Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Boone, cheffe économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)

– Informations relatives à la commission

 

 

 


Mercredi
11 décembre 2019

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 20

session ordinaire de 2019-2020

Présidence
de Mme Marielle de Sarnez,
Présidente

 


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Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Boone, cheffe économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)

La séance est ouverte à 9 heures 35.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Mes chers collègues, nous consacrons notre réunion de ce matin à l’audition de Mme Laurence Boone.

Depuis le 24 juillet 2018, vous êtes, madame, cheffe économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Nous sommes heureux de vous recevoir pour un échange de vues, ouvert à la presse, qui portera sur les grandes tendances économiques et sociales à l’œuvre dans les pays développés.

Vous avez acquis une expérience reconnue d’économiste en donnant à votre carrière une dimension internationale. Vous avez été conseillère spéciale à l’Élysée pour les affaires économiques et financières multilatérales et européennes en 2014 et 2015. Vos travaux ont porté sur des champs très divers, qui vont de la politique monétaire au chômage, de l’entrepreneuriat social à la question, à mon avis cruciale, des inégalités.

L’OCDE a confirmé, le 21 novembre dernier, la perspective d’un ralentissement de la croissance mondiale. Elle a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour 2019 et pour 2020. La dynamique des échanges et l’investissement des entreprises subissent le contrecoup de tensions commerciales et géopolitiques. Le Brexit, le ralentissement de l’économie chinoise et la vulnérabilité des marchés financiers pèsent sur l’économie mondiale. Les entreprises citent désormais le contexte incertain comme premier facteur d’inquiétude, avant la faiblesse de la demande et les contraintes réglementaires.

Dans ce contexte de croissance atone, nous voyons émerger des mouvements sociaux d’ampleur dans différentes régions du monde, en Europe, en Amérique latine, au Liban, en Irak, en Iran. Le seuil de tolérance aux inégalités et à l’injustice est désormais partout atteint. Les opinions publiques ne les acceptent plus, ne les supportent plus.

Quelles sont les réponses à apporter à cette grande question des inégalités ? Comment l’Europe peut-elle consolider son système social, unique au monde ? Comment pouvons-nous favoriser une politique d’investissement d’ampleur, orientée en grande partie vers le verdissement de notre économie ? Comment parvenir à une fiscalité mondiale des entreprises qui soit loyale et juste ? Voici, madame, quelques questions qui seront suivies par de nombreuses autres.

Mme Laurence Boone, cheffe économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). C’est un plaisir et un honneur pour moi de faire cette présentation des perspectives de l’OCDE devant votre commission.

Chaque année, nous publions deux grandes prévisions, qui font ensuite l’objet de mises à jour. Pour celle du mois de novembre, nous avons revu à la baisse nos estimations. L’économie mondiale est en train de s’installer dans une croissance basse alors qu’elle évoluait auparavant de manière cyclique. Or, qui dit croissance basse dit absence de hausse de salaires et de baisse continue du chômage et donc, persistance des insatisfactions.

Nous estimons le taux de croissance mondiale à un peu moins de 3 %, soit le pire taux depuis la crise financière, ce qui est très inquiétant, d’autant que l’économie ne repart pas. Pour la zone euro, dans laquelle nous avons le privilège de vivre, le taux de croissance se situe entre 1 % et 1,2 %, ce qui est très faible. En réalité, nous flirtons avec une situation à la japonaise. Nous commençons à nous enliser dans la stagnation.

Avant leur publication, j’ai pour habitude de présenter les prévisions aux ambassadeurs auprès de l’OCDE. Ils me taxent à chaque fois de pessimisme alors que je suis toujours obligée de procéder à une révision à la baisse. Il faut donc que vous soyez conscients du fait que les chiffres que je vous présente sont légèrement optimistes – ils sont publics, ne l’oublions pas.

La première cause de ce ralentissement pérenne, ce sont les tensions commerciales apparues depuis la remise en question par les États-Unis de l’accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique. Il n’y a pas que cela, bien sûr. Vous connaissez les tensions qui opposent les États-Unis à la Chine et à l’Europe, et celles qui existent entre le Japon et la Corée.

En 2018, lorsqu’on demandait aux entreprises ce qui les inquiétait, elles faisaient des réponses classiques : difficultés à recruter, poids des réglementations. Aujourd’hui, leur première source d’inquiétude tient aux incertitudes économiques, ce qui recouvre les échanges commerciaux.

Les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine ne concernent pas seulement le soja et quelques produits agroalimentaires. Elles portent plus fondamentalement sur la protection de la propriété intellectuelle, les transferts de technologies forcés, les progrès de la Chine en matière de numérique et de cybersécurité et sa capacité à utiliser des données, voire à imposer certaines normes. Les inquiétudes des pays avancés ne seront pas dissipées grâce à un petit accord sur des produits agricoles. Ces tensions vont durer, car il s’agit de sujets très contentieux. Prenons l’affaire Huawei : en dehors de cette entreprise, il n’y a presque pas de concurrence, car seules deux sociétés sont en mesure de relever le défi de la 5G, ce qui peut coûter cher aux entreprises.

Nous avons changé de monde. Le monde des années 1990 et 2000, caractérisé par une ouverture des frontières et une libéralisation du commerce des biens qui tirait la croissance, est révolu. Les tarifs sur les biens sont bas, certains partenaires suscitent une inquiétude sourde et les populations se préoccupent de la libéralisation des services – qui reste à faire –, car elle touche à la santé et à l’environnement. Le moteur de croissance qu’a pu représenter le commerce est très fortement ralenti.

Beaucoup affirment que les problèmes se limitent au secteur manufacturier et que le secteur des services va très bien. Or, nous constatons qu’au niveau mondial, les carnets de commandes sont en repli pour toutes les entreprises, qu’elles fabriquent des biens ou qu’elles fournissent des services, ce qui paraît normal puisque toute vente de biens s’accompagne de prestations – marketing, services juridiques, comptabilité. D’après nos prévisions, le taux de croissance de l’investissement sera moitié moindre que celui qui prévalait avant la crise financière. Quand une entreprise souhaitant installer une nouvelle unité de production pour exporter vers la Chine, les États-Unis ou le Mexique constate que les incertitudes sur les échanges commerciaux demeurent mois après mois, elle a tendance à moins investir. La conséquence est une baisse du taux de croissance de l’emploi. Nos projections tablent sur un niveau deux fois moins important que pour la période 2016-2017. Le marché du travail va bien mais le ralentissement aura tendance à peser sur sa dynamique.

Quand on fait des prévisions, on se demande toujours si on n’a pas une vision trop noire de la situation : n’a-t-on pas laissé passer des éléments qui redonneraient un peu d’espoir ?

La première chose que l’on examine, ce sont les marchés financiers : leur évolution est inquiétante. Nous constatons une hausse des dettes de moindre qualité au détriment des dettes de bonne qualité alors que, dans les années 2000, il y avait un équilibre entre ces deux types de dette. Le niveau des dettes notées AAA est très faible et il y a 10 % à 15 % de dettes notées AA en moins et deux fois plus de dettes notées BBB. En période de ralentissement, les détenteurs de dettes de moins bonne qualité ont tendance à vendre, car beaucoup d’entreprises risquent de faire défaut. Avant la crise financière, les primary dealers, ceux qui achètent pour le compte des banques sur le marché, auraient été très nombreux à racheter ces dettes, mais aujourd’hui, presque aucun n’est prêt à prendre ce risque. En cas de choc sur les marchés, le prix de ces dettes s’effondre et il y a toujours une crainte que cela ne déclenche une crise financière. Or, comme vous le savez, les crises proviennent pour la plupart des marchés financiers.

La deuxième variable que l’on prend en compte, ce sont les investissements. Du fait des incertitudes que j’ai évoquées, ils ont tendance à baisser et la politique monétaire – la baisse des taux d’intérêt – semble avoir peu d’impact sur cette évolution. En temps normal, quand la banque centrale baisse les taux d’intérêt, l’épargne rapporte moins et les particuliers qui ont envie d’acheter une maison ou les entreprises qui ont besoin d’un crédit pour accroître leurs investissements se lancent dans leurs projets. Ce n’est pas ce que l’on observe. Depuis vingt ans, alors que les taux d’intérêt n’ont cessé de baisser, le taux d’investissement ne repart pas du tout à la hausse. Si les entreprises n’investissent plus, ce n’est pas pour des raisons cycliques mais parce que les économies sont affectées par un changement profond, qui provient en partie des incertitudes mondiales. Elles sont placées dans une position d’attente et se demandent de quoi demain sera fait.

La meilleure illustration de l’effet des incertitudes sur l’investissement est le Brexit. Depuis le référendum de 2016, la courbe de l’investissement au Royaume-Uni s’apparente à un encéphalogramme plat – je n’ose dire « brain dead ». Les entreprises, qui auparavant se tournaient massivement vers ce pays, n’investissent plus, car personne ne sait comment vont évoluer les relations avec l’Union européenne. Par comparaison, durant la même période, l’investissement a continué de croître en France, en Allemagne et aux États-Unis, même s’il connaît un ralentissement.

Autre élément à considérer : la situation de la Chine. Les tensions avec les pays avancés sont l’une des raisons pour lesquelles le commerce mondial ne sera plus jamais le même. Elle a connu des taux de croissance de 10 % et elle a importé de nombreux biens en capital, notamment depuis l’Allemagne, mais aujourd’hui, sa croissance repose beaucoup moins sur l’investissement et les importations de ce type de biens ont décru. Elle a construit ses usines, elle est en train de diversifier son offre de services et essaie de faire en sorte que sa croissance soit davantage entraînée par la consommation de sa classe moyenne. Le rôle moteur qu’elle a eu sur la croissance mondiale diminue. Son activité économique soutient moins la croissance des pays occidentaux qui sont en train de prendre leurs distances avec elle. Elle a davantage envie de se reposer sur sa dynamique interne et sur les pays limitrophes ou amis.

Les échanges commerciaux ne seront plus jamais les mêmes. On assiste à la mort de l’Organisme de règlement des différends (ORD) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Dans notre prévision du mois de novembre, nous avons intégré un élément nouveau, le changement climatique, car nous considérons qu’il constitue un risque économique. D’une part, parce qu’il est à l’origine de catastrophes naturelles ; d’autre part, parce qu’il existe beaucoup d’incertitudes sur les choix des gouvernements. Prenons l’évolution du prix du carbone. En l’absence de visibilité, les entreprises vont hésiter à se lancer dans des investissements dans le domaine de l’énergie, toujours de long terme, et les ménages auront tendance à attendre avant d’acheter une nouvelle voiture ou de rénover leur maison. Les acteurs économiques ont des raisons de se poser des questions, car le nombre de pays qui prennent des initiatives en matière de prix du carbone augmente. La coalition des ministres des finances pour l’action climatique regroupe cinquante pays contre trois il y a seulement six mois.

Ce qui nous tient à cœur en tant qu’organisation internationale, c’est d’essayer de recréer un climat de confiance au niveau mondial. Il sera difficile sinon de faire repartir la croissance dans de bonnes conditions et de redonner confiance dans les gouvernements, notamment avec la taxation des entreprises multinationales.

Une des raisons qui expliquent les tensions commerciales, c’est que chaque gouvernement est toujours tenté de subventionner son industrie préférée, ce qui a pour effet paradoxal d’augmenter les prix pour les consommateurs. Les subventions en faveur de l’aluminium, par exemple, avoisinent les 20 milliards de dollars par an, celles en faveur de l’énergie carbonée atteignent 350 milliards de dollars, sans oublier celles qui sont versées au secteur agricole ou à celui de l’acier.

L’OCDE travaille avec près de cent quarante pays pour essayer de trouver un système juste de taxation des entreprises multinationales, à même d’avoir un véritable effet catalyseur. Nous voulons faire en sorte que celles-ci paient leurs impôts là où elles gagnent de l’argent. L’accord reposerait sur deux piliers : un taux d’imposition effectif minimum ; une redistribution des droits à taxer. Il s’agirait, par exemple, de calculer la valeur ajoutée qu’Amazon retire de ses ventes en France, où elle ne paie pas d’impôt, pour réallouer une partie de ses profits à l’État français afin qu’il puisse les taxer. Les discussions se sont récemment tendues, car des chiffres ont commencé à être avancés. Il me paraît important de parvenir à un accord, car il permettrait de montrer que les gouvernements peuvent s’entendre pour rendre la justice fiscale effective au niveau international.

Nos économies traversent une phase de transformation colossale avec le numérique et le changement climatique. Nous savons que ces deux dynamiques sont liées, car on ne peut pas développer les énergies renouvelables sans s’appuyer sur des réseaux de distribution optimaux d’un point de vue technologique qui, prenant en compte les pointes de consommation et les déficiences de production, sont capables d’ajuster l’offre à la demande. Nous avons besoin d’investissements et les objets ne manquent pas entre la transition énergétique, le digital et les innovations. Nous avons les moyens de les financer, car les taux d’intérêt sont très bas et vont le rester pendant très longtemps du fait de la croissance et de l’inflation faibles.

Les investissements publics, nous le savons, jouent un rôle clef pour relancer les investissements privés. Si le réseau de distribution ne suit pas, les entreprises se montrent réticentes à investir dans l’énergie renouvelable. Certains pays ont su mettre en place une politique efficace d’investissement en recensant les déficits en ce domaine et en mettant en place des fonds d’investissement publics, dont certains ont une très bonne gouvernance – citons la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) américaine qui finance l’innovation ou le programme d’investissements d’avenir (PIA) à ses débuts. Il faut que de tels fonds soient contrôlés par le Parlement et soient strictement encadrés par les discussions budgétaires. Plusieurs pays, comme la France ou l’Allemagne, ont à reconstituer leurs capacités humaines à gérer des investissements de long terme, en particulier dans le domaine énergétique. Ne me demandez pas pourquoi je ne parle pas d’éducation : j’estime, bien sûr, que c’est le plus beau des investissements, seulement il n’entre pas dans le cadre de la comptabilité nationale.

Mme Marion Lenne. Tout d’abord, madame Boone, je veux vous remercier d’avoir féminisé le nom de votre fonction. J’ai moi-même tenu à ajouter « fe », en tant que cheffe de projet, ce qui m’a attiré certaines critiques. Peut-être est-ce cela aussi le nouveau monde !

À mesure que l’économie se digitalise, il devient primordial d’établir un nouveau cadre fiscal international ainsi qu’une taxation là où la valeur se crée, pour des raisons de souveraineté et de justice fiscale. L’OCDE travaille à des politiques meilleures pour une vie meilleure et suit activement cet enjeu au point de proposer une large réforme, qui va au-delà des géants du numérique. Cela inquiète et provoque des réticences.

Pour faire face aux législations fiscales américaine et chinoise très avantageuses, nous devons réagir vite. Les géants du numérique ont un impact sur les relations internationales et géopolitiques ainsi que sur la diplomatie économique. La taxe sur les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – à la française a certainement pollué les négociations au sein de l’OCDE et renforcé la défiance des États-Unis envers notre pays.

Le dernier rapport du Conseil d’analyse économique (CAE) sur la fiscalité internationale des entreprises va dans le sens de votre projet de réforme. Pourtant, les négociations à l’échelon international semblent se compliquer. Nous nous éloignons doucement du consensus mondial annoncé pour 2020 dans le rapport de l’OCDE de mars 2018, intitulé Les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie.

Dans la perspective de la future mission d’information relative aux géants du numérique que je mènerai avec mon collègue Alain David, permettez-moi de vous interroger sur l’instauration d’une taxe mondiale sur les entreprises et les services numériques. Si le moment est venu d’inverser la tendance, à quand le véritable « big bang » fiscal que l’OCDE promet et promeut ? Comment unifier la politique fiscale internationale sans remettre en cause la souveraineté fiscale et la concurrence, et sans peser sur les innovations numériques à venir – je pense en particulier à la blockchain ?

À défaut d’une solution internationale, pensez-vous qu’un mécanisme puisse être instauré au niveau européen ? La lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales a connu de grandes avancées dans le cadre de l’OCDE, notamment avec le reporting pays par pays – country-by-country reporting (CBCR) –, mesure bénéfique pour lever le secret bancaire. Pouvons-nous espérer le même succès s’agissant de la réforme fiscale internationale, et aboutir à une solution équilibrée ?

M. Didier Quentin. Après la réflexion de Marion Lenne, je me permettrai d’avoir une pensée affectueuse pour Jacques Chirac dont l’une des formules était : « Un chef est fait pour cheffer ». Il aurait eu à cœur de mettre cette formule au féminin, madame Boone : « Une cheffe est faite pour cheffer. »

Vous avez dressé un tableau qui contraste avec les propos euphorisants que l’on entend parfois, tableau qui nous a semblé toutefois très réaliste. « Morosité », « enlisement », « encéphalogramme plat », « incertitudes », « risques » : tout cela ne pousse pas à l’optimisme, à moins que cet optimisme ne porte sur l’avenir du pessimisme, formule que j’ai eu l’occasion récemment d’entendre.

Dans votre rapport, vous faites référence aux aides publiques attribuées à certains secteurs et vous estimez qu’il importe de les rendre transparentes. Quelles sont les pistes que vous préconisez en ce sens, notamment au regard des pratiques constatées outre-Atlantique ?

Vous mentionnez aussi la nécessité de parachever l’Union économique et monétaire (UEM) au sein de l’Union européenne. Quelles sont, selon vous les politiques à conduire pour aller dans ce sens, compte tenu des incertitudes qui règnent, en particulier du fait du Brexit ?

S’agissant de l’accord entre l’Union européenne et le Marché commun du Sud (MERCOSUR) et de l’accord économique et commercial global, le CETA, avez-vous une analyse précise de ce que ces traités peuvent apporter à l’économie européenne ?

Enfin, question plus générale : quelles sont, selon vous, les conséquences sur l’économie mondiale, notamment sur l’emploi, de certaines nouvelles technologies comme le numérique, la robotisation ou l’intelligence artificielle ? Sur ces sujets, on entend, même de la part des plus grands économistes, un peu tout et son contraire.

M. Jean-Louis Bourlanges. Ma première question portera sur les taux d’intérêt. Au-delà du rôle joué par les banques centrales, la tendance est aux taux d’intérêt très faibles, voire négatifs. Olivier Blanchard estime qu’ils vont rester durablement bas, ce qu’il attribue à un excès d’épargne et à un manque d’investissement dans le monde développé. D’après lui, il y a des liquidités surabondantes. Partagez-vous son analyse ?

Ne pensez-vous pas que cela pourrait entraîner, sur le plan européen, des divergences d’approches avec l’Allemagne ? Nous savons que ce pays, en proie au vieillissement démographique, est obsédé, de manière assez justifiée, par la lutte contre l’« euthanasie des rentiers ». Cela n’introduit-il pas une différence d’intérêts structurelle avec la France et les pays du Sud, qui rend la tâche de Mme Lagarde et de la Banque centrale européenne (BCE) très délicate ?

La présidente de la Commission a mis très fortement l’accent sur ce qu’elle appelle le Green deal, c’est-à-dire un verdissement général des politiques européennes. Nous sommes nous-mêmes engagés profondément dans cette voie. Pour certains économistes, la transition écologique représente une chance pour notre économie. Pour d’autres, elle se traduit d’abord par une destruction massive de valeur – prenons l’exemple simple d’une voiture diesel qui perd de sa valeur dès lors que l’on désigne ce type de moteur comme non compatible avec les normes à venir. Selon vous, est-ce une chance ou une charge ? Si c’est une charge, il faudrait évidemment qu’elle soit partagée et que nous ne soyons pas les seuls à en subir le poids.

M. Jérôme Lambert. En exergue de la présentation de ces perspectives économiques, vous avez placé trois messages inquiétants : « une faible croissance est en train de devenir la norme pour des motifs structurels plutôt que conjoncturels » ; « les risques vont plutôt dans le sens d’une dégradation par rapport aux prévisions » ; « il est urgent de relancer l’investissement et la coopération internationales pour échapper à une stagnation prolongée ».

Depuis l’été, on entend beaucoup parler de la crise qui va nous tomber sur le coin de la figure. Tous les spécialistes nous disent que cela va mal se terminer. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz annonce des méga-faillites en série sous peu. Partagez-vous ces analyses convergentes ?

Vous dites que le moment est venu de coopérer et de relancer l’investissement. Soit, mais avec quel argent ?

Si Brexit il y a, nous aurons à négocier sur de multiples sujets dans les mois qui viennent. La période des incertitudes et des tensions fortes en Europe est loin d’être terminée. Qu’en pensez-vous ?

M. Christophe Naegelen. Vous avez fait état avec insistance de votre inquiétude ; je n’y reviendrai pas.

L’OCDE, fondée par les États-Unis et quelques États européens, prône un certain libéralisme. Quelle est votre position sur l’attitude extrêmement protectionniste des États-Unis, alors qu’ils donnent régulièrement des leçons à l’Europe, notamment à la France ? Ils veulent protéger leurs produits sans reconnaître aux autres pays le droit de protéger les leurs. Lorsque tous les États se réunissent autour de la table, quelle est l’opinion quant à ce libéralisme qui ne va que dans un sens : celui des États-Unis ? Au-delà de la vision globale, comment travailler dans l’intérêt individuel de chaque pays, pour que tous progressent ?

Le Royaume-Uni est aussi un des membres fondateurs de l’OCDE. Selon vous, quelles seront les conséquences du Brexit pour l’Europe et pour l’économie mondiale ?

Mme Clémentine Autain. Il est difficile de vous interroger en quelques minutes quand la famille politique à laquelle j’appartiens ne parle pas la même langue que vous. J’ai d’ailleurs été choquée de vous entendre dire que la libéralisation des services restait à faire : vous prônez cette libéralisation en notant qu’elle inquiète la population. Cette vision de l’économie n’est pas au service du bien commun, contrairement aux objectifs affichés de l’OCDE, de prospérité de la population et d’égalité. Votre regard sur l’économie conforte le système capitaliste dont la financiarisation nous amène probablement vers un krach. J’aimerais vous entendre sur ce problème de financiarisation, qui est introuvable dans votre document.

Par ailleurs, un lapsus dans votre présentation me paraît très intéressant : la croissance, est-il écrit, dépend de la « consummation ». C’est évidemment une faute de frappe, mais elle est révélatrice de votre vision consumériste de l’économie, et de ce qu’avec les politiques que vous défendez, les ménages seront très vite consumés ! Évidemment, je trouve cela très dangereux.

Je souhaite vous entendre sur un point particulièrement d’actualité en France : les retraites. En avril 2019, le secrétaire général de l’OCDE, Ángel Gurria, est venu plaider le relèvement de l’âge de départ effectif à la retraite et a déclaré que la dépense publique consacrée aux retraites était particulièrement élevée. En novembre 2019, vous avez publié un panorama des systèmes de retraite pointant la France du doigt : vous y ironisez sur les quarante-deux régimes et appelez à une hausse de l’âge du départ en retraite. C’est une vision très politique, qui reflète celle de notre gouvernement et des gouvernements néolibéraux qui prônent la réduction de la dépense publique et se fichent littéralement d’une transition écologique, qui impliquerait de moins travailler, de consommer différemment et de plus se soucier de la vie des gens.

Nous pensons qu’il est possible de le faire, à condition de sortir de la logique du produit intérieur brut (PIB), qui apparaît partout dans votre document. Le PIB est un mode de mesure de la richesse extrêmement daté et inadapté si l’on a à cœur les objectifs de la COP21 et de la transition énergétique. Que pensez-vous de ce dogme de la croissance ?

M. Jean-Paul Lecoq. Avant cette réunion, je ne savais que penser de l’OCDE. C’est un organisme qui observe le mouvement du monde économique, mais nos dirigeants s’appuient parfois sur ses études pour justifier des politiques publiques. C’est, pour moi, la question de la poule ou de l’œuf : est-ce l’OCDE qui pèse sur les politiques publiques ou en est-elle un simple observateur ?

Que pensez-vous de cette déclaration entendue hier dans l’hémicycle, selon laquelle, en considération du pourcentage d’augmentation de la richesse à l’horizon 2050, les pensions de retraites pourraient augmenter de 50 % ? Il s’agissait de montrer qu’il ne fallait pas s’inquiéter pour les retraites, qu’elles allaient considérablement augmenter. Mais, en faisant le calcul, une augmentation de 1 % par an, au regard des trente dernières années, n’a rien d’extraordinaire. Présenter les choses de la sorte, c’est, d’une certaine manière, mentir par omission.

Le commerce mondial, dont vous faites un critère pour analyser les mouvements économiques, semble contradictoire avec la transition écologique, qui impose de relocaliser les industries, de créer une économie aussi endogène que possible et de ralentir les échanges internationaux pour limiter les pollutions. Entre le modèle proposé par l’OCDE et l’exigence grandissante des populations, un fossé se creuse. Comment l’OCDE va-t-elle conseiller les États sur leurs politiques publiques ?

Il n’aura pas échappé à la bonne observatrice que vous êtes que, dans le monde, les populations se lèvent pour réclamer plus de démocratie, pour peser sur les décisions économiques, sur l’organisation des pays et la protection de l’environnement. Avec Mireille Clapot, nous travaillons sur l’Ouganda. Alors que des multinationales veulent aller y puiser du pétrole, la population ougandaise se lève pour exiger la protection de son environnement et de ses ressources. Votre analyse ne fait pas apparaître le poids de l’exigence démocratique des populations sur un mécanisme à bout de souffle, signe qu’il est temps de changer de paradigme.

M. Denis Masséglia. Votre présentation, extrêmement intéressante, dépeint une ambiance plutôt morose. Je ne suis pas aussi pessimiste que vous. Vous évoquez une crise financière à venir, mais nous vivons une des plus longues périodes sans avoir connu de telle crise.

J’aimerais savoir quels problèmes pose l’absence de la Chine de l’OCDE. Comment réfléchir sur l’économie mondiale sans l’Inde ou la Chine ?

L’Europe a proposé une taxe sur les géants du numérique, refusée par quatre pays ayant des intérêts particuliers avec ces entreprises. La France a décidé de passer le cap et d’instaurer cette taxation sur deux fondements : les marketplaces et les publicités et la vente de données. Pour dépasser ces difficultés à mettre en place une stratégie économique commune à l’Europe, ne serait-il pas nécessaire de créer un ministère de l’économie européen, à même de prendre des décisions et de lutter frontalement contre les États-Unis ?

En 1970, le secrétaire du Trésor des États-Unis déclarait : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème. » Certains aujourd’hui veulent se battre contre l’économie mondialisée. Je pense plutôt qu’il faut l’accepter telle qu’elle est et y trouver notre place pour défendre nos intérêts. Cela nous impose de nous regrouper pour aller au bras de fer avec les États-Unis, car c’est la seule façon de négocier avec eux. Nous avons la force nécessaire, car l’Europe est la première économie mondiale.

Mme Liliana Tanguy. L’évolution de l’économie mondiale est marquée par l’essor considérable de l’économie du digital, celui-ci ne s’accompagnant pas d’un renforcement du corpus fiscal à l’échelle internationale. Des montages d’optimisation fiscale permettent à de nombreuses entreprises multinationales de transférer leurs bénéfices vers des États à faible fiscalité – Apple et Google, notamment, domicilient en Irlande les revenus générés en France. L’OCDE a estimé qu’en 2015, la perte de revenus pour les États s’élevait à 240 milliards de dollars. Pour pallier ce considérable manque à gagner, cent trente-quatre États se sont engagés en 2017 à coopérer sous l’égide de l’OCDE afin de trouver, d’ici à l’été 2020, un accord international sur la fiscalité du numérique.

Que pensez-vous de la proposition américaine de taxation commune de l’économie digitale ? Permet-elle aux entreprises de garder la liberté de choisir entre le régime d’imposition proposé par l’OCDE et celui de l’État d’accueil, reflétant la réticence du gouvernement américain à imposer un cadre strict au secteur ? Un blocage de la part des États-Unis compromettrait l’objectif de présenter un projet d’ici à l’été 2020.

Mme Isabelle Rauch. Vous avez rappelé que l’éducation était un investissement, et ma question porte justement sur la fameuse enquête PISA – programme international pour le suivi des acquis des élèves – qui est réalisée tous les trois ans. La qualité de cette enquête est reconnue et ses résultats sont scrutés depuis sa création en 2001. La dernière porte sur l’année 2018, et les résultats en ont été publiés le 3 décembre dernier. Six cent mille élèves âgés de quinze ans ont été évalués dans trois domaines : compréhension de l’écrit, culture mathématique et culture scientifique. Cette année, la France est classée vingt-troisième sur soixante-dix-neuf pays évalués, une place comparable à celle de la précédente enquête, publiée en 2016.

Quelles réponses apportez-vous aux critiques émises contre ce classement ? Il lui est reproché de ne tester que 6 000 élèves en France, ce qui ne serait pas suffisant, et d’accorder une part trop importante aux sciences, tandis que la diversité des systèmes éducatifs pourrait le fausser. Ces critiques sont-elles de nature, selon vous, à le remettre en cause ou à modifier la méthodologie, sachant que ce classement a un fort impact médiatique ?

Que pensez-vous des résultats français, et quelles recommandations pouvez-vous formuler, sachant que les réformes entreprises par le Gouvernement pour lutter contre les inégalités sociales ne seront visibles dans le classement PISA qu’en 2022, voire 2025 ?

M. Michel Herbillon. Entre les risques, les dettes, le Brexit, les incertitudes quant aux décisions des gouvernements en réponse au changement climatique, la baisse des investissements, les tensions commerciales, les incertitudes économiques, la croissance atone, votre constat n’est pas très optimiste – et la présidente a même ajouté à cette liste les mouvements sociaux. Quels facteurs vous rendraient plus optimiste ?

Je souhaite également connaître votre avis sur l’évolution des tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis, et leurs conséquences sur l’économie mondiale.

Enfin, la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a inclus dans son projet la nécessité de relancer la politique industrielle de l’Europe. Le commissaire français Thierry Breton aura cette responsabilité dans son portefeuille. De votre point de vue, quels secteurs faudrait-il relancer ou faire émerger en Europe pour maximiser les conséquences sur la croissance et l’emploi ?

Mme Sira Sylla. L’enquête PISA indique qu’un élève sur quatre au sein de l’OCDE ne parvient pas à effectuer les tâches les plus simples de compréhension de l’écrit, ce qui signifie qu’il aura probablement du mal à réussir dans un monde de plus en plus instable et numérique. Quels facteurs permettent d’expliquer cette évolution ?

Les États africains sont aussi confrontés aux défis fiscaux posés par la numérisation de l’économie. Une conférence s’est tenue en octobre dernier au Sénégal entre des responsables de l’OCDE et certains pays de l’Afrique francophone à ce propos. Pouvez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Mireille Clapot. Je souhaite vous soumettre une citation qui m’est chère : « Il faut allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté. » Je me demande, à vous entendre, si les indicateurs de l’OCDE prennent vraiment en compte la complexité du monde en 2019, en particulier les externalités positives et négatives. Le PIB ne rend pas compte de l’accès à la santé et à l’éducation, de la transformation du travail gratuit des enfants et des femmes en travail rémunéré, du travail agricole ou domestique non rémunéré ou encore de la sous-estimation du foncier en cas d’expropriation. Ainsi, Total va être assigné en référé demain s’agissant de la sous-estimation du dédommagement des habitants en Ouganda.

Je souhaite vous interroger sur les femmes. Le commerce international ne leur est pas toujours favorable, car elles sont moins à même que les hommes de tirer parti de nouvelles opportunités du fait de contraintes spécifiques liées au genre : accès limité aux ressources, aux terres, aux biens, au crédit, à l’information et aux technologies ; contrôle insuffisant de ces dernières ; accès limité au marché ou encore discriminations juridiques et valeurs et normes culturelles discriminatoires. L’OCDE a édité un outil statistique sur ces questions, le marqueur genre du comité d’aide au développement. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet outil ?

M. Hubert Julien-Laferrière. Vous avez insisté sur les investissements d’avenir, plus écologiques, et les fonds qui y sont spécifiquement dédiés. L’OCDE vient de publier un rapport intitulé : Aligner la coopération pour le développement et l’action pour le climat. Il y est fait état de la trop faible utilisation de l’aide au développement pour répondre aux objectifs climatiques fixés par l’accord de Paris, et il montre qu’une différence importante existe entre les financements bilatéraux, dont seulement 20 % sont ciblés sur des actions contre le changement climatique, et l’aide multilatérale, qui y consacre près de 50 %. Ángel Gurria lui-même s’est inquiété de la faiblesse des montants de l’aide bilatérale consacrés au changement climatique, et la persistance d’un investissement important dans les énergies fossiles. Quel est votre regard sur cette situation, et que peut faire l’OCDE pour inciter ses pays membres à orienter une part plus importante de leur aide au développement vers la transition écologique ?

Mme Sonia Krimi. Je fais partie de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), et je constate à quel point nos différends commerciaux peuvent endommager notre relation avec les États-Unis. Ce qui s’est passé cet été entre Airbus et Boeing en témoigne, bien que des avancées aient eu lieu au mois d’octobre.

Ma question porte sur la vision du monde de l’OCDE. Vous êtes en étroite collaboration avec les pouvoirs publics, les acteurs économiques, de la société civile jusqu’aux gouvernements, le Fonds monétaire international (FMI), l’OMC, les Nations unies. Le peuple, dont nous sommes les représentants, se demande parfois à quoi servent toutes ces institutions. Loin de moi l’idée de les dénigrer, je sais à quel point votre rôle est important.

Il y a vingt ans, on ne parlait pas du changement écologique. J’ai hâte que la génération qui a vingt ans ans aujourd’hui soit demain au pouvoir pour nous orienter vers cette écologie tant attendue. L’émergence des réseaux sociaux perturbe l’opposition classique entre capitalisme et communisme. Hier, à Ouagadougou, on ne voyait pas ce qui se passait à Paris ; aujourd’hui, tout le monde veut s’habiller et manger de la même façon, conduire les mêmes voitures. Au-delà du PIB, comment intégrez-vous tous ces changements ?

Mme Bérengère Poletti. Dans son rapport pour 2019, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a lancé un appel aux pays donateurs à recentrer leur aide publique au développement sur les secteurs productifs, surtout en ce qui concerne les pays pauvres, dont la grande majorité se situe en Afrique.

Si l’aide extérieure continue d’augmenter, son rythme de croissance a ralenti : elle a progressé en moyenne de 2 % par an entre 2010 et 2018, contre 7 % par an au cours de la décennie précédente. La plupart des pays membres de l’OCDE n’ont toujours pas tenu leur engagement de consacrer 0,15 % à 0,20 % de leur revenu à l’aide aux pays les moins avancés (PMA), et ne respectent pas l’objectif d’allouer 0,70 % de leur revenu national brut à l’aide publique au développement.

De plus, la hausse de l’aide octroyée aux pays les moins avancés (PMA) depuis 2011 s’est traduite principalement par une augmentation des prêts, alors que le volume des dons a stagné, voire reculé. Quelle est votre analyse sur le risque que l’endettement fait peser aux pays les moins avancés, et ses conséquences sur l’économie globale ?

M. Sylvain Waserman. Vous avez déclaré que la gouvernance du programme d’investissements d’avenir avait été, au moins au début, positive. Est-ce à dire qu’elle s’est dégradée depuis et qu’il existe des questions préoccupantes sur la façon dont est géré ce programme de soutien à l’investissement ?

Je souhaite également vous interroger sur l’écart entre vos travaux et la perception de l’opinion française. En début de semaine, un économiste, Élie Cohen, et un démographe, Hervé Le Bras, nous expliquaient le décalage énorme entre les résultats de vos études et la perception de l’opinion publique, particulièrement en France. Ainsi, l’OCDE explique que les inégalités en France, après redistribution, n’ont pas du tout augmenté alors que l’opinion publique estime qu’elles ont explosé. D’après vos rapports, en France, la taxation du capital reste parmi les plus élevées de l’OCDE, y compris après la suppression de l’impôt sur la fortune et l’instauration de la flat tax, contrairement à l’opinion répandue. Vos équipes étudient-elles les écarts entre vos conclusions et la perception des opinions publiques ? Existe-t-il une spécificité française à ce sujet ?

Mme Nicole Le Peih. Vous soulignez, dans les Perspectives économiques de l’OCDE de novembre 2019, que l’incertitude économique actuelle, due notamment au climat de tension commerciale, pèse largement sur la capacité des entreprises à investir. Cette incertitude vous amène à dresser un bilan très alarmant sur notre faculté à ralentir le changement climatique, l’absence de cap stratégique en la matière n’incitant pas les entreprises à changer leur mode de production.

Je rentre de la COP25 où j’ai également entendu cette réflexion. Pourtant, je suis moins pessimiste que vous. Dans l’avion du retour, le directeur commercial pour la France, l’Espagne et le Portugal de Swedish Steel m’expliquait qu’une technologie utilisant l’injection d’hydrogène permettait d’alléger l’acier et de réduire la consommation de carbone. Je reste donc attentive aux avancées permises par la recherche, et optimiste.

Vous reconnaissez que certaines mesures de tarification, comme la taxation carbone, sont techniquement, politiquement et sociétalement délicates. Quels investissements préconisez-vous pour agir rapidement et limiter les perturbations de l’activité économique ? Comment faire pour que les entreprises ne diffèrent pas leurs décisions d’investissement, afin d’éviter des répercussions négatives sur la croissance et l’emploi ?

M. Hugues Renson. La lutte contre le changement climatique doit faire partie d’une stratégie de croissance mondiale, et la croissance, pour être durable, doit être verte. Pour la première fois dans les perspectives économiques de l’OCDE, le changement climatique devient un sujet économique à part entière. Qu’il s’agisse des actions de sensibilisation ou des outils financiers – la finance verte, l’aide publique au développement, le budget vert, les règlements et les normes –, tout doit converger pour créer cette croissance verte, qui sera génératrice de richesse, d’emplois et de progrès.

Un de ces outils fait débat : la fiscalité écologique, qui incite les citoyens et les entreprises à privilégier les sources les moins polluantes. Pourtant, de nombreux pays, dont la France, n’utilisent pas ou trop peu cet instrument. Une de vos études récentes conclut que le signal prix du carbone est trop peu élevé, car les émissions de CO2 de l’aviation internationale, du transport maritime et de la consommation de charbon ne sont pratiquement pas taxées.

Nous devons respecter l’accord de Paris, et les gouvernements doivent augmenter beaucoup plus vite le prix du carbone. Mais cette fiscalité doit être juste, comprise et acceptée. À cette fin, le produit de la taxe carbone doit être ciblé. Les ménages doivent être accompagnés vers un mode de vie bas-carbone.

Alors que les questions économiques et climatiques sont intimement liées, pourriez-vous nous éclairer sur les potentialités de la taxation du carbone, sur son impact réel sur l’économie mondiale, sur les progrès qui ont été accomplis dans les pays de l’OCDE et la manière dont les pouvoirs publics peuvent améliorer leurs politiques publiques pour une meilleure croissance verte ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Vous semblez pessimiste sur l’évolution de la croissance, mais je n’ai pas le sentiment que l’OCDE remette en cause tous les credo qu’elle défend depuis trente ans et qui ont abouti à cette panne. Les salaires sont toujours voulus à la baisse, les pensions de retraite doivent être réduites, et l’on s’étonne ensuite de la faiblesse de la consommation et de l’épuisement de la croissance. À force de toujours brimer les peuples, comment s’étonner qu’ils protestent, et qu’ils ne votent pas comme vous le souhaiteriez en choisissant le Brexit ou Donald Trump ? Vous tenez un discours pessimiste sans jamais tirer aucune leçon de l’épuisement des peuples à l’égard d’un modèle de libre-échange que vous continuez à défendre, qui accroît les inégalités et entraîne une explosion des mouvements sociaux sur tous les continents.

Vous répétez le credo du libre-échange depuis vingt ans, mais les deux puissances qui réussissent le mieux dans le monde se sont exonérées de toutes les règles que vous préconisez : la Chine, qui n’appartient pas à votre organisation, triche avec toutes les règles du jeu ; les États-Unis, qui réagissent et ne souhaitent pas se laisser dominer.

À la fin de votre exposé, vous recommandez une politique d’investissement. Mais ce sont justement la Chine et les États-Unis qui investissent le plus, parce qu’ils monétisent, parce qu’ils s’exonèrent des règles du jeu que nous nous imposons en Europe. Cette contradiction totale dans le raisonnement de l’OCDE m’inquiète.

S’agissant de l’écologie, on parle de l’investissement dans le numérique, dans l’écologie, on parle de la croissance verte, mais on ne parle pas du problème social qui est au cœur de nos pays, des pays en développement, comme s’il était possible de sauver la planète sans sauver les hommes qui vivent dessus.

Enfin, après les remarques générales sur la taxation du numérique et sur un impôt minimal sur les sociétés, où en êtes-vous et quelles sont les chances d’aboutir ? Pour que l’économie française et européenne soit compétitive, il faut absolument faire cesser la fuite fiscale considérable due au basculement vers une économie numérique, dont les derniers chiffres sur la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) offrent un nouvel exemple.

Mme Anne Genetet. Madame Boone, merci pour votre exposé, dont je retire qu’il aurait sans doute été prudent de prendre quelques antidépresseurs avant de venir…

Dans un article publié le 3 novembre dernier sur le site Bloomberg, M. George Saravelos, responsable mondial de la recherche sur les devises à la Deutsche Bank, note une utilisation croissante de l’euro comme monnaie mondiale d’emprunt par rapport au dollar. L’euro serait de plus en plus utilisé dans les emprunts internationaux et dans le financement interbancaire pour plusieurs raisons, dont des perspectives de politique monétaire stable de la part de la Banque centrale européenne et de la Réserve fédérale des États-Unis ainsi qu’une disparition des craintes de récession – même si, à vous entendre, je ne suis pas certaine que cela soit tout à fait exact.

Le rapprochement de cette appréciation avec la question de la « dédollarisation » pourrait être intéressant du fait que de plus en plus de pays se la posent, souhaitant échapper à la prééminence américaine et à l’extraterritorialité du droit américain – la France est concernée en Iran. Cette « dédollarisation » est notamment devenue un instrument au service de la diplomatie des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Ainsi, depuis 2014, la Russie a-t-elle entrepris un processus de « dédollarisation » de son économie et de son système financier afin de contourner les sanctions américaines. De son côté, la Chine cherche à peser dans sa guerre commerciale avec les États-Unis, mais aussi à s’imposer internationalement à travers son projet de routes de la soie, des contrats étant progressivement libellés en yuan en Afrique orientale et australe.

Sur le plan européen, la « dédollarisation » de notre économie constitue-t-elle donc une hypothèse de travail intéressante pour contrebalancer l’extraterritorialité du droit américain ?

Le yuan, l’euro ou le rouble sont de plus en plus perçus comme des solutions alternatives au dollar américain, au point d’en contester le leadership dans les transactions internationales. Quelles sont les conséquences d’un tel phénomène sur les plans économique, politique, financier ? La « dédollarisation » de l’économie est-elle plausible dans un environnement que vous avez décrit comme particulièrement incertain ?

M. Buon Tan. Je souhaite évoquer plus spécifiquement l’aspect financier des problèmes. Comme vous l’avez dit, nous vivons une période de chamboulements et de nouveautés – je songe au Brexit, mais aussi à la récente offre de rachat d’une place européenne par la bourse de Hong Kong, à la convertibilité du yuan, qui commence à être effective, et à la création de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures.

Que pensez-vous de la nouvelle « géopolitique » des places financières et des liens qui se sont tissés entre elles ? Quel en est l’impact sur l’économie mondiale ?

Vous avez évoqué l’émission de dettes de moins bonne qualité. Risque-t-on d’être confrontés à un krach important comme cela fut le cas avec les dettes toxiques ?

Quel est l’impact financier des nouvelles routes de la soie chinoises ? Une étude a-t-elle été réalisée ? Avez-vous évalué le montant des investissements et les conséquences économiques pour les pays qu’elles traversent ?

Dans mon rapport budgétaire pour avis sur le commerce extérieur, j’ai proposé d’inciter nos entreprises à utiliser plus fréquemment d’autres monnaies que le dollar, notamment l’euro. Pensez-vous que cela soit possible et, si oui, dans quelle mesure ?

M. Jean François Mbaye. Je souhaite vous interroger à propos de l’impact de la stagnation de l’économie mondiale sur les inégalités.

En novembre 2018, le secrétaire général de l’OCDE a évoqué devant notre commission certains facteurs tels que l’accélération de la mondialisation ou les tensions commerciales qui, selon lui, contribuent à freiner la croissance mondiale sur le long terme et donc à accroître les inégalités. Un an après, cette analyse se confirme. Vous-même avez dit que ce serait une erreur de considérer ces évolutions comme temporaires et que la politique monétaire ou budgétaire pourrait y répondre.

Sans m’inscrire évidemment en faux contre cette analyse, je considère que certaines décisions économiques ou budgétaires résultent aussi d’un choix politique. Nous assistons, en effet, depuis plusieurs années à un abandon de plus en plus flagrant du multilatéralisme au profit d’initiatives singulières en matière commerciale et, sur d’autres plans, à la mise en place d’un protectionnisme agressif.

Quel est l’impact de cette philosophie politico-économique sur les inégalités intérieures et internationales ? Une telle stagnation, tant sur un plan économique que politique, ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur d’autres grandes questions, comme la solidarité internationale ou la santé publique mondiale, ce que l’on peut évidemment regretter.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Lorsque nous recevons des personnalités, nous sommes évidemment intéressés par leurs propos mais je crois qu’il est aussi important qu’elles entendent ceux que nous tenons.

Je souhaite ajouter une dernière question concernant le mécanisme de règlemnet des différends. J’ai le sentiment que l’inégalité de traitement entre Airbus et Boeing est très importante : le premier a été « condamné » à 6,8 milliards d’euros, or les Américains ont gelé le mécanisme de règlement des différends au moment où Boeing allait être jugé avec peut-être, à la clé, une sanction d’un montant à peu près égal. J’ai eu l’occasion de dire que les deux compagnies auraient dû être jugées en même temps et de souligner que les Américains refusent que ce dispositif soit réformé. Je considère donc qu’il s’agit d’une très grave inégalité de traitement. Que pensez-vous d’une telle situation ? Même si c’est compliqué, nous devons trouver les voies et moyens pour ne pas y assister en spectateurs.

Mme Laurence Boone. Je vous remercie de m’avoir permis de m’exprimer mais aussi, comme vous le dites, de pouvoir vous écouter. Je me rends compte ainsi que nous ne communiquons pas assez sur notre site internet à propos des travaux de l’OCDE et de leur évolution.

Plusieurs députés ont insisté sur l’« ancien monde » tel que les économistes le comprennent : l’attention portée à l’offre, à la façon dont les richesses sont créées par la production et c’est tout ! Or, depuis une quinzaine d’années, au grand dam parfois de certains pays membres, l’OCDE est l’une des premières organisations internationales, sinon la première, à défendre un très fort équilibre entre la croissance et le bien-être. C’est elle qui, en effet, a publié le rapport Fitoussi-Stiglitz sur la prise en compte d’autres dimensions du bien-être des populations.

En outre, l’économie a évolué. Je ne pense pas être une idéologue. Je considère que l’on ne peut pas séparer la croissance et l’égalité des chances ; c’est impossible. La première est issue du capital, du travail et du progrès technologique. Or plus les gens travaillent, plus ils sont éduqués, plus ils peuvent profiter des fruits de leur travail et tirer parti des innovations, plus la croissance est importante.

Pour que les gens soient bien éduqués, il faut que l’égalité des chances soit possible afin de pouvoir étudier dans les bonnes écoles, de les connaître, de s’y rendre ; il faut aussi que les gens soient en bonne santé. Ce serait faire preuve d’idéologie que de ne pas voir que plus d’égalité des chances, c’est plus de richesse et plus de croissance.

Beaucoup évoquent la baisse du pouvoir d’achat. Or, comment définir ce dernier sinon comme la croissance par tête, par habitant, dans un pays donné ? D’évidence, il faut donc que la croissance soit au rendez-vous pour que les personnes aient du pouvoir d’achat et qu’il y ait des emplois. Tout cela est lié et c’est raisonner en idéologue que de ne pas le voir.

Nous avons beaucoup discuté, avec Mme la présidente de la commission, pour savoir si je devais vous présenter les perspectives économiques ou les travaux que nous avons menés concernant les inégalités, lesquels répondent à un certain nombre de questions que vous avez posées.

Oui, la France est l’un des pays les plus redistributifs de l’OCDE mais il compte également parmi ceux où l’égalité des chances est la moins grande. Nous redistribuons beaucoup en raison d’un grand nombre d’inégalités, dès le début de la vie, avant même l’arrivée des personnes sur le marché du travail.

Ainsi, 60 % des enfants entre 0 et 2 ans ont accès à un mode de garde formel : c’est là où ils s’éveillent, où ils sont sociabilisés, où ils sont bien pris en charge, où il est aussi possible d’aider des familles défavorisées. Or seuls 30 % des enfants issus des milieux les moins aisés ont accès à un tel mode de garde. Les inégalités se créent donc dès le plus jeune âge.

Plusieurs commissaires ont évoqué l’étude PISA mesurant le niveau des enfants de 15 ans dans tous les pays de l’OCDE. La France se situe, avec la Hongrie, dans le top 3 de ceux où la réussite scolaire dépend du milieu économique et social. Si vous n’êtes donc pas né au bon endroit et dans la bonne famille, vos chances sont, dès le départ, moins bonnes.

Par ailleurs, la France est le pays qui valorise le plus les études : le taux d’emploi des personnes titulaires d’un diplôme d’étude tertiaire est de 80 % ; celui qui ont un niveau d’étude secondaire de 50 %. C’est l’un des écarts les plus grands parmi tous les pays de l’OCDE. Non seulement la réussite scolaire n’est pas offerte à tout le monde mais, de surcroît, on lui donne une prime phénoménale !

Si vous n’avez pas de diplôme, vous n’entrez pas sur le marché du travail et si vous n’y êtes pas, vous ne pouvez accéder à la formation professionnelle. Ceux qui y accèdent ont donc accès au marché du travail mais c’est beaucoup moins vrai pour les chômeurs – ce qui n’est pas normal –, et je ne parle pas des personnes qui cherchent à y entrer.

La situation perdure s’agissant des retraites puisque ceux qui ont du mal à entrer sur le marché du travail ont du mal à cotiser. Alors qu’ils ont connu le chômage plus précocement et qu’ils sont également partis plus tôt à la retraite, leurs pensions sont bien moins élevées, même si la redistribution joue puisque l’écart des retraites les plus basses avec la moyenne est, en France, le plus réduit.

Tout le monde, ici, devrait s’intéresser à la façon de corriger ces inégalités présentes dès le départ, à l’école, et qui se perpétuent dans l’accès au travail puis tout au long de la vie.

Je reviens sur le rôle de la Chine et des États-Unis en matière de politique industrielle. Les États-Unis ne sont évidemment pas libéraux et ont toujours protégé leurs entreprises ! Aujourd’hui, ils le font plus unilatéralement, en sortant du système multilatéral qu’ils ont eux-mêmes construit après la deuxième guerre mondiale.

Je ne dis pas que la libéralisation des services doit être accrue mais que le commerce des biens a été vraiment libéralisé, qu’il reste assez peu de barrières tarifaires et qu’il ne serait pas possible de trouver des marges de croissance avec la libéralisation, faute d’appétence politique et parce que les choses sont beaucoup plus compliquées. Pour prendre l’exemple de la santé, chaque pays, chaque culture y est évidemment attaché, et il en est de même de l’environnement. Aucun moteur de croissance, donc de pouvoir d’achat, ne peut en naître. Inversement, il conviendrait de promouvoir l’ordre multilatéral afin que chacun s’assoie autour d’une table et règle ses différends commerciaux – vous y avez fait allusion avec Airbus et Boeing. Hélas ! ce ne sera pas le cas avant longtemps. Prenons-en acte et regardons ce qu’il est possible de faire.

Peu, parmi vous, ont évoqué l’Europe. Aujourd’hui, nous assistons à une manière de guerre où le plus fort essaie d’imposer sa volonté. Le pays qui compte 350 millions d’habitants tente d’imposer ses règles du jeu au reste du monde. L’Europe, elle, en compte 550 millions – à 10 millions près, nous serons 500 millions après le Brexit. Il faut utiliser un tel poids afin de préserver notre modèle social européen, qui est bien réel. Meilleure sera notre santé économique, plus nous aurons de l’influence. Preuve en est que la Chine n’a pas forcément envie de se brouiller avec l’Europe. Nous n’aurons de poids diplomatique que si nous avons du poids économiquement.

M. Michel Herbillon. C’est également le cas pour la politique industrielle de l’Europe ?

Mme Laurence Boone. En effet. Lorsque le monde change, comme c’est le cas aujourd’hui, il ne faut pas être naïf, mais regarder comment il est possible d’évoluer. La politique industrielle, selon l’OCDE, ne consiste pas à soutenir un ou deux champions nationaux, mais à faire en sorte que quantité de très bonnes entreprises offrent de très bons emplois partout. À cette fin, les entreprises doivent innover.

Deux raisons expliquent ainsi l’importance prise par les entreprises du secteur numérique : une innovation colossale – ce qui, je ne vous apprends rien, suppose de savoir attirer des talents, etc. – avec des investissements massifs. Les coûts d’entrée sont élevés mais les coûts de développement sont faibles. Ensuite, les règles de concurrence juste et loyale ne s’appliquent pas comme elles le devraient, car ces entreprises absorbent un grand nombre de petites start-up innovantes avant qu’elles aient atteint la taille nécessaire pour que les autorités de la concurrence s’en préoccupent. Changer une telle situation, cela suppose une coopération internationale puisque, si ces entreprises ne trouvent pas chez elles ce qu’elles cherchent, elles iront ailleurs.

Il y a bien des choses à faire dans un marché aux dimensions de l’Europe, notamment favoriser la concurrence et encourager l’innovation dans certains secteurs, mais dans un cadre sain, en finançant les meilleurs. Se posent ensuite de vraies questions en matière de sécurité numérique, et la nouvelle Commission européenne s’en saisira. Par exemple, qu’est-on prêt à accepter en termes d’investissements étrangers ?

L’OCDE réalise des études sur la Chine. Nous disposons d’un ensemble de partenaires clés, comme l’Inde ou le Brésil – grossièrement, les pays émergents les plus importants –, qui ne sont pas membres de l’OCDE parce qu’ils ne le veulent pas. De ce point de vue, il est faux de dire que l’OCDE reste un club de pays avancés : la moitié des pays qui la compose est constituée par des pays émergents. S’agissant de la Chine, par ailleurs, je ne suis pas certaine que tout le monde soit prêt à lui garantir un accès.

Depuis que je suis cheffe économiste à l’OCDE, nous avons lancé des travaux sur le changement climatique au sein du département des affaires économiques. Cela peut sembler un détail d’organisation interne, mais la transition énergétique ne peut pas dépendre des seuls départements « environnement » : des investissements sont nécessaires, il faut pouvoir actionner des outils comme des taxes, des subventions, ce qui suppose l’aval des ministres des finances ou des Premiers ministres.

La difficulté tient à ce que ces enjeux dépassent largement la durée de vos mandats et qu’un gouvernement souhaite toujours voir les résultats de son action sans avoir à attendre vingt-cinq ans. Néanmoins, nous pouvons aujourd’hui agir, car la pollution est un problème important et immédiat pour de nombreux pays. Elle affecte les plus pauvres et les plus démunis, qui ne disposent pas des moyens permettant de s’en protéger. De surcroît, la croissance en est affectée. J’ajoute que la pression politique est phénoménale, ce qui est le meilleur moyen de faire bouger les choses.

Nous disposons de trois types d’outil. D’abord, la régulation des marchés financiers, à travers les bonnes incitations pour financer essentiellement des investissements verts. Ensuite, la réglementation, qui dépend de vous et des normes que vous décidez concernant l’habitat, les voitures, les transports… Enfin, l’outil budgétaire, avec des bonus-malus, pour réaliser des investissements publics. L’Europe, de ce point de vue, me semble particulièrement en avance comme en atteste la baisse des émissions de gaz à effet de serre.

Mme Valérie Boyer. Je vous prie d’excuser mon retard, dû aux difficultés de circulation.

Même si la formule me gêne un peu, je m’interroge sur le « double langage » de l’OCDE, lequel consiste, par exemple, à juger que les Français sont les plus taxés tout en prenant acte d’une politique qui, aujourd’hui, veut réformer l’État en taxant encore plus. Comment l’OCDE envisage-t-elle de sortir de cette politique de « non-choix » que l’on nous impose ou que vous soutenez ?

Mme Laurence Boone. La place de l’euro dans les transactions internationales n’a pas bougé. Elle a été un peu plus importante en tant que monnaie de réserve lors de sa création mais, aujourd’hui, elle n’est pas plus utilisée que le dollar. Je pense que les pays de la zone euro n’ont pas encore convaincu que cette dernière était forte, unie, et sa composition, inaltérable.

Après la crise financière, nous avons lancé de nombreux travaux sur la consolidation de l’union économique et monétaire. Dix ans plus tard, la situation n’a que peu progressé, voire elle a régressé, puisque les marchés financiers, en zone euro, sont beaucoup plus fragmentés. Pour parler simplement, l’écart entre les pays pour faire avancer et pour consolider la zone économique et monétaire est aujourd’hui plus important qu’il ne l’était lors de la crise financière. Nous aurons du mal à faire le nécessaire et, à ce stade, il me semblerait opportun de parvenir à une position commune en matière de politique budgétaire afin d’ôter un peu du poids qui pèse sur les épaules de la Banque centrale européenne car, avec la politique monétaire, celle-ci soutient toute la gestion du cycle de la zone euro.

S’agissant des taux d’intérêt négatifs, monsieur Bourlanges, je souhaite souligner trois points. Ils s’expliquent précisément en raison de l’absence de politique budgétaire dans la zone euro, la Banque centrale européenne ayant été la seule à limiter le ralentissement économique. En outre, nous souffrons plus d’un manque d’investissement que d’un excès d’épargne, dont les montants sont à peu près conformes à ce qu’ils ont toujours été. En revanche, l’inquiétude, la baisse de la productivité sont telles que les investissements sont beaucoup plus réduits, tant dans le privé que dans le public. Pour partie, cela s’explique par la réglementation qui a été décidée suite à la crise financière, les investisseurs institutionnels investissant dans la dette mais très rarement dans des actions, ce qui a un effet doublement pervers : l’épargne des ménages est piégée dans la dette, avec des taux très bas, et les entreprises ne bénéficient pas des investissements en actions qui leur permettraient de se développer. J’ajoute que l’augmentation du rendement de l’épargne des ménages supposerait que ces derniers prennent plus de risques en investissant dans les actions et les infrastructures, ce qui n’est pas possible en raison de la réglementation et de la comptabilité européennes. C’est un beau combat à mener, même s’il ne semble pas très sexy !

Concernant la place financière, tant que la zone euro ne sera pas consolidée, forte, capable d’arbitrer, notre monnaie ne sera pas crédible pour concurrencer le dollar. Le yuan, quant à lui, aura du mal à le faire, car les marchés financiers chinois sont fermés et nous connaissons une tension géopolitique qui n’incite pas à la prise de risque. Les banques, les institutions financières sont très peu exposées financièrement à la Chine.

La question sur l’optimisme étant la plus difficile, je la traiterai à la fin.

Le rôle d’une organisation internationale comme la nôtre consiste à déterminer, dans la transparence, la nature des aides publiques et leur usage afin de définir un niveau de discussion commun. Ce n’est jamais très confortable de pointer du doigt un pays, surtout lorsque tout le monde, plus ou moins subtilement, d’une manière plus ou moins détournée, aide les entreprises – il est d’ailleurs assez contreproductif que tous aident la même entreprise… Nous essayons donc d’apporter de la transparence, puis de faire naître un dialogue afin que les aides diminuent, que la concurrence soit plus réelle, plus juste, et que les consommateurs ne paient pas plus. J’ajoute que ces aides sont financées par des taxes.

Je ne suis pas tout à fait sûre d’avoir compris la question concernant la taxation. Notre publication, très factuelle, montre que, parmi tous les pays de l’OCDE, le taux d’imposition et les recettes fiscales sont en France les plus élevés. Je ne crois pas que nous ayons préconisé une augmentation supplémentaire des impôts. Je suis donc un peu perplexe mais peut-être pourrez-vous m’éclairer.

La manière dont les choses sont perçues est très intéressante. La double pyramide inversée montre que les Français ont toujours l’impression qu’ils vivent dans un pays très inégalitaire et qu’ils ne peuvent pas prendre l’ascenseur social, alors que la France est beaucoup moins inégalitaire qu’ils ne le pensent – mais ils ont en revanche raison s’agissant de l’ascenseur social ; aux États-Unis, tout le monde pense pouvoir emprunter l’ascenseur social mais on se trompe. La différence de perception est donc immense.

C’est pourquoi nous avons créé des indicateurs de bien-être. Vous verrez, sur le site de l’OCDE, dans les enquêtes qui ont été conduites, à quoi ressemble la France et comment vous vous situez par rapport à cet ensemble : sécurité, confiance dans les gouvernements et gouvernants – je ne vous surprendrai pas en disant qu’elle est très faible en France, depuis toujours, ce qui doit être mis en relation avec la perception des inégalités. Le manque de confiance dans les institutions, les élites, les dirigeants, est patent. Vous pourrez également voir ce qu’il en est quant à la perception des systèmes de santé et de retraite, de l’environnement. L’exercice est assez intéressant, de même que la façon de se comparer aux autres.

Nous avons également lancé une grande étude afin d’appréhender dans différents pays, dont la France, la perception du changement climatique en fonction des caractéristiques personnelles. Elle diffère selon que vous habitez dans une région où une centrale à charbon vous fait vivre ou dans une province italienne où la pollution est épouvantable, mais aussi selon le niveau socio-économique, le vote, l’âge, etc. Nous allons faire la même chose s’agissant de la compréhension des outils de politique économique : pour qui et comment compenser la taxe carbone afin qu’elle soit politiquement acceptable ?

Je me suis longuement étendue sur la question des inégalités, au point, peut-être, de lasser certains d’entre vous, mais je souligne qu’aujourd’hui, ce sont les inégalités au sein même de chaque pays qui sont les plus frappantes et non celles des pays entre eux – les rattrapages sont réels –, même si l’Afrique doit faire l’objet d’une attention particulière.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Quid de l’optimisme ?

Mme Laurence Boone. Je le vois dans votre présence et dans l’intérêt que vous portez à toutes ces questions. Ce n’est pas toujours le cas !

M. Jean-Louis Bourlanges. Cela ne suffira pas !

Mme la présidente Marielle de Sarnez. C’est nécessaire, mais pas suffisant !

Mme Laurence Boone. Certes !

Même si le scepticisme est grand, je considère qu’en matière de politique économique, les dirigeants, les organisations, tous ceux qui font vivre cette dernière doivent passer d’une vision agrégée à une vision individuelle. On ne regardera jamais la politique d’échanges commerciaux sans se soucier des impacts sur les territoires et sur les personnes plus ou moins qualifiées. On ne fera aucune analyse de la transformation par le numérique sans montrer comment elle affecte l’emploi des classes moyennes et comment l’appréhender à travers un système éducatif. On ne s’interrogera pas sur le changement climatique sans se demander quels emplois peuvent être touchés et à quel endroit.

Après une certaine euphorie qui a duré une vingtaine d’années suite à l’ouverture internationale, notre regard se concentre beaucoup plus sur les personnes et les territoires. Si l’ouverture est bonne, nécessaire, si elle crée de la concurrence et de l’innovation, si l’on vit mieux aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans, nous devons néanmoins porter une plus grande attention aux personnes. Je crois que tous en ont conscience.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je vous remercie vivement. J’espère que cet échange a été utile !

*

 

Informations relatives à la commission

La Commission a nommé :

Mme Valérie Thomas, rapporteure sur le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l’Inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction du trafic illicite de stupéfiants, de substances psychotropes et de précurseurs chimiques, et des délits connexes (n° 2433) ;

Mme Anne Genetet, rapporteure sur le projet de loi autorisant la ratification de l’accord-cadre entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et l’Australie, d’autre part (n° 2450).

Puis elle a nommé :

M. Christophe Naegelen, rapporteur sur le suivi du contrat d’objectifs et de performance d’Atout France ;

M Buon Tan, rapporteur sur le suivi du contrat d’objectifs et de performance de Business France.

 

La séance est levée à 11 heures 35.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Aude Amadou, Mme Clémentine Autain, M. Hervé Berville, M. Jean-Louis Bourlanges, Mme Valérie Boyer, Mme Annie Chapelier, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Bernard Deflesselles, M. Christophe Di Pompeo, Mme Frédérique Dumas, M. Pierre-Henri Dumont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Michel Fanget, Mme Anne Genetet, M. Éric Girardin, Mme Olga Givernet, M. Michel Herbillon, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Sonia Krimi, M. Mustapha Laabid, M. Jérôme Lambert, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, Mme Brigitte Liso, M. Denis Masséglia, M. Jean François Mbaye, M. Christophe Naegelen, Mme Bérengère Poletti, M. Jean-François Portarrieu, M. Didier Quentin, Mme Isabelle Rauch, M. Hugues Renson, M. François de Rugy, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Marielle de Sarnez, Mme Sira Sylla, M. Buon Tan, Mme Liliana Tanguy, M. Guy Teissier, Mme Nicole Trisse, M. Sylvain Waserman.

Excusés. - M. Lénaïck Adam, Mme Ramlati Ali, M. Frédéric Barbier, M. Jean-Claude Bouchet, M. Moetai Brotherson, M. Olivier Dassault, M. Alain David, M. M’jid El Guerrab, M. Claude Goasguen, M. Philippe Gomès, M. Meyer Habib, M. Christian Hutin, Mme Amélia Lakrafi, M. Jacques Maire, M. Jean-Luc Mélenchon, M. Frédéric Petit, Mme Michèle Tabarot, Mme Valérie Thomas.