Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

 Hommage à Claude Goasguen...................... 2

 Audition, en visioconférence, de Mme Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS), et M. François Godement, conseiller Asie de l’Institut Montaigne, sur la politique de la Chine et ses enjeux stratégiques                             8

 Informations relatives à la commission ................ 18

 

 


Mercredi
3 juin 2020

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 48

session ordinaire de 2019-2020

Présidence
de Mme Marielle de Sarnez,
Présidente

 


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Hommage à Claude Goasguen.

Audition, en visioconférence,
de Mme Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS), et M. François Godement, conseiller Asie de l’Institut Montaigne, sur la politique de la Chine et ses enjeux stratégiques.

La séance est ouverte à 10 heures.

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Hommage à Claude Goasguen.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Ce matin est un moment particulier.

Nous allons ensemble, en début de cette audition publique, rendre hommage à notre collègue et ami Claude Goasguen, qui s’est éteint jeudi dernier.

D’origine bretonne, il est né à Toulon. Il fera ses études de droit à Paris à l’université aujourd’hui dénommée Panthéon-Assas jusqu’au doctorat d’État. S’engageant dans la carrière universitaire, il deviendra assistant, maître-assistant, puis maître de conférence et doyen de faculté. En 1986, il entrera au cabinet du ministre de l’éducation nationale René Monory. Devenu inspecteur général de l’éducation nationale, puis recteur d’académie, il sera ensuite directeur du Centre national d’enseignement à distance.

Fidèle à l’enseignement, il sera aussi fidèle au droit. Grand spécialiste de l’histoire du droit, il était un éminent juriste comme tous ceux qui ont débattu avec lui en commission ou dans l’hémicycle peuvent en témoigner. Il deviendra même avocat à la cour d’appel de Paris.

Sa carrière professionnelle fut très riche. Et sa carrière d’élu de la République également.

Claude Goasguen sera élu conseiller de Paris, dans le 14e puis dans le 16e arrondissement dont il a été le maire de 2008 à 2017. Pendant près de dix années, il fut adjoint de Jacques Chirac à la mairie de Paris, en charge des relations internationales, Didier Quentin nous en parlera tout à l’heure, puis des affaires scolaires. Entre 1986 et 1993, il sera conseiller régional d’Île-de-France. Il devient député en 1993, et le restera pendant vingt-sept années, à l’exception de la période durant laquelle il sera ministre de la réforme de l’État, de la décentralisation et de la citoyenneté dans le premier gouvernement d’Alain Juppé. Je profite de l’évocation de sa carrière politique pour accueillir ses deux collaboratrices, Aurélie Pirillo et Betty Dujardin, que j’ai invité à se joindre à nous.

À l’Assemblée, il siègera à la commission des lois avant de rejoindre, après un passage à la commission des finances, notre commission des affaires étrangères, où il était investi, questionné, passionné par les grands sujets de fractures du monde, en particulier celles du Proche et Moyen-Orient, sur lesquelles il a rédigé un long et profond rapport ; Bruno Joncour nous en parlera. Nous sommes allés ensemble en délégation en Iran, au Liban, en Irak, à Mossoul. Je garde un grand souvenir de ces moments. Lors de nos rencontres avec les autorités, il faisait toujours entendre sa différence. Sa liberté de ton, son indépendance d’esprit, avec souvent une dose de provocation, s’entendait.

Il avait le même naturel, et la même exigence avec tous ses interlocuteurs. Peu importe le statut. Claude Goasguen ne s’inclinait jamais devant les puissants. Il restait et était toujours lui-même. C’était sa force. Et sa grande culture historique lui donnait, à chaque fois, le recul nécessaire à une juste compréhension du monde.

Claude Goasguen était une personnalité à part, une personnalité rare. Talentueux, cultivé, aimant l’histoire, le droit, le débat, passionné, engagé, il était profondément, intensément vivant. Et il était profondément et intensément libre. Il va manquer terriblement à notre commission, et, à la vérité, il nous manque déjà.

M. Michel Herbillon. Merci beaucoup madame la présidente. J’ai bien connu Claude Goasguen depuis mon arrivée à l’Assemblée nationale en 1997, et je l’aimais beaucoup. Je m’exprime en mon nom, mais aussi au nom de l’ensemble des collègues de mon groupe, du président de notre parti Christian Jacob, du président de notre groupe Damien Abad et au nom de ses collègues de la commission, mais aussi au nom des collaborateurs de notre groupe, je pense à Véronique Malenfer, à Sylvie Gir, la secrétaire générale.

Nous avons été sidérés d’apprendre sa mort. Certains d’entre nous connaissaient le combat acharné qu’il menait contre la maladie. Claude Goasguen ne laissait personne indifférent et entretenait beaucoup d’amitiés au-delà des clivages partisans. J’éprouve beaucoup d’émotion et de tristesse à rendre hommage à sa mémoire, alors que résonnent encore dans les murs de notre commission ses combats et ses engagements. Claude était un infatigable combattant politique, mais aussi un homme libre, qui appréciait et qui tenait à sa liberté de ton et à sa liberté intellectuelle, à son indépendance d’esprit. C’était un homme de valeurs, de convictions fortes, de passions. Il aimait le débat, la confrontation des idées. Pour qu’un ami reste vivant, il faut continuer à en parler joyeusement. Ainsi, il aimait les indiscrétions de la vie politique et n’avait pas son pareil pour vous faire des confidences. Toujours très bien informé, bien avant Twitter, avant Facebook, il était un réseau social à lui seul, avant la lettre. Il aimait passionnément la politique, la culture et le droit, dont il parlait avec talent. Il était spécialiste du droit romain. Il parlait toujours du droit avec talent. Il s’exprimait parfois de façon rugueuse, mais toujours avec talent. Je n’ai pas besoin d’insister sur ses qualités d’orateur.

Je voudrai illustrer plusieurs de ses combats. Il s’est toujours battu avec passion et fidélité pour les causes qu’il défendait. Il s’engageait toujours à fond. Je pense à son combat pour Paris, contre l’antisémitisme et pour la cause d’Israël – il a présidé longtemps le groupe d’amitié France-Israël –, mais aussi pour les chrétiens d’Orient. Il y a quelques jours je marchais le long de la mairie du 16e arrondissement où était suspendue une grande affiche en soutien des chrétiens d’Orient dont il avait été l’initiateur. Et, en même temps, comme un clin d’œil un peu sinistre du destin, demeuraient les panneaux pour le premier tour des élections municipales, où il figurait en bonne place sur les affiches aux côtés de Rachida Dati et Francis Szpiner.

Son combat pour le Québec et pour la langue française est moins connu. J’ai eu l’occasion de m’y rendre avec lui lorsqu’il en présidait le groupe d’amitié. Je me souviens de son combat pour organiser une journée du livre québécois, francophone, au lycée Jean de La Fontaine.

Il révélait, on ne peut l’oublier, son caractère de combattant au moment du combat électoral. Dans sa circonscription, dans son arrondissement, à Paris en général. Je peux en donner une illustration. Nous nous souvenons, comme si c’était hier, du mardi qui a suivi les élections du deuxième tour des dernières élections législatives. Il avait senti, comme beaucoup d’entre nous, le vent du boulet électoral. Arrivé au groupe, il avait comme nous tous les stigmates du combat électoral. Il m’avait dit : Michel, quand je te vois, quand je me regarde, on peut dire que nous revenons des tranchées.

J’aimerais évoquer la fidélité de Claude à Jacques Chirac, qu’il aimait dans toutes ses facettes, avec ses qualités et ses défauts. Je peux témoigner des merveilleuses qualités de conteur avec ce mélange d’humour, de truculence et de culture quand il nous relatait ses rencontres, ses voyages ou ses tournées électorales avec Jacques Chirac dans Paris. Je me souviens de son récit de la rencontre de Jacques Chirac avec les éboueurs maliens dans le 18e arrondissement. C’était extraordinaire, c’était des moments d’histoire politique, avec ce mélange de fond et d’humour. J’ai un point commun avec lui. Ma famille est originaire de Toulon. Claude y est né. Il fallait l’entendre avec l’accent parler des marchandes des quatre saisons du célèbre marché du cours Lafayette. Il était profondément enraciné dans les territoires. Je me souviens d’un déjeuner en petit comité, à l’Élysée, pendant la période de cohabitation, quand Lionel Jospin était Premier ministre. Jacques Chirac avait surnommé Claude « il magnifico », terme qui désigne en Italie le recteur d’université et qui rendait surtout hommage à son panache.

Je m’incline devant la douleur de sa famille, de ses fils, de son épouse, de son équipe, de ses proches collaborateurs, dont Aurélie Pirillo, qui est la cheffe de cabinet de Claude depuis dix ans, et Betty Dujardin, son assistante parlementaire. Je regrette qu’il n’ait pas gagné son dernier contre ce monstre qu’est le virus, malgré un combat acharné. Ainsi va la vie, ainsi va le destin qui nous échappe. Claude nous manque, parce que c’était un ami et parce qu’il faisait honneur à la politique et au Parlement.

Mme Anne Genetet. J’ai eu la chance de découvrir Claude lors d’un déplacement en Iran mené par la présidente Marielle de Sarnez au nom de la commission des affaires étrangères. C’était un homme profondément cultivé, avec beaucoup d’humour. Lors des séances de la commission, j’ai découvert sa capacité à toujours élever le débat, ce qui nous obligeait à avoir des arguments de haute volée. Je veux lui rendre hommage pour cela, ainsi que pour la lecture historique des événements qu’il avait. Sa connaissance fine du Moyen-Orient nous manquera. Claude était très attaché aux libertés publiques, ainsi qu’à sa liberté personnelle. Nous retiendrons aussi son engagement pour les chrétiens d’Orient, pour Israël, contre l’antisémitisme. Nous retiendrons enfin sa voix de stentor, exaltée et exaltante, ainsi que ses silences éloquents. Jamais avare de bons mots, il utilisait très efficacement le verbe au service de ses idées. Les commissaires aux affaires étrangères de La République en Marche te disent aujourd’hui au revoir. L’écrivain tunisien Albert Memmi disait de celui qui exagère qu’il « défend une cause que d’autres voudraient taire ». Gageons que tu auras su transmettre à certains d’entre nous ce goût de l’exagération percutante, et sois certain que ta voix continuera de résonner dans ces murs, dans nos esprits, dans nos cœurs.

M. Michel Fanget. Je n’étais pas très proche de Claude, et pourtant l’annonce de sa disparition m’a bouleversé. Après être sorti victorieux d’une lutte acharnée contre la covid-19, il a succombé à une défaillance cardiaque. C’était une personnalité libre, cultivée, brillante, rompue aux confrontations d’idées, truculente parfois, mais attachante, et qui parlait avec le cœur. La lutte contre l’antisémitisme était pour lui un combat permanent. Je le rencontrais assez souvent dans la salle des conférences, où il épluchait la presse et lançait des commentaires souvent acerbes. Nous sommes tous très affectés par sa disparition. Au cours de ces trois dernières années, des liens très forts se sont tissés au sein de la commission, au-delà des sensibilités politiques. Je pense au chagrin de sa famille et de ceux qui l’ont aimé. L’Assemblée nationale a perdu un ténor. Une grande et belle voix s’est éteinte. Il va nous manquer terriblement.

M. Meyer Habib. Mon cher Claude, ton cœur t’a abandonné. Tu t’es battu pendant des semaines, les médecins t’ont ramené à la vie, mais cela n’a pas suffi. Je suis bouleversé, dévasté, et je ne m’en remets pas. Tu étais plus qu’un collègue, un ami et un allié. Tu étais mon frère. Nous avons espéré, nous avons prié pour toi. Comment parler de toi au passé alors que tu étais la force incarnée ?

Nous partagions les mêmes valeurs, la même vision de la France et de la démocratie. Tu étais un homme de conviction, de combat, avec cette voix à nulle autre pareille. Tu prenais la parole sans notes ; tu avais le verbe précis, tranchant, toujours pertinent. Même tes adversaires te respectaient et t’ont rendu hommage. Tu étais l’honneur de la France et de l’Assemblée nationale. Tu étais un amoureux de Paris, un grand patriote, très attaché aux chrétiens d’Orient. Tu étais aussi l’infatigable pourfendeur de l’antisémitisme et de son nouveau visage, l’antisionisme. Je n’oublierai jamais ce 13 janvier 2016, où nous avons décidé tous les deux de porter la kippa à l’Assemblée nationale, dans la salle des Quatre Colonnes. Le pays était alors en proie à une vague d’attentats terroristes et tu as expliqué que la France ne serait plus la France si les juifs ne pouvaient plus marcher avec la kippa dans la rue. Tu étais un ami sincère et passionné du peuple juif. Le 5 juin 2019, en réponse à un rapport sur les territoires palestiniens, à charge contre Israël, tu déclarais : « Je voudrais saluer le peuple juif, et mon grand regret est de ne pas être juif moi-même. Je suis totalement solidaire du peuple juif et d’Israël. » Tu incarnais la fraternité et l’amitié entre la France et Israël. Il y a deux semaines, lorsque j’ai eu un échange très tendu avec le ministre des affaires étrangères, je t’ai cherché du regard et je ne t’ai pas trouvé. Tu ne seras plus jamais à mes côtés, mon cher frère. Les Israéliens t’aimaient comme un ami sûr et fiable. Le Premier ministre de l’État d’Israël a été effondré d’apprendre ta disparition, et il t’a rendu un hommage vibrant.

Nous traversons une période cruelle et déroutante. Nous perdons l’un des meilleurs, sinon le meilleur d’entre nous. Shalom, cher Claude, bon vent. Avec ton départ, nous réalisons à quel point nous sommes peu de chose. Ton esprit, ta force, ton héritage demeurent. Le plus grand hommage que nous puissions te rendre est de continuer à servir comme tu le faisais ce pays que tu aimais tant, la France, ainsi que les Parisiens et l’amitié entre la France et Israël, que tu portais mieux que quiconque dans ton cœur. Je pense à toi, à ta famille, à tes assistantes, et je t’aime.

M. Christian Hutin. Comme l’a dit un éditorialiste, Claude était une « grande gueule, au bon sens du terme ». Quand j’ai appris son décès, j’ai aussitôt pensé à son allure, à son physique. Claude aurait pu venir à l’Assemblée en toge, comme un sénateur romain. Nos groupes respectifs avaient des divergences, mais l’océan qui nous séparait parfois se réduisait au Jourdain. Claude faisait preuve d’une courtoisie et d’une qualité d’individu exceptionnelles. C’était un bon compagnon, un homme de grande valeur et de grande culture, qui nous manquera. Claude, toi qui aimais les chrétiens d’Orient, tu étais un bon camarade.

M. Jean-Paul Lecoq. Je connais la grande amitié qui liait Claude à plusieurs d’entre vous, et je connais aussi ses engagements politiques sans concession. Je me souviendrai d’un très grand orateur, qui mobilisait toute son intelligence pour les causes qu’il pensait juste, et d’un adversaire politique de taille. Nous avons souvent croisé le fer, et lorsqu’il nous arrivait d’être d’accord, j’avais droit à un clin d’œil ou à ce sourire ravageur qui n’avait d’égal que ses coups de gueule. Claude était un député très investi dans notre commission. Ses réflexions ont toujours nourri nos débats, de sorte que nous arrivions à dégager des axes communs et à faire que la commission soit forte. Homme de conviction, Claude n’a jamais lâché ses positions, continuant à nous écouter les uns et les autres, y compris sur les sujets les plus sensibles. Je pense beaucoup à lui.

M. Jean-Michel Clément. Lorsque j’ai appris la disparition de Claude, j’ai mis un instant à y croire car j’avais de lui l’image d’un homme indestructible. En vous écoutant, j’ai pu mesurer la place qui avait été la sienne en qualité de compagnon de route politique. J’ai reconnu dans vos expressions ce qui donne du sens à l’engagement politique. Avec la disparition de Claude, la représentation nationale paie un lourd tribut à la pandémie et à ses suites. Lorsqu’un personnage de sa stature vient à être foudroyé, nous ne pouvons que prendre la mesure de l’insignifiance de chacun d’entre nous. Si je ne partageais pas ses convictions, je les respectais. Sa voix retenait inexorablement l’attention. Il a honoré la fonction parlementaire. Son souvenir restera présent dans les travées de l’hémicycle.

Mme Aina Kuric. Nous retiendrons de Claude sa lutte contre l’antisémitisme, son tempérament méditerranéen et sa jovialité naturelle. « C’est par la mort que la morale est entrée dans la vie », disait Chateaubriand. Nous espérons, cher Claude, que chacun de nous, par la douleur de votre disparition, puisse s’inspirer de votre intransigeance et de votre honnêteté. Que la terre te soit légère.

M. Hubert Julien-Laferrière. Je connaissais peu Claude Goasguen, mais j’ai été abasourdi par sa disparition. Chacun appréciait en lui l’homme de culture, l’homme d’humour. Un proverbe romain dit que « le courage croît en osant et la peur en hésitant ». Ceux qui l’ont connu savent que Claude osait beaucoup et hésitait peu. Nous adressons nos condoléances à ses amis, à sa famille, à ses collaborateurs. J’aimerais conclure par cette citation d’André Comte-Sponville : « La politique nous rassemble en nous opposant. Elle nous oppose sur la meilleure façon de nous rassembler. »

M. Didier Quentin. Bravo, madame la présidente, pour cette belle initiative. Nous vivons un moment de grande émotion. Je connaissais Claude depuis nos années d’étudiants en droit, et je l’ai retrouvé vingt ans plus tard à la mairie de Paris, où il était l’adjoint de Jacques Chirac chargé des questions internationales, quand j’étais moi-même directeur des relations internationales. Nous avons effectué d’innombrables voyages de par le monde avec Jacques Chirac. Nous sommes allés au Japon de nombreuses fois, mais aussi au Québec. Claude Goasguen était un homme de caractère, ce qu’il expliquait par sa double origine, corse et bretonne. Il nous avait même expliqué en Afrique que Goasguen voulait dire, en breton, « l’homme blanc ». Il était aussi un grand ami d’Israël, et je l’ai entendu plusieurs regretter de ne pas être juif lui-même. C’était un homme ouvert, qui connaissait parfaitement l’Iran et sa civilisation. C’était un homme de conviction, que certains ont qualifié de « grande gueule ». C’était un rugbyman, supporter du club de Toulon, qui fonçait, savait combattre, mais aussi se réconcilier avec ses adversaires. Claude pouvait être aussi assez facétieux. À l’époque difficile de l’affrontement, à fleuret de moins en moins moucheté, entre Jacques Chirac et Édouard Balladur, il lui arrivait d’acheter des chaussettes rouges chez Gammarelli, fournisseur officiel du Saint-Siège, à Rome, ville jumelée avec Paris, et de les offrir aux soutiens de ce dernier. Nous étions peu nombreux à penser qu’il ne sortirait pas vainqueur de ce dernier combat. Nous entourons sa famille, ses collaboratrices. C’est avec une grande émotion que je lui dis : « Adieu, l’ami, ciao il magnifico ! »

Mme Mireille Clapot. Claude Goasguen ne reviendra plus dans notre commission, et j’en suis très triste. Il était un orateur doué, puisant dans son immense culture. J’ai réécouté son intervention dans notre commission à l’issue de notre mission en Iran en juin 2019, et j’ai aimé son passage sur les violations des droits humains, qu’il dénonçait avec vigueur et brio. Je me souviens de l’avoir entendu déclarer, devant une œuvre d’art du musée national de Téhéran : « Putain, c’est sublime ! » Claude était ainsi, capable de mélanger une expression triviale et une quasi-extase devant une œuvre d’art. Je pense aussi que mon insistance à parler des droits des femmes aux Iraniens, qui a d’abord fait tousser Claude, a fini par forcer son respect. L’animal politique aux innombrables mandats, l’amateur de joutes verbales tonitruantes, se sentait bien au sein de cette commission des affaires étrangères. Claude Goasguen n’est plus, et je le regretterai.

M. Bruno Joncour. En Bretagne, lorsque survient la disparition d’une personnalité de caractère, l’on dit souvent qu’un menhir est tombé. Claude Goasguen était de ces hommes-là. Il était fier de ses origines bretonnes et corses, et incarnait à tous égards la solidité d’une personnalité taillée dans le granit breton. Il était un excellent avocat de ses arguments, qu’il accompagnait d’un humour corrosif et parfois déstabilisant. C’était un talent, une voix qui ne laissait pas indifférent. J’ai eu la chance de le rencontrer dans le cadre d’une mission consacrée à la France et au Moyen-Orient, dont j’ai un souvenir marquant. Il respectait toujours l’idée de l’autre, sans céder sur l’exigence d’affirmer la sienne. Il racontait avec talent ses souvenirs personnels et politiques, ponctués d’anecdotes savoureuses. Sa disparition est un choc ressenti par un grand nombre.

Mme Bérengère Poletti. Merci pour cette initiative, de nous permettre de nous exprimer à cet instant. Claude était pour moi un ami bienveillant, toujours attentif, un homme vivant, libre, passionné, grand orateur, cultivé. Il avait la passion de l’histoire, de la littérature, des peuples. Il avait un regard éclairé sur beaucoup de choses, et nous apprenions énormément à son contact. J’ai été extrêmement choquée lorsque j’ai appris sa mort. Pour moi, c’était impossible, quand on connaissait sa solidité. De nombreux souvenirs remontent. Il me parlait d’une chose particulière, peu connue : il avait été envoyé dans ma circonscription, dans les Ardennes, à la fin des années 1980. Il avait été choqué par son arrivée, l’absence de soutien local. L’Ardennais avait titré « Un parachuté dans les Ardennes ». L’accueil avait été particulièrement froid. Il évoquait cette défaite, mais aussi l’histoire de la région, la figure de Godefroy de Bouillon, sur lequel il m’a beaucoup appris. J’adresse toutes mes condoléances à sa famille et à ses collaboratrices.

M. Rodrigue Kokouendo. Claude était un homme épris de liberté, un infatigable défenseur de peuples meurtris, de causes justes. Il savait si bien trouver les mots pour convaincre son auditoire, mais il nous tenait aussi par ses gestes et son regard. Je retiendrai de lui sa persévérance à nous convaincre, et sa passion.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Je salue cette belle initiative, madame la présidente. Je suis très ému. Claude était pour moi un regard, lumineux d’intelligence, joueur, séducteur, parfois sévère, un regard qui traduisait le meilleur de l’engagement politique, avec ses failles, ses doutes, ses excès. Il ne se contenait pas d’avoir des convictions mais allait au bout de celles-ci, pour la France, pour la liberté. Je me souviens de son combat pour les chrétiens d’Orient, pour Israël, et de son combat contre l’antisémitisme. Il n’aimait pas l’esprit moutonnier. Il avait une culture historique immense, la connaissance du monde indispensable pour être un bon élu, il avait l’intuition des peuples, de la permanence des choses, de la profondeur historique – l’histoire ne se fait pas par à-coups. Il connaissait très bien le Moyen-Orient, et c’était un plaisir de l’entendre parler de la profondeur des courants historiques et des peuples. Sa lucidité le rendait aussi un peu mélancolique, ces deniers temps. Il souffrait beaucoup de ne plus être maire. Ce fut pour lui un déchirement. Les Parisiens lui manquaient profondément. Cette grande sensibilité était souvent cachée. Il avait un cœur immense, et c’est cela que je veux retenir aujourd’hui. Je veux vraiment adresser toutes mes condoléances à a famille, à ses proches, à ses collaboratrices. Je voudrai dire à tous que, dans cette commission, dans l’hémicycle, malgré les années de mandat, on se croise, on perçoit des bribes des chacun des caractères, mais que parfois il est trop tard pour connaître les personnes. Il est dommage de ne mieux se connaître qu’à l’occasion des hommages.

M. Jean-Louis Bourlanges. Je le connaissais comme beaucoup d’entre nous depuis plus de trente ans. Je n’ai pas toujours été d’accord avec Claude, mais la comptabilité des accords et des désaccords n’importe pas. Ce qui compte pour moi et pour nous tous, c’est qu’il était un immense professeur de vie parlementaire. Il aimait trois choses qui se portent mal par les temps qui courent, mais qui devraient être au cœur de notre engagement de parlementaire : il aimait d’abord la liberté de l’esprit, l’irrévérence, le refus du « prêt à penser », l’horreur du politiquement correct, qui anesthésie l’intelligence et fait trop souvent de chacun d’entre nous des singes qui se bouchent les oreilles et se masquent les yeux ; il aimait aussi une espèce en voie de disparition, les idées, les analyses bien charpentées, les raisonnements enracinés dans les concepts solides et une culture historique particulièrement riche servie par la rigueur intellectuelle d’un grand universitaire ; il aimait enfin les mots, leur beauté, leur saveur, leur vigueur, leur sensualité gourmande et leur audace subversive. Il savait qu’un parlementaire qu’un est d’abord un homme qui pense qu’au commencement était le verbe. Sachons rester fidèles à ce qu’il y avait de meilleur chez ce Corse des profondeurs, caché sous un Breton magnifique, et qui devrait être ce qu’il y a de meilleur en nous : l’amour intransigeant de la liberté.

Mme Valérie Boyer. Claude Goasguen était un homme de culture, de passion, de talent, de panache. Avant même d’être parlementaire, j’ai effectué avec lui mon premier voyage en Israël. Plus tard, nous nous sommes rendus ensemble de nouveau en Israël peu après les attentats de Toulouse, à la rencontre des familles victimes du terrorisme, et j’ai beaucoup appris auprès de lui. Nous avons aussi partagé ensemble le combat pour les chrétiens d’Orient. J’ai fait partie avec lui et d’autres de ceux qui ont demandé qu’un groupe d’études sur les chrétiens d’Orient soit créé. Sa connaissance et sa science étaient de précieux atouts dans la défense des peuples opprimés. C’est avec beaucoup de chagrin que j’adresse mes condoléances à ceux qui l’ont connu et aimé. Il avait fait de la belle devise des parachutistes, « Qui ose gagne », le sens de sa vie. Il osait beaucoup et a beaucoup gagné, mais n’a malheureusement pas pu gagner ce dernier combat contre la maladie. C’est avec beaucoup de tristesse que nous allons retrouver les bancs de notre commission, de notre assemblée, sans sa belle voix, sans sa grande voix. Merci encore, chère Marielle, de nous avoir permis de parler de lui ce matin. Il va nous manquer, et nous manque déjà.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Vous avez tous parlé de Claude avec justesse, sincérité et profondeur, tout ce qui a été dit était absolument juste sur cette magnifique personnalité, ce Claude que nous aimons tous, et je vous en remercie vivement. Claude restera avec nous. Je veux dire à sa famille et à ses collaboratrices combien nous sommes à leur côté dans la douleur, dans ce moment si difficile, dans ce temps d’absence et que nous garderons dans notre cœur le souvenir de Claude tel que nous l’aimons.

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Audition, en visioconférence,
de Mme Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS), et M. François Godement, conseiller Asie de l’Institut Montaigne, sur la politique de la Chine et ses enjeux stratégiques.

M. François Godement, conseiller Asie à l’Institut Montaigne. Je vais intervenir sur la réaction chinoise à la crise sanitaire, dans une dimension médicale, sanitaire, économique avec des conclusions politiques. Alice Ekman abordera le panorama international.

Trois périodes au moins peuvent être distinguées. D’abord une période dont on parle peu, qui est antérieure au 8 décembre et qui commence probablement en octobre, date à laquelle le virus a déjà circulé dans la province du Hubei, sans qu’on sache trop comment ni où, mais qui est attesté par un patient dont le cas remonte au 17 novembre, et de façon moins certaine avec la rumeur autour des jeux militaires organisés à Wuhan au début du mois d’octobre. L’origine du virus n’est pas claire. Nous nous sommes focalisés sur le marché de Wuhan, mais il y a eu des patients avant le 8 décembre, et nous ne connaissons pas le chemin de contamination. En outre, comme les autorités chinoises sont extrêmement opaques, parfois pas seulement de façon politique mais aussi de façon bureaucratique, « automatique », des gestes ont été accomplis tels que le nettoyage et la désinfection du marché de Wuhan au tout début janvier, et de nombreux indices ont été effacés. Il s’agit donc d’une première phase, qui reste dans l’ombre et qui donne lieu à des polémiques internationales. Le porte-parole chinois du ministère des affaires étrangères a même déclaré que le virus aurait pu être importé par des athlètes américains. Le virus a-t-il été importé par des athlètes américains ou a-t-il transité par un laboratoire ? Il y a deux laboratoires à Wuhan, le P4 auquel collaborent la France et les Etats-Unis, et le P2 qui est moins connu mais situé juste à côté du marché de Wuhan. Il existe plusieurs suppositions, mais pas de preuves. Nous sommes donc face à des allégations non vérifiées.

La deuxième période, du 20-23 décembre au 20 janvier environ, est une période de dénégation des autorités locales, qui répriment les médecins lorsqu’ils parlent du virus, même lorsqu’ils en parlent entre eux. Les autorités centrales, elles, dénient la transmission d’humain à humain, alors qu’elle est attestée sur le territoire. Le virus a été séquencé brillamment à plusieurs reprises et les indices de transmission d’humain à humain sont innombrables, à commencer par le fait que de nombreux médecins tombent malades. On est donc face à une prise en compte lente, tardive, expliquée par des considérations politiques, celles d’un système qui est opaque, celles des préparatifs des fêtes du nouvel an et probablement d’un refus de regarder en face les risques de contamination à l’échelle de tout le pays et à l’étranger.

Entre le 20 et le 23 janvier, la Chine change de politique pour elle-même et entre dans une phase de réaction sanitaire extrêmement ferme et coordonnée, qu’il faut bien dire très réussie, d’endiguement du virus. Cette phase dure jusqu’à début avril, moment où le blocus de Wuhan est levé.

Ces trois phases ont des conséquences internationales, dont la principale est la polémique autour de l’Organisation mondiale de santé (OMS). Qu’ont pu savoir les partenaires étrangers de la contagiosité réelle du virus ? Pourquoi le séquençage réalisé en Chine a-t-il été transmis avec retard ? Pourquoi certaines mesures prises en Chine n’ont-elles pas été prises aussi dans d’autres pays ? Par exemple les voyages de groupe chinois ont été interdits en Chine le 24 janvier, mais il faut attendre le 27 janvier pour que la mesure soit étendue à l’étranger. Les voyages individuels ont été autorisés jusqu’à fin février, quand ils ont été interdits dans les deux sens, avant cela la Chine réclamait de ses partenaires qu’ils ne ferment pas leurs frontières et ne prennent pas de mesures concernant les arrivants en provenance de Chine. Le premier malade du covid-19 à l’étranger et infecté en Chine est repéré en Thaïlande le 8 janvier. Nous sommes donc face à un problème de responsabilité.

La lutte contre le covid-19 s’opère de trois manières, dont la première prend la forme de blocus régionaux et locaux. Il n’existe pas de confinement général, mais des interdictions de circuler, zone par zone, appuyées par la population et par la tradition villageoise de blocus en cas d’épidémie ou de danger. L’action du Parti communiste et de ces organisations de masse rencontre le soutien et la participation de la population rurale. Ce blocus est autoritaire, et appuyé par un confinement sous une surveillance beaucoup plus forte que partout ailleurs dans le monde, les comités de quartier, les organisations de masse du parti communiste, tous les réseaux locaux sont mobilisés pour obliger les gens à respecter le confinement avec des épisodes très forts.  Derrière des images parfois terribles de gens arrachés à leur famille, il y a eu une politique d’isolement complet, y compris au sein de la cellule familiale, qui a permis d’éviter ce qui s’est produit en Europe et aux États-Unis, à savoir la propagation intrafamiliale. Il faut apprécier la dureté de ces méthodes, mais comprendre qu’elles ont permis à la courbe de propagation du virus de baisser aussi rapidement et aussi fortement. Il y a eu des méthodes informatiques, digitales, numériques, on dit tout là-dessus, j’insiste simplement sur le fait qu’en Chine tout ce qui n’est pas interdit aux autorités leur est permis, le seul point de restriction sur l’emploi des méthodes de surveillance a été la mise en commun des données des grandes plateformes commerciales qui pistent les consommateurs chinois dans chacun de leurs actes. Assez curieusement, il y a eu une légère réticence à collaborer complètement avec certaines plateformes.

Le bilan chinois est-il crédible ? Pour Wuhan et pour le Hubei, il ne l’est pas, compte tenu du retard avec lequel certaines mesures ont été prises, compte tenu du fait que le système hospitalier et l’absence de médecine généraliste ont favorisé la propagation du virus, en période de panique sur le virus tout le monde s’est retrouvé dans les services d’urgence. Les autorités ne font pas d’efforts pour rendre le bilan crédible. Elles n’ont revalorisé le chiffre qu’une fois pour Wuhan et le Hubei, d’exactement 50 %, à l’unité près, ce qui est un hasard peu probable. La courbe pour le reste de la Chine est également beaucoup trop basse compte tenu des déplacements ayant eu lieu pendant la période du Nouvel An, le maire de Wuhan a lui-même déclaré qu’au moment du blocus cinq millions de personnes avaient déjà quitté la ville, c’est peut-être exagéré dans la mesure où l’an dernier ce nombre s’est élevé à trois millions, mais cela fait quand même beaucoup de monde. Le régime a donc très probablement minimisé le nombre de victimes. Nous ne connaissons pas l’ensemble des personnes ayant été contaminées, pas plus en Chine qu’ailleurs. Les tests ne sont pas fiables. C’est donc un point qui demeure.

À partir de mi-février est venue la phase de récupération, le gouvernement chinois ayant déclaré qu’il fallait reprendre la production. Certains secteurs comme la sidérurgie ont continué à produire pendant cette période. Par la suite, la reprise a été dépendante des transports et de la possibilité pour les gens de rejoindre leur lieu de travail, sachant qu’on a en Chine environ 300 millions de migrants et que beaucoup d’entre eux étaient partis de leur lieu de travail pendant la période de nouvel an et ont eu beaucoup de difficultés à revenir. L’on s’attendait à une reprise en « V », comme après le SRAS, mais ce fut plutôt une reprise en « U », plus lente et très différenciée : d’un côté, les entreprises d’État ont maintenu l’emploi et les salaires ; de l’autre, les entreprises privées, qui recourent massivement aux migrants, n’ont pas encore complètement repris. Les indices reçus ce matin montrent que la reprise se poursuit, mais les niveaux d’avant la crise du covid-19 n’ont pas été atteints, ni pour la production industrielle, ni pour l’économie des services.

En plus de ce choc d’offre, l’autre choc qui est survenu en mars est celui de la demande internationale, conséquemment à la crise en Europe et aux États-Unis, la croissance chinoise restant très dépendante de la croissance internationale. La Chine a pris des mesures de soutien assez classiques (dépenses d’infrastructure, légère baisse des conditions de crédits, bons du trésor spéciaux, acceptation d’un déficit plus grand, soutien à la reprise à hauteur de 575 milliards de dollars), mais la gestion économique de la crise est en réalité très conservatrice. La Chine est très endettée sur le plan régional et redoute une guerre financière avec les États-Unis. Les dépenses pour la reprise et l’acceptation du déficit sont beaucoup moins élevées qu’en 2008-2009. Les efforts de la Chine sont sans commune mesure avec ceux effectués par l’Europe et les États-Unis. La Chine en conséquence ne participe pas à ce qu’on pourrait appeler un plan de relance international de la demande.

Sur le plan politique, je ne partage pas le diagnostic fréquent selon lequel la crise aurait affaibli Xi Jinping. Il a pu apparaître sur la défensive dans un premier temps, notamment dans son discours de début février, où il a semblé se cacher un peu derrière ses collègues concernant la prise de décision en janvier, et la mort du premier lanceur d’alerte Li Wenliang a provoqué une véritable explosion sur les médias sociaux – des milliards de commentaires donc plus d’un par personne en Chine – , mais cette flambée n’a pas duré, et a été suivie par un autre narratif auquel les Chinois croient beaucoup, à savoir l’efficacité du gouvernement pour combattre la pandémie. Il restera beaucoup de doutes sur l’origine et les mensonges initiaux, beaucoup de scepticisme sur le bilan, mais il existe une relative adhésion de la population quant à l’efficacité du système. À mon sens, Xi Jinping et le Parti communiste s’en sont relativement bien sortis, ce qui explique le passage à l’offensive sur le plan international. Mis en cause sur l’origine de l’épidémie et l’absence de transparence, le régime a choisi d’attaquer, percevant des opportunités d’action avec ce qui se passait de négatif sur d’autres continents.

Mme Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’Études de sécurité de l’Union européenne (EUISS). Je vais me focaliser sur la dimension internationale et tenter de répondre à la question suivante : « La crise pandémique marque-t-elle un changement de cap ou accélère-t-elle des tendances existantes ? » Selon moi, la crise est un accélérateur de tendances. Elle ne remet pas en cause les ambitions de la politique étrangère chinoise. J’en dénombre quatre.

La première est une série d’ambitions politiques et idéologiques. Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, nous notons une volonté du gouvernement central chinois de promouvoir le système de gouvernance chinois à l’étranger, de se positionner comme un exemple, comme une solution pour le monde, même si la Chine n’utilise pas le terme de modèle. Dès 2013 devant le comité central Xi Jinping n’hésite pas à faire explicitement référence à « la supériorité du socialisme sur le capitalisme. » On voit bien la volonté côté chinois d’affirmer une confiance dans le modèle politique. À partir de 2016, Xi Jinping a fait référence au concept des quatre confiances en soi : confiance en sa propre voie de développement, en ses propres théories, en sa propre culture et en son propre système politique. Cela permet de mieux comprendre la stratégie de communication internationale déployée durant la crise par la Chine, celle-ci glorifiant le mode de gestion chinois et soulignant les faiblesses présumées dans la gestion notamment des pays européens, y compris en France avec une communication de l’ambassade de Chine, par exemple sur les EHPAD. Cette communication n’est pas directement liée à la crise, la Chine n’hésitant pas depuis 2013 à souligner les failles et le déclin de l’Occident et par contraste la force et la vigueur présumées du système chinois, et cela est toujours visible aujourd’hui dans la communication autour d’autres évènements comme la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis.

La deuxième ambition de la Chine est de restructurer la gouvernance mondiale. Depuis plus de dix ans, la Chine a intégré certaines institutions multilatérales existantes, notamment les institutions affiliées au système onusien, elle a tenté de réactiver ou de stimuler des institutions qui ne servent pas à grand-chose et en a créé d’autres, comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures en 2014, dont la France comme d’autres pays européens est membre. La polémique a marqué les esprits et entraîné un scepticisme croissant dans certains pays européens, mais elle ne marque pas, selon moi, la fin de l’activisme institutionnel chinois. Celui-ci se prolonge, y compris au sein de l’OMS, alors même que les États-Unis s’en retirent. Lors de la 73ème Assemblée mondiale de la santé, le président chinois a annoncé une enveloppe de deux milliards de dollars d’aide pour lutter contre l’épidémie notamment dans les pays en développement. La Chine affiche même la volonté de se positionner comme le leader de la sortie de crise. Selon moi, un très fort activisme de la diplomatie chinoise est à attendre dans les prochains mois, avec le renforcement de sa participation et de sa contribution financière aux organisations internationales, un activisme au niveau des BRICS, de l’Organisation de la coopération de Shanghai, au sein ou en marge du G20 et au niveau des nouvelles routes de la soie, avec le renforcement et la mise en valeur des nouvelles routes de la soie sanitaires ou digitales.

Il faut aussi mentionner le niveau bilatéral, puisque la Chine a mis en place de nombreux mécanismes à ce niveau-là aussi.

La troisième ambition qui n’est pas remise en cause par la crise et est même renforcée par celle-ci est l’ambition technologique, qui est très forte depuis plusieurs années. Nous avons noté les avancées autour de la 5G, qui suscite de grandes tensions avec Washington. Après la crise de 2008-2009, le gouvernement central avait fait des investissements directs dans les infrastructures de transport. Aujourd’hui, le plan de relance de la Chine est orienté vers les nouvelles technologies et donnera un avant-goût du quatorzième plan quinquennal, qui portera sur la période 2021-2025. Les annonces effectuées depuis mars 2020 portent sur le déploiement plus large de la 5G sur le territoire chinois, la construction et l’amélioration des centres de données, des investissements dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’internet des objets, les technologies blockchain. L’ambition technologique de la Chine est apparue dans la manière dont elle a promu le rôle des technologies dans la gestion de la crise en termes concrets. On a assisté à une promotion nationale et internationale de systèmes de technologies, comme les systèmes de visioconférence ou les caméras thermiques, la Chine ayant effectué des dons à plusieurs pays comme le Kenya ou le Liban. La Chine souhaite se positionner comme une puissance technologique, bien au-delà de la 5G, et elle espère que le plan de relance faisant suite au covid-19 sera une opportunité pour consolider ce positionnement dans les prochaines années.

La quatrième ambition que je voudrais évoquer est l’ambition territoriale et maritime de la Chine. Il ne s’observe pas d’accélération de l’activisme chinois en mer de Chine méridionale, mais Hong Kong et Taïwan demeurent des priorités. Les tensions restent vives à Hong Kong, et l’objectif de réunification est toujours affiché à Taïwan, cela a été réaffirmé par le ministre des affaires étrangères dans une conférence de presse il y a quelques jours, le ministre décrivant la réunification comme « le chemin de l’Histoire ». Les ambitions chinoises sont donc affichées clairement et ne sont pas remises en cause par la crise pandémique, dans la région et au-delà.

Les grandes questions qui se posent désormais sont les suivantes : la Chine parviendra-t-elle à atteindre ces ambitions ? Parviendra-t-elle à s’affirmer comme puissance technologique, comme système politique de référence, à promouvoir ses initiatives institutionnelles ? A-t-elle les moyens de ses ambitions ? Ces questions sont légitimes, dans un contexte de ralentissement structurel de la croissance. Nous assistons à un réajustement des chaînes d’approvisionnement, un nombre croissant de pays souhaitant réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine dans des domaines stratégiques comme la santé, et nous assisterons à une réduction de la voilure des projets d’infrastructures de transport, les nouvelles routes de la soie évoluant vers des projets plus immatériels et moins coûteux, avec une dimension numérique qui se renforce.

Toutefois, l’activisme diplomatique n’est pas qu’une question de moyens. Même dans le cas d’un fort ralentissement de la croissance chinoise, la diplomatie restera active et ambitieuse. Cet activisme pose des questions stratégiques à un certain nombre de diplomaties qui sont parfois prises de cours et n’ont pas les moyens de réagir compte tenu du rythme des initiatives chinoises. Suite à la multiplication de campagnes de recadrage lancée par le gouvernement central au sein de l’appareil du Parti, un climat de peur règne parmi les cadres du Parti, ce qui entraîne des effets paralysants sur la prise de décision et la répétition des mêmes éléments de langage, mais il serait trop simplificateur de penser que la diplomatie chinoise ne serait plus efficace et compétitive. La Chine possède aujourd’hui le plus grand réseau diplomatique du monde et montre une forte détermination à se positionner comme une puissance de référence.

Selon moi, la compétition internationale reste ouverte, dans un contexte de rivalité très forte et renforcée entre la Chine et les Etats-Unis et ceci pour au moins quatre raisons. Premièrement, si la Chine agace un nombre croissant de pays, elle continue à en séduire d’autres et à être soutenue par d’autres, et elle n’est pas si isolée. La relation Chine-Russie, qui s’est consolidée depuis six ans, est de mon point de vue plus qu’un mariage d’intérêt et sort renforcée de la crise du covid-19.

Deuxièmement, la communication diplomatique offensive de la Chine, dite du « loup guerrier » ne cible pas tous les pays occidentaux, ce qui explique que le scepticisme à son égard ne soit pas partagé par tous. L’effet contre-productif de la communication ne vaut donc pas pour tous les pays, et il ne faut pas sous-estimer l’impact de cette compétition chinoise.

Troisièmement, la Chine ne cesse de proposer de nouvelles initiatives à un groupe de pays aussi élargi que possible, y compris à des alliés des États-Unis, ce qui n’est pas sans créer de tensions transatlantiques majeures. La Chine entretient un certain flou sur l’étendue de son cercle d’amis. Elle ne veut pas signer de traité d’alliance et s’oppose formellement au concept d’alliance, et souhaite entretenir des partenariats assez flexibles, ce qui est dans son intérêt en tant que nation émergente. Ce flou et les demandes de clarification des États-Unis pourraient jouer en défaveur de ceux-ci, si cette dissymétrie n’était pas dès à présent prise en compte dans la réflexion stratégique américaine.

Quatrièmement, il faut prendre au sérieux l’état d’avancement et l’attractivité de l’offre technologique chinoise, notamment en ce qui concerne la 5G. Si dans certains pays le réseau 5G de Huawei n’est pas le bienvenu, dans d’autres il l’est et cela vaut aussi pour d’autres technologies proposées par la Chine.

Pour conclure, je souhaite partager trois éléments d’analyse prospective. Tout d’abord, les tensions entre la Chine et les États-Unis sont très profondes, et la crise sanitaire ouvre un nouveau front. Cette rivalité va rester structurante quelle que soit le résultat de l’élection présidentielle américaine, puisqu’on observe un certain consensus bipartisan à Washington sur la question. Il faut selon moi s’attendre à une relative continuité dans la politique chinoise des États-Unis et il faut s’attendre à ce que les tensions perdurent car l’approche de Pékin est celle d’une riposte systématique. Deuxièmement, l’hypothèse d’un découplage technologique n’est pas à exclure. La question de la 5G n’est que la pointe émergée de l’iceberg, et les tensions sino-américaines s’étendent à d’autres technologies comme les semi-conducteurs, les smart cities ou les centres de données. Enfin, les pressions seront fortes et prolongées sur les pays tiers dans les prochaines années, sur les questions technologiques comme institutionnelles. Ces pressions poseront des enjeux stratégiques, des enjeux de méthode et de communication.

Mme Liliana Tanguy. Les pays occidentaux ne voudront plus dépendre d’un pays qui peut décider de ne plus les approvisionner. Cette volonté d’intervention accrue de l’État pour produire chez soi pourrait changer la donne de la mondialisation, et nous pouvons nous poser la question des conséquences économiques, politiques et sociales de ce changement de modèle sur la Chine. Nous ne pouvons pas faire sans la Chine ; nous devons faire avec, mais différemment. Il me semble nécessaire de nous interroger sur les nouveaux éléments de la stratégie chinoise mis en lumière par la crise.

M. Buon Tan. Quels seront les impacts des décisions prises par différents pays sur la Chine ? Quelles mesures la Chine prendra-t-elle ? En quoi les annonces effectuées au dernier Congrès fin mai ont-elles été impactées ?

Mme Bérengère Poletti. La Chine prend-elle conscience du fait que les autres pays peuvent concevoir d’autres stratégies, et quelle est sa réponse ? La crise du covid-19 a-t-elle eu des conséquences sur les orientations politiques du gouvernement chinois en matière d’écologie ? Enfin, des accords devaient être noués entre des chercheurs français et des chercheurs chinois autour du laboratoire P4. Quelle est votre analyse sur ce sujet ?

Mme Mireille Clapot. J’aimerais savoir comment l’actuelle relation russo-chinoise pèsera sur ce qu’a déclaré M. Macron en août 2019 pour changer la relation avec la Russie.

M. Alain David. La prise de distance américaine vis-à-vis de l’OMS marque-t-elle la victoire de la stratégie diplomatique agressive de Pékin ? La diplomatie des masques peut-elle redorer l’image de Pékin ?

M. Frédéric Petit. Sortons-nous réellement de la crise ou n’entrons-nous pas dans un système de petits clusters, qui durerait plusieurs années ? Ne risque-t-on pas d’avoir, derrière l’apparente hégémonie chinoise sur l’Asie, une « archipelisation » ?

M. Éric Girardin. Que pouvons-nous faire à l’échelle européenne pour empêcher la Chine de mettre fin à l’autonomie de Hong Kong, tout en évitant des sanctions économiques qui se retourneraient contre nous ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Je constate que les pays qui ont fermé leurs frontières très tôt, comme la Russie, comptent beaucoup moins de victimes. La Chine est en avance et nous oblige à dépendre de ses technologies, d’où l’importance de résister à la mainmise de la 5G chinoise sur l’Europe. S’agissant de l’affaire de Hong Kong, quand pensez-vous que la mise au pas sera effective, sachant qu’il s’agit d’un avertissement pour Taïwan ?

Mme Aina Kuric. Comment la France et ses partenaires européens peuvent-ils agir pour que la Chine respecte ses engagements jusqu’en 2047, date à laquelle le statut de Hong Kong expirera ?

M. Jean-Louis Bourlanges. Vous avez l’un et l’autre magnifiquement analysé la vigueur, l’ampleur et la cohérence de la contre-offensive stratégique chinoise à partir de la difficulté initiale du choc sanitaire. Comment les Chinois perçoivent l’Europe dans le cadre de leur contre-offensive stratégique ? Les Européens sont-ils des adversaires, partie prenante de l’Occident, des « diables étrangers » comme les autres, à combattre au même titre que les Américains ou bien sont-ils un levier dont on peut exploiter la discorde à des fins stratégiques ou, plus simplement, un maillon fiable, une porte ouverte, offerte à l’entrisme chinois dans le monde occidental ? Cette perception est fondamentale pour nous. Elle doit nous conduire, je crois, à beaucoup de réalisme et à éviter de nourrir trop d’illusion sur une stratégie très autonome par rapport à celle des États-Unis.

Mme Anne Genetet. Il y a un an, la Chine publiait son Livre blanc de la défense, intitulé La défense de la Chine dans l’ère nouvelle, dans lequel le pays se présentait comme le porte-parole du multilatéralisme et le défenseur du statu quo, renouvelant son attachement à la paix et à la résolution diplomatique des conflits. Je reste perplexe. Aujourd’hui, au travers de ses nombreuses déclarations, prises de positions saillies, la Chine se fait plus offensive. Ainsi, le 24 mai dernier, le ministre des affaires étrangères, Wang Yi, a été le premier à évoquer le glissement vers, je cite, « une possible guerre froide ». La guerre froide était faite de deux blocs, chacun avec ses satellites. Vous avez vous-même évoqué la diplomatie des « loups guerriers ». La Chine est-elle en train de renier ce qu’elle a écrit dans son livre blanc il y a un an ? Par rapport à cette diplomatie « du loup guerrier » et aux deux blocs évoqués par la Chine, comment se situent la France et l’Europe ?

M. Didier Quentin. Jusqu’où la Chine est-elle prête à aller concernant Hong Kong et Taïwan ? Parmi les vulnérabilités du pays, la démographie chinoise, avec les conséquences de la politique de l’enfant unique, ne lui pose-t-elle pas problème ? Comment les rapports de la Chine avec l’Inde évoluent-ils ? Qu’en est-il de l’effort de la Chine en matière de marine militaire ? Le chef d’état-major de la marine française nous avait dit, il y a quelques années, que la Chine fabriquait l’équivalent de notre marine nationale presque chaque année.

Mme Valérie Boyer. Vos interventions sont éclairantes, mais angoissantes. Le monde d’après semble être pire que le monde d’avant. Lorsque nous sommes dépendants économiquement, nous sommes impuissants diplomatiquement. La France et l’Union européenne sont-elles assez souveraines pour négocier avec la Chine ? Avons-nous les moyens de nos ambitions sur le plan politique, diplomatique, industriel et sanitaire ?

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Vous parlez d’activisme, je parle d’entrisme dans le système international et à l’OMS. Pensez-vous que la présence importante de la Chine dans l’OMS a pu créer un biais, supposé ou réel, au début de la pandémie dans la relation entre cet État et cette organisation ?

M. François Godement. Le discours chinois peut être analysé, il a sa cohérence, mais faut-il y croire ? Avec Xi Jinping, le double langage et le mensonge font partie intégrante de la diplomatie extérieure chinoise. C’est ce qui explique la dualité entre pays européens. L’ambassadeur en Suède, par exemple, déclare que la Chine « a des cadeaux pour ses partenaires et un fusil pour les autres ». En Italie, pays qui a signé le protocole des Nouvelles routes de la soie et n’en a tiré aucun avantage économique, l’ambassadeur corrige l’expression de loup guerrier pour parler d’une diplomatie « kung fu panda ». S’agissant de Hong Kong, la diplomatie chinoise réaffirme qu’elle applique le credo « un pays, deux systèmes », alors qu’elle vient de le déchirer. Le texte de la loi sur la sécurité nationale n’est pas encore connu, mais la décision d’établir les services de sécurité chinois directement à Hong Kong a déjà été prise. Il ne faut donc pas en rester à un discours.

Il en va de même avec le multilatéralisme, qui cache un bilatéralisme pratique. Jusqu’à aujourd’hui, la contribution chinoise à l’OMS était dérisoire, notamment par rapport à la contribution américaine ou à certaines contributions européennes comme celle de l’Allemagne. C’est par le biais politique qu’elle a gagné en influence, avec la constitution d’un front « du sud », anti-occidental et américain, ce que reflète l’actuel directeur général de l’OMS. Oui, l’OMS, comme beaucoup d’autres organisations internationales, a bien été sous influence chinoise. Elle agit aussi de façon bilatérale ce qui est très important. La Chine a annoncé 2 milliards de dollars pour des actions contre le covid-19, mais rien ne dit que cet argent passera par l’OMS. Le plus probable, comme on l’a vu pour Ebola, est que la Chine conserve sa propre diplomatie sanitaire en dehors de l’OMS. On pourrait faire la même remarque pour les nouvelles routes de la soie, toutes les organisations internationales, même celles qui n’ont aucun rapport avec les nouvelles routes de la soie, sont venues signer des déclarations à Pékin.

Pendant et après la crise, la Chine est passée de l’assertivité à l’agressivité dans plusieurs domaines. On a vu des tentatives de coups d’arrêt de navires américains. Depuis plusieurs semaines, des incidents frontaliers se produisent avec l’Inde, provoqués par la Chine. Cela va plus loin que par le passé car les soldats chinois sont plus nombreux et mieux équipés. L’Inde essaie de construire une route près de la frontière, et la Chine tente de l’empêcher.

S’agissant de la politique européenne par rapport à Hong Kong, il est difficile de répondre. Les dernières analyses réalisées en Chine sont optimistes et mettent en avant le pragmatisme des Européens. L’expert le plus connu des questions européennes affirme même que « l’Europe est impuissante, quelles que soient ses intentions ». La Chine voit donc en l’Europe un continent qui n’a pas les moyens de résister aux poussées chinoises. Cet avis me semble toutefois un peu optimiste d’un point de vue chinois.  Il y aussi une différence d’approche entre le point de vue européen et le point de vue américain. Nous allons plus lentement, nous privilégions une doctrine dite de la riposte proportionnée qui nous empêche de taper du poing sur la table, et d’une certaine manière la méthode ferme paye au moins à court terme, même si on peut avoir des réserves sur l’après covid. Pour revenir sur nos différences essentielles, nous sommes capables de concevoir une diplomatie économique défensive, nous avons renforcé nos moyens de défense commerciaux, nous mettons en place lentement un mécanisme de filtrage des investissements commerciaux étrangers, là où les Américains vont beaucoup plus loin aujourd’hui. Le programme de M. Trump commence à ressembler à du déni technologique et économique ; il restreint les flux de technologies vers la Chine et veut mettre fin au projet chinois de prendre appui sur les technologies occidentales pour monter en gamme.

En ce qui concerne l’environnement, il existe en effet un paradoxe. La Chine est un exemple pour le développement technologique ou industriel de certains créneaux, mais elle n’a pas renoncé à la source numéro un de pollution au CO2, le charbon. Les Européens souhaitent que la Chine adopte des objectifs plus ambitieux en termes de CO2, ce que la Chine refuse. On a pu croire il y a un an ou deux à un infléchissement, mais la Chine le refuse et les négociations patinent, la Chine ne nous suit pas de ce point de vue-là. Sur ce point, je pense que la crise du covid-19 a un impact négatif.

La Chine est très forte. Si nous ne voulons pas de sacrifices économiques, c’est Hong Kong qui sera sacrifié. Il faut se souvenir que c’est par Hong Kong que passent les deux tiers des flux de capitaux chinois vers l’étranger.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Si l’Europe mettait en acte sa volonté d’indépendance, de souveraineté, d’autonomie stratégique, une part de régionalisation, quel serait l’impact pour la Chine ? Si on changeait de paradigme pour la production, et si une partie de la production mondiale se retrouvait à des échelons plus régionaux, quelle serait la réaction de la Chine ?

M. François Godement. Je ne suis pas aussi radical dans les prescriptions. La diversification est importante aussi. Aucun partenaire de la Chine n’offre la commodité logistique et l’économie d’échelle de la Chine. La relocalisation peut se heurter à des obstacles. Beaucoup d’économistes expliquent que les sources de la croissance chinoise sont essentiellement intérieures, mais pour la Chine, l’impact serait énorme puisque les exportations nettes représentent encore 1 000 milliards de dollars. On voit en ce moment dans le sud de la Chine une montée du chômage liée aux difficultés rencontrées par les entreprises exportatrices.

Mme Alice Ekman. S’agissant du calendrier, il ne faut pas oublier une échéance importante, à savoir 2021, le centenaire du Parti communiste chinois. La Chine s’attachera à se présenter comme victorieuse face à la crise, même si la réalité est différente. Elle s’est fixé des objectifs chiffrés pour l’année 2035, avant les échéances 2049 de 2050, en tout cas le calendrier est toujours de très long terme. Son objectif est de parvenir au statut de numéro un, de s’y maintenir à long terme, et de dépasser les États-Unis dans tous les domaines.

En ce qui concerne la Russie, il faut noter qu’il n’y a pas eu de tensions majeures, alors que la fermeture des frontières aurait pu exaspérer Pékin. Quatre éléments indiquent que le rapprochement de la Chine et de la Russie a survécu à la crise du covid-19 : la convergence en termes de communication notamment sur les faiblesses de l’Europe et de l’Occident, et on voit la Chine s’inspirer des méthodes russes dans ce domaine ; la convergence technologique, comme vous le savez avant la crise pandémique un opérateur russe avait signé un accord avec Huawei sur la 5G, et on voit un renforcement de ce type de coopérations en ce moment ; la coordination institutionnelle, au sein des BRICS, de l’OCS qui est présidée par la Russie cette année ; l’accélération de la coopération énergétique et de la dépendance économique de la Russie vis-à-vis de la Chine. Plus généralement Chine et Russie partagent un ressentiment vis-à-vis du monde occidental et une volonté de restructuration.

De vives tensions frontalières s’observent entre la Chine et l’Inde, qui n’a pas apprécié les projets de la nouvelle route de la soie, laquelle va à l’encontre des intérêts indiens. La rivalité entre la Chine et l’Inde doit donc être prise en compte dans l’analyse des nouveaux rapports stratégiques mondiaux.

L’Europe reste un marché très important pour la Chine, qui dépend de la demande américaine et européenne. Au moment où la demande américaine se réduit pour des raisons conjoncturelles mais aussi structurelles, l’Europe et certains États membres ont réellement du poids face à la Chine. D’un point de vue stratégique et conceptuel, la Chine considère l’Europe comme « l’Occident utile », au sens où un rapprochement avec Bruxelles marginaliserait ou affaiblirait à terme la puissance américaine.

S’agissant de Hong Kong, il s’observe une tendance à l’internationalisation des tensions, notamment parce que les théories conspirationnistes selon lesquelles les mobilisations à Hong Kong seraient manipulées par des puissances extérieures sont très répandues. Ces tensions devraient se prolonger ces prochaines années. À l’inverse, je ne suis pas certaine que la situation soit la même pour Taïwan, en raison notamment de l’asymétrie en termes de présence militaire, mais aussi parce que Hong Kong constitue un contre-exemple pour les Taïwanais. Le fait même que Xi Jinping ait déjà avancé le « un pays deux systèmes » comme le futur de Taiwan incite certains Taiwanais à ériger Hong Kong en contre-exemple, et la question du calendrier de cette réunification affichée n’est pas claire du tout.

La nouvelle route de la soie est en effet un moyen de promouvoir le modèle chinois, mais aussi un moyen pour la Chine d’internationaliser ses projets. Il s’agit d’un concept extensible qui sert de plateforme de rassemblement. Il semble que la Chine utilise le label « nouvelle route de la soie » comme une carte de fidélité qui donne accès aux dirigeants chinois et à certaines technologies. Toutefois, il n’est pas exclu que suite à la crise du covid-19, certains pays se retirent de cette nouvelle route de la soie.

Il me semble que le niveau de tension qui règne aujourd’hui est identique à celui de la Guerre froide, même si nous ne sommes pas dans un système de blocs mais de pôles assez poreux. Cette porosité risque d’évoluer vers une bipolarisation de la mondialisation.

Il me semble nécessaire à l’Union européenne de proposer rapidement des initiatives et une stratégie lui permettant de se positionner comme un pôle autonome, et qui puisse proposer une offre technologique au-delà de l’Union européenne. Il est important de réfléchir à la dimension technologique dans toute sa complexité, y compris dans sa dimension sécurité.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je vous remercie vivement, M. François Godement et Mme Alice Ekman. Sur le plan géostratégique je voudrais juste dire un mot, il est évident que l’Europe est forte, qu’elle peut l’être, à condition qu’elle le décide. L’idée d’une Europe forte est intéressante pour la Chine pour rééquilibrer sa relation avec les Etats-Unis, mais elle ne peut pas s’empêcher de jouer pays contre pays à l’intérieur de l’Union européenne, ce qui est dramatique. Cela fait très longtemps que je le dis, j’avais fait un rapport au Parlement européen sur cette question il y a dix ans, «               Chine Union européenne : l’échange inégal » et je pourrais le re-signer aujourd’hui. Si nous décidons de parler d’une seule voix à la Chine sur tous les sujets – dont les questions technologiques, les questions de propriété intellectuelle et de transferts de technologie -, nous mènerons la Chine vers un rééquilibrage du monde, qui serait à mon avis plus positif, mais il faut que les Européens soient capables de se prendre en main. Voulez-vous conclure votre propos en une phrase ?

M. François Godement. Il faut prendre la Chine au sérieux, mais ne pas s’illusionner sur le fait que l’on puisse traiter avec elle sans rapport de force. Celui-ci doit être construit à l’échelle de l’Union européenne.

Mme Alice Ekman. La Chine sera de plus en plus une puissance de clivage. Certains pays s’opposeront frontalement à ses initiatives, d’autres les accepteront. Ce clivage doit être pris en compte. Il pose des questions majeures à l’Europe.

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Informations relatives à la Commission

La Commission a ainsi désigné :

– M. Bruno Joncour, rapporteur sur le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Burkina Faso relatif à l’emploi salarié des membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l’autre et de l’accord sous forme d’échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Paraguay relatif à l’emploi rémunéré des membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l’autre (n° 2551) ;

– M. Pierre-Henri Dumont, rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification du deuxième protocole additionnel à la convention européenne d’extradition, du troisième protocole additionnel à la convention européenne d’extradition et du quatrième protocole additionnel à la convention européenne d’extradition (n° 2744) ;

– M. M’jid El Guerrab, rapporteur sur le projet de loi autorisant l’approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Conseil Fédéral suisse relative à la reconnaissance réciproque des poinçons officiels apposés sur les ouvrages en métaux précieux et les ouvrages multimétaux (n° 2745) ;

– M. Hubert Julien-Laferrière, rapporteur sur le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Turkménistan sur l’octroi de l’autorisation d’exercer une activité professionnelle aux membres de la famille des agents des représentations diplomatiques ou des postes consulaires et de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des États-Unis d’Amérique sur l’emploi des personnes à charge des agents officiels (n° 2746) ;

– M. Jean François Mbaye, rapporteur sur le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord de coopération entre le Gouvernement de la République française et les Gouvernements des États membres de l’Union monétaire ouest-africaine (n° 2986).

 

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Puis, la Commission a désigné les rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2021 :

– Action extérieure de l’État (Action de la France en Europe et
dans le monde  Français à l’étranger et affaires consulaires) :......................M. Christophe Di Pompeo

– Action extérieure de l’État (Diplomatie culturelle
et d’influence – Francophonie) :.............................................. M. Frédéric Petit

– Aide publique au développement : .........................................Mme Valérie Thomas

– Défense :.....................................................M. Guy Teissier

– Écologie, développement et mobilité durables :.................................M. Jean François Mbaye

– Économie (Commerce extérieur et Diplomatie économique) :.......................Mme Amélia Lakrafi

– Immigration, asile et intégration : ..............................Mme Valérie Boyer

– Médias, livre et industries culturelles (Action audiovisuelle extérieure) : .............M. Alain David

– Prélèvement européen : ......................................M. Pascal Brindeau

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La Commission a en outre été informée des souhaits des groupes d’apporter une contribution écrite sur certains budgets :

– Sur le budget Médias pour le groupe Libertés et Territoires ;

– Sur le budget Aide publique au développement pour le groupe Écologie Démocratie Solidarité ;

– Sur le budget Action extérieure de l’État, diplomatie culturelle et d’influence, francophonie pour le groupe La France insoumise ;

– Sur le budget Action extérieure de l’État, action de la France en Europe et dans le monde, Français à l’étranger et affaires consulaires pour le groupe Agir ensemble ;

– Sur le budget Économie, commerce extérieur et diplomatie économique pour le groupe GDR.

 

La séance est levée à 13 heures 15.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Aude Amadou, M. Jean-Louis Bourlanges, Mme Valérie Boyer, Mme Samantha Cazebonne, Mme Annie Chapelier, Mme Mireille Clapot, M. Jean-Michel Clément, M. Alain David, M. Bernard Deflesselles, M. Christophe Di Pompeo, Mme Frédérique Dumas, M. Pierre-Henri Dumont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. M'jid El Guerrab, M. Michel Fanget, Mme Anne Genetet, M. Éric Girardin, M. Meyer Habib, M. Michel Herbillon, M. Christian Hutin, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Sonia Krimi, Mme Aina Kuric, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Martine Leguille-Balloy, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, Mme Brigitte Liso, M. Mounir Mahjoubi, M. Denis Masséglia, M. Jean François Mbaye, M. Frédéric Petit, Mme Bérengère Poletti, M. Didier Quentin, Mme Isabelle Rauch, Mme Marielle de Sarnez, Mme Sira Sylla, Mme Michèle Tabarot, M. Buon Tan, Mme Liliana Tanguy, Mme Valérie Thomas, M. Sylvain Waserman

 

Excusé.  M. Jean-Luc Reitzer

 

Assistaient également à la réunion.  M. Pierre Cordier, M. Sébastien Nadot