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N° 3142

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 juin 2020.

PROPOSITION DE LOI

Crise du covid19 et commerces :

que les « gagnants » reversent aux « perdants »,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. François RUFFIN,

député.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« J’ai un ami qui travaille dans une société spécialiste des rachats de locaux, raconte Thierry Martin, patron de bars et restaurants à Amiens. En ce moment, ils sont contactés par plein de chaînes, qui leur demandent de surveiller les points à acheter. Jamais ils n’en ont reçu autant d’appels. Comme nous, les indépendants, on va crever, ils se préparent à ramasser la mise derrière. Ils sont à l’affût… Quelle tête aura la ville demain ? Il va y avoir un changement de physionomie. »

La crainte, évidente, partagée, c’est que la crise du covid‑19 soit un accélérateur, un catalyseur, de mouvements déjà en cours. Le commerce a largement déménagé, déjà, des centres‑villes vers les périphéries. Des bourgs en sont morts, quasiment, ils périclitent. Est arrivée, ensuite, la deuxième lame, celle du e‑commerce, Amazon, les drives et compagnie : les deux mois de confinement peuvent en marquer le triomphe, l’avènement. Avec, d’un côté, des habitudes prises de commandes en ligne. Avec, de l’autre, une hécatombe chez les petits commerçants, temporairement maintenus à flot par les prêts garantis.

« Nous, on a fermé pendant deux mois, constate le directeur des Chaussures Deguerville, à Abbeville, et pendant ce temps, Vente Privée se gavait. Déjà que, en temps normal, ils vendent moins cher TTC que ce que nous on achète aux fabricants hors taxe… Et le jour où on nous livre les nouvelles marchandises, elles sont déjà en ligne sur leur site. »

Alors, quel commerce veut‑on ?

Cette question dessine nos villes, et en partie nos vies. Elle ne doit pas être laissée à la fatalité, à la main invisible du marché, au seul libre choix des consommateurs… Le politique peut agir, il le doit, comme régulateur, comme législateur. Quand il ne le fait pas, c’est aussi un choix. Quand des hectares de terre agricole, et souvent des meilleures terres, sont cédés pour pas chers, voire quand ils sont offerts, pour bâtir des centres logistiques et des zones commerciales, c’est un choix politique. Quand on construit des ronds‑points pour les desservir, c’est un choix politique. Quand on autorise, à toutes nos entrées de ville, la laideur des « boîtes à chaussures » de la grande distribution, c’est un choix politique. Laisser‑faire, comme jadis Ponce Pilate, c’est aussi un choix politique.

Le minimum que puisse faire le législateur, aujourd’hui, le gouvernement, dans l’urgence, c’est rétablir une certaine justice. La crise du covid-19 a connu des « perdants », et notamment les petits commerçants. Mais aussi des « gagnants ».

Le groupe de travail « Entreprises » de la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale s’est appliquée à identifier ces « gagnants » :

L’industrie pharmaceutique, d’’abord. Le chiffre d’affaires du laboratoire Sanofi a augmenté de 6,9 % sur les trois premiers mois de l’année, celui de Novartis de 11 %. Et les dividendes versés par ces groupes sont à la hausse.

Néanmoins, estimons‑nous, ces profits sont sans lien le commerce, et ne sauraient donc abonder le fonds de solidarité.

Les assurances, ensuite : les assureurs auraient réalisé une économie de 1,5 milliard d’euros sur l’assurance automobile, ainsi qu’un gain de 350 millions d’euros sur l’assurance habitation. Les compagnies d’assurances ont certes versé, volontairement, 400 millions. Mais ça ne couvre même pas les économies réalisées ! C’est d’autant plus scandaleux que les assureurs auraient dû, par exemple, payer pour « la perte d’exploitation » des commerces. Non seulement ils n’ont pas tenu cet engagement, ne se sont pas acquittés de ces sommes qui se seraient avérées formidables, mais ils parviennent, en plus, à tirer bénéfice de la situation !

« Quand la Macif m’a envoyé un chèque de 300 €, j’ai cru qu’ils se foutaient de moi : “Eh, je leur ai dit, il manque deux zéros au bout !” Et dire que je leur lâche 5 000 € par an, que quand la concurrence passe me voir, qu’on me propose moins cher ailleurs, je leur réponds : “non, je leur fais confiance, il faut que tout le monde vive…” »

Les assurances devront contribuer, et fortement, pour permettre aux petits commerces de faire face. Comme le réclame notre collègue Loïc Prud’homme dans la proposition de loi n° 2893, nous pensons qu’il faut que les assurances paient pour leurs assurés.

Surtout, la grande distribution a augmenté ses ventes : +7,4 %, d’après la Banque de France, notamment tirées par les « drive ». D’après l’institut Nielsen, le e‑commerce (avec la livraison ou le drive) représentait début avril plus de 10 % du marché des produits de grande consommation, contre moins de 6 % en 2019. Avec des chiffres qui donnent le tournis : +40 % pour le e‑commerce alimentaire, indiquait un baromètre.

Ce déséquilibre devrait, d’après les observateurs du secteur, se poursuivre au cours de l’année 2020, s’inscrire dans la durée, à cause de « nouvelles habitudes » de consommation.

Avec, évidemment, le gagnant des gagnants, le Léviathan du commerce moderne : Amazon. La firme ne communique pas de chiffre officiel, mais le groupe représente plus de 20 % des parts de marché du commerce en ligne : sur 100 euros d’achats sur le net en France, plus de 20 sont dépensés sur le site américain, directement sur Amazon ou sur sa Marketplace. Amazon qui aurait, selon notre très centriste collègue Mounir Mahjoubi détruit 10 400 équivalent temps‑plein dans les petits commerces.

Grâce au covid‑19, le chiffre d’affaires mondial d’Amazon a progressé de 26 % au premier trimestre 2020. L’action Amazon France a grimpé de 21 %. Et le PDG, Jeff Bezos, a personnellement empoché 24 milliards de dollars durant l’épisode.

Ces deux derniers secteurs, la grande distribution et le e‑commerce, n’ont pas simplement profité de la crise du coronavirus. Ils ont également bénéficié de la fermeture administrative de leurs concurrents.

Des mesures de solidarité, prenant aux « gagnants » pour donner aux « perdants », s’imposent donc, dans l’urgence, par souci de justice, et pour que le petit commerce, la restauration, l’hôtellerie, ne connaissent pas des défaillances en série.

Mais au‑delà, et cela déborde du cadre de cette proposition de loi, il faut s’interroger, et répondre : dans « l’après », quel commerce veut‑on ? Accepte‑t‑on un grand basculement vers le numérique ? Si oui, laissons faire. Sinon, des mesures de législation, de taxation, sont nécessaires, pour maintenir un équilibre, une diversité.

L’article 1er vise à instaurer une taxe sur le surplus de chiffre d’affaires réalisé, pendant la crise sanitaire, par le e‑commerce (drive et livraison si la commande a été réalisée en ligne). Dans un esprit de solidarité économique nationale, l’article taxe à hauteur de 50 % le surplus de chiffre d’affaires réalisé pendant la crise sur la vente de biens en ligne. Sont redevables de cette taxe les grands opérateurs de plateforme en ligne (notamment Amazon) réalisant plus de 2 milliards de chiffre d’affaires et les grandes entreprises commercialisant des biens réalisant plus de 15 milliards de chiffre d’affaires, ce qui permet de viser la grande distribution. Les petits commerces qui auront recouru à la vente en ligne pour compenser la perte de ventes dans leurs magasins ne seront donc pas concernés par la taxe. 

L’article 2 vise à instaurer une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances ayant réalisées un bénéfice ou versées des dividendes durant la période du confinement.

L’article 3 institue un fonds de justice pour le petit commerce, qui sera abondé par la taxe créée à l’article 1er et la contribution exceptionnelle de l’article 2. L’objectif de ce fonds est d’apporter une aide supplémentaire ciblée sur les petits commerçants, les artisans, les hôtels et les restaurants, dont beaucoup sont menacés dans leur survie. Cette aide, financée par les gagnants de la crise, pourra continuer d’être accordée une fois le fonds de solidarité placé en extinction. Pour garantir que ce fonds bénéficie bien à ce qui en ont besoin, l’article 3 pose un certain nombre de conditions pour y être éligibles : avoir un effectif inférieur ou égal à dix salariés et ne pas être contrôlé par une société commerciale.

 


proposition de loi

Article 1er

I. ‑ Il est institué une taxe à laquelle sont soumises les ventes de biens commandés par voie électronique réalisées par les entreprises suivantes :

1° Les opérateurs de plateforme en ligne définis à l’article L. 111‑7 du code de la consommation dont le chiffre d’affaires hors taxe lors du dernier exercice clos réalisé en France est supérieur à 2 milliards d’euros ;

2° Les entreprises exerçant une activité de commercialisation de biens dont le chiffre d’affaires hors taxe lors du dernier exercice clos réalisé en France est supérieur à 15 milliards d’euros.

II. ‑ La taxe est assise sur la fraction du chiffre d’affaires réalisé sur les produits commandés par voie électronique pendant la période d’état d’urgence sanitaire déclarée en application de l’article 4 de la loi n° 2020‑290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid‑19 qui excède le chiffre d’affaires réalisé sur les produits commandés par voie électronique calculé sur la même période au cours de l’année précédente.

Le montant de la taxe est calculé en appliquant à l’assiette définie à l’alinéa précédent un taux de 50 %.

III. ‑ Le produit de cette taxe est affecté au fonds de justice pour le petit commerce prévu à l’article 3 de la présente loi.

Article 2

I. ‑ Les entreprises d’assurances régies par l’article L. 310‑2 du code des assurances, redevables de l’impôt sur les sociétés prévu à l’article 205 du code général des impôts, ayant, durant la période d’état d’urgence sanitaire, versé des dividendes ou réalisé un bénéfice supérieur de plus de 20 % aux bénéfices réalisés sur la même période de l’exercice 2019, sont assujetties à une contribution exceptionnelle égale à 30 % de l’impôt sur les sociétés dû pour l’année 2020, déterminé avant imputation des réductions et crédits d’impôt et des créances fiscales de toute nature.

II. ‑ Pour les redevables qui sont placés sous le régime prévu à l’article 223 A ou à l’article 223 A bis du code général des impôts, la contribution exceptionnelle est due par la société mère. Un décret détermine la liste des entreprises concernées et précise les modalités de recouvrement de cette contribution.

III. ‑ Le produit de cette contribution exceptionnelle est affecté au fonds de justice pour le petit commerce prévu à l’article 3 de la présente loi.

Article 3

Il est institué pour une durée d’un an un fonds de justice pour le petit commerce, doté de la personnalité morale. Ce fonds est financé par le produit de la taxe prévue à l’article 1er de la présente loi. Il a pour objectif le versement d’aides financières aux personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du covid‑19 et des mesures prises pour en limiter la propagation.

Le fonds mentionné à l’alinéa précédent bénéficie aux personnes physiques et morales de droit privé résidentes fiscales françaises exerçant une activité économique, ci‑après désignées par le mot : « entreprises », remplissant les conditions suivantes :             

1° Elles exercent des activités dans le domaine de la commercialisation de bien, l’hôtellerie, la restauration, les débits de boisson, les discothèques ;

2° Leur effectif est inférieur ou égal à dix salariés. Ce seuil est calculé selon les modalités prévues par le I de l’article L. 130‑1 du code de la sécurité sociale ;

3° Le montant de leur chiffre d’affaires constaté lors du dernier exercice clos est inférieur à deux millions d’euros ;

4° Leur bénéfice imposable augmenté le cas échéant des sommes versées au dirigeant, au titre de l’activité exercée, n’excède pas 60 000 € au titre du dernier exercice clos.

5° Lorsqu’elles contrôlent une ou plusieurs sociétés commerciales au sens de l’article L. 233‑3 du code de commerce, la somme des salariés, des chiffres d’affaires et des bénéfices des entités liées respectent les seuils fixés aux 2° à 4° du présent article ;

6° Elles ne sont pas contrôlées par une société commerciale au sens de l’article L. 233‑3 du même code.

Un décret fixe le champ d’application du dispositif, précise les conditions d’éligibilité et d’attribution des aides, définit leur montant ainsi que les conditions de fonctionnement et de gestion du fonds.