le rappeler, les programmes militaires ne sont pas les seuls qui contribuent à notre souveraineté industrielle, même dans le domaine de l’armement ; en effet, lorsqu’on investit ensemble dans l’intelligence artificielle, dans les batteries, on investit dans une industrie par définition duale.

Monsieur Gassilloud, vous demandiez quel rôle pourraient jouer les collectivités locales dans le plan de relance, pour ce qui concerne les questions de souveraineté. Dans nos travaux sur le plan de relance, nous n’avons pas mis la focale sur les collectivités territoriales – peut-être avons-nous raté un sujet important, d’ailleurs, et si tel était le cas, nous plaidons coupable. Nous n’avons pas eu le temps d’entendre des élus locaux dans le cadre de notre mission « flash ». Néanmoins, j’ai longtemps été élu en Saône-et-Loire, qui est un département très industriel. J’ai souvenir qu’il existe un pôle de compétitivité qui s’appelle le pôle nucléaire de Bourgogne. Il est peut-être possible d’associer les collectivités locales – EPCI ou régions, puisque ce sont celles qui ont les compétences économiques – via les pôles de compétitivité, ou encore via les comités stratégiques de filières ou le conseil national de l’industrie.

M. Jean-Louis Thieriot, rapporteur. Je vais répondre à la question de Fabien Laîné sur la réactivité des instances européennes à l’égard de l’impérieuse nécessité de favoriser l’émergence de champions européens. M. Thierry Breton, le commissaire européen chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace, est un ancien industriel et il évoque régulièrement cette nécessité dans ses discours. Le tableau des quatorze écosystèmes qu’il a évoqué intègre cette notion, notamment pour la défense et les technologies afférentes. La création de champions européens se heurte cependant à un obstacle réglementaire que nous évoquions plus tôt. Ce n’est pas trahir un secret que de dire qu’il y a, à la Commission européenne, des tenants de la concurrence libre et non faussée et d’autres responsables qui sont davantage partisans d’une vision géopolitique et géostratégique. Pour dire les choses de façon diplomatique, il y a des nuances entre les lignes des uns et des autres à Bruxelles.

Les développements récents donnent cependant le sentiment d’une prise de conscience accrue sur la nécessité d’acteurs stratégiques européens, en particulier lorsqu’on lit certaines prises de position d’Ursula von der Leyen. Mais la traduction réglementaire de cette prise de conscience sera longue. Il est de notre responsabilité collective, toutes sensibilités politiques confondues, de plaider sans relâche en faveur d’une évolution de la définition des marchés pertinents pour l’application du droit de la concurrence. Nous sommes en effet dans une économie-monde ; nous avons donc à nous comparer à l’échelle du monde, et nos compétiteurs stratégiques le font sans état d’âme. Il vaut mieux être moins bon élève mais avoir un job à la fin !

L’aspect financier est important. Il faut pouvoir financer l’industrie de défense avec ses singularités, notamment ses cycles particulièrement longs, qui ne correspondent pas au rythme habituel des fonds de capital-investissement. Dans la crise actuelle, nous savons bien que les agents d’un certain nombre de puissances se promènent en Europe avec un carnet de chèques, prêtes à racheter toute entreprise avec des actifs stratégiques qui montrerait des signes de faiblesse. Nous avons des outils de contrôle des investissements directs étrangers pour empêcher ces prises de participation. Mais si nous ne sommes pas en mesure de financer ensuite ces entreprises, on ne résout rien ! C’est là un enjeu économique et de souveraineté majeur.

Je reviens sur la question de Yannick Favennec-Bécot concernant une PME de la Mayenne directement affectée par la baisse prévue de l’activité du donneur d’ordre qu’est Dassault pour la supply chain du Rafale. Nous nous rendons bien compte que la capacité de produire un avion de combat en France est stratégique. Dassault est stratégique mais ses sous-traitants de tous rangs le sont tout autant. Si nous ne parvenons pas à donner de la visibilité non seulement au donneur d’ordre, mais aussi à ses sous-traitants, c’est l’ensemble de cette chaîne qui risque d’être gravement fragilisée. C’est pourquoi nous plaidons pour une commande ferme de vingt appareils, seule manière de lui donner de la visibilité et de préserver ses compétences avant la conquête de nouveaux marchés à l’export. Nous n’avons évidemment pas entendu tous ces sous-traitants mais en avons identifié certains – tels que Elvia PCB, Realmeca et Novatech – qui dépendent directement de nouvelles commandes ou exportations de Rafale. Vous avez évoqué la Mayenne, mais les cartes précises que nous avons obtenues montrent à quel point l’industrie de défense concerne tous nos territoires. Soutenir la défense, c’est aussi soutenir la France des territoires.

M. Jacques Marilossian. Merci et bravo pour votre exposé ainsi que vos premières réponses. Vous n’êtes pas les seuls à vous intéresser à ce sujet. Les sénateurs Pascal Allizard et Michel Boutant ont publié le 8 juillet dernier un rapport intitulé L’industrie de défense dans l’œil du cyclone. Ils ont fait état de l’absence de fonds d’investissement à même de soutenir les PME et ETI de notre base industrielle et technologique de défense. Pour relancer cette base industrielle et technologique de défense après la crise sanitaire, les dispositifs de soutien européens, comme le Fonds européen de défense, qui sera doté de 7,014 milliards d’euros, sont précieux mais certainement insuffisants. Le rapport de nos collègues sénateurs rappelle d’ailleurs que les banques ne jouent pas leur rôle. Elles refusent souvent de financer les entreprises du secteur d’activité en question, au risque de laisser nos PME et nos ETI se faire absorber par des groupes étrangers. Par exemple, un groupe américain est prêt à racheter 500 millions d’euros Photonis, une entreprise corrézienne spécialisée dans les tubes amplificateurs de lumière qui produit des équipements de vision nocturne. Ce prix est bien au-delà des montants qu’il est possible d’obtenir par des dispositifs comme Definvest ou Definnov. Vous avez évoqué l’idée de créer un fonds souverain à vocation stratégique qui pourrait financer nos industries. Pouvez-vous nous en dire plus sur la conception, la création, et surtout les moyens dont pourrait disposer ce fonds souverain ?

M. Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, chers collègues, pour vos propos liminaires très intéressants et vos réponses qui apportent d’utiles éclaircissements. Je souhaiterais faire un focus sur l’innovation.

Vous avez évoqué avec justesse la nécessité d’augmenter la taille critique de nos PME et ETI afin de leur éviter d’être absorbés par un groupe étranger. Mais il faut également penser à éviter des phénomènes de captation de l’innovation au moment où elle « se fait », dans les starts-up et PME qui peuvent manquer d’argent pour la recherche et développement. L’agence de l’innovation de défense mise en place il y a un an et demi apporte déjà des réponses à ce problème. Peut-être avez-vous des préconisations sur cette problématique très particulière mais essentielle ?

Mme Natalia Pouzyreff. Je vous remercie pour votre rapport très instructif et éclairant sur la situation de notre base industrielle et technologique de défense, et qui dresse des perspectives pour soutenir ce secteur essentiel à notre souveraineté. J’ai noté votre interrogation sur l’espace. M. Thierry Breton, lors de son audition devant notre commission, a clairement indiqué qu’il y avait en ce domaine un problème de gouvernance auquel il souhaitait remédier. En ce qui concerne la France, peut-être disposerons-nous bientôt d’un secrétariat d’État à l’espace afin de traiter ces questions à un niveau plus politique.

J’aimerais revenir sur la question du financement de nos industries. À la suite d’échanges que j’ai eus dans ma circonscription avec une société appelée iXblue, je souhaitais vous poser la question de savoir si, sans attendre la mise en place d’un fonds d’investissement stratégique, certaines mesures concrètes et immédiates ne seraient pas propres à soutenir des ETI comme iXblue : une utilisation plus souple des dispositifs existants d’avance remboursable et des possibilités plus larges de co-financement privé et public des projets innovants des ETI, que la DGA pourrait soutenir par exemple par des engagements de commandes.

M. Didier Le Gac. Merci, Messieurs les rapporteurs, de votre intéressant rapport, qui traite bien des enjeux du plan de relance tant pour ce qui est volet de l’offre que de celui de la demande. Ma question concerne le plan rebond préparé par le ministère des Armées. Le GICAN, que vous avez cité, regroupe 190 industriels du secteur maritime qui nous ont fait part de nombreux projets de développements technologiques. Quelles méthodes préconisez-vous pour hiérarchiser ces projets ? Certains projets étaient dans les cartons depuis longtemps, d’autres sont nouveaux et innovants, certains sont peut-être plus opportunistes – mais, après tout, c’est aussi l’objet d’un plan de relance que de faire de l’opportunisme économique. Que deviennent les propositions formulées par ces industriels, notamment des PME, qui attendent avec impatience une réponse dans le cadre du plan rebond préparé par le ministère des Armées ?

M. Philippe Chalumeau. Facilitations à nos rapporteurs, et particulièrement à M. Griveaux, qui a rejoint notre commission récemment. Vous avez souligné que l’industrie de défense était vitale pour l’emploi sur nos territoires et pour atteindre l’autonomie stratégique, conserver notre modèle d’armée complet et faire en sorte que la LPM soit pleinement exécutée dans un contexte extrêmement difficile. Vous avez également évoqué la relance de la demande, la relance par l’offre ainsi que l’institution d’un médiateur ad hoc et la dimension européenne.

Je souhaiterais évoquer aussi le cyber et le numérique. N’est-il pas temps de construire ce Palantir européen, évoqué par Thomas Gassilloud et Olivier Becht dans leur récent rapport d’information sur les enjeux de la numérisation des armées ? S’agissant de l’Agence de l’innovation de défense, évoquée par Jean-Michel Jacques, l’appel à projets qu’elle a lancé pendant la crise du covid-19 a rencontré un franc succès. Cette agence a été créée, je le rappelle, pour sécuriser les start-up qui gravitent autour des grands groupes pour éviter qu’elles se fassent « boulotter ». La LPM a prévu un milliard d’euros par an à cette fin : va-t-on maintenir ce montant ?

Enfin, sujet de vif intérêt aujourd’hui, quelle est la place de la transition écologique dans la relance de notre industrie de défense ? Hier, le colonel commandant la base de défense de Tours, avec qui je déjeunais, me disait vouloir convertir toute la base de défense, petit village de 2 500 personnes, à l’hydrogène – dans le secteur de la mobilité, notamment. Je salue aussi l’installation d’un groupe électrogène, promue par le président de la République, sur l’île Grande Glorieuse qui devient de ce fait un modèle de protection de la biodiversité. Ce groupe électrogène fonctionne à l’énergie solaire et à l’hydrogène pour éviter les émissions de gaz à effet de serre.

M. Thibault Bazin. Votre diagnostic, partagé, fait apparaître que l’on a besoin à la fois de capitaux – notamment pour couvrir les risques liés à l’innovation –, de talents humains et d’un territoire qui accompagne le tissu économique en question. En effet, la place de l’industrie de défense dans le plan de relance soulève aussi une question d’aménagement du territoire ; l’implantation de nos industries de défense n’est jamais anodine. D’ailleurs, nos régiments eux-mêmes ont contribué à l’aménagement du territoire français. Par exemple, le choix d’implantation de Safran dans la Meuse a contribué à l’aménagement de ce territoire : sans Safran, Commercy ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Comment faire en sorte, dans le cadre du plan de relance, que l’aménagement du territoire soit plus équitable, qu’il s’agisse du développement des industries actuelles ou du déploiement de nouvelles industries de défense ?

M. Benjamin Griveaux, rapporteur. Monsieur Marilossian, nous n’avons pas fait œuvre commune avec le Sénat mais, rassurez-vous, il n’y a pas de querelle de clochers entre nos deux assemblées. (Sourires.)

La question-clef du financement de l’industrie mériterait presque une mission spécifique. Ce n’est pas en une réponse de quelques minutes qu’on pourra dessiner les contours d’un futur fonds stratégique, à la fois quant aux critères de choix d’actifs retenus et quant aux montants investis. Une chose est sûre : il faut des capitaux et le dernier fonds créé, appelé Aerofund IV et cofinancé par les secteurs public et privé, n’est pas encore au bon niveau de financement. S’agissant de Definvest et de Definnov, il est évident leur voilure financière ne correspond pas aux enjeux évoqués, qui se chiffrent en milliards d’euros. Il faut aussi être créatif et réactif : ce fonds souverain ne doit pas être une simple extension des fonds qu’on a pu imaginer jusqu’à présent. La crise doit être l’occasion pour nous de réinventer ce que pourra être demain un fonds souverain pour les actifs stratégiques. Certaines activités stratégiques relèvent du domaine militaire, d’autres pas stricto sensu. Ainsi, l’intelligence artificielle, évoquée tout à l’heure par Sabine Thillaye, peut tout à fait relever des activités stratégiques. Bruno Le Maire, lorsque j’étais son colocataire à Bercy, a institué un fonds pour l’innovation de rupture, alimenté par les cessions des participations de l’État dans quelques grandes entreprises publiques. L’innovation de rupture est aussi une question de cyclicité. Ce fonds stratégique doit répondre non seulement à des besoins de capitaux d’un certain volume, à certains critères de criticité des activités à soutenir, mais aussi à la question temporelle, c’est-à-dire adapter sa stratégie d’investissement aux cycles longs qui président aux activités industrielles de défense. Ce sont ces pistes qu’il faudrait approfondir.

Madame Pouzyreff, la question de l’espace est évoquée plus longuement dans le rapport écrit. Quant à iXblue, c’est effectivement une très belle entreprise de votre circonscription. Pour soutenir de telles sociétés, tous les leviers administratifs sont bons à prendre. S’il y a eu cohésion entre les grands donneurs d’ordres, la DGA, nos PME et les TPE, c’est qu’on a su, confronté à l’urgence de la crise, lever des obstacles administratifs qui paraissaient insurmontables. Ce qui a relevé d’un droit exorbitant doit peut-être devenir le droit commun pour que nous gagnions en agilité et en réactivité. Il s’agit de permettre l’utilisation optimale et la mise à exécution réelle de ce que nous, parlementaires, votons et que nous avons parfois du mal à voir se concrétiser sur le terrain.

Monsieur Le Gac, la question de savoir quelle est la bonne méthode pour hiérarchiser les projets mériterait presqu’une mission à part entière. Avant tout, c’est sans doute aux groupements professionnels de nous dire quels projets ils ont dans les cartons. On doit commencer par exécuter les projets qu’on a décidé de lancer. Nous avons vraiment un problème d’exécution ; s’agissant de sujets industriels d’aussi long terme, ayant un impact sur les carnets de commande pour les cinq à quinze prochaines années, une décision qui était bonne à prendre il y a dix-huit mois reste bonne aujourd’hui. Ou alors, il nous faut sérieusement revoir nos processus et nos critères de décision ! Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas faire preuve d’un peu d’opportunisme, comme vous l’évoquiez, mais il faut aussi pouvoir déstocker les projets existants un peu plus rapidement, grâce à un co-pilotage de la DGA et des groupements professionnels.

Enfin, Thibault Bazin a évoqué le capital – financier et humain – et les territoires accompagnants. Beaucoup de nos territoires ont été façonnés par nos industries de défense et par la présence de casernes et de nos bases militaires ; nombre d’entre nous en ont des exemples dans leurs circonscriptions. La réindustrialisation se fait sur du temps long et ne constitue donc pas une réponse immédiate à la crise, dans le cadre de la stratégie de rebond des douze à dix-huit prochains mois. En revanche, une fois qu’on a sécurisé des capitaux – y compris des capitaux humains, grâce à la formation professionnelle qui incombe aux collectivités territoriales –, on peut s’interroger sur la localisation, dans les cinq à dix ans, de nos industries de souveraineté permettant d’assurer des reconversions dans des bassins industriels frappés par la crise. La dimension territoriale de nos industries de défense et de nos industries technologiques est une question-clef.

M. Jean-Louis Thiériot, rapporteur. Je répondrai à la fois à Jean-Michel Jacques, à Didier Le Gac et à Philippe Chalumeau : l’innovation et la certitude que nous n’en perdions pas le fruit sont absolument essentielles. Nombre d’outils existent déjà qui doivent être soutenus : les études amont, le crédit impôt recherche, les comités stratégiques de filière et l’Agence de l’innovation de défense – le cœur du sujet étant d’arriver à financer l’innovation. Lorsque nous parlons de fonds souverain pour l’industrie de défense, il s’agit bien pour nous de traiter les besoins de financement de l’innovation à l’ensemble de ces stades de développement, à tous les degrés de maturité. On a besoin de financements à chaque étape des différents projets, ce qui suppose une étude complète sur le sujet.

Monsieur Marilossian soulignait que les banques n’étaient pas forcément coopératives lorsqu’il s’agissait de financer les industries de défense : on doit mener une réflexion collective sur les conséquences de certaines règles de compliance ou d’éthique pour les fonds d’investissement. Au nom du principe de responsabilité sociétale des entreprises, ces règles sont de nature à empêcher l’investissement dans le secteur de la défense de se faire. La sécurité n’est cependant pas quelque chose de malsain. On est tous d’accord pour dire que la paix, c’est mieux que la guerre mais si vis pacem, para bellum. On n’a pas nécessairement le choix. Se défendre n’est pas immoral, avoir une industrie de défense non plus.

Pour en revenir à l’innovation, renoncer à une technologie coûte extrêmement cher. On l’a vu avec les drones : on attend toujours que le projet de drone EuroMALE progresse. Selon nos évaluations, ce projet, pour être mené jusqu’à son terme, représente probablement un surcoût de l’ordre de 15 % par rapport à une importation américaine. Mais quelle importance si c’est le prix de la souveraineté ? Si demain, nous abandonnons la maîtrise technologique des drones, c’est tout un pan de souveraineté que nous abandonnons. Nous l’avons vu avec les avions E-2 Hawkeye de la marine : nous avons décidé d’acheter la première génération sur étagère à nos alliés américains à un prix relativement bon marché. Mais aujourd’hui qu’il nous faut une nouvelle génération, c’est au prix fort – et au prix d’une dépendance majeure. La souveraineté a un coût – il faut le dire aux Français – mais quand on dépend des masques chinois, on voit qu’avoir sa souveraineté a parfois son utilité.

Philippe Chalumeau nous a posé une question sur l’aspect écologique. Interrogé à l’IHEDN à ce sujet, le chef d’état-major des armées avait répondu que le rôle des armées était de gagner les guerres. Le premier impératif est en effet celui de l’efficacité opérationnelle. Cela étant dit, des évolutions sont possibles, notamment dans le domaine des infrastructures, qui, aujourd’hui, sont à peu près toutes des passoires thermiques. Mais ce thème n’est pas dans le champ de notre mission qui avait trait à l’industrie de défense : il mériterait une mission à part entière. Pour ce qui nous concerne et aurait trait à l’écologie, nous formulons des propositions sur les équipements utiles à l’action de l’État en mer, c’est-à-dire au contrôle des accès maritimes, au contrôle des pêches et à la lutte antipollution. Mais le plan de relance des industries de défense n’est pas en tant que tel un plan de transition écologique : on doit certes intégrer cette dimension mais il s’agit d’abord de fournir à nos armées les armes dont elles ont besoin pour gagner la guerre – une guerre que nous espérons tous ne pas avoir à mener et que nous n’aurons pas à mener parce que nos armes nous permettent d’acquérir la supériorité.

Mme la présidente François Dumas. Je vous remercie et vous félicite de ce beau travail, conduit par un bon duo. Je suis certain que votre rapport va devenir un document de référence, et nous aider à avancer de manière pragmatique et concrète dans la mise en œuvre du plan de relance européen adopté la nuit dernière.

La commission autorise à l’unanimité la publication du rapport.

 

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La séance est levée à dix-neuf heures dix.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, M. Benjamin Griveaux, M. Jean-Michel Jacques, Mme Anissa Khedher, M. Fabien Lainé, M. Jean Lassalle, M. Didier Le Gac, M. Jacques Marilossian, Mme Monica Michel, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Florence Morlighem, Mme Natalia Pouzyreff, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Pierre Venteau

 

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Olivier Becht, M. Sylvain Brial, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Gilles Le Gendre, M. Bernard Reynès, M. Gwendal Rouillard, Mme Nathalie Serre, M. Joachim Son-Forget