Compte rendu

Commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire

 

 

 Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la Cour d’appel de Paris  2

 

 

 


Jeudi
6 février 2020

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 10

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence
de M. Ugo Bernalicis, président


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La séance est ouverte à 16 heures 15.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

 

La Commission denquête entend Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la Cour dappel de Paris.

M. le président Ugo Bernalicis. La commission d’enquête va entendre Mme Catherine Champrenault, procureure générale près de la cour d’appel de Paris, accompagnée de M. Jacques Carrère, avocat général près la cour d’appel de Paris.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Catherine Champrenault et M. Jacques Carrère prêtent serment.)

Mme Catherine Champrenault procureure générale près la Cour dappel de Paris. Merci de m’avoir invitée à m’exprimer au sujet de cette question importante pour notre démocratie et pour l’ensemble de nos concitoyens, celle des obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

J’observe, monsieur le président, que vous avez substitué à l’expression constitutionnelle d’autorité judiciaire celle de pouvoir judiciaire. Je crois deviner que cette substitution n’est pas tout à fait fortuite même si, étymologiquement, l’auctoritas latine est une vertu supérieure à la potestas.

Nos concitoyens ont souvent une image dégradée, sinon négative, du fonctionnement de la justice de leur pays. L’institution judiciaire a par définition un rôle civilisationnel, dans la mesure où elle retire au particulier le pouvoir de se faire justice pour le confier à un tiers, le juge. L’institution judiciaire a donc l’obligation, en vertu même de ce pacte social, d’inspirer la confiance.

Les magistrats se doivent ainsi d’être compétents et de ne pouvoir être suspectés dans leurs prises de décisions, que ce soit de conflit d’intérêts ou de partialité. Nous aborderons très largement cette problématique car il s’agit d’une question tout à fait essentielle, tout comme il importe fondamentalement pour la démocratie que l’ensemble des institutions de la Nation et de ceux qui y participent respectent la fonction judiciaire, dans ses actes comme dans ses discours. Cette dernière a en effet pour mission de garantir que la loi, expression de la volonté générale, est elle-même respectée.

Or, les coups de boutoir contre l’indépendance de la justice sont relativement fréquents et viennent de tous les horizons.

Les élus eux-mêmes ne sont pas exempts de torts en la matière, lorsque, par exemple, maires ou députés envoient des lettres de recommandation en faveur de tel ou tel administré pour solliciter l’indulgence du juge. Ceux qui dénoncent, tantôt le laxisme, tantôt l’acharnement, voire l’inhumanité de la justice, sont une autre source de pressions pesant sur le pouvoir judiciaire. Ceux qui s’insurgent de ce que, au travers de la lutte contre la délinquance économique et financière on s’attaque à l’économie du pays, voire à la démocratie, sont un troisième exemple du même phénomène.

Même si la critique de l’œuvre de justice est possible, voire salutaire, elle ne doit pas, à mon sens, caricaturer ou discréditer le travail des magistrats qui agissent au nom de la loi avec leur conscience pour seul guide. Mais la justice doit s’efforcer, si ce n’est d’être aimée, du moins d’être comprise et, dans tous les cas, respectée. C’est pourquoi je n’hésite jamais à apporter mon soutien public aux magistrats, quand ils sont attaqués dans leur personne ou dans leur indépendance.

Quant à la garantie de l’indépendance de la justice, je forme le vœu que les travaux de votre commission permettent d’identifier certaines voies d’amélioration.

À cet égard, votre tâche est complexe, dans la mesure où il importe de préserver l’indépendance de l’autorité judiciaire sans pour autant la conduire sur la voie étriquée d’un isolement qui serait aussi celle d’un irrémédiable affaiblissement.

Au-delà des garanties juridiques qui peuvent ou qui doivent être apportées au soutien de cette indépendance, cette dernière dépend avant tout, et je le dis avec une certaine gravité, de la conscience intime et personnelle qu’ont les magistrats des obligations attachées à leur mission exigeante et difficile. Celle-ci, je tiens à le souligner, nécessite de la part de mes collègues, un engagement et un courage quotidiens.

M. le président Ugo Bernalicis. Avez-vous, dans vos fonctions actuelles ou antérieures, été confrontée de près ou de loin, directement ou indirectement, à des éléments qui pourraient constituer des manquements à l’indépendance de la justice ou d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions ?

Mme Catherine Champrenault. Je n’ai pas, dans mon passé récent, eu de telle expérience, mais il est vrai que, quelques années après le début de ma carrière, j’ai été confrontée à ce qu’on peut appeler une pression exercée sur la justice – plus exactement, une pression sur le parquet.

Cet exemple m’a laissé un goût amer : j’étais jeune substitut à Tours et nous avions engagé des poursuites contre un notable, un cadre bancaire, qui organisait des colonies de vacances pendant ses loisirs et qui a été suspecté d’actes de pédophilie. L’information avait réuni un certain nombre de charges, suffisamment sérieuses pour que l’intéressé soit renvoyé devant le tribunal correctionnel. Pendant cette instruction et avant le procès, il y a eu des manifestations de soutien sur la voie publique qui ont pu être extrêmement virulentes, voire violentes, au moins verbalement. Elles s’en prenaient à l’institution judiciaire qui, selon elle, s’en prenait à un notable qui voulait simplement rendre service.

En première instance, cet individu a été relaxé. La logique de la poursuite et la conviction du ministère public auraient imposé que nous fassions appel ; nous n’avons pas eu ce droit, le procureur général de l’époque ayant relayé la question du trouble à l’ordre public soulevé par le pouvoir exécutif pour nous interdire d’exercer cette voie de recours afin d’éviter que ne se tienne un deuxième procès.

Cet exemple m’a inspiré le sentiment que l’institution judiciaire n’avait pas suffisamment résisté et ne s’était pas donné tous les moyens pour parvenir à la vérité.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous qu’aujourd’hui les garanties sont suffisantes, notamment grâce à la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et à la mise en œuvre de l’action publique et à la circulaire du 31 janvier 2014 ? Pensez-vous qu’il n’y a plus d’instructions individuelles et qu’ainsi il ne peut plus y avoir de telle pression que ce soit de la part de l’exécutif, d’un élu local, d’un membre du corps préfectoral, d’un élu quel qu’il soit ou d’un citoyen ou d’un notable en vertu de ses relations économiques et financières ? Pensez-vous qu’il n’est aujourd’hui plus possible d’observer ce genre de pression formelle, que ce soit par écrit – j’imagine qu’à l’époque de votre exemple l’instruction aura été écrite et assumée –, ou de manière informelle ou officieuse ?

Mme Catherine Champrenault. Il est évident que la loi du 25 juillet 2013 a marqué d’une pierre blanche l’histoire de l’indépendance de la justice. En effet, cette loi acte la rupture totale entre l’exécutif et l’autorité judiciaire s’agissant de la conduite des affaires individuelles. Cette déconnexion a plusieurs conséquences.

La première provient du fait qu’il n’y a plus, ni de près ni de loin, ni directement ni par suggestion, d’influence du pouvoir exécutif. Celle-ci pouvait être le fait du ministère de la justice par l’intermédiaire de la direction des affaires criminelles et des grâces qui nous ordonnait d’agir dans tel ou tel sens pour faire prendre à une procédure une orientation donnée. C’est extrêmement important.

Pour autant, sans que cela n’ait rien à voir avec une atteinte à l’indépendance de la justice, le pouvoir hiérarchique régit le ministère public français : le procureur général, en charge de veiller à l’application de la loi et au bon fonctionnement des parquets, a également un pouvoir d’instruction dans les affaires individuelles lorsqu’il estime que l’une d’entre elles n’est pas correctement traitée. C’est donc pour vaincre une inertie, rarissime, mais qui peut exister de la part d’un procureur, que le procureur général peut être amené à donner des instructions, mais uniquement des instructions de poursuite et non de classement.

Ce lien hiérarchique peut être source de mauvaises interprétations, mais nous avons pu, très dernièrement, par une décision du 12 décembre 2019, entendre la Cour de Justice de l’Union européenne énoncer que le principe d’indépendance dont elle exigeait le respect s’entendait aussi à l’égard du pouvoir exécutif et que le lien hiérarchique qui unissait le ministère public à la française n’était pas contraire à l’idée d’indépendance. Ce lien hiérarchique que j’estime personnellement profitable à l’institution est effectivement lié au fait que le double regard, dans les affaires complexes, peut avoir sa vertu. J’y insiste, ces instructions, exclusivement de poursuite, se fondent uniquement sur des problématiques juridiques ou techniques. Ce que nous visons – ce que je vise –, lorsque, chose très rare, j’émets des instructions de poursuites, c’est l’efficacité de la justice. Ne sont alors à l’œuvre ni des considérations d’ordre public ni des considérations politiques.

Ainsi, lorsque vous me demandez si nous sommes totalement à l’abri des pressions, je dois répondre que, du point de vue institutionnel et juridique, tel est bien le cas.

Mais vous ne pourrez pas empêcher les autres pouvoirs, car cela leur est peut-être inhérent, de vouloir peser, même de façon subliminale, sur la justice. Il faut donc que chacun des magistrats en charge du traitement des affaires puise dans sa conscience, dans les principes de son corps et dans sa déontologie pour résister à ces pressions avec clairvoyance. Les pouvoirs, quels qu’ils soient, presse comprise, sont exposés à la tentation d’influer sur le cours de la justice. Il ne faut pas être dupe. Il faut donc pouvoir les mettre à distance, ce qui ne veut pas dire que nous n’entendons pas les critiques ni les questionnements. Simplement, il ne faut pas que les interférences des pouvoirs puissent nuire à l’indépendance des juges.

Pour résumer, je dirais que nous disposons de garanties terriblement appréciables sur le plan juridique, mais que les tentations peuvent toujours exister.

En tout état de cause, je crois, pour que nos concitoyens soient absolument persuadés que nous ne sommes pas activés par le pouvoir, notamment par le pouvoir exécutif, qu’une réforme du statut du parquet parachèverait l’existant. La réforme constitutionnelle engagée en 2018 me semble donc de bon aloi. Aligner le régime de nomination des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège pourrait être envisagé avec profit : la désignation des chefs des parquets ou des parquets généraux serait utilement soumise à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). De la même manière, les procédures disciplinaires pourraient être alignées.

Je dirais même, à titre personnel, que si l’intention était véritablement de compléter cet édifice, il serait envisageable d’aller jusqu’à proposer que les nominations aux fonctions de chef de parquet et de chef de parquet général se fassent sur proposition du CSM, comme c’est le cas pour les fonctions de président et de premier président. C’est une question de visibilité.

En tout état de cause que les nominations aient lieu après avis conforme du CSM, lequel s’imposerait ainsi au garde des Sceaux, me semblerait de nature à apporter une première garantie, extrêmement importante. Il est toutefois vrai que, depuis 2012, les gardes des Sceaux ont toujours suivi l’avis du CSM, alors que l’avis conforme n’est pas exigé par la loi. De la sorte, ceux-ci ont manifesté qu’ils ont intégré ce besoin de déconnexion entre les nominations et le pouvoir exécutif.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous indiquez que vous n’émettez que des instructions de poursuites et non de classement sans suite. Il me semble que ce point est déjà inscrit dans notre droit.

Mme Catherine Champrenault. Tel est le cas depuis 2004.

M. le président Ugo Bernalicis. Ils ne pourront peut-être pas être tirés de l’expérience acquise à votre poste actuel, sauf peut-être s’agissant d’affaires parvenues à leur terme, mais disposez-vous d’exemples concrets dans lesquels vous avez pu émettre des instructions de poursuites alors que vos subordonnés ne souhaitaient pas poursuivre ?

Mme Catherine Champrenault. Je dois d’abord rappeler que ces instructions de poursuite sont rares, si ce n’est exceptionnel. Elles peuvent intervenir en cas de concurrence de compétences entre deux parquets. J’évoque ici une affaire de terrorisme dont j’ai eu à connaître. L’affaire principale, qui portait sur un attentat, était instruite à Paris en vertu d’une compétence exclusive de fait, tandis qu’une affaire connexe, était instruite à Versailles. Il s’agissait du financement d’une filière de terrorisme, qui relevait des instances de Versailles au motif que la victime était dans ce ressort et y avait déposé plainte. La filière faisait l’objet d’une enquête à Paris, tandis qu’une partie du dispositif de financement faisait l’objet d’une instruction à Versailles. Le parquet de Versailles a demandé à se dessaisir de sa partie du dossier au profit du parquet de Paris, lequel opposait un refus, pour ne pas alourdir sa procédure. J’ai considéré qu’il participait d’une bonne administration de la justice de réunir les deux.

Dans un autre registre, en cas de conflit négatif de compétence, nous devons également intervenir. Ainsi, alors que le parquet de Fontainebleau voulait confier une affaire assez complexe de trafic d’armes à la juridiction interrégionale spécialisée de Paris et que cette dernière la refusait, j’ai dû lui donner des instructions de poursuite pour lui forcer la main.

Il existe un troisième cas de figure, très actuel, mais qui reste rare, sur l’orientation de certaines affaires de terrorisme. Il est en effet possible de s’interroger sur le point de savoir si une affaire de terrorisme ouverte avec des qualifications criminelles doit rester ainsi qualifiée et donc être jugée par la cour d’assises ou si elle peut au contraire faire l’objet d’une correctionnalisation. J’ai ainsi pu considérer dans certains dossiers que la gravité des faits et la dangerosité des personnes mises en cause et mises en examen justifiaient que l’on conserve la qualification terroriste ; j’ai donc pris des instructions sur ces qualifications.

Les recours sur classement, pour leur part, remontent à la loi du 9 mars 2004 portant sur l’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben II ; la loi du 25 juillet 2013 y fait écho. Les recours sur classement, nous en comptons plusieurs centaines par an à Paris, entendent permettre à la victime ou à l’administration de contrôle qui va verbaliser un contrevenant ou un acteur de dépasser le classement du procureur et de demander en quelque sorte un arbitrage du procureur général. Il s’agit d’un filet de sécurité : c’est le double regard. Un parquet peut commettre, en toute bonne foi, des erreurs d’appréciation dans la gestion de masse qu’il doit déployer.

Au parquet général, je dispose d’un service spécifique – qui gère un nombre de procédures important bien que cette importance doive être relativisée au regard de l’étendue géographique du ressort – qui est chargé de revoir la procédure et éventuellement de dire au parquet qu’une affaire classée par lui doit faire l’objet de compléments d’enquête – celle ayant été conduite apparaissant lacunaire – et que le classement, dans ces conditions, ne serait pas compris. Il peut également émettre clairement des instructions de poursuite.

M. le président Ugo Bernalicis. D’où proviennent de telles demandes de révision ? Par quel circuit le service que vous évoquez peut-il être saisi ?

Mme Catherine Champrenault. La saisine peut être le fait de toute personne à l’origine de la plainte, de la réclamation, du signalement ou de la dénonciation, conformément à l’article 40-3 du code de procédure pénale. Ceci inclut bien évidemment les victimes. Par exemple, une victime d’agression sexuelle pourrait tout à fait demander que la procédure soit revue avec un œil neuf et peut-être aussi parfois plus expérimenté. En effet, même si cela ne garantit pas que le juge soit meilleur, il reste que les magistrats du parquet général n’y sont parvenus qu’après quelques années d’expérience. Il est donc possible qu’ils apportent de ce fait une plus-value à la procédure.

La saisine peut donc être le fait de la victime, mais également de l’administration. Alors que j’étais avocate générale à Douai, j’ai eu l’occasion de formuler des instructions de poursuite au nom du procureur général de l’époque, au motif que l’inspection du travail s’était plainte que le parquet ait classé une procédure pour des dépassements d’horaires légaux de travail. J’ai formulé des instructions de poursuite parce que l’infraction était parfaitement constituée qu’il y avait un intérêt social et donc pénal à faire respecter la loi.

M. le président Ugo Bernalicis. L’exécutif ne peut donc pas intervenir dans ce mécanisme, sauf s’il est à l’initiative de la première demande. Par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale, un ministre, quel qu’il soit et pas forcément le garde des Sceaux, dès lors qu’il a demandé l’ouverture d’une enquête par un signalement et que cette demande a été classée sans suite, peut demander la réouverture de l’enquête. Peut-être cela n’est-il jamais arrivé ?

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, ce n’est jamais arrivé, mais, au moins en théorie, il ne semble pas absurde d’y voir une possibilité. Toute personne à l’origine d’un signalement ou d’une plainte dispose théoriquement de cette faculté.

M. Didier Paris, rapporteur. Il s’agit d’une possibilité théorique.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai bien compris que c’était théorique, monsieur le rapporteur. Il reste que ces échanges répondront peut-être à certaines interrogations sur la responsabilité du politique à poursuivre et à demander des poursuites.

Je prolongerai ma question en évoquant la remontée d’informations prévue par la circulaire de 2014. Nous confirmez-vous que la pratique actuelle consiste à faire remonter des informations, non pas sur les actes d’enquête à venir, mais seulement a posteriori.

Mme Catherine Champrenault. Il convient de distinguer deux types de remontées d’informations : la remontée d’informations entre le parquet et le parquet général et celle intervenant du parquet général vers la chancellerie. Dans ce second cadre, nous ne faisons jamais remonter quoi que ce soit qui pourrait nuire à la manifestation de la vérité. Par exemple, nous ne ferons jamais remonter un projet de perquisition – quand nous en avons connaissance – ni un projet d’interpellation. Parfois, nous-mêmes ne sommes pas au courant. Il est toutefois possible que les parquets nous consultent sur l’opportunité de mener une perquisition au stade de l’enquête préliminaire ou bien d’attendre l’ouverture d’une information par un juge. Ils nous interrogent alors sur l’orientation des poursuites.

Encore une fois, par souci d’étanchéité, parce que l’État n’en a pas besoin et parce que cela pourrait nuire, on ne sait jamais, à la manifestation de la vérité, nous ne faisons remonter aucun acte intéressant cette dernière avant qu’ils aient été réalisés. De la même manière, nous ne faisons jamais remonter de pièces de procédure à la chancellerie.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a toutefois des exceptions, listées par la circulaire d’application. Il est ainsi indiqué que les réquisitoires définitifs sont exclus du champ d’application de cette règle.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, parce que dans ce cas nous nous trouvons en bout de procédure.

M. Jacques Carrère, avocat général près la cour dappel de Paris. C’est l’annexe de la circulaire de 2014 qui précise qu’un certain nombre de pièces correspondant quasiment à la phase ultime de la procédure peuvent être communiquées. Tel n’est certainement pas le cas, par exemple, d’un procès-verbal d’audition.

Mme Catherine Champrenault. Il est possible de faire remonter un réquisitoire ou une ordonnance, en tant que synthèse des charges qui va servir au procès à venir, du parquet général vers la chancellerie.

Il y a effectivement un autre type de remontées d’informations entre parquet général et procureurs, nécessaires pour que le parquet général puisse exercer ses prérogatives légales qui sont le suivi, le contrôle de l’action publique et, le cas échéant, le pouvoir de faire appel – puisque le procureur général a un pouvoir d’appel propre – ainsi que le pouvoir de dépaysement. Le pouvoir de dépaysement est un élément de régulation intéressant justement pour éviter toute suspicion de corporatisme ou de favoritisme, au sens non juridique du terme.

Ainsi, lorsqu’un magistrat est auteur ou victime, il est possible d’indiquer au parquet que l’affaire sera plus sereinement traitée ailleurs. Au nom de l’impartialité objective, elle pourra être mieux traitée une fois dépaysée, une fois disparue cette idée que le magistrat mis en cause ou victime est dans la proximité des autres magistrats de la juridiction qui a à traiter son affaire.

M. le président Ugo Bernalicis. La circulaire prévoit quatre critères déclencheurs des remontées d’information. Nous confirmez-vous que l’ouverture d’enquête compte au nombre des remontées d’informations ?

Mme Catherine Champrenault. Nous pouvons être informés d’une ouverture d’enquête, mais ce n’est pas systématique. En tous les cas, si nous le sommes, nous ne le signalons pas nécessairement à la chancellerie, parce que qui dit ouverture d’enquête dit audition et, éventuellement, perquisition.

Prenons par exemple l’affaire portée par le parquet de Paris qui, je crois, donne lieu à un communiqué de presse : l’affaire « Abitbol », dans le cadre de laquelle cette dame est victime. Dans ce cas, nous avons fait remonter le fait que le parquet de Paris ouvrait une enquête. Effectivement, c’est une affaire qui a défrayé la chronique, mais surtout qui est très ancienne : il est possible de se dire que ce ne sont pas les perquisitions ou les auditions de témoins qui pourront être compromises par l’annonce de son ouverture.

En revanche, lorsqu’un effet de surprise est recherché, dans un certain nombre de contentieux ou de situations, il ne faut pas que les protagonistes puissent s’attendre à l’arrivée des gendarmes ou des policiers.

M. le président Ugo Bernalicis. Le point I.A. de l’annexe à la circulaire de 2014, s’agissant de la remontée d’information entre parquets et parquets généraux, énonce que « les procédures devant être signalées répondent aux critères suivants qui peuvent être cumulatifs » et cite la médiatisation possible ou effective de la procédure. Ce n’est donc pas une fois que l’affaire a été médiatisée, mais quand cette médiatisation est encore potentielle que le signalement est susceptible d’intervenir.

Les critères comprennent également le nombre élevé de victimes pour une action collective et les infractions concernant des faits ciblés comme relevant d’une priorité de politique pénale. Ainsi, la dernière circulaire de politique pénale, s’agissant de la question des gilets jaunes, indique explicitement qu’il faut faire remonter toutes les informations qui ont trait à la judiciarisation de personnes qui ont participé à des manifestations de gilets jaunes. Il semble donc qu’il y a une certaine automaticité. Avez-vous déjà vous-même demandé au parquet des informations qu’il aurait omis de vous faire remonter, au titre de la circulaire de 2014 ? Au contraire, ne faites-vous finalement qu’office de réceptacle et de filtre pour la chancellerie ?

Mme Catherine Champrenault. Nous ne sommes certainement pas un réceptacle, pour la raison que je vous ai indiquée, à savoir que nous sommes investis d’une mission de suivi, de contrôle, et d’une mission légale.

Il nous appartient de tenir compte non seulement du retentissement médiatique potentiel, mais aussi de la préservation de la manifestation de la vérité. Si le retentissement médiatique, bien sûr, peut être présumé, il reste que nombreuses sont les affaires et les enquêtes qui n’ont pas encore eu un tel retentissement et qui font l’objet d’investigations fort heureusement secrètes.

Il faut bien mesurer que lorsqu’un parquet ouvre une enquête, c’est parfois pour procéder à des vérifications. Il n’est pas possible de présumer de la culpabilité d’un individu qui est mis en cause par tel ou tel. Il convient de se préserver par rapport à la presse qui peut certes quelquefois fois être bien informée, mais qui peut aussi elle-même être manipulée. Il convient donc de veiller à ne pas faire remonter à la chancellerie une enquête qui au départ ne vise qu’à vérifier si nous sommes ou non en présence d’une infraction.

Dès lors que la remontée à la chancellerie est susceptible de nuire à la manifestation de la vérité, elle n’a pas lieu.

Le cas des gilets jaunes est différent. Dans ce cadre, les enquêtes étaient menées au cours d’une garde à vue et dans un laps de temps restreint. Certes, les perquisitions sont possibles, pour vérifier si l’individu possède des armes, mais elles sont rares. La plupart des personnes interpelées l’ont été pour des exactions ou des faits commis sur la voie publique. La question importante est alors de savoir si nous possédons suffisamment d’éléments pour affirmer que l’intéressé a été violent et que sa participation à la manifestation tombait sous le coup de la loi. Dans ce cas, la remontée d’information ne nuit pas à l’enquête.

M. le président Ugo Bernalicis. Vous évoquez la presse et le rôle des médias avec peut-être un regard légèrement négatif, enfin c’est comme cela que j’interprète vos propos. Vous suggérez que la presse est manipulée ou qu’elle pourrait manipuler la justice, qu’il s’agirait pour elle d’une tentation. Je crois pour ma part qu’il s’agit d’un objectif en soi pour certains journalistes, d’investigation notamment. Ils cherchent à ce que leurs articles aboutissent à l’ouverture d’une enquête judiciaire. Il est de plus en plus fréquent que des parquets ouvrent des enquêtes suite à d’articles publiés dans la presse. Hier, alors que nous auditionnions Rémy Heitz, celui-ci nous expliquait qu’il avait ouvert une enquête suite aux révélations dans la presse de potentiels actes de pédophilie ou tout au moins d’agression sexuelle sur mineur.

Il est également possible de se dire que tout ceci participe du jeu démocratique : que la presse peut aussi faire surgir des éléments dont la justice ne s’est pas elle-même saisie au motif que les victimes ne se sont pas signalées.

Mme Catherine Champrenault. Tous les cas de figure sont imaginables. Effectivement, vous pouvez tout à fait être face à une presse sérieuse, responsable, qui révèle des faits qui lui apparaissent suffisamment graves pour que la justice s’en saisisse.

Il reste que le travail de la justice consiste d’abord à mener de premières vérifications pour examiner s’il y a matière à prolonger les investigations. Il est donc exact que, dans un premier temps, beaucoup d’enquêtes sont envisagées pour vérifier ce qui a été annoncé dans la presse. Ensuite, une fois acquise la conviction que les journalistes ont agi de bonne foi et que les révélations correspondent à quelque chose de réel, les investigations continuent.

M. le président Ugo Bernalicis. Il me semble que, même si les révélations sont faites de mauvaise foi, il peut se trouver que les faits sont caractérisés.

Mme Catherine Champrenault. Il convient toujours de se méfier de la démarche de quelqu’un agissant de mauvaise foi.

M. le président Ugo Bernalicis. Je suis d’accord avec vous. Il n’est pas nécessairement évident de juger de la bonne ou de la mauvaise foi de quelqu’un, tout du moins a priori.

Mme Catherine Champrenault. Plutôt que d’utiliser les termes de bonne ou de mauvaise foi, j’évoquerais le sérieux de la personne qui tient les propos. Il existe des journalistes d’investigation tout à fait professionnels dans leur démarche.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai une question qui fait écho à l’audition précédente d’un syndicat de magistrats. Ces interlocuteurs évoquaient la gestion de la carrière des magistrats et une forme de caporalisation qui serait liée au mode de désignation, de promotion et d’avancement. Partagez-vous ce constat ou pensez-vous que cette appréciation n’a pas de fondement s’agissant du fonctionnement actuel du ministère de la justice, que ce soit en lien avec le CSM ou, pour la majorité des magistrats, en lien avec la direction des services judiciaires (DSJ) impliquée dans la tenue du tableau d’avancement ?

Mme Catherine Champrenault. Je n’ai pas cette perception négative de l’évolution des carrières. Au contraire, j’ai plutôt le sentiment d’une grande équité dans le traitement des carrières. Par caporalisation, vous voulez énoncer, j’imagine, que celui qui sortant du rang pourrait voir sa carrière ralentie.

M. le président Ugo Bernalicis. Ce n’est pas moi qui le dis, je le précise, même si je pourrais tenir de tels propos ailleurs. Cette affirmation est le fait des représentants du syndicat FO Magistrats.

Mme Catherine Champrenault. Pratiquement tous les magistrats du siège et tous ceux du parquet sont nommés sur proposition de la direction des services judiciaires. Le corps, compte tout de même plus de 8 000 magistrats. En dehors des fonctions de chef de juridiction, de chef de cour et de conseiller à la Cour de cassation, le processus de nomination est lancé par la direction des services judiciaires en fonction des règles statutaires de mobilité et d’avancement. Ces règles disposent, par exemple, que le passage du second au premier grade intervient seulement après sept années d’exercice et que ce passage ne peut pas intervenir sans une mobilité préalable. Une fois au premier grade, il n’est possible de passer hors hiérarchie qu’après avoir occupé deux postes au premier grade, dont, éventuellement, un détachement.

Il convient de conserver à l’esprit qu’en cas d’erreur d’appréciation ou de volonté supposée de la chancellerie de privilégier l’un sur l’autre, les magistrats ont la faculté de formuler des observations et ainsi, d’une certaine façon, de contester auprès du CSM, la proposition de nomination de la DSJ. Il arrive de temps en temps que le CSM rende un avis négatif. Depuis 2012, pour les magistrats du siège, le mouvement est alors automatiquement annulé sans davantage de questionnements. Pour les magistrats du parquet, le ministère retire sa proposition.

Vous m’interrogez en somme sur la manière dont interviennent les avancements. Les magistrats avancent d’abord parce qu’ils le demandent – ce n’est jamais une obligation – et sur la base d’un dossier. Les magistrats doivent en effet être évalués tous les deux ans. Là encore, la procédure est contradictoire. Le responsable hiérarchique direct mène un entretien préalable, demande à son collègue de rédiger une annexe 3 dans laquelle celui-ci expose ses activités. L’entretien préalable est donc suivi des premières évaluations du chef de juridiction, puis d’une deuxième évaluation du chef du parquet général. Il en va de même pour le siège, avec une évaluation par le président puis par le premier président.

L’évaluation offre donc des garanties, d’autant qu’elle peut être contestée, devant la commission d’avancement, devant le tribunal administratif, voire devant la cour administrative d’appel. Dès lors, face à une mauvaise appréciation des qualités du magistrat, celui-ci dispose de recours assez simples à mettre en œuvre. Le processus de nomination s’appuie donc sur des desiderata et sur les évaluations, qui peuvent être demandées par la chancellerie si elles n’ont pas été faites. De temps en temps, un peu de retard peut être pris, mais nous sommes fautifs si nous ne les conduisons pas tous les deux ans. C’est au vu des demandes, des conditions d’ancienneté et de mobilité et, enfin, du dossier, qu’il est possible de prétendre à un avancement.

Globalement, à mon sens, il existe des garanties appréciables contre les biais de subjectivité trop importants dans l’appréciation de la valeur professionnelle des magistrats.

J’ajouterai que le parquet, de première instance ou général, se caractérise par la culture du questionnement. Ses membres promeuvent systématiquement la réflexion collective. Un magistrat en désaccord avec son chef, par voie de conséquence, n’encourt aucune critique. Au contraire, parce que c’est en entendant des points de vue qui peuvent être différents que peut émerger une décision mûrement réfléchie. Un chef de parquet, qui, comme tout chef, a besoin des autres, se doit particulièrement de favoriser la réflexion collective. S’il peut compter sur des ressources un peu atypiques, originales, qui peuvent en un sens déranger – pour peu qu’elles respectent les lois et agissent avec sincérité et conscience –, ce n’est pas un problème.

M. Didier Paris, rapporteur. J’avais un certain nombre de questions au sujet de la loi du 25 juillet 2013, mais il y a déjà été largement fait référence. Je relèverai simplement que je n’avais pas aussi clairement conscience du rôle de cheville ouvrière du parquet général, dont vous êtes une très fine connaisseuse puisque, depuis 2004, vous y avez été continûment en fonction.

Mme Catherine Champrenault. J’ai toutefois exercé comme procureure de la République à Avignon pendant trois ans et demi avant d’être nommé procureure générale.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous voyons bien qu’il est impropre de dire qu’il n’y a pas de directive descendante, puisqu’il y en a de votre part en destination du parquet.

Mme Catherine Champrenault. Oui.

M. Didier Paris. C’est normal. Lorsqu’interviennent des remontées d’information, finalement, c’est vous qui traitez l’information avant de l’envoyer à la chancellerie. C’est à votre niveau, et seulement à votre niveau qu’elle est expurgée d’un certain nombre d’éléments, conformément à la circulaire de 2014 notamment. Ensuite, elle se traduit en fiche pénale qui ne contient pas certains des éléments qui sont à votre disposition. Nous voyons donc parfaitement à quel point vous tenez un rôle tout à fait central. D’ailleurs, et ce n’est pas une observation seulement technique, vous avez énoncé qu’un des rôles du parquet général, évidemment, était celui de la coordination de l’action publique, comme le rappelle la circulaire, mais il lui revient aussi d’intervenir en matière de dépaysement.

Un des points abordés par la toute récente réforme de la justice traite précisément de la mécanique du dépaysement. Tout d’abord, il avait été demandé que, dans certains cas – nous sommes là au cœur de la notion d’indépendance –, dès lors par exemple qu’un élu serait mis en cause, le dépaysement soit automatique. Ce n’est pas le choix que nous avons fait, mais votre avis m’intéresse sur ce point.

Ensuite, et il y a là un lien avec le statut des parquets, il me semble qu’il ne peut pas y avoir de dépaysement de parquet à parquet puisque ces derniers ne sont pas des organes juridictionnels en tant que tels. Je renvoie ici à toute la discussion que vous avez entamée au sujet de la Cour de Justice de l’Union européenne et de son dernier arrêt du 12 décembre 2019.

Mme Catherine Champrenault. Si, c’est possible.

Les dépaysements eux-mêmes peuvent faire l’objet d’interrogations, voire de fantasmes. Il existe deux mécanismes essentiels. Le premier concerne l’enquête préliminaire, le stade auquel la direction d’enquête est assurée par le parquet. S’il apparaît que la victime ou le mis en cause est un magistrat, un greffier, un avocat, un gendarme, un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire ou un policier qui est susceptible d’être en relation professionnelle avec les magistrats du parquet qui seraient en charge de l’enquête, l’article 43 alinéa 2 du code de procédure pénale trouve à s’appliquer. Selon ce texte, dans ce cas de figure et dès l’enquête, le parquet ou le procureur général peuvent solliciter d’office auprès du procureur général que l’enquête soit dépaysée dans un autre parquet. Le texte précise toutefois que le procureur général ne peut dépayser une affaire que dans un parquet limitrophe. Ainsi, quand un magistrat parisien est concerné à Paris, le dépaysement ne peut intervenir que vers Bobigny, parce que c’est le parquet de plus proche.

Votre assemblée a amélioré le texte récemment, par la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui dispose que le procureur général – en fait toute la cour peut être concernée – peut aussi demander au procureur général de la cour d’appel la plus proche de se saisir. Lui-même, investi de ce pouvoir de saisine, va devoir saisir le parquet le plus proche du parquet d’origine.

M. Didier Paris, rapporteur. Nous avons effectivement étendu le champ d’application de cette disposition.

Mme Catherine Champrenault. Ce dispositif est très utile. Nous l’avons déjà mis en œuvre trois fois.

Un autre dispositif est mieux connu, car il est plus sophistiqué : celui de l’article 665 alinéa 2 du code de procédure pénale. Lorsqu’une information judiciaire est ouverte, les parties, le ministère public ou le juge lui-même peuvent demander au procureur général de saisir la chambre criminelle en dépaysement. Le motif, défini largement, doit être celui d’une bonne administration de la justice. En un sens, cette disposition retient les mêmes catégories de motifs que l’article 43. Cette possibilité est cependant plus sophistiquée, puisque le procureur général présente une requête à la chambre criminelle de la Cour de cassation qui peut l’accepter ou non ; si le procureur général n’est pas d’accord avec sa décision une possibilité de recours est ouverte à la partie qui a demandé le dépaysement, devant le procureur général de la Cour de cassation. Il s’agit donc d’un dispositif à double détente.

En tout état de cause, j’y insiste, le temps n’est plus au privilège de juridiction. Ainsi, lorsque c’est possible, il est toujours préférable de ne pas dépayser une affaire et de la laisser à son juge naturel, de permettre au procureur local de se saisir et de continuer à l’instruire.

M. Didier Paris, rapporteur. En termes d’indépendance de l’autorité judiciaire ou du pouvoir judiciaire, comme l’a évoqué le groupe politique à l’origine de la création de cette commission d’enquête, appréciez-vous différemment l’état d’esprit ou les modes de fonctionnement selon que le magistrat a passé le concours externe de l’ENM, qu’il a été reçu au concours interne, ou qu’il a fait l’objet d’une intégration directe au titre de l’article 22 ou de l’article 30 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ?

En somme, l’ouverture du corps vers l’extérieur – je ne parle plus spécifiquement des passages du parquet au siège et inversement – est-elle porteuse d’un risque ou plutôt d’un avantage à vos yeux ?

Mme Catherine Champrenault. Les modes de recrutement sont divers, mais la voie royale du concours de la magistrature étudiant reste le pourvoyeur le plus important de magistrats, à raison probablement de 75 % du total des nominations. En tout état de cause, qu’il s’agisse du concours étudiant ou du concours interne, l’intérêt est de faire bénéficier les lauréats des enseignements de l’ENM. C’est un credo pour moi, même si aujourd’hui ce n’est peut-être pas politiquement correct : je suis très attachée à l’École nationale de la magistrature et à la qualité de son enseignement. Nous pouvons en juger chaque jour en voyant ses étudiants sortir de l’école – la Cour d’appel de Paris voit nombre de magistrats nommés à Bobigny, à Évry, à Créteil, à Meaux, voire à Paris. Je suis convaincue que l’accès à l’ENM par concours doit rester la voie royale.

Pour autant, je ne veux pas dire que l’ouverture du corps à l’extérieur soit négative. Je vous ferai d’ailleurs une confidence : mon mari est aujourd’hui à la retraite, mais il a par le passé intégré la magistrature par la voie latérale et la greffe a bien pris. Je n’ai aucune prévention au sujet des recrutements extérieurs.

Les recrutements extérieurs sont aujourd’hui d’origines diverses. Au parquet général et à la cour d’appel – mais c’est vrai aussi pour les juridictions de premier degré où les présidents et procureurs jouent ce rôle – nous conduisons des entretiens avec tous les candidats à ce qu’on appelle l’intégration directe dans la magistrature. Nous établissons dans ce cadre des rapports qui, s’ils sont favorables, permettent de présenter le dossier devant la commission d’avancement.

Il nous est à ce titre demandé de savoir si la personne à l’origine de la demande d’intégration représentera un apport exceptionnel pour le corps judiciaire. En principe, les recrutements latéraux doivent bénéficier à des personnes dont la valeur professionnelle est déjà établie – par exemple dans d’autres professions judiciaires – et à la condition qu’elle représente une plus-value pour le corps judiciaire. Il est vrai que certaines intégrations sont remarquables et enrichissent le corps.

Je n’ai pas mené d’études – je pense que l’École et la chancellerie le font – pour savoir si les recrutements classiques entraînent moins « d’erreurs de casting » que les recrutements latéraux. Mais je pense que la grande majorité des magistrats issus d’une intégration directe intègre les valeurs et les principes du corps judiciaire et la notion d’indépendance.

En tous les cas, lorsque nous les entendons, nous notons une véritable aspiration à cette indépendance. Ainsi, certains candidats avocats peuvent affirmer qu’ils veulent précisément échapper à la dépendance vis-à-vis de leurs clients qu’ils vivent comme une contrainte, et qu’ils souhaitent simplement appliquer le droit sans forcément passer par le prisme de la relation de clientèle.

M. Fabien Gouttefarde. L’inscription du parquet au sein d’un système hiérarchique et, en parallèle, la marge de manœuvre dont les procureurs disposent, notamment au travers de leurs réquisitions, est souvent rappelée grâce à l’adage suivant : la plume est serve, mais la parole est libre. La liberté des parquetiers dans leur réquisitoire est souvent évoquée, mais pouvez-vous commenter l’autre aspect de cet adage, la servitude de la plume ? Au quotidien, pour les parquetiers, quelle forme cela revêt-il ?

Mme Catherine Champrenault. La servitude de la plume consiste à verser au dossier de la procédure des instructions écrites du procureur général. De la sorte, le juge d’instruction ou le tribunal peut exprimer le fait qu’il a reçu des instructions dans une direction ou une autre, notamment s’agissant des qualifications. Effectivement, la parole est libre, ce qui signifie qu’une fois que les réquisitions écrites ont été déposées, leur auteur peut s’en détacher et reprendre la liberté de parole qui est conforme à ses convictions.

Cette parole doit cependant respecter certains principes déontologiques comme la dignité ou l’absence d’arrogance, quelle que soit la gravité des actes qui sont reprochés à un individu.

M. Jacques Carrère. Vous avez évoqué, monsieur le député, la servitude de la plume au quotidien. Cette servitude ne se sent pas au jour le jour, elle reste exceptionnelle. Elle se manifeste dans les conditions que vient de rappeler madame la procureure générale mais aussi à l’occasion d’instructions internes. Il peut arriver que le procureur général souhaite que les réquisitions soient prises dans un sens donné. Nous sortons là du champ de l’article 36 du code de procédure pénale stricto sensu. Le chef du parquet général est en droit de demander à un de ses collaborateurs de requérir dans le sens qu’il juge utile.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ignore si cela répond à la question posée…

Monsieur Guillaume Larrivé. Je voudrais revenir sur un point qui me paraît important dans l’ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, plus précisément dans son article 5. Il indique que les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques. C’est très clair, et l’audition, consacrée essentiellement à cette question, nous a permis de mieux appréhender ce que cela signifie. Mais cet article ajoute que ces magistrats sont également placés « sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la justice », expression que, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 8 décembre 2017, a jugée conforme à la constitution.

Nous, qui ne sommes pas magistrats judiciaires et qui ne sommes ni usagers du service public de la justice ni auxiliaires de justice, n’avons qu’une acception assez théorique de ce rapport de sujétion. J’aimerais connaître la position de la magistrate que vous êtes, madame la procureure générale : que veulent dire concrètement, en France, en 2020, les termes « sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la justice » ? J’ai bien compris ce qu’ils ne signifient plus depuis la loi du 25 juillet 2013, mais que veulent-ils dire concrètement ?

Mme Catherine Champrenault. Cette expression nous vaut beaucoup d’opprobre. Parfois, en audience, les avocats de la défense, entendent discréditer notre action en énonçant que, agissant sous l’autorité du garde des Sceaux, nous ne sommes pas indépendants. Il y a là un vrai problème de compréhension, même si je pense en fait que les avocats savent très bien ce que veut dire l’article 5. Il reste qu’une lecture littérale pourrait laisser penser que le garde des Sceaux exercerait une autorité globale sur les magistrats du parquet.

Je considère donc qu’il faudrait préciser la portée de cet article 5, tout simplement en inscrivant dans la loi que les magistrats sont placés sous l’autorité du garde des Sceaux « en ce qui concerne la politique pénale ». De la sorte, nous rappellerions l’article 35 et l’article 36 du code de procédure pénale et nous préciserions que cette autorité ne vaut que pour l’application, dans le ressort en question, de la politique pénale décidée par le gouvernement.

Il existe par ailleurs des circulaires de politique pénale qui donnent des orientations plus ou moins précises. Tout ceci n’a rien à voir avec les affaires individuelles. Il s’agit simplement de cadres définis pour traiter tel ou tel type de contentieux. Le pouvoir exécutif est dans son rôle lorsqu’il détermine des priorités de politique pénale, d’ailleurs elles-mêmes alimentées par les remontées d’informations depuis les parquets généraux.

Je pense que cet article 5 est trompeur parce qu’il est elliptique. Pris seul, il conduit à oublier la loi du 25 juillet 2013 et permet à certains mauvais esprits de dire que, en présence d’une contradiction entre ces textes, le statut prime sur la loi.

Monsieur Guillaume Larrivé. Je pense effectivement qu’un amendement serait envisageable, qui préciserait que cette autorité vaut pour « la politique pénale de la Nation ». Le lien serait ainsi établi avec l’article 20 de la Constitution qui confie au Gouvernement le soin de conduire et de déterminer la politique de la Nation.

M. le président Ugo Bernalicis. Nous nous focalisons beaucoup sur la matière pénale, mais je n’ai pas l’impression que la chancellerie soit complètement isolée des parquets en matière civile. Ainsi, en contentieux du droit de la nationalité, des instructions individuelles sont données par la chancellerie. Est-ce normal sachant que la circulaire de 2014 n’a valeur qu’en matière pénale ? S’agit-il d’un impensé, cet oubli de la matière civile ?

Mme Catherine Champrenault. Vous avez raison : la loi du 25 juillet 2013 est une loi qui a été intégrée au code de procédure pénale et qui ne concerne que les affaires individuelles en matière pénale.

Pour autant, bien entendu, l’indépendance de la justice veut qu’en matière civile, commerciale et sociale, il n’y ait pas d’instruction. Les questions de nationalité sont effectivement une exception, mais elle est strictement juridique et technique. Les questions de nationalité sont généralement très complexes et appellent parfois des connaissances très approfondies en géopolitique et en histoire. Souvent, il s’agit de savoir si une personne, à l’époque de la colonisation et relevant d’une région donnée du monde, était française ou non, et si ses parents l’étaient. Cela peut être extrêmement complexe.

Il arrive donc que la chancellerie et la direction des affaires civiles et du sceau envoient, effectivement, des conclusions juridiques en cette matière. Elles sont en principe totalement relayées par le parquet général. À supposer qu’une erreur manifeste d’appréciation soit commise sur ces questions, rien n’empêcherait cependant le magistrat du parquet général de faire preuve d’indépendance dans sa parole.

M. le président Ugo Bernalicis. S’agit-il de la seule exception en matière civile, commerciale ou sociale ?

Mme Catherine Champrenault. Il n’en existe pas d’autre à ma connaissance. En matière commerciale, bien entendu, il n’y a pas d’instruction de la direction des affaires civiles et du sceau, de même qu’il n’y en a pas, en matière sociale. Pourtant, le parquet général, et particulièrement celui de Paris, prend des conclusions dans ces matières, que ce soit au sujet des procédures collectives ou en matière sociale, en appel des conseils des prud’hommes. Nous avons pu développer des conclusions très argumentées pour un certain nombre de situations qui posaient de véritables problèmes juridiques. Par exemple, dans le dossier des chibanis de la SNCF, le parquet général a développé des conclusions qui ont d’ailleurs été retenues.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai lu dans la presse – qui ne dit pas toujours toute la vérité, vous vous prononcerez sur ce point – que les relations sont parfois compliquées entre le parquet général et les avocats. Tel serait notamment le cas s’agissant du parquet général de Paris et de certains avocats, dont un en particulier, celui délégué par le bâtonnier pour s’occuper des perquisitions.

Pour vous, la relation avec les avocats, le bâtonnier et le barreau est-elle un élément permettant de faire vivre l’indépendance de la justice ? Pensez-vous au contraire que les interventions des avocats sont intempestives et compromettent son bon fonctionnement ? Je ne vais pas évoquer le fond du dossier, mais j’aimerais comprendre ce qu’il en est, sachant que certains éléments ont été portés à la connaissance du public par voie de presse.

Mme Catherine Champrenault. Je préciserai d’abord que je ne suis pas à l’origine de ces éléments. Vous faites référence à une procédure disciplinaire en cours, dont, bien évidemment, je ne parlerai pas.

Pour répondre à votre question, je dois rappeler un credo qui est le mien : justice est bien rendue seulement si tout un chacun dans la salle d’audience joue sa partition avec le plus possible de conscience et de professionnalisme.

J’ai une deuxième conviction : que les avocats sont absolument nécessaires à l’œuvre de justice. Il n’y a pas de discussion là-dessus. Je peux même aller plus loin pour vous dire qu’ils ont pu jouer un rôle actif et remarquable dans la détection d’éventuelles erreurs judiciaires. Les avocats sont donc indispensables : ils défendent leurs clients, ils donnent des éléments d’appréciation différents et peuvent faire ressortir des éléments de personnalité de leurs clients que nous ne soupçonnions pas. Indéniablement, ils éclairent la justice dont ils sont des auxiliaires. Je plaide donc pour un barreau fort et investi dans une défense sans concession.

Néanmoins, je suis convaincue que le débat judiciaire, qui n’est pas la guerre, a besoin de sérénité. Ainsi, s’il est compréhensible que, dans certaines audiences à enjeu répressif majeur et dans lesquelles la liberté des individus est en cause et les sanctions encourues sont importantes comme en cour d’assises il puisse y avoir de l’émotion voire de l’indignation du côté de la défense, il y a cependant des limites à ne pas franchir. Je veux ici évoquer le respect de la personne des magistrats : les attaques personnelles sont inadmissibles. Sont proscrites les injures, les insultes et les menaces.

Ce n’est qu’à cette condition que le débat judiciaire remplit sa fonction, celle que j’évoquais dans mon propos préliminaire, c’est-à-dire une fonction d’apaisement, de médiation au sens fort du terme, au titre de laquelle les parties remettent à un tiers le droit de trancher. Se départir de cette exigence de sérénité et de respect des acteurs du procès pénal nous placerait tous en danger, et nous avons, les uns et les autres, magistrats et avocats, des règles déontologiques qui s’imposent à nous.

Une règle commune à ces deux corps est l’obligation de dignité. Il y a donc une limite dans la liberté de parole des avocats à ne pas dépasser. Lorsqu’il est possible de considérer que les propos ont dépassé les besoins de la défense et ont été jusqu’à attenter à la personne et à l’indépendance des magistrats – dont vous avez raison de vous inquiéter – et à toucher au cœur de leur mission, là, effectivement, il faut intervenir et stigmatiser le manquement déontologique. En l’espèce, c’est ce que j’entends faire. Ceci explique mon action.

Je rappelle que Paris compte plus de 30 000 avocats. Pourtant, les procédures contre eux sont rares. S’il arrive que des avocats commettent des faits graves et que certains soient sanctionnés, nous ne sommes pas pour autant dans un climat de défiance généralisée. Il n’y a pas d’acharnement. Simplement, nous sommes là pour faire respecter des principes déontologiques qui permettent à chacun d’exercer en sérénité – que nous revendiquons non pas comme un privilège, mais comme un ingrédient nécessaire à la qualité de notre réflexion. Lorsque ces manquements à la déontologie sont commis, il appartient, en vertu de la loi, et en parallèle du bâtonnier – qui a également un rôle à jouer en matière de sanction des manquements déontologiques – d’engager des poursuites disciplinaires autonomes, le cas échéant.

M. le président Ugo Bernalicis. J’ai deux dernières questions : la première sur la Cour de Justice de la République (CJR) parce que vous seriez concernée, si la réforme constitutionnelle annoncée intervenait.

Il en est une deuxième qui me tient particulièrement à cœur. Vos prises de parole publique sont assez rares, suffisamment rares pour qu’elles soient remarquées. S’agissant des perquisitions du type de celles qui ont visé mon mouvement politique, ne pensez-vous pas qu’il serait plus sain pour vous, parquet et institutions judiciaires, et pour nous, personnes politiques, qu’une information judiciaire soit systématiquement ouverte pour toute mise en cause de ce type, qui est nécessairement médiatique. La défense des personnes politiques est en effet systématiquement publique, de fait. Il en ira de même pour ceux qui souhaiteraient se taire. Ne pensez-vous pas qu’il s’agirait de la meilleure garantie possible pour la sérénité du fonctionnement de la justice ?

Des dispositions particulières existent déjà pour les avocats, vous l’avez rappelé, mais aussi pour les journalistes. Il s’agit de garanties démocratiques, qui présentent un lien avec la séparation des pouvoirs en prévenant les pressions de l’exécutif, voire du judiciaire si l’on suppose qu’elles sont possibles. J’apprécierais de connaître votre avis sur la question, maintenant que ces dossiers ne font plus l’actualité.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, ma parole est rare, contrairement à celle des procureurs de la République qui, en vertu de l’article 11 du code de procédure pénale, ont la faculté de s’exprimer sur les affaires en cours, s’il s’agit pour eux de prévenir la divulgation d’informations fausses ou inexactes ou d’empêcher un trouble à l’ordre public. Je ne me trouve bien évidemment pas dans cette configuration, puisque, bien qu’exerçant un contrôle, je ne diligente pas l’action publique et ma parole est donc forcément plus restreinte que celle des procureurs de la République. Elle traite d’abord de l’activité juridictionnelle de la cour, non pas au travers d’interviews, mais plutôt au travers de communiqués de presse explicitant nos réquisitions, les décisions de justice, voire les recours par nous exercés.

Je peux également apporter mon soutien aux magistrats injustement attaqués. C’est l’hypothèse à laquelle vous faites allusion. J’ai effectivement pris la parole dans un média pour soutenir publiquement les magistrats et officiers de police qui ont mené des perquisitions dans les locaux du parti qui est le vôtre, monsieur le président. J’estimais qu’ils avaient été injustement malmenés. J’espère que tout un chacun en est désormais conscient.

La question que vous posez est, au fond, celle de savoir si, en cas de mise en cause d’un élu ou d’un parti politique, il convient de recourir d’emblée à un juge d’instruction par le biais de l’ouverture d’une information judiciaire. Le sens de mon propos, même si j’espère des améliorations en matière d’indépendance du parquet afin de rassurer nos concitoyens quant au fait qu’il ne peut y avoir de confusion, est qu’il convient de cesser de se convaincre que les magistrats du parquet sont des magistrats de seconde zone.

Certes, ils ne bénéficient pas totalement du statut particulièrement protecteur des magistrats du siège, mais cela n’en fait pas des magistrats scélérats, seulement dignes d’une demi-confiance ou même d’une confiance un tant soit peu réduite. Il serait injuste de les concevoir autrement. En effet, la déconnexion vis-à-vis du pouvoir exécutif est à mon sens devenue une réalité. Une perquisition menée par un procureur de la République, magistrat assermenté ayant reçu la même formation que les magistrats du siège et qui agit avec les mêmes principes déontologiques et avec la même éthique, est conduite dans les mêmes conditions protectrices.

Je ne crois pas qu’il y ait de différence, d’autant que, dans la plupart des cas, si des perquisitions interviennent dans les locaux d’un parti, elles ont lieu, non pas en flagrant délit, mais dans le cadre d’une enquête préliminaire. À ce titre, elles doivent recevoir l’autorisation d’un juge de la liberté et de la détention (JLD). Les parquetiers et le JLD sont tous soumis au principe d’impartialité et au principe de proportionnalité qui figure désormais dans le code de procédure pénale après n’avoir longtemps résulté que de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme.

Ma première réponse est donc que le parquet n’offre pas moins de garanties que le siège. Ses membres sont des magistrats qui agissent à l’instar d’un juge d’instruction, assistés d’officiers de police et, comme ils le souhaitent, dans la sérénité.

Je dois ajouter qu’en procédure pénale, il existe une gradation : une enquête sert d’abord à procéder à des vérifications quant à la nature des faits dénoncés. Dans le cas que vous avez évoqué, vous savez qu’il existait deux sources de signalement. Il est donc possible de considérer que cette graduation doit être respectée et que le parquet peut être protecteur lorsqu’il décide d’une première perquisition qui pourrait révéler une absence totale d’infraction. Cela évite l’ouverture d’une information, laquelle constitue toujours une étape supplémentaire dans la mise en cause : dans l’esprit du public, lorsqu’un juge d’instruction est désigné, c’est qu’il existe des charges importantes à l’encontre de la personne inquiétée.

Finalement, j’ignore si le fait de soumettre les poursuites contre tous les responsables politiques, sous prétexte de plus grandes garanties, à une information judiciaire préalable serait une bonne chose. Il existe des affaires dénoncées contre des responsables politiques et autres acteurs majeurs de la vie politique, publique ou économique, qui en restent au stade de l’enquête ou du classement. Faut-il maximaliser la réponse judiciaire et les moyens déployés alors qu’existe toujours la possibilité que les dénonciateurs se soient fourvoyés ou aient mal interprété les faits ? Je ne suis pas certaine que cela rendrait service aux acteurs de la vie politique.

M. le président Ugo Bernalicis. Mon interrogation portait moins sur le statut comparé du parquet et du siège que sur le cadre d’enquête lui-même. Peut-être la gradation fait-elle de l’enquête préliminaire une première étape et de l’information judiciaire une deuxième étape ? Il reste que, chose extraordinaire, du point de vue des droits de la défense, mieux vaut, dans le cadre du droit pénal actuel, être sous le coup d’une information judiciaire. Ceci ouvre en effet accès au dossier. Du point de vue des droits de la défense, la gradation que vous évoquez est inversée.

Mon interpellation porte moins sur l’identité du magistrat qui aura en charge l’affaire que sur le cadre de l’enquête et des conditions d’égalité des armes. Vous savez qu’il est possible de passer directement de l’enquête préliminaire au procès sans transiter par l’information judiciaire. Tel était le cas pour la mise en cause en correctionnelle, qui est désormais derrière nous, à la suite des perquisitions. Ma question porte donc surtout sur les droits de la défense. Selon l’article 76 du code de procédure pénale, une perquisition peut intervenir en enquête préliminaire avec l’accord de l’intéressé. À défaut de cet accord, le JLD peut être saisi. C’est un élément de gradation supplémentaire.

Mme Catherine Champrenault. Effectivement, le JLD est saisi pour les perquisitions devant être menées sans l’assentiment de l’intéressé.

M. le président Ugo Bernalicis. Il y a donc déjà une stratégie d’enquête. Je tenais à ce que l’on comprenne bien pourquoi je m’interroge : pourquoi ne pas engager de facto une information judiciaire plutôt qu’une enquête préliminaire ?

Mme Catherine Champrenault. Vous avez raison de m’orienter vers le sujet des garanties offertes par la procédure d’instruction. Il est effectivement possible de contester les actes et d’attaquer une perquisition en nullité devant la chambre d’instruction alors que c’est impossible dans le cadre d’une enquête préliminaire.

Un recours peut, par ailleurs, être formé au sujet des objets saisis. Cette dernière procédure est prévue pour offrir une possibilité de contestation contradictoire aux personnes qui ont fait l’objet de saisies de sommes ou de documents. Le recours devant la chambre d’instruction permet d’en contester la validité ou la régularité. Je vous le dis cependant avec une franchise qui va me mettre en difficulté : la chambre d’instruction est particulièrement lente à statuer sur de tels recours.

M. le président Ugo Bernalicis. C’est effectivement de notoriété publique.

Mme Catherine Champrenault. Cela étant, il serait possible de prévoir que dans ce cadre, la perquisition elle-même puisse être attaquée devant la chambre d’instruction. Je ne suis pas contre. En effet, pourquoi ne pas offrir ce recours au justiciable ? Ceci soulèverait toutefois la question des moyens mis à la disposition de la justice, sachant que nous sommes déjà très en retard pour les saisies.

Il est cependant vrai qu’aujourd’hui – globalement, nous nous en félicitons –, les méthodes d’investigation en matière financière ont évolué. Nous visons à satisfaire à une exigence de lisibilité de la réponse pénale. En conséquence, les procédures doivent se dérouler plus rapidement. Ainsi, le parquet national financier (PNF), dont le succès est reconnu unanimement, mène essentiellement des enquêtes préliminaires.

M. le président Ugo Bernalicis. Selon la doctrine, et sous l’impulsion d’Éliane Houlette, il est possible d’aller directement au procès sans passer par la phase d’information judiciaire, pour gagner du temps. Il s’agit d’une stratégie qui peut toutefois en faire perdre au moment du procès.

Mme Catherine Champrenault. Vous avez absolument raison. L’information judiciaire peut être contestée devant la chambre d’instruction. Si celle-ci n’est pas ouverte, elle peut être contestée devant le tribunal. Oserais-je vous le dire toutefois : même si nous ouvrons une information alors que la chambre d’instruction est censée purger la procédure de toutes ses causes de nullité, intervient encore un deuxième temps de contestation de la régularité sur l’ordonnance de renvoi.

Il est également possible de déposer des questions prioritaires de constitutionnalité. Je préférerais personnellement que celles-ci soient encadrées dans le temps et qu’elles ne puissent pas intervenir à l’ouverture du procès, alors que plusieurs semaines ou mois d’audience sont prévus. Les procès peuvent en effet, pour l’instant, être désorganisés par une QPC qui intervient après une ou plusieurs années d’instruction. J’avais formulé ce souhait. Le législateur en avait tenu compte et la Cour de cassation avait validé ce principe, mais le Conseil constitutionnel a censuré cette pratique. Je n’y reviens pas, même s’il ne serait pas absurde de se dire que l’instruction est aussi la mise en état de la procédure et qu’il serait bon que la QPC soit formulée pendant celle-ci.

Si l’enquête préliminaire se déroule et aboutit à des poursuites, un débat intervient devant le tribunal sur la régularité de la procédure. Désormais, de manière systématique, le PNF, à l’issue de l’enquête préliminaire, ouvre un temps contradictoire au cours duquel il communique la procédure, rédige une sorte d’acte d’accusation récapitulant les charges, tandis que la défense peut y répliquer et éventuellement demander des actes. Il est vrai qu’une telle pratique permet de ne pas avoir recours à l’instruction, ce qui dans des affaires graves, mais simples – il en existe, car la gravité n’est pas signe de complexité et réciproquement – permet de diligenter des poursuites sans recours à l’instruction, même si l’on sait que les débats risquent du même coup de se concentrer pendant l’audience de jugement sur la régularité de la procédure.

Nous avons d’ailleurs vu une affaire relevant non pas du PNF, mais du parquet de Paris, au sujet de laquelle la procédure a d’abord été annulée en première instance avant d’être validée en appel.

M. le président Ugo Bernalicis. Pensez-vous que ce qui a été proposé dans le projet de réforme constitutionnelle concernant la Cour de Justice de la République (CJR) est le choix le plus opportun ? Je pense ici à la mise en place d’une juridiction unique, en premier et dernier ressort. Comment éviter que deux juridictions différentes soient amenées à se prononcer sur les mêmes faits ?

Mme Catherine Champrenault. J’ai été entendue spécifiquement par l’Assemblée nationale en juin 2018 au sujet du projet de loi supprimant la CJR et la remplaçant par un autre dispositif. Je m’y réfère donc.

Le sens de l’histoire n’est plus au privilège de juridiction ni aux juridictions d’exception. Ces concepts, lorsqu’ils sont mis en œuvre, favorisent le soupçon chez le citoyen. S’agissant de la CJR, il est possible d’être plus précis et d’évoquer un soupçon de corporatisme, puisque cette juridiction compte en son sein douze parlementaires qui pourraient être tentés d’être bienveillants vis-à-vis de ministres ayant eux-mêmes été parlementaires auparavant. Il s’agit d’un premier écueil.

Le deuxième tient à la différence de temporalité des deux procédures, entre le droit commun et le volet ministériel impliquant la commission des requêtes et le cas échéant la Cour de Justice de la République. Ainsi, l’examen du sort réservé aux protagonistes de l’affaire Tapie montre que Christine Lagarde a été jugée en 2016, avec une déclaration de culpabilité, tandis que le volet non ministériel n’a été évoqué qu’en juin 2019. Trois années se sont écoulées entre les deux, ce qui pose problème.

Loin d’être idéale, cette juridiction présente donc des inconvénients, même si je ne remets pas en doute le fond de ses appréciations.

Le projet de loi constitutionnelle déposé entendait substituer la cour d’appel de Paris à la CJR pour connaître des seuls actes accomplis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, à l’exception des actes détachables. Ce projet présentait l’intérêt d’intégrer la jurisprudence de la Cour de cassation, ce qui est appréciable, et de substituer une juridiction de droit commun à une juridiction d’exception. Cette avancée était aussi appréciable.

Pour autant, je ne suis pas certaine que nous aurions ainsi mené la logique à son terme. En effet, la dualité entre le volet ministériel et le volet non ministériel est maintenue. Par ailleurs, porter l’affaire directement devant la cour d’appel revient à priver la personne mise en cause du double degré de juridiction. Certes, le droit de revoir un jugement qui ne satisfait pas un citoyen n’implique pas nécessairement le droit d’être de nouveau jugé au fond. Il est admis qu’un pourvoi en cassation constitue un recours garantissant au citoyen le droit de double regard. Il reste que le pourvoi en cassation n’est pas l’appel, la Cour de cassation ne statuant que sur le droit et pas sur le fond. Il est peut-être regrettable que nous n’allions pas jusqu’au bout et que nous ne fassions pas confiance à l’organisation classique de l’institution judiciaire pour juger les membres du gouvernement.

M. Guillaume Larrivé. Nous pourrions toutefois envisager que la Cour de cassation, par effet dévolutif ou d’évocation, devienne elle-même juge d’appel.

Mme Catherine Champrenault. Certes, mais cela reviendrait à changer la mission assignée à la Cour de cassation. Une réforme en profondeur serait alors nécessaire. Il est vrai que le Conseil d’État peut être juge du fond ou juge de cassation selon les cas. Je ne l’avais pas envisagé tant il est vrai que la Cour de cassation, jusqu’ici, ne juge que le droit. Vous ouvrez peut-être ici des horizons utiles.

M. Guillaume Larrivé. Je ne l’évoquais que pour le plaisir de la discussion, tant je pense que nous ne serons pas saisis immédiatement de ce projet de loi constitutionnelle.

 

La séance est levée à 17 heures 40.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Fabien Gouttefarde, M. Guillaume Larrivé, M. Didier Paris

 

Excusé. - Mme Émilie Guerel