2008

 

 554

ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2018 - 2019

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 6 juin 2019

 

le 6 juin 2019

 

RAPPORT

 

au nom de

 

LOFFICE PARLEMENTAIRE DÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

 

sur

 

les apports des sciences et technologies

à la restauration de Notre-Dame de Paris

 

 

Compte rendu de l’audition publique du 23 mai 2019

et de la présentation des conclusions du 6 juin 2019

 

par

 

M. Cédric Villani, député, et M. Gérard Longuet, sénateur
 

 

Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Cédric VILLANI,

Premier vice-président de lOffice

 

 

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Gérard LONGUET,

Président de lOffice

 

 


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Composition de lOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques
et technologiques

 

 

 

 

Président

M. Gérard LONGUET, sénateur

 

Premier vice-président

M. Cédric VILLANI, député

 

 

Vice-présidents

 M. Didier BAICHÈRE, député M. Roland COURTEAU, sénateur

 M. Patrick HETZEL, député  M. Pierre MÉDEVIELLE, sénateur

 Mme Huguette TIEGNA, députée Mme Catherine PROCACCIA, sénateur

 

 

 

 

 

DÉputés

 

 

SÉnateurs

 

M. Julien AUBERT

M. Didier BAICHÈRE

M. Philippe BOLO

M. Christophe BOUILLON

Mme Émilie CARIOU

M. Claude de GANAY

M. Jean-François ELIAOU

Mme Valéria FAURE-MUNTIAN

M. Jean-Luc FUGIT

M. Thomas GASSILLOUD

Mme Anne GENETET

M. Pierre HENRIET

M. Antoine HERTH

M. Patrick HETZEL

M. Jean-Paul LECOQ

M. Loïc PRUD’HOMME

Mme Huguette TIEGNA

M. Cédric VILLANI

 

 

 M. Michel AMIEL

 M. Jérôme BIGNON

 M. Roland COURTEAU

 Mme Laure DARCOS

 Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS

 Mme Véronique GUILLOTIN

 M. Jean-Marie JANSSENS

 M. Bernard JOMIER

 Mme Florence LASSARADE

 M. Ronan Le GLEUT

 M. Gérard LONGUET

 M. Rachel MAZUIR

 M. Pierre MÉDEVIELLE 

 M. Pierre OUZOULIAS

 M. Stéphane PIEDNOIR

 Mme Angèle PRÉVILLE

 Mme Catherine PROCACCIA

 M. Bruno SIDO

  


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SOMMAIRE

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Pages

CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE « les apports des sciences et technologies à la restauration de NotreDame de Paris »

A. Une audition publique visant à présenter des points de vue scientifiques et techniques aussi complets que possible

B. Un sinistre majeur, dont on pourra cependant retirer des connaissances nouvelles d’une grande richesse

1. Un sujet d’une grande complexité, mêlant tous les domaines et tous les plans, et requérant des moyens à la hauteur des enjeux, pour une conservation entendue dans un sens large

2. Au-delà des difficultés, des éléments rassurants et porteurs d’avenir

C. En conclusion l’Office émet deux recommandations principales

1. Prendre le temps indispensable au diagnostic, avant d’en tirer les conséquences qui s’imposent

2. Donner à la recherche les moyens financiers et humains à la hauteur des enjeux de la conservation et de la restauration de ce monument historique unique et connu du monde entier

travaux de l’office

I. compte rendu de l’audition publique du jeudi 23 mai 2019

A. Première table ronde – Les enjeux scientifiques de la restauration des monuments historiques : l’exemple de Notre-Dame de Paris

B. Seconde table ronde – La recherche au service de la restauration des monuments historiques

II. EXTRAIT DU COMPTE RENDU de la réunion du jeudi 6 juin 2019 présentant les conclusions de l’audition publique


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   CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE « les apports des sciences et technologies à la restauration de Notre‑Dame de Paris »

 

Dès après l’incendie du 15 avril 2019, qui a détruit la toiture et la flèche de la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’Office a souhaité organiser une audition publique sur le thème des sciences et de la technologie à l’appui de la restauration de ce monument emblématique de la France et de Paris.

Si certains thèmes de travail sont récurrents dans les travaux de l’Office (évaluation de la stratégie de recherche, du suivi de la sûreté nucléaire, de la rénovation énergétique des bâtiments ou de l’évaluation de la loi de bioéthique, etc.), la reconstruction de la toiture de Notre-Dame était un thème inhabituel et d’actualité, qui constituait une belle illustration de l’expertise que l’Office est en mesure de mobiliser pour éclairer la représentation nationale, dans un délai très court.

Par ailleurs, il s’agissait de s’inscrire dans l’agenda de l’examen concomitant, par les commissions chargées des affaires culturelles de l’Assemblée nationale et du Sénat, du projet de loi pour la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet. C’est pourquoi l’Office a centré ses travaux sur les seuls aspects scientifiques et technologiques du sujet, en veillant en particulier à ne pas entrer dans la polémique autour des modalités de la reconstruction, à l’identique ou pas. Accessoirement, cette audition publique a confirmé, si besoin était, que tout projet de loi un tant soit peu complexe techniquement, gagnerait à être précédé d’une étude d’impact scientifique et technique à niveau. Une évolution des études d’impact([1]) accompagnant obligatoirement les projets de loi pourrait opportunément être envisagée en ce sens.

A.   Une audition publique visant à présenter des points de vue scientifiques et techniques aussi complets que possible

L’audition publique de l’Office a pris la forme de deux tables rondes : la première consacrée aux enjeux scientifiques de la restauration des monuments historiques, à travers l’exemple de Notre-Dame de Paris ; la seconde à la recherche au service de la restauration des monuments historiques.

La première table ronde, centrée sur le cas du chantier de Notre-Dame, et sur le cadre international et les institutions nationales en charge de la restauration des grands monuments historiques, a permis d’entendre successivement :

– M. Jean-François Lagneau, architecte en chef, inspecteur général des monuments historiques honoraire, historien de l’architecture et président pour la France du Conseil international des monuments et des sites (Icomos), une organisation non gouvernementale de professionnels qui se consacre, en lien avec l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), à la conservation et à la protection des monuments ;

– M. Olivier de Rohan-Chabot, président de la Fondation pour la sauvegarde de l’art français, qui cofinance la restauration de nombreuses églises de notre pays ;

– deux conservateurs régionaux des monuments historiques, M. Pascal Mignerey, directeur du pôle architecture et patrimoine de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Auvergne-Rhône-Alpes, et Mme Cécile Ullmann de la DRAC de Bourgogne-Franche-Comté, intervenant sur le rôle de la maîtrise d’ouvrage et l’apport des sciences au profit des chantiers de restauration ;

– un point sur le chantier de Notre-Dame de Paris par M. Pascal Prunet, architecte en chef des monuments historiques, membre de l’équipe de maîtrise d’œuvre de Notre-Dame. Cette équipe est placée sous l’autorité de M. Philippe Villeneuve, qui n’avait cependant pu se libérer pour participer à l’audition publique ;

– M. Philippe Dillmann et Mme Martine Regert, chargés de mission auprès du président-directeur général du CNRS, qui a constitué un groupe de travail pour coordonner au sein du CNRS la production des recherches scientifiques liées à la fois au chantier de restauration de Notre-Dame et à la conservation des matériaux, des données et des connaissances ;

– Mme Aline Magnien, conservatrice générale du patrimoine, directrice du Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH) du ministère chargé de la culture ;

– ainsi qu’un représentant des « utilisateurs » religieux du site, le père Yves Combeau, prêtre dominicain, ancien élève de l’École nationale des Chartes.

La seconde table ronde, avec divers éclairages scientifiques thématiques spécifiques, a permis d’entendre des représentants des différentes disciplines concernées tant par l’appui à apporter au chantier en cours, qu’il s’agisse notamment des choix et contraintes pesant sur les matériaux (bois, pierre, métal, béton le cas échéant), ou des connaissances qui pourront être obtenues à partir du sinistre, grâce à l’analyse de ses décombres.

Ont ainsi pu être successivement entendus, avec des éclairages très complémentaires :

– M. Arnaud Ybert, maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale, président de l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris, pour présenter une synthèse de la démarche et des travaux de cette association ;

– M. Livio De Luca, directeur de recherche au CNRS, directeur du laboratoire Modèles et simulations pour l’architecture et le patrimoine (MAP), pour présenter les perspectives offertes par la modélisation 3D, les différents relevés effectués ces dernières années à l’intérieur et à l’extérieur de Notre‑Dame de Paris ;

– M. Maxime L’Héritier, maître de conférences en histoire médiévale, à l’Université Paris 8, et chercheur aux laboratoires Histoire des pouvoirs, savoirs et sociétés (HISPOSS) et Archéologies et sciences de l’Antiquité (ArScAn), pour évoquer les enjeux de l’étude des métaux dans la construction du monument ;

– un représentant de l’Académie des technologies, M. Yves Malier, ingénieur-conseil, ancien directeur de l’École normale supérieure de Cachan, professeur émérite de l’École nationale des ponts et chaussées, pour traiter de l’apport possible des nouveaux bétons ;

– Mme Lise Leroux, géologue et ingénieur de recherche au pôle pierre du Laboratoire de recherche des monuments historiques, pour évoquer l’identification des pierres dans le bâti et les sculptures, la prospection dans les carrières anciennes et actuelles, préalable à la restauration et à la conservation ;

– M. Bernard Thibaut, directeur de recherche émérite au CNRS au sein du Laboratoire de mécanique et génie civil (LMGC) de l’université de Montpellier, pour aborder les techniques de mise en œuvre du bois dans les charpentes de cathédrales, ainsi que leur actualité ;

– enfin, M. Loïc Bertrand, directeur d’IPANEMA, laboratoire de développement de méthodes avancées de caractérisation de matériaux de l’archéologie, situé sur le site du synchrotron SOLEIL, et directeur scientifique de l’European Research Infrastructure for Heritage Science, pour présenter les applications possibles du synchrotron à la restauration de Notre-Dame.

Ces interventions ont été complétées, pour les deux tables rondes, par la possibilité ouverte aux internautes intéressés de déposer des questions sur la plateforme en ligne utilisée par l’Office à cet effet, les questions étant présentées de manière synthétique par la sénatrice Laure Darcos et témoignant de préoccupations générales, ou au contraire très pointues et techniques.

De cette matinée d’audition publique, ressort le double constat de la complexité du chantier et du sujet, mais aussi des avancées que celui-ci permettra et dont il pourra également bénéficier.

 

B.   Un sinistre majeur, dont on pourra cependant retirer des connaissances nouvelles d’une grande richesse

1.   Un sujet d’une grande complexité, mêlant tous les domaines et tous les plans, et requérant des moyens à la hauteur des enjeux, pour une conservation entendue dans un sens large

Le premier constat qui peut être dressé est celui de la complexité, à tous points de vue.

La complexité est d’abord celle de la très grande technicité de certains problèmes évoqués, avec des sujets préoccupants et urgents de sécurité et de santé publique, qu’il s’agit de traiter sans retard.

Toutes les sciences se sont invitées dans ce sujet, qu’elles soient humaines ou exactes, et que ce soit dans l’analyse et le diagnostic ou dans le ou les projets de reconstruction. Doivent ainsi être examinées simultanément des questions mécaniques, physiques, chimiques, de santé publique notamment avec la dissémination, sous forme d’aérosol, du plomb fondu provenant de la toiture disparue, de matériaux, voire de climat. Au surplus, ces enjeux scientifiques peuvent interagir les uns avec les autres.

La reconstruction de Notre-Dame de Paris combine ainsi l’histoire des hommes, l’histoire des idées, des techniques et des sciences, et l’histoire des projets, très intimement entremêlées au cas d’espèce. Il s’agit ici à la fois de reconstituer les pratiques du passé, et de s’interroger sur les pratiques du présent et du futur.

Certains aspects, qui peuvent apparaître traditionnels et largement connus, comme la thématique des pierres – que ce soit celles qui restent ou celles qu’il faudra remplacer –, devront être entièrement revisités, tant il y a de manières de les analyser. Il faut notamment enquêter sur les modifications de leurs propriétés, comme de celles des mortiers qui les lient, consécutives à l’intensité de la chaleur de l’incendie. Dans tous les cas, cela nécessitera beaucoup de ressources humaines et de moyens. En particulier, se manifeste d’ores et déjà le besoin de compétences dans toutes sortes de métiers techniques.

Le sujet de la préservation indispensable et stratégique de certaines compétences techniques « pointues » est d’ailleurs bien connu de l’Office, si l’on pense par exemple au besoin de soudeurs de haut niveau pour la filière nucléaire([2]). De même, ce sujet fait pleinement résonance avec des thèmes déjà abordés par l’Office parlementaire, par exemple avec la mention du Synchrotron Soleil, évoqué récemment dans une note scientifique sur les grands accélérateurs de particules([3]).

Les enjeux de médiation, de communication, de formation sont importants, même s’ils échappent au domaine de compétence de l’Office et ressortissent plutôt aux travaux des commissions permanentes compétentes sur le fond.

L’usage de la cathédrale, à la fois lieu touristique de notoriété mondiale, entraînant une fréquentation sans doute excessive au regard de ses capacités d’accueil, et lieu de culte essentiel pour la communauté catholique française, interroge sur le sens, sur l’usage du bâtiment et sur l’efficacité des solutions techniques qui seront retenues dans le cadre de la reconstruction. Ce sujet doit être au cœur de la réflexion, des débats et des décisions.

Deux particularités importantes complètent enfin ce rapide bilan et doivent être également dûment prises en compte.

La première tient au fait que la restauration de la cathédrale s’opère sous le regard attentif des médias, y compris à l’échelle internationale. Cela incite souvent à des réactions rapides, ce qui ne facilite pas la prise de décision sereine.

La seconde résulte de ce que ce sujet, marqué par sa complexité, est tout à la fois parisien, français, scientifique, politique, religieux et républicain. Il s’inscrit au surplus dans un cadre international, celui de la charte de Venise de 1964, rappelé par l’ICOMOS, et de l’Unesco. C’est pourquoi, au-delà de la coordination européenne entre les ministres chargés du patrimoine des différents pays, et pour assister l’État, seul responsable in fine du choix d’intervention pour la cathédrale Notre-Dame, l’ICOMOS([4]) a ainsi préconisé l’installation d’un comité scientifique composé d’experts et de représentants de la société civile, en liaison avec le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco. Cette pratique est fréquente dans ce type de cas, hélas récurrents([5]). Un tel appui international présente un double avantage : il permet de bénéficier des compétences qui existent dès à présent dans le monde entier, et ensuite de faire bénéficier d’autres pays de l’expérience acquise à cette occasion.

2.   Au-delà des difficultés, des éléments rassurants et porteurs d’avenir

Il ressort des interventions des différents experts entendus que, au-delà de cette complexité, les compétences, techniques et moyens existent. Ainsi, des pénuries sont certes possibles pour retrouver des pierres compatibles avec celles utilisées historiquement, mais elles pourront être gérées en prospectant de nouvelles carrières ou en en rouvrant certaines actuellement fermées. En revanche, et cela est rassurant au regard de ce qui a pu être dit par erreur, il n’existe pas de pénurie pour trouver des bois si la charpente est reconstruite dans ce matériau. La difficulté sera plutôt d’identifier les arbres adaptés dans une forêt française très riche, mais les bases de données disponibles faciliteront cette opération.

Quant au métal, il prend de très nombreuses formes dans un édifice comme la cathédrale Notre-Dame de Paris, et est porteur d’un grand nombre d’enseignements sur l’histoire des techniques.

Les caractéristiques de matériaux plus récents, comme le béton, doivent aussi être examinées de manière approfondie : celui-ci a bénéficié d’améliorations substantielles, notamment avec les efforts d’entreprises françaises.

Les techniques du présent, comme la numérisation 2D ou 3D du bâtiment, avant et après l’incendie, et déjà prometteuses, comme l’utilisation du Synchrotron Soleil, se mettent également au service de ce projet protéiforme.

Au-delà de l’enjeu immédiat de la reconstruction proprement dite de la cathédrale, les retombées positives seront considérables pour la conservation des autres monuments historiques comme pour l’enrichissement, l’approfondissement des connaissances de l’histoire des techniques médiévales. L’acquisition de savoirs, de pratiques, de compétences pourra bénéficier de ce chantier. De nouvelles procédures, aussi bien d’organisation humaine que techniques – mieux éviter un incendie, améliorer la surveillance et les modes d’alerte,…– pourront être envisagées. Dans cette perspective, le travail de l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre Dame de Paris, pour rassembler les compétences et les diffuser sous forme de fiches opérationnelles, définira le socle d’un ensemble de pratiques qui pourront faire école pour d’autres situations de crise dans le futur. Il en va de même pour l’initiative prise par le CNRS, et des travaux du LRMH.

Sous un angle très différent, dans le sens de la tribune récemment publiée dans La Vie([6]), le cas de la reconstruction de Notre-Dame a permis à l’Office d’aborder la terra jusqu’alors incognita pour lui des croyances, des convictions et des spiritualités, dans un dialogue quasi syncrétique avec les sciences et les technologies.

Enfin, il doit également être possible de faire en sorte que la durée longue d’immobilisation de Notre-Dame permette de faire appréhender le monument de façon différente : par exemple par des regards croisés entre le passé et le futur, ou en présentant le lieu et le chantier au public sous forme de réalité virtuelle ou augmentée, ou encore en créant à cet effet un espace de culture scientifique.

 

C.   En conclusion l’Office émet deux recommandations principales

1.   Prendre le temps indispensable au diagnostic, avant d’en tirer les conséquences qui s’imposent

La première question qui se pose est celle de l’échelle des temps, entre l’urgence « impérieuse », évoquée par les responsables du chantier actuel pour sécuriser le site, le temps des analyses et enquêtes, celui de la construction et celui de la mise en place du projet. Sans que les travaux de recherche ne retardent inutilement le projet de reconstruction, il faut respecter le temps incompressible du diagnostic.

2.   Donner à la recherche les moyens financiers et humains à la hauteur des enjeux de la conservation et de la restauration de ce monument historique unique et connu du monde entier

Ce projet de reconstruction est emblématique. Il faut que l’État se donne les moyens de faire en sorte qu’on puisse dire plus tard que l’événement de l’incendie du 15 avril 2019 a été refondateur d’un ensemble de savoirs et de pratiques. Il faut même que, de cette destruction qui a attristé les parisiens, croyants ou non, les Français plus généralement, mais au-delà aussi le monde entier, nous puissions retirer la création de compétences et de pratiques au profit de ce but commun, et plus généralement, de la restauration et de la conservation des monuments qui font, qui sont l’Histoire de notre pays.

Au-delà du temps de la réflexion et de la concertation, il faut aussi des moyens, des compétences et des personnes disponibles, ainsi qu’une coordination efficace entre autorités concernées. Pour ce chantier, qu’il s’agisse de reconstruction, de restitution, ou de restauration, la réponse doit être au niveau de qualité de l’engagement observé de la part des uns et des autres, de l’enthousiasme venu du monde entier, de l’implication de tous les corps de métiers et spécialités. Plus simplement dit, la réponse doit être à la hauteur des enjeux et ne pas décevoir.

Doivent naturellement prendre part à cet effort l’État, les grands organismes de recherche, les fondations mais aussi certaines collectivités territoriales, parfois inattendues, comme on l’a bien vu dans l’exposé de M. Bertrand évoquant le rôle de la région Île-de-France à travers le synchrotron Soleil. La science a donné sans compter et il apparaît maintenant légitime de considérer l’apport de la science comme faisant partie intégrante de l’effort de restauration. Dans le budget de reconstruction, la reconstruction architecturale vient naturellement en premier, mais l’effort de recherche fait en lien direct ou indirect avec ce très grand chantier, doit également être pris en compte. Ce travail de synergie sera un enjeu majeur, y compris s’agissant des moyens. Cette audition, décidée et organisée dans un délai court après le funeste incendie du 15 avril, est intervenue juste avant l’examen par le Sénat du projet de loi consacré à la restauration de Notre-Dame. Elle a ainsi permis un débat plus riche sur les évolutions nécessaires du texte et notamment la prise en compte des enjeux scientifiques et technologiques de la restauration de la cathédrale. Des modifications pourront, le cas échéant, encore être proposées dans la suite de la procédure parlementaire d’examen de ce texte. Il conviendrait en particulier de prévoir que la notion de « conservation », au sens du projet de loi, inclut les travaux de recherche utiles à la restauration et à la reconstruction, de façon à pouvoir mobiliser une partie des fonds collectés dans le cadre de la souscription nationale. Les besoins sont conséquents, et la reconstruction bénéficiera considérablement des résultats de ces recherches, qui ne peuvent toutes être financées uniquement par le budget des organismes concernés, sans conséquences pour ces derniers.

 

 


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   travaux de l’office

I.   compte rendu de l’audition publique du jeudi 23 mai 2019

Audition publique, ouverte à la presse, sur les apports des sciences et technologies à la restauration de Notre-Dame de Paris

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous accueillons des invités venus nombreux sur un sujet majeur. Ils bénéficient tous d’une expérience, d’une autorité et d’une compétence reconnues. Je les remercie très sincèrement au nom du Parlement, puisque l’Office représente les deux chambres. Nous n’avons pas choisi par hasard la salle René Monory, l’ancienne chapelle du Sénat. Dans un tel symbole de la tradition catholique de la France, nous ne pourrons que mieux comprendre ce qui nous rassemble, dans le respect, naturellement, de la laïcité et de la séparation de l’Église et de l’État. La France possède une histoire, des racines et une culture, même si tel n’est pas ici le propos de nos travaux. Je remercie également Cédric Villani qui a eu l’idée de ces tables rondes ; c’est un service qu’il rend à l’Office et au Parlement, en nous plaçant au cœur de l’actualité sur un sujet intéressant le grand public et en nous permettant de contribuer à un débat approfondi et respectueux dans une société médiatique, une société de l’instant, de l’émotion et, parfois, de l’amnésie.

Je présiderai la première table ronde consacrée aux enjeux scientifiques de la restauration des monuments historiques. La seconde le sera par Cédric Villani et traitera de la recherche technologique mise au service de la restauration des monuments historiques. Elles seront diffusées en direct sur le site Internet du Sénat puis en différé sur les sites des deux assemblées. Des internautes pourront aussi nous interpeller. Notre collègue Laure Darcos assurera le lien avec la plateforme de recueil des questions des internautes.

L’architecte en chef des monuments historiques responsable du chantier de Notre‑Dame, Philippe Villeneuve, n’a pu hélas nous rejoindre : il accueille les rapporteurs des commissions de la culture et des finances du Sénat dans le cadre du projet de loi que le Gouvernement a souhaité présenter pour accélérer, faciliter et assouplir les conditions juridiques de la rénovation. Je remercie Pascal Prunet, également architecte en chef des monuments historiques membre de l’équipe de la maîtrise d’œuvre de Notre-Dame de Paris, d’avoir accepté de le remplacer.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Je remercie à mon tour les participants à nos tables rondes qui ont pris le temps de venir contribuer à nos travaux. Il est essentiel de mettre en lumière, pour nos collègues parlementaires comme pour nos concitoyens, l’étendue des études scientifiques menées en lien avec la conservation et la restauration de notre patrimoine architectural ; elles contribueront de façon décisive aux efforts mis en œuvre depuis le drame du 15 avril pour sauver la cathédrale Notre-Dame de Paris et la rétablir dans toute sa majesté.

Je tiens à remercier tout particulièrement les académies, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le ministère de la culture pour leur aide dans l’organisation des deux tables rondes et salue l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris, représentée par son président Arnaud Ybert, qui aide et conseille les autorités en charge du projet, et remercie en particulier son porte-parole Olivier de Châlus qui nous a aidés à préparer cette matinée.


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A.   Première table ronde – Les enjeux scientifiques de la restauration des monuments historiques : l’exemple de Notre-Dame de Paris

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Jean-François Lagneau, vous êtes architecte en chef, inspecteur général des monuments historiques honoraire, historien de l’architecture et président pour la France du Conseil international des monuments et des sites (Icomos). Il s’agit d’une organisation non gouvernementale (ONG) de professionnels qui se consacre, en lien avec l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), à la conservation et à la protection des monuments. À titre personnel, j’aimerais savoir comment s’applique la charte de Venise.

Nous entendrons ensuite le président de la Fondation de la sauvegarde de l’art français, président d’honneur de la Société des amis de Versailles et ancien directeur de la Fondation du patrimoine, Olivier de Rohan-Chabot.

M. Jean-François Lagneau, président dIcomos. – Icomos est effectivement une ONG qui se consacre à la préservation du patrimoine culturel mondial. Nos membres sont répartis en 110 comités nationaux ; je préside le comité français. Nous élaborons progressivement un corpus de textes doctrinaux servant de fondement aux politiques de conservation. Le plus connu, vous le citiez, est la charte de Venise de 1964 qui reprend les recherches des théoriciens de la restauration en confirmant la prééminence de l’authenticité de la matière et la préférence pour la conservation. S’agissant des conséquences d’un événement traumatique, la déclaration de Dresde a amorcé le débat en 1982, puis le document de Nara, de 1994, a élargi la notion d’authenticité à l’immatériel ; ils ont été complétés en 2000 par la charte de Cracovie. Il en ressort que la reconstruction à l’identique est admise lorsque des motivations sociales et culturelles la justifient. La demande sociale constitue dès lors une donnée reconnue et incontournable, au même titre que l’analyse des experts.

S’appuyant sur nos travaux, l’Unesco nous a associés à la Convention du patrimoine mondial de 1972 : nous constituons son organisation consultative pour les biens culturels et intervenons pour les dossiers d’inscription et le suivi des projets. Les rives de la Seine appartiennent ainsi au patrimoine mondial depuis 1991. Ces dernières années, nombre d’événements tragiques – catastrophes naturelles, accidents ou faits de guerre – ont affecté gravement le patrimoine. Je pense notamment à l’incendie du bazar de Tabriz en Iran la semaine dernière. L’Unesco nous a demandé, en 2016, de préciser quelle attitude post-traumatique il convenait d’adopter dans de telles circonstances.

Il convient de rappeler quelques notions, fréquemment sources de malentendus : restauration, réparation, reconstruction, récupération et restitution ne recouvrent pas la même définition selon que les termes s’appliquent à tout ou partie d’un édifice. La restauration consiste à faire perdurer un édifice et à lui conserver son intégrité. Selon la charte de Venise, elle n’est admise que si elle se fonde sur le respect de la substance ancienne et sur des documents authentiques et cesse où commence l’hypothèse. La restitution rétablit tout ou partie d’un édifice à l’identique. Pour résumer : restaurer signifie réparer et restituer, rétablir. Nous parlons souvent, s’agissant de Notre-Dame, de reconstruction. Il s’agit d’une facilité de langage : on reconstruit un édifice entièrement détruit, on restitue un élément disparu, on restaure un monument. Au-delà des mots, quel est l’objectif recherché ? Conserver un témoignage douloureux ou, au contraire, l’effacer ? Restaurer l’édifice à l’identique afin de faire revivre un symbole ou restituer les parties détruites dans un autre style pour conserver la trace du traumatisme vécu ? Ce choix primordial déterminera le projet architectural. Les exemples passés montrent que chaque intervention de stricte conservation, de restauration, de reconstruction, voire d’éradication, est issue d’une demande sociale relayée par le pouvoir politique. S’agissant d’édifices emblématiques, la reconstruction à l’identique est souvent considérée comme un remède au traumatisme. Nous l’avons récemment observé en Italie, à l’Aquila et à Norcia.

Notre méthodologie constitue une aide à la décision qui doit être conduite sans idée préconçue ; elle n’a nullement la prétention de se substituer aux décideurs institutionnels. Par définition, tout bien inscrit sur la liste du patrimoine mondial possède une valeur universelle exceptionnelle (VUE), assise sur des attributs matériels et immatériels. Lors d’une destruction, il importe d’évaluer précisément et méthodiquement les atteintes à ces attributs, puis d’identifier les options permettant leur rétablissement ou leur substitution. Concernant les attributs matériels, il convient de définir les formes, les matériaux et les techniques utilisés, dans le respect du critère de développement durable.

Pour assister l’État, seul responsable in fine du choix d’intervention pour la cathédrale Notre-Dame, nous préconisons l’installation d’un comité scientifique composé d’experts et de représentants de la société civile, en liaison avec le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco. Le projet sera ensuite porté par des professionnels aguerris qui mettront en œuvre le parti architectural retenu. C’est ainsi que le bien pourra retrouver sa VUE et que sera assurée sa transmission aux générations futures.

M. Olivier de Rohan-Chabot, président de la Fondation de la sauvegarde de lart français. – Je partage l’analyse de Jean-François Lagneau. La Fondation de la sauvegarde de l’art français représente le premier mécène privé des églises et des chapelles de France. Elle se consacre, depuis cent ans, à empêcher le démembrement et la vente à l’étranger de notre patrimoine, ainsi que sa destruction. Nous nous occupons de bâtiments bien plus modestes que la cathédrale Notre-Dame, qui représentent, en quelque sorte, les Notre-Dame de nos villages. Nous observons néanmoins ce qui concerne la cathédrale avec un intérêt particulier : les choix réalisés illustreront la volonté de la France de conserver son patrimoine de la meilleure façon possible. Les édifices auxquels nous apportons un soutien ne bénéficient pas toujours du secours des architectes en chef des monuments historiques, ni d’aides de l’État. Je souhaite que le chantier de Notre‑Dame soit réalisé avec une excellence pouvant être donnée en exemple à nos villes et à nos villages.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Je donne à présent la parole à deux conservateurs régionaux des monuments historiques, Pascal Mignerey, directeur du pôle architecture et patrimoine de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Auvergne-Rhône-Alpes, et Cécile Ullmann de la DRAC de Bourgogne-Franche-Comté, un territoire d’une immense richesse. Ils interviendront sur le rôle de la maîtrise d’ouvrage et l’apport des sciences sur un chantier de restauration.

J’ai présidé la région Lorraine. Dans les années 1880, pendant l’annexion allemande, le toit de la cathédrale de Metz a brûlé à cause d’une fusée d’un feu d’artifice. La charpente a été reconstruite et les travaux financés par Guillaume II, puisque la Moselle et l’Alsace étaient alors directement rattachées à l’empereur. Son souhait s’est porté sur une structure moderne réalisée en fer. Il a fallu la tragédie du 15 avril pour que les Messins, les Mosellans et les Lorrains apprennent cette particularité.

M. Pascal Mignerey, directeur du pôle architecture et patrimoine de la direction régionale des affaires culturelles dAuvergne-Rhône-Alpes. – Je vous propose à titre liminaire un bref rappel historique sur le service des monuments historiques. Le mouvement romantique, en particulier Victor Hugo, s’est inquiété de la disparition du patrimoine. En 1825, dans un texte célèbre intitulé « Guerre aux démolisseurs », Victor Hugo réclame une loi pour le préserver. Un poste d’inspecteur des monuments historiques, qui sera notamment occupé par Prosper Mérimée, est créé en 1830. Avec l’aide des préfets de département, il inventorie les monuments dignes d’intérêt nécessitant des travaux ; une première liste de mille monuments est établie en 1840, puis progressivement complétée jusqu’à compter 45 000 édifices environ. Des recherches historiques et archéologiques permettent de définir l’intérêt artistique, historique et scientifique d’inscrire un monument sur cette liste.

La doctrine en matière d’intervention s’est forgée au fil du temps et des opérations : elle s’arrête où débute l’hypothèse. Au XIXe siècle, Eugène Viollet‑le‑Duc va restaurer la cathédrale Notre-Dame, alors dans un état déplorable. Il reconstitue la flèche détruite au dix-huitième siècle à partir d’éléments de recherche : elle n’est nullement une invention ! Après celle de 1825, les lois de 1877 et de 1913, codifiées depuis dans le code du patrimoine, précisent les conditions de la préservation du patrimoine.

Le patrimoine français appartient à 49 % à des particuliers, à 45 % aux collectivités territoriales et pour le reste, soit environ 5 %, à l’État. Parmi la minorité d’édifices qui relèvent de l’État figurent les cathédrales, pour lesquelles le ministère de la culture et les DRAC sont maîtres d’ouvrage des travaux de restauration. Ils interviennent en matière d’accompagnement scientifique, culturel et archéologique, en termes d’études, mais également de financement pour l’intégralité des coûts. Le contrôle scientifique et technique des travaux de restauration tel qu’il est pratiqué en France constitue un exemple pour de nombreux pays européens.

Mme Cécile Ullmann, membre de la direction régionale des affaires culturelles de Bourgogne-Franche-Comté. – Dans les cas de restauration complexes, les conservations des monuments historiques peuvent faire appel à de multiples disciplines scientifiques qui viennent appuyer le maître d’œuvre. Elles définissent aussi les études qu’il convient de réaliser en amont du projet, coordonnent les prestataires des études et intègrent leurs résultats aux diagnostics et propositions de restauration. De la qualité des études dépend donc celle du projet. Le travail de recherche s’accompagne d’une démarche indispensable de redistribution de la connaissance à la communauté scientifique et au grand public. J’illustrerai mon propos par les exemples de la cathédrale d’Autun, de l’abbaye de Cluny, de la basilique de Vézelay et de la chapelle Notre-Dame du Haut de Le Corbusier à Ronchamp.

Les sciences documentent et concourent à la définition du projet. Les recherches peuvent concerner l’histoire de l’édifice pour légitimer un choix de restauration, la connaissance des matériaux au moyen de l’archéologie du bâti et de l’origine des pathologies pour définir des protocoles de restauration. À Cluny, il fallait redonner à lire l’état roman détruit de l’abbaye. Le recours à l’archéologie du bâti a permis de découvrir l’implantation de la première église et de la salle capitulaire, disparues dans les maçonneries du dix-septième siècle. Les études réalisées en amont de la définition du projet ont donné lieu soit à des restitutions, soit à l’adaptation des circuits de visite et à la réalisation de supports de médiation.

Définir l’origine des pathologies et leur caractère évolutif ressortit également au rôle des sciences au service des projets de restauration. Sur les portails de la basilique de Vézelay, en 2009, l’observation de fissures parcourant le tympan de la Pentecôte a conduit à une intervention en urgence accompagnée d’une campagne d’études et de travaux, pendant laquelle la conservation des monuments historiques a assisté la commune propriétaire. Le financement des travaux a été inscrit dans deux contrats de plan État-région successifs. La conservation a également mis en place un comité scientifique international chargé d’accompagner le projet de sa réflexion ; elle en assure le secrétariat. L’enjeu des études était d’identifier l’origine des fissures et de vérifier leur caractère évolutif. Les architectes en chef se sont entourés d’équipes pluridisciplinaires, associant notamment un historien de l’art chargé de travailler sur les archives, d'archéologues du bâti pour préciser le mode constructif de l’avant-nef, d'un bureau d’études structures chargé des descentes de charges, d'un restaurateur de sculptures afin de préciser les techniques de taille et d'un laboratoire d’analyse des matériaux pour identifier les matériaux exogènes, sources potentielles d’altération du monument. Après dix ans d’études, l’État a acquis sur ce chef-d’œuvre du patrimoine mondial un niveau de connaissances exceptionnel. Les propositions d’intervention ont ensuite été présentées devant la commission nationale du patrimoine et de l’architecture afin d’assurer une parfaite collégialité de la décision, en application de la charte de Venise qui rappelle que les choix de restauration ne peuvent dépendre du seul auteur du projet. Les déformations du tympan, qui dataient en réalité de son montage, ont été stabilisées grâce à des interventions peu intrusives, alors qu’étaient envisagées, avant les études, des reprises structurelles lourdes.

La science peut aussi contribuer à définir les protocoles de restauration, comme à la chapelle de Le Corbusier à Ronchamp, confrontée à une fissuration du béton. Le projet dans un tel cas consiste à conserver le matériau d’origine, à refermer les fissures et à redonner au monument un état conforme à sa présentation d’origine. Deux ans de phase expérimentale ont été nécessaires pour tester plusieurs procédés et matériaux, avec l’appui du laboratoire de recherche des monuments historiques, et retenir le plus adapté.

Un chantier peut enfin représenter l’occasion d’approfondir la connaissance du monument. Lors de la restauration du portail du Jugement dernier de la cathédrale d’Autun, les échafaudages ont été ouverts aux chercheurs, aux archéologues, aux archivistes et aux historiens de l’art dont les observations ont été rassemblées dans un ouvrage coordonné par le service des monuments historiques. Il est ainsi plus aisé de mettre en œuvre, pour des édifices exceptionnels et fragiles, une politique de conservation préventive. À Vézelay, par exemple, les maçonneries de l’avant-nef seront instrumentées après la restauration des portails pour surveiller, dans le temps long, les mouvements qui pourraient l’affecter. Les sciences et les technologies apparaissent donc souvent indispensables pour documenter le monument, au stade de la définition d’un projet de restauration comme en cours de chantier.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Vos missions s’inscrivent dans la durée. Nous ne pouvons vous reprocher de travailler pour les siècles, nous qui nous trouvons sous le regard attentif de Saint-Louis qui n’a, hélas, pas connu Notre‑Dame !

M. Pascal Prunet, architecte en chef des monuments historiques, membre de léquipe de maîtrise dœuvre de Notre-Dame de Paris. – Saint‑Louis a commandé les travaux du transept de Notre-Dame, qui marque l’avènement du classicisme gothique.

J’ai intégré l’équipe de maîtrise d’œuvre de Notre-Dame, à la demande de Philippe Villeneuve, il y a trois semaines ; elle compte quatre architectes en chef des monuments historiques pour gérer la phase d’urgence impérieuse pour le monument. Le chantier concerne actuellement la mise en sécurité de la cathédrale : le profil des parties hautes évolue progressivement compte tenu de leur habillage. Les mesures de sécurisation visent à assurer la stabilité encore précaire de l’édifice. Depuis l’incendie, elles sont réalisées par les entreprises qui travaillaient sur le chantier initial de la flèche, des équipes de cordistes et une entreprise de maçonnerie de pierres de taille. Des acrobates ont installé des filets de protection.

Il est évident que l’incendie de la charpente a fragilisé l’équilibre de l’ensemble de l’édifice. Si la charpente comptait pour relativement peu dans le poids de la construction, le fait qu’elle fermait les parties du monument contribuait évidemment à sa stabilité. Son effondrement et celui de la flèche ont ébranlé la partie haute du bâtiment, notamment parce que la flèche, en chutant brutalement, a percuté le seul arc-boutant reliant les façades nord et sud, qui constitue un élément essentiel pour la stabilité de la cathédrale.

Les autres percements des voûtes sont moins dangereux, mais celles-ci ont quand même subi un incendie qui a duré des heures et qui a contribué à l’effondrement partiel de certaines d’entre elles, notamment dans la croisée du transept. En fait, la croisée n’a pas pu être atteinte par les pompiers et c’est le seul endroit où le feu a duré jusque tard dans la nuit, si bien que les températures y ont été extrêmement élevées.

Aujourd’hui, nous sommes donc dans une phase de mise en sécurité, qui nous oblige à prendre en compte la globalité du monument, sa structure, son architecture, ses décors, ses dégradations liées au temps... Alors que je ne travaille sur Notre-Dame que depuis trois semaines aux côtés de Philippe Villeneuve, le véritable capitaine de notre équipe, j’ai parfois l’impression de connaître cette cathédrale mieux que celles sur lesquelles j’ai déjà travaillé ; en effet, nous n’intervenons souvent que sur une partie d’un édifice, rarement sur l’ensemble, comme c’est le cas ici. C’est quelque chose de très singulier. Soyons bien conscients que les cathédrales sont des édifices gigantesques, qui n’ont rien à voir de ce fait avec nos églises de campagne !

Nous devons stabiliser la dégradation et envisager progressivement la mise en place d’un projet de restauration et de reconstruction de la partie qui a disparu, à savoir la toiture et la flèche.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Pouvez-vous nous rappeler le statut des architectes en chef des monuments historiques ?

M. Pascal Prunet. – Les architectes en chef des monuments historiques sont des fonctionnaires du ministère de la culture, mais notre statut est un peu particulier. Nous sommes nommés à l’issue d’un concours passé ‑ le plus souvent après une formation spécifique délivrée à l’école de Chaillot – il est intéressant de noter que ce cours a été créé en 1893 par un proche de Viollet-le-Duc, Anatole de Baudot. Actuellement, nous sommes une quarantaine. L’une des particularités de notre statut est que nous ne percevons pas de traitement : nous intervenons dans le cadre de nos agences d’architecture et nous sommes rémunérés sur la base des études et travaux que nous réalisons pour le compte du ministère de la culture. Depuis 2009, nous sommes architectes de l’État, nous intervenons sur les monuments historiques classés appartenant à l’État, mais aussi à titre libéral sur d’autres monuments, classés ou inscrits. Nous sommes donc au service des monuments de l’État et celui-ci peut également nous solliciter, en cas d’absence d’architecte compétent, pour des édifices qui ne sont pas protégés – c’est une forme d’astreinte.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – En ce qui concerne Notre-Dame, nous sommes dans une procédure de très grande urgence, dans laquelle il faut définir au plus vite les personnes en charge et les actions à mener pour éviter que le désastre ne s’amplifie. Quelles sont les procédures particulières mises en œuvre dans une telle situation ?

M. Pascal Prunet. – En ce qui me concerne, j’ai été appelé très peu de temps après l’incendie pour participer à la constitution de l’équipe de maîtrise d’œuvre, qui a été mise en place par Philippe Villeneuve et la direction générale du patrimoine du ministère de la culture.

Dans le cadre de l’urgence « impérieuse », dont je parlais tout à l’heure, nous sommes dans des modalités de fonctionnement spécifiques qui s’extraient en partie des procédures habituelles de consultation et de mise en concurrence, lorsque nous avons besoin de solliciter certaines compétences.

Notre équipe comprend par exemple deux ingénieurs complémentaires : l’un, jeune polytechnicien, vient de soutenir une thèse sur la stabilité des voûtes, l’autre, qui est italien, a une compétence reconnue sur les sujets complexes qui nous occupent. Nous avons aussi fait appel à l’entreprise de géomètres qui a réalisé une grande partie des relevés de la cathédrale ; cette entreprise travaille avec l’un de nos architectes, qui en 2014 a procédé à un relevé extrêmement précis de la charpente de la cathédrale, ses pièces de bois, le mode d’assemblage, etc. Le scan qui avait été réalisé avant l’incendie par ces géomètres avait une précision d’environ 40 points par centimètre carré, soit des milliards de points au total ; nous avons donc une connaissance quasi parfaite de la charpente et, en regardant le film qui a été réalisé à partir de ce travail, on a parfois l’impression de voir le fil du bois… Cette connaissance très fine, et récente, s’ajoute aux dessins de Viollet‑le‑Duc qui documentent bien cette zone du monument. Parmi les quatre architectes en chef de notre équipe, l’une est particulièrement chargée des liens et de la communication avec les acteurs extérieurs.

Nous travaillons aussi avec l’ensemble des intervenants extérieurs qui peuvent nous apporter des compétences spécialisées, notamment en ce qui concerne le comportement des différents matériaux. Je pense naturellement au laboratoire de recherche des monuments historiques – Aline Magnien, sa directrice, vous en parlera tout à l’heure. Nous procédons déjà ainsi pour le tri de l’ensemble des décombres, dont le recueil permet de comprendre l’altération globale des structures, que celle-ci soit due au temps, au feu ou à l’eau utilisée pour éteindre l’incendie. Des pierres datent de 1170, de 1220 ou du XVIIIe siècle, la voûte ayant été reconstruite par l’architecte Boffrand, puis de nouveau par Viollet-le-Duc, lorsqu’il a fait monter la flèche depuis le sol de la cathédrale.

L’histoire de ce bâtiment est très riche et l’urgence ne doit pas nous empêcher de poser les diagnostics qui seront nécessaires pour la reconstruction. Nous devons notamment connaître les différentes altérations de la structure et évaluer les conséquences de l’incendie, et de l’exposition, d’une part, aux températures extrêmes auxquelles les pierres ont été soumises, d’autre part, à l’eau déversée par les pompiers – il faut par exemple prendre en compte la porosité des pierres. Il nous faut aussi évaluer la capacité portante de la structure et la manière dont les charges sont supportées. Au-delà de la structure, nous devons travailler sur la conservation des épidermes.

Par la suite, il faudra chercher des pierres de substitution et nous ferons certainement appel au BRGM, le bureau de recherches géologiques et minières.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – D’où provenaient les pierres ?

M. Pascal Prunet. – Essentiellement du bassin parisien. Elles sont différentes selon le lieu où elles sont utilisées dans le bâtiment : celles des voûtes sont assez légères, celles des arcs plus dures et plus solides. On peut d’ailleurs noter qu’au XIXe siècle la variété des pierres utilisées s’est accrue grâce aux techniques qui s’étaient alors développées.

Outre les pierres, il faudra travailler sur les métaux, à la fois ceux qui sont à l’intérieur des maçonneries et ceux qui forment les cerclages – on voit très bien actuellement un de ces cerclages, qui fait comme un trait noir sur la partie haute des murs de Notre-Dame.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – En ce qui concerne ces pierres qui ont des caractéristiques différentes, le savoir-faire sest-il correctement transmis ?

M. Pascal Prunet. – Le savoir s’est transmis jusqu’à maintenant, il s’est même développé, puisque les techniques modernes permettent de travailler plus souvent en conservant les pierres existantes, alors qu’auparavant nous avions plutôt tendance à les substituer. Néanmoins, il va effectivement falloir retrouver des pierres pour les voûtes et les hauts du bâtiment, et en quantités relativement importantes.

Nous n’avons pas encore réalisé le diagnostic des capacités portantes des murs et des voûtes, mais nous savons qu’à certains endroits l’atteinte à la matière peut aller jusqu’à douze centimètres. Nous avons besoin de connaître précisément ces phénomènes.

Nous travaillons aussi avec des spécialistes des bois, notamment pour la datation – les techniques actuelles permettent de le faire malgré la calcination –, et des métaux – fer, plomb, etc.

Parallèlement à la nécessité de restaurer le bâtiment dans sa forme et dans sa capacité à traverser les temps, un formidable champ d’acquisition de connaissances s’ouvre ; ce sera peut-être le seul aspect positif de ce désastre… Nous devons saisir cette opportunité.

Vous le voyez, beaucoup de partenaires interviennent dans ces travaux – je n’ai pas encore cité le service régional de l’architecture.

Naturellement, tout cela se fait en parallèle des recherches spécifiques du laboratoire central de la préfecture de police, qui procède à des investigations en vue de comprendre la cause du sinistre. Le laboratoire, dont les agents sont aussi des spécialistes de la dégradation des matériaux, a une forme de préséance sur la maîtrise d’œuvre et les services du ministère de la culture, mais nous travaillons dans la meilleure collaboration possible et de manière finalement complémentaire.

L’enjeu de la transmission des savoir-faire est également très important. Nous devrons travailler étroitement avec les entreprises de monuments historiques, avec lesquelles nous collaborons depuis des années et qui forment les compagnons. Notre-Dame sera évidemment une formidable opportunité pour former des compagnons et transmettre les savoir-faire dans les différents corps de métiers qui seront sollicités.

La recherche de pierres de substitution va constituer un problème qu’il faudra résoudre très rapidement. Nous devrons retrouver des sources d’approvisionnement, peut-être rouvrir des carrières. Utiliser des pierres du bassin parisien serait certainement préférable, ne serait-ce que pour des raisons de développement durable ; à défaut, nous devrons chercher des pierres équivalentes sur les plans physique et chimique.

Nous devons d’abord terminer toutes les opérations qui relèvent de l’urgence impérieuse, c’est-à-dire la stabilisation de l’édifice. Une grande partie de ces travaux a déjà été réalisée, notamment pour la consolidation des pignons qui ont beaucoup souffert de l’incendie. Des échafaudages ont été posés pour cette partie du monument ; très récemment, les chimères de la tour sud, qui sont des statues de dimension importante, ont été déposées ; le bâchage des voûtes hautes a été réalisé dans les premiers jours après l’incendie avec de petites poutrelles métalliques et des bâches provisoires de manière à mettre hors d’eau l’édifice, sauf la partie de la croisée où se trouve l’énorme échafaudage de la flèche – je dois saluer le fait que cet échafaudage soit resté en place malgré l’incendie.

Nous travaillons aussi à la protection d’un certain nombre d’objets mobiliers, nous les classons et les mettons à l’abri. La statue de la Vierge qui était au pied du pilier sud-est de la croisée a été miraculeusement épargnée – elle n’avait même pas de poussière… – et a été transportée dans l’une des chapelles du cœur. Je peux aussi citer le Vœu de Louis XIII, œuvre de grands sculpteurs du XVIIe siècle. Plus récemment, nous avons déposé l’ensemble des vitraux hauts du vaisseau, qui datent pour l’essentiel du XIXe et du XXe siècle ; c’était une étape importante pour avoir accès à la base des baies et installer un plancher de travail sous la voûte – l’opération est assez délicate, parce que les murs sont extrêmement fins, ce qui pose des problèmes d’équilibre et de reports de charges.

Ces baies hautes sont ouvertes et il faut les stabiliser. Or beaucoup des meneaux, qui sont des pierres très spécifiques et très fines, sont dans un état dégradé. L’une des importantes opérations en cours concerne l’étaiement des arcs‑boutants ; éléments extrêmement élégants qui révèlent une véritable prouesse technologique pour l’époque médiévale, ils font à peu près quinze mètres de portée et cinquante centimètres de large en moyenne – c’est un élancement considérable – et le moindre déséquilibre du voûtement peut entraîner leur chute. Étayer de telles structures est en fait assez complexe, notamment à cause des reports de charges. Par ailleurs, les murs qui sont à la base de la charpente ont beaucoup souffert de l’incendie.

Vous le voyez, de nombreuses opérations sont complexes, mais nous devrions terminer prochainement, dans quelques semaines ou mois, la mise en sécurité. Cette église est un édifice fin et léger, voire gracile par certains côtés, ce qui en constitue d’ailleurs la beauté et la grâce. Nous devons donc avoir une attention particulière aux reports de charges.

Nous pourrons ensuite entrer dans une phase active de diagnostic. Nous pourrons alors monter sur les voûtes, qui ont été ébranlées par les différents chocs subis : elles seront étayées et nous pourrons déposer tous les éléments de charpente et analyser les enduits. Aujourd’hui, tout l’intérieur des voûtes est nappé par une sorte de couche brune qu’il va falloir analyser et qui cache parfois des décors anciens, notamment dans le bras sud du transept.

Pour tout cela, l’apport scientifique est indispensable. Nous devons établir un corpus de connaissances qui nous permettra d’élaborer les solutions de réparation.

M. Antoine Herth, député. – Je suis époustouflé par l’ampleur du travail engagé, qui vise à consolider le bâtiment pour que nous puissions ensuite le transmettre aux générations futures. Comment ce travail, qui s’inscrit dans une « urgence impérieuse » selon vos propres termes, cohabite-t-il au quotidien avec l’enquête en cours visant à déterminer les origines du sinistre ? Nous avons tous en tête les séries policières télévisées, où l’on entend en permanence qu’il ne faut pas détruire de preuves…

M. Pascal Prunet. – Entre soixante-dix et quatre-vingts compagnons sont en permanence sur le site depuis l’incendie et, j’ai oublié de le dire, ils sont engagés de manière extraordinaire dans cette mission, qui constitue une forme de sacerdoce !

Les spécialistes du laboratoire de la préfecture de police sont présents en parallèle, mais de manière discrète ; ce sont eux qui filtrent en premier les différents éléments qui sortent des décombres et il n’y a pas de gêne particulière entre nos équipes. Tous ces éléments doivent être inventoriés à la fois par le laboratoire de la préfecture de police et par nous. À ce stade, nous réalisons plutôt un pré-tri : des photographies précises sont prises en l’état, puis, comme la nef n’est pas un lieu sûr, des robots ramènent progressivement les éléments, qui sont ensuite déposés sur des palettes. La police a ses propres moyens d’investigation et elle travaille de manière relativement confidentielle.

Nous sommes parfois en interaction lorsque nous avons des intérêts communs, par exemple en ce qui concerne l’altération des bois, et il n’y a pas de problème particulier.

Parmi les sujets qui peuvent apparaître comme communs, je pourrais citer la question du plomb, élément très présent à Notre-Dame, notamment pour la couverture. L’altération du plomb, c’est-à-dire la création d’oxyde de plomb ou céruse, est une question qui se pose fréquemment sur les chantiers de restauration ou de réhabilitation, elle touche la santé de ceux qui travaillent sur ces chantiers. Ainsi, nous devons mettre en place des procédures de sécurité qui ne facilitent pas les choses, mais qui sont nécessaires étant donné les risques de contamination. Il faut savoir que ce qu’on appelle un aérosol, qui est en fait un ensemble de particules de métal de petite taille en suspension dans l’air, est hautement inflammable et peut dans certaines conditions contribuer à des phénomènes d’explosion. Il n’est pas impossible que ces oxydes de plomb aient pu intervenir dans le développement de l’incendie. Le vieillissement des monuments peut évidemment jouer un rôle dans des événements tels que ceux que nous avons connus.

Ensuite, j’imagine que le laboratoire central de la préfecture de police continuera de travailler sur le bâtiment, lorsque nous aurons dégagé un certain nombre d’éléments, en particulier au niveau des voûtes.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – On le voit, ce chantier est considérablement plus complexe que les autres et les différentes problématiques ‑ mécaniques, chimiques… ‑ se mêlent. Vous l’avez dit, il y a d’abord une phase d’urgence, à laquelle succédera une phase de diagnostic. Dans le même temps, le nombre de personnes affectées à ces missions est nettement plus important. L’intensité des moyens déployés sera considérable.

M. Pascal Prunet. – Notre-Dame est un vaste chantier, mais les problématiques seront sériées assez rapidement. Les problèmes de résistance de la pierre sont relativement connus et nous avons l’habitude de les traiter. L’entretien du bâtiment devra être pris en compte, notamment pour les vitraux : la plupart d’entre eux ne sont pas dégradés ; ceux qui ont disparu étaient sur les pignons, au contact de la toiture, les autres, même quand ils ne sont pas dégradés, ont souffert du vieillissement et de la pollution. Ces vitraux ont été déposés, il faudra les dépolluer en raison de la présence de plomb, celui qu’ils contenaient initialement et celui amené du fait de l’incendie, et il faudra les restaurer.

La charpente va évidemment poser un problème de reconstruction. D’après les premières discussions que nous avons eues avec les ingénieurs, nous savons que l’usage du bois est probablement la bonne solution en raison de la souplesse et de la relative légèreté de ce matériau. Il semble en outre que trouver les bois nécessaires ne constituera pas un problème, que ce soit en termes de ressources disponibles dans les forêts françaises ou de développement durable.

Nous connaissons finement, comme je le disais, la charpente telle qu’elle était avant l’incendie. Il y aura naturellement un débat sur ce sujet, mais a priori tout permet de considérer qu’il est possible de reconstruire la charpente telle qu’elle était.

Au-delà des questions techniques et des choix politiques, nous sommes confrontés à un problème de dimension. Par rapport aux chantiers que nous connaissons, il faut tout multiplier par vingt, cinquante ou cent ! Ce sera finalement la plus grande des difficultés. Les choix de restauration qui seront préparés collégialement – c’est évident pour un édifice comme Notre-Dame – devront de toute manière être validés. Finalement, il ne me semble pas que ce chantier soit épouvantablement complexe, mais il sera un formidable lieu d’acquisition de connaissances.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Je propose que nous restions sur le terrain des matériaux avec l’intervention suivante.

M. Philippe Dillmann, chargé de mission auprès du président-directeur général du CNRS pour le chantier de Notre-Dame. – L’intervention que Martine Regert et moi-même allons vous faire porte en effet sur les enjeux scientifiques de la recherche et se place tout à fait dans la suite des interventions précédentes, notamment celle de Mme Ullmann et de M. Prunet. Nous souhaitons vous présenter les potentialités interdisciplinaires de la recherche et identifier les actions que peut mener le CNRS en collaboration étroite avec les autres institutions et acteurs.

La science au service de la restauration concerne tout d’abord directement le bâtiment lui-même : l’état des matériaux – pierre, fer… –, le diagnostic d’éventuelles pathologies, la modélisation du comportement de la structure avant et après l’incendie, etc.

La science peut donc apporter beaucoup pour la définition du projet architectural, mais il faut aussi que ce projet permette de collecter des données nouvelles de tous ordres sur la cathédrale. Il s’agit évidemment de données historiques ou archéologiques : Viollet-le-Duc n’a pas tout effacé et nous pouvons encore apprendre des choses sur la cathédrale médiévale, y compris dans les matériaux qui ont subi les flammes. L’analyse de ces matériaux peut encore révéler certaines informations sur leur âge, leur provenance, le phasage de la construction, le bois, les mortiers, les vicissitudes du bâtiment, les gestes techniques des artisans de l’époque, etc.

Au-delà de l’approche historique, la recherche environnementale sera particulièrement concernée par ce projet, à la fois sur des questions actuelles – il faudra pister la signature isotopique du plomb dans l’air et dans l’eau de la capitale – et pour d’autres époques. Grâce à l’analyse de certains isotopes, il est en effet possible d’obtenir des informations cruciales sur le climat durant la période médiévale.

Je voulais également mettre en avant les questions liées aux données numériques au sens large, que ce soit la modélisation 3D de la cathédrale ou le stockage et la centralisation de toutes les données scientifiques qui ont déjà été produites ou qui le seront. C’est un sujet transversal extrêmement complexe, qui comprend par exemple des enjeux internationaux de propriété des données –Livio De Luca en parlera dans la seconde partie de la matinée.

Je terminerai ce panorama très rapide, et non exhaustif, par les sciences sociales. L’incendie a suscité une importante émotion. Il est intéressant d’analyser les réactions de la société sous différentes facettes, culturelles, politiques, etc. La sociologie, l’anthropologie, voire la linguistique, peuvent travailler sur ces questions.

L’enjeu de ces connaissances nouvelles est énorme : mieux connaître la cathédrale pour mieux la restaurer et le faire au sens large et stratégique, comme le prévoit la charte de Venise. Cela permettra aussi de dépasser le cadre de ce drame, puisque les connaissances acquises et les méthodologies pourront servir à d’autres monuments du patrimoine français, gothique ou non.

Mme Martine Regert, chargée de mission auprès du président-directeur général du CNRS pour le chantier de Notre-Dame. – En ce qui concerne l’organisation de la recherche, nous inscrivons nos actions dans la durée, même si la question du chantier est plus immédiate. Nous devrons ainsi travailler en trois temps.

Tout d’abord, l’urgence du chantier. Plusieurs actions sont primordiales pour la recherche et nous sommes en contact constant avec le ministère de la culture. Si la récolte des matériaux n’est pas réalisée dans les règles de l’art, nous perdrons des informations, dont nous aurons besoin ensuite. C’est le travail que réalisent en ce moment le laboratoire de recherche des monuments historiques et la direction régionale des affaires culturelles, par exemple via la photogrammétrie de détection par drones. Il s’agit de récupérer toute l’information possible, d’inventorier les matériaux et de savoir d’où ils proviennent et où ils sont tombés.

Ensuite, nous devons faire un état des lieux des connaissances existantes sur la cathédrale, cette phase a commencé. Les équipes du ministère de la culture, du CNRS, des universités et des autres acteurs du monde de la recherche disposent déjà de beaucoup d’informations et nous allons lancer très prochainement une enquête via les laboratoires du CNRS, qui sont quasiment tous liés à des universités, pour recenser ce qui existe. Une partie de ces données a été publiée, mais une autre est inédite. En tout cas, les supports sont très variés et parfois dispersés. Notre rôle sera de faire un point à ce sujet et de rassembler tous ces éléments de manière à ne pas partir d’une page blanche.

Enfin, le temps long. La plupart des recherches ne vont pas commencer aujourd’hui, mais nous devons les préparer dès maintenant pour appréhender les questions de façon globale et systémique, sans isoler le monument de son contexte chronologique, culturel ou environnemental.

Les problématiques auxquelles nous faisons face concernent à la fois le passé, le présent et l’avenir – il faudra par exemple étudier les propriétés des matériaux nouveaux. En outre, elles sont interdisciplinaires : conservation et restauration, histoire de l’art, science des matériaux qui implique de la physique, de la chimie voire de la biologie, santé, etc. Les questions qui se posent sont extrêmement vastes et notre rôle est de mettre en musique ces différents aspects. Je prends un exemple : des contacts ont rapidement été pris pour lancer des relevés, alors que les données existaient déjà.

Tout doit être envisagé sur le long terme et il sera nécessaire de dégager des moyens financiers et humains à la hauteur des enjeux. Nous disposons pour cela d’un certain nombre d’opportunités, puisque le CNRS regroupe déjà une communauté qui se situe à l’interface du patrimoine, naturel et culturel, et des sciences physiques et chimiques et que nos partenariats sont extrêmement structurés et de long terme. De ce fait, nous pouvons mobiliser les capacités nécessaires assez facilement.

Cette catastrophe, comme cela a été dit, constitue aussi, malheureusement, un moment privilégié pour la recherche, puisque nous pourrons accéder à des matériaux qui étaient d’une certaine façon inédits. Il existe donc un certain enthousiasme des chercheurs pour accompagner le chantier et développer des problématiques spécifiques – le nombre de messages que nous avons reçus en témoigne. Il est important de coordonner ce mouvement et de permettre l’émergence de nouvelles interactions interdisciplinaires.

En tant que chargés de mission, Philippe Dillmann et moi-même devons identifier les thématiques prioritaires en lien avec nos partenaires et travailler de façon interdisciplinaire et interinstitutionnelle afin d’éviter les doublons, les redondances et la répétition de ce qui a déjà été produit comme recherche.

Pour cela, le CNRS a constitué une task force – en bon français… –, dont l’objectif, au-delà des actions d’urgence, est de coordonner la production des recherches scientifiques en ce qui concerne à la fois le chantier de restauration lui‑même et la conservation des matériaux, des données et des connaissances. Comme cela a été dit, il s’agit de données matérielles et immatérielles. Il s’agira de produire de nouvelles connaissances sur l’histoire des monuments médiévaux dans un contexte large. Nous sommes en train de coordonner les équipes et de mettre en relation les acteurs de façon interdisciplinaire ; ainsi, nous allons réunir très prochainement des groupes de travail pour entrer dans la phase opérationnelle et nous sommes aussi en train de réfléchir aux modalités de financement de ce processus. Au regard des enjeux qui sont hors normes, les travaux sur ce monument doivent être véritablement collectifs.

Mme Aline Magnien, conservatrice générale du patrimoine, directrice du laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH). – Le LRMH est un service à compétence nationale du ministère de la culture, créé voilà près de cinquante ans, dont la mission principale est d’appuyer scientifiquement les travaux de restauration conduits par les directions régionales des affaires culturelles (DRAC), les conservateurs des monuments historiques, les architectes en chef des monuments historiques. Installé au château de Champs‑sur‑Marne, et ce depuis sa création par Jean Taralon, ce service compte trente-six personnes, dont vingt-trois scientifiques. Au cours des années soixante et soixante‑dix, sous l’influence de la charte de Venise, on a pris conscience de la nécessité de comprendre et d’identifier les matériaux originaux pour pouvoir comprendre comment ils s’altéraient et comment les restaurer de façon respectueuse et durable, sans effet secondaire.

À propos de Notre-Dame, on parle de grande brûlée, de grande malade, et nous nous identifions beaucoup aux médecins qui vont au chevet des malades.

Nous participons donc à ce contrôle scientifique et technique aux côtés de nos collègues ingénieurs, docteurs en sciences des matériaux, géologues. Le LRMH compte neuf pôles : béton – matériau très fragile qu’on retrouve sur de nombreux monuments protégés –, bois, grottes ornées, métal, microbiologie, peinture murale et polychromie, pierre, textile et vitrail.

En temps ordinaire, nous assistons nos collègues sur les différents chantiers. La catastrophe de Notre-Dame a fortement mobilisé nos services – c’est en 1990 que nous sommes intervenus pour la première fois sur la cathédrale. Nous avons connu plusieurs incendies : le palais du Parlement de Bretagne en 1994, le musée des monuments français à Chaillot en 1997, le château de Lunéville en 2003, l’hôtel Lambert à Paris en 2013. Nous avons donc une certaine expérience des dégradations immédiates dues aux infestations microbiologiques causées par l’eau et la chaleur, de la protection des vitraux quand leur démontage rapide est nécessaire, de la fragilisation de la pierre, dont il faudra s’assurer de la solidité avant d’installer notamment les platelages de chantier.

Ces premières interventions d’urgence, qui font appel à des appareils techniques et à des méthodes scientifiques, sont au service immédiat du chantier. Cela a été dit, nous avons assisté la police dans le tri des éléments tombés à la croisée du transept qui permettront de déterminer les causes de l’incendie. Il faut conserver ceux qui nous livreront des informations précieuses pour la suite des études qui devront être menées et pour la compréhension de Notre-Dame. Pour cela, nous nous sommes associés avec le service régional de l’archéologie et avons mis en place des protocoles pour procéder à ce premier tri.

Il y a ce qui va servir à la restauration, ce qui va servir à la connaissance ultérieure de Notre-Dame et, plus généralement, ce qui va servir à la compréhension du comportement de tel ou tel matériau. La charpente brûlée, par exemple, peut nous renseigner sur la charpente elle-même de Notre-Dame, mais aussi éclairer les études ultérieures consacrées au comportement du bois en pareil cas.

Il fallait établir ce protocole rapidement, mais pas trop cependant, au risque de perdre des informations. Ainsi, notre pôle « pierre » a besoin d’étudier par quel type de pierre vont pouvoir être remplacées les pierres qui doivent l’être. Notre travail sur les percolations de manganèse au château de Lunéville nous aidera beaucoup à comprendre ces phénomènes.

Cette recherche scientifique immédiate en laboratoire et les recherches ultérieures permettront de nourrir nos travaux sur Notre-Dame en particulier, mais aussi sur d’autres édifices.

M. Yves Combeau, prêtre dominicain, ancien élève de lÉcole nationale des Chartes. – Je m’exprime ici avec deux casquettes : historien et prêtre, c’est-à-dire usager de l’édifice sacré.

Dans l’approche d’un monument historique, le grand public oublie bien souvent ses différents états et donc son histoire. Après avoir entendu les spécialistes qui viennent de s’exprimer, vous constaterez l’extrême précision qui est apportée à l’étude du matériau, de la structure, alors qu’a été très peu abordée la question des différents états historiques de Notre-Dame.

L’expression « restauration à l’identique » n’a pas de sens, étant donné qu’on ne sait pas à quoi identifier le modèle. Notre-Dame a connu au moins trois ou quatre états successifs sensiblement différents : l’état initial, au moment de l’achèvement du chantier à la fin du XIIIe siècle, un état Renaissance, un état Louis XIV, un état Viollet-le-Duc, sans compter les médiocres aménagements de la fin du XVIIIe siècle.

La Notre-Dame d’aujourd’hui est un mix de ces états. Viollet-le-Duc a mené un chantier très archéologique, remarquable, en dépit de certains choix arbitraires comme la restitution imaginaire de l’état supposé originel des travées autour de la croisée du transept.

Par ailleurs, l’aménagement mobilier de l’édifice comprend la clôture du chœur de 1296, les stalles de 1699, des grilles de Viollet-le-Duc, un autel du même, habillé puis dépouillé de ses ornements au moment de la réforme liturgique, le vœu de Louis XIII, qui n’est pas dans son état originel, la croix et l’autel du cardinal Lustiger, etc. C’est un bric‑à‑brac esthétiquement et liturgiquement contestable.

La littérature historique est étonnamment maigre. En tant que spécialiste de ce siècle, je me suis intéressé à l’état XVIIIe de Notre-Dame, époque du cardinal de Noailles. Il est très difficile de trouver des représentations précises de ce décor, dont une partie majeure doit aujourd’hui être restaurée – les deux tiers des grandes stalles.

Ce travail historique sur les états successifs doit se doubler de l’apport d’autres sciences, notamment ce qui touche au sens de l’édifice et de ses aménagements. Je ne dirai rien sur la charpente, qui n’a pas de sens particulier. En revanche, il y a beaucoup à dire sur le sens des aménagements intérieurs, du mobilier, des circulations. Or nous sommes face à un gruyère intellectuel. En effet, la puissance publique, en général, ne s’intéresse pas particulièrement au sens des usages actuels : la question de l’autel, du siège de l’évêque ou de l’emplacement des chanoines lui est totalement indifférente ! Il y a aussi beaucoup de trous du côté du clergé affectataire. L’autel qui a été détruit, œuvre de Goudji, seule pièce de mobilier importante à l’avoir été, qui datait du cardinal Lustiger, avait des qualités esthétiques certaines, mais avait aussi de gros défauts : il était trop petit pour produire des effets sur le spectateur, touriste ou fidèle, regardant en direction du chœur. Or dans la conception catholique, le véritable foyer du regard est ce bloc de pierre situé quelque part au fond – son emplacement à Notre-Dame a beaucoup changé. Il était trop petit également pour rassembler tous les prêtres officiants, en particulier à l’occasion des messes du Mercredi et du Jeudi saints.

Le siège du président, les sièges des assistants, les stalles, l’emplacement des chanoines, l’emplacement de la schola, c’est-à-dire du chœur liturgique, la sonorisation, l’éclairage, la circulation des touristes et sa sécurisation, la mise en valeur des chapelles latérales : tout cela a été très défectueux. Ainsi, le tombeau de Claude-Henry d’Harcourt, chef-d’œuvre classé de Pigalle, se trouvait derrière une pile de chaises entassées jusqu’à la hauteur d’un immeuble moyen, le rendant invisible aux visiteurs.

Ce travail qui commence, que vos assemblées accompagnent, ne doit pas être celui d’un retour à un état initial qui n’existe pas, imaginaire et insatisfaisant, mais celui d’une évolution vers un quatrième ou cinquième état de Notre-Dame, cathédrale pleinement mise au service des usages – le grand tourisme, les visites plus pointues, plus patrimoniales, la prière personnelle, le culte collectif, les grandes et petites célébrations. Beaucoup de questions se posent à nous. Très peu d’édifices de cet âge et de cette importance sont à l’abri des incendies, des fissurations et des effondrements éventuels. En outre, ils ne sont pas adaptés au tourisme de masse et n’ont jamais été adaptés à un usage de masse : Notre-Dame a toujours souffert de l’excès de visiteurs, de fidèles, de pèlerins, et dès son achèvement, sa dégradation a été extrêmement rapide. Notre-Dame a toujours été un édifice sale, encrassé. Les œuvres ont toujours été mal mises en valeur et mal considérées, par évolution du goût ou par désuétude notamment de l’usage cultuel – on n’utilise plus les autels latéraux et le grand jubé a disparu au XVIIe siècle.

Il faut sortir du cycle récurrent des restaurations en catastrophe de Notre-Dame de Paris.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – C’est un message de conviction.

M. Pierre Ouzoulias, sénateur. – Je suis un ancien conservateur du patrimoine et ai travaillé au service de l’archéologie de la DRAC d’Île-de-France.

Bien qu’étant athée, j’ai été bouleversé par ce que vous venez de nous dire. J’ai toujours étudié avec attention les relations entre l’organisation du culte et celle de l’espace. J’ai appréhendé ce problème de fond au monastère de Kalat Seman, en Syrie, où le martyrium est tout entier organisé autour de la colonne de Saint-Siméon. Cette organisation architecturale est à mettre en relation avec le culte qui lui était rendu.

La difficulté de ce chantier, c’est qu’il faut comprendre au préalable cette sédimentation extraordinairement complexe, à la fois temporelle et de sens. Cela requiert humilité et temps.

M. Yves Combeau. – Le culte catholique a été bouleversé dans les années soixante, nos rites sont sensiblement différents aujourd’hui et le sens que nous accordons aux objets et aux édifices n’est plus tout à fait le même. Il sera difficile, notamment aux architectes, d’obtenir de la part du clergé affectataire un discours unique et cohérent sur la liturgie nouvelle, les besoins nouveaux. Ceux d’entre vous qui sont élus locaux et dialoguent avec les instances cultuelles savent que, de notre côté, il y a beaucoup de fragilités, d’incertitudes, de débats et de questions non résolues. Autrement dit : il va falloir faire travailler les curés !

M. Pierre Ouzoulias, sénateur. – En tant que parlementaire, et je le dis sans aucune volonté polémique, je regrette que nous examinions le projet de loi sur Notre-Dame sans que ce dialogue essentiel ait pu avoir lieu. Compte tenu ne serait-ce que de l’émotion internationale suscitée par l’incendie, nous aurions pu prendre le temps de la concertation. Je crains malheureusement que le projet de loi technique actuellement soumis au Parlement ne nous oblige à aborder un certain nombre de questions extrêmement complexes.

Les interventions des uns et des autres ont très justement montré que le chantier de restauration nécessitait des recherches complexes. À cet égard, je salue l’exceptionnelle richesse des services du ministère de la culture. Il est prodigieux qu’autant de compétences aient pu être réunies en aussi peu de temps. Notre‑Dame est aussi un objet de recherche patrimoniale et archéologique. Dans notre relation avec l’exécutif et le ministère de la culture, nous parlementaires devrons trouver des formes d’interaction entre ce qui est rendu nécessaire par le chantier de restauration et ce qui est rendu nécessaire par le travail de restitution pédagogique de ce que nous allons apprendre sur le bâtiment. Ce chantier doit être exemplaire, et j’y veillerai particulièrement en tant que membre de la commission de la culture.

Une petite pirouette, pour finir : c’est à l’occasion des travaux réalisés pour l’édification du vœu de Louis XIII qu’a été mis au jour le pilier des Nautes, le plus ancien monument gallo-romain de Paris, qui date du Ier siècle. Il serait intéressant de faire comprendre au public ce continuum historique et patrimonial exemplaire.

M. Philippe Bolo, député. – J’ai une question technique. J’ai bien noté qu’il existait des données, certes hétérogènes, variables et comportant parfois des zones d’ombre, documentant la construction de Notre-Dame. J’ai bien noté l’existence d’études récentes en lien avec les dommages occasionnés par l’incendie et de thèses rédigées préalablement sur Notre-Dame. Est-il alors envisageable, à partir de l’ensemble de ces données, de produire un modèle numérique de Notre-Dame, une espèce de jumeau numérique, qui permettrait de caractériser la structure, la géométrie, d’en intégrer les composantes physiques, chimiques, pour disposer d’un véritable outil d’aide à la décision, notamment grâce à des simulations sur les options possibles de restauration ?

M. Pascal Prunet. – Il existe des principes de présentation d’un document synthétique, mais un tel document est difficile à manipuler. Le modèle BIM de documentation permet d’agréger les éléments connus sur une sorte de maquette numérique retraçant l’évolution du lieu, les différentes strates qui se sont sédimentées à un endroit précis, l’altération des matériaux, etc. Mais il faut sérier les besoins opérationnels et les besoins de connaissances.

Mon père était architecte en chef des monuments historiques et a eu à s’occuper de la cathédrale de Nantes après l’incendie de 1972. Bien que sa construction ait été étalée dans le temps, cet édifice est d’une conception plus simple et plus homogène. Sa charpente a été détruite lors de cet incendie aussi rapidement que celle de Notre-Dame. Toutes les voûtes ont pu être conservées, à part l’oculus de la croisée. Les moyens de lutte contre le feu n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui.

À l’époque, on s’interrogeait déjà sur la nature des pierres, et, lors de la reconstruction, la question s’est posée sur la manière d’éviter tout nouveau risque d’incendie. La charpente n’est pas celle de Metz, en fer, ou celle de Reims, en béton : elle est beaucoup plus basique, même si elle représentait à l’époque un véritable défi sur le plan structurel.

S’agissant de la restauration de Notre-Dame, faut-il absolument recourir à un modèle numérique ou celui-ci ne peut-il pas se constituer en parallèle à celle‑ci, sachant qu’on peut tirer les fils des connaissances selon les besoins et les urgences sans l’aide de celui-ci ? En revanche, concevoir un tel modèle qui serve ensuite aux générations futures et qui soit enrichi au fur et à mesure de l’acquisition de connaissances, c’est ce que nous avons fait en relation avec le Centre des monuments nationaux pour la Villa Savoye de Le Corbusier. C’est déjà extrêmement compliqué avec ce bâtiment, construit voilà près de quatre-vingt-dix ans et qui a subi trois restaurations. Sur un tel bâtiment des années trente, on peut retrouver quinze strates de peinture, alors que la question ne se pose pas avec les voûtes de Notre-Dame.

Ce modèle peut être un outil de classement des connaissances pour une utilisation ultérieure en tant que de besoin. Pour autant, cela représente un travail considérable, cet outil ne pouvant pas être alimenté de manière approximative, au risque de créer des problèmes pour ses futurs utilisateurs. Dans le cas de la restauration de Notre-Dame, nous avons surtout besoin d’en savoir plus sur les déformations subies par le bâti, sur l’altération des matériaux, sur les matériaux compatibles avec l’existant, etc.

Mme Laure Darcos, sénatrice. – En tant que membre à la fois de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques et de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, je regrette que nous n’ayons pas pu organiser cette audition publique de manière conjointe, car les sujets traités auraient certainement intéressé mes collègues de la commission. À l’occasion de cette audition publique, j’ai été chargée de poser les questions des internautes. Alors que le Sénat va examiner dès lundi prochain le projet de loi pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, je souhaiterais poser une question que se posent non seulement beaucoup de parlementaires, mais également les internautes qui nous écrivent, à savoir est-ce que les cinq ans annoncés par le président de la République pour rénover Notre‑Dame de Paris constituent un délai raisonnable ?

M. Pierre Henriet, député. – Je souhaiterais d’abord souligner l’excellent travail de Pascal Prunet qui a suivi les travaux de restauration de l’abbaye de Nieul-sur-l’Autise et de l’abbaye Saint-Pierre de Maillezais dans le département de la Vendée. Je serais intéressé par votre avis sur la stratégie de médiation culturelle et scientifique qui devrait être développée à l’occasion du chantier de rénovation de Notre-Dame de Paris, afin de valoriser les travaux des monuments historiques, notamment ceux du laboratoire de recherche sur les monuments historiques, auprès du grand public qui a été très ému par ce sinistre.

M. Olivier de Rohan Chabot. – Aujourd’hui, nous avons tous été impressionnés par la somme des connaissances théoriques et pratiques que les débats ont permis de mettre en valeur. Nous disposons également de personnes remarquables aussi bien au service des monuments historiques qu’au ministère de la culture. Le sinistre de Notre-Dame a provoqué une émotion immense auprès du grand public, et cette émotion lui donne des droits, à savoir que le bon sens populaire puisse s’exprimer à l’occasion des options qui seront prises. Il est prématuré de les énumérer mais je rappellerai cette phrase de Karl Lagerfeld : « La mode, c’est ce qui se démode ! ». Prenons donc des options de long terme !

M. Jérôme Bignon, sénateur. – L’intervention du père Combeau m’a rappelé une réunion à laquelle j’ai participé récemment sur l’hyperfréquentation des sites monumentaux naturels et culturels. La reconstruction de Notre-Dame doit s’accompagner d’une réflexion sur la gestion des flux de visiteurs, en particulier dans un édifice qui a une dimension cultuelle. C’est un sujet d’avenir pour tous ceux qui s’intéressent aux grands sites de France et du monde.

M. Antoine Herth, député. – L’Assemblée nationale a déjà examiné le projet de loi pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. La question du dialogue nécessaire entre les autorités religieuses et les autorités publiques a été abordée. Pour autant, nous n’avons pas pu entendre le point de vue du clergé.

M. Yves Combeau. – L’attitude du clergé est embarrassée. Les relations entre les pouvoirs publics et les cultes sont à la fois très bonnes et très contraignantes. Le clergé catholique profite du cadre légal très avantageux mis en place en 1905 tout en subissant des contraintes qu’il critique régulièrement. Les dysfonctionnements observés à la cathédrale de Notre-Dame sont liés à l’inadaptation du cadre réglementaire pour un lieu de culte de cette nature. D’un côté, il y a l’État qui est le maître d’ouvrage, mais à travers différentes institutions – les bâtiments de France, les architectes des monuments historiques, etc. De l’autre côté, il y a l’évêque. Or, il y a des blocages sur à peu près tous les sujets : quand puis‑je célébrer le culte ? Quand puis-je ouvrir et fermer la cathédrale ? Ai‑je la possibilité de l’ouvrir en dehors des horaires de travail de ses gardiens, fonctionnaires de l’État ? Comment donner du sens à la visite de cet édifice sans qu’il se transforme en hall de gare – les visites pouvaient être annoncées toutes les cinq minutes ? Comment faire interpréter ce lieu alors que l’Église estime que ce n’est pas son rôle puisque les visiteurs sont censés savoir ce qu’ils visitent – ce qui n’est pas toujours vrai ? L’Église est donc à la fois financée et protégée, mais fortement contrainte par des règlements qui nous sont imposés : on ne peut pas nettoyer l’édifice quand on veut, la procédure de renouvellement du mobilier est compliquée. En outre, nous ne sommes pas des partenaires techniquement excellents, car nous ne sommes pas des spécialistes et nous ne savons pas exactement ce que nous voulons. Soit nous voulons des choses trop chères, ou en dehors du cadre légal, soit nous demandons des choses qui sont floues, par exemple lorsqu’on demande à adapter l’église à l’évolution des règles du culte, sans les préciser.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office. – Cette audition publique permet de prendre conscience des moyens techniques et humains engagés sur ce chantier. Toutefois, est-ce que la rénovation de Notre‑Dame ne risque pas de se faire au détriment des autres bâtiments, comme par exemple la basilique de Vézelay ?

Je remercie ceux qui sont à l’initiative de cette audition, très utile pour les sénateurs qui auront à voter dans quelques jours sur le projet de loi.

Mme Anne-Christine Lang, députée. – En tant que membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation à l’Assemblée nationale, je suis particulièrement intéressée par les questions de formation et de transmission des savoirs. Vos interventions mettent en avant la somme de connaissances accumulées sur Notre-Dame. Comment permettre que ces savoirs soient transmis aux étudiants, aux apprentis, aux lycéens ? Par ailleurs, je m’interroge sur la manière d’associer les jeunes qui s’orientent vers les métiers d’art à la reconstruction de Notre-Dame. Alors que tous les jeunes doivent accomplir des périodes de stages obligatoires, ne serait-il pas possible de les accueillir sur ce chantier ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – J’attire votre attention sur la nécessité, à travers vos questions, d’éviter d’empiéter sur les compétences des commissions permanentes, mêmes si vos interrogations sont légitimes. Par conséquent, si l’Office me semble compétent pour réfléchir sur les questions de transmission de savoir, les questions de formation relèvent plutôt des commissions chargées de l’éducation.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – La question de notre collègue députée comporte deux volets. L’un porte sur la volonté de communiquer et de réaliser un véritable travail de pédagogie afin de faire vivre l’aventure scientifique de ce chantier. Le travail de vulgarisation est tout à fait dans la mission de l’Office. Le deuxième volet s’interroge sur les questions de qualification, l’accompagnement des filières professionnelles et les mesures à prendre pour susciter des vocations. Sur ces thèmes, l’Office est en effet moins compétent.

M. Pascal Prunet. – Les entreprises seront amenées à s’impliquer dans la transmission du savoir-faire. En effet, ce chantier va obliger à former de nouveaux compagnons, il faudra susciter des vocations. Sur ces sujets, il serait intéressant d’entendre les entreprises qui travaillent sur les monuments historiques.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Sur ce sujet également, il convient de ne pas empiéter sur les compétences des commissions permanentes chargées des questions économiques.


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B.   Seconde table ronde – La recherche au service de la restauration des monuments historiques

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. ‑ Nous allons à présent passer à la deuxième table ronde, dans le cadre de laquelle vont nous être présentés des exemples concrets de recherches susceptibles de contribuer à la restauration de Notre‑Dame de Paris, et plus largement des monuments historiques. Il est évident que nous avons été obligés de faire des choix, nécessairement arbitraires, parmi un nombre considérable d’activités de recherche touchant directement ou indirectement à l’étude du patrimoine. Faute de temps, la très grande majorité d’entre elles, souvent parfaitement pertinentes et passionnantes, ne pourront pas être présentées aujourd’hui. Le temps disponible ce matin serait même insuffisant pour pouvoir simplement citer celles menées dans nos laboratoires, sans parler des laboratoires étrangers.

L’Académie des sciences, le CNRS et le laboratoire IPANEMA ont d’ailleurs organisé sur quatre journées en février dernier, sous l’égide du Groupe inter-académique pour le développement, une Rencontre mondiale patrimoine, sciences et technologies, consacrée aux seules études sur les matériaux anciens. Avant de donner la parole aux différents intervenants, je laisse notre collègue Laure Darcos présenter les questions des internautes qui devraient recevoir une réponse dans le cadre des exposés qui vont suivre. Si ce n’était pas le cas, nous leur répondrons par écrit, avec la collaboration des scientifiques invités aujourd’hui à cette audition publique.

Mme Laure Darcos, sénatrice. – Je vais vous présenter de manière synthétique les questions posées par les internautes. Toute une série de questions portent sur les travaux scientifiques qui accompagneront le chantier de la rénovation. Est-ce que les travaux de recherche sur les monuments historiques vont être accélérés à la suite de l’incendie de Notre‑Dame ? Est-ce que ce dernier permettra une connaissance précise de l’architecture et des matériaux utilisés lors de la construction de Notre-Dame ? Est-ce que l’acoustique de la nef risque d’être dégradée à la suite de l’incendie ? Faut-il reconstruire à l’identique ou innover ? Est-ce que l’inspection des structures porteuses jusqu’aux fondations de Notre‑Dame ne constitue pas une occasion unique pour documenter l’édifice ? Toutefois, est‑ce qu’un tel travail n’impliquera pas cinq ans de fouilles ? Est-ce qu’il serait envisageable d’avoir des rapports d’étapes réguliers et des conférences de presse sur l’avancée des travaux scientifiques ?

Un internaute en particulier a posé des questions très précises liées à la rénovation de l’édifice. Quel label/démarche qualitative liés à l’open source et l’open data peut-on mettre en place pour l’accès aux scans, aux plans et aux photos ? Des drones et des robots ont été utilisés pour lutter contre l’incendie : peut-on transposer cette expérience pour les travaux à venir ? Peut-on utiliser la photogrammétrie pour archiver virtuellement Notre-Dame ? Ne pourrait-on pas utiliser des matériaux plus résistants au feu ainsi que des capteurs plus performants pour prévenir tout départ de feu ? Ne devrait-on pas prévoir la présence permanente de robots afin de lutter contre un éventuel incendie ? Ne pourrait-on pas envisager l’utilisation de capsules de CO2 se déclenchant sous l’effet de la chaleur ? Faut-il encourager l’utilisation d’outils de Building Information Modeling (BIM) pour la reconstruction de Notre‑Dame ? À qui appartiendront les données collectées lors de la rénovation ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Je donne à présent la parole à Arnaud Ybert, maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale, président de l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre‑Dame de Paris. Il va nous présenter une synthèse de la démarche et des travaux de cette association.

M. Arnaud Ybert, président de l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris. – L’incendie de Notre‑Dame, l’émotion qu’il a suscitée et le déferlement médiatique qui s’en est suivi ont incité un groupe de scientifiques ‑ six à l’origine – à créer une association. Leurs motivations étaient multiples. Conscients que la connaissance d’un édifice constitue un élément essentiel pour son sauvetage et sa restauration, ils souhaitaient transmettre aux autorités les études inédites (c’est‑à‑dire déjà réalisées mais non encore publiées) connues du seul monde académique. Ainsi, le 15 avril dernier, une thèse monographique était en voie d’achèvement, une autre consacrée aux sources iconographiques documentant Paris avait été récemment soutenue, sans faire l’objet de nombreux articles. De même, une étude scannographique des transepts devait être publiée en juillet prochain et le manuscrit d’un ouvrage documentant le chantier d’Eugène Viollet‑le‑Duc était en cours de relecture. Ces travaux peuvent être déterminants pour le chantier.

Les scientifiques œuvrant dans le domaine patrimonial viennent des horizons les plus divers, ils produisent un grand nombre de données conservées souvent de manière disséminée. Les récoler est l’une des missions des minutieuses études préalables réalisées en principe avant toute restauration. L’urgence de la catastrophe imposait de solliciter rapidement le monde scientifique afin de soutenir les acteurs de terrain.

Les ondes ont par ailleurs été rapidement saturées des propos de prétendus spécialistes qui affirmaient des inepties. Ainsi a-t-on entendu que des chênes vieux de 400 ans au moment de leur abattage avaient servi pour la construction de la charpente, qu’aucune forêt française ne possédait d’arbres de qualité suffisante, que la flèche d’Eugène Viollet-le-Duc était en métal et qu’elle était une pure invention ou bien encore qu’une charpente en chêne ne pouvait pas brûler. Ces assertions auraient été comiques si elles n’avaient pas eu comme conséquence de semer le doute dans l’esprit de l’opinion publique sur la qualité des services de l’État et de risquer d’influencer de manière néfaste les décisions de ses représentants.

Il était donc urgent de fournir une information fiable et de la mettre à disposition de la presse. Le patrimoine est en effet un univers mal connu de ceux qui n’y travaillent pas et la diversité des scientifiques qui y gravitent est aussi riche que déconcertante. Dès sa création, l’association s’est donc donnée pour mission la transmission d’informations, leur vulgarisation et la mise en relation des différents acteurs. Les scientifiques du patrimoine, conscients de l’extrême utilité de ces missions, ont adhéré massivement à notre association qui compte aujourd’hui plus de deux cents membres du monde entier et a entrepris plusieurs actions concrètes.

Ainsi, l’association publie des fiches – une soixantaine à l’heure où je vous parle – à destination d’un large public sur son site internet. D’une trentaine de lignes, chaque fiche est signée par un scientifique qui joint deux références bibliographiques et développe une seule idée. Le langage utilisé est délibérément accessible au plus grand nombre. Ces textes sont rédigés dans l’esprit des résumés des rapports scientifiques vulgarisés destinés aux élus amenés à trancher une question. Elles abordent des thèmes très variés, comme l’illustrent les exemples suivants.

Étienne Hamon, Professeur d’histoire de l’art du Moyen-Âge, a consacré une fiche à un rapport d’expertise de 1526. Notre‑Dame y est à l’époque décrite en des termes inquiétants. La liste dressée par les professionnels d’alors des éléments délabrés correspond relativement bien à celle des éléments qu’il était prévu de restaurer avant le 15 avril dernier. Pourtant, la cathédrale n’a pas fait l’objet de travaux de grande envergure avant le milieu du XIXe siècle ! Cela prouve que, contrairement à ce qu’a laissé supposer la presse quelques jours après la catastrophe, il n’y a pas de lien évident entre l’état sanitaire de l’édifice avant le 15 avril et l’incendie.

Une autre fiche révèle l’existence probable de fondations anciennes pouvant servir au chantier de restauration. D’autres encore rappellent que les monuments historiques sont souvent victimes d’incendie ; elles décrivent les méthodes suivies par les services du ministère de la culture pour rendre leur intégrité aux monuments. Ce sont autant d’expériences susceptibles de nous guider dans la situation actuelle.

Certaines fiches présentent enfin les apports de telle ou telle méthode d’investigation, généralement très récente. Les sciences du patrimoine sont, contrairement à ce que l’on pourrait penser, pour la plupart relativement jeunes. Nul ne peut les maîtriser ni même les connaître toutes. Seul un rassemblement de compétences permet de toutes les embrasser.

Le site de l’association fait également référence à des études démontrant qu’aucun matériau n’est a priori exclu pour la restauration de la charpente, qu’il s’agisse du bois, du béton ou de l’acier. Des spécialistes ont rappelé que le choix du béton s’était imposé dans la France de l’après première guerre mondiale uniquement à cause de la pénurie de bois. Des historiens ont mis en lumière que de nombreux architectes – dont Eugène Viollet‑le‑Duc, fervent défenseur du progrès –, avaient toujours considéré que retenir tel ou tel matériau relevait d’un choix d’espèce, non d’une quelconque doctrine.

La seconde mission de l’association est la mise en relation des acteurs avec des scientifiques susceptibles d’apporter une réponse à leur questionnement. À cet égard, la culture pluridisciplinaire des membres qui la gèrent au quotidien constitue une véritable valeur ajoutée. Elle leur permet de contacter rapidement l’interlocuteur approprié pour un journaliste souhaitant développer un sujet, fournir des renseignements aux élus qui en ont besoin ou aux acteurs du chantier. Nous avons par exemple transmis une note de Georges Lambert, qui avait réalisé l’étude dendrochronologique de la charpente de Notre-Dame, aux architectes en chefs des monuments historiques. À cette occasion, le chercheur a repris ses calculs, affiné ses données, fourni de nouvelles datations et donné un certain nombre d’indications pour la collecte de nouveaux échantillons.

La troisième action concrète de l’association, l’une des plus importantes et, à vrai dire, non envisagée à l’origine, a été de fournir une fabuleuse plateforme de discussions et d’échanges entre scientifiques de diverses disciplines qui, pour beaucoup d’entre eux, ne se connaissaient pas il y a un mois. Chaque nouveau membre présente, dans un courriel collectif, les compétences qu’il a su développer et ce qu’il peut apporter à la restauration. Ces messages fonctionnent comme de véritables réservoirs d’idées desquelles émergent rapidement et avec une aisance déconcertante des programmes de collaboration entre scientifiques.

Lorsque la mise en sécurité de l’édifice sera réalisée, ces scientifiques auront pour vocation de devenir, eux aussi, des acteurs du chantier en coordination avec les laboratoires du ministère de la culture et le soutien du CNRS.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Nous allons maintenant évoquer les perspectives offertes par la modélisation 3D, les différents relevés effectués ces dernières années à l’intérieur et à l’extérieur de Notre‑Dame de Paris ayant d’ailleurs éveillé l’attention du public et des médias. La lourde tâche consistant à montrer les possibilités et peut-être les limites de ces outils numériques revient à M. Livio De Luca, directeur de recherche au CNRS, et directeur du laboratoire MAP (Modèles et simulations pour l’Architecture et le Patrimoine). Les travaux de ce laboratoire pluridisciplinaire se concentrent sur les méthodes et outils relevant des nouvelles technologies de l’information et de la communication. M. De Luca, de nationalité italienne, donnera aussi d’une certaine manière une dimension européenne à notre matinée, dans un contexte dans lequel les enjeux européens sont particulièrement à l’honneur.

M. Livio De Luca, directeur de recherche au CNRS, directeur du laboratoire Modèles et simulations pour l’architecture et le patrimoine (MAP). – Permettez-moi de commencer en citant la dernière phrase d’une tribune publiée dans « La Vie » il y a juste quelques jours dont vous êtes co-auteur, M. le président. « Nous croyons que comme les grandes évolutions de technologie numérique, Notre-Dame de Paris est un trésor commun qui mérite les regards de tous. ». Je n’ai pas trouvé de meilleure phrase pour introduire mon intervention sur les apports des sciences et des technologies du numérique pour la restauration de la cathédrale.

Je souhaiterais d’abord parler de ce que le numérique a déjà fait pour Notre‑Dame. Quelques jours après l’incendie, on a tous découvert par les médias que la cathédrale avait fait l’objet d’un nombre considérable de numérisations et modélisations en trois dimensions (3D). Tout d’abord, les passionnés de jeux vidéo ont immédiatement reconnu les images de « Assassin’s Creed » d’Ubisoft qui étaient diffusées à la télévision. Ensuite, on a découvert le dossier de National Geographic sur le travail de numérisation 3D au scanner laser réalisé par le professeur Andrew Tallon du Vassar College. Dans les jours suivants on a vu plusieurs initiatives se monter, dont la plus récente a été annoncée par Microsoft et l’entreprise Iconem il y a quelques jours, visant à réaliser la collecte participative de millions d’images afin d’élaborer des modèles 3D au travers d’approches de vision artificielle.

Dans les dernières années, la cathédrale a également fait l’objet de plusieurs campagnes de relevé 3D par lasergrammétrie et photogrammétrie à l’occasion des travaux de diagnostic et de restauration. Parmi ces travaux, il y a un dossier remarquable réalisé par l’entreprise Art Graphique et Patrimoine, composé de plusieurs milliards de coordonnées 3D et de photographies, reproduisant la cathédrale dans son ensemble avant et après l’incendie, et surtout intégrant la numérisation 3D complète de la charpente et d’autres parties de l’édifice détruites dans l’incendie. Il faut se réjouir de l’existence de ces données qui sont susceptibles d’être mises au service de l’étude scientifique et du chantier de restauration. Ainsi, Microsoft et Iconem ont annoncé qu’ils mettront les modèles 3D en accès libre – en coopération avec des partenaires scientifiques comme l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) et la Très grande infrastructure de recherche (TGIR) HumaNum du CNRS. Art Graphique et Patrimoine s’est de son côté rapprochée du CNRS et du ministère de la culture afin d’établir une convention pour la mise à disposition de ses données pour des usages scientifiques.

Je suis convaincu que d’autres initiatives seront prises dans le but collectif de réunir toute la documentation disponible.

Certes, il s’agit d’un ensemble de données de nature hétérogène car produites dans des contextes différents, qui vont des relevés par scanner laser 3D de résolution millimétrique réalisés à quelques mètres des surfaces jusqu’aux photographies de touristes prises à des centaines de mètres de la cathédrale. En fonction de leur nature, du type d’information qu’elles véhiculent ou de leur qualité métrique, ces données seront exploitées pour aborder des questions scientifiques plus ou moins complexes. Par exemple, les données recueillies par des approches participatives pourraient permettre de reconstruire, par cumul de points de vue, des belles extensions spatiales et temporelles en restituant une information géométrique et visuelle appropriée pour l’élaboration d’hypothèses historiques concernant l’architecture et le contexte urbain. Les données provenant des campagnes de numérisation 3D par lasergrammétrie et photogrammétrie pourraient être exploitées afin d’élaborer des cartographies des figures d’altération, pour l’analyse des techniques de construction et des matériaux, ainsi que pour la modélisation et la simulation du comportement mécanique des structures, ou encore du comportement acoustique des espaces.

Pour autant, cette masse de données 3D devra être transformée en représentation intelligible, c’est‑à‑dire en un système de représentations nées de la confrontation entre de simples coordonnées dans l’espace ou de simples pixels dans l’image et les connaissances de celui ou celle qui les interroge et les interprète par rapport à un questionnement scientifique ou à une problématique technique. À une époque dans laquelle l’intelligence artificielle est à la mode, la collecte, la comparaison, l’évaluation, la catégorisation et l’exploitation de toutes ces ressources, auxquelles s’ajouteront d’autres ressources de nature différente, font avant tout appel à l’intelligence humaine, notamment dans le domaine du patrimoine, pour lequel l’approche pluridisciplinaire est indispensable.

Dans ce contexte, le numérique facilitera la mise en relation entre les différentes disciplines et les données qu’elles produisent. Son rôle n’a donc pas vocation à se limiter à la production d’images en 3D de Notre-Dame à un instant donné de son histoire, ou à plusieurs instants de son histoire, mais devrait s’étendre à l’élaboration d’un véritable « double numérique » de la cathédrale, un écosystème capable d’évoluer au fur et à mesure que les études avancent, en centralisant progressivement les données, les informations et les connaissances produites par les scientifiques et les professionnels impliqués dans le chantier.

Il s’agit d’un projet ambitieux que nous souhaitons monter avec le soutien du CNRS et du ministère de la culture, qui s’inscrit dans la continuité des dernières avancées du laboratoire de recherche que je dirige et qui pourrait bénéficier des contributions des groupes de travail thématiques de la task force du CNRS, de l’Association des scientifiques au service de Notre‑Dame, ainsi que des entreprises qui s’investissent dans l’innovation numérique pour la documentation du patrimoine.

Cet écosystème numérique, qui correspondrait à un système d’informations multidimensionnelles, pourrait également jouer le rôle d’interface entre la collecte, l’analyse et la spatialisation de ressources à caractère scientifique et le suivi dans le temps des activités menées sur le chantier. Il permettrait des avancées importantes en matière de gestion et de partage d’informations entre de multiples acteurs, de prise de décision, ainsi que pour la construction d’une mémoire numérique d’une aventure collective.

En conclusion, ce projet correspond à un enjeu scientifique sur le long terme pour Notre‑Dame, mais également en ce qui concerne tous les objets patrimoniaux et les sciences du patrimoine au sens plus large.

En effet, grâce aux approches d’apprentissage automatique, et donc à l’intelligence artificielle, l’analyse et la corrélation spatiale, temporelle et sémantique de cette masse de données permettraient, à terme, de mieux étudier l’interaction entre les matériaux et les phénomènes d’altération, ou encore les relations entre le comportement des structures et les techniques de construction, associant la production de connaissances sur le patrimoine à l’introduction de dispositifs innovants pour la conservation et le suivi des restaurations.

Cet écosystème numérique devrait être ouvert à tous, dans l’esprit de la science ouverte qui caractérise de plus en plus nos pratiques de recherche, de partage et de transmission des connaissances. Il nous permettrait également de mieux étudier cette pluralité des regards qui se mobilisent autour d’un objet patrimonial, c’est‑à‑dire la manière dont chaque discipline, chaque métier, mais également chaque personne observe et comprend l’objet patrimonial, ce trésor commun qui mérite les regards de tous.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Je vais passer maintenant la parole à un autre membre de l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris, M. Maxime L’Héritier, qui est maître de conférences en histoire médiévale à l’Université Paris 8, et chercheur aux laboratoires Histoire des Pouvoirs, Savoirs et Sociétés (HISPOSS) et Archéologies et Sciences de l’Antiquité (ArScAn). Il va évoquer les enjeux de l’étude des métaux dans la construction du monument.

M. Maxime L’Héritier, maître de conférences en histoire médiévale. ‑ Étudier la mise en œuvre du métal dans la structure de Notre-Dame, c’est à la fois porter un regard sur le passé, sur l’histoire des hommes et des femmes qui ont construit cet édifice, mais c’est également tourner ce regard résolument vers l’avenir, afin de mieux comprendre Notre-Dame et d’en tirer des enseignements pour les restaurations futures. Dans la mesure où les enjeux scientifiques sur le métal dépassent très largement le simple cadre du chantier de restauration, le futur chantier de Notre-Dame sera aussi l’occasion de mener une approche environnementale et de nourrir des études prospectives sur la durabilité et l’altération de ces matériaux. L’ensemble de ces questionnements sont intimement liés et se nourrissent mutuellement dans leurs approches interdisciplinaires.

Étudier les usages du métal dans la cathédrale de Notre-Dame, c’est tout d’abord se plonger dans la vie des bâtisseurs du Moyen-Âge : comprendre leurs réflexions et leurs choix, qu’ils soient techniques, économiques ou symboliques, à travers les différents usages qu’ils ont fait du plomb et des alliages ferreux, ces deux métaux que l’on retrouve par dizaines et centaines de tonnes dans les structures de l’édifice.

Les travaux menés sur le fer dans la construction gothique depuis une vingtaine d’années ont révélé l’importance de ce métal dans le maintien des panneaux de vitrail, un des symboles de l’art gothique. Mais le fer est aussi noyé dans la maçonnerie de ces édifices, sous forme d’agrafes, de tirants ou de chaînages servant à solidariser les pierres et se retrouve parfois même dans la charpente.

D’après l’étude archéologique de leur position dans le bâti, on sait que des tirants et chaînages ont parfois été placés en cours de chantier, pour contrebuter un édifice incomplet en hauteur et en largeur, comme à la cathédrale de Bourges ou à celle de Beauvais au XIIIe siècle. Certaines armatures avaient une vocation plus définitive, comme à Beauvais ou à la Sainte Chapelle de Paris au milieu du XIIIe siècle. D’autres ont en revanche été posés après coup, afin de pallier un défaut structurel et de consolider l’édifice. C’est par exemple le cas pour la cathédrale d’Amiens en 1500. Certaines de ces armatures sont toujours en tension.

Mais l’étude minutieuse de ces fers livre bien d’autres informations. L’analyse métallographique de leur structure par microscopie optique permet de traduire les choix de matériaux par les bâtisseurs, une considération fondamentale pour une époque où la production n’était pas standardisée. Les exemples d’armatures d’acier, alliage plus résistant que le fer, sont rares mais existent et témoignent alors d’une volonté du maître d’œuvre de renforcer une structure qui lui semble fragile. Enfin, l’étude des impuretés contenues dans le métal nous renseigne sur les ateliers métallurgiques ayant produit ces alliages ferreux et permet de caractériser les techniques de production. Ainsi, même en l’absence de textes, il est possible de reconstituer les échanges commerciaux parfois lointains ayant permis l’approvisionnement du chantier pour comprendre sa gestion par le maître d’œuvre et expliquer ses choix techniques quant à l’usage de fer ou d’acier à divers endroits de la structure.

Qu’en est-il à Notre-Dame de Paris où cette question de l’usage des métaux n’a jamais fait l’objet d’aucune étude ? On sait seulement qu’un chaînage est posé par Jean‑Baptiste Antoine Lassus pour consolider le haut chœur vers 1846, certainement pour remplacer ou doubler un système d’agrafes préexistant, décrit par Eugène Viollet-le-Duc. Mais quelle est la nature de l’alliage mis en œuvre ? Quelle est sa résistance mécanique et quel rôle joue ce chaînage dans la tenue du bâtiment, en particulier depuis la catastrophe ? Quelles sont les autres armatures de fer, enfouies dans la pierre, qui contribuent à l’équilibre de l’édifice ? Lesquelles étaient originellement présentes dès le XIIe et le XIIIe siècle ? À Notre‑Dame, le chantier médiéval n’est pas documenté par les archives et le matériau est la seule source que le chercheur peut exploiter.

Il sera nécessaire de s’appuyer sur l’inventaire des armatures exhumées des décombres pour les parties hautes grâce au travail d’archéologie préventive réalisé par les services de l’État et du ministère de la culture, mais également sur un suivi archéologique du chantier. Une détection préalable des maçonneries au radar pourra permettre de préciser cet inventaire. Les armatures mises au jour pourront si besoin être datées par datation au carbone 14, afin de reconstituer leur chronologie absolue. Cette technique de datation peut en effet désormais être appliquée à des alliages ferreux dès qu’ils contiennent un peu d’acier et donc de carbone. Mettre en regard, sur le temps long, la typologie et les usages de ces armatures permettra de mieux comprendre la structure de Notre-Dame et d’anticiper sa restauration, en regardant l’expérience des choix passés, pour mieux penser nos choix présents et futurs.

Ces recherches sur le fer sont enfin également un gage pour l’avenir bien au-delà du temps du chantier. L’étude de la corrosion des armatures métalliques de Notre-Dame permettra d’appréhender les phénomènes de corrosion en milieu réel sur une échelle de temps de quelques centaines à un peu moins d’un millier d’années. Ces armatures constituent ainsi de véritables analogues archéologiques qui viennent nourrir une recherche fondamentale de long terme sur l’altération de ces matériaux sur la longue durée ainsi que la réflexion associée des chercheurs du Commissaire à l’énergie atomiques et aux énergies alternatives (CEA) et du CNRS sur leur potentiel usage dans le stockage des déchets nucléaires.

Les enjeux dans l’étude des plombs sont du même ordre. Étroitement lié au verre dans les vitraux, au fer lorsqu’il entre dans le scellement des pierres, utilisé à la place du mortier, ce qui n’est pas rare au XIIIe siècle, le plomb trouve des usages spécifiques dans les parties hautes au niveau de la couverture. Ces toitures en métal sont porteuses d’un esthétisme et d’un symbolisme fort aux périodes anciennes en achevant de donner couleurs et lumière à la partie haute de ces édifices. Associées aux polychromies extérieures, elles constituaient de véritables châsses d’orfèvrerie. Esthétisme et technique étaient étroitement liés au Moyen‑Âge, comme au XIXe siècle chez Eugène Viollet-le-Duc qui a reproduit pour partie les techniques anciennes de coulage de plomb sur table, au lieu de plomb laminé, ce qui n’est pas anodin. Mais à cette exception près, que sait-on du détail des techniques employées par ces bâtisseurs au travers des siècles, du réemploi hautement symbolique de ce matériau facile à fondre ?

Même si une grande partie de la toiture de plomb s’est consumée, les éléments subsistant pourront documenter ces pratiques. Leur étude morphologique, comme marqueurs des techniques de fabrication employées, et la recherche des traces de finition de surface et de décor au moyen d’analyses micrographiques permettront d’examiner de manière précise les pratiques des plombiers du XIXe siècle et les éventuels transferts techniques entre chantiers, notamment autour des entreprises de plomberie, connues des archives. Analyser en détail ces techniques de finition et de décor de la couverture et de la flèche et, le cas échéant, reconstituer certains éléments de chronologie grâce à l’analyse, est essentiel pour apporter tous les éléments nécessaires à la compréhension de leur histoire et envisager au mieux leur restauration.

Une analyse isotopique peut être envisagée sur les plombs de la cathédrale afin de relier la composition du métal à celle du minerai utilisé pour le produire, et comprendre à travers les époques, comme pour le fer, l’évolution des approvisionnements en fonction des productions et des circuits commerciaux. Mais une fois cette signature isotopique établie pour les plombs médiévaux et du XIXe siècle, il devient aussi possible de quantifier leur contribution environnementale respective en la traquant dans l’atmosphère parisienne, dans l’eau de la Seine ou même sur le monument. En raison des températures atteintes lors de l’incendie, le plomb a pu s’oxyder, mais est aussi susceptible de s’être en partie volatilisé. Les enjeux dépassent là encore largement le cadre strict du chantier, mais l’étude n’est rendue possible que grâce au cadrage historique précis lié au contexte du monument. Les prélèvements d’air et de pluie réalisés avant et après le sinistre permettront d’étudier la nature du transfert de ce métal dans l’atmosphère. Ils devront être reconduits de manière régulière afin d’étudier ces impacts sur la longue durée. La prise en compte de cette problématique est d’une importance capitale pour la connaissance de la pollution environnementale liée au sinistre. De précédentes études sur des sites industriels de l’Oise montrent en effet qu’un retour à la normale nécessite plusieurs dizaines d’années.

En conclusion, il apparaît que le sinistre qui a touché Notre-Dame de Paris est une occasion sans précédent pour développer ces thématiques interdisciplinaires sur l’un des monuments les plus importants de l’Europe médiévale, dans le cadre de la task force du CNRS, et de le replacer comme jalon dans l’histoire de la construction en contribuant à une approche des sociétés passées et futures, sur le temps du chantier et bien au-delà.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. ‑ Nous allons à présent nous projeter dans l’avenir en passant la parole à un représentant de l’Académie des technologies, M. Yves Malier, ingénieur-conseil, ancien directeur de l’École normale supérieure de Cachan, et professeur émérite de l’École nationale des ponts et chaussées. Il va traiter de l’apport des nouveaux matériaux, dont il a je crois apporté quelques échantillons. M. Malier a d’ailleurs été sollicité pour ses compétences juste après le drame du 15 avril, et nous en dira sans doute un mot.

Pr Yves Malier, membre de l’Académie des technologies. ‑ Par mes travaux antérieurs en laboratoire de recherche et en entreprise, j’ai, comme plusieurs d’entre nous ici aujourd’hui, un point de vue sur le mode de reconstruction et souhaite vous parler de l’apport des nouveaux matériaux, notamment du béton.

Je considère comme impératif de reconstruire Notre-Dame à l’identique, tout en tenant compte de l’environnement, du développement durable et de l’économie circulaire, de l’emploi de méthodes de modélisation et de conception actuelles et, surtout, de l’emploi des matériaux contemporains les plus performants.

À cet égard, je souhaite rappeler la remarquable restauration de la charpente de la cathédrale de Reims après les bombardements et incendies de 1914. Des poutres en béton armé préfabriquées en usine puis montées et assemblées sur le site ont alors été utilisées. Cet apport de la modernité n’est pas apparu, à l’époque, comme incompatible avec le principe de restauration à l’identique de la cathédrale.

C’est donc dans cette perspective que je vais vous vanter les mérites du béton. Je m’appuie sur mes expériences passées très diverses de chercheur et d’ingénieur, mais également de créateur et co‑responsable d’une PME de « déconstruction », jadis classée première mondiale de sa spécialité par les Américains, et d’expert en matière de consolidation d’ouvrages après incendie et/ou séismes (cathédrale de Mexico, grands immeubles à Bucarest, tunnel sous la Manche, etc.).

Je me suis très tôt intéressé aux « bétons de haute performance » (BHP) aussi bien au ministère de l’équipement qu’au laboratoire central des ponts et chaussées. J’ai notamment piloté le projet national de recherche et développement lancé par les ministères de la recherche et de l’équipement. Ce projet regroupait une vingtaine de laboratoires de recherche publics ou privés et une vingtaine d’entreprises sur ce thème des « nouveaux bétons ».

Dès 1985, ces BHP devinrent opérationnels sur de très grands ouvrages : le premier au monde fut le pont de l’Île de Ré. En 1988, grâce à une approche scientifique toujours pluridisciplinaire associant la physique, la chimie, la mécanique, la biologie et la géologie, et grâce à une implication forte de Bouygues, de Lafarge et de Rhodia, trois grandes entreprises françaises, une troisième génération de béton est arrivée à maturité, connue sous le nom de Bétons de Fibres Ultra Performants (BFUP).

En 1988, l’école doctorale internationale sur les nouveaux matériaux de construction que j’avais créée associait l’École nationale supérieure de Cachan et l’École nationale des ponts et chaussées (ENPC), l’École polytechnique de Lausanne et les Universités de Liège, Laval-Québec et Sherbrooke. La construction d’une passerelle en BFUP sur le site universitaire de Cachan, qui aurait été la première réalisation mondiale faite avec ce matériau, a malheureusement été refusée par l’administration. Ce projet a été réalisé quelques années plus tard à Sherbrooke, proposé par l’université locale partenaire de notre école doctorale. À partir de ce moment-là, l’utilisation des BFUP pour des grands ouvrages emblématiques, tels que de nombreux musées dont le MUCEM à Marseille, des salles de concert en Europe, etc., s’est développée. Il faut dire que les caractéristiques technologiques propres aux BFUP sont particulièrement intéressantes.

D’abord, leur résistance à la compression (160 à 400 Mégapascal [MPa]) est 6 à 15 fois supérieure à celle du béton utilisé pour la reconstruction de la cathédrale de Reims (25 à 30 MPa) et 2 à 4 fois plus résistant que de très bons BHP (90 à 100 MPa). Par ailleurs leur rapport légèreté-résistance est particulièrement opportun dans un projet où il faut impérativement réduire drastiquement les charges sur les murs verticaux.

Ensuite, leur résistance en traction a été largement améliorée par rapport à des bétons des générations précédentes. Elle est même égale ou supérieure à la résistance en compression des bétons classiques, ce qui permet de construire sans les armatures métalliques, jusqu’alors obligatoires mais constituant un élément fragilisant en cas d’incendie de forte intensité notamment.

La mesure de la porosité aux gaz de tous les matériaux obtenus par hydratation de poudres – c’est le cas du béton – est un moyen essentiel pour évaluer la durabilité dans le temps de ces matériaux et, entre autres, leur résistance à des agressions extrêmes. Retenons que cette porosité est dans le rapport de 1 000 à 10 000 par rapport à celle des bons bétons traditionnels. La perte de sensibilité aux agressions externes (pollutions chimiques venues d’environnements agressifs, chocs thermiques) et aux évolutions internes (fluage, retrait hydrique, carbonatation), est assurée et fait de ce matériau une véritable céramique industrielle de construction à très haute durabilité.

Une autre propriété remarquable est la singulière rhéologie de ce nouveau matériau jointe à une exceptionnelle thixotropie. Ensemble, elles confèrent à ces bétons des propriétés de fluidité et de conservation de l’homogénéité nécessaire à la future qualité de surface et à une bonne ouvrabilité pendant le temps de mise en place dans le coffrage.

Les deux pièces de démonstration que je vous ai apportées montrent la très grande proximité entre les BFUP et les céramiques en matière d’obtention de formes singulières, de micro-géométrie de surface, ou encore sur leur capacité à imiter, en vue lointaine ou proche, les couleurs et les aspérités désirées en surface.

Autre avantage de taille, la fabrication de ce matériau, la conception, le calcul et le montage de ses éléments en grandes structures (charpentes, ponts, coupoles, etc.) sont, en France, parfaitement maîtrisés. Les références de réalisations sont désormais nombreuses dans le domaine de la culture, en France comme à l’étranger.

En conclusion, je souhaiterais rappeler que les BFUP sont une invention française associant public et privé au niveau scientifique et au niveau de l’application technologique. Il y a 20 ans, les premières applications ont été réalisées au bout du monde en raison de la frilosité et de la lenteur d’adaptation de nos réglementations et de nos normes, tout en étant conçues et construites par des architectes et ingénieurs français avec des composants de matériaux présents sur notre territoire. Depuis, les règlements et normes sont enfin à jour et les réalisations en France sont nombreuses.

Il serait donc heureux que la rénovation de Notre-Dame soit aussi l’occasion de défendre aux yeux de millions d’observateurs du monde entier la capacité de la France à associer, sur un thème par essence culturel et patrimonial, la science, la technologie et la promotion de l’innovation maîtrisée et durable.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. ‑ Nous revenons au Laboratoire national des monuments historiques, avec Mme Lise Leroux, géologue et ingénieur de recherche au pôle pierre de ce laboratoire. Son travail se focalise sur l’identification des pierres dans le bâti et les sculptures des monuments historiques. Indissociables d’une prospection dans les carrières anciennes et actuelles, ses études constituent un préalable à la restauration et à la conservation des œuvres monumentales.

Mme Lise Leroux, géologue, ingénieur de recherche, pôle pierres, au Laboratoire de recherche des monuments historiques. ‑ Nous nous trouvons actuellement dans une phase de travaux d’urgence « absolue » dont nous ne connaissons pas la durée. Ils ont nécessité la mise en place immédiate de protocoles et de collaborations scientifiques, en particulier avec le laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH). Cette phase de pré-diagnostic de l’état de détérioration des matériaux s’est appuyée sur des connaissances acquises depuis longtemps par le biais de la documentation et de recherches scientifiques passées. Au cours de cette phase de sauvetage sont apparus des besoins scientifiques qu’il faudra satisfaire afin de garantir la conservation de l’édifice, liés à l’émergence de nouvelles thématiques.

Pour autant, les études scientifiques doivent se caler sur les travaux alors même qu’il s’agit de deux échelles de temps guère compatibles. En effet, la recherche académique s’appuie sur le long terme, tandis que les travaux sont soumis à de fortes contraintes de sécurité et doivent, pour certains, être réalisés dans l’urgence. C’est notamment le cas pour le tri et la sélection des éléments effondrés (métal, bois, pierre). Ces opérations sont menées dans des conditions d’urgence, en raison de la présence de plomb dans les gravats et des risques d’effondrement.

Dans la perspective de la reconstruction, le risque de pénurie de pierres de taille est détaillé par le LRMH depuis 1940, dans la mesure où les pierres doivent répondre à des compatibilités physiques et esthétiques très précises. Par conséquent, nous avons lancé une alerte auprès des pouvoirs publics dès la fin du sinistre.

Dans la phase opérationnelle, le LRMH est intervenu en apportant son aide dans la mise en place des systèmes de couverture provisoire. De même, les connaissances acquises par notre laboratoire, notamment grâce aux projets de thèses en cours sur l’impact des incendies, sont un atout précieux dans la détermination du degré d’altération des pierres.

A ensuite été établie une liste des études à débuter immédiatement afin de définir un plan prévisionnel pour le projet de restauration. Il s’agit d’abord de préciser le diagnostic de l’impact du feu sur les matériaux en œuvre (pierre, métal, vitraux). Pour cela, nous avons besoin immédiatement de forces vives pour les réaliser. Il nous faut également définir l’impact de l’eau utilisée pour l’extinction de l’incendie, notamment sur les aptitudes mécaniques des maçonneries. Nous savons par ailleurs que l’eau entraînera l’apparition de sels délétères dans les maçonneries au cours du séchage et qu’il y a un risque d’altérations chromatiques – nous l’avons déjà constaté au château de Lunéville et les thèses que nous avons produites sur ce sujet pourraient d’ailleurs apporter certaines réponses.

Le LRMH devra en outre mettre en place un suivi climatique de l’édifice et parallèlement, évaluer l’aptitude au réemploi et au maintien en place de certains éléments de maçonnerie, procédure déjà utilisée par Eugène Viollet‑le‑Duc. Cela implique l’organisation de plusieurs actions simultanées : instauration de protocole d’évaluation mécanique simple au moment du tri ; évaluation des besoins en pierres de substitution et définition de leurs volumes, de leurs formes et de leurs caractéristiques physiques ; travail de prospection de carrières aptes à fournir le cubage nécessaire de pierres physiquement et esthétiquement compatibles. À cet égard, il faudra peut-être envisager l’ouverture de nouvelles carrières pour répondre au besoin. Par ailleurs, il faut mettre en place des protocoles de nettoyage pour l’ensemble de l’intérieur de la cathédrale en tenant compte de la forte pollution par le plomb.

Ces besoins d’accompagnement scientifique doivent être définis dès aujourd’hui, même s’ils ont vocation à se dérouler à moyen terme. Concrètement, cela signifie qu’il faut lancer des études scientifiques basées sur des recherches passées, soumises aux contraintes à court terme du chantier, qui ne sont pas envisageables dans un cadre de recherche académique classique, alimentée en grande partie par le biais des thèses, qui se déroulent sur trois ans. Il nous faut donc des forces vives !

Les diagnostics et les restaurations vont certainement soulever des problématiques ponctuelles qui pourront être étudiées dans un laps de temps assez court, dans le cadre de contrats post-doctoraux par exemple.

Enfin, la rénovation de Notre-Dame va faire émerger des thématiques connexes ou transversales, qui pourront être intégrées dans de futurs projets de recherche pluriannuels, utiles à la compréhension de l’histoire de la cathédrale, mais également à la compréhension de l’histoire des techniques, ainsi qu’à la sauvegarde d’autres édifices.

En conclusion, je voudrais insister sur les travaux de fouille archéologique d’urgence qui sont réalisés actuellement pour déblayer l’espace, mais également faire du tri entre les éléments qui seront réutilisables, ceux qui sont muséables et ceux qui pourront être mis à disposition des chercheurs pour des études scientifiques. Cette action de tri est essentielle, mais elle exige des moyens humains considérables !

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. ‑ Nous entendons ce besoin de forces vives. C’est maintenant M. Bernard Thibaut, directeur de recherche émérite au CNRS au sein du Laboratoire de mécanique et génie civil (LMGC) de l’université de Montpellier qui va évoquer les techniques de mise en œuvre du bois dans les charpentes de cathédrales, ainsi que leur actualité.

M. Bernard Thibaut, directeur de recherche émérite au CNRS, Laboratoire de mécanique et génie civil.  Mon exposé va porter sur les techniques de mise en œuvre du bois dans les charpentes des cathédrales. Je vous présenterai leur pertinence et les innovations qui y sont associées.

Le bois est un matériau sophistiqué résolument moderne. C’est une innovation majeure du monde végétal qui remonte certes à 300 millions d’années mais qui est plus que jamais d’actualité. Grâce aux outils modernes de caractérisation et de modélisation, les scientifiques sont capables de montrer le caractère étonnamment moderne de ce matériau. C’est un nid d’abeille naturel à l’échelle du micromètre, dont la direction principale est le fil du bois. Le matériau des parois des cellules de ce nid d’abeille est un composite à fibres à l’échelle du nanomètre, dont la matrice est constituée d’un alliage de polymères carbonés plus ou moins hydrophile. En outre, elle est dopée par un cocktail de molécules actives qui régule les interactions avec les insectes et les micro-organismes et détermine les propriétés sensorielles du bois.

La seule forêt française comprend 1 500 types de bois différents, avec des densités très variables, qui vont de 100 kg par m3 à 1 300 kg par m3. L’invention de la dendrochronologie permet aux historiens de donner l’âge d’une poutre, mais également de définir à la demi-année près la date à laquelle elle a été coupée. On sait ainsi que les charpentiers coupaient les bois en hiver et les utilisaient l’été suivant. Le débat qui a eu lieu sur la durée considérable de séchage du bois utilisé pour les cathédrales est donc faux puisque les charpentiers utilisaient du bois encore vert. Les techniques utilisées à l’époque sont encore connues et pratiquées sur des charpentes de petite dimension. Or, les charpentes construites avec cette technique ont résisté pendant plusieurs siècles, 800 pour la cathédrale Notre‑Dame ! C’est donc une technique fiable.

Les débats sur la reconstruction de la charpente ont porté également sur l’existence ou non d’un nombre suffisant d’arbres. Selon mes calculs, 2 000 chênes de faible diamètre seraient nécessaires. Nos forêts en France métropolitaine en répertorient près de 200 millions. Grâce à l’inventaire forestier national et à ses bases de données, il serait plus aisé qu’au Moyen-Âge de sélectionner les arbres dans la mesure où les zones contenant des chênes avec l’élancement recherché seraient faciles à définir. Grâce aux outils modernes tels que le Lidar terrestre, il est désormais possible de réaliser une numérisation 3D des arbres candidats afin de vérifier avant abattage leur concordance a priori avec les pièces de bois recherchées qui ont été répertoriées lors de la digitalisation en 3D de la charpente. Avant d’équarrir la poutre, celle-ci pourra être passée aux rayons X afin de déceler d’éventuelles pourritures cachées.

Les arguments en faveur de l’utilisation du bois pour la reconstruction de la charpente sont nombreux : c’est une solution peu onéreuse, rapide (moins de deux ans) car tous les plans sont prêts et qui offre une garantie de résistance supérieure à cinq siècles. En outre, une tonne de chêne utilisée pour la charpente correspond à 1,8 tonne de CO2 récupérée dans l’atmosphère et stockée pendant des siècles. C’est également le matériau qui consomme le moins d’énergie fossile pour sa mise en œuvre. Enfin, une charpente en bois pour la cathédrale Notre‑Dame, ce n’est pas seulement un hommage aux chênes français, c’est le résultat de milliers d’années d’innovations rendues possibles par l’osmose entre la forêt française et les charpentiers. C’est un métier qui a une tradition et un savoir-faire, et l’utilisation du bois pour la charpente de Notre-Dame pourrait constituer une formidable école pour de nombreux apprentis et de jeunes sous le regard des Parisiens et des touristes.

Je voudrais maintenant aborder la question de la réaction du bois au feu. Un grand scientifique du bois avait vu naître sa vocation lorsque son directeur de thèse lui avait rétorqué : « le bois, ça brûle, ça casse et ça pourrit ». Le bois contient 50 % de carbone, donc c’est un bon combustible, c’est-à-dire qu’il peut brûler. Mais, en réalité, il ne brûle pas si facilement. Pour amorcer la combustion autonome d’une poutre en chêne, il faut apporter une grande quantité de chaleur, à des températures supérieures à 280 °C, pendant un temps suffisant, de 20 minutes environ. Ce n’est pas un hasard si, dans les épisodes récents de feux de charpentes monumentales, le démarrage de l’incendie est quasiment toujours associé à des travaux dans le voisinage de la charpente. En effet, ces travaux apportent souvent localement de grandes sources d’énergie, notamment à travers l’électricité. L’utilisation d’outils modernes tels que les caméras thermiques permet de détecter rapidement l’augmentation anormale de chaleur et de prendre les dispositions qui s’imposent. La répétition des accidents liés aux travaux laisse penser que les règles de sécurité actuelles ne sont pas adaptées aux situations des monuments.

Ce problème du feu des charpentes ressemble beaucoup à celui des départs de feux de forêt. Des progrès considérables ont été réalisés sur la connaissance de la physique de ces feux ; il faudra en tirer parti pour les monuments. Par ailleurs, on sait que lorsqu’un feu démarre, il faut que les pompiers soient informés aussitôt afin que leur intervention soit efficace. Une formation au problème du feu de charpente doit donc être mise en place et suivie par tous les acteurs de préservation et de restauration des monuments. Enfin, une mobilisation citoyenne de type « comité citoyen des charpentes monumentales », similaire aux « comités communaux de feux de forêt » mis en place en région méditerranéenne, pourrait être envisagée.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Pour conclure cette seconde table ronde, M. Loïc Bertrand, directeur d’IPANEMA, laboratoire de développement de méthodes avancées de caractérisation de matériaux de l’archéologie, situé dans mon département sur le site du synchrotron SOLEIL, et directeur scientifique de l’European Research Infrastructure for Heritage Science, va présenter les applications du synchrotron à la restauration de Notre-Dame. Ce sera une seconde touche européenne à nos travaux de ce matin.

M. Loïc Bertrand, directeur d’IPANEMA, CNRS, Université Paris-Saclay. ‑ Je tiens tout d’abord à remercier l’Office parlementaire de son invitation à présenter l’apport à la reconstruction de Notre-Dame de dispositifs comme le synchrotron SOLEIL et l’infrastructure européenne consacrée aux sciences du patrimoine (E-RIHS), en cours de constitution, ainsi que le dispositif exceptionnel de soutien à la recherche que nous mettons en place avec la région Île-de-France à la suite de la tragédie du 15 avril dernier.

Tout d’abord, permettez-moi de définir en quelques mots ce qu’est un synchrotron. Il s’agit d’une source de lumière intense, notamment dans la gamme des rayons X, sur un grand instrument. La France en héberge deux, SOLEIL –installation nationale avec un anneau de 100 m de diamètre – sur le Plateau de Saclay et l’ESRF ‑ installation internationale – à Grenoble. Le synchrotron SOLEIL accueille chaque année plusieurs milliers de scientifiques, toutes disciplines scientifiques confondues, qui conduisent des expériences sur ses trente lignes de caractérisation.

Les deux synchrotrons mentionnés précédemment possèdent une expertise dans le domaine des matériaux du patrimoine, sans équivalent au plan international. En 2007, l’État français et la région Île-de-France décidaient de se doter du laboratoire IPANEMA, seul centre au monde dédié au patrimoine sur grand instrument, que j’ai eu l’honneur de construire et de diriger depuis sa création. IPANEMA héberge des scientifiques du monde entier qui viennent travailler sur les lignes de SOLEIL et d’autres sources de lumière. SOLEIL a ainsi accueilli plus de 200 projets de recherche dans le champ du patrimoine depuis son ouverture.

Comme nous le montrent de nombreuses publications, le synchrotron SOLEIL pourra contribuer à des recherches consacrées à la cathédrale Notre‑Dame. Dans le domaine de l’étude de l’histoire des matériaux, par exemple, le synchrotron SOLEIL peut apporter des informations importantes sur les techniques artistiques, la pierre, le bois, les vitraux, les objets mobiliers. Des méthodes d’imagerie 3D comme la microtomographie de rayons X peuvent être appliquées à de petits échantillons pour en déterminer la composition et les propriétés. Des méthodes d’imagerie 2D comme la fluorescence X par balayage ou la photoluminescence UV fournissent des cartographies à haute résolution de sections entières de matériaux chimiquement complexes et altérés pour en comprendre le mode de fabrication et l’état d’altération. En ce qui concerne le diagnostic des matériaux et le développement de nouveaux traitements de restauration, le synchrotron SOLEIL permet l’étude de la diffusion de nouveaux produits proposés pour les traitements dans des matrices poreuses. La prévention des risques constitue un autre domaine de recherche prometteur, à travers par exemple l’étude de la réponse des matériaux à l’échauffement ou sous contrainte mécanique.

Pour autant, une utilisation efficace de SOLEIL pour les travaux de rénovation de la cathédrale nécessite la réalisation de trois conditions.

D’abord, il faut mettre en place des méthodes. Depuis une vingtaine d’années, le développement sans précédent de l’imagerie, à la fois 2D et 3D, et de la spectro-imagerie permet de mieux décrire la complexité de matériaux du patrimoine hétérogènes. Contrairement aux apparences, un instrument comme SOLEIL n’est pas « donné » une fois pour toutes, il est en adaptation permanente. La confrontation aux problématiques réelles est une source essentielle de créativité et d’inspiration.

Par ailleurs, l’utilisation de SOLEIL exige des moyens. Je coordonne depuis 2017 le domaine d’intérêt majeur (DIM) Matériaux anciens et patrimoniaux de la région Île‑de‑France. Ce DIM regroupe 95 laboratoires, 23 entreprises et partenaires de valorisation et 731 scientifiques du domaine des matériaux anciens et patrimoniaux. Il s’agit du plus important réseau régional au monde consacré à la discipline ; il regroupe tous les acteurs franciliens. Aujourd’hui, le DIM a décidé de lancer, avec la région Île-de-France, un appel à projets ambitieux qui soutiendra des programmes de recherche régionaux en coordination avec le CNRS et les équipes du ministère de la culture, en apportant des post-doctorants et en finançant des équipements, y compris les bases de données évoquées précédemment. Nous travaillons notamment à ce que le secteur de la conservation-restauration du patrimoine soit pleinement associé aux recherches. Nous avons ici besoin de votre soutien, notamment pour que ces financements ne couvrent pas uniquement les frais en équipement mais également les coûts en personnel nécessaire à ces travaux.

Enfin, il nous faut du temps pour développer et faire vivre l’interdisciplinarité. Face à une telle tragédie, il faut « se dépêcher de penser ». Néanmoins, si un doctorat dans notre domaine dure généralement quatre années, c’est que ce délai est nécessaire pour s’approprier les données d’un problème complexe, les partager, trouver des solutions, souvent en identifiant au passage que le premier problème était en fait mal posé. Des structures de médiation et d’échange comme IPANEMA et le DIM sont des clés dans ce processus qui nécessite une co-création constante. Au-delà des opérations de sauvegarde, il faut soutenir également les structures qui encouragent à la fois l’agilité et l’interdisciplinarité, qui sont les clés d’une recherche exigeante et de qualité, mêlant recherche fondamentale et recherche appliquée.

En conclusion, je souhaiterais évoquer trois chantiers nécessaires.

Nous avons une force particulière en France et en Europe dans le champ de la recherche sur le patrimoine. Il faut y investir massivement afin d’éviter que d’autres pays, voire d’autres continents, nous dépassent technologiquement. La mise en place du cluster « Patrimoine » dans le cadre du futur programme-cadre européen de recherche doit être encore plus soutenue afin que ce programme soit pleinement financé comme les autres thématiques de recherche. Par ailleurs, l’interdisciplinarité doit être accrue. La position d’États membres comme la France est importante alors que ces négociations sont en cours, y compris pour que la dimension « sciences des matériaux » du patrimoine soit pleinement présente aux côtés des activités sciences humaines et sociales de ce futur cluster.

À la suite de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame, nous avons reçu de nombreux messages d’Europe et du monde entier. Une infrastructure européenne des sciences du patrimoine est en train d’être mise en place, qui coordonnera des plateformes de recherche avancée dans le domaine du patrimoine. Aidez-nous à construire une véritable force de recherche coordonnée entre pays européens pour l’étude des patrimoines culturel et naturel. Donnons-nous des cadres pérennes et solides pour nous concerter, travailler en commun et surtout empêcher que de telles catastrophes puissent se reproduire à l’avenir.

Vous l’avez rappelé en ouverture, M. le Président, deux mois jour pour jour avant ce terrible incendie, 1 500 scientifiques et membres du public étaient réunis pour quatre jours d’échange à quelques centaines de mètres de Notre-Dame, dans le cadre de la Rencontre mondiale Patrimoines, sciences et technologies – événement qu’IPANEMA a co-organisé avec l’Académie des sciences et le CNRS, à l’Institut de France. Dans ce cadre, une Déclaration solennelle a été adoptée soulignant l’« ampleur des dégradations, souvent irréversibles, des patrimoines mondiaux ». Cette déclaration faisait quatre propositions phares pour la recherche sur le patrimoine qu’il me paraît important de rappeler : inscrire l’étude des patrimoines dans les missions des organismes ; simplifier le recrutement interdisciplinaire ; mieux soutenir les laboratoires ; agir dans l’espace public.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Merci beaucoup pour la richesse de ces différentes interventions et pour les enseignements que nous avons pu en tirer.

Pour clore cette matinée d’audition, nous allons convenir que les questions des internautes qui n’auront pas eu de réponse dans ce cadre seront instruites, en lien avec vous, et les réponses seront mises en ligne sur les pages internet de l’Office sur les sites de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Cette audition publique, unique en son genre, a été un grand plaisir pour moi. Au nom de l’Office parlementaire, je vous remercie d’y avoir participé.

 

 

 


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II.   EXTRAIT DU COMPTE RENDU de la réunion du jeudi 6 juin 2019 présentant les conclusions de l’audition publique

 

M. Cédric VILLANI, député, premier vice-président de l’Office.– L’audition du 23 mai dernier au Sénat dans la salle René Monory a été surprenante et passionnante. Elle a d’ailleurs intéressé bien au-delà de cette salle du Sénat puisqu’aux 268 visionnages de l’audition en direct, se sont ajoutés, jusqu’à aujourd’hui, 581 visionnages en différé.

Le projet de conclusions qui vous a été distribué livre des conclusions synthétiques de cette audition. La première est celle du constat de la grande complexité de la situation, des conséquences du sinistre et des enjeux de restauration, réparation et reconstruction. L’ensemble requiert des moyens à la hauteur des enjeux, pour une conservation entendue au sens large. Les problèmes évoqués incluent des sujets préoccupants et urgents de santé publique. Les autres enjeux concernent l’analyse du sinistre et les réparations. Toutes les sciences se sont invitées dans ce sujet : sciences exactes, sciences humaines, mécanique, physique, chimie, médecine, expertises sur les pierres, bois, métaux, etc.

La reconstruction de Notre-Dame a un grand intérêt lorsqu’on s’interroge sur le passé, et que l’on réfléchit au futur. Le sujet de la préservation stratégique de certaines compétences techniques pointues fait partie du débat, de même que les enjeux de médiation, communication et formation. Nous avons vu que certaines associations scientifiques s’étaient portées parties prenantes pour analyser le sinistre et éclairer la puissance publique. Un processus de mobilisation exemplaire de la science s’est mis en œuvre, au service de cette restauration.

Une intervention bienvenue du père Yves Combeau nous a également conduits à nous interroger sur l’usage de ce monument et les contraintes inhérentes à celui-ci. Pour notre part, nous avons pointé la difficulté d’une opération se déroulant sous le regard attentif des médias et des réseaux internationaux.

Nous avons entendu un certain nombre d’éléments rassurants et porteurs d’avenir. Nous nous sommes félicités de la très grande compétence technique mise en œuvre. Nous avons entendu que certaines rumeurs, comme celle des pénuries de bois, étaient totalement fausses. Nous avons compris aussi que toutes sortes d’outils pourraient contribuer à améliorer le processus de reconstruction, grâce à des techniques aussi variées que la numérisation en 2 ou 3 dimensions, les recherches sur le béton ou de nouvelles procédures d’organisation humaine.

Pour l’Office parlementaire, il s’agissait de l’occasion d’aborder, pour une fois, un thème ayant trait aux croyances et à la spiritualité, dans un dialogue quasi-syncrétique avec les sciences et technologies. Il est d’ailleurs très intéressant de parler de ce sujet juste après celui des états modifiés de conscience, qui vient d’être évoqué avec l’IHEST, que nous n’imaginerions pas spontanément avoir à traiter dans notre périmètre.

Je vous propose deux recommandations principales, en conclusion. La première consiste à préconiser de veiller à prendre le temps indispensable au diagnostic et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Certes il faut aller vite, mais pas trop vite. Il y a une urgence impérieuse évoquée par le responsable du chantier pour sécuriser le site, mais il y a aussi le temps des analyses et des enquêtes, pour mieux comprendre ce qui s’est passé. Il y a enfin le temps de la mise en place du projet. Il importe de respecter le temps incompressible du diagnostic, à défaut de quoi nous passerons à côté d’une occasion, unique en son genre, de tirer tous les fruits de ce sinistre.

La deuxième recommandation principale vise à donner à la recherche les moyens financiers et humains, à la hauteur des enjeux. Nous souhaitons que ce projet de reconstruction, emblématique, soit exemplaire de ce point de vue. Nous devons considérer que l’aspect d’analyse technique et scientifique fait partie du chantier de reconstruction et qu’à ce titre, les financements doivent être alloués à toutes les analyses scientifiques et travaux de recherche concernés. En effet, il ne s’agit pas de travaux de recherche faits à côté du chantier, mais de travaux qui participent pleinement à ce chantier. Ce serait un magnifique exemple de coopération et de renforcement mutuel.

Il conviendrait en particulier de prévoir que la notion de « conservation », au sens du projet de loi en cours de discussion parlementaire, après une commission mixte paritaire non conclusive, inclue les travaux de recherche utiles à la reconstruction, de façon à mobiliser à leur profit une partie des fonds collectés dans le cadre de la souscription nationale prévue par ce projet de loi.

Telles sont, mes chers collègues, les conclusions que je vous propose pour cette audition publique si riche d’interventions et d’enseignements.

L’Office autorise, à l’unanimité, la publication du rapport présentant les conclusions et le compte rendu de l’audition publique sur les apports des sciences et technologies à la restauration de Notre-Dame de Paris.

 


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([1]) Le contenu des études d’impact est défini par la loi organique du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

([2])              Cf. audition annuelle de l’Autorité de sûreté nucléaire par l’Office le 16 mai dernier.

([3])              Note scientifique n° 12 sur les Grands accélérateurs de particules, présentée par Cédric Villani.

http://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/76002/780046/version/2/file/note_accelerateur.pdf

([4])              Conseil international des monuments et des sites.

([5])              Il existe des comités internationaux pour l’Irak, pour les sites cambodgiens de Angkor et Preah Vinar ; il y en a eu un pour la Tour de Pise lorsqu’il s’est agi de la sécuriser. À Venise, l’Unesco participe aux travaux du Comité interministériel pour la sauvegarde de la ville et de sa lagune. Cf. Francesco Bandarin, ancien directeur du centre du patrimoine mondial de l’Unesco puis sous-directeur pour la culture de l’Unesco jusqu’en 2018, dans La Tribune de l’Art, 25 mai 2019.

([6])              Tribune publiée le 20 mai 2019 dans La Vie, sous le titre « Nous avons tous et toutes notre cathédrale de Paris », cosignée par le frère Éric Salobir, par Olivier de Châlus, porte-parole de l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris, et par Cédric Villani.