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N° 2394 rectifié

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 novembre 2019.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête
sur la violation des droits humains
aux frontières françaises,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

 

 

présentée par Mesdames et Messieurs

Danièle OBONO, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Caroline FIAT, Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, JeanLuc MÉLENCHON, Mathilde PANOT, Loïc PRUDHOMME, Adrien QUATENNENS, JeanHugues RATENON, Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Bénédicte TAURINE, Mjid EL GUERRAB, MarieGeorge BUFFET Elsa FAUCILLON, Sébastien NADOT, André CHASSAIGNE, Pierre DHARRÉVILLE, JeanPaul DUFRÈGNE, Sébastien JUMEL, JeanPaul LECOQ, Stéphane PEU,

députés.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Actuellement, des femmes, des hommes et des enfants perdent la vie en tentant de traverser les frontières intérieures françaises. Les personnes premières concernées, les organisations non‑gouvernementales (ONG), les associations, les institutions internationales et nationales font le constat de dysfonctionnements graves et systémiques aux frontières intérieures françaises mettant en danger l’intégrité physique et psychique de nombreuses personnes, dont des mineur‑e‑s.

I.  Des violations systématiques des droits

Depuis le rétablissement des contrôles aux frontières du 13 novembre 2015, en dérogation de l’application normale des traités de Schengen, de nombreuses alertes sur des pratiques illégales inquiétantes ont été faites à la frontière franco‑italienne.

Elles pointent notamment des actes en contravention avec la loi par des détenteurs et détentrices de lautorité publique au niveau des postes frontières.

Quatre rapporteurs du Contrôleur des lieux de privations de liberté (CGLPL) se sont déplacés du 4 au 8 septembre 2017 dans les locaux du Service de police aux frontières terrestres (SPAFT) de Menton. Le rapport publié à la suite de cette visite indique que :

« [...] les contrôleurs ont été témoins dun acte de violence par un fonctionnaire du SPAFT faisant fonction de chef de poste en soirée, à lencontre dun jeune migrant ». Le rapport pointe « [...] des locaux indignes. Les mineurs et les femmes restent jusquau matin dans une «salle dattente» pouvant accueillir jusquà trente personnes, dépourvue de tout confort minimal (quelques bancs ne permettant pas de sallonger, un WC à la turque sans verrou). Les hommes majeurs passent la nuit dans des structures modulaires à lextérieur du poste de police jusquà louverture du poste frontalier, dans des conditions indignes : quatre modulaires sans aucun mobilier dont le sol est sale, encombré de détritus, de cartons et de quelques couvertures non nettoyées sales ; trois sanitaires chimiques dans un état immonde. Les points deau installés dans la salle dattente et dans la cour ne permettent pas dassurer lhygiène corporelle des personnes en attente. Aucun équipement (matelas, couverture…) nest fourni pour dormir ou se protéger de la fraîcheur de la nuit. De plus, les étrangers qui passent plusieurs heures de jour comme de nuit dans ces locaux ne bénéficient daucun repas. Seuls quelques madeleines et des bouteilles deau sont distribuées à la demande, voire selon la bonne volonté des fonctionnaires de police. » ([1])

Les rapporteurs ont également constaté des entraves dans l’accès des droits des personnes entrant sur le territoire français ainsi que des pratiques illégales dans l’accomplissement des missions de police, dont certaines particulièrement discriminatoires, et notamment :

– des refoulements de mineures à la frontière en labsence de toute procédure ;

 des formulaires de refus dentrée précochés ;

– la pratique de contrôles discriminants basés sur des critères phénotypiques (contrôle dit « au faciès ») ;

– l’absence de lecture des décisions prises par les agent‑e‑s de police et de l’explicitation de leur portée ;

– le refus d’enregistrer et de traiter les demandes d’asile par les agentes de la police aux frontières au motif que celles‑ci seraient irrecevables ;

– le harcèlement des personnes aidantes.

Les comportements violents constatés ont fait l’objet d’un signalement au Procureur de la République de Nice au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Pour l’instant, les suites données à ce signalement au Procureur ne sont pas connues.

Cette violation de la procédure applicable est également signalée par lAssociation nationale dassistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), le Groupe dinformation et de soutien des immigrés (Gisti) et la Cimade : décisions irrégulières de refus d’entrée, absence d’information sur les droits des personnes interpellées, entraves multiples au droit d’asile, absence de prise en charge des mineurs isolés étrangers, contrôles ciblés et discriminatoires, privation de liberté sans cadre légal des personnes en provenance d’Italie (notamment à Menton Pont Saint‑Louis et dans la gare de Menton‑Garavan) ([2]).

II.  Le cas particulièrement préoccupant du traitement des enfants

Les faits susmentionnés sont corroborés par les témoignages de Guillaume Gontard, sénateur de l’Isère et Michèle Rivasi, députée européenne, à la suite de leurs visites à la Police aux frontières de Menton, en avril 2018.

Les élu‑e‑s ont constaté des pratiques suspectes, plus spécifiquement concernant les mineur‑e‑s isolé‑e‑s :

« On a eu accès à un fichier sur lequel, pour certains jeunes, les dates de naissance indiquées étaient les mêmes, le 1er janvier 2000. On a demandé pourquoi, les policiers nous ont dit que les jeunes ne connaissaient pas leur date de naissance. Deux dentre eux nous ont dit quils étaient de 2002. Les policiers ont répondu quils sétaient trompés”. Voire des pratiques illégales :Dans le poste, il y avait deux garçons qui paraissaient très jeunes, les policiers nous ont dit quils étaient là depuis le matin. Les jeunes nous ont dit quils étaient là depuis la veille. Les policiers ont fini par reconnaître quils avaient passé la nuit là » ([3]).

Ces propos venaient déjà confirmer en 2018 les constats faits en septembre 2017 par le CGLPL qui relevait « que des mineurs isolés interpellés sur le territoire ont été réadmis vers lItalie alors quils ne peuvent en aucun cas faire lobjet dune mesure déloignement. Quelques mineurs seulement (27, soit moins de 0,3 % des mineurs interpellés à Menton) ont été confiés aux services de laide sociale à lenfance entre janvier et septembre 2017 ».

Il s’agit de violations graves des droits des enfants, en contravention directe avec l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 proclamant l’intérêt supérieur de l’enfant et ayant une portée contraignante en droit français. Le principe de l’intérêt supérieur du droit de l’enfant est également un principe constitutionnel et oblige l’ensemble des pouvoirs publics[4].

Le 20 novembre 2018, à la suite de leur visite, les élu‑e‑s ont remis au Procureur de la République de Nice un document qui a ouvert une enquête préliminaire. Pour l’instant, les avancées de cette enquête préliminaire ne sont pas connues.

Ces pratiques illégales à l’encontre d’enfants sont aussi exposées dans le rapport de l’ONG Human Rights Watch « Ça dépend de leur humeur »  Traitement des enfants migrants non accompagnés dans les HautesAlpes, publié le 5 septembre 2019 ([5]).

« Dans les dossiers examinés par Human Rights Watch, beaucoup denfants ont reçu une évaluation de lâge négative parce que, de lavis de lévaluateur, ils nont pas su faire un récit clair de leur périple – cestàdire quils ont en réalité fait des erreurs minimes de dates ou confondu les noms des endroits traversés, ou encore quils nétaient pas enclins à évoquer avec un adulte quils rencontraient pour la première fois leurs expériences les plus pénibles ».

Le rapport souligne également une inadéquation des procédures d’évaluation de l’âge, conduisant en réalité à une ineffectivité des droits des enfants concernés à une protection : « Beaucoup présentent des symptômes de trouble de stress posttraumatique (TSPT), selon ce quont expliqué à Human Rights Watch des médecins travaillant avec les enfants migrants dans les HautesAlpes. Pourtant, le processus dévaluation de lâge ne semble pas tenir compte de ces circonstances, ni des effets bien connus du TSPT sur la mémoire, la concentration et lexpression des émotions. »

Ce déni de droit peut conduire à une criminalisation des mineur‑e‑s, qui se retrouvent parfois emprisonné‑e‑s pour faux et usage de faux lorsque l’authenticité de leurs documents d’identité n’a pas pu être établie.

Des pratiques similaires de la part de détenteurs et détentrices de lautorité publique ont été constatées à dautres frontières intérieures françaises, notamment aux alentours de Calais.

Dans son rapport Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais, le Défenseur des droits a souligné des évacuations de campements réalisées dans un cadre juridique flou et sans accompagnement adapté. Est précisé dans ce rapport que :

« Le Défenseur des droits a interrogé au cours des mois de juin et juillet 2018 les préfets concernés pour identifier les fondements légaux des interventions et sassurer que les obligations daccompagnement des personnes ont été respectées. Les réponses apportées à ce jour manquent de précision et ne permettent pas daffirmer avec certitude que les lois et les instructions précitées ont été appliquées ».

Le rapport pointe également du doigt des contrôles d’identités détournés de leur objet et utilisés aux fins de dissuader l’accès aux lieux d’aide[6].

III.  Labsence dactions mises en œuvre pour faire cesser ces situations illégales malgré de nombreuses alertes

La concordance de ces constats, leur gravité, leur persistance malgré plusieurs signalements, de même que leurs occurrences à différentes frontières intérieures françaises questionnent sur le rôle et les responsabilités de la chaîne de commandement dans leur survenance.

À cela s’ajoutent les différents signalements faits au Procureur de la République de Nice au titre de l’article 40, dont les suites sont à ce jour encore inconnues.

Enfin, les personnes solidaires font état de harcèlement, de campagnes de dénigrements de la part de responsables politiques, d’intimidations et de pressions policières ou judiciaires à leur encontre ‑ faits corroborés par le rapport La solidarité prise pour cible d’Amnesty International ([7]).

Les forces de police mobilisées sont dans un état d’épuisement physique et psychique important, avec pour certains de ces membres une perte de sens profonde de leur travail et des conflits moraux face aux ordres qui leur sont donnés à exécuter.

Une commission d’enquête est ainsi nécessaire pour mettre à jour la chaîne de responsabilités dans la maltraitance systématique qui a lieu à nos frontières intérieures, en marge de la légalité.



proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’évaluer les responsabilités politiques et de contrôler l’application de la loi et le respect des droits fondamentaux dans le cadre des activités de police aux frontières françaises.

Cette commission effectuera en outre un examen de la législation en la matière et fera des propositions pour répondre aux dysfonctionnements dont elle aura connaissance.


([1])  Contrôleur général des lieux de privation des libertés, Rapport de visite : contrôle des personnes migrantes à la frontière francoitalienne, consultable ici : http ://www.cglpl.fr/wpcontent/uploads/2018/06/Rapportdeladeuxi%C3%A8mevisitedesservicesdelapoliceauxfronti%C3%A8resdeMentonAlpesMaritimes_web.pdf

([2]) Conseil dÉtat, 10ème  9ème chambres réunies, 28/12/2017, https ://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000036411932&fastReqId=754666381&fastPos=1 ; recours contre la décision de prolonger les contrôles aux frontières internes de lespace Schengen jusquau 30 avril 2019, https ://www.gisti.org/spip.php?article6072.

([3]) « À Menton, la police aux frontières sous inspection parlementaire », Libération, 1er avril 2018, consultable ici : https ://www.liberation.fr/france/2018/04/01/amentonlapoliceauxfrontieressousinspectionparlementaire_1640389

([4])  Décision n° 2013‑669 DC du 17 mai 2013 relative à la Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe

([5]) « Ça dépend de leur humeur » Traitement des enfants migrants non accompagnés dans les HautesAlpes, rapport dHuman Rights Watch, publié le 5 septembre 2019, consultable ici : https ://www.hrw.org/fr/report/2019/09/05/cadependdeleurhumeur/traitementdesenfantsmigrantsnonaccompagnesdansles 

([6])  Défenseur des droits, Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais, décembre 2018, p. 5861, consultable ici : https ://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport_calaisnum14.12.18_0.pdf

([7]) Amnesty International, La solidarité prise pour cible Criminalisation et harcèlement des personnes qui défendent les droits des migrant·e·s et des réfugié·e·s dans le nord de la France, juin 2019. Consultable ici : https ://amnestyfr.cdn.prismic.io/amnestyfr%2Fe81912f34343449586748c6199fd3f49_rapport_calais_fr_interactif.pdf