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N° 2987

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 mai 2020.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à instituer une taxe « Jean Valjean »,

 

 

présentée par Mesdames et Messieurs

Sébastien JUMEL, Clémentine AUTAIN, Alain BRUNEEL, Pierre DHARRÉVILLE, Jeanine DUBIÉ, JeanPaul DUFRÈGNE, Frédérique DUMAS, Caroline FIAT, Christian HUTIN, Régis JUANICO, Manuéla KÉCLARD–MONDÉSIR, Bastien LACHAUD, JeanPaul LECOQ, JeanLuc MÉLENCHON, JeanPhilippe NILOR, Danièle OBONO, Stéphane PEU, Dominique POTIER, Loïc PRUDHOMME, Muriel RESSIGUIER, JeanHugues RATENON, Fabien ROUSSEL, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Hubert WULFRANC,

députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Ce nest rien de mourir ; cest affreux de ne pas vivre. », Jean Valjean, Les Misérables, Victor Hugo, 1862.

Mesdames, Messieurs,

Face à la crise du Coronavirus et à ses conséquences économiques et sociales graves, les appels à la solidarité nationale formulés par des associations et des personnalités, dont celui de l’acteur et réalisateur Vincent Lindon dont le retentissement a été considérable, ne doivent pas rester lettre morte.

Ces prises de position fortes font écho au combat pour la justice sociale que conduisent à l’Assemblée nationale les parlementaires, femmes et hommes, et les groupes auxquels ils appartiennent, qui ont en commun de dénoncer la montée en puissance des inégalités, laquelle va de pair avec la dégradation des services publics dans notre pays.

Nous avons entendu ces paroles justes. Elles donnent voix à ceux qu’on n’entend pas, ou trop peu dans notre espace public, ceux, nombreux, pour qui la mondialisation n’est pas heureuse. Nous proposons, par cette résolution, que le Parlement, dont l’honneur doit être de porter les combats pour la Justice, les mette à disposition du peuple français, que le Parlement les transforme en un acte politique concret.

La crise du covid‑19 agit comme un révélateur des inégalités sociales criantes qui existent dans notre pays, des inégalités que les politiques libérales conduites depuis de trop nombreuses années par les gouvernements successifs ont renoncé à corriger et ont même directement contribué à renforcer. Cette crise, si on ne réagit pas, opérera comme un accélérateur de ces inégalités sociales insupportables.

Aujourd’hui, 10 % des plus fortunés détiennent à eux seuls plus de la moitié du patrimoine national. Ce constat implacable nous rappelle que les distinctions sociales ne sont plus fondées sur l’utilité commune.

Aujourd’hui, les fins de mois arrivent encore plus vite pour des millions de nos concitoyens des classes populaires. La crise du coronavirus et le confinement sanitaire, imposé comme mesure principale de lutte contre l’épidémie, ont soudain rendu visibles ces files de demandeurs de l’aide alimentaire ; ralenties, figées devant les tables des bénévoles associatifs par les règles de distances physiques, elles sont apparues soudain en pleine lumière. On les voyait moins auparavant, on les voyait peu, elles n’en existaient pas moins ! La crise a fait réapparaître le spectre de la faim sur le territoire de la sixième puissance économique mondiale. Cette crise et la crise économique et sociale qui viennent vont aiguiser ces précarités, exposer un plus grand nombre encore de nos concitoyens à leurs morsures, creuser les inégalités dans notre pays. Passées les premières semaines de l’urgence sanitaire et sociale ; passée la parenthèse protectrice des mesures massives de chômage partiel qui, pour nécessaires et indispensables qu’elles soient, montrent à quel point cols blancs et cols bleus ne sont pas logés à la même enseigne face aux conséquences économiques de l’épidémie ; passées les premières mesures de soutien à l’activité, alors que le chômage monte déjà, la société française va se trouver exposée à un raz‑de‑marée inégalitaire si nous nagissons pas politiquement.

La politique a d’écrasantes responsabilités dans la situation que connaît notre pays. Il faut y revenir pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et y apporter des réponses utiles et massives, dès demain.

Les applaudissements de nos soignants étaient sincères et nécessaires, dictés par le cœur, déclenchés par la conscience réactivée de notre destin commun face à un péril sanitaire exceptionnel. Mais ils ne doivent pas faire oublier à quel point notre système de santé, notre hôpital et ceux qui le font fonctionner ont été maltraités par une décennie de décisions politiques qui ont substitué à la logique des besoins qui détermine les soins celle de la calculette, des économies et du management. La Santé est passée à deux doigts d’être considérée comme une marchandise comme une autre. Après trois ans de mobilisations ininterrompues à l’hôpital, dans les EHPAD, après des démissions administratives en cascade et même des soignants brutalisés dans les cortèges syndicaux, des alertes à l’Assemblée nationale, des propositions législatives multiples, il aura fallu la crise du coronavirus, pour que le Président de la République, le Gouvernement se décident enfin à changer de ton et de vocabulaire. Mais pour guérir les maux de notre système de santé, de notre hôpital public, leur sousfinancement, il faudra plus que leurs mots à ce jour non suivis deffets.

Au‑delà de l’hôpital public et de la santé, l’appel de Vincent Lindon montre comment l’ensemble de nos services publics ont été progressivement abimés par les politiques libérales. Ils ont été fragilisés et amoindris par une logique marchande accélérée depuis la fin des années 1990. Cette logique a imposé des règles de fonctionnement calquées sur le management des entreprises privées, a commandé des privatisations et entraîné un bradage de nos outils de production pour satisfaire des appétits financiers, pour nourrir un système économique reposant de moins en moins sur le réel et les besoins communs, mais de plus en plus sur les circuits financiers, sur la récompense et l’enrichissement de quelques‑uns, au‑delà de toute mesure et au détriment du plus grand nombre. Le texte de Vincent Lindon rappelle les autoroutes au début des années 1990, Gaz de France, Altsom et récemment ADP, La Française des Jeux… Il évoque la crise des gilets jaunes, le cri de la France périphérique, de cette France nombreuse restée dans l’angle mort de la mondialisation heureuse des classes aisées des métropoles, cette France des employés.es et des ouvriers.ères que l’on retrouve au travail sans interruption depuis le début du covid‑19, derrière les caisses, dans les usines… ce cri monté des ronds‑points en faveur des services publics, du pouvoir d’achat, d’une démocratie moins formelle, d’un respect des territoires oubliés, ce mouvement réprimé et puis endormi avec 10 milliards et un débat creux destiné au bout du compte à donner du temps au temps libéral pour mieux pérenniser le statu quo libéral.

Cette déconstruction de l’État qui protège, d’un État stratège a pesé sur les plus fragiles d’entre nous, ceux dont le seul patrimoine est celui de la République. La France populaire et une partie de la France moyenne ont subi de plein fouet, depuis trois décennies, les politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie.

Le recul des services publics dans les territoires et l’accélération, le renforcement de la « loi du marché » sont les pierres angulaires de la situation actuelle. La crise des masques, des médicaments, de notre industrie du médicament, des équipements médicaux, des lits, des effectifs de soignants est le miroir de cette mécanique de déconstruction libérale implacable. Soudain un rayon de lumière violent a frappé ce miroir : le coronavirus.

Comme de nombreux parlementaires n’ont cessé de le faire depuis le début de cette mandature, l’appel de Vincent Lindon éclaire de manière salutaire pour la compréhension politique les liens qui existent entre l’affaiblissement de nos services publics, la montée des inégalités et des décisions politiques qui tapent sur les plus faibles ‑ rabotage des APL ‑ laminent l’État qui protège ‑ réforme du code du travail, réforme des retraites, réforme de l’allocation chômage ‑ et « en même temps » câlinent les plus riches ‑ suppression de l’ISF, allègement de l’impôt sur les profits financiers ‑ faisant mine de croire que l’augmentation de la fortune incommensurable des plus riches formera des ruisseaux puis des grandes rivières irriguant de richesses le pays tout entier… Une des erreurs majeures du libéralisme ‑ et de son avatar contemporain plus agressif encore, le néolibéralisme ‑ aura été de décompter de la richesse du pays les services publics, de considérer ces derniers comme une dépense et de les appauvrir, ce faisant dappauvrir le plus grand nombre car cette richesse de la Nation est celle qui est la mieux partagée.

« Des offrandes pour ceux qui n’ont besoin de rien, des sacrifices pour ceux qui ont besoin de tout », dénonce Vincent Lindon. Des économistes ont analysé en plein débat sur la réforme des retraites en février dernier que sur les 17 milliards d’euros distribués aux ménages depuis le début du quinquennat du Président de la République, « plus du quart (environ 4,5 milliards d’euros) est allé soutenir le revenu disponible des 5 % de ménages les plus aisés ». C’est dire ! Cette politique a pour effet de fracturer notre pays, d’attiser la colère sociale et territoriale et de nourrir la désaffection politique qui peut conduire au pire.

Le constat d’état d’urgence doit s’étendre aux besoins économiques et sociaux de notre société. « À période exceptionnelle, contribution exceptionnelle », plaide Vincent Lindon. Nous partageons pleinement cette idée et cette proposition à laquelle nous voulons donner corps par cette résolution.

Alors que les premières conséquences économiques et sociales de l’épidémie de coronavirus commencent à se faire lourdement sentir, il nous semble urgent de mobiliser par limpôt une part de la richesse nationale constituée de quelques points du patrimoine des plus riches, sans quaprès contribution ceuxci ne se trouvent privés daucun moyen de profiter pleinement de la vie et sachant que par ce moyen nous permettrons aux Français touchés par la crise de satisfaire des besoins sociaux élémentaires.

Comment ?

« En demandant aux plus grosses fortunes une solidarité en faveur des plus démunis », ainsi que l’expose l’acteur et réalisateur Vincent Lindon dans son appel publié le 6 mai 2020 sur le site de Mediapart.

« Cette idée juste et digne prendra la forme dune contribution exceptionnelle baptisée Jean Valjean conçue comme une forme dassistance à personnes en danger, financée par les patrimoines français de plus de 10 millions deuros […] à travers une taxe progressive de 1 à 5 % avec une franchise pour les premiers 10 millions. À période exceptionnelle, contribution exceptionnelle ! » À l’instar de Vincent Lindon, nous pensons que « tout amendement visant à pérenniser cet effort de réduction des inégalités » serait bienvenu. « Après tout, une fois peut devenir coutume ».

C’est pourquoi nous proposons que les années suivantes, à partir de 2021 une part du produit de cette taxe sur les plus hauts patrimoines soit affectée au renforcement des services publics dans notre pays.

« Daprès les économistes […] cette contribution exceptionnelle devrait représenter environ 36 à 37 milliards deuros qui seront distribués aux quelque 21,4 millions de foyers trop pauvres pour être assujettis à limpôt sur le revenu. Compte tenu de lurgence, lÉtat assurerait la trésorerie et abonderait marginalement la collecte, leur distribuant sans délai et sans prélèvement la somme de 2 000 €, à charge pour lui de recouvrer ultérieurement le produit de la contribution Jean Valjean ». Même si, à l’image de Vincent Lindon, nous ne doutons pas un instant « que les plus riches de nos concitoyens se réjouiront de lopportunité ainsi offerte de montrer leur patriotisme et leur générosité, il paraît prudent que les législateurs mettent en place des sanctions suffisamment dissuasives pour décourager les improbables mauvaises volontés. [Nous pensons] ici surtout à nos compatriotes domiciliés fiscalement à létranger, évidemment conviés à manifester leur solidarité. » Sans entrer dans le détail de ces sanctions, nous proposons ici, à la suite de l’auteur de l’appel, « une sanction essentiellement symbolique, car [nous croyons aussi] à la force des symboles ». Elle consistera à « alléger les réfractaires de leurs pesantes décorations, Ordre du Mérite ou Légion dHonneur, par exemple, pour leur permettre de gambader librement dans les couloirs des hôpitaux étrangers, voire français où ils seraient évidemment les bienvenus après avoir refusé de financer notre système de santé national et plus généralement notre service public, en un mot, leur pays. Bien sûr, [nous avons] ces précautions sans nulle doute inutiles, tous ces privilégiés étant bien conscients de ce quils doivent au pays qui les a formés et bien souvent enrichis. Mais la confiance nexcluant pas la prudence, de telles dispositions ne sauraient nuire ».

Il ne s’agit pas par cette résolution d’organiser l’aumône ou de nous substituer à la générosité individuelle que chacun peut librement exercer, mais bien d’organiser la solidarité et une répartition des richesses qui profite à un plus grand nombre de nos concitoyens afin de reprendre la page ouverte dans notre pays il y a 75 ans par le Conseil national de la Résistance.

Les nouveaux jours heureux doivent débuter par une réduction drastique des inégalités. La France ne doit pas voir réapparaître « Les Misérables ».

Considérant que la fragilisation de nos services publics et ses effets sur la gestion de la crise sanitaire du coronavirus et l’augmentation préoccupante des inégalités dans notre pays témoignent également d’une crise de notre démocratie représentative, pour faire droit à la demande d’un renforcement du pouvoir citoyen exprimée lors du mouvement des gilets jaunes puis lors de la récente mobilisation contre la privatisation d’ADP, nous demandons l’abaissement du seuil de déclenchement de la procédure référendaire du référendum d’initiative partagée (RIP), prévu à l’article 11 de notre Constitution depuis la réforme constitutionnelle de 2008, au recueil d’un million de signatures de soutien contre les 4,7 millions de soutiens aujourd’hui requis correspondant au 1/10e de l’actuel collège électoral.


proposition de rÉsolution

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu les articles 1er à 6 de la loi organique n° 2009‑403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34‑1, 39 et 44 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Considérant la crise sanitaire, économique et sociale que la France connaît depuis le 15 mars dernier et les inégalités socio‑économiques fortement ravivées durant cette période ;

Considérant que près de 12,4 millions de Français sont considérés comme potentiellement exposés à un risque économique et social ;

Invite à la mise en place d’une taxe dite « Jean Valjean » suivant la proposition faite publiquement le 6 mai dernier par l’acteur et réalisateur Vincent Lindon, dont l’objet serait de mettre à contribution immédiatement les plus hauts patrimoines du pays. Elle prendrait la forme d’une taxation progressive de 1 à 5 % et porterait sur une assiette fiscale qui concerne les patrimoines évalués à plus de 10 millions d’euros. Les produits de cette taxe alimenteraient un fonds de solidarité nationale, dont l’objet serait de participer à la réduction des inégalités en apportant un complément de revenu fiscal d’environ 2 000 euros aux 21,4 millions de Français exonérés aujourd’hui d’impôt sur le revenu.

Invite, à partir de l’année N+ 1, soit 2021, à ce qu’une part du produit de cette taxe, supérieure ou égale à son tiers, soit consacrée à un grand plan d’investissement visant à renforcer nos services publics, à commencer par celui de l’hôpital.

Invite le Gouvernement à mettre en place un régime de sanction exceptionnel pour les entreprises et personnes qui ont été reconnues coupable de fraude fiscale.

Invite à un abaissement du seuil de déclenchement de la procédure du référendum d’initiative partagée, prévu à l’article 11 de notre Constitution, au recueil d’un million de signatures de soutien contre les 4,7 millions de soutiens aujourd’hui requis correspondant au 1/10e de l’actuel collège électoral.