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N° 3409 rectifié

_____

ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 octobre 2020.

PROPOSITION DE LOI

visant à réformer la fiscalité des droits
de succession et de donation :

protéger les classes moyennes et populaires,
et mieux redistribuer les richesses,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Christine PIRES BEAUNE, Valérie RABAULT, Joël AVIRAGNET, MarieNoëlle BATTISTEL, Gisèle BIÉMOURET, JeanLouis BRICOUT, André CHASSAIGNE, Michèle CROUZET, Alain DAVID, Jeanine DUBIÉ, JeanPaul DUFRÈGNE, Laurence DUMONT, Olivier FAURE, Caroline FIAT, Guillaume GAROT, David HABIB, Christian HUTIN, Régis JUANICO, Sébastien JUMEL, Marietta KARAMANLI, FrançoisMichel LAMBERT, Jérôme LAMBERT, Marion LENNE, Serge LETCHIMY, Josette MANIN, Philippe NAILLET, Sébastien NADOT, Matthieu ORPHELIN, George PAULANGEVIN, Dominique POTIER, JeanHugues RATENON, Claudia ROUAUX, Hervé SAULIGNAC, Sylvie TOLMONT, Cécile UNTERMAIER, Hélène VAINQUEURCHRISTOPHE, Boris VALLAUD, Michèle VICTORY, Martine WONNER,

députés.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les inégalités de patrimoine, après avoir été efficacement combattues entre 1945 et les années 1970, se creusent de nouveau depuis une trentaine d’années ([1]). Ce phénomène constitue une menace pour le consentement à l’impôt au sein de la population et, plus largement, pour l’adhésion à la démocratie.

Les conséquences sont nombreuses. Il est notamment observé que :

– les revenus du travail ne permettent plus d’atteindre les plus hautes strates sociales ;

– la part de rentiers ([2]) augmente ;

– la part du patrimoine hérité dans le patrimoine total a doublé ces 30 dernières années ;

– le rôle joué par l’éducation dans la mobilité sociale recule ;

– le couple joue de moins en moins son rôle de redistribution des richesses ([3]) ;

– dans les grandes métropoles, il n’est plus possible, pour de nombreux Français, de répondre à un besoin de première nécessité (se loger) avec ses seuls revenus d’activité.

Si rien n’est fait, l’archi‑concentration des richesses s’accentuera dans les années à venir. La réforme de la fiscalité des droits de succession et de donation proposée ici a pour but de freiner ce phénomène. La visée du texte est double : préserver les classes populaires et moyennes de la société, voire les favoriser, tout en ponctionnant lourdement le centile des Français le plus riche (a fortiori le millime supérieur), moteur de la montée des inégalités. Il corrigera aussi le caractère inique de certains prélèvements (notamment ceux appliqués aux héritiers sans lien de parenté ou avec une parenté éloignée).

Du point de vue budgétaire, une stabilité des recettes sera recherchée a minima (15,3 milliards d’euros en 2019, soit trois fois plus que l’ISF avant sa suppression en 2018 ([4])). Dans l’avenir, du fait de l’évolution à la hausse du nombre de décès, le montant des droits perçus croîtra mécaniquement. Ce surplus de recettes pourra être destiné au financement de la dépendance, enjeu crucial de l’agenda politique actuel dans un contexte de vieillissement de la population.

I. L’impôt recule, les inégalités avancent

Après avoir fortement diminué entre 1945 et les années 1970, sous l’effet de taux d’imposition marginaux élevés et de politiques publiques volontaristes, les inégalités remontent depuis 40 ans dans les pays de l’OCDE.

En France, même si la situation actuelle est plus enviable qu’au début du XXe siècle, la répartition des richesses est très inégalitaire. Il est ainsi possible de diviser la population en quatre classes patrimoniales ([5]) :

– Les 50 % « du bas » : les classes populaires, qui possèdent moins de 10 % du total des patrimoines privés, et dont le patrimoine moyen est quasi‑nul (20 000 euros).

– Les 40 % suivants (entre les 50 % « du bas » et les 10 % les plus fortunés) : les classes moyennes, dont la part est de 30 % ;

– Les 9 % suivants (le décile supérieur, hors les 1 % les plus riches) : les classes moyennes supérieures, dont la part est de 40 % ;

– Le centile supérieur (les 1 % les plus fortunés) : les riches, qui détiennent 20 % du total des richesses.

L’impôt a été largement fragilisé depuis les années 1980, sous le coup des multiples réformes fiscales adoptées dans la plupart des économies développées.

À ce titre, la corrélation historiquement inverse entre le taux supérieur de l’impôt sur le revenu et le niveau des inégalités de revenus est éloquente :

 

Source : piketty.pse.ens.fr/ideologie

 

Note de lecture : Les 10 % de personnes les plus aisées en Europe percevaient 35 % du revenu total en 2000.

 

Source : piketty.pse.ens.fr/ideologie

 

Note de lecture : le taux supérieur de l’impôt sur le revenu était en 1970 de 90 % au Royaume‑Uni.

L’introduction de l’impôt proportionnel sur les revenus du capital, la quasi‑disparition de l’imposition du patrimoine, le fort recul des droits de mutation à titre gratuit (DMTG)([6]), et la forte baisse de l’impôt sur les sociétés (passé d’une fourchette de 40‑50 % dans les pays de l’OCDE à 20‑30 % aujourd’hui) ont fait fortement reculer l’imposition du capital dans le monde. En France, depuis 2017, la fiscalité du capital a été largement diminuée, sous l’effet de l’introduction d’un prélèvement forfaitaire à 30 % sur les revenus du capital et de la suppression de l’ISF sur les valeurs mobilières. Les premiers bénéficiaires de ces dispositions ont logiquement été les catégories les plus aisées de la population([7]).

Cette stratégie politique en faveur de la détention du capital, dont le rendement est historiquement supérieur à celui du travail et croît avec le montant de patrimoine détenu[8], crée de facto les conditions d’un creusement des inégalités.

II. Un enrichissement important qui fait émerger une nouvelle classe de rentiers

Entre 1980 et 2015, le patrimoine des Français a été multiplié par trois. Selon l’Insee, la somme agrégée des patrimoines privés était en 2016 supérieur à 11 000 milliards d’euros (déduction faite des dettes). Cela représente 8 années de revenu disponible (contre 4,5 au début des années 1980).


Il est intéressant de noter que la valeur cumulée du patrimoine des ménages en Allemagne est proche de celle de la France, alors même que la population y est plus importante et que le revenu disponible total y est supérieur de 38 %.


La France se trouve ainsi confrontée à une accumulation de capital historique, dont les niveaux ont déjà renoué avec ceux observés au cours du XIXe siècle :

 

La concentration de l’accumulation capitalistique entre les mains de quelques‑uns a des conséquences fortes sur le caractère méritocratique de notre société : il devient impossible (ou presque) de rejoindre les plus hautes strates patrimoniales de la société sur la base de son seul travail ([9]). Pis, l’inflation constatée sur les prix de l’immobilier, que notre système fiscal et juridique se révèle incapable de juguler, interdit l’accession à la propriété à la quasi‑totalité de la population dans certaines zones du territoire.

Ainsi, pour une part grandissante de la population, le seul moyen d’emprunter l’ascenseur social devient la perception d’une donation ou d’une succession. Une conséquence directe du retour de l’héritage concerne la hausse du poids des héritages et donation reçus dans les ressources totales des individus. Là où, pour les générations nées dans la première moitié du 20e siècle, l’héritage représentait moins de 10 % des ressources sur toute une vie (contre plus de 90 % pour les revenus du travail), on note que l’héritage représente environ un quart des ressources pour les générations nées dans les années 1970 et au‑ delà.

Cette remontée ne profite toutefois pas à tout le monde. La concentration des héritages est telle qu’elle génère des rentiers, c’est‑à‑dire des individus qui reçoivent plus en héritage que ce que la plupart des Français perçoivent en toute une vie de travail. Définis de cette manière, les rentiers représentent plus de 12 % des individus nés dans les années 1970, proportion qui devrait croitre pour les générations postérieures si rien n’est fait pour limiter la concentration des richesses.

La situation n’est pas seulement injuste, elle est aussi inefficace. L’effet « Carnegie » selon lequel « les parents qui laissent à leur fils une énorme fortune détruisent généralement ses talents, sa motivation, et l’incitent à mener une vie moins utile et moins méritante que celle qu’il aurait menée autrement » n’est pas qu’une intuition mais a été vérifié dans les faits dans des pays aussi divers que les États‑Unis, la Norvège et la France.

III. L’héritage perpétue les inégalités patrimoniales

À l’image de la répartition des richesses dans notre société, la transmission d’actifs par donation ou succession est très concentrée dans le décile supérieur de la population, a fortiori dans le centile supérieur. Aujourd’hui, le montant moyen reçu en France par un individu au cours de sa vie est de 135 400 euros ([10]). Les 10 % les plus riches perçoivent 50 % du volume annuel des transmissions, tandis que les 50 % les plus pauvres n’en reçoivent que 7 % (9 000 euros environ par tête).

Dans le centile supérieur de la population (les 1 %), l’héritage moyen est de 1,18 million d’euros (un chiffre qui grimpe à 5,52 millions dans le millime supérieur, les 0,1 %, soit 373 années de Smic). Le tableau ci‑après reprend la distribution de la population selon le montant d’héritage moyen reçu (par centiles, abrégés ici en « C »). Il est instructif de constater que le taux d’imposition ne dépasse 10 % que pour le dernier centile (rappelons que tout salarié est soumis à un taux minimal de contributions sociales de 9,7 % au titre de la CSG‑CRDS) :

Source : France Strategie, Insee patrimoine 2010, données smic 2020 (sur la base d’un salaire net correspondant à 80 % du brut).

Note de lecture : Le millime supérieur de la population (les 0,1 % ayant bénéficié des héritages les plus importants) a reçu un héritage moyen de 5,52 millions d’euros (imposé à un taux moyen de 24,7 %).

Le flux des transmissions annuelles était estimé à 250 milliards d’euros en 2015 ([11]) (plus de 10 % du PIB !), contre 60 milliards en 1980. Cette explosion s’explique par des raisons démographiques (cohortes de décès des baby boomers) et économiques (appréciation de la valeur des actifs immobiliers et boursiers). Il y a donc un effet d’assiette et un effet d’effectif.

Cette tendance est appelée à se poursuivre : le patrimoine net des plus de 70 ans pourrait encore être multiplié par deux dans les 30 prochaines années, tandis que le poids de cette classe d’âge dans la population adulte pourrait passer de 20 % aujourd’hui à 32 % en 2050 ([12]).

Cette croissance naturelle des transmissions à titre gratuit rend donc crucial l’enjeu du système d’imposition applicable. Le réformer doit être l’occasion, d’une part d’accroître son rendement budgétaire, d’autre part de répondre à un objectif social de meilleure redistribution du patrimoine au sein de la population, par le truchement de l’Etat.

IV. Un système discriminant selon le lien de parenté

Le système français de transmission a été construit, tant sur le plan civil que fiscal, pour favoriser l’hérédité patrimoniale en ligne directe.

Le Code civil dispose en effet que les enfants sont les seuls héritiers réservataires du défunt. Ainsi, la liberté d’un individu de réaliser un legs en faveur de personnes autres que ses descendants est limitée à la quotité disponible (1/2 en présence d’un enfant, 1/3 avec 2 enfants, ¼ avec 3 enfants ou plus). Sur le plan fiscal, la notion de progressivité de l’impôt n’est véritablement retenue qu’en ligne directe. Pour les autres degrés de parenté, les taux vont de 35 % à 55 %. Les tiers, pour leur part, sont taxés à 60 %, au‑delà d’un abattement de 1 594 euros (voir détails des barèmes en Annexe technique 1).

Ce système fiscal à deux vitesses crée une polarisation de l’imposition sur les successions sans enfants, qui représentent moins de 10 % des montants transmis mais plus de 50 % des recettes.

Source : estimation France Stratégie. Rapport relatif à l’imposition du capital, Conseil des Impôts (1986) ; Le patrimoine des ménages, Conseil des prélèvements obligatoires (2009).

Note de lecture : en 2015, les recettes fiscales générées par les successions en ligne directe représentaient près de 50 % du total des DMTG.

V. Un recul de l’imposition des DMTG motivée par l’idéologie

Depuis les années 1980, sous la contrainte d’une opposition idéologique forte, les DMTG ont été fortement réduits dans les économies développées. Parmi les pays de l’OCDE, vingt‑cinq pays perçoivent encore des droits de succession ou donation, tandis que onze les ont purement et simplement supprimés (Australie, Autriche, Estonie, Israël, Nouvelle‑ Zélande, Norvège, Mexique, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Suède). D’autres États comme l’Italie ont fait le choix de les réduire très fortement. Depuis 1965, dans l’OCDE, les recettes tirées des DMTG rapportées au PIB ont été divisées par quatre, passant de 1,1 % à 0,4 % (0,6 % en France aujourd’hui chiffres OCDE).

Les détracteurs de l’imposition de la transmission (et de l’imposition du patrimoine au sens large) mettent en avant le risque de départ des hauts patrimoines de France vers des États l’imposition leur serait plus favorable. Or de nombreux travaux d’économistes contredisent cet argument de la concurrence fiscale. Ainsi, en Suisse comme aux ÉtatsUnis, l’imposition successorale varie (parfois fortement) entre cantons ou États, on ne trouve pas dans les faits de migrations internes massives vers les régions les plus clémentes fiscalement ([13]).

Si de telles études ne peuvent être répliquées en France, car la fiscalité s’applique de la même manière sur tout le territoire, elles laissent à penser que des migrations entre pays, plus couteuses, ont de fortes chances d’être relativement limitées. Ces études rejoignent par ailleurs les analyses réalisées en France sur les conséquences des variations de l’ISF qui montraient clairement une absence d’hémorragie, bien loin des conclusions hâtives tirées de quelques cas médiatiques.

En réalité, il est plus probable que la baisse tendancielle des DMTG dans le monde s’inscrive, d’une part dans une logique idéologique dogmatique, d’autre part dans une recherche d’attractivité fiscale en vue de concurrencer les autres économies. En France, contrairement aux États‑Unis et à la Grande‑Bretagne, les taux marginaux d’imposition (en ligne directe) ont été maintenus dans un « corridor » relativement stable depuis 1920.

Source : piketty.pse.ens.fr/ capital21c

Note de lecture : Le taux marginal supérieur de l’impôt sur les successions aux États‑Unis est passé de 70 % en 1980 à 35 % en 2013.

VI. Une imposition quasi‑nulle dans les faits

Les comparaisons entre les barèmes d’imposition au niveau international se révèlent assez peu pertinentes. Ainsi, alors que le taux marginal supérieur est de 45 % en France en ligne directe, les successions entre parents et enfants sont taxées à un taux moyen effectif de 3 % (seules 10 % des transmissions étant imposées à un taux supérieur à 5 %). La part de successions taxables est passée de 28 % en 2000 à 21 % aujourd’hui, du fait notamment de l’exonération successorale applicable au conjoint/partenaire de Pacs depuis 2007.

La faiblesse du taux d’imposition effectif s’explique par l’existence de très nombreuses exonérations et abattements, qui rendent de facto non imposables la plupart des transmissions :

– Exonération du conjoint/partenaire de Pacs ;

– Abattement de 100 000 euros par enfant et par parent ;

– Abattement de 20 % sur la résidence principale en présence d’un conjoint survivant ;

– Possibilité de transmettre par avance la nue‑propriété, permettant de payer par avance (pour « solde tout compte ») les droits de succession sur une base plus faible ;

– Abattements liés à la typologie de l’actif (75 % sur les entreprises économiques au titre du « Pacte Dutreil», 75 % ou 100 % sur les forêts ou les terres agricoles, 100 % sur les monuments historiques …) ;

– Système fiscal dérogatoire sur l’assurance‑vie.

La limitation dans le temps du « rappel fiscal » et de son périmètre jouent également un rôle dans la moindre taxation des transmissions. Le principe du « rappel fiscal » est de tenir compte des donations reçues précédemment par le bénéficiaire pour établir son imposition lors d’une nouvelle transmission.

En France, et ce depuis 2012, le délai de reprise est de 15 ans et s’applique par « binôme » donateur/donataire (donations consenties par un même donateur à un même donataire).

Par exemple, si un enfant a reçu 100 000 euros de son père en 2015 et bénéficie d’une nouvelle donation du même parent en 2020, celle‑ci sera imposée dès le premier euro dans le barème (l’abattement ayant été consommé). En revanche, si sa mère est l’auteure de la donation et qu’elle n’en a jamais consentie auparavant, l’enfant pourra bénéficier de nouveau de l’abattement.

Ainsi, pour un même montant, un individu recevant des donations de personnes différentes sera fiscalement avantagé par rapport à un individu recevant d’un donateur unique. Ce système favorise les ménages les plus aisés, seuls en capacité de débuter la transmission du patrimoine de manière précoce, afin de faire « tourner les compteurs » et pouvoir ainsi donner tous les 15 ans sans fiscalité.

VII. L’assurancevie, outil d’optimisation fiscale légalisé

Les plus hauts patrimoines ont largement recours aux actifs dits « exonérés » (assurance‑ vie essentiellement). Cette classe d’actifs représente près de 30 % du patrimoine des 0,1 % les plus riches (ceux recevant 5,52 millions d’euros en moyenne), leur permettant ainsi de diminuer leur taux d’imposition final de 6 points de pourcentage.

La part des actifs « exonérés » chez les 50 % les plus pauvres n’est que de 5 % ([14]).

Source : France Stratégie

Note de lecture : les actifs exonérés (comme l’assurance‑vie) ont permis aux successions du millime supérieur ( C 9 9 , 9 ) de réduire leur taux d’imposition de 6 points de pourcentage.

L’OCDE, dans un rapport publié en avril 2019([15]), note que, en France, « la progressivité de la fiscalité sur les successions et donations est limitée, car les allégements bénéficient principalement aux ménages les plus aisés, ce qui peut alimenter un sentiment d’injustice fiscale pour une partie de la population ». « Or, pour atténuer les inégalités de richesse, un impôt sur les successions bien conçu peut se révéler plus efficace et moins coûteux à administrer qu’un impôt sur le patrimoine net (OCDE, 2018d). Par exemple, il serait opportun de supprimer le traitement fiscal différencié des contrats d’assurancevie aux fins de l’impôt sur les successions pour les contrats d’assurance‑vie les plus importants. »

Aujourd’hui, un quart des montants transmis par succession le sont via l’assurance‑vie en France. Depuis 30 ans, cette classe d’actifs constitue le support privilégié des plus hauts patrimoines pour l’investissement de leur excédent d’épargne. L’assurance‑vie représente aujourd’hui environ 45 % du patrimoine financier des ménages, contre moins de 5 % au début des années 1980 ([16]).

Les raisons de ce succès tiennent avant tout à sa fiscalité très avantageuse. Cet outil permet une optimisation de l’impôt sur le revenu (par ses règles d’assiette propres), du plafonnement de l’impôt sur la fortune immobilière (pour la même raison que précédemment), et de la transmission successorale.

Sur ce dernier plan, le régime dérogatoire applicable est le suivant : chaque bénéficiaire, quel que soit son lien de parenté avec le souscripteur‑assuré, peut bénéficier d’un abattement de 152 500 euros, qui se cumule avec l’abattement de droit commun. Au‑delà, les sommes perçues sont imposées à 20 % (sur une tranche de 700 000 euros), puis 31,25 % pour l’excédent (contre un taux maximum de 45 % en ligne directe, et 60 % pour un tiers). Le conjoint/partenaire de Pacs est exonéré de tout droit.

Historiquement, cet avantage fiscal comparatif a été justifié par le législateur par le rôle qu’il entendait faire jouer à l’assurance‑vie dans le financement de l’économie. Las, en 2019, plus de 80 % des encours étaient encore investis en fonds euros, juridiquement garanti et donc peu propice à la détention d’actifs risqués (comme les actions d’entreprises). En outre, à l’image du patrimoine des Français en général, les capitaux en assurance‑vie sont concentrés entre les mains d’une minorité : l’encours moyen par souscripteur est de 30 000 euros, mais 1 % des assurés détiennent à eux seuls un quart des encours (soit 425 milliards d’euros sur 1 700 milliards, pour un montant moyen par contrat de 600 000 euros dans ce centile ([17]).

Par sa masse globale et la concentration de ses actifs, l’assurance‑vie constitue donc un enjeu majeur pour une réforme des DMTG.

L’article 1 vise à modifier le paradigme d’imposition sur les transmissions en ce qui concerne les modalités de taxation durant la vie.

Nous proposons un « rappel fiscal à vie », c’est‑à‑dire que l’impôt sera calculé en faisant masse de tout ce qui a été reçu au cours de la vie du bénéficiaire, et non au coup par coup comme aujourd’hui.

Dans le système actuel, et ce depuis 2012, le délai de reprise est de 15 ans et s’applique par « binôme » donateur/donataire (donations consenties par un même donateur à un même donataire).

Par exemple, si une personne a reçu 1 million d’euros de la part de ses grands‑parents dans le passé, il ne sera pas tenu compte de cette libéralité en cas de nouvelle transmission provenant de ses parents (succession ou donation), ou d’une autre personne. Par ailleurs, en cas de nouvelle donation des grands‑parents plus de 15 ans après la précédente, cette dernière ne sera pas incluse pour calculer l’impôt ; les compteurs sont remis à zéro passé ce délai.

Avec le « rappel fiscal à vie », à chaque nouvelle donation ou succession reçue par un donataire/héritier, il sera fait masse des précédentes libéralités reçues (et ce quelle que soit l’identité de leur auteur) afin de calculer l’impôt dû.

L’article 2 vise à créer un abattement de 300 000 euros pour tous, afin de protéger les  petits et moyens patrimoines et d’encourager les donations durant la vie.

Dans la législation actuelle, l’abattement est de 100 000 euros lors d’une transmission entre parents et enfants, 31 865 euros entre grands‑parents et petits‑enfants, 15 932 euros entre frères et sœurs, 7 967 euros entre oncles/tantes et neveux/nièces, et 1 594 euros pour les autres donataires (petits neveux/nièces, tiers…). Il s’apprécie par « binôme » donateur/donataire (dans une famille composée de deux parents et de deux enfants, le plafond d’abattement potentiel est de 400 000 euros).

Ces règles privilégient fortement la transmission en faveur des descendants directs, au détriment d’une circulation du patrimoine dans des cercles familiaux plus larges ou au profit de tiers.

Nous proposons donc de porter l’abattement à 300 000 euros pour tous, quel que soit le lien de parenté entre le donateur/défunt et le donataire/héritier. Les conjoints/partenaires de Pacs, en cas de donations réciproques, seront avantagés par cette réforme, puisque l’abattement applicable passera de 80 724 euros à 300 000 euros. L’exonération dont ils bénéficient depuis août 2007 sur les droits de succession sera supprimée (rappelons qu’avant cette date, les conjoints et partenaires de Pacs ne bénéficiaient que d’abattements respectifs de 76 000 euros et 57 000 euros sur les successions).

Les couples réellement soucieux de la protection du conjoint survivant auront toujours la possibilité d’avoir recours aux aménagements matrimoniaux[18]18, afin de permettre une transmission sans impôts de la totalité des actifs communs lors du premier décès.

L’article 3 vise à simplifier fortement le système d’imposition et à permettre une meilleure taxation des héritages les plus importants, tout en épargnant les petits et moyens patrimoines.

La législation actuelle prévoit une multitude de barèmes, qui diffèrent selon le lien de parenté. Il n’existe pas moins de cinq échelles de taxation différentes (voir détails en Annexe technique 1) :

 en ligne directe (barème identique entre 5 % et 45 % pour les grandsparents et parents, mais avec des abattements différents) ;

– entre conjoints/partenaires de Pacs (barème entre 5 % et 45 % applicable pour les donations, et non pour les successions, exonérées) ;

– entre frères et sœurs (barème à 2 tranches, de 35 % et 45 %) ;

– entre oncles/tantes et neveux/nièces (taux unique de 55 %) ;

– pour les autres membres de la famille, ou les tiers (taux unique de 60 %).

Nous proposons un nouveau barème, simplifié, lisible, et applicable quels que soient les liens de parenté : il comportera 3 tranches, de 30 %, 45 % et 60 %.

Tarif des droits applicables quel que soit le lien de parenté :

 

Fraction de part nette taxable

Tarif applicable (%)

Jusqu’à 300 000 

0

Entre 300 000 € et 1 100 000 

30

Entre 1 100 000 € et 1 900 000 

45

Audelà de 1 900 000 

60

NB : L’abattement de 20 % sur la valeur de la résidence principale applicable dans certains cas dans la législation actuelle serait supprimé.

Selon les configurations familiales, ce nouveau barème devrait être neutre ou favorable pour 95 % à 99 % des ménages. Seul le centile supérieur (patrimoine supérieur à 2 millions d’euros) sera notablement perdant, a fortiori le millime supérieur (patrimoine supérieur à 7 millions).

L’application du nouveau barème se traduirait, en termes de charge de l’impôt, de la manière suivante (abscisses : Actif successoral net / ordonnées : Impôt payé) :

Hypothèses retenues : 2 enfants, couple marié, conjoint survivant âgé entre 71 et 80 ans (US : 30 ), quotepart d’assurancevie évolutive en fonction de la taille patrimoine (nulle pour les plus faibles patrimoines, 50 pour les plus importants).

 

Ainsi, le nouveau barème permet une concentration du surcroit d’imposition sur le haut du dernier centile, celui‑là même qui est moteur dans l’accroissement des inégalités. Le taux moyen d’imposition applicable pour un actif successoral de 6 millions d’euros, dans les hypothèses mentionnées ci‑avant, passerait ainsi de 20 % à 37 % environ.

Par ailleurs, le principe du « rappel fiscal à vie » aura un impact fort pour les héritiers en ligne directe dans le cadre des successions familiales.

En effet, à l’heure actuelle, les successions de chacun des parents sont traitées distinctement : le montant perçu par les descendants lors du décès premier des parents n’a aucun impact sur l’imposition au décès du second parent. Avec le « rappel fiscal à vie », les sommes reçues lors de la première succession seront « intégrées dans le barème » pour calculer les droits dus au second décès, générant mécaniquement un surcroît d’impôt.

Le graphique ci‑après montre à partir de quel montant perçu le nouveau barème s’avère plus coûteux pour l’héritier :

 

Axe des abscisses : actif successoral total sur deux successions (en €) / Axe des ordonnées : taux moyen d’imposition.

Note de lecture 1 : le nouveau barème est plus coûteux à partir de 450 000 euros perçus par un même héritier sur deux successions (225 000 euros à chaque transmission).

Note de lecture 2 : à 1 million d’euros perçus par un même héritier sur deux successions (500 000 euros à chaque transmission), le taux d’imposition global est de 21 % dans le système post‑réforme, contre 15 % actuellement.

L’article 4 vise à aligner la fiscalité de l’assurance‑vie sur le droit commun.

L’assurance‑vie, qui représente plus de 1 700 milliards d’euros d’actifs, est un mécanisme très attractif pour les ménages les plus aisés, notamment sur le plan successoral.

Il permet en effet, pour les capitaux‑décès correspondant aux primes versées avant 70 ans, de bénéficier d’une fiscalité dérogatoire : abattement de 152 500 euros par bénéficiaire, 20 % sur les 700 000 euros suivants, puis 31,25 % au‑delà. L’abattement de 152 500 euros se cumule avec l’abattement de droit commun (10 000 € en ligne directe).

Pour les capitaux‑décès afférents aux primes versées à partir des 70 ans de l’assuré, il est opéré une réintégration dans l’actif de succession. Toutefois, il subsiste même dans ce cas un avantage fiscal : toute la plus‑value générée sur ces primes est exonérée, ce qui peut représenter une part importante du contrat si le souscripteur‑asssuré décède à un âge avancé.

Ainsi l’assurance‑vie est un outil très prisé des ménages les plus aisés : 1 % des assurés détiennent à eux seuls un quart des encours.

Injustifié économiquement et générateur d’inégalités, le régime dérogatoire de l’assurance‑vie sera supprimé et aligné sur le régime de droit commun, selon le barème mentionné à l’article 3.

Concernant les autres dispositifs dérogatoires :

– Pacte Dutreil : ce régime de faveur, qui permet l’application d’une exonération d’assiette de 75 % en cas de donation/succession portant sur des titres d’entreprises, serait maintenu, afin de tenir compte des difficultés économiques actuelles traversées par de nombreuses sociétés. À titre de rappel, la suppression totale du dispositif permettrait une économie de 500 millions d’euros (cf. tome II du rapport sur les Voies et moyens annexé au projet de loi de Finances pour 2018).

– monuments historiques : ce dispositif, pouvant permettre la transmission en exonération de droits de biens immobiliers classés ou labellisés, serait maintenu.

– bois, forêts, terres agricoles, groupements viticoles : les abattements et exonérations applicables à ces actifs seraient préservés


proposition de loi

Article 1er

I. ‑ L’article 784 du code général des impôts est ainsi rédigé :

« Art. 784.  Les donataires, héritiers ou légataires sont tenus de faire connaître, dans tout acte constatant une transmission entre vifs à titre gratuit et dans toute déclaration de succession, s’il existe ou non des donations ou successions antérieures consenties à un titre et sous une forme quelconque à leur profit par toute personne et, dans l’affirmative, le montant de ces donations ainsi que, le cas échéant, les noms, qualités et résidences des officiers ministériels qui ont reçu les actes de donation, et la date de l’enregistrement de ces actes.

« La perception est effectuée en ajoutant à la valeur des biens compris dans la donation ou la déclaration de succession celle des biens qui ont fait l’objet de donations ou successions antérieures consenties par toute personne au profit du bénéficiaire et, lorsqu’il y a lieu à application d’un tarif progressif, en considérant ceux de ces biens dont la transmission n’a pas encore été assujettie au droit de mutation à titre gratuit comme inclus dans les tranches les plus élevées de l’actif imposable.

« Pour le calcul de l’abattement édicté par l’article 779, il est tenu compte des abattements effectués sur les donations et successions antérieures visées au deuxième alinéa consenties par toute personne au profit du bénéficiaire. »

II. – Les articles 778, 784 B, 787 A, 790 B, 790 D, 790 E, 790 F, 790 G et 796‑0 bis du même code sont abrogés.

Article 2

L’article 779 du code général des impôts est ainsi rédigé :

« Art. 779. – I. – Pour la perception des droits de mutation à titre gratuit, il est effectué un abattement de 300 000 € dans les conditions mentionnées à l’article 784.

« II. – Pour la perception des droits de mutation à titre gratuit, il est effectué un abattement de 159 325 € supplémentaire sur la part de tout héritier, légataire ou donataire, incapable de travailler dans des conditions normales de rentabilité, en raison d’une infirmité physique ou mentale, congénitale ou acquise.

« Un décret en Conseil d’État détermine les modalités d’application du premier alinéa. »

Article 3

L’article 777 du code général des impôts est ainsi rédigé :

« Art. 777. ‑ Les droits de mutation à titre gratuit sont fixés aux taux indiqués dans le tableau ci‑ après, pour la part nette revenant à chaque ayant droit :

« Tableau I

« Tarif des droits applicables :

Fraction de part nette taxable

Tarif applicable
(en %)

N’excédant pas 800 000 

30

Comprise entre 800 001 € et 1 600 000 

45

Audelà de 1 600 000 

60

« Sous réserve des exceptions prévues au I de l’article 794 et aux articles 795 et 795‑0 A, les dons et legs faits aux établissements publics ou d’utilité publique sont soumis aux tarifs fixés précédemment. »

Article 4

I.‑ L’article 757 B du code général des impôts est ainsi modifié :

1° Le I est ainsi modifié :

Au premier alinéa, les mots : « à concurrence de la fraction des primes versées après l’âge de soixante‑dix ans » sont supprimés ;

Le second alinéa est supprimé ;

2° Le II est abrogé.

II. – À la première phrase du premier alinéa du I de l’article 990 I du même code, les mots : « Lorsqu’elles n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 757 B, » sont supprimés.

Article 5

Le IV de l’article 788 du code général des impôts est abrogé.

Article 6

Le code général des impôts est ainsi modifié :

1° À l’article 778 bis, les mots : « au tarif en ligne directe » sont remplacés par les mots : « au tarif indiqué à l’article 777 du présent code ».

2° À l’article 787 A, les mots : « en ligne directe » sont remplacés par les mots : « au tarif indiqué à l’article 777 du présent code ».

Article 7

La perte de recettes pour l’État est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts.


([1]) Le centile supérieur et le décile supérieur concentrent respectivement 20 % et 60 % des richesses en France aujourd’hui.

([2]) Peuvent être considérés comme rentiers les individus qui reçoivent plus en héritage que ce que la plupart des Français perçoivent en toute une vie de travail.

([3]) Le terme richesse ou patrimoine renvoie à l’ensemble des actifs immobiliers (résidence principale, terrains, autres logements…), financiers (comptes d’épargnes, actions assurance-vie…) et professionnels (actifs à usage professionnel, stocks…) détenu par les ménages.

([4])  Source : « Le budget de l’État en 2019 », Cour des Comptes, avril 2020.

([5])  Source : World Inequality Database.

([6])  Les DMTG regroupent les droits de succession et de donation.

([7])  « Transformation de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) et création du prélèvement forfaitaire unique (PFU) : un premier bilan. » Sénat, Rapport d'information n° 42 (2019-2020) de MM. Vincent ÉBLÉ et Albéric de MONTGOLFIER, fait au nom de la commission des finances, déposé le 9 octobre 2019.

([8])  Thomas Piketty, « Le capital au XXIe siècle », Éditions du Seuil, 2013.

([9])  En 1970, un individu faisant partie des 1% les mieux rémunérés avait 30 % de chances de faire partie du top 1 % de la distribution des patrimoines ; cette probabilité est tombée à 14 %. Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret et Thomas Piketty (2018), « Income inequality in France, 1900–2014: Evidence from Distributional National Accounts (DINA) », Journal of Public Economics, vol. 162, 2018, p. 63-77

([10])  Clément Dherbécourt, « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », France Stratégie, Note d’analyse, n° 51, janvier 2017.

([11])  Ibid

([12])  Clément Dherbécourt, « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », France Stratégie, Note d’analyse, n° 51, janvier 2017

([13])  Nicolas Frémeaux, « Les nouveaux héritiers », Éditions du Seuil et La République des Idées, octobre 2018, p.72-73.

([14])  Clément Dherbécourt, « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », France Stratégie, Note d’analyse, n° 51, janvier 2017.

([15])  OCDE, Etude économique de l’OCDE - France, avril 2019 ;

([16])  Karine Berger, Dominique Lefebvre. Rapport sur l’épargne financière. Avril 2013 ;

([17])  Ibid.

([18]) Un époux a la possibilité de prévoir pour le jour de son décès le transfert automatique de son patrimoine en faveur du conjoint survivant, via des avantages matrimoniaux. Les avantages matrimoniaux s’appliquant avant toute ouverture de succession, ils ne peuvent être soumis à fiscalité