Compte rendu

Commission d’enquête relative
à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

– Audition de Mme Nathalie Goulet, sénatrice, co-auteure du rapport « Lutter contre les fraudes aux prestations sociales, un levier de justice sociale pour une juste prestation »              2

– Présences en réunion..............................15


Mardi
18 février 2020

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 5

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président

 


  1 

COMMISSION DENQUÊTE RELATIVE
A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES

Mardi 18 février 2020

La séance est ouverte à dix-huit heures trente-cinq.

————

Présidence de M. Patrick Hetzel. Président

 

La commission d’enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l’audition de Mme Nathalie Goulet, sénatrice, co-auteure du rapport « Lutter contre les fraudes aux prestations sociales, un levier de justice sociale pour une juste prestation ».

M. le président Patrick Hetzel. Nous recevons notre collègue sénatrice, Mme Nathalie Goulet, à qui je souhaite la bienvenue.

Vous êtes l’auteure, avec notre collègue Carole Grandjean, vice‑présidente de la commission d’enquête, d’un rapport sur les fraudes aux prestations sociales remis à l’automne dernier. Ce rapport est le résultat d’une mission que vous avait confiée en 2019 le Premier ministre, la ministre des solidarités et de la santé et le ministre de l’action et des comptes publics.

Cette mission s’inscrivait dans un contexte d’attention renouvelée à la lutte contre la fraude, qui constitue depuis 2010 un objectif de valeur constitutionnelle. Votre mission préconise notamment de consolider la culture de la lutte contre la fraude aux prestations sociales, compte tenu des importantes différences d’implication sur ce sujet entre les organismes, tant au niveau des engagements exprimés que des moyens alloués à cette lutte. Vous mettez l’accent sur l’importance de la politique de prévention, « meilleur axe de lutte contre les fraudes », dans la mesure où elle permet de les éviter.

Le rapport précise également qu’il n’a pas été matériellement possible de procéder à un chiffrage du montant de la fraude aux prestations sociales, et qu’il aurait sans doute été inopportun, avec le risque que « des polémiques relatives au montant de la fraude n’obèrent le fond [du] rapport et de [ses] propositions ». Le rapport a également été présenté à l’Assemblée nationale, et nous sommes un certain nombre à avoir exprimé notre surprise vis‑à‑vis du manque de collaboration de certains acteurs, alors que cette mission vous avait été confiée par le Premier ministre et deux ministères très importants.

Nous avons décidé de rendre publiques nos auditions : elles sont ouvertes à la presse, diffusées en direct sur un canal de télévision interne et seront consultables en vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale. Je vais laisser la parole à Mme Goulet pour une intervention liminaire de dix minutes, qui précédera un échange sous forme de questions et de réponses.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la sénatrice, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Nathalie Goulet prête serment.)

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation. Je remercie en particulier le groupe UDI‑Agir d’avoir choisi ce sujet dans le cadre de son droit de tirage. Mises à part quelques légères différences en matière d’ancienneté et de parcours, Carole Grandjean et moi-même n’avons eu aucune divergence dans le traitement des auditions effectuées pour réaliser notre rapport. Vous avez opportunément évoqué le fait que nous avions manqué de moyens ; c’est le moins que l’on puisse dire, puisque l’épais rapport issu de nos travaux comporte un certain nombre d’auditions sténotypées que j’ai payées avec mon indemnité de frais de mandat. J’ajoute que le Gouvernement nous a envoyé – tardivement – une inspectrice de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui ne connaissait strictement rien à la fraude. Carole Grandjean et moi avons considéré qu’il valait mieux être seules que mal accompagnées, et que sa présence n’était pas nécessaire puisque nous avions de toute façon déjà largement engagé nos travaux. Tel a été le contexte délicat dans lequel nous avons travaillé.

En ce qui concerne le chiffrage du montant de la fraude, pour ma part, je considère qu’il aurait été très opportun. Malheureusement, il ne nous a pas été matériellement possible de le faire, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Le premier point important est celui qui concerne la fraude documentaire et les problèmes d’état civil. Ces dossiers de fraude sont à mon sens complètement sous-évalués, pour ne pas dire réduits à la portion congrue. Je ne reviens pas sur l’audition, la semaine dernière, de la directrice de la sécurité sociale (DSS), Mme Mathilde Lignot-Leloup, mais je voudrais tout de même appeler votre attention sur le fait que de très nombreux documents émanant d’assemblées diverses – du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), de l’Union interparlementaire (UIP) ou de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) –, dont j’ai apporté avec moi quelques copies, attestent par exemple qu’en Afrique plus de 230 millions d’enfants n’existent pas ou encore qu’il n’y a pas d’état civil au Burkina Faso, sans parler des enfants fantômes du Sahara occidental, apatrides de demain.

Il y a en Afrique de l’ouest – et dans une moindre mesure en Afrique de l’est et en Asie centrale – des problèmes très importants liés à l’état civil, souvent inexistant. Lorsque ces jeunes sans état civil ont besoin de voyager, on leur donne une identité, par le biais d’un jugement supplétif ou par un autre moyen. Or, dans de telles conditions, l’identité attribuée par l’autorité qui délivre l’acte est loin d’être certaine et ne correspond absolument pas aux critères qui sont les nôtres. Dans le cadre du groupe d’amitié France‑Afrique de l’ouest, nous avons, avec mon collègue sénateur André Reichardt, monté des coopérations pour essayer de mettre en place un état civil convenable, notamment au Burkina Faso. Mais l’identification s’y fait bien souvent avec cinq ou six lettres seulement : par exemple, vous pouvez écrire Nathalie avec un h, sans h, avec un y ou sans y, et le système ne fonctionne pas exactement comme il devrait. Ce problème de fraude documentaire est à prendre très au sérieux.

Ces problèmes d’état civil se retrouvent au moment de l’inscription des étrangers qui arrivent en France au service administratif national d’identification des assurés nés à l’étranger (SANDIA) – cette question a fait couler beaucoup d’encre. Les jugements supplétifs posent problème, car l’autorité qui a émis l’acte d’état civil pour lequel nos services vont demander des justificatifs aura tendance à ne pas se déjuger, ce qui fragilise l’identification et nuit à nos services.

Je vous encourage à aller visiter à Lognes le service de la police aux frontières (PAF), qui est chargé de la lutte contre la fraude documentaire – les spécialistes qui y travaillent sont formidables. Cela soulève un problème qui n’est pas suffisamment pris au sérieux : la PAF ne définit pas l’identité comme le fait le SANDIA, qui montre de ce point de vue un laxisme tout à fait spectaculaire, sur lequel j’espère que vous obtiendrez davantage de renseignements que nous n’en avons pu en avoir.

S’agissant des moyens de lutte contre la fraude, le problème essentiel est, à mon sens, l’absence d’échanges de données entre les services et les administrations, qui sont organisés en « tuyaux d’orgue ». Comme l’a expliqué Carole Grandjean, la Banque Carrefour de la sécurité sociale (BCSS), en Belgique, correspond absolument à ce qu’il faudrait mettre en place en France : elle centralise efficacement toutes les informations, sans les stocker, ce qui permet d’assurer le respect de la vie privée.

En France, il n’existe pas de domicile social : vous pouvez être à la fois célibataire dans le nord, chargé de famille dans le sud et en concubinage à Marseille, sans que personne ne le sache. Il s’agirait donc de faire coïncider le domicile fiscal avec un domicile social, ce qui serait utile, surtout quand l’on sait que les départements ne communiquent pas entre eux – ce serait trop simple ! Il est donc urgent de mettre en place des échanges de données et de créer une institution qui fasse le lien entre les services. Notre dur labeur estival devrait vous permettre d’aller directement observer le fonctionnement de la BCSS et de vous en inspirer.

Au cours de nos auditions, quelqu’un nous a expliqué qu’un individu avait reconnu soixante-dix enfants et qu’il n’avait été repéré qu’au soixante-dixième ; il y a donc soixante-dix enfants français, dont la mère est considérée comme étant parent d’enfant français, et tout le monde bénéficie de prestations. Ce sont des réseaux organisés. J’aurais d’ailleurs dû commencer par cela : la fraude sociale n’est pas une fraude de pauvres ; c’est une fraude organisée.

Il faut donc encourager les échanges de données en suivant l’exemple de la BCSS – à ce sujet, vous venez d’auditionner M. Laurent Gratieux, qui a été très éclairant lors de nos travaux – ; il importe de mettre en œuvre une coopération renforcée entre les départements par l’intermédiaire des comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF), et de faire intervenir davantage la Cour des comptes.

Se pose par ailleurs le problème des cartes Vitale. Lors de votre audition, la semaine dernière, Mme Mathilde Lignot-Leloup reconnaissait l’existence de 2,6 millions de cartes en trop, mais n’en évoquait plus que 600 000 le lendemain. Je pense qu’elle n’a pas fait l’ENA mais Poudlard, l’école de Harry Potter, car je ne vois pas comment elle a pu faire disparaître aussi vite 2 millions de cartes Vitale ! D’après les comptes très sérieux que nous avons établis sur la base des documents fournis par les administrations, nous avons comptabilisé 5 millions de cartes surnuméraires si l’on prend en compte la population de 16 ans et plus et 2 millions en retenant la population des 12 ans et plus. Je ne connais cependant pas beaucoup d’enfants de 12 ans qui disposent d’une carte Vitale, et je pense que vous aurez les moyens, dans le cadre de cette commission d’enquête, de déterminer exactement combien de cartes ont été émises.

Nous avons donc là aussi affaire à une aberration complète, qui doit constituer une ligne directrice de vos travaux : l’absence de coïncidence entre le droit du porteur et la vie de la carte. Par exemple, le terminal de l’assurance maladie n’est relié en aucune manière avec le service des étrangers du ministère de l’intérieur. Prenons le cas d’un étudiant Erasmus – je ne parle pas de celui qui a été arrêté à Marseille la semaine dernière, qui doit d’ailleurs avoir une carte Vitale, bien qu’il soit criminel de guerre – qui possèderait une carte Vitale ; elle n’est pas limitée à la durée de son séjour dans le cadre d’Erasmus. Dans le meilleur des cas, il la rend à la fin de son séjour ; sinon, il la perd ou la donne à quelqu’un d’autre. Il en va de même pour les travailleurs étrangers en France : le temps de leur contrat de travail, ils ont une carte Vitale, ce qui est tout à fait normal ; mais quand ils cessent de bénéficier de droits sur le territoire français, il faudrait tout de même que le terminal de la carte soit en mesure de la désactiver. Toutes les excuses sont bonnes – c’est compliqué, le système est lourd – mais, en réalité, personne ne s’intéresse à ce sujet, de sorte que nous faisons face à un mur.

S’agissant des cartes Vitale, un rapport réalisé en 2013 par trois membres de l’IGAS et trois membres de l’inspection générale des finances (IGF), dont M. Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézières, évoquait – à la page 9 – 7,76 millions de cartes en trop. Ce rapport est encore disponible ; il ne le sera peut-être plus après cette audition, mais nous en avons fait quelques copies que nous gardons précieusement. Cela signifie que ce problème de cartes en surnombre n’est pas une nouveauté, mais aussi que le directeur de la sécurité sociale de l’époque n’a pas fait grand-chose pour arrêter l’hémorragie. Quand nous avons auditionné des membres des caisses de sécurité sociale ou de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), nous nous sommes trouvées face à des gens incapables de nous répondre, et qui nous ont ensuite envoyé des documents pour le moins étonnants – un peu à la manière de ce qui s’est passé dans votre commission la semaine dernière. Nous avons notamment reçu un mail de M. Benoît Ourliac, qui travaille en tant qu’administrateur à l’INSEE, dans lequel il explique la différence entre les « présumés morts » et les « présumés vivants » – je tiens le document à votre disposition. Tout cela n’est pas très sérieux.

Il faut tout de même distinguer les bons et les mauvais élèves. La caisse d’allocations familiales (CAF) et la mutualité sociale agricole (MSA) font manifestement beaucoup d’efforts, contrairement à la caisse nationale de l’assurance maladie (CNAM), pour diverses raisons, et à la caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). La mauvaise volonté des services et l’absence de rapprochement entre les fichiers des différentes administrations sont un vrai problème. Carole Grandjean, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2020, a fort opportunément fait voter un amendement sur ce sujet, qui est devenu l’article 80 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). J’ai également posé une question écrite au Gouvernement pour savoir quels moyens avaient été mis en œuvre pour établir le plan de contrôle et de lutte contre la fraude désormais prévu par la loi.

Comme je l’ai expliqué précédemment, l’INSEE nous a transmis l’information selon laquelle 1,5 million de centenaires étaient réputés en vie pour la CNAV – qui concerne les gens nés en France –, mais aussi pour le SANDIA – qui traite les dossiers des personnes nées à l’étranger. Pour ma part, je ne connais pas de gens présumés ou réputés en vie, mais des gens vivants ou morts ; je connais des femmes qui sont enceintes ou qui ne le sont pas. Vous êtes en vie ou vous êtes mort. Être présumé en vie, cela n’existe pas, sauf à l’INSEE ! Après que nous avons pointé cette absurdité, un communiqué vengeur a été publié, affirmant que nous disions des bêtises. La conférence de presse que j’ai donnée avec Carole Grandjean le 3 septembre 2019 est en ligne : nous n’avons jamais dit qu’il y avait 84 millions de cartes Vitale. En revanche, nous affirmons que les fichiers sont mal tenus. C’est la raison pour laquelle Carole Grandjean a fait voter l’amendement que j’ai mentionné, qui devrait permettre de faire le point, de savoir si des moyens suffisants sont alloués.

Reste enfin la question des pouvoirs dont disposent les consulats en la matière ; c’est une histoire de morts-vivants et de veuves joyeuses. Sur ce point, beaucoup de travail reste à faire. Encore une fois, la fraude aux finances publiques, notamment la fraude sociale, n’est pas une fraude de pauvres ; c’est une fraude en réseau, très bien organisée, d’autant plus que nos systèmes en tuyaux d’orgue favorisent fortement de telles pratiques. La mauvaise volonté des services n’y est pas pour rien, mais il y a aussi à mon sens un problème de conflits d’intérêts. Si vous cherchez qui était le directeur de la sécurité sociale en 2013, vous comprendrez en quoi cela peut interroger. Mme Lignot‑Leloup, qui était alors directrice de la CNAM, et M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’INSEE depuis 2012, ont fait partie des mêmes cabinets ministériels. Il faudra, à un moment donné, qu’ils s’expliquent. Si j’étais directeur d’un service ou d’une entreprise privée et comptais 7 millions de cartes en trop dans mon système, je m’interrogerais. Apparemment, cela ne les a pas beaucoup troublés

M. le président Patrick Hetzel. Pouvez-vous nous indiquer quelles sont, selon vous, les raisons pour lesquelles vous n’avez pas pu procéder au chiffrage évoqué tout à l’heure, ainsi que les freins que vous avez rencontrés ? Par ailleurs, pouvez-vous nous dire quelles sont les principales sources de fraude aux prestations sociales ?

M. Pascal Brindeau, rapporteur. Le rapport fourni par Nathalie Goulet et Carole Grandjean laisse en effet un sentiment d’inachevé, non seulement en matière de chiffrage mais aussi s’agissant des méthodes de contrôle, au vu de l’absence de réelle coopération de la part d’un certain nombre d’organismes publics. C’est ce qui a motivé la création de cette commission d’enquête, qui doit permettre d’aller plus loin et, peut-être, de répondre aux questions que vous avez soulevées mais pour lesquelles vous n’avez pas pu obtenir de réponses.

À propos de la fraude documentaire, vous dites que la PAF et le SANDIA ne définissent pas l’identité de la même manière. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Concernant les centenaires « réputés en vie », qui seraient 1,5 million selon l’INSEE, quelle réalité ou absence de réalité ce chiffre recouvre-t-il ? S’agit-il des centenaires vivants ou réputés vivants présents sur le sol français ou bien de la masse des centenaires faisant l’objet de prestations sociales versées par les divers organismes de sécurité sociale ?

Enfin, au-delà du problème des cartes Vitale, vous avez relevé dans votre rapport que les chiffres produits par la Cour des comptes sont très souvent contestés par les organismes sociaux concernés. Qu’en est‑il, en réalité, selon vous ?

Mme Nathalie Goulet. Sur les raisons du blocage en matière de coopération des organismes publics, il faut pouvoir entrer dans le système et accéder aux données des différentes caisses. Le sujet du SANDIA, qui concerne des émigrés, laisse apparaître la crainte d’une stigmatisation ; or les travailleurs étrangers qui se trouvent en France ont bien évidemment des droits qu’il faut respecter, et il n’est pas question de les stigmatiser. On constate une sorte de peur révérencielle qui empêche de prendre en main ce sujet. Or actori incumbit probatio, la charge de la preuve incombe au demandeur.

Il faut d’ailleurs rendre hommage au Gouvernement de nous avoir confié cette mission. Si c’était pour nous empêcher de nous exprimer, cela n’a pas très bien fonctionné. Mais j’ai plutôt le sentiment qu’il l’a fait pour obtenir des éléments de solution, et l’entretien que nous avons eu avec Agnès Buzyn au moment du dépôt du rapport semble corroborer cette impression. Jusqu’à présent, personne n’avait pris une telle initiative. Vous venez d’entendre M. Gratieux : ni les suggestions, ni les dossiers de l’IGAS ne manquent à ce sujet et, si tout le monde est allé faire un tour à la BCSS, personne n’en tire les moindres conséquences. À l’évidence, cette crainte révérencielle est liée à la sociologie de la fraude.

Une fois le problème soulevé, il faut pouvoir pénétrer dans le système. Mme Lignot-Leloup nous a expliqué que 830 000 cartes Vitale avaient été « grillées » en quelques jours, ce dont on peut se féliciter, mais il faudrait donner les noms et, puisque ce sont des cartes actives, vérifier dans les ordinateurs si des tirages ont été effectués avec elles. Il faut déterminer le montant des prestations versées grâce à ces 830 000 cartes. Le tout n’est pas de les détruire, mais de savoir à combien s’élève la fraude effectuée par leur intermédiaire. Selon un communiqué commun de la DSS et des organismes de sécurité sociale, émis au moment de la publication du rapport de M. Vanlerenberghe, on compte 59,4 millions de cartes Vitale actives, qui donnent accès à des droits. Nous n’avons pas pu obtenir d’informations précises quant au montant total de la fraude. Nous avons posé plusieurs questions écrites et deux ou trois questions d’actualité, sans jamais obtenir de réponse. Avec la création de cette commission d’enquête, les services doivent s’affairer, notamment au SANDIA, pour essayer de voir ce qui se passe réellement.

Les raisons pour lesquelles la lutte contre les fraudes a donné lieu à des blocages sont sociologiques et politiques. Certains organismes manifestent la volonté de ne pas être « dérangés », arguant qu’ils travaillent de cette manière depuis trente ans et qu’il n’y a pas matière à s’interroger. Ils considèrent que leur rôle est uniquement de verser des prestations.

La différence entre la PAF et le SANDIA tient en réalité à l’application de l’article 47 du code civil. L’explication intégrale donnée par l’administration se trouve à la virgule près dans le rapport que Jean-Marie Vanlerenberghe a consacré aux conséquences de la fraude documentaire sur la fraude aux prestations sociales. Prenons l’exemple des actes d’état civil du Guatemala : disons qu’il s’agit de papiers bleu, blanc et vert, qui doivent être assortis d’une petite croix. Un citoyen guatémaltèque arrive en France ; les couleurs sont bien présentes sur ses papiers, mais pas la petite croix. La PAF dirait que le document n’est pas valable ; le SANDIA, lui, expliquerait que les autorités guatémaltèques ont utilisé un papier à lettres ancien, et qu’il faut malgré tout accepter l’individu en question. Je choisis volontairement un exemple caricatural pour faire comprendre le dispositif, mais il y a bien une différence de jurisprudence entre les deux organismes : le SANDIA est beaucoup plus souple que la PAF. Il utilise d’ailleurs des scanners en noir et blanc qui produisent des documents d’état civil souvent tout à fait illisibles. En réalité, la dématérialisation favorise la fraude. Il faudrait que les méthodes du SANDIA soient alignées sur celles de la PAF, qui est le bras armé de la lutte contre la fraude documentaire.

S’agissant de l’appréciation du montant de la fraude aux prestations sociales, je le répète, si nous avons fini par décider de ne pas chiffrer, ce n’est pas parce que je trouvais un tel chiffrage inopportun, mais parce que le risque était de se concentrer uniquement sur ce chiffre, et de ne plus se préoccuper du raisonnement, qui est pourtant essentiel. À ce propos, les chiffres produits par la Cour des comptes sont régulièrement critiqués par les caisses de sécurité sociale, qui ne subissent pas de contrôle externe autre que le sien. Elle a d’ailleurs, elle aussi, fait montre d’une crainte révérencielle à l’égard de ses propres contrôles. Nous avons auditionné les magistrats de la Cour des comptes pendant deux heures et demie, et cette audition absolument formidable nous avait beaucoup confortées car, bien que n’étant pas spécialistes en la matière, nous étions arrivées au même diagnostic qu’eux. Par courtoisie, nous lui avons permis de relire le compte rendu de l’audition. Une fois relu, ce compte rendu a été très édulcoré ; c’était tout à fait autre chose, et je le regrette un peu.

À propos des centenaires, deux systèmes distincts permettent d’obtenir un numéro d’inscription au répertoire (NIR) de la sécurité sociale : les gens nés en France sont enregistrés par l’INSEE ; ceux qui sont nés à l’étranger sont enregistrés – avec le numéro 99 à la place du code du département de naissance – par le SANDIA, un service de la CNAV situé à Tours. S’il existe un différentiel entre les centenaires présumés en vie et ceux réellement vivants, cela s’explique par les décès qui ne sont pas déclarés, en particulier des gens décédés à l’étranger, souvent des binationaux, ainsi que par la fraude et l’absence de contrôles. La société Excellcium, que nous avons auditionnée, a été mandatée par les caisses de retraite complémentaire des salariés du secteur privé, Agirc‑Arrco, pour mener l’enquête : elle a retrouvé 25 % des adhérents au cimetière. Une fois les gens déclarés morts, leurs veuves se manifestent pour réclamer des pensions de réversion. Tout cela n’est pas très sérieux ; l’ensemble est mal tenu et mérite que l’on s’y attelle.

M. Alain Ramadier. Vous plaidez depuis plusieurs années pour établir une norme qui s’impose aux actes de naissance de nos partenaires, afin d’éviter de nombreux justificatifs d’état civil douteux que nous n’avons à l’heure actuelle pas les moyens de détecter – le personnel n’étant pas formé pour cela. Une telle norme permettrait d’empêcher une bonne partie des fraudes qui existent aujourd’hui, et je partage votre proposition quant à l’uniformisation des états civils à l’échelle européenne. Quels sont actuellement les freins à une telle coopération ?

Mme Valérie Boyer. Concernant la fraude documentaire, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de passer à des identifications biométriques ? De nombreuses difficultés apparaissent en lien avec les documents d’identification – et d’ailleurs pas seulement avec les actes de naissance. À partir du moment où une personne est identifiée par des moyens biométriques, il devient plus facile de la suivre et d’exiger par la suite des preuves de vie, notamment pour les personnes qui se trouvent à l’étranger.

S’agissant des cartes Vitale, je ne comprends pas comment une carte Vitale peut être considérée comme surnuméraire alors qu’elle a servi des prestations. C’est un mystère, à mon sens, et j’aimerais obtenir des explications techniques à ce sujet.

M. Michel Lauzzana. Vous avez beaucoup parlé de l’Afrique. Vous êtes‑vous penchée sur ce qui se passe à l’intérieur même de l’Europe ? Le cas échéant, comment évaluez‑vous la situation ?

Les départements ont un rôle social très important, mais il existe une forte hétérogénéité et un manque de communication entre eux. Au niveau départemental, est-ce que de véritables contrôles sont effectués ou est-ce que la fraude bénéficie d’une forme de laxisme ?

Mme Nicole Trisse. Il semblerait que le passage à une carte Vitale avec photo n’ait servi à rien, alors que cela a coûté très cher…

Lorsque j’ai échangé avec une responsable de la CAF et que j’ai évoqué d’éventuelles fraudes, elle m’a tout de suite arrêtée en me disant qu’il ne s’agissait pas de fraudes mais seulement d’erreurs de bonne foi de la part de personnes qui ne savaient pas remplir les papiers ; selon elle, il n’y a pas de fraudeurs à la CAF. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, j’ai souvent entendu dire, notamment lorsque j’étais travailleur social, qu’il y avait, au niveau des organismes de sécurité sociale, au mieux de la non‑délation, au pire de la complicité, afin que des gens puissent toucher des prestations sociales indues. J’aimerais également connaître votre position à ce sujet.

Mme Nathalie Goulet. S’agissant des actes de naissance et des justificatifs douteux, monsieur Ramadier, il est en effet absolument nécessaire de mettre en place un état civil européen. C’est d’ailleurs vrai aussi à l’échelle du système français, car vous savez probablement qu’il n’y a pas de norme nationale pour les actes d’état civil, du moins pour les actes de naissance. Il n’existe pas de formulaire administratif réglementé (Cerfa) en la matière, ce qui est ridicule, puisque cela conduit à ce que chaque mairie puisse émettre son propre acte de naissance. De la même façon qu’il faut créer un fichier des comptes bancaires et assimilés (FICOBA) européen, pour pouvoir contrôler les flux financiers et éventuellement la fraude transfrontalière, il faut établir un acte de naissance certifié au niveau européen ; cela permettrait d’éviter de nombreuses fraudes. Au cours de nos auditions, il a été question du cachet électronique visible (CEV), qui constitue probablement un élément technologique tout à fait déterminant pour garantir l’origine et l’intégrité des données.

Concernant la photographie sur la carte Vitale, contrairement à ce que l’on pense, elle ne sert pas à identifier le porteur de la carte. Les pharmaciens ou les médecins ne sont pas policiers, et n’ont pas vocation à vérifier l’identité des assurés. La photographie sert simplement au porteur, pour s’approprier sa carte Vitale, par exemple au cas où il la perd. Je vous encourage à aller voir le groupement d’intérêt économique (GIE) SESAM-Vitale, au Mans, et l’unité qui fabrique les cartes ; son directeur est remarquable. La fabrication prend plus de temps à cause de la photographie, sans donner accès à davantage de services. Une proposition de loi déposée au Sénat par Les Républicains (LR) vise à instituer une carte Vitale biométrique ; je l’ai votée par enthousiasme solidaire, mais cela ne serait pas très utile. La biométrie sert à l’identification, mais l’authentification dépend du terminal, où devraient se trouver des informations telles que la présence sur le territoire, la durée des droits et leur étendue.

La dynamique actuelle va dans le sens d’une dématérialisation, ce qui pose d’ailleurs de nombreux problèmes aux gens concernés par l’illettrisme numérique – notamment les personnes âgées, les gens dépourvus de smartphone ou ceux qui n’auront pas de réseau. La dématérialisation à tout crin contribue à créer des problèmes de disparités et de non-recours, en particulier dans les territoires ruraux. Il ne s’agit donc pas de charger les informations sur la carte Vitale elle-même, mais plutôt de stocker les données sur le terminal de l’assurance maladie ; ainsi, quand les gens se rendent en pharmacie, le pharmacien n’aurait qu’à introduire la carte pour que les informations apparaissent – notamment celles concernant la présence sur le territoire et la durée des droits.

Je suis totalement d’accord avec la nécessité de recourir à la biométrie à des fins d’identification, par exemple pour les gens qui viennent chercher un visa dans nos consulats. Il faudrait que la personne compétente en matière de visas organise un contrôle sur pièces et sur place pour savoir pourquoi le consulat d’Istanbul a donné il y a quelque temps à un criminel de guerre un visa Erasmus pour venir en France. La bonne nouvelle, c’est qu’il a été arrêté à Marseille ; la mauvaise, c’est qu’on l’a laissé entrer sur le territoire français. La biométrie a ses limites ; tout dépend de la manière dont elle est utilisée. La BCSS, en Belgique, en fait un usage tout à fait pertinent ; en revanche, dans le système français tel qu’il existe aujourd’hui, elle n’est pas d’une grande utilité. Si j’ai voté la proposition de loi tendant à instituer une carte Vitale biométrique – qui n’arrivera jamais jusqu’à l’Assemblée nationale – c’est parce qu’elle permettrait de remplacer l’ensemble des cartes Vitale existantes et, partant, de résoudre la question des cartes surnuméraires.

Madame Boyer, vous m’avez demandé comment il est possible de se retrouver avec des cartes en surnombre. Il suffit de faire un calcul. M. Charles Prats vous fera l’une de ces règles de trois dont il a le secret : en tenant compte du nombre de personnes vivant sur le territoire selon les chiffres de l’INSEE et du nombre de cartes émises par la sécurité sociale, vous parvenez au surnombre en question. Notre système permet cela. Nous avons organisé l’an dernier au Sénat une table ronde des ambassadeurs européens ; treize d’entre eux ont répondu à l’invitation, et la réunion, qui s’est tenue le 31 juillet, est en ligne sur la chaîne YouTube du Sénat. Il s’agissait de savoir comment la fraude était traitée à l’échelle européenne. Les Roumains, par exemple, sont identifiés à l’aide d’un numéro ; ils peuvent tout à fait changer de nom en gardant le même numéro. En France, l’identification se fait sur la base du nom de famille, et non d’un numéro. Comme nous ne correspondons pas – ou pas assez – avec les autorités roumaines, des gens se retrouvent avec plusieurs cartes.

Certaines personnes partent vivre à l’étranger et ne devraient plus bénéficier du régime général de sécurité sociale français ; toutefois, elles conservent leur carte et reviennent parfois en France pour se faire soigner. Le problème, c’est que l’administration avoue des cartes actives ; or si elles sont actives, c’est qu’il y a eu des paiements. C’est là que le tour de magie, digne de Harry Potter, exécuté la semaine dernière par Mme Lignot-Leloup prend tout son charme. Le mardi, elle reconnaît, sous serment, devant la commission d’enquête, l’existence de 2,6 millions de cartes en trop. Le surlendemain, probablement après avoir reçu un coup de téléphone amical, elle indique dans un communiqué de presse que le nombre de cartes en surnombre n’est plus que de 600 000. À vous, elle ne peut pas dire que vous mentez, comme elle l’a fait à notre encontre, par communiqué de presse. Mais, en septembre 2019, il y avait 59,4 millions de cartes actives, soit bien 5 millions de cartes en trop. L’explication est simple : la fraude en réseau.

S’agissant des départements, nous avons reçu une aide très importante de l’association des départements de France. Son président, Dominique Bussereau, a répondu à un questionnaire que nous avions préparé avec Carole Grandjean et les services, sur la façon dont les départements traitaient la fraude. Cela dépend, en réalité, de leur couleur politique. La fraude au RSA est complexe, étant donné que les allocataires en ont vraiment besoin. Or, pour nous, la véritable fraude sociale n’est pas une fraude de pauvres, mais une fraude menée par des réseaux organisés. Preuve s’il en fallait : 20 % de la population ne réclament pas les droits auxquels ils pourraient prétendre. Quant à l’erreur de bonne foi, la loi pour un État au service d’une société de confiance, dite loi ESSOC, n’est pas suffisamment appliquée en matière de sécurité sociale. La France distribue 450 milliards d’euros de prestations par an, ce qui attise les appétits, d’autant quand il n’y a pas besoin de présenter de justificatifs ou que ceux‑ci ne sont pas particulièrement exigeants. Aussi les comités opérationnels départementaux anti‑fraude (CODAF) doivent‑ils être renforcés et les départements travailler ensemble.

Pour ce qui est des complicités, il existe en effet une fraude interne, relevée chaque année par la Cour des comptes. L’exemple le plus extraordinaire en est sans doute cet agent d’une caisse d’assurances qui, après avoir liquidé la pension de retraite d’un avionneur connu, l’avait touchée pendant quelque temps, avant que quelqu’un se rende compte de la supercherie. Les maisons de services publics sont aussi potentiellement des lieux de fraude, dans la mesure où des agents y aideront des personnes peu versées dans l’usage du numérique et disposeront par conséquent des codes de leurs comptes.

Mme Nicole Trisse. On n’a pas attendu la dématérialisation pour constater qu’il y avait des fraudes !

Mme Nathalie Goulet. Bien sûr ! Mais dès que l’on crée un système, on crée la fraude associée.

Mme Nicole Trisse. Avez‑vous réussi à établir un pourcentage de personnes agissant de bonne foi ?

Mme Nathalie Goulet. Je crois beaucoup à la bonne foi. Si, à cet instant même, on nous demandait de remplir une fiche de paie sans portable, nous serions tous incapables de le faire. Le système est très complexe. Nous avons d’ailleurs demandé au ministère de la santé de nous fournir la liste des prestations sociales et de leurs conditions d’attribution, lequel nous a répondu qu’il n’en existait pas, en nous renvoyant vers Ameli… Nous avons donc ouvert le code de la sécurité sociale, pour relever l’ensemble des prestations, ce qui était loin d’être simple ! Ce code est devenu totalement illisible – à dessein, à mon sens. Une grande partie de ce qui semble être de la fraude relève en réalité d’erreurs de bonne foi ou de petits arrangements témoignant de la complexité d’un système inadapté aux réalités de la société. Ainsi, si quelqu’un est hébergé chez ses parents et qu’il déclare un montant même faible de loyer, il perd le bénéfice d’autres prestations.

Si nous voulons que les 450 milliards d’euros servent réellement à réduire les inégalités – principe qui est au fondement même de la prestation sociale –, nous devons revoir tout le système. La loi ESSOC doit être mieux appliquée. Il avait été question d’un guide papier du bénéficiaire d’aides. Notons également que la disparition des contacts physiques favorise la fraude documentaire et les erreurs. En bref, je ne crois pas à la fraude de pauvres et suis très peinée par le déni de droit que représente le non‑recours, très pesant dans notre société fragile. On nous a reproché de ne nous être intéressées qu’à la fraude sociale et non à la fraude fiscale. Or les deux fraudes sont une fraude aux finances publiques : c’est le même argent qui ne va pas à ceux qui en ont besoin.

M. Michel Lauzzana. Pensez‑vous que le versement social unique pourrait être une réponse à la fraude et au non‑recours ? Toutefois, si le ministère de la santé lui‑même ne réussit pas à vous donner la liste des prestations, il risque d’être très compliqué à mettre en œuvre.

Mme Nathalie Goulet. Je ne suis pas suffisamment spécialiste de la question pour vous répondre. J’ai néanmoins constaté une énorme inertie du système. Il a ainsi fallu cinq ans pour introduire une donnée supplémentaire dans le répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS)… Le système est grippé. Avant de passer à la prestation unique, il me semble qu’il est plus urgent de corriger l’existant. L’exemple belge est à ce titre très inspirant. Les gens qui ont des droits doivent les toucher, et non ceux qui n’en ont pas. Il faut également donner un suivi aux formidables rapports établis par l’IGAS et l’IGF. Votre commission d’enquête fera prospérer les choses et permettra de prendre des mesures d’une urgence absolue. Chez certains cadres, il existe une sorte de déni de fraude. Je trouve dommage que l’on ait besoin de Valeurs actuelles pour nous rappeler toutes les semaines qu’il y a de la fraude sociale. C’est un sujet dont il faut s’emparer pour ne pas le laisser à des gens qui en font un mauvais usage. C’est exactement ce qui s’est passé avec le rapport du Sénat sur le SANDIA, qui ne me semble pas conforme à la réalité.

M. le président Patrick Hetzel. Madame la sénatrice, vous avez précisé que les méthodes de la police de l’air et des frontières et celles du SANDIA étaient très différentes. Puisque nous avons l’intention d’aller visiter ce service, quels sont les points sur lesquels insister à votre sens ?

Mme Nathalie Goulet. Nous sommes également allées sur place. Je vous conseille de demander un dossier pour voir quels types de prestations ont été versés. Le SANDIA, sur lequel beaucoup a été dit, est la clé d’entrée dans notre système. La première chose à faire serait d’entendre les responsables et de demander à voir des éléments très concrets. Il serait également intéressant que le rapporteur général du Sénat, Jean‑Marie Vanlerenberghe, qui a été en charge d’un rapport sur ce service, soit auditionné en même temps que Charles Prats. Lors de son audition, le commissaire Fougeray, qui s’occupe de la fraude à Bruxelles, a critiqué le rapport du SANDIA, où l’on retrouve mot pour mot ce qu’a dit Mme Lignot‑Leloup lors de notre audition. Il faut sortir de cette omerta.

M. le président Patrick Hetzel. De quelle omerta parlez‑vous exactement ?

Mme Nathalie Goulet. Tout le monde connaît la vieille histoire des centenaires algériens… Dans l’esprit des gens, à cause de la façon dont elle est présentée, la fraude sociale est liée à l’étranger. Mais beaucoup de Français sont capables de frauder tout seuls ! Pour éviter un débat qui risquerait d’être nauséabond, on finit par cacher des éléments. Le problème, c’est que personne n’a de responsabilités en matière de comptes et que les caisses se targuent d’être les seules à pouvoir comprendre le système. La cellule de Tracfin qui s’occupe de la fraude fiscale et de la lutte contre le blanchiment du terrorisme consacre une partie de son activité à la fraude sociale, laquelle sert aussi à la fraude fiscale, au blanchiment et au financement du terrorisme. Cela montre qu’il y a un problème !

Il faut également savoir que les responsables des divers organismes ont tous travaillé ensemble, qu’ils viennent tous du même secteur, de sorte que personne ne leur a jamais demandé de comptes. Il ne faut pas oublier non plus les aspects techniques : disposer de nombreux fichiers ne sert à rien si on ne sait pas les utiliser. On constate une grande différence entre les inspecteurs de terrain, qui ont conscience de la fraude, et les directions qui la nient. Il est essentiel de remettre à plat ce système ! La société Excellcium vous expliquera d’ailleurs que 25 % des bénéficiaires de retraites sont retrouvés au cimetière. Les organismes d’assurances complémentaires ont dû avoir recours à des entreprises privées pour vérifier si leurs assurés étaient toujours vivants...

Nous avons pensé imposer aux caisses de demander une preuve de vie, à l’image de ce que dispose la loi Eckert, mais cela a été jugé beaucoup trop compliqué. Pourtant, les banques le font tous les ans ! Nous avons alors proposé de faire transiter toutes les prestations par un compte en France, ce qui permettrait à la banque de savoir si les gens sont toujours vivants. Beaucoup trop compliqué, nous a‑t‑on répliqué une nouvelle fois. Or je suis certaine qu’il serait possible de négocier la création d’un compte de transit avec les banques. Il est invraisemblable que l’on ne puisse pas avoir de preuves de vie et que l’INSEE fasse état de 1,6 million de personnes « réputées vivantes » et de 1,5 million de personnes « réputées mortes ». Nous devrions quand même savoir qui est mort et qui est vivant ! Pour vous répondre, monsieur le président, je ne vois pas, dans ce cas, d’autre mot que celui d’omerta. Les gens à l’origine de l’omerta n’en tirent aucun profit personnel, mais, au moins, on ne les dérange pas pendant leur sieste…

M. Michel Lauzzana. C’est du corporatisme ou de l’idéologie ?

Mme Nathalie Goulet. Les caisses de sécurité sociale considèrent qu’elles sont là pour verser des prestations. Tous les acteurs déploient des programmes sur la fraude et annoncent des résultats extraordinaires de lutte contre la fraude. Mais ces chiffres ne sont vérifiés par personne, en l’absence de contrôle externe.

Mme Nicole Trisse. Quand des fraudes sont constatées, que se passe‑t‑il ? L’argent est‑il recouvré ? Cela incite‑t‑il les directions à inscrire, par exemple, un critère supplémentaire pour bénéficier de la prestation, ou bien n’en tirent-elles aucune conclusion ?

Mme Nathalie Goulet. Quelle que soit la fraude, l’argent est dépensé immédiatement. Les tribunaux étant surchargés de travail et les sommes peu importantes, on ne poursuit pas ou rarement. À Marseille, un réseau de Roumains a fraudé l’assurance maladie avec des fausses déclarations de grossesses, pour 1,9 million d’euros, mais cette somme ne sera probablement jamais récupérée. De la même façon, des réseaux d’entreprises éphémères ne paient pas leurs cotisations. Mais le système judiciaire est à ce point grippé que les poursuites sont inefficaces et qu’il existe, de fait, une forme d’impunité. Une caisse, après s’être rendu compte qu’elle versait une prestation à tort, a suspendu son versement, avant de la réattribuer et de prélever l’indu sur la nouvelle prestation, la fraude remboursant la fraude. Cela explique que certaines caisses aient un taux de recouvrement très important, puisqu’elles continuent à verser une deuxième prestation qui vient rembourser la première. C’est pour cela que nous avons proposé dans le rapport l’instauration d’un délai de carence. Les gens tirent profit de l’extrême complexité du système, alors même que nos administrations sont très compétentes. L’audition de Tracfin sera une révélation.

M. Pascal Brindeau, rapporteur. Madame la sénatrice, vous avez mentionné l’Afrique centrale, puis la Roumanie. Y a‑t‑il une géographie des zones à risque, ainsi que de la fraude en France ? De grandes disparités existent dans le versement des prestations sociales entre les régions. Est‑il possible de dessiner un tableau des zones favorisées par les réseaux de fraude ?

Mme Nathalie Goulet. Un amendement sur ce sujet a été adopté lors de l’examen du PLFSS. Dans un document sur la typologie des fraudes, la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DLNF) a fait un point sur leur répartition géographique. Au niveau international, il n’y a pas forcément de coïncidence entre un pays et la nationalité utilisée pour frauder. Par exemple, des Irakiens ou des Égyptiens utilisent la nationalité syrienne, l’État ne pouvant pas justifier leur état civil. C’est également le cas pour des États en zone grise, comme la Tchétchénie ou des pays d’Asie centrale dont les alphabets sont difficiles à vérifier. Les fraudeurs sont très créatifs. En Afrique de l’ouest, c’est différent, puisqu’il n’y a pas d’état civil. J’aimerais donc avoir des explications sur la possibilité d’avoir des actes fiables, alors qu’ils proviennent de pays sans état civil fiable, comme nous l’ont confirmé les ambassadeurs que nous avons auditionnés. Ces documents ne peuvent pas brusquement devenir fiables à la porte du SANDIA !

Mme Nicole Trisse. S’ils choisissent la nationalité syrienne plutôt qu’une autre, c’est parce qu’il leur sera plus facile d’obtenir le statut de réfugiés politiques. Cela ne relève pas de la fraude aux prestations sociales.

Mme Nathalie Goulet. Je ne parle pas des réfugiés syriens, mais des gens qui utilisent la nationalité syrienne pour frauder. Les pays en guerre n’ont pas d’état civil fiable. À Istanbul ou à Ankara, il existe ainsi un trafic de passeports authentiques utilisés à d’autres fins.

Mme Carole Grandjean. J’aurais souhaité savoir quels acteurs, à votre sens, nous pourrions auditionner sur la question du partage de données, qui pourrait constituer l’un des leviers de la prévention contre la fraude et de l’automatisation de la lutte contre la fraude.

Mme Nathalie Goulet. Je pense spontanément à l’Agence de lutte contre la fraude à l’assurance (ALFA), par exemple, et à M. Gratieux, que vous venez d’entendre. L’IGAS et l’IGS ont fait plusieurs rapports sur le partage de données, dont rien n’a été tiré. Or, pour bien partager les données, il faut s’appuyer sur une base fiable et sur la coopération des organismes. Beaucoup de sociétés travaillent sur cette question. Avant tout, il faut définir des orientations.

En Belgique, la Banque Carrefour de la sécurité sociale constitue un aboutissement et une vraie réussite, alors même que leur système social était au moins aussi complexe que le nôtre et que venait s’ajouter un problème de bilinguisme. Nous devons nous en inspirer. Mais auparavant, nous devons faire un état des lieux très solide, et identifier quelles sont les données importantes qui nécessitent d’être échangées. Nos administrations et les parlementaires se succèdent à Bruxelles pour rendre visite à la Banque Carrefour, sans que rien ne se passe à leur retour. Vos auditions devraient vous permettre d’établir un diagnostic clair. Il serait particulièrement utile d’entendre quelqu’un qui pourrait vous présenter l’ensemble des fichiers existants, leur contenu, les conditions d’accès, les interfaces et les possibilités techniques. Il ne faut pas oublier, en effet, que les capacités techniques informatiques ne sont pas toujours extraordinaires. Les positions de la CNIL, qui serait associée au dispositif d’échanges, sont très encourageantes. Il est d’ailleurs à noter que la Banque Carrefour belge ne stocke pas de données, mais organise simplement un réaiguillage en fonction des besoins.

M. le président Patrick Hetzel. Madame la sénatrice, je vous remercie pour la franchise et la clarté de vos propos.

 

 

 

 

La réunion se termine à vingt heures.

————


Membres présents ou excusés

Commission denquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

 

Réunion du mardi 18 février 2020 à 18 heures 35

Présents.  M. Julien Borowczyk, Mme Valérie Boyer, M. Pascal Brindeau, Mme Sarah El Haïry, Mme Carole Grandjean, M. Patrick Hetzel, M. Cyrille Isaac-Sibille, M. Michel Lauzzana, Mme Josette Manin, M. Benoit Potterie, M. Alain Ramadier, M. Éric Straumann, Mme Agnès Thill, Mme Nicole Trisse