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N° 2267

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 septembre 2019.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête
sur le respect des engagements internationaux de la France
au regard des autorisations d’exportations d’armes, munitions,
formations, services, aides à l’observation et assistances
examinées par la Commission interministérielle pour l’étude
des exportations de matériels de guerre,

(Renvoyée à la commission affaires étrangères, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

 

présentée par

MM. Sébastien NADOT, JeanFélix ACQUAVIVA, Guy BRICOUT, Moetai BROTHERSON, André CHASSAIGNE, Mme Frédérique DUMAS, MM. Nicolas DUPONTAIGNAN, FrançoisMichel LAMBERT, Fabien ROUSSEL,

députés.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les exportations d’armes, munitions, formations, services, aides à l’observation et assistances dans le cadre d’un conflit sont soumises aux règles du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’Homme.

L’article 2 de la Charte des Nations unis (1945) précise les obligations qui incombent aux membres de l’Organisation des Nations Unies, notamment : « tous les États doivent s’abstenir, dans leurs relations internationales, non seulement de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, mais aussi de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. Le respect et l’observation des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont au cœur des objectifs de l’ONU » et, en vertu des articles 55 et 56, « les États ont l’obligation de promouvoir les droits de l’homme et de prendre des mesures conjointes et séparées en coopération avec l’ONU pour atteindre cet objectif ».

En particulier, tous les États qui fournissent du matériel militaire à un autre État ou groupement d’individus engagent leur responsabilité internationale. Fournir des armes, qui pourraient être utilisées pour commettre des violations au droit international humanitaire et au droit international des droits de l’homme tels que définis notamment par les Conventions de Genève, constitue une assistance injustifiée aux actes commis. Les États qui fournissent du matériel militaire ont la responsabilité de mettre fin à ces actes illicites.

En matière d’exportations d’armes, la France est engagée par deux textes, l’un sous l’égide de l’Union européenne, l’autre étant un traité de l’Organisation des Nations unies :

– La position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires stipule que chaque État membre de l’UE évalue, au cas par cas, les demandes d’autorisation d’exportation qui lui sont adressées pour des équipements militaires : « Après avoir évalué l’attitude du pays destinataire à l’égard des principes énoncés en la matière dans les instruments du droit humanitaire international, les États membres refusent l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international » (Article 2.2). Après examen de « la situation intérieure dans le pays de destination finale (existence de tensions ou de conflits armés), les États membres refusent l’autorisation d’exportation de technologie ou d’équipements militaires susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d’aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale » (Article 2.3). Les États membres tiennent compte, entre autres, des antécédents du pays acheteur dans le respect de ses engagements internationaux, notamment (…) et du droit humanitaire international (Article 2.6). Les autorisations d’exportation ne sont accordées que sur la base d’informations préalables fiables en ce qui concerne l’utilisation finale dans le pays de destination finale (Article 5).

– Le Traité sur le commerces des armes (TCA), ratifié par la France en 2014, stipule qu’ « un État Partie ne doit autoriser aucun transfert d’armes classiques s’il a connaissance, lors de l’autorisation, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre tels que définis par des accords internationaux auxquels il est partie » (Article 6.3). « Chaque État Partie exportateur, avant d’autoriser l’exportation d’armes classiques relevant de sa compétence et conformément à son dispositif de contrôle national, évalue, de manière objective et non discriminatoire, en tenant compte de tout élément utile, notamment de l’information fournie par l’État importateur, si l’exportation de ces armes ou biens contribuerait ou porterait atteinte à la paix et à la sécurité ; pourrait servir à commettre une violation grave du droit international humanitaire ou à en faciliter la commission ; pourrait servir à commettre une violation grave du droit international des droits de l’homme ou à en faciliter la commission » (Article 7.1). Si, à l’issue de cette évaluation et après avoir examiné́ les mesures d’atténuation des risques disponibles, l’État Partie exportateur estime qu’il existe un risque prépondérant de réalisation d’une des conséquences négatives prévues au paragraphe 1, il n’autorise pas l’exportation (Article 7.3).

En France, le dispositif de contrôle des matériels de guerre repose sur un principe général de prohibition qui conduit à soumettre l’ensemble du secteur de la défense et de ses flux au contrôle de l’État dans le cadre de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG)

La conduite d’activités dans le secteur des équipements de défense est encadrée par les autorités étatiques françaises pour des impératifs liés à la sécurité nationale mais également au respect des engagements internationaux de la France en matière de maîtrise des armements, de désarmement et de non‑prolifération. Ainsi, en France, la fabrication et le commerce de matériels de guerre sont soumis à une autorisation accordée par l’État. Toute personne, physique ou morale, qui souhaite fabriquer, faire commerce ou se livrer à une activité d’intermédiation de matériels, armes et munitions de guerre ou d’armes et de munitions de défense sur le territoire national doit en faire la demande auprès du ministère des Armées. Celui‑ci délivre alors une autorisation de fabrication, de commerce ou d’intermédiation (AFCI) pour une période maximale de 5 ans (renouvelable). L’exercice de cette activité est soumis à conditions et sous le contrôle de l’État.

Une autorisation préalable – dénommée "licence" – est également nécessaire pour exporter du matériel de guerre ou assimilé à destination d’un État non membre de l’Union européenne (licence d’exportation) et transférer des produits de défense à destination d’un État membre de l’Union européenne (licence de transfert).

La CIEEMG est une commission réunissant des représentants de plusieurs ministères dont ceux en charge de la défense, des affaires étrangères et du développement international, et de l’économie et des finances qui ont voix délibérative. Elle est placée auprès du Premier ministre et est présidée par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Elle apprécie les projets d’exportation sous tous leurs aspects, en tenant compte notamment des conséquences de l’exportation en question pour la paix et la sécurité régionales, de la situation intérieure du pays de destination finale et de ses pratiques en matière de respect des droits de l’homme, du risque de détournement au profit d’utilisateurs finaux non autorisés, de la nécessité de protéger la sécurité de nos forces et celles de nos alliés ou encore de maîtriser le transfert des technologies les plus sensibles.

Il y a lieu de s’interroger sur le fonctionnement de la CIEEMG :

– au Yémen, la note de la direction du renseignement militaire (DRM) datée du 25 septembre 2018 et révélée au grand public par des journalistes du média d’investigation Disclose le 15 avril 2019 indique qu’ « un bataillon supplémentaire de canons automoteurs Caesar avait été déployé à la frontière saoudo‑yéménite, côté saoudien, portant à 48 le nombre de Caesar dans cette zone. (...). La DRM n’est cependant pas en mesure d’évaluer de manière précise le dispositif saoudien actuel à la frontière, du fait d’un manque de capteurs dans la zone ». En matière d’artillerie, la note précise que « le dispositif est appuyé par des pièces disposant d’une portée de 18 à 42 km : canons tractés 155 FH 70 et M‑198, canons automoteurs Caesar, PLZ‑45 et M109 (...) La DRM n’est pas en mesure de localiser précisément les pièces d’artillerie saoudiennes à la frontière en septembre 2018 » ; « À la date du 25 septembre 2018, une quarantaine de chars Leclerc émiriens sont observés en défense fixe de camps et de positions avancées dans l’Ouest, sur les quelques 70 chars déployés par les EAU dans le cadre de l’opération Redonner l’Espoir. Dans le cadre des opérations loyalistes et de la Coalition vers la ville portuaire d’al‑Hudaydah, les Leclerc émiriens ne sont pas observés en première ligne. Ils sont néanmoins déployés sur l’emprise d’al‑Khawkhah, à 115 kilomètres d’al Hudaydah ». Enfin, la note confirme que des nacelles de désignation laser Damoclès sont employées par les forces aériennes saoudiennes, et pourraient être employées au Yémen ; que de l’ « artillerie de 155 mm (canon automoteur sur châssis camion à roues) CAESAR » bien que « non déployée au Yémen » est « présent côté saoudien à la frontière saoudo‑yéménite (en défensive) » mais avec une « portée à 42 km (provinces du nord du Yémen) » ; que des frégates de « classe al‑Madinah et Makkah » participent au « blocus naval » ou encore qu’un « avion‑ravitailleur A330 MRTT opère au Yémen, probablement depuis la base de Jeddah (Arabie Saoudite) ».

Début septembre 2019, des vidéos mises en ligne par le collectif de journalistes Disclose, en partenariat avec Radio France, Mediapart et le média néerlandais Lighthouse, montrent également que des navires de fabrication française, vendus aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite, sont utilisés dans le cadre du blocus maritime du Yémen, qui a engendré la plus grave crise humanitaire du monde, d’après l’ONU.

– Au Sahara occidental, des vidéos et images satellites montrent des Mirages F1 (fabriqués par l’entreprise Dassault) stationnant à plusieurs reprises courant 2017 sur le tarmac de l’aéroport de Laayoune, la « capitale » du Sahara occidental. Trois navires sortis des chantiers du constructeur Piriou et vendus à la marine nationale marocaine ont été localisés en 2018 et 2019 à Dakhla et Laayoune, deux des principaux ports sahraouis d’où partent les bateaux de pêche à la sardine, au poulpe, au calamar et autres seiches. Les patrouilleurs français ont pour mission de surveiller le trafic maritime et de contrôler les zones de pêche au profit du Maroc. Or la Cour de Justice de l’Union Européenne a récemment estimé que le Royaume du Maroc s’appropriait de manière « unilatérale » le territoire du Sahara occidental et ses immenses ressources naturelles (dont celles tirées de la pêche). En 1991, des accords sous mandat des Nations Unis ont été signés entre les autorités marocaines et les indépendantistes du Polisario pour l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Aujourd’hui, selon les estimations, de 100 000 à 200 000 réfugiés sahraouis vivent enfermés dans des camps.

– En Libye, courant juillet 2019, quatre missiles antichars Javelin de fabrication américaine, vendus à l’origine à l’armée française, ont été retrouvés, près de Tripoli, sur une base militaire de l’Armée Nationale Libyenne du Maréchal Haftar, reprise par les forces du Gouvernement d’Union Nationale installé à Tripoli. La France a démenti avoir fourni ces armes. En revanche, aucun démenti sur des avions de combat Rafale, vendus par la France à l’armée de l’air égyptienne, qui ont participé en 2017 à un raid aérien sur les localités libyennes de Derna et Houn, raid destiné à soutenir les forces du maréchal Haftar. Le maréchal Haftar est en guerre contre le Gouvernement d’Union Nationale, lequel est reconnu par l’ensemble de la communauté internationale, France comprise.

– En Egypte, des véhicules blindés légers français Sherpa et MIDS, fabriqués par Arquus (ex‑Renault Truck Defense), équipent les forces égyptiennes dans le Nord‑Sinaï, dont l’unité spéciale 888, un régiment de forces spéciales composé de 35 000 individus, policiers et militaires, créé fin 2017 spécialement pour la lutte antiterroriste et qui a été engagé pour la première fois sur le terrain lors de l’opération Comprehensive. Or, une vidéo postée le 15 mars 2018, en pleine opération Comprehensive, montre des MIDS dans les rues d’El‑Arich. D’autres vidéos montrent également des MIDS stationnés à des checkpoints à l’entrée d’El‑Arich et dans un faubourg à l’ouest de la ville. L’utilisation de matériel militaire français pour des questions d’ordre public – et donc potentiellement contre des civils égyptiens – avait déjà été repérée lorsque les mêmes blindés MIDS et Sherpa étaient en service dans les unités de la police qui avaient violemment réprimé la population après le coup d’État (notamment lors de la dispersion sanglante de manifestants de la place Raba’a Al‑Adawiyya, le 14 août 2013 au Caire faisant près de 1 000 victimes). Lors de son audition du 18 juillet 2018 par la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, la SGDSN Claire Landais reconnaissait « un cas possible d’utilisation de blindés Sherpa dans le cadre du maintien de l’ordre » à l’occasion de ces massacres.

– En Indonésie et Papouasie, les exactions commises par l’armée indonésienne dans la partie occidentale de l’île de Nouvelle‑Guinée n’ont pas empêché la France de lui vendre 14 hélicoptères militaires H225M fabriqués par Airbus, dont plusieurs sont aujourd’hui déployés en Papouasie occidentale. Le Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a fait part à plusieurs reprises de sa préoccupation face au grand nombre d’arrestations en Indonésie, notamment faisant suite aux manifestations pacifiques organisées pour commémorer la fête nationale de Papouasie occidentale. L’ONU a réitéré son appel envers l’Indonésie en décembre 2018 pour qu’elle respecte le droit de réunion pacifique et la liberté d’expression en Papouasie.

– Au Cameroun, du matériel militaire français est utilisé contre des populations civiles. Dans le nord du pays, l’armée nationale du président Paul Biya mène depuis 2009 une lutte contre le groupe djihadiste Boko Haram. Mais le « Bataillon d’intervention rapide », unité d’élite de 5 000 soldats, destiné à la lutte anti‑terroriste, est également régulièrement accusé de violer les droits de l’Homme et de réprimer, sous couvert de lutte antiterroriste, la population locale. Ces dernières années, plusieurs rapports d’ONG sont venus étayer les accusations de torture et d’exécutions sommaires visant ces commandos. Une réunion des Nations‑Unis sur le sujet est prévue prochainement.

Aussi, il convient à la fois :

– de se pencher sur le respect par la France des traités, conventions, instruments ou forums internationaux auxquels elle adhère ou est partie prenante en matière d’exportations d’armements ;

– d’évaluer l’efficacité de la CIEEMG.

La création d’une commission d’enquête répond à ces objectifs dans la mesure où l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 comprend des dispositions garantissant l’obligation de déférer à une commission d’enquête, des garanties quant à la protection des personnes auditionnées et des règles sur la confidentialité tout en permettant au Parlement d’exercer son rôle de contrôle démocratique de l’action du Gouvernement tel qu’il est consacré par la Constitution.


proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée Nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres, chargée d’étudier le respect des engagements internationaux de la France au regard des autorisations d’exportations d’armes, munitions, formations, services, aide à l’observation et assistance examinés par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), placée auprès du Premier ministre et présidée par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)