Compte rendu

Mission d’information sur l’émergence
et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l'université Paris Nanterre, ancienne présidente et membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).              2


Jeudi
24 septembre 2020

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 29

session extraordinaire de 2019-2020

Présidence de
M. Robin Reda,
Président

 


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La mission d’information procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l'université Paris Nanterre, ancienne présidente et membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, ici présents ou qui nous suivez à distance dans le cadre de nos travaux pour étudier, et confronter, les réponses possibles face à ce fléau qu’est le racisme, nous commençons les auditions prévues au cours de la matinée en recevant Mme Danielle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris-Nanterre, qui a été présidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).

Comme vous le savez certainement, madame, nous auditionnons actuellement un certain nombre d’acteurs du mouvement associatif, ainsi que des universitaires – ce que vous êtes également : historiens, sociologues ou encore statisticiens. Nous avons déjà entendu SOS racisme, la Fédération nationale des maisons des potes, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), la Ligue des droits de l’Homme et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Au fil de ces auditions, nous essayons modestement de dresser un état des lieux du racisme. À ce titre, nous souhaitons connaître le point de l’association que vous avez présidée, et dont vous êtes membre, sur la question du racisme et son évolution au regard des thèmes traités par le GISTI, notamment sur le lien entre la présence des immigrés et le fait que certaines personnes soient victimes de racisme.

Je donne la parole à Caroline Abadie, rapporteure. Vous aurez ensuite la possibilité, si vous le souhaitez, de nous proposer une intervention liminaire, qui donnera lieu à un échange entre nous.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comme le disait très justement Robin Reda à l’instant, nous avons essayé, depuis le début nos auditions, au mois de juin, de chercher un cadre académique à nos travaux mais nous n’avons pas encore abordé le volet des solutions concrètes à apporter au problème du racisme.

Les nombreux chercheurs que nous avons auditionnés nous ont d’ores et déjà permis de distinguer trois formes de racisme. La première est celle qui est notamment poursuivie devant les tribunaux : ce sont les actes et propos racistes, fondés sur la croyance dans l’existence présumée de races et d’une hiérarchie entre elles.

La deuxième forme est celle qui persiste dans les préjugés et stéréotypes – nous en avons probablement tous en tête. Celle-ci, nous la combattrons probablement plus aisément par l’éducation et la prévention, en faisant en sorte que les gens se rencontrent et travaillent ensemble.

La troisième forme occupe une place importante dans nos travaux, mais tout le monde n’est pas d’accord à son propos, y compris en ce qui concerne la façon de la nommer. C’est celle qui produit de la discrimination, freine l’accès à l’emploi, au logement ou encore à la santé. Nous n’avons pas encore déterminé s’il s’agit d’un « racisme institutionnel » ou de pratiques inconscientes et involontaires. Les personnes qui vous ont précédée ici ont pu défendre l’un ou l’autre. À ce stade, peu importe comment nommer le phénomène : ce qui nous intéresse, c’est de voir comment le combattre.

Votre parcours de juriste et votre expérience auprès des immigrants de la toute première génération vont donc nous éclairer beaucoup.

Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris-Nanterre, membre et ancienne présidente du GISTI. Monsieur le président, madame la rapporteure, j’ai effectivement eu la curiosité d’aller voir les interventions de mes prédécesseurs – et, pour certains, collègues.

Je vous parlerai des étrangers, évidemment, car le GISTI a pour objet de faire reconnaître et respecter leurs droits, sur la base du principe d’égalité, et de combattre toutes les formes de discrimination à leur endroit. On pourrait penser que je vais traiter, pour l’essentiel, de la xénophobie plus que du racisme. La xénophobie, est bien une forme de racisme au sens large – même si j’ai vu que Dominique Schnapper l’a contesté –, c’est-à-dire une forme d’exclusion de ce qui est différent de soi, en l’occurrence par la nationalité.

Au sens strict, le racisme est toujours présent, d’ailleurs de plus en plus ; il est sous-jacent au traitement réservé aux étrangers. En effet, le rejet ou la peur des étrangers – c’est bien, étymologiquement, le sens du mot « xénophobie » – n’est plus général, comme elle a pu l’être dans le passé, mais de plus en plus ciblé : la xénophobie ne vise pas indistinctement tous les étrangers, elle est sélective et adressée prioritairement – parfois même exclusivement – à certaines catégories d’étrangers, en fonction de leur origine plutôt que de leur nationalité au sens juridique. La xénophobie vise donc principalement les Noirs, les Arabes, les musulmans, ceux qui sont issus de l’immigration coloniale. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’elle poursuit les descendants d’immigrés, alors même qu’ils sont devenus ou nés français. De même, les textes et les pratiques discriminatoires visent prioritairement, voire exclusivement les catégories d’étrangers que je viens d’évoquer.

La manifestation la plus palpable de cette différenciation fondée sur l’origine plus que sur la nationalité, c’est la citoyenneté européenne et le déplacement de la ligne de partage entre « nous » et « les autres » qu’elle a induit. Mais on la constate aussi dans la différence de traitement entre ceux que l’on soupçonne de venir chez nous poussés par la misère, la persécution ou tout simplement la recherche d’une vie meilleure et ceux qui sont originaires de pays où l’on ne vit pas trop mal.

C’est ce que je me propose de vous démontrer rapidement à travers quatre thèmes. Il y a, premièrement, l’obsession du risque migratoire, avec une législation articulée autour de la répression et de la suspicion, qui conforte à mes yeux la stigmatisation des étrangers et entretient les stéréotypes racistes. Deuxièmement, la politique de la nationalité est le reflet des polémiques récurrentes sur l’identité nationale. Troisièmement, les discriminations directement ou indirectement fondées sur la nationalité perdurent. Quatrièmement, on observe une dénégation de la citoyenneté, en quoi je vois le passage d’une exclusion fondée sur la nationalité à une discrimination fondée sur l’origine. En somme, je voudrais m’attacher à analyser ce qui, dans la politique, la législation, les pratiques administratives et les discours qui les sous-tendent, est porteur de discriminations à l’encontre des étrangers et entretient la xénophobie et le racisme.

Premièrement, l’obsession du risque migratoire entraîne ou se reflète dans une législation qui est tout entière articulée autour de la répression et de la suspicion. Cette législation conforte les stéréotypes négatifs en même temps qu’elle les reflète, ce qui encourage la xénophobie et le racisme, à la fois dans la population générale et parmi les agents de l’administration, à commencer par ceux qui sont au contact des étrangers, dont les policiers.

Cela contribue à forger, au sein de l’appareil d’État, une forme de xénophobie institutionnelle – certains diront un « racisme institutionnel ». J’en donnerai quelques exemples. La notion d’ordre public, d’abord, irrigue littéralement le code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile (CESEDA), même dans des cas où la menace présumée est infime. Il y a, ensuite, l’idée de l’étranger fraudeur. Je n’ai pas besoin d’insister : comme vous le savez, dès 1974, c’est-à-dire quand on a arrêté l’immigration de main-d’œuvre, a commencé la chasse aux faux étudiants, aux faux réfugiés et aux faux touristes. Désormais, ce sont les conjoints de Français ou les parents d’enfants français qui sont dans le collimateur, au point qu’on a même décidé de créer un délit spécifique pour le mariage de complaisance – délit qui, à ma connaissance, n’existe pas pour les fonctionnaires qui feraient mauvais usage de la loi dite loi Roustan qui permet le rapprochement des époux.

Le code porte également l’image de l’étranger polygame – le mot s’y trouve dix-neuf fois, même en des endroits où l’on ne voit pas, fût-ce en se creusant la tête, comment la personne concernée pourrait l’être. Je me souviens, à cet égard, de la circulaire relative au pacte civil de solidarité (PACS), où il était écrit que, bien entendu, on ne pouvait pas donner de titre de séjour à un signataire polygame. Cette façon de présenter les choses est stigmatisante : elle donne l’impression que la polygamie est un phénomène général, alors même, on le sait, qu’il est extrêmement circonscrit. L’étranger serait aussi violent et exciseur. Ainsi, on a voulu inscrire dans le code l’impossibilité, pour une personne ayant commis des violences de cette nature sur un mineur de 15 ans, d’accéder à une carte de résident, alors même qu’une condamnation pour crime ne laisse aucune chance d’en obtenir une.

Enfin, l’étranger serait un être machiste et irresponsable qu’il faut éduquer aux valeurs de la République : on le voit très bien dans le fameux « contrat d’intégration ».

Tout cela, encore une fois, a des conséquences. Je n’insisterai pas sur la question du comportement de la police, notamment à travers les « contrôles au faciès », puisqu’elle a été amplement traitée devant vous par Patrick Simon, Fabien Jobard et Sébastian Roché, mais il est évident que la politique du chiffre en matière d’éloignement, conjuguée à l’extension infinie des possibilités d’interpellation, conduit forcément à de telles pratiques.

Deuxièmement, politique de la nationalité. La législation et les pratiques relatives à l’acquisition de la nationalité reflètent et renforcent elles aussi les préjugés anti-immigrés, ces derniers étant présumés non intégrables, même lorsqu’ils sont nés en France. La législation, les pratiques et la jurisprudence ostracisent particulièrement les descendants des anciens colonisés.

Je ne reviendrai pas ici sur les polémiques autour de l’identité nationale. Il y en a eu entre 1985 et 1993 et, plus récemment, à l’époque d’Éric Besson, nous avons connu le « grand débat sur l’identité nationale ». On voit bien – il suffit pour s’en convaincre de lire les débats parlementaires, je n’invente rien – que c’est toujours la place excessive de l’immigration non européenne, autrement dit « colorée », et souvent musulmane, qui représente une menace pour l’identité nationale. On soupçonne ces immigrés de ne pas s’intégrer.

Cela concerne aussi leurs enfants, puisque, si on a certes supprimé en 1998 la manifestation de la volonté de devenir français, qui avait été instituée au lieu d’un accès automatique à la nationalité à 18 ans, on a décidé que la nationalité française ne pouvait être réclamée par les parents au nom de leur enfant que lorsque celui-ci avait atteint l’âge de 13 ans, alors que depuis la loi de 1889, que même Vichy n’avait pas supprimée, on pouvait déclarer l’enfant français dès sa naissance. La justification en est qu’à l’âge de 13 ans l’enfant a été scolarisé, et est donc présumé intégré. Autrement dit, on a inversé le système : avant, c’était pour faciliter l’intégration de l’enfant dans la société française que l’on permettait d’emblée sa naturalisation ; aujourd’hui, on attend qu’il soit présumé intégré pour lui accorder la nationalité.

Les critères requis pour obtenir la naturalisation font quant à eux l’objet d’une application discriminatoire, qu’il s’agisse des ressources, des connaissances linguistiques et culturelles ou encore de la religion. En effet, lors des entretiens d’assimilation, sont souvent posées – exclusivement aux demandeurs musulmans ou supposés tels – des questions pièges sur des thèmes compliqués, telles que : « pouvez-vous me définir la laïcité ? ». Moi-même, bien qu’étant professeure de droit, je ne suis pas sûre que je serais capable de donner en deux minutes une définition de la laïcité qui convienne aux agents de préfecture en face de moi ; peut-être, d’ailleurs, que celle que je leur donnerais ne conviendrait pas. On demande aussi aux femmes musulmanes si elles sont pour ou contre l’interdiction du foulard à l’école, l’existence d’horaires séparés pour les femmes et les hommes dans les piscines, et ainsi de suite : autant de questions pièges qui sont évidemment des marques de suspicion et qui entraînent un traitement discriminatoire pour l’accès à la nationalité française.

Je ne vous parlerai pas ici, car c’est une question extrêmement complexe juridiquement, de ce qu’on appelle la « désuétude ». Sachez cependant qu’une jurisprudence de la Cour de cassation va empêcher les descendants d’anciens colonisés de conserver la nationalité française ou de faire la preuve qu’ils sont français, même quand leurs parents, après l’indépendance, le sont restés.

Troisièmement, les discriminations fondées directement ou indirectement sur la nationalité subsistent en grand nombre. Même quand elles sont entérinées par la loi, elles n’en restent pas moins des discriminations, puisque ces différences de traitement ne sont pas forcément justifiées par une différence de situation ou un intérêt général, pour reprendre les critères utilisés aussi bien par le Conseil d’État que le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’Homme.

Les « emplois fermés », par exemple, c’est-à-dire soumis à une condition de nationalité, continuent d’exister malgré tous les rapports ayant préconisé sinon leur suppression du moins leur restriction. Le dernier rapport en date, en 2010, dont l’auteur était le député Daniel Goldberg, n’a pas été suivi par l’Assemblée nationale. Leur caractère discriminatoire est facile à démontrer : les mêmes personnes à qui on refuse l’accès à la fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière sont embauchées comme contractuelles pour exercer ces emplois, à l’exclusion, bien sûr, des policiers. C’est bien la preuve que c’est uniquement une question de discrimination : on ne veut pas que ces gens profitent des avantages relatifs de la fonction publique. La preuve en est aussi que les ressortissants européens, eux, ont accès sauf dans quelques cas à la fonction publique nationale. On pourrait très bien aligner le sort des ressortissants des États tiers sur le leur. Comme je vous le disais en commençant, la discrimination ne touche pas tout le monde de la même façon : elle est fondée non seulement sur la nationalité, mais aussi sur l’origine. On remarquera quand même que, récemment, les cheminots marocains ont gagné un combat contre la Société nationale des chemins de fer français (SNCF).

Au-delà du secteur public, ce sont les professions de santé qui continuent à poser un problème, non pas tant du fait de la condition de nationalité, qui a été supprimée pour beaucoup d’entre elles, qu’en raison de la restriction concernant les diplômes étrangers. Certaines professions libérales restent fermées aux étrangers, dans des domaines d’activité très divers, dont la liste ne présente aucune cohérence.

Les conditions d’accès aux droits sociaux sont elles aussi discriminatoires. Il est vrai qu’en 1998, enfin, on a supprimé la condition de nationalité pour l’accès aux prestations dites non contributives – autrement dit, la solidarité, c’était seulement pour les Français –, c’est-à-dire l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et les minima sociaux. Cela a été long, car le Conseil constitutionnel avait déclaré dès 1990 qu’il n’était pas conforme à la Constitution de faire une différence, au regard des droits sociaux, entre les Français et les étrangers en situation régulière.

S’il n’y a plus de condition de nationalité, la loi Pasqua, en 1993, a instauré une condition de régularité du séjour pour l’accès à certains droits sociaux. Or il est de plus en plus difficile d’obtenir un titre de séjour. Surtout, un certain nombre de prestations sont soumises non seulement à une condition de régularité du séjour, mais à la possession d’un type de titre de séjour particulier : par exemple, pour le revenu de solidarité active (RSA), une carte de résident, ou encore un certain nombre d’années d’antériorité. Cela ferme évidemment l’accès à certains droits.

Nous pourrions évoquer également, car c’est un point important, les entraves à la scolarisation des enfants d’immigrés et des mineurs étrangers isolés – j’ai vu que vous aviez parlé des enfants roms, mais ils ne sont pas les seuls : les enfants dont les parents sont en situation irrégulière et ceux dont la famille a un hébergement précaire dans la commune sont également concernés. De nombreux maires essaient à tout prix de refuser l’accès à l’école à tous ces enfants, alors que, juridiquement, il est garanti à tous.

Par ailleurs, la précarité de la situation administrative, qui s’est aggravée, entrave l’exercice des droits théoriquement reconnus. Ainsi, la loi de 1984 instaurant la carte de résident avait représenté un progrès fantastique pour les droits des étrangers, à qui elle donnait de la stabilité, mais ce droit a été progressivement raboté, au point de se voir quasiment supprimé : l’accès automatique à la carte de résident n’existe pratiquement plus, sauf pour les réfugiés. Or, avec un titre précaire – je ne parle même pas des sans-papiers –, il est plus difficile de trouver un emploi, se loger, contracter un emprunt ou encore d’ouvrir un compte en banque : autant de droits dont tout le monde dispose, mais qui, de fait, ne peuvent être correctement exercés par les étrangers.

Quatrièmement, j’évoquerai la dénégation de la citoyenneté, dans laquelle je vois une exclusion fondée sur la nationalité qui devient une discrimination fondée sur l’origine. Plusieurs fois, le droit de vote a été promis aux résidents étrangers. Même Jacques Chirac, on l’a oublié, avait dit qu’il trouverait normal que les étrangers puissent voter aux élections municipales, avant que son discours ne change dans les années 1980. La gauche l’a promis à de nombreuses reprises, mais elle ne l’a jamais mis en œuvre une fois arrivée au pouvoir. Or la dimension intégrative du droit de vote, à la fois concrète et symbolique, est incontestable. Elle peut aussi avoir une influence sur les enfants : on sent bien que, si les parents ne votent pas, les enfants, même Français, auront encore moins tendance à voter.

Surtout, et j’en terminerai par là, je pense que le fait d’accorder le droit de vote aux étrangers, au moins aux élections locales – ne proposons pas de révolution, pour l’instant –, ce serait tout simplement mettre fin à ce qui ressemble fort à une discrimination fondée sur l’origine, pour ne pas dire une discrimination raciale, car l’inégalité traditionnelle entre nationaux et étrangers, au regard du droit de vote, a pris une coloration nouvelle depuis que les accords de Maastricht ont accordé celui-ci aux citoyens européens. Comment faire admettre qu’un Allemand ou un Italien établis en France depuis quelques années puissent voter, mais pas un Marocain ou un Tunisien installés depuis vingt ans ?

Qu’on ne nous dise pas qu’ils n’ont qu’à devenir français, car l’accès à la nationalité n’est pas si facile que cela, notamment pour ceux qui n’ont pas de ressources financières ou culturelles. On voit bien, dès lors, qu’il y a là une nouvelle forme d’exclusion, fondée sur l’origine, à tel point qu’un historien comme Patrick Weil, qui était absolument hostile au droit de vote des étrangers – en vertu d’une conception républicaine qui ne me paraît pas relever de l’évidence, mais que partagent Dominique Schnapper et quelques autres –, a complètement changé d’avis à partir du moment où on l’a accordé aux ressortissants européens.

M. le président Robin Reda. Je dois dire, madame, que le fond de votre propos m’a choqué, même s’il ne me surprend par rapport aux prises de position du GISTI. Moi qui me croyais issu d’une droite modérée, je me découvre totalement fasciste quand j’entends vos propos avec lesquels je suis en désaccord sur à peu près tous les points ! Mais nous sommes là pour en débattre, et la démocratie a ceci de beau qu’elle permet d’entendre des organisations qui appellent ouvertement à enfreindre la loi, je pense au fait que le GISTI a soutenu la « marche nationale des sans-papiers » annoncée hier pour le 17 octobre.

Mme Danièle Lochak. Quand on aide les sans-papiers, on appelle à violer la loi ?

M. le président Robin Reda. Quand un étranger en situation irrégulière manifeste sans se faire arrêter, non seulement il viole la loi mais cela montre que l’État est trop faible et n’interpelle pas.

Mme Danièle Lochak. Vous exagérez : même la droite la plus dure a toujours laissé défiler les sans-papiers. En quoi serait-ce une violation de la loi ? Je ne peux pas vous laisser dire cela !

M. le président Robin Reda. Dans le cadre de cette « marche nationale des sans-papiers », dont on trouve aisément l’appel et la liste de ses signataires, le GISTI défile allègrement avec des mouvements proches des Indigènes de la République, qui pense que la France est toujours coloniale. Considérez-vous que la France soit toujours coloniale et qu’il faudrait lui imposer une forme de démarche vengeresse qui remettrait en cause la République elle-même ? Vous semblez considérer d’une certaine manière, au regard de ce que vous avez dit, que le code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) serait un nouveau « code de la honte ». Vous-même l’avez dit : vous n’êtes pas forcément à l’aise, sur certains points, avec l’idée républicaine.

Mme Danièle Lochak. Avec une certaine conception de la République, monsieur !

M. le président Robin Reda.

Je me suis demandé, en vous écoutant, si nous ne devrions pas intituler notre mission « mission d’information sur l’émergence d’une forme d’antiracisme dangereux en ce qu’il antagonise les positions des uns et des autres et qu’il menace l’ordre républicain ». En effet, c’est à une forme de révolution qui menacerait l’ordre républicain que vous appelez car, au-delà même de la question des immigrés et des sans-papiers, votre conception des choses remet fondamentalement en cause l’idée de citoyenneté, c’est-à-dire l’idée même de l’appartenance à la République.

De mon point de vue, la définition de la laïcité est très simple, elle tient même en quelques mots : « la loi est au-dessus de la foi ». C’est ce que je dis aux personnes que je rencontre dans ma permanence de terrain et qui, pour beaucoup, demandent un titre de séjour ou cherchent à acquérir la nationalité française – j’ai été élu dans une circonscription populaire. Je les aide à répondre à ces questionnaires d’intégration dont les questions me semblent parfaitement justifiées et même, à certains égards, insuffisantes.

Quelle est votre opinion sur le « plan de lutte contre le séparatisme islamiste » – je parlerais plutôt, quant à moi, d’un plan de lutte contre le communautarisme islamique – annoncé par le Président de la République ? Méconnaissez-vous à ce point les tensions suscitées dans certains quartiers par le communautarisme que vous puissiez m’affirmer, en toute franchise, que ces phénomènes ne posent aucun problème ?

Mme Danièle Lochak. Vous avez une interprétation totalement fantasmatique de mon propos : nous ne voulons pas déconstruire la République, la démocratie et le vivre ensemble !

Comment osez-vous dire, de surcroît, que la liberté d’expression, qui inclut la liberté de manifester doit être réservée à ceux qui ont un titre de séjour ? Personne, pas même Pasqua, n’a jamais dit ça ! Je suis profondément choquée par cette affirmation.

M. le président Robin Reda. Défiler, se montrer à tout le monde alors qu’on est en situation irrégulière sur le territoire de la République, n’est-ce pas de la provocation ?

Mme Danièle Lochak. Les personnes en situation irrégulière peuvent demander à être régularisées ! C’est bien la preuve que ce n’est donc pas aussi radical que vous le dites.

M. le président Robin Reda. Quand une personne demande à être régularisée, elle ne revendique pas une certaine haine de la France, comme dans ce genre de cortèges ; elle se place au contraire dans une démarche d’intégration ou entend bénéficier du droit d’asile.

Mme Danièle Lochak. Ceux qui défilent pour réclamer la régularisation des sans-papiers ne sont pas dans une démarche de « haine de la France » : vous fantasmez ! Les états généraux de l’immigration, dont le GISTI et diverses associations locales font partie, essayent simplement de venir en aide à des demandeurs d’asile. Que toutes ces personnes participent à un défilé, en quoi est-ce que cela témoigne d’une haine de la France ?

M. le président Robin Reda. Certains slogans que l’on entend dans les cortèges témoignent explicitement d’une forme de haine de la France. Comprenez par ailleurs le sentiment d’injustice chez ceux qui ont obtenu un titre de séjour à l’issue d’une démarche d’inclusion parfaitement légale, quand ils entendent des gens défiler en se moquant des lois de la République.

Mme Danièle Lochak. Ces gens demandent simplement à être régularisés, à être intégrés dans la société française. Il n’y a aucune haine de la France de leur part, aucune dénonciation de la France coloniale aujourd’hui, même si les anciens colonisés se retrouvent forcément davantage concernés, c’est tout ce que j’ai dit. C’est bien la première fois que l’on me répond de cette façon lorsque j’expose des thèses extrêmement raisonnables.

M. le président Robin Reda. Je ne l’ai pas entendu dans vos propos mais dans les mouvements auxquels s’associe le GISTI. Ainsi il ne faut pas cosigner des tribunes ou défiler avec des mouvements qui, eux, propagent une certaine haine de la République !

Mme Danièle Lochak. Qu’est-ce qui, dans l’appel à défiler que nous avons signé, sans parler de tout ce qui n’est pas dans cet appel, dénoterait une haine de la France et de la République ?

M. le président Robin Reda. L’appel lui-même est assez explicite : « Marche nationale des sans-papiers, on marche vers l’Élysée ! » On peut certes reconnaître la légitimité de certaines revendications comme la régularisation de tous les sans-papiers, même si je ne les partage pas. Une telle régularisation massive viderait de son sens la notion d’intégration et affaiblirait les valeurs de la République qui y sont attachées ; mais vous n’avez pas l’air d’y tenir beaucoup.

Mme Danièle Lochak. C’est quelque chose qu’on a inventé il y a dix ans : avant, il ne fallait pas absolument démontrer qu’on aime et qu’on respecte les valeurs de la République pour obtenir un titre de séjour, ce qui donne aux préfets un pouvoir totalement discrétionnaire. Pendant des dizaines d’années, on n’a pas demandé aux étrangers de faire la preuve qu’ils étaient d’accord avec les valeurs de la République. En fait, vous le savez bien, c’est une façon de stigmatiser les immigrés, qu’on soupçonne nécessairement de ne pas les respecter, alors que la plupart le font.

M. le président Robin Reda. Votre propos relativement lisse apparaît en décalage avec un certain nombre de propos du GISTI et des mouvements auxquels vous vous êtes associés, par exemple la Fédération des associations de solidarité avec tou‑te‑s les immigré-e-s (FASTI). Allez sur son blog : vous verrez très clairement qu’elle considère que la République française est colonialiste, qu’il y a une forme de suprémacisme blanc et que l’universalisme est une idée révolue. Pardon, mais il suffit de lire…

Mme Danièle Lochak. Je vous signale qu’elle reçoit des subventions de l’État !

M. le président Robin Reda. Vous intervenez sans doute dans des cénacles où l’on ne vous apporte pas de contradiction ! Les appels à renforcer et à respecter les valeurs de la République font l’objet ces dernières années d’un certain œcuménisme politique – à l’exception des formations politiques d’extrême gauche, qui revendiquent l’indigénisme et remettent parfois en cause le modèle universaliste. Cet œcuménisme est bien le signe qu’il existe une évolution dans la nature de l’immigration et dans la menace que font peser sur l’ordre républicain des mouvements séparatistes qui ne souhaitent pas respecter les lois de la République, brisant ainsi le vivre ensemble dans la société.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Pour sortir de cette discussion passionnée, d’un côté comme de l’autre, je souhaite revenir sur certains de vos propos liminaires. Nous ne sommes pas forcément d’accord sur les dénominations : discriminations ou racisme d’État, racisme institutionnel ou racisme produit par des réflexes anciens de l’administration. Ainsi, MM. Fabien Jobard et Sebastian Roché ont très bien expliqué que le contrôle au faciès ne traduisait pas un racisme primaire, mais résultait plutôt de réflexes ancrés dans une recherche d’efficacité.

J’aimerais vous interroger sur trois domaines que vous avez évoqués, dans lesquels les personnes immigrées se sentent discriminées ou sont discriminées – peu importe qu’il y ait une volonté ou non de les pousser hors de notre communauté nationale –, afin de mieux les comprendre : la scolarité, la fonction publique et – nous n’avions pas encore abordé ce sujet – la banque. Comment avez-vous objectivé ces discriminations ? Sont-elles le reflet de votre expérience de terrain, au quotidien ? Comment se traduisent-elles ? Nous devrons en effet faire des propositions concrètes : ainsi, s’il existe un obstacle particulier empêchant les enfants d’accéder à l’école, il faudrait nous le signaler pour que nous puissions voir comment améliorer la situation.

Mme Danièle Lochak. Je vais commencer par l’accès à l’école. Les textes sont clairs : tout enfant, quelle que soit la situation de ses parents, a le droit d’être scolarisé. Ce sont des pratiques, en général municipales, qui entravent fréquemment le droit d’être inscrit à l’école. Le précédent Défenseur des droits a fait des observations sur ce sujet. On exige par exemple le titre de séjour du parent, alors qu’on ne doit pas le faire ; on exige une preuve de la résidence sur le territoire de la commune, que les personnes en situation précaire ne peuvent pas forcément apporter ; parfois, on invoque un manque de place dans les écoles ; ceux qui habitent dans des squats, des hôtels sociaux ou encore les enfants roms sont souvent exclus.

Autre sujet : les jeunes allophones qui souhaitent s’inscrire au collège ou au lycée après 16 ans, alors qu’il n’y a plus d’obligation scolaire à cet âge. Une circulaire prévoit qu’on ne les accepte qu’en fonction de la place disponible. Je vous recommande la lecture du cahier juridique publié par le GISTI, La scolarisation et la formation des jeunes étrangers : nous y faisons le point sur le droit, sur les obstacles existants et sur les façons de les surmonter. Il faudrait aussi, même si ce n’est pas tout à fait notre sujet, parler des mineurs isolés étrangers, qu’on appelle désormais les « mineurs non accompagnés ». La mise en doute de leur minorité est à peu près systématique, ce qui rejoint ce que je disais tout à l’heure sur la suspicion systématique. Les conseils départementaux estiment que cela leur coûte trop cher et chacun essaie de se défausser. Et même lorsque leur minorité n’est pas mise en doute, les mineurs isolés rencontrent des problèmes pour être scolarisés.

S’agissant de la fonction publique, je vous invite à vous reporter à la délibération 2009/139 de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), l’ancêtre du Défenseur des droits, ou encore au rapport de M. Daniel Goldberg de 2010, qui recommandent une diminution de la part des emplois fermés. On estime ces emplois à environ 4 millions. Quels en sont les effets pervers ? Tout d’abord, il s’agit évidemment d’une discrimination puisque ces gens sont le plus souvent embauchés comme contractuels dans les écoles, dans les lycées ou dans l’administration territoriale, avec un statut moins favorable et une très grande précarité. Certains emplois sont vraiment fermés, ce qui restreint le nombre d’emplois disponibles et accroît le chômage des personnes d’origine immigrée. Pour les enfants, cela limite leurs possibilités, leurs perspectives et leurs ambitions. Il y a donc des effets néfastes pour l’intégration de ces étrangers qui – je vous rassure, Monsieur le président – sont ici en situation régulière.

Je ne vois pas d’obstacle à appliquer aux étrangers, toutes catégories confondues, les critères utilisés pour les ressortissants européens – je parle ici de la fonction publique mais ce serait vrai aussi pour les emplois privés qui leur sont fermés –, par exemple la participation ou non à des tâches de souveraineté. Cela aurait d’ailleurs des effets positifs parce que les personnes employées comme contractuelles n’ont pas passé les concours, par hypothèse : or dans l’enseignement, il est tout de même préférable de recruter des gens sur concours, plutôt que d’embaucher des gens parce qu’il faut bien pourvoir les postes et qui sont sous-payés. Il y aurait donc là un chantier à rouvrir dans un but tout à la fois d’équité et d’intégration.

Concernant la banque, le problème du droit au compte se pose tout particulièrement pour les personnes qui n’ont pas de papiers. Il s’agit souvent de personnes ayant vocation à avoir des papiers mais qui ne parviennent pas à les obtenir. Vous êtes certainement au courant des problèmes posés par la dématérialisation dans l’accès aux préfectures : l’impossibilité d’obtenir des rendez-vous provoque des situations extrêmement dramatiques, non seulement pour ceux qui n’arrivent pas à demander un premier titre de séjour, mais aussi pour ceux qui sont en phase de renouvellement de leur titre et qui, de ce fait, vont perdre leurs droits liés à sa possession. Cela est sans doute marginal par rapport à votre problématique, mais c’est une vraie question, sur laquelle le Défenseur des droits s’est penché dans son rapport en 2019. La dématérialisation dans l’administration touche tout le monde et provoque des effets bien entendu positifs, mais également négatifs, avec une discrimination qui frappe particulièrement les étrangers : en effet, s’ils ne parviennent pas à faire renouveler leurs papiers, ils perdent leurs droits sociaux.

Si vous avez des papiers, vous pouvez ouvrir un compte en banque ; c’est pour les sans-papiers que cela devient compliqué. L’aide médicale d’État montre bien que l’on ne considère pas complètement que ces personnes sont sans droits. Mais comment obtenir un crédit si vous devez renouveler votre titre de séjour tous les ans ? C’est très compliqué. De toute façon, vous savez bien qu’obtenir un crédit, c’est compliqué si vous n’êtes pas riche et bien portant. Il n’y a pas d’intention discriminatoire dans ces inégalités de traitement, mais vous comprenez bien qu’un employeur hésitera à embaucher quelqu’un dont le titre de séjour doit être renouvelé chaque année ; il en va de même pour un bailleur, qui hésitera à lui louer son appartement.

Cela entraîne une précarisation de la situation des sans-papiers, qui subissent aussi d’autres formes d’inégalités en raison non pas de discriminations inscrites dans la loi, mais de difficultés à vivre plus générales, qui se répercutent sur les enfants. C’est cela qui pose problème, puisque l’idée est, en principe, d’intégrer les étrangers présents dans notre pays.

Mme Michèle Victory. Nos échanges montrent que le débat sur le racisme est immédiatement lié au débat sur l’immigration. Si ce dernier prend le pas sur une réflexion sur le racisme, alors le travail de notre mission d’information, dont c’est pourtant l’objet, devient compliqué. Ni la droite ni la gauche n’ont su résoudre la question de l’immigration ; il est possible d’avoir des opinions divergentes sur ce sujet. Le fait que des gens expriment leur opinion et demandent à intégrer notre pays ne me pose pas de problème, mais c’est un autre sujet.

Ma question sera très large, j’en ai bien conscience. Nous avons évoqué le racisme issu de stéréotypes individuels, ainsi que le racisme institutionnel, décrit à maintes reprises et qui existe probablement dans les administrations. Comment combattre ce racisme un temps institutionnalisé et qui, au fond de nous, trouve toujours un certain écho, malheureusement ? Comment mettre en place des dispositifs permettant d’apporter une correction ?

Mme Danièle Lochak. J’ai insisté sur ce que reflète le CESEDA parce que les gouvernants, de droite comme de gauche, ont une responsabilité dans les discours qu’ils tiennent. À partir du moment où l’on parle aux gens de « risque migratoire », on suscite des réactions apeurées. Et au niveau européen, n’en parlons pas : c’est catastrophique ! Je prendrai juste un exemple : au moment de la crise de 2015, Angela Merkel avait dit, en parlant de l’accueil des migrants : « Wir schaffen das ! », « Nous y arriverons ! ». Et, de fait, il y a eu un grand élan de solidarité. Le problème, c’est qu’elle n’a pas été suivie par ses partenaires européens : cela a donc moins bien fonctionné.

Certaines personnes – qui, je le répète, ne sont pas indigénistes, Monsieur le président –, qui s’inscrivent dans le projet « ville accueillante », proposent de recueillir des exilés, ceux qui « pourrissent » dans le camp de Moria. Cette attitude ne remet pas en cause les valeurs républicaines : loin de prôner l’indigénisme, elle respecte les valeurs de la démocratie en accueillant ceux qui sont refoulés aux frontières de l’Europe. Cela me paraît tout à fait positif et repose sur la même idée que l’appel à la régularisation des sans-papiers : nous ne devons pas être fermés sur nous-mêmes et devons au contraire nous montrer accueillants. Comment pouvons-nous admettre que l’humanité se divise entre ceux qui vivent bien, sont soignés et ne connaissent pas la guerre, et ceux qui vivent dans des endroits où ils sont assignés à résidence parce que nous fermons étroitement les frontières ? Je ne m’écarte qu’en apparence du sujet, car il est difficile de parler du racisme dans la société française sans inclure la question de l’immigration.

M. le président Robin Reda. Merci, madame, d’être venue vous confronter à la mission d’information. Nous aurons l’occasion de poursuivre ces débats avec nos collègues dans le cadre de la mission d’information.

La séance est levée à 9 heures 55.

 

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Membres présents ou excusés

Mission d’information sur l'émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 9 heures

Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Robin Reda, Mme Michèle Victory

Excusé. - M. Bertrand Bouyx