Compte rendu

Mission d’information de
la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19
(pouvoirs d’enquête)

–  Audition de M. Patrick Bouet, président du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM).  2

–  Présences en réunion..............................16

 

 


Jeudi
16 juillet 2020

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 41

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence de M. Julien Borowczyk,

Vice-président


  1 

Mission d’information de la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions
de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

Présidence de M. Julien Borowczyk, vice-président de la mission d’information

La réunion débute à onze heures trente.

 

La mission procède à l’audition M. Patrick Bouet, président du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM).

 

M. le président Julien Borowczyk. Le conseil de l’ordre a été amené à jouer un rôle de conseil et d’accompagnement des médecins pendant la crise du covid-19. Il a formulé diverses recommandations sur les traitements et les protocoles de recherche, les garanties à apporter à l’application StopCovid ou le rôle primordial des soignants pendant le déconfinement. Nous aimerions aborder avec vous la mobilisation de la médecine de ville et plus généralement ses rapports avec l’hôpital quand il a fallu, face à l’urgence, faire appel à l’ensemble des ressources disponibles.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Bouet prête serment.)

M. Patrick Bouet, président du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM). Je ne suis pas seul ici devant vous ; je suis accompagné par les 307 000 médecins que compte notre pays, par ces centaines de médecins qui, comme moi, ont été touchés dans leur intégrité physique par le covid-19 et par les soignants qui ont donné leur vie dans la lutte contre cette maladie auxquels je veux rendre à nouveau hommage.

Précisons au préalable que l’ordre des médecins est l’ordre de tous les médecins. Il a un regard sur l’exercice de l’ensemble des confrères, et pas seulement sur l’exercice de la médecine libérale.

Le premier des trois enjeux que j’aimerais soulever est la fracture de confiance entre le monde des soignants et sa gouvernance.

Les professionnels de santé, mobilisés pour remplir une mission de santé publique, se sont retrouvés au mois de février à devoir compter sur les stocks usuels qu’ils avaient constitués pour gérer les phénomènes infectieux. En ville comme à l’hôpital, ils n’ont pas vu arriver les moyens de protection promis. Or nous savons que la majorité de ceux qui ont été gravement contaminés l’ont été dans les premières semaines de la crise sanitaire, à un moment où le manque de protections les rendait particulièrement vulnérables. Cela impose de refonder le pacte de confiance.

Quand on affirme que nous sommes en guerre – nous avons préféré pour notre part dire qu’il s’agissait de prendre part à une lutte pour la vie –, il faut donner à ceux qui vont se battre les moyens nécessaires. Pour les professionnels de santé, il s’est agi non pas de « pleurnicher », comme cela a été dit, mais d’attendre résolument de voir se concrétiser les engagements pris par l’État. Cela pose des questions sur la manière dont sera géré ce qui va arriver dans les semaines ou les mois qui viennent et sur ce qui devra ne plus arriver. Les discours erratiques de certains responsables politiques sur l’intérêt de doter de protections physiques directes ou indirectes les professionnels de santé et la population contre la diffusion virale n’ont plus lieu d’être.

Deuxièmement, je ne voudrais pas que s’installe l’idée que le système de santé a merveilleusement bien répondu aux défis. Non, il s’est merveilleusement bien mobilisé, grâce à tous les acteurs qui le composent, soignants ou non mais au prix d’une double amputation : de sa capacité à agir pour assurer le suivi des pathologies usuelles et chroniques – nous commençons à en mesurer les conséquences – et de sa capacité à mettre en place une coopération effective de l’ensemble des acteurs du système de santé, seule à même de nous permettre de gérer une épidémie au niveau national. Nous avons reproduit les mêmes erreurs que pendant l’épidémie de grippe H1N1 : concentrer sur un numéro unique l’ensemble des appels et mettre l’hôpital au premier plan en éloignant les patients des cabinets libéraux et des établissements de proximité. Le choix aurait alors dû être fait de vacciner la population en ville mais vous savez qu’une certaine personne a dit que cette option n’avait pas été retenue car on doutait que les praticiens aient des frigidaires dans leur cabinet. Il faut regarder avec réalisme ce qu’est l’organisation du système de santé en France et se garder de tout triomphalisme : ce succès de mi‑période s’est accompagné d’un bouleversement profond de nos capacités à agir sur l’ensemble du territoire.

Troisièmement, nous avons été confrontés à un affaiblissement de la parole politique mais aussi de la parole médicale. La parole a été technocratique et non politique – je reprends ici à mon compte les propos du Premier ministre lors de sa déclaration de politique générale. Comme lors de l’épidémie de grippe H1N1, nous avons connu une prise en main de nature fortement technostructurelle. S’il est vrai que les ministres n’ont été informés que progressivement des carences en matière d’équipements de protection – raison pour laquelle je ne leur jette pas entièrement la pierre –, je ne peux pas admettre l’argument selon lequel tout ne doit pas remonter au ministre. C’est grâce à l’ensemble des informations qui remontent jusqu’à lui qu’un ministre peut mener une action véritablement politique. Ne pas lui donner toutes les informations rend sa parole difficile. Et je sais combien M. Véran a eu du mal à tenir un discours cohérent : les informations qui lui parvenaient ne lui permettaient pas d’appréhender l’ampleur du déficit logistique.

La parole médicale a elle aussi été affaiblie. Entre débats médicaux et autopromotions d’experts, nous avons contribué, nous médecins, à créer le flou dans la compréhension que pouvaient avoir les Français de cette épidémie, des moyens de traiter ou de diagnostiquer la maladie. L’institution ordinale en tirera les conséquences.

Si nous n’avons pas tiré des enseignements de la grippe H1N1, du SARS et d’Ebola, il va bien falloir que nous en tirions du covid-19. Dans les semaines qui viennent, notre système de santé aura à affronter une double épidémie : celle du covid, qui risque de repartir, celle de la grippe qui redémarrera. Je veux que les professionnels disposent d’ores et déjà des moyens nécessaires pour se préparer à cette situation.

Depuis le début de l’épidémie, combien de fois ai-je rencontré le directeur général de la santé ? Zéro. Combien de fois ai-je rencontré la directrice générale de l’offre de soins ? Zéro. Combien de fois ai-je rencontré la direction de la sécurité sociale ? Zéro. Combien de fois ai-je rencontré Mme Buzyn ? Zéro. Fort heureusement, M. Véran est beaucoup plus disponible grâce aux nouveaux moyens technologiques. Si nous ne sommes pas capables de travailler ensemble pour nous préparer à ce qui arrive, nous risquons de nous retrouver dans la même situation, ce qui n’est pas envisageable.

M. le président Julien Borowczyk. Pourquoi, selon vous, la télémédecine a‑t‑elle connu un tel développement pendant la crise sanitaire ? Comment envisagez-vous son avenir ? Doit-on la réguler ? Faut-il encourager son essor ?

Par ailleurs, qu’est-ce qui, selon vous, serait de nature à améliorer la qualité des informations dont disposent le ministre et les autorités de santé ?

M. Patrick Bouet. Le développement de la télémédecine durant la crise est né d’une ambiguïté. Comme il a été demandé aux patients de ne plus aller dans les cabinets médicaux, il y a eu un déficit de contacts et les outils numériques étant déjà en place, nous avons nous‑mêmes, comme le Gouvernement et d’autres acteurs, validé des dispositifs permettant de développer la télémédecine – nous avons beaucoup travaillé en ce sens avec le directeur général de la Caisse nationale de l’assurance maladie (CNAM). Mais il s’est agi d’une télémédecine de crise, assortie de moyens d’action et de conditions de prise en charge de caractère exceptionnel.

Que constatons-nous aujourd’hui ?

Si beaucoup de patients se sont approprié cet outil – et même certains pour lesquels l’accès à de tels dispositifs semblait peu probable –, la fracture numérique perdure : une grande partie de la population est restée à l’écart de ce mouvement. Nous avons été confrontés à un foisonnement d’initiatives lancées par des opérateurs dans des conditions qui nous ont interpellés, qu’il s’agisse du traitement des données médicales ou des modalités d’information des patients. Il faudra donc très vite s’interroger sur sa régulation – et la représentation nationale aura un rôle à y jouer. Le développement de la télémédecine ne saurait conduire à l’exclusion de certaines populations ou à une asymétrie de droits entre opérateurs et patients. Nous avons la conviction que ces dispositifs ont désormais une place à part entière dans le panel des outils à disposition du système de santé. La responsabilité de les rendre accessibles sur l’ensemble du territoire n’en est que plus grande.

Nous avons coutume de dire que le ministère de la santé est un bunker. Les directions générales ont un poids tel que très souvent, lorsque nous sommes en discussion avec un ministre, des membres de son cabinet ou des conseillers techniques, nous sentons qu’il manque des interlocuteurs dans la salle. Il y a besoin d’une reprise en main opérationnelle par le politique, d’autant que ce fonctionnement se retrouve dans les agences régionales de santé (ARS) auxquelles l’institution ordinale accède tout aussi difficilement. Un cabinet à l’autorité très forte doit s’imposer face à ces services. Je ne mets pas en cause les fonctionnaires qui se sont engagés de façon extraordinaire dans la crise mais la structure même du ministère de la santé, caricaturale même par rapport à celle d’autres ministères. C’est une condition nécessaire si nous ne voulons pas perdre face à la deuxième phase épidémique. Pensez que les professionnels n’ont été associés à aucune réunion consacrée à la conjonction des deux épidémies alors que ce sont eux les acteurs de la prise en charge.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Ma première série de questions portera sur les équipements de protection individuelle (EPI). J’ai eu l’occasion de dire à Roselyne Bachelot lors de son audition que je trouvais très injustes ses appréciations sur l’attitude des médecins de ville face aux masques. Aviez-vous eu connaissance de la doctrine élaborée par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) en 2013 ? Aviez-vous eu des contacts avec les autorités sanitaires au niveau national ou territorial pour définir le niveau des stocks, puis les contrôler et les évaluer ? Comment se préparer face à la double épidémie que vous évoquez ? Qui doit acquérir ces équipements ? L’État ou les autorités sanitaires ? Qui doit définir les volumes et évaluer leur qualité ?

Pourriez-vous développer votre analyse sur la concentration des appels autour d’un numéro unique et la prépondérance donnée à l’hôpital par rapport à la médecine de ville ? Faut‑il mettre en place deux numéros ?

Disposez-vous d’évaluations portant sur les retards de diagnostic, de suivi, les interruptions de traitement, les déprogrammations d’actes ?

Enfin, que pensez-vous du débat sur la liberté de prescription soulevé par les décrets des 25 et 26 mars relatifs à l’hydroxychloroquine ? Pouvez-vous nous en dire plus sur vos recommandations relatives aux essais cliniques ? Quel est l’état des contentieux ? Quelles sanctions l’ordre a‑t‑il été amené à prendre ?

M. Patrick Bouet. Commençons par la gestion prévisionnelle de crise. À la fin de l’épidémie de grippe H1N1, nous avions des stocks très importants de vaccins, une partie des vaccinateurs n’ayant pas été sollicitée, et une promesse de stocks d’équipements de protection pour les professionnels – masques mais aussi blouses et surblouses. Dans les années qui ont suivi, nous nous sommes heurtés à l’opacité du mécanisme logistique : nous n’avons plus été informés de la façon dont les stocks étaient organisés, qu’il s’agisse de leur durée de validité ou de leur distribution. Face à la volonté de réduire ces stocks stratégiques et à la position de la Cour des comptes selon laquelle ceux-ci étaient trop importants et trop coûteux pour la nation, nous avons tenté d’interpeller les ministres successifs. Si les risques face à Ebola avaient été limités – c’est un virus qui tue rapidement, sa gestion épidémiologique est donc relativement simple –, des questions se posaient sur notre capacité à agir en cas d’épidémie. Le directeur général de la santé d’alors, M. Benoît Vallet, avait prévu d’organiser des réunions avec les acteurs pour revoir la stratégie en matière de stocks d’équipements de protection. Les circonstances politiques ont fait qu’elles n’ont pu se tenir. C’est ainsi que nous sommes parvenus à la situation du début de la crise : notre pays avait perdu sa capacité de venir en appui de la petite logistique des professionnels sans qu’ils le sachent. Je réfute ce qui a pu être dit : les médecins, les chirurgiens-dentistes, les infirmiers, les hôpitaux, les établissements privés avaient des stocks mais des stocks fonctionnels permettant de couvrir une utilisation normale et de surréagir en cas de difficultés ponctuelles, ce qui correspondait aux recommandations. Pour mon cabinet, par exemple, le stock était de 500 masques chirurgicaux et 100 masques FFP2. Mais en période de crise aiguë qu’en est-il pour un généraliste qui a trente patients par jour, un chirurgien-dentiste qui fait vingt soins par jour, un infirmier qui voit trente ou quarante personnes ? Nous avons constaté que beaucoup ont donné à leurs patients les plus vulnérables des masques FFP2 et qu’ils n’ont pas eu assez de protections pour eux-mêmes. Très vite, les stocks constitués dans chaque cabinet ont été utilisés et nous avons continué de croire dans la parole de l’État qui nous disait qu’il allait approvisionner les établissements et les professionnels en moyens de protection complémentaires. Vous connaissez les promesses faites et les chiffres annoncés. Nous avons réagi de façon un peu brutale lorsque nous avons appris que la grande distribution allait être autorisée à vendre des moyens de protection alors que depuis des semaines, les pharmaciens réclamaient de pouvoir le faire. Je veux ici rendre hommage aux acteurs locaux publics et privés, qui sont venus mettre à la disposition des conseils départementaux de l’ordre et des cabinets, des stocks en leur possession. Sans leur aide, la situation eût été encore pire.

Aujourd’hui, nous continuons à recevoir des messages « DGS-urgent » nous assurant que nous allons recevoir dix-huit masques chirurgicaux et six masques FFP2 par semaine. Mais qu’en sera-t-il lorsque nous aurons à nouveau à agir face à une reprise de l’épidémie de covid, doublée d’une épidémie de grippe ? Cette question est majeure. Nous sommes au cœur de ce qui fait ou défait la confiance des professionnels dans l’État régulateur. Il y a des conseils de défense. Régionalement, la logistique en cas de crise est étudiée. Nous travaillons avec l’État à l’organisation de la distribution massive de comprimés d’iode en cas de catastrophe nucléaire mais paradoxalement, nous ne sommes toujours pas associés à une réflexion sur la mise à disposition de moyens de protection en direction des professionnels de santé mais aussi de leurs patients – l’un ne va pas sans l’autre. Mes collègues présidents de conseils départementaux et moi-même, nous avons reçu des centaines d’appel de collègues qui s’inquiétaient du fait qu’ils n’avaient pas de masques à donner à leur propre famille, qui se demandaient même s’ils pouvaient rentrer chez eux, qui s’attribuaient la faute du covid dont était atteint leur conjoint. Cela ne peut pas se reproduire. Dans les semaines qui viennent, l’État devra rationaliser la gestion des stocks. Les médecins et professionnels de santé, sur nos conseils, ont tenté de reconstituer ou d’améliorer leurs propres stocks mais ils doivent savoir combien d’équipements de protection l’État mettra à leur disposition.

Une épidémie n’évolue pas selon l’ordre chronologique des pages d’un livre. Les autorités ont élaboré un tome I, un tome II, un tome III mais le covid-19 nous a tous pris en défaut : sa diffusion n’a pas été la même sur l’ensemble du territoire national, voire à l’intérieur de certains territoires. Que va-t-il se passer au cours des prochaines semaines ? J’attends toujours une réunion de tous les acteurs concernés pour évaluer et adapter la stratégie.

Au cours de cette épidémie, on a d’abord dit aux acteurs et à la population que nous avions affaire à un germe peu dangereux, qui s’est finalement avéré dangereux. Comme il était très contagieux, on a décidé de centraliser les moyens de réponse et on a choisi, une nouvelle fois, le centre 15 comme centre d’appel et plateforme d’orientation. Cette plateforme avait une base arrière : l’établissement hospitalier. On y envoyait les patients présentant les symptômes les plus graves et on demandait aux autres de rester chez eux et de ne pas se rendre chez leur médecin. Il a très vite fallu fournir au SAMU des ressources humaines supplémentaires – étudiants, réservistes, médecins retraités – car sa mission allait bien au-delà de l’orientation d’urgence vers l’hôpital. Les hôpitaux ont rapidement dû fermer un certain nombre de leurs consultations pour pouvoir assurer la consultation et la prise en charge des personnes malades du covid-19. Dans le même temps, les médecins libéraux ont vu leur activité diminuer, puisqu’ils ne voyaient plus leurs patients habituels et qu’ils ne recevaient qu’une minorité des malades du covid.

Avec une plateforme unique d’appel, un hôpital devenu le premier recours face au covid, une médecine ambulatoire qui s’est retrouvée au deuxième plan et une stratégie qui a consisté à transférer vers l’hôpital une activité centrée sur la réanimation et la prise en charge des complications, nous sommes arrivés à un niveau de tension extrême du système avec, d’un côté, des acteurs hyper-engagés et hyper-sollicités, et, de l’autre, des acteurs qui ne demandaient qu’à s’engager. Ce plan sur papier glacé s’est trouvé totalement dépassé par la réalité. Or nous aurions pu avoir une petite idée des problèmes qui allaient se poser, puisque nous les avions déjà rencontrés au moment de la grippe H1N1.

Il peut y avoir un numéro unique et une plateforme unique de réponse, pourvu qu’elle soit mixte, c’est-à-dire composée d’acteurs représentant l’ensemble du monde médical. Il faut par ailleurs que le système de premier recours ne se limite pas à l’hôpital mais qu’il soit aussi constitué des acteurs de la médecine ambulatoire, des établissements privés de santé et des établissements publics de santé de proximité. On a vu de grands hôpitaux régionaux totalement débordés, alors que des hôpitaux de proximité qui avaient une capacité à agir importante n’étaient pas sollicités. Voilà dans quel sens devrait, selon nous, s’opérer la réorganisation.

Les acteurs hospitaliers nous ont alertés, il y a plus de six semaines, sur les risques d’une deuxième vague de patients arrivant à l’hôpital avec des complications cardiovasculaires, endocrinologiques et métaboliques très préoccupantes. Les médecins de ville n’ont cessé de dire qu’ils ne voyaient plus leurs malades. Je pourrai vous montrer les trois ou quatre SMS que j’ai envoyés au directeur général de la santé pour lui demander de réagir : s’il ne disait pas aux patients de retourner dans les cabinets médicaux, nous aurions de graves problèmes. Dans les centres anticancéreux, les services de gynécologie-obstétrique, les services de pédiatrie et de gériatrie, on constate un taux de complications important. Le conseil de l’ordre n’a pas l’habitude de citer l’UFC-Que choisir, mais l’enquête qu’elle a réalisée sur les soins déprogrammés pendant la crise corrobore les remontées du terrain : elle montre que le retour vers les cabinets médicaux n’est pas homogène sur l’ensemble du territoire et que l’on ne parvient pas à compenser les reports de prise en charge. Le risque, c’est une perte de chance et des complications. Il ne faudrait pas que cela se reproduise si nous sommes confrontés à une double épidémie à la fin de l’année.

J’en viens, enfin, à la liberté de prescription. En tant que président de l’ordre, je suis partie prenante d’un certain nombre d’affaires qui sont actuellement devant l’institution ordinale : je ne pourrai donc pas entrer dans le détail de celles-ci. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que de nombreux médias ont voulu raconter leur propre histoire de l’épidémie. Pour ce faire, ils ont sur-sollicité certains confrères, parmi lesquels il y avait de vrais experts, mais aussi des experts autoproclamés. Le débat et la controverse scientifiques sont nécessaires mais une controverse scientifique n’est pas un fait scientifique avéré. Or, à force de donner la parole aux uns et aux autres, ce qui relevait de la controverse scientifique est devenu public. Parce que la liberté de prescription est encadrée, l’institution ordinale a aujourd’hui une trentaine d’affaires en cours de traitement. Elles seront d’abord traitées au niveau départemental, comme le prévoit la réglementation puis, éventuellement, au niveau national. Je ne présume pas de ces décisions, mais nous en avons fait des affaires déontologiques.

La liberté de prescription et la liberté de parole ont deux corollaires : la certitude avérée des faits que l’on promeut, d’une part, et la dangerosité potentielle des faits énoncés, d’autre part. Or on a entendu des affirmations hâtives ou présomptueuses et d’aucuns ont présenté comme des faits avérés ce qui ne relevait que de la controverse scientifique. Nous avons reçu des centaines d’appels de médecins, confrontés à des centaines de demandes de patients. Leur situation était d’une complexité folle, puisqu’elle s’apparente à celle que l’on peut vivre face à un toxicomane. C’est la raison pour laquelle nous sommes intervenus dans ce débat.

La liberté de prescription s’inscrit dans un cadre réglementaire. Un médecin prescrit la plupart du temps des médicaments et des protocoles avérés, qui font l’objet d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) : c’est l’essentiel de l’activité médicale. Un médecin peut aussi prescrire hors AMM, mais ce n’est pas un permis de prescription, car cela fait peser sur lui une double responsabilité. Premièrement, ce traitement n’est pas pris en charge par la collectivité. Deuxièmement, le médecin s’engage à assumer personnellement les conséquences du choix qu’il fait, notamment – c’est la jurisprudence constante de la Cour de cassation – en apportant les faits scientifiques qui permettent de valider sa prescription. C’est pour cette raison que nous avons mis en garde les médecins : il fallait qu’ils puissent justifier leur choix de prescription. Nous n’avons pas cherché à faire taire la parole scientifique, car la controverse est nécessaire, mais on ne peut pas présenter à une population et à des médecins ce que l’on tient pour une vérité scientifique, si elle n’a pas été validée par la communauté scientifique. Je ne donnerai pas de noms mais je répète qu’une trentaine d’affaires sont devant l’institution ordinale.

M. Jean-Pierre Door. Il est vrai que le manque de moyens a été terrible en février, mais les plus anciens des professionnels de santé avaient des stocks de masques qui leur restaient de l’épidémie de 2010. Et ils les ont utilisés, même périmés.

Le rapporteur a rappelé que le choix du numéro unique a écarté de fait les médecins libéraux du dispositif. Or ces derniers disposent du numéro 116 117. Qu’est-ce que l’ordre a à dire à ce sujet ?

Durant le confinement, les gens ne sont pas allés voir leur médecin, alors que l’attestation dérogatoire de déplacement prévoyait le motif de santé : c’est un vrai problème. Si un nouveau confinement devait avoir lieu comment faire pour que ces personnes aillent tout de même consulter ? Les maladies chroniques qui ne sont pas prises en charge coûtent cher. La sécurité sociale a d’ailleurs indiqué que, du fait du confinement, l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) de ville serait probablement réduit de 5 milliards.

Quel lien y a-t-il entre la médecine libérale et les ARS ? Avez-vous eu le sentiment que vous aviez du mal à vous faire entendre par les ARS ?

Enfin, que pensez-vous des professionnels de santé qui portent plainte contre l’État ?

M. David Habib. Vous vous êtes exprimé avec solennité et dignité le 15 juin pour exhorter le Gouvernement à donner de vraies garanties sur la durée de conservation des données médicales recueillies dans le cadre du traçage des cas contacts. Cette prise de position faisait suite à une précédente intervention, en date du 7 mai, où vous exhortiez le Gouvernement à garantir la protection du secret médical. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ? Qu’est‑ce qui vous a poussé à rappeler aussi fortement le principe du secret médical ? Le groupe Socialistes et apparentés avait demandé au Premier ministre que les brigades chargées d’établir les fiches des cas contacts soient soumises au secret médical. Nous n’avons pas été entendus mais nous n’avons pas non plus reçu de réponse du Premier ministre d’alors.

Un certain nombre de personnels soignants ont indiqué que des injections de Rivotril avaient été faites à forte dose à des patients en détresse respiratoire aiguë. Selon certaines organisations syndicales, cela a été fait en l’absence d’un médecin. Comment réagissez-vous à ces affirmations ? Ces prescriptions de Rivotril ont‑elles été faites en raison de la pénurie de produits habituellement utilisés pour la sédation ?

Mme Michèle Peyron. Les syndicats de médecins libéraux, qui ont été entendus par notre commission d’enquête le 9 juillet, ont déploré que les médecins de ville soient si peu considérés dans le cadre du Ségur de la santé. Partagez-vous ce constat. Quel chantier vous semble prioritaire ?

Mme Martine Wonner. Premièrement, vous avez dit que vous n’avez pu rencontrer ni le ministre, ni le directeur général de la santé, ni la directrice générale de l’offre de soins. Avez‑vous sollicité ces rencontres ? Vous avez évoqué des SMS : avez-vous formulé des demandes plus officielles ?

Deuxièmement, il me semble que l’ordre des médecins est resté silencieux au début de la crise : je l’ai noté en Alsace, une région qui a particulièrement souffert. Dans un deuxième temps, vous avez été plutôt menaçant vis-à-vis de nos confrères libéraux. Vous venez de rappeler le contexte des prescriptions hors AMM mais, sur le terrain, vous avez donné l’impression de prendre parti contre ceux qui prescrivaient ou qui tentaient de prescrire certains traitements – notamment l’hydroxychloroquine, jusqu’à son interdiction par les décrets des 25 et 26 mars. En Lorraine, certains médecins ont été rappelés à l’ordre – peut-être sont-ils au nombre des trente médecins qui font l’objet d’une procédure ? – parce qu’ils avaient prescrit de l’hydroxychloroquine et du zinc. Pouvez-vous nous éclairer sur cette décision ?

Enfin, j’aimerais que vous commentiez les propos tenus il y a quelques jours devant cette commission d’enquête par le professeur Karine Lacombe. Alors qu’on l’interrogeait sur la question des conflits d’intérêts, elle a évoqué les « liens d’intérêts » existant entre les médecins et les laboratoires. Elle a indiqué que ces liens d’intérêts étaient d’autant plus naturels qu’ils étaient déclarés à l’ordre, lequel trouvait tout cela parfaitement normal. Certains des membres du conseil scientifique auraient reçu des sommes de l’ordre de 250 000 euros. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Joachim Son-Forget. Je regrette, comme vous, le manque de communication entre l’ordre des médecins et les instances de l’exécutif.

S’agissant de la liberté de pratique, j’aimerais que vous nous donniez plus de détails sur les procédures en cours auprès des instances ordinales sans vous dissimuler derrière le secret de la procédure. Il est important que la représentation nationale sache de quoi il retourne : les trente personnes que vous avez évoquées sont-elles inquiétées pour avoir prescrit de l’hydroxychloroquine ou de l’azithromycine, ou les deux ? Ou bien pour d’autres prescriptions ?

Vous avez rappelé l’importance de la controverse scientifique. On manque souvent de preuves et l’on doit parfois se contenter de corrélations. Lorsqu’on est confronté, comme ce fut le cas, sinon à de la médecine de guerre, du moins à une médecine d’extrême urgence, il arrive que l’on ait à choisir entre deux options dont aucune n’est optimale. Compte tenu de la nature de la crise que nous avons vécue, on pourrait attendre une certaine tolérance vis-à-vis de collègues qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour primum non nocere – d’abord ne pas nuire – et pour traiter leurs patients. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les collègues incriminés ? Comme député, comme médecin et comme chercheur, je peux vous dire que rien, dans cette situation, n’a été facile. Dans quelle mesure pensez-vous, en tant que président du conseil de l’ordre, devoir vous prononcer sur ces cas ? J’espère sincèrement qu’il ne s’agira pas d’une expédition punitive du conseil de l’ordre.

M. Patrick Bouet. L’ordre des médecins a une responsabilité qui lui a été confiée par le Parlement : il est le garant de la déontologie et doit agir dès lors qu’il suspecte une contravention à la déontologie mais il n’est pas juge déontologique. Le Conseil d’État nomme des magistrats qui président des chambres disciplinaires composées de professionnels, dont certains sont issus de l’ordre et d’autres, non. Ce sont ces juridictions qui jugent et qui condamnent, et non l’ordre des médecins, au sens de l’organe administratif que je préside : c’est le principe de la séparation des pouvoirs. J’ignore donc totalement les conclusions que rendront les chambres disciplinaires, si l’ordre administratif décide de déférer certains professionnels devant elles.

Parmi les professionnels incriminés, il y a un peu de tout, monsieur le député – et ne voyez dans cette formule aucun manque de respect de ma part. Je tiens, avant toute chose, à rappeler que ce n’est pas la notoriété qui fait l’impunité ou qui oblige à s’expliquer devant une juridiction : c’est le fait d’être inscrit à l’ordre. Parmi les collègues concernés, certains jouissent d’une certaine notoriété et d’autres sont des médecins de terrain. Tous sont susceptibles d’avoir contrevenu à la déontologie par leurs actes, leurs paroles ou leurs écrits. Il eût été simple de porter plainte contre tous ces confrères et de laisser la juridiction disciplinaire se débrouiller. Ce n’est pas la stratégie que j’ai adoptée depuis que je suis président du conseil national de l’ordre des médecins. Je considère qu’il faut d’abord que les confrères soient entendus, et qu’ils le soient en premier lieu par leurs conseils départementaux, qui sont les mieux à même de juger des réalités du terrain et des conditions d’exercice locales.

Aujourd’hui, aucune procédure n’a encore dépassé le stade de l’entretien au niveau du conseil départemental. Dès que les conditions sanitaires le permettront, nous reprendrons les réunions statutaires, qui sont les seules à pouvoir décider. Les conseils départementaux y présenteront les conclusions des entretiens qu’ils auront eus avec les professionnels et, s’ils l’estiment nécessaire, les procédures qu’ils envisagent de lancer.

J’appelle votre attention sur le fait que nous gérons aussi des plaintes directes de la part de patients, de professionnels ou d’acteurs institutionnels. Dans ce cas, c’est le conseil national ou le conseil départemental qui, en session plénière, transférera les plaintes, quand il s’agira du secteur privé, ou qui décidera de porter plainte, quand il s’agira du secteur public. Nous avons reçu plusieurs dizaines de plaintes directes.

Il faut bien distinguer ces deux cortèges parallèles, qui ont une origine différente. Mais, dans tous les cas de figure, ma stratégie consiste à dire qu’il faut rencontrer les professionnels, et qu’il faut le faire sur leur territoire, car c’est là qu’on est le mieux à même de comprendre ce qui s’est passé.

Madame Wonner, notre prétendue inaction au cours de la première période est démentie par les faits. Le président du conseil départemental du Haut-Rhin, M. Jean-François Cerfon, s’est exprimé au nom de l’ordre des médecins dès le début de la crise et nous avons d’emblée alerté l’ensemble des acteurs de la gravité de la situation. L’hôpital de Colmar, dès le mois de mars, connaissait d’ailleurs une tension extrême. Nous avons anticipé, dès cette époque, et avons tenté de nouer des contacts avec l’État. J’ai envie de vous retourner votre question : l’État avait-il vraiment besoin que nous lui demandions de le rencontrer pour réunir tous les acteurs concernés par la gestion de la crise ?

Je veux bien assumer ma part de responsabilité, en disant que j’ai choisi la méthode que j’utilise depuis neuf ans dans mes rapports avec les gouvernants de ce pays, à savoir l’interpellation directe, les échanges par mail, par SMS, par téléphone, qui permettent de faire avancer les choses. C’est de cette façon que l’ordre des médecins assume, avec l’ensemble des acteurs publics, une parole institutionnelle. Dès sa création, j’ai demandé au ministre pourquoi le conseil scientifique ne comptait aucun candide. Je comprenais que l’État ait besoin d’un éclairage scientifique, mais il était clair que les problèmes qui allaient se poser déborderaient le cadre scientifique : il faudrait aussi mettre en œuvre des décisions. Dans une conférence de consensus, il y a des candides, et nous pensions qu’il devait y en avoir aussi au sein du conseil scientifique : à la fois des usagers de santé et des professionnels. Lorsque j’ai proposé que l’ordre des médecins y soit représenté, on m’a répondu qu’il n’y avait pas sa place et qu’il s’agissait d’un cénacle de scientifiques.

Je réfute l’affirmation selon laquelle nous ne serions pas intervenus dès le départ. Je conteste qu’il eût fallu que je demande à l’État d’être présent dans les structures que l’État devait naturellement organiser avec les acteurs professionnels. Chacun d’entre nous doit assumer ses responsabilités : j’assume les miennes. J’ai peut-être été plus péremptoire à partir d’un certain moment, parce que nous sentions que des questions de fond étaient en train d’être noyées dans l’agitation liée à la gestion de crise.

Monsieur Habib, nous avons pris position sur les données médicales et la décision médicale. Vous vous souvenez sûrement de ce communiqué dans lequel j’ai dit que nulle force administrative ne pourrait contraindre un médecin à faire quelque chose que sa déontologie lui interdit. De même, nous avons appelé à prêter attention aux données médicales. En effet, si les situations de crise favorisent les innovations et les expériences – c’est leur aspect positif –, elles peuvent aussi laisser une trace indélébile sur certains principes fondamentaux de notre société. Du reste, l’ordre des médecins n’est pas le seul à s’être exprimé de cette façon : un certain nombre d’entre vous l’ont fait dans le cadre du débat parlementaire. Nous ne pouvions pas accepter qu’un dispositif qui répondait à la nécessité de gérer la situation épidémique dans le cadre de l’état d’urgence – avec toutes les garanties que certains groupes parlementaires avaient fait adopter à notre demande – se prolonge au-delà de l’état d’urgence sans un débat de fond. Les données médicales touchent aux libertés fondamentales de notre société. C’est la raison pour laquelle nous avons pris position aussi fortement. Elles devront faire l’objet d’un débat de fond dans les années qui viennent.

S’agissant des liens d’intérêts, j’ai toujours fait une distinction entre liens et conflits d’intérêts. Dans tous les débats que j’ai pu avoir avec les ministres successifs, depuis Roselyne Bachelot, j’ai toujours œuvré pour la transparence des relations avec le milieu pharmaceutique. Nous attendons toujours certains textes sur ce sujet, même si le Conseil d’État a sommé le Gouvernement de les prendre.

L’ordre des médecins, à partir du début de l’année prochaine, donnera, non plus un avis, mais une autorisation. Cela fait quatorze ans que nous le demandons et cela va tout changer. Par ailleurs, la base de données relative à la transparence, qui devrait théoriquement permettre à tout citoyen d’avoir une vision d’ensemble des liens existant entre un professionnel et les industriels au sens large, est inutilisable. Nous ne cessons de le dire au Gouvernement. Il eût mieux valu conserver le système que nous avions nous-mêmes créé et qui nous a été retiré il y a maintenant sept ans. Les liens d’intérêts entre un professionnel et un industriel, dès lors qu’ils répondent aux exigences de contractualisation, de transparence et d’opposabilité des avantages qui en sont retirés, ne sont pas la même chose que les conflits d’intérêts, qui consistent à défendre un industriel ou ses produits et à en retirer un avantage.

La situation sera désormais différente puisque les textes instaurant un régime d’autorisation dépendant de l’ordre existent enfin. Cela étant, tous nos signalements à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sont restés sans suite.

M. Jean-Jacques Gaultier. Tout comme la liberté de prescription, la liberté d’hospitalisation quand le besoin s’en fait sentir, notamment pour les personnes âgées en EHPAD, est un sujet important. Certains de nos confrères, dont le docteur Hamon, ont jugé choquant, voire inhumain le décret du 28 mars sur l’utilisation du Rivotril. Celui-ci a été publié alors que les lits de réanimation étaient saturés : y a-t-il un lien de cause à effet ?

M. Jean-Pierre Pont. Tout d’abord, une précision sur la désertification des cabinets médicaux : les patients avaient la possibilité de se rendre directement en pharmacie pour prolonger leur ordonnance et pouvaient ainsi rester jusqu’à six mois sans voir un médecin.

Les enseignements des précédentes épidémies, comme celle de H1N1 – se laver les mains, ne pas serrer les mains, prendre ses distances –, ont été vite oubliés. Le confinement nous a permis d’éviter une catastrophe beaucoup plus grave, contrairement aux États‑Unis, au Brésil ou même à la Suède, où il a été peu ou mal appliqué. Que pouvons-nous faire maintenant que le gros de la crise est passé ? Partout l’on constate que le masque est de moins en moins porté, alors qu’il est capital dans cette période transitoire et permettrait d’éviter une reprise de la circulation du virus. De plus, nous attendons pour cet hiver la classique épidémie grippale : elle devrait être l’occasion de suivre ces recommandations.

Mme Annaïg Le Meur. Des leçons doivent être tirées au niveau tant sanitaire qu’organisationnel. Au sein des ordres, cela fait des années que l’on parle de décloisonnement ville-hôpital, avant tout pour souligner le manque d’attractivité du secteur hospitalier. Cette crise a montré que nous avions une capacité à dépasser les statuts et à créer de nouveaux liens car nous y avons été obligés par l’urgence de la situation.

La mixité des exercices entre hôpital et secteur libéral doit être facilitée, en s’appuyant notamment sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT) et les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Comment comptez-vous vous y prendre ?

Il conviendrait par ailleurs de diversifier les parcours professionnels. Je trouve dommage que vous continuiez à distinguer médecins de ville et médecins hospitaliers. Nous exerçons tous un même métier. Il faudra faire attention aux termes que l’on emploie à l’avenir.

Enfin, que pensez-vous de la mutualisation des compétences au niveau des professions de santé ?

M. le président Julien Borowczyk. Les représentants des SAMU nous ont expliqué que la régulation par le centre 15 était effectuée au travers de deux lignes, l’une pour l’aide médicale d’urgence, l’autre pour la permanence des soins (PDS) qui, en général, est gérée par un médecin libéral. Pensez-vous que la PDS n’orientait pas vers une maison médicale ou vers la médecine de ville lorsque cela était nécessaire ? Cette pathologie est duale avec, d’un côté, des cas majoritairement peu graves, qui sont pour la plupart restés à domicile et, de l’autre, des cas nécessitant une hospitalisation rapide. Quel rôle la médecine de ville pouvait-elle jouer dans ce contexte ?

S’agissant des équipements de protection, nous avons beaucoup entendu parler de la doctrine de 2013, mal connue dans les établissements de santé et inconnue des médecins libéraux. La question de son périmètre se pose : quand la responsabilité d’un médecin ou d’un employeur prend-elle fin, et quand l’État commence-t-il à jouer son rôle ?

Vous avez évoqué des recommandations pour l’équipement des cabinets en protections individuelles : quelles étaient-elles ? L’État doit-il participer à la publication de telles recommandations ? Une épidémie de grippe cause environ 13 000 morts par an : doit-on faire systématiquement porter un masque en période d’épidémie aux patients présents dans la salle d’attente ? Doit-on mettre à disposition des distributeurs de gel hydroalcoolique ?

M. Patrick Bouet. La Seine-Saint-Denis a été, en 1979, un département précurseur s’agissant du lien ville-hôpital, choisi pour expérimenter la coopération en centre 15 : c’est donc une histoire ancienne qui remonte à l’époque où j’étais interne dans ce même département.

Le problème aujourd'hui n’est pas seulement d’ordre structurel. Depuis pratiquement trois décennies, nous ne raisonnons que sur la stratégie de l’amont de la réponse à l’appel, alors qu’il faudrait organiser l’aval, qui souffre d’un manque de lisibilité. La réponse apportée par le secteur hospitalier est toujours distincte de celle faite par le libéral. Ceci explique pourquoi les acteurs conservent leur propre système qui les oriente vers leur propre aval : il est en effet compliqué de les gérer tous en même temps. Les libéraux veulent donc un numéro libéral, les pompiers veulent un numéro d’accès spécifique, et le SAMU veut sa plateforme centralisatrice avec le numéro 15.

Le système n’est pas coopératif et l’hétérogénéité de l’aval – établissement privé, établissement public, établissement de proximité, établissement de deuxième recours, centre hospitalier régional, maison médicale, centre de santé, cabinet isolé – rend complexe la description du parcours de soins d’un patient à partir du moment où il est régulé – d’où la tentation de privilégier certains types de prises en charge. Cela s’est vérifié au cours de la présente crise, avec un recours bien plus important aux établissements hospitaliers qu’aux établissements de proximité, une moindre sollicitation des structures privées – qui a été rectifiée par la suite – et un manque de sollicitation des structures de prise en charge en ambulatoire. Les médecins généralistes auraient pu faire le tri entre ce qui relevait d’une pathologie banale et les premiers signes d’alerte laissant craindre des complications. Il a manqué une prise en charge ambulatoire qui aurait permis de déterminer s’il était nécessaire d’accélérer le parcours de soins et l’orientation vers l’établissement d’aval.

Il est absolument nécessaire de raisonner en parcours de prise en charge, et non plus en mode d’accueil, faute de quoi nous resterons toujours confrontés à la même difficulté. La responsabilité populationnelle partagée passe par la coopération avec les CPTS, les GHT et les établissements de proximité : nous appelons de nos vœux cette nouvelle forme de démocratie sanitaire.

Nos propositions vont dans le sens d’une prise en compte de la réalité des bassins de vie, qui nous a manqué dans la gestion de l’épidémie et nous manque dans la gestion de ses conséquences. Pour répondre à la problématique de l’organisation de l’appel médical urgent, il faut avoir bien défini l’amont et l’aval, qui forment un tout. Lorsque nous y parviendrons, nous aurons un système très performant et très transversal de gestion de l’appel. Nous n’avons toujours pas réussi à surmonter cet obstacle, qui date des années 1970. Pour que cela change, il faut révolutionner le raisonnement.

Qu’attendions-nous du Ségur ? Tout ce que les lois n’ont pas permis de faire. Je comprends la priorité donnée à la revalorisation des carrières, d’autant que, pour les personnels hospitaliers, il y avait une certaine urgence. Mais nous n’allons pas pouvoir en rester là : alors que nous avons accumulé la loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST, la stratégie nationale de santé, la loi de modernisation de notre santé et « Ma santé 2022 », nous en sommes toujours au même stade en 2020 ! Nous devons impérativement nous orienter vers la démocratie sanitaire.

Qu’est-ce qui a fait la différence entre les ARS dans cette crise ? Certaines ont été très bonnes : je rends hommage à Aurélien Rousseau et à l’ARS Île-de-France. Voilà une ARS qui, depuis trois ans, s’est engagée dans une politique territoriale. En revanche, dans le Grand Est, dans les Hauts-de-France, en Auvergne-Rhône-Alpes, cela n’a pas marché comme il fallait parce que cette stratégie n’a pas été appliquée. J’ai appelé cela « les treize satrapes de la République » : si l’action de l’État dans les territoires dépend de la personnalité du directeur général de l’agence régionale de santé, les élus locaux, les professionnels de santé et les usagers ne peuvent pas y trouver leur compte !

Il faut revoir complètement l’organisation des agences régionales de santé, en envisageant une direction collégiale et une prise de décision au niveau des territoires. Nous l’avions proposé dès 2015, dans le livre blanc de l’institution ordinale. Il serait terrible que le Ségur ferme la porte à une réforme attendue depuis pratiquement trois décennies. Si les revendications des personnels de l’hôpital sont légitimes, il ne suffira pas d’améliorer les salaires pour que l’ensemble des acteurs du système de santé s’y sentent bien. Voilà donc sur quoi pourrait porter la deuxième partie du Ségur. Il me semble important de ne jamais isoler un problème de son contexte général.

S’agissant du Rivotril, l’État a pris acte de ce que les équipes de soins palliatifs ne disposaient plus d’Hypnovel, nécessaire pour la prise en charge des fins de vie, notamment dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Il a donc autorisé l’utilisation du Rivotril, dont les effets dépresseurs respiratoires sont connus et qui a vocation à agir sur la souffrance psychologique et physique. La profession s’en est émue car elle s’est demandé si l’on ne donnait pas du Rivotril aux patients dont on pensait qu’on ne pourrait pas les transférer à l’hôpital. En réalité, le Rivotril n’a pas été utilisé différemment de l’Hypnovel. Avec la société française des soins palliatifs, nous avons toutefois appelé l’attention de l’ensemble des acteurs sur le fait que l’utilisation de ces thérapeutiques n’échappait pas aux exigences de la loi et que les décisions en la matière devaient être de nature collégiale. Nous serons vigilants sur le respect des règles de la prescription. Nous n’avons cependant pas reçu directement de doléances à ce sujet.

La liberté d’hospitalisation a constitué pour nous une source d’interrogation. Si nous sommes convaincus qu’un praticien se pose toujours la question de savoir si la décision médicale qu’il prend apportera un bénéfice au patient, il nous a paru nécessaire de rappeler les règles de la décision médicale : nos confrères peuvent et même doivent dire non à une injonction ; le médecin doit assumer sa responsabilité. Ce rappel était attendu, notamment par nos collègues coordonnateurs en EHPAD.

Cela étant, l’EHPAD repose sur une grande ambiguïté : il est considéré comme un lieu de soins alors que c’est un lieu d’hébergement. Lorsque M. Xavier Bertrand a publié les décrets excluant les médecins traitants de l’EHPAD, nous avons posé une question prioritaire de constitutionnalité pour savoir quelle était la nature de ces établissements. Le législateur aura peut-être à se saisir de cette question.

Que faisons-nous de l’EHPAD ? La contrôleure générale des lieux de privation de liberté avait un temps exprimé la volonté d’être compétente dans ce domaine. Ces établissements ont été un lieu particulier de résonance de l’épidémie : il a fallu beaucoup de temps pour que l’État admette qu’il devait tenir compte de ce qu’il s’y passait, au même titre que dans les hôpitaux. Il faudra un peu de temps pour intégrer également ce qu’il s’est passé en ville et avoir ainsi une vision exhaustive des conséquences de cette épidémie. Mais il est certain que cette crise aura posé la question fondamentale de l’organisation des soins dans les EHPAD.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Selon vous, qu’est-ce que devrait être un EHPAD ? Quelle place doit y tenir la médicalisation ? De façon générale, les conseils départementaux ont-ils été saisis par des médecins coordonnateurs qui auraient constaté des difficultés au cours de la crise ?

M. Patrick Bouet. Auparavant, les gens entraient en maison de retraite et passaient ensuite dans un système de moyen ou de long séjour à l’hôpital, voire en établissement spécialisé. Désormais, ces établissements accueillent des personnes avec des besoins de santé différents, tout en gardant leur spécificité : ce sont des lieux de vie, dans lesquels il n’y a pas de système de soins permanent. C’est toute la complexité de l’EHPAD, qui a fait sortir le médecin traitant mais essaye de le faire revenir en contractualisant, avec une équipe infirmière que l’on n’arrive pas à employer, et avec une population vieillissante dont les problèmes de santé s’aggravent. Dans le même temps, les EHPAD se sont éloignés des établissements hospitaliers, alors que les maisons de retraite étaient souvent proches des hôpitaux.

La configuration future de l’EHPAD reposera-t-elle sur plusieurs secteurs d’activité ? Certains pourraient n’être qu’un lieu d’hébergement, tandis que d’autres pourraient devenir un lieu de production de soins, dans le cadre d’un parcours de soins coordonnés. Dès lors, faut-il concevoir un EHPAD à formes diverses ? Ce n’est qu’une ébauche de réflexion parce que les EHPAD sont polymorphes : ils peuvent dépendre de municipalités, d’établissements privés… Il est peut-être temps d’encadrer ce dispositif. Au moment où Xavier Bertrand a pris le décret imposant au médecin traitant de contractualiser avec le directeur de l’EHPAD, on n’a pas mesuré que, vingt ans plus tard, seuls 10 % des personnes hébergées auraient encore un médecin traitant extérieur, ni que leurs besoins de suivi médical iraient crescendo.

L’EHPAD a été au cœur des questions soulevées par cette crise épidémique, et qui se poseront encore parce qu’il faudra probablement gérer en même temps le covid-19 et la grippe. Il ne peut pas rester dans cette forme chimérique, dépourvu de moyens de prise en charge en matière de santé. Si le numérique, et notamment la télémédecine, aide énormément, il ne peut pas tout compenser. Depuis la création des EHPAD, les médecins coordonnateurs sont quasiment devenus des chefs de service d’unités de soins, alors que celles-ci n’existent pas en EHPAD ! Nous aimerions qu’avec les médecins traitants, les acteurs de territoire et les hôpitaux locaux de proximité dans un bassin de vie, ils organisent l’intervention dans le cadre du parcours de soins. C’est un autre débat, mais il sera prégnant dans les mois et années qui viennent.

Concernant la vaccination contre la grippe, nous avions pris position il y a quatre ans en faveur d’une obligation pour tous les professionnels de santé – cela avait soulevé un certain émoi mais il n’est pas impossible que les ordres s’expriment à nouveau de la même façon dans les jours qui viennent – et pour toute personne entrant dans un EHPAD, afin de protéger la collectivité.

 

L’audition s’achève à treize heures trente.


Membres présents ou excusés

Mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

 

Réunion du jeudi 16 juillet 2020 à 11 h 30

Présents. - M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean‑Pierre Door, M. Jean‑Jacques Gaultier, Mme Anne Genetet, M. David Habib, Mme Sereine Mauborgne, Mme Michèle Peyron, M. Jean-Pierre Pont, M. Joachim Son-Forget, M. Boris Vallaud.

Assistaient également à la réunion. - M. Nicolas Démoulin, Mme Annaïg Le Meur, Mme Stéphanie Rist, Mme Martine Wonner.