Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

  Audition de M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques, sur l'avis du Haut Conseil relatif au troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020 (n° 3074)              2

– Présences en réunion...........................17

 


Mercredi
10 juin 2020

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 75

session ordinaire de 2019-2020

 

 

Présidence de

 

M. Éric Woerth,

Président

 


  1 

La commission entend M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques, sur lavis du Haut Conseil relatif au troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020 (n° 3074).

 

M. le président Éric Woerth. Nous avons le plaisir d’accueillir, pour la première fois en sa qualité de président du Haut Conseil des finances publiques, Pierre Moscovici, qui a été nommé la semaine dernière Premier président de la Cour des comptes, qui vient présenter l’avis du Haut Conseil sur le troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020.

En application de l’article 15 de la loi organique de décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, il revient au Haut Conseil d’émettre un avis sur les prévisions macroéconomiques qui fondent le projet de loi de finances rectificative (PLFR), ainsi que sur la cohérence entre l’article liminaire du PLFR et les orientations pluriannuelles de solde structurel fixées par la loi de programmation des finances publiques 2018-2022.

Dans son avis sur le deuxième PLFR à la mi-avril, le Haut Conseil avait déjà souligné les fortes incertitudes qui pesaient sur les prévisions macroéconomiques, affectant le scénario de finances publiques, notamment s’agissant des recettes fiscales et sociales. Il avait ajouté que des risques significatifs pesaient sur le montant des dépenses.

Moins de deux mois plus tard, cet avis sur le troisième PLFR n’en est que plus important car il est susceptible de nous confirmer ou non dans cette analyse inquiétante de l’imprévisibilité. Il aura certainement le mérite de nous aider à tenir un discours de vérité
 sachant que la vérité reste assez relative dans ces sables mouvants.

M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques. Je suis heureux de vous retrouver : je connais bien cette commission pour y avoir siégé comme membre et y être venu à plusieurs reprises lorsque j’étais ministre de l’économie et des finances ou commissaire européen… à croire que mon destin était de rester ma vie durant à la commission des finances de l’Assemblée nationale ! Je veux vous assurer de mon entière disponibilité : la Cour des comptes, à équidistance de l’exécutif et du législatif, entretient un lien essentiel avec le Parlement et je veillerai à toujours à vous donner la priorité.

Cette présentation est mon premier acte en tant que Premier président de la Cour des comptes et, à ce titre, président du Haut Conseil des finances publiques, puisque c’est seulement quelques heures après que le Président de la République m’a confié cette responsabilité que le Haut Conseil a été saisi pour avis. Je veux souligner à quel point cette institution, à laquelle je suis particulièrement attaché, est une structure légère qui travaille vite et bien. Je l’ai portée sur les fonts baptismaux en 2012 lorsque j’étais ministre de l’économie et des finances ; tout au long de mon mandat de commissaire européen entamé en 2014, j’ai souhaité entretenir un dialogue étroit avec les institutions financières et budgétaires indépendantes. Le Haut Conseil m’a auditionné à deux reprises, au début du semestre européen et à sa conclusion. À Bruxelles, j’ai toujours veillé à ce que les avis du Haut Conseil, comme ceux de ses homologues européens, soient pris en compte par la direction générale des affaires économiques et financières (ECFIN) pour apprécier les trajectoires financières nationales. C’est nourri de cette expérience que je présiderai cette institution, placée au cœur de la gouvernance française des finances publiques et résolument orientée vers l’Europe.

Le Haut Conseil est chargé de veiller à la sincérité des prévisions macroéconomiques et de finances publiques établies par le Gouvernement. Son regard est aussi européen puisqu’il est compétent pour apprécier la cohérence de la trajectoire de finances publiques avec nos engagements européens.

Les finances publiques, la France, l’Europe, ce sont là des enjeux qui me sont chers et qui constituent le fil directeur de ma vie politique. Bien que celle-ci se soit achevée il y a une semaine avec ma nomination, je reste un acteur du débat public. Les liens entre nos institutions doivent se resserrer. Je vous le dis avec la sensibilité qui est la mienne, celle d’un ancien député, et avec conviction : il revient au Haut Conseil d’éclairer le législateur, cela fait partie de sa vocation. L’examen indépendant de la trajectoire des finances publiques est indispensable à la qualité et à la sincérité des prévisions gouvernementales sur lesquelles sont établis les textes financiers qui vous sont soumis.

Je m’attacherai dans les prochains mois à convaincre les pouvoirs publics de la nécessité de renforcer la portée des travaux du Haut Conseil ainsi que les moyens qui lui sont attribués – pour l’heure extraordinairement limités : deux équivalents temps plein. Il faut tirer pleinement profit de cette institution, qui représente une aide substantielle pour le Parlement. J’en ai parlé avec le Président de la République : nous devons renforcer les missions, le champ de compétences et les moyens du Haut Conseil, à l’image des institutions analogues de nos partenaires européens, autrement mieux dotées et aux compétences plus étendues.

Pour la troisième fois en moins de trois mois, le Haut Conseil rend un avis sur un PLFR. C’est un fait unique dans l’histoire budgétaire : depuis la mise en œuvre de la LOLF, jamais autant de PLFR n’ont été présentés à une cadence aussi élevée. Ces procédures exceptionnelles ne sauraient être critiquées : elles sont malheureusement le reflet de la crise sanitaire et économique, ainsi que de la très forte incertitude qui l’accompagne.

Les textes financiers ont dû être révisés à plusieurs reprises pour tenir compte des évolutions macroéconomiques et des mesures décidées par les pouvoirs publics, dans une situation totalement imprévisible. Les ajustements apportés par les deux précédentes LFR sont très significatifs. Ce troisième projet de loi révise la croissance de trois points de PIB, le déficit de plus de deux points, la dette de plus de cinq points. En seulement trois mois, les modifications apportées à la trajectoire macroéconomique et des finances publiques sont massives et inédites. Entre la loi de finances initiale et ce troisième PLFR, les prévisions se sont dégradées de plus de douze points de croissance, de neuf points de déficit public et de vingt-deux points de dette – c’est dire l’ampleur du choc.

Cette crise est sans doute la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Les mesures de confinement prises dans le monde entier pour freiner la pandémie ont conduit à une récession d’une ampleur inédite. Les effets de la crise se sont fait ressentir dès le premier trimestre avec des baisses de PIB de 9,8 % en Chine, de 1,3 % aux États-Unis, de près de 4 % dans la zone euro par rapport au quatrième trimestre 2019. Dans la plupart des pays, la chute de PIB s’annonce nettement plus forte au deuxième trimestre, des pans entiers de l’économie ayant été mis à l’arrêt. Les prévisionnistes auditionnés par le Haut Conseil attendent un rebond de l’activité au second semestre, mais, en dépit de la réaction rapide des politiques économiques, tant nationales qu’européennes, la baisse de PIB devrait être très marquée sur l’ensemble de l’année 2020. Dans l’une de ses toutes dernières prévisions, la Banque centrale européenne (BCE) estimait que le PIB de la zone euro se contracterait au total de 8,7 % en 2020. Nous n’avons pas encore intégré les dernières estimations de l’OCDE.

La France n’échappe pas à la profonde récession qui a gagné l’ensemble de nos partenaires : après une baisse de 5,3 % du PIB enregistrée au premier trimestre, le pays connaîtrait un recul de près de 20 % du PIB au deuxième trimestre selon l’INSEE. Depuis un mois, les effets du déconfinement ont permis un redémarrage, encore très partiel, de l’économie ; le rebond de l’activité devrait se poursuivre au cours du second semestre. Toutefois, selon l’avis concordant du Haut Conseil et des prévisionnistes, la reprise ne devrait pas permettre d’ici à la fin de l’année un retour au niveau d’activité de la fin 2019 : cela devrait prendre deux ans selon la Banque de France.

Contrairement au scénario présenté dans le deuxième PLFR, le Gouvernement ne fait pas l’hypothèse d’un retour à la normale rapide. Il prévoit ainsi que l’activité restera au second semestre nettement en dessous de son niveau de fin 2019. Dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de deuxième vague massive, où l’état d’urgence serait levé le 10 juillet et où les restrictions aux déplacements internationaux seraient progressivement levées, le Gouvernement prévoit un recul du PIB de 11 % cette année, ce qui correspond également à la prévision de l’OCDE.

Le Haut Conseil note que des aléas aussi bien positifs que négatifs peuvent encore peser sur l’activité. Le risque d’une résurgence de l’épidémie ne peut pas être totalement écarté ; la dégradation de la situation financière de nombreuses entreprises pourrait provoquer un surcroît de faillite et entraîner un repli de l’investissement encore plus marqué que celui prévu par le Gouvernement. La prévision pourrait cependant être améliorée car les mécanismes de soutien mis en place par les pouvoirs publics, comme l’activité partielle ou les exonérations sectorielles de cotisations, pourraient accélérer le rebond de l’activité. Le troisième PLFR fait l’hypothèse que l’épargne contrainte constituée par les ménages pendant le confinement ne sera pas consommée au cours du second semestre 2020. Si cette épargne, estimée à 100 milliards d’euros par le PLFR, venait à être partiellement utilisée, le surcroît de consommation pourrait laisser espérer une chute du PIB moins forte. Le Haut Conseil a considéré que la prévision du Gouvernement d’un recul de l’activité de 11 % en 2020 était « prudente ».

Le Haut Conseil a examiné le scénario d’inflation et d’emploi du Gouvernement. Sous l’effet du repli du prix des matières premières et du recul de la demande globale, l’inflation reculerait en 2020 pour s’établir selon le PLFR à 0,4 %. Compte tenu de l’ampleur attendue de la récession, le Haut Conseil considère que cette prévision pourrait se révéler encore trop élevée en 2020. Elle serait compatible, en revanche, avec une reprise de l’activité nettement plus forte que prévue par le Gouvernement.

Par ailleurs, le troisième PLFR prévoit un recul important de l’emploi total : un million d’emplois pourraient être perdus fin 2020 par rapport à la fin 2019. Cette prévision suppose que les destructions d’emplois seront limitées par le dispositif d’activité partielle. Le Haut Conseil estime que le niveau de l’emploi pourrait être un peu plus élevé que celui prévu par le Gouvernement.

Le troisième PLFR pour 2020 révise la trajectoire de finances publiques pour prendre en compte la dégradation des hypothèses macroéconomiques mais aussi les nouvelles mesures de soutien. Ce PLFR relève également le montant prévisionnel de certaines mesures de soutien déjà mises en œuvre, pour lesquelles le Haut Conseil avait noté des risques de dépassement dans son avis précédent, en particulier l’activité partielle et le fonds de solidarité en faveur des petites entreprises. Autrement dit, ce PLFR repose sur des prévisions plus réalistes pour les mesures de soutien que celles décidées auparavant.

La prévision de déficit du Gouvernement s’établit désormais à 11,4 points de PIB, un niveau là encore jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale. La dégradation est considérable : 9,2 points de PIB par rapport à la LFI et 2,3 points par rapport à la deuxième LFR.

Les prévisions de recettes sont une nouvelle fois significativement abaissées. Le Gouvernement retient un recul des prélèvements obligatoires équivalent à celui du PIB, ce qui correspond à une élasticité au PIB des prélèvements obligatoires de 1. Nous considérons qu’il est possible d’atteindre un tel niveau de prélèvements obligatoires, mais la prévision paraît toutefois entourée d’aléas négatifs sur l’impôt sur le revenu et sur les prélèvements sociaux, dont les prévisions n’ont pas été modifiées en dépit de la dégradation du scénario macroéconomique.

S’agissant des dépenses, le troisième PLFR révise à la hausse le montant des dépenses exceptionnelles, qui passe de 42 à 57 milliards d’euros. Cette enveloppe inclut notamment une hausse de 11,5 milliards d’euros des crédits du budget général de l’État, qui se traduit par l’ouverture de crédits supplémentaires pour l’activité partielle ainsi que par divers dispositifs sectoriels en faveur de l’automobile, de la culture ou de la presse. Dans le périmètre des administrations de sécurité sociale, ces dépenses supplémentaires recouvrent principalement les surcoûts liés à l’assurance chômage, tandis que la prévision de dépenses d’assurance maladie demeure inchangée. Ce surcroît de dépenses est une composante du plan d’ensemble de 133,5 milliards d’euros, qui intègre 76,5 milliards de mesures sans effets sur les soldes publics. En outre, le soutien du Gouvernement prend aussi la forme de garanties de prêts aux entreprises pouvant atteindre 327 milliards d’euros.

Dans l’ensemble, le Haut Conseil considère que des aléas à la hausse et à la baisse peuvent influer sur les recettes et les dépenses des administrations publiques. Des évolutions macroéconomiques plus favorables pourraient rehausser les recettes publiques et limiter à due concurrence le creusement du déficit. De l’autre côté, les mesures de soutien à l’activité annoncées par le Gouvernement, notamment les plans sectoriels et de relance, n’ont pas toutes été traduites dans ce PLFR. De surcroît, une partie des mesures que le Gouvernement considère comme n’ayant pas d’effets directs sur le solde pourraient finalement avoir un impact sur le déficit dès cette année.

La cohérence de la prévision de solde structurel du Gouvernement avec les orientations pluriannuelles s’apprécie au regard de la trajectoire de solde structurel, c’est-à-dire le solde public corrigé des fluctuations conjoncturelles et des mesures ponctuelles et temporaires. Le troisième PLFR a révisé les estimations de déficit structurel à 2,2 points de PIB en 2019 et 2020 contre 2 points dans le précédent PLFR ; le Gouvernement tient ainsi compte des modifications apportées par l’INSEE à l’estimation du PIB sur les années 2007 à 2019.

Cette révision me conduit à formuler deux observations.

S’agissant des années 2018 et 2019, le déficit structurel cumulé est supérieur d’un peu moins de 0,4 point à l’objectif fixé en loi de programmation. Cet écart reste inférieur au seuil de déclenchement du mécanisme de correction, à 0,5 point, mais il est supérieur à celui estimé dans le projet de loi de règlement pour 2019, actuellement examiné en première lecture. En cela, l’avis du Haut Conseil sur ce PLFR actualise l’avis émis sur le projet de loi de règlement.

S’agissant de 2020, nous relevons que le déficit structurel de 2,2 points de PIB, tel qu’estimé par le Gouvernement, s’écarte cette fois de 0,6 point de PIB de la trajectoire prévue par la loi de programmation. Cet écart, s’il était confirmé lors de l’examen du projet de loi de règlement de 2020 par le Haut Conseil au printemps 2021, conduirait au déclenchement du mécanisme de correction.

Je me permets ici d’ouvrir une parenthèse qui n’est pas sans lien avec mes responsabilités antérieures. À l’automne dernier, la Commission européenne avait conclu que le projet de budget français pour 2020 était en risque de non-conformité avec le pacte de stabilité et de croissance. En effet, la LFI est construite sur un ajustement structurel quasi nul, alors même que l’objectif de réduction annuelle des déficits structurels requis par nos règles de gouvernance est de 0,5 point de PIB, soit environ 15 milliards d’euros. Cette estimation vaut ce qu’elle vaut, tant il est vrai que le pacte de stabilité de croissance est de facto suspendu et que chacun sait – je l’avais proposé quand j’étais commissaire – qu’une révision en profondeur de celui-ci est nécessaire. Je me devais néanmoins de souligner que la trajectoire prévue avant même la crise sanitaire s’écartait déjà de nos engagements européens.

Le Haut Conseil considère que le déficit structurel pourrait en outre se révéler plus élevé que prévu dans ce troisième PLFR. Deux éléments sous-tendent notre appréciation. D’une part, certaines des dépenses liées à la crise sanitaire, considérées comme temporaires par le Gouvernement, pourraient être prolongées au-delà de 2020. Si ces dépenses ne devaient pas être considérées comme des mesures de « one-off » à Bruxelles, cela aurait pour conséquence mécanique de détériorer le solde structurel.

D’autre part, l’évaluation du PIB potentiel risque d’être revue à la baisse. Le PIB potentiel, qui correspond à la capacité de production soutenable d’une économie, est au cœur du mandat du Haut Conseil ; il est un repère indispensable lorsque l’on calcule le solde structurel. Une révision à la baisse du PIB potentiel impliquerait une dégradation du déficit structurel. Or la hausse du chômage pourrait entraîner des pertes de capital humain massives, tandis que la hausse des faillites d’entreprises et la baisse des investissements devraient affecter les capacités de production. Il existe un risque que la productivité ressorte affaiblie de la crise, en raison notamment de la mise en œuvre des mesures de protection sanitaire. Le solde structurel pourrait donc s’éloigner davantage encore que prévu de la trajectoire programmée.

Je terminerai mon propos par un constat et par un message.

Le constat porte sur le niveau de dépenses : le Gouvernement prévoit pour 2020 une augmentation de 6,4 % des dépenses publiques par rapport à 2019. Jointe à la baisse du PIB, cette progression exceptionnellement forte conduirait le niveau de dépenses publiques à 63,6 % du PIB – un niveau jamais atteint au cours de ces soixante-dix dernières années.

Le message, cela ne vous surprendra pas, a trait à la dette publique. Le troisième PLFR révise la prévision de dette publique rapportée au PIB de plus de 5 points par rapport au précédent, et de 22 points par rapport à la LFI, pour la porter à plus de 120 points de PIB. Depuis la création de l’euro en 1999 et jusqu’à l’an dernier, un tel niveau n’avait été atteint au sein de la zone euro que par très peu de pays. Le niveau de la dette se dégrade partout dans la zone euro. Nous savons que les conditions de financement de la dette sont extrêmement favorables, notamment grâce à l’action résolue de la BCE : cela implique que nous relativisions nos jugements sur la dette publique. Il n’en demeure pas moins, et je suis certain que le rapporteur général sera d’accord avec moi, que cette hausse massive, qui s’ajoute à une croissance quasi ininterrompue depuis dix ans, maintient la dette à un niveau extrêmement élevé. In fine, la dette devra être remboursée. Cette situation fragilise la soutenabilité à moyen terme de nos finances publiques. Elle requiert vigilance et intelligence collective pour traiter de cette question dans les années à venir.

M. le président Éric Woerth. Vos propos montrent une incertitude majeure. L’insoutenabilité de la situation est le sujet de ce troisième PLFR et du futur projet de loi de finances pour 2021 qui sera discuté à l’automne.

L’OCDE table sur une récession entre 11 et 14 % pour la France. 11 %, c’était du jamais vu ; 14 %, ce serait colossal. Je ne suis pas de nature pessimiste, mais il n’empêche que la situation peut avoir des conséquences catastrophiques sur notre économie.

Le déficit prévisionnel, d’une ampleur comparable à la récession, n’intègre pas certaines mesures de trésorerie comme le prêt garanti par l’État (PGE). Elles sont comptabilisées dans les plans que l’on accumule mais n’ont pas d’impact direct sur les finances publiques ; mais elles pourraient en avoir un en cas de défaillances de remboursement ; or il y en aura, même si personne ne le souhaite, et il serait bon d’essayer au moins de les mesurer.

Les mesures budgétaires égrenées dans les plans quasiment hebdomadaires qui nous sont présentés – dont celui en faveur de l’aéronautique, annoncé hier – ne sont pas intégrées, dites-vous, dans les dépenses que vous avez prises en compte.

Les reports d’échéances, notamment sociales, sont évidemment intégrés comme des mesures de trésorerie ; elles n’ont donc pas nécessairement d’incidence. En revanche, les exonérations qui leur succéderont, au profit du secteur touristique par exemple, ou des petites entreprises, ne le sont probablement pas non plus, en tout cas pas en totalité.

La notion de PIB potentiel n’est pas du tout négligeable. Vous avez raison de dire qu’avec un PIB potentiel qui équivaut à peu près au PIB réel d’avant la crise, nous abordons la situation dans une faiblesse relative par rapport aux autres pays. Ce n’est vraiment pas suffisant pour reprendre la main et revenir au niveau de la fin du mois de février. Les risques sont importants et ne sont pas conjoncturels. La probabilité d’un PIB potentiel plus faible est au moins implicite dans vos propos.

Vous avez parlé de possibles pertes de capital humain entraînées par la hausse du chômage. Ce risque du chômage a pour nous tous un effet proprement terrorisant. Nous avions déjà un chômage de masse : il sera encore plus massif, ce qui est socialement inacceptable.

J’espère que la baisse de la productivité est ponctuelle. Toutefois, les conditions de travail actuelles ne concourent pas à ce qu’elle se rétablisse rapidement. La consommation était tellement basse qu’elle ne peut que rebondir ; mais la reprise de l’investissement sera plus lente. La notion de PIB potentiel est fondamentale, en ce qu’elle déterminera notre capacité à revenir plus vite que le fil de l’eau pour retrouver un niveau de croissance satisfaisant.

S’agissant des engagements européens, je partage votre opinion. Pour le moment, ils sont suspendus – je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. En tout cas, on a atteint les limites du système de Maastricht, ce qui ne veut pas dire qu’on a atteint les limites d’un système de discipline collective dès lors qu’on partage la même monnaie. Il faut essayer de remettre les choses à un niveau de réalité qui ne soit pas fictif, notamment en ce qui concerne la dette.

M. Laurent Saint-Martin, rapporteur général. Monsieur le président du Haut Conseil des finances publiques, je vous remercie pour votre présentation complète.

Les questions du président de notre commission vont dans le sens de mon intervention.

On peut résumer ce projet de loi de finances rectificative en quatre grandes parties. Au-delà de l’adaptation et de la redéfinition des trajectoires de finances publiques, il prévoit la poursuite du soutien d’urgence avec les quatre grandes mesures phares qui ont été exposées dans les deux premiers collectifs budgétaires – activité partielle, garantie d’État, fonds de solidarité, reports de charges – une annulation de charges pour certains secteurs et un début de soutien plus sectoriel. Alors que l’activité repart pour nombre d’entreprises, d’autres sont encore contraintes ou freinées pour des raisons évidentes de crise sanitaire toujours présente et doivent être accompagnées plus fortement. Est également prévu un soutien aux collectivités territoriales et aux publics les plus fragiles.

Vous relevez dans votre avis la prudence du Gouvernement s’agissant de sa prévision de contraction de l’activité, plus pessimiste que beaucoup d’enquêtes indépendantes, même si, vous l’avez dit, l’OCDE brosse aujourd’hui un tableau de prévisions assez noir. Vous relevez aussi l’hypothèse de rentrées fiscales plus importantes que prévu. Avez-vous mesuré différentes modélisations de finances publiques plus raisonnables ou plus optimistes que les prévisions du Gouvernement et à plus forte raison de l’OCDE ?

L’avis du Haut Conseil rappelle aussi que la Commission européenne a baissé de 0,4 point le niveau de croissance potentielle en France. Vous relevez que la crise pourrait peser durablement sur l’emploi. C’est un vrai souci, pour nous parlementaires, qui devrait nous occuper durablement pendant les prochains mois à cause d’une baisse des investissements des entreprises et d’un certain nombre de faillites, hélas ! à prévoir.

Dans ce contexte, considérez-vous que le solde structurel de 2,2 points soit crédible ? J’aimerais connaître votre avis sur la capacité à tenir ce déficit structurel, d’autant que certaines mesures de soutien annoncées comme temporaires semblent déjà se muer dans votre discours en mesures structurelles. Selon vous, lesquelles de ces mesures seront à intégrer dans le solde structurel, ce qui dégradera très probablement le déficit à terme ?

Vous avez révélé qu’une partie des mesures de soutien annoncées par le Gouvernement ne figure pas dans le PLFR. Pouvez-vous y revenir en détail ? Surtout, quelles sont leurs modalités de financement ?

Je vous remercie d’avoir abordé la question de l’endettement sur laquelle je travaille beaucoup. Je suis tout à fait d’accord avec votre conclusion : il faut veiller à ce que la dette soit remboursée, quand bien même la France peut se permettre l’endettement face à la crise. Les deux ne sont pas incompatibles. J’aimerais connaître votre avis sur le regard des investisseurs. Que doit faire notre pays pour rendre crédible la soutenabilité de notre dette dans les prochains mois ? Une relance va être probablement annoncée par le Président de la République et le ministre de l’économie. Comment doit-elle être préparée et annoncée pour rassurer nos créanciers pour les prochains mois et les prochaines années ?

M. Pierre Moscovici. J’aimerais pouvoir répondre complètement à vos questions, et faire en sorte que le Haut Conseil des finances publiques mérite totalement son nom, autrement dit qu’il soit réellement un conseil des finances publiques à équidistance entre le Gouvernement et le Parlement, ce qui suppose d’en accroître à la fois la compétence et les moyens. Je résiste néanmoins à l’envie que je pourrais avoir, au nom d’un passé désormais révolu, de vous répondre complètement et de m’engager dans le débat.

 

Nous n’avons pas les moyens de faire des modélisations : nous travaillons sur la base du consensus des prévisions, en lien avec les administrations que nous auditionnons, ce que j’ai fait dès mon arrivée. Pour l’heure, le Haut Conseil n’élabore pas de prévisions et ses moyens sont limités. Il conviendrait que cela change, car cela nous permettait de jouer davantage un rôle de conseil et de le faire en permanence et pas seulement à telle ou telle occasion. Je rencontrerai le président de la commission des finances et le rapporteur général du budget pour aborder cette question, car c’est à la fois l’intérêt du Gouvernement, du Parlement et du pays que d’avoir un tiers de confiance indépendant capable d’élaborer ces notions et contribuer à les formuler.

Ces limitations étant posées, je vais m’efforcer de répondre à vos questions.

Un point de croissance en plus ou en moins représente tout de même 20 milliards d’euros, ce qui est considérable. La plupart des annonces du Gouvernement sont incluses dans le capital des dépenses du PLFR : c’est le cas du plan tourisme pour lequel 3 milliards d’euros d’exonérations de recettes sont prévues. Cela étant, des annonces sectorielles à venir viendront s’y ajouter : c’est le cas d’une partie des mesures de soutien au secteur aéronautique.

M. le président souhaite avoir un exemple de mesures temporaires susceptibles d’être étalées sur deux ans. Je pense aux dépenses de santé qualifiées d’exceptionnelles, qui représentent 8 milliards d’euros, aux exonérations ciblées de cotisations et à l’activité partielle.

Nous avons qualifié de prudente la prévision du Gouvernement. Si l’on examine le consensus forecast, autrement dit l’ensemble des prévisions macroéconomiques, cette fois-ci le Gouvernement est plutôt un peu plus pessimiste. Ce consensus vient d’être brisé par l’OCDE, qui est encore un peu plus pessimiste, en tout cas qui est identique sur le scénario de base, celui d’une amélioration assez durable de la situation et d’une mise sous contrôle du virus. Comme le Gouvernement, l’OCDE prévoit un recul de l’activité de 11 %, et, dans l’hypothèse d’une deuxième vague, de 14 %. Il ressort des débats du Haut Conseil qu’il y avait en effet des aléas à la hausse et à la baisse, mais que les aléas à la hausse étaient relativement plus nombreux que les aléas à la baisse et qu’on ne pouvait exclure une « bonne surprise » compte tenu des niveaux de récession atteints. Nous pensons, au final, sur la base de ce que nous connaissons aujourd’hui, qu’en 2020 la croissance pourrait être un peu plus élevée ou la récession un peu moins marquée que prévu.

Je le répète, nous sommes face à des réalités mouvantes avec des paramètres que nous ne maîtrisons pas, à commencer par la situation sanitaire. C’est ce qui motive les deux hypothèses de l’OCDE.

Le Haut Conseil considère que nous ne pouvons pas penser que le PIB potentiel serait complètement exclu de l’évolution que nous connaissons. Nous pensons qu’il y a clairement là un aléa à la baisse et que la réduction du PIB potentiel pourrait s’imposer à plus ou moins brève échéance. De la même façon, s’agissant du déficit structurel, le Haut Conseil considère que si le scénario du Gouvernement n’est pas à exclure, la dégradation pourrait être plus élevée que prévu.

Permettez-moi enfin de vous faire part d’une opinion un peu personnelle sur les engagements européens. Mon point de vue est connu de longue date : je n’ai pas à me prononcer sur la durée de la suspension éventuelle du pacte de stabilité et de croissance, mais lorsque j’étais commissaire européen, j’étais déjà convaincu que nous avions atteint les limites de ce que nous pouvions faire, y compris en matière de flexibilité. Le système devra être repensé après cette pandémie, compte tenu des traces durables qu’elle laissera sur le paysage des finances publiques : il n’est plus possible de rester accrochés aux ancres de Maastricht, il faut engager dès maintenant le débat sur la révision du pacte de stabilité et de croissance. Je partage pleinement votre avis : nous avons besoin de règles. Même lorsqu’on dépense massivement, il faut être très attaché à la qualité de la dépense publique, à la façon dont les deniers publics sont dépensés. C’est un des rôles de la Cour des comptes, et elle restera à cet égard un auxiliaire du Parlement.

Le pacte de stabilité et de croissance doit d’abord être plus lisible. Or il est terriblement complexe. Ensuite, il doit être intelligent et pas automatique : si l’on est incapable d’apporter des éléments d’intelligence collective ou de jugement, on risque d’aboutir à des décisions parfaitement contre-productives. Enfin, il doit être sérieux tout en étant de nature à soutenir la croissance dans une période où nous en aurons besoin pour nos économies et pour l’emploi. Mais en posant ces trois paramètres, je vous fais part d’un sentiment un peu plus personnel, non de l’avis du Haut Conseil.

M. le président Éric Woerth. Nous l’avons bien compris, et c’est très intéressant.

Mme Cendra Motin. Comme vous, je pense que la crise doit être un élément de rapprochement entre la Cour des comptes et le Parlement. Notre groupe est plus que jamais attaché aux travaux d’évaluation des politiques publiques et cette exigence est plus que jamais d’actualité.

L’avis du Haut Conseil est tout à la fois préoccupant et rassurant.

Préoccupant, car les chiffres présentés sont sans précédent : recul de l’activité de 11 %, déficit public pour 2020 actualisé à moins 11,4 %, dette publique dépassant les 120 % du PIB. Indéniablement, le choc est violent, profond, et le retour à la normale n’est pas envisageable à court terme. Il faut mettre au crédit du Gouvernement sa transparence sur l’état des finances publiques et de notre économie et la présentation d’un troisième collectif budgétaire en trois mois. Il nous faut accepter collectivement que nous ne vivons plus dans le même monde que celui de la loi de programmation des finances publiques.

Rassurant, puisque nous trouvons, à la page 10 de votre avis, la synthèse des mesures de soutien dédiées, ce PLFR inclus, pour aider les Français à traverser le mieux possible cette crise sanitaire. 57,2 milliards d’euros de mesures affectent le déficit public, dont plus de la moitié consacrée au dispositif d’activité partielle ; 76,5 milliards d’euros de mesures n’affectent pas le déficit mais sont utiles pour les entreprises, notamment au travers des reports de charges massifs pendant le confinement. Au total, ce sont 133,7 milliards d’euros au service de l’emploi et des entreprises. C’est pourquoi je m’étonne du procès permanent en austérité, car l’avis du Haut Conseil fait également état d’un niveau de dépenses publiques rapporté au PIB de 64 %.

Le Haut Conseil estime que l’emploi est potentiellement sous-évalué dans les hypothèses du Gouvernement. Pourriez-vous revenir sur cette estimation ? Savez-vous évaluer la proportion d’emplois sauvegardés par le dispositif d’activité partielle ?

Vous avez également évoqué l’épargne des Français comme un gisement de croissance potentielle. Pensez-vous que celle-ci pourrait être mieux orientée pour l’investissement public, au-delà par exemple du seul logement social pour le livret A ?

Ma dernière question s’adresse à l’ancien commissaire européen. Pensez-vous que l’initiative franco-allemande soutenue par la présidente de la Commission d’un plan d’investissement sera de nature à limiter les effets de la crise d’investissement que nous redoutons tous ?

Mme Marie-Christine Dalloz. Entendons-nous sur les termes : la crise que nous connaissons est conjoncturelle, mais elle aura des conséquences sur le déficit structurel, estimé à 2,2 points de PIB. Comme le PIB potentiel va être inévitablement revu à la baisse, vous estimez que l’impact sera de 0,6 point sur le déficit structurel, ce qui va inévitablement déclencher le mécanisme de correction puisque l’écart par rapport à la loi de programmation de janvier 2018 sera trop important.

D’après vos données, 1,2 million d’emplois seront perdus à la fin de l’année. Toutefois, les économistes s’accordent pour dire qu’il pourrait y avoir encore un million d’emplois supplémentaires perdus en 2021. Y a-t-il une corrélation entre le niveau de perte d’emploi et le pourcentage du recul du taux de croissance ?

Vous citez dans votre document les mesures provisoires sans conséquence sur le déficit, pour un montant de 76,5 milliards d’euros. La Fédération bancaire française explique que 30 % environ des prêts n’auraient pas été consentis s’il n’y avait pas eu une garantie de l’État. Peut-on considérer que ces 30 % de risques pourraient sortir des mesures provisoires ?

Enfin, vous appelez à une vigilance particulière puisque notre niveau de dette devrait dépasser 120 points de PIB. Mais cela suffira-t-il ?

M. Mohamed Laqhila. Permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour votre nomination. J’attache moi aussi une importance fondamentale au rôle du Haut Conseil qu’il faudra certainement renforcer à l’avenir.

Je remercie le Haut Conseil des finances publiques pour son avis comme d’habitude assez complet, même dans cette période ô combien chargée d’incertitudes. Il considère que les prévisions de croissance du Gouvernement sont prudentes et je partage cette analyse. Le Haut Conseil a-t-il discuté de prévisions au-delà de 2021 ? Pensez-vous que la reprise sera, pour reprendre les termes à la mode, en V, en W, en U, en L, etc., ou en racine carrée ?

Vous considérez que la hausse quasi ininterrompue de la dette publique depuis dix ans – en réalité, tout au long des quarante dernières années – fragilise la soutenabilité à moyen terme des finances publiques de la France. Nous partageons votre inquiétude, mais souhaitons rappeler qu’une forte stimulation budgétaire est nécessaire pour réduire au mieux le risque d’hystérèse du chômage, c’est-à-dire une situation dans laquelle le taux de chômage d’équilibre augmente durablement alors même que sa cause a disparu. Le Haut Conseil a-t-il un avis sur l’évolution des taux des obligations souveraines à moyen terme, notamment en lien avec vos observations sur l’évolution de l’inflation ?

Enfin, quels sont, selon vous, les plans sectoriels qui seraient oubliés dans le troisième PLFR ?

M. Jean-Louis Bricout. Vos analyses sont-elles en phase avec les prévisions de la Banque de France ? Pourriez-vous nous préciser vos éventuels points de divergence ? Selon elle, le PIB retrouverait son niveau à mi-2022. Alors que vous annoncez une baisse du PIB de 10 %, la Banque de France table sur 11 %, ce qui fait un écart de 20 milliards d’euros. Quelle est votre analyse sur ces écarts ? On annonce aussi un taux de chômage de 11,5 %, une consommation à la baisse de 9 %, un effondrement des investissements des entreprises de 23 % et un taux d’épargne de 22 %.

La situation paraît aussi fortement dégradée par rapport à d’autres pays européens. Votre analyse semble d’ailleurs corroborée par celle de l’OFCE. Comment expliquez-vous ces écarts ?

S’agissant de la soutenabilité de la dette, quel conseil pourriez-vous formuler pour crédibiliser notre pays à la veille de l’annonce du plan de relance ?

Vous faites état d’une épargne de précaution des ménages qui pourrait atteindre 100 milliards d’euros. D’après le Gouvernement, « la consommation des ménages serait en fort recul sur l’ensemble de l’année (…). Elle ne reviendrait pas totalement à son niveau usuel fin 2020 en raison de contraintes sanitaires dans certains secteurs. » Vous ajoutez que les flux touristiques seraient très réduits en 2020 et ne reviendraient pas à leur niveau antérieur à horizon fin 2020. Comment faire pour libérer cette épargne au profit d’une consommation qui éviterait l’achat de produits importés ? Pensez-vous que les mesures annoncées peuvent concourir à libérer l’épargne vers une consommation mieux ciblée ?

Concernant les recettes, vous considérez que la prévision du Gouvernement est atteignable mais paraît ponctuellement entourée d’aléas négatifs sur l’impôt sur le revenu et sur les prélèvements sociaux dont les prévisions n’ont pas été révisées dans le cadre de ce troisième PLFR. On parle d’y intégrer seulement 3 milliards d’euros. Pensez-vous que le terme « atteignable » soit bien approprié ?

Des annonces ont été faites pour soutenir les secteurs automobile et aérien, mais il n’y a rien pour le secteur ferroviaire. Qu’en pensez-vous ?

M. Charles de Courson. Je fais partie de ceux qui souhaitent étendre les compétences du Haut Conseil à l’évaluation de la sincérité des dépenses. Je vous félicite d’avoir relevé que certaines dépenses d’ores et déjà annoncées ne sont pas budgétées. Avez-vous un ordre de grandeur des dépenses supplémentaires des plans décidés – dont celui en faveur de l’aéronautique – mais non budgétés dans le troisième PLFR ?

Le Haut Conseil considère qu’il n’est pas sérieux de retenir un taux de croissance potentiel inchangé à 1,25 %. Alors que l’investissement chute de 25 % et que la force de travail baisse de 1,2 million, on ne peut que réduire le taux de croissance potentiel. Quel taux faudraitil retenir ? S’il était ramené à 1 % par exemple, quel serait alors le déficit structurel qui a été évalué à 2,2 points de PIB ?

Vous dites que la dette publique appelle une « vigilance particulière » – expression savoureuse –, mais vous ne parlez pas des primes d’émission. On a fini par arracher que le montant des primes d’émission nettes représentait, à la fin de 2019, 3,1 % du PIB, soit plus de 70 milliards d’euros. Avez-vous estimé le montant prévisionnel des primes d’émission à la fin de l’année 2020 ?

Mme Sabine Rubin. Quelles mesures de soutien à l’activité annoncées par le Gouvernement, notamment certains plans sectoriels de relance, n’ont pas été traduites dans ce PLFR ?

Vous notez que l’inflation pourrait être encore plus faible que prévue par le Gouvernement. Nous partageons votre analyse : l’inflation est d’autant moins probable que les mesures prises par les États ne sont pas à proprement parler des plans de relance, mais des plans de substitution de revenus perdus à la suite de l’arrêt de l’économie marchande, ce qui n’augmente pas la demande, mais freine sa chute. Confirmez-vous l’absence d’un risque hyper-inflationniste, y compris en cas de relance beaucoup plus massive de l’économie ? Dans ce cas, plutôt que d’affirmer comme horizon qu’il faudra rembourser la dette, ce qui fragilise le budget de la France, pourquoi ne pas la racheter ou la transformer en dette perpétuelle ?

Mme Jennifer De Temmerman. Monsieur le président du Haut Conseil, je vous remercie pour la présentation complète de l’avis relatif au troisième PLFR qui nous a été transmis relativement tard. Cela dit, nous avons pris bonne note de votre demande de renforcement de moyens.

Le groupe parlementaire Écologie Démocratie Solidarité a présenté mardi les propositions de mesures que nous défendrons dans le cadre de ce PLFR.

Vous soulignez, à la page 9 de votre avis, que la prévision de progression en valeur des dépenses publiques s’élève à 6,4 %, soit une croissance supérieure de 1,2 point à celle retenue dans le deuxième PLFR. Nous regrettons que ces dépenses exceptionnelles, bien que nécessaires, ne s’accompagnent pas d’une réelle éco-conditionnalité indispensable à la fois pour répondre au défi climatique et pour engager au plus tôt la reconversion du tissu industriel et des emplois vers des secteurs moins carbonés.

Vous soulignez également qu’une partie des mesures présentées susceptibles d’avoir un impact sur le déficit n’ont pas été traduites dans ce PLFR, ce que nous regrettons. Parallèlement, les prévisions de recettes sont une nouvelle fois significativement abaissées. L’évolution spontanée des prélèvements obligatoires a été revue à la baisse. De premières mesures d’atténuation de cette baisse de recettes pourraient être prises dès le présent PLFR, eu égard à l’urgence du financement des mesures de solidarité, notamment au travers de la fiscalité des multinationales en taxant mieux les plus-values et les dividendes intragroupes, et en associant davantage les très hauts revenus à l’effort de solidarité par l’instauration d’une contribution exceptionnelle des plus aisés, temporaire et conditionnelle. Ces propositions permettront ainsi de répondre à deux urgences : amorcer la nécessaire transition et participer au redressement progressif des finances publiques.

Ne croyez-vous pas qu’il serait nécessaire de sortir du constat de la pire dégradation de nos finances publiques depuis la Seconde Guerre mondiale pour trouver les moyens d’augmenter nos recettes ? Cette crise n’est-elle pas l’occasion d’amorcer un virage vers une économie plus résiliente ? La crédibilité de notre pays face aux investisseurs ne dépend-elle pas de sa capacité à faire des propositions innovantes qui, au lieu de consacrer les travers passés, ouvrent vers des perspectives de développement durable ?

Mme Patricia Lemoine. Le Haut Conseil souligne que durant la séquence particulière que nous venons de vivre, les Français ont procédé à une sur-épargne. Celle-ci est estimée à 100 milliards d’euros dans le troisième PLFR. Vous évaluez pour votre part le taux d’épargne à 14,9 % alors que le Gouvernement l’estime à un peu plus de 23 %. Pouvez-vous justifier cet écart ? Quels mécanismes doit-on actionner pour stimuler la consommation des ménages ?

Ma seconde question concerne le scénario macroéconomique qui se dégrade fortement. Pourtant, les prévisions en matière de recettes d’impôt sur le revenu et de prélèvements sociaux n’ont pas été révisées. Avez-vous procédé à une estimation de l’impact des pertes de recettes ? De la même façon, le Gouvernement considère, contrairement au Haut Conseil, que certaines mesures n’auront pas d’effets directs sur le solde budgétaire prévu dans le troisième PLFR. Pouvez-vous nous expliquer en quoi et à quel niveau ces mesures affecteront le déficit ? Enfin, avez-vous pu vous livrer à une estimation des mesures annoncées qui ne figurent pas dans ce troisième PLFR ?

Mme Véronique Louwagie. Monsieur le président du Haut Conseil, je vous félicite pour votre nomination.

Au premier trimestre, la France a fait beaucoup moins bien que les autres pays de la zone euro, puisque son niveau de croissance a diminué de 5,3 % du PIB, contre 3,8 % en moyenne pour les pays de la zone euro. Comment expliquez-vous que la France ait fait moins bien que ses voisins ?

Ce PLFR ne contient finalement pas de mesures de relance économique mais des mesures de soutien dont certaines auront un effet sur le déficit public, d’autres pas. L’absence de dispositifs de relance économique n’est-elle pas de nature à créer de l’inquiétude et, de ce fait, à affecter davantage encore notre croissance et donc notre niveau de déficit public ?

M. Daniel Labaronne. Monsieur le Premier président, je vous félicite pour votre nomination. J’aurai l’honneur d’être votre interlocuteur en tant que rapporteur spécial de la mission Conseil et contrôle de l’État.

Alors qu’on avait évalué la croissance du PIB à 1,4 %, elle a été de 1,5 % en 2019 sans tension sur les prix, sur le marché du travail et sur notre équilibre extérieur, puisque nous avons réduit le déficit de notre balance commerciale de l’ordre de 2 milliards d’euros. Ne serait-il pas temps de s’interroger sur la validité des indicateurs tels que le PIB potentiel et le déficit structurel et d’en revoir le calcul ? Je crains fort qu’ils ne soient en définitive assez éloignés de la réalité. Je note que si la croissance de notre PIB potentiel était plus élevée que 1,25 point, nous connaîtrions une amélioration de notre déficit structurel.

M. Jean-Paul Mattei. À la page 12 de votre avis, vous évoquez les recettes et le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu : avez-vous bien tenu compte de l’effet multiplicateur de la baisse des revenus sur le prélèvement à la source, et donc sur les recettes ?

M. Pierre Moscovici. Je vais vous frustrer – je le suis moi-même : le Haut Conseil n’est pas là pour construire les prévisions macroéconomiques. C’est le rôle du Gouvernement qui s’appuie sur la direction générale du Trésor. Le Haut Conseil n’est pas non plus là pour porter des jugements sur les politiques, ni pour faire des propositions ; il est là pour juger du réalisme des prévisions macroéconomiques et de la trajectoire des finances publiques.

Cela étant, c’est moi qui l’ai porté sur les fonts baptismaux et je peux témoigner que Charles de Courson a toujours été favorable à une extension de son rôle. En ayant changé de casquette, je ne veux pas donner l’impression de changer d’avis ! Le Haut Conseil a été créé il y a huit ans ; des institutions similaires montent en puissance ailleurs en Europe ; compte tenu de ces évolutions et de la place de plus en plus importante de l’Europe dans le débat, vous avez raison, il est temps d’élargir le champ de compétence, les missions et les moyens du Haut Conseil – ce serait d’intérêt général. J’en discuterai avec le rapporteur général et je reviendrai devant vous pour en débattre. Cela permettrait au Gouvernement, au Parlement et, in fine, aux citoyens, de disposer de moyens supplémentaires d’analyse.

En Italie ou en Espagne, les institutions similaires ont des moyens bien supérieurs aux nôtres : nous travaillons avec seulement deux équivalents temps plein, ce n’est pas raisonnable. Il faudrait également que nous puissions nous autosaisir afin de vous apporter des éléments d’analyse en temps réel ou de répondre à vos demandes. L’une d’entre vous s’étonnait d’avoir reçu l’avis tardivement, mais sachez que le Conseil n’a été saisi que jeudi matin. Vous mesurerez d’autant mieux la qualité du travail réalisé, avec des auditions et plusieurs projets successifs actualisés après des débats extrêmement vivants en moins d’une semaine.

Je partage le constat de Mme Motin : le moment est préoccupant car nous vivons une période extrêmement dramatique de l’histoire du monde, de l’Europe et de notre pays, mais il est également rassurant car la France, et plus largement l’Union européenne et la plupart des pays dans le monde ont su apporter des réponses massives et rapides à la crise, par comparaison avec d’autres périodes au cours desquelles nous avions, M. le président Woerth et moi-même, exercé des fonctions gouvernementales. Nous avons donc su tirer quelques enseignements des crises précédentes.

Ce troisième PLFR est également rassurant en ce qu’il constitue un exercice de transparence – ce que j’ai appelé la « vérité des prix ». Effectivement, les prévisions de la Banque de France ne sont pas tout à fait les mêmes que celles du Gouvernement – contrairement à ce que vous avez indiqué, M. Bricout, elles sont un peu plus optimistes. Mais les approches sont convergentes et les prévisions consensuelles.

Il n’est pas sérieux de considérer que la politique actuelle serait une politique d’austérité – y en a-t-il seulement eu dans ce pays ? Je n’en suis pas certain… Je plaide moimême coupable, et d’autres l’ont été avant et après moi… Le fait est que les politiques de gestion des finances publiques françaises n’ont jamais été austéritaires.

Le Gouvernement estime que les Français ont accumulé 100 milliards d’euros d’épargne contrainte au cours des dernières semaines. C’est considérable. Si elle était, fût-ce partiellement, consommée, l’activité économique française pourrait en bénéficier. Cela fait partie des aléas à la hausse. C’est pourquoi nous qualifions la prévision de « prudente ». En revanche, il ne m’appartient pas d’évoquer les modalités selon lesquelles cette épargne pourrait être utilisée.

En 2020, nous prévoyons une baisse de l’inflation, peut-être encore plus forte que celle estimée par le Gouvernement. Au-delà, les évolutions sont très incertaines. On ne peut vraiment rien exclure, ni le prolongement d’un niveau extrêmement bas d’inflation, ni une reprise. Nous ne nous sommes pas penchés sur 2021 ; cela ne fait pas partie de nos missions.

Concernant l’emploi, l’activité partielle n’empêche pas les pertes d’emploi, elle les limite seulement. La baisse du nombre d’emplois prévue par le Gouvernement dans ce troisième PLFR est très importante – presque autant que celle de l’activité. C’est la raison pour laquelle nous avons estimé, toujours avec la même prudence, que nous pourrions espérer une dégradation moins dramatique.

Plusieurs d’entre vous m’ont interrogé sur les plans sectoriels. M. de Courson lit dans notre avis qu’ils ne sont pas budgétés. Nous ne l’avons pas formulé ainsi, d’autant que le projet de loi, préparé à un instant T, ne peut prendre en compte certains plans annoncés tout récemment – comme celui pour l’aéronautique – ou qui vont l’être dans les mois à venir. Ils n’y sont donc pas ou pas totalement traduits – telle est notre formulation. Ainsi, pour le plan aéronautique, la garantie de l’État figure dans le PLFR. Il n’appartient pas au Haut Conseil de prévoir les plans à venir. Le Gouvernement a annoncé qu’il les présenterait au plus tard à l’automne – cette échéance pourrait aussi être celle d’un plan de relance, mais il ne m’appartient pas de le dire. Les débats les plus importants, et la consolidation, auront donc lieu lors de la présentation du projet de loi de finances initiale pour 2021 – a priori, il ne devrait pas y avoir de quatrième PLFR avant le traditionnel PLFR de fin d’année.

Nous pourrions connaître des aléas à la hausse ou à la baisse pour ce qui concerne les recettes. Ainsi, une meilleure situation macroéconomique pourrait se traduire par une hausse des recettes, mais les prévisions de rentrées d’impôts, notamment sur le revenu, pourraient également se dégrader. C’est ce qui colore notre jugement.

Vous m’avez interrogé sur les notions de croissance potentielle et de déficit structurel. Le débat soulevé par M. Labaronne est intéressant : lorsque j’étais commissaire européen, j’avais moi-même été frappé des erreurs sur la croissance potentielle et le déficit structurel. Néanmoins, en l’absence de révision du pacte – même si nous devons y réfléchir, en nous focalisant surtout sur la dette –, ces notions conservent un sens : la croissance potentielle est celle qui dérive des facteurs de production, de l’état de l’appareil productif. Il nous semble qu’elle pourrait subir davantage que les prévisions du Gouvernement ne l’estiment la dégradation de la situation économique. Alors qu’une proportion significative de la main-d’œuvre est toujours hors du marché du travail et que la productivité a tout lieu de baisser
 c’est déjà le cas –, il est difficile de croire que la croissance potentielle, théorique, de long terme, ne sera pas touchée. Et c’est bien ce qu’a formulé le Haut Conseil.

De même, concernant le déficit structurel, le Haut Conseil a mentionné que, si les prévisions se vérifient, certains critères justifieraient des procédures au niveau européen : c’est son rôle de se cantonner aux faits. Cela étant, permettez-moi de sortir de ma fonction : si j’étais commissaire européen, dans les circonstances présentes, je tiendrai compte de la situation d’ensemble… Je suis persuadé que mon successeur, Paolo Gentiloni, que je connais bien, fera preuve de la même sagesse. Cela nous renvoie à nouveau aux discussions autour du pacte.

S’agissant de la dette et de sa soutenabilité, nous avons parlé de « vigilance » et d’« intelligence ». Ce sera le sujet central des années à venir, qui colorera mon mandat de président du Haut Conseil et de Premier président de la Cour des comptes. Nous allons vivre durablement avec une dette publique élevée ; il faudra l’apprécier au regard de la situation des marchés. Même si ce n’est pas le rôle du Haut Conseil, monsieur le rapporteur général, je constate que la dette française se finance correctement, depuis longtemps – quasiment depuis le début de la crise précédente. Le jugement porté sur le pays, ses atouts et sa capacité à faire face à sa dette, est donc favorable.

Mais, vous avez raison, cela ne suffit pas : il est important de considérer qu’une dette n’est remboursée qu’in fine et de ne pas succomber à la théorie selon laquelle la dette ne pèse jamais sur personne : elle finit toujours par se venger à un moment donné… Nous devons donc être attentifs à sa soutenabilité à moyen terme. En ma qualité de Premier président de la Cour des comptes, je reviendrai vers vous fin juin avec le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, qui proposera quelques pistes. En tant que président du Haut Conseil des finances publiques, j’estime qu’il ne faut ni succomber au catastrophisme, ni tomber dans le laxisme ou le déni. Nous devrons naviguer entre ces deux bornes : la Cour des comptes, une fois son rapport finalisé, y reviendra plus en détail.

Le Haut Conseil et moi-même sommes à la disposition des parlementaires. La Cour des comptes et le Haut Conseil seront des interlocuteurs loyaux et flexibles à l’égard du Parlement.

M. le président Éric Woerth. Je vous remercie pour ces propos, mais aussi pour la qualité de votre avis, qui fera débat cet après-midi, au moment de l’audition des ministres sur ce troisième PLFR.


 

Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

 

Réunion du mercredi 10 juin à 11 heures

 

Présents. - M. Saïd Ahamada, Mme Émilie Bonnivard, Mme Aude Bono-Vandorme, M. JeanLouis Bricout, M. Gilles Carrez, M. François Cornut-Gentille, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, Mme Jennifer De Temmerman, Mme Stella Dupont, M. Joël Giraud, Mme Nadia Hai, M. François Jolivet, M. Mohamed Laqhila, M. Marc Le Fur, Mme Patricia Lemoine, M. Fabrice Le Vigoureux, Mme Véronique Louwagie, Mme MarieAnge Magne, M. Jean-Paul Mattei, Mme Cendra Motin, Mme Catherine Osson, M. Hervé Pellois, Mme Bénédicte Peyrol, Mme Christine Pires Beaune, M. Benoit Potterie, M. François Pupponi, Mme Sabine Rubin, M. Laurent Saint-Martin, M. Jacques Savatier, Mme Marie-Christine Verdier-Jouclas, M. Éric Woerth

 

Excusés. - M. Lénaïck Adam, M. Fabrice Brun, M. David Habib, Mme Lise Magnier, Mme Valérie Rabault, M. Olivier Serva, M. Benoit Simian

 

Assistaient également à la réunion. - M. Pierre Cordier, M. Daniel Labaronne