Compte rendu

Mission d’information de
la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19
(pouvoirs d’enquête)
 

 

–  Audition M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. 2

–  Présences en réunion...........................46

 

 

 

 


Mardi
16 juin 2020

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 20

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence
de Mme Brigitte Bourguignon,

Présidente

 

 


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Mission d’information de la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions
de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

La réunion débute à dix-sept heures dix.

Présidence de Mme Brigitte Bourguignon.

 

La mission d’information procède à l’audition, de M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé.

 

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Nous nous retrouvons cet après-midi pour une nouvelle phase de nos travaux. Comme vous le savez, la mission d’information de la Conférence des présidents a présenté, le 3 juin, son rapport d’étape relatif au contrôle des mesures prises au titre de l’état d’urgence et s’est vue à cette occasion confier les prérogatives d’une commission d’enquête. Elle a désigné comme rapporteur M. Éric Ciotti. C’est dans cette nouvelle configuration que nous auditionnons aujourd’hui M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé, accompagné de M. Maurice-Pierre Planel, directeur général adjoint de la santé.

Notre pays a traversé une épreuve qui fera date. La crise sanitaire nous a touchés de plein fouet et les difficultés économiques et sociales qui en découlent sont déjà là et vont aller en s’amplifiant. Je me réjouis que notre assemblée, sous l’impulsion de son président, se soit saisie, dès le mois de mars, des prérogatives de contrôle prévues par la Contitution. J’ai la conviction, que je sais partagée sur tous les bancs, qu’il ne peut y avoir de démocratie sans un Parlement qui joue pleinement son rôle. C’est le travail que nous nous apprêtons à entamer et qui contribuera à nourrir la confiance dans nos institutions politiques.

Cela étant, il n’y a pas l’ombre d’une feuille de papier à cigarette entre le rapporteur et moi-même sur l’état d’esprit qui guide nos travaux. Notre mission n’est et ne sera ni un tribunal populaire ni un feuilleton télévisé. Il ne nous appartient pas de nous substituer à l’autorité judiciaire et de chercher des coupables : la justice a été saisie à cette fin et il convient de respecter son indépendance. Notre objectif n’est donc pas de juger, mais de comprendre, d’établir la généalogie et la chronologie de la crise. Autrement dit, il s’agit d’identifier les éventuelles défaillances ou erreurs commises au cours de sa gestion, d’évaluer l’impact des décisions prises par les pouvoirs publics, y compris sur une période antérieure, afin d’en tirer les enseignements et de faire en sorte que notre pays soit mieux armé pour affronter des crises sanitaires d’une telle ampleur. Garante de leur bon déroulé, comptez sur moi pour placer l’exigence de vérité et de transparence au cœur de nos travaux. Je compte aussi sur vous pour assurer leur sérénité et leur sérieux. C’est ce que nos compatriotes attendent légitimement de tous.

(MM. Salomon et Planel prêtent serment.)

Monsieur le directeur général, nous vous avons entendu le 23 avril dernier, une date qui nous paraît déjà lointaine compte tenu de la succession des événements intervenus depuis lors. Nous étions en plein dans la crise sanitaire, avec un pic épidémique le 7 avril. Cette crise est aujourd’hui en partie surmontée grâce aux efforts considérables des personnels de santé, aux effets du confinement et au civisme de tous les Français. Le bilan est lourd, en France comme dans le monde, et il nous oblige. Permettez-moi d’avoir une pensée pour les dizaines de milliers de familles endeuillées. Ce moment douloureux l’a été d’autant plus qu’elles n’ont pu, bien souvent, en raison des règles sanitaires, accompagner les défunts dans leurs derniers moments. On peut tout de même se satisfaire que, dans notre pays, la circulation du virus commence à diminuer, sauf en Guyane et à Mayotte, et que nous soyons en mesure d’aller vers un déconfinement total.

Cette période critique vous a placés, vous-même et la direction générale de la santé, au premier plan de la réponse sanitaire. Le ministère de la santé a été le premier à agir avant que, le 17 mars, soit activée la cellule interministérielle de crise au moment de l’instauration du confinement. Nous reviendrons sur ce processus au cours de l’audition, qui va nous permettre de faire un premier bilan et de fixer les étapes et les moyens apportés en réponse à la crise.

Nous savons aussi que les défis à relever pour notre système de santé sont considérables. La question de la soutenabilité de l’effort déployé par les établissements de santé va se poser, de même que le cas des personnes atteintes de certaines pathologies dont la prise en charge a pu être affectée au cours de la période.

M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Nous devons collectivement tirer toutes les leçons de la crise sanitaire majeure et inédite liée à la pandémie massive et meurtrière de covid‑19. Cette maladie nouvelle, causée par un coronavirus émergent dont on connaît encore mal les caractéristiques, poursuit sa progression dans le monde et inquiète toujours les experts, notamment ceux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La première vague épidémique s’achève en Europe et en métropole ; mais l’épidémie est loin d’être terminée et le virus circule toujours, de façon hétérogène, comme depuis le début.

Nos équipes, mobilisées au sein du centre de crise sanitaire depuis le 27 janvier, le sont toujours pleinement. Elles surveillent la situation en métropole, avec plus de 230 clusters déclarés, et soutiennent les équipes outre-mer : la circulation virale est importante à Mayotte, où sévit également une épidémie de dengue, et on observe un début d’épidémie en Guyane, où des renforts humains et techniques sont déployés, avec l’appui de l’armée pour aider à d’éventuelles évacuations sanitaires. Elles sont mobilisées pour protéger au mieux les territoires insulaires, plus vulnérables, assurer la poursuite de la réponse logistique – 3,7 milliards de masques ont été commandés, 772 millions déjà distribués –, ainsi que du dispositif crucial de dépistage des cas, grâce aux tests virologiques dits RT‑PCR, et le repérage des personnes contacts : plus de 1,8 million de tests ont été réalisés. Elles sont prêtes à gérer cet été les risques de canicule, d’arboviroses et de clusters de covid‑19.

Une grande majorité des Françaises et des Français a retrouvé la liberté au quotidien et leurs activités habituelles. La vigilance et la prudence doivent cependant rester de mise, entre les nombreux déplacements des vacanciers et les activités touristiques, synonymes de regroupement. Nous devons impérativement maintenir le respect des gestes barrières, des mesures de bon sens et d’hygiène, la distanciation physique d’un mètre. Les rassemblements, la promiscuité, les espaces clos avec un grand nombre de personnes demeurent des situations à haut risque. Nous devons anticiper un rebond, voire une deuxième vague épidémique cet automne ou cet hiver. Ne pas s’y préparer serait une faute majeure.

Nous avons vécu des drames : j’ai une pensée particulièrement émue pour toutes les personnes décédées et leurs familles. Je veux aussi évoquer les plus de 100 000 personnes hospitalisées pour une infection sévère et les malades suivis à domicile. Ils ont connu fatigue, douleurs, difficultés respiratoires, parfois coma artificiel et réveil difficile. Ils ont pu bénéficier des grandes compétences professionnelles et des qualités humaines de nos professionnels de santé, de leurs sourires, magnifiques malgré la fatigue, et de leurs attentions qui font tant de bien à l’âme. L’immense majorité des malades du covid‑19 sont désormais guéris ; mais il reste des milliers de personnes hospitalisées, des complications lourdes à traiter, voire des séquelles à prendre en charge. Là encore, les professionnels de santé, en établissement de santé comme en ville, sont en première ligne et méritent toute notre gratitude. Je pense aux personnels des EHPAD, qui ont confiné des personnes n’attendant souvent que les visites de leur famille et les activités collectives, qui ont transféré des résidents présents depuis des années vers un hôpital ou qui ont accompagné une personne en fin de vie à laquelle ils s’étaient profondément attachés. Ils ont agi avec humanité, dévouement et engagement.

Je souhaite aussi saluer toutes celles et tous ceux qui ont permis au pays de continuer à bénéficier de ses fonctions vitales, celles et ceux qui ont souffert de cette période si particulière, celles et ceux qui ont respecté les consignes du confinement et du dé confinement, prudent et progressif.

Enfin, je souhaite parler des femmes et des hommes dont on ne parle jamais qui ont géré la crise partout sur le territoire : à la direction de crise, dans les agences nationales et régionales, au sein de nos ambassades, dans les départements, les préfectures, mais aussi dans les cellules de crise des hôpitaux et des autres établissements de santé, sociaux et médico‑sociaux. En tant que directeur de crise et coordinateur des efforts, expertises et actions, je tiens à remercier tout particulièrement les 319 femmes et hommes qui se sont mobilisés jour et nuit, sans compter, depuis près de cinq mois, au centre de crise sanitaire, mes équipes de la direction générale de la santé, mais aussi des personnes issues des administrations des ministères sociaux, de l’inspection générale des affaires sociales, des agences nationales, du ministère des armées et du service de santé des armées, du ministère de l’intérieur, de l’environnement, des affaires étrangères, des finances, de la recherche, des services du Premier ministre, de l’École des hautes études en santé publique, du Conseil d’État, les préfets et les sous‑préfets, les professionnels issus du monde hospitalier ou du privé. Une coopération civilo‑militaire et interministérielle inédite a vu le jour, une formidable chaîne humaine, où des personnes de formations, de statuts, d’âges et d’horizons très différents étaient réunies dans le combat contre la pandémie et la lutte contre un virus qui peut frapper partout, même ici à l’Assemblée nationale.

Le ministère a été entièrement réorganisé pour accueillir très tôt le matin et jusque tard dans la nuit, week-ends compris, ces équipes remarquables d’engagement et de compétence, qui ont permis, avec tant d’autres, au système de santé de tenir, aux malades d’être pris en charge au mieux, en lien étroit et permanent avec le terrain, les établissements et les professionnels. Il leur a fallu organiser le rapatriement aérien et l’accueil de nos compatriotes de Wuhan, réagir un vendredi à vingt-trois heures au cluster des Contamines‑Montjoie, projeter une équipe d’appui pour gérer le cluster de Creil, trouver et envoyer du matériel lourd de réanimation, projeter des renforts humains, faire évacuer plus de 650 malades graves, ventilés, informer la population et les professionnels, tout en gérant parfois des décès, des maladies parmi leurs proches ou encore des questions de garde d’enfant.

Les acteurs de santé publique ont accompli des prouesses en programmation informatique, épidémiologique, cartographique, en définition d’indicateurs de suivi et création de plateformes de données partagées. Une équipe d’acheteurs internationaux a travaillé sans relâche, avec des horaires déments, en lien étroit avec le marché chinois. Une cellule innovante de transport, constituée de pompiers, de militaires et de médecins, a pris en compte les besoins en évacuation sanitaire par les airs des malades et le transport interrégional du personnel soignant. Ce sont quelques-unes des images qui resteront gravées à jamais dans ma mémoire, quelques témoignages de l’immense travail accompli par ces femmes et ces hommes, qui ont géré la crise, très loin des technocrates désincarnés, des bureaucrates coupés du réel, des rondsdecuir qui ne travaillent pas ou des hauts fonctionnaires froids et désincarnés décrits par certains.

Professionnels volontaires parfois venus de loin, retraités souhaitant prêter main-forte, étudiants en médecine, en pharmacie, élèves de l’ENA, de l’École polytechnique, de l’École des mines, de l’École de guerre, ils ont enrichi les cellules pluridisciplinaires agiles. Ces femmes et ces hommes de tous horizons ont mis leur vie personnelle entre parenthèses. Ils font face depuis cent cinquante jours, toujours attentifs aux retours de terrain, à la recherche systématique de la meilleure solution, répondant aux besoins avec diligence, créativité et dévouement. Ils ont aidé le pays à traverser une crise d’une violence incroyable. Je souhaite leur dire solennellement et chaleureusement merci.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Dans une note datée du 5 septembre 2016 et qui a fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse, vous alertiez l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron sur l’impréparation de notre pays face aux risques majeurs de catastrophe. Si la plus grande partie du document faisait directement référence à la menace terroriste djihadiste sur le territoire européen, elle visait tout risque majeur caractérisé par une faible fréquence de survenue mais d’une exceptionnelle gravité, ce qui englobe donc le cas d’une pandémie comme celle du covid‑19. Vous y formuliez plusieurs préconisations. Alors que vous avez été nommé directeur général de la santé en janvier 2018, quelles décisions avez-vous prises entre votre arrivée et décembre 2019 pour préparer notre système sanitaire à la menace d’un risque majeur ?

Dans un entretien au Monde, Agnès Buzyn, alors ministre des solidarités et de la santé, affirme vous avoir fait part de ses inquiétudes quant à l’évolution de la situation en Chine dès la fin du mois de décembre 2019. Quelle était la nature de cette alerte ? Quelles suites lui avez-vous données ?

M. Jérôme Salomon. Dans cette note, je faisais part de mon expérience professionnelle d’infectiologue, de spécialiste de santé publique, de professeur d’hygiène et sécurité au Conservatoire national des arts et métiers et de professeur de médecine en charge du risque épidémique et biologique. Je constatais que nous devions nous préparer à des menaces, qui font partie des menaces majeures décrites par l’Organisation mondiale de la santé : les pollutions, les changements climatiques et leurs impacts, les maladies évolutives, en particulier les fièvres hémorragiques virales, les pandémies, comme le VIH, mais aussi l’impact de la résistance aux antibiotiques ou de la défiance vaccinale, ainsi que les maladies émergentes et réémergentes liées à l’évolution des températures, à l’image des arboviroses que nous connaissons de plus en plus en métropole, sans oublier le risque permanent de pandémie grippale.

Dès mon arrivée, en janvier 2018, j’ai prôné une approche globale, ce que les Anglo‑saxons appellent « one health », et d’anticipation sur plusieurs aspects d’organisation de la direction générale de la santé. Nous avons publié le plan ORSAN (organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles), qui est le pendant du plan ORSEC, afin de répondre à des crises sanitaires majeures – canicule, épidémie, risques nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques. Une annexe très importante concerne les risques épidémiques et biologiques. Nous avons par ailleurs diffusé, dans une collaboration inédite entre la médecine militaire, hospitalière et de ville, avec la sécurité civile, la santé et le service de santé des armées, un guide de réponses aux situations sanitaires exceptionnelles pour tous les établissements.

Nous avions un échange d’informations quotidien avec la ministre Agnès Buzyn. Dans le monde, on observe très régulièrement des émergences : on découvre de nouvelles bactéries, de nouveaux virus, des mutations synonymes de résistance aux antibiotiques. Nous étions en permanence dans une veille syndromique, grâce à un réseau mondial d’experts qui détectent des anomalies de santé – décès groupés, épidémie éventuelle, cas de maladies graves. L’alerte a été confirmée par les autorités chinoises à la fin du mois de décembre, concernant une investigation en cours dans la province du Hubei sur des pneumopathies, lesquelles peuvent avoir des causes multiples. Nous avons reçu les premiers messages, dès le début du mois de janvier, confirmés par l’Organisation mondiale de la santé, puis par les autorités scientifiques chinoises. Dans les premiers jours de janvier ont été confirmées l’épidémie de pneumonie à Wuhan puis la découverte d’un virus émergent, dont le génome complet a été séquencé et publié dans la première quinzaine du mois de janvier.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le moment qui nous réunit est très important. Le Parlement va user pleinement de son rôle de contrôle. J’entends l’exercer en pleine transparence et sans entraves.

Nous avons traversé et nous continuons de traverser une crise sanitaire majeure, inédite, dont les conséquences seront dramatiques pour notre pays et nombre de nos concitoyens. Après celui de la communication, le temps de la vérité doit guider notre commission : la gravité de la situation l’impose, nos concitoyens l’attendent et l’exigent. Près de 30 000 Français ont succombé au virus ; notre économie est à terre et nous assistons à une destruction de richesses et d’emplois inédite depuis la fin de la seconde guerre mondiale ; les mois de mars et d’avril ont vu plus d’un million de chômeurs supplémentaires. Ce bilan épouvantable nous bouleverse tous, et personne ne peut en être fier.

Je veux d’abord penser aux victimes de la maladie, à leurs familles, à leurs proches frappés par l’épreuve et la douleur. Je veux aussi penser aux victimes sociales de la crise et au cortège de détresse qui s’annonce. Je veux également exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui se sont mobilisés sans compter pour répondre à la crise. Alors que nos soignants manifestent en cet instant même, dans des conditions malheureusement troublées par la violence, autour de l’Assemblée nationale, je leur adresse toute ma gratitude, mon respect, ma reconnaissance et mon soutien dans l’exigence de reconnaissance qu’ils sollicitent de la part de la nation. Mais je veux aussi remercier tous ceux qui, dans nos administrations, nos préfectures, nos agences de santé, ont tenu dans une période difficile et tous les salariés et ouvriers de la logistique, des grandes surfaces, nos agriculteurs, qui ont permis que la chaîne logistique se poursuive ; nos policiers et nos gendarmes, qui ont fait respecter les règles de l’état d’urgence sanitaire, avec beaucoup de courage, parfois sans dispositif de protection adapté.

Nos travaux visent à porter un premier regard rétrospectif sur l’organisation de la réponse sanitaire, au-delà de la seule période de la crise. Il sera d’ailleurs intéressant de savoir à quel moment exactement vous avez reçu les premières alertes, notamment de la part de notre représentation diplomatique. Nous voulons remonter jusqu’à la création du plan « pandémie grippale », sous la présidence de Jacques Chirac, auquel Jean‑Pierre Door avait pris une part active puisqu’il a été préconisé par ses travaux. Nous aurons à identifier les failles, les dysfonctionnements et les éventuelles fautes, non pour faire de notre mission un tribunal judiciaire ou populaire, mais pour tirer toutes les leçons et savoir faire face à une éventuelle résurgence : les informations que nous recevons aujourd’hui même d’autres pays d’Europe et même de Chine sont, en effet, préoccupantes.

 

Monsieur le directeur général de la santé, vous êtes un des visages de cette crise : chaque soir, pendant le confinement, vos conférences de presse ont rythmé la vie des Français, qui vous attendaient, partagés entre l’angoisse et l’espérance, en fonction des chiffres que vous annonciez. Vous êtes surtout un acteur expérimenté de nos politiques de santé et avez été un rouage, voire un transmetteur essentiel de la politique de l’exécutif, décidée par le Président de la République en conseil de défense, par le Premier ministre, dans le cadre de ses responsabilités constitutionnelles, et par les deux ministres successifs de la santé. Mais vous avez également exercé par le passé des responsabilités importantes, de nature à éclairer notre mission sur l’état de préparation de notre pays : vous avez été le conseiller de la ministre de la santé Marisol Touraine, sous le précédent quinquennat, à partir de 2013, ainsi que celui du candidat Emmanuel Macron. Ces fonctions, vous les devez à votre expérience et à vos compétences de professeur de médecine. Vous avez souvent été un lanceur d’alerte avisé et reconnu. Dans un courriel à Emmanuel Macron, vous faisiez part de vos analyses alarmistes et malheureusement lucides quant à la capacité de notre pays à faire face à une crise sanitaire majeure. Vous y indiquiez que la possibilité de survenue d’un événement matériel d’ampleur, avec un impact sur un grand nombre de personnes, devait être sérieusement anticipée, avant d’ajouter, de façon hélas prémonitoire, que la France n’était pas prête et que le pays devait adapter ses organisations aux spécificités des crises majeures à venir.

Monsieur le directeur général, de commentateur, conseiller, prévisionniste, lanceur d’alerte, vous êtes devenu acteur. Estimez-vous en conscience que notre pays était prêt à faire face à cette crise sanitaire majeure, en janvier 2020, soit deux ans après votre nomination, lorsque l’information de l’apparition de ce virus dans le Hubei est parvenue à la France ?

M. Jérôme Salomon. Le monde entier a été surpris par cette crise totalement inédite, massive, rapide, brutale, mondiale, avec d’emblée des tensions multiples sur l’ensemble des approvisionnements – même les plus grands producteurs mondiaux, comme la Chine, ont été touchés et ont été entièrement à l’arrêt. Fort heureusement, et je l’indiquais dans la note que vous citez, il y a peu d’antécédents de catastrophes majeures en France, contrairement à ce qu’ont connu d’autres pays. Et nous avons de très grandes compétences parmi nos professionnels : la capacité de nos équipes hospitalières et de nos équipes de réanimation à faire face a été remarquable, aussi bien au plan humain que matériel. Les services de réanimation ont tenu, des évacuations sanitaires de grande ampleur ont été réussies, et c’est également à porter à leur crédit.

Depuis mon arrivée, nous avons développé deux éléments importants. D’une part, nous avons systématisé les retours d’expérience (RETEX), que ce soit à la suite du cyclone Irma, des alertes Lactalis, des épidémies de chikungunya, de zika et de dengue, des épisodes intenses de canicule ou plus récemment de l’incendie de l’usine Lubrizol. Les Français ont beaucoup progressé dans le champ de la prévention, de l’éducation à la santé et du signalement : la France est un des rares pays où les citoyens peuvent signaler des événements sanitaires graves. D’autre part, nous avons favorisé et simplifié le circuit des vigilances. Grâce au législateur, nous avons également amélioré la sécurité sanitaire par l’article 20 de la loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, renforcé la lutte antivectorielle et les coopérations entre services, notamment avec le service de santé des armées. Chaque semaine, je préside la réunion de sécurité sanitaire avec l’ensemble des acteurs de la santé et de la sécurité civile, les directions concernées par les risques environnementaux, par la consommation et l’agriculture. Je souhaite promouvoir, au sein du ministère, une réelle culture de la prévention et de l’anticipation des risques.

M. Damien Abad. Monsieur le directeur général, le 4 mars dernier, vous déclariez sur BFM que les masques n’avaient aucun intérêt pour le grand public. Regrettez-vous vos propos ?

M. Jérôme Salomon. Comme disait Voltaire, avant de savoir, on ne sait pas… Nous avons toujours suivi les recommandations internationales et fait état, avec humilité et transparence, de ce que nous ne savions pas et de ce que nous savions. L’Organisation mondiale de la santé a beaucoup hésité : vous aurez noté que depuis le 5 juin, elle recommande désormais le port du masque dans certaines circonstances. Un article, dans une revue de très haut niveau, commandé à des experts canadiens et intégralement financé par l’OMS, a repris dans une méta-analyse l’ensemble des connaissances, afin de savoir quelles étaient les meilleures mesures de prévention. Le premier constat, c’est qu’il n’y a aucun document consensuel démontrant l’efficacité de mesures de prévention, en dehors des mesures barrières que nous connaissons et de la distanciation physique : on y fait même encore état, au 1er juin, d’un énorme doute sur l’efficacité des masques – je parle seulement du masque grand public, porté par quelqu’un qui ne présente pas de symptômes. Nous ne savions pas alors si le virus pouvait être transmis par des aérosols. Un débat en janvier et février portait même sur la question de la transmission interhumaine.

Nous avons suivi les recommandations des experts internationaux, de l’OMS, de l’Union européenne ou d’autres, ainsi que des experts français. Lorsque le grand public a voulu des masques, nous avons produit des masques adaptés, grâce aux compétences de nos industriels et de nos artisans. J’ai dit très vite que, s’il y avait une demande et si nous pouvions utiliser ce masque non comme une alternative, mais comme une mesure complémentaire aux gestes barrières, c’était une avancée dans l’éducation à la santé et dans la prévention. Les Français ont intégré les solutions hydroalcooliques ; ces masques sont désormais utilisés dans les situations à risque – promiscuité, espaces clos – et lorsque l’on ne peut pas respecter les gestes barrières et la distanciation.

M. Damien Abad. Si je vous comprends bien, il n’y a toujours pas de consensus sur l’utilité du port du masque grand public. Vous dites avoir suivi les recommandations de l’OMS. Mais pourquoi, en ce cas, avoir fait l’exact inverse de ses recommandations sur les tests ? Vous n’avez pas développé de stratégie massive de test, alors même que l’OMS y appelait, que l’Allemagne l’a fait et qu’elle a quatre fois moins de morts que la France.

J’aurais aussi une question concernant les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Un décès sur trois dus au covid a lieu dans les EHPAD : c’est une épidémie dans l’épidémie. De nombreux EHPAD ont témoigné avoir connu des refus de prise en charge de leurs résidents atteints du covid par des établissements de santé. Pouvez-vous nous affirmer que tous les résidents des EHPAD nécessitant une hospitalisation l’ont été ? En clair, leur a-t-on, oui ou non, fermé les portes de la réanimation ?

M. Jérôme Salomon. Les tests sont un sujet majeur. Début janvier, le centre national de référence de l’Institut Pasteur met au point un test et le transmet très vite à plusieurs laboratoires ; dès la fin janvier, la plupart des établissements de santé de référence en disposaient. Ce test n’est pas facile à réaliser : outre la technique elle-même de prélèvement, qui n’est pas très agréable, il nécessite un équipement en biologie moléculaire. Il a également fallu abaisser le niveau de biosécurité du niveau 2 au niveau 1 pour en faciliter l’accès. De nombreux laboratoires ont été équipés pour en réaliser 1 000, puis 2 000, puis 5 000 par jour. Le nombre total de tests effectués est désormais de 1,8 million, ce qui est très important. Précisons que la période de confinement a été un peu moins riche en tests, ce qui est assez logique.

Nous avons eu la volonté de passer d’une doctrine de diagnostic à une doctrine de dépistage, avec le soutien de la Haute Autorité de santé. La doctrine hospitalière a été extrêmement efficace : tous les patients qui se sont présentés à l’hôpital et qui ont été hospitalisés ont eu un test. Comme pour toutes les épidémies annuelles – gastro-entérite, varicelle, rougeole, grippe –, la prise en charge s’est faite de façon classique, les médecins et les laboratoires Sentinelle effectuant une surveillance syndromique sur la base de diagnostics, la confirmation biologique n’étant pas forcément nécessaire.

Les propos du directeur général de l’OMS relatifs aux tests ne visaient pas la France, mais les nombreux pays qui n’avaient pas encore accès aux tests et n’étaient pas équipés de laboratoires de référence. Selon lui, on ne peut pas se permettre, face à une pandémie mondiale, d’ignorer ce qu’il se passe dans un pays : il faut donc « tester, tester, tester ». Nous avons répondu à la demande de l’OMS par une mobilisation remarquable des laboratoires – laboratoires hospitaliers, laboratoires d’analyses de biologie médicale, laboratoires départementaux, laboratoires vétérinaires et laboratoires de recherche. À cette réserve près que, s’ils savent faire 500 tests de recherche et des prélèvements multiples dans l’environnement, ils ne savent pas rendre des résultats individuels et doivent pour cela se coordonner avec un laboratoire d’analyses médicales plus classique. De plus, le bénéfice individuel n’est pas évident, puisque c’est la prise en charge parfaite par le médecin traitant qui compte.

Notre stratégie de tests est très volontariste : nous testons toutes les personnes symptomatiques, toutes les personnes autour de ces personnes symptomatiques, et nous investiguons très largement autour des 239 clusters actuellement détectés pour comprendre la circulation virale. Nous déployons des moyens à proximité immédiate des populations les plus éloignées du système de soins. Enfin, nous nous rendons dans les lieux ou activités à risque, comme l’hébergement collectif et les espaces clos où les personnes ont des difficultés à maintenir les barrières physiques et la distanciation d’un mètre. Par ailleurs, nous pouvons être fiers de nos équipes de recherche, qui se mobilisent et innovent pour trouver des tests plus faciles, plus rapides et plus projetables.

La question des EHPAD et du sort de nos aînés est éminemment délicate. Depuis le début, nous sommes extrêmement attentifs au devenir des résidents des EHPAD. Nous avons très vite alerté ces établissements : confrontés chaque année aux épidémies de grippe, ils connaissent les plans bleus et travaillent de façon extrêmement étroite avec les gériatres et les médecins traitants. Nous avons veillé très attentivement à prendre en compte toutes les facettes de cette activité très particulière et très sensible, avec toute l’humanité qui s’impose, car chaque EHPAD est différent, chaque équipe a sa politique propre. Nous avons été très attentifs au dialogue entre les familles, les médecins, les équipes et les gériatres. Nous avons notamment beaucoup travaillé avec la Société française de gériatrie et même saisi le Comité consultatif national d’éthique. Il n’y a eu aucune décision nationale de refuser l’orientation des résidents vers l’hôpital : chaque décision est individuelle, prise avec la famille et le médecin traitant, et systématiquement fondée sur le rapport bénéfice-risque pour le patient.

Nos données sur la répartition par âge des personnes hospitalisées, publiées chaque semaine, démontrent que des personnes de plus de 70 ans, plus de 80 ans, voire davantage sont encore hospitalisées pour le covid, soit en médecine conventionnelle, soit en soins de suite et de réadaptation, soit en réanimation si nécessaire. Cela reste une démarche individuelle des équipes médicales.

 

M. Éric Ciotti, rapporteur. La pénurie de masques aura été au cœur des interrogations de nos concitoyens et des soignants, qu’ils soient dans le secteur public ou libéral. Les médecins de ville, au départ, se sont trouvés confrontés à une difficulté de disposer d’équipements de protection, alors qu’ils étaient potentiellement en contact avec des personnes contaminées et des personnes vulnérables. Je vous demanderai, ainsi qu’à la directrice générale de Santé publique France, toutes les lettres de commande et les marchés d’achats de masques : notre mission doit pouvoir en disposer de façon très exhaustive. Je souhaite également que vous nous dressiez un état des lieux chiffré au 1er janvier 2020.

Durant la période où vous étiez conseiller de Marisol Touraine, il était prévu d’acquérir 100 millions de masques chirurgicaux par an pour alimenter les stocks stratégiques de l’État. Une première commande de 100 millions de masques a été passée en 2013. Puis, à partir de 2014, il a été décidé de ne plus activer le marché d’acquisition et les choses en sont restées là jusqu’en 2017. Pourquoi seulement 100 millions de masques ont-ils été achetés sur les 500 millions initialement prévus ? Je ne vous le demande qu’à titre d’information, sachant que cela ne relevait pas à cette époque de votre compétence directe.

Dans la période où vous êtes en responsabilité, l’état de la connaissance sur les masques ne permettait pas, selon vous, d’anticiper leur usage, ce qui peut s’entendre. Mais dans une note du 26 septembre 2018, faisant suite à l’expertise d’un comité scientifique, Santé publique France a indiqué qu’il faudrait, en cas de pandémie majeure, c’est-à-dire touchant 30 % de la population, une boîte de 50 masques par foyer pour 20 millions de foyers, soit un milliard de masques. Vous avez eu connaissance de cette note, puisqu’elle conduit à une commande de 100 millions de masques en juillet 2019, qui doivent être réceptionnés d’octobre 2019 à mars 2020. Il a été indiqué à la mission qu’un peu plus de 32 millions de masques ont été livrés en 2019, le reste devant arriver au début 2020. Donc, sur la période 2012-2020, avant la crise, on commande 100 millions de masques en 2013 et 100 millions en 2019 alors que l’on sait, par l’évaluation de l’organisme qui succède à l’EPRUS, Santé publique France, qu’il en faudrait un milliard…

À la suite d’une expertise commandée par Santé publique France à une société belge, vous apprenez que la plupart des masques commandés en 2013 arrivent à péremption en fin d’année 2019 et que ceux qui avaient été commandés précédemment ne sont plus utilisables. Les autorités en charge connaissent la fragilité du stock, bientôt inutilisable, disposent d’une note évaluant les besoins à un milliard de masques, mais n’en commandent que 100 millions : pourquoi ?

M. Jérôme Salomon. En janvier 2020, la France disposait d’un stock stratégique d’État de 115 millions de masques chirurgicaux. Ce stock est détenu par Santé publique France : c’est une exception mondiale, la plupart des autres pays ayant des stocks tactiques. Cette particularité est liée à notre histoire et l’on peut se féliciter de nos réactions, en particulier lors des émergences du SRAS en 2003, du H5N1 en 2005 ou du H1N1 en 2009.

Par ailleurs, nous avons réintégré 75 millions de masques chirurgicaux, périmés en 2019 mais évalués conformes, et qui ont donc pu être distribués. De plus, 362 millions de masques chirurgicaux, achetés probablement dans la période 2003-2005, sans date de péremption visible, ont été classés non sanitaires mais utilisables après contrôle par le Laboratoire national d’essais et par la Direction générale de l’armement, et nous avons pu en distribuer 141 millions.

Pour répondre aux risques de rebond et de deuxième vague, nous avons passé une importante commande de 3,7 milliards de masques. Cela nécessite un gigantesque pont aérien mais également une magnifique mobilisation des acteurs français qui ont considérablement augmenté leurs capacités de production sur le territoire national. Nous avons fait un premier déstockage de 770 millions de masques pour les professionnels de santé dans la première semaine de mars, et avons distribué 687 millions de masques chirurgicaux, 7,7 millions de masques pédiatriques et plus de 78 millions de masques FFP2.

Le 30 janvier, jour de déclaration d’une urgence de santé publique de portée internationale par l’Organisation mondiale de la santé, nous avons commandé 1,1 million de masques FFP2 pour les équipes de projection – c’était la période des évacuations sanitaires de Wuhan et des premières investigations –, ainsi que des équipements de protection individuelle – surblouses, surchaussettes, charlottes, gants, etc. –, qui n’étaient pas intégrés dans le stock stratégique d’État. J’ai passé une deuxième commande le 7 février de 28,5 millions de masques FFP2, suivie par beaucoup d’autres. Nous tiendrons à votre disposition l’ensemble des lettres de commande.

La consommation de masques à l’hôpital se situe en semaine classique entre 3 et 5 millions par semaine. Du fait de l’explosion du nombre de malades et du changement des pratiques, nous sommes passés à 20, puis 40, voire 50 millions de masques par semaine. Une commande de 10 à 15 millions de masques remplit un énorme avion gros porteur ; nous avons organisé un pont aérien avec près de dix avions chaque semaine, renforcé par un pont maritime et par d’autres moyens de livraison : il s’agit bien d’une logistique de crise tout à fait exceptionnelle.

En 2017 comme en 2018, il y avait 754 millions de masques chirurgicaux dans les stocks stratégiques d’État. Quand je suis arrivé, la DGS a demandé à Santé publique France une évaluation précise de l’état du stock, majoritairement constitué de commandes anciennes. Pour rappeler aux membres présents l’histoire des maladies infectieuses en France, nous avions eu une première alerte au début des années 2000 avec les enveloppes contaminées par du Bacillus anthracis aux États-Unis – fort heureusement pas en France. Le SRAS ensuite n’a fait que 8 000 cas et 800 décès, avec peu de cas en France. Puis les alertes de pandémie grippale – H5N1, H1N1 – ont conduit à des commandes importantes de masques chirurgicaux et de masques FFP2.

Dans les années 2010, après la commission d’enquête relative à la pandémie H1N1, la nature et le fonctionnement du stock stratégique a fortement évolué. De plus en plus d’experts ont jugé que les masques FFP2 devaient être réservés à des situations à haut risque, intubation, réanimation, et donc distribués aux soignants les plus exposés – rappelons que l’on raisonne en fonction de trois cercles : le premier cercle, prioritaire, correspond aux soignants, le deuxième aux malades, qui ne doivent pas contaminer leurs proches, le troisième au grand public. Du côté de l’évolution de la nature du risque, il faut relever le MERS-CoV, encore un coronavirus, apparu en 2012 avec seulement deux ou trois cas dans la plupart des pays touchés, principalement au Moyen-Orient, et la fièvre hémorragique virale Ebola en Afrique de l’Ouest. Cette évolution de doctrine, fondée sur les avis du Haut Conseil de la santé publique, de la Haute Autorité de santé et de la direction générale de la santé, a conduit à une réduction du stock stratégique de masques FFP2 et des acquisitions régulières de masques chirurgicaux et de masques pédiatriques.

Sur la période 2013-2017, le stock de masques chirurgicaux est passé de 730 à 750 millions. De 2013 à 2015, lorsque j’étais conseiller de Marisol Touraine, nous avons commandé des masques chirurgicaux et pédiatriques pour maintenir le stock jusqu’en 2017.

En 2017, le directeur général de la Santé demande une analyse précise des stocks à une société spécialisée, dont le résultat nous parvient en 2018, alors que j’ai pris sa succession. Cet audit nous a énormément surpris car il fait le constat du mauvais état de ce stock, majoritairement constitué de lots de très mauvaise qualité, avec des masques troués, une contamination microbienne, des problèmes de filtration. Santé publique France a donc proposé la destruction de ce stock et nous avons commandé, le 30 octobre 2018, 100 millions de masques.

Nous avons beaucoup échangé avec l’ensemble des acteurs concernés : outre le stock stratégique d’État, géré par Santé publique France, il existe un stock tactique et différents stocks régionaux. Nous avons décidé d’évoluer vers un stock dynamique, un stock tournant, un stock tampon. En effet, nous avons considéré que garder un stock dormant n’était pas forcément une bonne solution : il doit servir, être régulièrement réalimenté par de nouvelles commandes, auprès des producteurs français notamment, pour éviter que l’ensemble du stock se périme en même temps. Cela paraissait cohérent et cela a fait partie des points qui ont été actés dans le contrat d’objectifs et de performance (COP) signé entre Santé publique France et la ministre Agnès Buzyn.

M. Patrick Mignola. Ayant occupé des fonctions locales pendant une vingtaine d’années avant de devenir député, j’ai du mal à comprendre comment, au fil des épidémies successives, la difficulté d’approvisionnement en masques ou en tests n’a jamais surgi dans le débat public. J’y vois une marge incontestable de progression dans la relation entre l’administration centrale, l’administration déconcentrée, les élus nationaux et les élus locaux, mais j’aimerais connaître votre avis sur ce point.

M. Jérôme Salomon. Je me suis beaucoup interrogé sur le rôle de l’histoire : nous avons fort heureusement été peu confrontés, ces dernières années, à des besoins importants de masques. Est intervenue cette évolution de doctrine à propos du stock d’État – sachant évidemment que les établissements et les professionnels de santé ont les réserves nécessaires et en commandent régulièrement et sans problème. Puis survient une crise totalement inédite, marquée non seulement par sa brutalité, mais aussi par le fait que l’ensemble des pays demandent le même produit en même temps. C’est l’irruption brutale de la crise, avec des gros producteurs totalement à l’arrêt, ou qui utilisent leur production pour eux-mêmes, qui nous a mis en difficulté. La situation a été exactement la même dans d’autres pays européens ou d’outre-Atlantique.

Outre cette évolution brutale et le fait que nous souhaitions rendre le stock dormant plus dynamique, l’arme du masque est aussi apparue moins « utile » face à des menaces posant des questions d’immunoglobulines, de vaccination, d’antiviraux, d’antibiotiques, d’immunothérapie, de molécules efficaces. Ce que l’on recherchait, à croire les experts internationaux, ce n’était plus cet outil utilisé au quotidien par les soignants mais une réponse anti-infectieuse innovante ou la vaccination immédiate.

Nous avons énormément échangé avec les acteurs locaux, qui se sont fortement mobilisés. Les deux sont absolument indispensables : il faut un État régalien, parce que la puissance de l’État est importante quand on doit commander massivement, discuter au niveau européen, organiser des ponts aériens et maritimes ou des évacuations ; il paraît logique d’utiliser la puissance de l’État, la richesse de ses forces de sécurité civile ou de ses forces militaires. Mais la compréhension fine du terrain est également nécessaire car chaque organisation de santé est différente : chaque acteur a un rôle important à jouer. Nous avons appris pendant cette crise à échanger sur les besoins et sur les circuits les plus adaptés. En tout cas, nous nous sommes efforcés d’être au quotidien à l’écoute des acteurs et des élus de terrain.

M. Boris Vallaud. J’aimerais revenir sur cette note du 5 septembre 2016 dans laquelle vous disiez que la France n’était pas prête. J’aimerais savoir très concrètement à quoi vous pensiez, notamment sur le plan du risque pandémique, et ce qui a été accompli pour surmonter ce que vous identifiez comme une impréparation. Vous avez évoqué l’organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (ORSAN), mais elle existe depuis quelques années : en quoi l’avez-vous rénovée ? Sur le plan de la veille sanitaire, quelle est votre appréciation sur la fusion des agences sanitaires ? Je vous remercie d’être extrêmement précis sur ce que vous avez fait, parce que nous nous demandons tous si nous étions prêts à la veille de l’épidémie et si nous le serons dans quelques mois.

La question des masques est vraiment très importante pour les Français. Y a-t-il eu un changement de doctrine en 2018 consistant à avoir un stock non plus d’un milliard de masques, mais de 115 millions, que vous feriez tourner ? De quelle manière cette nouvelle doctrine, coconstruite avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, a-t-elle été établie ? A-t-elle été validée par des instances politiques ou administratives ? Considériez-vous, comme Mme Buzyn, le 26 janvier, ou comme M. Véran, le 24 février, que la France était prête, qu’elle disposait de stocks massifs et que, en cas de nécessité, elle les distribuerait ? Pensiez-vous que 115 millions de masques suffiraient ?

J’aimerais que vous nous éclairiez aussi sur la qualité de la veille, sur les raisons de la création d’un conseil scientifique. N’y a-t-il pas eu un petit retard à l’allumage quand, le 6 mars, le Président de la République conseille de continuer de mener une vie normale ?

M. Jérôme Salomon. Je cherche désespérément un pays qui pourrait se targuer d’avoir été prêt et d’avoir parfaitement géré cette pandémie, compte tenu de son caractère totalement inédit, massif, meurtrier. Même les pays ayant une plus grande culture de la prévention, que ce soit à Singapour ou à Pékin, se retrouvent de nouveau exposés à des menaces.

Il est important de souligner que la France va dans le bon sens. Nous avons développé une culture du retour d’expérience : nous devons nous astreindre à étudier chaque événement, quelle que soit son ampleur et même s’il a été bien géré. Cela ne concerne pas que la santé : quelles conséquences tirer du passage du cyclone Irma pour se préparer aux prochains cyclones, dans le domaine de la construction, des équipements, de l’eau, de l’accueil de personnes victimes de ce type de catastrophes naturelles ? Le plan ORSAN est très récent. La déclinaison précise, secteur par secteur – climat, risque épidémique, risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC) –, se fait dans l’ensemble du territoire, en particulier au niveau régional.

La France a la spécificité de disposer d’une structure nationale d’expertise pour la coordination du risque épidémique et biologique, composée d’experts infectiologues, épidémiologistes, réanimateurs, biologistes, virologues. Nous avons également la capacité, soulignée dans la presse et à l’international, de réagir très vite en matière de recherche d’urgence ce qui a été fait avec la structure REACTING. On peut se féliciter du bouillonnement scientifique qu’a connu la France : beaucoup d’innovations sont françaises et c’est tant mieux. Nous avons renforcé le circuit des vigilances et des signalements. Nous avons aussi beaucoup reconfiguré nos agences sanitaires, qui sont désormais cohérentes dans la prise en charge des problèmes de santé : avec Santé publique France, une approche populationnelle et de prévention a été adoptée ; avec l’ANSES, la prise en charge des enjeux d’environnement et de santé au travail est de très haut niveau et son expertise est reconnue au niveau européen ; le pôle produits et pratiques de santé est assuré par l’Agence de biomédecine, l’Établissement français du sang, la Haute Autorité de santé, l’Agence nationale de sécurité du médicament, et même une partie de l’Institut du cancer. On peut donc considérer que nous avons en France une expertise de qualité.

Quant aux agences régionales de santé, elles ont assuré leur mission de surveillance avec rapidité, dès l’apparition des premiers cas, et la réponse sur le terrain a été de très haut niveau. Plusieurs centaines de nos compatriotes ont été rapatriés de Wuhan, puis accueillis dans des centres dédiés et accompagnés pendant leur quatorzaine dans des conditions tout à fait remarquables par les équipes soignantes. De même, en déplacement aux Contamines-Montjoie, le week-end du 8 février, avec Agnès Buzyn, j’ai pu constater que l’équipe d’investigation de l’ARS et les infectiologues hospitaliers s’étaient projetés sur les lieux pour effectuer des prélèvements et expliquer à la population, en présence du maire, le déroulement des tests.

Cela montre tous les progrès accomplis par la France dans la gestion en direct du risque épidémique. Mais ce sont aussi les Françaises et les Français qui sont désormais mieux formés à anticiper les risques et à y apporter les solutions adéquates – l’usage du gel hydroalcoolique notamment –, tout comme ils ont progressé dans leur connaissance du risque infectieux. Nous allons tirer ensemble les leçons de ces derniers mois pour être mieux capables de faire face à un éventuel rebond épidémique.

On ne peut pas réellement parler de changement de doctrine en 2018, car notre position se fonde sur de multiples avis scientifiques et sur une réflexion qui dépasse largement nos frontières, sur la place du masque dans les gestes barrières, en particulier pour les soignants, notamment lorsqu’ils pratiquent des gestes invasifs qui nécessitent des masques FFP2.

Nous avons considéré avec Santé publique France que l’option d’un stock de masques dormant n’était pas nécessairement la meilleure solution et que l’on avait davantage intérêt à fonctionner avec des stocks régulièrement renforcés, rénovés ou remplacés. Cela n’était nullement incompatible avec la doctrine et permettait d’éviter d’avoir à jeter régulièrement des quantités importantes de masques. Le choix a été fait de disposer de stocks tampons et de capacités de commande rapides. Nous disposions ainsi en janvier d’un stock de 117 millions de masques, auxquels sont venus s’ajouter ceux qui ont été validés « grand public » après examen. À ce moment-là, la consommation de masques était extrêmement faible. Lorsque la demande a explosé, il nous a fallu y répondre par des commandes massives et par la mise en place du pont aérien.

On a beaucoup parlé du conseil scientifique, mais il faudrait également évoquer tous ceux qui se sont mobilisés pour réaliser des essais de recherche clinique, de recherche vaccinale, voire de technologies innovantes ; ils sont très nombreux et font la fierté des équipes de recherche française. Le Haut Conseil de la santé publique a également été massivement mobilisé, puisqu’il a fait l’objet de près de soixante saisines depuis le début du mois de janvier. Le Comité analyse, recherche et expertise (CARE) Covid-19, présidé par Mme Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel de médecine, a, quant à lui, éclairé le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et le ministère de la santé sur l’état des innovations technologiques et sur l’accès aux innovations et aux technologies de rupture dans le champ de la biologie moléculaire du diagnostic et des innovations numériques.

À leurs côtés, le Conseil scientifique avait vocation, selon la volonté du président de la République et du Gouvernement, à apporter un éclairage indépendant et pluridisciplinaire, puisque, outre des représentants de Santé publique France et du HCSP, différentes disciplines s’y trouvaient représentées : l’épidémiologie évidemment, mais également la modélisation mathématique, qu’il s’agisse de modèles explicatifs ou prédictifs, domaine dans lequel excellent les équipes françaises. Cette évaluation scientifique était indispensable pour éclairer nos décideurs.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Je me permets de rappeler que notre commission d’enquête a pour objectif d’obtenir des réponses précises à des questions précises. En l’occurrence, la question posée était de savoir si le pays était prêt ou non et si les alertes avaient été données en temps voulu. J’ai conscience que l’exercice n’est simple ni pour les uns ni pour les autres, mais c’est bien le but de cette audition.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Ma remarque allait dans le même sens, car je n’ai pas parfaitement compris la réponse que vous venez d’apporter à Boris Vallaud : s’il n’y a pas eu d’évolution dans la doctrine, et alors qu’un comité d’experts émet auprès de Santé publique France une recommandation portant sur un milliard de masques, pourquoi en reste-t-on à 100 millions, avec une seule commande en 2018 ou 2019 ?

Selon vous, quel est le nombre de masques nécessaires en période de crise ? Il nous a été dit, au cours de la mission que nous avons menée, qu’il fallait compter 40 millions de masques par semaine pour les soignants et 500 millions pour la population. Ces deux chiffres sont très supérieurs aux stocks dont nous disposions au 1er janvier, qui ne couvraient donc même pas une semaine d’utilisation en temps de crise, autrement dit quasiment rien.

M. Jérôme Salomon. Les premiers messages officiels de l’OMS datent du 5 janvier, la réunion de sécurité sanitaire a eu lieu le 8 janvier et une première alerte a été envoyée aux agences régionales de santé le 10 janvier, la veille de la première identification de la séquence virale et alors que l’OMS indiquait que rien ne montrait une transmission interhumaine. Nous avons donc été extrêmement réactifs et même proactifs dans le partage de l’information, puisque la première des nombreuses conférences de presse qui se sont tenues a été donnée dès le 21 janvier, c’est-à-dire bien avant la conclusion de la visite du directeur général de l’OMS en Chine. Nous étions quelques heures seulement après l’identification du coronavirus, et nous ignorions beaucoup de choses encore sur ses caractéristiques, sa capacité à passer d’un individu à l’autre ou les moyens à mettre en place en termes d’antiviraux.

En ce qui concerne les stocks, lorsque je prends mes fonctions de directeur général de la santé en janvier 2018, nous disposons de 750 millions de masques. C’est seulement en octobre 2018 que l’on découvre qu’une quantité importante de ces masques est périmée, ce qui compromet leur efficacité en termes de respirabilité et de contamination microbienne et les rend donc inutilisables. Je commande immédiatement 100 millions de masques le 30 octobre, mais nous prenons surtout la décision de fonctionner avec des stocks tournants, basés sur des commandes régulières. Cela étant, je rappelle que le ministre Olivier Véran a fait réaliser de nouvelles expertises, qui ont permis de récupérer une partie des masques périmés, non plus pour un usage sanitaire professionnel mais à destination du grand public.

En janvier 2020, nous avions en stock 117 millions de masques immédiatement disponibles, pour une consommation hebdomadaire qui se situe, en temps ordinaires, entre 3 et 5 millions. Les besoins ont ensuite augmenté très régulièrement pour atteindre le chiffre de 40 millions de masques par semaine et nous en avons commandé dès le 30 janvier et très massivement en février.

Cela m’amène à souligner deux évolutions importantes. La première est que les soignants avaient pour habitude de ne porter le masque qu’en entrant dans les chambres des malades ou lorsqu’ils étaient en contact avec eux. Progressivement, certains services ont évolué vers la pratique du port permanent, ce qui est une très bonne chose, en particulier dans les services de maladies infectieuses, ou lors des épidémies hivernales.

La seconde évolution est que, lorsque le professeur Stahl évalue le besoin en masques, il prend en compte les masques utilisés par les malades : il y a une dizaine d’années, les malades n’en portaient pas. J’ai donc voulu encourager, dès 2018, la généralisation du port du masque chez les malades – ce fut notamment l’objet de la campagne très originale et créative lancée par la CNAM fin 2019.

C’est donc dans ce contexte d’évolution des pratiques que s’est organisée, en janvier et en février, la réponse à la situation épidémiologique : le 15 février, alors qu’était apparu le cluster des Contamines-Montjoie et qu’est survenu le premier décès en France, nous avions déjà commandé plusieurs dizaines de millions de masques, prélude à une réponse encore plus massive : le 16 mars et le 14 juin, c’est-à-dire en moins de trois mois, nous avons distribué 770 millions de masques, chiffre totalement inédit et qu’il faut rapporter aux 140 millions de masques déstockés en 2009.

M. Jean-Christophe Lagarde. Vous avez écrit en 2016 à Emmanuel Macron que nous n’étions pas prêts à affronter un grave risque sanitaire. Mme Touraine, auprès de qui vous aviez été chargé de la prévention des risques sanitaires en avait-elle conscience ?

M. Jérôme Salomon. Mme Touraine était extrêmement attentive aux enjeux de sécurité sanitaire : elle exigeait dans ce domaine des points très réguliers, et le ministère a multiplié les exercices et les retours d’expériences.

C’est aussi malheureusement l’époque où nous avons dû faire face à plusieurs épidémies d’arboviroses sévères – chikungunya, zika, dengue – et à cette épidémie totalement inédite de fièvre hémorragique à virus Ebola en Afrique de l’Ouest : la ministre a suivi de très près la situation en Guinée, où nous avons envoyé beaucoup de moyens médicaux et scientifiques, mais également en France où avaient été accueillis certains malades, auprès desquels elle s’était elle-même déplacée.

M. Jean-Christophe Lagarde. Ma question était : la ministre était-elle au courant de notre état d’impréparation, tels que vous l’avez décrit à Emmanuel Macron ?

M. Jérôme Salomon. J’informais très régulièrement la ministre sur l’état de la sécurité sanitaire en France, puisque c’était mon rôle de conseiller, en lien avec le directeur général de la santé de l’époque. Il faut cependant distinguer mon rôle entre 2013 et 2015 au sein du cabinet de la ministre qui consistait à rapporter régulièrement les informations recueillies auprès des différentes agences, de la Direction générale de la santé ou à l’occasion de la réunion de sécurité sanitaire, de la réflexion beaucoup plus large que j’ai menée par ailleurs, dans un contexte malheureusement marqué par l’irruption brutale du risque terroriste en France, à partir de laquelle ce qui était totalement inimaginable devenait soudainement possible : qui aurait pu imaginer en effet, avant 2015, un tel carnage en plein cœur de Paris ?

Après mon départ du ministère, au printemps 2015, la France a connu une succession d’événements dramatiques d’une extrême gravité – notamment à Nice –, procédant de moyens non conventionnels. Ce sont eux qui sont à l’origine de cette note de réflexion, laquelle portait sur l’évaluation générale des risques et proposait une sorte de cartographie destinée à aider à la prise de décision, sachant qu’aujourd’hui toutes les menaces sont globales : les dix menaces majeures désormais identifiées par l’OMS concernent tout le monde, qu’il s’agisse de la pollution, du changement climatique, de l’émergence de maladies, de la défiance vaccinale, qui touche la plupart des pays de la planète, de l’antibiorésistance qui voyage autant que les êtres humains, tout comme les virus qui peuvent apparaître, un jour, très loin de chez nous et se retrouver le lendemain en France. Ma note à Emmanuel Macron était une note d’alerte générale sur le fait que le monde était devenu un village et qu’on ne pouvait ignorer ce qui s’y passait. C’est un réflexe d’infectiologue, et un infectiologue est un personnage toujours inquiet : un foyer épidémique, comme un incendie, doit être circonscrit au plus vite, perçu d’emblée comme une menace planétaire, même s’il se situe dans un pays en voie de développement, sans enjeu ni relation économique. Cette note a d’ailleurs été rédigée bien après mon départ du cabinet.

M. Jean-Christophe Lagarde. À ma connaissance, c’est en 2013, à la suite de la commission d’enquête que j’avais présidée et dont Jean-Pierre Door était le rapporteur qu’on change de doctrine : ce n’est plus l’État qui a la charge de stocker les masques, mais les différents employeurs et administrations susceptibles de les utiliser. Les différents stocks devaient faire l’objet de contrôles réguliers : lorsque vous êtes nommé directeur général de la santé en 2018, avez-vous ordonné des contrôles ou avez-vous eu connaissance de ces contrôles ?

M. Jérôme Salomon. Vous décrivez l’évolution de notre réflexion sur le stockage des masques après l’épisode de 2009. Cette réflexion englobait à la fois le type, l’utilisation et la répartition des masques, à partir du stock stratégique dormant, d’abord confié à l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), puis à Santé publique France, avant d’être pour une part ventilés vers des stocks locaux immédiatement disponibles, placés sous la responsabilité des employeurs, que ce soient les établissements de santé ou les administrations.

À mon arrivée, je me suis assuré du contrôle du stock sous ma responsabilité, c’est-à-dire du stock de Santé publique France, contrôle qui avait d’ailleurs été demandé par mon prédécesseur. Précisons toutefois que le stock principal, celui qui est utilisé tous les jours, c’est celui des établissements de santé, publics et privés. Il tourne et est approvisionné en permanence ; il fonctionne donc sans aucun problème de péremption, si cela doit rassurer les Français.

M. Philippe Vigier. Monsieur le professeur, vous êtes un épidémiologiste reconnu, qui a d’emblée alerté le Président de la République, et vous êtes directeur général de la Santé depuis 2018 : quelles sont les décisions que le pouvoir politique n’a pas pris pour bien préparer le pays et quel était réellement notre niveau d’impréparation ? Nous devons cette vérité aux 30 000 morts qu’a provoqués la maladie ; il y va de la confiance dans notre système de santé publique.

Nous avons le sentiment que les choses se sont faites avec lenteur, pour les masques – même si votre première décision a été d’en commander 100 millions – comme pour les tests : pourquoi l’Allemagne a-t-elle été beaucoup plus rapide ? pourquoi les machines susceptibles de faire des tests sérologiques ont-elles été bloquées en Chine ? pourquoi Pasteur a-t-il traîné, tandis que d’autres fabricants de réactifs pouvaient nous en livrer, comme c’était le cas ailleurs en Europe et dans le monde ?

En ce qui concerne les traitements, nous avons dû supporter ce feuilleton infernal de l’hydroxychloroquine : où en est la doctrine sur ce point et avons-nous délaissé des traitements qui auraient pu être plus efficaces ?

Expliquez-moi également pourquoi, alors qu’il n’y a pas de problème de disponibilité des écouvillons pour les mycoplasmes, les chlamydiæ ou d’autres virus et bactéries, nous n’en avions aucun pour le coronavirus alors que l’on pouvait utiliser les mêmes ?

Enfin, vous nous avez dit que les laboratoires de recherche vétérinaires n’étaient pas équipés pour produire des résultats individuels : or les laboratoires d’analyses médicales privés l’étaient, eux, et je crois savoir qu’ils ont fait des offres de service à la Direction générale de la santé.

M. Jérôme Salomon. En ce qui concerne les traitements, nos équipes médicales ont eu le souci de donner aux malades, et en particulier aux plus graves d’entre eux, l’accès aux meilleurs traitements. Cela vaut pour les traitements symptomatiques – réanimation, dialyse, respirateurs –, d’où notamment les 660 évacuations sanitaires interrégionales, voire internationales qui ont été organisées de façon tout à fait inédite ; cela vaut également pour les traitements thérapeutiques. L’ensemble des investigateurs ont souligné la richesse des programmes de recherche clinique et la rapidité d’instruction des protocoles. La France a ainsi probablement été un des pays où la créativité et la possibilité de tester des traitements ont été les plus grandes, avec énormément d’essais cliniques déposés, que ce soit des essais cliniques préventifs, curatifs, en ville, à l’hôpital, en réanimation.

Je ne reviendrai pas sur la polémique au sujet de l’hydroxychloroquine. L’accès à ce médicament a été permis dans le cadre de recherches cliniques afin de juger de l’efficacité de ce traitement. Comme pour les autres médicaments – plasma thérapeutique, molécules antivirales, antibiotiques, anti-infectieuses ou anti-inflammatoires –, le patient se voit proposer une balance bénéfices-risques.

Il se trouve qu’aujourd’hui ont été dévoilés les résultats positifs d’un essai britannique d’envergure. Je m’en félicite doublement, d’une part, parce que ce résultat est européen et, d’autre part, parce qu’il s’agit d’une molécule ancienne, peu coûteuse et accessible, la dexaméthasone, qui semble donner, même s’il faut attendre la publication de cette étude, des résultats tout à fait significatifs sur la mortalité, en particulier dans les cas les plus graves. Tout cela peut paraître extrêmement long mais il ne s’est passé que quatre mois depuis l’arrivée des premiers malades en réanimation…

En ce qui concerne notre stratégie générale, la réaction a été extrêmement rapide en matière de partage d’informations – dès le 10 et le 14 janvier, je le rappelle –, ce qui est fondamental dans ce type d’alerte. Les professionnels de santé ont été réunis, et l’on ne compte plus les messages d’alerte rapide sanitaire (MARS) que le ministère a envoyés à l’ensemble des établissements de santé, ni les dizaines de « DGS-urgent » envoyés aux 800 000 professionnels de santé abonnés.

Cette transmission d’information s’est accompagnée très vite de la volonté d’accompagner la prise en charge des clusters et les patients hospitalisés mais également de développer une stratégie en matière de tests. Sur ce dernier point, nous souhaitions que tous les malades hospitalisés soient testés rapidement, ce qui a d’ailleurs été le cas, puisque cela a été possible dans les quatre à six heures suivant l’admission, les résultats pouvant ainsi être remontés aux départements.

Les discussions ont ensuite porté non pas sur les enjeux thérapeutiques, auxquels le test ne change rien, mais sur la pertinence d’une surveillance syndromique, telle qu’elle est effectuée chaque année sur des maladies respiratoires, digestives ou cutanées, surveillées et décrites de façon très précise dans les bulletins de Santé publique France annuels ou hivernaux, ou par le biais d’un test réalisé sur toutes les personnes porteuses. Ceci dans un contexte d’évolution incessante des connaissances en matière de symptômes, de contagion et de corrélation entre les deux.

Ajoutons qu’il n’était pas facile d’amener les personnes peu symptomatiques de se faire tester. Il faut les convaincre de le faire, et convaincre également l’ensemble de la population que nous disposons aujourd’hui de tests en très grand nombre, pour deux bonnes raisons : le nombre de malades baisse et celui des personnes contacts se révèle moins élevé que ce que nous avions anticipé. Du coup, notre capacité de tests n’est pas totalement utilisée. Nous sommes en mesure de tester aujourd’hui toutes les personnes malades, grâce à la mobilisation de l’ensemble des laboratoires du territoire national ; nous pouvons également être plus agressifs autour des clusters, pour mieux comprendre le processus de la circulation virale, en particulier dans les zones urbaines denses ; enfin, nous pouvons aller au-devant de nos concitoyens les plus éloignés du système de santé. En outre, nous pourrons cet été être particulièrement vigilants autour des lieux qui abritent des facteurs de risque connus, à savoir les lieux à forte promiscuité, dans le travail, dans l’hébergement ou dans la vie quotidienne.

Mme Caroline Fiat. On a parlé d’une recrudescence du virus en Meuse et en Meurthe-et-Moselle, mais cela tient surtout à la multiplication des tests. Cela prouve néanmoins que le virus circule encore, ce qui n’apparaissait pas nécessairement clairement dans le discours prononcé dimanche par le Président de la République Il faut donc faire attention à ce que les gens en soient conscients.

Que comptez-vous faire pour les personnels soignants dont les conditions de travail sont particulièrement dégradées depuis deux mois ? On en est réduit à remplacer les surblouses par des sacs-poubelles, passe encore, d’autant qu’ils sont fabriqués en Meurthe-et-Moselle, mais nous approchons de la pénurie de gants, ce qui est beaucoup plus grave.

Ensuite, il a fallu attendre quinze jours pour connaître le nombre de décès dans les EHPAD. Ce retard de comptabilité, ajouté au manque criant de moyens humains et matériels dans ces établissements, a conduit à passer sous silence de nombreuses situations dramatiques pour les directions et les personnels comme pour les proches et les familles : pourquoi ce décompte n’est-il pas apparu en même temps que celui des décès à l’hôpital ? Vos points étaient quotidiens, ils auraient dû être exhaustifs. Sans oublier qu’une autre zone d’ombre demeure : celle des décès à domicile dont nous n’avons jamais su le nombre exact. Pourquoi ?

M. Jérôme Salomon. Vous avez totalement raison : le virus circule et les Françaises et les Français n’en sont pas nécessairement suffisamment conscients. Nous faisons passer le message quotidiennement dans tous les communiqués de presse de la Direction générale de la santé.

Je partage également votre plaidoyer en faveur des tests. Nous devons effectuer davantage de tests, car ils permettent d’identifier les porteurs asymptomatiques. Ce sera particulièrement nécessaire cet été, car les gens auront tendance à baisser la garde. Nous sommes très attentifs au nombre de tests disponibles dans chaque département, car il nous faut surveiller les personnes positives, les éventuels clusters et les personnes contacts ; c’est la base de notre stratégie.

En ce qui concerne les équipements de protection individuelle, ils n’étaient pas dans le stock stratégique d’État. Nous les avons commandés dès le 30 janvier, et nous menons actuellement une réflexion sur les moyens de disposer de gants et de surblouses, car c’est certainement un point sur lequel progresser pour améliorer le quotidien, particulièrement difficile, des soignants.

Vous avez évoqué la situation des EHPAD et les décès de résidents, survenus soit dans les EHPAD mêmes, soit à l’hôpital. Ces décès sont décomptés et figurent dans notre point hebdomadaire. La surveillance de la mortalité a été mise en place et est désormais exhaustive dans la mesure où elle s’est également faite de manière rétrospective, en reprenant l’ensemble des événements depuis le 1er mars, ce qui a représenté un travail considérable.

Il ne faut pas perdre de vue que les EHPAD sont souvent, contrairement aux établissements de santé, de petites structures avec peu de personnels : ils n’ont pas nécessairement la capacité de prendre soin de leurs résidents et de se livrer en même temps à des décomptes. Notre effort a donc consisté à ce que le système de décompte national mis en place – quasi unique en Europe, car il permet désormais de connaître le nombre d’établissements déclarants, le nombre de foyers épidémiques, le nombre de cas, le nombre de décès –, n’implique pas les responsables d’établissement mobilisés sur d’autres missions. Ce système semble satisfaire les EPHAD et le monde de la gériatrie, car il offre une meilleure réactivité, indispensable alors que les établissements se rouvrent aux familles et qu’il nous faut donc être vigilants.

Les décès à domicile, ils sont surveillés par l’INSEE, qui a fait un effort considérable pour que l’état-civil accélère la remontée des données – obtenues au jour d’aujourd’hui à une semaine près. C’est un réel exploit. Nous poussons aussi à la certification électronique des décès, qui permet que la mairie dispose immédiatement de la déclaration de décès par le médecin et de sa cause ; cela ne pourra qu’améliorer les statistiques de l’INSEE et de Santé publique France.

Quoi qu’il en soit, la somme des décès survenus en établissements de santé, en établissements sociaux, médico-sociaux et en EHPAD est à peu près équivalente à la surmortalité générale observée par l’INSEE, ce qui tendrait à démontrer que le nombre de décès à domicile liés au covid-19 n’a pas été très élevé.

M. Pierre Dharréville. Monsieur le directeur général, nous avons besoin de réponses précises, et sans doute devrons-nous vous formuler, après cette audition, des questions écrites pour en savoir plus. Vous nous dites ainsi que les tests sont arrivés très rapidement, mais nous avons besoin de davantage d’éléments pour en juger.

Marisol Touraine a déclaré le 7 mai dans Le Monde que 600 millions de masques avaient disparu : comment réagissez-vous à cette formule ? Pourquoi, selon vous, les stocks ont-ils été si mal gérés ? Pourquoi y a-t-il eu ces destructions massives et comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu davantage de roulement ?

Ne payons-nous pas la disparition de l’EPRUS dans la mauvaise gestion des commandes, qui s’est quand même traduite par des réquisitions, sur le tarmac des aéroports, de commandes faites par les collectivités ?

Santé publique France a-t-elle été au rendez-vous, notamment dans la définition de la stratégie de crise et dans la préparation de la stratégie de déconfinement ? Qu’avez-vous à nous dire de la pénurie quasi générale dont a parlé Caroline Fiat ?

M. Jérôme Salomon. Le test était disponible le 22 janvier, il était déjà dans cinq laboratoires de CHU le 31 et dans vingt laboratoires hospitaliers le 21 février, date à laquelle on dénombrait très peu de cas en France.

A priori, 12 940 tests ont été réalisés jusqu’au 17 mars, 574 milles pendant le confinement et un 1,2 million depuis la sortie du confinement, avec un déclassement de biosécurité du niveau 3 au niveau 2 le 21 février, et le soutien de la Haute autorité de santé aux stratégies de test, le 6 mars.

En ce qui concerne les masques, je vous ai décrit l’évolution : l’audit demandé par la direction générale de la santé a mis en évidence en 2017 le fait que le stock, qui existait depuis les années 2003-2005, s’il n’avait pas diminué, était pour l’essentiel périmé. Nous avons eu la très mauvaise surprise de découvrir que la capacité de filtration de ces masques n’était plus garantie, sans parler de leur exposition à des impuretés ou à une contamination microbienne – voire pire, car certains étaient même attaqués par des rongeurs.

Comme vous le savez, l’EPRUS a fait l’objet d’une réorganisation : en 2016, il a rejoint l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et l’Institut national de veille sanitaire (INVS) au sein d’une nouvelle agence, Santé publique France, qui est donc assez jeune, en effet. Sa vocation consiste à avoir une approche globale de la population. Elle est chargée de la prévention et de l’éducation à la santé – vous avez certainement en tête tout ce qu’a fait Santé publique France, notamment dans le domaine de l’éducation nutritionnelle, à travers le Nutri-score, ou encore la lutte contre le tabagisme : la mobilisation a été forte autour du plan national de santé publique. Elle assure également la surveillance de la population, mission assurée auparavant par l’INVS, ce qui donne lieu à de multiples points dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire. Enfin, elle exerce les fonctions auparavant dévolues à l’EPRUS, lequel avait vocation à gérer, premièrement, la réserve sanitaire, qui a donné lieu à une mobilisation humaine importante, deuxièmement, le fameux stock stratégique, où l’on trouve, outre les masques, certaines réponses médicamenteuses ou vaccinales. Mais, comme le soulignait Mme Fiat, un certain nombre d’autres équipements n’y figurent pas, et une réflexion est effectivement nécessaire, pour que nous puissions répondre encore mieux à d’éventuels besoins massifs des soignants dans les mois ou les années qui viennent.

M. Pierre Dharréville. Je m’interroge sur l’efficacité de cette stratégie de regroupement des agences…

S’agissant des traitements et des essais cliniques, on a eu le sentiment d’une valse-hésitation et d’un retard à l’allumage. Je voudrais vraiment que vous nous expliquiez les choses, notamment – mais pas seulement – à propos de l’hydroxychloroquine.

L’hôpital public, quant à lui, est dans un état de dénuement complet, et cela faisait longtemps que la sonnette d’alarme était tirée, y compris en ce qui concerne les lits de réanimation ; force est en effet de constater que ceux qui ont été ajoutés ne sont pas du même niveau que ceux qui existaient auparavant. Je voudrais donc savoir ce que vous avez fait quand vous êtes arrivé pour prendre la mesure de la situation.

M. Jérôme Salomon. S’agissant de votre remarque initiale sur le regroupement des agences, il en existe un exemple un peu plus ancien et que vous connaissez certainement : celui de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), née du regroupement de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET), et considérée, au niveau européen, comme une réussite : c’est une très belle agence, qui fournit une expertise de haut niveau. Il faut savoir saluer des réorganisations de ce type. Réorganisation et fusion de l’expertise ne signifient pas forcément apparition de difficultés. Vous interrogerez demain François Bourdillon, qui a été le préfigurateur de l’ANSES. La logique consistant à regrouper la prévention, la surveillance et l’action dans une même démarche de santé publique se retrouve dans de nombreux pays.

En ce qui concerne les essais cliniques, en particulier la recherche sur l’hydroxychloroquine, nous pourrions y passer un long moment car, comme vous le savez, le sujet a fait couler beaucoup d’encre. La molécule était déjà utilisée en France pour de multiples indications ; il existait un mode d’utilisation et d’évaluation rationnel. Si vous reprenez mes déclarations, vous verrez que nous avons toujours soutenu les essais cliniques car nous considérions que, si ce traitement – ou un autre, d’ailleurs – représentait une possibilité d’améliorer l’état de santé des populations, il fallait évidemment le proposer. Dès lors qu’il y avait une hypothèse thérapeutique, une piste de recherche, nous les avons soutenues, avec l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et les comités de protection des personnes (CPP), qui ont rendu très rapidement leurs avis, travaillant même les soirs et les week-ends. Tous les investigateurs pourront dire que la réponse des autorités, en particulier celle des instances d’évaluation, a été très rapide.

Au risque de vous surprendre, ce qui a pu rendre les choses un peu difficiles, c’est le foisonnement des protocoles de recherche. Un trop grand nombre de protocoles nuit aux protocoles : les patients ne savent plus auquel participer, alors même qu’il faut de nombreux patients pour arriver à une démontration. Si les essais sont trop dispersés, il devient difficile d’y intégrer des patients. C’est peut-être la conclusion qui sera tirée de l’épisode, en particulier au niveau européen : la capacité à coordonner très rapidement les différents investigateurs est un enjeu fondamental. Quoi qu’il en soit, il y a eu un soutien français, européen et mondial – à travers l’OMS – aux études consacrées à l’hydroxychloroquine. Je ne les citerai pas toutes car elles ont été très nombreuses, aussi bien en milieu hospitalier qu’en ambulatoire, aussi bien à Paris qu’en province. On peut donc dire, à cet égard, que nous avons testé de très nombreuses hypothèses, avec différents « bras », comme on dit régulièrement, c’est-à-dire différentes molécules comparatives. Nous n’avons pas à rougir des efforts réalisés pour comprendre s’il y avait, oui ou non, un bénéfice à utiliser cette molécule, ou d’autres, et si le rapport bénéfices-risques était négatif.

En ce qui concerne l’hôpital, comme vous le savez, ni les établissements de santé ni les professionnels de santé n’entrent dans les compétences du directeur général de la santé publique. Cela dit, dans la mesure où je suis moi-même praticien hospitalier, la qualité de l’hôpital public me tient évidemment à cœur – j’y ai exercé toute ma vie. Par ailleurs, je travaille de façon très étroite et en parfaite collaboration avec la directrice générale de l’offre de soins. Les services de réanimation ont été exceptionnels : imaginez ce que représente le fait de doubler la capacité, ce que cela veut dire pour les équipes. Il leur a fallu pousser les murs, aller chercher des respirateurs aux urgences, au SAMU, dans les stocks militaires ou dans les stocks de l’État, parfois en pleine nuit. De la même façon, des équipes d’infirmières de réanimation se sont portées volontaires pour venir aider, en particulier dans le Grand Est. La mobilisation de tous les membres des équipes de réanimation – soignants mais aussi psychologues, par exemple, car le spectre des métiers est très large – a été magnifique. C’est tout aussi vrai sur le plan technique : de très belles opérations, totalement inédites, ont été organisées, notamment celles consistant à embarquer plusieurs dizaines de patients dans des TGV, ou encore le recours à des hélicoptères, des avions et des bateaux militaires – car nous avons évacué des malades de Corse. Pour le reste, effectivement, il y a le Ségur de la santé : une réflexion avec l’ensemble des professionnels de santé est en cours. J’espère que nous trouverons des réponses à la hauteur de leurs attentes, mais je ne saurais aller au-delà de mes compétences et de mes prérogatives.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons besoin d’être très précis et votre réponse n’a pas répondu à mes attentes sur la diminution du stock en 2018 et 2019 ? Chronologiquement, nous avons trois dates clés. Le 26 septembre 2018, le professeur Stahl dit à Santé publique France qu’il faut un milliard de masques, et l’agence adresse une note à la DGS. Le 3 octobre, une note de Santé publique France vous apprend que, sur les 600 millions de masques existants, 60 % ne peuvent plus être utilisés. Le 30 octobre, vous réagissez en ordonnant une commande à Santé publique France, car celle-ci est chargée de l’exécution et passe les marchés : 50 millions de masques, avec une option pour 50 millions supplémentaires.

Pourquoi, alors qu’on sait qu’il en faut 1 milliard et que, sur les 600 millions en stock, quasiment les deux tiers sont inutilisables, en commandez-vous seulement 50 ou 100 millions ? Est-ce bien la seule commande passée jusqu’à la crise de 2020 ? Vous avez évoqué les commandes massives intervenues en février et en mars, c’est-à-dire très tardivement – deux mois après la prise de conscience du fait que la crise avait commencé. Or c’est dans cette période que les masques font défaut, y compris pour les soignants, et que la propagation du virus s’accélère fortement et dangereusement. Que s’est-il donc passé ? Avez-vous demandé que les masques soient commandés, mais, pour des raisons budgétaires, une autorité, par exemple dans le cadre d’arbitrages interministériels, s’y serait opposée ? Je comprends la stratégie du stock tournant, mais précisément, elle aurait nécessité la commande de 200 ou 300 millions de masques chaque année, pour garantir la disponibilité et atteindre le milliard de masques.

M. Jérôme Salomon. Je vais essayer d’être précis, tout en sachant que Santé publique France vous donnera les détails des flux. En 2018, il y avait 754 millions de masques chirurgicaux. En octobre 2018, une expertise permet de découvrir que l’essentiel de ce stock est constitué de masques très anciens, datant de la période 2003-2005, sans date de péremption mais d’une qualité médiocre. Cela a deux conséquences : premièrement, je passe commande de 100 millions de masques – 50 plus 50 – en octobre, pour faire remonter le niveau ; deuxièmement, je demande la mise en place, pour 2020, d’une nouvelle façon de travailler. En effet, le stock dormant d’un milliard ne satisfaisait personne : il n’était pas utilisé, alors même qu’il aurait fallu, à mon sens, qu’il le soit, en particulier par les établissements et les professionnels de santé. Mais cela suppose de mettre en œuvre une organisation totalement différente. Les masques commandés sont arrivés en 2019, mais aussi, me semble-t-il, début 2020. La destruction réalisée en 2019 explique la diminution du stock, même si celui-ci est resté supérieur à 100 millions d’unités, puisque, comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, il y en avait 117 millions, plus les masques commandés en 2019, plus ceux qui étaient encore disponibles et que nous avons fait évaluer pour qu’ils soient utilisés par le grand public.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Donc, entre le 30 octobre 2018 et le 30 janvier 2020, il n’y a pas eu de commandes, alors qu’il aurait fallu arriver à un milliard de masques ? Subissez-vous un arbitrage ? Qu’est-ce qui explique cette absence de commandes ?

M. Jérôme Salomon. Nous étions dans l’attente d’un changement complet d’organisation du flux, qui permettrait de faire tourner le stock, de voir quelles seraient les précommandes et la capacité à récupérer régulièrement des masques, de mesurer les stocks intermédiaires et les besoins, au lieu d’avoir en permanence un milliard de masques enfermés et qu’il faudrait jeter régulièrement. C’est ce qui était demandé à Santé publique France dans le cadre du COP établi en 2018.

 

Mme Anne Genetet. Je voudrais revenir à mon tour sur cette question des masques, car elle a beaucoup ému nos concitoyens, qui ont besoin de comprendre. Vous avez cité beaucoup de chiffres. Pourriez-vous, s’il vous plaît, préciser chaque fois de quel type de masques vous parlez ? Il est vraiment très important de faire la distinction entre les trois catégories : s’agit-il de masques chirurgicaux, grand public ou FFP2 ?

Pourriez-vous nous expliquer, et j’en viens là à l’organisation de l’État, comment les masques sont distribués ? Comment la chaîne logistique est-elle organisée et contrôlée ?

Enfin, en ce qui concerne les masques, avez-vous personnellement des regrets et, si oui, lesquels ?

M. Jérôme Salomon. Vous avez raison, il faut que je sois précis en ce qui concerne le type de masques. Pour tout ce que nous venons de préciser avec M. le rapporteur – la quantité de 754 millions en 2018 dans le stock stratégique, la découverte de la péremption et de la dégradation importante de ce stock dormant –, il s’agit de masques chirurgicaux. Il n’y avait plus de masques FFP2 depuis plusieurs années dans le stock, là encore pour des raisons concrètes : ils sont réservés aux soignants des services réalisant des actes invasifs et à risque. J’en ai commandé lors de l’alerte du mois de janvier. À cette époque, je vous le rappelle – il est difficile de se souvenir de tout ce qui s’est passé en six mois –, il n’y avait pas de cas dans notre pays, mais nous voulions être prêts, et nous organisions le rapatriement de Français de Wuhan. Leur accueil devait être parfait. Des équipes de réservistes se sont occupées d’eux et ont effectué les tests – tous nos compatriotes de retour de Chine ont été testés à deux reprises : à leur arrivée puis une semaine après. Nous avons mis en œuvre des moyens importants pour prendre en charge les premiers cas et les clusters. D’où les commandes effectuées le 30 janvier, puis au début du mois février – je retrouverai la date précise –, qui comprenaient donc des masques FFP2, mais aussi des équipements de protection individuelle dont nous parlions tout à l’heure : les surblouses, les surchaussures, les gants et les lunettes, mais aussi des masques pédiatriques, qui, vous le savez, ont servi récemment dans les écoles.

L’État a donc fourni une réponse à une crise totalement inédite. Les stocks dormants ne bougent pas : il y a peu d’entrées, peu de sorties, parfois des destructions et des commandes. Là, nous devions nous procurer rapidement des quantités de masques très importantes, d’autant plus que nous observions une consommation totalement inédite, en particulier de la part des professionnels de santé, du fait de l’épidémie. Nous avons mis en place un pilotage, avec le ministère, évidemment, mais aussi Santé publique France et la direction de crise. Nous avons également beaucoup échangé – il est important de le rappeler – avec les acteurs de terrain.

Il y avait plusieurs filières de distribution. La première concernait les établissements de santé, qui sont très nombreux, et il n’y avait, évidemment, aucune raison de faire des différences entre eux. Cependant, nous étions également attentifs au fait que la situation dans en France était hétérogène : de la même façon que dans d’autres pays européens, des différences ont été observées entre les départements français s’agissant de la circulation du virus, avec des gradients très importants qu’on ne s’explique pas. Nous avons voulu répondre en urgence, la nuit, aux départements les plus touchés : nous avons ainsi effectué en urgence des livraisons aux hôpitaux en première ligne, par exemple dans le Grand Est et les Hauts-de-France. Nous avons décidé que les groupements hospitaliers de territoire (GHT) seraient les points d’entrée initiaux, puisque ce sont eux qui sont les plus connectés avec leur territoire, et ils permettent également d’approvisionner les EHPAD.

La seconde filière visait à distribuer des masques, à partir des entrepôts de Santé publique France, aux professionnels de santé qui en avaient besoin rapidement. Le ministre avait demandé de déstocker des masques à leur intention. Pour cela, il a été décidé de passer par les grossistes répartiteurs puis par les officines, ce qui correspondait à la demande des pharmaciens et des professionnels de santé. De fait, il nous paraissait commode de confier aux officines le soin de répartir les masques entre les professionnels de santé de proximité : on en trouve sur tout le territoire, et chacun connaît sa pharmacie.

Comme je vous le disais en introduction, nous avons fait face à une crise inédite, massive et mondiale, avec l’arrêt de la production du plus gros fournisseur de masques, à savoir la Chine, qui nous a obligés à mettre en place une chaîne de sourcing dédiée – comme le disent les experts – allant des négociations aux importations, qui plus est dans des quantités considérables. Un gros-porteur ne contient que 15 millions de masques. Il a donc fallu instaurer un pont aérien, avec plusieurs avions par semaine, pour répondre à la demande et fournir 770 millions de masques – en plus de ceux que nous avions déjà et que nous avons déstockés, ce qui signifie qu’il y a eu aussi des opérations d’acheminement de la France vers la France. Il faut également rappeler la mobilisation des producteurs nationaux de masques FFP2 et de masques chirurgicaux, comme je l’avais souvent demandé. Plusieurs industriels français ont accepté de tripler leur capacité et de travailler jour et nuit à la fabrication de masques sanitaires, ce qui a permis d’augmenter la production de masques sur le territoire national. Nous avions donc trois sources : le stock stratégique d’État, la production nationale et l’importation massive de masques, en particulier depuis la Chine, pour alimenter deux circuits : d’une part, celui des professionnels de santé dans les établissements, d’autre part, celui des professionnels de santé en ville. Nous avons aussi répondu, ce qui n’était pas simple à faire, aux besoins des professionnels intervenant auprès de personnes fragiles, notamment à domicile.

Mme Martine Wonner. Monsieur Salomon, je souhaite ardemment que vous apportiez des réponses précises à nos questions.

J’ai le sentiment que nous n’avons pas vécu la même période. J’étais pour ma part dans le Grand Est, première région touchée. Or les alertes adressées dès le mois de février par les médecins généralistes, sur le terrain, à l’agence régionale de santé du Grand Est n’ont eu aucun écho. Est-ce l’ARS qui n’a pas fait remonter ces informations, comme c’est son travail ou bien est-ce au niveau national qu’on ne l’a pas écouté ?

Vous avez parlé des commandes. Il me semble que, dans la gestion de la crise, on a opposé, malheureusement, les médecins libéraux et les médecins hospitaliers. Les seconds ont eu quelques protections – avec retard –, quand les premiers, protégés beaucoup plus tardivement, ont payé un très lourd tribut : on compte cinq fois plus de décès dans leurs rangs qu’à l’hôpital.

Pourquoi, vous qui êtes médecin, n’avez-vous pas fait confiance aux hommes et aux femmes de l’art ? Vous les avez empêchés d’exercer. En première ligne, à partir de la promulgation des décrets des 25 et 26 mars, les médecins généralistes n’ont plus eu accès aux traitements. Vous avez cité l’hydroxychloroquine : on ne pouvait utiliser cette molécule qu’à partir du moment où les patients étaient dans un état grave, à l’hôpital. Or, une fois qu’on en était arrivé à ce stade, beaucoup de temps avait déjà été perdu alors que les premières études avaient démontré que l’hydroxychloroquine ne servait plus à rien dans de tels cas.

Comment expliquer, monsieur Salomon, que la France soit quasiment championne du monde de la létalité, et je pèse mes mots ? C’est notre pays qui a le plus de décès par rapport au nombre de patients dépistés. Vous étiez aux côtés du jeune ministre qui venait de prendre ses fonctions ; vous avez travaillé main dans la main avec lui. Certaines décisions ont été prises trop rapidement, sous le coup de l’émotion, notamment à la suite de la parution de l’étude du Lancet. N’aurait-il pas fallu être plus modéré, plus réfléchi à différentes reprises ?

Enfin, je n’ai toujours pas compris quel était l’intérêt de votre apparition quotidienne à dix-neuf heures : s’agissait-il de terroriser les Français ou de les infantiliser ?

M. Jérôme Salomon. Le Grand Est a probablement été le territoire le plus touché. Cela n’est lié, évidemment, ni aux médecins ni aux patients. Le virus affecte les populations de manière très hétérogène. Nous ne comprenons pas pourquoi et c’est une des particularités de cette épidémie par comparaison avec une pandémie grippale. Les différences entre départements, sur le territoire métropolitain, vont de un à dix. Pourquoi ce drame dans le Grand Est ? Je parle de drame car je l’ai vécu personnellement : j’y ai des proches, des contacts dans le milieu hospitalier, mais aussi parmi les médecins généralistes, qui m’appelaient. J’ai donc suivi les choses de très près. Les professionnels de santé du Grand Est ont été remarquables. Les alertes ont été lancées, et nous avons mis en place un dispositif de renfort proprement exceptionnel, en faisant intervenir des dizaines de réservistes, notamment des aides-soignantes, infirmières et réanimateurs. Nous avons installé un hôpital militaire à Mulhouse, envoyé des respirateurs, évacué plus de 300 patients des hôpitaux à l’intérieur de la région et dans d’autres régions. La solidarité nationale envers le Grand Est a donc été considérable.

Il n’y a pas de guerre entre les médecins libéraux et les médecins hospitaliers, surtout dans le Grand Est, où tous ont été au front. Des médecins généralistes ont fermé leur cabinet et ont été prendre des gardes aux urgences, des médecins hospitaliers se sont occupés d’EHPAD qui n’avaient plus de médecin traitant. Il y a eu, comme souvent d’ailleurs dans le Grand Est, une merveilleuse solidarité entre les soignants.

S’agissant des traitements, j’en ai parlé tout à l’heure à propos de l’hydroxychloroquine, nous avons tout fait, à travers les comités de protection des personnes et l’Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé, pour que toutes les hypothèses de traitement soient immédiatement prises en compte et, comme le précise le cadre fixé par le décret, pour que les patients puissent être inscrits dans des protocoles de suivi. Nous avons fait en sorte, avec le ministre, que des protocoles de prise en charge prophylactique soient créés en ville, justement pour que les médecins généralistes puissent inclure leurs patients. Nous avons également saisi le Haut Conseil de la santé publique. Le conseil scientifique et l’Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé se sont eux aussi mobilisés. Le ministre a écrit au Lancet. Il a donc été très attentif à la polémique autour de l’hydroxychloroquine. Malheureusement, dans un domaine où subsistent tant d’incertitudes scientifiques, certains débats – parfois même des querelles – ont lieu, qui peuvent être très difficiles à entendre pour nos concitoyens.

En ce qui concerne mon rôle dans la communication, il avait été décidé par la ministre que nous devions faire preuve de transparence et d’humilité : assurer tous les jours la transparence sur ce qu’on savait et sur la situation, et faire preuve de beaucoup d’humilité en disant qu’on ne savait pas beaucoup de choses.

Vous avez fait le constat selon lequel la France figurait parmi les pays les plus touchés. C’est vrai, mais personne ne sait comment l’expliquer. Du reste, la crise est loin d’être terminée. L’Inde est massivement touchée, de même que l’Afrique du Sud, et Pékin ferme de nouveau ses écoles. Nous devons être tous très modestes au regard de ce qui se passe et des raisons pour lesquelles certaines personnes, certains pays sont plus touchés que d’autres. Je suis frappé de voir que le grand Ouest – la Bretagne, la Normandie et la Nouvelle-Aquitaine – est beaucoup moins touché que la région Grand Est, les Hauts-de-France et l’Île-de-France. En Allemagne, c’est exactement pareil : la Bavière est beaucoup plus touchée que la plupart des autres Länder. Le sud de l’Italie, pourtant plutôt plus pauvre que le nord, est beaucoup moins affecté. Nous devrons faire le point lorsque nous disposerons de toutes les données. En tout cas, si nous avons, malheureusement, cette mortalité effroyable et cette létalité importante, ce n’est certainement pas en raison d’une quelconque carence médicale ou d’un déficit de prise en charge : les médecins du Grand Est, en particulier, dont certains que je connais bien, ont été remarquables.

M. Joachim Son-Forget. Monsieur le directeur général de la santé, vous avez dit que vous suiviez les recommandations internationales. Or, le 16 mai, le directeur général de l’OMS s’exprimait de la manière suivante lors d’une conférence de presse destinée à orienter les stratégies nationales de dépistage : « Nous avons un message simple pour tous les pays : testez, testez, testez. » Le 17 mars, vous déclariez, lors de votre conférence de presse quotidienne : « En circulation active, le test n’a pas beaucoup d’intérêt, aucun pays ne le fait ». Pourtant, il apparaît désormais évident que les tests sont indispensables dans une stratégie active de lutte contre le covid-19, notamment pour permettre un isolement efficace des patients infectés. Vous le confirmiez vous-même le 19 mai : « Il faut se faire tester au moindre doute ».

La plupart des pays développés ont mis en place une stratégie de dépistage efficace du covid-19. Parmi les trente-six pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France se distingue de deux manières. D’abord, par le faible nombre de tests réalisés. Vous avez avancé le chiffre de 1,8 million de tests environ. Je tiens à vous rappeler, monsieur le directeur général, que les États-Unis ont réalisé, à ce jour, 23 millions de tests, l’Allemagne 4,3 millions, l’Italie 4,4 millions et l’Espagne 3,1 millions, selon l’agrégateur de données Our World in Data. La France, si l’on retient le chiffre de 1,8 million, a réalisé 27 tests pour 1 000 habitants, ce qui la classe trentième sur les trente-six pays de l’OCDE, derrière la Slovaquie, le Chili et la Turquie, mais devant la Pologne, la Hongrie et la Grèce. Ensuite, nous nous distinguons par un manque de transparence inquiétant, la France étant le seul pays de l’OCDE à ne pas avoir rapporté de manière précise le nombre total de tests réalisés depuis le 5 mai. Ce manque de tests a suscité l’inquiétude chez nombre de nos concitoyens, car un parcours de soins commence par un diagnostic ; or seul l’institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection, à Marseille, a testé massivement les patients se présentant à ses portes, réalisant jusqu’au quart des tests quotidiens dans le pays.

Monsieur le directeur général, pouvez-vous nous expliquer sur quelles bases scientifiques et épidémiologiques vous avez déclaré que les tests de diagnostic pour le covid-19 n’avaient pas beaucoup d’intérêt, et pourquoi le ministère a attendu le 5 avril pour autoriser les laboratoires capables de réaliser des diagnostics par PCR, comme les laboratoires de recherche et les laboratoires vétérinaires, à participer à l’effort national de dépistage dont vous avez parlé – étant précisé qu’il faut, à cet égard, être très précis sur la chronologie et sur les chiffres ?

M. Jérôme Salomon. Effectivement, nous en sommes à 1,8 million de tests. Entre le 17 mars et le 11 mai, il y a eu une longue période de confinement, pendant laquelle l’accès aux tests a été plus compliqué. Depuis, nous avons augmenté très fortement notre capacité de test, qui atteint désormais 100 000 par jour – et n’est d’ailleurs pas utilisée. Nous avons promu la doctrine consistant à tester toutes les personnes présentant des symptômes, tous ceux avec qui elles ont été en contact et, plus largement, les clusters et les populations fragiles.

J’ai donné tout à l’heure le début de la chronologie, je peux la poursuivre. Le 21 février, vingt laboratoires étaient capables de faire le test. À l’époque, en phase 2, alors que nous n’avions que quelques cas en France, nous en réalisions entre 2 000 et 2 500 par jour. Voilà qui montre l’évolution des capacités de nos laboratoires. Ces derniers ont consenti un énorme effort pour passer de 2 000 à 100 000 tests par jour aujourd’hui, car il s’agit d’un nouveau test, qui requiert de l’équipement et du personnel dédié. Dès le 26 février, un courrier du DGS a demandé officiellement au Centre national de référence de déployer ce test dans l’ensemble des hôpitaux de second niveau. Nous avons par ailleurs évalué très vite – dès la première semaine de mars –, à la demande des laboratoires, les kits commerciaux. Nous avons d’ailleurs demandé au Haut Conseil de la santé publique, qui a publié son avis le 5 mars, d’indiquer quelle devait être la conduite à tenir s’agissant des tests. Nous avons saisi la Haute Autorité de santé, qui, le 6 mars, a fait état des recommandations à suivre pour la détection du génome du coronavirus. Les tests RT-PCR ont été inscrits à la nomenclature dès le 7 mars. À cette date, quarante-trois laboratoires étaient déjà en mesure de faire les effectuer. Nous avons ensuite augmenté la capacité, dès la mi-mars, à 5 000 tests par jour. Nous avons atteint les 500 000 tests pendant la période de confinement, avec les difficultés que vous pouvez imaginer, et tout en sachant que nous avions accordé la priorité aux EHPAD – le ministre avait demandé que les tests soient réalisés en priorité dans ces établissements de façon cohérente avec l’objectif de protection des personnes les plus fragiles. À partir du déconfinement, plus de 1,2 million de tests ont été effectués. Il faut continuer à encourager leur réalisation, d’autant que s’y sont ajoutés les tests sérologiques. Or un test virologique et un test sérologique peuvent aider le médecin soit à reconstituer l’histoire médicale d’un patient, soit à statuer notamment sur le statut sérologique des soignants – il est important pour eux, évidemment, de savoir s’ils ont été exposés.

Chaque fois, donc, nous avons demandé des avis du Haut Conseil de la santé publique et de la Haute Autorité de santé. Il y a même eu un avis du conseil scientifique sur le dépistage virologique. Notre objectif est de tester les professionnels de santé, les résidents en EHPAD, chaque fois que c’est nécessaire – plusieurs fois s’il le faut, notamment en cas d’apparition d’un foyer –, les populations vivant dans des lieux très confinés, en particulier les détenus, ou dans des structures collectives d’hébergement d’urgence et les opérateurs revêtant une importance vitale. Nous avons donc en permanence élargi le cercle, afin que toutes les personnes ayant une indication de test puissent le faire réaliser. La stratégie actuelle est même encore plus large : elle consiste à tester autour des clusters, à aller vers les populations les plus défavorisées et à mener des campagnes de dépistage systématique des lieux à risques. Le nombre de tests est communiqué de façon hebdomadaire par Santé publique France et publié sur son site internet, dans le cadre du système d’information national de dépistage (SIDEP). Là encore, l’objectif est d’assurer la plus grande transparence possible, pour permettre de suivre cette progression indispensable.

M. Joachim Son-Forget. Vous n’avez pas répondu à ma question.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Il reste huit questions : nous avons donc encore du temps pour cet échange, et nous aurons l’occasion de faire préciser les choses.

Mme Josiane Corneloup. Monsieur le directeur général de la santé, je reviendrai à mon tour sur la note du 5 septembre 2016 que vous adressiez à Emmanuel Macron et où vous souligniez la nécessité d’une révision en profondeur de la réponse nationale face aux risques majeurs de catastrophe. Votre constat était alors sans appel : « La France n’est pas prête ». Vous repreniez d’ailleurs cet aphorisme de Richelieu : « On ne doit pas tout craindre, mais on doit tout préparer. » Vous avez pris vos fonctions en janvier 2018 : quelles actions avez-vous conduites pour pallier cette situation, notamment en termes de moyens matériels ?

Par ailleurs, en septembre 2016, et c’était encore le cas neuf mois plus tard, au moment où Marisol Touraine quittait le ministère, les réserves d’État abritaient très précisément de 714 millions de masques chirurgicaux. Parmi ceux-ci, 616 millions remontaient pour l’essentiel aux années 2005 et 2006, sans date de péremption, les 98 millions restants ayant été acquis entre 2014 et 2016. Or, en mars 2020, il ne restait plus, malheureusement, qu’un stock de 117 millions : les 98 millions acquis entre 2014 et 2016 et 19 millions ayant échappé à la destruction. En moins de trois ans, les stocks ont été divisés par six. Pourquoi la quasi-totalité des 616 millions de masques chirurgicaux a-t-elle été ainsi détruite entre 2017 et 2019, alors qu’ils ne portaient pas de date de péremption et que nos stocks étaient très en deçà de nos besoins ? Je vous ai entendu dire qu’ils étaient défectueux. Selon mes sources, la Direction générale de l’armement et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ont été saisies dans l’urgence par le ministère de la santé afin d’évaluer la fiabilité des millions de masques épargnés par l’incinération, et le résultat des tests se serait révélé favorable, permettant ainsi leur utilisation. Confirmez-vous ces informations ? Par ailleurs, au regard de la destruction massive des 616 millions de masques, comment expliquez-vous que seulement 100 millions aient été de nouveau commandés en 219, comme vous l’avez dit tout à l’heure ?

Étant moi-même pharmacienne, je confirme que nous avons été mobilisés pour la distribution des masques. Les 22 000 officines, réparties sur l’ensemble du territoire national, auraient pu distribuer de façon efficace les masques, mais nous avons été confrontés à des ordres et contre-ordres permanents. Nous avons été victimes de critiques, voire d’insultes, car nous avions des listes de professionnels à approvisionner avec des chiffres qui ne correspondaient pas du tout à leurs besoins. Comment expliquer, par ailleurs, que certains professionnels ne figuraient pas sur ces listes – je pense par exemple aux kinésithérapeutes, aux services d’aide à domicile ou encore aux services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) ? Comment expliquez-vous, enfin, qu’on nous ait interdit de vendre des masques, même à des personnes très vulnérables, alors qu’un grand nombre d’entre nous en possédait ?

M. Jérôme Salomon. Nous avons adapté nos moyens de réponse aux menaces majeures qui avaient été identifiées, en particulier en proposant dans le cadre du plan ORSAN une déclinaison et des exercices nécessaires dans l’ensemble des régions pour les différents risques. Il y a eu aussi l’élaboration d’un guide relatif aux situations sanitaires exceptionnelles.

Par ailleurs, en réponse à l’audit demandé par la DGS à Santé publique France, des moyens ont été mobilisés. Un audit a effectivement été réalisé par un expert indépendant, compétent pour juger de la qualité des 754 millions de masques que comptait le stock en 2018. Plus de 230 millions ont été détruits au vu de ces analyses, mais plus de 360 millions ne l’ont pas été : comme vous l’avez dit parfaitement, ils ont été de nouveau expertisés en 2020 et requalifiés en masques non sanitaires sur lesquels 142 millions ont d’ores et déjà été délivrés. Vous avez raison : il y a bien eu une demande d’expertise en urgence de la DGA et du Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE).

En ce qui concerne le rôle – difficile, je le conçois – des officines, nous avions estimé, avec le Conseil national de l’ordre des pharmaciens, que le fait de les mobiliser constituait une réponse optimale en termes de proximité, en raison de la connaissance que le responsable d’officine avait de ses collègues professionnels de santé. Nous avons adapté en permanence les flux, même si les choses n’ont pas forcément été faciles ; des tensions ont été constatées dans certaines officines, du fait de la difficulté ressentie par certains professionnels d’avoir accès aux masques. Il a été difficile également de répondre à des professionnels exerçant différemment – vous avez cité les kinés, avec raison, mais il y avait aussi un certain nombre d’intervenants à domicile. Nous avons en permanence tenté de corriger le tir en fonction des remontées de terrain que vous nous faisiez.

M. Jean-Pierre Door. En 2007, j’étais le rapporteur de la loi Giraud, qui a créé l’EPRUS ; par la suite, mon collègue Jean-Christophe Lagarde et moi-même avons étudié sa situation, dans le cadre de la commission d’enquête sur la grippe H1N1. Nous avions alors constaté que cet établissement était en ordre de marche, qu’il constituait un véritable bouclier sanitaire contre les pandémies. Tout était prêt dès 2011. Le directeur de l’EPRUS de l’époque, Thierry Coudert, l’a confirmé : il y avait 600 millions de masques FFP2, 1 milliard de masques chirurgicaux et quelques milliers de respirateurs. S’agissant de ces derniers, je n’ai toujours pas obtenu de réponse. Un peu plus de 1 000, sur les 6 000 recommandés, avaient été achetés par l’Union des groupements d’achats publics (UGAP), pour 6 millions d’euros environ. Par ailleurs, 6 000 lits de réanimation devaient être ouverts en plus des 5 000 existants.

Mais en 2013, on l’a dit, une nouvelle doctrine a séparé les stocks tactiques et les stocks stratégiques – les stocks stratégiques étant ceux d’État, les stocks tactiques devant quant à eux être achetés par les employeurs et les hôpitaux, notamment, ce qui signifie qu’ils sortaient de la sphère de l’État. Pour moi, c’est là que se situe le début du désarmement de l’EPRUS, qui s’est bien entendu accentué lorsque l’établissement a été fondu à l’intérieur de Santé publique France. La convention de l’EPRUS comprenait un certain nombre d’obligations, notamment celle d’alerter le ministre quant aux besoins de renouvellement des produits, un an avant leur date de péremption, et d’adresser au directeur général de la santé tous les documents nécessaires à ce renouvellement, là aussi un an avant la date de péremption.

Mes questions sont simples : y a-t-il eu, au niveau de l’EPRUS, des difficultés de gestion dont vous n’auriez pas été averti, ou bien avez-vous des regrets de ne pas avoir constaté ce qui se passait et de ne pas avoir anticipé ? Les commandes passées en 2018 ne portent que sur 100 millions de masques, alors que l’état du stock était déjà considéré comme catastrophique en 2017, c’est-à-dire plus d’un an avant. De surcroît, des masques avaient atteint les dates de péremption. Il y a manifestement, dans cette période, entre 2011 et 2020, un défaut de gestion et d’organisation.

M. Jérôme Salomon. Effectivement, en 2011, une évolution de la doctrine est intervenue, s’agissant des stocks stratégiques et des stocks tactiques, par l’introduction de la responsabilité de l’employeur mais aussi en matière d’utilisation des masques FFP2.

En ce qui concerne la création de Santé publique France, vous entendrez demain un témoin extraordinaire, François Bourdillon, qui a été à la fois le préfigurateur de l’agence et son directeur général. Il vous donnera son opinion mais, objectivement, il y avait une certaine cohérence, si j’en crois les débats de l’époque, à ce que l’EPRUS rejoigne un établissement tel que celui-là, du point de vue aussi bien de la surveillance de la population que de la capacité de réaction face à un événement sanitaire. L’EPRUS, gère aussi la réserve sanitaire, qui fonctionne bien, avec des professionnels volontaires, qui souvent se projettent à distance ; ils ont fait des merveilles dans de nombreux départements. Certains points sont positifs ; d’autres doivent être revus, c’est évident.

Ce que je retiens de votre intervention, si vous me permettez de le souligner, c’est le fait qu’outre l’enjeu des masques, il y a aussi des équipements dans les stocks stratégiques, sur lesquels il faut se pencher, et d’autres encore qui n’y sont pas. Par ailleurs, certaines demandes ont évolué – je pense, par exemple, aux antidotes et aux antiviraux. Cela aussi fait partie de la réflexion générale qu’il faut avoir sur ce que doit être le stock stratégique de l’État, de quoi il doit être constitué, quel doit être son volume et quels sont les éléments manquants qui, au vu de cette crise, pourraient y être ajoutés.

M. Bertrand Pancher. La mise en quarantaine s’est généralisée à Wuhan, en Chine, à partir du 24 janvier. Nous avons là-bas un consul, qui a dû vous alerter. De plus, nous avons appris par la presse que notre ambassadeur à Pékin avait alerté le Gouvernement, sans doute à plusieurs reprises. Qui plus est, 300 Français ont été rapatriés à cette époque. Avez-vous reçu ces alertes ? Si oui, sous quelle forme, et comment les avez-vous traitées ?

Le 21 février l’Imperial College de Londres explique que les deux tiers des Chinois infectés qui se déplacent à l’étranger ne sont pas détectés. L’Italie prend les devants, et confine à partir du 23 février. Le président Macron, lui, annonce le confinement seulement le 16 mars. La France prend donc beaucoup de retard ; entre-temps, de nombreuses personnes sont contaminées. Nos concitoyens paniquent et ne disposent d’aucune protection. Le 26 février, vous déclariez pourtant que Santé publique France disposait de stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux et que vous n’aviez pas d’inquiétude sur ce point. Vous ajoutiez qu’il n’y avait pas à redouter de pénurie, que ce n’était pas un sujet. Cependant, entre la mi-mars et la mi-avril, rares sont les personnes, dans le grand public – mais aussi parmi le personnel médical – à pouvoir s’en procurer. Le 29 février, vous déclariez que le masque n’était pas la bonne réponse pour le grand public. Teniez-vous ces propos parce que vous saviez que nous n’en avions pas suffisamment ?

Enfin, pendant la campagne présidentielle, vous aviez envoyé une note au futur président pour l’alerter en expliquant que la France n’était pas prête à gérer de grandes catastrophes. Qu’avez-vous entrepris depuis pour y remédier ?

M. Jérôme Salomon. Comme je vous l’ai dit, l’alerte chinoise a été répercutée au niveau international fin décembre, et reprise ensuite par l’OMS, avec identification du virus au début du mois de janvier. Ces informations étaient publiques ; nous avons d’emblée échangé avec l’OMS, bien sûr, mais avec aussi le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), au début du mois de janvier, ce qui nous a d’ailleurs permis d’envoyer une alerte aux ARS et aux établissements de santé dès les 10 et 14 janvier – nous évoquions déjà la question le 8 janvier. L’information était évidemment partagée avec les professionnels de santé.

Les mouvements de population sont toujours un sujet très compliqué. En outre, nous savons désormais, ce qui n’était pas le cas à l’époque, que certaines personnes contaminées pouvaient être asymptomatiques au début, voire le rester, ce qui rend la stratégie de dépistage des porteurs encore plus complexe.

Vous avez parlé de l’Italie, pays qui, malheureusement, a été très fortement touché, comme le nôtre. L’impact du confinement a été évalué par une équipe de modélisateurs de l’Imperial College – l’étude a été publiée il y a quelques jours – comme étant extrêmement positif en termes de nombre de vies sauvées. Le confinement a ainsi permis de sauver beaucoup de vies en France ; il est important de le dire, car les Françaises et les Français ont fait d’énormes efforts.

En ce qui concerne la pénurie, nous avons toujours dit ce que nous savions et ce que nous ne savions pas. Nous avons été transparents ; les Français ont été informés chaque jour de la situation.

Quant aux masques, je vous ai dit comment nous raisonnions en termes de priorité aux soignants, de port du masque pour les malades compte tenu de la discussion qu’il y avait autour de la transmission du virus par aérosol ou d’autres vecteurs que les gouttelettes. Nous avons toujours suivi les experts et les recommandations internationales, et fait état de ce que nous savions et ne savions pas. Nous avons agi, évidemment, en passant des commandes de masques massives au fur et à mesure que le besoin s’en est fait sentir. L’OMS a encore eu un débat, début juin, sur la recommandation éventuelle du port du masque dans l’espace public, et a insisté, comme nous le faisons, sur le fait qu’il est plutôt raisonnable de le proposer dans les espaces clos et lorsque les mesures barrières, notamment la distance d’un mètre, ne peuvent pas être respectées.

M. Julien Aubert. Dans les textes réglementaires relatifs aux restrictions de prescription, notamment pour l’hydroxychloroquine, il est fait référence à un avis du Haut Conseil de la santé publique du 24 mars 2020, mais l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé n’est pas mentionnée. Pourquoi n’est-ce pas plutôt l’ANSM qui a orienté les décisions gouvernementales sur l’hydroxychloroquine ?

Vous avez expliqué votre rôle dans la réorientation de la stratégie en parlant du plan ORSAN REB, qui vise notamment à s’adapter aux risques épidémiologiques, successeur du plan ORSAN EPI-VAC, qui comportait lui aussi des dispositions relatives aux épidémies et pandémies. Pouvez-vous nous expliquer ce que le plan ORSAN REB a apporté de plus ? En parcourant le plan ORSAN EPI-VAC, je n’ai rien trouvé concernant les masques ; dans le plan ORSAN REB, on trouve quelques éléments sur les stocks de masques FFP2 pour les établissements. Vous étiez conseiller à la sécurité sanitaire : faut-il comprendre que les masques n’apparaissaient pas dans ces plans comme un des pans de la sécurité sanitaire ?

Ma troisième question porte sur la différence, en matière de port du masque, entre le grand public et les soignants. Pourquoi n’a-t-on pas appliqué le principe de précaution ? Une étude du Lancet datant de 2003 montrait que les masques semblaient essentiels pour la protection, bien plus que les blouses, les gants et les désinfectants : pourquoi ne les a-t-on pas inclus comme éléments de protection ?

Vous avez commandé 100 millions de masques le 30 janvier, puis 28,5 millions le 7 février, si je me souviens bien des chiffres que vous avez donnés. La même semaine, l’OMS a considéré le nouveau coronavirus comme un risque pour la santé publique mondiale et, pour la première fois, on a parlé des patients asymptomatiques. Est-ce ceci qui a justifié l’augmentation de la commande de masques ? Pourquoi, le 19 février, alors que vous saviez qu’il y avait peu de masques, en a-t-on donné à la Chine par un pont aérien ?

Enfin, en République tchèque, le 19 mars, et en Slovaquie, en Slovénie et en Autriche, le 30 mars, on a recommandé le port du masque pour le grand public. Vous nous avez dit que l’OMS ne le préconisait pas : comment expliquez-vous que d’autres pays européens aient fait ce choix ? Vous-même avez déclaré le 29 février que le port du masque n’était pas la solution pour le grand public, puis, le 22 avril : « J’ai toujours plaidé pour l’accès aux masques grand public », ce qui me semble être une contradiction… Puisque vous êtes infectiologue et épidémiologiste, quel est votre avis à vous sur le port du masque grand public face aux risques épidémiques ?

M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. S’agissant de l’hydroxychloroquine, les recommandations du Haut Conseil concernent l’aspect pratique, l’ANSM conservant bien son rôle d’évaluation du médicament – comme le montre le nombre de ses publications sur le sujet, notamment en matière de pharmacovigilance. Cela se fait de façon simultanée.

Concernant l’évolution du plan EPI‑VAC vers le plan REB, il nous avait paru que mêler la gestion d’une épidémie et une campagne vaccinale pouvait être source de confusion. Le plan REB permet aux infirmières et aux aides­‑soignants de savoir comment accueillir un patient à risque viral dès son arrivée à l’hôpital. C’est cette procédure qui a été précisée.

M. Julien Aubert. En quoi le plan ORSAN-REB a-t-il apporté une plus-value ?

M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Le plan EPI concernait la gestion des épidémies classiques, banales – gastro‑entérites, rougeole, etc. – et était mélangé avec un plan de vaccination massive, VAC. Le plan REB relève d’une autre approche, plus fine et mieux déroulée, celle de la gestion du risque épidémique et biologique par les soignants confrontés à des cas individuels à haut risque – Ebola, par exemple –, qui nécessitent des équipements complets de protection et une alerte précoce. Il a permis la prise en charge très satisfaisante des premiers cas, parfaitement diagnostiqués dans les établissements de santé de référence, mettant en lien infectiologues, épidémiologistes, biologistes et réanimateurs. Cette chaîne de prise en charge représente une véritable avancée, dans un établissement de santé de référence, équipé et pourvu d’une dotation spécifique, avec des infirmières et des aides‑soignants formés, des structures, des cadres de santé de référence et des exercices réguliers.

Sur les masques grand public, vous avez cité le Lancet de 2003, et moi celui de 2020. Ce qui est très compliqué, c’est que les études sur les masques associent souvent d’autres mesures barrières que sont, en particulier l’effet distance, supérieur à tout le reste. Qui plus est, le port du masque semble efficace dans ces études quand beaucoup de gens le portent, et tout le temps ; encore faut-il en prendre l’habitude. Est par ailleurs apparue la notion de patient asymptomatique, qui par la suite a été régulièrement discutée. Les expertises ont évolué : l’avis du Haut Conseil d’avril 2019 ne comporte pas de recommandations ; il n’y en a pas non plus de la part de l’OMS en 2019, pas plus que dans l’avis du 4 mars 2020 des sociétés savantes, ni le 14 mars 2020 dans celui du Haut Conseil. La priorité devait être donnée aux personnels de santé, selon l’Académie de médecine. Un débat scientifique s’est ouvert à la fin mars‑début avril au sein des CDC (Centers for Disease Control and Prevention) américains et de l’OMS. Les CDC européens laissaient entendre très prudemment qu’on pouvait tester le masque grand public, quand le Royaume-Uni ne le recommandait pas. Nous avons tenu compte de ce débat. Nous avons eu la chance d’avoir ce masque grand public, créé et produit en France, en tissu, lavable et réutilisable, que les Français se sont approprié. Si les Français s’emparent de ce nouveau geste barrière comme ils l’ont fait avec les solutions hydroalcooliques, nous aurons progressé.

M. David Habib. Si je vous ai bien écouté, entre le 30 octobre 2018 et les premiers jours de janvier 2020, aucun masque n’a été commandé…

Vous avez donné l’alerte le 10 janvier. Le 21 janvier, la ministre de la santé disait que les risques de propagation de l’épidémie étaient faibles. Les visites ont été interdites dans les EHPAD le 11 mars, les masques y ont été distribués le 22 mars, la liaison directe entre les EHPAD et le SAMU instaurée le 23 mars. Le 30 mars, le Conseil scientifique priorisait les résidents des EHPAD dans la politique de test ; la saisine de Santé publique France par les autorités ministérielles date seulement du 30 janvier. Étiez-vous écouté ? Le Gouvernement a-t-il pris conscience du risque et de l’urgence à agir ? Notre mission a le mérite de placer certaines personnes, non pas vous, monsieur le directeur général, face à leurs responsabilités. Si, après n’avoir pas su, vous savez désormais, pouvez-vous nous dire ce que les autres n’ont pas voulu savoir ?

M. Jérôme Salomon. Je ne jette la pierre à personne : il est toujours facile de réécrire l’histoire. Recontextualisons. Très tôt, nous avons mobilisé les ARS et les établissements de santé. Le 8 janvier, la réunion de sécurité sanitaire, qui rassemble l’ensemble des acteurs concernés, a abordé ce point. Nous étions donc très attentifs à l’évaluation des risques. Ceux qui étaient liés à une importation du virus vers l’Europe étaient alors jugés comme étant extrêmement faibles, notamment dans les avis du CDC européen. Or, comme j’aime à le dire, ce n’est pas le virus qui circule, c’est l’homme, et il nous faut veiller à ce qui se passe dans notre tout petit village planétaire.

Les EHPAD sont un sujet extrêmement sensible. Nous avons eu des discussions très étroites avec les acteurs de terrain. Le Président de la République s’est rendu dans un établissement au début du mois de mars. Les fédérations, les soignants, les psychologues s’interrogeaient : ils savent quel déchirement constitue pour les résidents la restriction des visites chaque hiver au moment des épidémies de bronchiolite ou de grippe. Ils nous demandaient de les laisser décider des modalités d’organisation. Les décisions d’interdire les visites puis de demander l’isolement en chambre, dans le cadre du plan bleu, ont été si délicates à prendre que nous avons saisi le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE). Il est en effet compliqué de mettre en balance bénéfices et risques – protection de la santé des individus d’un côté, effets collatéraux de l’autre : absence de stimulation, désespoir, voire syndrome de glissement.

M. Julien Borowczyk. Il faut saluer le passage de 5 000 à 10 000 lits de réanimation. Mais pour les malades non atteints par le covid, nous savons qu’il y a eu des retards de diagnostic ou de soins. Avez-vous une évaluation de la surmorbidité ou de la surmortalité qui y sont liées ?

Comment analysez-vous la résurgence de clusters en Chine ?

Doit-on réévaluer notre stratégie de prise en charge des coronavirus et recourir au tracing, au dépistage massif et à l’isolement systématique ?

Enfin, pour ce qui est de la logistique et de la livraison des masques, pouvez-vous nous en dire plus sur Geodis ?

M. Jérôme Salomon. Le doublement des capacités de réanimation a été une prouesse humaine, logistique et technique. Au pic de l’épidémie, on a dénombré 7 100 malades atteints du covid, ce qui laissait de la place pour les autres malades. Dès le début, j’ai été préoccupé par l’impact psychologique de la crise sur les personnes atteintes de maladies chroniques. Certaines n’ont pas osé déranger leur médecin traitant ou aller à l’hôpital dans les services spécialisés parce qu’elles s’inquiétaient de la sécurité de leur parcours de soins. Nous avons veillé à inciter les gens à recourir aux soins indispensables, à se faire suivre, à procéder aux dépistages nécessaires. Nous avons même dit aux parents de faire vacciner leurs enfants. Les conséquences ont bien été documentées par Santé publique France, qu’il s’agisse de la baisse des consultations ou de l’augmentation de certaines pathologies. Des résultats atypiques ont aussi été aussi relevés : certaines personnes ont vu leur état de santé s’améliorer, sans doute parce qu’elles ont mieux suivi leur traitement ou fait davantage attention à elles. N’oublions pas non plus les incidences sur la santé mentale, sur la qualité de vie au sein de la famille et du couple. Tout cela devra faire l’objet d’évaluations plus précises, notamment pour savoir quel a été l’impact sur les cancers et les malades cardiovasculaires.

Un bénéfice de cette crise a été le boom des téléconsultations de médecine. En période de crise, il faut travailler à un accès sécurisé aux soins et renforcer l’information des patients afin qu’ils soient bien conscients du caractère indispensable des soins et des suivis liés à leur pathologie.

Sur la Chine, nous avons peu d’informations. Je crois que le cluster de Pékin est géré de manière très volontariste.

Enfin, Géodis étant un prestataire en lien direct avec Santé publique France, je vous encourage à vous adresser directement à eux pour obtenir de plus amples informations.

M. Julien Borowczyk. Doit-on changer de stratégie face aux infections à coronavirus, passer au tracing, au dépistage massif et à l’isolement systématique ?

A-t-on une visibilité sur les retards de prise en charge de douleurs thoraciques ? Quelle a été la surmortalité pour les pathologies cardio-vasculaires ?

M. Jérôme Salomon. À la fin du mois de juin, l’analyse des certificats de décès des six premiers mois de l’année nous permettra de connaître exactement les causes de décès, et celles de l’augmentation de la mortalité. Cela mettra peut-être en évidence des diminutions pour certaines pathologies.

Votre question sur les coronavirus est terriblement compliquée, car ils connaissent des évolutions très diverses : le SRAS avait effrayé le monde entier, il y a eu 8 000 cas et 800 décès, puis sa propagation s’est arrêtée. Le MERS-CoV, très létal et considéré comme très inquiétant, avait donné lieu à une épidémie en Corée qui est toujours présent au Moyen-Orient, où l’on observe de temps en temps une bouffée, un cas secondaire, une infection nosocomiale, et cela s’arrête là. Quant au SARS-Cov2, peu de virologues prédisaient qu’il aboutirait à une pandémie. Comme tous les virus, il est en train de s’adapter et il faut donc être très attentif à sa capacité à se loger dans les récepteurs.

La dexaméthasone, qui est probablement le seul traitement qui fonctionne, n’est pas un anti-infectieux mais un anti-inflammatoire. Cela veut dire qu’il y a sans doute des fragilités génétiques particulières qui expliquent des surréactions à l’infection. Soyons humbles, car il y a beaucoup de choses que nous ne connaissons pas encore. Il est très difficile de prévoir quelle forme aura le prochain coronavirus.

Il existe cinq à six types de coronavirus s’attaquant à l’homme, aux conséquences bénignes. C’est peut-être ce qui explique sans doute la faible proportion d’enfants touchés par le covid : face aux infections banales dues aux coronavirus, ils ont développé une « immunité croisée » qui rend leur organisme un peu plus capable de riposter.

Mme Valérie Rabault. Avec le plan blanc, quasiment toutes les opérations chirurgicales ont été arrêtées dans notre pays. Pouvez-vous nous indiquer l’état quotidien des stocks depuis le 1er janvier de deux hypnotiques, le midazolam et le propofol, et de trois curares, l’atracurium, le cisatracurium et le rocuronium ? On nous dit que les opérations chirurgicales ne pourraient pas reprendre, faute de propofol, et qu’il faudrait deux mois pour reconstituer les stocks de cet anesthésique. Le confirmez-vous ? Si les stocks sont suffisants, pourquoi les opérations chirurgicales ne reprennent-elles pas ? Les plans blancs continuent-ils à tout bloquer, oui ou non ?

M. Jérôme Salomon. Ces médicaments, à la fois utiles au bloc opératoire et en réanimation, ont en effet connu des tensions critiques. Ce qui a surpris tout le monde, c’est que la pandémie a affecté les producteurs et les fournisseurs de matière première, tandis que les besoins en réanimation ont augmenté partout en même temps. Nous vous fournirons des données sur les stocks et la délivrance des produits que nous avons suivis quotidiennement. Nous avons mis au point une logistique de crise, en allant chercher ces médicaments dans l’intérêt des réanimateurs et des chirurgiens. C’est grâce aux déprogrammations d’opérations dans le cadre du plan blanc que nous avons pu augmenter les capacités en réanimation et éviter de franchir la ligne rouge. En tentant compte de l’état des stocks à date, nous libérons des activités chirurgicales qui n’ont pas forcément recours à ces molécules – nous avons saisi toutes les sociétés savantes d’anesthésie-réanimation pour qu’elles proposent des alternatives. Il y a aussi beaucoup d’actes chirurgicaux qui ne passent pas par l’anesthésie générale.

Mme Valérie Rabault. L’EPRUS devait-il lancer des alertes sur l’état des stocks un an auparavant ? Si oui, ont-elles eu lieu ?

M. Jérôme Salomon. Je n’ai pas reçu d’alerte car c’est la DGS qui a demandé un état de stocks. Nous avons découvert qu’il n’y avait pas de date de péremption pour de nombreux produits et que certains stocks étaient de mauvaise qualité. Les pharmaciens sont les meilleurs experts pour surveiller de très près les stocks et évaluer l’état des médicaments. Nous avons eu la désagréable surprise de découvrir un énorme stock de mauvaise qualité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Les stocks de curares et d’hypnotiques sont une source majeure d’inquiétude pour les établissements, publics ou privés. Un collectif de chefs d’établissement et de présidents de commission médicale d’établissement (CME) des Alpes-maritimes a publié une tribune à ce sujet. Beaucoup d’interventions chirurgicales ont dû être interrompues, notamment dans le centre de lutte contre le cancer de Nice. Quand le contingentement s’arrêtera-t-il ? En Suisse et en Italie, il semblerait qu’il n’y ait plus du tout de difficultés d’approvisionnement. Certains médecins pointent un problème bureaucratique de centralisation des commandes qui les empêcheraient d’obtenir eux-mêmes ces produits qui seraient pourtant disponibles.

M. Jérôme Salomon. Je vérifierai, mais je ne crois pas que ce soit le cas. La gestion des produits de santé est une affaire très compliquée, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de médicaments et de médicaments d’importance vitale. En matière de pharmacovigilance, il y a des réponses européennes. L’État a joué son rôle en passant des commandes massives et en régulant les stocks : nous voulions être sûrs qu’il n’y ait pas d’un côté des médicaments inutilisés et de l’autre des patients qui en auraient besoin. Dès que nous disposons de stocks, notre seule préoccupation est de fournir aux professionnels. Il faudra que nous tirions toutes les leçons de l’organisation de cette logistique d’État. À l’avenir, devrons-nous disposer en permanence de stocks pour certains médicaments critiques, question complexe, nous le savons ?

M. Jean-Christophe Lagarde.  À votre nomination, il y avait 750 millions de masques en stocks ; 250 millions à 350 millions ont dû être détruits et vous n’en avez commandé que 100 millions. Assumez-vous d’avoir pris le risque, en choisissant un stock tournant, de laisser la France démunie pendant deux ou trois ans ?

M. Jérôme Salomon. Je ne comprends ce terme : « démunie ». Nous avons choisi d’avoir des stocks tampons et des commandes régulières. Nous avons mobilisé les producteurs français avec des précommandes – c’est peut-être l’occasion de les remercier. Il est important de pouvoir compter sur une capacité nationale de production plutôt que de devoir commander en urgence à l’étranger. Nos producteurs doivent savoir quels sont les besoins réguliers en masques chirurgicaux et en masques FFP2 pour alimenter des stocks tournants au bénéfice des établissements de santé. Le dimensionnement, puisque nous sommes en phase de commande, et les modalités de fonctionnement des stocks doivent être interrogés.

M. Jean-Christophe Lagarde. Vous vouliez constituer un stock tampon et vous ne commandez que 100 millions de masques alors que nous en consommons 200 millions à 250 millions par an dans les établissements de santé, nous avez-vous expliqué. Par définition, vous avez organisé une pénurie pour avoir un stock tournant…

M. Jérôme Salomon. Je me suis mal exprimé. Les établissements de santé gèrent directement leur stock, c’est ce que l’on appelle un stock tactique. Ils ont leurs propres commandes et cela fonctionne très bien au quotidien. Quel doit être le dimensionnement de ce stock ? Doit-on demander aux établissements d’avoir un peu plus que ce qui est nécessaire pour le fonctionnement habituel, comme le font d’autres pays ? Dans quelles proportions ? D’autre part, quel doit être le dimensionnement du stock stratégique ? Comment vient-il en soutien de l’approvisionnement des établissements de santé et des professionnels de santé ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Vous avez fait état à plusieurs reprises des difficultés que nous avions eues à obtenir les masques commandés à l’étranger. Pourquoi ne pas être passé par les importateurs ? Nous avons bien vu que les centres commerciaux avaient été plus efficaces que l’État puisqu’ils ont été livrés plus rapidement.

Les EHPAD ont eu l’autorisation de recevoir des masques. Pourquoi trois semaines à un mois après, n’ont-ils pas été prioritaires au même titre que les établissements de santé alors que l’épidémie était susceptible de faire plus de dégâts dans ces lieux où étaient confinées des personnes fragiles ?

Si notre propre plan prévoyait des stocks de masques dans les administrations, dans les entreprises, dans les hôpitaux, j’imagine que les personnes chargées, au sein de l’administration, de prévenir les risques sanitaires, dont vous faisiez partie, pensaient qu’ils pouvaient être utiles : sinon, pourquoi les aurait-on prévus ? On a ensuite mis en avant le fait que l’OMS aurait dit qu’il n’y en avait pas besoin. En réalité, elle a insisté sur les gestes barrières et précisé que les masques étaient une précaution supplémentaire. En 2019, l’Académie nationale de médecine a recommandé le port du masque. Le Haut Conseil de santé publique a écrit : « La constitution d’un stock devrait être considérée comme le paiement d’une assurance que l’on souhaite, malgré la dépense, ne jamais avoir besoin d’utiliser ». Cette assurance, nous ne l’avions pas et nous sommes en train de le payer très cher : il n’est qu’à voir le bilan humain, économique et social. Il faut bien qu’à un moment donné, nous soyons capables de savoir pourquoi il n’y a pas eu de contrôle des stocks et de leur renouvellement afin qu’une telle situation ne se reproduise pas, car c’est aussi un des buts de cette commission d’enquête.

M. Jérôme Salomon. Les déstockages opérés à partir du stock stratégique, des importations et de la production nationale étaient évidemment destinés à l’ensemble des acteurs de santé. Il y a peut-être eu des difficultés de délivrance sur le territoire mais il n’y avait pas de volonté de privilégier un type d’établissement. Nous avons toujours été attentifs à protéger les personnes les plus vulnérables. Le plan pandémie de 2011 repose sur une démarche différente : il décline notamment les modalités d’accès au vaccin et aux antiviraux alors que nous n’en disposons pas pour ce coronavirus qui est marqué par une grande hétérogénéité, des formes asymptomatiques et des cas gravissimes.

Je le redis, le masque grand public constitue un geste barrière supplémentaire. Nous avons la chance d’avoir une production française de masques de qualité, réutilisables, à faible empreinte écologique et à moindre impact carbone. Les Français sont en train de s’emparer de ce geste barrière complémentaire – j’insiste sur le mot « complémentaire » car dans d’autres pays, on observe que les gens qui portent un masque ont tendance à oublier de se laver les mains et de garder leurs distances. C’est un enjeu d’éducation à la santé. Les solutions hydroalcooliques ont été intégrées dans la vie quotidienne des Français ; s’il en va de même pour les masques grand public, ce sera une grande avancée.

M. Pierre Dharréville. Diriez-vous que vous avez été amené à adapter votre discours sanitaire aux moyens disponibles ? Le problème s’est régulièrement posé. Nous pourrions l’entendre, pour peu que vous l’explicitiez.

Comment avez-vous géré la pénurie ? Comment avez-vous assuré un approvisionnement sur tout le territoire ? Ne vous êtes-vous pas parfois reposé sur les commandes des collectivités avec tous les aléas et les inégalités potentielles que cela peut comporter ? La pénurie a tout de même duré longtemps, très longtemps et, nous avons été interpellés chaque jour sur l’état des stocks.

Considérez-vous encore que durant la phase 2, la massification des tests ne s’imposait pas ?

Enfin, sur l’hydroxychloroquine, j’attends des réponses complémentaires : qu’en est-il des essais cliniques ? Quand ont-ils été lancés ? Pourquoi ont-ils été interrompus ? Le traitement combiné avec l’azithromycine a-t-il été réellement testé ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Monsieur le directeur général, vous n’avez pas répondu à ma question sur les achats de masques à l’étranger.

M. Jérôme Salomon. Notre objectif était de disposer de quantités importantes pour livrer 770 millions de masques à partir du mois de mars. Les producteurs français ont fait des efforts considérables, mais ils ne pouvaient pas répondre à une demande aussi massive. Depuis 2018, nous nouons des contacts réguliers avec eux, à travers les négociations sur les stocks tampons et les précommandes.

En nous adaptant aux connaissances scientifiques, nous avons essayé de répondre en urgence aux tensions.

S’agissant de l’articulation entre le local et le national, je vous propose de vous envoyer un récapitulatif de ce que nous avons fait région par région, puisque nous avons répondu à des situations très différentes. Nous avons eu des contacts avec les présidents de conseils départementaux, avec les présidents de région et de grands élus et avons eu des échanges permanents avec les acteurs de terrain pour nous adapter aux besoins, entre commandes de l’État et commandes des collectivités. Le local a eu un rôle important pour alerter et affiner la demande. C’était le rôle de la cellule logistique que de répondre aux enjeux liés aux commandes spécifiques, à la délivrance sur le territoire et à la situation locale.

S’agissant de l’hydroxychloroquine, sachez que par souci de transparence, les données relatives aux recherches impliquant les personnes humaines (RIPH) et les protocoles en cours sont disponibles sur le site du ministère. Je vais toutefois vous fournir tous les tableaux sur le nombre d’inclusions de patients, les dates d’interruption, les bras et les hypothèses qu’ils contiennent – hydroxychoroquine seule, en ambulatoire, en curatif, en préventif, chez les malades graves, avec ou sans azithromycine, doses, etc.

M. Julien Aubert. A-t-on adapté le discours sur les masques à la pénurie ? Voilà le fond de la question !

Il en est une à laquelle vous n’avez pas répondu : je ne comprends pas pourquoi vous avez expédié des masques en Chine pour aider ce pays quinze jours après avoir passé des commandes pour reconstituer vos stocks, au début du mois de février.

Le 29 février, vous déclariez : « Le port du masque n’est pas la solution grand public » ; le 22 avril : « j’ai toujours plaidé pour l’accès aux masques grand public » : quelle contradiction ! Comment se fait-il que nous ayons tant tardé alors que le monde se masquait, en Asie, depuis longtemps, mais également en Europe ?

Je m’interroge aussi sur l’utilisation que vous faites des études du Lancet. Quand cette revue publie en 2020 un article sur l’hydroxychloroquine, vous suspendez les traitements le lendemain ou le surlendemain, mais vous ne tenez aucun compte d’un autre article de 2003 montrant que le port du masque est le plus efficace des gestes barrière.

L’épidémiologiste britannique Roland Salmon a révélé que le modèle mathématique utilisé par l’Imperial College s’appuyait sur une interprétation fausse de la pandémie de grippe de 2009. Dans ces conditions, pourquoi l’avoir appliqué sans le critiquer ? Le fait qu’un membre de cette université fasse partie du conseil scientifique a-t-il joué un rôle ?

M. Jérôme Salomon. Tout dépend des paramètres dont on nourrit les modèles. Certains arrivent à prédire avec justesse une évolution à partir de ce qui est observé. C’est un nouvel outil utile pour les épidémiologistes, les statisticiens et les décideurs. Le modèle construit par les équipes françaises est de qualité. Je ne ferai pas de commentaires sur le modèle anglais. N’oublions pas que ce sont des comités scientifiques qui décident de la publication des modèles.

En Asie, le masque est très largement entré dans les mœurs. Il est porté à de multiples occasions, des alertes pollution aux épidémies. Toutefois, les choses ne sont pas si simples : il y a à nouveau une épidémie en Asie et même les autorités de Singapour ont du mal à la gérer. La Chine doit faire face à un cluster alors que le port du masque est extrêmement répandu.

La priorité à la fin du mois de janvier et en février était l’équipement en masques de niveau P2 des personnels projetés, ayant à transporter, évacuer et soigner les cas graves des clusters. Nous nous sommes aussi focalisés, aux Contamines-Montjoie notamment, sur la prise en charge des personnes appartenant à un deuxième cercle, les cas contacts. Et puis il y a eu un débat sur la question de savoir s’il fallait aller plus loin dans le port du masque grand public – je vous donnerai les références scientifiques. Certains journalistes m’ont demandé pourquoi nous ne faisions pas comme certains pays où tout le monde porte des masques dehors. J’ai répondu que je n’en voyais pas l’intérêt : le port du masque se justifie dans des espaces clos, quand les distances et les gestes barrières ne peuvent être respectés, dans les transports publics par exemple. Comme les Français se sont approprié leur port, et qu’il y a une production de masques grand public, je soutiens leur utilisation en tant que geste barrière complémentaire.

M. Julien Aubert. Pourquoi avoir donné des masques aux Chinois ?

Mme Martine Wonner. Les traitements à l’hydroxychloroquine ont toujours été réservés aux patients hospitalisés. Le président de la Caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF), médecin généraliste, vous a sollicité pour l’étendre aux soignants infectés. Vous n’avez pas donné suite à sa demande.

En Alsace, a été mis en place un protocole reposant sur un parcours coordonné entre établissements publics et privés. Quand je l’ai interrogée, la nouvelle directrice de l’ARS m’a répondu qu’il ne relevait absolument pas de sa compétence de prendre la moindre initiative en ce domaine et qu’elle attendait les orientations du ministère de la santé ou de la direction générale de la santé. Là encore, aucune suite n’a été donnée.

Pourquoi l’hydroxychloroquine, médicament connu depuis plus de trente ans, a été classée parmi les médicaments dangereux à partir du 15 janvier alors que toutes les études de pharmacovigilance démontrent – j’ai interrogé moi-même l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé – que 3 millions de comprimés ont été utilisés ces trois dernières années. Seulement deux décès ont été recensés chez des personnes qui en consommaient : pour le premier, la cause est une intoxication médicamenteuse volontaire ; pour le deuxième, qui concerne une personne très âgée polymédicamentée, la cause n’a pu être imputée à ce médicament en particulier. Cette décision brutale peut laisser croire que les patients mettaient leur vie en danger depuis de nombreuses années.

M. Jérôme Salomon. Nous n’avons établi aucune doctrine contre les essais d’hydroxychloroquine portés par la médecine de ville ou les médecins généralistes. Il y en a eu, comme vous le verrez dans la liste que je vous communiquerai. Peut-être que des analyses émanant de comités de protection des personnes (CPP) ou de l’ANSM ont considéré que certains ne pouvaient être menés à leur terme.

Je veux rassurer les patients sous hydroxychloroquine : l’autorisation de mise sur le marché (AMM) est assortie d’indications qui se justifient. Une alerte de l’ANSM et des autorités européennes portant sur des automédications a conduit une réévaluation de la pharmacovigilance. Mais je vous donnerai une réponse plus précise sur la décision du 15 janvier.

M. Jean-Pierre Door. Le port du masque ne serait d’après vous pas obligatoire. Pour préparer mes rapports sur les risques épidémiques, j’ai pris connaissance des usages dans les pays d’Asie. Le port du masque en cas de pollution, mais également de risques viraux fait partie de la culture traditionnelle et nous en voyons les résultats : en Corée du Sud, au Vietnam, à Hong Kong, on a relevé très peu de décès et d’altérations des états de santé. Pourquoi n’en avoir pas fait autant ?

Revenons sur la commande des masques à l’étranger. En 2011, le plan pandémie avait permis la fabrication de masques dans quatre entreprises françaises, dont une bretonne, Bacou-Dalloz. Mais elles ont fermé leurs portes quand en 2013, à la suite du changement de doctrine, des commandes ont été passées à la Chine. Les dirigeants de l’une d’elles font même l’objet de poursuites de la part des salariés. Le Président de la République a décidé de faire appel à nouveau aux entreprises françaises, mais probablement trop tard. Pourquoi les avoir abandonnées en 2013 et 2014 ?

M. Jérôme Salomon. S’agissant de la culture du masque dans les pays asiatiques, des évolutions récentes ont fait s’interroger les spécialistes. Dans la péninsule d’Asie du Sud-Est, il y a eu peu de cas : est-ce dû à l’humidité, à la chaleur ? Hong Kong a été touché comme Singapour alors que la discipline du port du masque y est très respectée. Quant à la Chine, elle a connu une épidémie majeure qui a entraîné un confinement strict alors que le port du masque était aussi très répandu. Si les foyers français s’équipent de leurs masques en tissu fabriqués en France, nous aurons avancé dans la culture du risque. Cela fera peut-être partie de la culture de nos concitoyens d’avoir chez eux une boîte de masques réutilisables.

Pour l’évolution des commandes, je regarderai quelle a été la provenance des masques. Nous vous communiquerons un tableau précis des commandes passées dans les années 2000 et 2010. Aujourd’hui, il faut se réjouir de la magnifique mobilisation des entreprises françaises avec une production significativement en hausse.

M. Joachim Son-Forget. Vous n’avez pas répondu à ma question. Vous avez déclaré, le 17 mars, qu’en circulation active, le test PCR n’avait pas beaucoup d’intérêt. Il ne serait pas honteux de dire que vous avez évolué dans les jours qui ont suivi. Je ne cherche pas à vous mettre en difficulté, mas seulement à comprendre pourquoi vous avez attendu le 5 avril pour autoriser les laboratoires universitaires et vétérinaires à faire des tests. Pourquoi ce délai ? Pendant ce temps, un seul hôpital, à Marseille, réalisait à lui seul le quart des tests effectués en France !

Vous encensez le masque grand public, qui répond à la norme AFNOR, mais celle-ci est beaucoup moins exigeante que la norme EN 14683, qui vaut pour les masques chirurgicaux. Nous n’avons pas la certitude que les masques en tissu sont suffisamment filtrants pour éviter la transmission de gouttelettes de Flügge, de grosses gouttelettes ou de petits aérosols transportant des virions. Il faut que la population en ait conscience : cette norme a été définie dans l’urgence et rien ne nous garantit qu’elle protège contre la transmission des virus et des bactéries. Il y a bien longtemps que l’hôpital a quitté le monde du tissu pour celui des médias filtrants non-tissés. Cette norme va-t-elle être renforcée ?

M. Jérôme Salomon. J’ai tenu ces propos au cours d’une conférence de presse : il faut les replacer dans leur contexte. Alors qu’on me demandait pourquoi ne pas tester tout le monde, j’insistais sur l’importance de se faire tester lorsqu’on était symptomatique. À l’époque, de nombreuses personnes présentant des symptômes – maux de gorge ou fièvre – ne faisaient pas le test, parce qu’elles estimaient que c’était bénin, parce qu’elles avaient peur qu’elles ou leurs proches soient isolés et parce qu’elles craignaient d’avoir des difficultés professionnelles. Je répète que toutes les personnes symptomatiques, toutes les personnes qui ont un doute, qui veulent protéger leur entourage, qui présentent un facteur de risque, doivent se faire tester. Nous avons des capacités de test qui ne sont pas pleinement utilisées. Je partage donc votre analyse sur ce point.

Bercy a fait un énorme travail avec la Direction générale des entreprises (DGE) pour développer la production française de masques grand public. Même si ce ne sont pas des masques sanitaires, de type FFP1 ou FFP2, ils ont un réel pouvoir filtrant, qui a été testé. Soutenir qu’ils n’auraient aucune efficacité serait contre-productif. Nous vous ferons parvenir un descriptif du travail réalisé par Bercy.

Mme Caroline Fiat. Je me suis sans doute mal exprimée tout à l’heure. Je sais que, dès le 30 janvier, vous avez passé des commandes d’équipements de protection individuelle, mais aujourd’hui, le personnel soignant n’est toujours pas équipé normalement. Quand sortira-t-on de cette situation dégradée ?

M. Jérôme Salomon. Nous avons commandé des EPI le 30 janvier mais il est vrai que nous avons continué de connaître une tension très forte sur ces équipements : c’est d’ailleurs pourquoi nous continuons d’en commander. Je partage votre point de vue et je me demande s’il ne faudrait pas, à l’avenir, intégrer ces EPI – surblouses, surchaussures, lunettes, etc. – dans le stock stratégique d’État.

M. Damien Abad. S’agissant des tests, il y a tout de même un moment où on a dit aux nombreuses personnes symptomatiques qui auraient voulu se faire tester que ce n’était pas possible et qu’il fallait qu’elles restent chez elles. Reconnaissons ensemble cette réalité !

Quant aux masques, considérez-vous qu’à un moment donné, nous avons été en situation de pénurie ? Est-ce un gros mot ou une réalité, ne serait-ce que durant quelques jours ? Vous avez expliqué que la stratégie du stock tampon nécessite des commandes rapides. Notre dépendance vis-à-vis de la Chine n’est-elle pas un problème ?

Enfin, avez-vous un regret à formuler ? Et une mesure concrète à proposer à la représentation nationale pour faire face à une prochaine crise ?

M. Jérôme Salomon. Nous avons hésité, avec les experts, sur la stratégie à adopter : fallait-il tester tout le monde, passer à une surveillance syndromique, en s’appuyant sur les médecins sentinelles et les médecins généralistes ? Aujourd’hui, nous avons la capacité de tester, mais les gens le font très peu… Nous aurions sans doute pu être plus pédagogues.

Je reconnais qu’il y a eu des tensions très fortes s’agissant des masques, mais nous y avons répondu d’une façon inédite, avec le pont aérien, puis l’approvisionnement des GHT et des officines : les gens ont travaillé nuit et jour pour y parvenir. S’agissant des commandes rapides, vous avez raison : en situation normale, tout se passe bien, on n’a pas besoin de stocks immenses, mais nous avons dû faire face à une situation tout à fait inédite, puisque le plus gros pays a vu sa production mise à l’arrêt, alors même qu’il avait des besoins très importants. Personne n’aurait pu imaginer un tel scénario…

Que peut-on améliorer à l’avenir ? Nous devons disposer d’EPI et de certains médicaments essentiels. La Direction générale de la santé doit tirer toutes les leçons de ce qui vient de se passer, en toute transparence et avec humilité, car il faut se préparer à un rebond et à une deuxième vague. Le point positif, c’est qu’avec les commandes et le pont aérien, nous aurons désormais beaucoup plus de masques chirurgicaux. Nous avons désormais des stocks importants dans les établissements de santé.

S’agissant de l’accès aux tests, nous devons avoir un discours très offensif pour traquer le virus là où il est, même s’il circule moins. Il faut faire le point sur nos capacités logistiques, qui ont parfois été insuffisantes. Il faut renforcer la surveillance des EHPAD et développer les certificats électroniques de décès, qui permettent de connaître la situation et les causes en temps réel. Il faut également faire davantage œuvre de pédagogie et expliquer pourquoi on est passé d’une stratégie de dépistage individuel à un dépistage général. Il faut, enfin, réfléchir à la place des masques en tissu et à leur avenir au sein des foyers français et définir le périmètre du stock stratégique et son articulation avec le stock tactique.

Mme Josiane Corneloup. Vous avez dit craindre que l’hydroxychloroquine soit utilisée en automédication. Mais pourquoi en avoir interdit la prescription à des médecins ?

Vous voulez relocaliser la production de masques en France, mais on a le sentiment d’un manque de stratégie majeur. En 2018, faute de commandes, la dernière usine française de production de masques, basée à Plaintel, a fermé ses portes alors qu’elle comptait encore 200 employés, essentiellement pour des questions de coût. Je serais curieuse de connaître le coût de l’achat de masques en Chine, qui nécessite un pont aérien : j’imagine qu’il a considérablement augmenté !

Face à une pandémie, il faut être réactifs. Or nous sommes en train de nous rendre dépendants de la Chine : c’est une vision à très court terme.

M. Jérôme Salomon. S’agissant de la Chine, la coopération se fait dans les deux sens : la Chine nous a beaucoup aidés et elle nous aide encore. Au niveau européen, de même, nous avons aidé l’Italie et l’Allemagne et ces deux pays nous ont aidés. Cette crise a suscité une magnifique solidarité internationale, notamment pour le Grand Est, où nous avons pu évacuer des patients vers l’Allemagne et le Luxembourg.

Nous avons prévu de réaliser des commandes régulières auprès des producteurs français en vue d’alimenter le stock tournant : c’est ce qu’ils demandent, ils auront davantage de visibilité. Je n’ai pas d’éléments sur le coût. S’agissant de la réactivité, la situation était à ce point exceptionnelle que les producteurs français ont dû modifier totalement leurs chaînes de production.

M. Julien Aubert. Dans le cadre du mouvement de solidarité que vous décrivez, combien de masques avons-nous donné à la Chine ? Il est difficile de donner sa veste quand on n’en a pas… Par ailleurs, avez-vous été associé à la composition du comité scientifique ? Est-ce vous qui avez choisi ses membres ou proposé des noms ?

M. Jérôme Salomon. Je vous donnerai les chiffres précis mais on parle de quelques centaines de milliers de masques. Nous n’avons fait qu’appliquer la doctrine de l’OMS : sitôt que survient une urgence épidémique quelque part – c’est arrivé pour Ebola –, cela permet, dans neuf cas sur dix, de contenir le foyer et d’éviter aux autres pays d’avoir à gérer le même risque. Je répète que la Chine nous a massivement aidés en retour.

J’ai rencontré régulièrement les membres du conseil scientifique, mais je n’ai pris aucune part à leur nomination. L’objectif était de réunir des scientifiques de différents horizons et de différentes formations, sans lien particulier avec les institutions, les ministères ou les agences – à l’exception du Haut Conseil de la santé publique et de Santé publique France, qui sont représentés.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’ai quelques questions précises à vous poser pour clore cette audition. Si vous n’avez pas les chiffres précis, vous pourrez me les adresser par écrit : je souhaiterais connaître le nombre de soignants qui ont été contaminés et le nombre de soignants décédés.

M. Jérôme Salomon. On connaît le nombre de soignants contaminés en établissements médico-sociaux et en établissements de santé – à condition qu’ils aient accepté d’être comptabilisés, ce qu’ils peuvent refuser pour des raisons personnelles. Santé publique France a publié ces chiffres tous les jeudis. Pour les décès, la question est encore plus sensible, car certaines familles s’y opposent. On déplore le décès de quelques soignants mais les informations sont encore parcellaires : nous sommes en train de les réunir car il est important d’expliquer le tribut qu’ont payé les professionnels de santé à cette épidémie.

M. Éric Ciotti, rapporteur. C’est essentiel.

M. Jérôme Salomon. La difficulté ne tient pas seulement aux méthodes de comptage. Les familles de certains soignants ne souhaitent pas dire s’il est mort du covid-19, pour des raisons diverses, mais aussi pour ne pas avoir l’air de dénoncer une anomalie ou un dysfonctionnement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Combien de respirateurs ont été commandés ? Combien ont été livrés ? Pouvez-vous nous parler de leur qualité ? S’agit-il de ces respirateurs légers utilisés dans les véhicules de secours ou de véritables respirateurs susceptibles d’armer à long terme des lits d’hôpital ?

M. Jérôme Salomon. Nous avons reçu les respirateurs : c’est la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) qui a géré cette question. Je vous ferai parvenir les chiffres précis, catégorie par catégorie – équipement en réanimation, aux urgences, au SAMU et respirateurs de transport. La différence entre ces appareils ne tient pas à leur qualité en soi, mais à leurs conditions d’utilisation.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La prise en charge des malades dans les EHPAD est une question essentielle. On note ce soir une augmentation du nombre de décès dans les établissements médico-sociaux : n’est-ce qu’un effet statistique ou y a-t-il lieu de s’inquiéter ?

Les médecins coordonnateurs d’établissements médico-sociaux nous ont signalé des refus de prise en charge dans certains centres de régulation. Ces refus relèvent-ils de la décision du régulateur du 15, ou bien une consigne a-t-elle été donnée en ce sens ? Quel est, en moyenne, le pourcentage de personnes de plus de 75 ans qui se trouvaient en réanimation avant la crise du covid-19 ? Comment ce pourcentage a-t-il évolué après le 1er mars ? Intuitivement, on a le sentiment qu’une forme de régulation a été effectuée en fonction de l’âge. C’est une question grave et essentielle.

M. Jérôme Salomon. C’est effectivement une question majeure et je me la suis également posée ; je vous donnerai ces chiffres. Au niveau national en tout cas, l’âge médian en réanimation n’a pas évolué. Il faudra voir s’il y a des différences au niveau départemental.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour finir, j’aimerais revenir sur une question à laquelle vous n’avez pas vraiment répondu. La commande de 100 millions de masques réalisée en octobre 2018, suivant vos instructions, paraît très faible au regard des besoins estimés par le professeur Jean-Paul Stahl dans l’étude qu’il a réalisée pour Santé publique France. Elle paraît très faible aussi par rapport aux besoins hebdomadaires en temps de crise, qui s’élèvent à 500 millions pour la population et 40 millions pour les soignants. Ce choix relève-t-il de votre seule décision ? Est-il lié à des impératifs budgétaires ? En avez-vous référé à vos autorités hiérarchiques, c’est-à-dire aux ministres ? Sont-ce les ministres qui ont décidé de limiter ces acquisitions ?

M. Jérôme Salomon. Je confirme que nous avons commandé 100 millions de masques en octobre 2018. Nous envisagions avec François Bourdillon, pour le début de l’année 2020, une réorganisation totale du système, qui devait favoriser les producteurs français, autour d’un stock tournant et d’un stock tampon. À cette époque, je le dis en toute modestie, nous n’avions aucune idée des besoins considérables que pourrait susciter une épidémie, notamment ce besoin de près de 50 millions de masques par semaine à l’hôpital.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’interruption de la prise en charge des pathologies autres que le covid-19 pose des questions. Pourquoi ne pas avoir davantage, pour la prise en charge de ces patients, fait appel secteur privé ? Dans mon département, les établissements du secteur privé sont restés durant plusieurs semaines totalement à l’arrêt, alors que des malades n’ont pas trouvé d’offre de soins.

M. Jérôme Salomon. Si vous voulez nous adresser l’ensemble de ces questions, nous y répondrons très précisément. La réponse des établissements a été très différente d’un département à l’autre, et selon l’accès aux sites et aux blocs opératoires.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Certaines réponses méritent d’être précisées : c’est en tout cas le souhait des parlementaires qui siègent dans cette commission d’enquête. Elle ne fait que commencer : nous n’allons pas écrire les conclusions ce soir… Nous serons donc peut-être amenés à vous auditionner à nouveau. La vérité est la fille du temps, disait Voltaire : patience, donc !

 

L’audition s’achève à vingt et une heures dix.

 

 

 

 

 

 

 


Membres présents ou excusés

 

Mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

 

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 17 heures

 

Présents. - M. Damien Abad, M. Julien Aubert, M. Julien Borowczyk, M. Éric Ciotti, Mme Josiane Corneloup, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, Mme Caroline Fiat, Mme Anne Genetet, M. David Habib, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Patrick Mignola, M. Bertrand Pancher, M. Bruno Questel, Mme Valérie Rabault, M. Joachim Son-Forget, M. Boris Vallaud, M. Philippe Vigier, M. Éric Woerth, Mme Martine Wonner