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N° 2268

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 25 septembre 2019

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE ([1]) sur la situation et les pratiques
de la grande distribution et de ses groupements
dans leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs,

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Thierry BENOIT, Président,

 

et

 

M. Grégory BESSON-MOREAU, Rapporteur,

 

Députés.

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

La commission d’enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs est composée de : M. Thierry Benoit, président ; M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur ; M. Daniel Fasquelle, Mme Cendra Motin, M. Richard Ramos, M. Stéphane Travert, vice-présidents ; M. Yves Daniel, Mme Séverine Gipson, M. François Ruffin et M. Arnaud Viala, secrétaires ; Mme Ericka Bareigts, Mme Barbara Bessot Ballot, Mme Danielle Brulebois, Mme Josiane Corneloup, Mme Michèle Crouzet, Mme Dominique David, Mme Stéphanie Do, M. Yannick Favennec Becot, M. Guillaume Garot, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Yannick Kerlogot, Mme Sandrine Le Feur, M. Jean-Claude Leclabart, Mme Martine Leguille-Balloy, M. Jean-Baptiste Moreau, M. Jérôme Nury, M. Hervé Pellois, M. Nicolas Turquois, M. André Villiers et M. Jean-Pierre Vigier, membres.

 

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Girod, secrétaire national de la Confédération paysanne

2. Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Oudard, administrateur de la Coordination rurale

3. Audition, ouverte à la presse, de M. Baptiste Gatouillat, vice-président de Jeunes agriculteurs et de M. Bastien Debras, conseiller en production animale de Jeunes agriculteurs

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Raymond Girardi et de Mme Lucie Lafforgue, vice-présidents du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF)

5. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Lévêque, président de Synabio, et de M. Charles Pernin, délégué général

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Roué, président de l’Interprofession nationale porcine (INAPORC), accompagné de M. Didier Delzescaux, directeur

7. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Benezit, secrétaire général adjoint de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), chargé du dossier des relations commerciales, de M. Benjamin Guillaumé, chef de service économie des filières, de M. Antoine Suau, directeur du département économie et développement durable, et de M. Guillaume Lidon, responsable des affaires publiques

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Grandin, président, de M. Daniel Sauvaitre, secrétaire général et de M. Louis Orenga, directeur général de l’Association interprofessionnelles des fruits et légumes frais (INTERFEL)

9. Audition, ouverte à la presse, de Mme Stéphanie Pageot, secrétaire nationale « relations avec les acteurs économiques » de la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB), et de M. Jean-François Vincent, secrétaire national « élevage » de la FNAB

10. Audition, ouverte à la presse, de M. Claude Cochonneau, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), de Mme Françoise Crété, présidente de la chambre d’agriculture de la Somme et référente pour le dossier des relations commerciales au sein de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), et de M. Thierry Fellmann, directeur « Économie, agriculture et territoires », accompagnés de M. Enzo Reulet, chargé de mission « Affaires publiques »

11. Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération Nationale des Producteurs de Lait (FNPL), accompagnée de M. Vincent Brack, directeur

12. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Haine, directrice générale de Nielsen France, et de M. Daniel Ducrocq, directeur du service distribution

13. Audition, à huis clos, de M. Dominique Chargé, président de Coop de France, de M. Arnaud Degoulet, président de Coop de France agroalimentaire, de M. Thibault Buissonnière, directeur adjoint en charge des relations commerciales, et de Mme Barbara Mauvilain-Guillot, Responsable des relations publiques

14. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Trillon, secrétaire de l’Association de coordination du frais alimentaire (ACOFAL) et de Mme Florence Rossillion, administratrice

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Chalmin, président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM), accompagné de M. Philippe Paquotte, secrétaire général, de Mme Amandine Hourt, chargée de mission, et de Mme Mylène Testut-Neves, directrice marchés, études et prospective de FranceAgriMer

16. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Lauriol, fondateur d’Arkose consulting

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Puget, directeur de la rédaction de LSA Conso

18. Audition, ouverte à la presse, de Mme Murielle Chagny, Professeure de droit à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, directrice du master de droit de la concurrence et de droit des contrats

19. Audition, à huis clos, de M. Francis Amand, médiateur des relations commerciales

20. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Ferrier, agrégé des facultés, Professeur à l'Université Montpellier et directeur du master 2 « Droit de la distribution et des contrats d'affaires »

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Lecaillon, avocat, et de M. Philippe Vanni, avocat associé du cabinet d’avocats Fidal

22. Audition, à huis clos, de M. Dominique Langlois, président de l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (INTERBEV), et de M. Marc Pagès, directeur général, accompagnés de Mme Marine Colli, chargée des relations institutionnelles.

23. Audition, à huis clos, de M. Bruno Dufayet, président de la Fédération nationale bovine (FNB), accompagné de Mme Marine Colli, chargée des relations institutionnelles

24. Audition, ouverte à la presse, de M. Richard Panquiault, directeur général de l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC) et de M. Daniel Diot, secrétaire général

25. Audition, ouverte à la presse, de M. Richard Girardot, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), accompagné de Mme Catherine Chapalain, directrice générale, et de M. Antoine Quentin, directeur des affaires publiques

26. Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Amirault, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF), accompagné de Mme Diane Aubert, directrice de cabinet du président

27. Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), accompagné de M. Hugues Beleyr, directeur « Agriculture et filières », de M. Jacques Davy, directeur des affaires juridiques et fiscales et de Mme Sophie Amoros, chargée de mission affaires publiques et communication

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Carré, président de la Fédération du négoce agricole et agroalimentaire (FC2A), de M. Gérard Poyer, vice-président, et de M. Marc Morellato, administrateur

29. Audition, à huis clos, de Mme Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence, de M. Stanislas Martin, rapporteur général et de M. Joël Tozzi, rapporteur général adjoint

30. Audition, à huis clos, de Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), accompagnée de Mme Marie-Audrey Courtois, adjointe au chef du bureau « Commerce et relations commerciales », M. Pierre Rebeyrol, chef du bureau 3C « Commerce et relations commerciales » et de M. Laurent Jacquier, adjoint au chef du bureau « Commerce et relations commerciales »

31. Audition, à huis clos, de M. Jean-Michel Yvard, président de l’Organisation des producteurs de lait Lactalis Grand Ouest (OPLGO), accompagné de Mme Christine Lairy, directrice.

32. Audition, à huis clos, de M. François Eyraud, directeur général de Danone France, de M. Philippe Lamboley, directeur commercial de Danone Produits frais France et de Mme Muriel Pasquier-Verdin, directrice du pôle droit des affaires et concurrence de Danone France, accompagnés de Mme Karine de Crescenzo, responsable affaires publiques et de Mme Véronique Ferjou-Gaven, directrice des affaires institutionnelles

33. Audition, à huis clos, de M. Jean-Paul Torris, directeur général du Groupe Savencia, de M. Antoine Autran, directeur général Europe de l’Ouest du Groupe Savencia

34. Audition, à huis clos, de M. Damien Lacombe, président de Sodiaal Fromages, et de M. Alain Venant-Valery, directeur général commercial Sodiaal Fromages

35. Audition, à huis clos, de Mme Béatrice de Noray, directrice générale du Groupe Bel France, et de Mme Muriel Zevaco, directrice propriétés intellectuelles et droit aux affaires Europe

36. Audition, à huis clos, de M. Laurent Pasquier, cofondateur et directeur général de la marque « C’est qui le patron ?! » et président de la Société des consommateurs, et de Mme Elsa Satilmis, responsable commerciale de la Société des consommateurs

37. Audition, à huis clos, de M. Régis Lebrun, directeur général du groupe Fleury Michon, et de M. David Garbous, directeur marketing stratégique.

38. Audition, à huis clos, de M. Jean-Paul Bigard, président du groupe Bigard, accompagné de M. Jean-Marie Joutel, directeur général.

39. Audition, à huis clos, de M. Dominique Vairon, directeur commercial du groupe Herta, et de Mme Sonia Szewezuk, directrice juridique pôle économique Nestlé en France.

40. Audition, à huis clos, de M. Bernard Vallat, président-directeur général de la Fédération française des industriels charcutiers, traiteurs, transformateurs de viandes (FICT), accompagné de M. Fabien Castanier, délégué général.

41. Audition, à huis clos, de M. Denis Lambert, président-directeur général du groupe LDC, accompagné de M. Christophe Lambert, directeur commercial

42. Audition, à huis clos, de M. Guillaume Debrosse, directeur général de Bonduelle, de Mme Anne-Marie Geryl, directrice commerciale de Bonduelle Europe Long Life (BELL) Retail France, et de M. Patrick Bruguier, directeur commercial de Bonduelle Frais France et de Belux

43. Audition, à huis clos, de M. Serge Le Bartz, président du groupe D’aucy et de la coopérative Cecab, de M. Pierre Sifflet, directeur de la branche D’aucy Long Life, et de M. Nicolas Facon, directeur général « business unit légumes France »

44. Audition, à huis clos, de M. Mathias Dosne, directeur général de Mondelez International en France, et de M. Théodore Sabran, directeur des centrales nationales

45. Audition, ouverte à la presse, de M. Cecilio Madero Villarejo, directeur général adjoint en charge des affaires antitrust à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, et de M. Philippe Chauve, chef de la task force alimentaire au sein de la direction E (marchés et cas IV : industries de base, secteur manufacturier et agriculture), accompagnés de Mme Annette Kliemann, administratrice

46. Audition, à huis clos, de M. Miloud Benouada, directeur général de Barilla France, accompagné de Mme Tiphaine Roy, directrice des clients nationaux.

47. Audition, à huis clos, de M. Éric Lecerf, président-directeur général de Kellogg’s France, et de M. Guy Brieven, directeur des clients internationaux de Kellogg’s France

48. Audition, à huis clos, de M. Olivier Delamea, directeur général Avril Végétal, de M. Ghislain de Rolland, directeur général délégué au commercial et marketing filière œufs, et de Mme Marie Saglio, directrice générale Lesieur

49. Audition, à huis clos, de M. Joao Abecasis, président-directeur général Kronenbourg France, de M. Frédéric Renauld, vice-président Finances, et de Mme Laurence Le Jeunne, directrice des clients internationaux

50. Audition, à huis clos, de M. Pascal Sabrié, président de Heineken France, de M. Christophe Ribault, directeur commercial sur la partie GMS, et de Mme Catherine Fillet, directrice juridique

51. Audition, à huis clos, de M. Arnaud Claeys, directeur commercial grande distribution AB InBev, et de M. Olivier Jean Puech, responsable juridique et relations publiques de la société

52. Audition, à huis clos, de M. Ludovic Billard, président du groupe Biolait

53. Audition, sous X

54. Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Besnier, président du Groupe Lactalis, de M. Christophe Hannebicque, directeur commercial du Groupe Lactalis, de M. François Lebreton, directeur général de la division de Lactalis-Nestlé Ultra Frais, et de M. Michel Nalet, directeur de la communication et des relations extérieures.

55. Audition, à huis clos, de Mme Stéphanie Domange, présidente-directrice générale de Mars Food France, de M. Olivier Péchereau, président-directeur général de Mars Petcare France, de M. Fabien Tintet, directeur commercial de Mars Food France, et de Mme Nassima Giampino, responsable juridique de Mars Petcare and Food France.

56. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Girardier, consultant indépendant, coordinateur de la rédaction d’un rapport sur le secteur de la grande distribution et la création de structures coopératives de commerçants indépendants à La Réunion

57. Audition, à huis clos, de M. Hervé Petitcolas, directeur général du groupe Panzani France Épicerie, et de M. Sébastien Beauquis, directeur commercial GMS France

58. Audition, à huis clos, de M. Thomas Decroix, directeur commercial de Pepsico France, de Mme Caroline Missika, directrice des affaires publiques de la communication et de la RSE, de Mme Sophie Perrin, directrice juridique, de M. Bruno Thevenin, directeur général, et de Mme Alix Voglimacci-Stephanopoli, Responsable juridique.

59. Audition, à huis clos, de M. Benjamin Binot, président de Procter & Gamble, et de M. François de la Faire, directeur juridique des affaires publiques.

60. Audition, à huis clos, de M. Philippe Savinel, président-directeur général des sociétés de distribution en France Ricard SA et Pernod SA, de M. Olivier Rouche, directeur général de la distribution internationale, et de M. Laurent Scheer, Directeur des affaires publiques

61. Audition, à huis clos, de M. Nicolas Delteil, directeur général France de Nestlé et General Mills et de M. Lilian Altefrohne, directeur commercial GMS France chez Nestlé, Purina Petcare et Cereals Patners

62. Audition, à huis clos, de M. Yvan Bonneton, directeur général Laundry & Home Care de Henkel, de M. Frédéric Bonifacy, directeur général Beauty Care de Henkel, et de M. Alexandre Gonin, directeur commercial Laundry & Home Care de Henkel

63. Audition, sous X

64. Audition, à huis clos, de M. Jean-Baptiste Santoul, président de Ferrero France commerciale, de M. Nicolas Neykov, directeur commercial, et de Mme Valérie Quesnel, directrice juridique.

65. Audition, à huis clos, de M. Hervé Navellou, directeur général L’Oréal France, de M. Geoffroy Blanc, directeur commercial France, de M. Vianney Derville, directeur général Europe de l'Ouest, et de Mme Céline Brucker, directrice générale de la division Produits grand public France

66. Audition, à huis clos, de M. Nicolas Liaboeuf, président d’Unilever France, de M. François-Xavier Apostolo, vice-président ventes d’Unilever France, et de Mme Emmanuelle Couic-Dubois, directrice juridique d’Unilever France

67. Audition, à huis clos, de M. Charles Kloboukoff, président fondateur de Léa Nature, de M. Éric Guilhem, directeur commercial de la société Naturenvie (produits alimentaires), de M. Georges Petit, directeur commercial de la société Distrinat (produits DPH), et de Mme Virginie Le Gall, juriste, société Groupe Léa Nature

68. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Stéphane Vaudoit, président, et de M. Bruno Cazorla, directeur général d’Envergure

69. Audition, sous X

70. Audition, à huis clos, de M. Thomas D'hont, directeur commercial France de Bacardí, et de Mme Aude-Marie Cartron, directrice juridique Europe du Sud.

71. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Dominique Schelcher, président-directeur général du groupement U Enseigne, de Mme Isabelle Kessler, directrice juridique, de M. Pascal Millory, directeur commercial, et de M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures

72. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Abel Mercier, directeur délégué aux achats de la société Horizon-Achats, et de M. Franck Derniame, directeur juridique

73. Audition, à huis clos, de M. Luc Baeyens, directeur général d’Alma Sources et de M. Laurent Fouillet, directeur commercial d’Alma Sources

74. Audition, à huis clos, de M. Christian Tacquard, fondateur du groupe Galapagos et président-directeur général, de M. Antoine Le Freche, directeur commercial de la marque nationale Loc Maria Biscuits, et de Mme Emma Sautou, responsable commerciale Alpina Savoie

75. Audition, à huis clos, de M. Serge Papin, ancien président du groupement Système U

76. Audition, à huis clos, de Mme Leslie Camus, directrice commerciale Retail France Groupe McCain alimentaire, et de Mme Tafaha Asrir, directrice MDD et industrie Europe continentale

77. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de MM. Thierry Cotillard, président d’Intermarché et de Netto, Claude Genetay, directeur général, et Frédéric Thuillier, directeur des affaires publiques.

78. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Éric Dubouchet, directeur général de Carrefour World Trade (CWT), et de M. Sylvain Ferry, directeur marques nationales groupe

79. Audition, ouverte à la presse, de M. Gwenn Van Ooteghem, directeur des achats marques nationales Intermarché

80. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Denis Berranger, agriculteur et président de France Oplait, et de M. Pierre Moineau, agriculteur et secrétaire.

81. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France

82. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Ludovic Châtelais, directeur général de Cora, de M. Lionel Barbaras, directeur général exécutif de la société Provera, et de Mme Annabelle Guidi, directrice juridique

83. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Huet, président du directoire du Galec, de M. Stéphane de Prunel, secrétaire général du Mouvement, et de M. Sébastien Chellet, directeur général du Galec

84. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour, de M. Laurent Vallée, secrétaire général de Carrefour France, et M. Jérôme Hamrit, directeur marchandises de Carrefour France

85. Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Hervé Daudin, membre du comité exécutif de Casino, président de Achats Marchandises Casino

86. Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Olivier Petit, directeur général adjoint de la central d’achat Eurelec Trading SCRL (Belgique)

87. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Edgard Bonte, président d’Auchan Retail, de M. Jean-Denis Deweine, directeur général d’Auchan Retail Franc et de M. Franck Gerezthuber, secrétaire général d’Auchan Retail France

88. Audition, à huis clos, en vision-conférence (par skype), de M. Loïc Hénaff, président du directoire de Jean Hénaff S.A

89. Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Alexandre Masiak, directeur de Coopelec SCRL (Belgique), et de Mme Anne Magré, adhérente Leclerc à Varsovie (Pologne)

90. Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de MM. Laurent Collot, général manager, et Frédéric Louis, avocat responsable de la conformité juridique de Coopernic SCRL

91. Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Frédéric Duval, délégué général d’Amazon France

92. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel-Édouard Leclerc, président de l’Association des centres distributeurs E. Leclerc, et de M. Alexandre Tuaillon, directeur des affaires publiques E. Leclerc

93. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des finances

94. Audition, sous X

95. Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation

96. Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Gianluigi Ferrari, directeur général de la centrale de services AgeCore (Suisse)


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1.    Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Girod, secrétaire national de la Confédération paysanne

(Séance du mardi 30 avril 2019)

L’audition débute à dixsept heures.

M. le président Thierry Benoit. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Nicolas Girod, secrétaire national de la Confédération paysanne (CP).

Au préalable, mes chers collègues, je vous informe que le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) a désigné Mme Manuéla Kéclard-Mondésir pour siéger au sein de notre commission. Par ailleurs, au titre du groupe La République en Marche, (LaREM), Mme Dominique David a été désignée pour remplacer Mme Monique Limon, démissionnaire.

La commission qui, lors de son installation, comptait vingt-neuf membres, en compte désormais trente, conformément au Règlement de notre Assemblée.

Et conformément aux dispositions de l’article 6, de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande, monsieur Girod, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(La personne auditionnée prête serment.)

Monsieur, je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

M. Nicolas Girod, secrétaire national de la Confédération paysanne. Je suis en effet secrétaire national de la Confédération paysanne, en charge du pôle « Élevage ».

J’ai été spécifiquement désigné pour suivre les débats relatifs à la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable (EGAlim) et aux États généraux de l’alimentation (EGA), qui l’ont précédée.

Je suis paysan dans le département du Jura, éleveur de vaches laitières, dont le lait sert à fabriquer le Comté et le Morbier.

Je répondrai à vos interrogations sur l’évaluation des pratiques des grandes et moyennes surfaces (GMS), suite à l’adoption de la loi ÉGAlim et aux négociations commerciales. Sachez, tout d’abord, que nous ne disposons pas de beaucoup d’éléments tangibles, en tant que syndicat paysan, relatifs à ce qui se passe dans les box de négociations entre la grande distribution et l’industrie.

Nous avions demandé, lors des États généraux de l’alimentation, une plus grande transparence des échanges, concernant la répartition de la valeur ajoutée, qui ont lieu entre la grande distribution et l’industrie alimentaire, et entre l’industrie alimentaire et le monde paysan. Je précise que « plus de transparence » ne signifie pas « tout montrer, tout mettre sur la table ». Mais de disposer de suffisamment d’éléments pour étudier, juger et discuter de cette répartition de la valeur ajoutée.

C’est ce que nous arrivons à faire dans la filière lait pour le Comté, dans le Jura, sans que tout soit dévoilé. La répartition de valeur ajoutée qui a été adoptée permet de servir les intérêts, à la fois des paysans, des coopératives et des industriels de l’affinage de notre région.

Il est vrai que le modèle que nous avons mis en place n’est pas reproductible en l’état : la filière du Comté concerne une appellation d’origine protégée (AOP), une régulation des volumes est appliquée, et elle ne compte que très peu de gros industriels – les paysans ont encore la main sur leur coopérative.

Nous sommes inquiets de l’attaque qui a été menée, lors des dernières négociations commerciales, sur l’agriculture biologique et les produits « à plus forte valeur ajoutée » ou « à segmentation », répondant à un objectif de montée en gamme. Le produit bio est devenu, pour beaucoup de GMS, un produit d’appel pour lequel ils n’hésitent pas à rogner sur leurs marges – importantes –, et qui fait peser sur l’agriculture biologique de réelles incertitudes.

S’agissant de la filière laitière, elle a souvent été citée en exemple à la suite de ces négociations, au motif qu’elle est productive et que les paysannes et paysans vont percevoir une meilleure rémunération. Nous sommes plus nuancés. En effet, alors que l’indicateur livré par le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) est de 396 euros la tonne de lait, la majorité des contrats signés entre la grande distribution et les industriels le sont à 370 euros la tonne ; un prix ne permettant pas de couvrir les coûts de production.

En outre, le contexte du marché du lait est relativement bon. Nous sortons d’une sécheresse, en France et dans une partie de l’Europe, la production a été réduite et l’Union européenne a enfin dégagé les stocks de poudre qui faisaient peser sur le marché une grosse incertitude et empêchaient les marchés de monter. Ce sont donc bien des effets structurels qui ont permis la signature de meilleurs contrats, et non la loi ÉGAlim.

En revanche, le marché de la viande bovine est plus rude. Les discussions qui ont eu lieu à l’interprofession bovine (INTERBEV) ont été très dures et le sont encore, non seulement avec la grande distribution, mais également avec l’industrie agroalimentaire.

Je vous citerai trois exemples. D’abord, les acteurs, en aval, ont refusé d’intégrer les producteurs à la discussion sur la répartition de valeur sur les steaks hachés – un produit important de la filière bovine. Ensuite, les discussions sur les indicateurs de coût de production, qui doivent permettre la répartition de la valeur ajoutée, n’ont pas abouti. Le 26 juin 2018, l’institut technique d’INTERBEV avait présenté des indicateurs de coût de production à 4,64 euros le kilogramme de carcasse – carcasse, par ailleurs, choisie dans les meilleurs élevages.

Le Médiateur des relations commerciales est intervenu pour tenter de faire aboutir ces discussions mais en vain. Dernièrement, le 26 mars, la distribution a rejeté la publication de ces indicateurs. Nous sommes donc totalement dans le flou, s’agissant de cette répartition de valeur, à partir des indicateurs de production.

Enfin, dernier exemple, il avait été acté, dans le plan de la filière viande bovine, de passer à 40 % de « Label rouge » d’ici à cinq ans, avec une montée en gamme et un cahier des charges. Les éleveurs ont réalisé des efforts sur leur façon de produire – produire davantage à l’herbe – et pour ce qui concerne le bien-être animal. Notre demande relative à l’allongement de la durée de maturation – importante pour une bonne montée en gamme – a été refusée. Le 26 mars, à nouveau, la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) s’est opposée au projet d’accord d’indicateurs sur le « Label rouge », au motif que les enseignes n’étaient pas prêtes à s’engager sur de tels actes.

Aujourd’hui encore, la distribution a rejeté les discussions relatives aux indicateurs et à la montée en gamme sur le Label rouge.

De nombreux éléments expliquent notre forte incertitude quant à la répartition de la valeur ajoutée, qui permettrait une meilleure rémunération paysanne ; je rappelle qu’il s’agissait du point d’entrée des États généraux de l’alimentation. Cette situation est dure à vivre pour le monde paysan, qui attendait beaucoup de ces EGA et de la loi.

Concernant les fruits et légumes, l’attente est également très forte et les résultats très faibles. Si rien ne change, nous importerons, dans quelques années, plus de fruits et légumes que nous en produisons en France. Or, nous sommes tout à fait capables de produire davantage, à des coûts permettant de rémunérer les paysans et de satisfaire les attentes sociétales en matière alimentaire.

Voici un exemple relatif à la régulation des fruits et légumes : à chaque crise conjoncturelle, l’État met de l’argent sur la table pour une campagne de publicité, en collaboration avec l’interprofession des fruits et légumes frais (INTERFEL), visant à écouler les stocks. Cependant, la publicité est diffusée toujours trop tard, FranceAgriMer devant évaluer les baisses des cours sur quatre semaines ; l’argent de l’État est à chaque fois gâché.

Nous sommes satisfaits de la constitution de votre commission d’enquête qui travaille sur la suite législative à donner aux EGA. Nous aurions toutefois préféré qu’elle n’ait pas pour thème uniquement la grande distribution. En effet, la transparence réclamée, au tout long des États généraux, doit également s’appliquer à l’industrie. Je ne vous citerai que l’exemple de parlementaires, patrons d’entreprises agroalimentaires, qui ne répondent pas aux questions ou qui ne publient pas leurs comptes. La transparence est nécessaire au niveau industriel, sinon il sera impossible de contraindre la grande distribution à tendre vers plus de transparence.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie.

Nous avons décidé d’entendre toutes les parties concernées, en commençant par l’amont, les producteurs, jusqu’à l’aval de la filière, les industriels, les coopératives, les distributeurs et les centrales d’achat.

Nous allons prendre une première série de questions. L’une des questions que les députés souhaitent appréhender est celle des relations commerciales ; un sujet qui est traité, ici, depuis une dizaine d’années. La grande distribution et les centrales d’achat jouent un rôle déterminant, même si nous ne sommes pas ici pour faire le procès de qui que ce soit – de grands industriels, de grandes coopératives, de grands groupes de la distribution ou de centrales d’achat. Monsieur le secrétaire national, je vous encourage à être libre dans vos réponses.

Mme Séverine Gipson. Monsieur Girod, vous avez évoqué les négociations, les prix. Évoquez-vous également les pénalités, le transport, les livraisons, lors des discussions ? Pouvez-vous nous livrer plus d’éléments et nous indiquer comment se sont passées les négociations sur ces points précis, ces deux dernières années ?

Mme Éricka Bareigts. À votre connaissance, les pratiques de négociation commerciale sont-elles les mêmes pour les politiques d’achat vers les outre-mer ? Existe-t-il une organisation de quotas spécifiques dans les pratiques d’achat vers les départements et régions d’outre-mer ?

M. Yannick Kerlogot. Vous nous avez fait part du refus net de la grande distribution d’intégrer les producteurs à la participation de la construction du prix du steak haché, ainsi que son refus concernant l’élaboration des indicateurs sur la montée en gamme du Label rouge de la production bovine. Quels étaient leurs arguments pour motiver ces refus ?

Mme Sandrine Le Feur. Quel est le rôle que les organisations de producteurs (OP) ont pu jouer dans les négociations commerciales, l’objectif de la loi étant de renforcer ces OP, justement pour pouvoir négocier avec la grande distribution ?

M. Jean-Pierre Vigier. La loi ÉGAlim vous a-t-elle été utile dans le cadre de vos relations avec les grandes surfaces et notamment dans le cadre de la construction des prix pour intégrer le coût des producteurs ? Des aides vous ont-elles été apportées, ou cette loi n’apporte-t-elle aucune plus-value à la négociation, toujours très difficile avec les grandes surfaces ?

M. Nicolas Girod. Je ne peux répondre à la première question, puisque les paysans sont exclus des négociations commerciales – qui se déroulent entre la grande distribution et l’industrie. Nous vendons nos produits à une coopérative, ou un industriel, qui négocie ensuite avec une grande surface. Nous ne sommes jamais en lien direct avec la grande distribution. Nous pouvons donc, ni négocier, ni intégrer des sanctions, ni évaluer le coût du transport, etc.

Pourtant la loi vise à une plus grande transparence des négociations, afin que le prix soit formé « …en marche avant »dixit M. Macron. Or nous n’avons aucune connaissance de ce qui est vendu par l’industriel à la grande surface – quel est le volume agroalimentaire, à quel prix la matière première a été acheté au paysan –, nous avons donc aucun moyen de cranter les choses pour parvenir à une meilleure répartition de valeur ajoutée.

Concernant les départements, territoires et régions d’outre-mer, je ne connais pas la réponse, mais je peux me renseigner auprès des référents de la Confédération paysanne – comment cela fonctionne, si cela fonctionne mieux, quels sont les leviers – et vous transmettre les réponses.

INTERBEV a refusé que les indicateurs de coût de production prennent en compte la rémunération paysanne à hauteur de deux fois le SMIC. Alors, refusent-ils d’intégrer la rémunération à hauteur de deux fois le SMIC ou ne veulent-ils pas l’intégrer du tout ? Nous ne sommes pas parvenus à le savoir.

Enfin, s’agissant de la discussion au sujet du steak haché, ils estiment que ce produit est un produit transformé, le producteur de la matière première n’a donc pas à y être intégré !

Il en va de même dans l’interprofession laitière, le CNIEL. À chaque fois que nous voulons discuter, en plénière, de la répartition de valeur ajoutée, on nous rétorque que ce n’est pas le lieu pour évoquer cette question. Nous pouvons discuter de la meilleure façon d’élargir l’assiette à se partager, mais pas de sa répartition.

Quelle lecture avons-nous de la loi ÉGAlim et nous a-t-elle permis d’avancer ? Clairement, non. Nous en avons une lecture assez critique : manque de sanctions et de garde-fous. L’ordonnance sur le prix abusivement bas vient de sortir, ses termes sont toutefois plutôt satisfaisants. Elle peut être intéressante. Malheureusement, un juge doit être saisi, la procédure sera donc longue et difficile à mettre en place ; un paysan n’aura peut-être pas les moyens, notamment financiers, d’attendre le jugement.

Par ailleurs, la loi et l’ordonnance sur le relèvement du seuil de revente à perte (SRP) ont consisté à donner un « paquet de bonbons » à la grande distribution, et à l’industrie agroalimentaire par ricochet, et à aucun moment les pouvoirs publics manient le bâton pour que les bonbons soient distribués entre tous les acteurs.

Lorsque nous éduquons un enfant, nous ne lui donnons pas une récompense avant qu’il ait réalisé ce qui lui a été demandé. Dans le cas qui nous intéresse, il serait plus judicieux de faire évoluer, collectivement, les pratiques, et ensuite, seulement, de récompenser ceux qui ont joué le jeu.

S’agissant des OP, je n’ai pas de réponse. Je ne sais pas si le renforcement des OP a permis de peser davantage dans les négociations commerciales ou dans la contractualisation avec les industriels. Cependant, regrouper les producteurs est intéressant, il est toujours plus facile de négocier à plusieurs que seul.

Concernant le lait, nous revendiquons, depuis longtemps, des OP transversales par bassin, liées à plusieurs acheteurs, plutôt qu’à un seul – la mainmise de l’acheteur serait alors trop forte.

M. André Villiers. Je souhaiterais revenir sur la philosophie du texte. Nous avons fait naître dans le pays une attente importante, notamment auprès des paysans : un équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable.

Le 17 avril 2018, au moment de l’examen du texte, le rapporteur s’était félicité de l’ambition de l’exercice, à savoir redonner une rentabilité aux exploitations françaises. Le ministre avait surenchéri, indiquant qu’il s’agissait de « redonner de l’air aux producteurs ».

Au-delà du panorama que vous avez décrit, à travers les différentes productions, vous nous dites que seul le lait tire à peu près son épingle du jeu, mais pour des raisons structurelles et non grâce à la mise en œuvre de ce texte – ce n’est pas un procès d’intention de ma part, d’autant qu’il est un peu tôt pour évaluer les effets de la loi.

Vous avez également rappelé que, indépendamment des niches – valorisation du lait à plus de 500 euros la tonne –, le prix payé aux producteurs était d’environ à 370 euros la tonne, dans un contexte extrêmement difficile.

Vous avez également cité l’exemple de la viande bovine, et des indicateurs de coût de production à 4,64 euros le kilogramme de carcasse, alors même que le prix de vente, actuellement, est bien inférieur à 4 euros.

Je porte une attention toute particulière aux outils qui accompagnent la mise en œuvre de ce texte, particulièrement sur les ordonnances prises en conseil des ministres le 24 avril, notamment la question de la séparation du conseil et de la vente. Ces textes vont poser plus de problème qu’ils ne vont en résoudre, les négociants privés travaillant avec l’agriculture ne voient pas comment éviter de répercuter sur le prix des produits agricoles les conséquences de la séparation de l’acte de vente de l’acte de conseil.

Pour le reste, je ne ferai aucun procès d’intention. Mais j’ai bien indiqué, lors de l’examen du texte, que j’avais le sentiment, pour bien connaître le sujet, que la montagne accoucherait d’une souris. J’aimerais connaître votre sentiment et vos attentes, monsieur Girod.

M. Yves Daniel. L’objet de notre commission d’enquête est relatif « à la situation et aux pratiques de la grande distribution et de leurs groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs ». Que mettons-nous dans cet intitulé ? Il est important de bien poser les choses, car nous parlons de filières complexes.

Vous l’avez dit, la relation entre la grande distribution et les producteurs est une relation indirecte qui passe par un certain nombre d’opérateurs.

Lorsque nous parlons de pratiques de la grande distribution, nous parlons de cette filière qui remonte vers les producteurs. L’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM) a vocation à nous éclairer sur les réalités de la place de chaque acteur dans les filières. De fait, la notion de prix, de coût, de marge prend bien en compte l’ensemble de ces acteurs.

Vous dites, dans votre exposé, que la grande distribution refusait certains éléments dans les négociations. Mais ce constat ne suffit pas. Il me semble important de faire l’analyse de tout ce système complexe, de mesurer les droits et les devoirs de chacun.

Quelle analyse avez-vous sur cette notion de droits et de devoirs de chacun, issus de cette loi, qui a vocation à restaurer un certain équilibre dans le partage de la valeur ajoutée ?

M. Jacques Marilossian. Les deux ordonnances du 25 avril relatives aux prix abusivement bas et au modèle coopératif ont pour objet de mieux protéger l’éleveur, mais aussi de faciliter le règlement des litiges entre les coopératives et leurs adhérents, s’agissant les règles fixant les prix.

Dans votre communiqué du 25 avril, vous évoquez, je cite, « la logique du ruissellement vantée par le Gouvernement ». Il s’agit pour moi d’une polémique inutile, et je vous mets au défi de trouver le moindre texte de la majorité ou du Gouvernement qui fait référence à ce concept de ruissellement ; c’est un vocabulaire employé par des députés de l’opposition !

Cela dit, vous interpellez, dans ce communiqué, le Gouvernement sur deux points très intéressants. Vous déplorez, dans l’ordonnance, la définition des prix abusivement bas, qui doivent être caractérisés par des indicateurs de coût de production définis dans le code rural. Et la définition du terme « abusivement bas » dépend bien sûr de l’interprétation du juge. Cela relève de la séparation des pouvoirs et le Gouvernement ne peut faire autrement.

Cela dit, le juge peut tenir compte d’autres indicateurs. À l’article 1er de l’ordonnance : « Il peut être tenu compte notamment de tous les autres indicateurs possibles. » C’est peut-être sur ce point qu’il faut travailler.

Par ailleurs, vous vous félicitez des progrès accomplis au travers de l’ordonnance sur le modèle coopératif, et vous soulignez aussi les insuffisances qui permettraient de garantir une meilleure rémunération des paysans.

Vous avez évoqué les critères de définition de l’état d’une crise conjoncturelle, proposant qu’il faudrait peut-être les changer. Il s’agit d’une piste intéressante, qui permettrait plus de réactivité.

Sans esprit polémique, pouvez-vous nous indiquer les mesures qui font encore défaut pour assurer un juste revenu ?

M. Grégory Besson-Moreau rapporteur. Je souhaite rassurer mes collègues et leur dire que j’ai bien conscience de ma mission dans la rédaction de ce rapport, de ma responsabilité et des attentes du monde agricole, agroalimentaire et de la grande distribution.

Je crois dans ces trois modèles. La grande distribution est un modèle important pour nos concitoyens ; je crois aussi au modèle agroalimentaire et encore plus au modèle agricole et aux circuits courts.

Lors des EGA, nous avons privilégié le contrat de confiance par rapport à la contrainte législative, mais si nous avons créé cette commission, c’est bien pour réfléchir à la nécessité d’injecter une petite dose de contrainte législative, lorsque le mariage entre certains « frères » ne se passe pas très bien.

J’ajouterai aux propos du président que nous commençons par auditionner le secteur agricole, puis nous ouvrirons un volet « comprendre la grande distribution et le secteur agroalimentaire », qui est extrêmement compliqué. Nous entendrons les industriels de l’agroalimentaire, pour connaître leurs pratiques, loyales et déloyales, puis les centrales d’achat, la grande distribution, bio et non bio, et enfin, certains responsables politiques – ministres ou fonctionnaires de l’État, ce dernier ayant peut-être laissé pendant quelques années le bateau s’éloigner, sans en maîtriser le cap.

Concernant votre question, madame Bareigts, nous allons faire une demande écrite.

Monsieur Girod, les négociations avec les centrales d’achat, les industriels de l’alimentaire et de la grande distribution sont-elles l’occasion de pratiques déloyales ?

M. Nicolas Girod. La séparation du conseil et de la vente est une demande de la Confédération paysanne pour tendre vers la sortie des pesticides – une demande qui nous semble répondre à une attente sociétale. Car la vente de pesticides associée au conseil, notamment dans les grandes coopératives, empêche les paysans d’être réellement autonomes quant à leur manière de travailler – ils ne travaillent qu’avec des produits phyto.

Dans l’élevage laitier, ce ne sont pas les marchands de farine qui vendent l’alimentation animale et qui préparent la ration pour nos animaux. Les experts du service du contrôle laitier de la chambre d’agriculture, – rémunérés par la chambre d’agriculture et le monde paysan – fournissent un conseil aux paysans, selon leur objectif. Ce n’est qu’après ce conseil qu’un paysan choisi l’alimentation de ces animaux. Bien évidemment, les marchands d’alimentation, qui ont tout intérêt à vendre leurs produits, délivrent également des conseils, mais ce ne sont pas les seuls, et les paysans peuvent se faire leur propre opinion.

Puisque nous sommes parvenus à instaurer un tel système, nous imaginions un processus un peu équivalent pour la vente de pesticides, afin de redonner aux paysans leur autonomie – c’est une question importante pour nous –, notamment décisionnelle. Avec, parallèlement, une recherche de la montée en gamme et d’une meilleure réponse aux attentes des consommateurs, permettant de justifier la hausse du prix payé aux paysans. Selon nous, le lien entre le prix payé au producteur et la hausse à la consommation n’est pas établi.

Il s’agit du même débat que nous avons tenu lors des EGA : entre le producteur et le consommateur, il y a l’industrie agroalimentaire et les grandes surfaces qui pourraient, j’en suis certain, non seulement laisser une partie de la valeur ajoutée aux paysans, leur permettant ainsi de mieux vivre, mais également ne pas tout répercuter sur les consommateurs. C’était en tout cas la lecture que nous avions des EGA : que l’on cesse de tirer sur les deux extrêmes de la chaîne.

Concernant nos attentes, cela fait des années que nous parlons de montée en gamme, de production de valeur ajoutée, d’une alimentation de qualité reconnectée aux territoires et aux attentes sociétales et qui doivent permettre de mieux rémunérer les paysannes et les paysans.

S’agissant des droits et devoirs, si nous souhaitons mieux répartir la valeur ajoutée entre tous les maillons de la chaîne, il conviendrait d’abord de mieux identifier sur quoi les uns et les autres se rémunèrent. Or les dérives sont importantes. Mais le monde paysan prend sa part dans ces déviances, puisqu’il a laissé partir la transformation et la coopération – dans beaucoup de régions.

La filière Comté a réussi à conserver la main sur la coopération, la valeur ajoutée créée par la première transformation reste donc entre les mains des paysans ; mais ce n’est le cas quasiment nulle part ailleurs. Et la raison est simple : on explique depuis des années aux paysans qu’il faut produire plus pour produire moins cher. Et que produire plus ne leur laisse pas le temps de transformer. « Produisez et laissez-nous transformer, d’autres s’occuperont de distribuer ».

L’industrie agroalimentaire tire une grande partie de sa rémunération davantage sur sa capacité à mettre la pression sur les producteurs, que sur sa capacité à travailler les process de transformation, à gagner des parts de marché ou à innover. De fait, même regroupés en OP, les producteurs n’ont pas la capacité à endiguer cette mise sous pression.

Or il nous semblait que l’objectif des EGA et du débat législatif était de rééquilibrer les discussions. Malheureusement, ce n’est pas le cas, faute de contraintes, faute de leur faire peur – je ne sais pas si c’est le bon terme – et faute d’appréhension de la part des acheteurs et des distributeurs.

Concernant les mesures qui pourraient nous assurer un juste revenu, nous espérions que la notion de prix abusivement bas soit la notion centrale de la loi. En amont des EGA, la Confédération paysanne a tenu son congrès annuel sur le thème du « Revenu du paysan » et sur la notion d’interdiction de la vente à perte – une interdiction compliquée à mettre en place. Nous nous sommes interrogés sur la façon dont le législateur pouvait procéder, la revente à perte étant illégale, contrairement à la vente à perte.

Il nous semblait que la notion de prix abusivement bas pouvait être recoupée avec la notion d’interdiction de vente à perte. Mais celle-ci ayant été placé, dans une ordonnance, en toute fin du débat législatif, après la mise en place du seuil de revente à perte, et après les négociations commerciales, elle n’a eu aucun effet sur les négociations ni sur la pression qu’elle pourrait générer sur les acheteurs ; au même titre que la charte sur les négociations commerciales, signée il y a deux ans.

Parmi les mesures qui font défaut, toutes ne sont pas du fait de la France. Mais que les seuls éléments de régulation et de maîtrise des marchés en volume soient confiés aux acheteurs par la contractualisation nous semble insuffisant et dangereux. C’est donner beaucoup de poids et de puissance aux industriels qui contractualisent avec nous. Si je prends l’exemple du lait, même si tout n’était pas parfait avec les quotas laitiers, cette régulation évitait aux paysans d’être mis sous pression, sous dépendance des acheteurs, concernant non seulement le prix, mais également les volumes.

La régulation du lait destiné à faire le Comté, par exemple, est l’un des trois-quatre éléments fondamentaux qui permettent un meilleur prix – pas forcément une meilleure répartition, mais un meilleur prix au départ. Les paysans et les industriels craignent de ne pas pouvoir répondre à tous les marchés ; et on nous explique que si nous ne répondons pas, d’autres le feront à notre place. Mais si nous répondons à tous les marchés, le risque est, à terme, que le prix ne suive pas – c’est ce que nous avons vu avec l’arrêt des quotas laitiers, et ce que nous constatons avec l’arrêt des quotas sucriers.

Enfin, concernant les pratiques déloyales, je ne saurai vous répondre. Pratiquent-ils des pratiques déloyales ou n’ont-ils aucune volonté d’avancer sur une meilleure répartition de valeur et sur l’instauration d’outils permettant de faire redescendre de la valeur vers les producteurs ? Nous regrettons l’opacité dans laquelle les contrats entre producteurs et industriels, et industriels et distributeurs, sont signés.

Une meilleure transparence des éléments à partir desquels ils contractualisent nous aiderait : quel volume, quelle part de production agricole fait partie de ce qui est vendu par l’industriel à la grande distribution, etc. ? J’insiste sur la part de la production agricole et le prix de sa vente. Par ailleurs, quelle part d’importation fait partie de ces contrats ? Tous ces éléments nous permettraient de savoir ce qui se passe entre les industriels et la grande distribution et nous aideraient dans nos négociations avec nos acheteurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. À qui rendez-vous votre lait ?

M. Nicolas Girod. J’ai toujours entendu dire, dans le Jura, que nous n’étions pas producteurs de lait, mais de Comté. Je mets mon lait en commun, dans une coopérative qui réunit vingt-cinq paysans. Comme toutes les coopératives du Jura et du Doubs, ce sont les paysans qui dirigent la coopérative – nous n’avons pas de directeur –, et elles emploient les fromagers pour fabriquer le fromage. Nous vendons ensuite notre fromage en blanc, non affiné, à des affineurs qui, une fois le produit fini, le vendent aux grandes surfaces, mais aussi aux crémeries, etc. Nous en achetons une partie pour la vendre dans notre coopérative.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quel est le nom de l’industriel le plus connu, qui vous achète vos fromages en blanc ?

M. Nicolas Girod. Les Comté en blanc sont achetés par des maisons d’affinage – il y en a neuf ou onze, dans le Jura et le Doubs –, majoritairement familiales. Le plus grand nom et Monts et Terroirs, filiale de Sodiaal, la plus grande coopérative laitière française ; elle occupe 30 % du marché de l’affinage du Comté.

Nos discussions, nos négociations se passent bien, car ni Sodiaal ni Lactalis, lui aussi présent dans la filière à travers un petit affineur qui ne détient pas une grosse part de marché, n’a la volonté de casser ce mode de répartition de la valeur ajoutée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous dire, en tant que producteur de lait qui vend une partie de ses fromages en blanc à Sodiaal ou Lactalis, si ces derniers vous mettent la pression – comme vous venez de le dire dans l’une de vos réponses ? Vous sentez-vous libre de répondre à cette question, en tant non pas que secrétaire national, mais à titre privé ?

M. Nicolas Girod. Oui, je peux répondre librement que les discussions que nous avons avec nos acheteurs de fromages en blanc, et au sein de l’interprofession du Comté, sont libres, que nous nous exprimons librement, et en toute connaissance de cause. Je ne comprends pas bien votre question.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous parlez de pression de la part des industriels de l’agroalimentaire. Comment exercent-ils cette pression ? Quelles sont les pratiques utilisées – vous n’avez pas répondu à cette question tout à l’heure ? Mais peut-être préférez-vous être entendu à huis clos, afin d’être plus libre de parler ?

M. Nicolas Girod. Nous ressentons moins cette pression dans la filière du Comté. En revanche, les paysans qui vendent leur lait à un grand industriel subissent bien une pression. S’ils n’acceptent pas le prix décidé par l’industriel, celui-ci les menace de ne plus ramasser leur lait, ou moins souvent, ou d’aller en acheter ailleurs… Très clairement, les industriels laitiers sont dans cette démarche. Ils ont été encore plus durs cet été, au moment de la sécheresse, quand les paysans disposaient de moins de lait ; des coups de pression ont été, en effet, mis sur certains producteurs pour ne pas ramasser leur production en dessous d’un certain volume.

Mme Séverine Gipson. Vous insistez sur la répartition de la valeur ajoutée, sur la nécessité de percevoir sa part. Si un producteur crée une filière bio, cet élément est-il pris en compte lors de la négociation des prix ? Est-ce ou non un élément de valeur ajoutée ?

M. Yves Daniel. Vous avez évoqué le besoin de transparence et d’une meilleure connaissance du circuit – importation, exportation… –, de tous les mouvements de volumes. Quels sont pour vous l’intérêt et le rôle de l’Observatoire de la formation des prix et des marges ?

Mme Michèle Crouzet. J’étais rapporteure de la commission d’enquête sur l’alimentation industrielle – qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance –, nous avons donc auditionné tous les acteurs, des producteurs jusqu’aux distributeurs. Nous avons pu, à cette occasion, constaté que tout le monde se renvoyait la balle, c’est toujours la faute de l’autre – sauf peut-être des producteurs. 

Concernant la construction du prix, un distributeur sait fixer le prix produit, car il connaît la marge qu’il peut prendre, ses coûts, etc. ; il en va de même pour l’industriel. Comment définir le prix des producteurs ? Pour ce faire, une transparence est nécessaire à chaque maillon de la chaîne, et tant que nous serons dans le flou, c’est qu’il y aura un loup ! Il est donc difficile de juger si l’État, par la loi, a bien fait ou pas, les choses étant opaques et le prix réel n’étant pas transparent.

M. Jean-Claude Leclabart. Je souhaiterais apporter une précision, monsieur Girod. Vous êtes sur un marché spécifique, une niche. Pouvez-vous nous détailler la construction du prix de votre lait ? Si j’ai bien compris, le prix de vente de la tonne de lait est d’environ 500 euros. Êtes-vous limité dans votre production ou vous limitez-vous ? Est-il possible de produire plus, dans le Jura et le Doubs ? Quoi qu’il en soit, vous êtes sur marché où la demande est forte. C’est donc un peu vous qui construisez le prix.

Mme Cendra Motin. Concernant la filière bovine, vous avez évoqué l’échec des négociations malgré l’intervention du Médiateur. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez eu recours à ce Médiateur, ce qu’il a apporté à la négociation et comment analysez-vous cet échec ? Nous avons essayé de donner plus de pouvoir à ces médiateurs, de mieux les intégrer grâce à l’intervention d’un tiers, et pourtant les résultats ne sont pas là, en tout cas dans la filière bovine.

M. André Villiers. Monsieur le secrétaire national, selon vous, la diminution du nombre d’opérateurs – de transformateurs et de distributeurs –, et donc l’augmentation de leur poids, à la limite du monopole, est-elle un handicap majeur ? Sera-t-il difficile d’obtenir des résultats ? En matière de production de viande bovine, par exemple, si un opérateur tient le marché à hauteur de 40 % à 45 %, pensez-vous qu’il soit possible, de ce fait, d’obtenir des négociations visant à redistribuer la valeur ajoutée ?

M. le président Thierry Benoit. Je conclurai cette série de questions. Monsieur Girod, vous êtes producteur de lait dans le joli département du Jura. Une région où les producteurs de lait se sont fédérés autour de la filière du Comté. Une filière que vous avez organisée et menée à l’excellence. La grande distribution et les centrales d’achat sont-elles parvenues, depuis quelques années, à mettre main basse sur cette filière ? Ce qui expliquerait que la richesse créée par les producteurs leur échappe ? Je pense notamment à la création de marques de distributeurs.

M. Nicolas Girod. Madame Gipson, la valeur ajoutée, ce sont l’élevage à l’herbe, le bien-être animal, l’allongement de la durée d’élevage. Des éléments qui devraient, par leur inscription dans le cahier des charges, créer de la valeur ajoutée pour les producteurs.

Lors des discussions interprofessionnelles de la filière laitière, par exemple, les syndicats agricoles minoritaires étaient les seuls à réclamer une définition de lait à l’herbe suffisamment ambitieuse pour qu’elle soit un peu contraignante.

Nous sommes, en effet, convaincus que pour créer de la valeur ajoutée, des contraintes doivent être posées ; des contraintes qui seront, demain, des atouts, puisque nous aurons fait évoluer nos modes de production.

Or nous n’avons obtenu, lors de ces discussions, qu’un lait de pâturage, c’est-à-dire un lait à l’herbe au rabais, avec des durées de pâturage et des surfaces d’accès aux pâturages pour les bovins très insuffisantes ; 85 % à 90 % des éleveurs laitiers peuvent répondre actuellement aux critères du lait de pâturage. Non seulement, nous n’allons pas créer de valeur ajoutée, mais nous allons entretenir le doute chez les consommateurs sur la notion de lait de pâturage.

Pour arriver à créer de la valeur ajoutée, nous devons, au niveau de la production – c’est l’idée que nous mettons sur la notion de montée en gamme –, nous imposer des contraintes qui obligent à des changements de pratiques. Et ces changements de pratiques créeront de la valeur ajoutée. C’est ce que nous avons fait dans la filière Comté.

Sachez cependant, que cette filière n’a pas toujours valorisé le lait au même niveau qu’aujourd’hui. À la fin des années 1980, le lait à Comté était aussi bien ou aussi mal payé que le lait industriel dans le Jura, alors que les contraintes – race de vaches, accès au pâturage, etc. – étaient plus importantes. Une majorité des paysans ont tenu bon, et, aujourd’hui, nous en tirons les bénéfices. Quand je dis « nous », c’est la génération d’après ; nous tirons les bénéfices des efforts réalisés par nos pères.

Ces paysans se sont imposé beaucoup de contraintes, qui paient, aujourd’hui, car elles se sont transformées en valeur ajoutée. Ils ont réussi à effectuer un changement de mode de production qui répond, en outre, aux attentes sociétales. Mais pour ce faire, le paysan doit pouvoir tenir, c’est-à-dire avoir la capacité financière de s’imposer des contraintes durant des années, sans bénéficier de la valeur ajoutée.

Vouloir faire de la valeur ajoutée au rabais, sans contrainte, est un mauvais choix. Il me semble que les interprofessions devraient accompagner le mouvement, car si la montée en gamme est effective, au final tout le monde serait gagnant. Et elle nous permettrait d’enclencher une démarche plus vertueuse sur toute la chaîne.

Concernant l’Observatoire de la formation des prix et marges, nous avions, dès le début, demandé que la loi l’impose comme instance de recours, pour définir les coûts de production, en cas d’échec des interprofessions. Il aurait ainsi pu pallier l’incapacité d’INTERBEV. D’autant qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour fournir des indicateurs pertinents.

Nous sommes satisfaits que l’ordonnance relative aux prix abusivement bas prévoie que le juge peut se référer aux indicateurs de cet OFPM pour motiver sa décision. Mais le recours à l’OFPM aurait également dû être prévu en amont.

Concernant la transparence, nous fournissons à nos acheteurs des indicateurs de coût de production et des informations sur notre capacité à les fournir à tel ou tel prix ; nous avons le sentiment d’être le plus transparents possible. En revanche, il est difficile de connaître, pour un paysan qui ne fait pas partie d’une coopérative, ou d’une coopérative qui est a tellement grossi qu’elle en est devenue industrielle, sur quel marché va son lait, quels produits sont fabriqués avec et à quelle valorisation ils sont vendus ?

Car aujourd’hui, le lait de ferme ne se retrouve pas directement en supermarché. Il est fragmenté et utilisé dans une multitude de produits. Or nous sommes incapables de savoir à quoi sert notre litre de lait vendu et quelle valorisation il a apportée.

L’industrie agroalimentaire agite, par ailleurs, le chiffon signifiant « nous ne pouvons pas payer votre lait, le marché de la poudre n’étant pas satisfaisant ». Nous avons vécu cet épisode, l’année dernière encore, quand le prix du beurre montait en flèche, et que les industriels ne voulaient pas nous payer davantage, sous prétexte que le marché de la poudre n’était pas satisfaisant.

Nous en revenons-là à la question de l’opacité : nous ne savons pas sur quels marchés les acheteurs évoluent et quelle valorisation ils sont capables de réaliser.

Concernant la filière du Comté, le prix, dont la répartition va être discutée par l’interprofession, est établi sur la moyenne pondérée nationale (MPN), qui est constituée par les volumes de Comté vendus par nos affineurs et leurs prix de vente. Une fois la MPN établie, nous avons connaissance du gâteau et nous engageons les discussions pour que chacun en reçoive une part satisfaisante.

Si la filière du Comté peut encore fonctionner de cette façon, c’est bien parce que nous n’avons pas d’industriels – même si Sodiaal est maintenant présent – qui, par leur taille, empêchent cette discussion. Mais la grande distribution n’est pas seule responsable. Il en va de même du secteur de la transformation, les entreprises ayant énormément grossi. Certaines entreprises sont en situation de quasi-monopole et la discussion n’est plus possible, elles ne souhaitent pas répartir la valeur ajoutée – et rien ne les y contraint.

Enfin, comment sont régulés les volumes ? Lorsque l’Union européenne a mis fin aux quotas laitiers, l’interprofession du Comté a négocié avec la Commission européenne pour qu’une limitation des volumes soit maintenue. Une limitation calculée par rapport, non pas aux fermes ou aux producteurs, mais aux hectares.

Historiquement, pour chaque paysan, étaient définis un quota laitier et une surface. Aujourd’hui, chaque producteur a un droit à « plaque verte » – que nous apposons sur le Comté – qui correspond à son ancien quota divisé par le nombre d’hectares qu’il possède ; ainsi est définie notre productivité par hectare – nous ne pouvons pas produire plus.

Historiquement encore, était inscrite dans le cahier des charges la productivité laitière à l’hectare pour l’ensemble de la filière Comté ; elle était de 4 600 litres hectare. Aujourd’hui, ma ferme, par exemple, a une productivité de 3 300 litres par hectare.

Un quota qui fait grincer nos affineurs, qui n’arrivent pas à répondre à la totalité de la demande. Mais l’interprofession souhaite tenir cette position et accepte de ne pas répondre aux marchés. Par ailleurs, si nous voulons y répondre, nous préférons le faire en augmentant, non pas notre productivité, mais le nombre de producteurs. Il s’agit pour nous d’un principe de solidarité.

Enfin, concernant le médiateur, nous ne sommes pas surpris, puisque nous avons toujours dit que si le bâton devait être manié, pour faire aboutir les négociations commerciales et la répartition de valeur, il devait l’être par la force publique.

Même en présence du Médiateur, les affrontements ont été violents et chacun est resté sur ses positions. Le Médiateur ne dispose pas du pouvoir de faire évoluer les positions. Il s’est entretenu avec chacune des parties prenantes de l’interprofession, avant la discussion en plénière, mais les négociations n’ont pas abouti, notamment sur la question de la prise en compte de la rémunération paysanne dans les coûts de production.

Mme Cendra Motin. Vous avez également campé sur vos positions.

M. Nicolas Girod. Oui, bien sûr. Une rémunération à deux fois le SMIC dans les coûts de production ne nous paraît pas à anormale, sachant que nous ne travaillons pas 35 heures par semaine.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Girod, il me reste à vous remercier, au nom du rapporteur et des membres de la commission. Nous vous souhaitons de rester un bon producteur de lait de Comté, car nous sommes fiers du travail que vous réalisez. Vous êtes l’exemple de ce que nous souhaiterions voir dans toutes les régions de France.

 

L’audition s’achève à dix-huit heures trente.

 

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2.    Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Oudard, administrateur de la Coordination rurale

(Séance du mardi 30 avril 2019)

L’audition débute à dix-huit heures trente-cinq.

M. le président Thierry Benoit. Mesdames, messieurs les députés, je vous propose de démarrer notre audition concernant la commission d’enquête relative aux relations commerciales, et notamment au rôle que tiennent la grande distribution et les centrales d’achat dans les relations commerciales. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Bernard Oudard, administrateur de la Coordination rurale (CR).

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander, monsieur Oudard, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(La personne auditionnée prête serment.)

Je vous propose de nous présenter un propos liminaire de cinq minutes, puis nous céderons la parole aux membres de la commission. M. le rapporteur pourra compléter les sollicitations, interventions et questions des membres de la commission.

M. Bernard Oudard, administrateur de la Coordination rurale. Producteur en Île-de-France, je suis vice-président des arboriculteurs de cette région. Je suis également trésorier de la nouvelle section de l’Interprofession des fruits et légumes frais (INTERFEL) de l’Île-de-France, ainsi qu’administrateur de la Coordination rurale. Je produis des poires, des pommes et des cerises dans notre belle région.

J’ai eu affaire à la grande distribution tout au long de ma carrière. Les choses ont évolué, plutôt favorablement. Auparavant, nous étions parfois pressés pour signer des contrats, une pression à laquelle je n’ai jamais cédé et à laquelle je conseillais à mes collègues de résister.

Nous avons un statut un peu particulier en Île-de-France, puisque, aujourd’hui, les consommateurs désirent acheter des produits de proximité ; cette embellie nous est tout à fait favorable.

Nous ne disposons d’aucune coopérative. Nous ne servons que des magasins indépendants et, depuis quelque temps, des centrales d’achat. Cela se passe globalement bien.

S’agissant de la négociation, le producteur, qui paie ses factures et connaît tous les coûts qui lui incombent, a une bonne perception du prix de son travail. C’est la raison pour laquelle nous défendons nous-mêmes nos prix.

Nous sommes relativement vindicatifs et fiers de nos produits, ce qui facilite les choses quand on a des relations commerciales avec la grande distribution.

La grande distribution cherche à animer ses rayons et, surtout, à déstabiliser ses clients, pour éviter qu’il ne se crée un prix de marché. Tel jour, elle vend un produit très cher, avec une marge énorme, et, tel autre jour, elle vend un produit quasiment à perte. Et, parfois, elle nous demande de nous accorder avec ce prix qu’elle a imaginé…

L’élément le plus dommageable, dans nos relations avec la grande distribution, ce sont les effets des promotions nationales, décidées en amont et donc, forcément, en décalage avec notre métier, qui dépend notamment de la météorologie. Vous ne pouvez pas décider six mois avant, ni même trois semaines, si, à la date prévue, les producteurs seront dans un pic de production et auront besoin d’écouler celle-ci, ou non. Dans un tel cas de figure, il existe une disjonction avec les cours du marché.

L’offre faite aux supermarchés provient aussi bien d’agriculteurs dont la structure fait la taille de mon verger, que de grosses structures qui ont des centaines de milliers de tonnes de fruits à vendre. Ces dernières disposent de services commerciaux importants qui, quel que soit le résultat de la vente, touchent un salaire à peu près fixe.

Les personnes qui gèrent ces grosses structures sont plus fragiles que le petit agriculteur lors des négociations, en particulier quand peu de grandes surfaces sont présentes. En effet, si les magasins font l’impasse sur la production d’un producteur qui est à la tête de cinq coopératives de fraises qui produisent ensemble 100 tonnes par jour, celui-ci se retrouve le lendemain à devoir écouler, non pas 100 mais 200 tonnes. De fait, il devient beaucoup plus souple sur les prix… Les magasins font le tour des producteurs, et celui qui n’obtempère pas aux prix annoncés se retrouve immédiatement en difficulté.

Il n’y aurait pas de crise agricole si nous vendions, par exemple des boulons. Les boulons peuvent être stockés et ils sont vendus à un prix et pas à un autre, alors que la salade qui reste deux jours en chambre froide n’a pas la même tête, et on en produit chaque jour. Cela joue en faveur de la grande distribution.

La stabilisation du prix vis-à-vis du consommateur final me semble être un objectif intéressant. Tout le monde connaît le prix de la baguette, personne ne connaît celui de la pomme. Or, aujourd’hui, il oscille entre 1 euro et 2,90 euros le kilo, et ce tous les jours de l’année.

En ce qui me concerne, ce n’est pas un problème, car je discute personnellement le cours auquel le supermarché va vendre mes produits. Je ne suis pas certain que les gros producteurs aient cette latitude.

Les « super-coopératives » ne sont plus véritablement des coopératives ; elles n’en ont que le régime fiscal. En effet, elles disposent de réserves financières supérieures à leur chiffre d’affaires pendant que des producteurs meurent de faim. Il s’agit, pour moi, d’un dysfonctionnement.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie. Je donne la parole à ceux de mes collègues qui souhaitent vous poser des questions.

Mme Ericka Bareigts. Je vous remercie pour votre exposé. La pratique des petites structures m’intéresse beaucoup. Je voudrais vraiment comprendre comment vous arrivez à être en position de négocier votre prix avec la grande distribution. Cette négociation est-elle fondée sur la valeur ajoutée, la montée en gamme ? Peut-être n’avez-vous pas de lien attitré avec certains magasins ? Disposez-vous d’une stratégie particulière ?

Je suis très intéressée car dans les outre-mer nous n’avons que de petites structures, et le poids de l’importation est vraiment très important.

M. Guillaume Garot. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation à venir nous présenter les propositions de votre organisation syndicale.

Pourriez-vous nous préciser la durée des contrats que vous signez avec la grande distribution ?

M. Bernard Oudard. Je n’en signe jamais !

M. Guillaume Garot. Soit, mais les producteurs de votre région ? S’ils signent des contrats, quelle en est la durée ?

La Coordination rurale a-t-elle formulé des propositions pour stabiliser les relations commerciales, en particulier avec la grande distribution ? Aviez-vous présenté des propositions dans le cadre des États généraux de l’alimentation ? Et, avec le recul, considérez-vous qu’elles sont toujours valables, ou bien, à la lumière de la loi que nous avons discutée puis votée l’an dernier, avez-vous des modifications dont vous voudriez nous faire part ?

Mme Sophie Auconie. Quelles ont été vos contributions aux débats lors de ces États généraux ? Et quelles étaient vos attentes ? Aujourd’hui, que devons-nous faire pour que les relations que vous entretenez avec la grande distribution correspondent à ces attentes ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Oudard, je vous remercie de vous être déplacé pour répondre aux questions de la représentation nationale.

Parmi vos adhérents, quelle proportion vend directement à la grande distribution, et quelle proportion à l’industrie agroalimentaire ?

Vous avez également évoqué les centrales d’achat. Passer de quatre à huit ou à douze centrales d’achat simplifierait-il la donne ?

M. le président Thierry Benoit. L’objet de cette commission d’enquête, je le rappelle, est de faire avancer notre réflexion sur la question des discussions et des relations commerciales, notamment sur le nécessaire rééquilibrage entre producteurs, industriels et distributeurs – dont les centrales d’achat. N’hésitez pas à répondre très librement !

M. Bernard Oudard. Je vous parlerai uniquement de ce que j’ai vécu. Et je commence à avoir du vécu, car j’ai repris l’affaire de mon père. Or j’ai toujours commercialisé mes fruits, dont une partie à la grande distribution. Globalement, à quelques exceptions près, je suis satisfait de mes relations avec la grande distribution, tout comme mes collègues parisiens.

Cela dit, que la grande distribution connaisse des problèmes avec certaines structures, je n’en doute pas. Ces gens ont des objectifs. Mais cela fait trente ans que l’on cherche à regrouper l’offre des producteurs. Or, regrouper leurs offres, c’est les mettre tous dans le même moule et ne pas tenir compte du marché local ; c’est de la standardisation et cela fait marcher l’affaire à l’envers. Nous ne sommes pas capables de livrer à la grande distribution des produits qui les intéressent.

Il y a une dizaine d’années, j’ai inventé des « palox », des boîtes de trois cents kilos de fruits – de pommes notamment. Après une analyse de la vente des fruits dans les magasins, je leur ai proposé une solution qui n’était pas gagnée d’avance, mais qui évitait les manipulations, car je sens n’importe quel de mes fruits qui a passé trois heures en magasin ! Les clients ne sont pas satisfaits par les manipulations et les conditions, qui ne sont pas ad hoc, de commercialisation des fruits.

Il y a trente ans, parce que je connaissais bien les patrons des magasins, j’ai obtenu qu’ils mettent un thermomètre-hygromètre dans un rayon de fruits et légumes. Le résultat a été catastrophique. L’hygrométrie et la température étaient proches de celles d’un four : 35 degrés et 25 % d’hygrométrie, quand mes chambres froides sont à 98 % et zéro degré. Bien entendu, un juste milieu doit être trouvé dans les magasins, mais certains le trouvent. Ce sont des adaptations de ce type que la grande distribution doit effectuer, ainsi qu’un effort sur le service et les conditions, car le service final doit convenir au client. Ensuite, nous pourrons parler prix. Si le commerçant vend l’ensemble des produits frais qu’il a achetés, il a nécessairement moins de freins et peut travailler avec des marges moindres.

En ce qui me concerne, je travaille essentiellement dans mon entourage, avec des personnes indépendantes. La Coordination rurale n’est pas majoritaire sur l’ensemble de la production nationale. Je vais un peu taper dans la fourmilière, et je m’en excuse, mais il est un peu facile de produire des fruits, de les déposer dans une coopérative, comme un céréalier dépose son blé et attend les cours mondiaux. Nous avons le choix, en produisant nos fruits, de les vendre nous-mêmes.

J’ai entendu les politiques proposer de faire de la vente à terme ; la vente à terme, c’est un truc de pauvre. C’est toujours le plus pauvre qui est roulé, parce qu’il a besoin de d’argent avant de produire quoi que ce soit. Les ventes conditionnées dans ce sens-là ne sont donc pas une avancée. C’est la relation humaine qui fait le commerce, ce n’est pas autre chose.

Dans les grosses structures, ce qui paye, c’est le poids. Mais 500 tonnes de tomates sur un hectare de serres, comme les produisent les Hollandais, n’ont rien à voir avec des tomates. Ce sont des boulons qui ont une couleur rouge, et le public s’en détourne. Les Espagnols, eux, sont en grande difficulté, leur technique de ramassage d’oranges étant totalement inadéquate du point de vue gustatif. Ils récoltent des hectares d’oranges, qu’ils entreposent dans des chambres froides ; elles ne mûrissent pas sur les arbres.

Les Portugais, qui ont compris la chose, ne disposent pas de chambres de stockage, ou très peu, et cueillent au jour le jour ; la rotation est rapide. De fait, ils prennent des parts de marché aux Espagnols, les fournisseurs historiques d’oranges.

De même, en Île-de-France, ce ne sont pas les gens qui ont les meilleures terres qui produisent les meilleurs fruits – je ne vous parle que de fruits, je suis désolé, c’est ce que je connais.

Mme Cendra Motin. Nous aimerions connaître votre sentiment sur les premiers effets de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible, dite « EGAlim », notamment dans vos négociations en direct ?

Vous avez évoqué la question des promotions abusives qui ont des impacts dans vos négociations. Avez-vous senti, depuis la loi, un début d’infléchissement de la part des magasins avec lesquels vous travaillez ? La limitation du seuil de revente à perte a-t-elle produit un effet dans vos négociations ?

J’ai bien compris que vous êtes dans un circuit court et que vous vendez vos productions à des magasins clairement identifiés. De quel type de magasins s’agit-il ? Êtes-vous nombreux, s’agissant des fruits et légumes, à travailler en direct, ou faites-vous partie d’une minorité de producteurs ? De nombreux producteurs nous ont dit servir de « têtes d’affiche » à certains magasins qui mettent en avant le fait de travailler avec un producteur local, alors que la réalité est bien différente, leurs produits ne représentant qu’une minorité des produits en rayon.

M. André Villiers. Monsieur Oudard, on ne parle bien que de ce que l’on connaît, et vous avez concentré l’essentiel de votre intervention sur votre expérience personnelle, ce qui n’est pas un défaut.

Je souhaiterais néanmoins entendre l’avis du représentant syndical que vous êtes, celui de la Coordination rurale, sur sa perception d’un texte censé améliorer les relations entre les trois piliers de la filière que sont les producteurs, les transformateurs et les distributeurs.

Votre expérience personnelle est très enrichissante, et j’imagine que vous bénéficiez, en Île-de-France, d’un marché particulier, d’un bassin de population important, de circuits de distribution – vous n’avez pas parlé de Rungis, mais peut-être vendez-vous à Rungis ? Mais je n’ai pas le sentiment que le producteur de fruits de la vallée-du-Rhône, par exemple, qui serait adhérent à la Coordination rurale, et qui ne bénéficie pas du même environnement géographique et démographique que le vôtre, ait la même perception que vous d’un texte dont il attend sans doute plus que vous n’en attendez. Quel est le regard du représentant syndical ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Oudard, vous êtes ici pour représenter la Coordination rurale, et j’ai cru comprendre que vous étiez aussi trésorier d’INTERFEL. Quand je vous écoute, j’ai l’impression que tout va bien. Or, quand je suis passé au Salon de l’agriculture, j’ai plutôt eu l’impression que pas grand-chose n’allait… Si tout va bien, c’est peut-être parce que la loi EGAlim a extrêmement bien fonctionné, et dans ce cas, je m’en félicite, mais nous aimerions que vous répondiez au nom des adhérents de la Coordination rurale.

Cela fait des années que les parlementaires souhaitaient créer cette commission d’enquête et que les gouvernements ne prenaient pas le risque – elle va en effet nécessairement créer de l’attente. Il est donc important que vous nous rapportiez ce que vos adhérents ont sur le cœur.

M. le président Thierry Benoit. En tant que producteur expérimenté, pensez-vous que la politique commerciale mise en œuvre dans notre pays par les acteurs de la grande distribution, depuis un certain nombre d’années, et qui est fondée pour beaucoup sur les prix bas, a contribué à une déflation, à une dévalorisation des produits que vous commercialisez et qui sont, vous l’avez dit, des produits de qualité ?

M. Bernard Oudard. Le poids sur les prix a contraint les politiques à venir au secours de nos exploitations. Nous avons été soutenus par les régions, notamment pour les investissements, l’acquisition du matériel nécessaire. Toute cette politique nous a permis de réduire nos coûts.

En 1976, quand j’ai repris l’affaire de mon père, la Seine-et-Marne comptait 5 000 hectares de vergers ; il en restait 200 vingt-cinq ans plus tard, et, il n’y en a plus que 165 aujourd’hui. Ce sont les banquiers qui nous font disparaître. Sachez qu’un agriculteur ne disparaît que très difficilement, car il y a un capital. Pour réinstaller des gens, il faudrait également réinstaller des agriculteurs, des arboriculteurs, ce qui exigerait des capitaux gigantesques, sans oublier le fait qu’il n’existe plus, par exemple, de brevet de technicien supérieur (BTS) arboricole. La production française de poires correspond à un tiers de la consommation. Le reste est importé. Ce sont les conditions économiques qui ont fait disparaître mes collègues.

Les relations avec la grande distribution sont un épiphénomène. Je me souviens d’un épisode qui nous a été favorable, c’est celui des prix margés, institués par Raymond Barre : les magasins étaient obligés d’acheter les produits chers. Je suis désolé, mais je vous parle de ce que je connais.

S’agissant de la grande distribution, la tension n’est pas la même selon les marques. À Auchan, tout le monde vous dit bonjour. Chez M. Carrefour, le gars est tellement stressé de ne pas faire son chiffre le soir que c’est un mort-vivant ! Chez Intermarché, cela dépend du patron local. M. Leclerc, lui, est très gentil lors des discussions, mais elles finissent toujours mal.

Aujourd’hui, je travaille avec les gentils. J’ai travaillé aussi avec les autres, bien entendu, notamment avec Carrefour, pendant dix ans, de 1990 à 2000. Mais que ce soit pour mes collègues ou pour moi, nous ne vendons à la grande distribution que de façon accessoire, contrairement à des coopératives qui, elles, vendent uniquement à la grande distribution.

Mon canal principal est Rungis. Même pour ceux qui habitent loin de Rungis, cette plateforme est spectaculaire ! J’espère que vous avez tous été sur place. J’ai fait l’ouverture de Rungis en 1969, je m’y rends encore quatre fois par semaine et je suis toujours aussi émerveillé. Tout le monde râle, dit que ça ne marche pas, mais en fin d’année tout a augmenté, les volumes, les prix… Le pire côtoie le meilleur et tout le monde y trouve son compte.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir. Vos derniers propos répondent à ma question car, à vous écouter, nous avions l’impression que tout allait bien pour vous. Je me demandais donc quels étaient vos clients et de quelle façon vous distribuez vos produits.

Vos adhérents pratiquent-ils votre façon de faire ? Sinon, quel type de négociation, quel type de contrat ont-ils avec leurs acheteurs ?

M. André Villiers. Ma question est très précise et s’adresse au producteur de fruits et légumes. Je ramène toujours mes pommes de province, mais, un jour, j’en manquais. Je me suis rendu rue de Bourgogne, dans une petite boutique, et j’ai demandé un kilo de pommes Juliet bio. Mal m’en a pris, le commerçant me les a vendues 6 euros le kilo ; provenaient-elles de chez vous ?

M. Bernard Oudard. Je ne suis surtout pas un agriculteur bio, mais, si vous avez une soirée, nous pourrons en discuter longtemps. Aujourd’hui, des arboriculteurs arrêtent l’agriculture bio, en particulier les fruits et légumes, au motif qu’ils ne disposent d’aucun produit pour se prémunir des maladies cryptogamiques, à savoir le cuivre – car le cuivre tue nos sols, mais personne n’en parle. C’est une ineptie de parler d’agriculture bio. Quand je dis que je tends vers le bio, il s’agit de mon bio à moi.

Le bio est une pensée doctrinaire ; or nous ne pouvons pas travailler selon une doctrine. J’espère que personne d’entre vous ne veut supprimer 90 % des pharmacies de France. Eh bien, c’est ce que nous sommes en train de faire avec l’agriculture. Le bio n’est même pas un produit de luxe, car il ne vous garantit pas le gustatif, uniquement l’innocuité, et ce n’est même pas certain.

Je vous rappelle la crise du concombre en Allemagne, il y a six ans, qui a tué plus de serristes de concombres que d’Allemands – une vingtaine –, de sorte qu’aujourd’hui plus personne ne mange de concombre alors que, six mois après la crise, il a été prouvé que c’étaient des graines germées bio d’origine égyptienne qui étaient responsables.

Par ailleurs, cinq personnes sont mortes dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), il y a quinze jours, et personne n’en parle. C’est peut-être parce que ne savons encore rien, mais les fournisseurs de cette maison sont des producteurs locaux et Sodexo. Attendons l’enquête.

Le bio ne combat pas tout. Si vous livrez des pommes avec de la tavelure, elles ne sont pas bonnes pour faire du jus de fruit, l’un des extraits – je ne me souviens pas du nom – étant cancérigène.

Mme Sandrine Le Feur. Je n’ouvrirai pas le débat sur le bio, mais je me dois d’intervenir en tant qu’agricultrice bio. Je cultive des légumes, mais j’ai surtout des vergers.

Quand on est engagé dans une démarche bio, ce doit être en bonne intelligence. Pour ce qui me concerne, je ne fais pas de monoculture. Mes légumes et mes arbres sont très diversifiés, avec des variétés très anciennes. Mes moutons pâturent sous mes vergers, et j’arrive à me passer de produits phytosanitaires et de cuivre, qui n’est effectivement pas une solution, puisqu’il est nocif pour le sol.

M. Bernard Oudard. Nous pouvons clore le débat si vous le souhaitez, mais le danger se trouve tout de même dans cette agriculture, où l’on envoie tout le monde. Tous les midis, je vois des personnes aller cueillir trois kilos de carottes pour un restaurateur. Pour payer mes charges, j’ai besoin de vendre plus que trois kilos de carottes ! C’est très gentil, mais ce n’est pas ça, l’agriculture. L’agriculture, c’est près de 70 millions de Français à nourrir tous les jours !

Qu’il y ait des essais en bio, c’est très bien : ils permettront de faire progresser l’agriculture. Nous investissons des sommes folles pour supprimer les désherbants dans nos vergers. C’est un cheminement, mais passer tout en bio, avec des certificateurs qui vous piquent la marge, je ne suis pas d’accord.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Oudard, M. le rapporteur sera éventuellement amené à vous questionner par écrit. Je vous remercie.

 

L’audition s’achève à dix-neuf heures vingt.

 

 

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3.    Audition, ouverte à la presse, de M. Baptiste Gatouillat, vice-président de Jeunes agriculteurs et de M. Bastien Debras, conseiller en production animale de Jeunes agriculteurs

(Séance du jeudi 2 mai 2019)

L’audition débute à neuf heures trente.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons aujourd'hui MM. Baptiste Gatouillat et Bastien Debras, respectivement vice-président et conseiller en production animale du syndicat Jeunes agriculteurs (JA). Messieurs, avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je vous demanderai, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment.

(MM. Gatouillat et Debras prêtent successivement serment.)

M. Baptiste Gatouillat, vice-président de Jeunes agriculteurs. Je commencerai par rappeler l’état d'esprit dans lequel nous avons pris part aux États généraux de l’alimentation (EGAlim). Le monde agricole traverse un contexte de crises récurrentes, dans la production comme dans la transformation. Les exploitations sont touchées par des mutations et des difficultés économiques, tandis qu’une guerre des prix fait rage depuis de nombreuses années entre les enseignes de la grande distribution. Des centrales d’achat se sont regroupées afin d’imposer des baisses de prix aux transformateurs. En bout de chaîne, les producteurs en pâtissent.

Nous avons consacré une grande énergie aux États généraux de l’alimentation (EGA), et avons réuni toutes nos forces pour relever le défi que le Président de la République nous a lancé à cette occasion. Nous nous sommes promis de respecter la Charte d’engagement pour une relance de la création de valeur et pour son équitable répartition au sein des filières agroalimentaires françaises. Ont suivi la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi EGAlim, ainsi que des ordonnances.

Les agriculteurs placent de grands espoirs dans ces États généraux. Le réseau Jeunes agriculteurs s’est pleinement engagé pour défendre cette démarche, jusque dans les départements, et sera très attentif à la mise en œuvre de ses résultats. Nous espérons en constater des retours positifs pour nos exploitations. Les négociations qui ont eu lieu ces dernières semaines avec la grande distribution en donneront de premiers indices.

Les ordonnances qui paraissent depuis quelques semaines semblent aller dans le bon sens. L’enjeu n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’inverser la logique de destruction de valeur qui sévit depuis quarante ans dans nos exploitations.

Nous ne sommes pas présents dans les box de négociation. Seuls y prennent part les transformateurs de nos produits et les distributeurs. Nous avons besoin de connaître les demandes qu’ils formulent lors de ces négociations, afin de comprendre comment la valeur créée dans nos exploitations est répartie entre les maillons de la chaîne. Aujourd'hui, nous n’en avons que des retours indirects de la part de coopératives et d’industriels. L’Observatoire des négociations commerciales nous donne néanmoins une idée plus précise de ces discussions.

Notre intention n’est aucunement de stigmatiser des acteurs en particulier. Nous sommes conscients de contribuer à une chaîne de valeur. Nous sommes toutefois soumis à des coûts de production que nous demandons aux interprofessions de défendre. Certaines les ont pris en compte, dans le lait ou la viande, mais nous peinons à porter cette logique jusqu’à son terme. Or, pour qu’une chaîne fonctionne, aucun de ses maillons ne doit faillir. C’est tout le problème actuel : un maillon se grippe, et la dynamique s’enraye. En bout de chaîne, lorsqu’un consommateur achète un produit, il doit savoir que celui qui l’a élaboré est correctement rémunéré. C’est une condition nécessaire pour bénéficier d’une alimentation de qualité, durable et en quantité suffisante. Tel est l’état d’esprit qui nous a portés lors des États généraux.

Un dernier maillon de la chaîne est très important à nos yeux : l'État, qui a pour rôle d’élaborer les lois, de les faire appliquer et d’imposer des sanctions dissuasives pour ceux qui seraient tentés de les contourner.

Les agriculteurs doivent peser d’un juste poids dans les négociations, afin que leurs produits soient valorisés équitablement. Notre réseau a compris qu’il s’agissait d’un travail de longue haleine. Nous avons fait preuve de patience, mais nous ne sommes pas prêts à tout accepter. Les distributeurs et les transformateurs doivent en être conscients. Nos adhérents sont mobilisés et attendent des résultats dès à présent, maintenant que les négociations commerciales sont closes.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je travaille de longue date dans le milieu agroalimentaire, et suis députée de Vendée. Dans le cadre du suivi des États généraux de l’alimentation, je suis souvent en relation avec les producteurs de lait. En début d’année, les grandes surfaces ont annoncé des prix encourageants. Or, la situation actuelle est bien différente. Les discussions sont en train de capoter, et les acteurs essayent de s’aligner les uns sur les autres. Quelques exemples vertueux de mise en œuvre de la loi se distinguent néanmoins, portés par un état d’esprit humain. Dans le secteur de la viande bovine sont ainsi conclus des contrats tripartites ou des contrats qui, s’ils n’impliquent que deux acteurs, témoignent d’une bonne volonté de la part de l’industriel.

Dans le lait, où le nombre d’opérateurs et de transformateurs est réduit, il en est tout autrement. On considère couramment que, sur un produit coûtant 10 euros, le distributeur perçoit 3 euros et le producteur 1 euro. Le problème se pose surtout, actuellement, pour les 6 euros restants. Dans le lait, les prix qui sont atteints aujourd'hui ne sont absolument pas rémunérateurs pour les producteurs. Nous n’anticipions pas que les opérateurs se comporteraient de la sorte. C’est pourquoi nous renvoyons tous les acteurs vers le médiateur, avec le concours d’avocats. Nous faisons en sorte que les producteurs proposent un contrat qui leur soit refusé, afin que des discussions puissent ensuite s’ouvrir. C’est un bras de fer.

Soyez assurés, messieurs, que nous suivons de près ce qui se produit dans vos secteurs. Pas plus que vous, nous n’aurons une patience infinie. Nous dressons des constats et agissons en conséquence. Nous souhaitons le faire à vos côtés. Quelle est votre vision de la situation, en particulier dans le secteur du lait, où des problèmes majeurs semblent se présenter après des annonces bien trop encourageantes et trompeuses ?

Mme Stéphanie Do. Vous avez affirmé que le bon fonctionnement de la chaîne de valeur nécessitait que les acteurs jouent le jeu à tous les maillons. Apparemment, toutefois, certains maillons ne fonctionnent pas. Lesquels ?

La loi EGAlim a mis en place plusieurs dispositifs destinés à rééquilibrer les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. Une partie d’entre eux visait à créer des conditions de négociation commerciale plus favorables aux producteurs, notamment en inversant le mécanisme de la construction du prix. Concrètement, quels ont été les effets produits par la loi EGAlim sur les négociations de prix pour 2019 ?


M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous avez dépeint la chaîne complète menant de la fourche à la fourchette. Dans certaines de vos filières, le client direct des producteurs est les coopératives. Or, vous semblez dire que celles-ci vous rapportent des informations relativement floues. Ne faudrait-il pas envisager une réforme des coopératives, qui les inciterait à se montrer plus transparentes envers vous ?

Par ailleurs, j’aimerais entendre de votre part des propositions concrètes d’amélioration, que celles-ci relèvent de la voie législative ou de la voie réglementaire. Si le législateur ne peut faire de propositions réglementaires dans l’Hémicycle, le rapport de la présente commission d’enquête est autorisé à émettre des suggestions susceptibles de modifier les règlements.

M. Baptiste Gatouillat. Madame Leguille-Balloy, les grandes et moyennes surfaces (GMS) ont redoublé d’annonces médiatiques au sujet du lait, assurant que des accords avaient été trouvés avec les industriels et que les coûts de production se traduiraient dans le prix de vente. Les coopératives comme les industriels – en l’espèce, Sodiaal et Lactalis – doivent répercuter le prix sur les producteurs. Or, dans une filière qui ne compte que deux grands acteurs, chacun attend que l’autre annonce son prix pour s’aligner. C’est un véritable problème dans cette filière. Les agriculteurs ne l’admettent plus.

Les petites laiteries qui relèvent d’appellations d’origine contrôlée profitent d’une plus-value qui leur permet de mieux se rémunérer. Ce n’est pas le cas dans la grande consommation. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin que les coûts de production soient pris en compte dans les contrats. Les contrats tripartites sont une pratique intéressante. Peut-être n’arriverons-nous pas à les mettre en œuvre dans tous les domaines, mais ils doivent servir de base à une meilleure valorisation du prix du lait pour le producteur. Rassurez-vous, même si les 1 000 litres de lait sont payés 40 euros au producteur, cela n’entraînera pas une flambée des prix en magasin ! D’aucuns affirment que cela renchérira le prix final de 10 %. Il n’en sera rien. D’ailleurs, lorsque le prix du lait payé au producteur baisse, le prix de la bouteille, lui, ne diminue pas en grande surface. La marge bénéficie soit au transformateur, soit aux GMS. Nous avons besoin de transparence à cette étape.

La question du lait est particulièrement médiatique, et occulte parfois les baisses de prix de l’ordre de 4 % à 6 % que subissent d’autres filières.

L’une de nos premières propositions, monsieur le rapporteur, est d’appliquer la loi. Les sanctions doivent être appliquées de façon rapide et marquée, sans attendre un ou deux ans.

Trop de temps s’est écoulé avant que Lactalis soit condamné pour ne pas avoir fait la transparence sur ses comptes. En définitive, le sujet n’a pas fait grand bruit. Vous avez un rôle à jouer en la matière, et je me réjouis d’entendre que vous vous mobilisez. Si la loi était réellement appliquée, la situation pourrait déjà évoluer grandement.

Les coopératives ne sont pas des entreprises comme les autres. Elles constituent le dernier maillon de nos exploitations, notre organisation ultime de producteurs ultime. Nous y détenons des parts sociales. Elles nous appartiennent donc, et nous devons pouvoir garder la main vis-à-vis d’elles. Nous avons besoin que la transparence y soit de mise. Jeunes agriculteurs incite ses adhérents à se rendre dans les assemblées générales et à demander des explications, par exemple sur la construction du prix du lait. Il est assez facile de savoir ce qu’il en est pour le lait destiné à l’exportation. Sur le marché donnant lieu à une création de valeur ajoutée, via des marques notamment, nous devons obtenir davantage de précisions. Les coopératives doivent expliquer leurs choix à leurs adhérents : politique d’exportation, investissements pour préparer l’avenir… Jeunes agriculteurs est attaché aux valeurs mutualistes et coopératives, et a besoin d’une transparence de ses entreprises. Les coopératives semblent prendre conscience qu’elles doivent mieux communiquer sur leur stratégie. Les ordonnances portant sur la coopération y contribuent.

Madame Do, il serait difficile d’identifier un maillon unique qui ne jouerait pas le jeu. Dans certaines filières, la responsabilité est partagée par les transformateurs et les GMS. En conséquence, le producteur ne sait s’il doit solliciter un relèvement des prix auprès des premiers ou des secondes. Dans la chaîne de valeur, le transformateur connaît nos coûts de production. En revanche, nous ne connaissons pas le coût de production du transformateur et des GMS. La grande distribution capitalise sur quarante ans d’optimisation des magasins, et fait preuve d’une transparence toute relative. Le système est très opaque. Pour notre part, nous connaissons et publions le coût de production d’une tonne de blé, d’un litre de lait ou d’un kilo de viande. En définitive, nous sommes les acteurs les plus transparents et pourtant les moins rémunérés. Nous avons besoin de la loi pour que les filières identifient le maillon qui dysfonctionne et rétablissent la juste valeur. Imaginons que la grande distribution nous communique le contrat qu’elle a passé avec un transformateur, dans lequel elle s’engage à payer 400 euros les 1 000 litres de lait. Si un montant de 320 euros nous a été proposé, nous pourrons dénoncer un prix de cession abusivement bas. L’ordonnance doit alors être appliquée. L’organisation de producteurs (OP) ou le producteur doivent se saisir de l’outil juridique, comme le font les GMS et les transformateurs dans les négociations commerciales. Certes, cela prendra du temps. Nous nous efforcerons d’être patients. Cela fait toutefois trente ans que nous attendons. Deux ans se sont déjà écoulés depuis les États généraux de l’alimentation. Sachant qu’ils ne perçoivent pas de revenu depuis plusieurs années, les producteurs ne peuvent pas être taxés d’impatience, loin de là.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez indiqué que les coûts des producteurs étaient publics. Actuellement s’achève la première période d’application de la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation. Les producteurs parviennent-ils à s’accorder sur les indicateurs de coût de production qui serviront à la construction du prix ?

Depuis dix ans, les quotas étant abolis, il est demandé aux agriculteurs de contractualiser. Pour y procéder efficacement, ils doivent se constituer en organisations et en associations de producteurs. Selon vous, quel rôle doivent endosser ces organisations de producteurs ? Comment se coordonnent les OP et les interprofessions ?

Mme Séverine Gipson. Quelles sont les filières qui tirent le meilleur parti des négociations actuelles ? Quels sont leurs points forts ? Au contraire, quelles filières sont le plus en difficulté ?

Mme Ericka Bareigts. Le syndicat Jeunes agriculteurs est très présent à La Réunion. L’un de ses membres a ainsi accédé à la vice-présidence de la chambre d’agriculture, à l’occasion du renouvellement de celle-ci. J’aimerais recueillir votre avis sur la situation que connaissent les Outre-mer en matière de répartition de la valeur, de transparence de la distribution et de structuration des filières alimentaires.

Je souhaiterais aussi connaître votre point de vue sur le combat que mènent ces territoires contre les produits dits « de dégagement », écoulés dans les outre-mer à des prix inférieurs à ceux qui sont pratiqués sur leur marché d’origine. Un article de la loi sur l’égalité réelle outre-mer empêche l’arrivée de ces produits dans les territoires ultramarins à des prix défiant toute concurrence. Une telle pratique nuit en effet à la structuration de filières locales et à l’installation de nouveaux agriculteurs et éleveurs – ces derniers étant les plus touchés. Nous avons porté ce débat en séance dans le cadre du projet de loi EGAlim, sans grand succès. Le ministre a néanmoins pris l’engagement, en séance, de faire intervenir l’Autorité de la concurrence sur ce sujet, afin que nous gagnions en transparence.


Mme Martine Leguille-Balloy. Le prix de référence actuel du lait répond à un mix qui n’est guère favorable aux producteurs que vous représentez. Comment pouvez-vous agir sur ce sujet ? Force est de constater que, pour l’heure, les contrats n’aboutissent pas. Avez-vous connaissance du prix discuté entre une coopérative et un distributeur ? Comment réagissez-vous lorsque vous découvrez que les prix qui vous sont proposés diffèrent de ceux qui sont annoncés dans les médias ? Quel combat peut mener Jeunes agriculteurs à cet égard ? Partagez-vous l’idée selon laquelle la constitution d’organisations de producteurs (OP) est une condition pour peser dans les discussions – étant précisé que les coopératives ne sont pas des OP ?

M. Yves Daniel. Je partage votre souhait d’une plus grande transparence dans l’ensemble des filières. C’est l’occasion de rappeler qu’une filière est souvent oubliée en amont, celle des fournisseurs des agriculteurs.

Nous sommes ici dans un système complexe où interviennent la grande distribution et différents opérateurs : industriels, transformateurs, interprofessions, etc. J’ajouterais un « opérateur » supplémentaire à ce schéma, il s’agit de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM). Précisons que j’y siège, tout comme Thierry Benoit. Bien que la contractualisation soit censée reposer sur des critères et des indicateurs transparents, nous constatons une difficulté à mobiliser cet outil. Quelle utilité lui voyez-vous, parallèlement au rôle joué par les interprofessions ? Comment la loi peut-elle vous aider à mettre de l’ordre dans la situation actuelle ? Comment la déployer de façon efficace, afin d’atteindre une répartition équitable de la valeur ajoutée dans les filières et d’assurer un juste revenu aux producteurs ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Mardi dernier, le secrétaire national de la Confédération paysanne nous expliquait que les éleveurs et l’interprofession de la viande ne parvenaient pas à s’accorder sur un indicateur de coût de revient. Comment l’expliquez-vous ? La première étape ne consiste-t-elle pas pour le monde agricole à trouver des accords sur de tels indicateurs ?

M. Baptiste Gatouillat. Les filières qui parviennent le mieux à négocier sont celles qui sont structurées depuis déjà quelques années – celle du comté par exemple. Certaines se lancent dans la valorisation d’autres éléments que le produit brut – chartes d’engagement environnementaux, charte LU’Harmony pour la filière céréalière… –, ce qui leur permet de majorer quelque peu leurs prix et d’absorber les charges supplémentaires supportées par les exploitations.

Des enseignes de GMS se sont engagées à valoriser ces aspects avant les négociations. Ces contrats ont été signés pour la production de 2019. Nous pourrons juger de leur mise en œuvre à l’issue de la moisson de 2019.

Les négociations sont plus ardues pour les filières qui ont besoin de se structurer. C’est pourquoi il nous faut des organisations de producteurs fortes. Nous leur accordons un rôle important. Elles doivent pouvoir réaliser des opérations commerciales dans les meilleures conditions, et les producteurs doivent pouvoir leur faire confiance. Les coopératives ont été créées à cette même fin, pour peser dans les discussions et offrir un meilleur revenu aux producteurs.

La transparence peut être difficile à appréhender car, dans la filière laitière par exemple, le prix payé au producteur résulte d’un mix de lait d’exportation, de poudre de lait, de beurre, etc. Il faut se plonger dans les livres de comptes pour faire la lumière sur ces aspects. Seuls des comptes synthétiques nous sont présentés en assemblée générale, et rares sont les producteurs qui se rendent au siège de la coopérative pour demander des détails complémentaires. Peut-être des OP ou des groupements d’agriculteurs pourraient-ils y procéder. Cela demande toutefois une expertise assez fine, tant le marché est complexe. C’est pourquoi nous devons pouvoir faire confiance à notre coopérative. La confiance est indispensable. Les filières qui dégagent des revenus pour leurs producteurs reposent d’ailleurs sur deux leviers : la confiance et la sanction.

J’en viens au fonctionnement entre organisations de producteurs et interprofessions. Il est vrai que ces dernières ont eu tendance à s’assoupir. La loi EGALIM leur a redonné tout leur sens. Les distributeurs y sont entrés, et il est même question d’y inviter des consommateurs. Cela enrichira le débat sur le coût et le prix de revient pouvant être inscrits dans les contrats. En cela, nous pouvons aussi recourir à l’OFPM. J’estime même que si l’interprofession n’aboutit pas à un accord, la décision doit être imposée par cet observatoire. Ce principe a été débattu à plusieurs reprises à l’Assemblée, mais n’a pas été retenu. En matière, le dernier maillon qui n’a pas fonctionné est l’État.

Mme Martine Leguille-Balloy. Il est impossible, d’un point de vue légal, que l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires impose un prix.

M. Baptiste Gatouillat. Ne peut-on pas faire en sorte que la loi le rende possible ?

Mme Cendra Motin. L’État n’a pas le droit d’imposer des prix !

M. Baptiste Gatouillat. Si nous devons impulser des changements à l’échelon européen, nous sommes prêts à les défendre.

J’en viens aux outre-mer, madame Bareigts. La Réunion a besoin de mettre en valeur ses productions locales. Elle est confrontée à des produits de dégagement provenant de la métropole mais aussi de ses voisins – pour ce qui est du poulet notamment. Nous sommes présents aux côtés des outre-mer pour qu’ils valorisent au mieux leurs productions. Lorsque nous avons défendu les États généraux de l’alimentation, ce n’était pas uniquement pour la métropole, mais aussi pour ces territoires. La loi ne doit pas les oublier.

L’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires est un maillon essentiel de la chaîne de valeur. Il doit perdurer. Nous y recourons assez régulièrement lorsque nous établissons des contrats avec les transformateurs, pour mener à bien les discussions. Ceci est vrai toutes productions confondues, pour le lait mais aussi la viande. Il est vrai qu’en matière de viande, les négociations sont moins faciles. Les producteurs parviennent à trouver un accord au sein de l’interprofession, mais la difficulté provient des transformateurs et des GMS.

M. Bastien Debras, conseiller en production animale de Jeunes agriculteurs. Nous n’avons pas eu écho de difficultés qu’auraient eues les éleveurs à trouver un accord sur le prix de revient de la viande. Un prix a été accordé à l’interprofession INTERBEV juste après la fin des négociations commerciales. Il n’a donc pas été utilisé dans ces négociations. Malheureusement, nous ne sommes toujours pas capables d’utiliser ce prix, car nous n’arrivons pas à nous entendre avec les GMS sur la façon de le répercuter vers le grand public. À titre d’information, le prix de revient qui a été fixé sur les vaches allaitantes est de l’ordre de 4,57 euros le kilo.

Les secteurs de la viande et du lait ont des traits communs : dans les deux cas, un indicateur a été établi ; et dans les deux cas, nous sommes loin de cet indicateur. Pour le lait, cet indicateur a été fixé pendant les négociations commerciales, à 396 euros les 1 000 litres. Aujourd'hui, le prix de vente se monte à 330 ou 335 euros. Nous pensions constater des évolutions rapides. Or, un prix de 336 euros était demandé en avril, contre 335 euros en janvier et février. Le 15 avril, aucun accord n’était encore trouvé entre l’Union nationale des éleveurs livreurs à Lactalis (UNELL) et Lactalis sur le prix du lait. La Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) cherche à s’impliquer dans l’assemblée générale de Sodiaal pour obtenir davantage de transparence sur la construction du prix du lait.

Pour répondre à votre question, madame Leguille-Balloy, nous n’avons quasiment jamais accès au prix qui est négocié entre coopératives, industriels et distributeurs. Il serait important d’établir davantage de transparence en la matière.

M. Baptiste Gatouillat. Un accord a été conclu entre Lidl et Danone sur un prix du lait à 371 euros les 1 000 litres, pour un minimum de 12 millions de litres. Voilà un exemple de transparence. Il s’agit, certes, d’un effet d’annonce, mais j’y vois une avancée.

Les producteurs de céréales étaient dubitatifs quant aux avancées qu’ils tireraient des États généraux de l’alimentation. Or, il doit en être du lait et de la viande comme du paquet de biscottes, de la baguette de pain, de la bière voire des sodas, qui contiennent du sucre. Michel-Édouard Leclerc nous accuse, certes, de faire croître le prix du Coca-Cola…

Mais faut-il rappeler combien cette boisson est sucrée ? Les GMS, et parfois les transformateurs, font preuve d’une certaine mauvaise foi, doublée d’une communication habile, en reprochant aux producteurs de rehausser les prix à la consommation. C’est oublier que chaque aliment est élaboré par un producteur – éleveur, céréalier, viticulteur… – ayant ses besoins propres. La filière des céréales ne reçoit que des demandes de déflation, alors qu’elle supporte des charges supplémentaires liées à la réduction des produits phytopharmaceutiques ou à des investissements en mécanisation – ce en quoi elle répond aux aspirations de nos concitoyens. La chaîne de valeur doit s’adapter en conséquence. Sans cela, les producteurs ne parviendront pas à répondre à l’un des enjeux identifiés par les États généraux : garantir une alimentation saine et sûre – ce qui est acquis – mais également durable.

M. André Villiers. Pour améliorer le revenu des paysans, nous devons porter un regard tout particulier sur les deux maillons que sont la transformation et la distribution. Vous avez souligné que la concentration des centrales d’achat conduisait inexorablement à une baisse ou à un tassement des prix pour la quasi-totalité des filières. Vous avez ajouté que les producteurs n’étaient pas présents dans les box de négociation. Pourtant, lorsque nous observons de près la structuration des différentes filières – en particulier celle du lait et, dans une moindre mesure, celle de la viande – nous constatons que les coopératives y ont une très forte présence.

Or, elles ne sont autres que l’émanation des producteurs. Voici un sujet d’interrogation pour les parlementaires que nous sommes, mais aussi pour l’opinion publique. Les coopératives remplissent-elles encore leur rôle de soutien auprès de ceux qui les ont créées, c'est-à-dire les paysans et les producteurs ?

La France compte le leader mondial du lait, Lactalis. Sodiaal est pour sa part un groupe coopératif extrêmement important, le troisième en Europe et le cinquième dans le monde. Il se met d’accord avec son principal concurrent pour considérer que les prix payés aux producteurs ne peuvent pas être augmentés. Somme toute, le cours mondial guide la stratégie de ce groupe coopératif et de ce groupe privé.

Une même logique prévaut dans la filière de la viande. À l’été 2015, le groupe Bigard-Socopa s’est ainsi mis d’accord avec la plus importante coopérative porcine, la Cooperl, pour ne pas participer à la cotation à Plérin, lorsque le prix du porc a été annoncé à 1,40 euro le kilo. Il y a là un scandale permanent. Les producteurs ont abandonné la maîtrise et la direction des coopératives, lesquelles ne remplissent pas la mission qui leur incombe : soutenir leurs fondateurs. J’aimerais entendre la position de Jeunes agriculteurs sur le sujet. Il est sain de porter des revendications et légitime d’afficher des victoires, mais peut-être les paysans doivent-ils faire le ménage dans les groupes coopératifs qu’ils sont censés diriger. Nous ne progresserons pas tant que cette question n’aura pas été résolue. Réorganisons si nécessaire les circuits de distribution et de transformation, et mettons fin à des situations qui empêchent structurellement d’améliorer les revenus des paysans.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans le cadre du projet de loi EGAlim, j’ai soumis un amendement qui permettait de réévaluer les prix, à la hausse comme à la baisse, au gré de l’évolution des indicateurs de coût de revient. Si le prix d’un intrant s’envole, le coût du produit brut en fait autant, et cela doit se répercuter sur les transformateurs et les GMS. Il se trouve que cet amendement ne peut pas être appliqué, par manque de transparence. En effet, les interprofessions n’arrivent pas à fixer un indicateur de coût de revient.

En définitive, ne doit-on pas sanctionner ceux qui ne parviennent pas à s’accorder sur un indicateur de coût de revient ? Je ne suis pas certain que l'État doive se substituer à la grande distribution et aux agriculteurs en la matière, via l’Observatoire de la formation des prix et des marges. Je considère plutôt que les interprofessions doivent être davantage responsabilisées quant à la création de cet indicateur.

Mme Michèle Crouzet. Je partage les propos de mes collègues sur la question des coopératives et de la construction des prix. En tant que rapporteure d’une commission d’enquête sur l’alimentation industrielle, j’ai rencontré de nombreux opérateurs du secteur. J’ai notamment constaté que le groupe Lidl, qui souffrait jusque-là d’une image dégradée, s’efforçait de traiter en direct avec les producteurs. Ces derniers paraissaient relativement satisfaits des prix qu’ils en tiraient. La suppression d’échelons favorise ainsi la transparence. Les producteurs ne devraient-ils pas essayer de redevenir maîtres de la vente de leurs produits, sans l’entremise des coopératives mais de façon plus directe ?

Dans le cadre des États généraux de l’alimentation, nous avons demandé que les filières s’organisent davantage. Certaines y procèdent, mais d’autres sont encore à la peine. Des syndicats comme le vôtre ont un rôle à jouer à cet égard. Vous demandez à l’État ou au Parlement d’agir, mais nous attendons aussi des signes de votre part. Vous manifestez une impatience, mais nous-mêmes sommes impatients de vous voir vous construire. Vous ne pouvez pas tout attendre des autres. Il ne s’agit pas ici de stigmatiser qui que ce soit, mais de trouver des moyens de restituer une valeur ajoutée aux producteurs.

Mme Cendra Motin. Pour faire suite au débat sur la construction du prix, je rappellerais que nous ne sommes pas dans une économie régulée. En aucun cas l’État ne peut prendre la main sur les prix pratiqués par les agriculteurs. Nous ne saurions donc nous substituer à vos négociations ni imposer un indicateur de prix. C’est pour la même raison que nous avons écarté les prix-plancher. Nous étions conscients qu’une telle pratique briderait les négociations, en les faisant irrémédiablement aboutir au seuil minimum.

À vous écouter, et à entendre les intervenants qui vous ont précédé, j’ai le sentiment que vous n’envisagez votre chaîne de valeur que dans un sens, du haut vers le bas. Vous souhaiteriez être présents dans les box de négociation pour connaître le prix que les GMS proposent aux transformateurs, et pour fixer en conséquence vos propres prix. Notre objectif est plutôt d’appréhender la chaîne de valeur en sens inverse, en partant de votre coût de production. Vous ne devriez pas vous préoccuper des négociations entre transformateurs et GMS. Nous vous encourageons à travailler sur vos indicateurs en interprofession, afin que la chaîne s’enclenche dans le bon sens. Peut-être devriez-vous créer vos propres box de négociation, dans la transparence, pour déterminer le prix auquel vous souhaitez vendre vos productions aux transformateurs.

M. André Villiers. Rappelons que depuis 1992, le revenu des paysans est formé à hauteur de 40 % à 50 % par l’aide directe de l’Union européenne. Le syndicat Jeunes agriculteurs est-il favorable à la poursuite de ce dispositif de soutien du revenu agricole par l’aide directe européenne – sachant que la France est contributrice nette au budget de l’Europe ? Pour ma part, je le suis. À la veille des négociations sur la PAC, le syndicalisme doit réaffirmer sa position sur le sujet.

Par ailleurs, 70 % de la viande bovine consommée en France provient du troupeau français. Toutefois, il en arrive aussi de l’extérieur, notamment au marché de Rungis. J’aimerais vous entendre sur la réalité quotidienne de l’organisation du marché de notre belle France, dans un contexte européen et mondial.

J’en arrive à un dernier sujet qui touche un pan important de l’élevage français et des territoires qui l’accueillent : l’élevage allaitant. Aujourd'hui, le bassin allaitant vend principalement à l’exportation, en Italie et en Espagne, des broutards et des laitonnes. Comment garantir aux éleveurs français de vaches allaitantes un revenu dans le cadre d’un projet de loi hexagonal ?

M. le président Thierry Benoit. Depuis un certain temps, à travers l’Autorité de la concurrence, la puissance publique se montre plutôt bienveillante à l’égard du secteur de la distribution. Les centrales d’achat se sont concentrées aux niveaux national et européen. C'est également le cas de certains industriels. Estimez-vous que certains acteurs, centrales d’achat ou industriels, exercent un chantage aux importations massives afin de déstabiliser les prix, en totale déconnexion avec les tarifs que vous êtes en mesure de proposer ?

M. Baptiste Gatouillat. Je ne suis là ni pour stigmatiser ni pour louer les coopératives. À titre personnel, je suis profondément coopérateur. J’accorde une importance capitale à la coopérative, dans laquelle je place mon argent. Sans les parts sociales des agriculteurs, les coopératives ne pourraient pas vivre. Les agriculteurs doivent en prendre conscience, et doivent en reprendre la gouvernance. Peut-être avons-nous transféré nos responsabilités aux coopératives, à une époque favorable. Aujourd'hui que des dysfonctionnements surviennent, nous devons reprendre la main. Notre rôle de syndicalistes n’est pas de rappeler à l’ordre les coopérations, mais d’accompagner les agriculteurs pour qu’elles les rémunèrent mieux. Si un territoire ne compte plus qu’une coopérative, nous devons la soutenir coûte que coûte et mener les analyses économiques nécessaires pour la redresser, quitte à ce que les producteurs la reprennent. Nous n’hésitons pas non plus à discuter avec les responsables de coopératives. Tel est notre devoir. Nous n’entendons pas faire de l’ingérence dans les coopératives, pas plus que nous n’aimerions qu’elles s’ingèrent dans nos syndicats.

Madame Crouzet, les contrats tripartites constituent une piste intéressante pour que nous redevenions maîtres de nos produits et de nos ventes. Lidl en fait la promotion. Certains jeunes producteurs que nous côtoyons en ont signé, et le dispositif fonctionne. Rien n’empêche d’y remplacer le producteur par une coopérative ou une OP.

Une autre piste réside dans l’exportation. Nous devons valoriser les savoir-faire français à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Chine, où nos produits sont reconnus et demandés. Notre alimentation est décriée à l’échelle nationale, mais recherchée à l’international. Nos fromages et nos vins sont admirés, tandis que notre baguette est reproduite dans le monde entier. Nous pouvons donc créer de la valeur sur le marché mondial.


Un mix entre le marché d’export et le marché hexagonal, avec des contrats tripartites et de la vente directe, contribuera à créer de la valeur ajoutée. Si nous nous contentions d’une contractualisation directe, nous serions atomisés face aux GMS et perdrions de notre force. Il est préférable que nous proposions des contrats de diverses natures aux GMS.

En France, la grande distribution compte quatre principaux acteurs. Cette situation contribue à abaisser les prix et à détruire de la valeur. Accepterait-on que seuls quatre acteurs agricoles traitent avec les centrales d’achat ? Bien au contraire, l’on nous empêche de nous concentrer. L’idéal serait d’avoir une centrale d’achat composée uniquement d’agriculteurs. Une telle solution demandera du temps.

Jeunes agriculteurs est présent dans les interprofessions. Nous en avons relancé certaines, qui s’avéraient inexistantes. D’autres ont été créées, notamment dans la volaille, afin de peser dans les négociations. C’est dans le même esprit que les producteurs ont participé activement aux plans de filière sollicités lors des États généraux de l’alimentation, notamment sur le développement du bio et de filières sans organismes génétiquement modifiés. Les syndicats ont été porteurs de propositions dans ce cadre. Les producteurs ont aussi pris leurs responsabilités vis-à-vis des enjeux environnementaux, qui impliquent parfois des évolutions non négligeables des pratiques.

Dans la détermination des prix, madame Motin, notre intention initiale était bel et bien de partir des producteurs pour aller vers les transformateurs. Or ces derniers refusent nos demandes de revalorisation au motif que les GMS leur imposent des prix plus bas. Nous sommes donc contraints de prendre en compte les exigences des GMS. La chaîne de valeur doit être appréhendée dans les deux sens. Nous n’affirmons pas que toute la valeur doit revenir aux exploitations, mais qu’elle doit être répartie équitablement au regard des efforts et des investissements réalisés par chacun – producteurs, transformateurs et GMS. La grande distribution est confrontée à une évolution des modes de consommation. Elle est tentée, pour y faire face, de capter davantage de valeur dans le circuit actuel. Nous avons besoin d’acquérir d’une vision d’ensemble de la chaîne, pour identifier les maillons qui dysfonctionnent.

Une ordonnance a été prise sans la moindre difficulté sur la suppression des remises, rabais et ristournes sur les produits phytopharmaceutiques, afin d’inciter les agriculteurs à en diminuer l’usage. En revanche, les producteurs se sont vu opposer une fin de non-recevoir lorsqu’ils ont demandé l’interdiction des remises, rabais et ristournes dans les GMS, au motif que nous n’étions pas dans une économie administrée.

Mme Cendra Motin. Les promotions ont toutefois été limitées.

M. Baptiste Gatouillat. Néanmoins, les grandes surfaces pratiquent encore des remises, rabais et ristournes, notamment par les cartes de fidélité. Les agriculteurs ne le comprennent pas.

L’agroalimentaire génère un excédent commercial de 10,5 milliards d’euros, toutes productions confondues. Nous avons l’ambition d’accroître nos exportations, ce qui aura un effet bénéfique sur le territoire en termes d’emploi, de revenu pour les exploitations et de développement des entreprises. Les États généraux de l’alimentation ont traité ce volet international. Nous souhaitons exprimer à l’export la valeur ajoutée que nous créons sur le territoire. Nous demandons néanmoins que dans le cadre des échanges internationaux, les productions soient évaluées selon les mêmes normes et critères. Le principe de réciprocité inscrit dans la loi va en ce sens.


La politique agricole commune (PAC), en son état actuel, permet d’assurer une alimentation non seulement à des prix bas, mais encore sûre. Rares sont en effet les scandales alimentaires, et ils ne tiennent généralement pas à la production, mais à des dysfonctionnements ou à des fraudes dans la transformation. Le syndicat Jeunes agriculteurs en appelle à une structuration des filières à l’échelle européenne, dans le cadre de la PAC, en vue d’améliorer les pratiques et de réduire leur impact sur l’environnement. Aujourd'hui, la PAC assure des revenus aux producteurs. Demain, elle doit aller au-delà. Notre volonté est que la France – État et syndicats – porte une position commune à ce sujet vis-à-vis de l’Europe.

L’audition s’achève à dix heures quarante-cinq.

 

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4.    Audition, ouverte à la presse, de M. Raymond Girardi et de Mme Lucie Lafforgue, vice-présidents du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF)

(Séance du jeudi 2 mai 2019)

L’audition débute à dix-heures cinquante.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes heureux d’accueillir Raymond Girardi et Lucie Lafforgue, tous deux vice-présidents du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF).

Madame, monsieur, avant de vous céder la parole, je vous demanderai, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(M. Girardi et Mme Lafforgue prêtent successivement serment.)

M. Raymond Girardi, vice-président du MODEF. Je vous remercie d’avoir invité le MODEF à s’exprimer dans le cadre de cette commission d’enquête. Notre mouvement considère que le comportement adopté par la grande distribution depuis sa création en fait non pas un partenaire pour les agriculteurs, mais plutôt un ennemi.

La grande distribution est née il y a une soixantaine d’années d’une idée simple et géniale, le libre-service. C’est en France que ce modèle a vu le jour. Depuis, il a acquis une telle puissance qu’il a supplanté tous les autres. En quelques années, ce nouvel acteur s’est emparé du pouvoir de la distribution. Il représente aujourd’hui quelque 92 % du marché. Cette puissance a été utilisée à l’encontre des fournisseurs, notamment des paysans.

Initialement, chaque magasin de grande distribution s’approvisionnait auprès de fournisseurs. La situation a profondément évolué dans les années 1980, sous l’effet conjugué de deux phénomènes.

Tout d’abord, les enseignes ont constitué des centrales d’achat gérant l’approvisionnement de multiples points de vente. Leur puissance s’est trouvée renforcée par les volumes importants qu’elles commandaient, accentuant le handicap dont souffraient les agriculteurs, les coopératives et les organisations de producteurs (OP).

Ensuite, l’Espagne, le Portugal et la Grèce sont entrés dans le Marché commun. Profitant de la libre circulation des biens, l’Espagne, en particulier, est devenue un concurrent redoutable pour les producteurs de fruits et légumes français. Plus encore, l’ordonnance de 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence a supprimé le coefficient multiplicateur qui s’exerçait jusqu’alors. Après-guerre, en effet, il s’était avéré que les épiciers doublaient voire triplaient les prix auxquels eux-mêmes se fournissaient.

Le législateur avait donc eu l’intelligence d’introduire un coefficient multiplicateur, qui permettait de contrôler les marges des distributeurs. Pour les fruits et légumes, ce coefficient était de 1,7. Un kilo de tomates acquis 1 franc ne pouvait ainsi être revendu plus de 1,7 franc. Ce dispositif avait pour effet de tirer les prix à la production vers le haut, et les prix à la consommation vers le bas. Sa suppression, et plus largement l’abolition de l’encadrement des prix, ont entraîné l’entrée pleine et entière dans l’économie de marché. Les marges pratiquées par la grande distribution ont alors explosé.

Ces différents facteurs ont conduit à la situation actuelle, dans laquelle la grande distribution ne considère pas ses fournisseurs de produits agricoles comme des partenaires, mais comme des pourvoyeurs de matière première peu coûteuse.

Depuis, les gouvernements successifs se sont inquiétés de la disparition massive et de la rémunération insuffisante des agriculteurs. Dernière en date, la loi de 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, dite loi EGAlim, visait à résoudre ces questions. Pour autant, nous avons vécu jusqu’à présent un recul considérable du nombre de paysans, une sous-rémunération du travail agricole et une immense détresse des producteurs. Un agriculteur se suicide chaque jour dans notre pays ! Cette situation s’est doublée d’un recul de l’indépendance alimentaire de la France. Alors que notre pays était autosuffisant – voire exportateur – en fruits et légumes il y a trente ans, il ne couvre plus aujourd’hui que 60 % de la demande en la matière. L’impossibilité pour les paysans de gagner leur vie soulève des enjeux sociaux, certes, mais aussi de couverture des besoins alimentaires de la France.

Du fait de la libéralisation du marché et de l’élargissement de l’Union européenne, la grande distribution recourt massivement aux importations, tel un levier assassin pour les paysans français – et je pèse mes mots. Elle trouvera toujours, au sein de l’Organisation mondiale du commerce, des pays capables de lui fournir fruits, légumes et viande au moindre coût. Certains d’entre eux pratiquent des conditions salariales sans commune mesure avec les nôtres. Au Maroc, les saisonniers sont ainsi payés 3 dollars par jour pour la cueillette des fraises. Fort heureusement, les agriculteurs français sont tenus de proposer à leurs employés un salaire minimum, dont le MODEF estime même qu’il est insuffisant. D’autres pays, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou l’Argentine, jouissent de conditions de production radicalement différentes de celles de la France. En Argentine, les frontières des exploitations d’élevage sont délimitées par les fleuves et les montagnes ! Si la réglementation internationale nous soumet à une concurrence libre et non faussée, nous aurons quelque peine à subsister et à couvrir les besoins alimentaires de la France.

Nous pourrions enfin parler des pratiques discutables de la grande distribution : référencement payant, marges arrière, promotions, têtes de gondole, contestations abusives de produits, marges démesurées, ristournes… Rappelons que la grande distribution a perçu 552 millions d’euros au titre du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), alors même qu’elle a supprimé 10 000 postes. Cette somme aurait sans doute pu être employée à de meilleures fins.

M. le président Thierry Benoit. Nous vous sentons assez réservé à l’égard des travaux des États généraux de l’alimentation (EGA) et du texte de loi qui en est ressorti. Vous allez jusqu’à mettre au défi d’obliger la grande distribution à s’approvisionner presque exclusivement de produits français. Pourtant, il ne vous échappe pas que la question alimentaire est européenne et mondiale. Ces positions ne sont-elles pas contradictoires ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous avez fait référence à des pratiques abusives voire déloyales de la part de la grande distribution. Pourriez-vous les détailler ?

M. Raymond Girardi. La grande distribution prélève de l’argent aux fournisseurs d’une façon que je qualifierais au moins d’illégitime, voire de racket. Je pense ici aux marges arrière, qui étaient autrefois illégales mais qu’une loi a, d’une certaine façon, validées. Dans une économie de marché, lorsqu’un produit est vendu, la transaction est normalement close. Il n’en est pas ainsi avec la grande distribution, qui exige a posteriori un pourcentage de marge arrière. J’estime que celles-ci doivent disparaître totalement. Elles vont en effet à l’encontre des principes économiques, dans un système d’offre et de demande.

Passons au référencement. Lorsque je propose mes tomates à une centrale d’achat, celle-ci me demande de lui verser 20 000 euros pour me référencer, sans me donner la moindre garantie d’achat. Ce n’est autre que du racket. Comment accepter de devoir verser de l’argent pour écouler nos produits ?

J’en viens aux « Promotions ». Quand le marché frôle le surencombrement, en raison des importations, notamment, la grande distribution annonce qu’elle nous achète cinq palettes de melon… dont deux gratuites. Elle propose ensuite à ses clients trois melons pour le prix de deux. Est-il normal que l’agriculteur assume le coût des promotions en magasin ?

En outre, pour que nos produits soient placés en tête de gondole, nous devons soit payer l’enseigne, soit lui accorder un avantage sur le prix de vente.

La pratique de la contestation des produits est encore plus problématique. Lorsque nous livrons un camion de pommes à un acheteur, surtout à une distance éloignée, il peut décider de décompter trois palettes de son règlement, pour des motifs fallacieux : quelques fruits étaient de trop petit calibre ou étaient abîmés. L’éloignement nous empêche d’aller vérifier les faits sur place. Les années où la majorité des pommes sont de belle taille, les centrales d’achat demandent systématiquement le calibre inférieur – et inversement, les années où les fruits sont plus petits. Cette pratique est courante pour de nombreux produits.

En plus de tout ceci, certaines enseignes vont jusqu’à réclamer des ristournes. Leclerc a été condamné à ce titre.

J’en arrive au levier des importations. Dans le Sud-Ouest, les premiers melons parviendront à maturité début juin. Une dizaine de jours avant l’arrivée sur le marché de la production française, une vague de melons importés du Maroc déferlera sur les étals de la grande distribution et fixera les prix au niveau le plus bas. Les enseignes nous diront ensuite qu’elles privilégient la production française, mais au prix du Maroc. Là encore, cette pratique est systématique. Aucun produit n’y échappe, que les importations proviennent de l’Union européenne ou du reste du monde. Entre autres exemple, nous sommes soumis à la concurrence massive des pays d’Europe centrale pour les pêches, les nectarines, les fraises, les tomates mais aussi la viande.

Ainsi que je l’ai déjà souligné, les écarts de prix entre nos produits et ceux qui sont importés tiennent en partie à des disparités sociales. La mondialisation est de mise, nous explique-t-on, et chaque pays est libre de définir ses normes. La France peut être fière de ses règles sociales et de son code du travail. Peut-elle accepter que les salariés de certains pays producteurs de fruits et légumes soient maintenus dans la misère ? Est-il normal qu’elle importe massivement leurs produits ? À cela s’ajoute une concurrence déloyale sanitaire : ces pays utilisent, pour traiter leurs produits, des molécules interdites en France depuis trente ans. Un agriculteur français qui en ferait de même encourrait la prison !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pourriez-vous nous fournir un exemple concret de référencement payant ?

Vous impose-t-on parfois de mettre vos produits en tête de gondole ? Lorsque des pénalités vous sont appliquées pour la livraison de produits abîmés, des preuves visuelles vous en sont-elles fournies ?

M. Yves Daniel. Je vous remercie, monsieur Girardi, pour votre présentation qui nous plonge dans la réalité la plus concrète et soulève des questions politiques, au sens noble du terme. Dans ce contexte, quelle analyse faites-vous de la loi EGAlim ? Permet-elle de répondre aux problèmes que vous décrivez ? Peut-elle contribuer à redonner des revenus aux paysans, grâce à un meilleur partage de la valeur ajoutée ?

La grande distribution est le maillon d’un environnement plus global où agissent d’autres opérateurs. Elle est dépendante des consommateurs en aval, certes, mais aussi des filières en amont, jusqu’aux producteurs voire aux fournisseurs de ces derniers. Quelles relations entretiennent ces différents opérateurs ? Comment les politiques publiques peuvent-elles aider à trouver un juste équilibre entre les rémunérations de chacun ?

Mme Séverine Gipson. Vous avez évoqué des pratiques déloyales ou injustes et des pressions. À quel stade interviennent-elles ? Se situent-elles plutôt entre les coopératives et les industriels, ou entre les éleveurs et les coopératives ?

M. Raymond Girardi. Les pratiques que je dénonce sont subtiles. Elles s’immiscent, non sans tabou, dans la négociation entre les producteurs ou les OP et les distributeurs.

À titre d’exemple, un distributeur peut expliquer à un fournisseur – producteur ou OP – que ses ventes doubleront ou tripleront si ses produits sont placés en « tête de gondole ». Aussi ce producteur doit-il diminuer ses prix. Indirectement, le fournisseur paie l’équivalent de 5 000 euros pour une mise en valeur d’un mois en tête de gondole. Cette somme est décomptée de ses factures.

Le droit à référencement, en revanche, prend la forme d’un paiement direct de la part du producteur ou de l’OP. Il y a trente ou quarante ans, le marché comptait une multitude d’intermédiaires. Face aux centrales d’achat, seuls restent aujourd’hui les agriculteurs, les OP, les coopératives ou les expéditeurs privés auxquels s’en remettent les agriculteurs. La négociation portant sur le référencement se déroule soit avec le producteur s’il traite en direct, soit avec l’OP, soit avec l’expéditeur privé. Elle n’est pas assortie d’une garantie d’achat. Une fois référencés, les producteurs sont mis en concurrence les uns avec les autres. Certains vendent davantage parce qu’ils ont abaissé leurs prix. Dans tous les cas, il me paraît parfaitement anormal de devoir payer pour être inscrit sur une liste.

La grande distribution recourt à la contestation de produits essentiellement lorsque nous livrons loin de la région de production. Elle sait que sinon, nous nous rendrons sur place pour rétablir la vérité. Nous apprenons par email que le semi-remorque qui vient d’arriver en Alsace comporte trois palettes défectueuses, et que nous avons jusqu’au lendemain pour venir en faire le constat. Depuis mon exploitation du Sud-Ouest, cela demande dix heures de voiture ! Il m’arrive, exceptionnellement, de faire le déplacement. Encore faut-il que les produits ne soient pas rapidement périssables. Nous ignorons ce qu’il advient des denrées soi-disant non conformes. La grande distribution affirme qu’elle les jette, mais il y a fort à parier qu’elle les revende. Pour nous, c’est incontrôlable. Pourtant, les conséquences financières en sont considérables.

Le MODEF est favorable à ce qu’une loi tente de peser sur la grande distribution pour restituer une part de la valeur aux producteurs. Pour autant, nous n’avons jamais pensé que des enseignes accepteraient de vendre les produits plus chers et de réduire leurs marges afin de rémunérer davantage les paysans.

Michel-Édouard Leclerc lui-même n’y a pas cru et l’a dit haut et fort. Il savait qu’il n’amoindrirait pas ses marges. Le résultat est sans équivoque : les prix ont crû de 4 %, mais les revenus des paysans ont baissé de 0,4 %. Seules des contraintes fortes et réelles sur la grande distribution peuvent faire évoluer la situation. L’efficacité d’une telle loi reste donc à prouver.

Monsieur Daniel, les intermédiaires d’hier – grossistes, demi-grossistes… – ont disparu. La négociation s’effectue directement entre le producteur ou son représentant et la centrale d’achat. Il est donc facile de suivre l’évolution du prix jusqu’à la grande distribution.

M. Yves Daniel. L’objectif de partager équitablement la valeur ajoutée implique de prendre en compte les marges de l’ensemble des opérateurs des filières : collecteurs, transformateurs, industriels… Quelle analyse faites-vous de cette chaîne ?

M. Raymond Girardi. Il convient de distinguer les produits frais d’une part, vendus directement aux centrales d’achat, et les produits transformés d’autre part, issus de l’industrie agroalimentaire. Nous n’avons guère de maîtrise sur cette dernière, au-delà des ventes que nous faisons aux transformateurs. Bien que je n’aie pas de vision sur les marges que se réserve l’industrie agroalimentaire, je crois pouvoir dire qu’elle gagne plutôt bien sa vie.

Il est beaucoup plus difficile de savoir ce qu’il en est des produits frais. Prenons un exemple : un kilo de tomates est vendu 0,60 euro par le producteur. La coopérative y ajoute 0,15 euro pour calibrer et conditionner les denrées. Quand la centrale d’achat acquiert ce même kilo de tomates à 0,80 ou 0,85 euro, et qu’il est revendu 2 ou 2,5 euros en magasin, il est facile de mesurer la marge. La centrale d’achat elle-même en perçoit-elle une partie ? Des structures financières intermédiaires en font-elles autant ? Peut-être revient-il à l’Autorité de la concurrence ou au ministère de l’économie et des finances d’enquêter sur le sujet.

L’industrie agroalimentaire a demandé au gouvernement l’établissement d’un rapport en vue d’interdire la revente à perte. Elle subissait en effet une pression considérable de la part de la grande distribution. Les paysans, en revanche, ont le droit de vendre leurs produits à perte !

Pour répondre à votre question, madame Gipson, la pression s’exerce sur la structure qui est en contact avec la grande distribution. Il peut s’agir d’un éleveur, s’il vend en direct. L’enseigne lui fera valoir qu’elle accède à de la viande argentine pour la moitié du prix qu’il propose, et lui demandera de s’aligner. Rares sont toutefois les producteurs qui traitent directement avec les centrales d’achat. Le plus souvent, cette mission incombe aux coopératives ou aux expéditeurs privés.

Pour les fruits et légumes, les prix varient presque au jour le jour, au mieux une fois par semaine. Désormais, la centrale d’achat nous informe par email qu’elle a besoin, par exemple, de 15 tonnes de tomates à 0,60 euro le kilo. Soit nous l’acceptons, soit elle se tourne vers des produits importés. Étonnamment, lorsque les importations se tarissent – notamment pour des raisons climatiques – la grande distribution laisse les producteurs fixer leurs prix…

Mme Martine Leguille-Balloy. La loi précise que des négociations doivent se tenir avec la grande distribution, et être tracées par écrit. Ces négociations annuelles ou pluriannuelles ont-elles bel et bien lieu ?

Par ailleurs, je m’étonne que les producteurs ou leurs organisations ne saisissent pas la justice lorsqu’ils sont victimes de pratiques qui dérogent à la loi. Pourquoi les coopératives ne les défendent-elles pas mieux ?

Enfin, nous savons qu’aujourd'hui, la grande distribution se trouve elle-même en difficulté. Elle se tourne à nouveau vers des formules d’achat différenciées. Comment percevez-vous cette évolution, et comment voyez-vous votre avenir ?

Mme Ericka Bareigts. Lorsque vos produits fragiles, fraises ou cerises, traversent les océans, est-il prévu des clauses particulières relatives à la contestation de leur qualité ?

Il existe encore des grossistes en France ultramarine. Comment se déroulent les négociations lorsque ceux-ci interviennent, et quelles en sont les conséquences sur les prix ?

Mme Cendra Motin. À l’instar de Martine Leguille-Balloy, j’aimerais rappeler que des outils législatifs peuvent venir en aide aux producteurs. Les contrôles effectués par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) peuvent en outre contribuer à un meilleur respect de la loi par les acteurs qui prennent part aux négociations.

Je souhaiterais également recueillir votre point de vue, monsieur Girardi, sur la contractualisation et son caractère pluriannuel. Ce dispositif est en effet censé protéger les prix négociés par les agriculteurs du levier de l’importation massive actionné par la grande distribution.

Enfin, monsieur le vice-président, vous avez décrit les mécanismes employés par certains acteurs pour contourner les lois. Que préconisez-vous, au sein des organisations professionnelles, pour contrer ces pratiques ?

Mme Séverine Gipson. Vous avez évoqué les pénalités que vous encourez au titre des contestations de livraison. Ces questions ne sont-elles pas régies par un contrat avec l’acheteur ? Des dispositions ne sont-elles pas prévues en amont si une part de votre livraison arrive endommagée ? En l’état, il semble que chaque petit aléa induise une forte perturbation pour votre chaîne. Des contrats-cadres pourraient y remédier.

M. Raymond Girardi. Il faut être conscient du caractère occulte des négociations, tant sont considérables les capacités de rétorsion de la grande distribution. J’en donnerai une illustration. Mon département est un important producteur de pommes de terre primeur. Il y a quelques années, en réaction à des importations massives d’Égypte et de Tunisie, les agriculteurs, pris de colère, ont vidé quelques camions de tubercules devant les supermarchés locaux. Au moment même où se déroulait l’opération, Intermarché a informé des agriculteurs qui lui vendaient en direct qu’il refuserait leurs produits pendant quinze jours. Lorsqu’une coopérative ou un expéditeur privé défend ses intérêts, il fait l’objet de mesures de rétorsion immédiates. Il doit pourtant écouler ses produits d’une façon ou d’une autre. Quand une centrale d’achat a l’assurance d’être approvisionnée grâce aux importations, nous n’avons pas de moyen d’action à son encontre. Nous nous trouvons démunis. Personne ne peut l’empêcher, pas même une loi. Les coopératives et les expéditeurs privés font leur possible pour nous défendre, mais ont une marge de manœuvre très limitée.

Le milieu est en outre assez occulte. Nous avons parfois des difficultés à recueillir des éléments précis auprès des acheteurs de nos propres coopératives. Les négociations sont compliquées, sous-tendues par des menaces et des pressions.

Le contrôle des produits importés demanderait des moyens humains considérables. L’exercice même est complexe. Nous savons par exemple que les cerises importées de Turquie sont traitées avec du diméthoate, molécule interdite dans France pour son effet non pas sur les humains mais sur le milieu, en particulier sur les abeilles. Lorsque nos services de répression des fraudes effectuent des prélèvements et des analyses sur ces fruits, ils ne trouvent aucune trace de cette substance… elle a en effet une durée de vie très courte. Des situations similaires se produisent pour une multitude de produits phytopharmaceutiques.

Madame Bareigts, la part de marché transitant par les grossistes ou demi-grossistes est très réduite en métropole. Peut-être sont-ils davantage présents dans les Outre-mer. Or plus il y a d’intermédiaires, plus il est compliqué de tracer la répartition de la valeur. Nous savons aussi que lorsque les grossistes interviennent, ils se réservent des marges confortables. Il est alors facile de faire peser les torts sur les distributeurs, qui sont actuellement sur la sellette. J’imagine qu’en Outre-mer, rares sont les grossistes qui déposent le bilan.

Mme Lucie Lafforgue, vice-présidente du MODEF. Je répondrai à vos questions pour ce qui concerne l’élevage. J’élève pour ma part des vaches laitières et des veaux sous la mère. Les prix de mes productions fluctuent au gré des importations. Quand l’Italie exporte des volumes importants, nous devons nous conformer à ses tarifs si nous souhaitons vendre. Sinon, les maquignons nous rétorquent qu’ils n’ont pas besoin de notre marchandise. J’essaie de vendre mon bétail en juin et juillet, période où les prix sont un peu plus élevés, de l’ordre de 2 ou 2,5 euros le kilo de carcasse. En hiver, ce prix s’abaisse à 1,2 euro.

Par ailleurs, je ne recours pas à la contractualisation pluriannuelle. J’ai quitté la coopérative laitière il y a six mois au profit du circuit court. Cette solution est plus avantageuse.

M. Raymond Girardi. Concernant les produits abîmés, madame Gipson, les assurances couvrent les dommages liés aux ruptures de la chaîne du froid durant les livraisons. Ces accidents sont toutefois très rares. Je faisais référence à d’autres situations, dans lesquelles la grande distribution prend pour prétexte la présence de quelques fruits endommagés dans une palette de 800 kilos pour déclasser cette dernière en totalité.

Mme Martine Leguille-Balloy. Des contrats pourraient vous prémunir de ce risque.

M. Raymond Girardi. Selon la loi, l’agriculteur est cependant responsable du produit jusqu’à la consommation, même en cas de contractualisation avec le distributeur.

 

L’audition s’achève à onze heures cinquante.

 

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5.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Lévêque, président de Synabio, et de M. Charles Pernin, délégué général

(Séance du jeudi 2 mai 2019)

L’audition débute à onze heures cinquante.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons Jean-Marc Lévêque et Charles Pernin, respectivement président et délégué général de Synabio, syndicat des transformateurs et distributeurs de produits issus de l’agriculture biologique. Messieurs, vous opérez dans un secteur qui s’est structuré et organisé depuis un certain temps et ce secteur crée de la valeur. Malgré tout, les relations et les négociations commerciales qui y ont cours restent marquées par des tensions ou des crispations. Sans doute pourrons-nous donc identifier des pistes d’amélioration dans ce domaine.

Avant de vous céder la parole, je vous demanderai, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(MM. Lévêque et Pernin prêtent serment.)

M. Jean-Marc Lévêque, président de Synabio. Nous commencerons par vous présenter rapidement notre collectif professionnel, ses enjeux et ses ambitions. Nous évoquerons ensuite notre perception des récentes discussions avec les distributeurs.

Notre syndicat professionnel existe depuis longtemps. Pendant de nombreuses années, nous nous sommes essentiellement attachés à traduire nos principes, en matière de production comme de transformation, dans un cadre réglementaire. Après cette période d’écriture de la réglementation française puis européenne, nous avons œuvré au développement de filières et au lancement de campagnes nationales de communication.

Aujourd'hui, l’agriculture biologique rejoint des enjeux de santé publique et environnementaux. Ce secteur se développe. Il se trouve confronté à de nouveaux défis. Les quelque 200 membres de Synabio sont de toutes tailles : de très petites entreprises (TPE) souvent spécialisées à 100 % dans le bio, des petites et moyennes entreprises (PME) entretenant une forte activité bio pour maintenir leur savoir-faire et leur positionnement dans des gammes de qualité, des majors pour lesquelles l’agriculture bio représente un poids économique important. Ces entreprises ont besoin d’être accompagnées et d’acquérir une connaissance pointue des réglementations en vigueur.

M. Charles Pernin, délégué général de Synabio. L’enjeu des négociations commerciales revêt une nouvelle dimension depuis quelques années pour les fournisseurs bio, qui sont en train de changer d’échelle.

Le secteur de l’agriculture biologique voit en effet arriver de nouveaux acteurs dans la transformation et la distribution, dont les pratiques commerciales diffèrent de celles sur lesquelles se sont structurées les filières du bio jusqu'à présent. Celles-ci encourent, de fait, un risque de déstabilisation économique. C’est la raison pour laquelle le Synabio, en tant qu’organisation professionnelle de l’aval des filières bio, a souhaité mettre en place un Observatoire des négociations commerciales avec la grande distribution.

Nous avons mené une rapide enquête en ligne auprès de nos adhérents de la transformation bio. L’échantillon de répondants est certes réduit, car le marché du bio, même s’il se développe, reste de petite taille. Ainsi avons-nous recueilli une quarantaine de réponses d’entreprises qui fournissent des produits bio à la grande distribution, représentant néanmoins un chiffre d'affaires cumulé de 800 millions d’euros. L’enquête s’est déclinée en deux temps, tout d’abord mi-janvier, à mi-parcours des négociations, puis en avril afin de dresser un bilan d’étape.

Il en ressort que les fournisseurs bio ont des difficultés à répercuter les hausses de prix des matières premières qu’ils subissent. Il y a là un risque d’« effet ciseaux » que connaissent bien les filières traditionnelles. Le renchérissement des matières premières est très fréquent dans ce marché en croissance, soumis à une tension sur certaines denrées, voire à des ruptures d’approvisionnement. Seuls 8 % des fournisseurs ayant répondu à l’enquête ont pu intégralement répercuter leurs hausses de prix de matières premières. Ils sont 42 % à ne les avoir aucunement répercutées. Les 50 % restants n’ont pu y procéder que de manière partielle.

L’enjeu de la répercussion des coûts des matières premières était au cœur de la loi du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, dite « loi EGAlim ». Or, une nette majorité des répondants estime qu’à cet égard, la loi EGAlim n’a guère changé la donne dans les négociations.

L’enquête a par ailleurs révélé que les entreprises bio étaient soumises à des injonctions de baisses de tarifs de la part des distributeurs. Quelque 28 % des répondants disent avoir reçu de telles demandes avant même l’ouverture des discussions. In fine, les deux tiers du chiffre d'affaires représenté par notre échantillon ont subi une déflation de l’ordre de 1 % à 2 %. Les grandes entreprises sont les plus sujettes à ce phénomène. Les petits fournisseurs arrivent mieux à protéger leurs intérêts. Ce point peut probablement être porté au crédit de la loi EGAlim.

Les pénalités constituent en outre un véritable enjeu pour les filières bio, qui sont sujettes à des ruptures d’approvisionnement structurelles. Cette spécificité de nos filières n’est absolument pas prise en compte par la grande distribution. Les enseignes imposent fréquemment des pénalités que plus de la moitié des répondants jugent excessives et inadaptées aux tensions s’exerçant sur les matières premières. Nous avions exprimé cette préoccupation avant même l’ouverture des négociations, et avions demandé au ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation de prendre en compte cette particularité du bio. Ce dernier a répondu qu’un guide de bonnes pratiques serait spécifiquement consacré aux pénalités. Nous ne jugeons pas cette réponse satisfaisante, car ce guide n’aborde aucunement les enjeux spécifiques aux filières du bio, en particulier les ruptures d’approvisionnement.

Mme Martine Leguille-Balloy. Quelle est la part du bio vendu en grandes et moyennes surfaces (GMS) ? Il m’est arrivé de constater qu’en GMS étaient vendues, sous l’appellation bio, des productions en première année de conversion vers l’agriculture biologique, dites C1. Quel contrôle est effectué en la matière ?

Enfin, la loi EGAlim impose qu’au 1er janvier 2022, au plus tard, les repas servis en restauration collective dans les établissements chargés d’une mission de service public comptent 50 % de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques. Y voyez-vous un débouché porteur ?

Mme Séverine Gipson. Monsieur Pernin, vous observez que les pratiques des GMS sont inadaptées à la filière bio, notamment en ce qui concerne les répercussions des hausses de prix des matières premières. Existe-t-il des contrats-cadres prévoyant des clauses de « revoyure » pour répondre à ces situations ? Anticipez-vous les conséquences du renchérissement des matières premières dans vos négociations avec la grande distribution ?

Par ailleurs, les ruptures d’approvisionnement auxquelles vous faites référence résultent-elles de la non-satisfaction de commandes ou de problèmes logistiques ?

Mme Michèle Crouzet. Les GMS spécialisés dans le bio fleurissent dans nos villes. Y voyez-vous une opportunité ? Quelles conditions vous réservent ces enseignes ? Nous avons pu craindre que si le bio s’étendait trop dans les grandes surfaces, il subisse les mêmes difficultés de construction des prix que la production conventionnelle. Comment vous positionnez-vous, entre la tentation de la grande distribution et l’attachement à la relation de proximité avec les consommateurs, qui est l’un des fondements du bio ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Pernin, vous avez évoqué les pénalités que vous subissiez en cas de retard ou de défaut d’approvisionnement. Lorsque vos adhérents informent la grande distribution qu’ils ne peuvent pas la livrer, arrive-t-il qu’ils reçoivent dix fois la même commande le lendemain, et qu’ils se voient par conséquent appliquer plusieurs fois des pénalités ? Il semble que cette pratique ait cours dans le secteur conventionnel.

M. Jean-Marc Lévêque. Nous distribuons environ 55 % de nos produits en GMS, et 45 % en magasins spécialisés. À la différence d’autres pays, la France a la chance de compter ces deux types d’acteurs. Cela contribue à une situation équilibrée.

Madame Leguille-Balloy, des productions en première année de conversion vers l’agriculture biologique ne devraient pas être présentées comme bio. Seuls des produits en deuxième année de conversion peuvent être valorisés, à condition qu’ils soient bruts et portent un étiquetage spécifique. Avec les organismes de contrôle et les autorités publiques, nous nous attachons à ce que ce type d’irrespect de la réglementation ne se produise pas.

La restauration collective est un marché potentiel sur lequel notre filière souhaite prendre position. Elle représente toutefois des volumes faibles, en comparaison avec la puissance d’achat des supermarchés. Il n'est pas difficile pour nos entreprises de répondre aux besoins des collectivités, alors qu’il peut être plus compliqué de satisfaire les besoins des hypermarchés et des supermarchés. La difficulté liée à la restauration collective tient plutôt à la faible implication de ses distributeurs vis-à-vis du bio. Ils ont besoin d’être accompagnés pour mieux connaître les approvisionnements et le fonctionnement de nos filières.

Madame Gipson, nos entreprises sont encore trop récentes pour avoir la capacité d’anticiper leurs aléas dans des contrats et des clauses de « revoyure ». Nous avons une trop faible visibilité sur les besoins des grandes surfaces, que peuvent fortement déstabiliser les opérations de promotion. Cette absence de visibilité génère des ruptures. En outre, nos entreprises sont essentiellement de taille moyenne et ne sont pas dotées des services juridiques et de l’expertise nécessaires pour amender les contrats.

Les ruptures d’approvisionnement tiennent essentiellement à la croissance du marché et à notre souci de privilégier les filières françaises. Quand ces dernières ne peuvent pas fournir pas les volumes nécessaires, nous ne souhaitons pas nous dépanner auprès de pays tiers.

Madame Crouzet, les GMS spécialisés dans le bio contribuent au développement accéléré de notre secteur. Jusqu'à présent, le marché s’est construit autour de marques dédiées aux magasins « bio », proposant des recettes 100 % bio jusque dans leurs arômes. Les grandes enseignes n’exigeaient pas des recettes aussi pointues. Aussi les entreprises ont-elles bâti des marques distinctes, dont chacune répondait aux attentes spécifiques d’un marché. Aujourd'hui, les enseignes de la grande distribution et les supermarchés spécialisés dans le bio entendent bousculer ces repères et bénéficier de la notoriété des marques spécialisées. Les grandes enseignes se servent de la valeur développée par les marques nationales pour faire avancer leurs propres marques de distributeur (MDD). Pour notre part, nous souhaitons continuer à répondre à chacun des marchés – magasins spécialisés et enseignes grand public.

De nombreux éléments sont volontairement entremêlés par les distributeurs, pour mettre en difficulté les fournisseurs et brouiller les repères des consommateurs. Je pense par exemple à des pratiques commerciales consistant à commercialiser le litre de lait bio à 0,85 ou 0,90 euro. Nous nous efforçons d’expliquer aux GMS que c’est un très mauvais message pour les éleveurs, car de tels tarifs ne les inciteront pas à évoluer vers le bio. C’est aussi un très mauvais message pour les consommateurs, car il laisse croire qu’un produit de qualité peut être moins coûteux qu’un produit conventionnel. Or la qualité a un prix.

Quant à votre question, monsieur le rapporteur, sur les commandes répétées des distributeurs consécutives à une rupture d’approvisionnement, il faudrait que nous demandions à nos adhérents s’ils ont vécu de telles situations.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je me permettrai de vous adresser un courrier à ce sujet, afin d’obtenir une réponse de la part de Synabio.

M. Charles Pernin. Le bio est un label très contrôlé. La France a instauré un système de délégation à des organismes certificateurs indépendants, auquel s’ajoute une supervision par les pouvoirs publics. Pour avoir un aperçu des non-conformités observées, je vous invite à consulter les enquêtes annuelles de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Nous ne constatons pas d’augmentation significative de ces non-conformités parallèlement au développement du marché bio.

Mme Stéphanie Do. Comment pouvons-nous adapter les dispositions visant à rééquilibrer les relations commerciales entre les distributeurs et les producteurs aux spécificités de l’agriculture biologique : cherté des matières premières, ruptures d’approvisionnement, valorisation de la qualité, etc. ? Quelles sont vos propositions en la matière ?

Mme Cendra Motin. Je crois comprendre que le Synabio représente plutôt les transformateurs de produits bio. Lors des discussions sur la loi EGAlim, ainsi que dans le cadre de la présente commission, il a amplement été question des pratiques de négociation entre l’industrie agroalimentaire dans son ensemble et les grands distributeurs. Il a souvent été observé que les acteurs situés en amont la chaîne décidaient des prix, s’en accordaient avec les transformateurs et les prescrivaient aux producteurs. Qu’en est-il pour vous, qui vous situez au milieu de la chaîne ? Une éthique et une transparence sont-elles appliquées dans les négociations touchant aux produits bio ? Parvenez-vous à fixer un prix qui assure une juste répartition de la valeur ? Quelles mesures de transparence avez-vous mises en œuvre à cet effet vis-à-vis des producteurs auxquels s’adressent les transformateurs que vous représentez ?

M. le président Thierry Benoit. Dans le secteur conventionnel, la grande distribution se plaît à dupliquer dans ses marques de distributeur (MDD) les produits les plus appréciés de marques tierces. Elle sollicite des producteurs à cet effet. Dans le secteur du bio, qui produit les marques de distributeur, et à quelles conditions ?

Par ailleurs, comment percevez-vous le gigantisme induit par la structuration de centrales d’achat aux niveaux national et européen ? Cette structuration ouvre-t-elle la porte à des produits importés, qualifiés de bio mais ne répondant pas pleinement à l’éthique vertueuse dans laquelle s’inscrit votre mouvement depuis plusieurs dizaines d’années ?

M. Jean-Marc Lévêque. En matière de construction du prix, nous essayons depuis quelques années, avec les instituts techniques, de mettre en place des références techniques et économiques filière par filière : volume des productions laitière et céréalière, rendements moyens, charges, revenus, etc. Nous disposons d’un historique d’une dizaine d’années pour certaines filières. Toujours avec les instituts techniques, nous nous efforçons d’améliorer les pratiques afin que les systèmes gagnent en performance, tout en respectant nos objectifs environnementaux et liés au bien-être animal. Nous voulons que demain, les produits bio continuent d’être accessibles à tous, mais pas à n’importe quel prix. Cette accessibilité ne doit pas aller au détriment des agriculteurs et des territoires. On trouve certes des fraises bio du Maroc à 1,5 euro la barquette, mais aucun producteur français, même conventionnel, ne peut atteindre un tel prix. Pour les industriels du bio, les fraises s’achètent plutôt 4 euros la barquette. Nous avons ouvert des discussions avec plusieurs enseignes, pour tenter de les convaincre que la pression qu’elles exerçaient sur les prix risquait de détruire ou de déstabiliser des filières.

Quant aux marques de distributeur, elles sont anonymes : le client ignore qui a fabriqué le produit qu’il consomme. Peut-être vivons-nous la fin d’un système dans lequel, tous les deux ou trois ans, une enseigne changeait de fournisseur au profit du moins-disant. Pour répondre à une ambition de développement, et peut-être aussi aux attentes des consommateurs, la plupart des enseignes ont demandé à leurs fournisseurs habituels de produire du bio. Ces fournisseurs se tournent vers nous dans la précipitation, sommés de se convertir au bio en trois ou six mois. Nous leur expliquons que la démarche est tout autre.

Nous nous réjouissons que notre secteur se développe, mais il n’est pas question que ce soit à n’importe quel prix, au détriment des filières agricoles que nous avons bâties. Nous ne souhaitons pas non plus que toutes les TPE et PME qui ont choisi de longue date de développer une activité bio et de maintenir des approvisionnements locaux soient supplantées par des acteurs de taille plus importante. Nous sommes conscients que le combat est inégal. La profession se pose de nombreuses questions : doit-elle reposer les bases d’une agriculture qui serait davantage porteuse de responsabilité sociétale, de souci environnemental et de justice sociale ? Nous ne sommes pas favorables à un secteur bio à deux vitesses. Nous nous sommes battus, tous ensemble, pour que la profession s’unisse et fasse l’objet d’une réglementation commune. Le changement d’échelle actuel pourrait induire un besoin de différenciation, grâce auquel nous continuerons de porter haut et fort nos valeurs éthiques. La réglementation se négocie toutefois à l’échelle européenne, ce qui rend l’exercice est d’autant plus difficile. Peut-être notre profession devra-t-elle réaffirmer un certain nombre de principes pour éviter une dérive de la production bio.

M. le président Thierry Benoit. Lorsqu’une enseigne met une denrée alimentaire à disposition des consommateurs sous la forme d’une MDD, c’est avant tout dans l’optique de tirer les prix vers le bas et de capter de la marge. Les marques de distributeur et le bio sont-ils compatibles ?

M. Jean-Marc Lévêque. C’est pour nous un dilemme.

Les marques de distributeur cherchent à être attractives pour les consommateurs. Pour y parvenir, elles réduisent leurs marges et réimputent ce manque à gagner sur les marques nationales. Souvent aussi, lorsqu’une enseigne sollicite un fabricant pour une MDD, elle lui demande de dupliquer des produits à succès. Nous sommes heureux de l’intérêt que manifestent les enseignes pour le bio, mais nous constatons qu’elles y reproduisent les pratiques en cours dans le secteur conventionnel.

Mme Martine Leguille-Balloy. Permettez-moi de vous adresser une question de néophyte. Dans ma région est commercialisé du lait sous la marque « Juste et Vendéen ». Les producteurs qui la portent refusent d’avoir des intermédiaires et valorisent leur démarche éthique. Des approches similaires apparaissent pour d’autres produits. En tant que transformateurs, n’auriez-vous pas intérêt à vous positionner comme une filière de qualité qui défend sa logique jusqu'au bout et refuse, par éthique, des pratiques qui seraient défavorables à ses producteurs ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Lévêque, vous occupez une fonction de direction chez Triballat Noyal. Cette entreprise travaille-t-elle pour les MDD ou uniquement pour des produits en marque propre ?

M. Jean-Marc Lévêque. Nous élaborons quelques produits de marques de distributeur, sous pression. En effet, lorsqu’une enseigne achète nos propres produits et souhaite que nous travaillions pour sa MDD, elle procède généralement à un chantage : soit nous acceptons, soit nous perdons le marché pour nos propres marques. Triballat Noyal est une entreprise familiale qui défend une stratégie de marque assortie d’une ambition de durabilité et de qualité. La MDD est subie par notre entreprise.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans le cadre de cette commission d’enquête, vous sentez-vous libre de parler des MDD ? Je ressens quelque réticence de votre part.

M. Jean-Marc Lévêque. Je suis très à l’aise pour en parler, au nom de mes collègues comme de Triballat Noyal. Aujourd'hui, les MDD sont subies et mal vécues, car nous en connaissons les conséquences à terme pour nos filières et pour ce que nous avons construit depuis vingt ou trente ans.

Un agriculteur n’a pas l’obligation de produire du bio. C’est une démarche volontaire, un choix de chef d’entreprise conscient des risques qu’il encourt, pour ne pas dire un choix de vie. L’on ne produit pas du bio par hasard, mais pour des raisons bien déterminées. C’est pourquoi nous n’apprécions pas d’être poussés vers des modèles destructeurs de la valeur et des filières.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Devons-nous bien comprendre que si vous refusez de produire des MDD pour une enseigne de grande distribution, celle-ci menace de ne pas vendre ou de déréférencer vos propres marques ?

M. Jean-Marc Lévêque. C’est arrivé. Une façon de répondre aux demandes des MDD est d’intégrer, dans le prix que nous proposons, la juste rémunération des producteurs et la valeur longuement bâtie par nos filières. De ce fait, nous ne sommes pas retenus. Il n’en reste pas moins que cette pression et ce chantage existent.

Mme Martine Leguille-Balloy. Le bio étant rare et demandé – ce qui vous place en position de force–, n’auriez-vous pas intérêt à vous concentrer sur une stratégie de marque ?

M. Jean-Marc Lévêque. Les entreprises font souvent ce choix, afin de continuer à porter leurs valeurs. Cette réflexion est également menée à l’échelle de la profession.

Nous lui avons d’ailleurs consacré une journée d’échanges avec la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB) la semaine dernière : que devons-nous mettre en place, ensemble, pour que demain, le bio continue de répondre à ses enjeux fondateurs ?

M. Charles Pernin. Refuser de produire de la MDD a pour conséquence de s’exposer aux pressions du client, mais aussi de laisser un vide dans lequel pourront s’engouffrer des concurrents moins impliqués dans les bonnes pratiques du bio, voire des produits importés. Un tel refus n’est pas sans risque pour les entreprises. Ce choix est complexe.

De toute évidence, l’émergence de gigantesques centrales d’achat à l’échelle internationale représente un risque. Les consommateurs détiennent largement la réponse. Nous devons les convaincre qu’acheter bio est une démarche cohérente, et que les approvisionnements nationaux ou locaux doivent être privilégiés car ils entretiennent la vitalité de nos territoires et de notre agriculture. Il s’agit de redonner du sens à la consommation.

Mme Do s’enquérait de nos propositions visant à assurer un partage équitable de la valeur. Une partie des réponses est législative. Nous demandons par exemple un encadrement des pénalités de rupture, enjeu majeur pour notre secteur. Les sanctions doivent être à la hauteur des dérives. Les fournisseurs ne doivent pas non plus se sentir menacés lorsqu’ils dénoncent les pratiques abusives de leurs clients. Parallèlement, un travail d’éducation des consommateurs doit être mené. Ceux-ci doivent comprendre pourquoi un produit bio, a fortiori d’origine française, ne peut pas être vendu moins cher que son équivalent conventionnel. Les promotions qui induisent ce type de distorsion doivent être dénoncées.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ma question s’adresse cette fois au président de Synabio et non plus au directeur de Triballat Noyal. Votre organisation regroupe 110 entreprises réparties sur 200 sites industriels et représentant 600 marques. Vos adhérents font-ils l’objet de menaces régulières de déréférencement s’ils refusent de produire des MDD ? Comment se contextualisent ces menaces ? Je rappelle que vous êtes ici devant la représentation nationale, et que vous pouvez encourir des sanctions pénales pour des propos mensongers.

M. Jean-Marc Lévêque. Je précise que notre syndicat recouvre un peu plus de 200 entreprises. Mes collègues ont-ils vécu ou vivent-ils les mêmes pressions et mésaventures que Triballat Noyal, lorsqu’ils sont sollicités pour produire des MDD ? Je propose de les questionner à ce sujet et de vous transmettre leurs réponses.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En ce qui vous concerne, comment se manifeste cette pression ?

M. Jean-Marc Lévêque. Lors d’un rendez-vous ou dans le cadre d’une sollicitation pour fabriquer des MDD, si nous ne manifestons pas une attitude positive, l’on nous fait comprendre qu’il sera facile d’en glisser un mot au service chargé des achats de marques nationales. Ce n’est pas plus voilé ni détourné que cela.

M. Charles Pernin. Dans notre enquête, les répondants ont fait état de menaces de déréférencement, mais je ne saurais dire si elles sont liées à la question des MDD ou à d’autres enjeux de négociation. Nous devons investiguer davantage sur les motifs de ces menaces.

Mme Martine Leguille-Balloy. Avec sa marque « VRAI », l’entreprise Triballat Noyal jouit d’une forte image dans le bio, construite dès le milieu des années 1990.

M. Jean-Marc Lévêque. En effet, nous avons lancé les premiers produits de marque « VRAI » en grandes surfaces en 1995. Nous œuvrons dans le secteur bio depuis les années 1980, et accompagnons les producteurs depuis 1975.

Mme Martine Leguille-Balloy. Triballat a mené un long combat avec Danone, qui commercialisait sous l’appellation « bio » un produit qui n’en était pas. Vous avez donc une expérience et une assise en matière de bio qui vous permet d’afficher une image solide. Je découvre aujourd'hui avec étonnement que vous vendez aussi sous marque de distributeur. Avec l’assise qui est la vôtre, comment est-il possible que vous n’arriviez pas à vous faire respecter davantage, que ce soit par des voies contractuelles ou judiciaires ?

M. Jean-Marc Lévêque. Nous sommes une petite entreprise dans le monde de l’agroalimentaire. Nous sommes 1 200 fois plus petits que Lactalis ou Danone !

Mme Martine Leguille-Balloy. Vous n’avez pas non plus la même réputation.

M. Jean-Marc Lévêque. La réputation n’est pas un argument suffisant sur le marché. Vous avez fait référence, madame Leguille-Balloy, à une bataille que nous n’avons pas menée seuls mais avec nos collègues laitiers, pour demander à Danone de supprimer la mention « bio » concernant des yaourts, qui n’étaient pas issus de la production biologique. Il nous paraissait important de ne pas entretenir de confusion dans l’esprit des consommateurs.

Je précise que l’entreprise Triballat Noyal ne fabrique pas de produits laitiers pour les MDD, par souci de respecter les critères de qualité et de production qu’elle a construits avec ses éleveurs. Les seules MDD que nous fabriquons, dans les secteurs conventionnel et bio, sont des boissons au soja. Une fois encore, cette orientation est subie. Il serait incohérent qu’après avoir patiemment construit une logique de marque, nous devenions nos propres concurrents via les MDD.

Mme Cendra Motin. Dans un contexte où vous êtes contraints de produire pour des MDD, à des prix inférieurs à ceux de vos marques, parvenez-vous à garder de la transparence sur les tarifs vis-à-vis de vos producteurs ? Arrivez-vous à leur garantir des prix d’achat qui leur permettent de subsister ? Qu’a mis en place votre organisation pour assurer une transparence des prix et un équilibre des rémunérations ?

M. Jean-Marc Lévêque. Pour assurer le meilleur niveau de rémunération, nous nous appuyons sur des références techniques et économiques que nous avons bâties avec la profession. À ce jour, nous n’avons pas subi de baisse de prix pour nos produits. En parallèle, nous nous efforçons d’accroître l’efficience de nos systèmes.

Nos filières comptent de nombreuses coopératives. La transparence y est travaillée entre producteurs, transformateurs et acteurs de la mise en marché. Les entreprises privées, pour leur part, partagent la connaissance du marché avec les producteurs. Enfin, les producteurs détiennent parfois une part du capital des structures de transformation. Ils ont alors une connaissance complète des données économiques.

M. le président Thierry Benoit. Comme je l’ai souligné dans mon introduction, vous représentez les transformateurs et les distributeurs de produits bio. Par nature, la démarche que vous avez engagée depuis un demi-siècle est vertueuse. L’un des enjeux qui se poseront au législateur sera d’éviter qu’advienne dans le secteur bio ce qui s’est produit dans le secteur conventionnel au travers des MDD. Probablement devrons-nous prévoir des garde-fous dans ce domaine.

La France excelle dans les produits bio et joue un rôle moteur en Europe à cet égard. Le bio, dans notre pays, est essentiellement porté par des entreprises familiales. Celles-ci ont pour interlocuteurs des centrales d’achat d’autant plus puissantes qu’elles se consolident désormais à l’échelle européenne. N’y a-t-il pas là un enjeu majeur ? Quelles mesures sont susceptibles de dissiper de tels oligopoles ?

M. Jean-Marc Lévêque. Nous sommes accueillants et souhaitons que le bio soit accessible à tous, mais pas à n’importe quel prix. Nous discutons avec tous les circuits de distribution, longs ou courts, de proximité ou non. Nous essayons, modestement, de participer à l’équilibrage entre les magasins spécialisés dans le bio et les grandes enseignes. Nos moyens réduits ne nous permettront pas d’influer sur les concentrations qui sont en cours. Nous devrons rester à notre place, pour éviter d’embarquer notre filière dans une démarche qui la dépasserait.

Lorsque nous avons écrit la réglementation bio et que nous sommes devenus un signe officiel de qualité, nous avons failli interdire l’usage du label « Agriculture Biologique » (AB) sur les produits à marque de distributeur, comme l’a fait le Label rouge. À l’époque, nous n’imaginions pas que les produits bio entreraient dans les hypermarchés et les supermarchés. Peut-être devons-nous aujourd'hui regretter ce choix.

M. Charles Pernin. Nous travaillons avec nos adhérents sur une démarche de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui inclut des enjeux environnementaux, mais aussi des enjeux de filière et de loyauté dans les relations commerciales. Il s’agit notamment de préserver toutes les bonnes pratiques qui ont été mises en œuvre dans les filières du bio entre transformateurs et agriculteurs. Aujourd'hui, l’enjeu est de valoriser ces démarches de RSE dans la négociation commerciale. Cela aurait un effet incitatif, et contribuerait à garantir un équilibre du partage de la valeur. J’ignore dans quelle mesure le législateur peut se saisir de cette question.

M. le président Thierry Benoit. Dans la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation (EGA), nous avons évoqué la haute valeur environnementale, la haute valeur nutritionnelle mais aussi, précisément, la haute valeur sociétale. Nous retrouvons là le fil conducteur de votre syndicat et des entreprises qu’il regroupe.

La dynamique de l’agriculture biologique synthétise les volets sociétal, éthique et environnemental. C’est pourquoi je m’interroge sur la comptabilité de cette démarche vertueuse avec les marques de distributeur.

L’audition s’achève à midi cinquante.

 

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6.    Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Roué, président de l’Interprofession nationale porcine (INAPORC), accompagné de M. Didier Delzescaux, directeur

(Séance du mardi 7 mai 2019)

L’audition débute à neuf heures cinq.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Guillaume Roué, président de l’Interprofession nationale porcine (INAPORC), accompagné de M. Didier Delzescaux, directeur.

M. Roué est éleveur de porcs dans le Finistère et il préside par ailleurs la coopérative de producteurs Prestor, ainsi que l’Office international de la viande (OIV). Il a une longue expérience de l’organisation de la filière porcine et du rôle des interprofessions, mais il connaît également très bien les questions relatives aux relations commerciales entre les différents acteurs de la chaîne, des producteurs aux consommateurs en passant par les transformateurs et les distributeurs.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment.

(M. Guillaume Roué et M. Didier Delzescaux prêtent successivement serment.)

Je vous remercie et je vous donne maintenant la parole pour un propos introductif de cinq minutes environ, qui se poursuivra par un échange de questions et de réponses avec notre rapporteur, Grégory Besson-Moreau, et les membres de notre commission d’enquête.

M. Guillaume Roué, président de l’Interprofession nationale porcine (INAPORC). Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vais commencer par vous présenter la situation de la filière porcine et les enjeux auxquels nous devons actuellement faire face

La filière porcine française représente 23 millions de porcs produits par an, soit 2,2 millions de tonnes. Je rappelle que l’Europe produit 22 millions de tonnes de porc et le monde, 100 millions de tonnes – la Chine produisant elle-même 50 millions de tonnes.

La consommation de porc s’élève à 32 kg par an et par Français et se répartit en 30 % de viande fraîche et 70 % de viande transformée.

La filière se caractérise par une dépendance très forte aux circuits de distribution, puisqu’il n’y a quasiment pas de relation directe entre la production et la consommation, les circuits courts, qui ont fait leur apparition depuis peu, étant encore peu développés.

La transformation comprend plusieurs étapes : d’abord l’abattage-découpe, puis la salaison, enfin les circuits de distribution, représentés à près de 81 % par les grandes surfaces et à 20 % par les autres circuits, dont la restauration hors foyer qui progresse constamment : il est de plus en plus répandu de prendre certains de ses repas en dehors de son domicile, que ce soit dans le cadre de la restauration collective ou de la restauration privée, qui tient aujourd’hui une place assez importante dans notre filière.

La situation actuelle de la filière est assez particulière, pour ne pas dire totalement inédite, en raison d’un grave problème sanitaire auquel elle doit faire face sous la forme d’une épidémie de fièvre porcine africaine. Le nom officiel de cette maladie du porc est bien « peste porcine africaine » mais, en termes de communication, nous préférons éviter cette appellation afin de ne pas effrayer inutilement le grand public – le terme « peste » véhicule l’image d’une maladie ayant décimé l’homme à certaines époques, tandis qu’on peut guérir de la fièvre. Au demeurant, la fièvre porcine africaine, qui touche les suidés – c’est-à-dire les porcs domestiques et les sangliers – n’est pas transmissible à l’homme.

Comme son nom l’indique, la fièvre porcine africaine a d’abord sévi en Afrique, avant de se propager sur le continent européen. Le virus, qui a touché la Russie à partir de 2014, y a fait d’énormes dégâts. Dès la même année, il s’est ensuite étendu à l’Europe de l’ouest, notamment aux pays de l’est de l’Union européenne, par le vecteur de la faune sauvage – essentiellement le sanglier. En juillet 2018, il a été signalé pour la première fois en Belgique, où la maladie continue à l’heure actuelle de faire des ravages sur la faune sauvage. Les autorités belges ont cependant mis en œuvre des mesures afin de contenir l’épidémie dans l’espace où elle est actuellement confinée et, à ce jour, la France est restée épargnée, les autorités françaises ont, sous l’impulsion du ministre de l’agriculture Didier Guillaume, elles aussi, pris des mesures de très grande ampleur, en concertation avec la profession, afin d’éviter que la maladie ne franchisse la frontière.

La Chine a été touchée à partir de septembre 2018, ce qui constitue une préoccupation mondiale, car ce pays représente à la fois 50 % de la production et 50 % de la consommation à l’échelle de la planète. Les chiffres officiels donnés par l’administration chinoise font état d’une perte de cheptel de 25 %, qui ne se traduit cependant pas encore par une diminution de la quantité de viande mise sur le marché. En effet, la production chinoise se répartit par moitié entre, d’une part, des exploitations de type industriel et, d’autre part, des exploitations familiales – on compte encore 800 millions d’agriculteurs en Chine qui, pour la plupart, n’ont qu’un ou deux cochons et quelques poules. Ces petits exploitants ont tellement peur de perdre le peu qu’ils possèdent qu’ils s’empressent actuellement de vendre leurs cochons, ce qui provoque un afflux important de viande sur le marché chinois.

On sait que cela ne va pas durer aussi longtemps que les contributions : à court terme, c’est-à-dire dans les mois qui viennent, la décapitalisation du cheptel chinois va se traduire par une pénurie de viande sur le marché chinois, mais aussi sur une grande partie du marché asiatique, puisque nos amis vietnamiens, cambodgiens, laotiens, thaïlandais, coréens, japonais et philippins se trouvent exposés à une contamination dont on peut difficilement contenir l’expansion en l’absence de vaccin.

La conséquence évidente de cette situation, c’est que les Chinois vont importer davantage, ce qu’ils ont d’ailleurs déjà commencé à faire. En un mois et demi, le prix du porc est ainsi déjà passé de 1,17 euro à 1,42 euro sur le marché du porc breton du Plérin, dans les Côtes-d’Armor, une hausse de 25 centimes que les transformateurs peuvent difficilement répercuter jusqu’au consommateur, puisque la filière est régie par un système de relations commerciales à caractère contractuel et que les contrats ne peuvent être revus du jour au lendemain.

L’existence de cette crise mondiale étant quasiment inconnue du grand public, les consommateurs risquent d’être prochainement confrontés à une situation à laquelle ils ne s’attendent pas. Nous considérons pour notre part que la perte de 25 % à 30 % de la production mondiale de viande porcine aura des conséquences sur le prix de l’ensemble des viandes, mais aussi en termes d’alimentation humaine : ainsi, à l’échelle mondiale, le nombre de personnes n’ayant pas accès à la viande, qui s’élève à 800 millions d’individus, pourrait augmenter de façon considérable en raison du renchérissement des prix sur les marchés.

Les producteurs de porcs français auraient du mal à dire que cette situation est une calamité totale pour eux. La filière porcine, qui a connu au cours des dernières années des heures compliquées pour la rentabilité des exploitations, va en effet se retrouver dans une situation un peu meilleure, ce qui permettra sans doute de mettre en œuvre plus facilement un certain nombre de dispositions préconisées par les États généraux de l’alimentation (EGA) de 2017, notamment celle consistant en une montée en gamme de la production.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous préciser si des entreprises du secteur de la grande distribution siègent aujourd’hui à l’interprofession nationale porcine, et le cas échéant lesquelles ? Avez-vous eu des contacts avec elles depuis la création de cette commission d’enquête ?

M. Hervé Pellois. Vous avez souligné que, dans la filière porcine, le malheur des uns peut faire le bonheur des autres ! Cela dit, on sait que, pour qu’une filière tienne, il faut tout de même qu’il y ait une harmonie entre ses différents maillons. La volonté, depuis longtemps affichée, de mettre en place une contractualisation généralisée permettant une meilleure répartition de la marge, a trouvé un début de concrétisation avec la loi ÉGAlim de 2018. En tant que directeur d’un groupement de producteurs, avez-vous été amené à discuter de certaines questions, par exemple celle des coûts moyens de production ? Plus largement, pouvez-vous nous expliquer quelles avancées la loi ÉGAlim a permises au sein de la filière porcine, et si elle a donné lieu à des initiatives marquantes dans le domaine de la contractualisation avec les grandes surfaces ?

M. Jacques Marilossian. La hausse du prix payé aux producteurs de porc ne va pas bénéficier qu’aux producteurs français : je crois savoir que les producteurs allemands sont ceux qui s’en sortent le mieux, avec un prix de 1,75 euro le kilo, contre 1,54 euro le kilo pour les producteurs français. Ces derniers réclament une réévaluation à la hausse des positions d’achat des abatteurs et des industriels du secteur. Quelle est votre position à ce sujet ?

Par ailleurs, êtes-vous satisfait ou déçu des négociations qui se sont tenues avec la grande distribution en février dernier ?

Enfin, pouvez-vous nous expliquer comment les industriels de la filière porcine vont utiliser, au cours des mois à venir, les deux ordonnances publiées le 25 avril dernier ?

M. Yves Daniel. Monsieur le président, votre présentation a mis en évidence la grande complexité qui caractérise le fonctionnement de la filière porcine, en France et à l’étranger. Pour ce qui est de notre pays, il existe un outil permettant d’observer et d’analyser les différentes filières, dont la filière porcine, à savoir l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires.

On sait que, pour qu’une filière fonctionne correctement, il faut que chacun des maillons de la chaîne la composant soit assuré de bénéficier d’une certaine stabilité. Pouvez-vous nous indiquer quel regard vous portez sur les différents outils mis à votre disposition afin d’assurer un minimum de stabilité à votre filière et éviter qu’elle ne se trouve déséquilibrée dans l’une ou l’autre de ses composantes, en amont ou en aval ?

Selon vous, ces outils sont-ils suffisants et devraient-ils être éventuellement modifiés afin de permettre à la loi ÉGAlim de produire ses effets avec le maximum d’efficacité ?

M. Guillaume Roué. Je commencerai par répondre à Monsieur le rapporteur en lui disant que nous sommes une interprofession longue, comprenant l’ensemble des maillons de la filière.

En amont, nous avons la fabrication d’aliments pour le bétail, qui représente 70 % du coût de revient du cochon, puis les producteurs, représentés par le syndicalisme agricole – la Fédération nationale porcine (FNP), qui est une branche de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), ainsi que la Coordination rurale (CR) et la Coopération agricole, représentée par Coop de France ; je précise que nous avons également ouvert l’interprofession à la Confédération paysanne, qui ne souhaite cependant pas siéger.

En aval, nous avons les fédérations d’abattage-découpe, représentées par Culture Viande et la FEDEV, puis, pour ce qui est de la transformation, la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT) et, enfin, la Fédération du commerce et de la distribution (FCD).

Nous avons actuellement sur la table une demande émanant de la Fédération du commerce associé (FCA) qui, après avoir été longtemps en sommeil, a récemment été réactivée par Leclerc et Intermarché. Nos statuts prévoyant que les réformes statutaires soient décidées à l’unanimité des collèges – je dis bien des collèges, et non des présents –, tout dépend de la Fédération du commerce et de la distribution, celle-ci étant majoritaire au sein de son collège : si elle accepte d’ouvrir l’interprofession à ses concurrents, cela se fera ; à défaut, ils n’auront pas de sièges. Je ne sais pas quel sort sera réservé au souhait de la FCA de siéger au sein de l’interprofession mais, à titre personnel, j’estime que l’élargissement de l’ouverture est salutaire : plus les membres de l’interprofession sont nombreux, mieux elle se porte !

Je précise cependant que l’interprofession a pour rôle de mettre en œuvre les dispositions relevant de ses compétences, c’est-à-dire la promotion des produits, tant sur le marché intérieur que sur le marché extérieur ; la recherche et développement, qui constitue évidemment la clé de voûte de notre action commune afin de rester en phase avec la demande des consommateurs – a fortiori depuis les États généraux de l’alimentation et la recherche de segmentation qui en a résulté ; la sécurité sanitaire et alimentaire, qui revêt une extrême importance ; enfin, l’information économique. Je précise qu’en aucun cas nous ne parlons business dans l’enceinte du conseil d’administration de l’INAPORC : certes, les réunions sont l’occasion pour les différents acteurs de la filière de se rencontrer, et il arrive que des discussions s’engagent dans les couloirs, mais l’interprofession n’est pas là pour fixer les prix. D’ailleurs, les uns et les autres ayant des intérêts contradictoires, il serait peu probable que nous trouvions un accord – nous exploserions en vol, tout simplement !

Pour ce qui est de la question de M. Pellois, portant essentiellement sur les relations commerciales et l’incidence qu’a eue sur celles-ci la loi ÉGAlim, qui a introduit une notion plus forte de contractualisation, notre interprofession a mis en œuvre la création de plusieurs indicateurs ayant pour objet de porter à la connaissance de tous la notion de prix de revient des différents maillons de la filière – Didier Delzescaux vous en parlera plus longuement dans quelques instants –, ce qui permet une relation commerciale tenant un peu plus compte des réalités économiques des uns et des autres.

Cependant, je rappelle un point qui me semble important : la production porcine est une production ouverte au commerce international depuis très longtemps.

La première préoccupation de tous les maillons de la filière, c’est la compétitivité, qui constitue la clé de la survie dans un monde compliqué et disputé sur le plan économique. Nous avons à gérer les problèmes de compétitivité au niveau communautaire et, sur ce point, je me contenterai de souligner qu’à l’heure actuelle, les distorsions fiscales et sociales sont extrêmement importantes à l’échelle européenne. Un certain nombre de dispositions ont été prises et devront être mises en application dans les années qui viennent, notamment en ce qui concerne le dumping social, avec la directive sur les travailleurs détachés, ayant vocation à les faire disparaître et à aboutir à une harmonisation du coût de travail au niveau européen. Nous sommes encore très loin de cette perspective et, pour le moment, la filière française est obligée de se battre avec des dispositions fiscales et sociales nationales, tandis qu’en face de nous, dans un marché très ouvert sur le plan communautaire, certains pays concurrents disposent d’énormes avantages compétitifs.

L’autre problématique majeure est celle du commerce international. Si, à l’heure actuelle, seulement 8 % des produits transitent dans le monde entier – en d’autres termes, 8 % du marché mondial est un marché international –, le transfert de marchandises au niveau de l’Union européenne est beaucoup plus important, puisqu’il s’agit d’un marché unique : on estime que 30 % des marchandises transitent sur ce marché. Les 8 % de produits qui transitent dans le monde entier représentent cependant un enjeu considérable pour nous, car « si tout est bon dans le cochon », tout le monde sur la planète n’aime pas la même chose dans cet animal ! Si demain midi, on sert des pieds et des oreilles de cochon dans les cantines de maternelle, on n’aura sans doute pas beaucoup de succès… En revanche, les petits Chinois adorent ça ! Ces préférences sont évidemment liées à des habitudes culturelles, mais j’insiste également sur l’extrême importance de la dimension diplomatique. Pour accéder à un marché, il faut obtenir l’ouverture du marché, et pour cela, il faut passer par des négociations sanitaires, dont l’issue dépend étroitement des relations diplomatiques entretenues avec les pays ciblés. L’interprofession travaille beaucoup sur cet aspect-là.

Pour ce qui est de la notion d’indicateur évoquée par Hervé Pellois, je vais laisser Didier Delzescaux vous dire ce qu’il en est.

M. Didier Delzescaux, directeur d’INAPORC. À la suite de la loi ÉGAlim, il a été demandé aux interprofessions de publier un certain nombre d’indicateurs constituant le reflet factuel de la situation économique des différents maillons de la filière, ce qui nous a conduits à recourir à certains indicateurs existants, mais aussi à en créer de nouveaux.

Le maillon « alimentation » de la filière, qui comprend des céréaliers, dispose déjà d’indicateurs officiels, notamment l’indice des prix d’achat des moyens de production agricole (IPAMPA).

Le maillon « Production » utilise un indicateur interne. C’est en effet à partir des données fournies par l’Institut de la filière porcine (IFIP) que nous publions le coût de production du porc sur le territoire français, établi sur la base de l’analyse par des logiciels de suivi technique et économique de 50 % de la production française, qui permet de déterminer un coût moyen du kilo produit sur le territoire français. Le premier indice, publié en janvier 2019, était à 1,52 euro, et nous en suivons depuis les variations au fil des mois.

Le maillon « Viande » utilise des indices reflétant la réalité du marché, notamment celui du marché au cadran breton. Pour ce qui est des abattoirs et des ateliers de découpe, on recourt soit à des cotations de pièces à Rungis, soit à des cotations publiées par le ministère de l’agriculture.

Enfin, le maillon « Transformation » avait fait valoir que le contrat signé fin février ne reflétait pas la forte variabilité des prix à laquelle les professionnels du secteur pouvaient être confrontés – surtout dans le contexte actuel, marqué par une augmentation des cours due à la pénurie de porcs en Chine – ce maillon était très demandeur d’indices plus adaptés. L’interprofession donc a mis au point, en relation avec FranceAgriMer, des indices établis en fonction de la variabilité du coût d’achat de la matière première par les industriels de la charcuterie. Nous prenons pour référence vingt-quatre pièces dont nous publions la variation du prix, afin d’aider les charcutiers et les distributeurs à discuter entre eux et à intégrer la variabilité dans leurs contrats.

Il ne faut pas perdre de vue que cette filière a toujours eu un fonctionnement sur le mode spot, c’est-à-dire au prix du jour, sur la partie « viande fraîche ». Je rappelle que 30 % d’une carcasse de porc est valorisée en viande fraîche au rayon boucherie : les contrats portant sur cette marchandise tiennent compte de la variabilité à la semaine et sont plutôt liés au cadran breton, c’est-à-dire à la production.

Pour ce qui est de la transformation, c’est-à-dire des produits de charcuterie, les contrats, encadrés par ÉGAlim, sont signés fin février et valables pour un an. Aujourd’hui, l’interprofession donne des indicateurs, dont elle n’assure cependant pas la transcription dans les contrats entre les opérateurs. Certaines interprofessions vont jusqu’à proposer des contrats-types ou des contrats-cadres, ce qui n’est pas le cas pour l’INAPORC, en tout cas pour le moment. Compte tenu de la situation conjoncturelle inflationniste du prix du porc et de la matière première pour les industriels de la charcuterie, cette question a suscité des débats, car les contrats signés au mois de février n’étaient plus du tout adaptés à la situation quelques semaines plus tard, avec un prix du porc ayant déjà augmenté de 25 centimes et étant sans doute encore appelé à évoluer au cours des prochains mois, dans des proportions que nous ignorons encore : dans ce contexte, certains ont émis le souhait de voir se mettre en place des renégociations visant à définir un nouveau cadre tenant compte de la volatilité actuelle des prix.

M. Guillaume Roué. Pour répondre à M. Marilossian au sujet des écarts de prix entre les pays, je confirme qu’il existe effectivement, depuis plusieurs années, un différentiel entre le prix du marché payé aux producteurs français et le prix payé chez nos amis espagnols ou allemands. Cela s’explique par les particularités de chaque marché, notamment par le fait que la filière française est nettement plus concentrée – ce qui est d’autant plus vrai que l’on s’approche du consommateur.

Le système de négociations commerciales à caractère contractuel qui a été mis en place est un système qui peut paraître sécurisant sur le papier, mais qui présente l’inconvénient de figer le marché. Dans la filière porcine, les contrats se concluent fin février, quand l’offre est un peu supérieure à la demande – malheureusement pour les éleveurs, car le marché est cyclique, et à cette époque de l’année le prix du porc est toujours au plus bas. Cette situation est due à plusieurs causes, notamment au fait que l’hiver est toujours un peu morne pour le marché du cochon : ce n’est qu’avec le début du printemps et le retour des beaux jours que les Français ont envie de ressortir les barbecues et, d’une manière plus générale, de multiplier les événements festifs qui tirent la consommation vers le haut. En l’état actuel des choses, nous subissons toute l’année les effets de la négociation qui a lieu en février. Nos concurrents étrangers, eux, n’ont pas l’équivalent de la loi ÉGAlim ni de la loi de modernisation de l’économie, ce qui fait que leurs relations commerciales sont beaucoup plus spot, c’est-à-dire qu’elles peuvent avoir lieu tout au long de l’année.

Je veux ouvrir une parenthèse sur un point qui me paraît important. Nous avons vécu durant une dizaine d’années dans le contexte d’une certaine forme de stabilité entre l’offre et la demande, avec des prix plutôt en « flat » qui, bon an mal an, n’ont varié qu’entre 1,10 euro et 1,50 euro.

Compte tenu du poids de la distribution, qui les place en position de force, les négociations commerciales se sont traduites par des variations situées entre moins 2 % et plus 2 %, ce qui est extrêmement « flat ». Compte tenu de la fièvre porcine africaine, la situation internationale est compliquée depuis le mois de novembre dernier, laissant attendre une rupture entre l’offre et la demande. Mais la filière, comme saint Thomas, ne croit que ce qu’elle voit… Or, dans les négociations commerciales de février, il ne s’est rien passé. Contrairement à ce nous imaginions, l’offre était toujours présente si bien que, la demande n’étant pas beaucoup supérieure, les négociations ont simplement varié entre -1 et +1. Le résultat des courses est dramatique ! Les prix ont sensiblement augmenté en un temps très court, ce qui a interdit toute négociation à la marge pour amortir la hausse. Les mécaniques contractuelles sont telles qu’elles n’ont pas permis de réviser les prix en l’espace d’un mois – il faut au moins trois mois pour cela, ce qui peut faire perdre énormément d’argent.

Nous avons fait savoir au ministre de l’agriculture et au ministre de l’économie qu’une menace extrêmement forte pesait sur l’emploi et le capital de nos PME, surtout sur les salaisonniers qui pourraient subir des déficits très importants. Il est essentiel de renégocier les contrats : à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles, d’autant qu’à mon sens ce n’est que le premier étage de la fusée ! Une fois que la rupture aura été consommée, notamment en Asie, le prix du cochon augmentera de nouveau sur l’ensemble des marchés, ce qui, si je puis dire, ajoutera une couche de non-compétitivité chez nos amis salaisonniers, qui représentent un maillon extrêmement important de notre filière. Le problème ne se pose pas pour la viande fraîche, puisque c’est « à la semaine ». Pour la viande transformée, l’aspect contractuel nous cause un vrai souci. Heureusement, à la suite de discussions avec l’ensemble des maillons de la filière, nous semblons avoir été compris. La Fédération du commerce et de la distribution (FCD) a même publié un communiqué appelant ses mandants à être très attentifs à la situation de leurs fournisseurs, compte tenu du contexte particulier du marché actuel. C’est tout à fait exceptionnel et cela prouve qu’ils ont compris la situation.

Les autres distributeurs ont des approches différentes les uns des autres. Quant aux deux indépendants, qui sont aussi largement investis dans l’aval de la filière, ils rencontrent le même problème. Aujourd’hui, le ratio des prix est le suivant : environ 1,50 euro en sortie d’élevage ; 2,50 euros en sortie d’abattoir ; 5 euros en sortie de transformation ; 10 euros en distribution. Si le prix en sortie d’élevage grimpe à 2 euros voire un peu plus et que les mêmes ratios sont appliqués, nous allons droit dans le mur ! Notre interprofession réclame que le prix de marché ne soit pas répercuté en pourcentages, mais sur une base sensiblement différente, qui prenne en compte, bien évidemment, la notion de marge.

Mme Martine Leguille-Balloy. Vous nous avez expliqué que, pour construire vos indicateurs, vous vous étiez servis des prix du marché de Plérin. Mais, si j’ai bien écouté les producteurs, ce marché est toujours inférieur d’environ 5 centimes. En février et mars, vous ne pouviez en effet pas prévoir qu’il y aurait une telle augmentation de la demande chinoise. Le marché de Plérin, qui représente à peu près 20 % de vos ventes, peut-il rester un référentiel d’actualité ? Qui achète sur ce marché ? Quel est le rapport entre vos acheteurs principaux – la Cooperl, dont la plupart des producteurs sont adhérents, Leclerc et Bigard –, le marché de Plérin et les ventes ?

Par ailleurs, dans ma région, des transformateurs cherchent désespérément du porc bio que, faute de trouver en France, ils doivent aller chercher au Danemark. Il semble y avoir un déficit énorme de production bio, alors qu’il faudra fournir les collectivités. Pour suivre votre activité depuis très longtemps, je sais que vous avez fait des efforts, aussi bien en matière de bien-être que de castration, et que l’on ne peut plus parler de l’élevage breton de porcs comme on en parlait avant.

Enfin, le marché cible visiblement l’Asie. Avez-vous, à l’instar de la viande bovine, besoin d’agréments pour y pénétrer ?

M. Nicolas Turquois. Si l’épidémie de fièvre porcine peut représenter une « chance » à court terme en matière de prix, le risque existe qu’elle fasse une entrée fracassante en France... Que pensez-vous de la surveillance de la maladie à nos frontières ? Cela me rappelle la crise du beurre, il y a un an et demi, après que les prix mondiaux se sont envolés. Craignez-vous un « effet bulle », suivi d’un éclatement, si la fièvre porcine africaine arrivait en France ?

Je suis producteur de semences, notamment de maïs. Tout a changé le jour où, dans nos références de prix, nous avons intégré un élément indiscutable : une moyenne des prix du maïs Bordeaux Fob. Cet index, grâce auquel nous pouvons comparer la rentabilité de notre maïs semence par rapport au maïs tout court, a complètement pacifié les discussions et apporté de la réactivité dans un sens comme dans l’autre chez les acteurs de la filière. Peut-être faudrait-il indexer le prix du porc sur un autre marché que celui de Plérin, plus en lien avec le marché mondial, comme Rotterdam ? Allez-vous élargir votre indicateur de prix au niveau mondial ?

Mme Cendra Motin. L’un de vos problèmes, nous avez-vous dit, est de réussir à répercuter le prix jusqu’au consommateur. Où sont les freins ? Qu’est-ce qui vous manque dans vos négociations commerciales avec la grande distribution ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous avez parlé de l’évolution des coûts de production à répercuter sur la grande distribution, en disant que cela pouvait prendre jusqu’à trois mois. Après deux mois, avez-vous eu des retours de vos adhérents qui auraient demandé d’augmenter le prix de leurs produits et se seraient vu opposer des refus de la part de la grande distribution, avec des déréférencements, des pénalités ou des demandes de promotions abusives ?

S’agissant de la FCD, est-elle majoritaire dans son collège ou dans tous les collèges ?

M. Guillaume Roué.…Dans son collège.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Par ailleurs, le groupe Bigard a-t-il des responsabilités au sein de l’INAPORC ?

M. le président Thierry Benoit. Il y a quelques années, le Gouvernement et la filière ont demandé de faire des efforts sur l’étiquetage, afin de mettre en valeur les produits français. Cela porte-t-il ses fruits ? Envisagez-vous des pistes d’amélioration ?

Vous avez évoqué l’effet du poids des distributeurs dans leur capacité à négocier. Quel regard portez-vous sur l’organisation de la distribution en France et en Europe, notamment sur la concentration des centrales d’achat ?

La grande distribution est en train d’investir dans des outils d’abattage. Comment voyez-vous leur désir de remonter en amont de la filière ?

M. Guillaume Roué. Le système de fixation des prix est sans doute perfectible. Mais rien ne sert de casser le thermomètre, quand on n’a pas d’autre moyen de relever la température. Le marché du porc est géré par une convention négociée entre les éleveurs et les abattoirs, autorisant une variation de prix maximale de 6 centimes par semaine, qui n’existe pas chez nos voisins. Actuellement, le différentiel est presque de 15 centimes avec les Allemands et Espagnols. En quatre semaines, nos prix ont augmenté de 23 ou 24 centimes, quand ils ont augmenté de 35 voire 40 centimes chez eux, la succession des jours fériés ayant conduit à creuser l’écart.

Une telle situation est assez confortable pour l’abattage-découpe, la transformation voire la distribution, dans la mesure où elle permet de préserver une forme de compétitivité par le prix, sans être satisfaisante pour les éleveurs qui voudraient, quant à eux, résorber l’écart. Cette année, la pression est encore plus forte que d’habitude pour le combler. Quand nous aurons repris la marche en avant, dans les quinze jours à venir, un vrai débat se tiendra en notre sein. Mais, pour l’instant, nous ne sommes pas capables de changer totalement le système de définition du prix.

Pour ce qui est des agréments, tous les pays en demandent. C’est un dispositif très lourd, qui suppose une convention sanitaire entre les différents pays, ainsi que des visites d’établissements. Nos amis chinois sont demandeurs de marchandises, sans faire preuve, pour autant, d’une très grande souplesse.

Quant au sujet du porc bio, je laisse Didier Delzescaux y répondre.

M. Didier Delzescaux. Le plan de filière de l’interprofession, issu de la loi EGAlim, vise à conforter les productions bio, mais pas n’importe comment. Le porc, ce ne sont pas des pommes ! Une carcasse de porc, ce sont 600 produits. Nous avons beaucoup de demandes de jambon bio… mais de pieds de porc bio  Il y a un problème d’équilibre sur la carcasse. Aussi, au lieu de nous jeter sur le développement de la production bio à tout crin –les éleveurs bio les premiers nous ont alertés sur les risques d’un développement trop rapide, dont nous avons vu les effets en 2012 –, cherchons-nous plutôt à identifier les carcasses bio déjà disponibles et à améliorer le taux de labellisation des différentes pièces du porc, pour conforter la situation des éleveurs, avant de développer, selon des indicateurs et avec un suivi raisonné, de sorte à tout consolider. Cela est valable pour le bio, mais aussi pour les quatre autres démarches qualité que nous avons inscrites dans notre plan de filière : appellation d’origine contrôlée (AOC), indication géographique protégée (IGP), Label rouge et montagne.

M. Guillaume Roué. Cela suppose également une contractualisation assez musclée, dans la mesure où le coût de production est plus élevé. La production porcine demande une assiduité permanente, du 1er janvier au 31 décembre. La doctrine, pour le bio, c’est small is beautiful, ce qui veut dire que l’éleveur est présent du 1er janvier au 31 décembre, sans aucune possibilité d’avoir des salariés, parce que la taille de son exploitation est limitée d’emblée. Si l’on veut développer le bio, il faut absolument l’associer à une notion d’entreprise. Loin de moi la volonté de critiquer ceux qui font du bio, qui aiment leur métier, qui en font une vocation et ont le talent pour le faire, mais, en tant que président de coopérative, je me rends compte que les jeunes éleveurs demandent aussi à vivre à peu près normalement.

S’agissant de la fièvre porcine africaine, la France a pris ses dispositions pour se protéger. Le ministre de l’agriculture nous a entendus et la direction générale de l’alimentation (DGAL) a fait ce qu’il fallait. Hier soir, nous avons rappelé à Didier Guillaume de ne pas baisser la garde, parce que ce combat n’est pas gagné. Il n’y a toujours pas de vaccin ; et c’est la biosécurité qui compte. Il est important que l’État prenne ses dispositions.

M. Didier Delzescaux. Sur la fièvre porcine africaine, il y a deux niveaux de discussion : la maîtrise de la maladie – des dispositions ont ainsi été prises pour protéger une bande le long de la frontière belge, en faisant diminuer la population de sangliers pour éviter une propagation de la maladie ; des mesures conservatoires au niveau des élevages, en renforçant la biosécurité et en fermant plusieurs petits élevages.

Les élevages français, comme tous ceux d’Europe de l’Ouest, sont dotés des outils pour limiter la propagation de la maladie, contrairement à l’Asie. Si jamais la maladie contaminait un ou deux élevages, nous saurions la maîtriser. Après la fièvre porcine et la fièvre aphteuse du Royaume-Uni, nous ne l’affrontons pas à l’aveugle.

M. Guillaume Roué. Madame Motin, l’ADN du distributeur français, c’est : « Moins cher ». Aussi longtemps que vaudra ce principe, on ne pourra malheureusement pas expliquer au consommateur la question de la répercussion des prix. Cependant, les distributeurs commencent à comprendre que d’autres sont capables de faire encore moins cher que moins cher, en se passant notamment de charges de structure. En Chine, où le transport ne coûte rien, le e-commerce explose. Le même problème se posera bientôt chez nous. Il faut donc probablement changer de paradigme pour parler différemment au consommateur et lui dire que, s’il veut de la sécurité alimentaire, des produits de qualité et un service de proximité, cela a un coût. La part du budget des ménages consacrée à l’alimentation ne pourra pas se réduire sans cesse. Mais ce changement de logiciel ne dépend pas que de nous. Les États généraux de l’alimentation nous ont demandé d’augmenter la segmentation et de passer de 0,5 % à 5 % de bio d’ici à une dizaine d’années. Mais, pour cela, nous devrons être compris, d’une part, par les circuits de transformation et de distribution, d’autre part, par le consommateur. Il ne faudra pas qu’il parle du bio et de la nourriture de qualité sur le parking du supermarché, avant d’acheter le contraire dans le magasin, parce qu’il y aura été incité à acheter moins cher.

Le retour sur l’augmentation du tarif a été positif. C’est la première fois que nous avons été écoutés de la sorte, sans doute aussi parce que nous avons été pédagogues, dans notre filière, pour bien expliquer ce qui se passait avec la fièvre porcine africaine. Les salaisonniers nous ont fait part d’un taux d’écoute tout à fait convenable, même si leurs problèmes sont loin d’être réglés. Cela semble mieux engagé que lors des crises précédentes, notamment celle du beurre, qui avait vu le produit disparaître des rayons ; mais nous attendons tout de même de voir les résultats. Une diminution du jambon dans les rayons permettrait peut-être d’aller plus vite dans les négociations…

Nous sommes très attachés à l’étiquetage. La seule façon de mettre en harmonie avec sa conscience un consommateur qui veut promouvoir le travail en France, c’est d’indiquer si le produit est français ou pas. La démarche est relativement bien engagée.

M. Didier Delzescaux. Nous avons commencé l’étiquetage en 2011. En 2017, quand le ministre Stéphane Le Foll a lancé l’expérimentation, il y avait 70 % d’étiquetage. Actuellement, 97,5 % des produits indiquent l’origine. L’expérimentation s’arrêtant en 2020, la Commission européenne va-t-elle demander à la France d’y mettre fin ?

M. Guillaume Roué. Quant à Cooperl et Bigard, ils ont leurs intérêts à défendre, mais sont tous les deux très actifs à l’interprofession.

M. André Villiers. La raison d’être de cette commission est de vérifier que l’ambition première de la loi EGAlim est respectée, en permettant aux producteurs d’avoir un revenu suffisant. Ma question s’adresse plus à l’éleveur qu’au président de l’interprofession : alors que vous paraissez fataliste quant à la fixation du prix au producteur, quel est selon vous le bon prix ?

M. Yves Daniel. Monsieur Roué, vous n’avez pas entièrement répondu à la question que je vous ai posée tout à l’heure sur l’Observatoire de la formation des prix et des marges. En quoi, pour vous, cet outil est-il pertinent pour améliorer les relations commerciales entre le producteur et le consommateur ?

La loi de modernisation de l’économie (LME) est censée favoriser la grande distribution ; la loi EGAlim faciliter les relations commerciales ; l’Observatoire de la formation des prix et des marges analyser tout cela avec l’ensemble des acteurs. L’interprofession ne peut pas fixer les prix, mais elle peut les déterminer. En quoi tous ces outils permettent-ils d’atteindre l’objectif que nous nous fixons tous : assurer un revenu au producteur et un meilleur partage de la valeur ajoutée ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Notre commission d’enquête concerne les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. Y a-t-il un vote pour fixer l’indicateur de coût de revient ? Qui est autour de la table pour juger que c’est le bon coût ? Les représentants de la grande distribution sont-ils présents ? Comment, dans un territoire comme le nôtre, qui est presque le leader mondial de l’agroalimentaire, sommes-nous capables de nous tirer autant de balles dans le pied ? Qui décide du prix ? La grande distribution fixe-t-elle son propre prix d’achat ?

M. Guillaume Roué. Concernant la question du prix, je ne crois pas du tout à la théorie du ruissellement.

M. Jacques Marilossian.…Mais nous non plus !

M. Guillaume Roué. Le marché se fonde sur l’offre et la demande. Quand l’offre est supérieure à la demande, la demande impose son point de vue ; quand la demande est supérieure à l’offre, les producteurs se battent pour imposer leurs vues. Je ne connais pas d’entrepreneurs qui se battent pour n’obtenir que leur prix de revient – cela n’a aucun intérêt. Comme n’importe quel entrepreneur, nous avons droit à un taux de rentabilité interne (TRI), que nous n’avons pas tout le temps, dans la mesure où les agriculteurs ne travaillent pas avec des ratios identiques à ceux de l’industrie. Notre objectif est bien d’avoir un revenu ! Dans ce cadre, la mise en place d’indicateurs est importante, afin de déterminer la ligne de flottaison.

M. Didier Delzescaux. Nous ne décidons pas d’un prix ; nous le constatons. Le coût de production est déterminé, d’après un résultat statistique établi sur la base de 50 % de la production, selon une méthodologie standardisée par l’Institut de la filière. On peut discuter de la méthode et avancer qu’un éleveur doit être rémunéré 1,5 ou 2 fois le SMIC. Mais le 1,52 dont je vous ai parlé tout à l’heure est le reflet d’un résultat factuel.

Il existe deux natures d’indicateurs : celui de marché – qui relève de la connaissance du passé et est à prendre de façon factuelle ; et celui des coûts de production. La Haute autorité de la concurrence recommandait, dans son avis qui avait été rendu public au moment de l’examen de la loi EGAlim, une adéquation, dans les contrats, entre la réalité des coûts de production et la réalité du marché, en se fiant au passé sans trop influencer l’avenir. Nous essayons que les indicateurs soient les plus objectifs possibles pour refléter la réalité économique du secteur à un instant T.

L’observatoire de la formation des prix et des marges s’inscrit dans une logique plutôt macroéconomique de suivi du secteur, auquel les opérateurs de la filière n’ont pas l’habitude de se référer dans leurs contrats. Est-il justifié de ne pas y faire plus référence ? C’est le choix des opérateurs. La même question se pose pour les indicateurs de l’interprofession : c’est au moment de la contractualisation que les opérateurs choisissent de faire référence ou pas à tel ou tel référentiel dont l’Observatoire fait partie. Il reste plus un outil macroéconomique de discussion entre représentants des différents maillons qu’un outil utilisé concrètement dans la relation commerciale.

M. Guillaume Roué. L’Observatoire donne la température de l’année passée. De mon point de vue, il n’a aucun intérêt, sinon de montrer et de faire constater.

Pour ce qui est de la répartition des marges, il est intéressant, puisqu’il permet de voir que le producteur est peut-être le moins bien loti, puis l’abattoir, puis le transformateur. C’est la « température » de l’année à venir qui nous intéresse. C’est pourquoi nous avons décidé de nous rapprocher de la réalité du marché et de publier nos indicateurs avec un mois de décalage, pour l’instant. Les données statistiques demeurent importantes. L’Observatoire suscite d’ailleurs un peu de fièvre à chaque fois qu’il se réunit, avant qu’elle ne retombe.

M. Didier Delzescaux. Il faut bien avoir conscience que, dans la filière porcine, l’équation est très compliquée. Nous importons 30 % de nos besoins et exportons 35 % de notre production – la dimension internationale est indubitable. Par ailleurs, une carcasse de porc se répartit en produits de viande fraîche et en 400 produits de charcuterie : c’est dire la complexité des relations commerciales au sein de la filière. Notre filière est longue et compte beaucoup de produits, dont de nombreux produits transformés. L’équilibre est très complexe à trouver.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie pour la diversité de vos réponses. Monsieur le rapporteur sera éventuellement conduit à vous poser des questions par écrit, auxquelles vous devrez répondre.

L’audition s’achève à dix heures dix.

 

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7.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Benezit, secrétaire général adjoint de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), chargé du dossier des relations commerciales, de M. Benjamin Guillaumé, chef de service économie des filières, de M. Antoine Suau, directeur du département économie et développement durable, et de M. Guillaume Lidon, responsable des affaires publiques

(Séance du mardi 7 mai 2019)

L’audition débute à dix heures quinze.

M. le président Thierry Benoit. Nous recevons aujourd’hui une délégation de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) : M. Patrick Benezit, secrétaire général adjoint, chargé du dossier des relations commerciales, M. Benjamin Guillaumé, chef du service « Économie des filières », M. Antoine Suau, directeur du département « Économie et développement durable », et M. Guillaume Lidon, responsable des affaires publiques.

Je ne présente pas la FNSEA aux membres de la commission, qui connaissent cette organisation par cœur !

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter le serment.

(MM. Patrick Benezit, Benjamin Guillaumé, Antoine Suau et Guillaume Lidon prêtent successivement serment)

M. Patrick Benezit, secrétaire général adjoint de la FNSEA. Suite au vote de la loi du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite EGAlim, notre priorité concernait le revenu des producteurs. Malheureusement, les choses n’ont pas beaucoup changé : quasiment aucune production ne couvre ses coûts et seuls 6 euros sur 100 euros payés par le consommateur reviennent à la production. De nombreux pans de l’agriculture sont donc soumis à des problèmes de rentabilité extrêmement inquiétants pour l’avenir.

Pourtant, nous avions plaidé pour que le prix soit construit à partir des coûts de production et nous soutenions différentes mesures visant à faire cesser la guerre des prix, très problématique : ce sont malheureusement les agriculteurs, premier maillon de la chaine, qui la financent.

Dans un premier temps, nos propositions étaient soutenues par tous les acteurs des filières. Mais, au fur et à mesure, le doute s’est installé quant à la volonté d’aller dans le bon sens de certains acteurs – notamment la grande distribution.

Quelques exemples récents sont assez catastrophiques : ainsi, la montée en gamme est bradée par certaines enseignes qui vendent du lait bio à 87 centimes. Nous en sommes donc arrivés à la conclusion que seule une loi très restrictive, avec des sanctions et des contrôles renforcés, pourrait inverser la tendance puisque l’engagement des uns et des autres ou les chartes de bonnes pratiques ne suffisent pas…


Nous vivons une situation économique extrêmement compliquée. Les données que va publier l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM) dans les prochaines semaines le démontrent : dans l’ensemble des filières animales et beaucoup de filières végétales, les coûts de production ne sont pas couverts. Malgré tout, les producteurs sont engagés dans une montée en gamme par le biais des plans de filière. Ils font ce qu’ils peuvent pour que cela fonctionne, mais la rentabilité n’est pas là…

En outre, au niveau des interprofessions, la distribution bloque la sortie de nombreux indicateurs de coûts de production. Ce n’est pas normal. Au moment du vote de la loi, nous avions d’ailleurs considéré qu’il était imprudent de confier aux seules interprofessions la sortie de ces indicateurs. Nous en avons désormais malheureusement la preuve dans certaines situations, quand la distribution fait partie de l’interprofession et ne se gêne pas pour bloquer leur sortie. Ce point devra certainement être amélioré.

Nous sommes plutôt satisfaits de la publication des dernières ordonnances, notamment celles concernant le prix abusivement bas et le toilettage du code du commerce. Cela va dans le bon sens concernant les contrôles et les sanctions. Mais il est important que ceux-ci soient plus nombreux concernant le seuil de revente à perte (SRP) et les promotions. Les contournements nous semblent assez importants, qu’ils soient légaux ou illégaux.

La loi doit donc être améliorée sur certains points et, lorsque les dispositifs fonctionnent, les contrôles et les sanctions doivent être mis en œuvre.

Suite aux négociations commerciales récentes, nous avons l’impression que la loi n’est pas encore appliquée, même si quelques initiatives qui vont dans le bon sens ont été prises, notamment dans le secteur laitier, où 370 à 375 euros par tonne sont versés aux producteurs. Mais les volumes sont extrêmement limités et les niveaux non atteints en termes de coûts de production. Cela ressemble plus à une opération de communication qu’à une politique de prix sur l’ensemble des volumes.

Pour conclure, nous avons saisi l’Autorité de la concurrence pour qu’elle enquête sur les centrales d’achat et tous les regroupements à l’achat. Dès que trois producteurs se réunissent dans une salle pour définir un prix, ils sont immédiatement contrôlés et sanctionnés. C’est pourquoi nous ne comprenons pas comment les grands groupes de distribution ou les grandes centrales d’achat fonctionnent. Quatre centrales d’achat réalisent 92 % des achats en France – c’est énorme ; des regroupements sont encore en cours à l’échelle européenne. Cela nous semble extrêmement dangereux en termes d’équilibre des forces et de négociations. On doit pouvoir arrêter cette concentration ou, a minima, mettre en place un meilleur équilibre des forces. Lors du débat européen sur la directive encadrant les pratiques commerciales déloyales, nous avons pu constater l’acharnement de la grande distribution afin que ce texte ne soit pas voté, pour pouvoir déplacer le problème dans d’autres pays et dans des centrales d’achat situées à l’extérieur de la France.

M. Arnaud Viala. Je vous remercie pour votre exposé. Nous comprenons que la formation des prix ne s’est donc pas améliorée autant qu’attendue.

J’aurais deux questions : alors que se sont déroulés les premiers cycles de négociations depuis l’adoption du texte, avez-vous senti une modification du comportement de la grande distribution vis-à-vis des filières ? L’entrée en application de la loi a-t-elle engendré une plus grande prise en compte par la grande distribution des messages que délivrent les filières lorsque le mécanisme de fixation des prix se déroule ?

Vous estimez que la loi est insuffisamment détaillée pour produire tous ses effets, notamment s’agissant des indicateurs de prix, mais aussi en termes d’hyperconcentration de la de la décision au sein de la grande distribution : quelles mesures préconisez-vous pour y remédier ?

Mme Martine Leguille-Balloy. Vous avez abordé les difficultés actuelles de la filière laitière. Vous savez sans aucun doute que nous avons pris conscience de la relativité des annonces faites en début d’année concernant les négociations et avons été saisis par différents producteurs qui savent pertinemment qu’ils ont besoin d’aide pour que ces négociations aboutissent. Nous avons donc travaillé avec le médiateur.

Mais, à l’occasion des auditions de la semaine passée, notre commission d’enquête s’est également rendu compte – et elle en a eu confirmation – que le problème résidait peut-être ailleurs, dans les négociations entre vos fournisseurs, vos transformateurs et la grande distribution.

Une de nos collègues qui connaît bien les mécanismes estime qu’il serait peut-être intéressant de connaître les prix réels de négociation entre les transformateurs – industriels ou coopératives – pour mieux évaluer où le bât blesse et si, éventuellement, le ruissellement n’est pas bloqué à ce niveau. Qu’en pensez-vous ?

Mme Stéphanie Do. Vous souhaitez plus de contrôles et de sanctions au motif de contournements illégaux. Quels sont-ils ?

Hier, vous avez été reçus par le Premier ministre dans le cadre de la mobilisation générale pour l’emploi et l’écologie. À cette occasion, avez-vous pu évoquer les différentes difficultés dont vous venez de nous parler ?

M. Yves Daniel. D’emblée, vous nous avez dit que les prix n’étaient pas à la hauteur des coûts de production. L’objectif de la loi EGAlim était bien de renverser la détermination des prix afin qu’ils soient fixés à partir des coûts de production, et non du prix de vente au consommateur.

Si la loi ne s’applique pas pleinement, n’est-ce pas parce que la détermination des coûts de production n’est pas encore claire ? Quels sont les freins à la prise en compte de la réalité des coûts de production dans leur diversité et leur complexité ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans vos propos liminaires, vous indiquez que la grande distribution – ou ceux qui la représentent – empêche la création d’indicateurs de coût de revient ou qu’elle « met des bâtons dans les roues ».

Je rappelle que les propos que vous tenez devant une commission d’enquête sont lourds de responsabilité. Je souhaiterais donc des détails sur les moyens employés par la grande distribution pour empêcher la création d’indicateurs de coûts de revient ? Qui empêche ? Dans quelle interprofession ?

M. Patrick Benezit, secrétaire général adjoint de la FNSEA. Vous me demandez ce qui se passe dans les box. En tant que producteurs, nous ne pouvons que constater l’opacité : nous entendons les industriels rejeter la faute sur les distributeurs, les distributeurs indiquer qu’ils ont proposé des hausses. Nous réclamons des preuves – offres de prix, contrats précédents, contrats suivants – mais personne ne nous donne rien…

À l’occasion du Salon de l’agriculture, nous avions suggéré la présence de caméras dans les box. Cela avait été pris pour une plaisanterie, mais nous ne savons plus quoi faire pour améliorer la transparence des négociations. Es outre, sans qu’il y ait forcément de demandes de baisse de tarifs, il arrive aussi parfois que des industriels baissent les tarifs pour prendre le marché de leur voisin. Nous avons demandé à plusieurs reprises que nos représentants – dans les associations spécialisées ou au niveau de la FNSEA – puissent accompagner des industriels ou des distributeurs et être témoins ou participer à ces négociations.

Comment les indicateurs sont-ils bloqués dans les interprofessions ? C’est tout simple : ainsi, au sein de l’interprofession bétail et viande (Interbev), il faut l’aval de tous les acteurs autour de la table pour décider ; il suffit donc que le collège des distributeurs refuse et l’indicateur n’est pas publié. À notre connaissance, la méthode de calcul a été validée, mais la distribution s’oppose à la publication. À l’inverse, dans la filière laitière, la distribution n’est pas autour de la table et l’indicateur a été publié officiellement par le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) – 396 euros par tonne.

Ce sont les rouages des interprofessions, constituées historiquement avec ou sans la présence des distributeurs, qui expliquent les blocages. C’est pourquoi nous avions souhaité que la loi prévoie une échappatoire en cas de blocage interprofessionnel : l’Observatoire des prix et des marges aurait pu se substituer aux interprofessions incapables de fournir ces indicateurs. On peut en discuter ; beaucoup d’instituts sont capables de calculer les coûts de production. Cela a d’ailleurs été fait dans certaines filières et ils sont peu contestés. Mais, en tout état de cause, il faut trouver une solution.

En outre, concernant la distribution, il faudra précisément analyser comment appliquer la directive encadrant les pratiques commerciales déloyales, afin d’éviter que certaines centrales d’achat contournent les contrôles en étant basées à l’étranger.

Il me semble absolument essentiel qu’il y ait des contrôles et des sanctions. Or il nous semble que, dans l’application des ordonnances relatives à la promotion, la DGCCRF use d’une certaine latitude d’appréciation, tout à l’avantage d’un certain laxisme. Aujourd’hui, quand on parle de contournements, légaux ou illégaux, on observe surtout un jeu juridique. Car on peut appliquer les dispositions en vigueur d’une certaine manière ou d’une autre manière. On voit par exemple que le cagnottage, notamment, s’est énormément développé. Apparemment c’est légal, mais cette pratique constitue un moyen de contourner l’ordonnance relative aux promotions, laquelle prévoit un encadrement de 34 % de la valeur et de 25 % des volumes. Le développement du cagnottage, tel qu’il a eu lieu depuis l’adoption de cette ordonnance, est de nature à contourner ces dispositions.

En tout cas, de notre point de vue, l’appréciation de cette pratique laisse à désirer. Il nous semble, à l’heure où nous parlons, que l’application des contrôles et des sanctions n’est pas à la hauteur de la lettre des ordonnances.

M. le président Thierry Benoit. Comment voyez-vous l’avenir des organisations de producteurs ? Voilà une dizaine d’années que nous autres, élus et acteurs politiques, demandons aux agriculteurs de se fédérer et de s’organiser en organisations de producteurs et en associations d’organisations de producteurs, afin de mieux valoriser leurs produits et de mieux peser dans les négociations commerciales. Vous, comment voyez-vous ce rôle des organisations de producteurs, qui pourrait d’ailleurs être renforcé ? Viennent-elles en concurrence des interprofessions ?

Ensuite, puisqu’on parle des relations avec la grande distribution et les centrales d’achat, comment voyez-vous la grande distribution ? Elle me semble désormais pénétrer la filière de l’aval vers l’amont, car nous voyons certains acteurs de la grande distribution devenir propriétaires de certains abattoirs ou de certains outils industriels. Est-ce qu’il y a là matière à inquiétude ? Faut-il plus de transparence, voire d’encadrement par les pouvoirs publics ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans un communiqué de presse, vous écrivez que certaines enseignes ont été, lors des négociations commerciales de 2019, plus vertueuses que d’autres. Quelles enseignes de la grande distribution ont-elles fait évoluer leurs méthodes ? Quelles enseignes continuent-elles à avoir des attitudes qui peuvent être dénoncées ?

Enfin, nous avons peu parlé des relations entre coopératives et producteurs. Est-ce que certaines d’entre elles ne font pas, aujourd’hui, malheureusement plutôt le jeu des industriels et des distributeurs, aux dépens de certains producteurs ?

M. Patrick Benezit. Le règlement « omnibus », qui a apporté des modifications aux règlements européens existants, a permis de donner plus de plus de force aux organisations de producteurs, notamment au regard du droit de la concurrence. Mais, sur ce point, nous considérons cependant que l’exception agricole au droit de la concurrence, telle qu’elle a été prévue dans le Traité de Rome, devrait être pleinement appliquée.

D’ailleurs, on voit bien que, dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, les choses ne sont pas toujours très claires en ce domaine, car on ne sait pas trop où ranger l’agriculture. Rappelons tout de même qu’il était logique que l’agriculture ne bénéficie plus de cette exception quand les prix étaient protégés sur un plan politique : on n’allait pas nous permettre de passer en plus des ententes… Mais, à partir du moment où les prix ne sont plus des prix politiques, nous devrions retrouver cette exception agricole de manière pleine et entière, surtout lorsque nous avons en face de nous quatre centrales d’achat seulement. C’est un débat qui dépasse peut-être le niveau français, mais, en tout cas, je tiens à rappeler ce point important.

Dans le cadre du règlement européen « omnibus », l’étau s’est tout de même desserré un petit peu autour des organisations de producteurs. La loi prévoit aussi que c’est notamment l’organisation de producteurs qui propose le contrat, que ce soit à l’industriel ou que ce soit au distributeur. Sur ce point, nous sommes assez satisfaits de la mécanique qui a été retenue par le législateur.

L’organisation de producteurs ne vient pas en concurrence des interprofessions, puisque les interprofessions ne sont pas là pour négocier directement. C’est bien l’organisation de producteurs qui négocie, ou le producteur. Par contre, l’interprofession peut définir des indicateurs de référence ou des indicateurs de coût de production qui servent de référence, voire proposer des accords-cadres pour aller plus loin. Tel est le rôle des interprofessions, qui assurent également la promotion du produit concerné.

Les coopératives sont elles-mêmes des organisations de producteurs. Elles entrent dans le même champ qu’elles. Les nouveaux textes leur permettent, comme à nos organisations, d’avoir plus de force. Mais soyons très clairs : il faut encore que ces organisations de producteurs se saisissent des nouveaux outils, en proposant des prix de référence.

De notre point de vue, ce prix doit être assimilé à des indicateurs tels que les coûts de production, même s’il en va un peu différemment si l’entreprise concernée est aussi tournée vers l’export. Dans ce cas, il peut y avoir plusieurs indicateurs.

Mais, en tout cas, il est bien de la responsabilité des organisations de producteurs de proposer ce tarif de référence. C’est à ce niveau que se joue la réussite des États généraux de l’alimentation (EGA) : dans le retour de prix que peuvent espérer les producteurs.

Quoi qu’il en soit, je veux tout de même signaler que des décennies de pratiques ont donné la main à des distributeurs qui, aujourd’hui, ne sont que quatre pour procéder à 92 % des achats. Or on ne change pas des pratiques du jour au lendemain. Aujourd’hui, la puissance reste encore entre les mains de la grande distribution.

M. André Villiers. Nous venons de vivre soixante années de construction agricole au cours desquelles la FNSEA a accompagné, avec les pouvoirs publics, l’évolution de l’agriculture. Aujourd’hui, il est courant de dire que, pour une bonne partie de producteurs, dans un grand nombre de filières, le revenu agricole est tiré de l’aide européenne – aide directe à laquelle participent évidemment les États et, en particulier la France.

Est-ce que le fait d’avoir abandonné la fonction de commercialisation, pour se concentrer uniquement, pendant soixante ans, sur la fonction de production ne constitue pas une faute collective dans laquelle chacun doit prendre sa part ? N’est-ce pas ce qui mène au résultat actuel, à savoir la situation des paysans français telle que nous la connaissons ?

Depuis des lustres, leur slogan syndical consiste à dire : « Nous voulons vivre de nos produits ! ». Mais, finalement, on est face à un mur. Vous venez d’évoquer la concentration de la grande distribution, qui empêche la production de tirer son épingle du jeu. Est-ce qu’une loi va permettre de sortir de l’impasse de toutes ces années passées ? De mon point de vue, la FNSEA a sa part de responsabilité à exercer pour arriver à une solution, à travers des politiques extrêmement différentes : la politique des structures, la politique des prix… Quelle est, sur ce sujet, votre position de syndicat majoritaire ?

M. Jean-Pierre Vigier. Je ne vous poserai que deux questions.

Premièrement, d’après vous, est-ce que la loi EGAlim est un bon outil et un bel outil, qui vous permet de peser fortement dans les négociations commerciales avec ces grands distributeurs et ces centrales d’achat ? Y voyez-vous des points noirs ou des choses à améliorer ? Comme mon collègue, je pense que la plus-value naît quand l’ensemble de la chaîne de la production est maîtrisé, jusqu’à la commercialisation, qui est décisive.

Deuxièmement, certains groupes et certains distributeurs refusent de publier leurs résultats et préfèrent payer des amendes plutôt que de livrer leurs chiffres, ce que je trouve totalement scandaleux et inadmissible. Quelles sont les solutions et qu’en pensez-vous ? Quelle méthode peut être mise en place pour éviter ce phénomène ? Je sais bien qu’il n’est pas facile de faire pression pour obtenir la transparence sur ce sujet. Mais c’est la première étape pour arriver à une juste redistribution de la marge entre producteurs, transformateurs et distributeurs. Dans les négociations commerciales entre eux, est-ce que la loi EGAlim est un bon outil et un bel outil ?

Mme Danielle Brulebois. Pensez-vous qu’il faudrait revenir sur la loi de modernisation agricole de 2008 qui a nourri une féroce bataille des prix entre les géants de la distribution, une guerre des prix que les agriculteurs financent ?

Pour la première fois, la loi EGAlim a réussi à mettre autour de la table les différents partenaires, en mettant au jour les vrais problèmes, notamment le revenu des agriculteurs. Elle a permis de proposer la contractualisation et des accords de filières qui existent et qui marchent. Je viens d’un département où le comité interprofessionnel de gestion du Comté (CGC) permet ainsi aux agriculteurs d’être rémunérés à 600 euros la tonne de lait.

Quelle influence avez-vous pour encourager ce genre d’organisation en filières ? Je pense que cela va dans l’intérêt de tout le monde, puisque la grande distribution est aujourd’hui contestée par le consommateur, qui veut savoir ce qu’il mange et connaître les conséquences sociales et environnementales de ses décisions. On voit se développer de plus en plus les circuits courts, qui permettent de maintenir un maillage de fermes familiales dans les territoires ruraux. Quel est le rôle de la FNSEA pour encourager ce système de commercialisation ?

Mme Cendra Motin. Je ne poserai que deux questions, très courtes.

Premièrement, vous nous avez dit, dans votre propos liminaire que vous aviez constaté, lorsqu’il y avait montée en gamme, que certains bradaient les prix. J’aimerais savoir comment cela peut s’expliquer, alors que le consommateur final est encore prêt à payer un produit qui est différencié par sa qualité, quel que soit son label. Où va alors la marge, dans ce cas-là ?

Je vais également poser de nouveau la question du rapporteur à laquelle vous n’avez pas répondu tout à l’heure. Elle portait sur les bonnes pratiques des distributeurs. Le rapporteur reprenait le texte de l’un de vos communiqués de presse, expliquant que certains certaines enseignes ont de bonnes pratiques, d’autres non.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je vais moi aussi vous poser à nouveau ma question concernant le lait tout à l’heure. Dans les négociations, il semble qu’on ait identifié des transformateurs et des coopératives agissant en votre nom. Ce sont ces intermédiaires qui négocient avec la grande distribution. Quelle est dès lors votre part de responsabilité ?

M. le président Thierry Benoit. Je terminerai ce cycle de questions en vous demandant si la mise en concurrence internationale des biens alimentaires achetés par la grande distribution est un argument utilisé pour faire pression sur les prix.

M. Patrick Benezit. Même si cela peut jouer par rapport à l’import, c’est de moins en moins le cas, à notre connaissance, d’autant qu’il va falloir appliquer l’article 44 de la loi qui a été adoptée. Nous y sommes favorables, puisque l’article devrait interdire certains produits importés qui sont mis à disposition des consommateurs après avoir été faits dans des conditions qui sont interdites en France et en Europe. Peut-être les productions de fruits et légumes sont-elles plus concernées. Quoi qu’il en soit, que les distributeurs le disent est une chose. Qu’ils en tirent argument pour jouer sur les volumes et mettre la pression sur les prix en est une autre. Il n’est pas impossible que cela se produise.

Par rapport à la montée en gamme, nous avons évoqué le fait que certains distributeurs bradaient cette démarche. À notre connaissance, il s’agit d’un phénomène assez récent. Cela ne faisait absolument pas partie des points de vue convergents dans le cadre des États généraux de l’alimentation. Le « vert », c’est normalement plus cher ! Or on voit aujourd’hui que certaines enseignes mettent du lait bio à disposition du consommateur pour 87 centimes d’euros du litre… Cela nous paraît complètement désastreux ; nous l’avons dénoncé de manière très forte auprès de l’enseigne concernée, car on ne peut pas bâtir une montée en gamme de manière correcte avec des pratiques de ce genre. Si tout tourne demain autour de la question de savoir si on doit faire du bio au prix du conventionnel, on n’aura pas réglé grand-chose pour l’agriculture ! On va même finir par détruire notre agriculture.

Mme Cendra Motin. Mais comment les enseignes font-elles pour proposer des prix si bas ?

M. Patrick Benezit. Du fait de la réglementation sur le seuil de revente à perte (SRP), elles sont obligées de prendre 10 %.

Mais il y a peut-être une mutualisation dans les marges avec le prix du conventionnel ; on ne le sait pas exactement. Pour nous, en tout cas, ce sont des pratiques qui sont désastreuses. C’est quelque chose qui est absolument déconcertant pour nous.

M. Antoine Suau, directeur du département « Économie et développement durable » de la FNSEA. Permettez-moi peut-être une précision sur cet aspect-là. Dans le cas du lait bio tout simplement vendu à prix coûtant par un distributeur d’eau qui affirme clairement ne faire aucune marge, vous vous souvenez sans doute de la phrase de Serge Papin, qui disait que c’était le coco de Paimpol qui finance le Coca Cola. Eh bien, aujourd’hui, le Coca-Cola est remplacé par le produit bio comme produit d’appel dans les supermarchés.

Pour expliquer par quels moyens, nous allons retomber sur les mêmes mécanismes, c’est-à-dire qu’on fera pression sur les autres produits qui ne sont pas des produits d’appel. C’est bien ce qu’on a dénoncé tout au long du débat sur la loi Egalim : ce sont les autres produits qui vont payer l’absence de marge. C’est d’ailleurs même pire que l’absence de marge, puisqu’il faut distribuer le lait bio. Le distributeur va donc compenser sa perte en faisant pression sur les autres produits.

M. Patrick Benezit, secrétaire général adjoint de la FNSEA. Nous avons demandé à l’OFPM son analyse sur cette question, qui rejoint celle des indicateurs de coûts de production. Le CNIEL a validé un indicateur de coûts de production pour le lait bio qui approche les 500 euros la tonne. Il est clair qu’à ce prix-là, on ne peut pas vendre aux consommateurs à 87 centimes le litre… Si l’on suit la logique de la loi, à savoir partir des coûts de production pour arriver à un prix final, je pense que cette pratique est hors-la-loi. Voilà pourtant ce que fait Carrefour, à grand renfort de communication.

À un moment donné, on ne peut pourtant pas promettre plus de bien-être et plus de santé pour moins cher. Sinon, nous assisterons à l’arrivée de produits importés, qui s’appelleront peut-être « bio », mais qui seront faits dans des conditions que personne n’ira contrôler. Ce point rejoint nos remarques sur l’approvisionnement local : nous avions dit que le produit local français ou, mieux encore, le bio français était peut-être meilleur que le bio qu’on pouvait trouver en Pologne, où les contrôleurs travaillent peut-être dans des conditions un petit peu différentes.

M. Antoine Suau. Certains demandent à quoi sert la hausse du seuil de revente à perte. Les prix que nous venons d’évoquer ont été constatés avant celle-ci ; on comprend donc l’intérêt de cette hausse : les grandes et moyennes surfaces sont obligées de rémunérer les coûts de distribution à hauteur de 10 % pour réduire la pression qu’elles mettent sur les autres produits. C’est le pari qui est fait par la loi EGAlim

S’agissant de la transparence de la négociation, évoquée à plusieurs reprises, et des preuves permettant d’établir si le blocage venait de la grande distribution ou du fournisseur, un élément de réponse est fourni par le médiateur des relations commerciales agricoles, M. Francis Amand, qui a mis en place un observatoire à la demande du ministre de l’économie et de celui de l’agriculture. Cet observatoire a présenté ses premiers résultats lors du dernier comité de suivi des relations commerciales. Ils montrent que les fournisseurs ont demandé des hausses de tarif de 4 % en moyenne et qu’au final, les accords prévoient des baisses de prix de 0,4 % en moyenne. Cette baisse de 0,4 % passe à 0,8 % si l’on exclut le secteur laitier, car les accords tripartites sur le lait ont permis d’améliorer le résultat. Cette différence entre les demandes des fournisseurs et le résultat des négociations commerciales fourni des éléments de réponse. Dans le communiqué de presse, nous avons souhaité établir une distinction entre les enseignes car ces dernières, que nous rencontrons souvent, nous ont fait part de leur agacement d’être toujours placées dans le même panier.

Des fournisseurs nous informent que les négociations se sont mieux passées avec certaines enseignes, qui ont accepté des hausses sur certains produits. Des enseignes ont conclu des accords tripartites qui ont conduit à une amélioration du prix du lait tout au long de la chaîne, notamment Système U, Intermarché ou Auchan. Il nous est rapporté que dans ces enseignes, des hausses de prix sont passées sur certains produits, je pense notamment aux steaks hachés dans les supermarchés Auchan, dont le prix a été augmenté entre 3 % et 5 %. C’est pourquoi nous ne souhaitons plus faire d’amalgame entre les différentes enseignes.

M. Benjamin Guillaumé, chef de service « Économie des filières » de la FNSEA. Nous constatons que la montée en gamme se fait principalement sur les marques de distributeurs, or la hausse du seuil de revente à perte ne s’applique pas à ces marques. Cela permet à la grande distribution de contourner la hausse de ce seuil de manière légale en faisant des produits d’appel sur des gammes de produits très ciblées – typiquement, les produits bio – et avec leur marque de distributeur. Nous constatons une importante montée en puissance des grands distributeurs sur les marques de distributeurs, car c’est sur ces produits que se fait aujourd’hui la guerre des prix. Si des améliorations de la loi EGAlim sont à prévoir, elles consistent peut-être à revoir certaines dispositions pour qu’elles protègent davantage les fournisseurs lorsqu’ils fabriquent des marques de distributeur. Aujourd’hui, les ambitions de déploiement des marques de distributeurs dépassent largement les 50 % de parts de marché sur l’ensemble des catégories de produits. C’est l’un des enjeux de la grande distribution, aujourd’hui et demain.

Les autres contournements de la loi que nous constatons, qui sont autant d’améliorations possibles de l’ordonnance relative au relèvement du seuil de revente à perte et à l'encadrement des promotions pour les denrées et certains produits alimentaires, un certain nombre de produits frais, notamment les fruits et légumes et les viandes fraîches, ne sont pas concernées par l’encadrement des promotions en valeur. Le distributeur affiche un prix choc en magasin sans faire figurer de baisse tarifaire à côté. C’est considéré légal par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) dans ses lignes directrices. Dès lors, tout un pan des produits agricoles est retiré du champ d’application de cette ordonnance. Nous avons sur ce point un souci pour faire respecter l’esprit de la loi, les lignes directrices considérant malheureusement cette pratique comme légale.

De même, à quel stade doit-on calculer le seuil de revente à perte ? Vous aurez certainement des éléments de la DGCCRF sur ce point ; le calculer avant ou après transport permet d’obtenir un prix en magasin plus ou moins avantageux pour le consommateur. Dans ce domaine, nous constatons aussi certaines pratiques qui ne sont pas conformes à l’état d’esprit des États généraux de l’alimentation, concernant par exemple les fruits et légumes.

S’agissant de l’organisation des filières et la manière dont nous pouvons y participer, il existe un vrai enjeu, au-delà des pratiques que nous venons d’exposer sur les négociations commerciales, à organiser la production et à concentrer l’offre grâce à des organisations de producteurs plus fortes, capables de proposer des prix rémunérateurs pour l’ensemble de leurs adhérents. Nous y prenons part, et nous menons un travail de pédagogie auprès de l’ensemble des agriculteurs pour expliquer en quoi consiste la boîte à outils des États généraux de l’alimentation. Il y a un certain nombre d’outils attractifs, les agriculteurs entendent parler des états généraux de l’alimentation depuis un certain temps, il faut passer à l’action sur les volets contractualisation et organisation de la production. C’est indispensable, et c’est aussi notre rôle.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Benezit, vous avez fait allusion au transfert de valeur vers des centrales d’achat européennes. On dit toujours dans le business que lorsqu’on ne gagne pas d’argent, on en perd. Vous dites aussi que la DGCCRF, aujourd’hui, est peut-être un peu laxiste ou manque de moyens de contrôle. Avez-vous des informations de la part de coopératives ou d’industriels de l’agroalimentaire vous faisant part de comportements à la limite de la légalité, notamment de transferts de fonds vers des centrales d’achat en Belgique ou en Suisse ? J’aimerais avoir votre avis, car la répression des fraudes n’a aucun moyen de contrôle sur ces centrales d’achat basées dans d’autres pays que le nôtre, donc financièrement et fiscalement, elles passent complètement sous le radar.

M. le président Thierry Benoit. Et comment percevrez-vous, avec quelques dizaines années de recul, la bienveillance en France et en Europe à l’égard de la concentration de la puissance de feu que représente la grande distribution, qui s’est structurée en centrales d’achat au niveau national, et maintenant au niveau européen, tandis que, dans le même temps, l’Autorité de la concurrence impose des exigences très fortes lorsque les acteurs en amont de la filière, c’est-à-dire les agriculteurs, veulent se structurer en organisations de producteurs. Il est très vite opposé des problèmes de concurrence, alors que les pouvoirs publics portent un regard bienveillant sur les acteurs de la distribution et les centrales d’achat, nationales et européennes.

M. Patrick Benezit. S’agissant du transfert de valeur, il faut distinguer deux sujets. D’une part, concernant l’application des ordonnances sur le seuil de revente à perte et les promotions, et des lois précédemment en vigueur, notamment sur le déréférencement et les ruptures de contrat, nous souhaitons que la DGCCRF ait les moyens et la volonté de les faire appliquer sans laxisme, et nous tâcherons de faire remonter tous les excès qui seront portés à notre connaissance, même si certaines entreprises, par peur de représailles, acceptent parfois ce qu’elles ne devraient pas. Elles ont tort, et il faut le dire, car l’arsenal juridique est très complet.

D’autre part, au niveau européen, ce qui était précédemment impossible va le devenir. La directive européenne va permettre aux services des États membres de remonter à l’extérieur de leurs frontières. La DGCCRF pourra aller chercher des informations sur une centrale d’achat en Belgique, par exemple, ou même hors du territoire européen.

Cette directive européenne est donc importante, car nous disposions de cet arsenal juridique en France, mais elle permettra d’en élargir la portée au niveau européen. Mais cela suppose que la DGCCRF ait les moyens, et reçoive les ordres, d’aller voir dans ces pays. Rappelons que ces pratiques ont pour but de contourner ce qui a été fait en France. C’est pour cela que nous avons soutenu cette directive, contrairement à la grande distribution, notamment française, qui a œuvré à Bruxelles pour que ce texte ne paraisse jamais.

Concernant la bienveillance à l’égard de la grande distribution et des aspects historiques, notamment la loi de modernisation de l’économie, même si nous sommes puissants, nous n’avons pas toujours été écoutés, malheureusement. Nous l’avons vu lors de la crise des gilets jaunes, puisque certaines ordonnances ont été légèrement bousculées avant de sortir. Rappelons que depuis la dernière guerre, il fallait que l’alimentation soit la moins chère possible, ce qui a marqué les esprits. Même quand les prix étaient protégés, ils l’étaient aussi pour ne pas trop monter. En France, toute une politique, qui s’est d’ailleurs retranscrite au niveau européen, insiste sur l’intérêt de protéger le consommateur. Il n’y a pas que la loi de modernisation de l’économie (LME), dont certaines mesures commencent à être abrogées, c’est l’effet de toute cette politique qui aboutit à ce que sur cent euros payés par le consommateur, six reviennent à l’agriculteur.

La peur qui existait après-guerre est très éloignée de la réalité actuelle. Effectivement, il existe des aides.

Lorsque nous disons que le coût de production d’une tonne de lait conventionnel est de 396 euros, c’est en tenant compte des aides publiques. Sans les aides publiques, ce coût serait peut-être de cent ou cent cinquante euros de plus. Si, demain, il y avait moins d’aides publiques, le coût de production de la tonne de lait ne serait peut-être pas de 396 euros, mais plutôt de 450 ou 500 euros.

Nous verrons bien lorsque les choses changeront dans les cours de ferme, mais si les États généraux de l’alimentation ont permis de prendre conscience qu’il n’est pas possible de continuer de la sorte en donnant les armes à l’acheteur en vertu des intérêts du consommateur. Nous avons vu les résultats, et il est nécessaire de continuer le changement et d’améliorer les textes qui ont été édictés ces derniers mois.

M. Antoine Suau. En complément à propos de cet aspect historique, l’absence de rôle du maillon agricole dans la commercialisation tient aussi au modèle de distribution à la française, qui a essaimé un peu partout dans le monde. La France a été en pointe dans la création de ce modèle de distribution qui a la particularité de reposer sur des enseignes internationales qui exercent entre elles une concurrence très forte. Des enseignes comme Carrefour ont d’ailleurs reconnu devant les deux ministres lors du dernier Comité de suivi des relations commerciales que face à leurs difficultés, la guerre des prix allait continuer, et qu’elles n’avaient pas d’autre choix qu’une politique de concurrence agressive.

La guerre des prix est une particularité française qui pèse particulièrement sur toute la chaîne alimentaire française.

Par ailleurs, notre politique depuis la loi de modernisation de l’économie a consisté à privilégier la baisse des prix au consommateur. L’Observatoire des prix et des marges le montre très bien, ainsi qu’une étude de Mme Claire Chambolle intitulée : « Évaluation des effets de la loi de modernisation économique et des stratégies d'alliances à l'achat des distributeurs », réalisée pour Bercy. Le consommateur est le grand gagnant, depuis dix ans. La stagnation des prix alimentaires est flagrante. Les comparaisons entre pays de l’Union européenne montrent clairement que chez nos voisins, la hausse des prix est sans comparaison avec ce qui se passe sur le territoire français.

La coexistence de distributeurs très puissants qui se font la guerre car leur survie est en jeu et d’une politique publique qui a consisté à privilégier le pouvoir d’achat des consommateurs cause des difficultés pour valoriser la montée en gamme. À la différence des années passées, la création de valeur se fait beaucoup en amont. Que vendent les distributeurs aujourd’hui au consommateur ? Des produits sans organismes génétiquement modifiés (OGM), sans antibiotiques, respectueux du bien-être animal : de la valeur ajoutée créée par les producteurs eux-mêmes. C’est nouveau, et l’enjeu de la construction du prix en marge avant est de permettre cette valorisation.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je reviens sur le lait, mais cet exemple vaut pour la viande et toutes les autres filières. Nous avons, au Parlement, la possibilité de contrôler la mise en œuvre de la loi. Nous nous en sommes saisis, nous continuerons à le faire.

S’agissant du lait, le médiateur s’est saisi par notre intermédiaire, car nous ne savions pas quoi faire. Vous dites que la responsabilité vient de la grande distribution, vous avez évoqué quelques exemples fort sympathiques, on sait d’ailleurs que les dernières négociations, avec Lidl et Danone, sont respectueuses et les agriculteurs s’y retrouvent. Vous avez aussi parlé du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), au sein duquel on trouve notamment les transformateurs.

Vous dites que le médiateur a mis en place un observatoire, mais nous n’en sommes plus là ! Avec le médiateur, nous en sommes à régler les plaintes parce que les contrats ne sont pas signés. Vous n’avez pas répondu à la question sur les responsabilités, pour moi, une grande part en revient aux transformateurs. Nous nous sommes saisis, vous êtes encore un gros syndicat, ce serait une bonne chose d’avoir votre aide. Pour l’instant, nous recevons surtout l’aide des gens qui se mobilisent.

M. Patrick Benezit. Soyez convaincus que vous aurez notre aide. Les organisations professionnelles œuvrent énormément, ces jours-ci, par l’intermédiaire de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL)…

Mme Martine Leguille-Balloy. J’étais justement avec Marie Thérèse Bonneau, élue de Vendée, au conseil d’administration de la FNPL, il y a trois jours…

M. Patrick Benezit. Nous rappelons à toutes les organisations professionnelles que la réponse au contrat est obligatoire. S’il n’y a pas de réponse au contrat, il existe d’emblée une infraction. Pour l’application de la loi, nous sommes auprès des organisations professionnelles pour les conseiller et les aider à ce niveau. Et nous n’avons aucun souci à recevoir un coup de main des parlementaires et du médiateur.

En tout cas, nous sommes en train de mettre en œuvre tous les droits que la loi accorde. C’est bien l’organisation de producteurs qui propose ses tarifs, et il doit y avoir une réponse de l’industriel ou du distributeur sous peine de sanction. C’est pourquoi les dernières ordonnances sur le prix abusivement bas et le toilettage du code du commerce nous semblent absolument essentielles. Des sanctions sont prévues – 5 %, 5 millions d’euros –, des moyens sont donnés, à nous de donner le courage à certains de les utiliser. Mais n’oublions pas la puissance des moyens que la distribution peut engager pour des négociations par rapport à une organisation professionnelle.

M. le président Thierry Benoit. Suite à la pression exercée par la grande distribution depuis des dizaines d’années sur les prix, les prix, et les prix, c’est sur l’ensemble des acteurs – industriels et producteurs – que l’on fait peser une baisse de revenus.

À force de vendre des prix bas, et non pas des denrées alimentaires, on déstructure toute une filière.


Mme Martine Leguille-Balloy. Je pense que vous m’avez parfaitement compris, et nous devons rappeler que ces règles s’appliquent aussi aux coopératives et aux industriels qui transforment les produits des agriculteurs.

M. le président Thierry Benoit. Messieurs, nous vous remercions.

L’audition s’achève à onze heures vingt.

 

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8.   Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Grandin, président, de M. Daniel Sauvaitre, secrétaire général et de M. Louis Orenga, directeur général de l’Association interprofessionnelles des fruits et légumes frais (INTERFEL)

(Séance du jeudi 9 mai 2019)

L’audition débute à neuf heures trente-cinq.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons ce matin une délégation d’INTERFEL, l’interprofession des fruits et légumes bien connue des parlementaires. Nous en accueillons M. Laurent Grandin, son président, M. Daniel Sauvaitre, son secrétaire général, et M. Louis Orenga, son directeur général.

Après un propos liminaire, vous entendrez, messieurs, les questions des membres de la commission. Je suis pour ma part accompagné de Grégory Besson-Moreau qui est le rapporteur de notre commission. Il a été désigné pour élaborer le rapport relatif au rôle et aux pratiques de la grande distribution dans les relations commerciales.

Mais, avant toute chose, je dois vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(MM. Laurent Grandin, Daniel Sauvaitre et Louis Orenga prêtent successivement serment.)

M. Laurent Grandin, président de l’Association interprofessionnelle des fruits et légumes frais (INTERFEL). L’interprofession des fruits et légumes frais n’intègre dans son champ que les catégories de produits libellés dans son appellation ; elle n’intègre pas, par conséquent, les fruits et légumes transformés.

Cette interprofession a pour caractéristique de ne pas comporter d’outil industriel de transformation entre le produit et le client. Ainsi, il n’y a pas de goulet d’étranglement, ni de tendance du dispositif de prix à être fixé par un outil industriel de concentration. Elle a pour autre caractéristique quasi unique d’être une interprofession longue qui se compose de quatorze organisations : les producteurs, les représentants de la distribution sous toutes ses formes, mais également les représentants de la restauration collective et les organisations représentant les introducteurs et les importateurs sur le marché national. Dans ce contexte, nous avons adopté une organisation en collèges. Elle donne à chacun un droit de veto, ce qui évite l’imposition de décisions qui ne seraient pas souhaitées par la totalité des familles. De manière claire, c’est un système démocratique qui préside aux destinées de l’interprofession.

L’interprofession finance par ailleurs, dans le cadre des missions prévues dans son organisation commune de marché (OCM) de rattachement, deux structures : le Centre technique interprofessionnel puisque, après la disparition de la taxe fiscale affectée (TFA), les professionnels se sont engagés collectivement à sauver leur centre en le finançant sur leurs deniers ; l’Agence d’information sur les fruits et légumes (APRIFEL), qui permet à la filière d’entretenir des relations avec le monde scientifique et les associations de consommateurs, parties prenantes de cette agence. Sans ces dernières, les comités d’APRIFEL ne peuvent prendre aucune décision. Cela veut dire qu’il n’y a pas de décision qui sorte de ces comités, dans les domaines sociétaux, sans qu’elle ait été validée par les organisations de consommateurs et par le comité scientifique de cette agence. Voilà la façon de fonctionner d’INTERFEL.

Du point de vue de la gouvernance, notre interprofession s’organise en commissions. Pour le sujet qui nous occupe aujourd’hui, il est traité par une commission « Économie », co-présidée par un représentant de l’amont et par un représentant de l’aval, en l’espèce un représentant de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). Quant au représentant de l’amont, il est présent à mes côtés. Il s’agit de M. Daniel Sauvaitre. Au sein de cette commission « Économie », un groupe de travail est dédié aux relations commerciales.

Concernant la loi EGAlim, nous avons regretté, dans un premier temps, que chaque interprofession n’ait pas été conviée à la phase constitutive des états généraux de l’alimentation. Néanmoins, l’intervention du Président de la République à Rungis a remis en selle, si on peut le dire, les interprofessions, car le président a souhaité leur confier des plans de filière, plans qui ont été remis dans des délais records au Président et au ministre de l’agriculture. On avait en effet un peu réfléchi à ces questions auparavant.

L’intérêt des plans stratégiques de filières résidait pour nous dans la capacité d’intégrer les spécificités économiques de notre filière dans les textes réglementaires. On constate, à ce jour, que les textes sont cependant restés très généralistes et ne donnent que très peu la possibilité à notre filière que soient prises en compte la spécificité des produits frais, et tout particulièrement des caractéristiques liées au secteur des fruits et légumes.

À ce jour, nous qui sommes issus du secteur des produits frais ne connaissons pas, comme les acteurs de l’agro-industrie, des négociations annuelles sur les prix. Il n’y a pas de négociation annuelle dans notre secteur. Nous ne participons pas au face-à-face entre les industriels et la FCD.

Par ailleurs, le décret concernant la contractualisation instituée par la loi de modernisation agricole n’a été abrogé qu’il y a moins d’un mois. Cela a des conséquences, puisqu’il s’agissait d’une contractualisation obligatoire, contrairement à celle qui est aujourd’hui prévue par les textes pour les fruits et légumes. Ainsi, nous ne pouvions pas commencer à mettre en œuvre des contrats proposés par l’amont avant que ce décret fût abrogé. Je pense qu’il faut avoir ce point à l’esprit.

Par exemple, nous venons tout récemment de publier un guide sur les relations contractuelles dans la filière. Ce guide est validé par l’ensemble des organisations professionnelles qui composent INTERFEL. Cette publication aurait pu avoir lieu beaucoup plus tôt si nous n’avions pas dû attendre l’application du texte sur la contractualisation et l’assurance de sa conformité avec les dernières ordonnances qui viennent d’être publiées. Ce guide crée les conditions favorables pour atteindre l’objectif de 30 % de contractualisation d’ici fin 2022. Car tels sont les objectifs prévus dans nos plans de filière. Il s’agit d’un engagement collectif. Nous nous sommes déjà mis d’accord, à quatorze familles professionnelles, sur la façon dont on procéderait.

Nous avons signé un accord avec ces quatorze familles, dont la grande distribution et les grossistes, pour que nous atteignions 30 % de contrats dans les cinq ans, en conformité avec la loi EGAlim. Il s’agit tout de même d’un engagement fort. Je me suis assuré, avant de venir ici devant vous, que les familles professionnelles concernées avaient bien exprimé de nouveau leur volonté en ce sens. Je puis aujourd’hui vous dire que j’ai reçu de ces familles professionnelles l’engagement que cet objectif de développement sera tenu.

(Présidence de Mme Cendra Motin, vice-présidente de la commission d’enquête.)


M. Daniel Sauvaitre, secrétaire général de l’Association interprofessionnelle des fruits et légumes frais (INTERFEL). Je suis producteur, secrétaire général d’INTERFEL et je copréside la commission économie de l’interprofession.

Notre commission « Économie » traite des relations commerciales. Comme le président vient de l’évoquer, il ne s’agit pas de négociations commerciales, mais bien de relations commerciales. L’ensemble des familles professionnelles se saisit de toutes les difficultés qui peuvent apparaître dans la chaîne qui va de la production jusqu’à la mise sur le marché et à la vente au détail. Nous voulons améliorer ce qui peut l’être par consensus, en arrivant à produire des accords.

Nous avons ainsi publié un guide des relations commerciales, résultat d’un travail de l’ensemble des familles professionnelles. Nous nourrissons le regret de ne pas avoir suffisamment pu faire valoir, dans la loi EGAlim, les spécificités qui sont celles du secteur des fruits et légumes frais. Comme vous le savez, nos productions sont tellement météo-sensibles que la fluctuation, à la vente comme à la production, amène sur les marchés des fluctuations de cours et de volume fondant la nécessité du travail que nous conduisons à INTERFEL.

Ainsi, pas plus tard qu’avant-hier, nous avons été saisis d’un début de crise sur la fraise gariguette et sur la tomate. Immédiatement, nous allons agir, un peu à la manière de ce qu’il se passait il y a un siècle sur la place du village, quand on se rendait compte que la récolte était trop bonne et la vente un peu faible : nous battons le rappel au niveau national, pour vanter la qualité du produit concerné et son faible niveau de prix. Voilà ce que nous allons faire, sans doute dès aujourd’hui.

S’agissant de la mise en œuvre de la loi EGAlim, la nécessité de construire des indices nous pose difficulté. Comme nous gérons 130 produits, il nous est totalement impossible de définir des prix de revient pour chacun d’entre eux, d’autant plus qu’il y a autant de prix de revient que d’entreprises et de régions. Nous nous employons à produire des indicateurs d’éléments de coût de revient qui permettent aux opérateurs, dès lors qu’ils débattent de la formation du coût et qu’ils contractualisent, de pouvoir être éclairés sur les éléments qui évoluent, de telle sorte que les deux parties ne puissent pas ignorer les fluctuations importantes de certains éléments de coût de revient.

J’en viens à une question sensible, à savoir la mesure technique qui fixe le seuil de revente à perte (SRP) à 110 % du prix d’achat du produit. On ne peut, sur le fond, qu’approuver cette mesure. En effet, elle oblige à dégager de la marge sur certains produits, autorisant à en faire moins sur les nôtres, ce qui les rend plus attractifs. En revanche, il y a, dans les fruits et légumes, de nombreux produits pour lesquels les prix psychologiques s’établissent à 0,99 euro. Or, avec le SRP, s’il veut conserver le niveau antérieur de 0,99 euro, le distributeur est amené à appeler son producteur pour lui demander de baisser son prix, au motif qu’il veut toujours afficher 0,99 euro, mais doit désormais respecter le coefficient. Ce souci temporaire subsistera jusqu’à ce qu’on le moyen de déplafonner ces prix psychologiques.

Mais, dans l’immédiat, l’instauration d’un SRP a plutôt exercé une pression sur la production. Des informations nous sont remontées, selon lesquelles les producteurs se sont ainsi trouvés dans des situations un peu difficiles.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Grandin, vous êtes le directeur de TerreAzur, qui appartient au groupe Pomona, leader français des grossistes en fruits et légumes. Ses produits vont à la grande distribution. Alors que notre commission d’enquête porte sur les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, je voulais donc savoir si votre parole peut être libre aujourd’hui, et connaître le pourcentage de chiffre d’affaires actuel de votre entreprise qui est lié à la grande distribution.

Concernant la commission économie d’INTERFEL, je voulais savoir quel est, dans le collège qui la constitue, le pourcentage de personnes représentant la grande distribution.

Mme Cendra Motin, présidente. Nous avons eu l’occasion de recevoir un certain nombre de producteurs représentant différents syndicats ou différentes professions. Pour ce qui est des fruits et légumes, nous avons beaucoup entendu parler de vente directe des producteurs auprès de la grande distribution. J’aurais donc voulu savoir comment votre interprofession accompagne spécifiquement ce mouvement qui, s’il n’est pas majoritaire, est tout de même relativement répandu. Que faites-vous pour accompagner alors les producteurs face à la grande distribution ?

M. Hervé Pellois. Quelle est votre appréciation par rapport à la grande différenciation qui existe dans vos produits, entre les produits issus de l’agriculture et les autres ? Est-ce qu’il y a, de la part de la grande distribution, des inquiétudes à avoir sur les produits issus de l’agriculture biologique ?

M. Laurent Grandin. Le groupe Pomona est un groupe centenaire qui est à 100 % familial. Il n’est pas coté en Bourse. Comme directeur de TerreAzur pour l’Île-de-France, j’étais spécialiste de la restauration. En effet, TerreAzur constitue sans doute l’une des plus grandes entreprises de France, et peut-être d’Europe, pour la distribution de fruits et légumes en direction de la restauration. Dans ces fonctions, je n’étais donc pas confronté directement, je tiens à le dire, à la grande distribution.

Cela ne veut pas dire qu’un pourcentage de l’activité de Pomona n’est pas fait avec les grands magasins spécialisés. Mais ce pourcentage est relativement marginal au regard de l’activité d’ensemble de Pomona, activité tournée vers la restauration et vers les métiers de bouche, donc plus vers l’activité de détail traditionnelle que vers la grande distribution.

Aujourd’hui, comme les règles ou les lois n’ont pas encore pu commencer à se mettre en place dans notre secteur et qu’il n’y a pas de négociation annuelle, la négociation avec la grande distribution s’opère de gré à gré. Nous ne connaissons pas de difficultés spécifiques, sachant que les grossistes sont des contributeurs un peu marginaux dans le dispositif de distribution. Car l’essentiel des achats est effectué par les centrales d’achat. Nous ne faisons ainsi que compléter une offre soit d’opportunité, soit de spécificité, au sein de la grande distribution. Nous sommes donc moins touchés frontalement par les produits de masse.

Au niveau de la société Pomona, je n’ai donc pas de remarque particulière à formuler. Mais je ne suis bien sûr pas le dépositaire de la vérité dernière, ni le président de Pomona. Cela se saurait ! Je ne parle qu’u niveau du périmètre d’activité que je connais et dans lequel j’exerce.

Concernant la vente directe des producteurs et ce qu’on pourrait peut-être qualifier de relocalisation des productions de manière générale, il s’agit d’un phénomène qui s’amplifie de manière considérable. Pour la partie que je connais le mieux, à savoir la restauration, il prend très largement le pas sur la diffusion des produits issus de l’agriculture biologique, laquelle peine à se développer en restauration collective pour des questions de coût. Je vous rappelle qu’en effet, sur les dix premiers produits de la restauration, le bio coûte 70 % plus cher que le produit conventionnel. Il faut avoir ces chiffres en tête pour mieux voir combien la marche à gravir est élevée.

Par contre, l’approvisionnement local se développe bien. À INTERFEL, nous avons un principe, tant pour le bio que pour la vente directe : nous n’opposons ni les agricultures ni les circuits. Dans la logique du guide auquel nous avons travaillé et sur lesquels les quatorze familles professionnelles d’INTERFEL se sont mises d’accord, nous avons créé les conditions nécessaires pour faciliter la mise en œuvre des dispositions de contractualisation là où c’était souhaité. Car, du point de vue de la typologie de nos produits, certains sont prévisibles et d’autres non. La gestion des produits stockables est plus prévisible que celle des produits extrêmement exposés.

Or, pour nouer un contrat, il faut être au moins deux. Il faut qu’un souhait s’exprime. D’ailleurs, la loi EGAlim a renversé le dispositif primaire de la loi de modernisation économique (LME). À notre avis, elle remet ainsi les choses dans le bon sens de la marche. Mais, pour l’heure, et pour les raisons que j’évoquais, nous n’avons pas encore reçu de proposition de contrat de la part de l’amont. Cependant, le guide auquel nous avons travaillé collectivement a précisément pour objet de faciliter l’émergence d’un dispositif conforme à la loi, loi qui n’est pas toujours facile à décrypter pour un producteur individuel.

M. Louis Orenga, directeur général de l’Association interprofessionnelles des fruits et légumes frais (INTERFEL). Le président d’INTERFEL, lorsqu’il est élu, ne représente plus sa famille professionnelle. Nos statuts font que, dès que le président de l’interprofession est élu, il perd sa qualité de représentant de la famille professionnelle dont il est issu. Une autre personne est nommée et élu pour représenter ladite famille. Le président perd également son droit de vote au sein du conseil, de manière à ce que le président puisse bien représenter l’institution et qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur sa représentativité.

M. Daniel Sauvaitre. Quant à la constitution de la commission « Économie », comme je vous l’ai dit, elle est coprésidée à la fois par l’amont, que je représente, et par un membre de la FCD. Ainsi, le secteur de l’amont et la grande distribution coprésident la commission. Parmi les membres, chaque famille professionnelle est représentée à égalité. Il y a donc un parfait équilibre.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et, au niveau de la commission économistes, y a-t-il un droit de véto des membres, au sein du collège ? Comment est-ce que cela fonctionne ?

M. Daniel Sauvaitre. La commission, en tant que telle, n’a pas de pouvoir de décision. Elle transmet des propositions au conseil d’administration, pour ce qui relève du conseil d’administration. Ou bien où elle transmet des propositions à la Conférence des organisations professionnelles nationales (COPN), c’est-à-dire aux présidents des familles professionnelles. Pour nombre de décisions, ils décident à l’unanimité. Chacun, y compris les plus petites familles professionnelles, dispose ainsi d’un pouvoir de blocage des décisions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce la commission « Économie » qui décide aussi des indicateurs de coûts de revient ?

M. Daniel Sauvaitre. Si nous indiquons des indicateurs de coûts de revient, ils sont soumis à l’appréciation de l’ensemble des participants, dont la FCD.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. C’est-à-dire que si l’indicateur du coût de revient de la pomme ne plaît pas à la FCD, qui représente la grande distribution, elle peut émettre un vote négatif et dire non à l’indicateur de coût de revient ?

M. Daniel Sauvaitre. En théorie, en effet. Mais, comme je vous l’ai indiqué, l’interprofession ne sait pas se mêler de l’élaboration d’un prix de revient de la pomme… Je suis également président de l’Association nationale des pommes et poires. Le prix de revient de la pomme est un indicateur très important, qui permet de savoir à partir de quand on perd de l’argent et à partir de quand on en gagne. Mais pas plus.

Sur un pommier, vous récoltez des fruits dont une partie, pour ne pas être gaspillée, va servir à faire de la compote et être vendue très en dessous du prix de revient, peut-être à 5, 10 ou 15 centimes. L’arboriculteur va donc vivre de pommes les plus belles et les plus attrayantes, qu’il peut vendre à deux euros le kilo. Chacun va ainsi avoir pour stratégie de réussir en moyenne, année après année, et non pas forcément pour une année donnée, à dépasser son prix de revient. Sinon, l’entreprise disparaît.

Mais la notion de prix de revient est quelque chose qui est tout à fait impossible à approcher en termes de moyens ou bien à approcher collectivement. Cela évite à la FCD de devoir contrer telle ou telle analyse de notre part.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour vous, même si c’est dans les statuts d’INTERFEL, cela ne vous dérange donc pas que, dans la commission économie, votre client ait un droit de véto. Pensez-vous vraiment que les statuts sont bien écrits ?

M. Daniel Sauvaitre. Eux-mêmes se retrouvent autour de la même table que leurs fournisseurs autour de la table. Mais nous ne siégeons pas en tant qu’entreprise fournisseur ou en tant qu’entreprise cliente. La FCD elle-même n’a pas d’autorité sur ses composantes entreprises. Nous évoluons plutôt dans une dimension collective et syndicale.

Nos discussions visent justement –c’est toute la force de l’interprofession– à dépasser une défense stricte de notre marge individuelle. Nous nous efforçons de rappeler certes l’existence des règles et de l’économie de marché, mais en essayant, collectivement, de voir où il y a des frictions ou des améliorations à apporter. Je puis vous assurer que chacun y met de la bonne de volonté et peut même quelquefois se retrouver à devoir porter, à sa propre famille professionnelle, des messages qui ne sont pas simples. Tel est l’effet du travail collectif que de rapprocher les points de vue.

Au contraire, le quotidien peut nous conduire avoir des débats assez violents entre producteurs et distributeurs, car la formation des prix est un combat quotidien. Dans ce contexte-là, nous ne sommes pas dans un monde de bisounours…. Chacun défend chaque centime.

M. Louis Orenga. Pratiquement, cela fait plusieurs années que personne n’a exercé son droit de véto, pas plus la FCD que notre famille professionnelle. Telle est la force dissuasive du droit de véto. Il est justement utile pour qu’on ne l’utilise jamais et pour que les organes soient prêts, dans le dialogue interprofessionnel, arrive à trouver une solution efficace pour toutes les parties. Comme directeur général, je ne me souviens pas, spontanément, que son droit de véto n’ait jamais été utilisé de la part de la FCD.

M. Laurent Grandin. Cela nous oblige au consensus. En outre, nous ne gérons pas de prix.

Nous ne nous trouvons pas dans une situation comparable à celle du secteur du lait ou de la viande, où des outils de concentration de l’offre industrielle mettent en relation directe le producteur et le distributeur. Nous ne nous occupons pas, quant à nous, du prix. Nous avons seulement créé des outils qui facilitent le calcul du prix de revient en fonction de la situation de chaque producteur. Les indicateurs ont été mis au point par l’équipe technique d’INTERFEL, qui se base sur les indicateurs publics et sur des indicateurs prouvés. La FCD a, comme tous les autres membres, un droit de parole et d’intervention sur ces travaux, mais, sur ces questions, je n’ai jamais vu la FCD réintervenir sur les indicateurs proposés par les services techniques d’INTERFEL.

Je conclurai sur les produits issus de l’agriculture biologique. Nous avons un comité en charge du bio, qui couvre le sujet et est élargi à énormément d’invités. Cela permet d’avoir des échanges dans une formule souple. J’ai compris qu’il y avait une inquiétude, parce que la grande distribution a pris ce sujet à bras-le-corps. Alors que certains étaient partis un peu plus tôt, d’autres arrivent seulement sur ce marché. Il se développe et la question de la disponibilité des produits sur le territoire français se pose. C’est plutôt, à mon avis, une bonne nouvelle parce que, pour qu’un marché se développe, il faut de nouveaux acteurs.

Aujourd’hui, la principale question qui se pose est celle de la conversion. La loi Egalim la règle en partie, au travers de l’approvisionnement de la restauration collective. Accorder aux agriculeurs en phase de conversion un accès préférentiel à la restauration collective leur garantit une marge financière pendant cette période de conversion. Mais cela constitue aussi une facilité pour les producteurs en ce que, grâce à la lisibilité de leurs perspectives entre le moment où ils décident de passer au bio et le moment où ils peuvent enfin se servir de la certification.

Cela nous amène à un problème plus général en France, problème qui n’affecte pas uniquement les produits bio. Une demande importante est de moins en moins satisfaite localement en France. Nous autres producteurs avons ainsi perdu un certain nombre de parts de marché, y compris sur ces marchés intérieurs. Tout le travail qui nous reste à faire collectivement, c’est d’essayer de localiser sur le territoire tout ce qui peut l’être.

Cela ne signifie pas que nous soyons fermés aux échanges. Je rappelle que nous comptons dans nos rangs les introducteurs et les importateurs, comme les gens qui font du commerce. Mais il y a une formule à trouver pour arriver au bon équilibre entre les offres qui complètent la production nationale et notre production de proximité, qui doit être soutenue lorsque c’est possible.

Mme Cendra Motin, présidente. Nous en venons aux questions des députés.

M. Yves Daniel. Permettez-moi de commencer par rappeler l’objectif de notre commission d’enquête : comprendre les relations commerciales qui existent entre la grande distribution et ses fournisseurs, soit un ensemble d’acteurs dont INTERFEL fait partie, puisqu’elle représente l’une des interprofessions. Cet objectif s’inscrit dans le sillage des états généraux de l’alimentation et de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole, qui a été adoptée dans la foulée et dont les textes d’application se mettent peu à peu en place. Il consiste à répondre à la question suivante : en quoi les relations commerciales permettent-elles de mieux partager la valeur ajoutée entre les filières amont et aval et d’assurer les revenus des agriculteurs tout en garantissant une alimentation saine, sûre et équilibrée ?

L’interprofession que vous représentez n’est pas en mesure, nous avez-vous dit, d’agir sur l’un des leviers qui permettraient d’atteindre ces objectifs, car vous ne pouvez pas déterminer les coûts de production et, ce faisant, participer à l’inversion de la formation des prix. Je m’interroge donc sur la manière dont l’interprofession pourrait contribuer à améliorer les relations commerciales pour y parvenir.

Mme Martine Leguille-Balloy. Ma question est technique : je crois comprendre que le transfert du risque s’opère à réception. Votre guide comprend d’ailleurs des indicateurs non par produit mais par coût global de production. Vous y évoquez à plusieurs reprises la notion de pénalité logistique, qui a trait au transfert du risque, qu’il s’agisse du transport ou encore de l’état dans lequel arrivent les fruits et légumes. Cependant, une personne précédemment auditionnée nous a expliqué que la grande distribution joue beaucoup sur ce point : lorsque des fruits et légumes ne lui semblent guère vendables, elle estime par exemple qu’une pénalité logistique s’applique et, à ce titre, demande le remboursement de ce qu’elle a payé – puisque le paiement intervient toujours avant la mise en vente des fruits et légumes.

Réexpliquez-nous cela, car ce n’est pas clair. Mes deux questions sont précises : la grande distribution joue-t-elle sur les pénalités logistiques pour ne pas être correcte avec les producteurs ? Quand a lieu le transfert du risque ?

M. André Villiers. Au cours des vingt dernières années, le nombre de producteurs a diminué de près de 50 % en France. Le marché dépend désormais des importations à hauteur de 40 % environ. Quelle est la position de l’interprofession concernant l’arrivée sur le territoire national de fruits et légumes importés et produits en licence complète d’utilisation de produits phytosanitaires proscrits en France ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Le SRP, nous avez-vous dit, monsieur le secrétaire général, est une bonne chose mais sa mise en place est difficile dans le secteur des fruits et légumes avec un prix de 99 centimes – à quoi la grande distribution vous répond que pour appliquer le SRP, il faut baisser les prix de 10 %. Expliquez-nous donc précisément ce qui se passe lorsque la grande distribution vous parle non pas de qualité et de produits, mais de prix, ce prix de 99 centimes qui, selon elle, plaît à ses clients. Que lui répondez-vous ? Si vous refusez de baisser le prix, vous menace-t-elle de déréférencement – si déréférencement il y a pour ce type de produits – et vous annonce-t-elle qu’elle préférera les pommes polonaises, au hasard, aux pommes françaises ? En somme, je voudrais connaître le détail des relations commerciales que vous entretenez avec la grande distribution lorsqu’elle vous impose un prix de 99 centimes quelle que soit la qualité du produit.

M. Daniel Sauvaitre. Toutes ces questions – certaines très directes – sont liées. Nous avons constaté une évidence : tant que l’un des opérateurs de la grande distribution maintient dans son magasin tel ou tel prix psychologique, l’autre, ne voulant pas que son magasin se vide car il pratique un prix psychologique différent, retourne vers le producteur en exigeant qu’il assure la même production à un moindre prix pour que le coefficient antérieurement fixé s’applique – quitte à augmenter éventuellement le prix sur d’autres produits. Cette situation concrète est d’une complexité infinie puisque la négociation se fait entre un metteur en marché et un responsable d’achats dont le service marketing a fixé le prix du produit concerné. C’est là qu’intervient l’interprofession : elle fait remonter les informations concernant la réalité de la mise en œuvre du SRP, qui a un effet négatif immédiat sur la production.

Compte tenu de la colère qui monte, la grande distribution passe à son tour le message aux enseignes en leur demandant de prendre garde et de sortir des prix psychologiques qu’elles pratiquent, faute de quoi le risque de clash pourrait se concrétiser. Voilà la réalité sur le terrain. Face à la situation du quotidien, l’interprofession réalise un travail collectif pour tenter de s’extirper de ce moment technique, qui n’est pas censé durer car, tôt ou tard, les prix psychologiques finissent par changer. En attendant, nous nous trouvons dans une zone de turbulences assez violentes.

Quant au risque de déréférencement, il fait, lui aussi, partie d’un quotidien qui n’est pas nouveau. La relation entre les opérateurs commerciaux est toujours faite de rapports de force. Dans la filière des fruits et légumes, cependant, le nombre d’opérateurs qui se plaignent vivement du comportement de la grande distribution diminue car les intérêts des uns et des autres sont liés ; la grande distribution ayant de son côté besoin de marchandises de qualité. Autrement dit, le rapport de force n’est pas à sens unique comme on l’imagine parfois : à l’inverse, lorsqu’une production a le vent en poupe, les prix montent et cette hausse se répercute par force sur les prix de la grande distribution, comme vous l’ont peut-être dit les représentants de la filière porcine.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous faites donc remonter les informations. Soit ; cela revient en quelque sorte à répondre à quelqu’un que l’on enverra un courrier qui réglera tout. Envoyer un courrier ou faire remonter l’information est une chose ; la réalité des montants perçus par le producteur en est une autre. Vous nous dites que vous faites remonter l’information sur le prix à 99 centimes. Le législateur – ou du moins une grande partie d’entre nous – a instauré le SRP. Avez-vous réussi à le faire appliquer, oui ou non ? Qui sont ceux qui l’ont refusé ? Nous devons connaître leurs noms. Est-ce Leclerc ? Intermarché ? Carrefour ? Système U ? Casino ? Nous sommes dans une commission d’enquête : tout témoignage mensonger peut être puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 75 000 euros. Je vous repose donc la question : nous devons savoir quelles pressions exerce la grande distribution pour que le SRP ne s’applique pas. Avez-vous baissé vos prix de 10 % ? Vous a-t-on demandé de réduire de 10 % le prix de la pomme moyennant une hausse de 20 % de celui de la fraise pour que chacun soit content ? Ne tournons pas autour du pot : je ne suis pas ici pour envoyer un courrier.

M. Daniel Sauvaitre. Je ne crois pas tourner autour du pot en vous disant que cette pratique ne concerne pas l’ensemble des volumes. Le SRP a été appliqué et le coefficient multiplicateur de 1.10 a été respecté. Je dis simplement qu’il a conduit, compte tenu des stratégies commerciales, à ce que cette pression soit exercée pour certains fruits ou légumes.

L’interprofession se contente de faire remonter l’information, dites-vous. Précisons qu’elle se trouve tout de même placée sous la surveillance d’une autre autorité puissante, l’autorité de la concurrence. Les producteurs – j’en suis un – vivent dans une contradiction permanente entre le législateur qui veut leur donner les moyens d’imposer des prix meilleurs pour qu’ils vivent mieux et l’autorité de la concurrence qui, elle, est prête à dépêcher la gendarmerie s’il apparaît la moindre forme d’entente ou s’il lui semble que les prix pratiqués ne sont pas le résultat d’une confrontation entre deux entités libres à qui il appartient de former les prix à l’abri de toute pression extérieure.

M. Laurent Grandin. La grande distribution en tant que telle n’existe pas. Dans le secteur des fruits et légumes, la pression qu’elle exerce est beaucoup moins forte qu’ailleurs parce que ses parts de marché n’y sont pas de 80 % ou 90 % mais plutôt de 60 %, les autres opérateurs représentant 40 % du marché. Autrement dit, le marché ne se dessine pas entre deux opérateurs, les producteurs d’un côté et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) de l’autre.

S’agissant du SRP, les dommages sont marginaux : il ne s’agit que de quelques actions pré-engagées que nous nous employons à résoudre avec la grande distribution. Lorsque nous avons été saisis de ce sujet, nous avons formulé deux propositions.

Les représentants de la FCD au sein d’INTERFEL sont intervenus auprès des enseignes – car ce sont bien les enseignes qui font du commerce, et non la FCD elle-même, qui ne les fédère d’ailleurs pas toutes – pour alerter sur le risque existant. D’autre part, INTERFEL a proposé la création d’un groupe de travail de la commission « Économie » sur le SRP. Notre rôle, en effet, est de faciliter les choses et de créer les conditions de la consommation. Nous ne réglons pas les problèmes de prix car c’est interdit – nous ne le souhaiterions d’ailleurs pas – et nous dépendons de l’OCM des fruits et légumes. En revanche, nous sommes saisis d’un certain nombre de sujets, qui peuvent aussi concerner les expéditeurs ou les grossistes, par exemple – ce fut le cas lorsque s’est posée la question des rabais, remises et ristournes. Nous avons fait en sorte que les différents acteurs travaillent ensemble et avons abouti à la rédaction d’un guide de bonnes pratiques qui éclaire les dispositions de la loi.

En clair, nous n’intervenons que lorsque survient une difficulté technique. La FCD, quant à elle, n’est pas en mesure de régler à elle seule la question du négoce des enseignes, de même que nous ne conduisons pas d’activité de négociation commerciale, mais seulement de relation et de facilitation des échanges.

Mme Cendra Motin, présidente. Passons aux autres questions posées : la logistique et les importations.

M. Daniel Sauvaitre. Il a en effet été question des importations, de la pomme polonaise et de notre capacité à construire un prix à partir du prix de revient. Comme vous l’avez peut-être lu dans la presse, la Pologne, précisément, a une production très excédentaire et ne sait pas quoi faire de ses fruits, lesquels arrivent désormais à Rungis à des prix qui sont inférieurs de 50 % à 70 % aux nôtres. Nous sommes en Europe : le marché est libre. Le défi, pour les producteurs, consiste à conserver la valeur de nos fruits en identifiant leur origine française et en assurant leur qualité et leur variété. La réalité, cependant, est celle-ci : il est difficile de proposer son prix de revient à un acheteur qui a le choix entre ce que lui offre un producteur français et des produits 50 % à 70 % moins chers. Je me rends régulièrement sur place pour voir comment les choses se passent : la digue est en train de rompre. Nous avons maintenu le marché intérieur français à des niveaux spectaculairement plus élevés qu’ailleurs en Europe, puisque nos prix de revient sont plus élevés mais, encore une fois, la digue cède.

Certes, les normes de production ne sont pas les mêmes. Dans ce domaine, INTERFEL n’intervient pas : c’est plutôt à telle ou telle famille de juger opportun d’activer la clause de sauvegarde de sorte que les règles imposées aux producteurs français le soient également à ceux dont nous importons les fruits. De ce point de vue, c’est plutôt au législateur qu’il appartient de nous aider à ce que ne soient pas importés en France des fruits et légumes produits moyennant un coût de revient moins élevé et selon des modes de production que nous n’acceptons plus de nous autoriser. L’interprofession a ce débat avec les familles d’importateurs qu’elle représente également.

M. Laurent Grandin. Comme de nombreux acteurs publics et politiques, INTERFEL défend l’idée selon laquelle ces questions doivent faire l’objet d’une harmonisation européenne. Étant donné les conditions de production des fruits et légumes italiens, espagnols ou français, nous vivons en fait de dérogations. Autrefois, les limites maximales de résidus étaient fixées par pays ; aujourd’hui, elles le sont à l’échelle de l’Europe. Nous prônons l’harmonisation dans tous les domaines.

Sur le plan environnemental, il sera toujours très difficile d’imposer les clauses de sauvegarde, plus aisées à appliquer pour des motifs d’ordre sanitaire. Nous ne voulons pas de surtransposition et souhaitons l’harmonisation des décisions de façon à éviter une fausse concurrence par le biais des produits phytosanitaires.

Il a été demandé à quoi sert INTERFEL dans le cadre des plans de filière. Avant toute chose, l’interprofession ne peut agir que dans les limites autorisées par le cadre européen : la décision, qui relevait initialement du code rural, dépend désormais de l’OCM. Nous avons écrit les plans de filière et conduisons des travaux qui permettent d’éclairer et de baliser le chemin pour parvenir à des solutions. Je rappelle que les plans de filière d’INTERFEL prévoient 50 % de production à haute valeur environnementale (HVE) dans les cinq prochaines années, et 30 % de contractualisation – soit un niveau élevé pour la filière des fruits et légumes. Nous nous sommes en outre engagés en faveur du développement du bio. La force de cet engagement, c’est qu’il n’est pas le résultat d’une pression mais d’une volonté collective assumée par tous les acteurs. Nos engagements seront tenus, comme ils l’ont toujours été ; c’est la force du collectif.

Mme Martine Leguille-Balloy. Le guide que vous avez publié est très précis sur toutes les questions logistiques. Pouvez-vous répondre à ces deux questions essentielles : quand s’opère le transfert de risque ? Qu’en est-il des demandes de remboursement formulées pour des motifs logistiques alors qu’il s’agit en réalité de produits qui, se vendant mal, ne conviennent pas à l’acheteur ?

M. Daniel Sauvaitre. Nous avons précisément essayé de clarifier la situation par accord. Le transfert de risque se fait dès l’instant où l’agréeur reçoit la marchandise, constate qu’elle est conforme et la paie aux conditions établies, ou qu’elle est non conforme, auquel cas il la rejette. C’est aussi clair que cela. Au quotidien, néanmoins, des frictions peuvent se produire ici ou là. Tout notre travail sur ce point extrêmement sensible a justement consisté à clarifier ce qui peut justifier un refus et, par conséquence, le retour de la palette. Nous sommes sortis du système de rabais, remises et ristournes précisément pour éviter que les agréeurs, considérant que le produit n’est pas conforme, demandent une réduction de prix ; les choses ne se font plus comme cela. Il faut désormais rejeter ou accepter la palette ; aucune négociation n’est possible après l’agréage, qui ne peut servir de base à une nouvelle modification du prix. La seule décision à prendre est celle de la conformité ou non du produit.

Mme Martine Leguille-Balloy. Il est donc possible de rejeter une palette.

M. Daniel Sauvaitre. Oui : retour à l’envoyeur.

Mme Martine Leguille-Balloy. Ne faut-il pas un motif ?

M. Daniel Sauvaitre. Si : la non-conformité du produit aux critères du bon de commande.

Mme Cendra Motin, présidente. Qui est l’agréeur ?

M. Daniel Sauvaitre. C’est la personne qui réceptionne la marchandise et qui doit, à réception, faire valoir les éventuels éléments de non-conformité auprès de son fournisseur. Au-delà d’un certain délai, il est trop tard pour affirmer que la qualité ne correspond pas au niveau attendu. Concrètement, l’« agréage » se fait lors du déchargement du camion : l’agréeur examine la marchandise et décide de la prendre ou non. Notre travail a consisté à clarifier cette phase du processus pour éviter que des abus ne soient commis et que des prétextes soient utilisés à tort et à travers.

M. Laurent Grandin. La filière s’est dotée de protocoles, notamment d’un partenariat qui prend la forme d’une convention signée par les syndicats de la filière aval et la direction générale de la concurrence. Ce partenariat prévoit la formation des agréeurs, qu’assure en grande partie le centre technique des fruits et légumes. Ces protocoles prévoient des normes ainsi qu’une analyse phytosanitaire.

La première règle est donc celle de la mise en conformité aux normes. Les produits peuvent certes présenter des défauts qualitatifs ou un calibre non conforme, car le paramètre qualitatif n’est pas le seul à pouvoir justifier un rejet de la marchandise.

Quoi qu’il en soit, le transfert de risque et de responsabilité survient dès lors que le produit entre chez l’acheteur, que ce soit la grande distribution, un grossiste ou un détaillant.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Prenons un autre exemple : un petit producteur de fraises du Sud-Ouest envoie sa production à Lille. À réception, l’opérateur de grande distribution décide, en raison d’un calibre non conforme, de ne pas accepter la marchandise – et de ne pas la payer. Que se passe-t-il alors ? Y a-t-il retour à l’envoyeur ou la réexpédition coûte-t-elle si cher que le producteur décide, ayant déjà perdu sa production, de ne pas la récupérer ? D’autre part, comment caractérise-t-on le fait que la fraise n’est pas bonne ? Sur une base visuelle – photographie ou autre – qui permettrait de justifier d’un problème grave dans la palette concernée ? Il nous a en effet été dit que certains magasins, qui n’arrivent pas à écouler leurs fraises, par exemple parce qu’il fait mauvais temps, finissent par refuser des palettes faute de pouvoir les vendre. Quel est votre avis ?

Mme Michèle Crouzet. Les questions logistiques sont importantes, en effet. Ma question portera sur les calibres des fruits et légumes, qui peuvent varier d’une année à l’autre et dont la taille peut ne pas forcément convenir à un distributeur. Quelles relations entretenez-vous avec vos clients sur ce point de friction éventuel ?

Autre chose : sur le site d’INTERFEL, je vois une multitude d’associations et de sigles. Cet excès n’est-il pas finalement une faiblesse ? Vous êtes si nombreux que l’on y perd son latin. Êtes-vous bien armés pour répondre à la grande distribution ? Le pruneau, le bigarreau d’industrie, le chou à choucroute… Le nombre considérable d’associations ne vous affaiblit-il pas lors de la formation des prix avec la grande distribution ?

M. Laurent Grandin. En réponse à la question sur la fraise, il s’agit de démarches privées qui ne relèvent pas des interprofessions. Les signes de qualité reconnus sur le plan européen sont peu nombreux et la France y a ajouté la haute valeur environnementale (HVE), qui est une réponse assez adaptée puisqu’elle certifie l’agroécologie. C’est le sigle montant, qui permet aussi de différencier les produits français de produits de pays tiers n’appliquant pas cette certification. La multiplication des sigles n’émane pas de l’interprofession.

Il y a très peu de chances qu’un petit producteur de fraises du Sud-Ouest envoie sa production à la grande distribution pour une raison simple : pour servir les plateformes de la grande distribution, il faut des volumes. Le petit producteur en question ne pourra donc pas servir un supermarché se trouvant dans le Nord. S’il sert un magasin à proximité, il se charge souvent lui-même de la livraison et, en cas de problème, le règlement peut se faire en direct avec l’acheteur.

Cela étant, il existe une tendance à la normalisation européenne – souvent d’origine française – sous la forme de normes CEE-ONU correspondant à des critères de qualité. Ces critères peuvent porter sur l’évolution des fruits – la fraise, par exemple, est un fruit exposé qui peut être touché par le développement rapide de maladies, au point que les fraises sont expédiées saines et réceptionnées le lendemain dans un état de mauvaise qualité. Le calibre – de la pomme, par exemple – peut aussi poser problème. Il se pose également des questions de conformité gustative. Les fraises immangeables, par définition, ne sont pas acceptées. Je n’exclus pas, sur certains marchés difficiles, qu’il puisse exister des pressions à la marge, mais nous disposons de mécanismes de gestion de ces cas par le prix : le marché présente une certaine élasticité entre les volumes et les prix qui permet de procéder à un ajustement des deux côtés.

Nous sommes désormais dans un régime européen commun de normalisation et l’« agréage » se fait dans toutes les entités, qu’elles soient de la grande distribution ou non, afin de libérer la propriété et le risque.

Mme Cendra Motin, présidente. La question du rapporteur portait plutôt sur les moyens de contrôle dont dispose le producteur en cas de refus d’agréage et sur le sort que réserve la grande distribution aux produits non agréés qui ne tiendraient pas le choc d’un renvoi. En clair, comment le producteur est-il protégé face aux problèmes liés à l’agréage ?

M. Daniel Sauvaitre. L’agréage se fait à l’entrée de la marchandise dans le magasin et le fait que le distributeur ne parvienne pas à vendre le produit ne le dispense pas de le payer : il est alors trop tard pour qu’il revienne sur le contrat passé. La question de la dégradation en rayon est de son ressort – et il a toujours la possibilité d’informer son producteur des pertes éventuellement subies. Les professionnels de part et d’autre sont tenus d’entretenir ces relations permanentes. Lorsqu’un distributeur renvoie des palettes pour un oui ou pour un non, le producteur peut tout aussi bien le mettre au pain sec : le mécanisme fonctionne dans les deux sens. S’il connaît des pertes de recettes en raison des litiges excessifs d’un distributeur, le producteur s’adressera à d’autres distributeurs – faute de quoi il risque de disparaître. D’un côté comme de l’autre, il est difficile de sortir durablement de cette logique en exerçant des pressions inacceptables ou hors-jeu. Il est impossible d’empêcher tel ou tel acteur de mal se comporter ici ou là mais ces écarts ne sont pas viables dans la durée. Nous ne produisons pas des boulons, mais des fruits et légumes dont chacun connaît leur fragilité.

J’en viens à la question des calibres. Dans le secteur de la pomme, par exemple, le marché segmente les valeurs en fonction des calibres. Or chaque année, la récolte est assez aléatoire, même si nous passons notre temps à essayer de réguler le nombre de fruits par arbre de manière à les valoriser au mieux. Il arrive néanmoins que les pommes soient trop grosses ou trop petites. Nous avons alors un dialogue collectif au sein de l’interprofession pour sensibiliser à la spécificité de la récolte de pommes et inciter les opérateurs à accepter de modifier leur offre pour tenir compte de la réalité. Malgré le temps consacré au dialogue collectif, il arrive que des difficultés apparaissent.

En outre, la part des importations dans nos assiettes de fruits et légumes ne cesse d’augmenter – et ce n’est pas fini ! À ce stade, néanmoins, nous parvenons par ce dialogue constant avec la grande distribution à maintenir les fraises, pêches, nectarines ou pommes françaises à une valeur supérieure au niveau du marché européen. Les tensions sont inévitables et parfois graves mais en moyenne, comme le montrent les chiffres, nous maintenons, dans le cadre d’accords avec la grande distribution et grâce à des éléments d’identification – vergers éco-responsables, indications géographiques protégées, « Origine France » et ainsi de suite – des niveaux de prix à la production supérieurs au marché. C’est de plus en plus difficile, cependant, puisque nos importations sont croissantes. Nous craignons donc que la production soit mise à mal car cette tendance ne va pas s’inverser. 

Mme Michèle Crouzet. Le fait de bien manger est tout de même un argument !

M. Daniel Sauvaitre. Nous l’espérons, mais c’est le consommateur qui décide.

M. Daniel Orenga. En effet, la décision ultime appartient au consommateur et c’est un élément important d’environnement des relations commerciales : il faut répondre aux attentes et aux demandes sociétales. De ce point de vue, l’information du consommateur peut être un outil favorable aux bonnes relations commerciales. L’interprofession regrette que les textes d’application d’une loi récemment adoptée par le Parlement en vue d’instaurer des espaces d’information sur les chaînes publiques – afin d’expliquer les mécanismes aux consommateurs pour en faire des arbitres plus éclairés – ne soient jamais sortis.

De ce fait, nous ne sommes pas en mesure de mettre en œuvre collectivement une information claire et susceptible, indirectement, de créer un environnement favorable à ce que l’interprofession agisse dans le cadre d’accords interprofessionnels – qui peuvent eux aussi contribuer à créer un environnement favorable aux relations commerciales. Nous sommes très attentifs à ce climat général. Nous faisons donc une nouvelle fois appel à vous pour que ces propositions puissent se traduire dans les faits, dans l’intérêt de bonnes relations commerciales dans le secteur.

Mme Cendra Motin, présidente. Croyez-moi, les députés qui ont adopté la loi en question s’emploient à en garantir la bonne application, notamment dans le cadre d’une mission de suivi sur le sujet, en veillant à ce que les décrets soient pris en temps voulu pour que la volonté du législateur soit respectée. Je vous remercie.

 

L’audition s’achève à dix heures quarante.

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9.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Stéphanie Pageot, secrétaire nationale « relations avec les acteurs économiques » de la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB), et de M. Jean-François Vincent, secrétaire national « élevage » de la FNAB

(Séance du jeudi 9 mai 2019)

L’audition débute à dix heures quarante-cinq.

Mme Cendra Motin, présidente. Nous recevons Mme Stéphanie Pageot, secrétaire nationale « relations avec les acteurs économiques » de la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB), et M. Jean-François Vincent, secrétaire national « élevage » de la FNAB. Madame, monsieur, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour venir devant nous ce matin.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

Mme Stéphanie Pageot et M. Jean-François Vincent prêtent successivement serment.

Mme Stéphanie Pageot, secrétaire nationale « relations avec les acteurs économiques » de la FNAB. Je vous remercie de nous auditionner sur cette thématique. La Fédération nationale de l'agriculture biologique regroupe aujourd'hui 10 000 productrices et producteurs bio répartis partout sur tout le territoire. Nous œuvrons au développement de l'agriculture biologique en accompagnant les productrices et producteurs qui souhaitent passer en bio, et en travaillant à la construction des filières, en particulier des filières locales et équitables.

Sur la thématique particulière des relations commerciales, je tiens à préciser qu’en tant que Fédération nationale nous ne sommes pas en lien direct avec les acteurs économiques sur les aspects commerciaux. Mais nous contribuons, par l’intermédiaire de nos membres, à participer à la construction de filière et donc à pousser à des partenariats cohérents et équitables.

Je voudrais également rappeler que le marché de l'agriculture biologique est en pleine croissance : il s’établit aujourd’hui à plus de 8 milliards d'euros, et il est détenu à 50 % par la grande distribution. Cette part progresse, elle était d’à peu près 45 % avant 2017.

La grande distribution souhaite doubler, voire tripler, son chiffre d'affaires d'ici trois ans dans l'agriculture biologique. C'est donc un secteur extrêmement stratégique pour les années à venir.

La grande distribution se sert de l’agriculture bio pour assurer son développement, probablement pour redorer son image. Mais l’enjeu pour elle est d’assurer ce développement tout en préservant les promesses de l’agriculture biologique auprès du consommateur et des citoyens, qui demandent des produits de qualité respectueux de leur santé et de l’environnement, et en préservant les productrices et les producteurs bio dans le cadre des relations commerciales.

M. Jean-François Vincent, secrétaire national « élevage » de la FNAB. En tant que fédération nationale, nous ne sommes pas directement vendeurs de produits, mais nous représentons des productrices et des producteurs bio concernés par la négociation commerciale, directement ou à travers leur organisation de producteurs.

Avec le développement du bio, la massification du marché peut entraîner des effets destructeurs pour les filières et donc, in fine, pour la rémunération des producteurs. Au-delà de la seule négociation, nous travaillons pour accompagner le développement de nouvelles formes de relations commerciales. Nous refusons de condamner a priori la grande distribution quant à ses intentions et à ses pratiques commerciales, même si nous privilégions toujours les circuits les plus courts possibles. Le développement de l’agriculture bio requiert de la mettre à disposition de l'ensemble de la population. La bio partout et pour tous, c'est le slogan d'une structure commerciale, mais que nous reprenons volontiers à notre compte. Il faut rappeler qu'historiquement, la filière viande biologique a démarré grâce à un partenariat entre Auchan et la FNAB lancé fin 1995, une charte avait été élaborée à l’époque. Le développement de la filière bio en lait a été accéléré par le partenariat entre Biolait et Système U signé il y a une dizaine d'années. Et Système U a aussi joué un rôle important dans la consolidation de la filière porcine biologique en 2012, à une époque où il y avait de grosses difficultés de marché et des risques de déconversions importants dans la filière bio. Il y a quelques années, la filière bio était un peu méprisée, tandis qu’aujourd’hui on imagine qu’il suffit d’être en bio pour gagner sa vie quand on est agriculteur, ce n’est pas forcément le cas. Ainsi, en 2012, le porc bio traversait une crise. J’ai été l’un des initiateurs de cette filière, avec Système U, ce qui nous a permis de nous en sortir sans trop de mal.

La loi ÉGAlim remet à juste titre, à la base de la construction du prix, la rémunération des productrices et des producteurs et les coûts de production agricole, de manière à ce que la paysanne ou le paysan ne soit pas la variable d'ajustement des évolutions du marché. C'est sur cette base que nous avons toujours travaillé et que nous jugeons les relations avec les distributeurs, petits ou grands, spécialisés ou généralistes.

Mme Stéphanie Pageot. Nous avons des axes de travail sur ces différentes thématiques, notamment la formation des productrices et producteurs aux enjeux économiques et la réappropriation de leur stratégie commerciale et économique. Nous les accompagnons pour le calcul de leurs prix de revient. Celui-ci doit prendre en compte la rémunération, mais aussi l'autonomie des fermes, qui impose de disposer de la trésorerie pour couvrir les coûts du cycle d'exploitation sans avoir recours aux emprunts à court terme, la capacité d'investir, renouveler ou développer son outil de production, et la prise en compte de la gestion du risque. Dans un contexte de changement climatique croissant, il est important que ce ne soit pas les productrices et producteurs qui subissent ces aléas. Il est donc important que le calcul du prix de revient intègre le risque d'une année blanche, par exemple.

Donc, la prise en compte du seul coût de production dans les relations commerciales ne suffit pas, il faut aller au-delà, en calculant un prix de revient qui couvre la rémunération des producteurs, la capacité de recherche et développement, les besoins en fonds de roulement et la prise en compte du risque. Nous demandons donc que des formations économiques et commerciales soient proposées aux productrices et producteurs bio sur ces calculs de prix de revient, et qu’elles soient prioritaires dans la prise en charge du fonds de formation spécifique des productrices et producteurs, de manière à les accompagner dans ce travail et dans la construction future de partenariats avec les acteurs économiques.

M. Jean-François Vincent. En particulier, nous sommes partisans de la plus grande transparence possible sur la construction du prix. La loi ÉGAlim mandate en priorité les interprofessions pour publier des indicateurs pertinents de coûts de production et de prix de marché pour les différentes filières. La loi étant passée, les filières en sont maintenant au stade de la réflexion sur les modalités juridiques de sa mise en œuvre, de plus ou moins bonne foi selon les acteurs. Tout n’est pas encore clairement consolidé. Nous commençons à nous apercevoir des avancées de cette loi, et au-delà des critiques que nous avions, il y aura certainement une sécurisation des filières équitables dont a parlé Mme Pageot, qui permettra d’assurer une rémunération du producteur sur la durée.

C'est pour nous une bonne première étape, à condition qu’elle soit réellement mise en place. Les discussions semblent très compliquées dans la plupart des interprofessions, les acteurs ayant visiblement du mal à se mettre d'accord. De plus, le travail est essentiellement mené en agriculture conventionnelle et très peu en bio. Par exemple, pour la viande, nous n'avons toujours pas réussi à obtenir de la commission « bio » d'INTERBEV et d’INAPORC des indicateurs de coûts de production en bio, et rien n'est prévu sur les indicateurs de marché, certains opérateurs en refusant même le principe. On peut d'ailleurs noter que ce blocage ne vient pas de la fédération du commerce et de la distribution.

En fruits et légumes, les interprofessions ont publié des indicateurs de coûts de production et de prix de marché non spécifiques à la bio. Si un certain nombre d'indicateurs sont équivalents en bio et en conventionnel, comme le coût de la main-d'oeuvre, d’autres indicateurs sont spécifiques à l’agriculture bio, notamment sur le cours des semences et des plantes qui sont différents en bio ou en conventionnel. L'enjeu contractuel est bien d'avoir une juste répartition de la marge entre les différents partenaires. La vision que nous avons des filières n’est pas simplement de défendre notre revenu de producteurs : dans une filière qui marche, chacun doit gagner sa vie. On ne peut pas créer une filière si l’un des maillons ne s’y retrouve pas.

Mme Cendra Motin, présidente. Je vous invite à conclure, pour que nous puissions vous interroger directement.

M. Jean-François Vincent. Ce qui nous semble important, et que nous sommes en train de travailler, c’est la sécurisation. Si l’on prend l’exemple de ce que nous avons construit avec Système U en lait et en porc, il y a une relation directe entre producteurs et distributeurs qui seule permet de garantir la tenue du contrat dans la durée.

C’est toute la difficulté que nous rencontrons avec les marques nationales. Sans entrer dans le débat entre marques nationales et marques de distributeurs : si les marques nationales subissent une pression et ne peuvent pas tenir les prix qui permettent de rémunérer les producteurs à l’origine, nous n’y aurons rien gagné.

Nous sommes partisans de construire des filières sur la contractualisation directe entre le producteur et les distributeurs. Et, jusqu’à présent, ce n’est pas du tout sécurisé du point de vue des règles de concurrence. Nous voyons que les opérateurs intermédiaires, au lieu de négocier chaque semaine le prix d’achat de leurs matières premières, travaillent sur des prix qui ont été négociés à l’avance entre le producteur et le distributeur. Sachant à l’avance quel est coût de production, il sait qu’il va devoir acheter à tel prix, et ce qu’il négocie au sein de la filière, c’est sa marge normale pour la plus-value qu’il a apportée.

Il serait intéressant que vous puissiez rassurer les opérateurs économiques sur la conformité au droit de la concurrence de ces contrats, appelés tripartites, mais qui sont en fait multipartites. Une circulaire ministérielle, associée à un avis de l’Autorité de la concurrence, pourrait identifier les clauses « noires » qui ne peuvent figurer dans ces contrats.

C’est beaucoup plus facile à mettre en œuvre avec des marques de distributeurs, car le distributeur est alors le donneur d’ordres, qu’avec des marques nationales. Il est important d'avancer sur les marques de distributeurs, quelques-unes, que j’ai citées, sont exemplaires. Il faut élargir ce mode de relation entre producteurs et distributeurs.

Mme Stéphanie Pageot. Nous poussons beaucoup les partenariats sur la base du commerce équitable. Une loi de 2014 définit clairement le commerce équitable en fonction de quatre critères spécifiques. Nous voulons que le développement de l’agriculture biologique se fasse sur les bases du commerce équitable, pour toutes les filières et toutes les productions. C’est une manière de changer les relations commerciales, et nous devons profiter du passage à l’agriculture biologique pour avancer sur ce point.

Mme Cendra Motin, présidente. Je vous remercie pour tout ce que vous nous avez dit, c’est extrêmement intéressant. Une commission est aujourd’hui au travail sur le suivi de la loi ÉGAlim et l’objet de cette commission d’enquête est vraiment la relation entre les producteurs bio, qui constituent un enjeu majeur sur le marché de l’alimentation en France, et la grande distribution. C’est sur ce point que nous nous concentrons. Nous allons donc peut-être nous éloigner un peu des problématiques de cette loi pour nous attacher à ces questions précises.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Certains de vos adhérents ont-ils fait part de pratiques déloyales, de retards de paiement, d’annulations tardives de commandes, de refus de signer un contrat, de menaces de déréférencement en période de négociation ou autres ? Pouvez-vous entrer dans le détail des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs ?

M. Yves Daniel. Je suis député de Loire-Atlantique, paysan retraité, ancien producteur de lait et de porc bio. Je crois qu’il faut effectivement que cette commission d’enquête se focalise sur les relations et les pratiques de la grande distribution, et que vous nous aidiez à analyser en quoi le rôle de la grande distribution permet d’atteindre les objectifs fixés par les états généraux de l’alimentation et la loi ÉGALIM, c’est-à-dire rééquilibrer le partage de la valeur ajoutée dans les filières et assurer un juste revenu aux paysans.

Ma question est très simple : en quoi la grande distribution, par son comportement, permet de répondre aux questions que vous soulevez dans votre présentation ?

M. Jean-Pierre Vigier. Depuis un passé extrêmement récent, la grande distribution s’intéresse à la commercialisation des produits bio, et a atteint en très peu d’années presque 50 % du marché, ce qui est considérable. Face à elle, des réseaux sont organisés depuis plusieurs dizaines d’années, dont un certain nombre est d’ailleurs repris par de grandes enseignes. Ces grandes enseignes lancent leurs slogans : le bio pas cher, le bio pour tous ; et le tout débouche sur la guerre des prix. N’avez-vous pas le sentiment, en tant que producteurs, acteurs de l’amont, d’être dessaisis d’une affaire qui marche ? L’agrobiologie a le vent en poupe et est appelée à se développer. N’êtes-vous pas dépossédés, notamment sur l’approvisionnement local et la saisonnalité ? L’amont se retrouve spectateur, alors que le sujet aurait dû rester dans ses mains.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je viens des Herbiers, où l’on trouve l’entreprise La Boulangère. Cette dernière a été victime de la crise du beurre l’an dernier. Aujourd’hui, elle rencontre de grandes difficultés à trouver quelqu’un qui accepte de transformer du lait en beurre, de manière à payer directement les producteurs.

Il existe visiblement un ostracisme des transformateurs, de manière à ce qu’on ne puisse pas traiter directement avec les producteurs de lait. Pourriez-vous expliquer cela ?

Mme Cendra Motin, présidente. Vous avez que dans certaines interprofessions, il existait des blocages sur les indicateurs, et que ce n’était pas forcément la grande distribution qui en était responsable. J’aimerais savoir qui bloque ? Je vous rappelle que vous avez prêté serment, et il est important pour nous d’aller vraiment au fond des choses.

Vous avez parlé des marques de distributeurs et de votre relation directe avec elles. Comment arrivez-vous à défendre les producteurs et leurs coûts de revient ? Car l’objectif d’une marque de distributeur est de créer des produits d’appel, donc des produits moins chers que des marques bio. D’autres représentants de filières bio nous ont expliqué se battre contre les marques de distributeur bio. Vous semblez plutôt ouverts sur cette question, j’aimerais savoir comment vous arrivez à résister à la pression sur le prix face aux distributeurs avec lesquels vous négociez directement ?

Mme Stéphanie Pageot. À ce jour, nous n’avons pas connaissance de cas de déréférencement de nos adhérents. Le marché de l’agriculture biologique est en croissance, nous manquons de produits bio en France aujourd’hui. Le marché est extrêmement favorable, nous n’avons pas de difficulté à vendre nos produits, c’est l’inverse. Nous sommes dans un moment propice pour changer les relations commerciales et instaurer un autre rapport. Le rapport de force ne nous est pas défavorable pour le moment, il faut en profiter pour construire quelque chose de différent.

Je souligne qu’une partie des producteurs en agriculture biologique pratique la vente directe. Un certain nombre de ces producteurs ont également des relations commerciales directes avec la grande distribution, c’est notamment mon cas. Depuis dix ans, notre ferme commercialise directement avec des acteurs de la grande distribution et nous n’avons jamais eu aucun souci de relation commerciale dans les rapports directs. Les difficultés surviennent avec les intermédiaires, lorsque l’on passe par des centrales d’achat.

S’agissant des pratiques de la grande distribution, le fait d’annoncer des prix bas peut évidemment annoncer que ces prix bas se répercutent sur le producteur. Aujourd’hui, nous n’avons pas ce sentiment. Je ne dis pas que ce ne sera pas le cas dans le futur, mais aujourd’hui, les prix bas annoncés par la grande distribution sont obtenus en sacrifiant leurs marges, mais pas en réduisant les prix payés aux productrices et aux producteurs bio.

M. Jean-François Vincent. Je ne fais pas de vente directe, mais beaucoup de vente collective, et nous essayons de créer des filières de vente collective avec la grande et moyenne distribution. Lorsque nous avons rencontré des problèmes de chute des prix, ce qui arrive, c’est parce que nous n’avions pas suffisamment maîtrisé le rapport entre production et distribution. Soit la consommation était atone, soit le développement de la production n’a pas été accompagné d’un développement commercial suffisant, c’est le problème que nous avons connu en 2012. Mais pour les filières viande, les baisses de prix n’ont jamais été à l’initiative des distributeurs.

Actuellement, sur le marché du porc avec Système U, il y a des promotions, mais jamais nous n’avons dû baisser le prix au producteur. Le contrat avec la marque de distributeur « Porc Bio U » se fait uniquement avec des producteurs français, et nous avons retenu un prix de production, qui a été indexé sur les prix des aliments en filière porc et nous discutons tous les trimestres avec Système U. Mais le prix de base contenait les coûts de production, investissements compris, les coûts de la conversion et la rémunération des producteurs et des salariés.

Mme Stéphanie Pageot. À propos de la guerre des prix, aujourd’hui, nous avons plus à craindre de l’arrivée de nouveaux acteurs intermédiaires qui veulent aller sur le marché de l’agriculture bio parce que c’est un marché porteur. Ces acteurs intermédiaires commercialisent aussi en agriculture conventionnelle, et ont besoin de vendre les volumes de produits d’agriculture conventionnelle. Ils vont donc se servir de la bio pour capter des marchés et vendre leurs produits conventionnels. Pour décrocher ces marchés, ils vont baisser les prix de l’agriculture bio. C’est ce que nous craignons aujourd’hui, beaucoup plus que la guerre des prix de la grande distribution.

Nous voyons arriver des acteurs intermédiaires qui ne se préoccupent pas de la philosophie de l’agriculture biologique, de ce que nous défendons par nos modes de production, et qui sont prêts à sacrifier l’agriculture biologique pour obtenir les marchés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous donner des détails ? Donnez-nous des noms d’entreprises.

Mme Stéphanie Pageot. Dans la région nantaise, d’énormes maraîchers arrivent sur la production bio, et nous ne savons pas quelles seront leurs pratiques commerciales. Ils seront en concurrence directe avec les producteurs locaux, et ce qui suscité beaucoup d’inquiétudes.

M. Jean-François Vincent. À défaut de vente directe, je me suis beaucoup occupé de la création de filières de vente collective avec la GMS. Lorsque nous avons rencontré des problèmes de chute des prix, c’était parce que nous n’avions pas suffisamment maîtrisé le rapport entre production et distribution, la consommation pouvant être atone ou le développement de la production n’ayant pas été accompagné d’un développement commercial suffisant ; ce qui s’est produit en 2012 pour le secteur du porc.

En tout état de cause, pour les filières de la viande, la grande distribution n’a jamais été à l’origine de ces problèmes. Ainsi dans nos relations avec Système U, les promotions sur le prix de la viande de porc n’ont jamais été au détriment des producteurs.

Le contrat « MDD porc bio » passé avec Système U est basé sur des producteurs français uniquement, ainsi que sur un coût de production que nous avons déterminé à nos débuts en 2012, indexé sur le suivi du coût de l’aliment fondé sur la moyenne trimestrielle des prix constatés sur le marché français. Nous discutons tous les trimestres avec Système U, nous sommes parfois un peu en dessus ou un peu en dessous du prix, mais la base de nos prix demeure cette indexation, qui comprend le coût de nos investissements, ceux de la conversion ainsi que celui des rémunérations des producteurs et des salariés.

Mme Stéphanie Pageot. S’agissant de la guerre des prix, je considère que nous avons plus à craindre aujourd’hui de l’arrivée de nouveaux acteurs intermédiaires, qui veulent agir sur le marché bio parce qu’il est porteur. Ces acteurs intermédiaires sont par ailleurs aussi présents dans le secteur de l’agriculture conventionnelle, et ils ont besoin que les volumes qu’ils traitent passent dans cette catégorie. Ils vont ainsi se servir du bio afin de capter des marchés et de vendre leurs produits conventionnels ; à cette fin, ils n’auront d’autre ressource que de baisser le prix des produits bio.

C’est ce que nous redoutons, beaucoup plus que la guerre des prix de la grande distribution. Nous voyons ainsi arriver dans le secteur du bio des acteurs intermédiaires qui ne se préoccupent nullement de la philosophie de ce secteur ni de ce que nous défendons avec ce mode de production. Ceux-là sont prêts à sacrifier l’agriculture biologique pour obtenir le marché.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pourriez-vous nous donner plus de précisions : de quelles entreprises s’agit-il ? Nous avons besoin de le savoir !

Mme Stéphanie Pageot. Dans la région nantaise, qui est mon secteur, d’énormes maraîchers régionaux interviennent dans la production bio, sans que nous sachions quelles seront leurs pratiques commerciales. Ils seront en concurrence directe avec les producteurs locaux, ce qui inquiète grandement les productrices et producteurs du secteur.

Mme Martine Leguille-Balloy. Nous vous parlons lait, vous répondez maraîchers… Des industriels sont en train de faire du mal à des coopératives bio, c’est du moins notre impression ; c’est pourquoi nous souhaiterions que vous soyez plus précise sur la question du lait.

Mme Stéphanie Pageot. La situation du secteur du lait est quelque peu paradoxale ; il y a deux ans le lait bio manquait, la conversion massive actuelle des producteurs se traduit par une production excédentaire, mais le délai de conversion à l’agriculture biologique étant de deux ans, nous manquerons probablement de lait dans deux ans.

Nous assistons à des variations de marché très importantes, or il n’y a pas vraiment de gestion collective des volumes dans ce secteur. Aujourd’hui la variable d’ajustement de la croissance des volumes est l’opérateur Biolait, qui regroupe pratiquement 50 % de la production de lait bio en France. Elle annonce pour le printemps des baisses du prix du lait, saison à laquelle elle connaît un excédent ; nous devons absolument trouver une manière différente de valoriser ces paliers de croissance afin de ne pas impacter les producteurs.

Par ailleurs, jusqu’à présent nous manquions de beurre, je ne suis donc pas surprise que la boulangère qui en cherchait pour ses brioches, évoquée par Mme Leguille-Balloy, n’en ait pas trouvé sur le marché.

M. Jean-François Vincent. Pour répondre à votre question, monsieur le rapporteur, je dirai que ce sont les transformateurs et les abatteurs qui refusent de jouer le jeu ; nous devrons faire sauter cette opposition parce que c’est ce que prévoit la loi.

Lors de la constitution de la première filière « Viande nationale » avec le groupe Auchan, il n’y avait en France qu’une cinquantaine de boucheries bio. Moi-même et d’autres étions passés au bio, et nous ne trouvions pas de marché à un prix correct pour nos animaux.

Cela a durablement marqué nos relations avec la grande distribution ; nous étions demandeurs, mais jamais à n’importe quel prix. Aussi, dès 1995 nos prix étaient fixés en fonction des coûts de production des bovins autant que des ovins puisque c’est la filière « Viande rouge » que nous avions montée. En 1999, le groupe Carrefour a créé la filière « Porc » sur la même base de coûts de production.

C’est peut-être pourquoi nos relations avec la grande distribution sont différentes, parce que nous avons toujours refusé de dire « Nous produisons, vous achetez ». Car, lorsque le prix constitue la seule marge de négociation, cela ne peut que déboucher sur ces catastrophes. Nous avons toujours revendiqué de faire de la qualité ; cette qualité a un prix, et c’est à ce prix nous la vendons.

L’époque était autre, et le groupe Auchan pouvait ainsi se singulariser par rapport à Carrefour, qui a été pris de vitesse et subit l’épisode de la vache folle, etc. Le bio est ensuite devenu stratégique en termes d’image avant de devenir aujourd’hui stratégique en termes de volume. Toutes les enseignes de grande distribution sont en difficulté, car leur modèle est en train d’exploser ; de ce fait, toutes voient dans le bio une solution pour se maintenir.

Elles sont donc prêtes à faire des efforts pour maintenir des filières de qualité sur des bases durables. En effet, la conversion au bio nécessite deux ou trois années, si on casse le producteur et qu’il cesse son activité, on ne retrouve pas tout de suite du volume de production. Les crises de production survenues au cours des dernières années ont fait prendre conscience à la grande distribution qu’il ne suffisait pas de faire du bio sans sécuriser les filières jusqu’aux producteurs.

Dans la mesure où les consommateurs français aspirent toujours plus aux circuits courts, au plus proche de leur village ou, à tout le moins en France, la relocalisation sur une production française est devenue incontournable pour les GMS.

De notre côté, nous pouvons déplorer la signature du CETA – acronyme de l’anglais Comprehensive Economic and Trade Agreement –, car monter en gamme en France sans se mettre à l’abri d’une production internationale vendue à bas prix ne serait pas une bonne chose. Il faut donc que les politiques soient cohérents… Pour notre part, nous agissons dans le marché, et souhaitons vendre une production de qualité qui a un prix, ce qui est de l’intérêt de tous les échelons des filières, et les producteurs bio sérieux s’en rendent d’ailleurs compte.

M. André Villiers. Vous avez insisté à deux reprises, monsieur Vincent, sur le fait que la qualité a un prix. Je vous poserai donc à chacun la question : à combien valorisez-vous, madame Pageot, la tonne de lait dans votre exploitation ? Quel est, monsieur Vincent, le prix de vente au kilo du porc sortant de votre exploitation, quelle est la différence avec la production conventionnelle ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous me dire quelle est la part du bio dans la production globale alimentaire agricole en France par rapport à la production conventionnelle ?

Mme Cendra Motin, présidente. La loi EGAlim a autorisé un seuil de revente à perte des productions ; avez-vous constaté des répercussions sur les prix d’achat pratiqués par la grande distribution ?

Par ailleurs, nous n’avons pas évoqué les produits biologiques importés, qui constituent un enjeu, car les normes peuvent différer ; la grande distribution tente-t-elle de jouer sur ce phénomène dans le but de négocier des prix avec vos adhérents ?

M. Jean-François Vincent. La concurrence des importations nous a effectivement touchés il y a quelques années, mais le contexte actuel l’interdit clairement, car la demande de produits bio est trop importante par rapport au volume de la production française. Pendant des années nous avons manqué de produits bio français, toutes les GMS sont allées à l’étranger, en Italie ou au Danemark notamment, afin de compenser le manque de productions françaises.

Notre perspective est désormais le doublement de la production française de porc bio en moins de trois ans ; l’enjeu consistera à remplacer tous ces produits d’importation par des productions françaises, sur la même base de prix. L’essentiel de ces importations venait du Danemark et était susceptible d’être bradé, car, le jambon étant peu consommé dans ce pays, il est massivement exporté en France. Serons-nous capables de résister ?

De fait, l’intérêt des marques de distributeur sera de passer des contrats s’inscrivant dans la durée, car l’installation d’un nouveau producteur de porc bio nécessite un investissement considérable pouvant atteindre 200 000 à 500 000 euros. C’est pourquoi aujourd’hui, certains GMS passent des contrats d’une durée de huit ou dix ans avec les intéressés.

C’est vers cela qu’il faut aller, nous avons toujours traité avec les GMS prêts à avancer afin de pouvoir dire aux autres : « Vos concurrents le font ; pourquoi ne le faites-vous pas ? ». Telle a toujours été notre approche.

Enfin, l’agriculture biologique occupe 6 % de la surface agricole utile (SAU) ; ce qui représente 10 % de l’emploi agricole, soit plus de deux à l’hectare. En termes de valeur, nous savons que les produits bio se vendent plus cher, mais, à ma connaissance l’Agence bio n’a pas divulgué de chiffres ; toutefois nous savons que le marché représente 8 à 9 milliards d’euros. En tout état de cause, en dehors du pourcentage de SAU occupé par le bio, il est malaisé d’attribuer une valeur à ce type d’agriculture.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous indiquez une proportion de 6 % des terres agricoles utilisées par l’agriculture biologique, alors que son rendement est inférieur à celui de l’agriculture conventionnelle.

M. Jean-François Vincent. C’est variable en fonction des productions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous parlons d’un marché de niche où les choses se passent bien, car la production est faible alors que la demande est extrêmement forte. Vous évoquiez les maraîchers qui gagent des parts de marché parce qu’ils vendent leurs produits sur la base des tarifs conventionnels ; d’après vous, dans la mesure où le volume de la production bio est appelé à croître, les relations avec la grande distribution vont-elles se tendre ?

Pour le moment nous sommes au beau fixe parce qu’il y a peu d’offre pour beaucoup de demande ; vous évoquez des contrats d’une durée de huit à dix ans, mais qu’adviendra-t-il lorsque la production bio représentera 50 % du total ?

M. Jean-François Vincent. La demande continuera de croître, tout le monde fait ce pari. Nous, producteurs de bios, comme la GMS qui connaît des problèmes existentiels et financiers, misons sur le développement de cette agriculture. Nous n’avons pas de raison d’y voir des limites, vous-mêmes dans cette enceinte évoquez les pesticides, les cancers, les perturbateurs endocriniens, etc. Tous ces problèmes qui sont à l’origine de l’agriculture biologique ne vont pas disparaître brutalement.

Avec nos partenaires des filières, il nous appartient de gérer les variations du marché, qui peuvent dépendre de décisions politiques ou de l’évolution de la demande. Mais cela pas simplement du commerce, l’organisation de filières que nous tâchons de mettre concrètement en œuvre est aussi impliquée.

Mme Stéphanie Pageot. C’est pour cela que nous portons les valeurs du commerce équitable et que nous les valorisons, car elles impliquent des contrats de long terme. Nous encourageons aussi la relocalisation de l’économie ; l’enjeu pour l’agriculture biologique est celui du changement d’échelle, la massification de l’offre, sans pour autant retomber dans les pratiques commerciales propres au marché conventionnel.

Tout cela reste à construire, nous sommes d’un naturel optimiste ; nous avons envie de croire que les acteurs économiques dans leur ensemble ont envie de changer vers le bien, c’est-à-dire de mener une guerre des prix les plus justes, et non une guerre des prix les plus bas.

De fait, dans la tête du consommateur, et les grandes surfaces en sont parfaitement conscientes, l’achat de bio a un sens très précis, ils sont prêts à acheter plus cher parce qu’ils y trouvent des valeurs. Et ce n’est sûrement pas le moment de rompre ces promesses ; c’est maintenant qu’il faut proposer des choses différentes.

S’agissant du prix de vente de nos produits, dans notre ferme, en filière longue, lorsque nous vendons dans le cadre de notre organisation de producteurs le prix du lait est de 440 euros les 1 000 litres. Lorsque nous vendons une moitié de notre production en vente directe et une partie en transformation fromagère réalisée à la ferme, le prix est de 1,20 euro le litre.

Transformer le lait à la ferme et le vendre directement apporte beaucoup de valeur ajoutée, ce qui nous a permis de créer des emplois. C’est aussi pourquoi nous poussons fortement les productrices et producteurs à repenser leur mode de commercialisation, et d’en diversifier les circuits pour ne pas passer par un seul acheteur. Ne s’adresser qu’à un seul client fait partie des spécificités de l’agriculture, or il faut trouver des moyens de diversification. C’est ce qui fait la force de notre ferme ainsi que celle d’un grand nombre de nos collègues pratiquant l’agriculture biologique.

M. Jean-François Vincent. S’agissant du porc, en TMP 58, le prix est de 3,75 euros le kilo…

Mme Cendra Motin, présidente. Pourriez-vous parler avec des mots, s’il vous plaît ? (Sourires.)

M. Jean-François Vincent. Excusez-moi !

Le rapport pris en compte distingue la viande du gras, ce qui donne lieu à un classement ; 54 correspond à du gras, et l’on va ainsi jusqu’à 56, 58, etc. La base du « cadran », écran présent dans la salle des ventes, est le TMP 56 ; toutefois, je parle pour ma part du TMP 58 qui constitue actuellement la base commerciale à laquelle nous nous engageons, et sur laquelle nous avons passé contrat avec Système U. Je consulte ainsi mes factures en me fondant sur le TMP 58 ; et le prix de la viande que je vends est de 3,75 euros le kilo.

M. André Villiers. Quelle comparaison peut être faite avec la filière conventionnelle ?

M. Jean-François Vincent. Le problème est que c’est le marché chinois qui fait la filière conventionnelle, et actuellement le prix au cadran, avec un TMP 60 doit être de 1,40 euro le kilo ; mais le producteur est payé un peu au-dessus.

Nous peinons toutefois à valoriser le bio dans la filière ovine, dont la viande est payée moins cher que celle issue de l’agriculture conventionnelle. Mais ces viandes bénéficient déjà du Label rouge, de l’indication géographique protégée (IGP), de l’appellation d’origine contrôlée (AOC), etc., car c’est dans ce secteur que les signes d’identification de qualité et d’origine (SIQO) ont été le plus développés pour la viande.

Mme Cendra Motin, présidente. Merci pour vos réponses et ces informations ; en cas de besoin le rapporteur vous adressera par écrit des demandes de précision.

 

L’audition s’achève à onze heures trente.

 

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10.   Audition, ouverte à la presse, de M. Claude Cochonneau, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), de Mme Françoise Crété, présidente de la chambre d’agriculture de la Somme et référente pour le dossier des relations commerciales au sein de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), et de M. Thierry Fellmann, directeur « Économie, agriculture et territoires », accompagnés de M. Enzo Reulet, chargé de mission « Affaires publiques »

(Séance du jeudi 9 mai 2019)

L’audition débute à onze heures trente-cinq.

Mme Cendra Motin, présidente. Mes chers collègues, nous accueillons à présent les représentants des chambres d’agriculture : Mme Françoise Crété, présidente de la chambre d’agriculture de la Somme et référente pour le dossier des relations commerciales au sein de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), M. Thierry Feldman, directeur « Économie, agriculture et territoires », accompagné de M. Enzo Reulet, chargé de mission « Affaires publiques », ainsi que M. Claude Cochonneau, le président de l’APCA.

Je vous remercie tous les quatre d’être présents parmi nous ce matin pour une audition sur les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, que vous représentez.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Claude Cochonneau, Mme Françoise Crété, M. Thierry Fellmann et M. Enzo Reulet prêtent successivement serment.)

Mme Cendra Motin, présidente. Je vous propose, monsieur le président Cochonneau, d’ouvrir cette audition par un propos liminaire de cinq minutes en vue de situer le contexte des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs.

M. Claude Cochonneau, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). Merci de nous auditionner sur ce sujet très important.

Je commencerai par me présenter. Au-delà d’être président de l’APCA, je suis agriculteur dans le sud de la Sarthe, où j’exploite sur soixante-quinze hectares une exploitation de porc à l’engrais, de vin AOC et – la moitié de l’exploitation est en bio – de la noix bio en agroforesterie sur une grande partie de cette moitié bio. C’est une exploitation assez diversifiée, dirons-nous.

Le réseau des chambres d’agriculture, dont les élus viennent d’être renouvelés en début d’année, compte 4 000 élus répartis sur tout le territoire et 8 000 collaborateurs eux-mêmes répartis dans les chambres départementales et régionales ainsi qu’au niveau de la tête de réseau.

Le premier point que je souhaite évoquer, c’est l’intérêt que nous avons porté aux États généraux de l’alimentation (EGA). Nous avons participé aux dix-sept ateliers. L’un de nos collègues a d’ailleurs présidé l’un d’eux. Nous nous sommes beaucoup investis et nous n’avons pas été déçus, car nous considérons que ces États généraux ont présenté un réel intérêt ; c’est sans doute la première fois depuis une trentaine d’années que le sujet de l’alimentation a été abordé de manière aussi fondamentale et que l’opinion publique en général s’en est emparée.

Ces EGA ont eu lieu à un moment où les relations commerciales entre les différents acteurs de la chaîne alimentaire n’étaient sans doute jamais arrivées à un tel point de tension. Les négociations de ces dernières années ont toutes été plus tendues les unes que les autres. Le fait que les EGA aient posé le problème est donc arrivé au bon moment, car la situation était devenue difficilement supportable du point de vue des producteurs ou des transformateurs.

Un autre élément nouveau a été la manière d’aborder les sujets, au niveau territorial. Aujourd’hui, la plupart des régions ont mis en place des projets alimentaires territoriaux (PAT). On aborde ainsi le sujet sous un autre angle, en essayant de créer chez le consommateur le réflexe de se préoccuper de l’origine du produit qu’il consomme, de la proximité. Tout cela contribue, sinon à résoudre le problème, du moins à poser le débat sous des angles différents. Il faut travailler ces éléments et j’imagine qu’au-delà de la loi EGAlim qui a fait suite aux EGA, les décisions que vous prendrez dans les mois à venir insisteront sur ces points, qui nous paraissent acter un retour à des valeurs fondamentales dans le domaine de l’alimentation.

Les EGA ont clairement posé la question du prix et de la répartition de la valeur. Ont été décortiqués les mécanismes de construction du prix. Au fil du temps avaient été prises de très mauvaises habitudes, en construisant le prix « à l’envers », c’est-à-dire en partant du prix que l’on voulait bien faire payer au consommateur et en donnant le reste au producteur. Cela créait des problèmes de revenus, parfois compensés, avec l’évolution de la politique agricole commune (PAC), donc par une évolution des aides européennes qui ont pris un caractère de revenu social. Bref, c’est une très bonne chose que l’inversion de la composition du prix ait été mise sur la table.

À l’issue des EGA une charte d’engagement a également été signée. Ce n’est qu’une charte mais c’est tout de même une charte. Nous y avons participé, même si, les chambres d’agriculture n’étant pas considérées comme représentants des producteurs, nous ne participons pas directement aux discussions actuelles, contrairement aux syndicats. Le fait que tout le monde signe la charte, même si c’est un engagement moral, montre que certains ont pris conscience que leurs pratiques avaient atteint une limite. Pour l’instant, on ne peut toutefois pas dire que les effets de la charte soient déterminants.

Le rapport de forces dans la filière est déterminant. Sans rééquilibrage, il n’y a aucune raison pour que le producteur soit demain plus puissant qu’hier dans ce rapport de force. La distribution est très concentrée au niveau des centrales d’achat. Nos outils de transformation se concentrent eux aussi au fil du temps. On se rend compte que si le producteur ne s’organise pas mieux au niveau des groupements de producteurs, nous serons toujours en décalage. Le relèvement du seuil de revente à perte (SRP) est une idée intéressante. Les résultats ne sont pas encore très palpables, tant s’en faut, mais cela a néanmoins montré, y compris par la réaction de certains distributeurs, que l’on pouvait faire les choses autrement sans pour autant faire flamber les prix à la consommation.

Le recul que l’on a à présent avec l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM) permet de considérer que cet instrument joue bien son rôle, malgré la difficulté pour déterminer certains prix de revient.

Mme Cendra Motin, présidente. Merci pour votre propos liminaire, qui a remis en contexte un certain nombre de choses à partir des EGA.

Je rappelle qu’il existe, au sein de la commission des affaires économiques, une mission qui a été chargée du suivi de la loi EGAlim. Notre objectif à nous est de réaliser un gros plan sur les relations entre les producteurs et la grande distribution, ce qui dépasse le cadre strict de la loi EGAlim.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous avons eu ce matin une audition d’INTERFEL, qui nous a fait comprendre, au sujet du SRP, que la grande distribution dit qu’elle a un prix, qu’elle considère être le bon prix, et demande de baisser le prix de 10 % pour qu’elle puisse appliquer le SRP. Avez-vous écho de ce genre de procédés ?

En règle générale, puisque nous sommes dans une commission d’enquête sur les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, pouvez-vous nous donner, s’il y en a, des exemples de pratiques déloyales de la part des centrales d’achat ou de la grande distribution, retards de paiement, annulations, refus de signer un contrat, déréférencements, menaces ou encore diverses autres pressions ?

M. Hervé Pellois. Ma question porte sur le développement de la haute valeur environnementale (HVE) et la demande de plus en plus forte pour cette certification. Ces notions existent dans la loi mais restent très peu connues du grand public et des agriculteurs eux-mêmes. Pour avoir enquêté dans ma région, je vois que les gens ne connaissent pas le label HVE. Le rôle des chambres d’agriculture est sûrement important dans le développement de ces certifications.

Les producteurs doivent être mis en garde contre des pressions à venir par la grande distribution. On a vu dans le secteur de la volaille et de l’œuf que c’est la grande distribution qui a imposé des changements majeurs dans la production d’œufs sur le terrain. Ne doit-on pas se préparer à la même chose sur d’autres types de production, à savoir que la grande distribution exige des produits irréprochables en matière environnementale ? Que comptez-vous faire pour faire connaître cette notion de HVE sur le terrain ?

M. André Villiers. L’ordonnance concernant la séparation de la vente du conseil des produits phytosanitaires vient d’être publiée et la disposition est applicable au 1er janvier 2021. Le réseau des chambres d’agriculture est-il prêt à accueillir les technico-commerciaux qui vont arriver sur le marché de l’emploi, en provenance du négoce et des coopératives ? Par ailleurs, le prix est une donnée constitutive du chiffre d’affaires des exploitations, en opposition aux charges ; j’aimerais entendre l’APCA à ce sujet et vous personnellement, madame Crété, puisque j’ai lu dans votre fiche signalétique que vous étiez également responsable de la FNSEA de votre département. Le syndicalisme agricole avait pris des positions dans cette affaire.

M. Yves Daniel. Une loi qu’on n’a jamais votée en France et qui pourtant s’applique, c’est la loi de l’offre et de la demande. Avons-nous, avec la loi EGAlim, les outils qui nous permettent d’assurer la régulation des marchés ? Comment l’APCA pourrait-elle jouer son rôle consulaire pour, sans revenir aux outils de régulation que nous avions auparavant et que nous avons supprimés, créer de nouveaux outils de régulation ? On peut inverser la formation des prix ; pour autant, la loi de l’offre et de la demande continuera toujours de s’appliquer dans une économie libérale mondialisée.

Mme Françoise Crété, présidente de la chambre d’agriculture de la Somme et référente pour le dossier des relations commerciales au sein de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). Je me présente à mon tour. Je suis présidente de la chambre, nouvellement élue, de la Somme. Je ne suis plus présidente syndicale mais je viens en effet de ce milieu. Je suis agricultrice, sur une exploitation, avec mon mari et mon fils, de 240 hectares en polyculture élevage-lait, avec un robot de traite depuis dix ans et un bâtiment photovoltaïque depuis neuf ans. Mon fils commence à produire des légumes, avec un nouvel acteur qui arrive sur le territoire, Del Monte. Nous sommes en train de nous interroger sur la mécanisation et sur l’abandon de l’élevage laitier.

Lors des EGA, j’avais encore ma casquette de la FNSEA. La problématique des agriculteurs français, c’est que nous sommes en concurrence systématique avec des produits étrangers. Un supermarché, un hypermarché va chercher le prix le moins cher pour avoir la plus grande rentabilité, mais nous, producteurs français, ne sommes plus en mesure de nous mettre en face des produits qui viennent des autres pays européens. Cela conduit à une destruction de la valeur dans nos exploitations et à une simplification de nos systèmes.

Cela a été mis en avant par les EGA et on voit aujourd’hui que la grande distribution se sert du critère de l’origine du produit et du « faire France » pour vendre ; le consommateur est devenu attentif à cette problématique de l’agriculture en lien avec l’alimentation.

L’APCA a énormément travaillé sur les critères de production, sur les PAT, la préservation de l’agriculture, selon des partenariats qui commencent à se nouer avec la grande distribution, mais nous connaissons toujours la problématique des produits très bas de gamme, qui parfois ne répondent pas véritablement aux attentes des consommateurs mais qui sont noyés dans la masse, qui représentent une concurrence déloyale et détruisent les valeurs de nos exploitations.

Les agriculteurs attendent beaucoup de l’important moment présent en Europe, qui a conduit un énorme travail sur l’agriculture. La grande distribution a tiré son épingle du jeu en France mais les agriculteurs ont perdu du revenu. La chambre régionale des Hauts-de-France a publié une étude montrant que le revenu moyen de l’agriculteur européen s’établit à 60 % du revenu moyen d’un actif européen. Si on continue comme cela, on ira vers une simplification de l’agriculture française. Le lait, par exemple, est sur la sellette ; dans mon exploitation, par exemple, le prix ne nous permet pas de renouveler le robot de traite.

S’agissant de la séparation du conseil et de la vente, le conseil était compris dans le prix de vente des produits phytosanitaires. Personnellement, j’ai toujours travaillé avec un conseil de la chambre d’agriculture sur mon exploitation. Je trouve que la séparation du conseil et de la vente est assez bénéfique, mais il faudra revoir les choses de façon que chaque agriculteur ait accès au conseil et que cela ne lui occasionne pas une charge supplémentaire.

M. Claude Cochonneau. Monsieur le rapporteur, la distribution ne peut pas changer de comportement du jour au lendemain. Il n’est pas anormal que ce soit INTERFEL qui vous ait fait cette remarque, car le secteur des fruits et légumes est sans doute celui où les producteurs sont le plus directement confrontés à la négociation de leurs produits. Beaucoup traitent directement avec la grande distribution. Pour avoir produit de la pomme à couteau pendant près de quinze ans et il y a une quinzaine d’années, je sais que les pratiques qui existaient à l’époque n’ont pas beaucoup évolué et que les menaces existent toujours. Je ne vous donne pas d’exemple précis, car j’en avais mais ils remontent à quinze ans. Vous en trouverez chez des collègues, à condition que quelqu’un ose vous le dire, car le fait de dénoncer de telles pratiques écarte le producteur, en représailles, de la possibilité d’approvisionner le magasin mis en cause. Nous aurons peut-être besoin du législateur pour prendre des sanctions car, y compris dans le droit européen, ces pratiques sont répréhensibles.

Monsieur Pellois, les chambres d’agriculture travaillent au développement et à la valorisation des signes de qualité. Nous considérons d’ailleurs comme une piste d’espoir pour l’agriculture française notre capacité à pouvoir prendre de l’avance sur nos principaux concurrents dans ce domaine, à deux conditions : d’une part, que le consommateur y soit sensible, et cela commence à venir, et, d’autre part, qu’il soit prêt à payer cette valorisation et que la valeur ainsi créée soit elle aussi bien répartie et non captée par l’un ou l’autre des acteurs de la filière. Cela rejoint les PAT puisque ces derniers sont souvent concomitants à des démarches de qualité, de traçabilité locale…

Vous avez pris l’exemple de l’œuf. La distribution a surtout imposé ce que demandait le consommateur : c’est parce que le consommateur était sensible aux conditions d’élevage des poules en batterie que le distributeur s’est engouffré dans cette voie pour le satisfaire. D’où l’intérêt d’avoir des réflexions dans les filières car, ce faisant, ont été mises en difficulté des exploitations qui venaient juste de se mettre aux normes en matière de taille des cages et à qui l’on a dit quelques semaines plus tard que le problème n’était plus la taille des cages mais le fait que la poule soit dehors ou dedans !

Ma collègue a répondu sur la séparation de la vente et du conseil. S’agissant de votre autre question, monsieur Villiers, j’entends le discours très alarmiste des vendeurs de produits, qui annoncent des licenciements massifs. Je pense qu’il ne faut pas non plus dramatiser outre mesure. Néanmoins, cela fait partie des missions des chambres d’agriculture que d’apporter ce genre de conseil et nous nous mettons en ordre de bataille pour répondre plus largement encore que par le passé à ces demandes de service. Nous faisons du conseil collectif gratuit et nous facturons le conseil individuel car nous ne pouvons pas faire autrement.

Enfin, M. Daniel, les produits agricoles ne vont pas être contingentés du jour au lendemain. Néanmoins, même dans une économie libérale, les agriculteurs restent confrontés à des contextes climatiques, réglementaires et autres qui évoluent, non seulement en France mais aussi chez leurs concurrents. La piste que nous voyons pour résoudre ces problèmes est la contractualisation. Si nous souhaitons des contrats qui tiennent vraiment compte de tous les coûts de production, c’est que, sinon, on n’engagera pas de jeunes dans le métier faute de lisibilité. On peut difficilement demander des investissements avec des amortissements sur quinze ou vingt ans sans engagement de prix au-delà de la saison.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Cochonneau – je m’adresse ici au producteur –, celui qui parle, avez-vous dit tout à l’heure, sera « blacklisté » par la grande distribution. Vous exploitez 75 hectares en polyculture : vous élevez des porcs et produisez du vin. À qui vendez-vous ces deux productions ?

Par ailleurs, vous représentez, en votre qualité de président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, nombre d’agriculteurs. Le revenu moyen de ces derniers équivaut – Mme Crété le disait à l’instant – à 60 % du revenu moyen d’un actif européen. Où est le problème ? Pourquoi ne parvenons-nous pas à augmenter les prix ? Est-ce parce que l’industriel, soumis aux pressions de la grande distribution, refuse de payer davantage le producteur ? Pourquoi ceux que vous représentez ne parviennent-ils pas à gagner davantage ? Votre parole est-elle libre ?

M. Claude Cochonneau. Ma parole est très libre, ne serait-ce que parce qu’à mon âge le risque est très limité : je suis tout près de la retraite.

Mon exploitation est un bon exemple. Tout d’abord, je produis du porc dans le cadre d’un groupement de producteurs – je n’ai pas d’animaux de reproduction, je les engraisse. Plusieurs éléments entrent dans mon prix de revient : le prix du porcelet, le prix des 250 kilos d’aliments qu’il va consommer et le prix de vente – j’exclus les aspects techniques car, si l’on n’est pas bon dans ce domaine, on disparaît. Je connais le prix auquel j’achète le porcelet et j’arrive à avoir de la lisibilité sur le prix de l’aliment pour la durée de l’engraissement ; en revanche, on n’arrive pas à me garantir un prix de reprise de mon porc. Cela explique tout ! Il faudrait que l’on puisse me garantir ne serait-ce que le prix de production, ce qui suppose que mon groupement de producteurs ait, lui aussi, une lisibilité sur le prix que vont lui payer l’abattoir ou les distributeurs. On n’y parvient pas. Pourtant, l’engraissement ne dure en moyenne que cinq mois. Ainsi chaque bande est quasiment un pari. Je prends un exemple très concret : sur une bande, je peux gagner 8 000 à 9 000 euros mais, sur la suivante, je peux perdre autant. Lorsque les bâtiments sont amortis, cela peut fonctionner mais, dans de telles conditions, il est trop risqué pour un jeune de s’installer.

Quant au vin, le système est complètement différent : la vinification se fait à la cave et je vends toute ma production en direct au consommateur – comme elle n’est pas très volumineuse, je n’ai pas besoin de faire beaucoup de foires. L’appellation d’origine contrôlée (AOC) Coteaux-du-Loir, est absolument inconnue – si quelqu’un, ici, la connaît, je lui en offre un carton ! Le prix de la bouteille est de 5,50 à 6 euros, mais le produit est si rare – d’autant plus que nous subissons régulièrement le gel – que si, demain, on porte le prix à 7 euros, le client l’acceptera et il nous remerciera quand même.

Il s’agit donc de deux productions, de deux mondes complètement différents : le rapport de force est inversé.

Je reviens au mode fonctionnement de ma production porcine, qui concerne un plus grand nombre d’agriculteurs. Ce que nous demandons, dans le cadre de la contractualisation, ne paraît pas illusoire. L’agriculture est le seul secteur économique dans lequel on met en production sans connaître exactement le prix auquel on va vendre : n’importe quel industriel qui lance une chaîne de production est à peu près certain du prix de ses matières premières et de celui de son produit fini.

Mme Martine Leguille-Balloy. La lisibilité du prix d’intégration existe tout de même dans certains secteurs de production ; je pense au poulet, par exemple. Du reste, je fais partie de ceux qui ont demandé que les contrats d’intégration soient inscrits dans la loi ÉGAlim. Les agriculteurs, en règle générale, y ont été très favorables, pour la bonne et simple raison que seule l’intégration leur offre une certaine lisibilité du prix, en particulier de leur trésorerie.

Par ailleurs, vous dites que les organisations de producteurs (OP) seraient moins efficaces. Mais, selon la description que vous en faites, l’organisation à laquelle vous appartenez n’est pas très éloignée de l’intégration, à la différence près que vous ne connaissez pas votre prix de reprise. Or, je constate qu’en France, à l’heure actuelle, les seuls qui s’en sortent sont, non pas les indépendants qui vendent localement, mais ceux qui participent à un système intégré, dans le cadre d’un contrat tripartite ou bipartite, coiffé par un organisateur, souvent un industriel. Pourquoi cela marche-t-il bien ? Parce que c’est humain. On ne cesse de nous répéter que les agriculteurs n’ont pas de prix garantis, mais ce n’est tout de même pas la seule profession à se trouver dans cette situation.

C’est vrai, il y a la loi de l’offre et de la demande, et les consommateurs, dit-on, ne sont pas prêts à payer les prix demandés. Mais ce n’est pas au législateur de rétablir des rapports humains.

Vous qui êtes de la région Pays-de-la-Loire, vous savez que nous avons quelques beaux exemples de productions dans lesquelles tout le monde s’est mis autour de la table afin que chacun s’y retrouve, y compris les producteurs. Ne croyez-vous pas que les chambres d’agriculture devraient faire beaucoup plus de communication, organiser davantage de réunions avec différents industriels et producteurs locaux, pour encourager ce système d’intégration et contribuer à rétablir ce lien humain ?

M. Yannick Kerlogot. Les membres des chambres d’agriculture ont été récemment renouvelés à l’occasion des élections. Quel est le type de relations qu’entretient l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture avec la grande distribution ? Je suis élu d’un territoire, les Côtes-d’Armor, dans lequel l’élevage est particulièrement présent. Depuis des décennies, les agriculteurs se rendent massivement dans des grandes surfaces pour dénoncer la concurrence très sévère qu’ils subissent du fait des prix particulièrement attractifs, pour ne pas dire autre chose, des produits importés. Une chambre d’agriculture, par définition, représente la profession. Comment défendez-vous les agriculteurs face à la grande distribution ?

Mme Cendra Motin, présidente. Beaucoup d’exploitants vendent leur production à des coopératives, lesquelles sont également très présentes au sein des chambres d’agriculture. Là encore, la relation est souvent déséquilibrée – c’est, en tout cas, ce que nous disent beaucoup d’agriculteurs. En tout cas, on a le sentiment que la relation entre les producteurs et les coopératives est affectée par une certaine perte de sens et de valeur – qu’elle soit marchande ou humaine – parce qu’ils ne se sentent plus protégés face à la grande distribution.

En ce qui concerne les interprofessions, il semble que, si les indicateurs de prix sont bien élaborés, leur publication soit plus problématique, notamment pour le porc. Quelle est votre analyse de ce problème ? Que font les chambres pour que ces indicateurs soient publiés ?

Enfin, je réitère la question du rapporteur : que ce soit en direct ou via des coopératives, quel impact le SRP a-t-il pu avoir sur le prix fait aux producteurs ? Certains d’entre eux nous ont expliqué qu’on leur avait demandé de baisser leurs prix pour rester dans les prix psychologiques proposés aux consommateurs.

M. Claude Cochonneau. En ce qui concerne l’intégration, force est de constater que, ces dernières années, compte tenu de l’évolution de l’économie agricole – liée à la mondialisation, au dérèglement climatique, à la suppression au plan européen de presque tous les dispositifs de régulation… –, beaucoup de productions ont atteint un niveau d’instabilité qu’elles n’avaient pas connu depuis un certain temps. Au pays des aveugles les borgnes sont rois, et un contrat d’intégration pouvait donc apparaître, tout compte fait, comme une aubaine et une solution. L’intégration, en tout état de cause, est une forme de contractualisation. Le terme a une connotation péjorative parce que, dans le passé, les agriculteurs qu’on obligeait à s’intégrer n’étaient pas forcément ceux qui étaient les plus à l’aise financièrement – l’intégration apparaissait comme une solution de recours. Mais, sous son aspect contractuel, elle peut avoir un réel intérêt.

Vous avez également évoqué, madame Leguille-Balloy, les démarches qui permettent d’améliorer, au plan local, l’organisation de la filière et la répartition de la valeur. C’est vrai mais, souvent, de telles démarches sont liées à un signe de qualité. Les opérateurs qui peuvent dire non à la grande distribution se comptent sur les doigts d’une main, en France : je pense au poulet de Loué, au Babybel… Prenons l’exemple du poulet de Loué, que je connais bien : les producteurs jouent sur la mise en bâtiment, c’est-à-dire sur les vides sanitaires. Le système est assez sophistiqué car il varie selon la date d’investissement, de sorte que les jeunes qui viennent d’investir ont des vides sanitaires moins longs que les plus âgés – je les défends car c’est plutôt bien organisé. Cela dit, sans entrer dans le détail, ils arrivent à créer de la rareté : en mettant moins en marché, ils suscitent le besoin, ce qui leur permet de jouer sur le prix. Il s’agit d’une démarche contractuelle.

En ce qui concerne la relation avec les grandes et moyennes surfaces (GMS) et la coopération, je précise que les chambres d’agriculture représentent l’agriculture, la défense des agriculteurs étant plutôt confiée aux syndicats. Néanmoins, nos analyses économiques – qui correspondent au cœur de métier des chambres d’agriculture – permettent de montrer assez facilement les dysfonctionnements de la répartition de la valeur, filière par filière. Nous sommes donc en mesure d’apporter, notamment aux syndicats, des éléments pour qu’ils puissent défendre les intérêts des agriculteurs face à la grande distribution, grande distribution que nous côtoyons par ailleurs. Nous concluons même parfois des conventions avec elle.

Il en va de même avec les coopératives, qui sont membres des chambres d’agriculture. Elles ont des droits mais aussi des devoirs, qu’elles ne doivent pas manquer de vous rappeler lors de leurs auditions, notamment celui d’accepter tous les produits, ce que n’est pas obligé de faire un opérateur privé. Elles ont cependant un travers : dans certains cas, le fait que la coopérative soit engagée dans la transformation – et non dans la distribution, ce que nous regrettons beaucoup, avec le recul – l’oblige, pour rester dans la course, à adopter le même comportement qu’un industriel. La coopérative qui a investi dans un abattoir, par exemple, doit avoir le même comportement qu’un abattoir privé.

Mme Cendra Motin, présidente. Le statut de coopérative impose précisément d’autres devoirs.

Mme Françoise Crété. Je suis persuadée que nous avons besoin des différents acteurs. Tout à l’heure, on évoquait l’intégration. Le problème, avec les coopératives, c’est que les producteurs qui travaillent avec elles – c’est mon cas – ont parfois le sentiment d’être intégrés. Est-ce un bien ou un mal ? En tout cas, dans mon département, deux usines de betteraves sont en cours de fermeture et on s’aperçoit que la coopérative, qui a le devoir de prendre tous les volumes – notamment dans la production laitière –, offre tout de même aux producteurs l’assurance de voir leur marchandise commercialisée. Mais il est vrai que, s’agissant du prix, on est obligé d’avoir confiance. Par ailleurs, certaines coopératives présentent l’avantage d’avoir la puissance suffisante pour aller sur des marchés européens, même si nous regrettons que ceux-ci soient marqués par une distorsion de concurrence très forte que l’Europe devrait atténuer.

En ce qui concerne le seuil de revente à perte, tous les outils qui ont été créés seront inutiles s’il n’y a ni contrôle ni sanctions. On demande à Lactalis de publier ses comptes, mais comment les y obliger si le non-respect de cette obligation n’est passible d’aucune sanction ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sur ce point, vous ne répondez pas à ma question car, pour qu’il y ait sanction, il faut qu’il y ait plainte.

Je vous écoute depuis presque une heure et nous avons entendu beaucoup de confédérations, de coordinations et différentes interprofessions : tous, vous nous expliquez que vous ne gagnez pas assez – nous le savons : c’est la raison d’être de la loi ÉGAlim –, mais aucun ne nous dit pourquoi ! Je réitère donc ma question : quelle est, selon vous, vous la mécanique qui empêche l’augmentation du prix ? Est-ce parce que les industriels, qui veulent être compétitifs par rapport à ceux de leurs concurrents qui vendent des produits polonais sur le territoire français, ne vous payent pas suffisamment ? Est-ce parce que la grande distribution leur met la tête sous l’eau ?

Je comprends les craintes que vous éprouvez, mais, à un moment donné, il faut sortir du bois et nous expliquer les choses. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que personne n’ose le faire.

Mme Martine Leguille-Balloy. Revenons à la production laitière. Dans ce secteur, nous nous efforçons d’aider les agriculteurs. Nous les avons invités à déposer plainte auprès du médiateur. En Bretagne, la Coordination rurale, je crois, l’a fait, mais peu se sont saisis des outils que nous leur proposons. Les chambres d’agriculture ne nous ont pas aidés : c’est nous qui allons chercher les producteurs.

Mme Cendra Motin, présidente. Si nous vous interrogeons sur le SRP, c’est parce que certains nous ont dit qu’il avait eu un impact direct sur leurs prix. Ce n’est donc pas un contrôle qui réglera le problème. Pouvez-vous nous confirmer que ce type de pratiques existe ?

M. Claude Cochonneau. Monsieur le rapporteur nous demande où est le problème. Il n’est pas besoin d’avoir fait une grande école de commerce pour savoir que le revenu est égal au prix moins les charges. Dès lors, il y a deux problèmes. Premièrement, l’ensemble de nos charges – y compris les services des chambres d’agriculture – sont plus élevées que celles de nos principaux concurrents, sauf en matière de foncier, car nous avons la chance, en France, d’y avoir plus facilement accès, que ce soit par location ou par achat, que certains de nos concurrents européens.

Le second problème est lié à la composition du prix payé au producteur. Or, il ne manque que quelques centimes par litre de lait ou par kilo de viande. Comment se fait-il que l’agriculture française qui, sur les aspects purement techniques – nombre de kilos de porc produits, rendement à l’hectare… – est la championne du monde ne soit pas également au premier rang, tant s’en faut, sur le revenu ? Il faut faire en sorte de trouver – et c’est l’objet de nos travaux – ces quelques centimes manquants entre la production et le consommateur, sans pour autant forcément augmenter le prix à la consommation. Nous avons quelques pistes. Je pense, par exemple à la durée d’amortissement des investissements de la grande distribution. Alors que les agriculteurs amortissent leurs bâtiments sur quinze ou vingt ans – parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement –, la grande distribution amortit parfois les siens sur cinq ans. En jouant sur la durée d’amortissement, on peut déjà récupérer quelques centimes.

M. Thierry Fellmann, directeur « Économie, agriculture et territoires » de l’APCA. En ce qui concerne l’augmentation du seuil de revente à perte, vous évoquez un effet pervers : les prix aux producteurs baisseraient pour ne pas augmenter le prix « conso ». Je rappellerai deux éléments. Tout d’abord, les distributeurs faisant très peu de marges sur certains produits et se rattrapant donc sur d’autres, l’augmentation du seuil de revente à perte avait pour objectif d’assurer une meilleure répartition. Il s’agit d’un dispositif expérimental. Interrogez les distributeurs : demandez-leur quels sont précisément les produits sur l’achat desquels ils sont obligés de faire pression à la baisse. Ensuite, on regardera, produit par produit, si les prix de vente des producteurs sont, ou non, exagérément élevés par rapport à leurs coûts de production et si l’application du seuil de revente à perte implique – pourquoi pas, c’est une hypothèse – une augmentation du prix consommateur. Mais si, en appliquant un seuil de revente à perte minimal, in fine, le consommateur ne paye pas assez cher par rapport au coût de production, c’est qu’il y a un problème sur l’ensemble de la chaîne. On pourra en tirer un certain nombre d’enseignements, soit sur le coût de production du produit de base, qui pourrait être encore moins cher – mais c’est difficile –, soit sur la chaîne de valeur. En tout cas, il faut étudier chaque produit ; c’est tout l’intérêt d’un dispositif expérimental. En règle générale, au plan économique, pour beaucoup de produits sur lesquels il y a des pressions fortes sur les producteurs, les marges sont bien supérieures au seuil de revente à perte.

Il n’y a donc pas de problème, sauf peut-être pour quelques-uns d’entre eux. Aidez-nous à les identifier, et nous travaillerons avec les producteurs sur les coûts de production.

En ce qui concerne les indicateurs de coûts de production, c’est un aspect positif de la loi ÉGAlim que d’avoir mis cette notion sur la table. Dans ce domaine, nous rencontrons au moins deux difficultés qui sont étudiées par les interprofessions. Premièrement, faut-il intégrer, intégrer partiellement ou ne pas intégrer les aides dans les coûts de production ? Actuellement, dans la plupart des cas, les opérateurs proposent de les déduire ; l’aide est donc intégralement captée par l’aval, peut-être jusqu’au consommateur. Mais on peut en débattre : une partie des aides pourraient être utilisées par le producteur pour innover, investir, prendre des risques. La deuxième difficulté tient à la rémunération du travail non salarié et à la valeur qu’on lui donne. Cette question n’est pas facile à résoudre car, selon l’emplacement des opérateurs dans la chaîne alimentaire, certains tirent cet indicateur le plus bas possible.

Deux autres points me semblent importants. En ce qui concerne les pratiques déloyales des distributeurs, l’Europe, je le rappelle, a adopté, le 17 avril dernier, une directive sur la question. Certes, le dispositif est déjà en vigueur au niveau national, mais le fait qu’il soit appliqué au niveau européen est une avancée. Ensuite, la question de savoir si l’on parvient à convaincre les producteurs de porter plainte contre leurs acheteurs se pose de manière récurrente. Oui, l’arsenal juridique existe et, en principe, il protège le producteur. Mais il faut juger de l’efficacité de la loi à l’épreuve des faits.

Je conclurai par un point positif. Les distributeurs commencent à solliciter les chambres en vue de construire, à l’échelle d’un territoire, des relations contractuelles et une chaîne de valeur un peu plus vertueuse. Cela répond en partie à votre question, monsieur le rapporteur. Le problème vient notamment du fait que, dans le secteur alimentaire, la construction de la chaîne de valeur repose sur un raisonnement fondé sur le prix : le consommateur voulant payer le moins cher possible, le distributeur s’efforce de faire des coups en achetant le moins cher possible aux transformateurs, qui essaient eux-mêmes d’acheter le moins cher possible à l’agriculteur, lequel a peu de variables d’ajustement : il supporte donc des variations de revenus d’une année sur l’autre. Le problème est donc lié au fait qu’on n’est pas capable – cela rejoint la question de l’intégration – de créer une chaîne de valeur un peu plus robuste, dans laquelle les volumes et les prix seraient davantage stabilisés. Cela ne doit pas forcément concerner l’intégralité de la production, car la loi de l’offre et de la demande existe bien. Mais on pourrait imaginer, à l’échelle d’un territoire, et les chambres y travaillent, des stratégies de développement « produit » un peu plus robustes, du producteur jusqu’au distributeur et au consommateur qui, s’il n’est pas un acteur économique au sens strict, est en bout de chaîne et fait la pluie et le beau temps. L’alternative consisterait à revenir à des mesures de régulation des volumes, mais plus personne ne le conçoit.

Encore une fois, les grandes surfaces commencent, c’est nouveau, à solliciter les chambres d’agriculture pour développer ce type d’approche. C’est donc plutôt positif, même si c’est encore très anecdotique. C’est un signal faible, comme on dit en économie.

Mme Cendra Motin, présidente. Nous n’avons pas évoqué, je crois, le rôle du médiateur des prix, qui est très important car il peut recevoir les plaintes. Certes, la démarche demeure difficile, mais nous avons souhaité la rendre plus accessible aux producteurs en y incluant un tiers.

Je vous remercie beaucoup de vous être rendus disponibles. Il est possible que le rapporteur revienne vers vous pour vous poser d’autres questions. N’hésitez pas, de votre côté, à nous écrire pour compléter vos propos, en précisant, le cas échéant, que vous souhaitez que certaines de vos remarques ne soient pas rendues publiques. Vous devez vous sentir entièrement libres de vos propos.

 

L’audition s’achève à douze heures quarante.

 

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11.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération Nationale des Producteurs de Lait (FNPL), accompagnée de M. Vincent Brack, directeur

(Séance du lundi 13 mai 2019)

L’audition débute à seize heures.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui Mme Marie-Thérèse Bonneau, première vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), et M. Vincent Brack, directeur.

Madame Bonneau, monsieur Brack, nous vous souhaitons la bienvenue. Avant de vous donner la parole, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment.

(Mme Marie-Thérèse Bonneau et M. Daniel Brack prêtent successivement serment.)

Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de nous recevoir en notre qualité de représentants du syndicat des producteurs de lait. Je suis moi-même également productrice, mais je n’ai pas de relation contractuelle avec la grande distribution. Néanmoins, je serais heureuse de pouvoir vous faire part du ressenti des producteurs et des éleveurs.

Comme vous le savez, à la suite de l’embargo russe décrété en août 2014, le marché européen des produits laitiers s’est effondré. Les principales victimes de cette crise majeure ont été les producteurs de lait européens. Après de nombreuses manifestations syndicales auprès des entreprises et, parfois aussi, des pouvoirs publics, la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) a proposé, en décembre 2015, aux opérateurs économiques du secteur, entreprises laitières et distributeurs, de signer une « Charte laitière des valeurs » afin de mettre en œuvre une stratégie de meilleure valorisation du marché intérieur français. L’objectif était de rechercher une valeur d’équilibre du prix du lait permettant aux éleveurs de vivre de leur métier dans le cadre de relations commerciales plus durables et transparentes. Cet enjeu était reconnu comme tel par l’ensemble des acteurs économiques, y compris par les consommateurs, puisque nous avons reçu, depuis cette date, de nombreux témoignages d’associations de consommateurs qui admettent la nécessité, non seulement de renforcer la place des producteurs de lait dans la filière, mais aussi et surtout de restaurer leur revenu.

De fait, les différents acteurs ont convenu que le producteur était le maillon faible de la filière. Cependant, les relations commerciales entre la distribution et les entreprises laitières sont restées tendues et le prix payé au producteur est demeuré inférieur au coût de production. Aussi beaucoup d’éleveurs quittent-ils le métier, les autres étant à la peine.

Après le discours de Rungis du Président de la République, le Gouvernement a affiché sa volonté de remédier à cette situation et a organisé les États généraux de l’alimentation (EGA). Très mobilisée, la FNPL a été une force de proposition au cours de ces travaux destinés à préparer un projet loi, qui est désormais voté, et des ordonnances, aujourd’hui publiées.

Le producteur de lait est le premier maillon de la filière, mais il est surtout, aujourd’hui, le « dernier de cordée ». Sans lait produit en France, cette filière d’excellence, qui compte des leaders mondiaux, produit 4 milliards d’euros d’excédents, rassemble 60 000 fermes et offre aux consommateurs des produits d’une diversité sans doute inégalée – 1 000 fromages –, ne serait pas tout à fait la même.

Pourtant, ses producteurs traversent une crise majeure. La filière est entièrement contractualisée : dans ces contrats, dont un très petit nombre sont tripartites, il est fait référence à des volumes et à des formules de prix. En 2018, FranceAgriMer affichait un prix payé aux producteurs de 338 euros les 1 000 litres de lait, toutes primes confondues. Or, le Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL) évaluait le prix de revient moyen, validé en interprofession, à 396 euros. Ces deux chiffres parlent d’eux-mêmes…

Comme je l’ai indiqué, peu de contrats sont tripartites, de sorte que la relation commerciale n’est guère transparente. La filière a en effet la particularité de privilégier les doubles contrats : le premier lie le producteur au transformateur ou à l’entreprise laitière ; le second est conclu entre cette dernière et l’acheteur final, le distributeur, et correspond davantage, me semble-t-il à l’objet de votre commission.

Nous avons conscience que de nombreuses mesures ont été mises en œuvre dans le cadre de la loi – l’ensemble des ordonnances prévues ont été publiées moins de six mois après sa promulgation –, mais certaines d’entre elles nous semblent devoir être encore renforcées. Je pense notamment au rôle de l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM), qui pourrait émettre des recommandations sur le partage de la valeur, puisque l’objectif de la loi était d’assurer une meilleure répartition de la valeur au profit du maillon producteur et d’améliorer la transparence des relations entre les acteurs. Pour inciter ces derniers à respecter la loi, peut-être pourrait-on renforcer les contrôles destinés à vérifier que les indicateurs de coûts de production sont bien pris en compte dans la négociation commerciale ; les manquements pourraient ainsi être passibles de sanctions. Nous souhaiterions également que, conformément à la loi dite « Sapin 2 », un prix prévisionnel figure dans le contrat proposé aux producteurs, afin de favoriser la transparence et la lisibilité. Par ailleurs, il pourrait être intéressant de désigner un tiers de confiance afin de remédier au manque de transparence des contrats en cascade et de rendre le ruissellement effectif. Ce rôle pourrait être confié à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), chargée de contrôler le respect des règles. La transparence de l’organisation commerciale est en effet nécessaire si l’on veut pouvoir s’assurer que la répartition de la valeur dans l’ensemble de la chaîne est équitable. Au-delà de la loi elle-même, les acteurs doivent en respecter l’esprit. Or, tel n’est pas le cas actuellement : les habitudes ont la vie très dure. Ainsi, à ce jour, on peut affirmer qu’aucun des contrats laitiers entre producteur et acheteur ne fait explicitement référence, ne serait-ce qu’en partie – puisque nous parlons du marché intérieur –, au prix de revient.

Tels sont les principaux éléments que je souhaitais vous communiquer dans mon propos liminaire. Je suis bien entendu prête à répondre à vos questions.

M. le président Thierry Benoit. Merci, madame la vice-présidente.

Vous nous avez indiqué que le coût de production s’établissait autour de 396 euros mais que le prix payé se situait, quant à lui, aux environs de 330 ou 340 euros. Pourtant, on nous a expliqué que, pour la filière du lait, la loi issue des États généraux de l’alimentation avait produit de premiers effets plutôt positifs. Manifestement, tel n’est pas le cas.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Certains accords entre entreprises laitières et distributeurs, qui avaient pour objectif de mieux rémunérer le producteur, ont été en effet médiatisés. Toutefois, je tiens à vous alerter sur le fait que ces accords manquent de transparence, dans la mesure où l’on ne connaît ni les volumes concernés ni les éléments qui permettraient de connaître leurs conséquences sur le prix payé au maillon inférieur. De plus, l’esprit de la loi était, me semble-t-il, de renverser un peu les choses, en faisant primer la discussion entre le producteur et l’entreprise, cette discussion devant tenir compte de la valeur et du coût de production de la matière première. Or, aujourd’hui, le fonctionnement est plus ou moins le même qu’auparavant : les producteurs dépendent toujours du résultat de la négociation contractuelle entre leurs acheteurs et les acheteurs finaux – c’est-à-dire, le plus souvent, la distribution. Pourtant, ils sont à la base de la filière elle-même : sans lait produit en France, on ne pourrait pas offrir le même type de produits aux consommateurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Madame Bonneau, le président vous a demandé qui est à l’origine du problème. Or, dans la réponse que vous lui avez faite, vous avez dit vouloir nous alerter, mais sans indiquer précisément d’où vient le problème. Comment se fait-il qu’en dépit du fait que le CNIEL établit un indicateur et est donc en mesure d’« imposer » un coût de revient, le prix payé aux producteurs demeure de 338 euros les 1 000 litres ? Entre la grande distribution et vous, producteurs, il y a la coopérative ou l’industriel ce sont eux qui vous paient. Quelle est leur place au sein du CNIEL, dont je précise que vous êtes la porte-parole du collège des producteurs ?

Mme Martine Leguille-Balloy. Il se trouve que je travaille régulièrement avec Mme Bonneau, qui a la vertu d’être vendéenne... Je souhaiterais, madame Bonneau, que vous expliquiez à mes collègues l’organisation de la filière – quelle est la part des coopératives, des indépendants, des organisations de producteurs (OP) – et que vous évoquiez l’ensemble des problèmes que vous rencontrez, et qui ne se limitent pas à la question du prix. Je pense à la collecte, à la reprise, qui fait parfois l’objet de prélèvements… Bref, pouvez-vous nous dire ce que vous vivez réellement et, éventuellement, quelles sont vos relations avec la grande distribution, qui a des défauts mais aussi des qualités puisque, nous le savons l’une et l’autre, il existe de très beaux exemples de contrats directs entre producteurs et grande distribution ?

Par ailleurs, vous souhaitez que la DGCCRF se mobilise. Peut-être y a-t-il une lacune dans la loi à cet égard, puisque les contrats – et nous ne l’avions pas envisagé, mes chers collègues – ne sont toujours pas signés, sauf pour ce qui concerne quelques bons élèves, alors qu’ils auraient dû tous l’être il y a deux mois. Or, en matière de sanction, la seule solution envisageable actuellement consiste à faire appel au Médiateur.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Peut-être faut-il revenir sur la manière dont les indicateurs ont été établis. À la suite des états généraux de l’alimentation, nous avons élaboré un plan de filière, dans le cadre duquel nous avons pris des engagements de trois ordres : économique, environnemental et sociétal – nous pourrons y revenir si vous le souhaitez. Au plan économique, l’ensemble des collèges – du moins ceux qui étaient présents à ce stade, car l’interprofession laitière va prochainement être élargie aux distributeurs – se sont engagés unanimement à ajouter aux indicateurs économiques et de marché que l’interprofession laitière publie depuis plusieurs décennies un indicateur de prix de revient prenant en compte les éléments constitutifs du coût de production du lait. Encore une fois, ces éléments ont été définis et unanimement validés par l’ensemble des collèges : celui de la coopération, celui des industriels privés et celui des producteurs, qui rassemble les syndicats représentatifs.

Ce qui est en cause, c’est la manière dont les opérateurs s’emparent de ces indicateurs. Car il peut exister une multitude d’indicateurs, si les opérateurs qui négocient le prix du lait n’en tiennent pas compte ou s’ils ne retiennent que ceux qui leur conviennent, ils ne seront pas d’une grande utilité. C’est la raison pour laquelle j’ai évoqué tout à l’heure la différence entre la loi et l’esprit de la loi. Dans son esprit, la loi visait, me semble-t-il, à reconnaître le fait que produire du lait en France aujourd’hui a un certain coût et qu’il convient de prendre en compte une partie de celui-ci dans la perspective de la valorisation du lait sur le marché intérieur. Or, cela reste encore à faire, car les habitudes anciennes demeurent très prégnantes dans les discussions et les négociations entre nos acheteurs de lait et leurs propres acheteurs. Elles prennent ainsi le pas sur ce qui devrait être la première discussion : celle qui met aux prises les producteurs et leurs acheteurs et qui doit prendre en compte la véritable valeur du lait tel qu’il est produit en France.

Nous savons, par ailleurs, qu’une partie de ce lait n’est pas destinée au marché intérieur et que, pour cette partie-là, nous sommes soumis aux mêmes règles que les autres opérateurs. Néanmoins, nous pensons que mettre en avant la filière française en arguant de la dimension économique et sociétale d’une répartition équilibrée de la valeur au sein de la chaîne alimentaire offrirait aux transformateurs une carte supplémentaire pour valoriser leur lait à l’extérieur.

La loi a été votée il y a environ six mois. De nouveaux contrats auraient donc pu être signés. Or, l’évolution est extrêmement timide : quelques contrats tripartites ont été signés avec des opérateurs, mais la part qu’ils représentent est minime. Pour que cela prenne une dimension très importante, il faut que le risque soit partagé alors qu’il est actuellement supporté par le maillon de la production. Je pense, par exemple, à la question des volumes. Or, les opérateurs qui transforment notre lait nous disent qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils voudraient, car ils sont soumis à la concurrence. Mais notre position a toujours été la suivante : nous n’occultons pas les éléments de marché, mais nous estimons qu’il est possible de respecter, dans le cadre des négociations commerciales, une sorte de « code de la route » dont un des éléments serait la rémunération des producteurs. C’est d’autant plus important que le consommateur lui-même souhaite que le producteur soit convenablement rémunéré.

J’en viens aux questions connexes à la discussion du prix, évoquées par Mme Leguille-Balloy. Actuellement, l’ensemble des producteurs sont sous contrat, et les références sont discutées et négociées avec l’entreprise. Cela peut se concevoir dans le cadre de discussions commerciales. On pourrait entendre que l’entreprise négocie le volume dont elle a besoin parce que c’est le meilleur moyen qu’elle a de valoriser ensuite le produit. Aujourd’hui, les producteurs négocient avec une entreprise, en direct ou non : soit ils adhèrent à une coopérative, et lui transmettent leur pouvoir de discussion et de négociation, soit ils appartiennent à une organisation de producteurs, soit ils sont libres de négocier, mais cette liberté est un peu limitée dans la mesure où il y a un acheteur pour une denrée qui doit partir de l’exploitation toutes les 48 heures.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je suis désolé, mais je vais réitérer ma question, car votre réponse n’est pas assez précise. Lactalis, Savencia, Bel, Sodiaal : ces quatre entreprises représentent environ 80 % du marché et elles se mesurent à quatre centrales d’achat européennes. Est-ce la coopérative – ou l’industriel – qui vous paye mal, alors qu’elle connaît le bon prix, puisque vous l’avez fixé avec le CNIEL ? Lorsque quatre entreprises représentent près de 80 % des parts de marché en France, elles peuvent se mettre d’accord sur le prix auquel elles vont acheter le lait.

M. le président Thierry Benoit. Je vais, moi aussi, réitérer ma question, madame Bonneau, en vous demandant de répondre de manière encore plus précise, plus concise aussi. Tout le monde, avez-vous dit, a convenu que le coût de production était celui fixé par l’indicateur, soit 396 euros la tonne ; or, le prix payé au producteur en est très éloigné. Pourtant, je ne veux pas appeler les agriculteurs à descendre dans la rue, mais c’est le calme complet. On nous explique même, depuis quelques mois, qu’en définitive, cela ne se passe pas si mal, notamment dans le secteur du lait. Dès lors, soit l’indicateur dont vous avez convenu est erroné, soit les pauvres agriculteurs sont sous l’eau et ils ont capitulé en pleine campagne.

M. Hervé Pellois. Madame la vice-présidente, je souhaiterais que vous nous apportiez quelques précisions supplémentaires. En ce qui concerne le prix de revient, la profession demandait qu’il intègre un coût de la main-d’œuvre équivalent à deux fois le SMIC, ce qui n’a pas été accepté par la filière. Pouvez-vous nous dire quel coût a finalement été retenu dans le prix de revient de 396 euros ?

Ma deuxième question a trait aux organisations de producteurs. Nous avons fait le constat que les producteurs étaient trop divisés et peinaient à s’organiser face aux quatre grands groupes que l’on vient d’évoquer. Leur taille est-elle véritablement un problème ? Des regroupements s’opèrent-ils ?

Troisièmement, on aurait pu penser que les relations entre coopératives et producteurs étaient meilleures qu’elles ne le sont. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Enfin, des déréférencements de produits significatifs sont-ils intervenus au cours de la dernière négociation ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Monsieur le rapporteur, ce que vous avez évoqué est interdit : les entreprises ne peuvent pas s’entendre sur un prix. Encore une fois, nous avons toujours pensé, quant à nous, qu’il fallait identifier certains éléments devant faire systématiquement partie des clés de négociation du contrat entre producteur et transformateur. Parmi ces éléments figure le prix de revient. Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, celui-ci n’est pas pris en compte, même de manière proportionnée pour la partie concernant le marché intérieur

Quant au coût de la main-d’œuvre, la filière laitière a fait le choix, en effet, de retenir, dans le calcul du prix de revient, un coût équivalent à deux SMIC, en prenant notamment en compte le fait que, si un éleveur doit se faire remplacer sur son exploitation, il doit avoir recours à deux salariés pour effectuer l’ensemble des tâches qu’il assume. Force est de constater que nous sommes actuellement en deçà de cette rémunération.

La question que vous posez de façon insistante, je la comprends car nous nous la posons également. Comment enclencher une dynamique vertueuse, de manière à offrir enfin des perspectives aux producteurs et aux éleveurs laitiers de ce pays ? D’autant que la contractualisation offre, par ailleurs à nos acheteurs une certaine sérénité. En effet, les volumes sont ceux dont ils ont besoin alors que, dans d’autres pays, ils sont ceux que les producteurs acceptent de livrer, indépendamment de la capacité de transformation des opérateurs. Cette pratique a, du reste, pour effet, la plupart du temps, de déséquilibrer les marchés et de peser sur les cotations et la conjoncture, de sorte qu’en définitive, la situation des éleveurs ne s’améliore pas.

Ce fut le cas, hélas, au cours de la période précédente, puisque des stocks importants de poudre se sont accumulés. En tout état de cause, il est, pour nous, essentiel de maintenir ces éléments, car le fait de connaître par avance les volumes est créateur de valeur. La question n’est pas là, elle concerne la valeur du produit. Or, on ne sait pas comment amorcer un cercle vertueux. La loi a été votée. Que peut-on faire de plus, sinon évaluer ses effets, comme vous le faites, sur la manière dont sont conçus les contrats ? C’est, me semble-t-il, à la lumière de cette évaluation que nous pourrons envisager de désigner un tiers de confiance qui soit en mesure de connaître la répartition formelle de la valeur entre les différents acteurs et de s’assurer que chacun reçoit sa part.

Mme Stéphanie Do. Vous avez évoqué le peu de transparence existant dans les relations commerciales avec les distributeurs. Le phénomène est-il de même niveau pour tous les producteurs laitiers ? Tous les distributeurs se comportent-ils de la même manière ?

Mme Martine Leguille-Balloy. Madame la vice-présidente, nous avons déjà eu l’occasion d’échanger et nous connaissons toutes les deux les problèmes existant dans la filière. La manière dont vous les évoquez aujourd’hui m’étonne un peu. Vous êtes devant une commission d’enquête qui a pour vocation d’aider les producteurs. Nous sommes également dans le cadre du suivi de la loi et du contrôle de son application. Or, depuis le début, vous avez une manière très politique de présenter les problèmes. J’aimerais que vous répondiez à nos questions, par exemple à celle de M. Pellois, qui a évoqué l’existence de quatre opérateurs et la possibilité de les réunir. On sait très bien que certains rémunèrent beaucoup mieux les producteurs que d’autres.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. C’est vrai.

Mme Martine Leguille-Balloy. J’ai dit que, dans certains endroits, il n’y a pas de contrats : on sait bien où. Nous ne sommes pas obligés de donner des noms si cela vous gêne. Au demeurant, nous pourrions tout à fait les donner ; après tout, votre rôle est de défendre les producteurs laitiers. Nous attendons votre aide pour pouvoir, ensemble, les aider. C’est la vocation de cette commission d’enquête.

Cela suppose que vous répondiez à nos questions. Quelle est la part des coopératives ? Y a-t-il de bons et de mauvais élèves, ou bien est-ce pareil partout ? Quand vous parlez de la composition du prix du lait, s’il vous plaît, expliquez à mes collègues de quoi il retourne : parlez par exemple des mix produits et de la manière dont ils sont choisis, car c’est très important. Nous avons passé des heures à préparer cette audition. Nous en sommes d’ailleurs à la septième. Or, chaque fois, on nous a parlé du problème du lait. Vous êtes là pour défendre les producteurs laitiers : aidez-nous donc, s’il vous plaît !

Mme Cendra Motin. Quand on se penche sur les chiffres donnés par la filière laitière, on constate que 98 % du lait est collecté par des industriels et par des coopératives. Vous nous avez donné un prix moyen, mais j’aimerais savoir si vous pourriez nous indiquer les différences en fonction du type de collecteur – autrement dit, selon qu’il s’agit d’une coopérative ou d’un industriel.

Vous nous dites qu’aucun des contrats signés ne tient compte du coût de production, alors même que celui-ci est bien déterminé. J’ai du mal à comprendre que les coopératives n’aient pas réussi à proposer ce niveau de prix, dès lors qu’elles sont détenues par des agriculteurs. Ainsi, vous-même, vous êtes associée dans une coopérative ; vous avez donc normalement, en tant que productrice, et avec tous les autres producteurs, la possibilité de déterminer le prix d’achat par la coopérative.

Je m’étonne, alors même que le coût de production a été déterminé, que les coopératives ne se soient pas mises en ordre de marche pour obtenir ce niveau de prix. D’où ma demande concernant la différence de prix en fonction du type de collecteur.

Enfin, comme vous nous l’avez dit, vous vous situez dans un marché mondial. Vous avez beaucoup parlé de la filière française : quelle est sa part dans ce qui est vendu aux industriels ? Autrement dit, que représente le lait importé dans la filière laitière ? Nous entendons de plus en plus de choses sur le sujet. De quelle manière vous battez-vous ?

M. Jean-Claude Leclabart. Pour compléter la question de Cendra Motin, il me remonte aux oreilles que les prix pratiqués par un même acheteur ne sont pas les mêmes en fonction du département ou de la région. J’aimerais que vous m’éclairiez sur ce point.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Les distributeurs ont-ils tous les mêmes pratiques ? Comme je le disais tout à l’heure, nous n’avons pas de relation directe, en tant que syndicat, avec eux au sujet des éléments de la négociation commerciale. Nous avons des échanges, nous essayons de regarder la manière dont les contrats sont conclus entre, d’un côté, les industriels et les coopératives, et de l’autre les distributeurs. Les contrats ne sont pas tous les mêmes : les distributeurs ont chacun un industriel ou une coopérative avec qui ils ont contractualisé de façon préférentielle, faisant augmenter ce contrat au détriment des autres. Cela crée de l’insécurité et rend plus compliquée la discussion contractuelle. Globalement, je ne pense pas qu’un distributeur soit plus enclin à la transparence que les autres, sauf peut-être ceux qui se sont engagés dans des contrats tripartites, c’est-à-dire qui intègrent l’ensemble de la chaîne de valeur et dans lesquels on peut afficher, de façon instantanée, le niveau du prix du lait qui sera payé au producteur. Il est vrai que certains travaillent dans ce sens, qui est un peu plus vertueux.

En ce qui concerne l’amplitude de la variation des prix – car il est vrai que je ne vous ai donné que le prix moyen –, on a observé, l’année dernière ainsi qu’au cours des premiers mois de cette année, une différence entre les entreprises. Or cette différence s’explique non pas uniquement par le prix payé au producteur ou par le statut de celui-ci – entreprise privée ou coopérative –, mais aussi, vous avez raison, par la question du mix produits : elle dépend de la manière dont le lait est transformé, s’il y a plus de produits de grande consommation, de produits industriels, de beurre ou encore de poudre. La valeur de transformation est différente. On constate même, avec des mix produits équivalents, des prix très différents payés au producteur, ce qui peut s’expliquer soit par la performance même du transformateur en tant que tel, c’est-à-dire sa capacité à créer plus de valeur – ce n’est là qu’une hypothèse –, soit par le fait qu’il se réserve une plus grande part. Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure au sujet de la répartition de la marge et de la valeur entre les acteurs : nous n’avons aucun moyen de savoir si le producteur reçoit sa juste part en fonction de l’opérateur avec lequel il travaille.

En ce qui concerne la destination du lait produit en France, sur 100 litres, 40 quittent le marché national, dont 10 environ partent dans ce qu’on appelle le « grand export », le reste étant vendu dans l’Union européenne, autrement dit dans une sorte de marché intérieur. Beaucoup d’entreprises travaillent sur cette dimension pour la construction de leur mix produits.

S’agissant du lait importé, nous avons été à l’initiative d’un effort visant à mettre en avant le lait produit en France. Comme vous le savez, nous avons obtenu, au niveau européen, une dérogation concernant l’affichage de la provenance du lait. Nous nous sommes beaucoup investis syndicalement dans ce combat, pour que les consommateurs soient informés sur le « produit et transformé en France », pour qu’ils sachent s’ils achètent du lait qui a été produit en France.

Qui dit dérogation dit incertitude quant à la pérennité de cet affichage. Quoi qu’il en soit, il permet d’avoir en majorité du lait d’origine française vendu dans les magasins. C’est sans doute un peu différent dans la restauration hors domicile, domaine dans lequel il est un peu moins facile de garantir la transparence. Nous pourrions travailler aussi sur ce sujet mais, pour le coup, le chantier est sans doute davantage européen que purement français.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Continuons à comparer. Tout à l’heure, vous nous avez dit que le prix moyen était de 338 euros. Quel est le prix moyen payé par le plus gros industriel, c’est-à-dire Lactalis ? Celui-ci couvre toute la gamme des produits laitiers, y compris sous marques de distributeur (MDD). À côté, je vois que le groupe Bel, qui ne fait que ses produits, sans MDD, et est donc censé être un peu plus ferme, a signé à 350 euros les 1 000 litres. Or 100 % de ses producteurs lui fournissent du lait garanti sans organismes génétiquement modifiés (OGM), ce qui veut dire qu’il a ajouté 15 euros sur les 1 000 litres, et 95 % d’entre eux ont des animaux en pâturage, soit 6 euros supplémentaires pour 1 000 litres. Autrement dit, c’est un industriel qui accepte de payer plus. Je voudrais donc connaître le prix payé par le plus gros de tous – industriels et coopératives confondus.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Au début de l’année 2019, Lactalis a payé aux alentours de 330 euros : 331 euros en janvier et 328 euros en mai.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Or Lactalis est un agriculteur.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Ah bon ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En tout cas, c’est un représentant des agriculteurs.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Je crois qu’il y a méprise, monsieur le rapporteur…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il siège tout de même au Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL), et est donc censé vous représenter.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Il siège dans le collège des industriels.

M. le président Thierry Benoit. Disons qu’il est dans l’interprofession…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il est effectivement dans l’interprofession, il est censé vous aider et c’est lui le plus gros. C’est donc lui qui a le plus de pouvoir et est ainsi le mieux à même de vous défendre, en définitive. S’il veut vraiment défendre le modèle agricole français et les producteurs de lait, il a le pouvoir de le faire. Comment expliquez-vous donc que le plus gros industriel n’aide pas les producteurs de lait alors qu’un plus petit, lui, joue le jeu ?

M. Nicolas Turquois. J’ai entendu un chiffre qui m’a fait réagir : vous avez dit qu’en tant qu’agricultrice, vous aviez besoin de toucher 396 euros pour 1 000 litres. Or je vois passer un certain nombre d’études économiques sur les exploitations agricoles. Je vais faire de la provocation : à 340 euros, ça passe – c’est juste, mais ça passe. Il est vrai que cela ne permet pas de financer des investissements, de renouveler les installations. À 360 euros, les agriculteurs arrivent à remplacer leur matériel, à s’inscrire dans la durée. La demande d’un prix juste est légitime, mais l’excès nous discrédite. Or si on avance des prix comme celui que vous nous avez donné, on va faciliter l’importation de lait et de produits laitiers. Pour être crédible dans la négociation, il faut donner les vrais prix et non adopter – excusez-moi de vous le dire – une attitude syndicale.

Je voulais également revenir sur la question de mon collègue Jean-Claude Leclabart : comment expliquez-vous qu’un même opérateur propose des prix variables en fonction du territoire ? Or c’est effectivement un phénomène que nous constatons.

Mme Martine Leguille-Balloy. Parlez-nous de « Juste et Vendéen », madame, s’il vous plaît !

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Je vais essayer…

Monsieur le rapporteur, vous demandiez pourquoi Lactalis n’adoptait pas la position des producteurs. La négociation du prix payé aux producteurs qui livrent à Lactalis est engagée avec des OP. À ce stade, celles-ci ont fait la demande du niveau de prix dont nous avons parlé tout à l’heure, à savoir 396 euros. L’entreprise a refusé d’afficher un prix tenant compte de cet indicateur – je dis bien : « tenant compte » de cet indicateur, ce qui ne veut pas dire que le prix total serait 396 euros, mais que certains éléments en tiendraient compte. En ce moment, les négociations entre les OP et l’entreprise sont dans l’impasse. Je ne fais là que vous expliquer simplement et factuellement comment les choses se passent en ce moment.

Pourquoi une entreprise ne paie-t-elle pas le même prix dans les différentes régions où elle est implantée ? Historiquement, il y a dans chaque région des grilles de prix en fonction de la qualité. Il existe des centres régionaux interprofessionnels de l’économie laitière (CRIEL), c’est-à-dire des entités correspondant à ce qu’est le CNIEL au niveau national. Dans ces comités, siègent des représentants de l’ensemble des opérateurs. Ces derniers se réunissent au niveau régional pour mettre en œuvre des grilles de prix destinées à afficher la façon dont on paie la qualité du lait – les éléments de qualité autour de ce qui constitue la matière utile, mais aussi la qualité au niveau cellulaire, par exemple les butyriques, ou encore la manière dont les animaux sont alimentés. Ainsi, dans chaque région a lieu une négociation en fonction de critères. La façon dont les entreprises valorisent le lait entre également en ligne de compte : le niveau du recours à la matière grasse détermine la valeur. On parvient ainsi à un équilibre qui, d’une certaine manière, est légitime. Cela permet aussi aux éleveurs d’une même région de disposer d’une grille permettant de comparer les tarifs. Il s’agit donc, pour le coup, d’un élément de transparence très utile. Voilà qui explique pourquoi, au final, des prix différents sont payés au producteur. Au demeurant, tous les producteurs ont un prix différent, parce que la part de matière utile et la façon dont ils font de la qualité sont légèrement différentes : le prix varie ainsi de quelques centimes d’un producteur à l’autre.

Vous m’avez dit, s’agissant des 396 euros, que faire du syndicalisme, c’était bien, mais que nous n’étions pas là pour cela ! Le prix de revient qui est affiché par l’interprofession n’est pas un prix syndical : il résulte d’un calcul. Nous ne sommes pas partis de ce montant pour trouver ensuite les moyens de le justifier. Nous avons repris les éléments fournis par le Réseau d’information comptable agricole (RICA), autrement dit des données officielles. À partir de là, nous avons étudié l’ensemble des comptabilités en France et fait une moyenne. Nous nous sommes fondés sur les critères que j’ai évoqués tout à l’heure, c’est-à-dire un lait qui soit loyal et marchand, et qui permette aux producteurs d’être rémunérés sur la base de deux SMIC. Évidemment, même à 360 euros, vous allez trouver des éleveurs dont la situation leur permettra de dégager deux SMIC – si leurs investissements sont moindres, s’ils sont en vitesse de croisière, s’ils ne viennent pas de s’installer, car tous ces éléments entrent en ligne de compte. Il ne faut pas nier non plus que, comme dans tous les autres métiers, une part est liée à la performance individuelle : certains éleveurs, à niveau de prix égal, vont dégager plus de marges que d’autres.

Vous dites qu’il pourrait y avoir des gradients à 340 ou à 360 euros. Sans doute. D’ailleurs, en ce moment, nous sommes tous en dessous de 340 euros et, malgré cela, il reste encore des éleveurs – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne rencontrent pas des difficultés. Il me semblait que l’objectif de la loi était – entre autres – de garantir aux éleveurs un niveau de rémunération équitable, leur permettant de renouveler leur outil, éventuellement de s’installer, et de conserver une situation socialement et sociétalement acceptable.

Mme Leguille-Balloy m’engageait à parler d’une initiative qui a vu le jour dans notre département, dont le nom est « Juste et Vendéen ». Il s’agit, en fait, d’une marque qui a été créée pour prendre en compte le coût de production de l’éleveur et négocier sur cette base avec des entreprises et des distributeurs. Des initiatives de la même nature existent dans d’autres départements : des éleveurs se regroupent pour partir du prix que leur coûte leur lait. Ainsi, la négociation est conduite avec comme première valeur le fait que le producteur puisse être rémunéré de façon équitable. Des contrats sont signés, ce qui veut dire que c’est possible, qu’on peut engager une négociation avec les opérateurs, avec un niveau de prix payé au producteur qui lui permet de vivre dignement tout en garantissant aux autres parties un équilibre et une marge économique. Est-ce que ce sera possible, à l’avenir, pour l’ensemble du lait produit en France ? Je ne le pense pas, mais c’est l’objectif que nous devons donner, collectivement, au niveau de la filière. Vous l’avez dit vous-même : à ce stade, je pense que l’ensemble des opérateurs ne sont pas prêts à engager cette dynamique de façon très proactive.

Quoi qu’il en soit, il ressort des échanges que nous avons eus qu’il est possible de se fixer pour objectif de rémunérer correctement les producteurs. Il me semble d’ailleurs que c’était l’objectif premier de la loi. Parmi les opérateurs de la filière, certains ont envie que cet objectif se réalise mais ne le permettent pas car chacun observe la situation de l’autre et se dit qu’il ne peut pas se permettre de perdre des volumes en choisissant de payer davantage les producteurs. On reste donc dans le système qu’on a toujours connu. On met en œuvre des volumes importants ; toutes les quarante-huit heures on va chercher le lait chez les producteurs, ce qui veut dire qu’ensuite il faut le transformer, et tant pis si le prix payé au producteur n’est pas ce qu’il doit être. Là réside le problème le plus important.

Cela me ramène au comparatif que j’évoquais tout à l’heure : de grands pays libéraux ont mis en place des systèmes de contrôle et de valorisation par produit. Aux États-Unis, il y a un prix moyen pour chaque opération : le fait de transformer du beurre ou de la crème a, en moyenne, telle ou telle valeur. Ces éléments permettent à tous les opérateurs de travailler dans un marché certes libre, mais doté de certaines règles. Il sera sans doute difficile d’aboutir – dans cette filière comme dans d’autres, me semble-t-il – sans que la loi donne des éléments plus importants sur la façon dont on se saisit de la question de la valeur – aspect que non seulement on peut prendre en compte, mais qu’il faut prendre en compte. La production agricole, c’est aussi la souveraineté alimentaire d’un pays. Dans certains cas, l’interventionnisme aurait certainement des vertus.

M. le président Thierry Benoit. Madame Bonneau, les coopératives étaient en quelque sorte, par nature, des organisations de producteurs avant l’heure. Comment explique-t-on que le prix soit à près du même ordre pour un producteur fournissant sa propre coopérative et pour un producteur vendant son lait à un industriel privé ? C’était d’ailleurs moins vrai à l’époque des quotas laitiers. Depuis une dizaine d’années, on a expliqué aux agriculteurs qu’il allait falloir contractualiser mais aussi s’organiser, se structurer en organisations de producteurs.

Il a été question tout à l’heure du lait « juste ». Dans d’autres secteurs, il y a des initiatives comme « C’est qui le patron !? ». On voit bien que, lorsque les producteurs se prennent en main, cela va mieux. Je voulais connaître votre point de vue sur le sujet, ainsi que sur le point suivant : jusqu’à présent, il me semble qu’en définitive la production laitière était relativement bien organisée, avec la Fédération nationale des producteurs de lait, mais aussi l’interprofession – le CNIEL. Vous parliez aussi d’un médiateur, mais il y a le médiateur des relations commerciales. Je suis donc tenté de dire que tous les instruments existent. Ne pensez-vous pas qu’il est nécessaire d’encourager les producteurs à se structurer en OP – et même en appellations d’origine protégée (AOP) – et de s’orienter vers davantage de contrats tripartites ? Vous avez dit qu’il n’y en avait pas beaucoup : n’est-ce pas là une des clés ?

M. Hervé Pellois. Je ne voudrais pas être trop insistant, madame, mais vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai posée tout à l’heure. Elle n’était pourtant pas très compliquée : je voulais savoir quelle était la valeur de la main-d’œuvre dans les 396 euros que vous avez évoqués.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Entre 80 et 100 euros.

M. Hervé Pellois. Bien. Vous nous avez dit que les 396 euros étaient fondés notamment sur les données fournies par le RICA ; je voulais donc savoir ce qu’il en était.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. En moyenne, la main-d’œuvre compte pour 93 euros…

M. Hervé Pellois. D’accord.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. …mais dans une exploitation produisant un peu plus de lait avec moins de main-d’œuvre, cela peut être 80 euros.

M. Hervé Pellois. D’accord. J’ai encore une question relative aux prix. Nous n’avons pas parlé du lait bio, dont le coût de production est sans doute plus élevé. Est-ce que vous tenez compte du lait bio dans les 396 euros, ou bien avez-vous un autre prix de référence pour le lait bio ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Il existe effectivement un indicateur pour le lait bio. Le prix est supérieur de 100 euros. Peut-être aurais-je dû prendre cet exemple dès le début – merci de me le rappeler – car, dans la production bio, jusqu’à maintenant, les producteurs sont payés au niveau de l’indicateur. Les choses sont donc équilibrées : les recettes laitières du producteur sont quasiment au niveau de l’indicateur publié par le CNIEL concernant le lait bio. Cela fait que les producteurs de lait bio sont dans une situation plus sereine que tous les autres qui sont en production conventionnelle. Ils peuvent vivre de leur métier et envisager la perspective de faire évoluer leur exploitation et de la transmettre. Nous ne demandons rien d’autre que cela : pouvoir nous projeter dans l’avenir et payer nos factures. Or, vous le savez peut-être, on observe une tentative visant à déséquilibrer le marché du bio : des difficultés commencent à apparaître, avec un grand nombre d’opérateurs de la distribution proposant des prix d’appel. Les promotions sont telles que des produits bio sont vendus à des prix inférieurs à ceux des produits issus de l’agriculture conventionnelle. De telles pratiques ne sont pas tenables dans la durée : elles vont forcément déséquilibrer ce marché qui, jusque-là, était plutôt un modèle à suivre, justement parce que, sur ce segment, on avait d’une certaine manière sanctuarisé la part revenant au producteur.

M. le président Thierry Benoit. J’aimerais vraiment que vous m’expliquiez pourquoi le prix payé au producteur est à peu près le même, qu’il soit en coopérative ou qu’il fournisse la distribution privée.

Mme Cendra Motin. Je voulais justement rebondir sur ce sujet. Il se trouve que je connais plutôt bien un éleveur de vaches laitières installé en Alsace, qui vend son lait à Alsace Lait. Or je vois les produits d’Alsace Lait partout, y compris dans ma région, qui est pourtant assez éloignée de l’Alsace. Je vois des agriculteurs qui vendent bien leur lait, dont la coopérative fonctionne bien, avec des produits qui sont vendus directement dans tous les réseaux de distribution, y compris la grande distribution. Ce sont donc des gens qui vivent très bien, y compris en faisant de l’agriculture conventionnelle. Toutefois, j’en vois d’autres, dans ma circonscription, qui savent qu’il existe, à quelques kilomètres de chez eux, une AOP à laquelle ils n’ont pas accès, tandis que, de leur côté, ils ont du mal, avec une grande coopérative qui ne vend qu’à des industriels.

J’ai donc l’impression que les organisations de producteurs, en fonction de la façon dont ils décident de vendre, dont les producteurs sont intégrés et dont leur voix porte, sont plus ou moins efficaces. J’aimerais savoir si vous faites la même lecture concernant les coopératives : n’est-ce pas aussi, en définitive, la façon dont la voix des agriculteurs porte qui change les prix ? Certaines stratégies sont plus intéressantes que d’autres.

Dans beaucoup d’appellations d’origine protégée (AOP), les agriculteurs vendent très bien leurs produits : il n’y a pas que le bio. Autrement dit, la valorisation du lait tient aussi au produit final.

En revanche, j’ai du mal à évaluer les parts de marché des AOP et du bio, d’un côté – c’est-à-dire les productions très bien valorisées –, et celles des autres productions. Pouvez-vous donc nous donner la proportion d’exploitants qui sont en agriculture conventionnelle et qui ont du mal et celle de personnes qui sont dans des AOP, qui font du bio ou sont dans de très bonnes coopératives et qui s’en sortent ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Je partage complètement ce que vous venez de dire : effectivement, dans certaines coopératives, la voix des éleveurs porte suffisamment, la valeur qui leur est restituée leur permet de vivre très bien et d’envisager l’avenir dans l’agriculture conventionnelle, et pas seulement dans le bio. Cela existe. Ce que nous avons dit tout à l’heure concernant les écarts de prix ne tient pas seulement au statut – cela peut être le cas, mais pas toujours – : des coopératives aussi bien que des PME peuvent être concernées. Je suis donc tout à fait d’accord avec ce que vous venez de dire : la coopérative peut remplir ce rôle. Nous travaillons d’ailleurs sur le sujet, pour que les éleveurs puissent s’investir de nouveau dans leurs coopératives, de manière à ce que leur voix porte davantage.

Par ailleurs, l’éleveur a un client, surtout s’il est en coopérative, car il lui donne sa production. Or il ne choisit pas toujours ce client et, la plupart du temps, s’il souhaite en changer, il doit aussi changer de système d’exploitation. Il est important de le savoir.

Je ne connais pas exactement la proportion dont vous parliez, mais 15 % environ du lait est valorisé en AOP et en bio. Ce qui fait la différence, indépendamment du cahier des charges sur lequel repose le système de production, c’est que, dans ces systèmes-là, une part de la valeur dédiée au producteur est affichée clairement, ce qui est fondamental.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il existe quatre centrales d’achat, qui achètent à des milliers d’industriels, qui eux-mêmes achètent à plusieurs milliers de fermes.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. On compte 60 000 fermes.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il y a 60 000 fermes pour environ 1 700 industriels. Et vous dites être pieds et poings liés, alors que les éleveurs producteurs de lait gagnent très mal leur vie, et on leur dit : « Tu peux partir de chez moi, mais à condition de me donner un an de salaire » !

Mme Marie-Thérèse Bonneau. La règle de la coopérative est l’engagement dans un contrat d’apport total pour une durée donnée, certaines stipulations pouvant évoluer. En tant que syndicat, nous considérons qu’il pourrait être important pour le producteur, de façon à ce qu’il puisse mieux valoriser son lait, de pouvoir facilement quitter la coopérative tout en respectant un délai prévu afin de ne pas la pénaliser. C’est la clé de la capacité du producteur à sortir de la coopérative.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’en est-il avec le groupe Lactalis ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. La durée des contrats passés avec Lactalis est aussi de cinq ans. Ces contrats sont individuels, nous considérons qu’il serait plus facile pour les intéressés que le contrat soit conclu avec l’organisation de producteurs, ce qui laisserait plus de liberté.

C’est pourquoi il est préférable pour les producteurs d’être partie d’un contrat collectif dans le cadre d’une OP afin de pouvoir librement quitter le producteur, ou de se trouver au sein d’une organisation qui s’adresse à plusieurs clients.

Mme Martine Leguille-Balloy. Nous avons évoqué les pénalités de départ prévues par les contrats liant les producteurs aux coopératives, mais il faut noter que celles-ci ont souvent avancé des sommes pour financer des travaux.

Il m’est par ailleurs revenu qu’avec Lactalis ou d’autres groupes, au moment de la reprise, des prélèvements étaient perçus. Ce qui signifie que lorsqu’un producteur quitte un acheteur, il ne peut pas céder la totalité de ce qu’il exploite ; Lactalis, par exemple, accepte le principe de la reprise, mais sur la base d’une part de production diminuée.

On parle aussi d’accords de collecte, et il ne faut pas oublier que la moitié des producteurs sont indépendants, ce qui réduit considérablement leur force de négociation : avez-vous entendu ces bruits ?

M. le président Thierry Benoit. En tant que première présidente de l’ANPL, encouragez-vous les agriculteurs à s’organiser en associations de producteurs, voire en associations d’organisations de producteurs, de façon à peser plus dans les négociations ?

À juste titre, vous avez évoqué la souveraineté afin que les agriculteurs reprennent leur destin en main. On constate en effet qu’aujourd’hui on ne parle plus de quotas, mais de contrats. Les producteurs laitiers français sont sans doute les meilleurs dans leur discipline ; or on observe qu’ils disposent de peu de liberté pour choisir l’entreprise à laquelle ils vont le vendre.

Je mets les coopératives à part, car leurs membres y sont entrés de façon volontaire  s’ils y sont actifs, ils participent à l’assemblée de section et à l’assemblée générale, une coopérative est quelque chose qui vit. C’est en tout cas ainsi que cela devrait fonctionner.

Encore une fois, les producteurs laitiers français sont certainement les meilleurs dans leur discipline, c’est aussi le cas des industriels du secteur puisqu’ils sont les plus importants du marché mondial  ce dont je me félicite. Toutefois, un nouveau venu est apparu, qui a pour nom la « marque de distributeur », la MDD, comment la porte-parole du collège des producteurs au CNIEL appréhende-t-elle cette arrivée ?

En effet, la MDD ne fait pas de recherche et développement comme un industriel ou une coopérative, qui collecte, transforme, et fait de la recherche afin de mettre au point des produits comme le lait bio, la crème dessert ou le conditionnement. De son côté, le commerçant se borne à choisir un produit qui et fonctionne et commande à l’industriel une certaine quantité de lait présentée sous le nom d’une marque donnée.

Comment les producteurs ou leur porte-parole appréhendent-ils cette question des MDD, qui tirent le prix vers le bas plutôt que vers le haut ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Merci d’avoir posé ces questions.

Nous avons beaucoup œuvré pour que les producteurs puissent se grouper en organisations, afin de pouvoir valoriser leurs produits et négocier.

Dans pratiquement 90 % ou 95 % des cas, devant l’industriel et la contractualisation, les producteurs sont membres d’une OP. Mais la question fondamentale est de savoir quels sont les moyens donnés aux organisations de producteurs pour qu’une véritable négociation puisse avoir lieu.

Les choses sont différentes si l’opérateur aligne son prix sur celui de ses concurrents qui pratiquent de plus bas, ou s’il poursuit une politique de valorisation du produit parce qu’il dispose de marques et de marchés lui permettant de le faire. Mais cela dépend de son état d’esprit ainsi que de la façon dont il engage la relation commerciale avec le producteur.

Ainsi, quand bien même ils sont organisés, il faut que cette organisation permette aux producteurs de peser sur la négociation commerciale.

J’entends par ailleurs votre analyse lorsque vous considérez que l’émergence des MDD peut tirer les prix vers le bas, mais ce phénomène peut aussi être l’occasion pour les producteurs de faire reconnaitre le niveau de valeur intrinsèque des leurs produits, qui ne dépend pas uniquement de l’effort de recherche et développement fourni par le transformateur.

J’observe d’ailleurs que beaucoup de nouveaux MDD mettent en avant le travail du producteur, le pâturage et l’alimentation des animaux. Ils cherchent à contractualiser avec l’opérateur, que ce soit celui qui fait de la marque ou un autre, sur la base de cette qualité « fait à la ferme » qui peut être créatrice de valeur au sein du marché global des produits de grande consommation en France.

Il est ainsi paradoxal d’observer que les marques nationales sont parfois vendues moins cher que les marques distributeurs. Du fait de la multiplication des produits d’appel et des promotions, une part importante de la marge passe dans la publicité faite pour la marque et celle-ci n’est donc pas nécessairement la plus rémunératrice.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je partage votre souhait de voir le pouvoir des OP renforcé, ce que nous avons un peu fait avec la loi. Mais pour ce faire, il faudrait encore que les intéressés soient capables de se rassembler et de quitter la mécanique dans laquelle ils sont enfermés.

Ainsi, beaucoup d’entreprises créent-elles de nouveaux biscuits, de nouvelles pâtes, de nouvelles bières, beaucoup de nouveaux produits ; or ce n’est pas le cas pour le lait. La chaîne de magasins Biocoop a essayé de lancer la marque « C’est qui le patron ? », mais j’ai l’impression que la mayonnaise ne prend pas.

Mon département d’élection, l’Aube, ne compte que 130 producteurs de lait, ce qui n’est rien du tout. En toute franchise, pensez-vous qu’un jour ces 130 producteurs pourront dire à leurs coopératives qu’ils vont se séparer d’elles pour vendre à « C’est qui le patron ? ». Cela vous paraît-il possible ou non ?

Du fait de la faiblesse de la production, ces agriculteurs sont pris à la gorge, s’ils veulent quitter leurs coopératives, ils devront verser un an de salaire  ils ne le feront pas, car ils ne peuvent payer cette somme !

Mme Marie-Thérèse Bonneau. L’histoire de « C’est qui le patron !? » est en quelque sorte celle de la mise en œuvre de la loi ; c’est ainsi que l’on peut la concevoir. L’initiative résulte aussi de la prise de conscience de la part des consommateurs qu’un minimum de prix était à payer pour un produit. Ce sont des opérateurs qui étaient sensibles à ces aspects des choses qui ont lancé cette opération. Nous avons alors été très présents, et cela a été l’occasion de sauver un pan entier de production dans la région lyonnaise, et de donner un avenir aux éleveurs qui étaient dans une situation où l’organisation à laquelle ils appartenaient vendait le lait au prix « spot », ce qui faisait leur perdition.

Aussi, même si les producteurs sont animés d’une très grande volonté de changer, dans la mesure où le produit est périssable, ils demeurent obligés de le transformer pour pouvoir le commercialiser. Cela nécessite un niveau de structure important, et sauf à se placer sur un marché de grande proximité, ils ne peuvent pas agir seuls. Ce qui fait la différence, c’est lorsque l’initiative d’une organisation de producteurs rencontre des opérateurs prêts à faire le pari avec elle. S’ils sont seuls, à l’instar de ceux que vous avez cités, monsieur le rapporteur, si personne ne leur offre la possibilité de faire changer les choses, ils ne pourront rien faire.

La difficulté provient de ce que le produit vendu est transformé dès le départ de la ferme. Je ne sous-estime pas l’enjeu que représente la commercialisation d’une salade, mais elle représente un produit qui est simplement transporté, pas transformé. Le lait appelle donc une dynamique qui ne soit pas seulement celle des producteurs, car même si les éleveurs se lèvent pour changer les choses, si la filière ne répond pas, ils échoueront.

M. Nicolas Turquois. La coopérative demeure l’émanation des agriculteurs ; pour être moi-même membre de l’une d’entre elles, je perçois la difficulté qu’il peut y avoir à les quitter.

Je conçois par ailleurs la difficulté qu’il y a à faire bouger les choses. En facilitant la démarche de séparation des producteurs, ne rétablirions-nous pas le rapport de force ? En effet, pourquoi donner plus d’argent aux éleveurs, si quitter l’établissement avec lequel ils sont sous contrat leur coûte l’équivalent d’un an de salaire ?

À certaines exceptions près, comme c’est le cas pour vous, madame Bonneau, c’est presque prohibitif  n’est-ce donc pas le premier élément du rapport de force à mettre en œuvre ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Le premier élément du rapport de force réside dans la liberté dont l’éleveur devrait disposer de choisir l’opérateur avec lequel il travaille  ce qui est très complexe actuellement. Cette situation prive le marché d’agilité et d’élasticité  et on pourrait dire que, depuis la période des quotas, tout a changé et rien n’a changé.

Lorsque nous avons commencé à travailler à engager les éleveurs dans une dynamique d’organisations de producteurs, nous avons pris l’attache de nos collègues en Europe.

En Allemagne, nous avons vu des organisations de producteurs dont certaines étaient commerciales ; en Bavière, des éleveurs changent parfois de laiterie tous les six ou dix-huit mois en fonction de ce que l’entreprise peut leur offrir. Le fait que les producteurs allemands ont la possibilité de livrer le volume qu’ils souhaitent indépendamment de ce que l’opérateur peut transformer fait que le prix d’achat du lait demeure sensiblement le même.

Nous devrions utiliser les atouts qui sont les nôtres, car en France nous avons choisi des niveaux de volume qui sont en lien avec ce que les transformateurs nous disent pouvoir transformer au mieux. Il faudrait encore faire fonctionner le marché de manière à ce qu’une émulation importante puisse trouver place.

Mais si le deuxième maillon, celui de la discussion de la transformation avec la distribution, demeure celui au sein duquel celui qui fait l’offre meilleur marché l’emporte, la situation actuelle se verra encore plus fragilisée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous avez indiqué que les pénalités infligées lorsqu’un agriculteur quitte une coopérative ou un industriel, sont moins importantes dans le secteur du bio. Quelle est la différence si on passe au bio en changeant de coopérative ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Si l’entreprise fait du bio et qu’elle est demandeuse, il n’y a aucune pénalité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et si l’on change d’industriel ou d’entreprise ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Cela dépend du règlement intérieur de l’entreprise. Il y a deux ans, nous avons ainsi mené une action syndicale chez Agrial qui a fait évoluer le règlement intérieur ; depuis, il n’y a pas de pénalités à l’occasion d’un changement de mode de production.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et chez Lactalis ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Je ne dispose pas de cette information. Je ferai en sorte de vous la fournir.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Par ailleurs, quel est l’avis du CNIEL sur la suppression des pénalités de sortie prévues par les contrats passés avec les industriels et les coopératives ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Le CNIEL n’a pas formellement émis d’avis, il n’y a que des avis différents en fonction des familles présentes en son sein – et je ne vous surprendrai pas en disant que le collège des producteurs y est défavorable. J’imagine que les choses diffèrent quelque peu au sein du collège de la coopération, car il lui semble difficile d’engager une politique de volume et de stratégie industrielle sans une certaine sécurité portant sur les volumes.

Quant à la position des industriels, elle varie en fonction des contrats que chacun d’entre eux a passés. Selon que vous êtes une entreprise importante comme Lactalis ou que, comme Bel, vous ne collectez qu’une petite partie du volume que vous transformez en France, le point de vue n’est pas le même.

Mme Martine Leguille-Balloy. Lorsque, dans le cadre de ces accords bipartites, on travaille avec des industriels ou des coopératives de moindre taille, on a le sentiment que le résultat est bien meilleur que lorsque l’on a affaire à de grosses machines. Ne pensez-vous pas que l’élément essentiel, que l’on ne peut certes pas intégrer dans la loi, mais dont nous devons trouver le moyen de le faire appliquer, est tout simplement le respect ?

Car voit bien ce que certains veulent se mettre dans la poche alors que d’autres veulent respecter les agriculteurs. Dans d’autres filières, on a constaté que le seul moyen d’y parvenir était la présence d’industriels ou de grandes surfaces indépendantes, qui visent vers le haut et s’entendent avec les agriculteurs. Car il n’y a rien à espérer des grosses machines qui sont exclusivement tournées vers les bénéfices ; à moins que les travaux de cette commission d’enquête soient entendus ainsi que notre détermination à ne pas laisser les choses en l’état.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Vous venez, madame, de résumer ce qui fait mon engagement syndical depuis vingt ans…

M. le président Thierry Benoit. Je pense que tout est dit, et surtout que tout est compris.

M. Vincent Brack, directeur de la FNPL. Si l’on veut respecter l’esprit de la loi, voire rétablir un rapport de force afin qu’à tous les niveaux les négociations commerciales soient justes, il ne faut plus qu’il y ait de producteurs enfermés dans un tête-à-tête avec un seul client : imaginez qu’il n’y ait qu’un seul producteur ; on parlerait de monopole.

Si l’on a voulu inverser le paradigme des négociations commerciales avec la loi EGAlim, il faut en tirer toutes les conséquences. Cela implique de restaurer le rapport de force, et qu’il ne soit plus possible qu’un producteur n’ait qu’un seul client ; je laisse donc le législateur être prolifique… Il faut donc travailler la question des pénalités, et je vous remercie de m’avoir donné un ordre du jour pour les réunions du CNIEL. (Sourires.)

S’agissant de cet environnement de négociations qui a été évoqué, je tiens à dire que le rapport de force est vraiment inversé. Je découvre le secteur, car j’ai rejoint la FNPL il y a seulement trois mois ; et puisque personne ne le fera au cours de ces auditions, je voulais dire que ce ne sont pas les producteurs qui facturent leur produit. Là aussi, je vous laisse apprécier des conséquences sur le rapport de force. C’est l’entreprise qui adresse un bordereau de paiement, or nous parlons de producteurs, c’est-à-dire d’entrepreneurs.

Je suis d’accord avec vous, monsieur le président : nous avons des entrepreneurs et des entreprises de qualité ; il est urgent que cette filière trouve de nouvelles pratiques commerciales. Cela à tous les échelons, car on ne peut pas dire que de bons accords ont été passés avec les entreprises et la distribution : mais que faire ensuite ? Je vais vous le dire : toutes les semaines, ce sont des exploitations qui ferment ; le modèle va donc changer.

Merci de m’avoir donné la parole.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Comme vous le savez, à la fin des travaux de cette commission d’enquête, un rapport sera rédigé, qui formulera des propositions. L’une d’elles portera probablement sur la fin de ces pénalités en cas de sortie ou de projet de départ.

Quelles sont vos propositions concrètes pour mettre un terme à cette situation dans laquelle le producteur ignore à quel prix son lait sera payé ? De plus, des problèmes de qualité se posent que les intéressés ne peuvent pas contrôler, l’entreprise affirme que le lait n’était pas de bonne qualité alors qu’elle l’a mélangé avec d’autres laits ; bref, il y a beaucoup de choses que nous ne comprenons pas.

Quelles sont les propositions concrètes que vous souhaiteriez voir figurer dans le rapport afin que les producteurs de lait puissent enfin vivre dignement du si beau métier qu’est l’élevage de bovins ?

M. le président Thierry Benoit. Des propositions peuvent être amorcées aujourd’hui, mais un suivi des travaux de la commission d’enquête est aussi possible. M. le rapporteur pourra vous écrire, et vous pourrez lui répondre.

M. Vincent Brack. Dans la mesure où il ne me paraîtrait pas saint de formuler des propositions au cours d’une audition publique, nous avons prévu de vous adresser un rapport complet présentant les chiffres et l’historique, notamment des négociations bipartites. Par ailleurs, à la suite de notre congrès d’Arras, et à la demande du ministre de l’agriculture qui nous a priés de formuler des propositions, nous préparons une note que nous vous enverrons.

Nous sommes par ailleurs ouverts à l’idée de poursuivre avec vous cet échange afin de rechercher, dans l’intérêt de toute la filière et en premier lieu des producteurs, quelles pourraient être les évolutions réglementaires possibles.

M. Nicolas Turquois. Nous avons évoqué les pénalités imposées aux producteurs en cas de changement d’opérateur, mais les difficultés proviennent parfois des deux côtés, et les agriculteurs changent dans leur façon de produire.

Qu’en est-il du calcul des pénalités si un producteur demande à sa coopérative de pouvoir réserver 10 % de son volume de production afin de développer une activité de fromage fabriqué à la ferme ? Quelqu’un n’ayant pas les moyens de convertir en une fois sa production de 300 000 litres et qui souhaiterait le faire progressivement en a-t-il le droit ?

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Merci pour cette question.

Cela dépend de l’entreprise considérée. S’il s’agit d’une coopérative, la réponse est négative puisque ces établissements ne pratiquent que l’apport total. Si le producteur est lié par contrat à l’entreprise, il peut être prévu que l’apport doit être total, mais cela n’est pas toujours le cas.

M. Nicolas Turquois. Un frein persiste donc pour les producteurs souhaitant diversifier leur activité afin de sortir la tête hors de l’eau. On pourrait imaginer que, pour 5 % ou 10 % des volumes, il y ait une tolérance.

M. le président Thierry Benoit. La production laitière en France est certainement emblématique de la question des relations commerciales. Dans ma région de Bretagne, j’ai ainsi pu dire que nous avons adopté une loi il y a deux ans pour moraliser la vie publique et y introduire de l’éthique.

À entendre nos échanges de ce jour, on voit bien que la question du respect entre les parties en cause est en jeu. C’est bien de remettre de l’éthique et de la moralisation dans les relations dites commerciales dont il est question.

Il faudra encore certainement amener le législateur à réfléchir à la question du gigantisme financier, même si nous avons conscience que lorsque l’on parle de commerce et d’agriculture, on aborde un sujet de dimension nationale, européenne et internationale.

Merci infiniment pour votre présence.

L’audition s’achève à dix-sept heures quarante-cinq.

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12.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Haine, directrice générale de Nielsen France, et de M. Daniel Ducrocq, directeur du service distribution

(Séance du jeudi 16 mai 2019)

L’audition débute à neuf heures trente-cinq.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons aujourd’hui Mme Anne Haine, directrice générale de Nielsen France, accompagnée de M. Daniel Ducrocq, directeur du service distribution.

Madame, monsieur, votre groupe, internationalement reconnu pour le recueil et l’analyse de données, intervient dans une centaine de pays et compte environ 45 000 collaborateurs, ce qui n’est pas mince. Vous avez ainsi une connaissance approfondie de ce qui est relatif aux questions du commerce et de la distribution, et pourrez nous éclairer, grâce aux données que vous recueillez sur une très grande échelle, quant au rôle joué par les grandes enseignes du commerce et de la distribution.

Avant de vous donner la parole, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

Mme Anne Haine, directrice générale de Nielsen France. Merci de nous recevoir. Nous avons reçu votre questionnaire, et avons préparé un document comportant des données chiffrées qui vous apporteront les éclairages que vous souhaitez. L’idée n’est pas de couvrir tous les sujets aujourd’hui, mais de s’appuyer dessus pour répondre à certaines des questions que vous nous avez posées.

Nielsen France est un mesureur et un observateur, qui se veut naturellement neutre, de la consommation. Pour schématiser, nos « fournisseurs » sont les distributeurs, nos clients les distributeurs et les fabricants. Nous nous appuyons sur deux sources principales de données.

La première est celle qui vient des magasins. Avec l’accord des distributeurs, nous recevons quotidiennement des données de vente – ce que l’on appelle des « sorties de caisse », portant sur tout ce qui est scanné en caisse dans les grandes et moyennes surfaces. Nous les codons, nous les traitons, nous les agrégeons à différents niveaux pour les restituer à nos clients – fabriquants et distributeurs. L’agrégation se fait par circuit – hypers, grandes surfaces, etc. – par marques, par segments, parfois par enseigne – Carrefour, Auchan, etc… Je souligne que les distributeurs restent propriétaires de ces données, qu’ils nous autorisent à partager après les avoir traitées et codées.

Nous disposons aussi, en France comme dans une bonne trentaine d’autres pays du monde, d’un panel de consommateurs qui représente 15 000 foyers français, qui nous déclarent leurs achats – dans le respect du Règlement général de protection des données (RGPD). Ce n’est évidemment qu’un échantillon, mais cela nous permet notamment de nous faire une idée de ce qui est acheté dans certains circuits spécialisés, comme le bio ou le surgelé, qui ne collaborent pas aujourd’hui avec nous.

Ces données nous permettent de savoir qui achète quoi et de conseiller les fabriquants et les distributeurs pour optimiser leur offre, leur mix produits, leur mix marketing, leurs activités promotionnelles, leurs prix, dans un but unique : l’augmentation du chiffre d’affaires. Le grand concept, c’est la part de marché.

Je précise que, naturellement, nous ne participons pas aux négociations entre distributeurs et fabriquants, quels qu’ils soient. Nous n’assistons à aucune négociation, nous ne sommes pas dans les box.

Dernier point à souligner, par rapport au questionnaire que nous avons reçu : ni les distributeurs ni les fabriquants ne nous communiquent les marges qu’ils font sur les produits, qu’il s’agisse des achats ou des ventes.

Voilà là courte introduction que je souhaitais faire. Nous avons préparé des éléments de réponse à vos questions, merci de nous dire vos priorités pour l’audition d’aujourd’hui.

M Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie de cette présentation. Pouvez-vous commencer par nous dresser un tableau général de la situation ?

Mme Anne Haine. Il y a un premier thème, qui est la situation de la grande distribution. Vous nous avez adressé des questions, pour lesquelles nous avons préparé des slides, sur la santé des hypermarchés, du e-commerce, le poids de certains circuits, sur la façon dont la grande distribution réagit à ce contexte, la part de marché des enseignes, les groupements d’enseignes, les centrales d’achats, la comparaison entre la situation française et celle d’autres pays européens de taille équivalente – en nous demandant si cette situation est atypique ou non.

M. le président Thierry Benoit. Nous recevons en ce moment, concernant ce secteur, ce qui ressemble à des signaux de fragilité. Je lisais encore ce matin dans Ouest-France un article expliquant ce qu’il se passe chez Auchan. S’agit-il, selon vous, de signaux conjoncturels, ou d’une évolution plus structurelle, liée aux comportements des consommateurs, d’une part, mais aussi à l’arrivée d’autres acteurs, notamment ceux du commerce en ligne ? Et s’agit-il d’un phénomène spécifiquement français, ou de quelque chose que l’on retrouve à l’échelle du continent européen ?

Nous serions également intéressés par le regard que vous portez sur le regroupement des grandes enseignes en France et en Europe.

Mme Anne Haine. La grande distribution fait face, en effet, à un environnement très concurrentiel. Les enseignes dont la presse parle actuellement sont surtout les hypermarchés, en particulier ceux qui ont de très grandes surfaces, comme Auchan ou Carrefour, qui rencontrent des difficultés depuis un certain nombre d’années. Il y a des éléments à ce sujet dans notre présentation, notamment sur les effets à long terme.

Une des spécificités françaises du commerce en ligne, c’est le drive. C’est un concept que la France a été le premier pays européen à lancer à grande échelle, pour la grande consommation : Leclerc a commencé, et toutes les grandes enseignes ont suivi, de sorte que le drive continue à progresser beaucoup plus vite – 7,5 % par an – que l’ensemble des autres circuits, contrairement aux hypermarchés qui progressent moins vite que les grandes et moyennes surfaces. Ce phénomène dure depuis maintenent plusieurs années,

Sur le slide 13, on peut voir, en orangé, la courbe des ouvertures de click and drive. Le principe est qu’on commande sur Internet et qu’on se fait livrer dans sa voiture. Cela ne veut pas dire que les hypermarchés ont fermé des points de vente : on voit que la courbe bleue continue de progresser doucement en termes de surface. Mais il est clair que cela fragilise leur fréquentation.

Vous pouvez voir, en bleu clair, la part de marché des hypermarchés dans l’ensemble des circuits – magasins de proximité, commerce en ligne, anciens hard discounters que l’on appelle maintenant « supermarchés à dominante marques propres », supermarchés et autres. On constate que tous ces circuits grignotent peu à peu la part des hypermarchés, dont une grande partie de la surface, historiquement, était consacrée au non-alimentaire – électroménager, etc. En effet, la concurrence du commerce en ligne ou des enseignes spécialisées du type Darty a commencé à prendre des clients aux hypermarchés, où ces zones sont devenues un peu moins fréquentées. Or, l’enjeu essentiel, pour eux, c’est justement la fréquentation. les clients achetant chez eux moins de produits durables, ils fréquentent également moins les rayons alimentaires, d’où la nécessité d’animer ceux-ci, étant donné que les hypermarchés, du fait de leur puissance de frappe, sont attendus par le consommateur sur les prix et sur les promotions.

Durant toutes ces années, beaucoup de circuits ont progressé : le commerce de proximité, mais aussi pas mal de commerces spécialisés, les solderies, les magasins de surgelés, de bio, etc. Ils ont souvent augmenté le nombre de leurs points de vente, ce qui crée de la concurrence supplémentaire. Les hypermarchés, de leur côté, continuent d’ouvrir des surfaces et de montrer leur capacité à garder leurs clients : le taux de pénétration est toujours de 97 %, mais la fréquentation diminue. Sur le court terme, il est vrai que la loi EGAlim leur crée une contrainte supplémentaire, puisqu’elle encadre les promotions et les taux de discount qui faisaient partie de leur ADN.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’entends ce que vous dites sur la fragilisation des volumes de chiffre d’affaires. J’ai deux questions.

D’abord, est-ce que la motivation du consommateur d’aujourd’hui pour aller dans la grande distribution, ce sont les promotions ? Ou est-ce qu’il cherche plutôt l’« expérience client » ? Dans les années 1960, on allait faire les courses en famille, et même moi qui ne suis pas vieux, je me rappelle que, quand j’étais enfant, on me déposait au rayon librairie où je lisais des BD. C’était pour moi une expérience exceptionnelle. Donc, quand vous nous dites que votre rôle aujourd’hui, chez Nielsen, c’est de conseiller le distributeur sur les promotions pour augmenter le chiffre d’affaires, je me demande, au vu de la baisse du chiffre d’affaires, si vos conseils sont vraiment les bons…

Deuxième question : la grande distribution nous explique qu’elle doit se protéger du commerce en ligne et des entreprises comme Amazon qui viennent grignoter leurs parts de marché et qui vont aboutir à tuer nos agriculteurs, mais en fait il apparaît que l’alimentaire n’est pas du tout la cible des entreprises comme Amazon. Donc, le discours selon lequel, si on ne se protège pas du e-commerce, celui-ci va tuer nos agriculteurs est un mauvais discours.

Mme Anne Haine. Sur le premier point, nos études montrent, notamment celles portant sur des panels de consommateurs, que ceux-ci vont dans les hypermarchés avant tout pour chercher du prix, de la promotion et du choix, tandis que dans les supermarchés, les enseignes de proximité ou les drive ils vont chercher du confort, de la proximité, un circuit court et plus rapide. Au fil des années, en effet, les hypermarchés sont devenus de grosses machines pénibles, où on passe toute une heure à pousser de gros caddies, etc. L’expérience de l’hypermarché s’est donc effritée au bénéfice du confort, de la possibilité de faire tous ses courses rapidement sans se laisser tenter par le piège des achats imprévus, des « têtes de gondole », des promotions, etc. De ce fait, le circuit court, le petit supermarché de proximité devient pour eux plus attractif, nous avons fait des études là-dessus que nous pourrons vous communiquer : c’est du déclaratif, bien sûr, mais ça corrobore ce que nous observons. Un de nos slides montre le nombre de passage en caisse par strate de superficie : plus le magasin est gros, plus il est concerné par la baisse de fréquentation.

Sur le deuxième point, par rapport au e-commerce, à Amazon, Cdiscount, et autres pure players, qui ont souvent commencé par le livre, il faut savoir que les partenariats sont de plus en plus nombreux : Monoprix, par exemple, travaille avec Amazon. Cela a commencé par des produits assez éloignés des achats du quotidien, des « produits de grande consommation/frais libre-service » (PGC/FLS), mais la nouveauté, et la difficulté à laquelle font face les grands intervenants de la distribution, c’est qu’Amazon s’attaque maintenant aux produits de grande consommation avec des valeurs faciales plus faibles – boîtes de conserve ou autres, qui n’étaient pas leur priorité jusqu’ici. La situation de la France, à cet égard, est spécifique par rapport à celle d’autres pays d’Europe parce qu’elle a développé le concept du drive avant les autres et de façon plus importante. Un des avantages du e-commerce, c’est son côté pratique : commande en ligne, livraison. Mais comme cette réponse est déjà apportée par le drive, on peut penser que le potentiel du pure player, du e-commerce est plus faible en France qu’en Allemagne ou en Italie. On constate que les générations montantes, les jeunes, vont beaucoup moins en hypermarché : c’est un concept qui leur parle beaucoup moins. Donc, l’une des inquiétudes, c’est que cette nouvelle génération soit naturellement amenée à fréquenter davantage le e-commerce. Cela dit, la problématique du prix, du frais, du choix demeure : quand vous achetez une salade ou des pêches, vous avez envie de les voir, de les sentir, ce qui est moins évident sur une plate-forme de e-commerce. Mais ces plateformes, qui sont souvent dérivées d’enseignes de la grande distribution, essaient aussi d’offrir du choix, du haut de gamme, de façon à réduire le risque que le client ne soit pas satisfait du produit. Il faut donc que tout ne passe pas par le prix. C’est, pour moi, la difficulté principale que rencontrent aujourd’hui les pure players dans le champ de la grande consommation.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez expliqué les évolutions, les comportements du consommateur, mais si l’on en revient aux relations commerciales entre la grande distribution et ses interlocuteurs, les industriels, les coopératives, comment analysez-vous les regroupements dans le secteur de la grande distribution et leur impact sur le pouvoir d’achat, au niveau national et européen ? Je voudrais aussi que vous nous donniez votre point de vue, votre éclairage sur le rôle des marques de distributeurs (MDD) dans l’évolution des prix à la consommation. Est-ce que ça tire les prix à la baisse ? Et quelles sont, selon vous, les conséquences de la hausse du seuil de revente à perte (SRP) ?

M. Daniel Ducrocq, directeur du service distribution de Nielsen France. Je réponds d’abord à la question sur l’impact des regroupements. En France, la déflation a commencé bien avant ces regroupements, ces divorces et ces mariages successifs. En cinq ans, entre 2013 et 2018, les grandes marques ont vu baisser leurs prix de 15 %. C’était déjà le cas avec les super-centrales d’achat, donc c’est difficile d’isoler l’impact spécifique des regroupements, mais ça concourt évidemment à ce que les forces de frappe soient plus inégales. Avant les regroupements franco-français, il y avait des alliances internationales. On ne peut évidemment pas exclure que ça ait tiré les prix vers le bas.

Pour ce qui est des MDD, l’évolution est directement liée à ce qui se passe sur les grandes marques. Ce que vous voyez en orangé sur le slide, c’est le résultat d’une bataille de plusieurs années sur les 1 500 produits les plus vendus en France. La bataille des prix se faisait exclusivement dessus. La MDD était pour ainsi dire oubliée, le décrochage des prix était moindre, on pouvait trouver les grandes marques emblématiques au prix des MDD ou presque.

Vous parliez de l’impact de la loi EGAlim et du relèvement du seuil de vente à perte. On voit aussi qu’il y a encore une forte corrélation entre les prix des MDD et ceux des grandes marques sur les cent produits le plus vendus en France. Mécaniquement, avec la limitation à 10 % du seuil de revente à perte, les enseignes, pour compenser, se remettent à baisser les prix des MDD. On n’avait pas vu cela depuis des années. Donc, les deux sont liés, bon an mal an, c’est ce que l’on verra, l’inflation post-EGA reste très contenue quand même, grâce à ce jeu des distributeurs. On compense sur les MDD les hausses que l’on peut avoir sur les grandes marques.

Mme Anne Haine. Le point qui est important, et qui défie les lois que l’on apprend dans les bouquins en ce qui concerne l’offre et la demande, c’est que plus un produit est demandé, plus il y a de chances, s’il est distribué dans tous les magasins, que son prix baisse. C’est exactement le contraire de ce que l’on constate d’habitude. Le distributeur, qui a accès à tous les chiffres, comprend que telle référence, comme le Coca-Cola ou la pâte à tartiner, « tourne » très bien, donc il essaie d’être le moins cher pour que le consommateur « lambda » vienne l’acheter chez lui. Du coup, plus un produit est demandé, plus son prix a des chances d’être bas. Dans les années d’inflation, c’était là-dessus que la bataille se faisait.

La bataille ne se fait donc pas sur des catégories de produits, mais sur des références, parce que c’était l’intérêt du distributeur comme du fabricant. En revanche, quand le seuil de revente à perte est atteint ou proche d’être atteint, la probabilité que ces produits les plus vendus sont à peu près les mêmes, ce sont eux, du coup, qui remontent un peu plus vite.

Le slide montre que, parmi les 15 000 références les plus vendues en 2018 – il n’y a pas de MDD, ce ne sont que des marques de fabricants – on constate que, depuis l’application de la loi, c’est-à-dire depuis fin février, le « top 100 » a vu ses prix progresser de 4 % à 6 % en supermarché ou hypermarché, du fait que le SRP était atteint ou proche d’être atteint. Et moins le produit est vendu, même si l’on reste dans le « top 15 000 », moins l’inflation récente est marquée. C’est sans doute que le SRP était plus éloigné. C’est un premier point.

Pour en revenir aux MDD, comme la bataille, ces dernières années, se faisait sur les marques et que tout monde doit bien gagner sa vie d’une façon ou d’une autre, les distributeurs pratiquaient ce qu’on appelle la « péréquation des marges » et mettaient moins d’emphase sur leurs marques à eux. Ils communiquaient sur les produits locaux, des produits de marque, sur le bio, du coup ils avaient des prix intéressants, ils ont attaqué plusieurs sujets pour créer de la valeur indirectement de façon compenser cette valeur qui disparaissait – puisque les prix baissaient, il ne faut pas le nier. La marque de distributeur, au contraire, a permis pendant pas mal d’années de lutter contre le hard discount. Quand le hard discount est arrivé avec ses prix bas, la grande distribution s’est dit : bon, je vais refaire de la MDD, au premier prix, encore plus bas. Ça a permis de limiter l’explosion du hard discount en France par rapport à d’autres pays.

Ensuite, il y a eu la phase de déflation, durant laquelle la MDD était moins une priorité. Maintenant que la loi encadre davantage les prix et les promotions, on y consacre de nouveau un peu plus de temps et d’énergie.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’avais une question sur le montant de la déflation. Pour que tout le monde comprenne bien et que nous ayons les bons chiffres, je voudrais savoir, sur les cinq dernières années, pour l’ensemble des marques, pour les MDD, quel est le niveau exact de l’inflation ou de la déflation ? Et combien de chiffre d’affaires cela fait en moins pour l’agroalimentaire ? Et est-ce que vous avez l’évolution, sur trois ou cinq ans, du prix des produits bio ? On entend souvent dire qu’on va vendre à perte un flacon de shampooing et qu’on va se rattraper sur le bio.

Mme Anne Haine. La déflation cumulée est un calcul pour lequel il faut reconstituer les séries, étant donné que les codes changent. Notre travail consiste, comme le montre le graphique que vous voyez ici, à regarder sur les codes existants à un moment donné, le prix un an avant, l’année d’avant, etc. En cinq ans, beaucoup de codes disparaissent, sont remplacés par d’autres, donc l’exercice, un peu théorique, consiste à reconstituer les choses. On arrive à un résultat de l’ordre de 13 % à 15 % de déflation sur les grandes marques, cumulée sur quatre à cinq ans. On est sur un exhaustif, puisque les marques distributeurs, que vous voyez en rouge ou en violet sur la même période, ont connu des hausses de prix ou sont restées relativement stables.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce que ce sont bien les chiffres hors inflation générale ? Dans ce cas, non seulement on ne prend pas en compte l’inflation, mais on se prend l’intégralité de la déflation, soit moins 15 % sur cinq ans ?

Mme Anne Haine. Oui, nous partons bien des codes existants, de ce qu’on peut comparer. Le phénomène qu’il faut bien garder en tête, et que résume bien le slide, c’est la création de valeur par les nouveaux produits qui arrivent en magasin. Nous sommes ici au début de 2019, les chiffres sont relativement similaires à ce qu’on a pu constater l’année dernière. Le principe, c’est que, dans l’effet prix, il y a l’effet d’inflation – ou de déflation – et il y a ce qu’on appelle l’effet de mix. L’effet d’inflation, depuis le début de l’année, est à 0,2 point, peut-être 0,3 point fin mai, à comparer avec une baisse moyenne de 1,3 % toutes étiquettes confondues. Mais le reste crée quand même de la valeur à cause de l’effet de mix. On voit bien que les prix restent positifs à 2.3 %, tandis que les volumes sont stables voire légèrement négatifs. Si l’effet prix augmente, c’est du fait de la compensation due à l’effet de mix. L’effet de mix, ce sont plusieurs choses : c’est d’abord « j’achète davantage de produits de marque puisqu’ils deviennent plus accessibles, je paie tout de même un peu plus cher mais pas tant que ça, et la part de ces produits dans mon panier crée de la valeur » ; c’est aussi « j’achète aussi des produits de marque en promotion parce qu’ils deviennent plus intéressants » ; et le point majeur, c’est « j’achète des produits plus chers, mais plus valorisants, parce que je veux consommer mieux, consommer du bio, du sans-gluten, du sans-parabène, du sans-antibiotiques, etc. » – je ne sais pas si c’est mieux, mais en tout cas c’est « tendance ». Du coup, il y a de nouvelles offres, des promesses supplémentaires, que ce soit en cosmétique, en alimentaire, etc., qui justifient des prix plus élevés par le fait que c’est peut-être plus compliqué à produire, que la matière première est plus chère etc., et que le consommateur est prêt à payer davantage.

D’où, au total, une création de valeur. L’une des réponses de la distribution au développement du e-commerce, c’est de créer de la valeur dans ses magasins, de créer l’offre que le consommateur recherche. Les consommateurs cherchent des prix intéressants, bien sûr, mais ils cherchent aussi à bien consommer. Quand on les interroge, ils veulent du frais, de la santé animale, du bio, du coup les fabricants produisent de plus en plus de produits qui répondent à cela, mais qui sont plus chers, en vente et en production.

M. le président Thierry Benoit. Et l’évolution du prix du bio ?

Mme Anne Haine. Nous ne l’avons pas ici, mais nous pouvons vous la trouver.

M. le président Thierry Benoit. Je vous pose une autre question : d’après vos analyses et les éléments que vous connaissez, le secteur de la grande distribution a-t-il un type de produits sur lequel il fait peu de marge et un autre sur lequel il en fait davantage ? Et parmi ces produits, y a-t-il en particulier des produits alimentaires ?

Je reviens ensuite à la question du rapporteur : quand on voit, par exemple, que le prix du lait bio descend au niveau du lait traditionnel, on finit par ne plus rien comprendre. Quand je dis « on », je parle du consommateur, qui est complètement désorienté, complètement déboussolé. Cinquante ans de fréquentation de la grande distribution lui ont fait perdre ses repères lorsqu’il veut acheter un produit de qualité et qu’il voit qu’il n’y a plus de différence de prix entre les différents produits est mis en rayon.

Mme Anne Haine. Sur les marges, malheureusement, nous n’avons pas la réponse. Nous n’avons pas finalisé notre mini-étude sur le prix du lait à long terme. Une des choses qui est un peu surprenante que nous avons tout de même constatée, c’est que l’évolution du prix du lait en magasin, ces dernières années, n’a pas été particulièrement déflationniste. Je ne parle pas du prix d’achat... Ce qu’on connaît très mal aussi, c’est, dans les volumes de lait achetés à un producteur par un distributeur ou par un fabricant qui va le transformer pour en faire un produit laitier, la part qui va être affectée à la marge, la péréquation interne à un fabricant ou à un distributeur. On peut imaginer que, sur des catégories de produits qui vont bien, qui sont en croissance parce qu’il y a de la demande, le distributeur ou le fabricant s’autorise des prix plus élevés au départ, ce qui favorise une pression, ensuite, pour que le prix baisse. Ce qui va bien en ce moment, c’est le frais non laitier, les produits à la coupe, le rayon « traiteur », etc., parce qu’il y a l’idée de fraîcheur, de santé, de produits moins transformés… Le traiteur a beaucoup d’employés derrière, mais le consommateur est prêt à payer plus cher, car il paie un service. Ce qu’on ignore, c’est comment tout cela affecte la distribution, les coûts directs et indirects en magasin. J’en parle seulement pour vous donner un exemple. Mais sur le lait, nous vous enverrons nos infos quand nous en saurons un peu plus.

M. Daniel Ducrocq. Sur le bio, j’ai retrouvé des données : en avril, l’inflation était de 0,1 point seulement sur les produits bio. Donc, on peut estimer qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas étonnant, car les distributeurs se battent pour être le mieux positionné sur ce créneau qui est générateur d’image. Beaucoup communiquent sur le prix du bio, font de la promotion sur le bio, ce qui n’était pas simple l’an dernier, pour des questions d’approvisionnement. C’est donc un autre levier de croissance pour les distributeurs, à condition d’être bien placés en prix.

Mme Anne Haine. Beaucoup sont dans le collimateur de la presse à la suite de différents scandales, mais aussi à cause des prix d’achat pratiqués par les trois grands industriels qui achètent le plus de lait. Ce que nous avons vu, du coup, c’est qu’il y a plutôt eu de l’inflation ces dernières années, une inflation qui ne ralentit pas, mais qui n’accélère pas forcément non plus.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sans vouloir trop résumer, mais un petit peu quand même, vous avez donné vos conseils pendant des années,, en matière de remises, de rabais, de promotions, à des groupes de GMS, ce qui semble avoir produit beaucoup de déflation. C’est en tout cas ce que montrent les chiffres aujourd’hui. Et on s’aperçoit que ça nous a mis un peu dans le mur, que les gens désertent de plus en plus les hypermarchés, veulent du drive, de nouvelles expériences, soit en ligne, soit dans des magasins qui soient plus jolis, plus accueillants, où on ne fasse pas la queue pour payer, etc…

Le but de notre commission, c’est aussi de faire des propositions. Quels seraient, donc, les nouveaux conseils que vous prodigueriez aujourd’hui à la grande distribution ? Est-ce que vous continueriez à leur dire : « Faites des promotions, cela fera venir le chaland dans vos magasins » ?

M. Daniel Ducrocq. Sur les promotions, je me permettrai une petite rectification : nous ne conseillions pas de faire davantage de promotions, car ça coûte très cher au fabricant, à qui on demande de financer, mais aussi au distributeur lui-même, qui doit souvent remettre la main à la poche pour faire des offres incroyables – comme celle sur le Nutella que vous avez tous vue… Nos conseils étaient plutôt à budget identique. Maintenant, la donne a changé avec la nouvelle loi, donc tout le monde est en train de prendre ses marques, mais on voit quand même qu’il y a un report sur la droguerie et sur l’aide alimentaire, deux domaines dans lesquels de gros coups ont été faits depuis le début de l’année.

Nos conseils visent plutôt à faire monter « moins mais mieux », grâce aux offres personnalisées, aux promotions ciblées en fonction des catégories de clients. Moi qui n’ai pas d’enfants, par exemple, je ne vais pas avoir les mêmes promotions qu’Anne qui en a. Grâce aux nouvelles technologies, on peut faire des choses beaucoup plus pertinentes, beaucoup plus efficaces, qu’on ne pouvait pas faire avec un prospectus papier classiques. On s’oriente donc plus vers de la promotion personnalisée que vers de la promotion de masse comme on la voyait à l’époque, sauf pour les catégories qui ne sont pas concernées par les EGA.

Mme Anne Haine. Nous vous avons apporté quelques chiffres pour illustrer le fait que la loi est bien appliquée en magasin, notamment pour ce qui est des taux de remise. Sur l’alimentaire, au cours des six derniers mois, 44 % des remises supérieures à 35 % sont devenues inférieures à 35 %. Ce n’est pas le cas, en revanche, en droguerie-parfumerie-hygiène (DPH), où tout le monde baisse ses prix d’une certaine façon…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce que vous avez, dans vos statistiques et dans vos études, depuis que nous sommes en déflation – environ 15 % depuis cinq ou sept ans à peu près, à codes constants –, des données sur les créations de nouvelles références ? Est-ce que, depuis que nous sommes en déflation, il y a plus de nouvelles références susceptibles de créer le « mix produit », ou est-ce qu’au contraire les industriels se disent : « Puisqu’on nous a serré la vis, on n’a plus d’argent pour la recherche-développement » ?

Mme Anne Haine. Tout d’abord, il faut dire que nous codons chaque année plus de produits : à peu près 1 400 produits par semaine, et ce chiffre a tendance à augmenter.

J’ajoute quand même que, pendant cette période de forte déflation, il s’est passé deux choses. La première, c’est que les fabricants, pour éviter qu’on puisse comparer leurs prix – car c’est la révolution technologique des comparateurs de prix qui a créé la déflation, en rendant accessibles les prix dans tous les magasins –, ont dû réinventer les codes, avec des formats spécifiques par enseigne. Mais la distribution, ou bien un fabricant, reprenait son produit, appliquait un mini-changement de recette, et essayait de revenir au prix d’avant. Ce n’était pas une fausse augmentation de tarif, c’était juste un essai pour changer le code et revenir à l’ancien prix. Et nous, on essayait de vérifier le chaînage de code pour vérifier si c’était bien le même produit – et au bout de quelques mois ou semaines ça redescendait.

Il y a donc eu cette accélération des codes un peu virtuelle, qui ne crée pas forcément de la valeur, mais permet de revenir aux anciens prix. Avec ces innovations, un produit bio peut avoir un indice supérieur de 20 % à 25 % à celui d’un produit conventionnel. Les produits des PME répondent à une demande, à une promesse de qualité peut-être, qui justifie des prix plus élevés. Comme ils sont souvent régionaux, et donc moins distribués, ils sont moins faciles à comparer d’un magasin à l’autre, donc moins « bataillés ». C’est ce que nous expliquons dans nos conférences : si la grande distribution apprécie aussi les PME, c’est pour la qualité de leur produit, mais aussi pour le fait qu’ils sont plus difficiles à comparer.

Et l’autre chose que je voulais dire, c’est que la pression mise par la distribution sur les fabricants, mais aussi sur elle-même, sur les MDD, s’est faite au détriment de l’investissement dans les innovations. Nous essayions bien de leur expliquer, parce que nous avons un département innovation, qu’en temps de crise – mais, pour nous, la France n’est pas en crise par rapport à d’autres pays du monde – les fabricants qui s’en sortent, une fois la crise passée, sont ceux qui ont continué d’investir dans des produits, qui inventent le produit qui sortira demain, même si c’est difficile et si cela demande des efforts.

M. Daniel Ducrocq. Du côté des distributeurs, l’impact de la déflation a été qu’il y a eu moins d’argent injecté dans les magasins. Cela explique aussi pourquoi nos hypermarchés souffrent un peu. On parlait tout à l’heure d’expérience client : la déflation coûte très cher aux distributeurs aussi, parce qu’il faut être moins cher à cause de la concurrence. C’est un engrenage. Structurellement, un magasin qui est le moins cher sur une zone, de manière constante, est gagnant, les études le montrent : pour un hypermarché, la compétitivité prime. Il y a une forte attente, c’est quelque chose d’important. Avec cette course à la déflation, et moins d’argent injecté dans les magasins, les hypermarchés ont pris de plein fouet l’arrivée des autres circuits de distribution.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Un de nos collègues en déplacement dans sa circonscription de La Réunion m’a chargé de vous demander si Nielsen France a des panels de clients sur les marchés ultramarins et, si oui, quelles sont les spécificités des outre-mer ?

M. Daniel Ducrocq. Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais nous travaillons, oui, à La Réunion, en Martinique et en Guadeloupe, nous faisons des relevés de prix pour accompagner les distributeurs dans leur positionnement prix. Mon analyse est que les écarts de prix sont moindres sur les îles françaises, du fait qu’il y a moins de concurrence. Il y a moins de tension sur les prix, en tout cas entre acteurs, car la distribution n’est pas la même outre-mer et en métropole.

M. le président Thierry Benoit. J’ai une dernière question. Pendant un demi-siècle, le secteur de la distribution a « vendu » des prix bas au consommateur, et c’est ainsi que, dans les années 1960 et 1970, on a attiré le consommateur dans les grands magasins. Je suis député depuis trois législatures et nous avons la chance d’avoir dans notre commission un ancien ministre de l’agriculture qui s’est attaché à faire prendre conscience à l’ensemble des protagonistes, du consommateur jusqu’au commerçant, jusqu’au distributeur, du fait que le prix est une chose, mais qu’il faut qu’il y ait une corrélation entre les coûts de production et les prix à la consommation. Et, depuis quelques années, tout le monde est conscient de la responsabilité sociétale des entreprises, des différents partenaires, y compris les distributeurs et des industriels, mais aussi de la responsabilité du consommateur. Dans les États généraux de l’agriculture comme dans la loi qui a été votée ensuite, on a beaucoup parlé de haute valeur environnementale, de haute valeur nutritionnelle, de haute valeur sociétale. Et on essaie de « vendre » l’idée aux acteurs de la grande distribution, car tout ça se joue, nous disent les producteurs de lait, sur quelques centimes par litre – comme un certain nombre de mes collègues, et comme le ministre de l’agriculture, je suis élu d’une région où l’on produit du lait. Et là, les acteurs de la distribution, les centrales d’achats, les commerçants agitent le spectre de l’inflation : « Vous comprenez, les prix à la consommation vont augmenter, ça va être infernal… » Quel est votre point de vue, votre analyse ? Est-ce que, si chacun est conscient de cette responsabilité sociétale collective, il n’y a finalement pas le feu au lac comme la distribution veut nous le faire croire ? Cela arrangeait bien les pouvoirs publics, il faut le dire aussi, de maintenir bas les prix à la consommation. Mais aujourd’hui nous sommes dans une autre époque, où la responsabilité sociétale, y compris dans l’acte d’achat, a son importance.

Mme Anne Haine. S’agissant de la responsabilité sociétale, pour le coup nous ne sommes pas venus avec des chiffres, mais nous avons actuellement des études, basées sur du déclaratif, qui montrent que les consommateurs sont disposés, dans tous les pays du monde y compris la France, à payer plus cher pour un produit qui respecte certains critères en la matière.

Cela dit, il faut préciser deux choses. On sait que la France sort, cela a été dit dans les médias, de plusieurs années de baisse des prix, mais, pour plus des deux tiers de la population Française, les prix continuent d’augmenter. C’est leur ressenti, et on dit souvent que la perception du consommateur, c’est sa réalité. Pour lui, les prix augmentent, depuis toujours et ça s’accélère. En 2011-2012, le taux était même plus élevé, les années d’inflation étaient encore proches. Reste qu’aujourd’hui, pour les deux tiers des gens, que vous les preniez dans la rue ou que vous interrogiez un panel de consommateurs, les prix augmentent, et de plus en plus. Nous avons, en décembre, testé des panélistes sur leur niveau de connaissance de la loi EGAlim, de la question du seuil de revente à perte, de celle des promotions. Un foyer sur trois avait entendu parler de la limitation des promotions à 34 %, mais seulement 13 % avaient entendu parler des États généraux de l’alimentation ! Donc, les fabricants, on les rencontre et ils sont d’accord pour faire ci ou ça, mais ensuite c’est la loi de la consommation qui l’emporte. En revanche, le point que je voudrais signaler, et qui rejoint la notion de responsabilité sociétale, c’est que les personnes les plus au courant, les plus sensibles à cet aspect, ce sont les foyers aisés, les classes moyennes ou supérieures. Les foyers qui sont surtout sensibles aux promotions n’en ont pas forcément entendu parler, ils n’ont pas forcément la même écoute. Et ce que nous essayons de faire, mais c’est encore un peu tôt, c’est de suivre ceux qui étaient au courant, de suivre l’évolution dans le temps de leur rapport à leur consommation, en relation avec l’évolution des prix.

M. le président Thierry Benoit. Je ne suis pas convaincu par votre analyse. Je suis sûr que les foyers modestes ont une responsabilité toute aussi grande, qu’il s’agisse des déchets, de la pollution, mais aussi de l’acte d’achat, que les foyers aisés. Bien sûr, ils regarderont plus attentivement le prix, je suis d’accord, mais il y a chez eux aussi ce souci du « bien consommer ».

Nous arrivons au terme de notre audition et vous remercions sincèrement pour vos réponses et vos documents. Le rapporteur sera plus à même, le cas échéant, de vous solliciter à nouveau pour obtenir des éléments complémentaires, afin que son rapport soit aussi complet que possible.

 

L’audition s’achève à dix-heures vingt-cinq.

 

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13.   Audition, à huis clos, de M. Dominique Chargé, président de Coop de France, de M. Arnaud Degoulet, président de Coop de France agroalimentaire, de M. Thibault Buissonnière, directeur adjoint en charge des relations commerciales, et de Mme Barbara Mauvilain-Guillot, Responsable des relations publiques

(Séance du jeudi 16 mai 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


14.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Trillon, secrétaire de l’Association de coordination du frais alimentaire (ACOFAL) et de Mme Florence Rossillion, administratrice

(Séance du jeudi 16 mai 2019)

L’audition débute à douze heures.

M. le président Thierry Benoit. Je vous propose de commencer notre audition. Nous accueillons, ce matin, une délégation de l'Association de coordination du frais alimentaire, l’ACOFAL, en la présence de Monsieur Patrick Trillon, secrétaire de l’ACOFAL et de Madame Florence Rossillion, administratrice. Nous avons reçu les excuses de Monsieur le Président Bruno Dupont, qui a dû, en raison d'obsèques, se soustraire à cette audition. Nous sommes heureux de vous accueillir.

Avant de démarrer nos travaux, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Patrick Trillon et Mme Florence Rossillion prêtent successivement serment.)

M. Thierry Benoit, président.

Monsieur le secrétaire, si vous le souhaitez, un propos introductif de quelques minutes et nous passerons ensuite à la série de questions. Je suis en présence de Monsieur Grégory Besson-Moreau qui est rapporteur de la commission. Monsieur Trillon, vous avez la parole.

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, merci beaucoup de nous accueillir. Nous sommes ravis de pouvoir sensibiliser l'ensemble de votre commission sur un certain nombre de sujets qui concernent les produits frais. Je souhaite préciser que notre association regroupe les fruits et légumes frais avec l'interprofession Interfel, mais aussi le secteur de la pomme de terre, le secteur de la viande, ainsi que la filière pêche qui nous a rejoints dans un deuxième temps.

L’ACOFAL est une association loi de 1901, qui n'a pas le statut d'interprofession, même si elle réunit les différentes filières que je viens de citer. Notre travail est fait essentiellement d'échanges sur les problématiques qui touchent, de manière générique, à l'ensemble des produits frais, alimentaires, peu ou pas transformés. L’ACOFAL se compose d'organisations à caractère interprofessionnel à lesquelles est membre par ailleurs la distribution, notamment la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). Les échanges au sein de l’ACOFAL relèvent de la problématique générique de la vie des produits frais dans les différentes filières.

En aucun cas, nous n'abordons les négociations commerciales dans le cadre de cette association. Nous faisons vivre des spécificités. C’est pourquoi nous essaierons avec grand plaisir de vous livrer un certain nombre de messages aujourd'hui.

En propos liminaires, je tenais à préciser que nous avons regretté que notre demande d'un atelier spécifique concernant les problématiques des produits frais n'ait pas été retenue dans le cadre de la préparation de la loi EGAlim. Il est d'ailleurs souvent apparu, dans les ateliers, des spécificités qui nous concernent et qui devraient faire, de notre point de vue, l'objet d'une démarche particulière.

La mécanique des accords annuels de négociations commerciales, qui s'applique aux industries agroalimentaires, ne concerne pas la majorité de nos produits frais. Il nous paraît important de mettre en relief la notion de crise conjoncturelle qui est souvent une réalité pour de nombreux produits frais, en raison de nos productions, notamment végétales, qui sont météo-sensibles et qui sont périssables, ce qui modifie le réflexe des différents acteurs de la filière. Le poids de la main d'œuvre dans ces filières est particulièrement prégnant. Nous sommes inévitablement confrontés à des problèmes de compétitivité. Les coûts de la main-d'œuvre attirent notre réflexion quant à la compétitivité et à la concurrence. Puisqu'on parle de la filière, il convient de parler du prix de revient au stade de la production.

L’ACOFAL n'intervient pas dans les négociations commerciales. En revanche, elle est très attentive aux textes réglementaires européens et nationaux, qui essaient souvent de régler les problèmes des produits manufacturés et de l'industrie agroalimentaire, mais qui peuvent créer de vraies difficultés pour notre secteur.

Quelques exemples sur le sujet. Premier exemple : les allégations nutritionnelles sont peu adaptées aux produits frais. Par ailleurs, le Nutri-Score a été exclu du champ des produits frais. Le deuxième exemple est un peu endémique, suite à l'évolution des différentes lois. Il concerne les problématiques liées à l'emballage des produits vendus en vrac et à l'étiquetage des produits non conditionnés. L’évolution des emballages ne permet pas une protection des produits à la destination finale du consommateur.

Enfin, pour mieux expliciter les spécificités des produits frais, la mandature parlementaire précédente avait voté un texte concernant l'information des produits frais sur les chaînes publiques. Aujourd'hui, notre association ne peut que regretter la non mise en œuvre de ce texte qui concerne nos produits et peut aider – c'est notre conviction – à créer un environnement plus favorable aux relations entre les différents membres de la filière. Il peut notamment permettre une interpellation extrêmement positive du consommateur. Cette réflexion pourrait conduire au plan nutrition santé qui avait la capacité d'interpeller le consommateur sur les réflexes de consommation de produits frais. Nous essayons de réfléchir à ce sujet afin de créer une sensibilisation qui pourrait avoir des impacts positifs nous concernant.

Pour terminer, les filières du frais sont souvent des filières longues. L'objectif d'une montée en gamme, mise en avant notamment lors des États généraux, ne peut être dissocié d'un accord avec la distribution car in fine, la qualité du distributeur impacte directement la qualité finale de nos produits. Si la problématique des relations amont/aval reste un sujet permanent envers les produits frais, ce sujet est encore plus complexe que pour de nombreux produits, la fixation du prix étant quasi journalière. Je le mets en relation avec la saisonnalité, la sensibilité météorologique et l’aspect périssable des produits. Toute notre problématique vient du fait que nous ne vendons pas des boulons ! C'est pourquoi toute décision réglementaire ou tout bilan qui sera fait, notamment dans le cadre des EGAlim, devrait identifier ces différentes problématiques qui nous concernent. Je vous remercie.

M. le président Thierry Benoit. Merci Monsieur le secrétaire. Madame l'administratrice.

Mme Rossillion, administratrice de l’ACOFAL. Je vais me permettre de compléter le propos. Monsieur Trillon est producteur de pommes de terre. Pour ma part, en tant qu'administratrice de l’ACOFAL, je suis directrice de l'interprofession de la pomme de terre. Je ne suis donc pas moi-même agricultrice ni en relation directe avec l'agriculture. En revanche, en tant que directrice d’une interprofession, je peux vous apporter quelques précisions. Pour vous faire vivre la spécificité des produits frais dont Monsieur Trillon a parlé, je souhaite vous donner un exemple. Vous connaissez les marchés de rue. L’un se tient boulevard Raspail, pas très loin d'ici, un autre boulevard des Batignolles. Il en existe dans tous les quartiers des villes et villages de France. Dans ces marchés de rue, on vend des produits frais, des fruits et légumes, de la viande, des poissons et crustacés, les produits qui sont représentés au sein de l’ACOFAL. À 8 heures du matin, les marchands arrivent, installent leurs étals et affichent des prix qu'ils espèrent tenir et qui leur permettent de vivre correctement de leur production ou de la revente des produits qu'ils proposent. Des clients viennent ou ne viennent pas. S’il pleut, la clientèle est moins importante. S’il fait très chaud, les produits s’altèrent. La spécificité des produits frais tient à leur périssabilité. Au fur et à mesure de la matinée, les vendeurs adaptent éventuellement leurs prix, décident de vendre trois barquettes de framboises pour le prix de deux parce qu’il vaut mieux les vendre que de les perdre. Au fur et à mesure du marché, ils adaptent leurs prix en permanence, en fonction des clients et des besoins. Parfois, à la fin du marché, il reste des marchandises et des personnes viennent glaner et prendre des produits qui n'ont pas été vendus.

Tel est le marché des produits frais, à l'échelle de la saisonnalité des produits. Des produits tels que la pomme ou la pomme de terre ont une saisonnalité annuelle, avec des possibilités d'aménagement dans la campagne, mais aussi des moments où il faut pouvoir vendre, en faisant des promotions. Sur les produits ultra-périssables, comme les framboises ou la viande, qui s'altèrent rapidement, les prix s'adaptent. Pour vous faire vivre cette spécificité des produits frais qui sont représentés à l’ACOFAL, il me semblait intéressant de vous apporter cette illustration.

M. le président Thierry Benoit. Merci. Le producteur de fruits et légumes peut être aussi amené à produire pour des filières industrielles qui produisent pour la conserve ou le surgelé. Le cœur de réflexion du rapport concerne les négociations et relations commerciales. Il y a plusieurs acteurs : les producteurs, les industriels transformateurs, les distributeurs et les centrales d'achat. Dans votre discipline, quelles difficultés rencontrez-vous ? Quelles corrections le législateur pourrait-il apporter en matière de rééquilibrage des relations commerciales ?

Mme Rossillion, administratrice de l’ACOFAL. Les produits frais revêtent plusieurs situations. Dans le secteur des fruits et légumes, les produits sont souvent à double fin, ce qui n’est pas toujours le cas. Des tomates par exemple sont produites spécifiquement pour l'industrie et spécifiquement pour le frais. À l’inverse, pour les pommes ou les abricots, les produits qui ne peuvent pas être vendus sur le marché du frais sont proposés à l'industrie. C’est une valorisation de l'ensemble de la production. En pommes de terre, aujourd'hui, les produits ne sont pas à double fin. Certains producteurs produisent pour la fécule, d’autres pour les industries de transformation et d’autres produisent pour le frais. La porosité entre les marchés est très faible. Les relations commerciales sont ainsi limitées à la destination des produits, ce qui pose des problèmes pour les produits frais qui doivent toujours être très beaux.

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Aujourd’hui, les moyens industriels de la transformation des fruits et légumes sont massifiés, ce qui permet une gestion extrêmement précise des flux de matières premières et de productions agricoles, que ce soit à base de groupements, à travers des contrats ou autres. Le fait que l'on puisse opportunément dégager – le terme est peut-être approprié – des produits qui devaient normalement être vendus en l'état de frais, ne relève que de l’opportunité temporaire. Tel que le schéma économique actuel se dessine, la solution est loin d’être duale, tel que nous pourrions l’imaginer. Seules des opportunités ou des éventualités peuvent se faire jour, sachant que d'un produit à un autre, d'une espèce à une autre, d’une variété à une autre, le produit est destiné pour tel ou tel usage et son usage est très difficilement transposable sur d'autres activités. La tomate en est un exemple.

L'aspect « météo-sensible » est par ailleurs relativement important aujourd’hui. Il est important à deux titres. Un certain nombre d'analyses sont faites, notamment dans le cadre des études de FranceAgriMer. Certains produits, notamment des fruits, peuvent se chevaucher et l'offre se répercute, ce qui peut engendrer des crises ponctuelles. L’abricot, qui arrive tôt en saison cette année, en est un exemple. Au-delà de ce périmètre hexagonal, l’apport de produits qui sont quasiment identiques aux produits français, mais qui viennent de pays membres de l'Union européenne, voire de pays tiers, crée un certain nombre de crises. Ces flux, avec la problématique de la saisonnalité et du chevauchement, créent des crises ponctuelles. J'ai parlé de crises conjoncturelles. Le schéma conduit inévitablement à un télescopage.

En tant que producteur, je préciserai que l'évolution climatique est une donnée très difficile à appréhender aujourd’hui. La précocité d'arrivée des produits est de plus en plus importante. Je connais bien cette difficulté, mais nos collègues de la filière viande rencontrent d'autres difficultés qui ne relèvent pas de la saison, mais d'un certain climat.

Mme Rossillion, administratrice de l’ACOFAL. Si je peux me permettre de compléter plus précisément la réponse à votre question, par exemple, les pommes de terre qui sont contractualisées au premier niveau de transaction, c'est-à-dire entre l'agriculteur et son premier acheteur, dans le secteur industriel, représentent 85 à 90 % de la production. Pour ce qui est du frais, les pommes de terre contractualisées entre le producteur et son premier acheteur négociant, parfois un distributeur ou détaillant, représentent environ 30 % de la production. Pourquoi ? Parce que l'industriel a besoin de marchandises pour faire vivre son outil industriel d'une façon durable toute l'année et il a besoin de lisser son approvisionnement, alors que le négociant, le détaillant ou le distributeur a besoin de produits quand le client va le lui demander. Il ne peut pas prévoir à l'avance quelle sera la demande. Nous savons que bon an mal an, un million de tonnes de pommes de terre fraîches sont consommées en France, mais il n’est pas facile de prévoir la manière de consommer ni les périodes de consommation. C’est la raison pour laquelle il y a moins de contrats au premier niveau de transaction. Au deuxième niveau de transaction, entre les négociants et la grande distribution, en produits frais, une contractualisation est réalisée pour répondre au besoin d'approvisionnement permanent des rayons, mais elle se fait parfois par à-coups et elle est liée à la fois à la disponibilité de l'offre et à la demande. Actuellement, il fait beau, mais la semaine prochaine, il va peut-être pleuvoir et la demande en pommes de terre sera plus importante. Nous ne pouvons pas l'anticiper très en amont.

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Je reviens sur les relations commerciales. Est-ce que dans ce secteur des fruits et légumes frais ou transformés, le poids des marques distributeurs est présent ? Si oui, quel est son niveau d'importance ? Est-ce que ce poids pèse sur la nature des négociations et des relations commerciales ? Ce n'est pas a priori un sujet de tension, tel que vous pouvez le ressentir.

Mme Rossillion, administratrice de l’ACOFAL. Je vais parler des pommes de terre fraîches, ce que je connais le mieux. Les produits frais n'ont pas toujours les moyens de faire du marketing et de la communication jusqu'au consommateur. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le législateur a choisi de mettre en place des interprofessions dans le monde agricole. Le poids des marques de distributeurs est donc important. Est-ce une pression ? Je ne sais pas. En pommes de terre, probablement plus de 60 % des produits sont vendus en grande surface sous marque distributeur. Ces produits répondent à certaines normes particulières, à certains cahiers des charges. Quelques marques nationales « marketées » peuvent aussi aller jusqu'au consommateur. Dans le secteur des produits frais, tels que les fruits et légumes, la marque distributeur permet aux produits d’aller jusqu'au consommateur, ce qui est plutôt positif et ce qui les valorise.

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Nous sommes dans un cadre de réalité. Je comprends complètement le sujet quant à la réalité de votre commission, mais les marques distributeurs posent des problématiques différentes d'un produit à l'autre, en lien avec la saison, etc. Nos quatre filières ont des schémas qui peuvent se rapprocher ou non, ce qui représente une difficulté pour nous. La pêche ou nectarine, par exemple, comme les produits frais de la pêche, doit être vendue le lendemain ou le surlendemain. La pomme de terre peut rester un peu plus longtemps dans le rayon. Il nous est difficile de mener des actions de sensibilisation envers les consommateurs. Notre difficulté est de trouver des points de convergence avec la grande distribution, par rapport à des activités endémiques, telles que le plan nutrition santé. Au-delà des négociations commerciales, nous souhaitons que puissent émerger un certain nombre d'éléments positifs qui deviendraient endémiques et l'alpha et l'oméga des différents acteurs de la filière. C'est aussi le but de l'association

Mme Rossillion, administratrice de l’ACOFAL. Au sein de l’ACOFAL, se trouvent quatre interprofessions longues : Interfel, Interbeb, le CNIPT et France Filière Pêche. Ces interprofessions longues discutent avec la grande distribution, ce qui est positif, parce que dans la valorisation des produits jusqu'au consommateur, il est absolument nécessaire de rassembler tous les maillons de la chaîne de distribution. Je ne vous dis pas que les discussions au sein des interprofessions sont toujours sereines, mais elles sont intenses et nécessaires pour la valorisation des produits.

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Je pense qu’un certain nombre de vos collègues, Président, me connaissent. J'ai des responsabilités à FranceAgriMer, dans le cadre de la filière fruits et légumes et j'ai été précédemment président de l'interprofession. Je pense qu'il est très important, notamment pour la puissance publique, de faire en sorte que les acteurs puissent se parler de stratégie produit, à l'intérieur des interprofessions longues. Notre association rassemble des défenseurs du produit. Nous avons répondu à votre invitation avec grand plaisir et il est très important pour nous de côtoyer des parlementaires parce que nous voulons replacer au cœur du débat les différents produits dont nous avons la charge.

M. Hervé PELLOIS. Dans vos négociations commerciales avec la grande distribution, êtes-vous responsables de la vulnérabilité du produit ? Avez-vous un engagement ? Est-ce qu’ils achètent tout et prennent la responsabilité de la périssabilité ? À l’inverse, est-ce qu'ils vous font payer les restes de salades ou autres ? Ces pratiques existent-elles ?

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Je suis dans l'impossibilité de vous répondre de façon très formelle. Par votre question, vous me permettez de bien caractériser la difficulté existante entre nos produits frais et les produits manufacturés, alimentaires qui sont issus des IAA et qui relèvent de la négociation commerciale annuelle. Nous sommes extérieurs à cette négociation commerciale annuelle.

Il faut regarder la situation en face. Derrière votre question, il y a du gré à gré, ce que nous devons faire évoluer en termes de partenariat. Lorsqu’il y a des afflux de production, nous souhaiterions pouvoir faire des actions de mise en avant qui ne soient pas toujours des promotions de braderie. Ce peut être une action endémique pour les produits frais. Cette discussion a lieu dans les filières pour trouver un cadre en la matière. Que ce soit sur le caractère périssable ou sur un certain nombre d'éléments qui nous concernent au premier chef, nous ne sommes pas dans une négociation annuelle et il n’existe donc pas un cadre très formel. Voilà l’une des problématiques auxquelles nous sommes confrontés.

Mme Rossillion, administratrice de l’ACOFAL. Je saisis l'occasion de votre question. Comme vous l'avez dit, il peut y avoir des produits en fin de vie, de la casse. Comment les valoriser ? Il existe des actions de promotion et de mise en avant de produits pour pouvoir épuiser ces marchandises qui seraient en fin de vie ou périssables. J'ai sous les yeux l'ordonnance sur les promotions qui explique que des avantages promotionnels peuvent être accordés par le fournisseur, avec des limites fixées à 25 % et à 34 %. J'ai aussi sous les yeux les lignes directrices de la DGCCRF qui expliquent qu'est considéré comme une promotion un produit qui est en réfaction de prix. D'une certaine façon, il s’agit d’une solde. Ce produit a normalement un prix en rayon et on casse ce prix pour pouvoir le vendre.

Dans les produits frais, nous souhaiterions que le terme « promotion » soit défini dans la loi, exactement comme le terme « solde » est défini. Nous souhaiterions que ne puissent s'appeler promotions que ces produits qui sont réellement en réfaction de prix. Des produits agricoles sont aussi vendus en promotion, notamment au moment de la récolte où les conditions de stockage n’existent pas toujours. Dans les pommes de terre, il existe ce qu'on appelle des encavements, des produits vendus en volume important pour que les gens puissent avoir des produits dans leur cave toute l’année. Ces produits, qui ne sont pas habituellement en rayon, ont une valeur pour être vendus, mais s’ils s’appellent « promotions », le consommateur a le sentiment qu'il achète un produit qui devrait avoir un prix différent et qu'il l’achète à un prix inférieur. En réalité, ce sont des actions, des mises en avant d'un produit à un moment donné, parce qu'il y a un gros volume, qu’il est nécessaire de le vendre, qu’il ne pouvait pas être conservé dans les frigos, etc.

Nous demandons qu’une distinction soit faite entre la mise en avant et la promotion en réfaction de prix qui est prise en charge et couverte par l'ordonnance et qui fait sens, parce qu'à certains moments, il peut être nécessaire de faire de la réfaction de prix sur des produits. La mise en avant permet une animation du rayon et attire le consommateur. Nous demandons que des produits qui ne sont pas en réfaction de prix, qui sont vendus à ce prix parce qu’ils valent ce prix, mais qui ont besoin, à un moment donné, d’être diffusés, ne s'appellent pas « promotions ». Dans vos débats, il serait important et intéressant que vous vous penchiez sur la définition du mot « promotion », au sens de l'ordonnance, pour lui donner une définition légale, comme le mot « solde » a une définition légale, et permettre en parallèle des actions, qui sont nécessaires dans les produits frais, mais qui ne s’appellent pas promotion.

M. le président Thierry Benoit. C'est dans la continuité du sens que Stéphane Travert a voulu redonner à la production, à l'alimentation et à la notion de commerce. Les mots ont un sens. Je pense que depuis 50 ans, on a laissé faire beaucoup de choses. Monsieur le rapporteur, je pense qu’il faut en effet réfléchir à redonner du sens à une promotion et à un solde.

Sans autre question des membres de la commission, je vais remercier Monsieur Trillon et Madame Rossillion pour cette audition, les réponses qu’ils ont pu apporter, ainsi que les propositions qu’ils ont pu formuler.

M. Trillon, secrétaire de l’ACOFAL. Merci à vous et nous sommes, tel que vous l'avez précisé, à votre disposition.

L’audition s’achève à douze heures trente-cinq.

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15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Chalmin, président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM), accompagné de M. Philippe Paquotte, secrétaire général, de Mme Amandine Hourt, chargée de mission, et de Mme Mylène Testut-Neves, directrice marchés, études et prospective de FranceAgriMer

(Séance du jeudi 16 mai 2019)

L’audition débute à seize heures quarante.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons Philippe Chalmin, président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM), M. Philippe Paquotte, secrétaire général de l’OFPM, et Mme Amandine Hourt, chargée de mission, ainsi que Mme Mylène Testu-Neves, directrice marché étude prospective de FranceAgriMer.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais demander à chacun d’entre vous de prêter serment.

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.)

Monsieur le président Chalmin, je vous propose un propos préliminaire de quelques minutes et ensuite les membres de la commission pourront procéder aux questions. Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau, rapporteur de la commission d’enquête, et qui sera lui aussi amené à poser des questions.

M. Philippe Chalmin, président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Merci monsieur le Président. C’est avec un grand plaisir que nous présentons nos travaux devant votre commission d’enquête car ils s’inscrivent pleinement dans le cadre général de la fonction de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM). Un document, qui reprend plusieurs éléments que je souhaite souligner, vous a été distribué.

Je souhaite vous rappeler tout d’abord ce qui est l’Observatoire. L’Observatoire de la formation des prix et les marges des produits alimentaires a été créé par la loi de modernisation de l’agriculture de 2010, sous la forme d’une commission administrative. Il réunit au sein de son comité de pilotage l’intégralité des organisations représentantes, c’est-à-dire les parties prenantes, puisque nous avons autour de notre table à la fois, tous les syndicats agricoles, les représentants de l’industrie agroalimentaire dans ses différentes branches, les représentants du commerce, de la grande distribution ainsi que ceux des consommateurs.

À l’époque de la création de l’OFPM, la période était tendue et c’était le marché de la viande bovine qui posait de graves soucis. Nous étions dans les soubresauts liés à la digestion de la crise de la vache folle, et le premier rapport de l’Observatoire avait été consacré uniquement à la viande bovine. Par la suite, nous avons élargi notre périmètre de compétence à l’ensemble, ou presque, des filières des produits frais et même à quelques produits qui ne le sont pas forcément comme les pâtes alimentaires. L’objet de l’Observatoire, lors de sa création, était de mettre à la disposition de toutes les parties prenantes, au sein des filières et plus largement aux représentants de la nation, au Parlement, etc., des éléments chiffrés permettant de suivre l’itinéraire des produits du champ à l’assiette. L’idée était donc de produire des informations partagées par toutes les parties prenantes.

Depuis 2010, nous présentons chaque année au Parlement notre rapport. Ce sera le huitième cette année. Il contient une masse d’informations considérable et est adopté à l’unanimité des parties prenantes à l’Observatoire c’est-à-dire par les représentants de la production agricole, de l’industrie, du commerce et de la distribution et des consommateurs. Lors de la création de l’Observatoire, le législateur, à l’époque, a souhaité remédier aux relations interprofessionnelles détestables constatées à l’intérieur de chaque filière et à l’absence de confiance en faisant un effort de transparence. L’Observatoire a été créé pour essayer d’établir les prix des produits aux différents stades des filières, les marges brutes et – en grattant un petit peu plus et en intégrant les coûts de production, de transformation et de distribution – les marges nettes. C’est son travail principal. Pour cela, il bénéficie de la richesse de l’appareil statistique français, qui est sans équivalent, qu’il s’agisse des données collectées par l’INSEE, par le service des statistiques du ministère de l’Agriculture ou par FranceAgriMer qui nous abrite depuis l’origine et nous permet de profiter de la qualité de ses travaux. Nous sommes avant tout des gens qui collectent des données, qui essayent de les agréger et de les homogénéiser. Dans un certain nombre de cas, nous menons nos propres travaux, notamment en ce qui concerne les marges nettes de la grande distribution.

Nous ne sommes qu’un observatoire, dont la mission est d’observer. Nous regardons donc dans le rétroviseur. Il existe une complémentarité avec d’autres structures et notamment le service du médiateur des relations commerciales, que vous avez auditionné. Celui-ci intervient en cas de crise. Nous, notre rôle est d’intervenir en amont : nous collectons les données, puis nous réalisons un travail de synthèse qui conduit à une photographie discutée puis validée par les parties prenantes.

Dans la dernière partie de notre rapport au Parlement, nous avons ajouté une vision macroéconomique. Elle n’est pas d’utilisation directe à l’intérieur des filières, mais elle permet de relativiser les choses. À partir des travaux sur les tableaux croisés de l’économie inspirés de Leontieff, nous donnons la répartition de la valeur ajoutée. En clair, quand vous dépensez 100 euros en produits alimentaires, comment se répartit la valeur ajoutée ? Sur l’exemple que nous donnons, on voit que la valeur ajoutée de l’agriculture est de 6,5 % et la place des autres canaux. Ce graphique est la dernière version de nos réflexions et nous y avons distingué la restauration hors foyer (RHF), qui est devenue un élément important dans le modèle de consommation alimentaire des Français et représente une part de plus en plus grande du budget alimentaire des ménages.

L’approche de l’Observatoire, au niveau des grandes filières, consiste à mettre en place un modèle dans lequel nous allons véritablement du champ à l’assiette, en prenant en considération les prix aux différents stades de la filière et les différences de ces prix. Dans notre exemple, un graphique reconstitue un panier saisonnier de viande de bœuf en GMS. On y voit la partie qui représente le coût entrée en abattoir – donc qui dérive largement des prix agricoles – la marge brute de la première et de la deuxième transformation ainsi que la marge brute de la grande distribution.

La marge brute, je le rappelle, c’est la différence entre un prix d’achat et un prix de vente. Ce n’est pas un bénéfice. Ensuite, comment va-t-on de la marge brute à la marge nette ? Comment calculons-nous les coûts de production, les coûts de transformation ? Nous le faisons à trois niveaux. Au premier niveau, celui du stade de la production, nous avons deux approches : l’une à partir de l’échantillon d’élevage spécialisé que suit le réseau d’information comptable agricole, l’autre à partir des calculs fournis par l’Institut de l’élevage. La deuxième approche présente l’intérêt de raisonner en euros et, dans le cas de l’élevage bovin par exemple, par 100 kg de poids vif. Dans cet exemple, cela permet de bien voir que la réalité des coûts de production ne couvre pas le prix de vente des bovins, pour les naisseurs comme pour les naisseurs-engraisseurs. Pour notre calcul, nous avons intégré les produits joints, le coût du travail sur la base de deux SMIC par unité de main-d’œuvre (UTH) et le coût du capital. Nous faisons ce travail pour toutes les filières. Ensuite, grâce aux travaux de FranceAgriMer et à la coopération des Syndicats de l’industrie de la viande, nous avons le coût et les résultats de l’industrie de l’abattage-découpe de la viande bovine. Cela nous permet d’avoir la marge nette de l’industrie. Nous ne disposons pas de chiffres aussi qualitatifs pour tous les domaines industriels. Nous avons un gros problème méthodologique, mais pas uniquement, dans le secteur laitier.

Nous nous sommes livrés au même exercice pour la grande distribution. Compte tenu des célèbres négociations entre l’industrie et la grande distribution, ce travail nous a semblé nécessaire. Pour la grande distribution, on dispose de la marge nette issue de la comptabilité nationale pour le secteur. Faire des calculs selon la méthode de l’Observatoire, c’est-à-dire sur des produits identifiés, n’avait pas vraiment de sens et nous avons donc choisi, pour la grande distribution, de calculer les marges nettes par grands rayons. Nous couvrons donc les grands rayons des produits frais. Ce travail a été le grand chantier de ces sept ou huit dernières années. Nous avons été confrontés à des problèmes car la grande distribution présente des structures capitalistiques différentes. On a pris les sept enseignes historiques mais elles n’adhèrent pas toutes au même syndicat. Cinq sont à la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), deux sont des coopératives d’indépendants. Le raisonnement marge nette par rayon ne leur était pas familier et cela a requis un effort non négligeable et nous nous félicitons de la qualité des relations que nous avons pu établir après quelques difficultés initiales.

C’est Amandine Hourt qui pourra, beaucoup mieux que moi, répondre aux questions techniques que vous pourrez poser, puisque c’est elle qui gère aujourd’hui cet exercice. Dès le mois de juin, on va envoyer aux différentes enseignes les questionnaires qui nous permettront de sortir l’année prochaine les marges nettes de la grande distribution pour l’année 2018. Nous avons donc toujours un an de décalage.

Nous avons un engagement de confidentialité totale et les sept enseignes y tiennent véritablement. Nous nous contentons donc de donner une sorte d’indicateur de dispersion des résultats. Toutefois, si je prends le rayon boucherie : le chiffre d’affaires du rayon est en base 100, la marge brute est de 24,9, la marge semi-nette – si j’enlève les frais de personnel du rayon – tombe à 13 et si j’enlève l’ensemble des autres charges, nous arrivons à une marge nette, avant impôt sur les sociétés, négative de 3,4 %. Nous en sommes au huitième exercice et la marge nette a toujours été négative pour le rayon boucherie. À l’inverse, le rayon charcuterie dégage une marge nette très positive, la plus positive de tous les rayons de la grande distribution. D’une année sur l’autre, les rapports entre les différents rayons sont toujours à peu près les mêmes. C’est sur le rayon marée – donc poissonnerie – que la grande distribution affiche la marge nette négative la plus forte. Le rayon boucherie apparaît aussi toujours en négatif. Le rayon boulangerie est également négatif. Il existe des rayons extrêmement positifs : la charcuterie et la volaille. Cela nous donne pour l’ensemble des rayons, en pondérant bien entendu, une marge nette globale avant impôt de 1,7 % qui est légèrement supérieure à celle que l’on retrouve dans les comptes de la nation sur l’activité grande distribution. La mise en évidence de ces chiffres est un des éléments forts de l’apport de l’observatoire. Si à l’origine ces publications ont suscité des réactions et des critiques de la part des observateurs, maintenant l’ensemble de la communauté et les filières acceptent ces données.

Je le rappelle, je n’ai pas, non plus que l’Observatoire, de pouvoir de coercition. Autrefois, j’ai disposé d’un pouvoir pour contraindre les entreprises à publier leurs comptes auprès des tribunaux de commerce en saisissant le Président du tribunal de commerce afin de faire appliquer des sanctions. Je l’ai utilisé une seule pour la filière laitière. Aujourd’hui, le rôle de l’Observatoire a été largement clarifié dans le cadre de la loi EGalim et je ne dispose plus de cette possibilité. En revanche, je dispose du « name and shame », où je peux montrer du doigt ceux qui ne coopèrent pas. Et ça marche relativement bien !

M. le président Thierry Benoit. Merci, monsieur le président. Pouvez-vous nous expliquer comment les services créent plus de valeur ajoutée que l’agriculture et les industriels ? Pour moi, a priori, celui qui crée la valeur ajoutée d’une denrée alimentaire, c’est tout d’abord l’acteur en amont – les producteurs, les agriculteurs – mais aussi des industriels de la transformation. Comment, selon votre exemple, les services peuvent-ils avoir 14 euros de valeur ajoutée et le commerce 15 euros ? Si l’on réunit les agriculteurs et des industriels, on est à 18 euros.

M. Philippe Chalmin. N’oubliez pas que nous sommes sur des valeurs ajoutées. Vous devez donc en enlever les consommations intermédiaires. Par exemple, il faut enlever toutes les consommations intermédiaires de l’agriculture, c’est-à-dire engrais, phytos, services extérieurs, etc. Les services, ça peut être aussi bien des services à l’agriculture que des services à l’industrie comme la sous-traitance du ménage ou la fonction transport. Je le dis souvent de manière caricaturale : on est plus ou moins un tiers agricole, un tiers industrie, un tiers distribution en chiffres bruts. Mais n’oubliez pas que lorsqu’on fait des calculs de PIB, c’est une somme de valeurs ajoutées qui est utilisée. Nous partons de la comptabilité nationale, et le temps de traitement de l’information statistique nous conduit à avoir un décalage de plusieurs années. Notre rapport de 2019 est réalisé à partir des chiffres de la comptabilité nationale de 2015. Mais il ne faut pas se dire : « C’est scandaleux, l’agriculteur n’a que 6 euros ! ». Il a plus, mais sa valeur ajoutée ne représente que 6 % du total. N’oublions pas non plus la part importante de la restauration que nous avons distinguée récemment.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Merci, monsieur le président, d’être présent. Concernant le panier moyen, y a-il eu déflation depuis 2012 du panier moyen et quel est son prix ? Y a-il eu déflation des prix sur les produits achetés par la grande distribution aux industriels de l’agroalimentaire ? Y a-t-il de la déflation, en règle générale, sur le produit agricole brut vendu aux industriels de l’agroalimentaire ? Sur ces trois tranches, est-on aujourd’hui dans une phase montante, stagnante ou descendante ?

M. Philippe Chalmin. Je n’aime pas beaucoup le mot « déflation ». D’un point de vue méthodologique, l’une des faiblesses de la méthodologie de l’Observatoire – et nous aurons beaucoup de mal à la contourner – est qu’elle perd de sa pertinence au fur et à mesure que notre consommation alimentaire se fait plus complexe. Nous nous limitons par essence au « fond du caddie », c’est-à-dire à des produits de base, à des produits peu transformés. L’une de nos discussions mardi – lorsque nous adoptions le prochain rapport au Parlement – portait sur la filière volaille. Le président du groupe de travail « Volailles » nous disait : « Il faut évoluer car on se cale toujours sur le poulet PAC, c’est-à-dire prêt-à-cuire », le poulet brut, là où la consommation s’oriente vers des morceaux de poulet et vers des produits de plus en plus transformés. ». Donc, lorsque nous nous limitons à la côte de porc, au jambon sous cellophane, au yaourt nature, à la brique de lait UHT, nous ne prenons pas en considération les produits intégrant le plus de services. Notre analyse, bien qu’elle soit valide, ne peut intégrer davantage de complexité. Quelle est la part agricole dans une pizza surgelée ? La pizza est un produit que l’on va retrouver à cheval sur de multiples filières puisqu’elle est composée de céréales, de concentré de tomates, de jambon, de quelques champignons : on ne peut pas la retrouver dans une seule filière.

Ensuite – et c’est toute la difficulté de la gestion des filières agroalimentaires en France – en amont, nous avons des prix agricoles qui, avec l’évolution de la politique agricole commune, ne sont plus des prix administrés. Ce sont des prix de marché, marqués par une instabilité totale sur un marché européen qui devient mondial. Aujourd’hui, si le prix du porc monte – grâce à Dieu, oserais-je dire –, c’est grâce à la peste porcine africaine en Chine. Le prix des produits laitiers dépend bien souvent de celui des grandes matières premières laitières – beurre et poudres – déterminé aux enchères de Fonterra en Nouvelle-Zélande. Le prix des céréales a toujours été instable, etc., etc. Nous avons donc une instabilité que je qualifierais de naturelle des prix agricoles.

À l’autre bout de la chaîne, pour des raisons peut-être liée à la concurrence qui existe au sein de notre appareil de distribution, nous avons une assez grande stabilité des prix à la consommation que confirment les données de l’INSEE. Lorsque nous regardons les grands produits alimentaires de base que nous suivons, la stabilité est encore plus grande. Dans notre rapport, quand on regarde l’évolution du prix de la brique de lait UHT, du kilo de steak haché, du kilo de jambon, on constate une stabilité totale. Les tensions que nous vivons entre industrie et grande distribution sont donc davantage liées à l’absorption par l’industrie et la distribution de cette instabilité agricole qu’à des chocs concurrentiels. Une des caractéristiques françaises est la stabilité des prix à la consommation de ces produits alimentaires de base.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quand vous dites « stabilité », c’est : je suis l’inflation où je suis à zéro ? C’est quoi pour vous la stabilité ?

M. Philippe Chalmin. L’inflation n’existe pratiquement plus en France aujourd’hui, ou fort peu, je vous le rappelle. Le prix moyen annuel au détail GMS du rôti de porc en unités de vente consommateur industrielles (UVCI) est passé de 6,54 euros le kilo à 6,39 euros entre 2013 et 2018. Le prix du kilo du panier saisonnier de viande bovine était lui à 11,03 euros le kilo en 2013, 11,06 en 2014, 11,09 en 2015, 11,11 en 2016, 11,19 en 2017 et ça n’a pas beaucoup changé en 2018. Pour le yaourt nature les prix moyens qui ont été constatés sont de 1,69, 1,63, 1,62, 1,63, 1,58 1,64, 1,64, 1,63 et 1,65 euros. On observe une immense stabilité, liée au fait que nous avons en France un système de grande distribution marqué par une compétition intense. Le cas du beurre demeure une rare exception, fort intéressante. Il ne vous a pas échappé qu’il y a quelques mois le beurre a connu une flambée de ses prix sur les marchés mondiaux. Il y a eu une répercussion à la hausse des prix du beurre, et c’est un des rares cas où la marge brute de l’industrie est devenue négative. La distribution en était arrivée à ne pas augmenter trop ses prix. Pour conclure, sur les grands produits alimentaires de base vous pouvez presque parler de déflation. En revanche, sur les marchés agricoles et il y a ni inflation ni déflation : nous sommes sur des marchés de commodité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Concernant les prix de production, dans vos tableaux, en 2010, en valeur, nous étions à 100 puis à 120 en 2013 et vous me dites qu’on est stable. Or, les intrants augmentent, les salaires augmentent, le coût de la vie augmente, tout augmente, mais les prix observés dans les magasins restent stables, voire décroissent. Moi, j’ai été entrepreneur et on m’a toujours dit « si tu ne gagnes pas, c’est que tu perds ». Ça n’existe pas la stabilité. Quand on est stable, quand on est flat, c’est que l’on perd puisque tout augmente. Aujourd’hui qui perd ? Apparemment la grande distribution car c’est flat. Mais moi je vois que les prix des produits agricoles augmentent de près de 20 % en trois ans. Est-ce pour vous une chose normale d’avoir des prix à la consommation qui soient flat et des prix à la production qui ont des écarts de 20 % ?

Mme Amandine Hourt, chargée de mission à l’Observatoire des prix et des marges des produits alimentaires. Sur le graphique que vous évoquez, ce sont des indices de prix qui sont présentés. En euros, les prix à la production sont plus faibles que les prix dans la distribution. Par exemple, une augmentation de 5 %, de 10 % ou de 20 % à la production a forcément moins de répercussions en pourcentage à la sortie sur les prix à la consommation, même si la hausse ou la baisse en euros est totalement répercutée. Il est vrai que la lecture et l’analyse directes des graphiques sont compliquées.

Mme Cendra Motin, présidente. Monsieur Chalmin, peut-être pouvez-vous nous dire qui perd, puisque c’était la question initiale ?

M. Philippe Chalmin. Vous savez, chaque fois que je présente le rapport au Parlement ou à la presse, j’ai droit à la question : « Qui s’en met plein les poches » ? À long terme, incontestablement, c’est le consommateur. L’agriculteur, lui, a vécu une révolution culturelle. Il est passé de prix stables et administrés à des prix qui, à certains moments, peuvent être supérieurs à ses coûts de production et à d’autres moments largement inférieurs, avec des différences suivant les filières. Sur un marché agricole, le prix ne dépend pas du coût de production mais du rapport entre l’offre et la demande. Point à la ligne.

Les coûts au niveau de l’industrie et de la grande distribution sont différents. Selon la manière dont on absorbe les variations de prix, il y a des rapports de force différents. D’autre part, si nous nous écartons des échelles macroéconomiques extrêmement larges, et que l’on regarde par exemple la décomposition du prix du saumon – produit certes un peu particulier car largement importé – on observe que la part de la marge brute de la grande distribution tout comme celle de l’industrie a eu plutôt tendance à diminuer à des moments où il y avait des tensions sur les prix des poissons. Dans le cas du beurre, où le prix du beurre industriel était supérieur au prix du beurre constaté dans la grande distribution, les pâtissiers ou autres professionnels, allaient s’approvisionner dans la grande distribution, plutôt que sur la base des prix de Rungis. On voit donc bien qu’il existe des rapports de force.

Une des particularités de la grande distribution française, c’est d’avoir toujours maintenu un axe de prix relativement bas et de ne pas répercuter les variations. Nous avions fait il y a quelques années une comparaison sur les prix des produits laitiers en France et en Allemagne. On constatait beaucoup plus d’instabilité en Allemagne sur les prix des produits laitiers au niveau du consommateur. En France c’était totalement flat, quel que soit le niveau des prix des matières premières laitières à l’international.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je m’adresse à l’économiste et m’intéresse au bas de bilan. Sur le tableau que vous nous avez adressé, vous réintégrez la répartition de l’impôt sur les sociétés (IS), alors que c’est négatif. Pour quelles raisons, puisque l’IS, on le paie sur l’excédentaire et pas sur du négatif ?

Mme Amandine Hourt. Il y a eu des longues discussions en comité de pilotage de l’Observatoire à ce sujet. Il nous avait été demandé – pour que l’on puisse observer le résultat justement après IS sur l’ensemble des rayons que nous étudions – qu’il y ait aussi un impôt négatif sur les rayons qui avaient un résultat négatif. Après discussions, nous avons choisi d’adopter ce système. Cependant, nous sommes bien d’accord : il n’y a pas d’impôt à payer quand il y a un résultat négatif.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’étais tout à l’heure avec le président de la commission et nous regardions le tableau que vous nous avez remis. Je n’ai pas la même vision du calcul de l’impôt sur la société que vous, mais on s’aperçoit que, pour 100 euros de chiffre d’affaires, le rayon boucherie perd 3,40 euros et le rayon marée 8 euros. On parle beaucoup de revitalisation des centres bourgs et des plans que nous mettons en place et on s’aperçoit que les bouchers et les poissonniers perdent de l’argent. Je voudrais avoir votre avis sur ce sujet. Est-ce un fait récent ou plus ancien ? Peut-on faire quelque chose ?

M. Philippe Chalmin. Attention : il s’agit des rayons boucherie et poissonnerie de la grande distribution. Nous ne parlons pas des bouchers et poissonniers artisanaux. Il existe une grande hétérogénéité entre les magasins : certains proposent un atelier et d’autres se contentent de vendre des UVCI. Toutefois, les rayons boucherie et poissonnerie présentent la caractéristique commune d’avoir des frais de personnel dédié très élevés. Pour le rayon boucherie, cela représente 12 % et pour le rayon marée 15 %. Le rayon boulangerie-pâtisserie est celui où les frais de personnel dédié sont les plus importants et s’élèvent à 30 %. Pour expliquer ces pertes on peut ajouter – mais c’est une interprétation totalement personnelle – qu’une belle boucherie, une belle poissonnerie fait partie de la capacité d’attraction d’un magasin. Ça peut apparaître comme un choix irrationnel mais c’est un choix. De la même manière, en général, la marge nette du rayon fruits et légumes est relativement faible toutefois supérieur à la moyenne. Cela s’explique par un autre fait : le calcul des charges est généralement réalisé au mètre carré linéaire. Le chiffre d’affaires du rayon fruits et légumes est donc beaucoup plus faible.

Mme Amandine Hourt. Par exemple, en ce qui concerne les rayons boulangerie des hypermarchés, il y a souvent des ateliers de transformation qui prennent beaucoup d’espace et ont des charges importantes.

M. Stéphane Travert. Monsieur Chalmin, sans dévoiler ce que vous allez publier la semaine prochaine, constatez-vous depuis la promulgation de la loi des avancées particulières, des changements spécifiques dans un certain nombre de filières ?

Concernant les services à l’intérieur des magasins de la GMS, sait-on mesurer l’impact des frais demandés aux fournisseurs pour le rayonnage, la segmentation des produits et la mise en place des produits dans les rayons, notamment dans les rayons frais ?

M. Philippe Chalmin. Je laisserai Amandine répondre à la deuxième question. Pour la première question : c’est un peu tôt, nous n’avons pas encore pu analyser les données. À titre personnel, je pense qu’il y a eu quand même un esprit EGAlim et je l’ai même ressenti dans les relations à l’intérieur du comité de pilotage. Il me semble que les choses se sont passées de manière plus harmonieuse. Le médiateur, qui est plus à directement en prise, serait plus compétent pour répondre à cette question.

Mme Amandine Hourt. Quand nous transmettons notre questionnaire aux enseignes, nous demandons que les prix d’achat ou fournisseur nous soient transmis coopération commerciale incluse. Les enseignes ont différentes façons de négocier. Certaines négocient sur le prix, d’autres négocient de la coopération commerciale et d’autres conditions. C’est grâce à nos discussions avec les enseignes que nous parvenons à une harmonisation et à un chiffre moyen. Il existe également d’autres mécanismes de fixation du prix la coopération commerciale et on essaye d’avoir des discussions avec les enseignes à sujet.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans le calcul du chiffre d’affaires de la grande distribution, incluez-vous le chiffre d’affaires de la GMS et des centrales d’achats au niveau européen ?

Mme Amandine Hourt. On interroge les enseignes sur leur chiffre d’affaires, donc sur les achats que font les consommateurs au sein des magasins, et c’est ce chiffre qui nous est remonté.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais reposer la question différemment : avez-vous accès au chiffre d’affaires qui sort de France avec des centrales d’achat qui demandent des marges sur du chiffre d’affaires français en Belgique ou en Suisse ?

Mme Amandine Hourt. Ça peut être réintégré ensuite dans le chiffre d’affaires par les enseignes, dans leurs comptes consolidés, le cas échéant, mais comme indiqué sur le schéma présentant le périmètre, le chiffre d’affaires pris en compte par l’Observatoire est celui lié aux achats des clients en magasin, mais c’est quelque chose qui dépend de la négociation entre le fournisseur et la distribution. Ce que vous évoquez concerne plutôt les coûts d’achat de la distribution.

M. Philippe Chalmin. Nous couvrons des rayons produits frais sur lesquels il n’y a pas de négociations avec des marques au niveau européen. Peut-être – et c’est probablement ce à quoi vous faites allusion – pourrait-on éventuellement retrouver ce phénomène sur les produits laitiers. On a des structures très différentes : comment intègre-t-on la cotisation à la centrale d’achat pour les regroupements d’indépendants qui n’existe pas pour les sociétés capitalistes ? Ce sujet a donné lieu à moult débats et discussions car après l’envoi du questionnaire, Amandine et Philippe Paquotte se rendent dans les chaînes pour gratter au maximum. On peut parfois donner l’impression d’un melting pot mais les chaînes ne disposent pas toutes du même nombre d’éléments et nous avons une obligation de confidentialité. Les chaînes ne doivent pas être identifiées.

Mme Amandine Hourt. Notre périmètre d’enquête, tel que nous l’avons choisi et défini avec le comité de pilotage, nous conduit à interroger les enseignes sur leur chiffre d’affaires donc sur leurs ventes. Nous les interrogeons sur leurs prix d’achat. Selon les enseignes, ça peut être une part du prix d’achat fait directement par les magasins ou des achats faits par la centrale pour approvisionner ses magasins. Après, nous prenons en compte les charges en magasin et les différentes charges en centrale. Quand des cotisations sont versées par les magasins aux services centraux, on essaye avec les enseignes d’avoir un tableau d’emploi de cette cotisation. Parfois on a des informations détaillées, parfois on a moins d’informations.

Mme Cendra Motin, présidente. Sur ce sujet-là, avez-vous des études comparées en fonction des différents modèles de GMS ? Certains sont totalement intégrés, c’est par exemple le cas d’Auchan qui a un modèle économique parfaitement intégré, et puis il y a des modèles franchisés coopératifs ou autre, type Leclerc qui est un modèle de franchisés coopérateurs ? Avez-vous des études comparatives sur les marges ou sur les pratiques entre les différents modèles économiques ?

M. Philippe Chalmin. Très franchement, on ne peut pas. Nous aurions un échantillon tellement faible que les uns et les autres s’y reconnaîtraient. On rencontre ce problème avec l’industrie des pâtes alimentaires : il y a tellement peu d’acteurs que nous ne pourrions respecter notre obligation de confidentialité. Amandine et Philippe ont prêté serment de confidentialité totale. Ces données sont fondamentales pour toutes ces entreprises. Malheureusement, on ne peut pas aller plus loin, à moins d’intégrer une huitième centrale mais c’est un autre débat.

Mme Amandine Hourt. Dans le document que nous vous avons remis, les pages 31, 32 et 33 décrivent, sans révéler de secrets d’entreprise, l’organisation des réseaux intégrés, des réseaux d’indépendants et le fonctionnement de leurs centrales d’achat.

Mme Cendra Motin, présidente. Lors de nos auditions ou même lors des discussions sur EGAlim, nous avons eu une demande extrêmement constante, de la part de personnes qui représentent les agriculteurs, d’avoir des indicateurs qui viendraient plutôt de vous, qui êtes reconnus à la fois pour vos compétences et le sérieux de vos analyses mais aussi comme une sorte de sous-traitant de l’État, lequel pourrait, par votre biais, définir de nouveaux des prix ou en tout cas des indicateurs, y compris de coût de production. J’aimerais connaître votre point de vue à ce sujet, car quand je lis votre étude, je n’ai pas l’impression que ce soit votre credo.

M. Philippe Chalmin. À l’origine de l’Observatoire, nous n’étions pas censés travailler sur les problèmes des coûts de production agricoles. Nous l’avons intégré mais nous nous contentons de collecter et de retraiter des données avec deux méthodologies : celle du RICA (Réseau d’Information Comptable Agricole) et celle des calculs directs de coûts de production, généralement réalisés par les instituts techniques. Ce sont là des données que nous agrégeons mais dont nous ne sommes pas les auteurs. Les seules données sur lesquelles il pourrait y avoir un copyright de la part de l’Observatoire, ce sont les marges nettes de la grande distribution.

En ce qui concerne les indicateurs de coûts de production, ils existent déjà : l’INSEE et le ministère de l’agriculture effectuent les calculs qui permettent de regarder l’évolution des coûts moyens de production dans le secteur de l’agriculture. L’ambivalence est qu’il existera toujours deux cas de figure. D’un côté – et c’est le cas des cas de la viande bovine et des races allaitantes – on ne couvre jamais, même en intégrant les aides, la réalité des coûts de production et de l’autre – dans des filières telles que le porc, le lait, les céréales – il y a des bonnes et des moins bonnes années. Ce n’est plus l’État ou le prince bruxellois qui décide des prix, ce sont des marchés internationaux. Aujourd’hui, le prix du blé, si on le ramène bord champ, ne couvre pas le coût moyen de production. Nous raisonnons en moyenne et c’est une limite de nos analyses car il existe souvent une dispersion relativement large.

M. Jean-Claude Leclabart. Concernant les fruits et légumes en grande distribution, on s’aperçoit qu’il y a deux méthodes d’achat dans les hypers : la centrale d’achat ou l’achat direct chez le producteur. Parvenez-vous à distinguer ces deux achats ? Aujourd’hui, avec l’évolution de la distribution ou pour des questions de proximité ou d’attrait commercial, les grandes enseignes ou les magasins eux-mêmes contractualisent, plus ou moins d’ailleurs, en direct avec les agriculteurs.

Sur le sujet des marchés mondiaux que vous évoquiez, moi, je vous ai toujours entendu dire que vous étiez défavorable aux arbitrages sur les marchés à terme. Considérez-vous que le prix qui doit être fixé avec un agriculteur qu’il soit en coopérative ou en négoce, doit être un arbitrage en fonction d’un cours mondial à l’année/l’année, à un instant T ? Tout a évolué, Professeur, y compris le marché mondial. Aujourd’hui, les coopératives et le négoce pratiquent les arbitrages financiers de marché à terme, c’est la réalité. Avez-vous toujours la même position qu’il y a trente ans ?

Mme Amandine Hourt. Pour les fruits et légumes, comme dans toutes les autres filières, on réalise une analyse en deux étapes. D’abord, on fait une analyse de la marge brute par différence de prix, puis on fait l’analyse des comptes dans la grande distribution. Pour calculer la marge brute sur les fruits et légumes, les données dont nous disposons sont les prix au détail réalisé par relevé et les prix à l’expédition. Ces derniers ne correspondent pas tout à fait à des prix sortie ferme mais ils comprennent déjà le rassemblement de ces différents volumes produits et la mise en caisse ou en plateau. La marge brute que nous présentons dans le rapport est la différence entre ces deux prix. C’est donc la marge brute de la distribution, mais elle peut éventuellement recouvrir la marge brute d’autres opérateurs comme des grossistes, si la distribution fait appel à eux. C’est peu le cas pour les fruits et légumes, mais ça peut l’être dans les fruits et légumes bio par exemple. Ensuite, sur l’analyse des comptes de la distribution, nous demandons aux enseignes de la distribution de nous fournir leur coût d’achat. Ceux-ci agrègent leurs coûts d’achats faits par la centrale et ceux faits par les magasins. Donc, nous n’avons pas le moyen de distinguer l’un et l’autre et de faire des travaux différents selon le mode d’approvisionnement.

M. Philippe Chalmin. Sur le premier point, je n’ai pas l’impression d’avoir tant changé. Pendant longtemps, nous avons vécu en Europe, à l’abri du marché mondial. Les prix étaient déterminés, lors des marathons agricoles, au moins pour les grands produits tels les céréales, les produits laitiers et dans une moindre mesure, la viande bovine. Les fruits et légumes, la pomme de terre et le porc ont toujours été totalement à part. Tout ceci a changé depuis 2006 avec la fin du système céréalier, puis la fin des quotas laitiers et ensuite la fin des quotas sucriers. Nous nous retrouvons dans une logique marquée par l’instabilité la plus totale. J’ai été très frappé de voir comment le monde agricole – c’est-à-dire les agriculteurs et notamment les céréaliers – s’est habitué à ce nouveau contexte d’instabilité. Pour cela, ces professionnels se sont appuyés soit sur leurs coopératives ou leur négoce en fixant le prix relativement longtemps à l’avance, soit sur les marchés à terme ou au moins les options.

Les choses ont évolué et cela a favorisé le développement de nouveaux comportements ainsi que la création de structures basées sur le modèle Offre et demande agricole (ODA), qui ont joué un rôle de conseil puisque l’agriculteur se trouve confronté naturellement à une fonction spéculative. Par exemple, aujourd’hui le marché du blé est à 175 euros la tonne, soit 155 euros bord champ. Je vends ou je ne vends pas ? Si je vends, c’est que je pense, et donc je spécule, que demain le prix sera plus faible. Si je ne vends pas, c’est que je pense, et donc je spécule, que demain le prix sera plus élevé. Je peux également utiliser les outils du marché : par exemple, si le prix était intéressant, je pourrais déjà « pricer » et mettre le prix sur une partie de ma récolte 2020.

On a donc un outil, qui, bien utilisé, permet d’avoir une gestion voire une stabilisation par anticipation du prix. Là où nous avons un vrai problème, c’est sur les viandes et les produits laitiers car là on n’a pas marché à terme. Pour permettre aux agriculteurs de mieux vivre cette instabilité, je pense qu’il faudrait entrer dans des logiques contractuelles qui permettraient éventuellement de garantir un prix. Mais pour garantir un prix encore faut-il qu’il existe un marché de référence sur lequel on pourrait s’accorder. Ça commence à se faire dans le domaine porcin. Il existe aujourd’hui un industriel qui s’engage sur des prix sur le long terme avec comme benchmark le prix du marché au cadran de Plérin. Cela garantit la stabilité du prix par le paiement d’un supplément si le prix de Plérin est moins élevé et le remboursement de la différence si le prix est plus élevé. Dans le domaine laitier qui a été un des grands soucis des EGAlim – M. Travert doit s’en souvenir –, ce type d’outil n’existe pas encore. Euronext a essayé de monter quelque chose mais ça n’a pas marché. On a des cotations de référence à Leipzig qui ne sont pas suffisantes. Je ne vous le cache pas, le problème laitier est, au sein de l’Observatoire, un de nos soucis majeurs.

Mme Mylène Testut-Neves, directrice « Marchés, études et prospective » de FranceAgriMer. Le producteur a la possibilité d’aller sur les marchés à terme. Il a toutefois l’obligation de faire une déclaration auprès de l’organisme stockeur pour respecter la réglementation. Il n’y a pas donc d’interdiction d’aller sur le marché à terme.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je suis persuadé que nous allons réaliser un excellent rapport avec plein de propositions. Avec le ministre de l’agriculture de l’époque, nous avons fait quelque chose de très bien, qui était le seuil de revente à perte (SRP), dans le cadre de la loi EGAlim. Nous avons ainsi empêché la grande distribution et certains intermédiaires de perdre volontairement de l’argent. On n’a pas le droit de perdre de l’argent, on se doit d’équilibrer les choses.

Dans votre rapport, je vois que sur le rayon boucherie, sur le rayon marée, sur le rayon boulangerie, on perd de l’argent tout le temps et depuis des années. J’en appelle à l’économiste que vous êtes pour faire des propositions qui pourraient rétablir une meilleure ambiance dans les box de négociations et éviter de perdre de l’argent. Perdre de l’argent, c’est détruire de la valeur, c’est détruire des petits commerces, des petits bouchers, des poissonniers, des boulangers. On sait pertinemment que l’on perd de l’argent depuis dix ans. Il faut donc envisager de changer le contrat de confiance par la contrainte législative.

M. Philippe Chalmin. Je vais répondre à titre personnel. Je ne pense pas que le raisonnement sur le seuil de revente à perte change profondément la nature des négociations. Si j’étais notamment partisan d’y intégrer les coûts logistiques, il faut rappeler que l’on a très mal habitué le consommateur : le kilo de côtes de porc coûtait moins cher que le kilo de nourriture pour animaux !

Aujourd’hui, la loi EGAlim et le Président de la République parlent de juste prix rémunérateur. Moi, en tant qu’économiste, je ne sais pas ce qu’est un juste prix. On peut se référer à saint Thomas d’Aquin et à la théorie du juste prix d’Aristote, mais, en dehors de cela, un prix n’est ni juste, ni injuste. Il constate, à un moment donné, un équilibre entre une offre et une demande. Par exemple, le prix du café aujourd’hui s’est totalement effondré : c’est injuste pour les producteurs guatémaltèques, colombiens ou autres. Mais si le prix s’est effondré, c’est parce que nous avons tendance à moins consommer de café, qui serait mauvais pour notre santé, et surtout parce qu’il existe une exceptionnelle production au Brésil et que le Vietnam est devenu en vingt ans, le deuxième producteur mondial de café. Le prix du café aujourd’hui n’est donc ni juste ni injuste : il est très faible, ce qui est dommageable pour les producteurs. Malheureusement, sauf à rebâtir des circuits du commerce justes et équitables, ce qui est autre chose, ou à se diriger vers des niches telles les produits d’alimentation de proximité, de qualité ou le bio, la référence à une gestion par les marchés n’existe plus.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Bien que mon jeune âge ne me permette pas de vous contredire complément, je ne vous rejoins qu’à moitié. Concernant le café, je suis d’accord sur l’équilibre : la concurrence est nécessaire. Mais prenons l’exemple du lait bio. Aujourd’hui, on constate une forte demande, ultra-croissante, et pourtant on se retrouve, au niveau de la GMS, avec un lait bio qui est moins cher que le lait conventionnel. C’est donc qu’il y a quelqu’un au milieu, qui en France est représenté par quatre centrales d’achat. Cela crée le déséquilibre entre l’offre et la demande. Sur ce produit à forte demande, où il y a peu de producteurs, on se retrouve avec un prix cassé et des gens qui se retrouvent pris à la gorge. C’est sur ce point-là que j’édulcore vos propos.

Je m’adresse donc l’économiste que vous êtes et non plus au président de l’Observatoire. Trouvez-vous normal d’avoir – sur un territoire comme le nôtre qui bénéficie de cette puissance agricole internationale, de cette puissance de l’industrie agroalimentaire internationale et du caractère bon vivant des Français – quatre centrales d’achat ? Est-ce normal pour vous d’avoir un arbitre au milieu qui fait la pluie et le beau temps ?

M. Philippe Chalmin. L’année prochaine, nous allons créer un groupe de travail bio et nous pourrons répondre en partie à votre question. Pour l’instant, le bio, nous ne l’identifions pas.

Pour le reste, la concentration dans la grande distribution en France, est inférieure à celle que l’on rencontre dans d’autres pays. La France est le seul pays où chaque année – et je parle totalement à titre personnel – les « négos » – et il n’y a qu’en France que ce mot de « négo » existe – donnent lieu à pareil psychodrame et à autant de sang sur les murs. C’est très particulier et lié au fait que la France n’est pas une société de confiance. Nous sommes le pays où l’accumulation réglementaire est la plus forte. À chaque fois qu’un grillage est rajouté, on cherche les trous pour passer au travers.

Je vous donne un exemple. Dans une vie antérieure, j’ai été chef économiste de la principale société française d’assurance crédit, la SFAC, devenue le groupe Euler Hermès. En Allemagne, les délais de paiement étaient de 45 jours fin de mois, point à la ligne. En France, les délais de paiement, avant que l’on ne mette en place des restrictions pour les produits frais et pour les boissons alcoolisées, étaient de 90 jours fin de mois. Mais lorsque la conjoncture n’était pas bonne, ça avait tendance à s’étaler. Cela s’observait dans tous les secteurs, y compris dans le secteur industriel automobile où Renault, Peugeot, étaient parfois les premiers à payer leurs sous-traitants aux alentours de 120 jours, avant de venir pleurer ensuite si les sous-traitants se retrouvaient subclaquants. Nous avons dans notre patrimoine culturel, une méfiance considérable qui explique que la France est un des seuls pays avec l’Espagne, à avoir un Observatoire. Lorsque nous rencontrons les Allemands, à l’occasion de la présentation de nos travaux à Bruxelles, ils nous disent que la présence d’un observatoire serait impossible chez eux car ils n’ont pas besoin de ce niveau de transparence. En Allemagne, lorsqu’un accord est signé, on va boire une bière et on se retrouve un an plus tard. En France, l’encre est à peine sèche que l’une ou l’autre partie remet l’accord en cause.

M. Jean-Claude Leclabart. Quand on regarde le tableau des marges nettes de la grande distribution, on observe que deux sortes de produits, la charcuterie et les volailles, dégagent une marge nette confortable. Expliquez-nous pourquoi et dites-nous si la production en est bénéficiaire aussi ?

M. Philippe Chalmin. J’ai toujours été toujours étonné de l’importance de la marge nette du rayon charcuterie. Quand on regarde les produits de base, on constate en effet que c’est incontestablement sur le rayon charcuterie et le rayon volaille que la marge nette de la grande distribution est la plus forte.

Mais le prix du porc n’a rien à voir avec tout cela, car il s’agit d’un prix de marché. Pendant longtemps, la référence était le marché de Plérin, donc le cadran breton. Aujourd’hui, je pense que les références sont différentes. Nous avons aujourd’hui un accident majeur avec la peste porcine africaine en Chine. D’après nos experts, cela représenterait au minimum 10 % d’abattage du cheptel chinois et pourrait peut-être monter jusqu’à 30 %. Cela va représenter un appel d’air en termes d’importation – non seulement de viande porcine, mais éventuellement d’autres viandes – et cela s’est déjà traduit sur le prix du cadran qui est monté à 1,45 euro. Les chiffres et le déclenchement de la guerre commerciale Chine-États-Unis couplé à des stocks de soja monstrueux, font que le prix du soja va diminuer. On devrait donc avoir une ouverture du ciseau puisqu’on va avoir une baisse du prix de l’aliment et normalement une hausse du prix du porc. Mais cette hausse du prix du porc ne sera pas liée aux exportations françaises, mais aux exportations espagnoles, néerlandaises et allemandes vers le marché chinois, qui devraient dégager le marché européen. Ce phénomène va probablement poser des problèmes aux industriels qui vont payer plus cher. Je m’attends donc à ce que les négociations soient très dures avec la grande distribution pour répercuter cela sur le prix de la tranche de jambon qui a peu évolué.

Mme Amandine Hourt. Dans les rayons charcuterie et boucherie, il existe peu de frais de personnel. Une très grande partie des produits est vendue en libre-service, où un grand nombre de paquets peut être rangé par mètres carrés. Contrairement à la transformation des viandes de boucherie, la charcuterie implique moins d’opérations pour la distribution.

Mme Cendra Motin, présidente. Mesdames, messieurs, je vous remercie. Notre rapporteur pourra être amené à vous adresser des questions par écrit. Vous pouvez également, si vous le souhaitez, nous transmettre d’autres éléments. Nous vous remercions pour ces explications qui nous éclairent et serons attentifs au rapport que vous allez publier la semaine prochaine.

L’audition s’achève à dix-huit heures quinze.

 

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16.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Lauriol, fondateur d’Arkose consulting

(Séance du lundi 20 mai 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons M. Olivier Lauriol, consultant au sein du cabinet Arkose Consulting, dont il est le président.

Monsieur Lauriol, le cabinet Arkose, que vous avez fondé en 1997, après une carrière d’acheteur pour le compte du groupe Intermarché, accompagne l’industrie dans ses relations avec la grande distribution.

Avant de vous céder la parole, je dois vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

M. Olivier Lauriol prête serment.

M. Olivier Lauriol, fondateur d’Arkose Consulting. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m’accueillir dans le cadre de votre commission d’enquête sur les relations entre la grande distribution et l’industrie. Ce sujet passionnant et passionnel est à l’origine de la création, en 1997, d’Arkose, puisqu’il s’est donné pour mission, laquelle apparaissait alors comme une utopie, de tenter de rétablir cette relation commerciale aux côtés des industriels. Cette mission prend la forme de prestations de conseil et de formation, dans un contexte où la grande distribution se trouve, au plan économique, à un moment charnière de son histoire qui va sans doute se traduire par de nouveaux défis pour le monde de la production. En effet, alors que le schéma historique, relationnel et sociétal, de la grande distribution est en train de se modifier entièrement, le monde industriel, qui est en grande partie composé de PME, est mal outillé pour anticiper ces changements et affronter un secteur qui a très souvent tendance à reporter sur l’industrie les moyens qui lui permettront de franchir les étapes de son changement de modèle.

Arkose est ainsi au cœur de la relation commerciale, puisque nous accompagnons nos clients, en particulier dans le box d’achat. Cet accompagnement nous permet d’être au plus près de la relation commerciale et de ses évolutions, quasiment en temps réel, notamment lorsque nous sommes mandatés par des fédérations professionnelles telles que la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF), les Industriels du nouvel habitat (INOHA), anciennement Union nationale des industriels du bricolage, du jardinage et de l’aménagement u logement (UNIBAL), les associations régionales de l’industrie alimentaire (ARIA), émanations de l’Association nationale de l’industrie alimentaire (ANIA), ou encore Coop de France.

Au cours de nos échanges, je m’efforcerai d’être au plus près de cette réalité, en prenant trois précautions, si vous en êtes d’accord. Tout d’abord, je me permettrai de taire, dans un souci de confidentialité, le nom de mes clients. Ensuite, j’estime qu’il convient de se garder de porter tout jugement de valeur sur la relation très passionnelle qu’entretiennent la distribution et l’industrie. Enfin, Arkose est un cabinet de conseil et non un cabinet de statistiques, de sorte que j’aurais du mal à vous dire précisément, par exemple, quel est le nombre d’accords qui ont été signés, à quel moment et par qui.

M. le président Thierry Benoit. En 1997, lorsque vous cessez l’activité que vous exerciez pour le compte du groupe Intermarché, la grande distribution existe depuis cinquante ans. Elle a connu, au cours des années 1980-1990, une montée en puissance telle qu’elle a pris une place importante dans les relations commerciales. Quel était, à l’époque, le climat des relations entre le secteur de la grande distribution et les industriels ?

M. Olivier Lauriol. Cette période présentait deux caractéristiques. D’une part, le secteur bénéficiait d’une croissance de son chiffre d’affaires ; or, dans ces circonstances, beaucoup de difficultés peuvent être aplanies. Concrètement, peu importaient les remises et ristournes que le fournisseur pouvait accorder à un distributeur, il était assuré de voir son chiffre d’affaires croître, ce qui n’est plus le cas. D’autre part, le cadre juridique actuel des relations entre l’industrie et le commerce commençait à s’appliquer ; je pense à la première loi « Sapin », qui précisait les mentions devant figurer sur une facture, ou aux accords « Sarkozy » relatifs aux remises et ristournes. Cette période était donc marquée par la conjonction d’un bien-être économique et d’un durcissement, de sorte que les déséquilibres, qui existaient, posaient peu de problèmes au monde de l’industrie.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Lauriol, je vous remercie d’être présent. Nous allons entrer dans le vif du sujet. Aujourd’hui, des cabinets tels que le vôtre sont nécessaires. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vos clients ont besoin de vos services ? Veulent-ils être protégés ? La réglementation est-elle trop complexe ?

M. Olivier Lauriol. Historiquement, le besoin de nos clients était de comprendre le fonctionnement de la grande distribution française, car celle-ci a toujours été à part. En effet, elle a toujours joué un rôle de mandataire du consommateur, dans une démarche de « positionnement prix » assez unique qui consiste à faire du discount sur les marques nationales – alors que, dans d’autres pays, les marques de distributeur se développaient – en appliquant le concept « tout sous le même toit ». Bref, cette recette spécifiquement française a créé une sorte de magie de la réussite dans les enseignes de distribution. Le consommateur français a parfaitement adhéré à ce schéma, relayé par l’hypermarché. Du côté du monde de l’industrie, le chiffre d’affaires se portait bien et la relation avec la distribution était assez simple, voire simplissime : celle-ci référence les produits d’un fournisseur et lui demande, en contrepartie, de lui accorder x % de remise ou de ristourne. Il s’agissait de travailler d’abord sur le prix public.

Avec le temps, la situation s’est un peu durcie. Tout d’abord, le chiffre d’affaires a baissé. Ensuite, la distribution s’est sophistiquée : l’utilisation des outils logistiques et informatiques notamment a accru ses besoins financiers. Mais le schéma relationnel est demeuré simplissime – on se retrouve dans un box d’achat, on négocie des remises, et on s’arrête là –, sans évoluer vers un autre schéma, plus anglo-saxon, qui consiste à réfléchir de façon un peu plus globale et à financiariser réellement la relation commerciale : « Si je ne veux pas t’accorder de remises ou de ristournes sur le chiffre d’affaires, ne pourrait-on pas envisager des économies de stockage ou des optimisations de flux produits, par exemple ? »

Ainsi, au cours du temps, la relation est devenue de plus en plus sophistiquée sans que l’industriel se retrouve dans une situation de demandeur, tant il est vrai que, dans sa relation avec la distribution, le fournisseur se sent toujours menacé. Il pose donc peu de questions et recherche moins ce qui pourrait être une source de valeur pour lui. Par ailleurs, les accords et la relation commerciale se sont complexifiés : on parle de nombreux éléments – remises chiffre d’affaires, ristournes, pénalités… – qui étendent le territoire de la négociation, négociation dont la distribution a toujours gardé les instruments. Ainsi, c’est elle qui dit à l’industriel comment il va négocier et ce qu’il va négocier – « Ne pose pas trop de questions et contente-toi d’accepter ou de refuser mes demandes » –, au lieu de créer un partenariat à l’anglo-saxonne qui développe davantage une approche globale visant à créer de la valeur. C’est l’ADN de la distribution franco-française.

Ce système, qui a perduré jusqu’à une date très récente, était un peu protectionniste à l’égard des enseignes étrangères – si l’on met de côté le hard-discount. Ce n’est que depuis deux ans que des enseignes étrangères différentes du modèle français arrivent dans notre pays. Je pense notamment à Costco, dont la manière de négocier avec ses fournisseurs s’inscrit, du moins pour l’instant, dans une démarche totalement opposée. Je ne sais pas si je suis suffisamment explicite, mais le modèle français est sociologiquement très particulier.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On nous a dit, lors de la préparation du projet de loi « ÉGAlim », qu’il était toujours question de prix bas, de remises, sans réel plan d’affaires. Cette absence de plan d’affaires sur certaines références est-il en définitive, selon vous, destructeur de la valeur ou de la qualité de la relation avec la grande distribution ? Le modèle anglo-saxon repose-t-il sur un plan d’affaires dans lequel une remise a pour contrepartie l’assurance d’un volume ?

M. Olivier Lauriol. En France, la notion de plan d’affaires, relativement récente dans l’histoire de la distribution, a été plus ou moins imposée par le cadre juridique. Par ailleurs, dans la situation actuelle, la construction d’un pendant – l’industriel accorde tel avantage commercial moyennant une contrepartie qui lui apportera soit du chiffre d’affaires, soit une baisse de charges – est un modèle qui est encore notoirement insuffisamment exploité. Plutôt que de « partager » ses besoins, la grande distribution a tendance à les acter de façon très unilatérale, notamment dans les conditions d’achat, au sens générique du terme : conditions logistiques, de qualité, etc. Elle ne s’engage pas à accorder une contrepartie qui permettrait que le plan d’affaires soit prévisible, ce dont tout industriel a besoin pour investir.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Opérez-vous à l’international et, si oui, avez-vous constaté que, à l’étranger, la grande distribution concluait, dans la plupart des cas, des plans d’affaires avec ses fournisseurs ?

M. Olivier Lauriol. Nous intervenons en effet à l’étranger, mais de façon assez limitée car nous sommes absorbés par les spécificités françaises. J’ai moi-même été appelé à effectuer des missions à l’international lorsque des enseignes de grande distribution française rencontraient, dans le cadre de leurs filiales internationales, des fournisseurs locaux, lesquels étaient, dans un premier temps, complètement désemparés face à leurs méthodes d’achat. On a pu constater à cette occasion que la notion de contractualisation telle qu’on l’entend en France, c’est-à-dire très soutenue par le code civil, n’était pas forcément aussi poussée que les Français pouvaient l’espérer. Mais il y a – si le mot n’est pas déplacé s’agissant d’une telle relation – une authenticité, une confiance telle que, si la relation commerciale se passe mal, on cherchera à trouver une compensation ou un redressement à travers la construction d’autres contreparties. Mais il est vrai qu’il existe une spécificité française dans la façon de négocier.

Mme Ericka Bareigts. Avez-vous eu des clients dans les outre-mer ?

Olivier Lauriol. Oui, nous en avons eu.

Mme Ericka Bareigts. Existe-t-il une spécificité ultramarine ? Puisque l’on évoquait les plans d’affaires, pouvez-vous nous dire quelle place occupe la production locale dans les relations commerciales en territoire ultramarin ?

M. Olivier Lauriol. Mon expérience est plus limitée outre-mer qu’en métropole. Deux éléments, cependant. Premièrement, outre-mer, la démarche s’appuie beaucoup plus, dans le cadre des circuits de distribution, sur des intervenants locaux, notamment des grossistes. Ceux-ci sont en relation avec les centrales métropolitaines, qui, sauf erreur de ma part, délèguent la distribution au niveau local, où la relation commerciale me semble beaucoup moins formalisée qu’en métropole. En effet – et c’est mon deuxième point –, un certain nombre de particularités réglementaires propres à l’outre-mer concernent la définition du prix, notamment le droit de mer, de sorte qu’on travaille beaucoup, peut-être pas en « triple net », mais en avantages ; on les déduit du prix de façon à éviter une base fiscale trop importante.

Nous avons rencontré ce premier schéma à plusieurs reprises. L’autre schéma est celui d’enseignes qui ont elles-mêmes des entités locales intégrées et ont, avec leurs fournisseurs, une démarche assez classique en matière de négociation. Quant au positionnement des fournisseurs ou des marques locales, j’avoue que je n’en ai pas une connaissance suffisamment précise pour vous répondre. Mais la notion de prix n’est sans doute pas tout à fait la même qu’en métropole, me semble-t-il.

M. le président Thierry Benoit. Depuis le départ, la stratégie de la grande distribution est fondée sur le prix bas : c’est ainsi qu’elle a attiré le consommateur dans les supermarchés, puis dans les hypermarchés. La création des centrales d’achat n’a fait qu’accentuer cette logique puisqu’elle visait, en augmentant les volumes, à créer un rapport de force permettant d’obtenir des prix encore plus bas. Comment expliquez-vous qu’on en soit arrivé à cette situation et quelles propositions pourrait-on faire à cet égard, au plan réglementaire ou législatif, à l’échelle de la France et de l’Europe ?

M. Olivier Lauriol. La relation commerciale entre l’industrie et le monde de la distribution est de plus en plus étirée, à la fois vers le haut et vers le bas, si je puis dire. Vers le haut, parce que ces centrales internationales seront sans doute de plus en plus sophistiquées et que la grande distribution ira probablement vers d’autres territoires de négociation que les seules remises et ristournes. Vers le bas, parce qu’on assiste à une « redescente » des lieux de négociation, alors que la centralisation avait prétendu tout ramasser en un seul point. La relation commerciale sera donc extrêmement difficile à suivre ne serait-ce que pour l’industriel, qui aura de plus en plus de mal à consolider financièrement et même comptablement ce qu’il donne à une enseigne.

J’ignore quelle amélioration peut être proposée au plan réglementaire. En tout cas, l’industriel va devoir se doter d’un certain nombre d’outils, à commencer par l’information, qui devrait lui être transmise par le monde de la distribution. De fait, actuellement, l’industrie manque d’informations, notamment sur les data, pour savoir qui vend quoi et pourquoi. Les super-centrales que vous avez mentionnées, monsieur le président, sont des lieux de négociation ou plutôt de consolidation des exigences financières, en matière de remises et ristournes. La notion de contrepartie n’est pas évoquée ; elle est plutôt renvoyée au niveau de chaque enseigne. Les entreprises, notamment les PME – qui, encore une fois, sont en première ligne dans cette évolution de la distribution –, doivent avoir un droit à l’accès sur leurs clients. C’est trop compliqué, trop coûteux, pour elles.

Par ailleurs, cela peut paraître candide, mais, normalement, un contrat a un contenu. La simple lecture d’un contrat comportant la reconnaissance ou non d’un véritable service proposé par l’industriel serait un grand pas. Certes, il existe actuellement des conditions générales de vente. Mais, d’une part, elles sont encore largement sous-utilisées par le monde de la production, qui fait montre de frilosité vis-à-vis d’un monde de la distribution dont les comportements sont assez unilatéraux et, d’autre part, le cadre réglementaire n’oblige pas, sauf erreur de ma part, l’industriel à énoncer ce qu’il attend en matière de services à la revente – concrètement, la coopération commerciale ne fait pas partie des conditions générales de vente. Celles-ci deviennent ainsi un instrument trop limité : elles n’englobent pas la totalité de la relation commerciale, si bien que l’ensemble des attendus du fournisseur n’y figurent pas. Or, comme celui-ci est frileux et n’ose pas rétablir le principe du droit contractuel, c’est-à-dire exprimer ces besoins au distributeur, cela ne fonctionne pas.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’ai le sentiment qu’il serait surtout intéressant pour les PME d’avoir des conditions générales de vente, car c’est déjà le cas pour les gros industriels de l’agroalimentaire, qui représentent en moyenne 60 % à 80 % des parts de marché de la grande distribution, donc la majeure partie des contrats et de la valeur échangée. En revanche, ces conditions générales de vente sont parfois obsolètes dès lors que la grande distribution, en tout cas les centrales d’achat, n’accepte pas ce qui y est demandé – d’où l’objet de cette commission d’enquête.

À ce propos, je souhaiterais connaître votre sentiment sur les centrales d’achat européennes. En général, lorsqu’on exprime un besoin financier, lorsqu’on demande de l’argent, on offre un service en contrepartie. Or, vous avez indiqué qu’il s’agissait de chambres d’enregistrement, où ne se déroule aucune négociation. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce qu’est une centrale d’achat européenne ? Que font-elles ? Comment sont-elles structurées ? S’agit-il d’immeubles de bureaux où travaillent 5 000 personnes ? Les frais de centrale d’achat représentent tout de même des milliards d’euros.

M. Olivier Lauriol. La distribution française a un principe : pour vivre heureux, vivons cachés. Les lieux de négociation sont donc relativement discrets. Je ne dis pas qu’il s’agit d’officines plus ou moins dissimulées ; elles sont, bien entendu, tout à fait officielles, même si cela n’a pas toujours été le cas lors de leur création – je pense, non pas aux centrales d’achat actuelles, mais aux précédentes, INCA par exemple, dont on s’est parfois demandé quelle entité juridique elles représentaient. Mais, aujourd’hui, les choses sont rentrées dans l’ordre ; les centrales sont officielles. D’après mon expérience, elles sont, dans la majorité des cas, mandatées par les enseignes françaises et sont en quelque sorte des lieux où s’ouvre la négociation nationale. Autrement dit, si l’on ne trouve pas un accord au niveau de ces entités européennes, la négociation nationale aura très peu de chance d’aboutir. Prenons un exemple : deux enseignes créent une centrale d’achat et mandatent un représentant. Dans le cadre de la négociation, celui-ci va discuter avec le fournisseur de l’avantage que cette consolidation – des chiffres, mais rien d’autre – présente pour lui et lui proposer d’investir des remises ou ristournes supplémentaires. Le schéma de base est celui-là.

On voit, par ailleurs, un début d’extension vers d’autres pratiques, notamment une discussion sur des marques dites « de distributeur » (MDD). Une consolidation se met en place sur des types de produits appelés, normalement, à se développer sur plusieurs marchés européens, selon la même démarche : une demande de construction d’un produit MDD, mais sans engagement de commandes et même sans engagement du tout, dans la majorité des cas. Il s’agit plutôt de chambres de discussion sur un chiffre d’affaires potentiel sans contreparties et sans véritables assurances pour le fournisseur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit. Prenons un groupe qui s’associe à un autre, représentant respectivement 500 et 700 millions d’euros, soit 1,2 milliard au total. Ils font venir un représentant d’un groupe de l’agroalimentaire pour lui dire que s’il ne participe à l’effort en termes de remises, de participations ou de taxes – je ne sais pas quel terme utiliser –, il va perdre son marché français. Ce sont des groupes de grande distribution qui demandent à un industriel français une taxe sur son marché français pour un marché pseudo-européen, en lui disant que s’il ne signe pas, il n’aura même pas le marché français. Est-ce bien la réalité ?

M. Olivier Lauriol. Il peut y avoir, en effet, des discussions de ce type. Dans la pratique réelle, je n’ai pas rencontré de sanctions drastiques en la matière. Surtout, il faut bien voir que la majorité des groupes dont vous parlez – entre enseignes européennes, véritablement différentes d’un marché à l’autre – a tendance à miser les négociations sur des premiers prix, sur des marques de distributeurs ou sur quelques produits dont la notoriété est telle qu’ils se développeront sur l’ensemble des marchés. Dans ce dernier cas, il peut y avoir une sanction au niveau national. Un échelon intermédiaire peut aussi exister, entre deux enseignes françaises qui se regroupent

M. le président Thierry Benoit. Comment voyez-vous l’évolution ? Depuis une dizaine d’années, les gouvernements se cassent un peu sur les dents sur la question des relations commerciales, notamment leur rééquilibrage entre la distribution, les transformateurs, les industriels et le maillon en amont que représentent les producteurs. Il y a eu la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008, la loi dite « Sapin 2 » et les États généraux de l’alimentation (EGA) : on a l’impression de toujours tourner autour de la même question, qui est dictée par ce modèle de commercialisation qu’est la grande distribution et qui impose les prix bas. Les pouvoirs publics s’en sont plus qu’accommodés, car les prix bas à la consommation arrangeaient un peu tout le monde. Vous en avez parlé tout à l’heure lorsque vous avez déclaré que le cœur des relations commerciales tourne toujours autour du prix.

Aujourd’hui, ce qui est dans la périphérie des négociations pourrait devenir leur cœur : vous avez ainsi évoqué la notion de service. Sentez-vous que l’éthique, la qualité nutritionnelle, la haute valeur environnementale et sociale et la responsabilité sociale de l’entreprise émergent comme des éléments de négociation qui pourraient être aussi déterminants que le prix dans les mois ou les années à venir ? Si on prend l’exemple des produits bios, mon sentiment est que la grande distribution veut redorer son image sur le plan éthique en disant qu’elle est plus bio que bio, qu’elle aime le bio et qu’elle en distribue. Le consommateur finirait par perdre ses repères, en ce qui concerne le rapport qualité-prix et qualité-service, s’ils ne les avaient pas perdus depuis longtemps. On trouve parfois du bio au prix du conventionnel – j’ai en tête la filière laitière. Comment analysez-vous cette situation et cette évolution ?

M. Olivier Lauriol. Votre question est extrêmement large. En ce qui concerne le premier point, vous avez dit qu’on a le sentiment que le cadre juridique s’est un peu cassé les dents sur cette relation. J’ai un motif d’optimisme : ce cadre a officialisé quelque chose qui n’existait quasiment pas dans la grande distribution jusqu’à une date relativement récente et qui est l’écrit. Cela concerne notamment le contrat : il y a quelques années, des sommes colossales passaient d’une main à l’autre avec tout juste un papier à peine rédigé. Dans d’autres lieux, cela aurait pu avoir des connotations très péjoratives. Il existe aujourd’hui des contrats, même s’ils ne correspondent pas à ce que l’on demanderait quand on achète à titre privé une maison, mais il y a quand même des choses. Un autre point, que l’on voit peut-être moins mais qui est de plus en plus important et sur lequel nous insistons auprès de nos clients, est la notion de l’écrit. La question est de savoir ce que l’industriel a connu de satisfaisant ou d’insatisfaisant et surtout comment et quand il l’a dit, par écrit, à son client. Si quelque chose peut avoir une large contribution positive au rééquilibrage, c’est le fait que la distribution a horreur que le fournisseur officialise sa vision de ce qui a été fait, surtout quand elle n’est pas très positive. Un simple mail – et je pense que la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) est assez active – suffit à donner une petite impulsion dans la négociation, dans le sens d’un rééquilibrage. Mais encore faut-il que l’industriel accepte de le faire. Nous voyons, au sein d’Arkose, que des choses ont bougé sur ce plan.

En ce qui concerne le second point, le territoire de la négociation est un peu l’univers, en quelque sorte : il est en expansion permanente. On part de la base qu’est le chiffre d’affaires pour aller de plus en plus vers des données sociétales – telle enseigne veut avoir l’assurance d’avoir des produits bio. La question reste de savoir qui le fait, qui propose des produits, c’est-à-dire l’industriel, et donc comment on va négocier. L’aspect du prix reste prépondérant mais, quand on regarde les documents proposés par la distribution et que l’on peut appeler, pour simplifier, les conditions générales d’achat (CGA), qui sont des pavés de 80, 100 ou 110 pages, parfois, on voit que la distribution a réfléchi, une fois de plus, avant l’industriel et a pris de vitesse le cadre juridique. Les CGA ne sont quasiment pas citées dans ce cadre, c’est-à-dire dans le code de commerce, mais c’est un terrain sur lequel la distribution s’est engouffrée pour l’opposer à des conditions générales de vente (CGV) qui sont assez résiduelles, y compris dans les grands groupes – on en a parlé tout à l’heure.

Le territoire de la négociation est exponentiel et les mêmes questions se posent à chaque fois. En ce qui concerne le prix, comment fait-on pour avoir une contrepartie qui justifie une baisse ? Dans les autres domaines, comme la logistique et la fabrication d’un produit bio, comment fait-on pour que l’industriel ait toutes ses chances de retomber, finalement, sur ses besoins financiers ? On retrouve toujours la même logique : les CGV sont constamment en retard par rapport aux CGA et on sent que le cadre juridique hésite à être trop intrusif à l’égard des relations commerciales parce que nous ne sommes pas, bien sûr, dans un régime administré.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Revenons un peu à la dimension européenne. Vous nous expliquez que le cadre contractuel, ou en tout cas juridique, est très léger en France et que les CGV sont, par ailleurs, extrêmement légères. Qu’en est-il du cadre contractuel européen ? On a plutôt l’impression que les centrales d’achat se déportent un peu de notre territoire. Vous allez peut-être les citer : ce serait intéressant. Elles sont maintenant basées en Belgique et en Suisse. J’aimerais avoir votre avis sur le cadre contractuel.

Je vous avais par ailleurs interrogé tout à l’heure sur ce qu’est une centrale d’achat à Bruxelles ou à Genève. À quoi cela ressemble-t-il ? Le personnel est-il nombreux ou non ? Quel est – en citant des noms, s’il vous plaît – le chiffre d’affaires de ces centrales d’achat, en volume ?

M. Olivier Lauriol. Ces questions sont très précises et je ne m’aventurerai pas à donner des éléments très figés, car je ne les ai pas forcément en tête.

En ce qui concerne la physionomie, ces structures sont très courtes dans la majorité des cas. Ce sont plutôt des structures de back-office, avec quelques acheteurs en fonction des catégories des produits traités par ces super-centrales et avec du personnel administratif qui se limite au strict nécessaire. Il y a peu de structures axées sur la logistique et même, à ma connaissance, sur l’aspect réglementaire. Je ne peux pas aller plus loin dans ce que je sais et ce que je partagerai avec vous, mais ce sont en tout cas des structures très légères.

Elles sont basées, en majorité, en dehors de l’hexagone. Elles ne sont pas toutes, ou elles n’étaient pas toutes, en tout cas, soumises au droit du territoire où elles résident. De grands progrès ont été faits, notamment par certaines enseignes, et en particulier une grande enseigne d’indépendants qui a créé une sorte d’E.T., une structure tout à fait originale qui est basée en Belgique et passe par un grossiste belge. Cette centrale d’achat échappe totalement au droit français actuel et revend à des structures régionales.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous citer des noms ?

M. Olivier Lauriol. Eurelec… On voit qu’il y a aujourd’hui une sophistication des solutions faisant appel, officiellement, à un droit qui n’est pas celui de la France. C’est tout ce que je peux vous dire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Restons sur l’exemple que vous avez cité, Eurelec. De mémoire, le groupe Leclerc, constitué d’indépendants, réalise 95 % ou 97 % de son chiffre d’affaires sur le territoire français. Eurelec est basé en Belgique, à Bruxelles, d’après ce que vous nous avez dit. Avez-vous des clients, sans les citer, qui rapportent, à propos des relations commerciales entre la grande distribution et ses fournisseurs, le fait qu’on leur demande une remise ou une taxe – on peut appeler ça comme vous voulez –, un pourcentage de leur chiffre d’affaires pour Eurelec au titre d’un marché qui est, finalement, presque à 100 % français ?

M. Olivier Lauriol. Ces négociations, telles que je les comprends et sous réserve que je les interprète bien, se passent directement entre le fournisseur et la structure régionale, c’est-à-dire qu’elles échappent complètement à la structure française. L’approche de la négociation est assez similaire à celle qu’on connaît en France en termes de posture et elle est très allégée en ce qui concerne la définition du prix d’achat. Concrètement, j’ai rencontré des cas de demande de « triple net » sans remise et sans ristourne. C’est ce que j’ai rencontré et je ne peux pas parler d’autre chose.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Afin que tout le monde comprenne – je sais que beaucoup de parlementaires vont également regarder la vidéo – pouvez-vous nous expliquer rapidement ce qu’est le « 1, 2, 3, 4 ou 5 fois net » ? Comment cette négociation fonctionne-t-elle et quels sont les indices utilisés ?

M. Olivier Lauriol. Vous avez raison de poser cette question, qui relève d’un exercice pédagogique de très haut vol en France. La terminologie utilisée n’a rien d’officiel, de réglementaire ou d’universitaire. La négociation se fait officiellement en trois fois ou quatre fois net. Le trois fois net fait référence au tarif général moins les remises, les ristournes et la coopération commerciale, qui est destinée à financer des actions de revente aux consommateurs – en d’autres termes, l’enseigne devient l’agence commerciale du fournisseur. Le 4 fois net va plus loin : il incorpore des éléments différents, mais qui s’appuient sur un contrat, notamment la partie promotionnelle, dans le cadre de ce que l’on appelle communément les nouveaux instruments promotionnels (NIP), qui sont de moins en moins nouveaux puisqu’ils existent depuis quinze ans. Il y a les contrats internationaux et, d’une façon générale, l’ensemble des accords reposant sur une pratique assez établie, commercialement, qui consiste à donner de l’argent pour une contrepartie commerciale, comme un référencement ou du chiffre d’affaires – c’est plutôt lié à la transaction autour du produit.

Si on s’amusait à faire une analyse complète de ce que coûtent une enseigne et un industriel, quand on négocie, on arriverait à du 8, 9 ou 10 fois net. Pourquoi ? Il y a aussi des données qui entrent dans le champ de la négociation et que l’on trouve en partie dans les conventions d’affaires, comme des accords sur les pénalités ou des accords pour avoir des forces de vente travaillant pour le distributeur. On est aujourd’hui dans une logique où on passe d’un cadre légal ou, du moins, encadré par les articles du code qui définissent le 3 fois ou 4 fois net, à la réalité d’une négociation qui est « balayée » par tout ce qui relève des conditions générales d’achat et où on se dit qu’on peut aller sans problème vers le 8 fois ou 9 fois net. Mais je ne sais pas si je réponds à votre question.

M. le président Thierry Benoit. Tout cela relève d’un code interne à ce milieu, si je puis dire. C’est la situation de supériorité ou de suprématie de ces groupes ou de ces centrales, concentrées, qui fait qu’on arrive au 4, 5, 6, 7 ou 8 fois net. Il y a un phénomène de pompes aspirantes et ce n’est jamais fini. Cela ne se passe pas forcément au su et au vu de tout le monde, mais quand même avec la bienveillance d’un certain nombre d’acteurs, comme les organismes de contrôle et de répression.

M. Olivier Lauriol. Mon analyse se situe sur un autre terrain : je m’efforce toujours de revenir à la réalité de l’économie d’une négociation. On vient de très loin en France : il y avait uniquement les remises et les ristournes, et rien d’autre.
D’autres choses existaient mais ne faisaient pas l’objet d’un accord, comme la marchandise gratuite. Aujourd’hui, toutes les composantes de la relation commerciale sont en train d’émerger et on les retrouve dans les propres écrits du distributeur, que l’on appelle les conditions générales d’achat.

Ce que vous évoquez n’est incontestablement pas loin de la réalité. Les distributeurs ont pris la plume, je l’ai dit, sans cynisme mais avec une légitimité rationnelle et économique qui est fondée. Comme on travaille avec un industriel, on lui dit qu’on aimerait bien aborder aussi tout ce qui a trait à ses retards de livraison, auxquels il n’a pas pensé dans le cadre des CGV. Il y a en permanence une course avec le distributeur, qui est toujours à l’avant-garde en ce qui concerne l’analyse de ses coûts, afin de les partager, dans le meilleur des cas.

M. le président Thierry Benoit. Cela concerne les coûts et les risques, afin de les partager avec le partenaire, c’est-à-dire l’industriel.

M. Olivier Lauriol. Exactement. Je voudrais insister sur un point : on est toujours dans une logique économique. En revanche, la contrepartie et le droit à l’espérance de la contrepartie par le fournisseur ne sont pas toujours visibles et atteignables, loin de là.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Selon vous, l’un des « x fois net » qui est celui de la centrale d’achat européenne, c’est-à-dire la marge prise sur l’industriel, correspond-elle à un service ? Quand on parle de problèmes de livraison ou de promotions, il s’agit de questions réelles, et quand on parle de têtes de gondole, on parle de ce que va réellement faire la grande distribution. Elle est nécessaire, on a besoin d’elle aujourd’hui pour écouler les produits et avoir des prix qui soient justes – je ne dis pas des prix bas, mais justes. Pour vous, ce qui est demandé par des acteurs tels que C.W.T. ou Eurelec, au hasard, est-il justifié ? Est-ce une taxe ou un service réellement fourni ? Est-on en train, comme l’a souligné notre président, de partager les risques mais aussi les coûts ? Pour constituer sa centrale d’achat, on la fait tout simplement financer par un industriel. On n’a pas d’argent et on va donc demander à quelqu’un de payer son développement.

M. le président Thierry Benoit. Et si nécessaire, on investit dans les outils industriels. On pénètre l’amont, notamment en devenant propriétaire de certains outils industriels.

M. Olivier Lauriol. La distribution a ce comportement qui est un peu celui d’un sale gosse, adolescent, qui compte beaucoup sur le monde de l’industrie, en effet. En toute clarté et sans parti pris, cela a été son schéma. L’économie devient trop compliquée du côté des industriels pour que cela continue. Or on est dans une logique où la distribution a encore tendance à faire preuve de ce laxisme dans la négociation. On dit : « J’ai besoin de ça, ce sera bon pour notre business, tu verras, et j’ai aussi besoin aussi de ton adhésion ». Quelle est la contrepartie ? Il y a alors un silence. En ce qui concerne les centrales européennes, on ne met pas tout de suite beaucoup d’avantages sur la table pour l’industriel, c’est un fait.

Mme Ericka Bareigts. Comme je ne suis pas une spécialiste, j’aimerais savoir quel service est rendu et quelles peuvent être la perception du consommateur et son évaluation du service. Les 3, 6 ou 8 fois net deviennent la règle, imposée, j’allais dire, à l’industriel, avec une prise de risque qui est renvoyée vers le producteur ou l’industriel. Il y a un service rendu, d’accord, mais comment le consommateur l’évalue-t-il ? Tout cela va vers le prix à l’achat, finalement. On est dans du « discount » pour certains produits, mais pas pour tous.

M. Olivier Lauriol. Le consommateur voit de moins en moins le service qu’apporte le fournisseur via le distributeur, notamment à travers le prix. On voit – et je pense que d’autres intervenants l’ont confirmé – que l’hypermarché est en crise. Il y a de moins en moins de personnes qui viennent dans les hypermarchés, et leurs paniers sont de plus en plus réduits. En profitent notamment des pure players. Il y a, effectivement, un problème d’identification par le consommateur de ce qu’est le service véritablement rendu. Le modèle de distribution est en train de changer très rapidement. Cela veut dire aussi que l’industriel a très peu de moyens de s’adresser aux consommateurs sur ce qu’il fait véritablement via l’hypermarché, le point de vente. Je vais prendre des exemples assez précis.

Avec la loi EGAlim, notamment, il est apparu que les promotions sont financées en grande partie, bien sûr, par les industriels. Or on ne trouve à aucun moment un prospectus où il y ait vraiment droit de cité pour l’investissement fait par telle ou telle société ou marque. On est plutôt dans une approche de flyers ou de prospectus, notamment dans le bricolage, où la marque a même tendance, non pas à disparaître complètement, mais à être davantage passée sous silence. Il y a donc un vrai problème de compréhension par le consommateur de ce qu’est le bon prix et d’où il vient.

Il y a en même temps un vrai sujet qui est que la distribution devient aussi responsable de ce qu’elle met sur le marché. Elle est aujourd’hui totalement obnubilée par le problème de la réputation, de la qualité des produits et de leur correspondance à la mode. Ce sont autant de soucis que la distribution s’efforce en permanence de reporter sur l’industriel, comme vous l’avez dit, à travers la notion de risque, mais elle se retrouve aussi, paradoxalement, en première ligne face à un consommateur qui est de plus en plus exigeant, réactif et lapidaire dans ses appréciations. Tout cela fait que la relation devient extrêmement complexe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous savez que nous ferons, à la fin de cette commission d’enquête, un rapport qui comportera des propositions. Je voudrais revenir sur la structure du prix et du triple net. Comme vous avez aussi été acheteur, à une époque, même si vous êtes plutôt du côté de la défense de l’industriel, aujourd’hui, je voudrais avoir votre avis sur l’évolution de la communication et de la publicité. J’écoutais une grande radio nationale l’autre matin, juste avant 8 heures et demie, avant le passage d’un grand journaliste : il y avait cinq publicités, dont trois concernaient la grande distribution. Elles avançaient toutes la même chose : « On est les moins chers, on a les prix les plus bas , avec un petit scénario, mais sans parler du produit. Il n’en est jamais question : on dit seulement que le jambon ou la patate va être moins cher. J’aimerais avoir votre avis : cela pourrait-il changer ? Devrait-on limiter le droit à la publicité de la grande distribution en le reportant sur la qualité et le produit ? Les gens se déportent des hypermarchés, ils veulent des choses un peu plus proches d’eux, avec des produits locaux, ce qui revalorise la qualité et la typologie du produit plutôt que le prix le plus bas.

Je voudrais aussi revenir sur un tout autre sujet. Vous nous avez dit que le modèle de l’hypermarché s’essouffle. Nous avons eu des « retours » de cabinets qui nous l’ont expliqué. Mais il y a un modèle tel que celui de Lidl, qui explique qu’il a créé, lui, 100 magasins l’année dernière. Comment se fait-il que des leaders mondiaux, comme le groupe Carrefour, qui est dans le monde entier et qui maîtrise quand même énormément le marché de la grande distribution, peu importe la typologie des produits, aient des difficultés et qu’un groupe tel que Lidl, de petites surfaces, soit en pleine croissance sur le territoire français ?

M. Olivier Lauriol. Carrefour maîtrise beaucoup de choses, effectivement. Il était au 4e rang mondial, mais il se trouve maintenant au 8e ou 9e rang maintenant. Sa maîtrise est sans doute beaucoup moins pointue. Votre question est assez au cœur du sujet. Qu’est-ce qu’un point de vente ? À quoi sert-il ? Qu’en fait-on quand on est un distributeur ?

En ce qui concerne la première partie de votre question, je dirais que nous sommes tous complices d’une chose, en tant que consommateurs : on est quand même éduqué à la notion de prix, et on a du mal à s’en départir. Regardons, malgré tout, ce qui a été fait. En matière d’affichage nutritionnel, des progrès énormes ont été réalisés par les distributeurs mais aussi par les industriels, et la législation est entrée dans la danse, bien sûr. On a la démonstration que la santé s’intègre dans les préoccupations du consommateur et donc dans la façon de communiquer entre un point de vente et les consommateurs. Cela étant, on est aussi dans une logique où le consommateur en lui-même, par nature, devient tellement volage et volatil que, quelles que soient les solutions que l’on peut apporter, il aura les produits d’une façon ou d’une autre : si ce n’est pas dans un hyper, ce sera par l’application Yuka. Il n’est pas impossible, malgré tout, que l’hypermarché redevienne le lieu d’exposition du produit, de showrooming, ayant un rôle presque éducatif. Mais cela signifie que les distributeurs devront faire un pas vers ce qu’ils n’ont pas encore véritablement accepté d’être : devenir l’agent commercial de la marque. On n’en est pas là. On est plutôt dans une logique où une enseigne annonce un catalogue de prestations : il dit à l’industriel de chercher dedans, en insistant sur le fait qu’il est certain que ce sont de bonnes prestations pour la marque. On est un peu dans ce blocage qui fait qu’on est plutôt dans une logique, du côté des points de vente en dur, qui est de dire : on va peut-être abandonner nos surfaces.

Cela rejoint votre deuxième question sur Lidl qui a eu, effectivement, l’intelligence économique de ne plus se positionner dans les silos qui existaient il y a encore quelques années, c’est-à-dire que l’on était dans l’hyper ou le super, sur des produits de marques nationales discountées, avec un choix très large, ou dans le hard discount pur à l’allemande, avec des produits sans marque. Lidl a trouvé un segment intermédiaire, avec une approche qui consiste, en plus, à avoir une localisation géographique faisant qu’on est très souvent à moins de 20 minutes ou d’un quart d’heure d’un point de vente, et à offrir une facilité d’achat qui s’éloigne des cathédrales d’Auchan.

En ce qui concerne le changement de modèle de la distribution, il n’y a pas que le consommateur qui devient volage. Il faut regarder les répercussions sur les hypermarchés de 15 000 ou 20 000 mètres carrés. On sait qu’on va réduire la surface commerciale de 20 %, ce qui pose la question de savoir ce qu’on en fait et conduit à des remises en cause des schémas logistiques, dans le cadre de découvertes au jour le jour. Par exemple, les 20 % dont je vous parle vont peut-être redevenir des surfaces de stockage pour des supermarchés situés à 15 kilomètres. Par conséquent, est-ce qu’on n’est pas aussi en train de revenir sur les gros entrepôts centralisateurs ?

Mme Ericka Bareigts. Dans le cadre de cette réflexion, est-ce qu’on ne peut pas aboutir à un équilibre qui verrait le maintien des hypers – je pense, par exemple, à mon territoire, l’île de La Réunion – et, en plus, la réintroduction des moyennes et des petites surfaces, de 1 500 ou 2 000 mètres carrés, avec une identification de terroir et de proximité ? Dans l’approche des négociations que vous avez décrite et qui serait maintenue, en tout cas pour les hypers, pensez-vous qu’un tel modèle pourrait être une piste pour trouver des solutions ? Je passe sur le détail, mais il pourrait y avoir des systèmes coopératifs. Pensez-vous qu’une association entre hypers et surfaces de 2 000 mètres ou 1 500 mètres carrés, avec une identification de terroir et une stratégie d’achat un peu plus localisée, peut s’insérer dans le schéma que vous venez de nous décrire, notamment au sujet des centrales ?

M. Olivier Lauriol. A priori, c’est un schéma qui pourrait sans doute avoir ses chances, tel qu’on peut le définir ainsi à brûle-pourpoint. Pourquoi ? Soit on détruit physiquement l’hypermarché, soit on lui donne une autre finalité. Ce point de vente peut devenir une sorte de d’entité protéiforme par sa finalité – du commerce, du stockage ou de l’hébergement d’autres enseignes dans le même site, ce qui existe déjà : Cdiscount a des espaces chez Mr Bricolage. En allant plus loin dans cette réflexion, on pourrait se dire qu’une enseigne ayant un positionnement très clair – pourquoi pas, effectivement, celui des produits du terroir – et qui existe déjà dans le circuit de distribution, comme le bio ou « Frais d’ici », pourrait parfaitement communiquer au niveau local et bénéficier de regroupements en termes de logistique ou même de régie publicitaire. La distribution ne paraît pas avoir encore proposé à d’autres entités, qui lui appartiennent ou non, comme vous le suggérez, de servir de lieux permettant d’amortir les coûts et de développer la performance de communication.

M. le président Thierry Benoit. Les États généraux de l’alimentation (EGA), ou tout du moins la loi consécutive aux EGA, ont tourné autour d’une alimentation sûre, saine et durable, ce qu’elle est – les produits agricoles français qui sont mis à la disposition des industriels et qui deviennent des denrées alimentaires vendues par les commerçants, notamment dans la grande distribution, sont sains, sûrs et durables. Depuis un certain nombre d’années, il y a une déconnexion totale entre les coûts de production et les prix payés par le consommateur. Le prix du lait et du porc a pu fluctuer à la hausse ou à la baisse sans répercussions pour le consommateur. En cas de hausse des coûts de production, il arrive que le prix augmente pour le consommateur, mais il n’y a pas de corrélation en cas de baisse de ces coûts. Puisque vous accompagnez les industriels, avez-vous noté une évolution de leur part quant à la prise en compte des coûts de production sur la base des indicateurs ? Avez-vous constaté un changement depuis que nous avons adopté la loi consécutive aux EGA ?

M. Olivier Lauriol. À titre tout à fait personnel, nous avons engagé depuis quelque temps, au sein d’Arkose, une réflexion qui consiste à dire qu’il ne faut jamais laisser un distributeur feindre de ne pas comprendre ou ne pas comprendre, honnêtement, quels sont les coûts de production. En d’autres termes, un acheteur ne doit jamais avoir la possibilité de dire qu’il ne connaissait pas les coûts de production de l’industriel. Nous avons anticipé, sur un certain nombre de points, l’apparition d’indices de production, si c’est bien la question que vous posez. En ce qui concerne les produits et les dérivés de la charcuterie, par exemple, il y a l’indice du marché au cadran de Plérin. L’idée qui nous a animés était de faire entrer rapidement cet aspect dans les CGV, qui deviennent alors beaucoup plus que de simples CGV : ils se transforment en chartes collaboratives grâce auxquelles l’acheteur, l’enseigne, sait quelles sont les contraintes, quels sont les coûts, etc. Ce sont des démarches que nous avons engagées depuis plusieurs années. Cette idée me semble très porteuse. On a, et la distribution la première, totalement feint d’ignorer les coûts, à la fois parce que les enseignes sont lourdes et puissantes, mais aussi, simplement, parce qu’on ne se préoccupait pas des coûts car le chiffre d’affaires était là. Le juge de paix a été sa baisse et l’absence, ou la disparition, du consommateur. On connaît aujourd’hui une tendance qui est très violente et le distributeur s’aperçoit qu’il va devoir fonctionner un peu différemment.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’ai encore une question sur ce sujet, puis nous en viendrons aux boxes de négociation. Notre but est aussi de faire des propositions, je l’ai dit. Comme vous l’avez indiqué tout à l’heure, la grande distribution est un représentant géant de l’industrie agroalimentaire ou des agriculteurs qui vendent directement : c’est un porte-drapeau, en fin de compte, des marques et de leurs propres MDD. Ne devrait-on pas valoriser exclusivement l’expérience client qu’on peut avoir à l’intérieur d’un magasin, la qualité des produits vendus, leur proximité – s’agit-il de produits qui viennent du département, de la région ou du village d’à côté ? – ou la nouveauté, par exemple en termes de format, et interdire toute communication relative au prix en laissant faire ceux qui vendent les produits, c’est-à-dire les industriels de l’agroalimentaire ou les coopératives ? La grande distribution n’est qu’un intermédiaire qui est là pour faire vivre une expérience et pour tout ce que je viens de citer. Cela simplifierait-il la relation entre la grande distribution et ses fournisseurs ? Ce ne serait plus, en gros : donnez-moi votre argent et je m’occupe de la publicité.

M. Olivier Lauriol. Ce serait une démarche de filière très poussée, qui incorporerait l’industriel comme étant, sinon un donneur d’ordres, du moins quelqu’un qui serait à égalité avec le distributeur. Je crois que ce modèle est possible, mécaniquement. Il y a, néanmoins, deux points de blocage.

Tout d’abord, qui va payer ? La valeur sera déplacée sur l’annonce, la mise en place du produit et l’affichage du prix des promotions, etc. Ce sera une sorte d’externalisation de la surface de vente vers le fournisseur, ce qui peut aller assez loin. Certaines enseignes y réfléchissent. On peut se dire que le point de vente est un peu comme une chaîne d’assemblage de Renault. Tous les fournisseurs se chargent de livrer just in time et il y a des pénalités en cas de retard, mais ce sont eux qui font l’animation, un peu comme dans les grands magasins qui confiaient leurs surfaces à des marques. Qui va payer ? Les coûts se déplaçant chez l’industriel, comment va se faire leur évaluation et comment va-t-on faire en sorte qu’il y ait un retour sur investissement pour l’industriel ? On se heurte quand même à un problème organisationnel : la grande distribution n’est pas du tout organisée dans cette perspective.

Culturellement, je crois aussi que la distribution veut en permanence être l’échelon incontournable – je pense notamment au développement des marques d’enseignes – à la fois en tant que point de vente mais aussi en étant sociétalement engagée. Elle n’abandonne pas son modèle historique, parfois un peu poussé à l’extrême, en termes de populisme, qui consiste à s’adresser directement aux consommateurs. C’est sa technologie, si on veut, indépendamment du fait que la distribution cherche aussi à devenir une entreprise technologique : elle veut ses data, elle veut les gérer, elle veut les vendre comme elle le souhaite, elle veut, en fait, que l’industriel dépende d’elle. C’est le deuxième problème que je vois. Mécaniquement, néanmoins, ce que vous avez décrit est tout à fait séduisant.

M. le président Thierry Benoit. Avant d’en venir à ce qui se passe dans les boxes de négociation, qu’en est-il du relèvement de 10 % du seuil de revente à perte ? Avez-vous observé, puisque vous accompagnez les industriels, que cela a apporté de la souplesse dans les relations commerciales et, surtout, y a-t-il eu un retour pour les maillons situés en amont, c’est-à-dire pour les industriels et les producteurs ? Tel était l’objectif, initialement.

M. Olivier Lauriol. L’expérience est peu trop courte pour que l’on puisse constater les effets. Je n’ai pas d’éléments qui me fassent dire que le retour existe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Allons maintenant dans les box de négociation. Avant de vous poser des questions plus dirigées, je voudrais vous demander si vous pouvez nous expliquer comment fonctionnent ces box, quels en sont les bons côtés, car il y en a sûrement, mais aussi les mauvais. Globalement, comment cela se passe-t-il dans les box ? Pourquoi, finalement, vos clients viennent-ils vous voir ? Est-ce parce qu’ils ont des difficultés dans les box ? Ne s’agit-il que de problèmes contractuels ou bien cela va-t-il plus loin ?

M. Olivier Lauriol. Parler des boxes revient aussi à parler de l’éphéméride de la négociation annuelle.

Il y a beaucoup de choses qui se disent sur ce qui se passe physiquement ou en termes de posture dans les box. Certaines choses sont vraies, d’autres peuvent exister mais je ne les ai pas forcément rencontrées. Concrètement, on est dans une boîte noire qui est fermée, au vrai sens du terme, et où tout se dit, où on se promet tout et où on se menace de tout, il faut le dire, selon un jeu psychologique qui, ne l’oublions pas, caractérise le phénomène de la négociation. Il n’y en a jamais sans un frottement, au minimum.

Ce qui est peut-être un peu plus critiquable tient à la façon dont la négociation peut avoir ses chances ou non. Je vais être plus précis. Avoir une confrontation verbale dans un box fait partie du jeu. Ne pas avoir la possibilité de revendiquer le droit à la négociation, c’est autre chose, par exemple quand on est pressé par le temps. Schématiquement, vous avez une obligation légale qui vous contraint à signer pour le 1er mars : si vous êtes convoqué pour la première fois le 1er février, on sent bien que la négociation ne va pas avoir les mêmes chances que lorsqu’un fournisseur est reçu dès le mois de décembre, ce qui laisse du temps pour la négociation – ce sera plus facile et plus susceptible de conduire à un accord valable.

Autre problème, on est dans une logique de négociation dans laquelle l’industriel rencontre l’acheteur selon une relation assez unilatérale où la demande est faite par ce dernier. La question qui doit normalement suivre consiste à demander quelle est la contrepartie proposée. Or il y a plutôt une pauvreté de la réponse.

M. le président Thierry Benoit. Pour les novices, pourriez-vous dire ce qu’est un box ? Est-ce une pièce semblable à cette salle de commission ? Par ailleurs, où cela se situe-t-il ? Est-ce dans les centrales d’achat ou dans les grandes surfaces ? Comme je le dis souvent, il faudrait remettre un peu d’éthique et de morale dans les relations commerciales. Tout le monde s’est habitué, c’est devenu tellement commun qu’il paraît normal de négocier dans un box. Je pense que c’est un sujet. C’est un point de passage obligé.

M. Olivier Lauriol. Oui.

M. le président Thierry Benoit. Il est imposé par le secteur de la grande distribution, sans doute pour conditionner l’interlocuteur, pour mieux le maîtriser. Pouvez-vous développer sur ce point ?

M. Olivier Lauriol. Le concept de boîte que j’ai évoqué tout à l’heure était la traduction du box, qui est un lieu physique, un bureau plus ou moins grand dans lequel vous avez, dans la majorité des cas, une table centrale où se trouve, toujours dans la majorité des cas, un ordinateur auquel l’acheteur se connecte et qui est tourné vers lui, en grande partie. On va vous recevoir lors de rendez-vous définis, à heure fixe, qui sont malgré tout gérés d’une façon beaucoup plus courtoise qu’il y a quelques années. On se fixe une heure de rendez-vous, qui est généralement confirmée la veille par un mail, et on va discuter de l’accord. On parle notamment de l’accord antérieur, et c’est pour cette raison que l’éphéméride est importante.

Schématiquement, il y a aux mois de septembre et d’octobre ce qu’on appelle les rendez-vous d’atterrissage. On regarde comment l’année en cours va se solder en termes de chiffre d’affaires, de marge, etc. Cela donne déjà l’intonation de ce que sera la négociation à venir. Si un distributeur est clairement en retard par rapport à ses objectifs quant à la marge qu’il avait cru pouvoir dégager avec le fournisseur, cela va sans doute lui donner des leviers supplémentaires pour l’année suivante. La façon dont la négociation se solde se construit à travers cet entretien d’atterrissage et la façon dont on va négocier sur l’avenir commence déjà à s’énoncer, notamment avec l’envoi des CGV – réglementairement avant le 1er décembre. Beaucoup de distributeurs demandent qu’elles soient envoyées beaucoup plus tôt, en septembre ou début octobre, d’une manière assez insistante. Tout cela vise à faire déjà le lien entre « n » et « n+1 » dans la négociation.

Quand arrive la négociation annuelle, on se retrouve dans un box. C’est, là aussi, la particularité de cette négociation frontale : vous êtes en face de l’acheteur, et assez éloigné de tous les autres services de l’enseigne qui pourraient éventuellement apporter un éclairage pour négocier différemment. Il y a très peu de contacts autorisés avec la supply chain ou les services de marketing. On entre dans une forme de dramatisation qui fait partie du cheminement de la négociation « franco-française ».

Je vais faire un petit aparté : on parle toujours de la négociation « à la française », qui étonne le reste du monde – on a au moins cette forme de reconnaissance (Sourires).

La distribution est assez schizophrène. Elle est très axée sur la culture française, qui est méditerranéenne, relationnelle, un peu conviviale, parfois rude, mais qui a monté les systèmes français de distribution en favorisant notamment les indépendants, avec des structures courtes et en étant beaucoup dans le relationnel, dans une proximité presque affective avec le fournisseur, même si on se « confronte ». Aujourd’hui, la schizophrénie se manifeste à travers le fait que nous sommes aussi français au sens du côté rationnel des choses : nous sommes les inventeurs du code civil. Cette schizophrénie est précisément ce que la distribution a du mal à gérer.

Un box d’achat est très clairement destiné à établir une influence psychologique, dans le cadre, recherché, des doutes permanents que l’industriel doit avoir sur sa pérennité dans l’enseigne et en même temps avec un encadrement de plus en plus précis, notamment du fait du cadre contractuel et des exigences des industriels, qui fait que la négociation doit rebasculer vers le rationnel. On doit abandonner la culture de schizophrénie, méditerranéenne et nordiste, que j’ai évoquée. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans un box, avec des profils d’acheteurs – et je continue à illustrer mon propos – qui sont très souvent jeunes, au sens où beaucoup n’ont pas mis les pieds dans un point de vente. Du côté de l’industrie, en revanche, tous ceux qui sont en première ligne dans les négociations ont fait de la vente et ont une perspective, une intuition de ce que doit être un équilibre économique, parce qu’ils le vivent, ils le sentent. La négociation se déroule en plusieurs rendez-vous jusqu’à la date butoir du 1er mars.

M. le président Thierry Benoit. La dramatisation de la négociation se fait toujours autour de l’argent et du prix – du moins on peut imaginer qu’il n’y a que cet aspect qui compte dans la négociation. La personne qui représente l’industriel, le transformateur, et qui se déplace – je suppose que les box sont la propriété de la grande distribution ou des centrales d’achat – connaît-elle le nom du négociateur, du commercial, qu’elle a en face d’elle et qui représente les intérêts d’une centrale ou d’une marque de la distribution ? Discute-t-on « d’homme à homme », ou est-ce un peu mécanisé, robotisé, au sens où un commercial vient rencontrer une entreprise, et rien de plus ?

M. Olivier Lauriol. Le côté méditerranéen se retrouve dans le fait qu’il y a une relation de proximité : on sait qui est l’autre, même si cela ne veut pas dire que la stabilité relationnelle est toujours au rendez-vous. Beaucoup d’acheteurs tournent très vite, comme on dit, d’une manière voulue ou contrainte. Il faut reconnaître, en toute transparence et sans parti pris, que le monde de la grande distribution connaît un grand problème interne de ressources humaines. Les structures s’appauvrissent en effectifs et, compte tenu de l’immédiateté des besoins, du business, il n’y a pas forcément des profils qui « tiennent la route », notamment parce qu’on n’a pas été très souvent dans un point de vente. On sent clairement des phénomènes de panique du côté de l’acheteur – et parfois aussi du côté de l’industrie. Il y a un problème humain évident. On peut dire la même chose au sujet des points de vente, qui vont connaître un grave problème. Carrefour annonce 10 000 personnes en moins. L’angoisse des marques est de savoir qui va remplir les linéaires. Il y a une proximité, je l’ai dit, mais elle est structurellement chahutée chaque jour.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Restons sur l’acheteur et, plus précisément, sur la structure des achats entre centrales françaises. Peut-être cela ne s’est-il pas fait dans cet ordre-là – vous nous le direz –, mais Système U s’est associé à Auchan, qui s’est associé à Casino, lequel s’est associé avec un quatrième, qui s’est lui-même associé avec le premier, si bien qu’on a le sentiment qu’en définitive, chacun connaît les conditions commerciales de tous les autres. Or, si trois industriels sont dans une même pièce, la DGCCRF entre : elle leur inflige une pénalité record. Là, toutes les centrales d’achat sont dans la même pièce et tout se passe bien… Je souhaiterais connaître votre avis sur cette situation.

Par ailleurs, vous qui l’avez été durant de nombreuses d’années, connaissez-vous la structure des primes qui sont versées aux acheteurs ? On entend dire qu’elles seraient de deux à quatre mois de salaire et dépendraient de deux critères : la rapidité – plus on négocie vite, mieux on est payé – et, surtout, la déflation : plus on négocie à la baisse, mieux on est payé.

M. Olivier Lauriol. Sur le premier point, la capacité à se pacser commercialement de façon assez aisée est, là encore, une caractéristique « franco-française ». Ceux qui formaient un couple hier peuvent changer de partenaire demain. Le rapprochement entre enseignes que vous avez décrit – l’association entre Système U et Auchan s’est délitée au profit d’une association entre Auchan et Casino, et ainsi de suite – constitue, de fait, une forme assez surprenante de relation commerciale. Très souvent, en outre, c’est l’alliance de la carpe et du lapin : Auchan et Casino, par exemple, n’ont aucun point commun au plan culturel. Concrètement – et c’est un avertissement très fort que nous avons communiqué à nos clients –, on n’a jamais été aussi près d’un phénomène d’entente – involontaire. C’est pourquoi le cabinet d’avocats auquel nous sommes associés nous demande d’introduire dans nos CGV une clause par laquelle nous prévenons cordialement notre interlocuteur que l’accord signé relève bien d’une très haute confidentialité. Ainsi, si, un jour, nous sommes appelés à comparaître devant deux acheteurs dont l’un se réclame de l’enseigne, il faudra qu’on nous explique les raisons de la présence de la seconde personne, qui ne devrait pas être concernée par l’accord.

On voit bien que le modèle de la distribution est en train de changer, mais que, dans de vastes domaines, la réflexion n’a pas été menée à son terme. On se trouve en effet dans une situation où la distribution veut améliorer ses conditions d’achat – remises et ristournes – selon un schéma toujours très unilatéral, sans prendre les précautions qui s’imposent et en adoptant vis-à-vis des industriels un comportement qui, consciemment ou non, les pousse à la faute. Actuellement, une partie importante de nos activités consiste donc à rétablir l’équilibre au profit de l’industriel, à travers des avertissements. On en revient toujours à la question des CGV, qui doivent conduire à une charte de collaboration commerciale. Or, telles qu’elles sont prévues dans le code de commerce, elles sont encore trop résiduelles – c’est une constatation et non un jugement – et l’industriel ne s’en empare pas encore suffisamment.

En ce qui concerne la rémunération des acheteurs, je n’ai pas suffisamment de recul et d’informations pour vous répondre de manière très précise. Je confirme cependant qu’il existe un intéressement lié à l’obtention des résultats que vous avez évoqués, mais je suis incapable de vous donner davantage de détails sur cet intéressement. Néanmoins, selon mes informations, l’acheteur est rémunéré en fonction des résultats qu’il obtient, non pas par fournisseur, mais pour la catégorie qu’il gère.

M. le président Thierry Benoit. À ce stade de votre audition, on a tout de même le sentiment d’un laisser-faire de la part des autorités chargées de réguler les négociations commerciales. En Europe et en France, l’économie est censée être libre et la concurrence non faussée. Or, on pourrait presque en arriver à la conclusion que l’économie est administrée et que la concurrence s’apparente plutôt à une sorte d’entente concurrentielle.

Au lieu que la négociation se déroule dans des boxes, ne pourrait-on pas imaginer que l’acheteur se déplace chez les industriels : laiteries, producteurs de fruit… ? Les états généraux de l’alimentation ont tout de même eu ce bienfait : ils ont favorisé la prise de conscience collective, dans notre pays, qu’un produit de qualité nécessite un travail et qu’il a donc un prix. Ainsi, la volonté d’inverser la construction du prix, annoncée dans la fameuse déclaration de Rungis de novembre 2017, pourrait se diffuser du producteur jusqu’au consommateur. Or, le maillon intermédiaire, c’est l’industriel, qui achète les produits agricoles et en fait des denrées alimentaires mises en vente par des épiciers, devenus grands puisqu’il s’agit du secteur de la grande distribution. Aussi, ne faudrait-il pas enfoncer le clou en poursuivant la stratégie organisée autour du paradigme issu des états généraux de l’alimentation, pour rééquilibrer les relations commerciales et, je ne dis pas mettre au pas, mais serrer un peu la vis aux acteurs de la grande distribution, fédérés en centrales d’achat ?

M. Olivier Lauriol. C’est, me semble-t-il, le sujet central : la révélation de ce qu’est le processus complet, pour les uns, de production et de distribution et, pour les autres, d’acquisition du produit et de redistribution dans leurs points de vente, jusqu’au click and collect. Il faut officialiser l’ensemble de la chaîne, en disant qui sont les intermédiaires et ceux qui mettent le produit à disposition. C’est très clair.

L’industriel se retrouve toujours dans une situation de frilosité et, de par le mode de fonctionnement que lui impose la distribution, il a intégré certains schémas de négociation. Autrement dit, il bute sur les « remises et ristournes », dont on fait une sorte de ligne Maginot, renforcée par la loi, qui en fait le socle unique de la négociation. Mais la ligne Maginot est contournable ; à preuve, la distribution la contourne tous les jours à travers ses conditions générales d’achat.

La question qui se pose est donc celle de savoir si l’on décide de révéler l’ensemble de la chaîne. Le risque est grand, car le distributeur ne se priverait pas de l’exploiter, en tentant éventuellement d’imposer certaines idées à l’industriel. En effet, le discours que la distribution tient à celui-ci est le suivant : « Nous respectons, d’une certaine façon, vos contraintes. Quant au consommateur, il veut d’abord la qualité. Dès lors, la marque est-elle toujours aussi incontournable que vous le dites ? » Sous-entendu : « Travaillons sur nos marques d’enseigne ». Le risque, si l’industriel accepte cette logique, c’est que, dans le cadre de la construction de ces marques d’enseigne, il devienne sous-traitant. C’est pourquoi nous estimons, chez Arkose, qu’il y a beaucoup à faire sur les contrats de marques d’enseigne. De fait, la majorité des contrats de MDD sont plutôt des contrats d’adhésion dans lesquels le fournisseur se positionne, la plupart du temps, comme sous-traitant plutôt que comme co-constructeur d’une marque traitée de la même façon qu’une marque nationale. La faiblesse de beaucoup d’industriels est due au fait que la marque de distributeur n’est pas traitée de façon équilibrée.

Mme Ericka Bareigts. Même si le consommateur est sensible à la qualité, sa première demande, me semble-t-il, concerne le prix – on parle beaucoup de juste prix, mais on ne sait pas le définir. Or, il existe une opposition entre, d’une part, ce juste prix – incluant, la qualité, le bio et l’identité du produit – et, d’autre part, le système que vous nous avez d’être décrit, en particulier le box. Dès lors, l’une des solutions – c’est en tout cas une piste de réflexion – pourrait consister à supprimer ce box ou, à tout le moins, à y ajouter une fenêtre. Ainsi la qualité pourrait devenir une véritable attente du consommateur. Car tant que le box restera obscur, il pensera qu’il se fait avoir sur le prix et la qualité. Vous semble-t-il possible de rendre le système actuel plus transparent ?

M. Olivier Lauriol. Oui, incontestablement. Je crois que les distributeurs en sont d’autant plus conscients que cette transparence constitue pour eux une menace dès lors qu’elle concerne, non pas la qualité – car ils sont bien entendu attentifs à la qualité des produits –, mais les moyens de l’atteindre, c’est-à-dire la relation qu’ils ont avec leurs fournisseurs. Actuellement, le talon d’Achille de la distribution, c’est, me semble-t-il, sa réputation, principalement en ce qui concerne sa relation avec ses industriels. Elle ne peut pas supporter le name and shame, par exemple. Or, quelle est la conséquence d’une négociation qui ne se déroule pas normalement ? De deux choses l’une : soit l’acheteur a demandé un prix qui ne permet pas à l’industriel de maintenir la qualité du produit, et celle-ci sera moindre ; soit il a demandé beaucoup mais à un prix insupportable pour l’industriel, et celui-ci est, dans le pire des cas, contraint de déposer le bilan. La menace qui pèse sur la réputation d’une enseigne peut donc faire bouger les choses. Encore une fois, je le dis sans porter de jugement de valeur, ce qui se passe dans un box est très éloigné de ce qu’est une négociation dite normale.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Retournons dans le box, même si cela ne semble pas très glamour, et parlons du déréférencement. Certains industriels nous ont raconté qu’ils avaient été convoqués – car ce n’est pas une invitation – au début du mois de janvier et qu’on leur avait annoncé que ce serait « moins 5 » de déflation. L’industriel, quant à lui, ne joue pas forcément le jeu – il peut proposer un « plus 7 ». Toujours est-il que l’accord ne se fait pas et qu’on lui indique alors que, s’il ne signe pas, il sera déréférencé ; il n’a donc pas le choix. La menace du déréférencement est-elle une pratique coutumière ?

M. Olivier Lauriol. Tout d’abord, le déréférencement n’est jamais une victoire pour l’acheteur. Qu’il soit décidé par sa direction ou par lui-même, ce n’est pas un gage de succès et, surtout, ce n’est pas ainsi qu’il atteindra ses objectifs. Mais la menace de déréférencement fait partie du crescendo, en grande partie psychologique, de la négociation, et elle est utilisée par l’ensemble de la distribution française. Elle est coutumière, oui : « Si les remises et ristournes que je te demande ne te conviennent pas, nous allons nous quitter, comme dans un mariage. » Toutefois, si une négociation aboutit à ce type de menace, c’est sans doute parce qu’on n’a pas consacré à celle-ci le temps suffisant et qu’on n’a pas exploré toutes les solutions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Tout à l’heure, nous avons parlé de mariage, d’entente, de partenariat, de contrat de confiance. Pour ma part, j’estime – mais ce n’est que mon avis – que, lorsqu’on détient 30 % à 40 % de parts de marché, on ne peut pas être viré de cette façon. Car, en définitive, le rôle de la grande distribution est d’être l’intermédiaire entre un produit de qualité et l’acheteur. Dès lors, peut-être pourrait-on fixer des barrières : l’acheteur, en deçà d’un « moins 1 » de déflation, et l’industriel, au-delà d’un « plus 2 » devraient justifier leurs demandes. Ainsi, le déréférencement est tout simplement interdit. Qu’en pensez-vous ?

M. Olivier Lauriol. En tant qu’ex-acheteur, je vous dirais que c’est inacceptable, car cela limite ma liberté de négocier. En tant que consommateur, je vous dirais que c’est mauvais pour mon pouvoir d’achat. En tant qu’industriel, je vous dirais qu’à première vue cette limite peut paraître intéressante mais qu’elle pourrait devenir une contrainte. Surtout, à mon sens, on ne se pose pas les deux véritables questions.

Première question : dans la négociation, l’industriel a-t-il dit ce que lui a coûté son enseigne sans qu’il y ait eu le retour sur investissement promis ? Je m’explique. Souvent, les objectifs prévus par le distributeur dans l’accord signé le 1er mars ne sont absolument pas atteints en fin d’année, et ce, pour diverses raisons : le prix n’était pas le bon, l’ensemble des points de vente n’ont pas référencé le produit en temps et en heure, un entrepôt était en grève… Les aléas deviennent de plus en plus lourds pour un industriel, si bien qu’il a de plus en plus de mal à projeter son business. Or, très souvent, il n’a pas la force suffisante ou l’opportunité de le démontrer, ou il n’ose pas. Il manque donc un élément dans le raisonnement économique.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour que l’on comprenne bien ce que vous dites, le plan d’affaires, le plan volume ou le plan valeur n’est pas respecté. Autrement dit, l’industriel s’est fait un peu entourlouper lorsque l’acheteur a prévu la projection en centrale d’achat. Est-ce bien cela ?

M. Olivier Lauriol. Alors qu’il pensait que l’accord s’appliquerait tel qu’il était prévu, beaucoup d’obstacles ont empêché que les prévisions se réalisent. C’est exactement cela.

M. le président Thierry Benoit. Les marques de distributeur – sous lesquelles sont vendus des produits de marques nationales dont on a modifié la genèse ou l’ADN – ont été imposées aux industriels par la suprématie de la grande distribution, qui en retire un gain. Pourrions-nous proposer d’interdire purement et simplement ces marques de distributeur ? Ainsi, nous aurions des producteurs, des industriels, avec leur savoir-faire, et des commerçants dont le métier est de distribuer.

Par ailleurs, lorsque quatre centrales d’achat se partagent 90 % du marché de la distribution, il n’y a plus de concurrence : c’est un oligopole. Ne devrait-on pas proposer de dissiper cet oligopole, d’abord au niveau français, puis au niveau européen ?

M. Olivier Lauriol. Sur le premier point, j’apporte une petite précision. Outre les MDD pures, que vous avez décrites, monsieur le président, on trouve de plus en plus souvent ce que l’on appelle des marques d’enseigne, sous lesquelles sont vendus des produits innovants propres à une enseigne. Celle-ci acquiert ainsi une spécificité aux yeux du consommateur, parce qu’elle détient ces produits à sa marque. Ce peut être une technologie ou une valeur ajoutée particulière qui n’existe nulle part ailleurs. Je vais citer un exemple : historiquement, Auchan a été l’une des premières enseignes à lancer des produits sans gluten. Le débat est donc plus complexe : entre les marques nationales et les marques de distributeur, il y a cet échelon intermédiaire.

M. le président Thierry Benoit. Dans le cas que vous décrivez, l’enseigne fait le travail d’un industriel. La question subliminale est celle de savoir si l’on permet au secteur de la grande distribution d’être touche-à-tout.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans le prolongement de la question posée par le président, ne pourrait-on pas s’inspirer de l’industrie pharmaceutique et du modèle des médicaments génériques et proposer qu’au terme d’un certain nombre d’années, au cours desquelles l’industriel qui a découvert un produit l’aura commercialisé, ce produit puisse être fabriqué sous forme générique ? En effet la distribution, lorsqu’elle repère un produit qui se vend bien, impose à l’industriel de le vendre sous marque de distributeur. Qu’en pensez-vous ?

M. Olivier Lauriol. La marque d’enseigne devient un outil de différenciation entre enseignes, mais l’industriel reste le dépositaire de tout, y compris des risques. Comme on le disait tout à l’heure, les contrats de marques d’enseigne sont encore très mal conçus, parce qu’ils ne prennent pas en compte cet équilibre. La relation avec la grande distribution est telle que l’industriel a deux portes de sortie par rapport à sa marque nationale : soit la MDD pure, si son raisonnement est d’amortir ses usines – mais cette démarche n’est très pérenne –, soit des produits à valeur ajoutée, mais avec l’outillage juridique adéquat, c’est-à-dire en précisant à qui appartient le know-how et, en cas d’arrêt de la collaboration, s’il est possible de le vendre ailleurs. Or, ces questions ne sont quasiment pas abordées. On part donc de très loin, encore une fois. Pour le libéral que je suis, même si je suis très attaché au respect du cadre juridique, la complexification des choix stratégiques de l’industriel mériterait d’être examinée de façon très approfondie. Il ne faut pas qu’il soit privé de l’agilité dont il a besoin – mais cela n’engage que moi.

M. le président Thierry Benoit. Que pensez-vous de l’oligopole constitué par les quatre centrales d’achat qui se partagent 90 % du marché des produits commercialisés par la grande distribution ?

M. Olivier Lauriol. Je pense que ces quatre enseignes ont parfaitement conscience du fait que la concurrence arrive très vite et que, bientôt, ils ne détiendront plus 95 % des parts de marché. Je pense à Amazon ou à Alibaba, par exemple. Du reste, Lidl est présent sur la place de marché d’Alibaba. Tous les liens opérationnels classiques, stratifiés, voire calcifiés, sont en train de sauter.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. À propos de Lidl, savez-vous comment est structurée sa MDD ? Il me semble en effet qu’une grande partie des produits vendus par Lidl lui appartiennent. Par ailleurs, est-il arrivé que l’on menace certains de vos clients de ne plus acheter la MDD chez eux s’ils ne baissaient pas leur prix sur telle marque ? Je souhaiterais savoir si la grande distribution exerce ou non une emprise sur l’industriel via sa MDD.

M. Olivier Lauriol. En ce qui concerne Lidl, il faudrait que je me penche sur le contrat, mais je serais tenté d’aller dans votre sens. Ce qui fait la spécificité de Lidl, c’est que, lorsqu’il annonce qu’il va acheter 100 000 pièces, il les achète. Pour l’industriel, le prévisionnel du retour sur investissement est donc beaucoup plus facile qu’avec une enseigne franco-française qui, elle, ne s’engage pas.

S’agissant de votre deuxième question, je dois reconnaître que j’ai croisé ce type de confusion des genres dans la négociation : l’acheteur cherche à bénéficier de meilleures conditions sur la marque nationale en agitant des menaces sur la marque distributeur.

M. le président Thierry Benoit. Nous arrivons au terme de cette audition, qui aura duré presque deux heures. Merci infiniment, monsieur Lauriol, pour la qualité de nos échanges. M. le rapporteur sera, peut-être, conduit à vous solliciter par écrit, auquel cas vous devrez naturellement lui répondre en restant fidèle au serment que vous avez prêté au début de votre audition.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinquante-cinq.

 

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17.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Puget, directeur de la rédaction de LSA Conso

(Séance du jeudi 23 mai 2019)

L’audition débute à neuf heures dix.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Bonjour à toutes et à tous. Nous recevons aujourd’hui M. Yves Puget, directeur de la rédaction de LSA Conso, un hebdomadaire bien connu du monde du retail.

Monsieur Puget, je vous propose, après avoir prêté serment, que vous puissiez, dans le cadre de cette Commission d’enquête dont le thème est celui des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, nous faire un court exposé, un propos de 5 à 10 minutes, relatant votre vision sur ces relations commerciales. Nous aurons ensuite un échange de questions-réponses pour essayer d’avoir une vision claire ou en tout cas éclairée par votre expertise.

Avant de commencer et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Yves Puget prête serment.)

Je vous remercie. Monsieur Puget, nous vous écoutons.

M. Yves Puget, directeur de la rédaction de LSA Conso. Yves Puget, directeur de la rédaction du magazine LSA. Cela fait une vingtaine d’années que je suis le secteur de la consommation de l’industrie et du commerce notamment à LSA. LSA appartient au groupe InfoPro Digital, groupe leader de la presse professionnelle, dont les titres les plus importants sont L’Usine nouvelle, Le Moniteur, La Gazette des Communes et LSA, soit une quarantaine de titres.

Je me suis demandé ce que j’allais dire et finalement, comme je suis à LSA depuis un certain nombre d’années, j’ai ressorti une photocopie d’une une datant du 1er février 1990, « Le bras de fer fabricants-distributeurs ». C’est pour moi un vieux débat. Je pourrais ressortir des lois et textes de lois nombreux. Celui qui m’amuse le plus est la loi de 1936 qui interdit pendant un an le développement des magasins à prix unique. Tout cela pour vous dire qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil. Je pourrais vous parler des fameuses ordonnances de 1960, quasiment au moment de la naissance de LSA, en 1958, qui avaient défrayé la chronique à l’époque. Un peu plus proche de nous, je pourrais vous parler de l’ordonnance Balladur de 1986, la loi Sapin de 1993, la loi Galland de 1996, la loi relative aux nouvelles régulations économiques de 2001, la loi Dutreil de 2003, la loi Dutreil 2 de 2005, la LME de 2008 et la loi alimentation de 2019, ce qui fait, si on reprend depuis 1986, une loi tous les quatre ans. Effectivement, les distributeurs, les industriels et les parlementaires ont de quoi s’occuper…

Après ce petit clin d’œil un peu historique, concernant les négociations commerciales 2019, on me dit tous les ans que c’était plus dur que l’année passée. Au cours de certaines années, c’est un jeu de rôle entre les fédérations. Cette année, c’est vrai, c’était plus compliqué. Pourquoi ?

Tout d’abord, il ne faut pas oublier la conjoncture. Partager de la croissance est toujours beaucoup plus simple que partager non pas totalement de la décroissance mais au moins de la stagnation.

Deuxièmement, il ne faut pas oublier non plus ce qui s’est passé cet hiver, à partir du mois de novembre avec les gilets jaunes. Même si cela s’est bien passé, replongeons-nous dans tous les débats début janvier sur l’impôt à la source, qui ont suscité beaucoup d’interrogations sur le pouvoir d’achat. Ont été créées ensuite en 2018 les deux centrales Envergure et Horizon, ce qui a légèrement perturbé le paysage. On peut ajouter une loi qui, en termes de calendrier, est tombée au pire moment, en pleines négociations commerciales. Depuis la loi de modernisation de l’économie s’est rajoutée une obligation de terminer le 1er mars, soit quinze jours après le Salon de l’agriculture, un formidable podium pour tous ceux qui ont envie de râler. Dernièrement, on a rajouté à cela cinq années de déflation. Je peux, ce que j’ai fait, commencer par un petit clin d’œil en répétant que ces débats sont historiques mais il est vrai que cette année a été plus compliquée. Voilà ce que j’avais envie de dire pour commencer.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vous remercie Monsieur Puget. Je vais passer la parole au rapporteur pour qu’il puisse vous poser quelques questions qu’il a préparées lui aussi.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Bonjour Monsieur Puget. Je vous remercie d’être présent aujourd’hui dans cette commission. J’ai la responsabilité de rédiger le rapport et de faire des propositions à la fin de ce rapport.

Vous nous avez parlé dans vos propos liminaires de stagnation du chiffre d’affaires de la grande distribution suite à de nombreux événements très récents. Nous avons été interpellés sur cinq ans de déflation, qui correspondent aussi à des regroupements de centrales. Nous étions beaucoup plus nombreux ; plus on avance dans le temps, plus on se regroupe. En fait, il s’avère que plus on se regroupe, plus il y a de déflation. Je voudrais avoir votre avis à ce sujet puisque cela ne fait qu’un an que nous sommes en croissance zéro ; auparavant, nous étions en croissance positive. J’aimerais savoir si, d’après vous, il y a une relation de cause à effet entre les centrales d’achat regroupées et la déflation chez les industriels.

M. Yves Puget. Y a-t-il un rapport direct ? Peut-être mais pas totalement. Premièrement, pardon pour eux mais tous ces acteurs se regardent le nombril depuis trente ans, ce qui signifie qu’ils ont les mêmes indicateurs, le même thermomètre. Ils regardent des panélistes de Kantar, d’IRI et de Nielsen qui font très bien leur travail. Cela signifie que Carrefour se compare avec Leclerc, qui se compare avec Auchan.

Cela étant dit, quelle est l’évolution de la consommation ? Quelle est l’évolution du comportement du consommateur ? Il « zappe » de plus en plus, ce qui veut dire qu’aujourd’hui, le concurrent de Leclerc, de Carrefour, de Casino ou d’Auchan n’est plus simplement l’hypermarché qui se trouve à deux kilomètres ou en face de lui mais c’est de plus en plus internet, bien sûr, mais pas seulement : il y a des enseignes comme Grand frais, les enseignes bio…

Regardons l’évolution des boulangeries : même aujourd’hui, une boulangerie qui fait un rayon snacking devient concurrente d’un Franprix. La concurrence est beaucoup plus diffuse. La stagnation du marché concerne la stagnation du marché de la grande distribution, ce dont il faut tenir compte dans les résultats.

Sur la question du prix, j’ai fortement envie de croire à la valorisation, j’ai fortement envie de croire qu’il faut arrêter cette guerre des prix. Or, lorsque j’observe des enseignes qui arrêtent cette guerre des prix pendant quelques mois ou qui font un peu moins de promotions, je m’aperçois que leur part de marché régresse, c’est quasi-systématique, c’est quasi-mathématique.

Cette guerre des prix est destructrice de valeur et il faut trouver des solutions pour l’arrêter. Malheureusement, on est dans un « ménage à trois » : le consommateur, l’industriel et le distributeur. Les trois, depuis des années, ont l’habitude d’acheter, de vendre ou de proposer des promotions. Si vous arrêtez les promotions, l’industriel a l’impression de ne pas faire son travail. Si vous arrêtez les promotions ou les prix bas, le distributeur, l’acheteur a l’impression de ne pas faire son travail et si vous ne faites pas de prix bas et si vous arrêtez les promotions, le consommateur a l’impression de se faire avoir. La difficulté elle est là : taper sur l’un ne suffira pas. Les ménages à trois ne sont jamais simples.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vais en profiter pour vous poser une question. Vous avez parlé des commerces spécialisés aujourd’hui. Comment voyez-vous le marché ? On voit la crise des hypermarchés, on a l’impression que c’est plus diffus. Comment voyez-vous les choses se rééquilibrer par rapport aux surfaces spécialisées ?

Vous venez de parler de la problématique des prix. Dans les points de vente spécialisés, on a l’impression que le prix n’est pas forcément une donnée. Vu de notre fenêtre, nous avons le sentiment que les habitudes des consommateurs tendent à changer et ne plus aller que vers le prix mais à rechercher d’autres choses. Avez-vous fait ce constat d’un point de vue plus macro ? Voyez-vous cela comme une tendance de fond ou est-ce pour l’instant vraiment anecdotique ?

M. Yves Puget. Votre question contient plusieurs remarques. Tout d’abord, on est certainement sur une tendance de fond sur la valorisation, notamment sur les enseignes spécialisées, mais c’est un amas de petites tendances. Journalistiquement, on dit souvent qu’il faut un angle papier. Je veux bien vous écrire un papier qui tiendra la route en indiquant que tout le monde veut des produits bio, de la valorisation, de l’éthique, du social, de la responsabilité, du développement durable, de la proximité et du service.

C’est vrai. Tout cela s’additionne. Mais le lendemain, je vais être de mauvaise humeur et je vais vous faire un autre papier pour vous dire qu’une fois qu’on a dit tout cela, le meilleur lancement l’année dernière dans les produits de grande consommation était une glace d’une grande marque, qui n’est absolument pas bio, pas saine et pas faite en France. Quelles sont les enseignes en croissance ? Regardez : Action, Lidl, Primark.

Nous sommes dans un monde de plus en plus complexe.

Donc croire simplement, car on a envie d’y croire (et je fais partie de ceux-là), qu’il faut de la valorisation, c’est vrai, mais croire qu’il n’y a que cela serait une grave erreur car un distributeur connaît très bien le principe : pour analyser la zone de chalandise, notamment dans une grande surface alimentaire, il suffit de regarder les produits abandonnés juste devant la caisse, c’est-à-dire le consommateur qui a dit : « Là, mon caddie est trop plein, je ne pourrai pas donc je laisse le produit en tête de gondole juste devant la caisse. ». Un indicateur très fort pour un directeur de magasin consiste à voir le nombre de produits abandonnés.

Oui, nous avons eu cinq ans de déflation, tous les chiffres le démontrent. Deux remarques par rapport à cela : tous les chiffres démontrent aussi que si on fait un sondage, si on sort dans la rue et qu’on demande à un Français si les prix ont baissé ou monté, tout le monde va dire qu’ils ont monté. Personne, aucun consommateur ne va vous dire que depuis cinq ans les prix ont baissé et les Français n’ont pas tort car les prix ont baissé mais leur panier a monté ; c’est ce que l’on appelle le travail de valorisation. Je n’achetais qu’un pâté simple et maintenant j’achète un pâté avec du piment d’Espelette, un peu plus cher. J’achète un peu plus de bio. J’avais un rasoir à deux lames mais on finira avec des rasoirs 18 lames ! C’est le travail de la valorisation. Avant, on buvait un litre de lait simple. Aujourd’hui, on peut boire un litre de lait avec ouverture facile, pour le matin, le soir et l’après-midi, enrichi en calcium ou je ne sais quoi. Par conséquent, le panier moyen est un peu plus cher. Les deux ont raison : ceux qui disent : « Les gros industriels ont un problème qui est la guerre des prix, ils ont besoin de faire tourner leurs usines, ils ont besoin d’investir, ils ont des besoins de budget en R&D », et le consommateur a raison lorsqu’il dit « Au final, ça coûte plus cher ».

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je reviens sur la question que je vous ai posée tout à l’heure. Vous avez parlé de ménage à trois. Je pense qu’il y a un peu plus de personnes dans ce ménage mais nous allons reprendre les chiffres. Je crois en la concurrence, je crois en l’offre, la demande et une concurrence qui doit s’équilibrer toute seule ; c’est le principe de l’ultralibéralisme et de l’économie de marché. La France compte 75 millions de consommateurs, entre 2 000 et 3 000 industriels et près de 500 000 agriculteurs, avec au milieu, quatre acheteurs. Est-ce qu’à votre avis, ce ne sont pas ces quatre acheteurs qui font la pluie et le beau temps ? Je prends comme toujours l’exemple du lait : on se retrouve aujourd’hui avec des laits bio au même prix que des laits conventionnels alors qu’on a une demande croissante et une offre très faible, d’où au final un prix qui devrait être plus fort car c’est un produit différent et fortement demandé, mais qui se retrouve au même prix, justement car un de ces quatre au milieu a décidé d’en faire un produit d’appel. N’est-ce pas destructeur de valeur ? Est-ce celui qui se trouve au milieu de ce ménage à trois ou quatre (ces quatre centrales d’achat) qui a détruit la valeur ou pas ?

M. Yves Puget. Monsieur le député, je me permets de vous reprendre. Vos arguments sont partiellement faux, pour la simple raison que vous avez cité 2 à 3 000 fournisseurs alors qu’on peut aller jusqu’à 4 000 pour les produits de grande consommation par exemple. Mais en admettant qu’ils soient 4 000, sur ces 4 000, 3 900 passent par neuf centrales d’achat et absolument pas quatre. Quels sont les secteurs économiques où il y a neuf centrales d’achat ? On peut y rajouter Grand frais, Picard, Amazon, la restauration collective, la restauration commerciale et la restauration rapide.

Les quatre centrales que vous citez, à juste titre, ne concernent que les multinationales. C’est un problème pour elles, dont il faut tenir compte. Je suis d’accord sur ce point mais arrêtons de dire qu’une PME ou un agriculteur a 4 centrales d’achat, c’est entièrement faux.

Une PME passe par Leclerc, Intermarché, Carrefour, Système U, Cora, Auchan, Casino, Lidl, Aldi, Grand frais, les enseignes du bio, Picard et Amazon.

Je ne veux pas me faire l’avocat du diable mais si je veux inverser la question, connaissez-vous beaucoup de secteurs avec autant de « fournisseurs » ? Est-ce le cas dans l’automobile, dans la banque, dans la téléphonie ? Et je ne parle pas de la petite centaine de multinationales qui, elles, en ont quatre. Je le répète, contrairement à ce que beaucoup de fédérations peuvent dire, les PME ne passent pas par les regroupements de centrales.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vais donner la parole à notre collègue Yves Daniel pour une question.

M. Yves Daniel. Merci. Yves Daniel, je suis député en Loire-Atlantique. Je voulais vous poser une question très simple. Pensez-vous que les relations commerciales dont nous parlons sont équilibrées dans une chaîne complexe où tous les maillons doivent exister pour que cela fonctionne ? Dans le cas contraire, si on déséquilibre ces relations, cela peut évidemment faire tomber des maillons et déstructurer complètement le fonctionnement de cette chaîne, qui est nécessaire entre la production et la consommation. Comment analysez-vous la notion d’équilibre nécessaire ? Cette notion d’équilibre est-elle importante pour vous ? Comment agir pour protéger chaque maillon de la chaîne ?

M. Yves Puget. À la question : « Est-ce que les rapports sont équilibrés ? », je ne pourrai pas répondre « Oui ». Les rapports ne sont pas équilibrés, c’est évident. Lorsque vous êtes une TPE ou une PME en face de Carrefour, vous êtes plus petit. Si je veux faire de l’ironie, je peux peut-être inverser : lorsque vous êtes une marque très forte, emblématique, que vous pesez plus de 50 % de part de marché, le distributeur peut-il se passer de vous en rayon ? Pas toujours.

Pour moi, la vraie question n’est pas de savoir si les rapports sont équilibrés. Malheureusement, je crains que non. La bonne question, la seule question qui est importante pour moi, c’est de savoir si la loi est respectée. Si la loi n’est pas respectée, il faut condamner les distributeurs ; seule la loi compte. Effectivement, une PME est plus petite mais les PME sont aujourd’hui en croissance chez les distributeurs. Un distributeur est très opportuniste ; comme il y a une demande des PME, il fait aujourd’hui plus de place pour les produits de PME dans les rayons. Je ne peux pas répondre que le rapport est équilibré. J’observe néanmoins que dans un certain nombre de pays, les distributeurs sont moins nombreux. La France n’est pas le pays le plus concentré au monde dans la grande distribution. Allez en Hollande, c’est beaucoup plus concentré, j’en suis certain. Je pense que l’Angleterre est également plus concentrée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je reviens sur ce que vous venez de dire pour la rédaction du rapport. Vous dites que quand vous êtes une PME qui vend du pain d’épice au fin fond de je ne sais quelle région, forcément, l’équilibre ne se fait pas face au groupe Carrefour par exemple, qui fait 70 ou 80 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Mais quand vous vous appelez Coca-Cola et que vous vous faites déréférencer et que la grande distribution va se fournir dans d’autres pays pour éviter d’avoir à acheter du Coca en France, quand le groupe Pernod Ricard et le groupe l’Oréal se font déréférencer pendant des mois chez des indépendants, quand Herta se fait déréférencer… je pourrais vous citer tout un tas d’industriels qui sont leaders sur le marché, qui sont soi-disant indéréférençables car le panier moyen se doit de contenir ce produit parce que c’est une habitude mais qui sont pourtant déréférencés, car la punition est une punition de déréférencement si on n’accepte pas un prix. Je voudrais avoir votre avis sur ce sujet s’il vous plaît.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vais en profiter pour ajouter un point. Vous parlez de la demande des PME. Or on constate qu’elle reste marginale et que la relation directe entre un distributeur et une PME reste marginale et localisée sur un faible pourcentage de ce que le consommateur peut trouver dans le rayon. Je peux en parler : le plus gros centre logistique de Leclerc en France se trouve dans ma circonscription. Je peux vous assurer que les camions tournent et que ce ne sont pas des PME qui remplissent les rayons de l’entrepôt logistique. Je suis d’accord avec vous sur la demande des consommateurs. Je n’ai pas forcément l’analyse aujourd’hui et nous l’avons vu au travers de nos différentes auditions : les PME n’ont pas un très grand accès aux rayons de la grande distribution, je pense qu’il y a encore une marge.

M. Yves Puget. Selon les chiffres de Nielsen et d’IRI pour l’année dernière, les PME étaient en croissance de 4 % dans la GMS alimentaire et la croissance en alimentaire ne provient que des PME et du bio. Ils ont multiplié l’assortiment.

Pour répondre sur le déréférencement, je ne suis pas avocat ni juriste, je ne fais pas les lois. Seul m’importe le respect de la loi. Si un déréférencement est fait dans le non-respect de la loi, il est illégal et il faut le condamner. Mais le distributeur est maître chez lui, il n’est pas dans l’obligation de référencer tous les produits. Les bases comprennent environ 500 000 références. Sur Internet, c’est possible mais il faudrait assurer les livraisons et les stocks, mais pour les PGC, un hypermarché par exemple comporte 16 000 à 20 000 références. La mission du distributeur consiste à faire son travail d’arbitrage et de choix, même s’il peut de temps en temps se tromper. Ce choix ne doit pas porter que sur le prix, je suis d’accord. Mais si le distributeur déréférence dans la légalité en respectant les délais, c’est son droit.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour être honnête, je me suis beaucoup basé sur le site Internet de LSA, qui est très bien fait. En revanche, j’ai trouvé très peu d’articles consacrés aux négociations commerciales. Comme vous l’avez dit, cela fait cinquante ans que l’on répète que les négociations commerciales sont compliquées, tout le monde se plaint, on en entend parler à droite à gauche mais en allant sur le site consacré à la grande distribution et aux industries agroalimentaires, je ne trouve pas d’article ou très peu. Dans le dernier article que j’ai trouvé, un de vos journalistes expliquait que l’histoire ne fait que bégayer. J’aimerais savoir pourquoi vous n’en parlez pas dans votre magazine. Je souhaiterais également savoir comment vit LSA, comment se structure votre chiffre d’affaires. Vendez-vous des magazines papier ou avez-vous des annonceurs ?

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Avant de répondre, Monsieur Puget, je vous propose d’écouter la question de notre collègue M. Fasquelle.

M. Daniel Fasquelle. Merci. Vous avez expliqué que la loi était la loi, qu’il fallait la respecter pour régler le problème alors que comme vous le savez, la difficulté est que ceux qui sont dans ce rapport de force déséquilibré ne saisissent pas les tribunaux par crainte de représailles. Les difficultés rencontrées aujourd’hui comprennent à la fois une législation qu’il faut peut-être revoir, améliorer et compléter, mais surtout l’application de la loi sur le terrain. Quel est votre regard sur cette difficulté et comment arriver à la surmonter ?

M. Yves Puget. Les difficultés sont réelles pour les PME, je suis d’accord, et même pour un grand groupe. C’était le cas récemment pour certaines multinationales qui ont été déréférencées.

Pensez-vous que quelqu’un qui perd le marché des micros à l’Assemblée Nationale va être content ? C’est la vie des affaires, c’est dur, nous sommes dans un monde très dur ; pourquoi ? Car il est hyper réactif et hyper compliqué. C’est un secteur avec beaucoup de fournisseurs et avec de faibles marges. Quand j’étais petit, je faisais mes courses chez Montlaur, Rallye, Euromarché, Félix Potin… ils ont fermé leurs portes et ce n’est pas propre à Internet. Je pouvais faire mes courses chez Telemarket et chez Grosbill ; ils ont fermé leurs portes. Si vous allez aux États-Unis, vous verrez le nombre de faillites de distributeurs. Je ne suis pas du tout en train de les plaindre. Oui, ils ont fait de grosses fortunes dans les années 1970 et 1980 mais aujourd’hui, croyez-vous sérieusement qu’un jeune qui sort d’une école de commerce va vous dire : « Moi, mon rêve, c’est d’ouvrir un magasin » ? Malheureusement, de moins en moins. C’était le cas car oui, il y a eu une grosse fortune de faite. La difficulté est totalement partagée : regardez le nombre de magasins qui ferment aujourd’hui ou qui sont à vendre, regardez les résultats publiés récemment par le groupe Auchan. Encore une fois, je ne suis pas en train de dire qu’ils sont à la rue mais les fondamentaux du commerce étaient, en périphérie, l’immobilier très faible. C’est terminé. Les délais de paiement très importants ont été, à juste titre, réglementés. La consommation était forte et il n’y avait pas de chômage, ce qui n’est plus le cas. Les fondamentaux ont quelque peu disparu.

Je crois encore aux magasins et il faut espérer qu’ils vont perdurer. Ils ont des arguments pour mais c’est plus compliqué pour tout le monde et la grande distribution correspond à une faible marge sur un gros chiffre d’affaires. Quand la croissance est assurée, c’est très bien pour eux car une faible marge sur un très gros chiffre d’affaires rapporte beaucoup. Mais d’une faible marge, on peut très vite passer à une marge négative.

Concernant l’autre question, comme je l’ai dit, LSA a été créée en 1958. D’abord, merci de lire LSA. Nos revenus sont multiples ; nous sommes vendus uniquement sur abonnement (nous étions vendus en kiosque pendant quelques années mais nous avons arrêté), nous avons 15 000 abonnés et une diffusion d’à peu près 20 000 exemplaires. Majoritairement, nos deux profils d’abonnement sont les distributeurs et les industriels. Nos revenus proviennent de la publicité, d’abonnements et d’événements. Nous tenons un grand colloque sur les négociations commerciales tous les ans début octobre, nous faisons des remises de prix, nous vendons des données : la base LSA Expert permet de référencer toute l’évolution du nombre de mètres carrés ; c’est ce qui me permet de vous dire qu’il y a 11 millions de mètres carrés d’hypermarchés en France. LSA est un titre qui se porte bien et sur notre site Internet, environ 120 à 130 000 pages sont vues chaque jour, ce qui pour de la presse professionnelle nous place largement leaders du secteur. Il y a davantage de papiers sur les négociations commerciales que vous ne le dites : nous en rédigeons un quasiment toutes les trois semaines. Mais vous avez raison, c’est très compliqué pour nous d’avoir des informations.

Je suis à LSA depuis plus de vingt ans et je n’ai jamais pu assister à une négociation. Je vois les excès de verbe quand on croit qu’un box est en sous-sol et qu’il faut monter le chauffage. Pour ceux qui ne l’ont pas déjà fait, allez voir des box. Système U, à Rungis, en a un pas très loin de nos bureaux à Antony. Il s’agit simplement de petites salles avec des fenêtres et des portes en verre, tout ce qu’il y a de plus classique.

Mais il faut être honnête, nous avons quand même du mal à obtenir des informations sur cette thématique car c’est le secret des affaires. Les distributeurs comme les industriels ne veulent pas vraiment témoigner sur les conditions. Seules les fédérations témoignent fortement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour avoir des chiffres ronds, vos contrats avec la grande distribution et avec les distributeurs en général représentent-ils aujourd’hui une grosse partie de vos revenus publicitaires ?

M. Yves Puget. Les revenus publicitaires dépendants de la grande distribution sont très faibles. Les abonnements représentent notre première source de revenus pour les distributeurs. Nos publicités viennent essentiellement des industriels, des prestataires de services et un tout petit peu (moins de 10 %) des distributeurs pour la franchise, pour dire que telle enseigne recherche des franchisés.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Merci de ces précisions Monsieur Puget. Monsieur Pellois, vous avez la parole.

M. Hervé Pellois. Merci Madame la Présidente, Monsieur le Directeur. La France n’a cessé de perdre des parts de marché sur le marché mondial depuis 2000, tant en ce qui concerne l’agriculture que l’agroalimentaire. Elle a été deuxième avant 2000, quatrième dans les années 2010 et sixième depuis 2015. Nous voyons bien que nous avons du mal à redresser la barre et que nous avons toujours un excédent de l’ordre de 5 à 6 milliards mais il a été beaucoup plus important dans le passé ; par conséquent, il pèse de moins en moins, surtout uniquement à partir de quelques produits comme le vin et autres. Nous avons pourtant des agriculteurs qui sont au top au niveau technique, c’est assez reconnu, notre agriculture s’est plutôt modernisée. Peut-on tout de même considérer que la guerre des prix a eu une influence sur ce décrochage de la France ? Le fait d’avoir de mauvais prix au niveau du marché français entraîne-t-il des difficultés de notre agriculture au niveau mondial ?

Deuxième question : vous êtes un observateur de ce qui se passe en France mais j’imagine que dans vos différents colloques, vous avez aussi essayé de voir ce qui se passait à l’étranger. Existe-t-il un modèle qu’il nous serait intéressant de copier à l’étranger, où les rapports entre la grande distribution et les industriels sont meilleurs ? Pourrions-nous tendre vers un modèle que nous pourrions aller chercher à l’extérieur ?

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Monsieur Puget, avant de répondre, MM. Fasquelle et Leclabart ont des questions pour vous.

M. Daniel Fasquelle. J’ai le sentiment que dans cette affaire, nous avons toujours un coup de retard en tant que législateurs. En réalité, nous raisonnons comme si le marché était français et comme si le modèle de l’hypermarché était un modèle encore viable alors que tout cela évolue très rapidement. Quel regard portez-vous sur la création de centrales d’achat à l’échelle européenne ? Vous savez que Leclerc a été poursuivi par le Gouvernement à ce sujet dû aux pratiques de sa centrale d’achat qui se trouve en Belgique. D’autres ont-ils tenté de faire la même chose ? Je n’ai pas d’information à ce sujet mais en avez-vous ?

On voit bien que des rapprochements s’opèrent. Aux États-Unis, la chaîne Whole Foods a été rachetée par Amazon en 2017. La conséquence a été le départ de cadres de Whole Foods mais également une pression beaucoup plus forte sur ses fournisseurs avec, dit-on, une diminution de 25 % des prix pratiqués à l’égard de ces fournisseurs. Le coût a été vraiment très rude. Ne risque-t-on pas d’avoir les mêmes problèmes en France et en Europe et n’aurait-on pas intérêt à s’intéresser dès à présent à ces phénomènes pour cette fois-ci avoir un coup d’avance et non plus un coup de retard ?

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Merci Monsieur Fasquelle. M. Leclabart a une dernière question. Nous écouterons ensuite M. Puget.

M. Jean-Claude Leclabart. Monsieur Puget, ma question va un peu dans le sens de mon collègue M. Fasquelle. Vous avez rappelé que votre magazine a soixante ans puisqu’il date de 1958. Je me souviens qu’il y a quarante ou cinquante ans, Jean-Pierre Le Roch a créé Intermarché, étant parti de chez Leclerc. Dans vos colonnes, il déclarait ceci : « Les riches se font un point d’honneur à acheter pas cher ; les pauvres n’ont pas d’autre solution que d’acheter pas cher ». Cet adage est-il toujours celui du futur ?

M. Yves Puget. Il y a beaucoup de questions. Pour répondre à la dernière, l’adage exact était : « Faites des prix bas, les riches adorent ça, les pauvres en ont besoin. » C’est la même chose, nous sommes d’accord, et c’est un vieux principe du commerce. Je dirais que cela fonctionne toujours mais avec un « mais ». Oui, cela fonctionne toujours car malheureusement, pour les personnes dans le besoin, il y en a beaucoup, c’est toujours important de chercher le prix bas. Certaines personnes font leurs courses à un euro près, il faut en être conscient et de temps en temps, sortir de certains microcosmes, sortir un peu de Paris pour voir que certaines personnes sont vraiment dans le besoin, dans le malheur et elles font leurs courses à un euro près. C’est aussi la fonction de la grande distribution.

Concernant les prix bas, si tout est tiré vers les prix bas, je pense que c’est dangereux, que c’est destructeur de valeur et d’emplois. Dans ce cas, les industriels ont raison de râler. On peut quand même dire qu’on peut être le meilleur des prix bas dans des catégories de produits, c’est-à-dire qu’on peut aussi jouer sur un autre secteur : on peut être la voiture la moins chère qui va être aux alentours de 5 000. Mais dans les voitures, dans les 4x4, vous pouvez aussi être le moins cher des 4x4. L’enjeu de la problématique du prix bas est d’être sur des catégories. Tout vers le bas est dangereux mais on peut travailler par catégorie en disant : « On va aller vers le bio, on va aller vers d’autres catégories de produits. Sur ces catégories qui seront plus chères que d’autres, je l’accepte mais j’ai quand même envie d’être l’enseigne la moins chère. » C’est leur droit et c’est une attente des consommateurs.

Je n’ai pas vraiment d’exemple mondial. Je pourrais prendre l’exemple de la distribution suisse, qui travaille très bien avec le monde agricole, très en amont, notamment avec les coopératives, je pourrais vous prendre l’exemple américain, où il y a une forme de transparence dans les relations industrie-commerce. Les données de vente sont communiquées aux industriels, qui peuvent avoir quotidiennement leurs résultats ; la négociation est dès lors beaucoup plus simple et rapide. Les États-Unis sont-ils le modèle rêvé ? Non, pas forcément car ce n’est pas la vie rêvée au niveau de l’emploi. Il n’y a pas un modèle pour lequel je vais vous dire que c’est vraiment le modèle à suivre. Je crois qu’il faut aller piocher dans de nombreux pays. Nous avons le modèle de nos entrepreneurs et de nos lois.

À la fin de la seconde guerre mondiale en Allemagne, c’était le hard discount pour reconstruire le pays. En France, un modèle d’indépendants s’est très vite développé, d’où une surreprésentation des indépendants en France par rapport à d’autres pays. En Angleterre, notamment en raison de la taille du pays et des agglomérations, ils ont beaucoup plus parié sur les supermarchés. On s’aperçoit que notre modèle dépend de ceux qui ont inventé le commerce.

Nous avons en outre le modèle de nos lois. J’ai assisté à d’autres auditions. Si on regarde les marques de distributeurs, Leclerc n’en faisait pas, c’est la loi Galland qui a poussé les centres Leclerc à en proposer. Les enseignes sont réactives aux lois mais également à la conjoncture. Les produits blancs de Carrefour sont tout simplement nés des crises pétrolières des années 1970.

Les MDD ne sont pas un contournement de la loi, elles sont tout à fait légales. Les premières MDD en France remontent à 1901 pour l’alimentaire, avec Casino. Il y a eu des interprétations de la loi et, avec la loi Galland, cela a été dévoyé par les marges arrière, qui étaient beaucoup trop fortes. De mémoire, on arrivait à 33 % de marges arrière. C’est retombé depuis grâce à ou à cause de (à chacun de voir) la LME. Mais la création des MDD n’avait rien à voir avec la loi Galland. Leclerc n’en faisait pas, ils l’ont fait et cela existait auparavant.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Monsieur Fasquelle, je crois que vous voulez réagir.

M. Daniel Fasquelle. Je voulais simplement vous dire que je n’ai pas dit que les MDD étaient illégales. En revanche, elles ont été créées pour contourner la loi Galland qui renforçait l’interdiction du seuil de revente à perte puisque la taxe sur la revente à perte ne s’applique pas dès lors qu’il y a une marque de distributeur.

M. Yves Puget. Je rajoute juste que seul Leclerc n’en faisait pas, les autres en faisaient avant. Ensuite, les distributeurs ont effectivement boosté leur marque de distributeur en fonction de la loi Galland, comme en fonction de la loi alimentation, on peut parier cette année sur une progression de la marque de distributeur. Il s’agit d’une réaction à des lois.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Nous allons reprendre une dernière série de questions étant donné qu’il nous reste un quart d’heure. Monsieur Pellois.

M. Hervé Pellois. Je n’ai pas eu ma réponse lorsque je vous ai demandé si cette guerre des prix n’avait pas une influence sur la perte de compétitivité de la France par rapport aux produits agroalimentaires.

M. Yves Puget. D’abord, je pense que le monde agricole sera toujours en conflit avec la grande distribution. Pour prendre l’exemple des fruits et légumes, en dehors des négociations commerciales, il y aura toujours des bonnes années et des mauvaises années, il y aura toujours des aléas climatiques à la production ou à la vente. Historiquement, j’ai toujours connu des conflits. Nous pouvons le regretter mais personne ne peut prévoir durablement la météo et elle est aléatoire.

Concernant le monde agricole, je vois souvent des agriculteurs qui se plaignent, à juste titre pour un grand nombre d’entre eux ; il faut défendre le monde agricole. Je rappelle juste que la grande distribution n’est pas le premier fournisseur du monde agricole ; elle est en bout de chaîne. Au milieu se trouve le monde agroalimentaire et je trouve parfois un peu surréaliste dans ce débat de le résumer aux négociations commerciales sur la santé de l’industrie et du monde agricole. J’assistais hier encore à un colloque organisé par une fédération.

Quand je vois que le monde agricole, l’industrie agroalimentaire où il y a 21 000 postes proposés, je crois, n’arrive pas à embaucher, j’ai envie de dire que c’est là où il faut des lois, là où il faut travailler sur la manière de faciliter la procédure. La responsabilité du législateur ne consiste pas simplement à mettre des barrières mais aussi à créer des ouvertures. Pourquoi le monde de l’agroalimentaire n’arrive-t-il pas à embaucher ? Pourquoi le monde de l’agroalimentaire en France n’exporte-t-il pas suffisamment, très faiblement par rapport à l’Allemagne ?

Nous nous posions hier la question d’un tel déficit de formation à l’anglais. À l’origine, cela vient d’un déficit de l’anglais. Pourquoi y a-t-il beaucoup plus d’ETI en Allemagne qu’en France ? Tout simplement à cause des frais de succession pour les entreprises. Ce n’est pas de la faute de la grande distribution : ils ont des responsabilités, ils sont coupables sur des choses mais pas sur tout, et le rôle de l’État, des gouvernements et donc des députés est aussi de créer des ouvertures et pas simplement de mettre des barrières. La problématique est que la grande distribution ne doit pas être l’unique débouché des industriels. Il y a aussi l’exportation. Quand je vois le déficit de robotisation dans le monde de l’industrie agroalimentaire française par rapport à d’autres secteurs et quand j’entends des personnes dire qu’il faut taxer les robots, je me demande dans quel monde nous vivons. C’est en mettant des robots qu’on va sauver des usines et des salariés. Notre monde agricole est très fragmenté et ce débat est beaucoup plus complexe pour le monde agricole que le simple rapport industrie-commerce.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Monsieur Puget, je vais proposer à mes collègues une dernière série de questions et je vais vous demander d’être synthétique car il nous reste dix minutes. Je vais d’abord donner la parole à M. Yves Daniel, ensuite à Mme Leguille-Balloy, à M. Leclabart et pour finir, à M. le rapporteur. Je vous demande donc vraiment d’être concis.

M. Yves Daniel. Vous avez, dans votre propos liminaire, listé un certain nombre de lois dont une partie a été votée alors qu’une partie d’entre nous n’étions pas nés. Cela me plaît bien de revenir en arrière et de me dire qu’un certain nombre de lois gèrent ou en tout cas participent à gérer notre société et en particulier toutes ses relations commerciales, tout ce commerce et ce marché d’une manière générale.

Certaines lois que vous auriez pu évoquer sont plus récentes, mais cela montre bien qu’on vote de nouvelles lois mais qu’il y en a toujours qui sont actives, qui ont été votées il y a très longtemps et peuvent être utilisées par notre système juridique ou judiciaire et par tout le monde. On parle beaucoup de la LME, loi qui était censée améliorer les choses mais qui a favorisé la grande distribution et a participé aux déséquilibres dans les relations commerciales. On vote de nouvelles lois sans en enlever certaines qui posent problème. Lesquelles posent problème et sur lesquelles ou à partir desquelles faudrait-il travailler pour gagner en efficacité ?

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Merci Monsieur Daniel. Je vais donner la parole à Mme Leguille-Balloy pour une question concise. Merci.

Mme Martine Leguille-Balloy. Merci Madame la présidente, je reviens sur ce que vous venez de dire, Monsieur, par rapport à la réaction des distributeurs au contexte actuel. Vous venez aussi de parler de la responsabilité et de ce qu’il peut y avoir entre le producteur et la grande distribution. Je pense que tout le monde en est conscient, même les consommateurs et nous, les députés. On recherche la rémunération des agriculteurs et on rencontre de plus en plus de contrats bipartites entre des indépendants de la grande distribution et des agriculteurs, ce qui témoigne d’un changement de pratiques. Mes deux questions sont les suivantes : voyez-vous cette tendance prendre de plus en plus d’importance en France ? Vous êtes en train de dire qu’il y a un problème d’embauche. Je vais juste vous donner un détail : je suis de Vendée, où 29 000 emplois sont recherchés en agroalimentaire. Quel est le problème ?

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Merci Madame la députée. Monsieur Leclabart, si vous voulez bien poser votre question.

M. Jean-Claude Leclabart. Ma question porte sur le poste EGAlim. Quand je discute avec les propriétaires de magasins indépendants de type Leclerc et Intermarché, ils me disent clairement que toute façon, ils n’ont pas d’autre choix que de s’adapter à la loi. En termes clairs, la loi est faite pour être interprétée. Je constate qu’actuellement, ces distributeurs essaient de ne pas perdre de chiffre d’affaires et surtout pas de marge. Et tous les moyens sont bons, y compris, ce qui est assez nouveau dans mon département en tout cas, l’ouverture de toutes les grandes surfaces et tous les hypermarchés le dimanche. J’ai l’impression que, d’une manière ou d’une autre, ils vont s’adapter et trouver des produits tels que le bio pour pouvoir à la fois augmenter leur chiffre et surtout leur marge et que nous allons assister à une concurrence encore plus féroce au détriment du petit commerce.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vous remercie. Nous écoutons M. le rapporteur pour terminer.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je ne suis pas spécialement d’accord avec ce que vous avez dit. Vous expliquez que ce n’est pas de la faute de la distribution si aujourd’hui les prix sont bas, si aujourd’hui l’industriel n’arrive pas à embaucher et à faire de la R&D et si nous ne sommes pas les champions européens et internationaux.

Chez LSA en 2015, vous avez fait 1,6 million de chiffre d’affaires, et 2,3 millions en 2016. J’espère que vous avez aussi fait une bonne année en 2017 et en 2018. Il y a eu de la croissance. Aujourd’hui, on s’aperçoit que depuis cinq ans, il n’y a pas de croissance. Les quatre au milieu font la pluie et le beau temps. Comment voulez-vous expliquer aux gens qu’ils devraient faire de la R&D, qu’ils devraient embaucher, qu’ils devraient croître, qu’ils devraient exporter alors qu’on serre la vis au maximum et qu’on est en permanence en déflation, c’est-à-dire qu’on empêche l’outil de se développer. Aujourd’hui, l’outil ne se développe pas ; on ne parle que de prix bas alors que le gros travail du législateur consiste à faire en sorte que le prix soit « juste ». La différence entre « bas » et « juste » est colossale. Ma question est la suivante : est-ce que d’après vous, ce combat ne consisterait-il pas à aller vers un prix qui soit juste pour l’industriel, l’agriculteur, la grande distribution mais aussi pour le consommateur ? Ne pensez-vous pas que le consommateur ne paie pas son panier trop peu cher et devrait payer son panier à un prix juste et non pas à un prix bas ?

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Merci Monsieur le rapporteur. Monsieur Puget, vous avez à peine plus de cinq minutes pour répondre à toutes ces questions.

M. Yves Puget. Avant de parler du prix juste, je parlerai du chiffre d’affaires juste : ce n’est pas du tout notre chiffre d’affaires, il est beaucoup plus gros, mais ce n’est pas grave. Je vous confirme en revanche qu’il est en croissance.

Je rebondis sur ces propos. La LME a rempli ses objectifs. En gros, la loi change tous les deux ou trois ans. Le problème, c’est le pouvoir d’achat, et c’était le cas au moment de la LME. Les prix sont trop élevés. On bouge le curseur et on le place en faveur du pouvoir d’achat pour baisser les prix. Quatre ou cinq ans plus tard, le constat est que cela a des conséquences sur l’emploi, sur l’industrie et sur la R&D et on fait une nouvelle loi en disant que l’on va remettre le curseur de l’autre côté car il faut protéger l’emploi. Cela fait vingt ans que ça dure, un coup à droite, un coup à gauche, sans parler politique.

Que se passe-t-il aujourd’hui ? Il faut que cela change. Je ne suis pas pour le prix bas, je suis contre la guerre des prix mais avec une loi tous les quatre ans, la loi est posée la première année, les industriels et les distributeurs travaillent tranquillement pendant deux ans et ensuite il y a un an de travail pour parler d’une nouvelle loi. Que se passe-t-il ? Les fédérations, les industriels et les distributeurs entre eux, au lieu de se focaliser par exemple sur la manière de faire des codes de bonnes pratiques, de bonne conduite et de mieux travailler ensemble, sont tous en train de dire : « On va faire une nouvelle loi… ». Quant aux multiples gouvernements qui se sont succédé, je conseillerais de commencer par arrêter de mettre des noms de députés ou de ministres à des lois. Ainsi, il y aura peut-être un peu moins de lois car elles ne porteront plus leur nom.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Les lois ne portent plus le nom de leur ministre mais par contre, cela n’a pas fait baisser le nombre de lois.

M. Yves Puget. Le prix juste, malheureusement, est beaucoup plus compliqué.

J’ai envie de croire aux accords tripartites. Certaines enseignes les signent car ils correspondent à une demande. C’est très bien. Dû au grand nombre de fournisseurs, c’est compliqué pour tous les distributeurs de signer avec tout le monde. Mais qu’est-ce qui vous dit que dans quatre ou cinq ans, il n’y aura pas quelqu’un d’autre à notre place qui dira : « C’est quand même scandaleux, c’est quoi, ces ententes verticales ? ». Nous ne sommes pas loin de l’entente verticale.

Tout cela pour dire que les objectifs des pratiques et des lois bougent selon les moments, selon les objectifs des gouvernements et selon les contraintes économiques du moment. C’est là que réside la difficulté. Si j’ai un message à faire passer, c’est celui-ci : je souhaiterais que tout cela se calme, que la guerre des prix cesse. On pourrait parler des conséquences dévastatrices. La guerre des prix ressort aussi de la responsabilité des comparateurs de prix. Historiquement, un distributeur attendait le panel international qui, une fois par mois, faisait relever le prix ; les comparaisons suivaient. Aujourd’hui, c’est une guerre des prix en temps réel. Les comparateurs de prix sont dévastateurs. Ce ne sont pas les distributeurs qui les ont inventés. Leclerc fait le sien mais il y en a beaucoup d’autres. Le premier à avoir utilisé des comparateurs de prix et à avoir changé tous ces prix quasiment en temps réel est Amazon. Ce sont les gens du digital qui essaient d’imposer le prix unique. Je suis contre cette pensée du prix unique selon laquelle le prix d’Internet doit être le prix du magasin.

Un magasin a besoin de vivre, il a des coûts supérieurs, des coûts salariaux notamment, et doit donc logiquement être un peu plus cher ; c’est aussi au consommateur de le comprendre.

Je pense que nous avons un vrai problème au niveau de l’embauche. Pour avoir discuté avec des distributeurs, c’est le même débat. Demander à un distributeur de recruter dans les métiers de bouche pose une vraie difficulté. Nous avons un problème historique de formation, de l’apprentissage en France, un vrai problème d’embauche. En outre, il faut arrêter de détruire des métiers. Une émission de télévision totalement stupide sur le food bashing passe toutes les semaines à la télévision. Le résultat est que les jeunes n’ont plus envie d’aller travailler dans l’industrie agroalimentaire. Le problème est global et médiatique, il réside dans la formation. Je n’ai pas la martingale pour le résoudre.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vais juste vous rappeler deux questions : celle de M. Leclabart sur l’adaptation à la perte de marge et donc l’ouverture plus large des commerces, et celle de notre rapporteur sur les problématiques d’investissement dans les outils de production.

M. Yves Puget. Le rêve de tous les hypermarchés n’est surtout pas d’ouvrir tous les dimanches, cela coûterait trop cher et ne serait pas rentable. En revanche, d’ouvrir plus simplement et plus souvent, certainement. En face, Internet se développe. Sur l’alimentaire, sur ce que l’on appelle les produits de grande consommation, Amazon pèse 400 millions d’euros de chiffre d’affaires, ce qui n’est pas énorme. Pour vous donner une idée, cela correspond au chiffre d’affaires des deux plus gros hypermarchés en France. Mais ce chiffre progresse très fortement.

Concernant le dimanche, pour de l’égalité de concurrence, les distributeurs parlent à juste titre d’égalité fiscale face à l’e-commerce mais il y a aussi l’égalité des pratiques du métier qui comprennent les heures d’ouverture. Nous parlions de déréférencement. Pourquoi peut-on déréférencer en une seconde sur Internet alors que très justement, il y a des procédures dans les magasins. Voilà en quoi consiste l’égalité.

Pour terminer sur les ouvertures, il serait bon de les simplifier. Un patron de magasin voit bien qu’il ne sert à rien d’ouvrir certains dimanches, alors que c'est réellement utile dans d’autres lieux. Aller expliquer à certains commerces parisiens de proximité qu’ils ne peuvent pas ouvrir en nocturne est dramatique pour eux. Je ne suis pas pour une ouverture généralisée, cela n’a aucun sens humain, social et économique, mais je suis pour plus de facilité pour des commerçants qui sont tout simplement près de la ligne rouge.

Les investissements constituent un point très important. La France était un modèle. Nous avons en France un très large choix, avec beaucoup de références. C’est un pays où historiquement, beaucoup de marques anglaises, hollandaises ou américaines testaient des produits. Or aujourd’hui, on voit des grands groupes, des multinationales de l’agroalimentaire ou de l’hygiène, la beauté et l’entretien qui ont envie de désinvestir en France car le marché est trop compliqué au niveau de la grande distribution, nous sommes d’accord, mais aussi au niveau des lois et des taxes. On voit que de grands groupes industriels se posent des questions et je trouverais très dommage de voir cette R&D partir de la France.

Au passage, car je tiens à « l’égalité » entre industries et commerces, qui sont tous deux mes lecteurs, je me pose la question : sans la grande distribution, pensez-vous qu’on aurait l’Oréal, Pernod Ricard, Danone ? Ils ont connu de la croissance ensemble, c’est ce qui a permis le départ de l’Oréal, de Pernod, etc. à l’international pour vivre sans la France. Malheureusement, rester en France leur coûte plus que cela leur rapporte car le marché français est très dur. Mais la grande distribution a aussi permis l’éclosion de géants français et il reste de belles PME. Vous êtes en Loire-Atlantique. Si vous descendez un peu plus bas en Vendée, allez du côté de Sodebo, il va très bien. Fleury Michon va un peu moins bien mais il y a encore de belles entreprises.

L’investissement est une vraie préoccupation car les marchés qui n’innovent pas sont forcément des marchés qui régressent.

Pour terminer, j’ai pris cet exemple du lait un peu en souriant sur l’innovation mais le marché du lait allait très mal au début des années 1990 et c’est l’innovation qui, à cette époque, a permis au lait de rebondir. Les marchés où le leader n’innove pas sont des marchés qui régressent. Si on ne donne pas les capacités au leader d’innover, on va droit dans le mur.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vous remercie Monsieur Puget. Nous allons entendre une dernière fois le rapporteur avant de conclure.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voulais juste rebondir sur ce que vous venez de dire en expliquant que l’équilibre entre la grande distribution et les industriels de l’agroalimentaire était bien sûr nécessaire mais que nous étions en train de dériver comme les chiffres le montrent. Vu le nombre d’auditions que nous avons menées, nous nous en apercevons. La grande distribution est en train de prendre le pas sur l’industriel, la MDD est en train de prendre le pas sur l’industriel et nous sommes en train de dériver vers un marché qui est le marché allemand de type Lidl. La marque est en train de disparaître à l’avantage non pas de la MDD mais de la marque d’enseigne. La crainte est là : l’équilibre est complètement en train de s’inverser et la marque disparaît au fur et à mesure. Quand la marque disparaîtra, c’est notre R&D qui disparaîtra, c’est notre capacité d’innovation qui disparaîtra, ce sont nos usines qui disparaîtront car elles seront « maîtrisées » par quatre ou peut-être, dans le futur, deux géants de l’agroalimentaire qui seront aussi distributeurs.

M. Yves Puget. Ne vous inquiétez pas, la France est un pays de marques, il y aura toujours des marques. Les magasins ont essayé d’augmenter le taux de marques de distributeur et les consommateurs sont partis. Les marques sont fortes, fort heureusement.

Mme la vice-présidente Cendra Motin. Je vous remercie Monsieur Puget pour votre éclairage, pour avoir répondu à nos questions et pour vous être déplacé jusqu’à nous. Merci beaucoup.

 

L’audition s’achève à dix-heures dix.

 

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18.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Murielle Chagny, Professeure de droit à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, directrice du master de droit de la concurrence et de droit des contrats

(Séance du jeudi 23 mai 2019)

L’audition débute à dix heures quinze.

M. le président Thierry Benoit. Bonjour à tous. Nous démarrons notre audition et accueillons Mme Murielle Chagny. Vous êtes professeure des Universités en droit privé à la Faculté de droit et de science politique de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Vous êtes directrice du master de droit de la concurrence et de droit des contrats.

Nous allons procéder à votre audition. Je suis accompagné de M. Grégory Besson-Moreau, le rapporteur de notre commission. Après un propos introductif de votre part, pour quelques minutes, nous passerons aux questions des membres de la commission et, bien sûr, de M. le rapporteur.

Avant toute chose, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(Mme Murielle Chagny prête serment.)

Merci Madame Chagny. Vous avez donc la parole pour quelques minutes pour un propos introductif.

Mme Murielle Chagny, Professeure de droit, directrice du master de droit de la concurrence. Merci Monsieur le président.

Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, je tiens pour commencer à vous remercier pour cette audition dans le cadre de vos travaux Je souhaite préciser de façon liminaire que mes propos, comme l’a rappelé M. le président, seront ceux d’un professeur de droit dont les domaines de prédilection sont le droit de la concurrence dans toute sa diversité, allant du droit des concentrations et des pratiques anticoncurrentielles au droit des pratiques restrictives et du nouveau droit des pratiques commerciales déloyales en matière d’Union européenne, ainsi que le droit des contrats et de la responsabilité civile.

Par ailleurs, j’ai eu la chance de siéger pendant deux mandats, en tant que personnalité qualifiée, au sein de la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC), qui a actuellement interrompu ses travaux en raison de l’arrivée à terme des mandats. Cette expérience m’a permis de constater concrètement qu’à côté de la voie « sanctionnatrice », il y a une place, au moins dans certains cas, pour la recherche de solutions dans un cadre moins conflictuel, qui gagnerait peut-être à être développée.

Je vais donc utiliser le temps que vous m’avez alloué pour formuler quelques observations très générales.

Première observation : le droit des contrats offre toute une panoplie de types de contrats. La pratique contractuelle est fort riche et en a ajouté par ailleurs. Sans doute peut-on considérer que certains contrats sont par nature déséquilibrés mais pour moi, le point essentiel n’est pas le type de contrat mais plutôt le rapport de force entre les contractants. Pour le dire autrement, je pense qu’il faut privilégier autant que faire se peut une approche transversale de préférence à une approche par type de contrat.

Quant aux instruments juridiques qui sont appelés à jouer au titre d’un pouvoir de marché ou d’un pouvoir de négociation, les règles de droit ne manquent pas, de même d’ailleurs que les organes appelés à intervenir, ce qui impose de s’attacher à une bonne articulation entre eux pour des raisons de cohérence, de clarté des règles mais aussi pour une meilleure complémentarité et donc une meilleure utilisation des ressources et moyens.

On peut s’attacher à intervenir de façon préventive par la constitution d’un contrôle du pouvoir de marché ou de négociation. On sait que le contrôle des concentrations est en la matière peine un peu à se saisir des accords coopératifs de rapprochement à l’achat.

Il y a également le contrôle des ententes. L’autorité de la concurrence a fait de la puissance d’achat une de ses priorités pour l’année 2019 et la Commission européenne s’y intéresse de près également désormais. En outre, vous avez doté l’autorité de la concurrence de nouvelles prérogatives sous la forme de l’article L. 462-10 du code de commerce issu de la loi de 2015 et renforcé récemment par la loi EGAlim. Je fais état de l’obligation d’information préalable en cas de rapprochement.

On peut aussi intervenir a posteriori en contrôlant l’exercice de son pouvoir. Comment est-il exercé ? À quels résultats aboutit-il dans la négociation ? On pense ici au droit des pratiques anticoncurrentielles, avec cependant un abus de position dominante qui est à la peine lorsqu’il s’agit de se saisir des abus d’exploitation, et un abus de dépendance économique qui pourrait être un instrument opportun mais qui est stérilisé par l’interprétation très restrictive dont il a fait l’objet. On a également les pratiques restrictives de concurrence, celles de type général, que l’on retrouve dans le titre IV du livre IV, mais aussi celles qui sont propres aux produits agricoles et alimentaires.

Enfin, il faut garder à l’esprit que le droit, s’il repose sur des règles très détaillées, risque d’être toujours en retard par rapport aux évolutions de l’économie et des pratiques. Le secteur de la redistribution n’est pas seulement reconfiguré par le jeu des alliances à l’achat en France et à l’international mais il est aussi appelé à faire face à de nouveaux défis avec les acteurs nouveaux venus du numérique, qui impliquent une forme de concurrence et d’habitudes de consommation nouvelles, d’où l’intérêt de privilégier des règles plutôt générales et de ne pas multiplier les dispositions. De ce point de vue, il me semble que nous allons dans le bon sens, en tout cas dans une certaine mesure, et que nous pourrions peut-être poursuivre cette évolution du côté de la soft law cette fois-ci, avec la multiplication des lignes directrices, des recommandations, des circulaires, etc.

Le fait de privilégier des règles générales permet aussi de se garder d’interventions législatives à répétition qui posent des délicats problèmes d’application dans le temps et ne sont pas toujours simples à résoudre pour les destinataires des règles.

Pour terminer, les principales difficultés en la matière me semblent tenir à la mise en œuvre des dispositions, et ceci pour plusieurs raisons. Il y a bien sûr la réticence des victimes directes des pratiques à agir à l’encontre des partenaires commerciaux en dehors du cas où la relation commerciale a pris fin. D’où les prérogatives qui ont été confiées au ministre de l’Économie et à la DGCCRF. Mais même si l’arsenal des mesures est étoffé, ils ne peuvent pas tout faire. D’où l’intérêt, le rôle un peu particulier de la Commission d’examen des pratiques commerciales et peut-être l’intérêt, au-delà, de réfléchir davantage au développement de solutions négociées. La loi EGAlim est allée dans ce sens en renforçant le rôle du Médiateur des relations commerciales agricoles et la directive sur les pratiques commerciales déloyales nous y encourage encore puisqu’elle comporte un article qui permet aux États membres de développer, de promouvoir, s’ils le souhaitent des voies de résolution amiable des litiges. Elle nous encourage aussi à renforcer les moyens : une de ses dispositions fait obligation aux États membres de veiller à ce que chaque autorité d’application, comme la DGCCRF, par exemple, mais aussi la CEPC dispose des ressources et de l’expertise nécessaires.

Le dernier défi est l’internationalisation des relations et des pratiques et donc les problèmes liés à l’application, dans l’espace cette fois-ci, de la loi française et l’intérêt d’une intervention européenne à l’instar de celle sur les pratiques commerciales déloyales.

M. le président Thierry Benoit. Merci Madame Chagny. Monsieur le rapporteur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Merci Madame Chagny pour vos propos liminaires, qui étaient extrêmement intéressants et qui ont fait, dans ce que j’ai compris, une sorte de photo, un état des lieux de ce qui se passait les années précédentes et de ce qui s’est passé avec la mise en place d’EGAlim en termes juridiques et d’application des contrats.

Je vais maintenant m’adresser à la professeure des universités sur ce qu’on pourrait proposer. Est-ce que d’après vous aujourd’hui, en l’état, quand on fait un panorama de ce qui se passe après EGAlim, on pourrait parler de concurrence déloyale lorsque seules quatre grosses centrales d’achat représentent 92 % du marché ? Pensez-vous qu’aujourd’hui la concurrence est déloyale car ils ne sont que quatre ? Pensez-vous qu’il y a abus de position dominante de la part de ces regroupements ? Même si le concept de monopole se fait aux alentours de 40 à 50 % de part de marché pour un industriel, pensez-vous qu’aujourd’hui, avec 20 ou 25 % de part de marché pour une centrale d’achat, c’est un monopole et que l’on devrait peut-être interagir sur la loi par rapport à ce volume de part de marché ?

Mme Murielle Chagny. Je pense que votre question intéresse aussi en partie les économistes, ce que je dois l’avouer je ne suis pas. Je vais donc avoir un regard de juriste. Les économistes se réfèrent notamment à des décisions de la Commission européenne pour dire qu’à partir de 22 %, le taux de menace est crédible. Pour autant, le regard que je porterais en tant que juriste consiste à dire qu’il faut sans doute, en l’état où nous sommes rendus actuellement, mieux contrôler l’usage qui est fait des pouvoirs qui existent car c’est peut-être un peu tard pour la prévention, si je peux me permettre de m’exprimer ainsi. Une fois que les alliances sont réalisées, une fois que la concentration s’est opérée, il me semble difficile de revenir en arrière. Je sais bien que cela a été envisagé à une époque avec les injonctions structurelles mais le Conseil constitutionnel a sanctionné ce type de mesure en considérant qu’une atteinte excessive était portée à la liberté d’entreprendre.

M. le président Thierry Benoit. Il y a des contrats, on parle de rééquilibrage des relations commerciales et au fil des auditions, on voit bien qu’il y a ce qui s’écrit dans les contrats et ce qui se pratique depuis des dizaines d’années. Personnellement, j’ai le sentiment qu’il y a eu une forme de bienveillance d’un ensemble d’acteurs institutionnels, que ce soit les pouvoirs publics ou peut-être même la justice, quant à appliquer le droit, c’est-à-dire avoir des contrats peut-être sommaires et des pratiques, comme le disait le rapporteur il y a quelques jours, pas toujours très catholiques.

Mme Murielle Chagny. C’est vrai qu’il peut y avoir un décalage entre ce qui est prévu dans le contrat et la façon dont le contrat est exécuté. C’est précisément l’un des avantages que présente le droit de la concurrence, qu’il s’agisse des pratiques anticoncurrentielles, théoriquement du moins, ou encore restrictives puisque l’on appréhende des pratiques, autrement dit pas uniquement le contenu du contrat mais aussi la façon dont le contrat est exécuté. De ce point de vue, il me semble que nous avons les armes et les instruments juridiques. Le problème est celui de la preuve et éventuellement des pratiques, qui peut être délicat. Les victimes pourront éventuellement être réticentes à agir elles-mêmes alors qu’elles ont peut-être les preuves de ces pratiques.

De plus, des possibilités d’agir sont données au ministre de l’Économie et à la DGCCRF mais ici, en pratique, les informations sont bien sûr transmises mais cela reste différent du point de vue d’une action en justice lorsqu’on n’est pas la victime directe et qu’on a une connaissance indirecte des pratiques. Dans le cadre du débat contradictoire, les éléments sont sans doute moins nourris, si j’ose dire.

 Il faut prendre aussi en compte le fait que la DGCCRF ne peut pas tout faire. Je reviens à ce que je disais en évoquant les moyens : dans le cadre de la loi Egalim, il a été relevé que certaines dispositions n’étaient pas appliquées. C’est pourquoi la possibilité d’agir a été étendue. Le bureau 3C, qui s’occupe du droit des pratiques restrictives, est assez peu étoffé.

Mme Cendra Motin. Madame Chagny, j’allais justement vous poser la question des moyens de la DGCCRF mais vous venez d’y répondre.

Je voudrais savoir, dans le débat contradictoire tel que vous pouvez le pratiquer ou au moins le voir dans les contentieux, comment on se sert de son action et quelle différence vous pouvez faire entre un dossier avec ou sans l’intervention de la DGCCRF. Vous avez parlé de la médiation ; le rôle du médiateur a été renforcé. Avez-vous dans vos connaissances des exemples de relations, pas forcément entre le monde agricole et le monde de l’industrie ou de la distribution mais dans d’autres secteurs ? Avez-vous une expérience à nous faire partager sur le rôle qu’a pu jouer la médiation ? A-t-elle amélioré ou non les choses ?

Plus spécifiquement dans l’application de la loi, comme vous l’avez dit, certaines choses sont plus ou moins faciles à prouver mais la loi LME contenait des éléments très clairs ; je pense par exemple aux délais de paiement. Avez-vous constaté une inflation des plaintes sur des points très précis et dont il est plus facile de se saisir dans la loi ? Pensez-vous qu’il y a une orientation à prendre dans la loi par rapport aux types de mesures ? Vous parlez de mesures générales mais ne peut-on pas se saisir plus facilement d’une mesure très ciblée que d’une mesure générale ?

Mme Murielle Chagny. Je vais répondre à vos différentes questions en commençant par la dernière. Vous évoquez les avantages que peuvent présenter des mesures ciblées par rapport à des mesures ou à des règles plus générales. Peut-être pourrait-on combiner les deux avantages, à savoir une disposition générale comme nous l’avons, et je pense là à la règle sur le déséquilibre significatif en particulier, mais en l’illustrant via une liste de pratiques qui peuvent être considérées comme contraires à cette disposition. Nous serons d’ailleurs peut-être amenés à aller en ce sens lorsque nous aurons à transposer la directive sur les pratiques commerciales déloyales. De ce point de vue, on pourrait même imaginer avoir plusieurs catégories de listes en quelque sorte : une liste de pratiques noires, une liste de pratiques grises, ce qui correspond à ce qui est contenu dans l’article 4 de la directive, et une liste de pratiques blanches qui pourrait être relevée à partir des interventions de la CEPC, qui est amenée à constater un certain nombre de pratiques et à rendre des avis. Comme nous sommes ici sur du non contraignant, sur de la soft law, on pourrait imaginer combiner ces trois catégories de listes tout en gardant la règle générale car en matière de délai de paiement, nous sommes allés vers des règles très précises avec des sanctions très mécaniques via les sanctions administratives et nous avons constaté que les opérateurs sont très inventifs en pratique. On peut donc imaginer d’autres façons de procéder pour décaler ou allonger d’une manière ou d’une autre le délai.

À mon sens, il ne faut pas se priver des vertus de la règle générale mais ces vertus peuvent être complétées par des vertus autres de règles plus spécifiques en les insérant dans la règle générale. Le mécanisme des listes pourrait être opportun.

Concernant la médiation, je n’ai pas, à titre personnel, d’expérience de médiateur. Il me semble en revanche, pour avoir eu l’occasion d’échanger avec des médiateurs à différentes reprises, que cette voie mériterait vraiment d’être encouragée car elle peut être gagnante, notamment dans l’hypothèse qui est précisément celle qu’on évoque, soit les relations entre les fournisseurs et les distributeurs car dans ces cas de figure, le mieux pour tout le monde est a priori de rester en relation, ce qu’on est en principe amené à faire. Ce peut être une voie d’apaisement du conflit moins stigmatisante, moins traumatisante que l’action en justice. Cette voie ne fonctionne peut-être pas pour tout, je ne suis pas en train de dire que c’est la solution idoine, mais elle mériterait d’être développée. Au sein de la Commission d’examen des pratiques commerciales, j’ai pu constater que la présence de représentants des fournisseurs ou des distributeurs en présence d’autres personnes plus neutres était propice à des échanges assez apaisés. Cela pourrait être une idée à creuser dans une perspective de médiation. Pourquoi ne pas imaginer, sur un conflit particulier que la Commission ne permettrait pas de régler en tant que tel, de combiner une intervention de la CEPC avec une médiation stricto sensu, avec, pourquoi pas, une personne « neutre » de la CEPC qui pourrait être aux côtés du médiateur professionnel, donc l’expert de la médiation, et en présence d’un représentant des fournisseurs et d’un représentant des distributeurs. Cela pourrait être une piste à développer.

Enfin, par rapport à votre question concernant l’intervention du ministre de l’Économie, dans les procédures judiciaires engagées, il me semble qu’il agit plus qu’il n’intervient. Généralement, il engage l’action en justice. Il arrive aussi qu’il intervienne dans certaines procédures mais c’est plus souvent une action qui est engagée hors la présence des victimes directes.

M. Daniel Fasquelle. J’ai deux questions. La première concerne la Commission d’examen des pratiques commerciales. Étant donné que vous en avez fait partie, je voudrais savoir quel bilan vous tirez de l’action de cette commission. Permet-elle vraiment d’avoir accès au cœur des relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs et le travail réalisé par cette commission est-il vraiment exploité ? Sur quoi débouche-t-il ? S’il y avait des choses à changer dans le fonctionnement, les moyens, les suites à donner ou le rôle de cette commission, que pourriez-vous proposer ?

La deuxième question concerne l’articulation entre le droit national et le droit européen et la place de l’un et de l’autre. Certaines centrales d’achat sont maintenant européennes. Leclerc est poursuivi par le Gouvernement français pour des comportements de la centrale d’achat qui l’a positionné à Bruxelles. On peut penser que ce type de comportement pourra se développer à l’avenir. Faut-il renforcer encore le droit européen ? La réponse nationale suffit-elle et dans quelle mesure le droit français peut-il être en capacité d’appréhender ce type de comportement ? On peut déjà faire un grand nombre de choses à travers la notion de loi de police mais je souhaitais revenir sur ce sujet. Merci.

Mme Murielle Chagny. S’agissant de la CEPC, le bilan est très positif d’un point de vue qualitatif. J’ai pu constater un vrai échange entre les parties prenantes et donc la possibilité de trouver des solutions et des compromis. Les avis sont rendus selon le principe de l’unanimité en séance et les relations sont tout à fait apaisées à l’intérieur de cette instance. C’est aussi une façon d’apaiser certaines choses en externe.

Les recommandations pourraient être développées, ce qui est déjà prévu dans les prérogatives. Nous sommes saisis pour avis mais nous pouvons aussi se saisir et adopter des recommandations. La présence au sein de la Commission de représentants à la fois des fournisseurs et des distributeurs pourrait être mieux exploitée. Cela s’est vu à travers l’exemple du guide sur les pénalités logistiques établi en décembre dernier et c’est un exemple à poursuivre.

Je vous remercie de me donner l’occasion de le souligner : il y aurait à réfléchir à une articulation avec la médiation. Sur un plan macro, nous avons déjà un rôle de médiation en quelque sorte, à travers les bonnes pratiques que nous pouvons signaler et les mauvaises pratiques que nous pouvons stigmatiser de façon non contraignante. Nous jouons aussi un rôle à travers les avis que nous rendons. À titre personnel, je souhaiterais voir se développer les avis rendus à la demande des juridictions, ce qui me paraîtrait opportun. J’ai parlé des moyens de la DGCCRF tout à l’heure mais les moyens de la Commission d’examen des pratiques commerciales sont réduits à presque rien. Je sais qu’en général tout le monde demande plus de moyens mais là, je dois dire que les moyens sont vraiment extrêmement réduits.

Je ne sais pas si j’ai répondu à l’ensemble de votre question pour la CEPC. Avec la réforme qui est intervenue, du point de vue des bonnes pratiques, les futurs membres pourraient essayer de travailler à l’intérieur de la Commission en vue de donner un cadre contractuel aux négociations, d’expliciter en quelque sorte, de donner une mise en musique pratique des négociations à la lumière des nouvelles dispositions. Cette recommandation de développement de bonnes pratiques pourrait être très utile, même si cela constituerait un travail de longue haleine.

Sur l’articulation du droit national et européen, face à des pratiques internationales, la question de l’application de la loi dans l’espace se pose. La loi de police peut répondre en partie à la question ; la directive sur les pratiques commerciales déloyales l’envisage bien en ce sens. Pour autant, la qualification de loi de police peut se trouver assez largement désactivée en cas de clause attributive de juridiction car en ce cas, une juridiction américaine par exemple ne va pas forcément être encline à appliquer la loi de police française. D’où l’intérêt de l’action du ministre de l’Économie car il n’est pas lié par la clause attributive de juridiction puisqu’il est tiers au contrat. Dans ce cas, il peut agir devant une juridiction française et faire appliquer le droit des pratiques restrictives.

Néanmoins, une intervention européenne peut dans certains cas avoir du sens, ne serait-ce que dans un but d’égalisation de la concurrence entre les opérateurs économiques car la volonté de protéger les fournisseurs peut parfois avoir des effets pervers dès lors qu’on va parfois être tenté de solliciter des fournisseurs d’un autre État membre. De mon point de vue, la solution n’est pas uniquement dans le droit de l’Union européenne mais il faut sans doute aussi y recourir.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je vous remercie pour tout ce que vous nous avez expliqué. Il me semble qu’il y a un petit problème en France. Les lois qui touchaient l’agriculture, lois « Galland », LME, LAAAF et EGAlim aujourd’hui, ne s’imbriquent pas mais se superposent et on se rend compte qu’elles mettent parfois en échec des mesures que l’on prend. Par exemple, en ce qui concerne LME, quand on dit qu’il va y avoir des discussions entre distributeurs et fournisseurs par rapport à une référence, au coût de production ou autre, on voit bien que les discussions de prix ont déjà été faites et que de toute façon le tempo est mauvais. Ne vous semble-t-il pas nécessaire de faire un peu de nettoyage ?

Par rapport aux règles de droit communautaire, on observe aujourd’hui des difficultés de fonctionnement dans les interprofessions pour la représentation. La représentation reconnue aux syndicats aujourd’hui ne correspond pas à la réalité puisque les syndicats sont représentatifs dans l’unique mesure où ils sont présents. Cependant, on a la possibilité de contester si on représente un tiers des volumes. Ne vous semble-t-il pas que les règles d’extension des règles des organisations professionnelles permettent une piste pour la prise en compte de tous les maillons ?

Mme Murielle Chagny. S’agissant du phénomène que vous évoquez, qui est celui de l’empilement des lois au fil des années sans qu’il n’y ait de refonte d’ensemble, vous prêchez une convaincue C’est la raison pour laquelle, depuis assez longtemps, j’ai pu plaider en faveur d’une réforme d’ensemble du titre IV car une bonne partie des textes devenait illisible ne serait-ce que par leur aspect. En outre, il y avait comme vous l’évoquiez des difficultés d’articulation parfois au sein d’un même texte, des dispositions qui apparaissaient contradictoires ou en tout cas difficiles à concilier.

Cela étant, il me semble que nous sommes allés dans la bonne direction avec l’ordonnance toute récente qui porte refonte du titre IV. Ce n’est pas parfait, peut-être aurions-nous pu faire mieux, par exemple en matière de transparence tarifaire avec les conventions, mais la critique est aisée et l’art est difficile.

En revanche, dans la mesure où on sait déjà qu’il va falloir de nouveau intervenir, ne serait-ce que pour transposer la directive, il faut garder à l’esprit ce souci d’éviter l’éparpillement, la superposition, le millefeuille, raison pour laquelle j’évoquais tout à l’heure la possibilité de transposer la directive en ce qui concerne les règles de droit substantiel au sein de l’article L. 442-1 du Code de commerce sous la forme d’une liste de pratiques noires et grises.

L’autre voie possible consisterait à placer ces dispositions au sein du chapitre spécifique pour les produits agricoles et alimentaires créé par l’ordonnance de refonte. Maintenant que cette refonte a eu lieu et même si elle n’est pas parfaite, elle a le mérite d’exister et elle améliore la lisibilité de nos textes. Pour les prochaines interventions législatives, il faut vraiment garder à l’esprit cette nécessité de conserver quelque chose d’accessible aux destinataires des règles car il en va aussi de l’attractivité du droit français.

Je vais malheureusement devoir confesser mon incompétence à répondre à l’autre question. Je vais vous décevoir mais sur ce point, je ne suis pas la personne idoine.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On a un médiateur, on a la CEPC, l’Observatoire de la formation des prix et des marges, la DGCCRF, la Justice et même le législateur qui se met à faire une commission d’enquête. Cette commission d’enquête va faire venir 30, 40 ou 50 industriels de l’agroalimentaire et pas un seul ne va parler ! Ils ont tous peur. On s’aperçoit qu’on a beau mettre en place tout un tas d’outils, quand le bateau est en train de dériver, il n’y en a pas un qui ose parler ni se plaindre. En tant que professeur sur le droit de la concurrence et le droit des contrats, pourrait-on imposer une mécanique qui, lorsque le contrat, du côté de l’industriel, n’est pas respecté, celui-ci serait contraint de porter plainte ? Derrière l’industriel, un chiffre d’affaires, du résultat net et des gros salaires de patron d’industrie, des gens qui tournent au tournevis, des intérimaires des contrats courts, des personnes qui vivent avec 1 200 euros par mois ! Pour les protéger, l’industriel devrait peut-être porter plainte obligatoirement. Je voudrais avoir votre avis.

Ma deuxième question sera très courte : on parle de conditions générales de vente mais au niveau de l’industrie agroalimentaire, elles sont souvent amendées par des conditions générales d’achat. Quand je vais faire mes courses, je regarde les conditions générales de vente mais je n’impose pas des conditions générales d’achat à mon distributeur. Ne devrait-on pas tout simplement supprimer ces conditions générales d’achat et imposer à la distribution de signer des conditions générales de vente imposées par leurs industriels ?

Mme Murielle Chagny. Sur la première question, qui concerne la réticence à se plaindre de pratiques et notamment de façon officielle, je dois dire que la suggestion que vous formulez d’imposer de porter plainte m’interpelle. Je ne suis pas sûre que ce soit concevable d’un point de vue juridique ; il me paraît difficile de l’envisager. Plutôt que d’imposer, il faut arriver à inciter. Je vais reparler des modes de médiation car je crois que tous les modes de règlement sous forme transactionnelle sont sans doute à développer en la matière : il est de l’intérêt de celui qui est victime de pratiques de la part de son cocontractant de pouvoir faire que ces pratiques cessent mais aussi de pouvoir continuer à interagir avec lui.

S’agissant des conditions générales d’achat, les supprimer et faire appliquer totalement les conditions générales de vente est une solution très dirigiste qui en réalité limite quasiment toute possibilité de négociation en dehors du prix. C’est à la fois le professeur de droit des contrats et le professeur de droit de la concurrence qui est un peu réticent, c’est le moins que je puisse dire, à votre proposition. Je préfère le contrôle a posteriori. En outre, il me semble qu’avec la réforme, on a donné des éléments permettant de renforcer le rôle des conditions générales de vente. Je pense aux dispositions spécifiques aux produits de grande consommation et donc à l’obligation du distributeur de se positionner par rapport aux conditions générales de vente qui lui sont communiquées. Cela me paraît être la voie à suivre, l’autre étant un peu trop radicale à mon goût.

M. le président Thierry Benoit. Trois points avant de céder la parole à Cendra Motin.

Sur la question des contrats, je crois comprendre au fil des auditions et des éléments que nous collectons que lorsque les acheteurs qui représentent les acteurs de la distribution et du commerce rencontrent les industriels, l’objectif est de partir sur un prix déflationniste. On parle du contrat passé, de la situation de l’année écoulée. L’acheteur pour le compte de la grande distribution explique que le marché a été mauvais, que les marges n’ont pas été suffisantes, et va même parfois jusqu’à demander des compensations de marge : on n’a pas suffisamment margé donc pour commencer, on va discuter d’une compensation de la marge sur ce qu’on a négocié l’année dernière. On revient ainsi sur le contrat de l’année passée ; c’est la poursuite de ce que vient de dire le rapporteur. Premier élément : pourrions-nous aller jusqu’à proposer d’interdire de revenir sur la situation antérieure ? Un contrat est un contrat, il s’est exécuté et pour partir du nouveau contrat, on parle des indicateurs de coût de production du maillon « amont », objectif de la loi consécutive aux États généraux de l'alimentation (EGA) pour prendre en compte le coût de production chez des agriculteurs.

Deuxièmement, puisqu’on parle de déséquilibre des relations commerciales, on parle beaucoup des box. N’avons-nous pas à agir ou interagir sur la mise en condition des négociations ? Faut-il que les négociations aient obligatoirement lieu dans un box où on conditionne notre interlocuteur ou pourrait-on imaginer que l’acheteur vienne chez l’industriel pour discuter des prix et des produits mis en vente et qu’il y ait alternance de la négociation un coup chez l’industriel et un coup chez le distributeur ?

Dernier point : de là où vous êtes, observez-vous des éléments plutôt favorables suite au vote de la loi et de son application des États généraux de l'alimentation avec une prise en compte du maillon amont et des indicateurs du coût de production ?

 Mme Murielle Chagny. En ce qui concerne la rétroactivité, en principe une disposition existait et a été maintenue ; celle-ci permet de frapper de nullité les clauses, les dispositions instituant une rétroactivité. Normalement, l’arsenal existe, outre la possibilité de faire jouer la règle sur le déséquilibre significatif.

Par rapport aux conditions tarifaires, aujourd’hui, dans l’ordonnance telle qu’elle a réformé le titre IV, une disposition permet de contrôler le tarif de manière assez nette, il s’agit du nouvel article L. 442-1, alinéa 1 ou 2. Ce texte vise l’avantage manifestement disproportionné au regard de la contrepartie. Avant l’ordonnance, il ne s’appliquait qu’aux services ; dorénavant, il s’applique de manière générale car il n’y a plus de limitation liée au type de contrat concerné.

C’est un instrument extrêmement puissant car il n’y a pas, pour ce texte, à démontrer l’exercice d’un rapport de force, il n’y a pas l’équivalent de ce que l’on trouve dans la règle sur le déséquilibre significatif, soit le fait de soumettre ou tenter de soumettre ; c’est simplement le fait d’obtenir ou de tenter d’obtenir un résultat donné, donc un avantage manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie. Cet instrument existe.

Je crois que c’est le professeur Benzoni qui l’avait suggéré : on aurait pu imaginer de modifier le texte de l’article L. 420-5 du côté des pratiques anticoncurrentielles, l’interdiction des prix abusivement bas qui vise, pour le moment uniquement, les ventes aux consommateurs. Cette disposition aurait pu être étendue aux ventes en amont. Cela aurait pu être imaginé et c’est toujours imaginable. Est-ce encore utile compte tenu de la modification du domaine d’application de l’avantage manifestement disproportionné sans contrepartie ou avec une contrepartie ? Il faut essayer de penser les règles en complémentarité et il n’est pas forcément utile d’avoir plusieurs instruments pour régler un même problème.

Sur la question des box, j’ai un peu peur que si la loi commence à dire qu’il faut que la négociation se passe comme ceci dans tel local, etc., la loi s’abîme un peu dans le détail. En revanche, c’est typiquement le genre de choses qui pourraient être évoquées dans le cadre du développement de bonnes pratiques. J’évoquais tout-à-l’heure le développement de bonnes pratiques qu’il revient normalement à la Commission d’examen des pratiques commerciales de développer et de mettre en avant. Là, cela pourrait avoir son sens. Pour moi, cela ne ressort pas du domaine de la loi mais plutôt du domaine des bonnes pratiques car c’est adaptable, on peut modifier les choses.

Quant à l’impact de la loi EGAlim, j’aurais tendance à dire que c’est un peu prématuré pour moi, qui ne suis pas opérateur mais professeur de droit, de pouvoir porter une appréciation. Certes, l’ayant écrit, je ne vais pas me renier : j’ai quelques doutes sur la compatibilité de l’interdiction de la revente à perte au regard de la législation européenne. Je ne suis pas sûre que d’un point de vue juridique, le rehaussement du seuil de revente à perte soit très solide en raison de la fragilité de la prohibition elle-même. Une appréciation de l’impact de la loi me paraît difficile à donner en pratique. En revanche, je crois vraiment que la simplification qui a été portée en partie par l’ordonnance va dans le bon sens, même si tout n’est pas parfait ; elle rend quand même les choses plus claires pour les opérateurs.

Mme Cendra Motin. Nous avons fait beaucoup d’analyse de textes. J’aimerais savoir si vous avez des choses à nous transmettre sur la jurisprudence. On désigne toujours les mêmes acteurs du doigt en mettant les méchants d’un côté et les gentils de l’autre mais est-ce que dans la pratique du droit, dans la jurisprudence, les méchants sont toujours condamnés et les gentils gagnent toujours ou est-ce qu’on se rend compte que quand la justice est saisie dans l’application, tout le monde n’est pas noir ou blanc ? Je souhaiterais connaître votre analyse de la jurisprudence des textes actuels et ce qu’elle peut nous révéler sur les pratiques des différents acteurs, que ce soit les industriels, les représentants du commerce ou même certaines PME qui traitent en direct.

Mme Murielle Chagny. Merci de me donner l’occasion d’évoquer un sujet qui m’est cher : celui de la place du juge et du juge judiciaire notamment. Ce n’est pas exactement votre question mais je vais me permettre d’évoquer un point.

Comme vous le savez, les sanctions administratives ont été développées en la matière pour appréhender des manquements formels et je ne conteste pas l’opportunité de certaines de ces sanctions administratives.

Cependant, je regrette très fortement qu’en cas de contentieux, ce soit le juge administratif qui soit amené à statuer car dans ce cas la juridiction administrative intervient dans des relations qui sont plutôt des relations entre partenaires commerciaux et par ailleurs, cela contribue encore à étendre le nombre d’intervenants possibles mais ne contribue pas à une unité de réponse. On devrait donner davantage de moyens au juge judiciaire. Comme vous le voyez, je ne plaide pas que pour ma paroisse.

Sur la jurisprudence, je n’ai pas connaissance de toutes les décisions mais quand on regarde les décisions notamment de la Chambre 5-4 de la Cour d’appel de Paris, on constate qu’elle est entrée en voie de condamnation, notamment sur la base des assignations dites « Novelli » dans un premier temps et d’autres assignations qui ont été portées sur le terrain du déséquilibre significatif. Un certain nombre de condamnations ont été prononcées mais elles n’ont pas été systématiques car la Cour a parfois estimé que la pratique dénoncée ne remplissait pas les conditions requises par le texte. Il y a place pour de la nuance dans les pratiques, certaines pratiques sont sans doute plus nocives ou plus contestables que d’autres. Finalement, la jurisprudence me paraît être le reflet de la réalité des choses. Un point délicat était la notion de partenaire commercial telle que la jurisprudence et notamment la Cour d’appel de Paris l’interprétait, qui était une interprétation assez restrictive qui portait en elle le risque de fermer les possibilités d’application du texte. Ceci n’aura plus cours à l’avenir puisque la nouvelle rédaction du texte issu de l’ordonnance a fait disparaître toute référence à la notion de partenaire commercial et a visé tous les temps de la phase contractuelle, c’est-à-dire la négociation du contrat mais aussi et en particulier son exécution.

M. Daniel Fasquelle. Vous avez fait allusion dans votre introduction à l’évolution du monde du commerce et on constate, aux États-Unis par exemple, que Whole Foods a été racheté par Amazon, ce qui a eu pour conséquence une pression plus forte sur les fournisseurs. Ce phénomène peut parfaitement apparaître en France et en Europe. Le législateur a souvent un coup de retard sur ces questions. Ne pourrait-on pas, pour une fois, avoir un coup d’avance face à cette évolution ? L’arsenal législatif tel qu’il existe aujourd’hui suffira-t-il demain pour appréhender ces nouveaux comportements avec notamment le commerce en ligne, l’intervention des GAFAM dans le domaine de la distribution… ? On voit bien que des frontières sont en train de disparaître. Deuxième question : vous avez fait référence tout à l’heure à l’abus de dépendance économique. C’est vrai qu’il figure dans la partie du code de commerce sur les pratiques anticoncurrentielles et que c’est une infraction difficile à mettre en œuvre. Que faudrait-il pour faire en sorte que demain, on puisse s’appuyer plus facilement sur l’abus de dépendance économique, qui pourrait justement être un moyen, un outil utile dans la relation déséquilibrée entre fournisseurs et distributeurs ?

Mme Murielle Chagny. S’agissant de l’évolution liée aux acteurs du numérique, la solution me paraît être de rester sur des règles générales car ces règles ont la vertu de pouvoir s’appliquer quelle que soit la situation donnée et il me semble que c’est la voie qu’il faut poursuivre car si on a des règles générales, elles permettront d’appréhender des géants du numérique au-delà même de la question de la distribution, telles que les pratiques de Google dans d’autres domaines.

Il y a aussi la question, pour les géants mondiaux, de l’appréhension de leurs pratiques sur le fondement de quelles règles avec la question des lois de police et peut-être l’intérêt d’une intervention au plan de l’Union européenne. La directive récente sur les pratiques commerciales déloyales se déclare applicable à partir du moment où soit l’acheteur, soit le fournisseur est localisé dans un des États membres de l’Union européenne. Cela permet déjà d’élargir le champ d’application. C’est la raison pour laquelle, sur ce type d’acteur, je crains que la solution ne puisse pas être purement franco-française.

Concernant l’abus de dépendance économique, en l’état actuel, on peut se demander si, en France, il est vraiment opportun ou utile de le réactiver dans la mesure où désormais, au sein du droit des pratiques restrictives, certains instruments, notamment au niveau du déséquilibre significatif, permettent de se saisir des pratiques de façon assez efficace, soit un texte général avec des sanctions, notamment l’amende civile, qui peut être élevée. Concernant la France stricto sensu, on pourrait se demander si on a vraiment besoin de réactiver l’abus de dépendance économique. En revanche, cela aurait tout son sens dans une perspective européenne. On peine à se saisir des abus d’exploitation car l’abus de position dominante n’est manifestement pas l’instrument idoine faute de pouvoir caractériser la position dominante. On pourrait donc se demander si l’abus de dépendance économique ne gagnerait pas à insérer l’arsenal des pratiques anticoncurrentielles, y compris à l’échelle européenne.

Comment pourrait-on le réactiver ? À mon sens, cela passe par une redéfinition ou en tout cas des critères donnés sur ce qu’est la dépendance économique car l’interprétation qui est faite de la notion de dépendance économique à partir des quatre critères cumulatifs fait que le texte n’est quasiment jamais applicable. Il est applicable quand on peut établir une position dominante, ce qui ne sert à rien. Au vu des expériences passées, puisque le législateur a déjà essayé de modifier ce texte pour qu’il soit davantage applicable et que cela n’a pas donné les résultats espérés, il faudrait être beaucoup plus directif en donnant des critères, des éléments très précis à destination de l’autorité de la concurrence et des juges.

M. le président Thierry Benoit. Nous allons passer la parole à Martine Leguille-Balloy avant de clore notre audition car nous avons une autre personne à auditer tout à l’heure.

 Mme Martine Leguille-Balloy. J’ai une question qui quelque part est presque une constatation. Je précise que j’ai été avocate pendant de très nombreuses années dans l’agroalimentaire. J’entends ce que vous dites par rapport au fait que sur le sanitaire ou l’intervention des fraudes, on va devant le tribunal administratif mais vous venez de parler longtemps de la position dominante et de dépendance économique. Je pense que vous avez répondu à ma collègue qu’il y avait peu de jurisprudence sur la question.

Je pense sincèrement qu’il y a peu d’affaires et de jurisprudence car il y a une telle position dominante que les autres, ceux qui sont vraiment en dessous, n’attaquent pas. En outre, vous avez dit qu’il fallait recourir au médiateur. Une chose très gênante et qui ne va pas améliorer les choses est l’absence de publication des décisions du médiateur. Par essence, une médiation est secrète. Ce serait plus simple si on savait ce qui s’y passe. Que pensez-vous de ces deux observations ?

Mme Murielle Chagny. S’agissant de la position dominante, ce que je voulais dire, c’est que les indices à partir desquels elle est caractérisée en droit des pratiques anticoncurrentielles ne sont pas remplis. En termes de parts de marché détenues, les autorités de la concurrence ne caractérisent pas la position dominante. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une position de force de l’intérêt d’avoir un instrument autre. C’est pourquoi je parlais d’abus de dépendance économique : s’il n’y a pas position dominante, il y a bien un pouvoir de négociation qui existe et dont il faut se saisir.

Concernant le médiateur, vous avez raison : ce qui fait le succès de la médiation, c’est précisément la confidentialité, même si ce n’est pas la seule raison de son succès. Cela étant, il me semble que dans le cadre du rôle du médiateur des relations agricoles, il a été prévu que dans certains cas de figure, il pouvait rendre publiques ses recommandations. Cela résulte de la récente loi EGAlim et je ne sais pas ce que cela a donné. Est-ce que cela peut être une façon de remédier à ce que vous évoquez ? Je l’ignore.


M. le président Thierry Benoit. Madame Chagny, il me reste au nom des membres de la commission à vous remercier.

Merci encore. Cette audition est terminée.

Mme Murielle Chagny. Merci beaucoup Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés pour cette audition. Je suis à votre disposition si vous le souhaitez.

 

 

L’audition s’achève à onze heures dix.

 

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19.   Audition, à huis clos, de M. Francis Amand, médiateur des relations commerciales

(Séance du jeudi 23 mai 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


20.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Ferrier, agrégé des facultés, Professeur à l'Université Montpellier et directeur du master 2 « Droit de la distribution et des contrats d'affaires »

(Séance du lundi 27 mai 2019)

L’audition débute à dix-sept heures cinq

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur et président. Monsieur Nicolas Ferrier, vous êtes agrégé des facultés de droit, professeur à l’Université de Montpellier, directeur du master de droit de la distribution et des contrats d’affaires. À ce titre, vous enseignez depuis 2009 dans les domaines du droit de la distribution, du droit européen des contrats et en particulier du droit des contrats de la distribution. Vous êtes ici présent dans le cadre de la commission d’enquête sur la relation entre la grande distribution et ses fournisseurs – dont je suis le rapporteur – et je remplace d’ailleurs exceptionnellement le président aujourd’hui.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment.

(La personne auditionnée prête serment.)

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Je propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de quelques minutes puis nous passerons aux questions qui nous permettront d’échanger.

M. Nicolas Ferrier, professeur agrégé des facultés de droit, professeur à l’université de Montpellier. Monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m’auditionner aujourd’hui. Il m’a été demandé de présenter rapidement l’état du droit positif sur ces relations entre grande distribution et fournisseurs. Ces relations relèvent d’un cadre juridique conséquent et varié.

Nous pouvons partir du droit commun des contrats, du code civil rénové en 2016, dont quelques dispositions pourraient intéresser les relations entre la grande distribution et les fournisseurs, en particulier la violence économique consacrée dans le code civil et le « déséquilibre significatif ». En réalité, ces dispositions présentent un intérêt relativement faible par rapport à celles du code de commerce, surtout depuis sa rénovation, car elles sont certainement plus accueillantes pour des griefs équivalents. Je pense, à vrai dire, que les ressources principales se trouvent dans le code de commerce.

Je pense, bien entendu, à ce fameux droit des pratiques restrictives et de la transparence tarifaire, qui a été élaboré afin de lutter contre les abus de la grande distribution, même si son champ d’application est beaucoup plus large. Ce droit a été récemment refondu, avec un encadrement de la négociation, du contenu du contrat, et un contrôle des pratiques une fois le contrat en place. Les nouvelles dispositions se veulent plus lisibles, plus simples. Elles sont aussi plus larges pour certains d’entre elles, notamment sur la question du déséquilibre significatif, où le texte a été ouvert par rapport à sa version antérieure. De manière plus précise, la période précontractuelle est beaucoup mieux encadrée : certains abus sont spécifiquement visés dès la négociation et non plus au stade de l’exécution du contrat.

L’une des nouveautés de la réforme, c’est d’avoir distingué les rapports avec la grande distribution – car en visant les produits de grande consommation, c’est la grande distribution que l’on vise – par un régime plus strict, mieux adapté, que le droit commun des relations commerciales.

Il y a aussi des dispositions spécifiques relatives aux produits alimentaires et agricoles qui sont venues se greffer dans le code de commerce. Nous savons en outre qu’il existe, au niveau du droit européen, une proposition de directive qui se rapprocherait de notre droit des pratiques restrictives, et sans doute se posera-t-il un problème d’articulation entre les deux.

À côté de ce droit des pratiques restrictives, qui s’apparenterait plutôt à un droit spécial des contrats, il y a le droit des pratiques anticoncurrentielles. C’est un droit qui s’intéresse soit aux structures – on pense évidemment aux dispositifs sur les concentrations –, soit aux pratiques et aux comportements tels que les abus de position dominante ou les ententes. La spécificité de ce droit des pratiques anticoncurrentielles, c’est qu’il suppose une affectation du marché. C’est là que nous sommes véritablement dans le droit de la concurrence, et non dans le droit des pratiques restrictives, qui est indifférent à toute incidence sur la concurrence.

Que penser de ce cadre, très brièvement présenté ? Dans le domaine de la grande distribution, son efficacité est périodiquement remise en cause, contestée, et je pense que l’existence même de cette commission d’enquête montre les limites du droit positif en la matière. Les mauvaises pratiques demeurent. Dès lors, quelles solutions pouvons-nous envisager ? À partir de l’éventail que nous venons de dresser, si nous pensons aux droits des pratiques anticoncurrentielles, il y aurait deux pistes. La première serait d’agir sur les structures, par un assouplissement des règles de concentration.

On sait que certaines initiatives en la matière, notamment à propos des injonctions structurelles, n’ont pas abouti et qu’elles ont été censurées. Il s’agit là cependant d’une piste.

Il existe par ailleurs, désormais, une obligation d’information préalable en cas de rapprochement des centrales d’achat. Ce texte relativement récent, qui a encore été modifié par la loi EGAlim, est proche – en apparence du moins – d’un texte qui concerne la structure des concentrations. En réalité, il nous amène assez rapidement à la question des ententes, car c’est au titre des ententes qu’un tel rapprochement pourrait être, le cas échéant, sanctionné.

Du côté des comportements, on sait qu’il y a eu des initiatives en faveur d’un élargissement du champ de l’abus de position dominante, à travers l’abus de dépendance économique. Là encore, des propositions avaient été faites en 2016 en vue d’assouplir le dispositif mais elles n’ont pas abouti. Si l’on s’intéresse aux comportements eux-mêmes, le droit des pratiques restrictives, surtout dans sa nouvelle rédaction, est sans doute, potentiellement, le plus efficace puisque, justement, il ne suppose pas d’atteinte au marché.

De ce point de vue, est-il nécessaire de modifier les règles de fond ? Dans un premier mouvement je dirais non pour deux raisons. La première c’est que l’on vient tout juste de les modifier. La seconde – pour reprendre une formule bien connue – est que « les réformes sont praticables, les pratiques sont difficilement réformables ». On sait que, depuis 1996, les réformes se sont succédé et ont permis difficilement de remédier aux abus.

Du côté du droit substantiel, donc, il ne me semble pas nécessaire de modifier le droit des pratiques restrictives.

Du côté de la procédure, il y a tout de même, aujourd’hui, cette action du ministère, qui permet de faire face à ce qu’on appelle la passivité rationnelle des victimes c’est-à-dire au fait que les victimes ont davantage intérêt à ne pas agir qu’à agir. Donc, nous avons les textes là. Il reste ensuite à les appliquer plus largement, mais il me semble que cette piste est bonne.

La dernière piste, c’est donc le contrôle exercé par l’administration. De ce point de vue, les textes, les outils juridiques, sont suffisants. Les pouvoirs de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) – qui ont récemment été étendus – sont très importants, et suffisants pour exercer les contrôles. Si une difficulté se présente, elle me semble être davantage d’ordre matériel que d’ordre juridique. Il s’agit donc d’une bonne piste, qui permet de mettre la balle dans le camp de l’administration et non plus dans celui des victimes, dans la mesure où il est très difficile de remédier à leur passivité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Merci beaucoup. J’ai une première question : vous avez dit que « les mauvaises pratiques demeurent ». Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est une « mauvaise pratique » et ce qui demeure encore aujourd’hui ?

M. Nicolas Ferrier. Ce que j’entends par « mauvaises pratiques », dans une approche très positiviste, ce sont les pratiques contraires aux textes. Ce sont les situations de déséquilibre significatif, les clauses qualifiées comme telles par la jurisprudence. On voit bien que ces clauses demeurent. À mesure que l’on crée de nouveaux griefs très ciblés, il y a des contournements, mais les pratiques existent encore dans le domaine de la grande distribution, et les condamnations régulières montrent que la source ne se tarit pas.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Avez-vous des exemples pour nos collègues qui vont voir la vidéo de cette audition ? Ce serait bien de leur expliquer, de contextualiser, de mettre un peu de pragmatisme ? Avez-vous quelques exemples de mauvaises pratiques qui demeurent encore aujourd’hui ?

M. Nicolas Ferrier. La mauvaise pratique, c’est celle qui est contraire aux textes et qui est donc illicite. Les mauvaises pratiques que l’on peut rencontrer, ce sont par exemple les demandes d’avantages rétroactifs en cours d’exécution, alors que la relation est censée avoir été figée. Il s’agit de demandes qui visent à remettre en cause l’équilibre tel qu’il résulte de la négociation. Toutes les demandes qui interviennent en cours d’exécution ne constituent pas de mauvaises pratiques, mais ce sont des sources potentielles d’abus. Un avantage sans contrepartie – donc un avantage sans justification et manifestement excessif – qui fait supporter au fournisseur une charge qui devrait l’être par le distributeur est un exemple de mauvaise pratique.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Nous allons rester sur les demandes de services. Au fur et à mesure de l’avancement de cette commission d’enquête – qui se réunit publiquement ou à huis clos – nous nous apercevons qu’il peut y avoir des demandes de remises tarifaires. Il y a donc le prix net, celui de fond de rayon, et puis les successions de remises en échange de services tels que des études de marché ou autres. Aujourd’hui, il est demandé à l’industriel de payer des services non pas en faisant un chèque, mais en faisant une remise sur le prix net. Pour vous, cela doit-il évoluer ? Vous semble-t-il normal de payer par de la remise ?

M. Nicolas Ferrier. C’est une question délicate, car il y a d’un côté la vente de produits par l’industriel au prix convenu, et de l’autre côté le service destiné à la commercialisation du produit. Ce sont deux choses distinguées par les textes. Le nouveau texte, de ce point de vue, se montre plus ouvert puisqu’il nous dit que, désormais, la rémunération de la coopération commerciale fait partie du prix convenu. Cette ambiguïté – assez naturelle – est entretenue, car tout cela est assez globalisé. Lorsqu’on vend un produit, c’est pour qu’il soit revendu.

Il existe une sorte d’unité entre la vente et le service qui sera reconduit au moment de la revente. Le fait que l’on établisse une certaine unité entre les deux opérations ne me choque pas. Pour moi, la question est de savoir si l’on peut identifier, isoler le prix du service et de cette coopération, afin de pouvoir vérifier, par la suite, à la fois la réalité du service rendu et, le cas échéant, le déséquilibre significatif entre la valeur dudit service et le prix, dans la mesure où la Cour de cassation admet désormais le contrôle du prix au titre du déséquilibre significatif.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Ne serait-il pas plus simple d’éviter ce que j’appelle l’« ascenseur à remises » ? N’y aurait-il pas, selon vous, une simplification et un meilleur contrôle de la part des organismes de l’État, notamment de la DGCCRF, si le tarif était négocié et le reste déclaré ? Cela pourrait permettre à l’industriel, s’il le souhaite, de refuser la prestation de service. Nous sommes aujourd’hui dans le contexte d’un ascenseur à plusieurs étages de remises – cinq, voire six. Si l’industriel refuse un service payé par une remise tarifaire, il ne peut accéder à l’étage supérieur. Ne serait-il donc pas préférable de remplacer cet ascenseur à plusieurs étages de remise par de vraies prestations facturées ?

M. Nicolas Ferrier. Les textes, avant leur récente refonte, étaient très clairs de ce point de vue. Les services de coopération commerciale, que vous évoquez et qui donnent lieu à rémunération, doivent faire l’objet d’une facture distincte de la part du distributeur. Or, il est parfois difficile de savoir si le service participe à l’opération de vente ou si l’on est dans la revente.

L’intérêt de maintenir la distinction entre les deux, c’est d’obliger le distributeur à faire une facture distincte du service rendu et de faciliter le contrôle de la coopération commerciale. Il y a donc deux aspects dans votre interrogation. Il y a l’aspect formel : faut-il faut globaliser ou pas ? Je pense que moins on globalise, plus on facilite le contrôle. Et il y a un aspect substantiel : le chantage au service. C’est un autre problème, car il s’agit de se demander si le service rendu correspond à quelque chose de véritablement utile pour le fournisseur. Si le service est réel et présente un réel intérêt pour le fournisseur, je ne vois pas où est le problème. Les textes, tels qu’ils existent, sont suffisants pour contrôler la réalité de ces services et pour sanctionner le cas échéant.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Je poursuis avec mon idée, puisque le but de cette commission d’enquête – dont je suis le rapporteur – est d’émettre un rapport et de faire des propositions. Restons encore sur cet aspect rémunération du service.

Imaginez-vous industriel. On vous dit : « pour vendre votre produit, vous devez faire une remise de 1 % sur le tarif de base pour que je puisse vous donner une étude de marché », comme le fait la grande distribution. D’ailleurs, peut-être pouvez-vous nous expliquer à quoi ressemble une étude de marché qui reste au sein même de la centrale d’achat ou de la GMS – puisqu’on n’a pas le droit de les exploiter. Quand on demande un service, on reçoit une facture, et si on n’est pas content du résultat, on ne paie pas la facture. En revanche, la mécanique actuelle, c’est : « d’abord, tu me payes, et ensuite, je te donne le service, mais si tu n’es pas content, tu n’as aucun moyen de revenir en arrière puisque je t’ai déjà fait payer le service. » Ne pourrait-on dissocier les deux éléments et proposer des factures à payer une fois le service rendu ? Pour remettre les choses dans l’ordre et refaire tourner la roue dans le bon sens, il faudrait dire : « je vends un produit, je te demande un service pour m’aider à le vendre et, en fonction de la qualité et la réalité de ce service, je te rémunérerai. »

M. Nicolas Ferrier. J’ai pour point de départ – sous réserve d’abus éventuels – le principe de la liberté contractuelle. On peut parfaitement convenir, en droit des contrats, que le paiement s’effectue avant le service. Ce qui me semble être un problème, c’est l’hypothèse dans laquelle un service serait payé sans être rendu ou ne présenterait aucune utilité. Sur ce point, nous avons des textes qui nous permettent de sanctionner celui qui obtient la rémunération contre un service sans valeur. Les juges prennent soin de vérifier et de distinguer espoirs déçus et service fictif. Un contrôle peut donc s’opérer très simplement, en distinguant les obligations de moyens des obligations de résultat. Si le résultat est garanti, il faut qu’il soit là ; si ce n’est pas le cas, on engage sa responsabilité ou on rembourse. S’il s’agit en revanche d’une simple obligation de moyens, il faut s’assurer que le distributeur a bien mis en œuvre tous les moyens permettant d’aboutir. Sur le plan strictement juridique, je ne vois pas où est le problème. La difficulté pratique, c’est le fournisseur qui n’oserait pas, une fois qu’il a payé, se plaindre d’un service fictif. C’est effectivement une difficulté. On pourrait envisager d’inverser l’ordre des actions : le paiement ne se ferait qu’après, afin d’inverser le rapport de forces.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Pouvez-vous nous expliquer les principes du prix « un net », « deux net », « trois net », « quatre net », « cinq net », correspondant à ces services demandés par les centrales d’achat et la grande distribution aux industries de l’agroalimentaire ?

M. Nicolas Ferrier. Le « premier net », c’est la remise sur un volume d’achat. Le « deuxième net », c’est lorsque l’on inclut la rémunération des services distincts, ce qui correspond à l’ancien article L 441-7. Le service distinct est une catégorie un peu fourre-tout : c’est ce qui ne relève ni du premièrement ni deuxièmement. Le « triple net », c’est lorsque l’on peut imputer le prix de la coopération commerciale, dont la rémunération des services distincts.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Au niveau des volumes d’achats, les prix seraient négociés – en « un net », « deux net » ou « trois net », d’ailleurs – sans réel plan d’affaires débouchant sur des volumes d’achats. Est-ce pour vous quelque chose de standard, ou est-ce qu’on devrait travailler sur une proposition qui permettrait de conforter l’industriel quant à la quantité qui va être produite dans ses outils de production ?

M. Nicolas Ferrier. Je vous avoue que, sur ces problématiques commerciales, je ne suis pas la personne la plus compétente pour vous répondre.

Ce qui est certain, c’est que le nouveau texte sur les produits de grande consommation prévoit désormais la définition d’un plan d’affaires et, le cas échéant, les conditions de sa révision.

Je suis en revanche hésitant quant à l’idée de préciser davantage les choses, car tout dépend à la fois des secteurs d’activité concernés et des rapports de forces : le plan d’affaires fige la relation. Or, un commercial a besoin de réactivité. En lui imposant définitivement l’état de la relation et l’état des volumes qui seront acquis au cours d’une année, on ne prend pas en considération les aléas ni la manière dont le consommateur va accueillir le produit. Je suis donc assez hésitant quant à l’idée d’aller au-delà de ce que prévoit le nouveau texte issu de la refonte du titre IV du code de commerce.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Que pensez-vous de l’idée d’imposer des plans d’affaires ? Par exemple, ne pourrait-on pas envisager pour une référence avec un plan d’affaires à 500 000 unités de « cranter » les remises de 200 000 à 300 000, puis de 300 000 à 400 000, puis de 400 000 à 500 000 ? Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est qu’en fin d’année – avec ou sans plan d’affaires d’ailleurs – la grande distribution demande souvent une remise supplémentaire parce que justement le plan d’affaires n’a pas été atteint. Mais à qui la faute ? Est celle d’une part de rayonnage insuffisante, qui n’a pas permis de vendre un bon produit ? Ou celle de l’industriel, dont le produit était tout simplement nul ? Ne pourrait-on donc travailler par crans ? Enfin, avez-vous des échos de pratiques telles que les remises supplémentaires en fin d’année pour chiffre d’affaires non atteint ?

M. Nicolas Ferrier. Nous avons les fameuses clauses de garantie de marge, sollicitées par les distributeurs mais qui peuvent parfaitement être sanctionnées par les textes actuels. C’est finalement un avantage rétroactif qui est demandé, et il existe des textes tout à fait à même de sanctionner ces pratiques. Je vois celles auxquelles vous faites référence, et les textes sont suffisants. Aller au-delà limiterait l’adaptabilité des acteurs en leur imposant un volume sur l’année.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. On s’aperçoit que personne, en fait, ne porte plainte. Vous nous dites qu’il faudrait peut-être renforcer les moyens de la DGCCRF. Mais si l’on doublait ses effectifs, cela suffirait-il à déverrouiller le problème ? Les industriels ne seraient-ils pas toujours dissuadés de porter plainte, de crainte de se faire déréférencer ou de perdre un quart de leur chiffre d’affaires ?

Ensuite, la loi est la même pour tout le monde, et l’industriel pourrait être obligé de porter plainte à partir du moment où quelqu’un ne respecte pas la loi. Imaginons que la grande distribution ne respecte pas la loi ou amène l’industriel dans une direction qui n’est pas celle qu’il souhaitait prendre. Pour protéger son entreprise et donc ses salariés, ne devrait-il pas être obligé – peut-être à travers un site internet sécurisé ou un nouveau médiateur – de porter plainte ? Il ne s’agirait plus de crainte mais d’obligation.

M. Nicolas Ferrier. S’agissant de votre première interrogation, il est difficile de lire dans la boule de cristal. Mon point d’entrée, c’est que la victime n’agira pas. La seule alternative, puisque les textes sont là, c’est effectivement de permettre à un tiers de mieux agir, ce qui implique alors d’augmenter les moyens. C’est la piste à privilégier, dès lors que l’on admet que les outils juridiques sont satisfaisants.

Concernant la deuxième proposition, qui consiste à obliger la victime à agir, je n’y suis pas très favorable car ce serait une forte atteinte à la liberté individuelle. La victime est déjà victime, et ce serait une pratique assez révolutionnaire que de lui imposer d’agir. Je ne connais pas l’état du droit général, mais ça me paraît quand même très fort.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Je ne veux pas faire de politique aujourd’hui ! Pour vous, quand on parle de victime, s’agit-il de l’industriel, ou de son salarié ?

M. Nicolas Ferrier. Là aussi, je raisonnerai en juriste. Il y a l’industriel qui est la victime immédiate, en lien direct avec le dommage, et il y a les victimes collatérales. La solution pourrait être, le cas échéant, de permettre à ces victimes collatérales d’agir tels des lanceurs d’alerte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Je reviens sur la proposition d’un site internet sécurisé. Le problème que nous rencontrons, c’est que les personnes ne portent pas plainte car elles ont peur de perdre du chiffre d’affaires, de devoir licencier des gens ou de voir leur action « se casser la figure ». Demain, s’il est mis en place un outil plus sécurisé, complètement neutre, par exemple un site internet relié directement aux services de la DGCCRF, sur lequel les industriels pourraient signaler leurs difficultés, peut-être cela favoriserait-il l’action des lanceurs d’alerte à l’intérieur de l’entreprise ? Aujourd’hui, certains dirigeants ou cadres connaissent les problèmes mais ne peuvent les signaler. Pensez-vous que cela pourrait être une solution ?

M. Nicolas Ferrier. Cette solution me paraît la plus favorable, car elle ménage finalement assez bien les choses. Il y aura tout de même une difficulté si c’est un salarié qui va sur le site. Il peut, par exemple, exister dans son contrat de travail une clause de confidentialité qui l’empêcherait de révéler certaines informations.

Il faudrait là réfléchir à la prise en compte du secret des affaires. Les textes récents nous permettent d’écarter celui-ci lorsqu’il y a des atteintes manifestes. Mais, souvent, on est en présence d’abus qui impliquent une vision assez précise et globale des choses. L’abus ne se constate pas toujours simplement et n’est pas nécessairement manifeste. Dans ce cas, le risque serait que les salariés violent une obligation au titre d’un contrat de travail pour révéler des éléments se révélant finalement insuffisants pour caractériser un abus. C’est néanmoins une piste très intéressante, sur laquelle il faudrait avancer.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, président. Une personne que nous avons reçue en audition et qui est professeur de droit avait proposé la constitution de listes : liste noire, liste grise, liste blanche. Ici à l’Assemblée nationale, nous fabriquons, adaptons et modifions la loi : la constitution de listes pourrait être une des propositions dans le cadre de ce secret des affaires dédié à l’industrie agroalimentaire. À partir du moment où l’on constaterait un abus caractérisé sur ces listes, on pourrait avoir le droit d’aller sur ce site internet relié directement à la DGCCRF.

M. Nicolas Ferrier. Les listes, nous les avions jusqu’à la refonte du code. Elles ne sont jamais complètes, car c’est la course à l’échalote pour essayer d’attraper la nouvelle pratique. C’est tout l’intérêt d’avoir un dispositif général susceptible d’appréhender ce qui relèverait du cas particulier et qui n’aurait pas été prévu par le législateur. C’était déjà l’idée de Portalis. Cela n’invalide pas l’intérêt d’une liste, mais on vient justement de renoncer à un certain nombre de pratiques avec les clauses noires et l’ancien article L. 442-6, alinéa 2.

Cette question de la liste est ambivalente : d’un côté, elle accroît la sécurité juridique parce que l’on sait à coup sûr que telle pratique sera condamnable, mais, d’un autre côté, plus on prévoit de cas particuliers, plus on favorise les détournements. En réalité, on aura toujours un train de retard. Je pense qu’on peut jouer sur les deux tableaux, c’est-à-dire avoir un dispositif général, comme celui du code de la consommation, et puis, à côté, des listes de clauses grises ou noires. Il faut cependant veiller à bien les calibrer, car on ne peut pas être tout à fait sûr qu’une pratique est condamnable en soi.

Je prends l’exemple de la prime de référencement, qui consiste à payer une prime pour être référencé. Jusqu’à la refonte du code et du titre IV, la prime de référencement était condamnable en elle-même. Désormais, elle ne l’est que si on démontre qu’elle crée un déséquilibre significatif. De fait, on peut avoir une position nuancée sur cette prime : on pourrait considérer qu’à certains égards elle rémunère un avantage. Le fournisseur référencé a une chance de voir ses produits vendus, alors que s’il n’est pas référencé, il a la certitude de ne pas les voir vendus. Cette chance là peut être rémunérée. Le sujet de la liste noire doit donc être manié avec précaution, d’autant que la refonte a singulièrement limité la liste de pratiques visées par le nouveau texte.

M. le président Thierry Benoit. Veuillez pardonner mon retard.

Depuis de nombreuses années, le législateur essaie de travailler au rééquilibrage des relations commerciales. L’un des acteurs est en position dominante, il y a déjà eu depuis une dizaine d’années, la loi de modernisation de l’économie dite « LME » et la loi « Sapin 2 », et le gouvernement actuel a essayé d’y travailler dans le cadre de la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation. Au-delà, cependant, du cadre législatif et réglementaire, on a le sentiment qu’il y a dans les contrats un certain nombre de choses qui sont écrites, mais qu’il y a aussi beaucoup d’aspects périphériques. Dans le cadre des négociations, par exemple, on revient souvent sur ce qui s’est passé l’année antérieure. Cela vous paraît-il logique ? Il peut ainsi arriver qu’un distributeur demande des paiements de compensation de marge et dise : « l’année 2018 s’est mal passée, on va travailler sur 2019 mais, vous comprenez, je n’ai pas eu la marge que j’ai observée chez tel concurrent parce que vous avez accordé un prix préférentiel à tel concurrent et pas à moi. » Pensez-vous que nous, législateurs, puissions intervenir pour rééquilibrer ces relations ?

La loi souhaitée par le gouvernement actuel organisait une négociation en deux temps. Dans un premier temps, les agriculteurs se mettent d’accord sur des indicateurs de coûts de production et négocient avec les industriels. Dans un second temps, les transformateurs, les industriels se tournent vers les distributeurs en s’appuyant sur les coûts de production pour construire un prix à la consommation. Or, aujourd’hui, les choses ne se passent pas comme ça. Que manque-t-il d’après vous ?

M. Nicolas Ferrier. Sur le premier point, il me semble que l’arsenal législatif est suffisant, car soit il s’agit d’une demande d’avantage rétroactif – la fameuse garantie de marge sur et pour la période passée – et dans ce cas les faits sont sanctionnables en vertu des textes actuels ; soit il s’agit tout simplement de tenir compte du passé pour déterminer les nouveaux prix. Dans ce second cas, nous sommes dans le règne de la liberté contractuelle avec, depuis fin 2017, la position de la Cour de cassation et le contrôle du déséquilibre significatif à travers le prix. Il me semble que les outils juridiques sont en place et que le problème provient à la fois des comportements et des structures du marché.

Quant à la question des indicateurs, attendons de voir si les nouveaux outils que vous venez de mettre en place – et qui permettent d’apprécier ce prix abusivement bas que le distributeur demande au fournisseur – fonctionnent avant d’envisager une réaction.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Passons maintenant au risque que la grande distribution ou les industriels de l’agroalimentaire prennent lorsqu’ils ne respectent pas la loi. Par exemple, lorsqu’il y a eu des remises de 70 % sur le Nutella, voire de 80 %, des amendes ont été infligées. Pouvez-vous nous expliquer ce cas ? Dans nos auditions, le retour que nous avons, c’est que l’amende était de 370 000 euros mais que le chiffre d’affaires généré était de 300 millions d’euros. Pouvez-vous nous donner des exemples de pénalités et d’amendes que pourraient subir les industriels, comme la grande distribution, en cas de manquement ou de non-respect de la loi ?

M. Nicolas Ferrier. Les textes sont extrêmement lourds : les amendes peuvent monter jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires ou trois fois l’indu retiré.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous parler de ce qui s’est passé à propos de cette fameuse pâte à tartiner Nutella ?

M. Nicolas Ferrier. Je n’ai pas d’information particulière à vous délivrer. Nous sommes en présence d’un prix abusivement bas et nous avons désormais les outils qui permettent de sanctionner soit le prix abusivement bas, soit la revente à perte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On s’aperçoit que, sur certains produits qui vont être négociés en « trois net » avec, par exemple, un moins 30 % temporaire sur trois semaines, ces 30 % se matérialisent par une facture envoyée directement par le distributeur à l’industriel agroalimentaire, selon un accord qui a été ficelé entre eux. En fait, on constate que, lorsque l’industriel fait moins 30 %, la grande distribution, elle, est capable de faire moins 70 %, ce qui signifie que les 40 % de différence sont absorbés par la marge de la grande distribution.

S’agit-il pour vous de quelque chose de logique, ou d’une déstabilisation du prix réel d’un produit, qui pourrait en faire, dans l’imaginaire des gens, un produit bas de gamme ? Pensez-vous que nous devrions faire des propositions, légiférer contre ce phénomène ?

M. Nicolas Ferrier. Concernant les outils en place, nous avons le seuil d’interdiction de revente à perte et le prix abusivement bas pour les produits alimentaires.

Un prix peut-il en lui-même dévaloriser un produit ? La question s’est déjà posée, notamment dans le secteur de la distribution sélective. C’était l’un des arguments défendus par les promoteurs de réseaux pour justifier la fixation des prix à un niveau suffisamment élevé pour ne pas dévaloriser l’image du produit. Les autorités de la concurrence et les juges ont toujours considéré que le prix bas n’est pas à lui seul un argument suffisant pour caractériser une dévalorisation du produit. Ce sont les circonstances, l’environnement du produit commercialisé, qui peuvent entraîner cette dévalorisation. Pour les produits alimentaires, il ne me semble pas qu’on puisse considérer qu’un prix bas dévalorise le produit.

En raisonnant par analogie, si un produit de luxe n’est pas dévalorisé par le prix bas, alors le produit de grande consommation ne devrait pas l’être non plus.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnent le seuil de revente à perte (SRP) et le prix abusivement bas ? Sur quels produits s’appliquent-ils réellement ?

M. Nicolas Ferrier. Le seuil de revente à perte vaut pour tous les produits vendus. Ses modalités de calcul sont prévues par les textes. Mais, en fin de compte, tous les produits revendus à un prix inférieur au triple net sont revendus à perte. Et n’importe quel produit revendu à perte, sauf si c’est à l’occasion d’événements particuliers, peut donner lieu à une condamnation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Donc, si vous avez, dans un magasin, la bouteille d’eau vendue à moins 30 % par le producteur qui est proposée à la vente à moins 70 %, c’est illégal.

M. Nicolas Ferrier. Je ne dis pas que c’est illégal. Il faudrait savoir comment ce prix est passé de moins 30 % à moins 70 %. Peut-être s’agit-il de la rémunération de services rendus. C’est aux commerciaux qu’il faut poser la question. On ne peut pas faire une équation où chaque produit vendu à moins 30 % qui deviendrait un produit vendu à moins 70 % serait un produit revendu à perte. Tout dépend de la manière dont a été calculé le prix du produit.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voudrais comprendre ce qu’il se passe en ce moment avec les cartes de fidélité. Aujourd’hui, les différentiels de prix sont appliqués en remise sur les cartes de fidélité. Pour vous, s’agit-il d’un détournement de la loi ?

M. Nicolas Ferrier. En principe, si l’avantage est directement lié à tel ou tel produit, alors il correspond à une réduction du prix du produit. Là aussi, il faudrait voir exactement à quoi correspondent ces fameuses cartes de fidélité mais, d’une manière générale, on peut dire qu’un avantage exclusivement et directement lié à un produit peut s’analyser comme une réduction du prix de ce produit.

M. le président Thierry Benoit. On est quand même en droit de s’interroger. Lorsque le Gouvernement a décidé de relever le seuil de revente à perte, on a constaté que certains acteurs de la grande distribution expliquaient aux consommateurs qu’en relevant le seuil on allait augmenter le prix du Ricard et du Coca-Cola pour mieux rémunérer les agriculteurs. Or, nous savons que sur ces produits, boissons sucrées et apéritifs, la grande distribution ne « marge » pas énormément, alors que sur les produits agricoles il y a des négociations qui sont extrêmement serrées. À l’arrivée, on constate une déconnexion totale entre les prix payés aux producteurs et les prix payés par le consommateur.

M. Nicolas Ferrier. Je partage les mêmes interrogations, que vous mais je n’ai pas d’élément particulier sur le plan juridique. Nous pourrions revenir à la question de ces fameux seuils de revente et de la liberté du distributeur dans l’élaboration de son prix.

Nous avons un certain nombre d’appareils juridiques qui permettent de contrôler les pratiques. Peut-on véritablement modifier la stratégie commerciale du distributeur par le droit ? J’avoue que c’est une question qui m’échappe.

M. le président Thierry Benoit. Quasiment toute l’année, on vend le carburant à prix coûtant ou le lait bio au prix du lait conventionnel. On voit bien que le consommateur se fait manipuler et que, depuis cinquante ans, il y a un acteur qui a fait ce qu’il veut et qui bénéficie d’une toute-puissance qui dépasse le législateur, les producteurs, les industriels et les consommateurs. Je pense qu’un moment vient où on ne peut pas laisser les choses se faire impunément. Je reviens à l’exemple donné par notre rapporteur : comment expliquer qu’un produit acheté avec une promotion de 30 % se retrouve en rayon avec un moins 70 % ? Je pense que le législateur doit mettre un petit peu d’ordre dans tout ça, après cinquante ans où on a laissé faire n’importe quoi.

M. Nicolas Ferrier. Une des solutions serait de pouvoir indiquer au consommateur le prix d’achat et le prix de revente. Il semble que cette piste avait été pratiquée un temps pour certains fruits et légumes. J’ignore si cela avait permis de faire avancer les choses mais, en termes d’outil juridique, c’était une obligation qui avait pesé sur la distribution, qui devait indiquer à la fois le prix d’achat et le prix de revente.

M. le président Thierry Benoit. Nous vous remercions, monsieur Ferrier. Notre rapporteur sera, le cas échéant, conduit à vous solliciter par écrit et vous serez conduit à lui répondre précisément.

L’audition s’achève à dix-huit heures et cinq minutes.

 

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21.   Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Lecaillon, avocat, et de M. Philippe Vanni, avocat associé du cabinet d’avocats Fidal

(Séance du lundi 27 mai 2019)

L’audition débute à dix-huit heures dix.

M. le président Thierry Benoit. Chers collègues, nous recevons maintenant MM. Hervé Lecaillon et Philippe Vanni, l’un et l’autre avocat au cabinet Fidal.

Maître Lecaillon, Maître Vanni, nous allons procéder à votre audition. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment.

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

Après un propos liminaire de quelques minutes, nous passerons à un échange de questions et de réponses qui nourriront le rapport de notre commission d’enquête.

M. Philippe Vanni. Nous sommes honorés par le fait que notre cabinet ait été choisi par votre commission pour être entendu et ainsi donner notre vision sur les relations commerciales existantes entre les producteurs, les industriels, les distributeurs et sur les dispositifs appelés à encadrer ces relations. C’est pour nous la confirmation que Fidal est un cabinet référent dans le domaine des négociations commerciales et, plus généralement, sur le terrain du droit de la concurrence, tant en ce qui concerne les pratiques restrictives de concurrence que les pratiques anticoncurrentielles.

C’est un droit que nous examinons au quotidien auprès de nos clients, partenaires, contacts, lesquels comprennent l’ensemble des acteurs de la négociation commerciale : producteurs, organisations de producteurs, coopératives, industriels, grossistes et négociants, distributeurs spécialisés ou non, organisations professionnelles, autorités de contrôle et de régulation, tous secteurs confondus. Notre cabinet existe depuis 97 ans et dispose de 86 bureaux qui nous ont permis de développer un conseil de proximité et le déploiement d’un réseau de partenaires indépendants à l’international.

Fidal est composé de 1 450 avocats spécialistes regroupés en départements spécialisés touchant l’ensemble des disciplines dont les affaires. Chaque département dispose d’une direction technique nationale qui veille au partage de la connaissance, élabore des solutions innovantes, garantit la qualité de service et fait le lien avec les institutions. Je suis moi-même directeur d’un département.

Le cabinet a développé un savoir-faire multi-expertises, une approche multisectorielle ainsi qu’une orientation principalement tournée vers le conseil qui nous permettent de disposer d’une relation client significative. Notre base est composée de 80 000 clients, ce qui nous permet de bien connaître ce marché. La diversité de notre clientèle nous a amenés à nous organiser pour assurer la confidentialité et l’indépendance du traitement des dossiers. Chaque avocat et chaque équipe est maître de son dossier et nous tenons à cette confidentialité. Aujourd’hui le chiffre d’affaires de Fidal est de 367 millions en 2018 et c’est le plus grand cabinet indépendant d’avocats français.

Nous avons préparé une synthèse dont la limite sera le respect du secret professionnel. Notre sentiment concernant ces négociations commerciales en 2019 et celles à venir en 2020 c’est qu’une année chasse l’autre et qu’elles se ressemblent. Nous l’indiquons car cela résulte des communications alarmantes qui sont faites par certaines fédérations professionnelles, telle l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) qui a fait état, dans un communiqué du 3 avril 2019, d’une nouvelle année de déflation, d’une baisse cumulée depuis 2013 de 6,1 % du prix des produits de grande consommation (PGC) et de la persistance de mauvais comportements, en dépit d’un cadre législatif durci et de la signature de la Charte d’engagement conclue à l’issue des États généraux de l’alimentation (EGA).

Il y est fait état également de la contagion de ces pratiques à d’autres secteurs non alimentaires, ainsi qu’à d’autres pays européens qui ne disposent pas de la réglementation lourde que nous avons en France et qui, au travers des alliances internationales et des centrales internationales, s’exposent à ces pratiques. Heureusement, et comme par le passé, il existe toujours quelques rayons de soleil dans la brume persistante des négociations commerciales. Nous avons notamment identifié des écrits de Mme Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances, qui indique, après avoir dressé un bilan des contrôles menés par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pendant les négociations commerciales en 2019, que le climat général paraît plus apaisé qu’en 2018. Les distributeurs ont un comportement plus constructif et moins agressif surtout avec les PME. Les exigences de baisse des prix distributeurs ont été presque deux fois plus faibles que l’année dernière et les produits laitiers ainsi que les fruits et légumes semblent particulièrement bénéficier de ce nouveau climat. Toutefois, des comportements critiquables subsistent.

Nous constatons également, et c’est heureux, une persistance de l’action de la DGCCRF et de la mobilisation du ministère de l’économie. Je pense que vous avez tous analysé le rapport 2018 de la DGCCRF et nous nous attarderons donc sur les principales actions et les faits marquants. Tout d’abord, un contrôle sur l’influence des acteurs de coopération à l’achat : nous nous sommes intéressés aux filières du lait et de la viande bovine. Alors que le régime du lait de vache correspond à un régime obligatoire de contractualisation, nous avons constaté que les acteurs n’ont pas toujours signé les accords qu’ils devaient conclure, que les conditions générales de vente n’indiquent pas le prix prévisionnel, que les accords ne contiennent pas la clause de renégociation, le fameux article L. 441-8. Il existe donc des défaillances qui montrent que le système n’est pas nécessairement suivi, peut-être parce qu’il est difficile de l’appliquer. Nous constatons aussi une intensification du contrôle des sanctions concernant les retards de paiement : quatorze décisions de justice rendues, dont treize sur la base d’actions entreprises par le ministre de l’économie ce qui démontre l’importance de son poids dans ces actions de contrôle.

Concernant les principaux faits marquants, le Conseil constitutionnel reconnaît la compétence judiciaire du juge pour contrôler le prix lorsque celui-ci ne résulte pas d’une libre négociation et qu’un déséquilibre significatif est caractérisé dans les droits et obligations des parties. Nous avons aussi une assignation importante à venir du groupe Leclerc pour des demandes de remises additionnelles. On évoque une demande qui dépasserait les 100 millions d’euros. Autre fait marquant : la confirmation de la condamnation de Système U et la condamnation d’Intermarché pour les pratiques agressives notamment sur le Nutella.

Comme chaque année, nous observons un renforcement et des évolutions du cadre législatif et réglementaire ce qui peut poser des difficultés aux acteurs qui ont toujours un texte à étudier et à interpréter.

Autre nouveauté, la loi EGAlim du 30 octobre 2018 avec son collège d’ordonnances et dispositions, notamment celles relatives au relèvement à 10 % du seuil de revente à perte (SRP) et à l’encadrement des promotions, qui sont intervenues à quelques semaines de la clôture des négociations. Cela a causé des difficultés. Bien entendu, personne ne veut blâmer un texte qui a pour objet de recréer de la valeur, de la répartir, de permettre aux producteurs de ne plus être victimes de prix construits à rebours – c’est-à-dire de l’aval vers l’amont. C’est intéressant, mais, comme d’autres, nous nous interrogeons sur l’efficacité du dispositif puisque peu d’accords sont conclus au niveau des filières, hormis celles du lait et du vin.

On constate également la difficulté pour les organisations interprofessionnelles à accoucher des indicateurs de prix, une réticence forte concernant la communication de la structuration des prix où sont faites les marges. On le sait depuis l’article L. 441-8 du code de commerce, ce sujet est un point d’achoppement fort. D’autre part, nous avons peu de visibilité relative à l’incidence du relèvement de seuil avant une revente à perte de 10 %.

Ces dispositifs sont susceptibles de créer des déséquilibres au niveau des producteurs. On pense notamment aux fournisseurs de produits saisonniers qui, du fait de l’encadrement des volumes, ont, ont eu, et auront des difficultés. On pense également aux fournisseurs qui ont bâti leur stratégie non commerciale sur des opérations de promotion parce qu’ils n’ont pas toujours la capacité d’être innovants ou d’avoir un produit qui se distingue. Les opérations de promotion sont souvent un moyen pour ces entreprises de rivaliser et d’être visibles. Une bouteille achetée à 30 euros qui donne droit à une bouteille gratuite ne correspond pas à deux bouteilles à 15 euros. C’est important en termes de management de produits et donc de communication pour les fournisseurs.

Également on observe un déséquilibre chez ceux qui ne bénéficient pas d’une profondeur de gamme. Il faudrait voir si la chose se confirme mais le « cagnotage » permet à un fournisseur disposant d’une large profondeur de gamme, de plusieurs références, de placer certaines de ses références plus longtemps en promotion que ceux qui ne disposent que de quelques voire d’une unique référence. Nous avons donc des textes difficiles, complexes avec des déchiffrages qui arrivent parfois un peu tard. Les lignes directrices de la DGCCRF, avec laquelle nous avons les meilleures relations, sont arrivées assez tardivement et ont créé des difficultés pour les opérateurs qui ne savaient pas comment placer les promotions au cours de cette année 2019.

Le contrat « marque de distributeur » (MDD) est toujours un absent de marque ! Des produits MDD peuvent échapper à certains dispositifs notamment le relèvement du seuil de 10 % puisqu’il n’y aurait pas de revente à perte mais une simple vente du fait de la nature de contrat d’entreprise.

Ces nouveaux textes ne concernent pas uniquement les produits alimentaires puisque l’ordonnance qui vient porter refonte du titre IV du Code de commerce amène aussi d’importantes observations. Certaines de ces dispositions sont très utiles parce qu’elles vont permettre d’harmoniser les dispositions du code général impôts et du Code de commerce. Nous avons cependant deux mesures qui nous paraissent susceptibles de poser des difficultés.

La première, c’est le nouvel article L. 442-1, ancien article 442-6-1-1, relatif à la pratique qui consiste à obtenir ou tenter d’obtenir un avantage sans contrepartie ou avec une contrepartie disproportionnée. Nous nous interrogeons pour savoir comment cet article peut s’inscrire dans le cas d’une libre négociabilité des conditions commerciales. C’est un article qui fait écho à la jurisprudence « GALEC », laquelle était articulée à l’article 442-6 sur le déséquilibre significatif dans les droits et les obligations des parties. Nous ne sommes pas ici dans cette circonstance, et ce qui est à craindre c’est que les distributeurs refusent de prendre de risques.

Nous serions alors dans un contexte où la contrepartie ainsi que sa valeur pourraient être contestées, et pourrions retomber dans le régime antérieur à 2008.

La deuxième problématique, c’est la définition du prix convenu. Celle-ci va désormais intégrer les services de coopération commerciale. C’est logique parce qu’autour de la table de la négociation commerciale, on raisonne en triple net. La difficulté se situe davantage sur le plan juridique, puisque des services distincts de la relation « achat-vente » pourraient venir en réduction du prix. C’est quelque chose qui nous heurte sur le plan juridique et certaines fédérations viendront sans doute vous en parler.

Le secteur de la grande distribution continue à se concentrer au sens économique et non juridique. Désormais, en France, il y a quatre groupes d’acheteurs. Tout d’abord, l’alliance « Horizon » qui regroupe Casino, Auchan Retail, Métro, Schiever et Dia. Cette alliance, qui intègre des produits MDD, a une vocation nationale et internationale avec des déclinaisons : « Horizon Achats », en France, « Horizon appel d’offres » et « Horizon filières » à Paris, et puis, à Genève, « Horizon International Services », « Horizon International Tender », « Horizon International PME ». Il y a, ensuite, « Alliance Envergure » qui regroupe Carrefour, Système U et Provera. Carrefour a également annoncé un partenariat avec Tesco, qui est sous enquête. Nous avons également l’alliance « Intermarché/Francap » et enfin Leclerc qui, pour l’instant, se trouve seul mais fait état de réorganisations dans ces domaines.

Les négociations commerciales s’exportent auprès de centrales internationales qui appliquent une loi souvent différente de la loi française et désignent une juridiction étrangère, faisant ainsi craindre à certains la volonté d’un contournement du dispositif légal français. C’est un changement plus significatif. Parmi les changements significatifs, nous avons un paysage qui change avec un commerce connecté et un consommateur roi. Pour la première fois le client est roi avec l’émergence de nouveaux opérateurs sur le secteur du e-commerce, qui disposent d’importants moyens technologiques, plateformes, moyens logistiques. On pense à Amazon, à Google, à Alibaba, qui viennent défier les grands distributeurs, alors que ceux-ci ont eux-mêmes développé une approche « e-commerce ». On a également le développement de l’omnicanalité qui amène à avoir un consommateur qui a accès à tout, partout, tout le temps, qui va butiner entre l’achat physique et le numérique, et qui vit en tribu, donc sur les réseaux sociaux et avec les influenceurs. La part des achats en ligne en France représente 6,6 %. En 2025, 70 % des consommateurs achèteront des produits alimentaires et boissons en ligne.

Parmi les changements significatifs nous voyons apparaître la consommation éthique et responsable avec un client qui prend en compte les impacts sociaux et environnementaux de son acte d’achat. Le consommateur achète moins et mieux : c’est la « premiumisation », avec une déconsommation qui s’installe.

On observe aussi : un retour du commerce de proximité, un délaissement partiel du brick and mortar, le magasin physique pour ce qui concerne les plus grandes unités, un regroupement des distributeurs spécialisés, des ventes directes et des circuits courts. Les grands distributeurs doivent s’adapter avec le développement du « phygital », contraction entre le physique et le digital, la progression des « drives piétons », l’approche multiformats, la concentration des hypers sur l’alimentation avec des magasins qui sont à la fois des surfaces de vente et des entrepôts et puis un rapprochement de ces distributeurs avec les opérateurs du e-commerce : Auchan avec Alibaba, Carrefour avec Tencent, Monoprix avec Amazon.

On constate aussi une volonté d’harmonisation européenne avec la directive UE 2019/633 du 17 avril 2019 sur les pratiques commerciales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire. Il s’agit d’une directive d’harmonisation minimale et nous pensons qu’elle a peu de chance d’interférer avec le dispositif français qui l’a largement dépassé depuis longtemps.

La bonne nouvelle, c’est que ceux qui n’ont pas ces réglementations dans les pays voisins vont s’enrichir d’une réglementation a minima qui n’est certes pas comparable avec celle de la France mais qui représente un point de départ. Il existe un écart manifeste et, par exemple, l’article 3.2 permet à l’acheteur de renvoyer des produits agricoles et alimentaires invendus aux fournisseurs sans payer pour ces invendus et pour leur élimination. Le fournisseur est tenu d’effectuer un paiement pour que les produits agricoles et alimentaires soient stockés et référencés.

Ensuite, une proposition intéressante émise en mai 2019 par la Commission européenne – mais qui sera certainement très difficile d’application compte tenu du contexte que nous connaissons déjà avec la loi EGAlim – d’accroître la transparence des prix. Le but serait de mettre à disposition les informations essentielles sur la manière dont les prix des produits agricoles sont déterminés et évoluent tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Évidemment, la problématique sera toujours celle de la structuration des prix et de la transparence.

En conclusion de cette synthèse : nous considérons que si le prix va demeurer – dans un contexte de fragilisation économique – une donnée essentielle de la négociation commerciale, il est fort probable que les négociations futures inscrivent leur pérennité dans la recherche de partenariats marquée par une forte capacité d’innovation et par le respect de la responsabilité sociétale des entreprises. Cela se dessine clairement et la pratique du name and shame devrait prendre de l’ampleur ces prochaines années.

Stigmatiser l’approche d’un acteur qui a vendu et communiqué sur des éléments qu’il ne tient pas a très certainement des incidences sur les consommateurs qui veulent que cette parole soit tenue. Je pense c’est un point important. Sur le terrain de la réglementation, un encadrement européen harmonisé pourrait être une solution. En attendant, peut-être, conviendrait-il de placer le dispositif non français dans le périmètre de l’ordre public international français. Cette proposition a été faite il y a quelque temps, mais ce serait isoler de façon certaine le dispositif.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Merci pour cette introduction très intéressante. Vos propos me laissent penser que vous avez dû défendre de nombreux industriels, puisque j’y retrouve les demandes qui émanaient de certains d’entre eux ou de certaines filières lors de la préparation de la loi EGAlim.

Pourquoi vos clients ne portent-ils pas plainte ? Vous avez parlé des treize enquêtes en cours qui émanent directement du cabinet du ministre de l’économie. Cela est peu car le sujet concerne des milliers et des milliers d’industriels. Beaucoup se plaignent et c’est la raison de la création de cette commission d’enquête sur les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. Ces quatorze enquêtes en cours ne représenteraient-elles pas l’infime partie visible de l’iceberg ?

M. Hervé Lecaillon. Monsieur le rapporteur, nous sommes dans un contexte de relations commerciales et de « business ». La structure de la distribution en France est assez spécifique. Pour synthétiser, il existe 50 000 entreprises, PME, fournisseurs, avec certes de très grands groupes mais surtout beaucoup d’entreprises moyennes ou de taille intermédiaire. En face, il y avait sept distributeurs qui maintenant sont regroupés à l’achat. Aujourd’hui, les parts de marché de ces distributeurs représentent 20 % à 25 % du marché. Signaler les pratiques abusives de certaines enseignes cela pose des problèmes économiques et commerciaux pour ces entreprises. L’entreprise sait que si elle attaque un distributeur, elle ne travaillera plus avec lui et qu’elle se prive de 20 à 25 % de parts de marché. Or, la volonté des fournisseurs, c’est dans un contexte concurrentiel, d’être présents sur tous les secteurs. Lorsque nos clients nous signalent les pratiques qu’ils subissent, notre rôle de conseil c’est bien évidemment de leur présenter les différentes solutions dont celle du contentieux mais ce n’est pas celle qui est privilégiée car elle est longue, coûteuse et puis surtout parce qu’elle peut avoir d’importantes incidences économiques et commerciales pour l’entreprise.

M. le président Thierry Benoit. Puisque l’on constate que le secteur de la distribution se partage le marché – 90 % de ce qui est commercialisé par les distributeurs est partagé entre quatre voire cinq opérateurs – le législateur n’a-t-il pas intérêt à limiter, à encadrer, à fractionner ces parts de marché de façon à dissiper l’oligopole représenté par les quatre grands ?

C’est une question dont nous avons déjà débattu dans cette salle, il y a presque un an, en commission lorsque nous discutions du projet de loi consécutif aux États généraux de l’alimentation.

M. Philippe Vanni. La question de cette limitation pose évidemment des difficultés au regard du droit de la concurrence, car il s’agirait d’administrer des parts de marché à des distributeurs. Le jeu de la concurrence, selon mon approche personnelle, doit pleinement s’exercer. On voit aujourd’hui que les distributeurs sont en situation plus difficile que d’autres. Il est fort probable que le marché réponde pour partie à votre interrogation et que nous arrivions à avoir effectivement une répartition de marchés différente. Il ne faut pas oublier le positionnement de ces nouveaux opérateurs et de ces nouveaux canaux de distribution, qui vont très certainement « rebattre la donne ». Il faudra donc un peu de temps pour le constater. Aujourd’hui, il existe des regroupements de plus en plus importants de distributeurs en alliances internationales. C’est un phénomène qui explique le besoin de massifier les volumes pour déterminer de meilleures marges. Cependant, le fait d’être important, puissant, coalisé, allié n’est pas nécessairement nocif. L’Autorité de la concurrence a une position bienveillante vis-à-vis des regroupements à l’achat, parce que cela permet de servir les intérêts du consommateur. Encore faut-il constater si c’est le cas ou pas et l’Autorité de la concurrence réalise une enquête sur l’ensemble de ces alliances.

M. le président Thierry Benoit. Puisque nous évoquons l’Autorité de la concurrence, comment expliquez-vous qu’elle ne voie que très peu à redire lorsque les distributeurs se regroupent et qu’elle regarde d’un œil moins bienveillant et constructif la structuration en amont en organisations de producteurs ou en associations d’organisations de producteurs ?

M. Hervé Lecaillon. L’Autorité de la concurrence applique le droit. En 2015, lors des premiers rapprochements à l’achat entre enseignes, elle avait rendu un avis qui avait fait couler beaucoup d’encre, mais qui, en droit, n’était que très peu contestable. Elle disait que le principe de ces rapprochements à l’achat, c’était que les enseignes de distribution se rapprochaient pour acheter mieux et proposer aux consommateurs des prix plus bas. L’Autorité de la concurrence, qui défend l’application du droit de la concurrence, ne trouve rien à redire si le rapprochement des enseignes bénéficie aux consommateurs. Mais, depuis 2015, un certain nombre d’alliances se sont arrêtées et il y a eu de nouvelles alliances. Là, l’Autorité de la concurrence s’est ressaisie, il y a eu une grosse enquête au cours de l’été 2018 et beaucoup de nos clients ont été interrogés. L’Autorité n’a pas encore rendu ses conclusions mais on voit bien, à la lecture du questionnaire envoyé aux différents opérateurs, ce qu’elle cherche : elle demande précisément aux opérateurs de donner des informations sur les conditions accordées à telles enseignes avant qu’elles se rapprochent et au moment où elles se sont rapprochées.

Le rapport n’a pas encore été rendu, mais quand on regarde les réponses apportées par certains opérateurs, on voit bien qu’il y a des choses qui peuvent heurter le droit de la concurrence.

M. Philippe Vanni. Il faut rappeler que l’Autorité de la concurrence protège la concurrence et non les concurrents et qu’elle n’a pas vocation à protéger des acteurs qui seraient moins performants, moins profitables, moins innovants. Elle se concentre sur le surplus, le bien-être du consommateur. Il n’appartient donc pas à l’Autorité de la concurrence de poursuivre les pratiques abusives. Ça, c’est le rôle de la DGCCRF.

M. le président Thierry Benoit. C’est contestable, quand même ! Ça dépend à quel niveau on protège la concurrence ! Lorsqu’il n’y a plus que quatre opérateurs, il n’y a plus de concurrence : on peut s’entendre, on s’organise. Lorsqu’on voit que ces opérateurs français se structurent maintenant au niveau européen, on imagine bien des discussions exclusivement axées sur le prix bas. Or, des denrées de qualité, la nutrition, la sécurité sanitaire, l’environnement, ça a un prix ! À force de laisser des opérateurs tout axer sur le prix bas, le prix bas, le prix bas, on autorise n’importe quoi !

M. Hervé Lecaillon. On peut penser que l’Autorité de la concurrence va adopter à l’issue de cette deuxième enquête une position différente de celle prise en 2015. Elle avait déjà alerté en 2015 sur d’éventuelles ententes. L’Autorité de la concurrence a des pouvoirs d’enquête très importants. Si elle identifie des pratiques d’entente, nul doute qu’elle les poursuivra. Attendons donc ses conclusions.

M. Philippe Vanni. Dans ces alliances, il n’y a pas que le prix bas à outrance, il y a aussi la notion de service, de logistique, d’aide aux entreprises pour toucher des marchés à l’international. Je ne ferai donc pas un procès à charge de la structure qui sert les intérêts de la concurrence. Le sujet c’est de voir si ses pratiques sont en conformité avec le droit de la concurrence.

Vous évoquiez les difficultés des producteurs. On a un contre-exemple avec le dispositif EGAlim, qui incite les producteurs, les organisations de producteurs, les associations d’organisations de producteurs à se réunir.

M. le président Thierry Benoit. Ça fait dix ans ! Grosse hésitation quand même !

M. Philippe Vanni. On est même arrivé à faire reconnaître que la politique agricole commune (PAC) l’emportait sur le droit de la concurrence en permettant aux organisations professionnelles de producteurs de déterminer le prix. C’est une réponse à une concentration réalisée sur l’aval avec l’idée qu’il faut en amont arriver aussi à ce type de dispositif. Pour l’instant ça ébranle un peu les producteurs, les organisations de producteurs qui n’ont pas ce réflexe mais rien ne dit que le dispositif EGAlim n’arrivera pas à ce succès-là.

M. le président Thierry Benoit. Certaines personnes auditionnées évoquent les fameux « services ». Quels sont ces fameux services qui nécessiteraient une rémunération s’ajoutant aux contrats et donc aux produits commercialisés ?

M. Hervé Lecaillon. La liste est longue et n’est pas exhaustive ni encadrée. Le distributeur va proposer un certain nombre de services aux fournisseurs. Certains de nos clients sont parfaitement satisfaits de payer des services au distributeur parce qu’ils représentent un réel avantage pour eux. La problématique vient de services qui sont fictifs, ou qui sont surfacturés, ou qui ne sont pas rendus par le distributeur. Mais, s’agissant de certains services tels que les « têtes de gondole » et les mises en avant de produits, les fournisseurs se battent pour en bénéficier et pour figurer, par exemple, sur les prospectus distribués par une enseigne comme Leclerc. Forcément, cela a un impact car les prospectus se retrouvent dans toutes les boîtes aux lettres et ça marche ! Il existe une telle concurrence entre les enseignes et une telle guerre des prix – que l’on peut regretter mais que l’on constate – que le fournisseur accepte volontiers un service consenti. Beaucoup de services sont réellement rendus.

M. le président Thierry Benoit. Hormis la valorisation d’un produit sur une plaquette promotionnelle, qu’existe-t-il comme autres services ? Il n’existe pas 50 000 services, quand même !

M. Philippe Vanni. Il y a principalement deux types de services. Il y a le service que l’on qualifie de coopération commerciale où le fournisseur bénéficie d’une promotion de ses produits à l’égard des consommateurs. Ce sont toutes les opérations de publicité sur les prospectus, les « têtes de gondoles », les animations commerciales. Et puis, il y a les autres obligations destinées à favoriser les relations commerciales, appelées autrefois les « services distincts », qui sont davantage dans la relation amont, c’est-à-dire fournisseur-distributeur, et qui viennent rémunérer des études de marché, des statistiques commerciales.

M. le président Thierry Benoit. Il faut que ce soit distingué dans le contrat. Ces services ne devraient pas affecter les produits agricoles qui sont commercialisés puisque notre sujet concerne surtout l’alimentaire et les produits agricoles.

M. Philippe Vanni. À un moment donné, on a voulu supprimer les services distincts. Or, ce sont les PME qui ont demandé qu’ils soient maintenus et préservés. Pourquoi ? Parce qu’elles n’avaient pas les moyens des grands groupes pour disposer de ces remontées d’informations statistiques, commerciales, produits, connaissance du marché, connaissance des attentes des consommateurs. Également, elles ne pouvaient pas s’offrir seules tout ce qui est publi-promotionnels. Lorsqu’il y a un véritable service, une rémunération proportionnée, nous pensons que le service a toute sa valeur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cette commission d’enquête n’est pas un tribunal pour juger la grande distribution, bien au contraire. Nous essayons de recréer de l’équilibre entre les agriculteurs, les industriels et la grande distribution. Vous êtes avocats, vous représentez des industriels de l’agroalimentaire ou des coopératives et des distributeurs.

Il existe des services, mais en fait ils ne sont pas payés par ces industriels, puisque ce sont des remises supplémentaires. On ne fait pas un chèque, mais une remise. Si on prend des centrales d’achat à plusieurs étages qui proposent chacune des services différents, et qu’on refuse, sur cet « ascenseur » à deux, trois, quatre, voire cinq niveaux, le « trois net » ou le « quatre net », est-ce qu’on peut monter à l’étage du dessus ? Avez-vous, dans vos clients, des gens qui vous disent : « Moi, je n’en veux pas, du service, j’ai une très grosse entreprise, je connais mes parts de marché, je n’ai pas besoin d’une étude de Copernic ou de Scopelec, mais si je ne les paye pas, je n’ai pas accès à l’étage du dessus ! ».

M. Philippe Vanni. Nous sommes tenus au secret professionnel et nous ne pourrons pas vous en dire davantage sur les pratiques que nous constatons. Pour répondre objectivement à votre question sur les services qui n’auraient pas véritablement d’intérêt et les services dont on ne voudrait pas, imposer la fourniture de tels services et leur rémunération serait constitutif d’une pratique pouvant être considérée comme abusive.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sans citer de noms, est-ce que vous avez des clients – vous êtes le premier cabinet d’avocats d’affaires en France – qui expriment leur souhait de porter plainte à la DGCCRF en raison d’un abus de la grande distribution ou de services imposés ?

M. Hervé Lecaillon. Oui, il y a des entreprises qui refusent ces services mais la question est : quelle est la conséquence de ce refus ? Il y a un principe de libre concurrence : le distributeur propose des services et le fournisseur est libre de les accepter ou de les refuser. Si le distributeur a le choix entre deux fournisseurs, l’un qui va prendre tous ces services et l’autre qui va en prendre une partie, toute la question est de savoir quelles conséquences il donnera à ce choix. Nous avons des clients qui refusent un certain nombre de services. Les accords de la grande distribution ressemblent à des listes à la Prévert avec des cases à cocher. Ensuite, lors de la négociation, le fournisseur précise ses choix. Bien sûr, il peut y avoir des abus et tout se passe dans le fameux box de négociation mais le principe c’est que le fournisseur est libre d’accepter ou de refuser les services proposés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous dire – au niveau de la grande distribution ou des centrales d’achat et sans parler de chiffre d’affaires – qui sont vos clients ? Et pouvez-vous nous donner des exemples de mauvaises pratiques que subissent aujourd’hui les coopératives ou les industriels de l’agroalimentaire.

M. Philippe Vanni. Nous n’avons pas le droit de révéler le nom de nos clients.

Un service qui ne profiterait pas au fournisseur, tel un référencement à l’international alors que son marché est à 100 % local et français, serait une pratique abusive, et un distributeur qui le contraindrait au fameux « cinquième étage » prendrait un risque. Je pense que la grande distribution a tiré pour partie les conséquences de ses pratiques abusives et des sanctions. Elle est fragilisée et il n’est pas dans son intérêt de se liguer, dans le cadre d’une alliance, contre des concurrents qui, eux, respecteront davantage le texte. Aujourd’hui, les distributeurs sont formés et ont une parfaite connaissance de ce qu’ils peuvent faire, ne pas faire et de leurs intérêts économiques.

M. le président Thierry Benoit. Vous disiez que les centrales n’allaient pas se diriger vers des mauvaises pratiques car leurs concurrents étaient de plus en plus vertueux. Mais l’exemple que vous avez donné nous rappelle que tous les groupes ont été soumis à des sanctions. Tous ont eu des pratiques contestables parce qu’ils sont en situation de dominance et que certains industriels sont en situation de dépendance. Certains acteurs de la distribution investissent dans l’amont des filières, notamment dans certains outils industriels de l’agroalimentaire.

M. Hervé Lecaillon. Nous ne disons pas qu’il n’y a pas de pratiques abusives. Les décisions démontrent qu’elles existent. Le constat a été fait, il y a déjà un certain nombre d’années, que les fournisseurs, ou même les distributeurs, n’agissaient pas et n’allaient pas en justice. C’est pour cette raison que le pouvoir d’agir en justice a été donné au ministre de l’économie. Pour vous donner une illustration, une des premières condamnations, il y a quelques années, était celle de l’enseigne Leclerc qui avait été condamnée à restituer 21 millions d’euros à un certain nombre de ses fournisseurs. En fait, et à l’issue de négociations, ces sommes, dans un premier temps n’avaient pas été rendues. Dans la décision suivante rendue par une cour d’appel, la justice avait condamné l’enseigne à restituer ces sommes au Trésor public qui les restituait ensuite aux fournisseurs. Maintenant quand il y a des condamnations de restitution de l’indu, ça se passe ainsi. Les décisions existent, on ne va pas les nier mais il peut y avoir des abus des deux côtés. Dans les box, on ne sait pas ce qui se passe. Il peut y avoir des menaces proférées par l’un ou par l’autre. Il y a en effet des rapports de force qui sont très déséquilibrés, c’est incontestable. Quand on est un distributeur et qu’on sait qu’on a un fournisseur chez qui on représente 20 % ou 25 % de parts de marché, il peut exister des pratiques contestables mais je ne pense pas que ce soit institutionnalisé.

M. Philippe Vanni. La solution n’est pas dans le surencadrement. La loi de 2008 pose le principe : c’est la libre négociation sous le contrôle de l’abus. Cet abus est parfois difficile à révéler, mais la jurisprudence, au fur et à mesure, oriente, illustre et sanctionne lourdement.

La nouvelle refonte du titre IV, livre IV – permet des amendes gigantesques, avec un plafond qui peut représenter le triple du montant de l’indu. Les conséquences sont significatives pour les distributeurs qui, même très puissants, n’auront pas les moyens de payer ce type d’amende. Par exemple, pour l’arrêt « U » qui détient pour l’instant le record avec 76,8 millions d’euros, l’amende civile aurait pu être de trois fois ce montant.

M. Hervé Pellois. Vous nous avez dit que le renforcement du cadre législatif et réglementaire avait entraîné des difficultés. Pouvez-vous nous en relater quelques-unes ?

Vous nous avez indiqué qu’en matière de lait, de fruits et de légumes, les choses s’étaient mieux passées. Je crois même que, pour le lait, c’était déjà le cas avant la publication de la loi. Vous nous avez dit aussi que le fait qu’un certain nombre de décrets aient été pris en début d’année n’a pas facilité les négociations qui devaient s’achever fin février. Cela vous inspire-t-il davantage d’optimisme pour les futures négociations de fin d’année ? Ne devrait-on pas arriver progressivement à une meilleure application de cette loi ?

M. Philippe Vanni. Le premier dispositif de la loi EGAlim, c’est la contractualisation entre les producteurs et les premiers acheteurs. C’est un point important, car il permet aujourd’hui au producteur de prendre l’initiative de son tarif, donc de ses conditions de vente pour la première fois. Nous pouvons être très confiants dans cette approche sur le principe. Les organisations de producteurs et les producteurs doivent s’approprier cette nouvelle faculté, ce nouveau droit auquel ils ne sont pas habitués. Ils évoquent souvent un manque de ressources et de recul. Mais le dispositif EGAlim permet – sauf pour les régimes dits obligatoires – aux producteurs qui ne souhaitent pas conclure le contrat, de proposer la conclusion de ce contrat à l’acheteur. Le producteur pourrait ainsi passer la main. Les fédérations professionnelles sont toutefois assez peu enthousiastes à l’idée de participer à la négociation et à la conclusion de ces contrats. Les organisations interprofessionnelles ont du mal à trouver des indicateurs de prix qui soient des éléments déterminants de création de valeur et de ruissellement de cette valeur vers l’amont. Nous sommes pour l’instant dans un temps de digestion, mais « la soupe » est un peu amère, sauf pour des filières qui sont plus organisées car elles ont été sensibilisées à ces approches. Mais nous ne désespérons pas d’avoir plus de réussite.

Concernant l’encadrement des promotions et le relèvement du seuil de revente à perte, rien ne dit que ce ruissellement vers l’amont n’est pas effectif. Pour l’instant, nous n’avons pas de recul sur ce dispositif très récent. Nous attendons de voir si les engagements qui se trouvent dans cette charte signée par l’ensemble des acteurs de la filière seront tenus ou non.

M. le président Thierry Benoit. Pour l’instant, il est clair qu’il n’y a pas de ruissellement !

J’ai rencontré des agriculteurs, et pas plus tard qu’hier ! Le fond de ma pensée, à ce stade, c’est que vous défendez dans le cadre de contentieux des acteurs de la grande distribution et des industriels. Vous êtes donc venus nous expliquer qu’il ne faut toucher à rien, qu’il ne faut pas encadrer, qu’il ne faut pas en rajouter car c’est suffisamment compliqué. Vous faites votre business de ces contentieux. J’ai l’impression qu’au terme d’une heure d’audition, nous n’avons peu de choses à obtenir de vous. Je comprends qu’il y a le secret des affaires, que vous ne voulez pas d’histoires, que vous êtes un beau cabinet et que vous souhaitez conserver vos clients. Moi, je suis convaincu que la situation est plus préoccupante et plus grave. Il y a quatre centrales d’achat, il n’y a plus de concurrence, il y a des acteurs qu’on a laissés faire depuis cinquante ans et, à un moment donné, il faut que le législateur mette « les pieds dans le plat » et que ça s’arrête !

M. Philippe Vanni. Je comprends votre point de vue, mais il est radical.

M. le président Thierry Benoit. Allez dans les territoires et vous verrez que les solutions employées par les agriculteurs sont parfois radicales et définitives. Ils sont à bout. Ils ne peuvent pas accepter que leur marchandise ne vaille plus rien parce qu’on achète dans certains pays, parce que dans les négociations commerciales on fait n’importe quoi, parce qu’il y a soi-disant des services qui se facturent et qui se paient, des services qui sont plus fictifs qu’autre chose sous prétexte que l’on assure la mise en valeur des produits. Tout ça, c’est du virtuel ! En ce moment, la grande distribution est en train de vivre ce qu’elle a fait vivre à nos petits commerces il y a cinquante ans. Nous savons très bien que les acteurs de la grande distribution et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), lorsque cette commission les recevra, vont nous expliquer que la situation est très difficile et qu’ils ont des marges à 1, voire 1,5. Vous nous expliquez un peu la même chose en nous disant que la loi est complexe et qu’il ne faut pas en rajouter. Je vous redonne la parole, mais...

M. Philippe Vanni. Il faut nous la redonner, cette parole, parce que nous n’avons pas dit que rien ne devait se faire. Nous avons simplement dit que le dispositif existe et qu’il produit des effets, sans quoi vous n’auriez jamais toutes ces jurisprudences et ces sanctions. On a peut-être besoin de plus de contrôle, de plus de sanctions significatives mais les instruments existent. La refonte du titre IV du code de commerce offre encore plus de possibilités pour le faire. Je ne voudrais pas qu’on arrive à une surenchère législative. Nous connaissons l’ensemble des acteurs de la chaîne ainsi que les coopératives, les agriculteurs et leurs difficultés. Je pense aujourd’hui que le dispositif est suffisant s’il est appliqué. Avoir de nouveaux textes tous les deux ans, c’est extrêmement perturbant, et aucun acheteur ni aucun fournisseur ne peut suivre.

M. le président Thierry Benoit. Pourquoi des textes tous les deux ans ? Parce que ces acteurs sont bien conseillés par des cabinets juridiques pour contourner la loi et faire preuve d’imagination. Ils nous précèdent.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je ne connais pas le chiffre d’affaires du cabinet Fidal, qui doit être un chiffre d’affaires mérité, mais nous vivons, malheureusement ou bien heureusement, dans un monde de croissance. Votre cabinet, j’en suis persuadé, croît tous les ans. Le produit que nous fabriquons en France croît en permanence. Or, nous sommes face à une grande distribution qui se dit mal à l’aise car elle est soit « flat » soit en décroissance. Et quand on analyse les faits – puisque nous avons auditionné des cabinets qui recensent les prix –, on constate une déflation depuis cinq ans. À un moment donné, on ne peut pas défendre la croissance, être soi-même en croissance et accepter que les industriels soient en pleine décroissance.

La roue tourne dans le mauvais sens. Il faut la faire tourner dans l’autre sens, un sens vertueux où la grande distribution saurait se renouveler et entrer dans le domaine du « phygital ». L’argent ainsi généré pourrait permettre d’inciter les clients à ne plus commander sur internet où les prix vont augmenter à telle enseigne que le panier moyen aura augmenté de 15 % à 20 % dans cinq ou dix ans et que tout le monde « n’y aura vu que du feu ! ». Nous espérions, en auditionnant aujourd’hui un cabinet comme le vôtre, être force de propositions et non de simple constat. Or, vous nous dites qu’il ne faut rien toucher, rien changer.

Nous sommes conscients du fait que la France est championne du monde de la création de lois, de règlements, de décrets, mais on constate de la décroissance. Quand un industriel entre dans un box de négociations et qu’on lui demande moins 2 %, moins 3 %, moins 4 %, il ne peut pas reverser cet argent perdu à ses employés qui, eux sont augmentés tous les ans. Même si vous êtes au SMIC, on vous augmente. Et pourtant, l’industriel voit que ses produits sont achetés moins cher. À un moment donné, il se retrouve complètement essoré, et la grande distribution, qui est en décroissance à force d’acheter moins cher, vend moins cher. Et si elle vend moins cher, à un moment donné son chiffre d’affaires baisse aussi.

M. Philippe Vanni. Bien entendu. La question qui se pose aussi, c’est de savoir si le fournisseur doit travailler avec la grande distribution lorsqu’il n’est pas en mesure de consentir du prix et du volume. C’est une question que nous abordons avec des fédérations professionnelles de fournisseurs, qui incitent des entreprises qui n’ont pas de capacité à innover, à faire du volume, du prix, d’aller chercher d’autres marchés. Nous connaissons des situations où des fournisseurs se sont tournés vers d’autres marchés, à l’exportation, et ont réussi quelque chose qu’ils ne réussissaient pas avec la grande distribution. Il y a aussi une situation de marchés, de contextes, de puissance.

Ne pensez pas que nous considérions que tout soit normal. Ce n’est pas ce que nous avons dit. Nous avons dit qu’il est difficile pour la partie en situation de faiblesse d’obtenir ce qu’elle attend. Cela relève d’un déséquilibre économique, et s’il doit être caractérisé par les pratiques abusives, alors l’arsenal existant peut suffire, éventuellement par l’intermédiaire d’un tiers.

Il n’y aura, en effet, pas de possibilités pour la partie en situation de faiblesse d’aller se payer un beau procès, d’avoir un bon jugement et de l’afficher derrière son bureau, parce qu’elle aura perdu son client, son chiffre d’affaires et son fonds de commerce.

M. le président Thierry Benoit. L’anomalie du système, c’est que la France est le plus grand pays agricole d’Europe. Nous avons des industriels qui sont performants, et certains sont même les meilleurs dans certaines catégories comme le lait. Là, nous parlons du marché intérieur parce que notre commission souhaite rééquilibrer les relations commerciales et la répartition de la marge. Nous distinguons les producteurs et les consommateurs des acteurs de la négociation et de la distribution, et souhaitons voir apparaître des pratiques éthiques qui permettraient de répartir équitablement la marge. Beaucoup d’outils existent : l’Autorité de la concurrence, l’Observatoire de la formation des prix et des marges, le Médiateur des relations commerciales. On a quand même créé beaucoup de choses, bon sang ! Mais je pense qu’on a laissé la part belle au gigantisme financier et qu’on est dépassés. Il faut aussi que certains industriels s’interrogent sur leur capacité à fournir du volume, à innover. Le consommateur, lui, veut des produits de proximité et de qualité, ce qui suppose des circuits courts et le moins d’intermédiaires possible. C’est ça, notre sujet aujourd’hui.

M. Philippe Vanni. Le dispositif EGAlim pose le principe de la cascade des prix. Tout part du producteur et c’est lui qui a le choix. Ce choix, il peut le faire avec un prix dit déterminé ou avec un prix dit déterminable. Le prix déterminable intègre et rend visible les coûts de production, le prix du produit sur le marché sur lequel opère l’acheteur et les cahiers des charges. C’est un moyen pour répercuter les valeurs sur chacun de ces postes et les faire ruisseler vers producteur.

Paradoxalement, et pour l’instant, les fédérations de professionnels que nous rencontrons nous informent qu’elles vont se lancer sur une notion de prix déterminé et non déterminable. Pourquoi ? Parce qu’avec les prix déterminables on a une transparence sur la structuration des prix. Cela donnerait au producteur la possibilité d’obtenir davantage de richesses, de valeur, en rendant les choses plus transparentes. Le dispositif EGAlim a véritablement une vertu, car avec ce prix déterminable, la cascade impacte les coûts amonts jusqu’au distributeur. La richesse générée sur l’aval ruisselle donc vers l’amont. Si vous partez sur une notion de prix déterminé, vous vous tirez une balle dans le pied. Le prix déterminé reprendra certainement une partie des coûts de production, mais il n’y aura pas ce facteur et ces pointeurs qui permettront de retranscrire la marge de l’aval vers l’amont. Vous voyez, le dispositif existe mais, pour l’instant, il y a des réticences à l’appliquer.

M. le président Thierry Benoit. L’esprit des États généraux de l’alimentation, c’était ça : repartir des coûts de production, reparler de la réalité de la production et créer une connexion entre le prix payé par le consommateur et le prix payé au producteur. Les choses ne doivent pas être aussi déconnectées qu’elles le sont actuellement.

M. Philippe Vanni. Votre commission s’est-elle intéressée à la médiation, qui pourrait être envisagée comme un remède ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous avons reçu le président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges et le Médiateur des relations commerciales agricoles. Nous lui avons demandé s’il avait déjà reçu des dossiers de la part d’industriels de l’agroalimentaire depuis que ceux-ci ont le droit de le saisir. Compte tenu du fait que des milliers d’industriels ont demandé la création de cette commission d’enquête, nous imaginions qu’il croulerait sous les dossiers. Il n’en a reçu aucun ! Les industriels ont peur d’aller voir le médiateur car c’est une démarche officielle.

M. Philippe Vanni. L’idée serait de soumettre ces litiges à un médiateur spécialiste de la négociation commerciale entre fournisseurs et distributeurs. Je pense par exemple à la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC), qui a un recul important sur les décisions, ou à d’autres organismes plus indépendants, comme le Centre de médiation et d’arbitrage de Paris (CMAP), qui obtient des taux de réussite élevés dans la résolution des conflits de droit privé.

Si l’on pouvait amener le fournisseur et le distributeur à se décharger de problématiques qui ne sont pas d’ordre uniquement financier mais aussi psychologique, ce pourrait être une solution. Je crois beaucoup au souci de la réputation, de la vision qu’aurait le consommateur de l’opérateur qui aurait trahi sa confiance.

M. le président Thierry Benoit. Je pense néanmoins que l’on se dirige « gentiment » vers la responsabilité sociétale des entreprises, y compris pour les acteurs du commerce. Il faudra toutefois du temps pour que tout cela soit plus vertueux.

Messieurs, je vous remercie. Monsieur le rapporteur pourrait être amené à vous solliciter par écrit s’il souhaite plus de précisions encore, et vous devrez naturellement lui répondre.

L’audition s’achève à dix-neuf heures vingt.

 

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22.   Audition, à huis clos, de M. Dominique Langlois, président de l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (INTERBEV), et de M. Marc Pagès, directeur général, accompagnés de Mme Marine Colli, chargée des relations institutionnelles.

(Séance du mardi 28 mai 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


23.   Audition, à huis clos, de M. Bruno Dufayet, président de la Fédération nationale bovine (FNB), accompagné de Mme Marine Colli, chargée des relations institutionnelles

(Séance du mardi 28 mai 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


24.   Audition, ouverte à la presse, de M. Richard Panquiault, directeur général de l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC) et de M. Daniel Diot, secrétaire général

(Séance du mercredi 29 mai 2019)

L’audition débute à neuf heures

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons, ce matin, une délégation de l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC), représentée par M. Richard Panquiault, son directeur général, et par M. Daniel Diot, son secrétaire général.

Avant de démarrer nos travaux, je vais demander à chacun, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(MM. Panquiault et Diot prêtent successivement serment.)

Je vous propose de faire une présentation d’ouverture de quelques minutes. Ensuite, nous pourrons passer aux questions de M. le rapporteur Besson-Moreau et des membres de la commission désireux de vous interroger. Vous avez la parole.

M. Richard Panquiault, directeur général de l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC). Je vous remercie de nous accueillir aujourd’hui. Pour commencer, je dirai quelques mots sur l’ILEC. Cette association regroupe des fabricants de marques alimentaires et non-alimentaires.

Le chiffre d'affaires cumulé nos adhérents s’établit à environ 38 milliards d’euros, ce qui représente plus de la moitié de ce qui est vendu sous marques en grande surface. Deux tiers de nos adhérents sont « en alimentaire » et un tiers est « en non-alimentaire ». Au total, ils représentent pratiquement 150 000 agriculteurs liés aux négociations des sociétés qui opèrent dans les catégories alimentaires agricoles françaises, 120 000 emplois directs ou encore 530 000 emplois indirects induits et plus de 1 000 marques.

J’avais prévu de vous parler de trois sujets, si vous me laissez huit à dix minutes. Cela étant, je peux être plus court si vous le souhaitez. Je voudrais tout d’abord citer des chiffres. Dans ce cycle d’auditions, vous avez affaire à des parties prenantes d’un côté ou de l’autre des relations industrie/commerces. Je voudrais donc planter le décor en commençant par des chiffres. Je ferai ensuite deux développements assez classiques, sur le rapport de force et son exercice d’une part, et sur les pratiques illicites d’autre part. Et pour cause, je considère que c’est autour de ces deux sujets que tournent toutes les relations industrie/commerce.

Je voudrais simplement ajouter ici qu’à titre personnel, j’ai travaillé durant vingt-sept ans dans des entreprises, dans lesquelles j’ai exercé des fonctions essentiellement commerciales et de direction générale. Je ne suis donc pas un professionnel du syndicalisme, mais des relations industrie/commerce et des produits de grande consommation.

Commençons par les chiffres. Nous avons observé ce qui s’est passé dans plus de 400 négociations depuis 2014, date du démarrage des premières alliances. En l’occurrence, au cours des cinq dernières années, 79 % de ces négociations se sont terminées avec de la déflation, c’est-à-dire une baisse du tarif net auquel les industriels vendent aux distributeurs. Dans le non-alimentaire, 93 % des négociations se sont terminées par une déflation. Nous avons concentré notre analyse sur le non-alimentaire : détergents, cosmétiques, jouets, etc. Et pour cause, en alimentaire, il existe un « effet matières premières ».

Si un vendeur d’huile d’olive, par exemple, parvient à augmenter son tarif de 4 % quand l’huile d’olive progresse de 25 %, sa situation sera ingérable. En non-alimentaire, cet effet matière première joue moins. Dans ce secteur, nos adhérents sont Unilever, Colgate, L’Oréal ou encore Playmobil. Ce sont donc plutôt des acteurs connus et solides. Pourtant, 93 % des négociations des cinq dernières années se sont terminées avec une baisse du tarif net.

Ces données apportent un éclairage sur la réalité du rapport de force : depuis 5 ans, les prix déflatent systématiquement, tous azimuts. Si l’on parle d’argent, 1,8 milliard d’euros ont ainsi été transférés des industriels vers les distributeurs. Et si l’on parle en prix nets, cela représente une baisse de 13 % en non-alimentaire et une baisse de 6 % à 7 % en alimentaire. Voilà pour l’état des lieux du rapport de force. Certes, il peut arriver que des industriels baissent de leur plein gré leurs prix de vente. C’est notamment le cas lorsque les matières premières ont baissé, pour réajuster les conditions de tel ou tel client ou encore pour relancer la machine. Mais aucun ne le fait cinq années de suite et, dans 93 % des cas, avec 1,8 milliard d’euros à la clé.

La conclusion de ce premier point est que les industriels ont perdu la main sur leurs tarifs. Les distributeurs sont non seulement maîtres du prix de vente, mais ils sont aussi devenus maîtres du tarif des industriels. C’est cela, le cœur du problème.

J’en viens au rapport de force et à son exercice. Vous connaissez les chiffres. Ils ont été cités lors des différentes auditions. Il faut se rappeler qu’en 2014, les quatre premiers clients pesaient 66 % du business. Aujourd’hui, les quatre premiers clients ou alliances pèsent 92 à 93 %. Un changement de braquet s’est opéré en 2014. C’est tout à fait net. Pour autant, le niveau de concentration de la distribution française n’est pas atypique ou anormal. Il est élevé et se situe plutôt dans la fourchette haute de l’Europe, mais il n’est pas atypique. En revanche, la structure de la concentration de la distribution française pose à mon avis vraiment question. Le sujet est moins celui de la concentration elle-même que celui de la façon dont le business est concentré. Le phénomène des alliances, notamment, est assez particulier.

Il y a presque vingt ans, Carrefour et Promodès fusionnaient – Carrefour rachetait Promodès. Une nouvelle entité économique voyait alors le jour, dans laquelle les notions de synergie pour le distributeur et de mutualisation pour l’industriel avaient du sens. Il y avait un projet économique. C’était une entité unique. Aujourd’hui, des acteurs continuent à s’allier. Ainsi, le même Carrefour, par exemple, est allié avec Système U, lequel était allié quelques mois avant avec Auchan, dont il s’est séparé. Auchan est alors revenu vers Casino, qui était lui-même allié à Intermarché. Puis Intermarché est resté seul de son côté. On se rend bien compte qu’entre 2014 et 2017, un mouvement d’alliances assez spectaculaire s’est produit, avec une vitesse et une plasticité qui, de notre point de vue, posent vraiment question. Il suffit de notifier à l’Autorité de la concurrence pour que des monstres de 20 à 40 milliards d’euros s’allient entre eux pour devenir des structures énormes pesant entre 25 et 35 % du business. Tandis qu’il y a vingt ans, on s'interrogeait sur le poids de Carrefour-Promodès qui représentait 22 % et à côté duquel dix entités pesaient entre 5 % et 10 %. En 2019, quatre méga-monstres pèsent entre 25 % et 35 % et leurs alliances se font et se défont à une vitesse confondante. Cela nous interroge sur la façon dont ces alliances se nouent.

Ce système repose en quelque sorte sur un malentendu. En effet, dans les alliances, les membres sont partenaires dans une certaine mesure mais concurrents dans une autre mesure. C’est très clair : ils sont partenaires à l’amont, pour massifier, et adversaires ou concurrents à l’aval. Mais aujourd’hui, je ne sais pas où est placé le curseur. J’ignore pourquoi on a le droit de partager un assortiment, mais pas des promotions. Pourquoi l’assortiment est-il moins stratégique que la promotion ? Je ne sais pas où est placé le curseur. Je ne sais pas qui a vérifié où il était placé. Je ne sais pas non plus qui a vérifié l’incidence de ces alliances sur le marché et sur les conditions des industriels.

Car, pour terminer ce point sur les alliances, de deux choses l’une. Soit il existe in fine un alignement des conditions – ce qui pose une question de concurrence, puisqu’à terme, tout le monde a les mêmes conditions de prix et de triple net. Soit le niveau de dérive est le même – ce qui signifie qu’un industriel doit avoir la même stratégie vis-à-vis de deux alliés et dériver dans les mêmes conditions.

Mais cela suppose aussi que ces deux enseignes aient la même stratégie vis-à-vis de lui. Ce n’est pas la vie du business. Ce n’est pas ainsi que cela se passe. Nous considérons que la massification actuelle via les alliances mérite d’être étudiée de beaucoup plus près. D’autant que l’Autorité de la concurrence s’était penchée sur la question en 2014 et avait rendu un avis en mars 2015, lequel faisait état de risques significatifs. Et pour cause, nous le savons bien, partager des conditions est sensible. C’est un risque, qualifié de « significatif » par l’Autorité de la concurrence. Mais aujourd’hui, nous ne savons pas ce que ce risque significatif veut dire. Nous ne savons pas s’il est matérialisé ou pas. Nous ne savons pas ce que l’Autorité de la concurrence en pense.

Et tout cela se double d’un phénomène d’alliances au niveau international. Quand je parlais tout à l’heure d’une dérive de 1,8 milliard d’euros, j’incluais les accords internationaux. Les alliances existent aussi au niveau international. Vous le savez bien, tous les clients français sont actuellement intégrés dans au moins une structure internationale, parfois même deux, voire trois. Toutes les enseignes françaises sont intégrées dans une alliance internationale. Cela entraîne une multiplication des échelons de négociation et des occasions d’avoir connaissance des conditions de certains clients. Cela pose un problème majeur, d’autant qu’une masse d’argent considérable transite dans le cadre des accords internationaux. Nous l’estimons de l’ordre de 1,5 milliard d’euros.

C’est en ces termes que se pose la question de la concentration. Lorsque vous avez en face de vous des acteurs aussi puissants, aussi gros et noués au niveau international ou national par des alliances, il s’agit de savoir comment ils exercent ce rapport de force.

Le débat devient tout de suite compliqué : nous sommes à la limite de la puissance elle-même et de son exercice, qui devient finalement illicite. C’est ce qui se passe aujourd’hui. En effet, nous considérons que le problème majeur est qu’un très grand nombre d’accords sont désormais signés sous la contrainte et dans des conditions illicites. C’est un sujet important, notamment pour les autorités de concurrence. À partir du moment où un contrat est signé, on considère qu’il y a un accord des parties. Mais dans les faits, ce n’est pas ainsi que cela se passe. Un industriel qui ne signe pas avec un distributeur n’a pas d’alternative. Il n’a pas d’option de sortie, comme on dit dans le jargon la concurrence. Vous préférez donc signer un mauvais accord, c’est-à-dire un accord déséquilibré, plutôt que de ne pas en signer du tout.

C’est cela, l’expression du rapport de forces. C’est ainsi qu’il se traduit. C’est dans les accords internationaux que c'est le plus flagrant. Dans une grande majorité des cas, les contreparties sont fictives ou totalement ridicules. Et c’est de plus en plus le cas y compris au niveau national. Je pense à deux cas de figure dans lesquels nos adhérents nous ont fait savoir qu’ils estimaient avoir signé un accord déséquilibré, dans lequel les contreparties concédées sont loin de correspondre à la dégradation tarifaire acceptée.

Voilà l’ampleur du phénomène. La première question qui en découle vise à savoir comment peuvent être contrôlées les pratiques illicites. Nous pensons que la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) doit se pencher d’urgence sur ces sujets de déséquilibre significatif, de même que sur les accords internationaux. Cela fait plus de deux ans que la DGCCRF et la Secrétaire d’État de l’époque, Madame Martine Pinville, s’étaient déclarées compétentes. Mais depuis, il ne s’est rien passé. C’est pourtant un sujet majeur.

Par ailleurs, une fois que l’on a identifié les pratiques illicites, la question est celle de la sanction. C’est, là encore, un vrai sujet. Il suffit d’étudier la jurisprudence de 2014 à 2017 : des amendes ont été prononcées pour près de 6,5 millions d’euros, tandis que la répétition de l’indu représente 154 millions d’euros. Le rapport est de 1 à 24 ! Cela signifie que le risque qui a été pris et qui a été sanctionné coûte 6,5 millions d’euros. Mais s’il n’avait pas été identifié, c’était un gain de 150 millions d’euros. Il y a là un véritable problème.

L’année dernière, la DGCCRF a prononcé une assignation de 20 millions d’euros, mais elle a demandé que soient restitués 83 millions d’euros. Dans ce cas, le rapport est de 1 à 4. Si l’assignation est confirmée, vous payez 20 millions d’euros d’amende et vous restituez 80 millions. Mais si vous n’aviez pas été pris, vous preniez 83 millions d’euros. La sanction n’est pas du tout dissuasive. C’est un vrai problème. Quand on fait de la dissuasion, il faut qu’elle soit suffisamment élevée pour fonctionner.

Pour autant, il existe quand même des motifs de satisfaction. En effet, certaines pratiques illicites reculent. À cet égard, il convient de saluer le travail de la DGCCRF.

Je peux évoquer deux exemples qui témoignent de ce recul. Tout d’abord, il existe une date légale pour signer un accord – en l’occurrence le 1er mars. Durant des années, nous avons observé des dérives et des renégociations systématiques. En 2016, l’argent qui transitait ainsi entre mars et décembre chez nos adhérents représentait 200 millions d’euros. Ce montant est ensuite passé à 120 millions d’euros, puis 40 millions d’euros et 20 millions d’euros. L’autre exemple concerne les déréférencements, qui constituent l’arme absolue de la distribution et dont on parle beaucoup actuellement. Certains phénomènes ont été très médiatisés. Mais quand on regarde dans les grandes lignes, on constate qu’en 2016, 75 % de nos adhérents étaient concernés par des mesures de déréférencement, en moyenne dans trois enseignes. L’incidence sur le business représentait 4,5 points de chiffre d’affaires. En 2017, ces indicateurs sont respectivement passés à 25 %, 1 à 1,5 enseigne en moyenne et 1,5 point de chiffre d’affaires. En 2018, nous avons cessé notre suivi dans la mesure où ce sujet ne présentait plus d’intérêt collectif pour nous. Encore une fois, des cas existent. Mais le phénomène n’est plus aussi marquant que par le passé.

C’est positif, car cela signifie que le marché s’assainit, et ce grâce à l’action de la DGCCRF et à la mobilisation des acteurs. En effet, outre les démarches qui peuvent être engagées sur le plan légal, nous pouvons aussi agir entre nous. Les pratiques illicites mutent – vers l’international, vers les pénalités, vers la logistique. Un guide a ainsi été corédigé par la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC) – l’un des corédacteurs est assis à ma droite – sur les pénalités, le traitement des pénalités et le taux de service. Pour certaines enseignes, le taux de service est de 100 %. C’est impossible ! Cela n’existe pas ! Et si ce taux n’est pas atteint, c’est ce que l’on appelle « pénalité au premier manquant », vous êtes facturés. C’est un vrai sujet, qui a été pris en compte par les acteurs dans le cadre de la CEPC. Il faut que les travaux de cette dernière se développent et vivent dans le business. C’est un forum intéressant. S’y ajoutent les discussions que nous pouvons avoir avec les distributeurs, qui sont de plus en plus nombreuses. L’objectif étant d’essayer de déminer nous-mêmes un certain nombre de sujets.

Pour le coup, autant vous avez bien compris que les alliances me posent un vrai problème de fond, autant les discussions ou la nature des relations que nous avons pu avoir dans le cadre d’une alliance comme Horizon préfigurent ce que des distributeurs intelligents et constructifs peuvent essayer de faire avec des industriels ou des représentants d’industriels.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie de vous être déplacés aujourd’hui, Messieurs. Nous sentons, dans vos propos liminaires, une envie de parler ! Ma première question concerne les accords internationaux. Vous avez parlé de mesures ou de demandes parfois fictives voire ridicules. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit, en citant des noms afin que nous comprenions bien la typologie des centrales d’achat internationales ? Pouvez-vous également nous expliquer les différentes techniques d’une centrale d’achat à l’autre ?

M. Richard Panquiault. Il me faudrait vingt minutes pour cela ! Historiquement, il existe deux types de centrales d’achat : celles qui vendent des services, que nous avons tendance à appeler des « pseudo-services », et celles qui achètent les produits.

Les premières se répartissent en deux types. Le premier type concerne les enseignes avec une véritable structure internationale. C’est le cas de Carrefour, qui est présent dans un grand nombre de pays et réalise 35 % à 40 % de son chiffre d’affaires à l’international. Ce premier type de centrales est également constitué d’acteurs – qui sont la majorité – comme Leclerc, Intermarché ou Système U, qui réalisent 95 % à 98 % de leur chiffre d’affaires en France, mais qui sont alliés à d’autres enseignes au niveau international et vendre des services. La seconde catégorie est constituée des centrales d’achat comme Eurelec. J’y reviendrai après.

Pour en revenir aux centrales qui vendent des services, vous pouvez donner des millions d’euros pour des données – typiquement, des « sorties magasins » sous forme de tableaux Excel le plus souvent inexploitables. Là où vous payeriez quelques milliers ou dizaines de milliers d’euros chez un panéliste comme IRI ou Nielsen, vous payez quelques millions d’euros. Ou alors, vous aurez l’immense chance et l’avantage d’avoir deux rendez-vous dits « top to top » avec un directeur des achats et un directeur général, ce qui vous coûtera la modique somme de 1 % à 1,5 % de votre chiffre d’affaires, soit un montant qui peut aller jusqu’à 5, 10 ou 15 millions d’euros ! Or il est certain que cela ne vaut pas ce prix.

Certes, certaines centrales proposent plus de contreparties que d’autres. Mais elles constituent une petite minorité. Je parlais de déséquilibre significatif tout à l’heure. Et pour cause, je pense que l’immense majorité des accords signés au niveau international sont caractéristiques de ce déséquilibre significatif.

La seconde catégorie de structures internationales concerne les structures d’achat. C’est ce que Leclerc a mis en place, il y a trois ans, avec l’allemand Rewe, en constituant Eurelec. Là, il n’est plus question de vous vendre des services mais d’acheter des produits. Cela qui pose d’autres types de problèmes, notamment celui de l’applicabilité du droit. Ainsi, Eurelec a un contrat pour le compte de Leclerc et un autre pour le compte de Rewe, et c’est le droit belge qui s’applique. Pourtant, l’exécution du contrat se situe bien en France. Cela signifie que les acteurs qui sont chez Eurelec n’obéissent pas au même régime légal que leurs concurrents pourtant implantés dans le même pays. À la limite, Eurelec n’a donc pas de raison de respecter la concomitance des engagements. Et cela, je ne comprends pas pourquoi.


M. le président Thierry Benoit. Depuis que nous procédons à ces auditions, nous avons beaucoup parlé de ces fameux « services » qui peuvent être qualifiés de fictifs ou de virtuels. Mais lorsque nous tentons de déterminer leur nature, force est de constater qu’elle demeure assez floue.

La genèse de la création de cette commission d’enquête vient de la volonté d’un certain nombre de parlementaires – je regarde mes collègues Daniel Fasquelle ou Guillaume Garot – exerçant depuis plus de dix ans dans cette maison d’améliorer le déséquilibre des relations commerciales au détriment du maillon amont que sont les producteurs, notamment les producteurs agricoles. Les gouvernements qui se succèdent y travaillent également. Peut-on isoler d’un côté les négociations commerciales qui tournent autour des produits, et de l’autre côté les négociations périphériques qui concernent les soi-disant services. J’emploie « soi-disant » car outre l’exposé que vous venez de faire, le cabinet d’avocats que nous avons auditionné lundi soir, chargé de conseiller à la fois des industriels et des distributeurs, n’a pas été capable de nous décrire de manière précise quelle était la nature de ces services.

M. Richard Panquiault. Pour nous, le contenu le plus fictif ou le moins solide est celui qui consiste à vendre des données magasins, qui sont la plupart du temps peu exploitables et bien plus coûteuses que celles que l’on achète auprès des panélistes. Il peut aussi s’agir des fameux rendez-vous dits « top to top ». Dans certains cas de figure, que l’on peut voir chez Carrefour ou Copernic par exemple, des opérations promotionnelles montées par la structure internationale peuvent s’ajouter à ce qui est négocié dans un plan local. Dans ces cas-là, la contrepartie est réelle. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, de mon point de vue, un rendez-vous « top to top » ou une donnée ne coûte jamais 5 ou 10 millions d’euros.

L’autre difficulté vient du fait que le prix et les services sont mélangés et que soit l'on achète des choses totalement disproportionnées, soit, dans le cas français notamment, on ne sait plus ce qu’on achète. La question de la protection d’un tarif devient celle de sa dégradation pour arriver à un prix net et des contreparties qui justifient cette dégradation. Dans ce domaine, nous avons perdu tous nos points de repère.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’entendez-vous par « payer » ? S’agit-il de faire un chèque ou un virement à la grande distribution, ou d’accorder des remises supplémentaires sur un prix tarif, un prix « fond de rayon » ?

Par ailleurs, que se passe-t-il si vous refusez certains services ? Et si l’on vous menace, quel est le type des menaces ?

M. Richard Panquiault. Les réponses ne sont jamais univoques. Concernant votre première question, on ne paie pas vraiment des remises supplémentaires, mais plutôt un pourcentage. Cela pose d’ailleurs la question de la destination de ces sommes. Entre 2014 et 2017, 3,2 milliards d’euros sont partis en baisse de prix consommateur. Je pense qu’ils ont été financés à 75 % ou plus par les industriels, donc par les négociations. En revanche, avec les accords internationaux, je ne sais pas où va l’argent. Je pense que c’est une forme de marge de la distribution, sanctuarisée à Bruxelles.

Par ailleurs, si vous refusez un service, cela ne se passe généralement pas bien ! La plupart du temps, d’ailleurs, vous ne refusez pas. Vous finissez par transiger à un certain niveau. Dans quelle mesure des négociations internationales peuvent-elles interférer avec des négociations locales ? En 2018 et 2017, je peux en parler car la presse a fait écho, des mesures de rétorsion ont été prises par des enseignes membres de l’alliance Agecore suite à un défaut d’accord avec les industriels concernés.

Pour nous, cette forme de répercussion d’un accord international sur des négociations locales constitue aussi une forme d’atteinte à la concurrence.

Mme Danielle Brulebois. J’étais hier avec le groupe jurassien Bel, dont la directrice m’exposait les difficultés qu’elle rencontre avec la grande distribution, laquelle entend absolument acheter les produits de nos industriels pour en faire sa propre marque en faisant disparaître celle de l’industriel. C’est donc un problème.

Par ailleurs, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se penche-t-elle sur ces questions de concurrence sauvage à l’international ? Est-elle consciente qu’il y a lieu de prendre des dispositions ?

M. Richard Panquiault. J’avoue mon ignorance totale concernant l’OMC.

Concernant votre première question, le sujet est celui du poids croissant des marques de distributeur (MDD), qui ont plutôt eu tendance à reculer en France au cours des dernières années. Les marques de PME en ont d’ailleurs davantage profité que les grandes marques, pour des raisons d’assortiment et de linéaire plus que de prix. Cela étant, cette tendance devrait s’inverser compte tenu de l’intérêt stratégique des distributeurs à redévelopper les MDD. La question de l’articulation entre une MDD et une marque nationale est donc récurrente. Il est vrai que cela pose problème aux industriels.

Cela pose aussi la question de la transparence. Nous sommes souvent accusés d’en manquer. Nous aimerions bien qu’elle soit plus grande sur ce que nous achetons, notamment en France. Mais c’est compliqué dans la mesure où souvent, le distributeur est aussi un concurrent de l’industriel. Ainsi, jouer « à livre ouvert » avec un tel acteur est un peu compliqué.

M. Guillaume Garot. Je vous remercie de la franchise avec laquelle vous vous exprimez ce matin. Vous parlez avec une clarté absolument nécessaire pour que nous puissions faire du bon travail. Je tenais à le souligner. Cette parole est assez rare. Merci d’avoir démonté le mécanisme de la négociation commerciale entre vous, transformateurs, et la grande distribution. À mesure que les auditions passent, nous cernons mieux les problématiques.

Dans les relations avec la grande distribution, quelles propositions pourriez-vous porter pour que l’on puisse régler les problèmes que vous avez posés et aboutir à une fluidité ? Vous avez soulevé deux points : la question juridique des alliances et celle des contrôles et des sanctions. Pourriez-vous nous en dire davantage et nous exposer votre point de vue d’acteur économique ? Par ailleurs, comment envisagez-vous les relations avec les producteurs, qui sont vos propres fournisseurs ? Comment aboutir à une relation équilibrée sur l’ensemble de la chaîne ? C’est ce que nous recherchons.

M. Richard Panquiault. Concernant les sanctions et les contrôles, on a tendance à dire qu’il y a beaucoup de lois en France – et ce sont souvent de bonnes lois. Certes, la loi « Galland » et la loi de modernisation de l’économie (LME) ont créé des déséquilibres. Mais depuis, il y a eu de nombreux autres textes de loi avec de bonnes dispositions. Nous ne souffrons pas d’un déficit de textes, mais d’un déficit d’application des textes. Je ne cesse de le répéter, mais l’on ne peut pas passer ce point sous silence. Si vous faites d’autres lois et qu’elles ne sont pas plus appliquées que les précédentes, cela ne servira à rien !

Quand vous faites une opération promotionnelle à 70 % comme celle d’Intermarché sur Nutella et Perrier notamment, qui était une revente à perte évidente, vous générez 0,5 à 0,6 point de part de marché supplémentaire en janvier et février, soit 30 à 35 millions d’euros. La transaction représentait, elle, 375 000 euros. C’est une très bonne négociation… Ce n’est pas normal ! Pour que la loi soit respectée, il faut que son non-respect soit économiquement moins intéressant. Or, aujourd’hui, il existe un intérêt économique à jouer avec la loi. Aujourd’hui, vous risquez 20 millions d’euros d’amende. Mais avant la loi dite Macron, le maximum encouru était de 2 millions d’euros. Vous imaginez ! Je ne critique personne, car je sais que c’est humain. Mais cela ne peut pas fonctionner. Si la sanction et le montant de l’amende ne sont pas dissuasifs, c’est inutile.

Il est possible d’aller jusqu’au doublement ou au triplement de la répétition de l’indu. Faisons-le ! Là, vous serez sûrs que vous paierez plus cher que ce que vous gagnerez si vous jouez avec la loi.

Il est certain qu’il existe un problème d’effectifs à la DGCCRF. Mais s’il faut l’aider, nous le ferons. Il faut accompagner le ministre sur les assignations. On parle d’omerta et de peur. Ce n’est plus possible ! Je ne vise pas un distributeur en particulier, mais des pratiques. Je vise une situation qui perturbe la concurrence ainsi que les relations entre les distributeurs eux-mêmes et entre les distributeurs et les industriels. En définitive, il existe un problème d’effectifs, de sanctions et de montant de ces sanctions. C’est vraiment tout bête. Il s’agit de faire en sorte que le risque que l’on prend à enfreindre la loi soit pénalisant économiquement, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Économiquement, je le répète, il est beaucoup plus intéressant de ne pas respecter la loi ou, en tout cas, de prendre des risques.

Sur la question de la concurrence, je ne sais que répondre. Entre septembre et décembre 2014, il y a eu trois alliances : « Auchan-Système U », « Intermarché-Casino » et « Carrefour-Cora ». En mars 2015, l’Autorité de la concurrence a produit un avis de 70 pages listant les risques significatifs. Cela fera bientôt cinq ans. Que s’est-il passé depuis ? Certes, une enquête est conduite par l’Autorité de la concurrence depuis l’été dernier, plus de quatre ans et demi après la publication de l’avis dont on ne sait pas s’il a été vérifié ou non. Je suis convaincu qu’il y a des choses à dire.

Dans les alliances, vous êtes partenaires à l’amont et vous avez le droit de massifier, mais vous êtes concurrents à l’aval. Où situer le curseur ? C’est un vrai sujet. Je pense que le curseur est mal placé et que les autorités de la concurrence n’ont pas vraiment conscience de sa position.

Quand Intermarché et Casino étaient alliés, par exemple, on nous a vendu la massification. Mais les industriels qui travaillent avec Intermarché et Casino n’en ont rien vu. Puis ces deux acteurs se sont séparés et Intermarché s’est retrouvé seul. Pensez-vous que certains sont allés reprendre des conditions à Intermarché parce qu’il n’était plus avec Casino donc il ne massifiait plus ? Non ! Bien sûr que non. N’est-ce pas incroyable ? Je pense que des effets de cliquet devraient interroger beaucoup plus qu’aujourd’hui.

La question est celle des conséquences sur les relations commerciales. Je peux parler des conditions d’Intermarché et Casino, puisqu’il y a prescription. Au premier rendez-vous, le quatrième point à l’ordre du jour concernait la comparaison des conditions commerciales, avec l’examen de l’accord Intermarché et de l’accord Casino. Les conditions étant sur la table, je ne peux pas imaginer qu’il n’y ait pas de convergence. Cela se vérifie. Nous avons fait l’étude pour l’Autorité de la concurrence. Or alignement des conditions signifie alignement de ces dernières. Il y a donc moins de concurrence sur le marché.

À une époque où j’étais patron d’une entreprise, un représentant de Système U avait récupéré les conditions d’Auchan et observé qu’il existait trois points d’écart au détriment de Système U. Je lui ai expliqué pourquoi : je n’avais pas les mêmes contreparties. Mon entreprise était un partenaire stratégique d’Auchan et pas de Système U. Si j’étais aujourd’hui patron d’une alliance incluant Auchan et Système U, comment ferais-je ? Pourquoi donnerais-je la même dérive à des acteurs qui ne travaillent pas de la même façon avec moi ? Cela n’a pas de sens. Il y a un hiatus, un angle mort. J’en suis convaincu.

Enfin, sur la question de l’amont, le sujet est celui de la loi EGAlim. Là encore, l’intention est formidable. Je ne crois absolument pas aux mécanismes redistributifs qui feraient défaut et que la loi aurait dû mettre en place : nous ne sommes quand même pas dans une économie dirigée ! Le problème de base est celui de la confiance. J’en prends ma part en tant que distributeur industriel. Les distributeurs ont permis de véritables avancées pour les produits laitiers. Je leur tire d’ailleurs mon chapeau, mais je déplore que seuls ces produits aient été concernés. Il est possible d’avancer sur d’autres sujets. Je parlais tout à l’heure de dialogue, car je suis convaincu que c’est un sujet sur lequel nous pouvons avancer ensemble, en suivant l’exemple de ce qui a été fait pour le lait. C’est faisable. Mais la question de base est celle de la confiance.

Quand un distributeur me dit-on qu’il ne savait pas clairement ce que l’industriel allait faire de l’argent qu’il accepterait de donner en acceptant le tarif, j’ai envie de lui répondre qu’il fallait prendre le risque. Il pourrait évoquer le risque le prix. Je lui répondrais alors qu’il n’existe pas de problème de positionnement de prix pour 80 % des produits concernés dans les fruits, les légumes ou les céréales : les distributeurs font 20 % à 30 % de marge sur ces catégories. Ce n’est pas un problème de prix, mais de confiance. S’ils acceptent l’augmentation de tarif, qui prend le risque ? C’est l’industriel ! En effet, s’il ne la répercute pas aux producteurs en amont, honnêtement, il y a un moment où il va se faire « rattraper par la patrouille » ! Il existe donc un déficit de confiance qui, à mon avis, ne se justifie pas ou de moins en moins.

M. le président Thierry Benoit. Je suis heureux de vous entendre dire qu’il y a eu de bonnes lois. Lundi, un cabinet d’avocats nous a expliqué l’inverse.

Sur le lait, par ailleurs, je rappelle que nous sortions quand même d’une situation de prix très bas. Le signal prix envoyé désormais est certes moins mauvais. Mais lorsque nous avons rencontré les producteurs de lait dans les territoires et lorsque nous les avons auditionnés, notamment la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), nous avons constaté qu’il y avait quand même loin de la coupe aux lèvres entre le prix payé par le consommateur, les indicateurs de coûts de production et les prix payés aux producteurs. Nous ne sommes pas encore rendus au bout.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voudrais revenir sur les relations entre la grande distribution et vous, les fournisseurs. Nous avons auditionné le Médiateur des relations commerciales agricoles. Il nous a indiqué que les industriels n’ont déposé aucune plainte. Aucun dossier n’a donc été instruit pour le monde industriel. Nous attendons avec impatience l’audition de la DGCCRF, mais nous recevons des échos selon lesquels celle-ci ne reçoit que très rarement des plaintes de la part des industriels de l’agroalimentaire. Comment se fait-il qu’il y ait une montagne de problèmes mais aucune plainte déposée ? Comment faire pour que nous, législateurs, puissions renforcer les contraintes ou faire en sorte que les lois soient respectées ?

M. Richard Panquiault. Dans les entreprises que je représente, il est vrai que nous avons peu le réflexe de saisir le Médiateur des relations commerciales agricoles. Nous avons plutôt la tentation de régler nos affaires entre nous. Je suis toutefois convaincu qu’un recours plus anticipé et plus fréquent à ce médiateur contribuerait à désamorcer certaines situations. Je connais d’ailleurs des cas de figure dans lesquels avoir informé un distributeur que l’on envisageait de le saisir pour médiation a suffi à débloquer la situation. De façon générale, je pense que nous devrions faire davantage appel au Médiateur.

J’évoquais, tout à l’heure, les travaux de la CEPC, organisme paritaire dans lequel les directions juridiques des industriels et de leurs fédérations mais aussi des distributeurs et de leurs fédérations travaillent bien ensemble. C’est un lieu dans lequel on crée du lien. Je pense qu’il en est de même avec la médiation. Elle permet de créer du lien, notamment dans le cadre de l’Observatoire sur les négociations mis en place cette année, qui permet au moins de disposer d’une photographie commune.

Pour ce qui est de la DGCCRF, nous l’alertons sur certains sujets – les accords internationaux, les déséquilibres, etc. Nous espérons qu’elle collecte suffisamment de pièces pour considérer que le sujet est collectif et qu’elle le porte devant le ministre. Tel devrait être en tout cas le processus. Par le passé, la DGCCRF ne trouvait rien à l’occasion de ses contrôles. Aujourd’hui, elle trouve. Et pour cause, des comptes rendus, des documents, des tableaux, des pièces existent. La DGCCRF peut les saisir. Et si le sujet est porté devant le ministre, celui doit avoir la possibilité d’assigner.

Encore une fois, je le répète, autant un industriel ne peut jamais individuellement prendre l’initiative d’assigner. Mais, à l’ILEC, nous sommes prêts à accompagner le ministre en lui expliquant comment les choses se sont réellement passées, sur le plan opérationnel, de notre point de vue.

M. Daniel Fasquelle. Vos explications sont très claires et très intéressantes. Elles apporteront beaucoup à notre commission d’enquête.

Vous avez regretté que les sanctions ne soient pas suffisantes. Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille une évolution législative, à moins que vous ne me démentiez. En effet, l’article 442-4 du Code de commerce permet déjà de tripler le montant des indus ou d’aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires. Donc si l’on veut cogner fort, on peut d’ores et déjà le faire, conformément aux évolutions législatives récentes dont vous vous félicitiez. À ce sujet, quel regard portez-vous sur la loi EGAlim et sur la réécriture du titre IV du Code de commerce par ordonnance ?

Par ailleurs, vous avez parlé des alliances au plan européen et de la centrale d’achat Eurelec basée à Bruxelles. Je pense qu’il est possible de l’atteindre depuis la France à partir du concept de loi de police. La Commission européenne s’est emparée de ce sujet et une directive européenne concerne les produits alimentaires et agroalimentaires. Pensez-vous que le niveau national n’est plus pertinent ? Faut-il que la Commission européenne s’empare davantage encore du sujet, légifère et se dote de moyens d’action au plan européen ?

M. Richard Panquiault. Sur le premier point, je ne peux que paraphraser ce que vous avez dit. La loi Macron a permis de porter le plafond de l’amende à 5 % du chiffre d’affaires, conformément à une disposition proposée par le rapporteur. Les lois ont évolué et nous les trouvons plutôt bonnes. En l’occurrence, cette disposition nous semble majeure. Elle aurait dû structurer différemment la relation industrie/commerce. Pourtant, je constate trois ans après que tel n’a pas été le cas. Il en est de même pour le triplement de l’indu. Cette mesure n’a toujours pas été utilisée. Je comprends que l’on fasse attention, mais alors il ne faut pas déplorer le fait que les pratiques illicites continuent à se développer. À mon avis, la relation de cause à effet nette.

Concernant ÉGAlim je suis sensible à deux sujets : la majoration du seuil de revente à perte (SRP) et l’encadrement des promotions. La majoration du SRP était supposée redonner de l’oxygène à la distribution, en lui permettant de mieux rémunérer l’amont agricole. Telle était la logique. À l’époque, beaucoup ont déploré l’absence de mécanisme de redistribution automatique. Je pense que c’est un faux sujet car, je le disais, nous ne sommes pas dans une économie dirigée.

Le problème, c’est que la distribution laisse penser que cette décision lui a été imposée et augmente un certain nombre de prix et que, pour protéger le pouvoir d’achat, ce « sacro-saint » pouvoir d’achat, elle a le bon cœur de baisser les prix sur des MDD ou d’autres marques. Et finalement, nous avons soutenu cette mesure qui allait plutôt à l’encontre des intérêts des acteurs que nous représentons, parce que nous voyions bien que la distribution avait des difficultés et nous avons considéré qu’elle lui procurerait une forme de bouffée d’oxygène – je mets de côté Leclerc, qui a toujours fait savoir très clairement qu’il n’en voulait pas. Mais aujourd’hui, on nous explique que cette décision a été imposée et qu’heureusement que les distributeurs sont là pour faire la péréquation et éviter l’inflation ! C’est en tout cas ce que je comprends. Je m’interroge donc vraiment sur la philosophie de SRP majoré. Nous travaillerons sur un bilan, pour voir ce qu’il en est réellement. Nous en discutons avec Bercy. Nous prendrons des décisions, vous prendrez des décisions sur cette question dans un peu plus d’un an. De mon point de vue, le SRP n’a pas atteint son objectif et a même été dénaturé.

Quant à l’encadrement des promotions, je suis extrêmement favorable à cette mesure. Nous avons milité pour un encadrement même avant ÉGAlim, car nous considérons que les promotions sont génératrices de gaspillage alimentaire et de surconsommation. Elles n’apportent rien au marché et dégradent la rentabilité. Pour le moment, cela a eu un effet sur les négociations. Pour la première fois, en effet, il y a eu une dégradation tarifaire en « 3 net » mais une moindre dégradation en « 4 net ».

Cela signifie qu’il y a eu une reprise des investissements promotionnels depuis l’année dernière, conséquence directe du plafonnement à 25 % du chiffre d’affaires promotionné. Nous pensons donc que cette mesure est intéressante car elle redonnera de l’oxygène et remettra des curseurs intelligents sur les prix. En revanche, nous craignons les mesures de contournement. J’ai eu l’occasion d’en parler à Mme la ministre et à Mme Beaumeunier de la DGCCRF. Je pense qu’à la rentrée, nous observerons des mécanismes massifs de contournement de ces dispositions sur les promotions. Il faut y être vigilant dès maintenant.

Sur le plan européen, il existe effectivement une directive sur les pratiques illicites. Tout d’abord, j’ai bien compris que l’Autorité de la concurrence en France s’est emparée du sujet des alliances et de la concentration. Mais je constate que la seule à avoir agi jusqu’à maintenant est la Commission européenne. C’est elle qui s’est préoccupée du cas d’Agecore et, dans la foulée, d’Intermarché, de Casino, etc. À ma connaissance, c’est la seule à avoir pris une initiative pratique, matérielle, constatable.

Ensuite, vous avez raison, on se rend bien compte qu’il faut une articulation de plus en plus étroite entre les autorités françaises et européennes. Nous disposons du dispositif nécessaire, en France. Avec les lois de police, Bercy a la possibilité de contrôler ce qui se passe et ce qui est signé même à Bruxelles ou à Zurich dès lors que le contrat s’applique en France. Plus on sera adossé à un droit européen, mieux on se portera. Mais aujourd’hui, nous avons déjà ce qu’il convient dans notre arsenal national. Ce sera certainement plus facile, demain, de contrôler des accords internationaux s’il existe une structure législative européenne plus nette. Pour moi, c’est plus une question pratique que réglementaire ou législative.

Mme Cendra Motin. Merci pour toutes ces explications qui nous permettent d’y voir plus clair. De nombreux points que je voulais aborder l’ont déjà été. Malgré tout, il en reste un que je souhaite évoquer. Nous avons beaucoup entendu parler d’un problème de transparence sur les prix et sur les négociations. Tous nous demandent à cor et à cri d’essayer de savoir ce qui se passe dans les fameux box de négociations.

J’aurais voulu avoir votre sentiment sur ce sujet. Qu’est-il possible de faire, d’après vous ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Ainsi que vous l’avez indiqué, les négociations commerciales sont déjà très compliquées. Je ne suis pas sûre que l’intervention d’un troisième acteur facilitera beaucoup les choses.

M. Richard Panquiault. On peut parler de contrats doubles bipartites, mais pas de contrats tripartites qui constituent une entente verticale.

Nous manquons de pédagogie de la transparence. Ce qui a pu faire la différence, c’est la confiance et une pédagogie d’une certaine forme de transparence. Mais je ne veux pas être embarqué dans des histoires où on me fait déballer tous mes livres devant des gens qui sont aussi mes concurrents. Vous ne pouvez pas occulter cela. C’est une donnée majeure, essentielle, de l’équation.

J’ai bien vu, lu et entendu cette demande. Mais je considère qu’il est impossible de mettre quelqu’un dans le box de négociations. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, les accords tripartites n’ont pas de validité du point de vue du droit de la concurrence : cela devient de l’entente verticale. On peut parler de contrat double bipartite, avec des liens transparents entre les deux. Mais il faut oublier les contrats tripartites en tant que tels, car c’est de l’entente verticale.

À titre personnel, je suis convaincu que nous manquons surtout de pédagogie de la transparence, nous autres industriels. Des accords ont été aisément signés dans le lait, et pour d’autres, c’est plus difficile. Pourtant, les bases économiques sont les mêmes. C’est la confiance qui fait la différence, de même que la pédagogie d’une certaine forme de transparence. Je suis convaincue que nous avons un travail à faire en la matière, en s’inspirant de l’exemple du lait. Cela étant, je ne veux pas être une fois de plus contraint de déballer tous mes livres devant des acteurs qui sont aussi mes concurrents. Je suis désolé, mais au moins 30 à 35 % de n’importe quel business sont assurés par des MDD. On ne peut pas l’occulter. C’est une donnée majeure et essentielle de l’équation.

Je propose de laisser la parole à Daniel Diot afin qu’il vous réponde sur la réécriture du titre IV du code de commerce.

M. Daniel Diot, secrétaire général de l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC). Une multitude de textes se sont succédé, qui étaient excellents dans leur forme. Mais cela a fini par poser un problème de lisibilité. Il était donc devenu indispensable de clarifier ces textes. Ce travail a été effectué par la DGCCRF. De mon point de vue, il a été bien fait, avec plus ou moins de concertation mais dans des circonstances compliquées pour les services de l’administration au regard de la charge de travail liée à ÉGAlim.

Nous sommes plutôt satisfaits du travail effectué par la DGCCRF et de l’ordonnance qui est sortie dernièrement. Nous avons néanmoins deux points de réserve, notamment sur la construction d’un certain nombre de dispositions légales. Tout d’abord, concernant la modification du prix convenu. Jusqu’à présent, il s’agissait du tarif moins les réductions de prix. Désormais, la définition du prix convenu intègre les services. Cela nous pose un problème car, de notre point de vue, on mélange des choses qui ne sont pas mélangeables. Finalement, c’est une forme d’atteinte à la liberté tarifaire. En effet, on combine des éléments qui relèvent des prestations de services proposées par le distributeur avec des éléments qui portent sur le prix du produit lui-même. Ce mélange des genres est un peu problématique et représente potentiellement une atteinte supplémentaire à la protection du tarif.

Ensuite, dans son ordonnance, la DGCCRF a redéfini les contours de la convention unique qui lie les fournisseurs et les distributeurs, en mettant en place une convention dérogatoire dans laquelle la définition du champ d’application est liée non pas à la nature des opérateurs, mais à celle des produits – qui nous semble un peu réductrice puisqu’elle ne vise que les produits alimentaires et des produits non-alimentaires dont la liste n'est pas connue puisqu’elle doit être définie par décret. Il nous semble qu’un certain nombre de produits sont sortis du champ d’application protecteur de la convention unique dérogatoire alors qu’ils y étaient jusqu’à présent. Nous attendons avec impatience la production du décret pour voir dans quelle mesure il sera possible d’étendre la protection pour des produits qui, pour l’instant, n’y figurent pas.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je vous remercie pour vos exposés très intéressants. À l’heure de la Food Tech et du Retail, des start-up déjà bien installées et avec une attitude BtoB affirment être des « plateformes collaboratives entre la grande distribution et l’industrie agroalimentaire » et des « solutions à la fois logistiques et informatiques ». Je me suis renseignée sur les clients de ces start-up. C’est phénoménal ! D’un côté, on nous parle de box. De l’autre, on observe ces pratiques, qui se multiplient. Connaissez-vous ce genre de réseau ? L’une de ces plateformes en retail tech est très connue en France, mais je ne veux pas citer de nom.

M. Richard Panquiault. Je pense que Richard Girardot, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), pourra vous en dire plus que moi. L’une des grandes problématiques, liée à la transparence vis-à-vis du consommateur, est la capacité à tracer une information aussi fiable et exhaustive que possible. Ainsi, tout ce qui relève du registre de l’échange collaboratif nous semble aller dans la bonne direction. C’est un gage de transparence, de réassurance et de confiance. Cela tourne aussi bien autour des industriels dans leurs relations avec la distribution, qu’autour de ces deux acteurs dans leurs relations avec le consommateur.

Mme Martine Leguille-Balloy. J’ai vu qui étaient les clients de ce type de start-up. Visiblement, c’est considérable ! Nous avons le sentiment de passer à une autre ère. Qui utilise ces plateformes et pourquoi tout le monde ne le fait-il pas ?

M. Richard Panquiault. Un nombre croissant d’acteurs les utilisent. Pour ma part, je vais citer un nom : GS1. Il s’agit d’un organisme paritaire de référence chargé de créer des outils collaboratifs entre les distributeurs et les industriels. En l’occurrence, nous avons besoin d’une vision uniformisée.

Mme Martine Leguille-Balloy. Ces plateformes ont-elles de l’avenir ?

M. Richard Panquiault. Elles sont déjà le présent !

Mme Martine Leguille-Balloy. Vous en servez-vous ?

M. Richard Panquiault. Bien sûr, en bilatéral avec des distributeurs. Encore une fois, la question est celle de l’uniformisation des systèmes, laquelle passe par GS1.

Mme Martine Leguille-Balloy. C’est une transparence parfaite.

M. Richard Panquiault. Exactement. C’est une transparence parfaite sur les ingrédients et sur le contenu des produits.

M. André Villiers. Je n’ai pas noté, dans la liste de vos adhérents, la présence des acteurs principaux des filières porcine et bovine. Pouvez-vous nous dire un mot sur l’organisation de ces deux filières ?

M. Richard Panquiault. Pas vraiment, puisqu’elles ne sont pas adhérentes à notre organisme.

M. André Villiers. Vous avez certainement un avis.

M. Richard Panquiault. Quelle est votre question ?

M. André Villiers. Elle est en relation avec les ambitions de la loi et porte sur l’organisation des filières. Comment la redistribution de la valeur peut-elle être attendue par l’amont, en particulier les éleveurs, dans un contexte où manifestement les opérateurs sont tentaculaires ? Existe-t-il des possibilités d’amélioration de la situation dans le contexte, coopératif ou privé, de la transformation de ces deux filières ?

M. Richard Panquiault. Je vous prie de m’excuser, mais je pense que je ne suis malheureusement pas la personne la mieux placée pour répondre à cette question. Tout ce que je puis dire, c’est que l’interprofession joue un rôle clé dans la création et la redistribution de la valeur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Revenons sur les relations entre la grande distribution et les industries agroalimentaires, en retournons à l’intérieur des box. Vous avez expliqué que, de temps à autre, vous étiez obligés de signer sous la contrainte. Qu’est-ce qu’une négociation sous contrainte ? Existe-t-il des comptes rendus, des enregistrements ? Comment la négociation se passe-t-elle réellement ? Quelles sont les dérives ? Il s’agit de bien comprendre la relation entre les acheteurs et les vendeurs.

M. Richard Panquiault. Nous avons coutume de dire que le point de départ de la négociation, c’est le tarif ou les conditions générales de vente (CGV). Mais le vrai débat n’est pas celui-là. Le premier sujet est celui de la protection du tarif. Aujourd’hui, on se fiche de votre tarif. On vous indique simplement qu’on veut acheter « à moins 2 » ou « à moins 3 », pour de multiples raisons. Le problème est donc celui-là : vous partez de la demande d’un distributeur qui chercher à acheter moins cher et à systématiquement s’aligner sur le prix du voisin. Cela biaise d’entrée de jeu la négociation. Il faudrait partir du tarif et décomposer les éléments qui permettent d’arriver à un prix net, avec de véritables contreparties équilibrées. Dans ces conditions, nous n’aurions pas ce débat.

Je vous le disais tout à l’heure, les MDD redeviennent stratégiques pour les distributeurs. Je le comprends parfaitement. Je ne conteste pas de tels choix stratégiques. Mais quand on vous dit qu’il va baisser de 15 % votre assortiment tout en restant « à moins 2 », il y a un vrai problème. C’est ce que j’appelle un déséquilibre significatif. C’est la double peine. Aujourd’hui, pour un industriel, la perspective de perdre est tellement importante que vous préférez signer « à moins 2 » et « à moins 15 % » d’assortiment que de vous faire sortir et de perdre 3 !

La nature même de la relation biaise le discours et la négociation, laquelle est de plus en plus fictive du fait du déséquilibre initial. Tout industriel vous dira qu’il préfère signer un mauvais accord plutôt que ne pas signer d’accord du tout. Et pour cause, les industriels travaillent avec la distribution. Un marché de la concurrence devrait permettre de refuser de travailler avec un untel pour passer un accord ailleurs. Mais il n’y a plus d’ailleurs. La négociation est donc nécessairement biaisée d’entrée de jeu.

Il existe des cas de figure où cela peut aller très loin. Ce n’est pas systématique, mais je le constate dans les verbatim de négociations. Nous en discutons avec les enseignes concernées, ou nous le ferons. Il ressort qu’il y a des intimidations, des menaces, des attaques personnelles. Cela peut aller très loin. C’est inacceptable ! Les acteurs subissent une telle pression que certains comportements peuvent aller très loin. Il existe des cas de burn-out tant du côté des acheteurs que de celui des industriels. Je connais chez les industriels des personnes qui préfèrent démissionner plutôt que retourner chez tel ou tel acteur. Cela va jusque-là, même si ce n’est pas la majorité des cas. Or les sujets en question ne méritent pas qu’on aille jusque-là.

M. le président Thierry Benoit. Nous parlons des box. Logiquement, un acheteur se déplace chez celui chez qui il veut acheter un produit. Pourrait-on imaginer que les négociateurs de la grande distribution ou des centrales d’achat se déplacent chez les industriels pour y tenir les négociations, plutôt que l’inverse ? La négociation commerciale n’aurait ainsi plus dans ces box, pour ne pas dire ces « satanés » box.

Par ailleurs, vous avez évoqué les concentrations, ce que j’appelle le gigantisme du mode de distribution en France et en Europe. Peut-on imaginer que le législateur français aille jusqu’à proposer de limiter les parts de marché qu’une centrale d’achat possède ? Cela avait fait l’objet de débat lors de la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation. (EGA) Daniel Fasquelle et moi-même avions déposé des amendements communs.

Enfin, avez-vous connaissance de pratiques réputées déloyales ?

M. Richard Panquiault. Je ne suis pas favorable à la relocalisation des négociations chez les industriels, pour des raisons pratiques. Je plains les acheteurs qui seraient obligés de se déplacer chez 20, 30, 40, 50 ou 80 industriels. Ce n’est pas jouable du seul point de vue pratique.

M. le président Thierry Benoit. En général, celui qui reçoit met son invité – son acheteur – en condition. Là, c’est l’inverse : c’est celui qui est déjà en situation de dominant qui conditionne la personne avec qui il va négocier.

M. Richard Panquiault. C’est certain !

M. le président Thierry Benoit. Vous avez parlé, et vous n’êtes pas le premier, d’intimidations et de comportements irrespectueux.

M. Richard Panquiault. Il est certain que les salles d’attente dans lesquelles on reste deux heures est un vrai sujet. En fait, nous ne signons pas assez vite. Certains distributeurs ont ainsi considéré que bien que la date butoir soit le 1er mars, il y avait une tolérance administrative d’une semaine et qu’ils pouvaient donc aller jusqu’au 8 mars. Souvent, la stratégie de négociation consiste à dire que l’on va signer le plus tard possible – ce qui se traduit par l’organisation de négociations le samedi, par exemple. Il faut d’ailleurs reconnaître que nous aussi, industriels, nous participons à ce jeu-là, en proposant nous-mêmes des rendez-vous le dimanche ou le samedi. Nous ne devrions pas y aller !

Il est incontestable qu’il existe une sorte de conditionnement. En même temps, même si je n’étais pas dans les box, je constate que cette année les négociations se sont déroulées dans un cadre constructif chez Horizon. Il n’y a pas eu un mot plus haut que l’autre. Il est donc possible, y compris dans les box de négociation des distributeurs, d’avoir des relations normales.

Concernant le gigantisme, je n’ai pas parlé de la fusion entre Carrefour et Promodès par hasard. C’était il y a vingt ans, et le seuil de menace de 22 % date de cette époque-là. Aujourd’hui, si vous pesez 22 %, vous êtes presque un nain ! Mais à l’époque, c’était monstrueux. Nous restons sur des référentiels historiques, avec des conditions économiques qui n’ont plus rien à voir avec celles d’aujourd’hui.

En outre, je suis convaincu que les alliances sont une forme de concentration particulière qui nécessite des règles beaucoup plus précises que celles qui existent aujourd’hui. Une réflexion doit être conduite au niveau européen sur les effets de taille.

M. le président Thierry Benoit. Avez-vous des exemples de pratiques déloyales ?

M. Richard Panquiault. Je pense au boycott.

M. le président Thierry Benoit. Et les bugs informatiques ?

M. Richard Panquiault. Il y en a moins que par le passé.

M. le président Thierry Benoit. Pouvez-vous revenir sur le boycott ?

M. Richard Panquiault. Je vais y revenir. Certaines pratiques manifestement illicites ont reculé, même si une résurgence peut apparaître. Il y a encore deux ou trois ans, les renégociations étaient un véritable fléau, par exemple. On observe aussi un recul des pratiques de déréférencement.

J’en viens au boycott. Ce qui s’est passé entre Agecore et ses enseignes partenaires, que j’évoquais tout à l’heure, en est. À cet égard, il faut saluer la Commission européenne qui s’est préoccupée du sujet Agecore.

Un autre sujet est celui des déductions d’office et des pénalités immédiates. Le fait d’avoir un taux de service à 100 % sous peine de pénalité « au premier manquant » est impossible ! Un taux de service à 100 % signifie, par exemple, qu’il faut livrer l’intégralité de la commande en temps et en heure. Par nature, cela n’existe pas. Historiquement, les taux de service figurant dans les conditions générales d’achat des distributeurs faisaient l’objet de discussions et de négociations pour s’établir jusqu’à 98 % ou 98,5 %. Mais aujourd’hui, ce taux de service est devenu une ressource financière pour certains. Je pense que certains distributeurs budgètent des millions d’euros au titre des pénalités logistiques qu’ils vont infliger dès que lors que personne sur Terre n’est humainement capable d’atteindre 100 % de taux de service. C’est un vrai sujet.

Je parle sous le contrôle de Daniel Diot, qui est un des corédacteurs du guide CEPC sur la logistique. Il est indispensable que nous parvenions à appréhender ce sujet en tant qu’acteurs. L’objectif de la CEPC est de diffuser dans les organisations opérationnelles et les enseignes. Aujourd’hui, ce sujet est inacceptable. La déduction d’office et le taux de service de 100 % sont des pratiques inacceptables. Le boycott également.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Que représentent approximativement les pénalités liées au taux de service de 100 % ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous parler des plans d’affaires ? Il nous a été indiqué qu’il arrivait de négocier une remise de 2 ou 3 points sans avoir en retour un plan d’affaires en volume ou en valeur – étant entendu que des produits peuvent être déplacés au cours de l’année, ce qui revient à réduire les volumes de la marque et le plan d’affaires au global sur l’année. Ce faisant, une remise est imposée sans volume négocié en contrepartie, avec des pénalités en cas de chiffre d’affaires trop faible d’une marque.

M. Richard Panquiault. Vous en savez plus que moi ! Cela va encore plus loin que ce que je connaissais.

Les pénalités liées aux taux de service peuvent représenter de 0,25 % à 0,50 % du chiffre d’affaires d’un industriel, sachant qu’une partie peut être récupérée après discussion et renégociation.

Mais il devient très difficile de contester une pénalité et de récupérer l’argent quand on estime qu’il a été indûment ponctionné. Le sujet est sensible, d’autant que ces pénalités sont en explosion.

Par ailleurs, les pratiques litigieuses se déplacent beaucoup vers l’international et la logistique. J’espère vraiment que le travail de la CEPC pourra essaimer dans les organisations opérationnelles – enseignes et industriels – pour que nous parvenions à régler ce sujet ensemble.

Concernant les plans d’affaires, la loi ÉGAlim impose de fixer un chiffre d’affaires prévisionnel, au moins pour l’alimentaire. À cet égard, je fais une parenthèse que j’aurais dû faire plus tôt sur cette loi. L’un de ses effets est clair : l’impact sur le non-alimentaire, dont les volants promotionnels explosent. C’est très net. J’en reviens au chiffre d’affaires prévisionnel. Normalement, cet élément doit conduire votre plan promotionnel. En effet, le volume promu est fondé sur le chiffre d’affaires prévisionnel. Nous avons milité en faveur de ce chiffre d’affaires prévisionnel, car nous pensons qu’il permet d’aider à aligner les moyens pour atteindre cet engagement. La loi devrait mieux encadrer ou sacraliser ces notions de plan d’affaires et de chiffre d’affaires prévisionnel, qui mettent en regard un objectif et des moyens.

Il existe une différence fondamentale entre une négociation en France et une négociation à l’étranger, où elle dépasse souvent assez vite la question du prix.

En France, 80 % à 90 % du temps de la négociation porte sur le prix, contre 10 % à 15 % en Angleterre ou en Allemagne, où le reste de la négociation porte sur le développement du business. Tout le problème est là. Nous sommes, normalement, responsables de notre tarif. Mais en fait, tel n’est pas le cas. En somme, nous n’avons pas le prix, et nous n’avons plus tarif non plus ! À l’étranger, cette question se pose beaucoup moins.

M. le président Thierry Benoit. Chez nous, la « guerre des prix » fait des ravages. Les EGA ont mis en lumière la mauvaise foi de certains distributeurs qui ont utilisé le SRP pour nous expliquer qu’ils augmentaient des prix non-agricoles, soi-disant pour redistribuer vers l’amont, c’est-à-dire vers les agriculteurs. Personne n’y croit, mais ce sont certains distributeurs qui ont fait passer ce message.

M. Daniel Fasquelle. Si vous dites vrai concernant la négociation, les prix devraient être plus bas en France que chez nos voisins européens. Et pour cause, la négociation est beaucoup plus féroce chez nous. Quel est le niveau des prix, en France ? C’est une information importante pour nous.

Ensuite, vous avez parlé de la distribution, mais vous savez que ce monde qui évolue très rapidement. Aux États-Unis, par exemple, Amazon a racheté l’enseigne Whole Foods. On nous dit que cela a eu pour conséquence une pression accrue sur les fournisseurs de Whole Foods. Que pensez-vous de cette évolution qui ne manquera pas d’arriver ici ? Quel est votre regard prospectif sur ce sujet ?

Mme Cendra Motin. Quelle est votre vision et quelle est celle de vos adhérents concernant ces mutations des marchés ? Certaines enseignes licencient. Le marché se redistribue différemment en termes de surface commerciale. La grande distribution change de stratégie. Nous avons le sentiment que, malgré tout, la grande distribution arrive au bout d’un modèle. Vos adhérents y voient-ils de nouveaux débouchés ?

M. Richard Panquiault. Ce qui se passe chez Carrefour, Auchan ou Casino est une très mauvaise nouvelle pour nous. Ce sont nos partenaires et ce sont aussi des emplois. C’est vraiment une très mauvaise nouvelle.

Quoi qu’il en soit, le modèle de l’hypermarché est totalement remis en cause. Il faut le réinventer. Je parlais du SRP majoré comme bouffée d’oxygène pour la distribution : je peux vous garantir que c’est ce que nous avions en tête. Encore une fois, le SRP majoré revient à augmenter nos prix, donc éventuellement baisser la demande sur ces produits et perdre du business. Nous avons toutefois soutenu cette disposition parce que nous sommes convaincus que la distribution subit une de pression considérable. La question de la juste concurrence avec Amazon est un vrai sujet. Dans 15 ans, nous regretterons les pratiques de Michel-Édouard Leclerc si on laisse Amazon se développer comme il le fait ! Nous aurions beaucoup à dire en matière de pratiques illicites sur ce point. Notre préoccupation c’est que les évolutions se produisent de façon aussi saine que possible d’un point de vue concurrentiel.

Par ailleurs, la guerre des prix agit comme la bombe à neutrons : elle cible les marques nationales et les marques leader. 2 000 références sont concernées, dont le prix a baissé en moyenne de 15 % à 20 % au cours des quatre dernières années. Donc quand on me dit que ces prix ont augmenté de 5 % en trois mois et que c’est une catastrophe, je rappelle juste qu’ils ont baissé de 15 % à 20 % ces dernières années. En revanche, le prix des MDD a augmenté. Je sais très bien que certaines de nos concitoyens comptent à l’euro près. Une offre a d’ailleurs été développée pour eux il y a trente ans, celle des MDD. Mais leur prix a augmenté. C’est donc de cette offre qu’il faut se préoccuper si l’on s’intéresse au pouvoir d’achat des consommateurs.

Plusieurs études portent sur la « guerre des prix ». La première conclusion est que la capacité à comparer des produits et des paniers est très compliquée. Sur 100 000 codes-barres EAN référencés, 0,24 % sont communs à l’Allemagne, la France, la Belgique et le Luxembourg et 1,5 % sont communes à deux de ces pays. La deuxième conclusion est que la France est en dessous de ses voisins – je ne parle pas de la Belgique et du Luxembourg, qui sont structurellement beaucoup plus chers. Globalement, les produits non-alimentaires sont plutôt moins chers en Allemagne, et les produits alimentaires sont plutôt moins chers en France. Même si, encore une fois, il est très compliqué de comparer. Enfin, le prix est au distributeur. Pour notre part, nous n’avons ni le tarif, ni le prix ! Aujourd’hui, les prix « consommateurs » que vous voyez ne sont pas le reflet des conditions commerciales des industriels, mais de la décision stratégique des distributeurs en matière de marge.

Mme Éricka Bareigts. Je souhaite revenir sur votre intervention sur les contrats d’affaires et les méthodes appliquées à l’étranger. L’approche qui intègre notamment un objectif par volume pourrait-elle permettre d’avancer alors que notre modèle atteint structurellement ses limites ?

Par ailleurs, quelle est votre analyse des stratégies d’achat dans les territoires ultramarins ? Il existe une sorte de saisonnalité des produits partant de plateformes d’achat hexagonales, qui arrivent massivement dans nos territoires à des prix excessivement bas. Cela déstructure, ou en tout cas ébranle, les productions locales. Avez-vous connaissance de ces pratiques ? Sont-elles courantes ?

M. Richard Panquiault. Votre première question devrait être le cœur du sujet. Fondamentalement, un industriel est prêt à payer pour de la croissance. Le pari que vous faites est que les conditions que vous accordez en plus seront compensées par le chiffre d’affaires ou les volumes, et que ce qui est perdu unitairement est gagné sur la masse des volumes. Certains contrats internationaux fonctionnent ainsi : la remise demandée est associée à une performance de croissance. Tout n’est donc pas tout blanc ou tout noir. C’est la grande difficulté ! En France, en revanche, c’est très rare. Dans nombre d’accords, la conditionnalité a disparu. Et quand elle existe encore, il est très compliqué de ne pas avoir à payer la remise qui avait été proposée si la condition n’est pas remplie. Et pour cause, l’industriel a fait l’hypothèse qu’il avait la remise. Donc à la fin de l’année, on ne peut pas lui dire qu’on ne lui verse pas ce qu’il a budgété pendant un an. La question de la conditionnalité et de son respect est clé dans les principes de bonne structuration d’une négociation. C’est la raison pour laquelle je pense que l’on devrait, d’un point de vue législatif, être capable de construire une solution structurante autour du chiffre d’affaires prévisionnel, des plans d’affaires et des leviers de croissance.

Enfin, je ne couvre pas les territoires ultramarins. Je puis simplement vous affirmer qu’il existe des plateformes avec des business models différents existent en métropole. Certaines relèvent pratiquement de la solderie. Elles font partie du paysage, qu’elles déstructurent, et nous devons en tenir compte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On parle beaucoup de prix bas, mais je voudrais qu’on parle du prix juste. Lorsque vous faites une promotion à -30 % sur du non-alimentaire, par exemple, le distributeur peut se permettre d’ajouter une remise de -40 %. Comment la grande distribution finance-t-elle ce delta ? Faut-il interdire les remises supplémentaires à vos reprises en 3 net ?

Par ailleurs, craignez-vous le développement des cartes de fidélité créditées d’un pourcentage du ticket final en caisse ? Dans la loi ÉGAlim, nous avons fait un très grand travail sur l’encadrement des prix. Mais en fait, nous nous apercevons que c’est la loi est contournée via le ticket final, en créditant de l’argent sur une carte.

Mme Martine Leguille-Balloy. Depuis le début de ces auditions, on nous explique que les négociations sont effectuées par de jeunes commerciaux que l’on met dans des box en face de « requins » ! Je voudrais que vous nous expliquiez ce qui s’y passe vraiment. À l’heure de l’informatique, tout cela semble un peu obsolète.

M. Richard Panquiault. Le dégressif promotionnel est limité à 34 % pour tout le monde : le cumul ne peut pas dépasser ce plafond. Si un industriel propose une remise de 20 %, le distributeur peut abonder à hauteur de 14 % et pas au-delà. La loi encadre bien les remises pour l’alimentaire, normalement. En revanche, les remises en non-alimentaires vont plutôt jusqu’à 50 % voire 70 %.

Par ailleurs, le dispositif des cartes de fidélité constitue effectivement une façon de contourner la loi. Des masses d’argent transitent, dont le distributeur fait l’usage qu’il souhaite. Il existe aussi des forfaits. Le distributeur peut vous demander des dizaines voire des centaines de milliers d’euros pour participer à l’anniversaire de son enseigne. Cet argent ne va pas dans les prix. Il se situe quelque part dans le compte d’exploitation du fournisseur, et le distributeur peut l’utiliser comme il veut – chez ce fournisseur ou ailleurs. C’est la raison pour laquelle la traçabilité, tant dans les accords nationaux que dans les accords français, est une question majeure.

En tout cas, la remise non affectée en bas de ticket de caisse est assurément une façon de jouer avec la loi. Au même titre que dès lors que vous n’affichez pas un pourcentage ou des euros, vous pouvez faire ce que vous voulez ! Par exemple une mention « Prix choc ». Il existe vraiment des trous dans la raquette, et nous essayons d’y sensibiliser Bercy.

Enfin, nous abordons le sujet des négociations dans nos comités RH. Une charte de bonne conduite a été publiée par la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) il y a quelque temps. Elle a permis de vrais progrès durant deux ans. Mais cette année, nous assistons même à des dérapages comme je n’en avais pas vu depuis trois ans. Il existe des cas de burn-out. Certains commerciaux démissionnent du jour au lendemain. Certes, ce n’est pas la majorité, mais c’est trop au regard de notre business. Il n’est pas normal d’en arriver à de tels extrêmes.

J’observe aussi que les négociations montent très rapidement au niveau des directeurs commerciaux, qui sont généralement plus chevronnés mais dont le rôle de management de leurs équipes est devenu très compliqué.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur, je vous remercie pour la qualité de vos propos et la pertinence de vos réponses.

Mme Éricka Bareigts. Pourrons-nous avoir la liste des plateformes qui pratiquent des achats délocalisés ?

M. le président Thierry Benoit. Le rapporteur pourra, le moment venu, vous questionner par écrit afin que son rapport soit le plus complet précis. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix heures quarante.

 

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25.   Audition, ouverte à la presse, de M. Richard Girardot, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), accompagné de Mme Catherine Chapalain, directrice générale, et de M. Antoine Quentin, directeur des affaires publiques

(Séance du mercredi 29 mai 2019)

L’audition débute à dix heures cinquante

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons M. Richard Girardot, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), ainsi que Mme Catherine Chapalain, directrice générale, et M. Antoine Quention, directeur des affaires publiques.

Avant de démarrer nos travaux, je vais demander à chacune et chacun d’entre vous, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.)

M. Richard Girardot, président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). L’ANIA regroupe un peu plus de 17 000 entreprises, qui représentent 176 milliards de chiffre d’affaires et dont l’activité est à 80 % française.

Je vous ai remis une version papier de ma présentation. Dans la partie « Pourquoi les EGA , je suis revenu sur l’un des objectifs de la présente commission : stopper la destruction de valeur. Je reprends en particulier les deux points soulevés par le président de la République lors du discours qu’il a tenu à Rungis.

Je rends ensuite hommage au ministre, M. Travert, et à la Charte signée en novembre 2017. Notons tout d’abord que 30 % des signataires de ladite Charte ont aujourd’hui changé de fonction. D’autre part, cette Charte n’a pas été suivie d’acceptation et de valorisation par les différentes parties.

Pour moi, la loi ÉGAlim était une opportunité et la création de cette commission est une chance industrielle. Ne comptez donc pas sur moi pour tirer sur cette loi : elle nous a permis de travailler pendant six mois à 860 personnes sur les différents sujets relatifs à l’alimentation en France, avec toute la chaîne de valeur. À titre personnel, je compte également beaucoup sur cette commission. J’ai souhaité faire un peu de pédagogie pour expliquer la complexité de la distribution française. Je n’entre pas dans le détail de ma présentation, je répondrai à vos questions.

Rappelons simplement qu’il s’agit d’un système dans lequel on négocie à cinq niveaux de prix, auxquels se sont récemment ajoutées les pénalités logistiques.

Ensuite, j’ai voulu rappeler que tout cela intervient sous une forme de pression et même de chantage au déréférencement des entreprises. Ma présentation cite deux exemples. Les PME vivent parfois avec des menaces de déréférencement assez fortes. Le déréférencement total est extrêmement rare, mais il existe des déréférencements partiels, temporaires ou touchant une partie de la gamme des produits d’un industriel, de façon définitive ou ponctuelle, le temps de la négociation. Il existe aussi ce que nous appelons des « déréférencements sournois, sans véritable argumentation, dont l’industriel n’est pas prévenu et qu’il découvre en cours de négociation.

La page 9 de ma présentation présente l’exemple de la société des pains Harry’s France. Celle-ci a sécurisé sa source d’approvisionnement — en passant des accords avec les céréaliers —, elle a garanti des rémunérations supérieures aux producteurs et réduit sa composition en la « nettoyant » de certains composants afin de la prendre plus accessible et plus respectueuse du consommateur. Tout cela a représenté un investissement de 3 millions d’euros par an. La grande distribution n’en a pas du tout tenu compte, considérant que ce produit « restait du pain de mie ». In fine, Harry’s n’a pas subi de déflation, mais il n’est pas parvenu à augmenter ses tarifs.

Les pages 10 et suivantes montrent que les mauvaises pratiques persistent dans les négociations 2019, contre l’esprit des États généraux de l’alimentation (EGA). Elles présentent les « Commandements de l’acheteur Carrefour », et des échanges de mails entre un industriel adhérant à l’ANIA et la centrale d’Intermarché, relatifs à un renouvellement de marque de distributeur (MDD). Dans l’exemple que je cite, il apparaît qu’en dépit de la Charte sur laquelle nous nous sommes tous engagés, la demande de cette centrale, en 2019, ne correspondait plus à une crème française, mais à une crème européenne !

Nous avons mis en place un observatoire des négociations. Sur les 17 000 entreprises de l’ANIA, 2 000 à 2 500 négocient tous les ans des conditions commerciales avec la grande distribution. Nous avons reçu de la part de ces dernières près de 680 remontées, que nous avons traitées individuellement, mais sans avoir accès à l’information.

La page 13 de ma présentation passe rapidement en revue les six dernières années, au cours desquelles le problème s’est accéléré. La déflation a coûté 5,5 milliards d’euros aux industriels. Cela représente pour eux 5,5 milliards d’euros de pertes. Ce sont 8 points de marge qui ont ainsi été perdus en trois ans …

La France décroche, en termes de compétitivité, de 14,5 points par rapport aux chiffres de ses différents partenaires et concurrents que sont principalement l’Allemagne pour les volumes et l’Italie pour l’image et la qualité. Au niveau international, c’est l’Italie qui représente le vrai concurrent de la France.

Vous voyez ensuite, en page 17, la disproportion du rapport de force. Il existe en France quatre centrales pour 17 253 entreprises, dont un « cœur » de 2 500 qui négocient régulièrement avec la grande distribution, et 500 000 exploitations agricoles.

La page 18 montre l’évolution de la distribution entre hier et aujourd’hui. Je distingue trois phases. La première est celle de la révolte de la distribution dans les années 1960-1970, pendant lesquelles les industriels menaient objectivement la danse ; on comptait alors de nombreux grossistes et la distribution restait très éclatée sur le territoire français. La deuxième phase est celle de la conquête, marquée par des regroupements croissants d’enseignes de supermarchés au fil des années. La troisième phase, dans les années 2000, est celle de l’ouverture sur le monde, avec l’arrivée des hard discounters allemands puis du e-businessAmazon, Alibaba, Zooplus

Nous sommes passés d’un cycle dans lequel l’industriel dirigeait la manœuvre à un cycle où c’est la distribution qui mène le débat, une période néanmoins marquée par des accidents dans la grande distribution, comme le montre l’actualité récente.

La page 19 montre que les distributeurs indépendants ont gagné la guerre des prix contre les distributeurs intégrés. Il est assez compliqué de suivre leurs mouvements rapides, mais par exemple, un groupe comme Carrefour World Trade (CWT) réalise deux fois le chiffre d’affaires d’un groupe comme Nestlé ! La presse fait souvent état de « monstres » industriels : c’est faux. Aujourd’hui, les ETI et les PME dominent largement le tissu économique national.

La page 20 vise à provoquer vos questions. Elle montre qu’entre « mariages » et « divorces opportunistes » entre distributeurs, le rapport de force est disproportionné et la complexité est savamment entretenue. Les alliances entre enseignes sont extrêmement mouvantes, au niveau français comme au niveau européen. S’y ajoute l’aspect humain, avec des passages fréquents d’acheteurs d’une centrale à une autre.

Nos propositions, très concrètes, concernent la proportionnalité et la réciprocité. Elles sont présentées en pages 21 et suivantes : rétablir le tarif comme référent de base et le reconnecter à la réalité ; mettre fin aux pénalités logistiques disproportionnées ; lutter contre le « racket » des super centrales et des alliances entre distributeurs ; rétablir la « peur du gendarme », c’est-à-dire de vous ! ; mettre fin à l’impunité avec des contrôles et des sanctions dissuasives ; mettre en place un suivi précis positif vis-à-vis des clients et de l’amont, conformément à l’objectif exprimé par le Président de la République.

Ces propositions impliquent un effort de réciprocité de la part de toutes les parties. De la même manière qu’un industriel doit justifier une hausse de ses tarifs, les distributeurs doivent justifier leurs refus des tarifs. Cette règle, qui constitue le premier point de conflit entre industriels et distributeurs, doit s’appliquer. Si ce problème n’est pas réglé, il n’y aura pas de ruissellement vers l’amont.

Nous devons nous retrouver autour de la table et nous imposer la confiance. Pouvez-vous nous aider à le faire ? Le ministère de l’industrie, de l’économie et des finances est-il capable d’imposer cette confiance ? Le ministère de l’agriculture et de l’alimentation peut-il imposer cette confiance pour l’amont ? C’est indispensable, à l’orée des négociations 2020.

M. le président Thierry Benoit. Cette commission d’enquête n’a pas été instituée pour évaluer ou critiquer la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation (EGA). Il existe d’ailleurs une mission d’information sur le suivi de cette loi.

En revanche, j’ai voulu créer cette commission d’enquête parce que nous constatons que, sur la question des relations commerciales, certains acteurs de la filière nous « baladent » et nous racontent des histoires. Nous voyons dans nos circonscriptions le monde agricole qui travaille dur, sans tirer de son activité une rémunération à la hauteur des efforts fournis. Je connais également la qualité du travail des industries agroalimentaires locales.

Ce sujet nous préoccupe au plus haut point. Le rééquilibrage des relations commerciales est une nécessité. J’irai même jusqu’à employer le terme de moralisation des relations commerciales. Je tenais à le dire.

M. Daniel Fasquelle. J’ai plusieurs questions à vous poser, la première concernant la dimension européenne.

Vous évoquez notamment le cas d’Eurelec qui, selon moi, plus qu’une alliance, constitue une véritable centrale d’achat européenne. Cette organisation des centrales d’achat à l’échelle européenne va nécessairement s’amplifier. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ? N’existe-t-il pas un risque de déport au niveau européen des pratiques que nous observons en France ?

Par ailleurs, quel regard portez-vous sur la directive européenne relative aux pratiques commerciales déloyales dans le domaine alimentaire et agroalimentaire ? Cette réponse européenne vous semble-t-elle suffisante ou l’Europe doit-elle monter en puissance sur ces sujets ? Peut-on encore appréhender ces questions au plan national ?

Deuxième question, au plan national : dans la foulée des EGA a été publiée l’ordonnance qui réécrit le titre IV du code de commerce relatif aux règles censées vous protéger dans vos négociations avec la grande distribution. Quel regard portez-vous sur elle ?

Enfin, vous n’avez pas parlé des marques de distributeur (MDD), qui ont été en vogue puis ont connu un certain retrait. N’y a-t-il pas un retour de ces marques, notamment pour contourner l’augmentation du seuil de revente à perte et, d’une certaine façon, la loi ÉGAlim ?

M. Richard Girardot. Je tiens à répéter que la loi ÉGAlim est vraiment une chance. C’est ma conviction personnelle et celle des adhérents de l’ANIA.

La tactique est très claire sur les MDD. En France, le rapport entre MDD et les marques nationales est relativement faible par rapport à d’autres pays européens, notamment l’Angleterre. Dans la présentation de son programme en janvier 2017, le président de Carrefour a clairement exprimé sa volonté de développer cette activité. Le phénomène s’est accéléré avec la mise en place de la loi ÉGAlim, car l’augmentation des marques nationales se traduit par une pression croissante sur les marques de distributeurs, comme l’illustrait mon exemple sur la crème européenne, moins chère que la crème française.

Il y a un avenir pour les MDD. De toute évidence, la distribution va segmenter ses activités dans ce domaine, à l’image de ce que fait Leclerc avec des marques comme Éco+, Repères et Reflets de France recouvrant respectivement un segment « bas de gamme », un segment solidement établi et un segment premium. C’est la tendance que l’on observe par exemple en Angleterre chez Tesco dont la marque propre dépasse les 50 %.

Concernant l’Europe, je ne commenterai pas les mesures qui seront prises avant qu’elles ne soient établies. Il me semble que nous devons déjà régler nos problèmes ici. Il existe une différence fondamentale entre les méthodes de négociation françaises et celles du reste de l’Europe.

Nous constatons toutefois que nos méthodes de négociations globales déteignent sur le reste de l’Europe : on passe ainsi d’une centrale française donnée à une centrale européenne regroupant autour d’elle ses partenaires d’autres pays, à laquelle sont apportées les méthodes de négociations et les rapports de force français. Le constat vaut pour Eurelec, Coopernic, Agecore ou Carrefour International.

Il existe des méthodes de négociation et de calculs différentes, mais le phénomène est général. J’ai l’impression que la manière dont la commission européenne abordera la question n’est pas encore clairement définie. Sa position n’est pas très claire.

Concernant l’ordonnance, nous découvrons en marchant. La loi est très décriée par certains partenaires. Je rappelle que M. Creyssel, le délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), représente un syndicat dont Intermarché et Leclerc ne font pas partie. Sa vision peut donc être particulière et son secteur souffre peut-être effectivement beaucoup plus que les indépendants. Vous lisez la presse comme moi : Casino, Auchan ou Carrefour connaissent de très grandes difficultés. Je n’ai pas le sentiment que les indépendants se portent aussi mal.

Nous n’en sommes qu’aux prémices : les ordonnances telles qu’elles ont été formulées n’en sont qu’à trois mois de mise en place. Pour ce qui est du seuil de revente à perte (SRP) par exemple, institué en février, nous avons réalisé une estimation à partir des chiffres panels Nielsen et Kantar. Elle révèle que sur l’année, 600 millions d’euros entreront au maximum dans les caisses de la distribution. Il n’y a pas eu de flambée des prix avant la mise en place, contrairement à ce qui avait été annoncé à grand renfort de pages de publicité dans la presse. La mise en place du SRP a été très bien gérée par la distribution. Avec un peu d’humour et d’ironie, je dirais que je ne désespère pas de les voir arriver à 600 millions d’euros. Cet argent, qui s’ajoute à la déflation, est à disposition de la distribution.

Le prix du Ricard a certes augmenté de 2 euros. En réalité, nous découvrons progressivement les conséquences de ces ordonnances. C’est la raison pour laquelle cette commission tombe parfaitement au bon moment.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cette commission a d’abord pour but de comprendre les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs et, si possible, de rééquilibrer les rapports entre monde agricole, monde industriel et grande distribution. Il faudrait surtout réexpliquer ce qu’est un prix juste, qui n’est pas nécessairement un prix bas, mais celui qui permet aux trois parties de gagner de l’argent.

Dans votre diaporama, vous expliquez la structure du prix, du 1 net au 5 net. Je lis, concernant le 5 net : « des contreparties inutiles ou disproportionnées ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit exactement, désigner les centrales d’achat, en les citant nommément, qui vous demandent de payer des contreparties inutiles ou disproportionnées, et nous indiquer comment vous les rémunérez ?

M. Richard Girardot. C’est une question délicate à laquelle, évidemment, je m’attendais. L’un de nos adhérents a par exemple dû présenter le category management, c’est-à-dire l’avenir d’un marché et la façon dont il se situe sur ce marché. C’était la seule contrepartie à sa négociation avec Agecore, contre le fee, c’est-à-dire un pourcentage fixe.

Au niveau international, il existe plusieurs méthodes de négociation. Leclerc négocie ses conditions – « le triple net » – au niveau international pour le marché français : la négociation, la commande et la facturation se font à Bruxelles pour un produit vendu en France, avec une transparence de la négociation. Intermarché pour sa part, négocie à Bruxelles et encaisse un fee à Genève. Carrefour suit à peu près la même méthode, en s’appuyant sur sa présence mondiale.

Dans le cas de l’industriel que je citais à l’instant, la négociation s’est établie sur un pourcentage donné, la contrepartie réclamée consistant en une présentation de la manière dont il se situait sur le marché concerné. C’était la seule contrepartie. Il avait donc simplement une présentation de deux heures à faire, contre un pourcentage qui engageait toute sa société au niveau européen.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il s’agit donc d’un pourcentage de chiffre d’affaires européen. Parle-t-on de millions d’euros pour deux heures de réunion ?

M. Richard Girardot. Oui. De mémoire, 3 millions d’euros pour deux heures de réunion !

M. le président Thierry Benoit. En quoi consiste cette présentation ? S’agit-il d’un diagnostic stratégique ?

M. Richard Girardot. Oui : un diagnostic sur le marché à cinq ou six ans.

M. Guillaume Garot. Je vous remercie pour votre diaporama très complet. Il nous a ainsi été présenté des exemples précis, très éclairants et il comporte des éléments économiques qui nous permettent de mettre en perspective les réalités, les résultats et les conséquences des pratiques sur la répartition de la valeur entre la grande distribution et les industries de la transformation alimentaire.

Ma première question porte sur vos propositions relatives aux contrôles et aux sanctions. Qu’attendez-vous d’un renforcement de cet arsenal ? Ma deuxième série de questions concerne la transparence. Vous nous avez expliqué qu’elle constituait la condition de la confiance. Mais, selon vous, jusqu’où faut-il aller dans la transparence, dans un système qui reste concurrentiel ? Vos concurrents sont parfois aussi vos acheteurs. Où placer le curseur ?

M. Arnaud Viala. Monsieur le Président, je vous remercie moi aussi pour la clarté et la franchise de vos propos. Vous préconisez tout d’abord une plus grande clarté des explications sur les tarifs entre les industriels et les distributeurs : le premier doit pouvoir expliquer la raison d’une hausse de tarif et le second, le cas échéant, son refus de la hausse du tarif. Je voudrais que vous nous expliquiez ce qu’il faudrait amender pour que ces exigences s’appliquent ?

Par ailleurs, je suis un élu de droite, membre des Républicains, un parti qui est à l’origine de la loi de modernisation de l’économie (LME) — même si je n’étais pas député au moment de son adoption. Selon vous, est-il encore possible de réviser l’hyper concentration de la distribution ? Peut-on espérer qu’une future loi fasse en sorte qu’il n’y ait plus quatre grands groupes qui détiennent les clés de la distribution ? Ma question est très directe et j’espère que vous pourrez m’apporter des éléments de réponse.

M. Richard Girardot. Concernant les contrôles et les sanctions, je me permettrai de vous transmettre deux pages sur le sujet. Au cours des cinq dernières années, le montant total des amendes civiles a représenté 5,6 millions d’euros pour l’ensemble de la distribution française. À titre d’exemple, la promotion à hauteur de 70 % réalisée l’année dernière par Intermarché s’est soldée par une amende de 75 000 euros, alors que, d’après les estimations d’un panel extérieur, le chiffre d’affaires supplémentaire généré par l’initiative s’élevait à 300 millions d’euros. C’est donc complètement disproportionné.

La position de l’ANIA et de ses partenaires sur ce point est très claire : la sanction doit être plus forte, en termes de pourcentage. J’ai cité l’opération d’Intermarché, mais il en existe d’autres. Sous prétexte de rendre le bio accessible à tous, on détruit déjà cette activité, alors même qu’elle n’est pas encore née ! Je pense ici de Carrefour, qui vend du lait bio à 0,91 euro le litre. Il existe une entreprise, qui s’appelle « C’est qui le patron ?! », vendant un lait permettant de rémunérer chaque intermédiaire de la chaîne valeur à 0,99 euro. Où sont les 8 centimes d’écart ? Où sont les 18 centimes d’écart dans le cas d’un industriel majeur du secteur qui vend le litre de lait bio à 1,10 ou 1,12 euro ?

Notre demande est donc d’aller plus loin en matière de sanctions : les sanctions qui pèsent sur les industriels dans certains cas sont beaucoup plus lourdes. Il faut une équité. Pas une réciprocité, mais une équité.

J’en viens à votre question sur la transparence. Comme je l’indiquais précédemment à propos de Harry’s, un industriel qui investit dans la R&D, dans un outil industriel, en termes d’image. La transparence ne peut pas être réduite au prix de revient de la matière première. L’industriel doit pouvoir justifier de sa valeur ajoutée à tous les niveaux de son entreprise.

Qui innove, sur le marché ? Les industriels. Qui a lancé la première Tetrapack ? Un industriel. Qui a lancé les premières bouteilles en polytéréphtalate d’éthylène ou PET ? C’est un industriel, ce ne sont pas les MDD. L’invention et l’innovation viennent, au départ, de l’industriel — qui est ensuite copié et parfois même dépassé par les distributeurs. Intermarché par exemple est un acteur majeur en termes d’innovation sur le marché français, il faut le reconnaître. Il fait preuve d’un vrai dynamisme, qu’il valorise d’ailleurs via la publicité.

Les quatre distributeurs en France dépensent 4,5 milliards d’euros par an en publicité. Pour atteindre le même niveau, il faut douze grands industriels. Les distributeurs savent vendre leurs enseignes et leurs marques, et ils le font.

Quant à l’hyper concentration, ce n’est pas uniquement un problème de nombre. En Australie ou en Suisse, il y a deux distributeurs et cela ne se passe pas si mal. La question est celle de la méthode de négociation. Dans ce domaine, la réciprocité sur le tarif est à la base de tout : les refus de tarif doivent être justifiés. Les négociations ont commencé cette année dans un contexte marqué par une forte baisse des prix du sucre. Comment un industriel peut-il dès lors justifier une augmentation de 10 % sur un produit dont le sucre est la matière première principale ? À l’inverse, il est problématique qu’un industriel comme Harry’s ne parvienne pas à obtenir une hausse de tarif de 3 % alors qu’il a investi et modifié la composition de son produit pour répondre aux attentes du consommateur.

M. Arnaud Viala. Il faut donc changer la loi ?

M. Richard Girardot. Il faut la renforcer et prévoir des mesures de contrôle et de sanction.

M. le président Thierry Benoit. Il faudrait déjà appliquer ce qui existe.

M. Richard Girardot. Tout est déjà dans la loi, mais elle ne fonctionne pas. Il faut sanctionner les joueurs qui ne respectent pas la règle du jeu de cette loi.

M. le président Thierry Benoit. Exactement.

Mme Cendra Motin. Vous décrivez très clairement les problématiques auxquelles sont confrontés vos adhérents, qui sont majoritairement des TPE et des PME. Comment pensez-vous faire pour les aider à mieux saisir le médiateur des prix agricoles ? Nous l’avons reçu et il nous a expliqué qu’il n’était que très peu saisi par les industriels, voire pas du tout.

Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer le positionnement des industriels vis-à-vis des demandes de certains distributeurs sur la production de MDD par rapport à leur production propre ? Certains industriels nous ont en effet indiqué qu’ils subissaient d’énormes pressions dans ce domaine.

Enfin, pouvez-vous citer des exemples de la construction des pénalités subies, que nous pourrions appeler le « 6 net », notamment sur les taux de service à 100 % ?

M. Richard Girardot. Le premier sujet, la saisie du médiateur des prix agricoles, implique l’amont. L’image de marque des groupes, comme d’une société locale, est en jeu. Les PME et les TPE s’engagent localement vis-à-vis de la chaîne agricole ou de l’élevage, mais du fait d’une sorte d’omerta, cela ne se sait pas. Nos adhérents ont complètement pris en compte la loi ÉGAlim et, pour la plupart, rémunèrent davantage l’amont. Je n’ai toutefois pas de statistiques. Sur les 680 remontées que nous avons reçues, il est clair que la majorité a redonné de la valeur à l’amont, par nécessité.

Sur le positionnement MDD et distribution de marques, la pression est énorme. L’ensemble de la distribution a eu l’impression que la loi EGAlim était une contrainte et s’est donc rabattu sur les MDD. Soit ils l’ont fait de manière stratégique, à l’image de Carrefour souhaitant rejoindre son associé Tesco ; soit ils l’ont fait de manière plus opportuniste, afin de se dégager des marques nationales et de la pression législative.

S’agissant des pénalités logistiques, sujet qui me tient vraiment à cœur, certains distributeurs veulent fonctionner avec 100 % de commandes livrées dans un délai d’une heure dans un entrepôt, sous peine de pénalités automatiques. La logistique devient alors un centre de profit pour la distribution. C’est très clair. C’est la raison pour laquelle certains parlent de 6e net.

Notre proposition vise à fixer un taux de réussite de livraison, en temps, en quantité et autres, à fixer conjointement avec la distribution et compris entre 98 % et 99 %. Le 100 % est impossible à tenir. Une PME ne peut pas subir des pénalités logistiques pour une heure de retard. La logistique est certainement un vrai sujet, car elle devient un enjeu financier essentiel.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Certaines PME sont-elles obligées de produire des MDD sous peine de voir déréférencer ou maltraiter leurs produits de marque ? Avez-vous des remontées de vos adhérents sur ce sujet ?

M. Richard Girardot. Cela existe. J’ignore s’il s’agit d’un phénomène majoritaire. Ce que nous savons, c’est que certains industriels commencent à arrêter la MDD. C’est le cas très récent de Hénaff, une PME française fabriquant un produit typique parfois vendu moins d’un euro. Il a communiqué dans la presse sur cette décision. Il n’est pas le seul.

Certaines sociétés qui font du bio se retrouvent elles aussi sous pression. Pour une raison bien simple : la demande des distributeurs est supérieure à l’offre. La pression est trop forte. On joue la valeur versus le volume, et on essaie de vendre sa marque — que l’on vend mieux et plus cher que la MDD.

Mme Cendra Motin. Mais continuera-t-il à être distribué ?

M. Richard Girardot. Ce type de décision relève aussi de la négociation. Il y a certains produits qu’il est difficile de déréférencer. Dans d’autres cas, c’est plus simple. D’autant que le marché évolue : il y a dix ans, la marque Vrai était seule sur le segment du yaourt bio ; elles sont quinze aujourd’hui. Il est donc plus facile de se passer de Vrai aujourd’hui. Si on lui demandait une MDD, il se retrouverait sans doute dans une position beaucoup plus difficile pour négocier.

M. Jean-Baptiste Moreau. Le sport national de la grande distribution consiste à trouver les moyens de contourner la loi à son unique avantage. J’aimerais avoir quelques éléments par rapport à certains dispositifs de la loi EGAlim. L’un de ses objectifs était la transparence, notamment sur la négociation des tarifs.

La refonte par ordonnance du titre IV du livre 4 du code de commerce imposait au distributeur de motiver son refus de négocier les conditions générales de vente (CGV) au sein d’un contrat. Pensez-vous que l’on soit allé assez loin sur ce point précis ? Ainsi, avez-vous observé une meilleure prise en compte des récentes hausses des prix des matières premières lors des dernières négociations ? Je crains de connaître la réponse, mais je vous pose quand même la question.

Par ailleurs, vous avez parlé des pénalités logistiques. Un certain nombre d’entreprises m’ont alerté sur cet état de fait. J’ai même entendu le cas d’une entreprise pénalisée alors que son camion était déjà arrivé sur le parking du supermarché qu’il devait livrer. On atteint le comble de l’aberration.

De la même façon, les marges arrière sont censées ne plus exister, mais elles ont été reconstituées par des biais plus ou moins fallacieux, quoique légaux, comme dans le cas de participation aux outils promotionnels par exemple. Comment y remédier ?

J’ai aussi été alerté par des producteurs de fraises. Certains de vos adhérents vous ont-ils signalé ce problème ? Carrefour aurait demandé exactement la même promotion sur les fraises que l’an passé en invoquant le prétexte de la loi ÉGAlim et de l’introduction du seuil de revente à perte (SRP) pour obtenir une réduction supplémentaire correspondant à leurs 10 % de marge. À mon avis, la loi n’est pas respectée puisque la promotion demandée est largement supérieure aux 2/3 de la valeur ; par contre, elle est invoquée pour justifier une demande de baisse de tarif de 10 %.

La filière fraises est ainsi en grande difficulté depuis un mois puisqu’elle se retrouve en situation de devoir vendre ses produits encore moins cher que l’année dernière.

M. Richard Girardot. J’ai répondu sur les pénalités logistiques. En effet, les camions attendent dans la file d’attente et ils se voient appliquer des pénalités de retard.

La loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008 était une bonne loi, mais elle a été violée. La loi « Galland » et l’amendement Chatel étaient de bonnes décisions. Mais toutes les bonnes mesures sont systématiquement violées. Le législateur, quel qu’il ait été suivant les différents gouvernements, a adopté de bonnes lois, qui étaient réfléchies. Mais elles ont été violées. Il en sera de même pour ÉGAlim si rien n’est fait.

Cette année, le refus n’a pas été motivé. Or quelle sera la sanction si le refus n’est pas motivé ? J’ai insisté plusieurs fois dans les médias sur le fait que cette loi était avant tout un état d’esprit qui devait être partagé, sans aucune naïveté. Mais cet état d’esprit est bafoué.

J’ai cité l’exemple d’un industriel ayant réalisé des efforts et demandant une hausse de 3 %, en ligne avec l’augmentation des prix des céréales, et qui n’obtient rien. Comment va-t-il faire ? Il va baisser ses investissements publicitaires, retenir ses négociations annuelles obligatoires (NAO) et prendre des décisions opérationnelles pour parvenir à délivrer un résultat qui est le résultat d’une ETI. Ce n’est pas un groupe international. La situation est exactement la même avec Hénaff.

Je ne suis pas compétent s’agissant des fraises, mais je ne suis pas étonné. On cherche la martingale pour trouver une solution et l’on se sert du SRP pour justifier une promotion. On pourrait entrer dans un débat sur le caractère saisonnier de la fraise : j’ai le souvenir d’une réunion à Matignon où un interlocuteur, de notre côté, a invoqué quarante exceptions ! Or nous devons aussi être crédibles. En face de vous, nous devons proposer un nombre acceptable d’exceptions. La fraise pourrait être considérée comme un produit saisonnier, mais cela se justifie.

M. André Villiers. Dans une vie antérieure, vous avez dirigé un grand groupe industriel et vous avez eu à ce titre à affronter la guerre des prix qui continue de sévir avec virulence. Vous avez été l’un des rares patrons d’industrie à briser la loi du silence.

Votre parole est sans doute libérée aujourd’hui, mais j’ai le sentiment que vous avez déplacé des implantations industrielles du territoire français au bénéfice d’autres territoires. S’agit-il d’une spécificité franco-française ? Le cas échéant, s’agit-il d’une part de responsabilité dans la désindustrialisation et la perte d’emplois dans notre pays ?

M. Richard Girardot. J’ai relu hier soir une interview du 30 mars 2015 dans laquelle tous les problèmes étaient posés. J’ai pris cette décision à l’époque parce que je voyais déjà le danger arriver à mon retour de Suisse.

C’est effectivement un débat que nous avions au sein de mon groupe et qu’à mon sens, tous les patrons français de groupes internationaux ont eu avec leurs responsables. Il existe encore des distributeurs qui refusent les hausses de tarif sur la viande de porc, alors que l’on est à plus de 1,50 euro. Intermarché — qui n’est pas le plus tendre — a accepté cette politique. Mais d’autres continuent de refuser, comme le montre un récent échange de courrier entre le syndicat de la charcuterie et Carrefour. Lorsque des distributeurs refusent des hausses de tarif et mettent en difficulté l’outil industriel, certains groupes en viennent à s’interroger sur la pertinence de leur présence en France. Mon groupe se posait des questions.

Les industriels présents en France se posent des questions, alors que nous sommes, avec le Japon, le pays où la nourriture est la plus saine au monde. Sauf très rares exceptions, il n’y a plus de problèmes de santé sur nos produits. On ne meurt plus à cause de l’alimentaire en France.

Mme Éricka Bareigts. Je vous remercie pour cet exposé très clair. Vous êtes le premier interlocuteur à avoir mentionné les départements d’outre-mer dans votre diaporama et je vous en remercie. Je suis députée de l’île de La Réunion. Lors de mon premier mandat, au cours du précédent quinquennat, j’avais travaillé sur la loi de régulation économique de l’outre-mer. Dans ce cadre, nous étions intervenus sur toutes les problématiques d’oligopoles, de monopoles et d’installation des grandes surfaces, ainsi que sur le sujet de la sécurité alimentaire dans ces territoires très éloignés.

L’ampleur de la difficulté sur ces territoires apparaît nettement au fil des auditions. Il s’agit en effet de petits marchés, puisque les plus grands représentent 800 000 habitants. Nous avons aussi des producteurs locaux, dont certains producteurs sont adhérents à l’ANIA, et il existe des plateformes d’achat.

Dans ce cadre, comment les négociations se pratiquent-elles ? Existe-t-il des négociations spécifiques du fait de l’existence d’un vrai problème de rapport de force entre une industrie locale qui sert 800 000 habitants et l’industrie nationale ? Cette industrie locale négocie aussi avec Carrefour et avec les plateformes équivalentes d’achat sur les territoires. Si tel est le cas, le rapport de forces est très déséquilibré.

Par ailleurs, avez-vous connaissance d’autres plateformes d’achat en dehors des quatre dont nous avons parlé, qui pratiquent des négociations sur des produits que nous appelons « de dégagement » ? Il s’agit de produits achetés sur le marché local en fonction de la périodicité, qui sont très peu chers, et que l’on envoie sur nos territoires comme on les enverrait en Afrique.

M. Richard Girardot. Nous avons une association régionale des industries alimentaires (ARIA) qui est très active et qui met en avant les spécificités locales, en particulier celles de La Réunion.

Oui, il existe des plateformes et le rapport de forces est le même. Pour ce qui est des plateformes de dégagement, les négociations sont alignées sur les négociations nationales suivant l’enseigne. Certains produits partent de France, sont donc imputés sur le chiffre d’affaires réalisé en France, et sont livrés sur la base du tarif français à des distributeurs – enseignes nationales ou non – à La Réunion, en Martinique, en Guadeloupe ou en Guyane. D’autres sociétés possèdent une entité locale et négocient localement suivant un rapport de force similaire à celui de la métropole.

L’éloignement de la métropole ne modifie pas le rapport de force. Toutefois, la capacité à développer des prix de vente « consommateurs » est parfois légèrement différente, dès lors qu’une société dispose sur place d’un soutien local lui permettant d’adapter une forme de gamme.

Mme Martine Leguille-Balloy. Vous avez évoqué le cas d’Intermarché acceptant de payer le porc à son prix. Les autres enseignes n’ont-elles pas parfois une stratégie à courte vue ? Je voudrais notamment vous interroger sur la stratégie de Lidl. Depuis quelques années, son chiffre d’affaires augmente régulièrement et la présentation des produits dans les magasins se diversifie. Nous avons rencontré des agriculteurs et des transformateurs très satisfaits de leurs relations à cette enseigne. Lidl a-t-il la meilleure stratégie ? Est-il plus clairvoyant que les autres distributeurs ?

M. Richard Girardot. Lidl ne s’appelle plus hard discounter. Ces hard discounters sont arrivés en France dans les années 1970-1980, sur le modèle allemand. Cela n’a pas été un succès. Lidl a été particulièrement brillant, en adaptant son modèle, tant pour ses points de vente que pour son offre. Il a compris, en effet, qu’il lui fallait adapter son offre à partir de la consommation locale en passant des contrats avec l’amont. Le même modèle est d’ailleurs décliné aujourd’hui en Espagne, en Suisse et en Angleterre.

Oui, les agriculteurs et les éleveurs français sont satisfaits, parce que Lidl a totalement changé de modèle. L’offre de Lidl correspond aujourd’hui aux attentes d’un consommateur français.

Mme Martine Leguille-Balloy. Les autres n’ont-ils pas une stratégie à courte vue ?

M. Richard Girardot. La France se divise en deux dans le secteur de la distribution : les « intégrés » – Carrefour, Auchan, Casino –, dont certains sont en position très difficile, et les indépendants. La stratégie des intégrés avait d’abord été celle de l’internationalisation. En France, le consommateur achète son hors alimentaire directement — je tends une perche — via Amazon et plus globalement via Internet, tandis que l’alimentaire devient un centre d’intérêt à court terme. La stratégie des intégrés a donc consisté à revenir rapidement dans les centres villes. Les « indépendants », à l’inverse, ont toujours eu des points de vente plus proches des centres villes et, surtout, de taille plus réduite, avec une priorité à l’alimentaire.

Je ne sais pas s’ils raisonnent plus à court terme en France. Une différence importante, qui fragilise les intégrés, est la lourdeur des structures. La guerre des prix a été dévastatrice pour eux. Elle a été initiée par les indépendants. C’est la réalité des six dernières années. Les intégrés qui ont voulu suivre les politiques de prix bas ont échoué.

Le sujet n’est donc pas seulement celui de la qualité de l’offre ou de l’implication d’un indépendant par rapport à un salarié. Il n’y a pas de court terme ou moyen terme.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La présidente de la FNSEA, Christiane Lambert, expliquait qu’il fallait filmer les box comme on filme les abattoirs. La page 10 de votre diaporama reprend les « Dix commandements » de Carrefour en 2018. Je n’en citerai que trois : demander l’impossible ; en commission, se répartir en « bons » et « méchants » ; ne jamais oublier que nous devons obtenir un maximum d’information sur la personnalité et les besoins de nos interlocuteurs. Je reste interloqué lorsque je lis cela ! Comment un groupe tel que Carrefour est-il capable d’écrire ce genre de chose ?

Ne faudrait-il pas établir des comptes rendus de négociations, qui seraient cosignés par l’acheteur et le vendeur, et qui pourraient être utilisés par la DGCCRF en cas de litige ? Tant que ces comptes rendus ne sont pas signés, la fin des négociations au 1er mars ne serait pas actée. Je suis stupéfait de la violence des termes employés dans ces « Dix commandements ».

M. le président Thierry Benoit. Cela relève même de la mauvaise mentalité : « Ne pas hésiter à utiliser de faux prétextes ; répéter, sans arrêt, les mêmes objections (syndrome du disque rayé) », et j’en passe. Je l’imaginais, mais pas à ce point !

Mme Cendra Motin. Les engagements RSE de Carrefour, qui bénéficient d’une certification internationale ISO 26 000, sont les suivants : intégrer la responsabilité sociétale dans les décisions ; agir et promouvoir l’application des droits de l’homme dans les pays où ils sont présents ; viser un impact positif de leurs magasins sur l’environnement ; exercer leur métier avec loyauté et éthique — celui-ci semble avoir été oublié — ; s’impliquer localement sur les territoires ; créer des conditions de travail bénéfiques pour tous.

Deux engagements sur trois d’une norme ISO internationale engageante ne sont pas respectés. Il s’agit donc d’une vraie question.

M. Jean-Baptiste Moreau. Les marges ne sont pas érodées de la même manière partout en Europe. Selon vous, comment s’explique la spécificité de la France en matière de négociations commerciales ? Nulle part en Europe elles ne semblent se dérouler de manière aussi violente et aussi systématiquement déflationniste. L’explication est-elle culturelle ?

Mme Barbara Bessot Ballot. Je rejoins tout ce qui vient d’être dit, mais tout le monde n’est pas à mettre dans le même panier. Vous avez parlé de Lidl, que nous avons entendu en audition lors des EGA. Lidl avait indiqué travailler systématiquement en marges avant et en tripartite, avec le producteur et le transformateur. Ne pourrait-il s’agir d’une solution ?

Les conditions du métier d’acheteur, et notamment le système des boxes de négociation, m’évoquent aussi l’image de l’abattoir. Les acheteurs travaillent en outre toujours sur le fondement du moins-disant, au détriment de la qualité. Système U tente néanmoins d’augmenter le rapport qualité-prix des produits vendus.

Dernier point, en épicerie fine, le prix de chaque ingrédient doit être détaillé sur des fiches d’analyse de la valeur. Comment se fait-il que ce ne soit pas le cas dans le domaine de l’alimentation courante ?

M. Richard Girardot. Je voudrais juste préciser que nous avons inscrit dans notre charte, qui a été validée par la distribution, qu’en tant qu’industriels, nous refusions d’envoyer de femmes enceintes dans les box car c’est trop dangereux. Cette décision a été prise à l’initiative d’une femme. La suggestion de Christiane Lambert me paraît donc être une bonne idée, quoique difficilement réalisable.

Pour ce qui est de l’analyse de la valeur, Lidl n’applique pas le 5 net et ne fait pas de promotions. Il négocie très durement, sur un prix et rien d’autre. C’est donc un « net net », auquel s’ajoute ensuite la marge avant. La plupart du temps, il est parfaitement dans le marché par rapport à ses investissements et à sa politique commerciale. Lidl est un défenseur du net, qu’il est le seul à pratiquer en France. S’il met en avant des produits en promotion, il ne joue pas sur la valeur prix.

Je rends hommage à Système U, qui a une petite longueur d’avance sur les produits frais, mais la valorisation de l’alimentation existe de plus en plus dans toute la distribution. Dans tous les supermarchés en centre-ville, la qualité est créative et supérieure, et l’offre est large.

Les dix engagements Carrefour nous ont été remis par un adhérent, mais nous ne sommes pas censés avoir ce document. Il s’agit d’une méthode de travail opérationnelle. Quant à la charte RSE publiée sur le site du groupe, elle relève de l’image.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Que pensez-vous de l’idée d’un compte rendu des négociations cosigné par le vendeur et l’acheteur ? En l’absence d’accord, la date du 1er mars n’est pas validée et l’achat n’est pas validé.

M. Richard Girardot. C’est évidemment une bonne idée. Je ne veux pas passer pour le dinosaure de service, mais il y a trente ans c’était le cas. Pourquoi cette habitude a-t-elle disparu ? On cautionnait un compte rendu de part et d’autre. Il faut restaurer la confiance ; elle existait sans que l’on ait à l’imposer.

L’industriel, quelle que soit la taille de l’entreprise, n’est pas parfait. Le distributeur ne l’est pas non plus. Nous devons nous remettre autour de la table. Cette commission nous offre l’occasion ou jamais d’aller au bout de ce débat.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes bien d’accord.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je viens de recevoir un mail promotionnel de Leclerc offrant de rembourser 20 % d’un achat de produit électrique en produits du magasin.

M. Richard Girardot. Cela s’appelle la péréquation.

Mme Michèle Crouzet. Nous avons parlé des box, qui sont déjà très pénibles pour le vendeur, mais je souhaiterais avoir de nouvelles précisions sur les pénalités logistiques. Un auditeur nous a récemment expliqué qu’il vendait des fruits et légumes fragiles et qu’il n’était pas concerné par cette problématique, grâce à des assurances efficaces dans ce domaine. Dans quel cadre les pénalités logistiques sont-elles instaurées ? Peuvent-elles légalement être imposées ? Quel est le rôle des assurances dans ce domaine ?

M. Yves Daniel. Nous parlons beaucoup de la loi, appliquée ou applicable, mais nous parlons très peu de la loi de l’offre et de la demande. Or elle s’applique à tous et partout dans le fonctionnement des marchés. Elle conditionne les relations commerciales à tous les niveaux de la chaîne et, au passage, le prix du produit. La notion du juste prix doit être mise en parallèle avec la loi de l’offre et de la demande.

La loi ÉGAlim a mis en place plusieurs leviers pour une meilleure régulation et un meilleur partage de la valeur ajoutée dans les filières. Mais la loi de l’offre et de la demande s’impose malgré tout. Pourriez-vous nous en parler ?

Par ailleurs, l’observatoire de la formation des prix et des marges est-il un outil utile ? Comment ? Et comment le faire évoluer ?

M. le président Thierry Benoit. Ce peut être le cas dans le frais, car il s’agit de produits périssables, mais il n’y a pas d’assurance pour les industriels. Le camion facturé alors qu’il est arrivé à destination que j’évoquais précédemment est un extrême, mais le 100 % est une réalité.

La question des pénalités relève aussi de la négociation. Dans les grosses entreprises, il peut s’agir de dizaines de millions. Les sommes en jeu ne sont pas comparables dans les PME, mais celles-ci ont plus de difficultés que les grands groupes. La contestation des pénalités logistiques représente en effet des mois de travail et de procédure.

Vous évoquez la loi de l’offre et la demande, mais pour l’instant c’est la loi du plus fort qui prévaut. Une PME réalisant moins de 5 millions d’euros de chiffre d’affaires qui se voit imposer deux déréférencements partiels par des clients représentant 35 % de la distribution française est contrainte de négocier. Enfin, il faut donner plus de moyens et plus d’autorité à l’Observatoire de la formation des prix et des marges. Nous sommes dans un pays où on légifère et où les instances de contrôle ont des besoins humains. Cet observatoire fait un début de bon travail, mais cela ne va pas assez loin.

M. Yves Daniel. … Il ne fait qu’observer.

M. Richard Girardot. C’est un observatoire ! Mais quelle est son autorité ? Ce n’est pas sa mission.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Avant d’imposer la confiance, ne faut-il pas imposer le respect ? Cela passe par la loi. L’arsenal législatif existe. Pourtant, aucun dossier n’a été instruit par le médiateur. Le nombre de plaintes enregistrées par la DGCCRF est lui aussi proche de zéro.

Je comprends donc les craintes des industriels, mais ne devrions-nous pas imposer aux industriels de dénoncer les irrégularités ou les non-respects dans les contrats ? Nous devons protéger l’intérimaire ou le salarié en contrat de 28 heures : en tant que représentant des industriels, votre rôle est aussi de protéger ces ouvriers qui travaillent sur nos territoires. Pour protéger ces personnes, il pourrait être imposé aux industriels d’alerter la DGCCRF. La grande distribution n’est peut-être pas consciente non plus des erreurs qu’elle fait. Une telle relation permettrait peut-être de pérenniser la confiance entre les différents acteurs.

M. Richard Girardot. Vous pouvez imaginer pourquoi aucun industriel n’a remonté d’information : nous sommes dans un système d’omerta. Des mesures ont été prises contre ceux qui se sont manifestés. En fait, je les ai protégés avec l’interview que j’ai donnée en 2015. Elle n’a pas suscité que des réactions positives et mon équipe commerciale à l’époque était très inquiète des risques de rétorsion. D’autres industriels ont dû maquiller leur voix à la radio. Vous avez raison : il faut libérer la parole, mais cela ne va pas de soi. Nous sommes dans un système très compliqué.

Ce n’est pas une caricature. Peut-être des retraités, de part et d’autre, oseront-ils parler. Quelques témoignages ont pu être diffusés, mais il s’agissait de personnes qui n’étaient plus en activité.

Au chapitre des contrôles et sanctions, vous suggérez d’obliger l’industriel à alerter la DGCCRF en cas de cessation ou de variation soudaine de la baisse des commandes. Il faut en effet insuffler une règle du jeu pour l’industriel : nous vous rejoignons totalement sur ce point. Nous avons d’ailleurs préparé un article qui contraindrait l’industriel à formaliser ce qui se passe dans la négociation. Encore faut-il qu’il y ait les effectifs et les moyens suffisants du côté du contrôle, car une telle mesure génèrerait un flot de demandes.

M. le président Thierry Benoit. Depuis un certain nombre d’années s’est établie une guerre des prix, mais également une guerre de la communication entre vous et certains acteurs du commerce. Cela intervient généralement à la fin des négociations commerciales, au mois de mars, autour du Salon de l’agriculture. Dans quelle situation sommes-nous actuellement ? S’est-elle améliorée ?

Je reviens aux box de négociation. Le simple fait de faire du commerce dans un box me pose problème. On pourrait imaginer que l’acteur se déplace chez l’industriel pour négocier avec lui sur ses produits. S’agit-il à vos yeux de quelque chose d’utopique ? Est-ce souhaité ? Souhaitable ?

Dernier point s’agissant des pratiques déloyales : quel type de pratiques déloyales les acteurs de l’industrie ont-ils pu constater ? En tant que législateur, comment pouvons-nous améliorer la situation, au-delà du contrôle et des sanctions ?

M. Richard Girardot. Vous parlez de guerre de communication, mais nous nous appuyons sur des chiffres qui sont des données externes. Lors de la conférence de presse sur l’année 2018, j’ai invité le patron de Nielsen France. Le risque maximum de SRP qu’il évoque, à 600 millions d’euros, provient de panélistes qui visitent tous les points de vente. Les difficultés de la France en matière d’exportation ressortent des chiffres du ministère de l’Économie et des finances.

Il ne faut pas tomber dans la caricature : l’annonce d’une augmentation des prix de 10 % la veille de l’entrée en vigueur du SRP a été orchestrée de manière extrêmement habile. Mais un mois plus tard, les prix avaient augmenté de 0,5 % à peine et l’on est aujourd’hui autour de 1 %, soit 60 euros par an.

Il ne faut pas tomber dans la guerre de communication, ni dans la caricature. Nous devons nous réunir et travailler ensemble. Le travail réalisé depuis deux ans par l’ensemble de la filière lait porte ses fruits. Comment pourrons-nous faire mieux l’année prochaine grâce à cette commission ? Il existe des marges de manœuvre et une volonté réelle d’avancer. Il est indispensable d’y parvenir, au risque d’atteindre l’année prochaine un niveau de déflation de 1,5 %, alors que grâce aux efforts réalisés par la filière lait, il est cette année de 0,4 %.

La situation évolue. Les centrales Auchan et Casino nous ont invités cette année, avec les autres associations membres de l’Institut de liaisons et d'études des industries de consommation (ILEC), à participer à un comité de suivi de 113 entreprises. Nous avons travaillé, sans citer une seule entreprise, à faire évoluer la démarche d’Auchan et de Casino. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois en cinq mois et l’effort sur la forme est réel. Le dialogue et la bonne volonté partagée permettent d’avancer. Pourquoi d’ailleurs ne serions-nous pas capables de le faire ? La situation peut évoluer, y compris grâce à vous.

M. le président Thierry Benoit. Les sanctions sont de l’ordre du symbole. Elles ne me semblent pas proportionnées à l’ampleur du préjudice et des pratiques déloyales constatées.

M. Richard Girardot. Les enseignes qui organisent un événement comme celui que j’ai cité précédemment font preuve d’une volonté d’orchestrer une opération et de déclencher un choc promotionnel. Ce type d’initiative relève d’une stratégie d’entreprise.

Pour ce qui est des pratiques déloyales : le fait de constituer discrètement des stocks avant de lancer une promotion à grand renfort de publicité constitue-t-il une pratique déloyale ? Ce genre de pratique n’existerait pas dans d’autres pays. Est-il acceptable ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous parlez d’entente avec Auchan ou Casino. Mais j’aimerais comprendre comment vous travaillez. Les centralisés essaient de travailler avec les industriels et le monde agricole. De l’autre côté, se trouvent les indépendants comme Intermarché ou Leclerc : quel est votre sentiment les concernant ? Le modèle franco-français de l’indépendant n’est-il pas le mauvais élève de la classe, qui tire tout le monde vers le bas ? Faut-il envisager une législation différente de celle des centralisés, qui cherchent davantage à travailler en partenariat ?

Mme Martine Leguille-Balloy. Nous avons une stratégie par rapport à cette loi qui vaut ce qu’elle vaut, mais par essence, la médiation est secrète. Cela peut permettre d’oser plus facilement. En outre, la loi permet de saisir le ministre et l’Autorité de la Concurrence. Plusieurs font actuellement ce chemin. Certains peuvent effectivement avoir de la peine à le faire, mais l’on voit des agriculteurs constitués en organisation de producteurs (OP) qui prennent cette initiative parce que l’on se sent plus fort à plusieurs. Peut-être est-ce une solution ?

Mme Cendra Motin. Le contenu de la page 15 de votre diaporama me choque profondément. Elle mentionne un décrochage de la compétitivité des entreprises françaises, évaluée à 14,5 %. Pouvez-vous détailler cet aspect ? Il s’agirait d’une conséquence de la « guerre des prix », mais pourquoi en arrive-t-on à ce point en France alors que partout ailleurs, on enregistre une progression ?

M. le président Thierry Benoit. Quid de la proposition consistant à organiser la négociation chez l’industriel plutôt que dans des box ? Si le premier acte de négociation a lieu chez l’industriel, la pression serait moindre.

M. Richard Girardot. Si j’étais patron de la distribution, je pense que je n’apprécierais pas de voir mes commerciaux négocier chez les industriels. Les contacts entre clients et industriels sont permanents et les visites de distributeurs chez les industriels sont fréquentes. Par contre, si les négociations se déroulaient chez l’industriel, la distribution développerait un doute.

Nous y aurions intérêt, mais c’est à la distribution qu’il appartient de prendre position sur ce sujet.

M. le président Thierry Benoit. Nous pourrions le proposer. Je le propose. Est-ce une bonne suggestion ?

M. Richard Girardot. Cela suscitera des doutes.

M. le président Thierry Benoit. Le gouvernement et sa majorité ont voulu inverser le paradigme en amenant les producteurs à fixer des indicateurs de prix et à proposer leurs prix aux transformateurs. Je propose que les transformateurs du secteur alimentaire fassent les propositions et créent les conditions de la négociation avec la distribution.

M. Richard Girardot. Pour qu’ils ne soient pas dépaysés, nous pouvons reconstituer des box dans les entreprises.

M. le président Thierry Benoit. C’est donc une piste à creuser.

M. Richard Girardot. Je suis depuis moins d’un an à la tête de l’ANIA. Nous avons déjà participé à plusieurs réunions où l’on nous reproche notre faiblesse à l’exportation : 2 entreprises françaises sur 10 exportent, contre 8 entreprises allemandes sur 10. Il y a certes un problème de déflation, mais ce n’est pas le seul : les coûts de revient, les lourdeurs administratives sont aussi en cause.

Pour autant, le fait de perdre des mois à négocier pour sauver des référencements fait perdre du temps aux PME françaises, pour lesquelles il devient difficile, voire impossible, d’exporter. Des entreprises comme Andros, Bonduelle ou Lactalis … ce sont pourtant des réussites mondiales. Nous avons des fleurons.

M. le président Thierry Benoit. Nous arrivons à l’issue de cette audition. Nous vous remercions pour la qualité et la pertinence de vos propos. Merci d’avoir répondu avec le plus de précision possible aux questions du rapporteur et des membres de cette commission.

Le moment venu, le cas échéant, M. le rapporteur vous sollicitera par écrit en cas de questionnements ou de besoins de compléments, afin d’établir le rapport le plus complet possible.

L’audition s’achève à treize heures quinze.

 

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26.   Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Amirault, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF), accompagné de Mme Diane Aubert, directrice de cabinet du président

(Séance du mercredi 29 mai 2019)

L’audition débute à dix-sept heures dix

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons M. Dominique Amirault, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF), accompagné de Mme Diane Aubert, sa directrice de cabinet.

Madame, monsieur, avant de vous donner la parole, je dois vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment.

(M. Dominique Amirault et Mme Diane Aubert prêtent successivement serment.)

M. Dominique Amirault, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF). Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d’avoir invité la FEEF qui représente les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) des territoires, les fournisseurs alimentaires et non-alimentaires de la distribution. Les PME représentent 98 % des fournisseurs de la distribution en marques PME mais aussi en marques de distributeur (MDD). Il faut savoir qu’un produit sur deux présent dans les linéaires, que ce soit un produit de marque PME ou de MDD, provient d’une PME. Depuis cinq ans, 80 % de la croissance des hypermarchés et supermarchés s’explique par les marques des PME. Leur rôle est donc particulièrement intéressant. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi.

La FEEF est un mouvement d’entrepreneurs indépendants – le terme est important –, c’est-à-dire non abrité par des groupes, donc en prise de risques personnels, ce qui explique notre culture qui est traditionnellement « pro clients », car seules des relations constructives avec nos clients assurent notre avenir et permettent de lutter contre les risques. Nous ne sommes pas dans la critique négative systématique, ce n’est pas du tout notre style – je vous dis les choses objectivement pour qu’on essaie d’avancer tous ensemble.

Certes, j’ai bien compris que cette commission d’enquête n’est pas destinée à évaluer la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable (EGAlim), mais elle s’inscrit dans son prolongement. Si cette loi est sans doute adaptée aux grands groupes, ce n’est pas du tout le cas pour les PME, comme vous le verrez.

Cette loi n’a pas changé grand-chose dans les pratiques de la grande distribution vis-à-vis des fournisseurs : beaucoup de discours, de déclarations d’intention, mais peu de réalisations concrètes par rapport aux engagements que nous avions pris. Je vais essayer de faire un point objectif de la situation, sans polémique, notamment des pratiques déviantes de la distribution à l’égard de ses fournisseurs, dans le but de corriger certaines dispositions et dérives par rapport aux objectifs que nous nous étions fixés et sur lesquels nous nous étions engagés.

J’insisterai sur trois points qui affaiblissent les acteurs des filières et nous paraissent dommageables : premièrement, tout ce qui tourne autour du tarif ; deuxièmement, les pratiques en contradiction avec le jeu normal de la concurrence ; troisièmement, le fait que l’on traite trop souvent naïvement les PME, comme si c’était le même type d’entreprise, en plus petit, que les multinationales. Effectivement, on considère qu’une entreprise, quelle que soit sa taille, c’est la même chose. Mais ce n’est pas du tout le cas.

En premier lieu, la pratique de la grande distribution française est de refuser de passer nos tarifs. C’est une pratique très caractéristique. La règle est la déflation quasi systématique des prix lors des négociations. Lors des États généraux de l’alimentation (EGA), nous nous étions engagés à inverser le mécanisme de formation des prix en commençant par l’amont agricole. Mais cela n’est véritablement possible que si les fournisseurs PME peuvent « passer leurs tarifs », c’est-à-dire facturer ce que coûtent les produits aux distributeurs pour ruisseler vers les agriculteurs. Or, en 2019 la filière a constaté à nouveau une déflation de 0,4 %, alors que les coûts ont augmenté en moyenne de 2 % à 3 %, selon les secteurs. De telles pratiques sont bien sûr malsaines et non durables parce qu’elles épuisent la source de nos créations de valeur. Cette situation met sous pression les fournisseurs par rapport à la distribution et détruit de la valeur, bien évidemment aux dépens de ce qu’on pourrait faire en matière de création d’emplois, d’investissement et d’innovation. C’est une vraie politique à court terme. Il est regrettable d’être dans un pays développé et de poursuivre de telles pratiques, à terme suicidaires. Je pense qu’il existe des solutions qui peuvent se faire dans la concertation.

Soyons clairs, qu’est-ce qu’un tarif ? Si je pose cette question, c’est parce que je me suis aperçu, au fil du temps, qu’on ne se comprend pas toujours. Concrètement, un tarif correspond au coût de production, au coût de transformation, au coût de commercialisation, aux variations de cours des matières premières et aux investissements en matière d’innovation, de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), etc. Le tarif permet également de tenir compte du positionnement stratégique d’une marque par rapport à sa concurrence. Toutes les marques ne se valent pas. Par exemple, ce n’est pas la même chose d’acheter une bouteille de Veuve Clicquot ou une bouteille d’un « petit » champagne. Toutes les marques ne se valent pas. Un positionnement différent permet de répondre aux différentes attentes du consommateur qui actuellement évoluent très rapidement, parce que les marchés se fragmentent. Aussi faut-il s’adapter. C’est bien sûr par les tarifs qu’on peut le faire, ce qui permet une digne et juste rémunération des acteurs des filières. Si on s’est engagé à améliorer les rémunérations, mais qu’on ne peut pas facturer nos coûts, cela va à l’encontre des engagements pris. Prendre des engagements sans application pratique n’a pas de sens. C’est pour cela, je crois, que nous sommes réunis aujourd’hui.

Compte tenu de la définition que je viens de vous donner, on comprend aisément que le tarif ne peut pas être négociable puisque c’est la base, le rocher sur lequel on s’accroche, sinon on tarit la source même de la création de valeur. Aussi faut-il sortir de la confusion actuelle, issue de la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008, qui donne de la négociabilité tarifaire – que certains défendent –, détruit de la valeur et alimente la guerre des prix qui se poursuit au détriment de la création de valeur.

Dès lors que le tarif est adressé au client, il doit être d’application obligatoire et immédiate. Le ruissellement doit être traduit concrètement, sinon ce ne sont que des mots, des discours. Par conséquent, il s’agit de reconquérir la maîtrise de nos tarifs et de leur date d’application, de la même manière que nos clients distributeurs ont la maîtrise de leurs propres prix, et libres de la fixer leurs prix de vente au consommateur. C’est évidemment la condition même de la liberté d’entreprendre que de pouvoir fixer son positionnement, une fois que l’on a décidé sa politique. Si on ne peut pas fixer ses prix, on tue la liberté d’entreprendre. Comme nous sommes des entrepreneurs indépendants, nous nous posons des questions.

Bien sûr, le client distributeur a la liberté de nous référencer ou non. Il a le droit de dire qu’il ne veut pas trois références de champagne, mais il ne peut pas aligner tous les champagnes sur le même prix. Dès lors que la marque est référencée, les parties doivent négocier les conditions de vente pour pouvoir développer le courant d’affaires entre elles et le courant de la marque en question par rapport aux autres. Bien entendu, ces conditions de vente, de développement du courant d’affaires entre le fournisseur et le distributeur sont négociables.

En deuxième lieu, dans le commerce toutes les conditions de vente sont négociables, à condition bien sûr de ne pas abuser du rapport de force dominant du distributeur vis-à-vis des acteurs de l’amont, notamment les paysans et les PME. À titre d’exemple, on subit à l’heure actuelle une inflation des pénalités logistiques sans corrélation entre les préjudices subis par la grande distribution et le montant des pénalités payées par les fournisseurs, à tel point qu’on peut se demander si ce n’est pas devenu le moyen pour le distributeur de se constituer un revenu supplémentaire sur le dos des fournisseurs. Il faut que ces pratiques malsaines, je dirai presque gamines, cessent. J’ai l’impression de vivre dans un autre temps.

Face à cette situation, que peut-on faire ? La FEEF estime que la loi ne peut pas tout, et vous le savez mieux que nous, mesdames, messieurs les députés. C’est surtout une question d’évolution des comportements. Aussi faut-il se mettre en situation pour que ces comportements évoluent. Certes, le législateur doit fixer les règles du jeu, des règles communes, qui doivent être simples, facilement compréhensibles et surtout respectées, car les PME sont sous-structurées et, contrairement aux grandes entreprises, elles ne sont pas armées pour gérer la complexité. Pour le reste, nous préconisons de faire confiance aux acteurs de terrain, c’est-à-dire ceux qui font et qui savent. C’est parce qu’on fait qu’on sait – c’est l’origine du savoir-faire –, et ceux qui savent sont ceux qui font.

Nous recommandons également les solutions contractuelles et d’encourager les relations collaboratives par le dialogue pour trouver ensemble, avec nos clients, des solutions, des compromis. C’est ce que nous faisons puisque, depuis 2012, la FEEF a signé vingt accords avec les enseignes. D’abord pour adapter les relations des PME enseigne par enseigne, et répondre aux différentes attentes des consommateurs. Comme je l’ai dit, la demande est de plus en plus fragmentée et il faut pouvoir y répondre. Je précise qu’on ne se substitue pas au rôle des PME, mais on fixe les règles du jeu, un cadre qui permet de le faire. Ensuite pour élaborer des solutions à des problèmes pendants. Par exemple, un accord a été obtenu cette année sur les questions logistiques pour les 5 000 PME qui travaillent avec Carrefour, allant même jusqu’à la suppression de toute pénalité logistique pour les très petites entreprises (TPE). Nous avons également signé des accords, avec d’autres enseignes comme Auchan ou Leclerc, sur des réductions de délais de paiement par rapport à la LME. C’est un élément important quand on est une PME car on n’a pas toujours l’appui des banques. Enfin, on a négocié des accords pluriannuels parce que le commerce ne peut vraiment se réaliser que dans la durée.

Je veux insister maintenant sur une autre série de pratiques, elles aussi préjudiciables. Les relations commerciales entre l’aval, très concentré comme vous le savez, et l’amont, atomisé, sont très déséquilibrées, ce qui nuit au libre jeu de la concurrence et donc remet en cause le fonctionnement normal de l’économie de marché. Il n’est pas sain de laisser dériver la concurrence en laissant se constituer des alliances et ententes entre distributeurs ainsi que des « remariages » qui en définitive font que toutes les conditions circulent. Or, comme la confidentialité des affaires est un élément important, si toutes les conditions circulent, le business, la confiance ne sont plus possibles, et cela accroît les déséquilibres actuels entre l’amont et l’aval. Cette situation est totalement anormale, malsaine. Il faut donc rétablir le jeu normal et loyal de la concurrence. À ce titre, on devrait interdire les ententes et alliances conclues entre les entreprises qui conduisent à des regroupements dont la part de marché dépasse par exemple 10 % à 20 % – cela dépend des secteurs. Il y a des seuils à ne pas dépasser, sinon le jeu du marché ne fonctionne plus, il n’a plus ce rôle de régulateur, sauf à ne plus parler d’économie de marché. Si tel n’est pas le cas, le prix devient alors l’expression de la domination du marché et remet en cause évidemment le libre jeu de la concurrence. Néanmoins, on peut se demander si cette concentration de la grande distribution n’est pas la réaction à la concentration des grandes marques multinationales.

En troisième lieu, je souhaite mettre en évidence une pratique qui est à l’origine d’inégalités majeures entre les grandes marques et les PME. Vous en conviendrez, les grandes marques sont dominantes sur leur propre marché et dans une situation plutôt équilibrée avec la distribution. Aussi obtiennent-elles facilement des contreparties. À l’inverse, les PME sont dans une situation déséquilibrée, dont des marques peu connues, donc substituables. Aussi obtiennent-elles peu de contreparties dans la négociation. Cela montre bien qu’on ne peut pas les traiter de la même manière, sinon on tend évidemment à niveler l’ensemble vers le bas et on crée des inégalités réelles entre fournisseurs, entre petits et grands acteurs. Or notre grande richesse, c’est la diversité. En traitant tout le monde de la même manière, on tue les germes, les jeunes pousses qui feront l’économie de demain et qui sont potentiellement créatrices de valeur. Aussi préconisons-nous de traiter les fournisseurs avec discernement, par ce qu’on appelle la différenciation PME. C’est le moyen de passer de l’égalité formelle – de 1789 – à l’égalité réelle entre fournisseurs. La différenciation permet de tenir compte du relief du terrain, elle n’a rien à voir avec la discrimination, confusion que l’on fait souvent volontairement pour ne pas modifier les choses. La différenciation ne consiste pas à opposer les acteurs, mais à tenir compte de leur diversité et de leur complémentarité au service de l’intérêt commun. Si nous sommes le grand pays du vin dans le monde, c’est parce que les grandes marques ont su travailler ensemble, en meute, avec les petits domaines et les châteaux. Voilà ce qu’est la différenciation. Il faut faire la même chose dans nos rapports avec la distribution.

C’est pourquoi la différenciation PME devrait être reconnue par la loi, ce qui n’est pas le cas parce que l’on confond différenciation et discrimination, d’ailleurs pas uniquement sur le plan des relations commerciales. Par exemple, pourquoi les PME paient-elles davantage d’impôts sur les sociétés que les multinationales, alors qu’elles sont enracinées dans leur territoire, qu’elles ne délocalisent pas, qu’elles n’optimisent pas leur fiscalité au niveau mondial, qu’elles assurent la vitalité des régions et de leurs parties prenantes avec lesquelles elles sont structurellement solidaires ?

En conclusion, il convient de souligner que mon propos s’applique autant aux marques PME qu’aux marques de distributeur. Rappelons que les marques de distributeur sont fabriquées à 80 % par des PME et qu’elles sont une source de valorisation et de différenciation pour les enseignes, leur permettant de répondre aux différentes attentes des consommateurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos et explications axés sur les PME.

On a beaucoup entendu, tout au long de nos auditions, qu’au final la grande distribution n’était pas spécialement clémente avec les très grands groupes qui représentent, selon les typologies de produits, 50 % à 80 % du volume, et qu’elle l’est plutôt avec les PME. Dans les box de négociations, les PME souffrent-elles autant que les grandes entreprises ? Je vois que vous faites des speed dating avec la grande distribution, que vous signez des chartes. Bref, j’ai l’impression qu’il y a une plutôt bonne entente. Ressentez-vous que la grande distribution écoute davantage les PME que les gros industriels ?

M. Dominique Amirault. C’est vrai, le problème n’est pas nouveau. Ce qu’on n’a pas obtenu par la loi, on essaie de le conquérir par la voie contractuelle en discutant. En effet, notre position collaborative est fondée sur le dialogue, l’écoute de l’autre : on essaie de se mettre autour d’une table pour trouver des solutions ensemble. Nous sommes parvenus à faire reconnaître par les distributeurs, sur le plan contractuel, la différenciation PME, ce qui fait que l’on progresse. Je le répète, entreprendre, c’est tester. Voilà ce qu’il faudrait pouvoir normaliser.

On n’est pas dans une bagarre perpétuelle, on ne considère pas le client comme un bouc émissaire avec lequel on est en conflit. On est beaucoup plus dans une culture de compromis. Dans cet esprit, on a réussi à aménager le cadre de nos relations. On n’a pas un cadre privilégié, mais on tient compte de nos différences, de nos complémentarités, de nos spécificités, ce qui fait que l’on a des relations normalisées.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez dit que la concentration de l’aval, notamment du secteur de la distribution, était peut-être une réaction au gigantisme de certaines multinationales. Que proposez-vous ou que peut-on proposer pour favoriser ce que vous avez appelé le jeu de la concurrence ? Vous nous dites que s’il y a concentration, il n’y a plus de concurrence. Ce n’est pas ce que nous ont dit certaines personnes que nous avons auditionnées. Elles nous ont expliqué qu’en Europe ou dans le monde, il y avait parfois moins de concurrents aval et pas obligatoirement une politique agressive du prix bas comme celle que nous connaissons en France.

M. Dominique Amirault. Comme je travaille dans le secteur viticole, j’ai plutôt une culture internationale, notamment anglo-saxonne, où il y a beaucoup plus d’écoute, de négociations équilibrées. Écouter, c’est un échange, c’est écouter l’autre, répondre à ses questions. C’est de cette manière que l’on parvient à construire des solutions communes. C’est vrai, en France notre culture est plutôt conflictuelle, et elle s’accroît en cas de déséquilibre entre l’amont et l’aval, ce qui est notre cas. Si on laisse se concentrer la partie la plus forte, effectivement on accroît le mal dont on souffre. C’est pourquoi j’ai dit tout à l’heure qu’il fallait dire « Stop ! » à un moment donné. Si l’on croit à l’économie de marché et que la concurrence sert d’émulation pour progresser, il faut que la concurrence joue pleinement. Si on laisse faire des conglomérats, elle ne joue plus son rôle de régulateur du marché.

M. le président Thierry Benoit. Doit-on aller jusqu’à dissiper, disloquer, fragmenter cette concentration ?

M. Dominique Amirault. Les ententes ne sont pas bonnes, et je pense que ce n’est pas sain. Aujourd’hui, il y a quatre alliances qui représentent 95 % du marché. Si on estime que c’est bien, il faut laisser faire, mais si on pense que cela va à l’encontre du stimulateur qu’est l’économie de marché et la concurrence, il faut dire que certains taux ne doivent pas être dépassés. Je pense qu’il va falloir en arriver là. Il faut savoir quel système on défend. Si on défend le système de marché, il faut en respecter les règles.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Avez-vous des remontées de certains de vos adhérents concernant des pratiques déloyales, des menaces de déréférencement global ou partiel lors des box de négociations ? On a entendu parler ce matin que lorsqu’on ne veut pas négocier les prix, on s’aperçoit que des problèmes informatiques entraînent un arrêt des commandes pendant deux mois, sans qu’on sache pourquoi.

M. Dominique Amirault. Oui, nous avons des remontées. En général, on a prévu dans nos accords-cadres avec chaque distributeur des moyens pour débloquer la situation. Des « Messieurs PME » sont devenus des médiateurs. Lorsque des problèmes de ce genre interviennent, on se met autour de la table, et on se demande si c’est normal, si c’est sain et dans l’intérêt de l’un et de l’autre, et on trouve des solutions. Quelquefois, Il peut s’agir d’un acheteur qui a un comportement un peu marginal et parfois il y a aussi par nous des gens qui font des excès. Mais ce n’est pas en essayant de polémiquer qu’on trouve des solutions. Oui, on est constamment en train de régler des problèmes de gens qui sont un peu déviants.

Mme Cendra Motin. Je souhaiterais savoir qui vous représentez, combien d’adhérents sont en relation avec la grande distribution, et quelle est la répartition entre le secteur alimentaire et le secteur non alimentaire. Combien de PME ou d’adhérents sont dans ces accords-cadres ?

Tous les observateurs nous disent que la part des PME augmente dans la grande distribution. Vos adhérents sont-ils davantage présents dans la grande distribution sous leur marque ou sous les MDD, ou bien l’une est-elle conditionnée à l’autre ?

Beaucoup nous disent que ce qui bloque, c’est la confiance dans les acteurs. On nous dit aussi que les pratiques illicites tendent à disparaître et qu’elles ont été remplacées par des pratiques conformes à la loi mais qui n’avantagent personne. Par exemple, vous avez parlé des pénalités logistiques. Quel regard portez-vous sur la façon dont la grande distribution fonctionne vis-à-vis des PME sur ce qu’on appelle le triple net ? Comment cette situation est-elle vécue par vos adhérents ?

M. Dominique Amirault. La LEEF représente les fournisseurs PME et ETI d’un hypermarché, 75 % dans l’alimentaire et 25 % dans le non alimentaire. Il est très important d’avoir les deux, car cela permet de comprendre pourquoi, par exemple, le textile a disparu de France. Si vous voulez fabriquer des produits textiles made in France, vous vous heurterez à un problème de savoir-faire parce qu’on a mis tout le monde au chômage. Or lorsque les gens ne sont plus actifs, ils perdent leur savoir-faire. C’est donc le capital qu’on a détruit. C’est ce qui pourrait arriver au secteur alimentaire si on n’y prend pas garde.

Nous représentons 20 000 entreprises, soit un chiffre d’affaires de 100 milliards et 250 000 emplois répartis sur l’ensemble du territoire. Nous sommes présents également en restauration hors foyer (RHF), et à l’export, notamment en ce qui concerne le vin.

La FEEF est un peu « l’aile marchante », c’est elle qui organise les choses. C’est un facilitateur, un accélérateur d’affaires. Mais elle ne se substitue pas aux acteurs, aux entrepreneurs qui prennent leurs responsabilités. Elle essaie d’aménager le cadre, un peu comme vous le faites avec la loi. La FEEF est l’expert des relations entre l’industrie et le commerce des PME. Elle fait tout cela d’abord par le dialogue. On parle de collaboratif, comme on le fait dans la Silicon Valley que je connais par ailleurs pour d’autres raisons. Plus on pratique le collaboratif entre nous, plus on sert d’exemple dans les relations qu’on veut avoir avec nos clients. Nous organisons des événements, des rencontres pour que les gens dégustent leurs produits, parlent, se connaissent, échangent leur carte de visite, etc.

Comme je le dis parfois, nous sommes le Meetic de la relation commerciale. C’est parce qu’il y a des rencontres que des histoires d’amour peuvent se construire. Comme je l’ai indiqué, la FEEF compte 1 000 adhérents, tous très actifs. Les gens s’engagent, ce sont des militants dans le sens où ils participent à ces événements, dans les groupes de travail avec les différentes enseignes pour essayer d’avancer concrètement et éviter d’être dans le « Y’a qu’à, faut qu’on », dans l’idéologie, la guerre continuelle. On parle très peu de ces affaires-là avec la presse. On essaie de régler nos problèmes entre nous, avec nos partenaires.

Vous m'avez posé une autre question concernant la part des MDD. Les panels du type Nielsen montrent qu’environ la moitié de l'activité est réalisée par les grandes marques peu nombreuses mais extrêmement puissantes. Le reste se répartit entre les marques de distributeur – environ 30 % – et les marques des PME – quelque 20 %. Les PME fabriquant environ 80 % des MDD, elles représentent donc, de manière directe ou indirecte, près de la moitié du chiffre d'affaires des magasins. Dans un linéaire, près d’un produit sur deux provient donc d'une PME et il est commercialisé en son nom propre ou sous une MDD.

Pourquoi fabriquons-nous sous MDD ? De nos jours, les attentes des consommateurs sont de plus en plus fragmentées. Le consommateur veut de la transparence, il veut savoir si les produits sont bons pour sa santé et pour l'environnement. Quand le distributeur s'engage à satisfaire ces demandes, il le fait avec nous, des partenaires avec lesquels il discute et qui n’ont pas toujours les moyens de répondre seuls aux attentes des consommateurs. Mais nous avons nos propres marques. Nous testons ce que nous savons faire seuls ou avec les distributeurs. Nous avons besoin des deux activités pour nous développer. Souvenez-vous que nous vivons dans les territoires, que des familles travaillent chez nous, que nous créons des emplois. La fabrication sous MDD peut aussi être un moyen de répondre aux attentes des consommateurs et des citoyens.

M. André Villiers. Monsieur le président, je vais plutôt interpeller l'entrepreneur que vous êtes car, à travers vos activités, vous avez la particularité d’intégrer deux des trois échelons qui nous intéressent : vous êtes producteur et transformateur. Il vous appartient ensuite de développer la dimension commerciale selon deux axes : la vente directe et la vente à travers les réseaux de distribution, notamment de grande distribution. En tant que président d’une fédération de PME, quelle est votre philosophie en matière de formation de la valeur à chacun des échelons ? Pour recentrer le débat et revenir à la quête de cette commission, j’aimerais que vous nous disiez comment, selon vous, la répartition de la valeur pourrait se faire davantage au profit de l'amont.

M. Dominique Amirault. Il faut faire une distinction entre la répercussion des coûts de l’amont et la création de valeur. Dans un pays développé comme le nôtre, si nous voulons que les paysans aient une rémunération décente, nous devons répercuter ce coût supplémentaire. Quant à la création de valeur, elle se fait par la transformation de la matière première pour l'adapter aux attentes des clients. Pourquoi 80 % de la croissance de la grande distribution est-elle imputable aux PME depuis cinq ans ? Les PME ne sont pas de grosses structures mais elles sont agiles, elles innovent et s'adaptent aux demandes des clients sans vouloir imposer leurs marques. En nous adaptant aux évolutions considérables des attentes des consommateurs au cours des dernières années, nous avons été au cœur du réacteur de la croissance. Il y a eu là une création de valeur qui est à distinguer d’une répercussion de coût. Pour créer de la valeur, il faut savoir transformer la matière première pour l'adapter aux clients. Si j’y parviens dans mon entreprise, je ne vois pourquoi je distribuerais cette valeur en amont. En revanche, je trouve normal de tenir compte des coûts et de la rémunération décente des fournisseurs.

M. André Villiers. C’est antinomique avec vos propos précédents. Vous avez défini la dimension tarifaire à partir d’un prix de revient. Quelle est la différence entre le coût et le prix de revient ?

M. Dominique Amirault. Prenons un exemple dans les champagnes. Pourquoi le champagne Veuve Clicquot se vend-il plus cher que d’autres comme Mercier ou Martel ? C’est le choix fait par l’entrepreneur, en fonction de la qualité du produit, de la communication qui l’entoure et de diverses choses. C’est l’entrepreneur qui a créé de la valeur et non pas le producteur de raisins. Quant à ce dernier, qui a su sélectionner les raisins, il doit obtenir un prix qui tient compte de ses coûts et qui doit lui permettre de vivre décemment.

Le tarif est formé à partir des coûts de production et de commercialisation mais il dépend aussi du positionnement stratégique par rapport à la concurrence. La création de valeur n’est pas la même pour un champagne Veuve Clicquot que pour une « petite » marque de champagne. La création de valeur dépend d’un coup de main et d’un savoir-faire qu’ont souvent les PME, du fait de leur agilité, de leurs capacités d’innovation, de leur aptitude à répondre plus vite que les grands groupes aux attentes des consommateurs. C’est ce qui s’est passé au cours des cinq ou six dernières années et c’est ce qui explique que 80 % de la croissance provient des PME qui ne représentent que 20 % de parts de marché.

Il ne faut pas opposer les coûts et la création de valeur mais distinguer les deux pour avoir un débat constructif.

M. le président Thierry Benoit. Certains industriels auditionnés nous ont indiqué que les négociations commerciales donnaient lieu à des pressions, à des déréférencements ouverts ou sournois, c'est-à-dire à toutes sortes de méthodes et de pratiques qui visent à contraindre la négociation. Les adhérents de votre fédération vous ont-ils rapporté le même genre de pratiques qui peuvent aller jusqu’à du boycott temporaire ou permanent ?

M. Dominique Amirault. Dans nos accords-cadres, nous avons prévu des processus pour répondre à ces situations anormales, qui sortent de ce qui a été convenu.

Mme Cendra Motin. Concrètement, que faites-vous ?

M. Dominique Amirault. Nous avons un médiateur.

M. le président Thierry Benoit. Certaines entreprises ont subi ce genre de pratiques ?

M. Dominique Amirault. Oui, dans certains cas. Vous savez, le monde n’est pas parfait. Il y a des écarts qui peuvent être dus à des comportements individuels, à une concurrence malsaine. Dans des accords, c'est prévu. Nous avons prévu qu’il est normal d’en parler plutôt que d’aller nous épancher dans la presse.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez dit que vous faisiez appel au médiateur.

M. Dominique Amirault. Absolument.

Mme Cendra Motin. …Votre médiateur !

M. Dominique Amirault. Moi, je vais au charbon pour mes adhérents. De leur côté, les distributeurs ont désigné des gens qui essaient de comprendre le problème puis qui nous aiguillent vers les personnes qui peuvent le résoudre. Nos solutions ne sont pas parfaites mais le processus est sain. Quoi qu’il en soit, il faut le reconnaître et ne pas se cacher derrière son petit doigt : de telles pratiques existent.

Au passage, j’aimerais signaler un vice dans notre loi. Nous sommes le seul pays au monde – et j’en parle en connaissance de cause car je travaille surtout sur le plan international – qui ait décrété que les négociations avaient lieu du 1er septembre ou 1er octobre jusqu’au 28 février. Comme ça. Dans tous les autres pays, on négocie quand il faut négocier, de façon constante : si la matière première change, s’il y a une concurrence subite, s’il y a une promotion pour relancer le marché. Avec ces négociations annuelles, l’acheteur se sent psychologiquement dans une sorte de contrat à durée déterminée. Le fournisseur est déréférencé dès le début de la négociation, ce qui le déstabilise.

Pour notre part, nous développons de plus en plus des contrats pluriannuels parce que la confiance se construit dans la durée. C'est un point très important. C’est une erreur d’avoir inscrit dans la loi qu’il fallait négocier de telle date à telle date, d’une façon complètement déconnectée de la réalité des marchés et du terrain. Cela n’existe qu'en France et nulle part ailleurs dans le monde, ce qui devrait nous inciter à nous poser des questions.


M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je rebondis sur vos contrats pluriannuels. Pour les produits bruts de l’agriculteur – une tomate reste une tomate et une viande reste une viande même s’il en existe de différentes qualités –, on peut négocier sur trois ans. Mais si vous fabriquez une bouteille d’un nouveau produit, il s’agit d’une nouvelle référence. Comme nous le savons, ces nouvelles références sont conçues pour vivre six mois ou un an ou un an et demi au maximum. Pour un industriel qui vend 500 références de produits, cela doit être un peu compliqué de conclure des contrats pluriannuels.

Vous être la première personne auditionnée à nous expliquer qu’il faudrait faire sauter la date du 1er mars pour les négociations. Jusqu’à présent, les industriels nous ont plutôt alertés sur le fait que toute nouvelle référence arrivant en cours d'année provoquait la réouverture de la boîte à claques, si vous me permettez l’expression : cette ouverture de négociation permet, légalement, de revenir sur l'intégralité des contrats et des prix négociés. Si on rouvre la boîte, il est possible de tout renégocier. Quand vous avez dix références, ça va. Quand vous en avez 1 000, c'est peut-être un peu compliqué.

M. Dominique Amirault. Une PME ayant rarement 1 000 références, je pense que ces arguments viennent plutôt de grands groupes. Vous savez, il faut arrêter l'hypocrisie. Les négociations doivent s’arrêter mais on sait comment ça se passe : une fois que c'est terminé, ça continue. C'est tout un état d'esprit qu'il faut changer. C’est culturel. Nous devons chercher le compromis plutôt que le conflit qui est destructeur de valeur. Pour que les comportements évoluent, il faut montrer l'exemple et faire confiance en disant aux gens de terrain : démerdez-vous, c'est votre problème ; nous essayons de fixer les règles du jeu et le cadre mais c’est à vous de faire le business. On peut fixer quelques règles pour éviter les écarts mais c'est à chacun d’évoluer et de comprendre que les solutions passent par le compromis.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’entendez-vous par « ça continue » ? Le 1er mars, c'est fini. Les négociateurs n’y reviennent pas. Je ne comprends pas le « ça continue ».

M. Dominique Amirault. Évidemment que ça continue. Il y a toujours un moyen, par exemple en cas de référence nouvelle. Le distributeur peut la refuser s’il n’obtient pas telle ou telle dégradation. Dans l’idéal, le tarif est la base qui tient compte des coûts véritables et de notre positionnement relatif par rapport à la concurrence, de notre création de valeur. Cette base doit être respectée. Nous laissons les distributeurs fixer leurs prix de vente au consommateur, qu’ils nous laissent fixer les nôtres ! Comment voulez-vous que nous puissions mieux payer nos fournisseurs si les distributeurs refusent que nous leur facturions ces coûts ? J’ai un peu dévié de votre question.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Oui, j’aimerais que vous reveniez sur le fait que les négociations ne s’arrêtent jamais.

M. le président Thierry Benoit. Elles dépassent les dates légales pour devenir des négociations quasi permanentes ?

M. Dominique Amirault. Pour ma part, je trouve que la négociation est une très bonne chose parce qu'elle est un processus d'adaptation permanente aux attentes de nos clients. Il est tout à fait normal qu’elle continue même après la date légale. C'est pourquoi je dis que cette date est une pure hypocrisie. Tout le monde veut discuter à partir de cette hypocrisie qui n'existe qu'en France ! Ce n’est pas ça le business, le commerce. C'est pour ça que nous prenons du retard.

Mme Michèle Crouzet. Comment se passent concrètement les accords que vous nouez avec la grande distribution pour améliorer la situation des PME face à des problèmes comme les retards de livraison ? Les rapports que nous décrivent les grandes marques nous semblent beaucoup plus tendus que ceux que vous nous évoquez.

M. Dominique Amirault. Les gens sont allés jusqu'à se battre pour avoir du Nutella en promotion. Les grands groupes ont les moyens de s’imposer face aux distributeurs en raison de la notoriété de leurs marques et aussi des promotions qu’elles sont capables de faire. Comme nous ne pouvons pas entrer dans ce rapport de domination, nous sommes plus modestes et collaboratifs. C'est ce qui nous reste et, en plus, nous croyons au collaboratif.

Les relations peuvent être difficiles dans les box de négociation, mais nous arrivons à trouver des solutions sans aller constamment nous plaindre dans la presse. Il y a des progrès à faire mais nous devons aussi faire évoluer la culture en incitant les gens à se comporter en grands garçons. Le message doit être : « Si vous voulez être des entrepreneurs indépendants, ne vous comportez pas comme des enfants ou des assistés et débrouillez-vous ! » En revanche, si les règles du jeu qui ont été fixées ne sont pas respectées, il faut sanctionner. On a le droit de tout faire à condition de ne pas dépasser la ligne jaune.

Mme Michèle Crouzet. Vous parlez de confiance mais nous savons que les distributeurs font pression pour réduire les prix en permanence. Pourquoi noueraient-ils avec les PME des accords moins intéressants pour eux que ceux qu’ils passent avec les grands groupes ?

M. Dominique Amirault. Prenons une rue commerçante où il y a Casino d’un côté et Carrefour de l’autre. Si les deux magasins vendent du Coca-Cola, ils ne se différencient pas. Chacun va chercher une marque de PME qui va le distinguer de son concurrent et qui va conduire le chaland à aller d’un côté ou de l’autre. Avec nous, ils trouvent un moyen de se différencier de leur concurrent et nous jouons le jeu. Nous n’avons pas les marques magnifiques, les forces de vente, les budgets et la taille pour pouvoir nous imposer, nous ne cherchons donc pas à le faire.

Entre les grands groupes industriels et les distributeurs, c’est un peu un combat de coqs. Nos relations avec les distributeurs sont sans doute moins dures parce que nous essayons de débattre, de faire valoir que nous leur apportons une diversité dont ils ont besoin pour se démarquer des autres enseignes et pour répondre aux attentes des consommateurs. Nous parvenons ainsi à co-construire des solutions. C’est un travail de longue haleine qui n’est pas simple. Ce n’est pas gagné d’avance mais nous ne venons pas pleurer pour vous le dire. Nous essayons de le faire par la voie contractuelle.

Mme Cendra Motin. Vos propos m’étonnent, monsieur le président. Vous nous parlez d’un « médiateur maison », celui de la FEEF, alors qu’il existe un médiateur des prix et la DGCCRF. Le médiateur des prix nous explique qu’il n’est absolument pas saisi par les PME, et j’ai l’impression que c’est parce qu’il existe un circuit parallèle. La question n’est pas tant d’aller s’épancher dans la presse que de faire valoir ses droits auprès de celui qui est censé les protéger, l’État. Quand on fait valoir ses droits auprès de la bonne personne, on n’est pas un pleurnichard ou un assisté. Dans votre circuit parallèle, certaines choses sont peut-être acceptées alors qu’elles ne devraient pas forcément l’être.

Vos propos m’incitent à vous poser deux questions précises. Quelle a été l’évolution des prix de vos adhérents au cours des cinq dernières années et en 2019, sachant que la déflation atteint actuellement 0,4 % et même 1,5 % si on exclut le lait ? Comment les PME ont-elles accueilli les nouvelles dispositions sur les promotions, et comment ces promotions pesaient-elles sur leur chiffre d’affaires et sur les relations avec la grande distribution ?

M. Dominique Amirault. En général, ce sont les grandes marques qui font de grandes promotions. Les consommateurs considèrent qu’avoir deux bouteilles de Coca-Cola pour le prix d’une, c’est faire une bonne affaire. Seuls les grands groupes ont les moyens de faire des choses comme ça. En général, les produits des PME ne sont pas vendus au milieu de l’allée, en promotion à prix cassé. Nos produits, qui sont souvent en fond de rayon et vendus plus cher, représentent malgré tout 80 % de la croissance des distributeurs parce qu’ils correspondent à une demande. Comme je vous l’ai dit, nous avons essayé d’être agiles, innovateurs, capables de nous adapter. La demande évolue vite en ce moment. Le consommateur se pose de bonnes questions et il va en fond de rayon même si le prix du produit n’est pas cassé. Ce qui prouve que la demande est saine.

S’agissant de l’idée de limiter les promotions pour limiter la guerre des prix, je trouve que c’était bien de le faire en valeur. Il a été assez catastrophique de vouloir le faire en volume. La règle du jeu a changé, elle n’était pas très claire, on ne la connaissait pas très bien. En plus, certains produits ne se vendent qu’en promotion. C’est le cas du foie gras, par exemple. Le chiffre d’affaires de certaines entreprises a baissé de 30 % par rapport à celui de l’an dernier. En voulant tout réglementer, notamment en termes de volume, on peut toucher à ce qui fait la caractéristique d’un courant d’affaires.

En ce qui concerne l’évolution des prix, nous nous situons dans la moyenne, c'est-à-dire à une baisse de 0,4 %.

Mme Cendra Motin. Ce n’est pas très cohérent avec vos propos précédents.

M. Dominique Amirault. Si car, comme je vous l’ai dit, la première difficulté que nous rencontrons est celle de faire passer nos tarifs. La négociabilité tarifaire est une erreur introduite dans la loi de modernisation de l'économie, il y a dix ans. Nous négocions le tarif alors que c’est notre positionnement qui nous permet de créer de la valeur. Cette mesure a permis aux distributeurs de casser les marques et de récupérer de l’argent pour se bagarrer entre eux, faire leur guerre des prix et de parts de marché.

La négociabilité tarifaire est destructrice de valeur en ce sens que l’on voudrait tout vendre de la même manière. Actuellement, on voudrait vendre le bio au prix du conventionnel. Je suis bien placé pour savoir que la production bio ou en biodynamie coûte plus cher. La création de valeur correspond à une attente des consommateurs. Pourquoi la braderions-nous ? Si nous la bradons, nous faisons de la destruction de valeur.

M. André Villiers. Quel effet cela vous fait-il de voir un grand distributeur afficher du bio moins cher que moins cher ?

M. Dominique Amirault. Cela me choque. Le bio coûte plus cher à produire pour diverses raisons que vous connaissez, et il correspond à une attente réelle des consommateurs pour des raisons liées à la santé et à l’environnement. Il n’est donc pas normal de vendre du bio au prix du conventionnel.

Mme Ericka Bareigts. Vos propos m’étonnent aussi car, au fil des auditions, nous avions cru comprendre que, dans les box, les négociations étaient plutôt ardues et que les uns n’avaient pas forcément la capacité de résister aux pressions des autres pour aboutir à des résultats plus justes et équilibrés.

Quant à vous, vous nous expliquez que les négociations se déroulent sur la longueur et non pas pendant une durée déterminée. Au fil des négociations, dites-vous, vous parvenez à nouer des relations commerciales équilibrées et à installer un rapport de force suffisant pour pouvoir référencer des produits à forte valeur ajoutée. Que sacrifiez-vous dans ce parcours ? Vous semblez dire que vous arrivez à une situation où des produits de qualité sont référencés au juste prix, sans sacrifier la rémunération du producteur.

Vous évoquez aussi vos règles du jeu qui, si elles ne sont pas respectées, entraîneraient la rupture de la négociation. Quelles sont ces règles du jeu ?

M. Dominique Amirault. Tout d’abord, je tiens à dire que le temps passé dans un box de négociation n’est pas toujours très agréable. Cela ne se passe pas toujours très bien. Pour trouver des solutions, nous avons prévu des instruments de régulation.

Être entrepreneur, c’est tester, essayer pour apprendre. Il y a des échecs et des ratés. Quoi qu’il en soit, aucune affaire ne peut se développer sans relations de confiance. Il faut croire en l’autre. C’est l’histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide. Nous sommes positifs, nous faisons confiance à nos partenaires, nous arrivons à évoluer ensemble pour trouver des solutions. Ce n'est pas parfait. Il y a des ratés et des moments où ça se passe mal dans les box.

Quand ça se passe mal, nous essayons de régler le problème nous-mêmes par la médiation plutôt que d’aller voir le gendarme ou le juge. Nous n’allons pas voir la DGCCRF qui est plutôt un gendarme. Avant d’engager une procédure contentieuse, nous essayons de trouver une solution.

M. le président Thierry Benoit. La DGCCRF est peut-être un gendarme, mais le médiateur des prix effectue un travail pacifique dans une discrétion totale. Ces outils sont à la disposition des négociateurs qui éprouvent des difficultés.

M. Dominique Amirault. Le médiateur des prix existe depuis longtemps mais il n’était pas très actif jusqu’à présent car son rôle n’était pas très bien défini. Cette démarche va dans le bon sens et il faut la développer.

En réponse à la deuxième partie de la question de Mme Bareigts, je peux dire qu’il n’y a pas de sacrifice. Nous ne nous sacrifions pas. La vie des affaires est compliquée, dure, brutale. Il ne faut pas croire que les distributeurs sont capables d’accepter n’importe quoi. Ils ont leurs contraintes et, en ce moment, ils sont fragiles. Nous sommes inquiets. Il y a quinze ou vingt ans, des distributeurs sont tombés en faillite, entraînant certains de leurs fournisseurs. Souvenez-vous du Consortium des épiciers du Centre – CODEC – et du dispositif de cartes d’Intermarché qui était très fragile.

Ce n’est pas par la brutalité des rapports dans les box que nous allons régler les problèmes. Il faut responsabiliser les gens. La France a trop longtemps été un pays d’assistés et c’est la cause de comportements non-responsables. Avec les distributeurs, nous avons développé un projet dont nous disons qu’il revient à faire de la RSE dans le box. La RSE ne consiste pas à respecter une norme complètement froide, elle consiste à avoir un comportement compréhensif et collaboratif avec l’autre pour essayer de co-construire et de trouver des solutions. Nous avons développé cet esprit et il commence à produire ses effets. Ce n’est pas du sacrifice. Nous devons amorcer ce tournant culturel à tous les niveaux. Cette transition vers un nouveau monde, dont on parle tant, je pense qu’elle passe par là.

C’est vrai que les relations ne sont pas toujours faciles mais nous ne sommes pas là pour pleurer. Il n’y a aucun endroit où les relations soient faciles. À l’Assemblée nationale, il doit aussi y avoir des moments difficiles. (Sourires.)


M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Non, nous nous entendons très bien, le président et moi !

M. Dominique Amirault. C’est merveilleux !

M. le président Thierry Benoit. Ce seront les derniers mots du rapporteur.

Monsieur le président, nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions. Le rapporteur sera peut-être amené à vous demander un complément d’informations par écrit et vous devrez alors lui répondre pour contribuer à la qualité de son rapport.

 

L’audition s’achève à dix-huit heures quinze.

 

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27.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), accompagné de M. Hugues Beleyr, directeur « Agriculture et filières », de M. Jacques Davy, directeur des affaires juridiques et fiscales et de Mme Sophie Amoros, chargée de mission affaires publiques et communication

(Séance du mercredi 29 mai 2019)

L’audition débute à dix-huit heures trente-cinq.

M. le président Thierry Benoit. Je souhaite la bienvenue à Jacques Creyssel, directeur général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). M. Creyssel est accompagné du directeur « Agriculture et filières », M. Hugues Beleyr, du directeur des affaires juridiques et fiscales de la Fédération, M. Jacques Davy, ainsi que de la chargée de mission affaires publiques et communication, Mme Sophie Amoros.

Je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment.

(MM. Jacques Creyssel, Hugues Beleyr et Jacques Davy et Mme Sophie Amoros prêtent successivement serment.)

Monsieur Creyssel, vous avez la parole pour un exposé liminaire. Vous devrez ensuite répondre aux questions des membres de la commission d’enquête.

M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). Je vous remercie de nous inviter à nous exprimer. Nous avons eu l’occasion d’écouter les auditions précédentes : je voudrais, en préambule, regretter la tonalité de certaines déclarations qui ont été faites ici et dans la presse.

J’ai été surpris d’entendre le président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) parler ce matin d’« omerta ». De la part du président d’une entreprise qui ne publie même pas ses résultats annuels, c’est choquant, d’autant que le même évoque le cas d’une PME en omettant de préciser qu’il s’agit de la filiale d’un grand groupe multinational, Barilla. Vis-à-vis de la Représentation nationale, je ne trouve pas cela normal.

Il faut rappeler que le commerce, premier secteur économique de France, emploie 3,5 millions de femmes et d’hommes, et que la grande distribution représente à elle seule un million de salariés, soit deux fois plus que l’industrie agroalimentaire. La grande distribution a donc droit, au minimum, au même respect, d’autant qu’elle incarne la promotion sociale – 40 % des directeurs de magasins sont issus de la base – et que ses entreprises jouissent d’une reconnaissance internationale.

Il faut quand même s’en souvenir, ces entreprises sont le plus souvent le premier employeur local – vous le constatez dans vos circonscriptions. Elles accueillent chaque jour 10 millions de clients, qui viennent y acheter une alimentation saine, de qualité, accessible. De ce fait, lorsqu’on parle d’elles de façon péjorative, on atteint à la fois leurs clients et le pays, à la croissance duquel elles participent. Ce secteur et les personnes qui y travaillent méritent le respect.

La presse s’en fait l’écho chaque jour, le secteur de la grande distribution est hélas fortement chahuté. Il vit plusieurs ruptures majeures et simultanées. Fondé sur une croissance des volumes qui permettait d’amortir les coûts fixes, il fait face désormais à une faible croissance. Les formats évoluent, avec une attractivité moindre des grands hypermarchés, au profit des enseignes de proximité. L’e-commerce, qui permet aux consommateurs d’avoir accès à tout, partout et tout le temps, change la donne. Les data, l’automatisation des tâches et l’intelligence artificielle sont devenus des sujets essentiels : nous changeons de paradigme.

Parmi ces ruptures, deux ont un impact sur les relations commerciales, le sujet de votre enquête.

La première, c’est la prise du pouvoir par le consommateur. Pendant longtemps, le système était ancré sur le produit, qui orientait largement la demande des consommateurs. Cette tendance s’est largement inversée ces dernières années : 79 % de nos clients – un chiffre beaucoup plus important que dans les autres pays – considèrent qu’il existe un lien potentiellement négatif entre alimentation et santé. Ils privilégient désormais la qualité, quitte à consommer moins, ce qui constitue un changement considérable. Pour autant, le prix demeure un critère majeur : les sondages, et ils ont été nombreux ces derniers temps, montrent que le pouvoir d’achat, et notamment l’augmentation des prix des produits alimentaires, est en tête des préoccupations des Français. Il existe donc une certaine contradiction avec ce que d’autres peuvent avancer.

Cette prise du pouvoir par le consommateur a deux conséquences majeures sur le paysage des relations commerciales. La hausse du prix du panier moyen, due au fait que le client est prêt à payer plus cher des produits de meilleure qualité, se traduit par une augmentation de 1,5 à 2 points de la valorisation, qui fait plus que compenser la stagnation des volumes. Parallèlement, les prix des marques nationales ont tendance à baisser. Nous sommes donc dans un moment de création de valeur, et non de destruction de valeur, comme cela a pu vous être expliqué.

Comme Dominique Amirault, président de la Fédération des entrepreneurs et entreprises de France (FEEF) vous l’a indiqué tout à l’heure, on constate un transfert des grandes marques vers les marques PME et les marques locales. Le désamour est évident : 25 % des Français seulement ont encore confiance dans les grandes marques. Cela change la donne, et par là même l’ambiance avec les grands industriels et les PME, comme vous avez pu le constater lors de vos auditions. En 2018, 88 % de la croissance dans les hypermarchés et supermarchés a été apportée par les marques PME.

La deuxième grande rupture réside dans l’élargissement de la concurrence, qui est massive, contrairement à une croyance largement répandue. La quinzaine de grandes enseignes, et la dizaine de centrales d’achat auxquelles elles s’adressent, doivent faire face à la forte progression du commerce en ligne, aussi bien dans le secteur alimentaire – en 2018, 37 % des Français ont commandé une fois des produits alimentaires par internet – que dans le secteur non alimentaire, qui représentait autrefois un tiers de leur chiffre d’affaires et dont les rayons se vident aujourd’hui.

Nos magasins sont aussi confrontés à l’arrivée de nouveaux acteurs, comme les Grand Frais, Norma et les multiples enseignes bio dans le secteur alimentaire, Action – 440 implantations en France ! – ou encore Hema dans le secteur du non-alimentaire.

Il convient d’ajouter à ces nouvelles formes de concurrence celle de la restauration hors domicile (RHD), en croissance – 20 % de la consommation globale de viande s’effectue en RHD, dont 52 % de viande importée.

Enfin, les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – et les BATX – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi –, qui ne paient pas d’impôts et obéissent à des règles du jeu complètement différentes, exercent une concurrence fiscale terrifiante.

S’agissant des négociations commerciales, dont il a été question lors des auditions précédentes, je veux dire que la réalité se situe assez loin des fantasmes classiquement colportés. Les rapports de force ne sont pas ceux dont on fait état traditionnellement. Rappelons ce que tout le monde oublie, et qui est fondamental : ce ne sont pas les distributeurs qui achètent aux agriculteurs, sauf de manière très marginale sur des produits frais, mais bien les industriels. Nous évoquerons ultérieurement l’article 1er de la loi ÉGAlim – pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable –, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas encore produit ses effets.

Notons aussi que le monde industriel est très concentré : 0,5 % des entreprises industrielles réalisent 53 % du chiffre d’affaires et 69 % des exportations ; les dix premières coopératives réalisent plus de 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires, elles sont devenues de très puissants intervenants industriels. Ce sont bien ces grands acteurs, et non les distributeurs comme on le dit souvent, qui font face aux centaines de milliers d’exploitations agricoles.

À l’attention de cette commission, nous avons fait réaliser par Nielsen une étude spécifique pour montrer quelle est la réalité de la concurrence. Il apparaît que la marque nationale leader concentre 40,5 % du chiffre d’affaires global et que le poids des deux premières marques nationales est supérieur à 61 %. Nous sommes bien loin de l’image de milliers d’entreprises industrielles faisant face à quelques centrales d’achat.

Ce que l’on raconte va à rebours de la réalité, j’en veux pour preuve le marché du lait : la GMS ne représente que 37 % des parts de marché ; le reste part à l’exportation, en restauration hors domicile (RHD) ou dans des échanges interindustriels. Par ailleurs, le système est très monopolistique, avec un seul client à chaque fois : un producteur laitier ne vend qu’à une seule coopérative ou à une seule organisation de producteurs, laquelle ne vend qu’à un seul industriel. Les deux principaux vendeurs de lait ou de fromage sous forme de pâte pressée cuite représentent entre 65 et 70 % des parts de marché. Enfin, ces industriels négocient avec cinq à onze centrales. Nous sommes bien loin du rapport de forces régulièrement évoqué.

Il en va de même pour les résultats des négociations. La guerre des prix, à laquelle nous avons souhaité mettre fin lors des Etats généraux de l’alimentation, ne s’est pas traduite par une destruction de valeur, mais par un transfert massif au profit des consommateurs et par une augmentation très forte de la consommation alimentaire : 12 milliards d’euros ces dernières années. L’évolution des prix d’achat et des prix de vente en France est strictement parallèle à l’évolution des prix en Europe : contrairement à ce qui vous a été dit ce matin, il n’y a pas de spécificité française. D’ailleurs, selon Eurostat, le panier moyen est supérieur à la moyenne européenne.

Outre les consommateurs, les grands gagnants de la période récente sont les industriels.

Leur marge moyenne excède les 11 %, quand celle des distributeurs n’est que de 0,8 %, ainsi que le montre le rapport de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPMPA), qui sera publié lundi. Il faut savoir que le résultat net de Nestlé – 10,5 milliards de francs suisses – est supérieur à celui d’Amazon et que la marge nette de Coca-Cola – je sais le président Benoit friand de cet exemple – devrait atteindre 25,7 % en 2019, sans que cela se traduise par un différentiel significatif en matière d’investissement et d’innovation, le CAPEX n’étant supérieur que de 2 points.

Le rapport de l’OFPMPA, que le président Benoit et moi-même, tous deux membres de l’Observatoire, avons approuvé, montre que la rémunération moyenne des agriculteurs n’est pas du tout celle qui est évoquée : elle se situe entre 1,2 et 1,3 SMIC, si l’on met de côté les éleveurs porcins, dont la situation, difficile pour les raisons que nous connaissons, s’améliore heureusement.

M. Jean-Baptiste Moreau. Il ne s’agit pas de leur revenu !

M. Jacques Creyssel. Ce sont les chiffres officiels, issus des instituts, monsieur Moreau. Il s’agit bien du revenu moyen, la rémunération du travail familial, à laquelle s’ajoute la rémunération du capital. C’est une moyenne, qui peut être contestable. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème et qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin : bien au contraire, nous considérons que les agriculteurs français doivent vivre dignement de leur métier. Pour autant, ce sont les chiffres.

Les pratiques, elles non plus, ne correspondent pas aux fantasmes. Les marques de distributeurs sont fabriquées par les PME, ce qui explique l’hostilité des grandes entreprises à leur égard, qui voient dans la progression des marques de distributeurs (MDD) une perte de marchés. On parle de déréférencement, mais il faut considérer le nombre total de références : leur niveau sans doute trop élevé – elles ont augmenté de 13 % entre 2014 et 2018 – a poussé certaines enseignes à en diminuer le nombre. La consommation de produits bio progresse de plus de 20 % par an, encouragée par des accords avec la grande distribution dans la plupart des filières. Les importations sont quant à elles très marginales. Enfin, les contrats tripartites de filières de qualité se multiplient.

Vous me permettrez une dernière remarque. J’ai été surpris, en écoutant l’ensemble des auditions, de ne jamais entendre les industriels, à commencer par le président de l’ANIA, prononcer certains mots, comme « agriculteur » ou « consommateur ». C’est à croire que tout cela n’existe que pour le plaisir de produire et qu’il s’agit juste de créer des difficultés dans la chaîne… Je n’ai pas entendu non plus les mots « qualité » et « sécurité », qui font référence à des sujets majeurs pour nous, s’agissant notamment de la charcuterie et des produits laitiers. Sachez que nous avons pris l’engagement, contrairement à ce qui se passe dans les marques nationales, de supprimer le dioxyde de titane dans les MDD : cela montre à quel point nous avançons plus vite. Enfin, je n’ai jamais entendu parler de l’adéquation de la production aux besoins des consommateurs, une autre de nos préoccupations.

Je suis désolé d’avoir été un peu long, mais il était utile que je revienne sur l’ensemble des points abordés au cours des dernières semaines.

M. le président Thierry Benoit. Vous n’avez pas été long, monsieur Creyssel, vous avez été fidèle à une certaine tradition, en vous inscrivant, avec le sourire, dans ce qui ressemble à un rapport de force. Vous disposiez toutefois d’un avantage, celui d’avoir entendu les autres acteurs s’exprimer. Les députés que nous sommes savent qu’il vaut mieux intervenir en dernier lors d’une discussion générale pour ramasser le propos et équilibrer les choses dans le sens souhaité… Vous êtes expert en la matière, la communication étant un domaine où excelle la grande distribution. Le moins que l’on puisse dire est que vous le faites de manière fort aise !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Creyssel, je voudrais rassurer les adhérents de la FCD : cette commission d’enquête a été voulue pour créer de l’équilibre entre la grande distribution, les industries agroalimentaires et les agriculteurs. Je veux aussi vous remercier pour votre excès de bonne foi : les agriculteurs de nos territoires apprendront, grâce à vous, que leurs revenus vont pouvoir augmenter et qu’ils toucheront désormais entre 1,2 et 1,3 SMIC – nous n’étions pas au courant.

Je voudrais recueillir votre sentiment sur la déflation. Vous nous parlez de croissance, de chiffre d’affaires, mais tous ceux que nous avons auditionnés, représentants des industriels ou du monde agricole, évoquent une déflation qui s’élèverait à 0,4 % cette année et qui aurait atteint, selon les filières, jusqu’à 8 % ces cinq dernières années. Qu’en pensez-vous ?

M. le président Thierry Benoit. J’ai la chance avec d’autres, comme Guillaume Garot ici présent, de vous auditionner depuis un certain nombre d’années, notamment en commission des affaires économiques, et je vous ai toujours entendu dire que la consommation alimentaire progressait – 12 milliards ces dernières années – mais que les marges de la grande distribution n’évoluaient que très peu – 0,8 % récemment.

Vous faites référence au rapport de l’Observatoire de la formation des prix et des marges, dirigé par Philippe Chalmin : il faut savoir que ses analyses se basent sur les éléments qu’on lui fournit et qu’il n’a pas la possibilité de décortiquer la manière dont sont constituées les marges.

Enfin, pour couper court à toute polémique, je dirai aux agriculteurs que je ne suis pas du tout rassuré par vos propos. Affirmer que les agriculteurs gagnent entre 1,2 et 1,3 SMIC est une provocation. Lorsque l’on vit à leurs côtés, que ce soit en Creuse, en Mayenne, dans les départements d’outre-mer, en Isère, en Vendée, dans l’Yonne ou dans le Morbihan, on perçoit pleinement leurs difficultés.

Cette commission d’enquête a été créée à la suite des états généraux de l’alimentation et de la loi ÉGAlim, mais je l’avais à l’esprit depuis des années. C’est avec la loi de modernisation de l’économie que nous avons pris conscience du grand déséquilibre des relations commerciales en France. Il nous faut dénouer ce nœud.

M. Jacques Creyssel. Nous vous ferons parvenir un document complet, comportant l’ensemble des données que j’ai citées, et qui sont issues de sources officielles.

Comme je l’ai dit, monsieur le rapporteur, nous avons assisté à la fois à la baisse des prix d'un certain nombre de marques nationales et à l’augmentation de la valorisation des produits. Pour prendre un exemple simple, le consommateur d’aujourd’hui achète du beurre premier prix pour cuisiner, et du beurre premium pour ses tartines. Ce n’est pas incompatible. Il se trouve que comme il achète de plus en plus de beurre premium, la moyenne des prix progresse. L'indicateur des prix montre que la valorisation est nettement supérieure à la baisse globale des prix. Il peut donc y avoir croissance d’un côté et déflation de l’autre. Par ailleurs, la baisse de certains prix permet aux consommateurs, qui réallouent leur pouvoir d’achat, d’acheter d’autres produits.

On dit toujours qu’il y a eu destruction de valeur, estimée entre 3 et 5 milliards d’euros. C’est faux, il y a eu augmentation de la consommation alimentaire, qui a entraîné un supplément de valorisation de 5 milliards d’euros ces dernières années. Les chiffres sont tout à fait clairs.

Globalement, la déflation sur les marques nationales a cessé. C’est une bonne nouvelle. Elle s’est produite dans l’ensemble des pays européens, lorsque les consommateurs, confrontés à un net ralentissement de leur pouvoir d’achat, ont souhaité une baisse des prix pour le garantir.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce qui nous a été rapporté, c’est que les prix ont subi des baisses annuelles successives ces cinq dernières années, ce qui constitue une déflation globale. Est-ce le cas chez vos adhérents ?

M. Jacques Creyssel. Je réponds de manière tout à fait claire : un certain nombre de produits ont vu leur prix baisser, mais il se trouve que, depuis cinq ans, les consommateurs n’achètent plus les mêmes produits : pour reprendre mon exemple, ils sont passés au beurre premium.

L’Observatoire des négociations commerciales – je rappelle que nous l’avons souhaité et que nous avons fourni de manière exhaustive tous les chiffres – a constaté une baisse de 0,4 % du prix d’achat des produits alimentaires en 2019. Que s’est-il passé ? Tandis que certains prix augmentaient, le cours de certaines matières premières chutait et entraînait une baisse des prix. Le café a perdu 14 %, le sucre a reculé de 30 %, le porc a baissé considérablement. Il est normal que les produits à base de café, de sucre et de porc aient vu leurs prix baisser. À l’inverse, le prix des produits à base de lait ou de pommes de terre a augmenté. Si on enlève ces éléments qui ont mécaniquement baissé, nous ne sommes pas très loin d’une stagnation des prix. La guerre des prix a donc bien cessé, et c’est une excellente nouvelle.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Permettez-moi d'insister. Vous dites que les produits se vendent moins et qu’ils sont donc négociés à un prix plus bas. La logique de l’industriel, c’est que plus le produit se vend, mieux il peut le négocier avec le distributeur. Les remises ou les prix sont cohérents avec le volume. Vous dites que vous vendez un peu moins un produit, et vous revenez tous les ans à l'attaque pour faire chuter les prix, en demandant à chaque fois une remise. Est-ce la réalité, oui ou non ? Est-il vrai que, ainsi qu’on nous l’a rapporté, vous entrez dans le box et commencez la négociation à - 0,4 %, quels qu’aient été les volumes écoulés l’année précédente ? Sont-ce des mensonges, oui ou non ?

M. Jacques Creyssel. Je ne suis pas patron d'enseigne, je ne suis pas négociateur et je rappelle que le droit de la concurrence m’interdit d’obtenir des éléments de ce type. Je ne peux donc m’en tenir qu’à une réponse globale, et factuelle.

Une entreprise fonctionne sur des gains de productivité. Il est normal qu’un produit qui a été amorti sur quatre ou cinq ans se vende moins cher les années suivantes. C’est une discussion classique d'entreprise : le prix d'une voiture, malgré de nombreux services supplémentaires, est bien plus bas qu’autrefois ; celui d’un poste de télévision a été divisé par dix. Heureusement, l’économie n’est pas statique ! Il y a eu, ces cinq dernières années, des baisses de coûts : elles doivent être répercutées sur le consommateur. Celui-ci exige de son côté davantage de qualité, des produits plus innovants, qu’il est prêt à payer plus cher. C’est le cours normal de l’économie, quel que soit le secteur, et nous n’échappons pas à la règle.

J’en viens à la question du président sur l’Observatoire de la formation des prix et des marges qui effectue un travail remarquable. Mis à part un petit observatoire en Espagne, c’est une instance unique au monde, qui publie les marges nettes de la grande distribution, rayon par rayon. Disons-le franchement, cela ne manque pas de surprendre mes homologues européens ou internationaux, mais la grande distribution française a bien l’intention de jouer la carte de la transparence. Cela fait que nous sommes en avance – c’est le moins que l’on puisse dire – sur nos petits camarades industriels. Croyez bien que nous le regrettons.

Philippe Chalmin lui-même, dans son propos introductif au rapport qui sera publié lundi, déplore l'absence de transparence des industriels du lait, par exemple. Il n’y aura pas de normalisation des relations sans transparence ; c’est uniquement par cette démarche que nous y arriverons. Contrairement à ce que vous dites, les chiffres sont vérifiés : FranceAgriMer, qui est un organisme public, analyse la comptabilité analytique de chaque enseigne et décompose la marge, rayon par rayon. On peut difficilement aller plus loin.

J’ai été moi-même surpris par les chiffres donnés par l'Observatoire sur la rémunération des agriculteurs. Il a été difficile d’obtenir les données auprès des interprofessions, car il se trouve que la discussion porte davantage sur les objectifs que sur la réalité du moment. Nous aurions eu besoin de connaître les écarts type, qui permettent de compléter ce qui n’est qu’une moyenne. Néanmoins, ces chiffres existent, ils sont utiles comme référence et ils figurent dans un rapport que le président et moi-même avons approuvé.

M. le président Thierry Benoit. Puisque vous insistez pour dire que j’ai voté le rapport, je précise que je n’ai malheureusement pas pu participer à la dernière réunion, car j’étais dans l'hémicycle.

M. Jacques Creyssel. Il a été adopté à l’unanimité !

M. le président Thierry Benoit. Si j’avais été présent, je l’aurais sans doute voté car je ne remets pas en cause les travaux de l'Observatoire. Mais il faudra bien un jour être précis sur la méthode et sur la façon dont les marges, notamment celles du secteur de la distribution, sont analysées, et dans quelle mesure l’immobilier et le foncier entrent dans le calcul des charges. Je précise enfin que deux députés et deux sénateurs siègent à l’Observatoire et que l’Assemblée nationale était représentée ce jour-là par notre collègue Yves Daniel.

Mme Martine Leguille-Balloy. Je n’ai aucun intérêt dans l’ANIA, mais j’ai assisté à la majorité des auditions et je peux vous affirmer que si fantasme il y a, nombreuses sont les personnes à le partager !

Le FCD a intégré l’an dernier la gouvernance du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), et vous vous êtes félicité de concourir ainsi à des négociations commerciales plus transparentes, réactives et équitables, ainsi qu’à une juste rétribution des agriculteurs. Mais je ne vois pas comment vous pouvez parler de transparence – et vous avez jugé à l’instant que les industriels n’en faisaient pas preuve –, d’équité et de justice, quand vous estimez que le mix pourrait être intéressant pour la rétribution des producteurs : sans doute ne savez-vous pas qu’ils saisissent les uns après les autres le médiateur et qu’ils sont venus nous dire à quel point leur situation était difficile ?

M. Jean-Baptiste Moreau. Entre « foutage de gueule » et contre-vérité, je ne sais pas par où commencer ! Vous pouvez raconter tout et n’importe quoi à tout et n'importe qui, mais pas à des personnes qui ont travaillé avec la grande distribution, dirigé une PME et négocié avec les enseignes : elles savent comment cela se passe.

Vous nous dites que la rémunération moyenne des agriculteurs se situe entre 1,2 et 1,3 SMIC, j’étudierai ces chiffres de très près. Mes collègues éleveurs bovin pour la viande seront ravis de toucher une telle rémunération ! Dois-je rappeler que les représentants d’Interbev nous ont indiqué hier que vous vous étiez abstenus sur la validation, au sein de l’interprofession, des indicateurs de coûts de production basés sur 2 SMIC – car c’est sans doute un scandale de toucher 2 SMIC lorsque l’on est éleveur et que l’on travaille 70 heures par semaine – ?

J’ai rencontré un certain nombre de producteurs de MDD, et – c’est amusant – ils ne tiennent pas du tout le même discours que vous. Ils nous ont expliqué que les distributeurs cherchaient à se rattraper sur le seuil de revente à perte (SRP) – et qu’ils se livraient entre eux à une guerre des prix sur les MDD, puisqu’ils ne peuvent plus le faire sur les marques. Les producteurs se retrouvent donc encore plus étranglés qu’avant.

S’agissant des négociations avec les organisations de producteurs, des producteurs de fraises m'ont alerté sur le fait que Carrefour leur demandait la même promotion que l'année précédente en expliquant que, forcé de prendre 10 % de baisse du SRP, il leur paierait leur production moins cher encore. Vous nous avez servi des propos de comm’, mais la réalité est celle-ci : si les producteurs de fraises sont dans de telles difficultés, c’est que l’un de vos adhérents tente tout simplement de les étrangler et que ses concurrents, forcément, s’engouffrent dans la voie.

Vous parlez de la baisse du prix du porc, sans mentionner – est-ce étonnant ? – la hausse récente des cours. Pendant plusieurs mois, vos adhérents se sont opposés à négocier une augmentation, alors que le prix du porc était tiré à la hausse par les exportations. Mais la situation était difficilement tenable et les choses commencent à bouger.

Certes, il y a peu de déréférencement réel, mais les enseignes font planer une menace permanente au-dessus de la tête de leurs fournisseurs, notamment les PME, qui finissent par céder. C’est normal, elles sont beaucoup à travailler à 60 % pour vous, la limite fixée par la loi.

Quant à vos marges arrière, qui soi-disant n'existent plus, j’ai vu les factures pour « Promotion » ou « Participation aux outils promotionnels ». Ce sont des marges arrière reconstituées et si les PME refusent, elles sont déréférencées l’année d’après. Là encore, et pardonnez mon énervement, c’est du foutage de gueule !

Dois-je parler aussi des cahiers des charges, que vous modifiez à l'envi, soi-disant pour répondre aux désirs du consommateur – que les enseignes créent en réalité ? Vous demandez par exemple un type de viande qui n’existe pas et qui est très compliqué à produire, pour l’unique raison qu’il est beaucoup moins cher à l’achat et que vous voulez augmenter vos marges.

Quant aux nombres d’emplois créés par la grande distribution, il serait fort intéressant de mesurer, en nombre d'emplois supprimés, le coût de la désertification des centres bourgs dans les zones rurales.

Enfin, on sait que les grandes difficultés auxquelles font face les groupes Auchan et Carrefour tiennent au fait que le modèle des hypermarchés, sur lequel ils reposent, est en bout de course, concurrencé par la vente en ligne des produits non alimentaires. Mais ce n’est pas à la production et aux agriculteurs de payer les erreurs de gestion ! Je ne parlerai pas d'Auchan qui a incité au départ volontaire ses responsables boucherie pour alléger sa masse salariale et qui a vu le chiffre d’affaires de ce rayon s’effondrer : il est inutile d’entrer dans le détail de la gestion des entreprises.

Je crois en avoir oublié, mais c’est là l’essentiel de mes remarques.

M. Jacques Creyssel. Madame Leguille-Balloy, nous sommes encore en discussion avec les industriels qui refusent la façon dont nous pourrions entrer au CNIEL : nous n’en faisons donc malheureusement pas encore partie. Par ailleurs, je rappelle que les interprofessions ont l'interdiction de s'occuper de négociations ; s’il arrivait que nous parlions prix, alors nous partirions immédiatement.

Comme je l’ai souligné, les ventes de lait dans la grande distribution ne représentent plus que 37 % du marché global. Les industriels nous expliquent que, malheureusement, le prix payé aux producteurs laitiers ne peut être celui que nous avons fixé dans nos accords, puisque le produit de nos ventes n’est qu’une partie de l’ensemble, ce fameux mix qui regroupe les ventes à l'exportation du beurre et de la poudre de lait, les ventes à la RHD et aux autres industriels. Pourtant, de notre côté, les choses sont transparentes : le prix payé aux producteurs a augmenté, ce qui est normal, d’autant que le marché est en croissance.

Lors des négociations, je suis en contact avec Thierry Roquefeuil, le président du CNIEL et de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) ; je ne participe pas aux discussions, mais je veux savoir ce qu’il s’y passe et quelle est l’ambiance. Le problème qui se pose à chaque fois, c’est que les distributeurs ont le sentiment qu’ils concluent des accords, mais que tout ne revient pas, ou ne redescend pas aux producteurs. Comme je vous l’ai expliqué, nous sommes dans un système monopolistique, qui fait que les producteurs sont quasiment pieds et mains liés dans leur relation avec un intermédiaire et un industriel et qu’ils ne peuvent qu’accepter le prix qu’on leur donne.

On voit bien que ce ne sont pas les affreux distributeurs qui sont responsables de la situation. Nous demandons simplement de la transparence. Il peut y avoir des discussions, mais il faut que les choses soient claires et que les efforts que nous faisons ne soient pas récupérés au passage par des personnes dont on sait que la transparence n’est pas le fort, y compris dans le dépôt des comptes – je ne vise personne, ou presque.

Monsieur Moreau, je me rappelle la première fois que nous avons discuté ensemble, lors d’une table ronde. Vous disiez à quel point vous étiez heureux des relations de votre coopérative avec une enseigne ; visiblement, les choses changent !

M. Jean-Baptiste Moreau. On prend du recul !

M. Jacques Creyssel. Ce doit être ça…

Ce que vous dites sur la validation des coûts de production au sein d’Interbev est tout à fait inexact, nous les avons approuvés et ce sont les industriels qui se sont abstenus.

M. Jean-Baptiste Moreau. Vous vous êtes aussi abstenus !

M. Jacques Creyssel. Non, nous avons approuvé. Et la semaine dernière, un accord a été trouvé sur les fiches techniques, qui étaient les derniers éléments en discussion.

Le problème est que les coûts de production ne sont pas des coûts d’objectif, ce sont les coûts de production réels. Nous n'avons aucune objection pour aller vers une rémunération de deux fois le SMIC ; sans oublier toutefois qu’un petit commerçant ne touche qu’un seul SMIC, et lui aussi travaille. Mais dire que la rémunération ne peut pas être inférieure à deux SMIC, ce n’est tout simplement pas conforme à la réalité, constatée par les calculs de l’OFPMPA. Nous avons néanmoins accepté cette demande, parce que nous voulions qu’un accord soit trouvé à Interbev. Et c’est le syndicat Culture viande – vous pourrez poser la question à son président, Jean-Paul Bigard – qui n’a pas accepté cet accord, ce n’est pas nous.

S’agissant de la guerre des prix autour des marques de distributeurs, vos propos ne correspondent pas à la réalité. Pour les marques de distributeurs, les discussions sont pluriannuelles la plupart du temps, totalement déconnectées du reste. Les MDD sont en train de repartir, et dans ce contexte, nous ne sommes pas du tout dans l’optique d’une guerre des prix.

La fraise a été un sujet très spécifique, qui n’a aucun rapport avec le SRP.

M. Jean-Baptiste Moreau. C’est Carrefour qui a donné cet argument !

M. Jacques Creyssel. Il existe des prix psychologiques, c’est un sujet totalement distinct du reste. De fortes variations des prix sont constatées sur ces produits, car ils sont météo-sensibles. Le consommateur étant très sensible à ces prix psychologiques, le prix peut être fixé à 1,99 euro, mais sur un seul produit parmi beaucoup d’autres, et seulement pour quelques jours.

Mais nous savons que si le prix dépasse 1,99 euro, les ventes vont s’effondrer. C’est ainsi que les choses se passent, nous avons traité ce sujet avec Interfel, l’interprofession des fruits et légumes frais, la question est réglée. C’est un petit sujet…

M. Jean-Baptiste Moreau. Parlez-en aux producteurs de fraises de l’Isère !

M. Jacques Creyssel. C’est une situation totalement indépendante du SRP, qui se produit de manière régulière car ce genre de choses est normal.

Vous avez dit que nous ne faisions rien pour le porc, alors que c’est moi qui ai proposé la réouverture des négociations devant le ministre de l’économie et des finances et celui de l’agriculture, et nous avons publié un communiqué dans la foulée, à la grande surprise d’ailleurs de Christiane Lambert.

Ces négociations sont en cours, c’est un marché difficile, et j’en discutais ce midi avec le président de l’interprofession porcine. Le prix de 1,50 euro en France, il est de 1,80 euro en Allemagne, le marché change de manière considérable et 30 % du cheptel porcin – dont la moitié est en Chine – pourrait disparaître. Les négociations ne sont pas faciles car la situation évolue en permanence, mais les prix sont à la hausse et je peux d’ores et déjà annoncer que toute une série de hausses a été décidée en plus de celle prévue par Intermarché.

S’agissant du déréférencement, le directeur général de l’Institut de liaisons et d'études des industries de consommation (ILEC) vous a répondu ce matin que cela n’avait pas été le sujet de l’année.

En ce qui concerne les marges arrières et les contreparties, je rappelle que nous sommes un métier de services. La rémunération des services est normale dans un métier de services, nous ne nous contentons pas de mettre en rayons les produits des industriels, nous les vendons. Nous faisons en sorte que certains produits soient mieux mis en avant que d’autres, et tout ceci mérite une rémunération, comme c’est le cas partout.

Nos amis industriels rêvent de deux choses : que nous ne négocions plus, et que nous ne rémunérions plus nos services. Mais c’est la négation de notre métier ! Je comprends qu’ils pensent cela, mais le coût de la distribution, c’est 20 % du produit, pas 10 % comme le SRP. Cela correspond à toute une série d’éléments qu’il est normal de rémunérer.

Enfin, sur l’emploi, je ne peux pas laisser passer les propos de M. Moreau. Il y a beaucoup plus d’emplois dans le commerce de détail aujourd’hui que plusieurs dizaines d’années auparavant. Nous ne nous inscrivons pas du tout dans les optiques à l’ancienne selon lesquelles les uns détruisent les autres. Je rappelle que nous sommes le premier employeur, et s’ils vous écoutaient, nos salariés seraient extrêmement surpris d’entendre tout ceci.

M. Jean-Baptiste Moreau. Ne nous donnez pas de leçons sur le traitement des salariés de la grande distribution, s’il vous plaît !

M. Jacques Creyssel. Je suis désolé, mais nous sommes des employeurs, nous avons la responsabilité de faire fonctionner des entreprises, et il n’est pas normal que l’on nous dise que nos magasins ne servent qu’à détruire de la valeur.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Creyssel, pourriez-vous nous indiquer le salaire d’un collaborateur qui a vingt-cinq ou trente ans d’ancienneté dans une grande surface, au sein d’un des groupes de la FCD ?

M. Jacques Creyssel. Pour quel type de métier ?

M. le président Thierry Benoit. Mise en rayons, ou encore agent de caisse.

M. Jacques Creyssel. Je n’ai pas les chiffres avec moi, la rémunération minimale est égale à 1,14 SMIC, c’est-à-dire très nettement au-dessus du SMIC.

M. le président Thierry Benoit. Avec vingt-cinq ans d’expérience ?

M. Jacques Creyssel. Non, nous offrons une rémunération minimale très au-dessus du SMIC…

Mme Cendra Motin. Les dispositifs d’allégements de bas salaires se font à partir de 1,2 SMIC dans l’agriculture, vous n’allez pas me dire qu’avec 1,14 SMIC, vous êtes très au-dessus du SMIC…

M. Jacques Creyssel. La rémunération minimale prévue par la convention collective est de 1,14 SMIC, c’est 14 % au-dessus du SMIC.

M. le président Thierry Benoit. Vous nous ferez parvenir la réponse concernant un salarié dans la mise en rayons, avec 25 ans d’expérience.

M. Jacques Creyssel. Je vous enverrai les données de la convention collective, les chiffres sont différents selon les entreprises et les conventions d’entreprise. Aujourd’hui, la plupart de nos collaborateurs sont rémunérés sur quatorze ou quinze mois, 90 % d’entre eux sont en CDI, le minimum de temps partiel est de trente heures et du point de vue de la négociation sociale, nous sommes le secteur qui signe le plus d’accords en France.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous parliez de prix psychologiques, je voudrais aussi parler de psychologie. Je ne veux pas faire de populisme, ce n’est ni mon style ni ma philosophie. Je veux parler de la psychologie de personnes qui se suicident, car c’est la réalité. Je veux parler de la psychologie de certains industriels qui font des burnout car ils ne veulent plus entrer dans les box de négociation de vos adhérents. Je veux parler de la psychologie des prix bas, quand ma philosophie, et celle de beaucoup d’autres dans cette salle, est celle du prix juste.

Aujourd’hui, nous constatons que le modèle de la grande distribution se casse la figure, et en vous voyant, vous qui êtes délégué général de la FCD depuis dix ans, je me demande si vous vous rendez compte que les mots de communicant que vous utilisez sont des balles. Ils peuvent tuer. Vous menez depuis dix ans la grande distribution dans le mur : Auchan est en difficulté, Carrefour est en difficulté, Casino est en difficulté, les industriels sont en difficulté et les agriculteurs se suicident. Pensez-vous encore avoir un rôle légitime au sein de la FCD, monsieur Creyssel, quand vous conduisez depuis des années le navire droit dans le mur ?

Devant la représentation nationale, êtes-vous prêt à accepter qu’un industriel, petit ou gros, vous soumette un prix tarif pour lequel il signerait tout de suite, en acceptant les indicateurs de coût de revient, pourvu que vous, la grande distribution, acceptiez ses tarifs « fond de rayon », le tarif de base ?

Accepteriez-vous qu’un industriel, quelle que soit son importance, vous dise qu’il ne veut pas de votre service et qu’il ne veut pas le payer, qu’il ira chercher le panel d’un cabinet extérieur, pour un prix dix, quinze ou cinquante fois inférieur ?

Seriez-vous prêts à changer d’objectif pour adopter celui de la marge avant – comme les magasins Lidl – au lieu d’essayer de cumuler des marges arrières, que j’appelle des ascenseurs à remises. Un net, deux net, trois, quatre, cinq, six net. On s’y perd !

Voulez-vous vraiment jouer le jeu ? Lors des états généraux de l’alimentation, vous nous avez tous tapé dans le dos. Mais quelle est la réalité aujourd’hui ? La vice-présidente de la FNPL, que nous avons reçue, nous a indiqué que le prix du lait était toujours de 340 euros les 1 000 litres. Et vous venez nous dire : « Ne vous inquiétez pas, sur le lait, on a fait tout le boulot ! »

Ayez conscience de ce que vous dites et de ce que vous faites. Vos mots, monsieur Creyssel, sont des cartouches.

M. Jacques Creyssel. Monsieur le rapporteur, ce sont les mots que vous venez de prononcer qui sont des cartouches. Il n’est pas normal d’être à charge contre un secteur aussi important, avec des arguments qui constituent au moins des raccourcis, pour ne pas dire autre chose.

L’agriculture française ne se porte pas bien, et ce n’est pas à cause de la grande distribution, vous le savez très bien. C’est à cause de problèmes de compétitivité dont, si mes souvenirs sont bons, la représentation nationale est comptable. Si l’on étudie l’ensemble des analyses – et le ministère de l’agriculture vient d’en publier une ce matin – c’est un problème de coût relatif comparé à la production étrangère. C’est un problème d’organisation de la production. Je ne dis pas qu’il ne peut pas y avoir naturellement des tensions sur l’ensemble de la chaîne, mais toutes les analyses des économistes sont convergentes sur le sujet. Dire que nous sommes responsables des suicides d’agriculteurs, c’est inadmissible et je ne peux pas l’accepter.

Quant au burn-out évoqué tout à l’heure, ne vous laissez pas attendrir ou influencer par les déclarations anormales et scandaleuses de ce matin. Elles ne reposent absolument sur rien. À chaque fois que de tels propos sont tenus, des enquêtes sont faites, et ces allégations se révèlent inexactes. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Les fameux box sont des salles de réunion classiques, normales, dans lesquelles se tiennent les discussions. Pour avoir vécu beaucoup de négociations sociales, je vous assure que c’est beaucoup plus dur. Et de ma vie antérieure en tant que haut fonctionnaire, je peux vous dire que les négociations budgétaires de l’État sont aussi beaucoup plus dures que les négociations commerciales.

Naturellement, nous vivons dans un pays latin, où les choses sont un peu plus compliquées qu’ailleurs ; pour autant, il faut sortir de ces fantasmes. Nous discutons, il n’y a pas du tout d’insultes ou de comportements de la sorte. Nous avons élaboré une charte tout à fait claire dans ce domaine, elle est placée dans tous les box de négociation. Nous avons également décidé de mettre en place l’année prochaine un e-learning de l’ensemble des acheteurs, de manière à rappeler en permanence ces éléments dans le cadre de la formation. Le reste, ce sont des assertions qui ne sont pas du tout justes.

S’agissant de justice, vous parliez de prix « justes ». Pour nous, le prix juste est celui qui permet à tout le monde de vivre, et au consommateur d’acheter. Il ne faut jamais oublier cela : nous aussi avons des clients. Si les produits sont trop chers, si cela ne leur convient pas, ces clients s’en vont. Aujourd’hui, les clients ont un choix tellement étendu qu’une partie d’entre eux achète moins cher sur Amazon. Et demain, ils iront sur Alibaba. Regardez les évolutions dans le secteur non-alimentaire ou l’habillement. C’est ce qui se passera demain.

Quand il n’y aura plus qu’Amazon ou Alibaba en France, nos amis industriels regretteront l’époque où ils avaient des interlocuteurs sérieux. Aujourd’hui, nous faisons face à des entreprises qui arrivent systématiquement avec des prix inférieurs de 10 % à tous les autres. Il est intéressant de regarder des chaînes comme Action, il faut regarder les prix qu’ils pratiquent, des prix ultra-bas.

Vous me demandiez si j’étais fier de ce que je fais ; j’en suis extrêmement fier, et je suis extrêmement fier du secteur que j’ai l’honneur de représenter. Aujourd’hui, c’est le secteur de la promotion sociale, et c’est le secteur qui permet à tous les Français d’avoir accès à une alimentation d’une qualité en amélioration constante. Nous, distributeurs, nous battons contre les industriels qui ne veulent pas aller aussi loin en termes de qualité et de sécurité alimentaire. Je ne comprends pas que l’on puisse nous accuser sous cet angle.

Quant à la question sur la négociation, elle revient à ce que j’expliquais précédemment : le rêve d’un industriel est de fixer son tarif en nous interdisant de le négocier. Ce n’est pas normal, la liberté du commerce – principe constitutionnel – et la liberté de négociation doivent permettre les discussions, au profit des consommateurs. Il faut plus de qualité, et des produits qui répondent aux souhaits des consommateurs. Aujourd’hui, un consommateur est prêt à changer de magasin pour quelques centimes sur une baguette de pain ou un litre de lait, c’est tout à fait clair. On peut dire que c’est mal, c’est la réalité. Les consommateurs sont comme les électeurs, ils sont parfois changeants.

Mme Éricka Bareigts. Monsieur le délégué général, je vais mettre l’accent sur les outre-mer, où vous êtes également présents. Vous connaissez très bien le sujet, les questions d’alimentation, de distribution, de prix, de sécurité alimentaire, de développement de la production locale ont fait flamber ces territoires de nombreuses fois.

Depuis le début de cette audition, nous parlons beaucoup de transparence. Nous parlons d’éleveurs, d’agriculteurs, de consommateurs. Vous disiez que si les prix sont trop chers, les consommateurs allaient ailleurs. Mais les outre-mer sont des territoires captifs, les consommateurs ne vont pas ailleurs, et ils ne commandent pas sur Amazon non plus.

Si nous jouons la transparence, et si je vous entends, tous les produits qui arrivent dans les départements d’outre-mer ont été négociés de la même façon au départ du territoire métropolitain, à des prix très bas, trop bas. Lorsque ces produits arrivent dans les outre-mer, ils sont parfois vendus 30 % à 40 % plus cher.

Nous y travaillons tous depuis un moment, nous avons cherché au niveau du transport, nous avons cherché au niveau des taxes, et jamais nous n’aboutissons à un surcoût de 30 % ou 40 %. Il y a donc un problème de transparence des prix.

Le deuxième aspect sur lequel je souhaite vous entendre, et je crois que de nombreux Ultramarins vous écouteront, concerne la place donnée à nos producteurs. Nous sommes de petits marchés, aux petites productions. L’importation n’est pas qu’un élément d’ajustement, l’importation massive, dure, est notre quotidien. Lorsqu’en plus, d’énormes volumes d’achat en promotion arrivent – du bœuf, par exemple –, ils détruisent complètement des filières ou des éleveurs qui avaient négocié la vente de leurs produits.

Tout le monde comprend que ce n’est pas acceptable, car ce n’est pas durable. Cela détruit des emplois. Certes, la grande distribution en crée, mais on peut simultanément en créer dans l’élevage et l’agriculture. Ces importations massives empêchent de le faire.

M. Jacques Creyssel. Madame la députée, je suis malheureusement beaucoup moins spécialiste que vous de ces sujets. Je les connais surtout sous l’angle des différences de prix, qui sont largement dues à quelques éléments particuliers, notamment l’octroi de mer et une série d’éléments de cette nature. Les études ont montré que les écarts étaient en grande partie liés à ces éléments.

Mme Éricka Bareigts. Il y a très peu d’octroi de mer sur ces produits, et jamais à hauteur de 30 à 40 % !

M. Jacques Creyssel. Globalement, les études qui ont été réalisées montraient ce résultat. Nous pourrons en reparler.

Cette situation a entraîné les distributeurs à prendre des engagements – il s’agit dans la majorité des cas de franchisés que nous voyons hélas rarement, ma connaissance du sujet est donc parcellaire, mais je m’engage à vous fournir des éléments complémentaires. Des engagements ont été pris pour garantir des paniers de produits moins chers, c’est ainsi que le problème est traité. Il faut peut-être revoir cela de manière régulière, je suis tout à fait prêt à en discuter avec vous de manière plus approfondie.

Mme Éricka Bareigts. Monsieur le délégué général, je souhaite que nous ne retenions pas cette réponse.

Vous avancez des arguments sans connaître le sujet, je le dis franchement. Il est dangereux de renvoyer la responsabilité sur l’octroi de mer, car c’est faux, et les chiffres ne vont pas dans le sens que vous indiquez. L’octroi de mer est en débat dans nos territoires, et il est irresponsable de l’accuser, à moins que vous n’ayez à ce sujet des éléments dont je ne dispose pas.

Ensuite, vous évoquez le panier de produits, c’est-à-dire le « bouclier qualité prix », prévu par la loi de régulation économique outre-mer. Il concerne 120 produits, il ne règle pas le problème, c’est une solution trouvée en attendant que le problème soit réglé. Les difficultés sont tellement énormes, avec une population dont 40 % vit sous le seuil de pauvreté, qu’il fallait mettre en place un dispositif transitoire pour que les gens puissent manger. Mais ça ne règle pas le problème, le bouclier qualité prix n’est pas la réponse attendue de la part de la FCD.

M. Jacques Creyssel. Je suis tout à fait prêt à ce que nous en discutions en direct.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le délégué général, vous avez déclaré que vous vendiez du service. Je souhaite revenir aux négociations commerciales. Trouvez-vous normal que certains de vos adhérents, lorsqu’ils sont en période de négociation, reviennent sur le contrat antérieur et commencent par négocier le paiement de compensations de marge, car leur marge de l’année dernière n’a pas été suffisante ?

Trouvez-vous logique de demander à un industriel de faire un diagnostic du futur de la consommation des produits laitiers à pâte pressée, par exemple ?

Je suis sans doute naïf, mais pour moi une négociation se fonde sur des éléments tangibles : des fruits, du lait, des viandes, du textile, de la maroquinerie. Et pour les produits alimentaires ; la qualité nutritionnelle, la sécurité sanitaire, les exigences de développement durable, la protection de l’environnement et la responsabilité sociétale de l’entreprise sont d’autres éléments à prendre en compte. Mais ce que vous appelez les services sont périphériques. Lorsque M. Moreau évoque l’exemple des fraises, il faut prendre en compte la production, la cueillette, le conditionnement. Trouvez-vous normal que des pénalités incommensurables frappent le producteur lorsque la livraison a un peu de retard ? Trouvez-vous logique que lorsqu’un de vos adhérents achète un volume de fruits, il annonce après coup au producteur qu’il sera payé à un prix moindre parce qu’il y a eu beaucoup d’invendus ? Tout cela fait-il partie d’une négociation commerciale saine et sereine, et pensez-vous que cela puisse durer ?

M. Jacques Creyssel. Sur ces sujets, nous avons le système juridique le plus complexe et le plus changeant au monde. Nous pourrions nous demander si ces nombreux changements ont eu des effets positifs.

Dans ce système extrêmement complexe, toute une série de pratiques sont interdites, et c’est écrit de manière extrêmement claire. Comme cela a été évoqué ce matin dans des termes qui ne nous ont pas plu, il y a des contrôles très importants. Dans nos enseignes, il y a des contrôles en permanence ; des observations sont faites, suivies de sanctions le cas échéant.

M. le président Thierry Benoit. Ce n’est pas ma question. Trouvez-vous que les pratiques que j’ai citées sont normales dans une négociation commerciale ? Lors du débat sur les états généraux de l’alimentation, le Président de la République a voulu redonner du sens. Le premier étage de la négociation concerne les producteurs et les industriels. Les indicateurs de coût de production doivent permettre de déterminer des prix. Le deuxième étage de la négociation se joue entre les transformateurs, c’est-à-dire les industriels, et les distributeurs. C’est sur cet étage des négociations que je vous interroge, je voudrais savoir si les choses ont changé depuis les états généraux de l’alimentation et si vos adhérents tiennent compte de la négociation en amont.

Mais pour en revenir aux services, certains éléments apparaissent très discutables, d’autres très virtuels. Et je ne sais pas comment les évaluer financièrement.

M. Jacques Creyssel. Je voulais vous répondre dans l’ordre de vos questions, et vous aviez d’abord parlé de compensation de marges. À ce sujet, les choses sont claires, certaines pratiques sont permises, d’autres interdites, il y a des contrôles et l’arsenal réglementaire est très détaillé.

S’agissant des services, les choses sont également claires : selon la manière de faire, la capacité à vendre est complètement différente. J’ai été très surpris – pour ne pas dire autre chose – d’entendre dire ce matin que les data fournies par nos adhérents ne valaient rien, et qu’il suffisait de les acheter à IRI et Nielsen.

Mais ce ne sont pas les mêmes data, celles dont nous disposons sont beaucoup plus détaillées.

Ce que nous envoyons tous les soirs à IRI et Nielsen, ce sont les tickets de caisse. Nous disposons de data bien plus détaillées : nous savons quel est le parcours du client, comment il passe d’un endroit à un autre, et s’il se rend au fond d’un magasin. Le fait de placer un rayon à un endroit plutôt qu’à un autre aura un impact majeur. C’est la même chose sur les Champs-Élysées : un trottoir est plus favorable car il reçoit le soleil ; on vend mieux à une certaine hauteur. Voilà les data que nous fournissons, ce qui a été dit ce matin est totalement inexact, nous rendons de très nombreux services.

M. le président Thierry Benoit. Lesquels ? Vos adhérents nous expliquent qu’ils sont commerçants. Ils négocient l’achat de produits, les mettent en rayon de la meilleure manière pour les mettre en valeur, c’est leur rôle.

L’amont fait un excellent travail, vous en conviendrez. Les agriculteurs français sont compétitifs. Je ne veux plus vous entendre répéter le même couplet que Philippe Chalmin il y a cinq ans. Nous nous sommes « pris de bec », et je lui ai dit ce que je pensais sincèrement : nous avons les meilleurs agriculteurs du monde, ils consentent tous les efforts, ils répondent à toutes les attentes, françaises et européennes. De leur côté, les industriels font leur travail : je sais pour les rencontrer parfois que les industriels agroalimentaires bretons sont excellents.

Certains de vos adhérents se présentent comme des commerçants. Il est de votre responsabilité de mettre les produits en valeur et de les vendre de manière responsable au consommateur. Et il a bon dos, le consommateur ! Dans notre pays, il est guidé depuis plus de soixante ans par les prix bas. On l’a attiré dans ces grands hangars et vous le tenez maintenant en main. Une grande partie des produits consommés en France est vendue par la grande distribution. C’est donc votre responsabilité.

M. Jacques Creyssel. Je suis tout à fait d’accord : il y a un métier qui consiste à vendre.

M. le président Thierry Benoit. Mais quelle est la liste des services que vous offrez ?

M. Jacques Creyssel. Nous achetons un produit, et nous vendons des services pour le vendre. Nous ne faisons pas qu’acheter un produit. En tant que telle, la vente est un service.

M. le président Thierry Benoit. Quels sont les services que vous négociez, en dehors du produit ?

M. Jacques Creyssel. Le type de rayon, l’endroit où le produit sera placé, la fourniture de data, tout ce qui fait qu’un produit sera mieux vendu qu’un autre.

M. le président Thierry Benoit. Donc certaines enseignes sont puissantes au point d’acheter des produits à un prix qui permette au producteur de vivre, et de décider ensuite de les placer à un endroit où ils se vendront plus ou moins bien ? Et cela se vend ?

M. Jacques Creyssel. Quand vous achetez une voiture, vous achetez en même temps le service du concessionnaire, c’est normal.

M. le président Thierry Benoit. Pas systématiquement. On peut acheter la voiture avec un niveau d’options…

M. Jacques Creyssel. Ou alors vous l’achetez à l’usine ! Je n’ai pas les mêmes relations que vous…

M. le président Thierry Benoit. Chez les concessionnaires locaux, j’achète mon véhicule avec un niveau de motorisation et de prestation…

M. Jacques Creyssel. Et les services qui vont avec !

M. le président Thierry Benoit. Non ! Il y a éventuellement un service, ce peut être le leasing, de l’entretien, mais c’est concret.

Pouvez-vous fournir au rapporteur la liste des services qui sont négociés auprès de vos adhérents ?

M. Jacques Creyssel. Non. Vous poserez la question aux distributeurs eux-mêmes. Nous sommes dans un monde au sein duquel il n’y a pas de normes de services…

M. le président Thierry Benoit. C’est bien le sentiment que j’avais : c’est du vent. Il n’y a pas de service au consommateur, et il n’y a pas de service à l’industriel.

M. Jacques Creyssel. On peut dire cela de tout. Mettez un produit n’importe où au fond du magasin, et vous verrez s’il se vend aussi bien qu’un produit en tête de gondole avec une animation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Bien sûr, vous fournissez des services, des data, etc. Le montant peut être discutable, la DGCCRF pourrait en juger. Mais ces services font partie de votre marge. C’est votre métier de commerçant. Quand un épicier veut faire du chiffre d’affaires et qu’il sent bien le produit, il le met en valeur pour bien le vendre.

Il nous a été déclaré que l’industriel, aussi petit soit-il, devait obligatoirement payer ces services, au risque d’être évincé. Pourquoi ne retenez-vous pas le prix produit et ne négociez-vous pas la marge avant ? Le consommateur ne décide pas des prix, en revanche, vous dirigez les prix de vos fournisseurs, car vous n’êtes que quatre enseignes, c’est là le problème. Vous me répondrez que vous êtes dix, mais ces quatre enseignes concentrent 92 % du marché. Celui qui ne veut pas de vos services n’a pas le choix. L’industriel produit, à vous de commercialiser, de décider des têtes de gondoles des animations. Ça, ce serait objectif, ça créerait de la valeur et ferait peut-être en sorte que vos adhérents ne coulent pas. Car ils sont tous en train de couler, quand les indépendants sont apparemment en train de se friser les moustaches !

Vous êtes un épicier gigantesque, et il faut en être fier, mais vous devez vous rémunérer avec des marges avant plutôt que d’imposer des choses par-derrière qui mettent tout le monde à l’agonie. Vous-mêmes êtes en train de creuser votre propre tombe avec les prix bas.

Non, cette commission d’enquête n’est pas à charge, nous voulons restaurer un équilibre. Vous l’avez très bien dit, vous êtes le premier employeur de France avec l’agroalimentaire. Les mêmes personnes qui viennent dans vos magasins travaillent pour vous ou pour l’industrie agroalimentaire. Quand elles achètent à un prix trop bas, elles se tirent une balle dans le pied. Vous avez un rôle social.

C’est la raison de la création de cette commission d’enquête : restaurer l’équilibre afin que vous puissiez recréer de la valeur, de l’expérience client, développer la recherche, pour que les gens aient envie de revenir dans vos magasins. Mais aujourd’hui, vous menez tout le monde dans le mur.

M. Jacques Creyssel. Cette dernière phrase traduit assez bien ce que j’évoquais tout à l’heure… Je rappelle au passage que l’industrie agroalimentaire est un secteur neuf fois plus petit que celui du commerce, qui regroupe 3,5 millions de salariés, soit quinze ou vingt millions de personnes en comptant les familles, il faut en avoir conscience.

Je ne vous comprends absolument pas. Les services ne sont pas inclus dans la marge, c’est pour cela qu’il y a un prix global comprenant toute une série d’éléments. À vous entendre, nous étranglons tout le monde et nous gagnons beaucoup d’argent. Mais quel est le résultat des courses ? L’industrie se porte beaucoup mieux que nous, les grands industriels voient leurs marges augmenter. Que s’est-il passé depuis la loi de modernisation de l’économie ? Qui a gagné le plus d’argent ? Les industriels ont des marges dix à onze fois supérieures aux nôtres, et en augmentation, tandis que nos marges ont été divisées par trois.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous parlez des marges exprimées en pourcentage, donnez les chiffres en valeur absolue !

M. Jacques Creyssel. Aujourd’hui, le problème est bien là. Vous dites que tout le monde coule parmi les enseignes du commerce intégré, ce n’est absolument pas vrai. Nos adhérents ne sont d’ailleurs pas tous des enseignes du commerce intégré, Système U, par exemple, fait partie de nos membres. Aujourd’hui, les magasins de proximité et les supermarchés, qui correspondent plus à la demande du consommateur, se portent bien et certaines enseignes sont plus axées sur ce type de surface.

Par ailleurs, le marché international est plus complexe qu’avant, et notre monde se transforme de manière massive. À Shanghai, j’ai rencontré des représentants de JD.com, qui est en train de créer un million de magasins de proximité entièrement automatisés, et d’Alibaba, qui compte gagner 2 milliards de clients d’ici quelques années.

C’est notre problème aujourd’hui. Et je ne comprends pas bien que l’on se focalise sur les questions que vous me posez, alors qu’il faudrait se demander pourquoi 85 % de la consommation de porc bio est importée aujourd’hui. Pourquoi n’y a-t-il pas d’évolution de la production ?

M. Jean-Baptiste Moreau. Parce qu’on ne paie pas !

M. le président Thierry Benoit. Et pourquoi le bio est-il au prix du conventionnel chez vos adhérents ? Nous avons vu ce matin un document dans lequel le prix du litre de lait bio était de 91 centimes.

M. Jacques Creyssel. C’est toujours le même exemple, et nous le connaissons absolument par cœur.

Lors de la crise des « gilets jaunes », j’ai entendu des mères de famille qui disaient : « Je suis une mauvaise mère car je n’ai pas les moyens de payer du bio à mes enfants. »

Mme Cendra Motin. Alors nous n’avons pas entendu la même chose !

M. Jacques Creyssel. Lors des Etats généraux de l’alimentation, il a été demandé que l’alimentation responsable soit à un prix normal. Les consommateurs doivent pouvoir profiter de prix en promotion sur certains produits.

M. Jean-Baptiste Moreau. C’est n’importe quoi !

M. Jacques Creyssel. Les choses sont claires, ces données ont été fournies. Vous pouvez toujours dire que c’est faux lorsque la vérité ne vous arrange pas, c’est un grand classique !

M. le président Thierry Benoit. Quand je vous ai demandé le salaire d’un collaborateur travaillant dans le secteur du commerce de la distribution après 25 ans d’ancienneté, cet aspect était sous-jacent. Vous expliquez à ceux qui n’ont pas un pouvoir d’achat élevé comment acheter à un prix bas. C’est le résumé de cinquante ans de politique commerciale de la grande distribution : la guerre des prix.

M. Jacques Creyssel. Monsieur le président, c’est une vision datée.

M. le président Thierry Benoit. Elle est d’actualité.

M. Jacques Creyssel. Non, c’est très daté !

M. le président Thierry Benoit. Je me souviens de Michel-Édouard Leclerc il y a quelques mois, qui s’opposait aux déclarations du ministre de l’agriculture Stéphane Travert, en prétendant défendre le pouvoir d’achat, les consommateurs : les prix bas. Ce n’était plus une guerre des prix, c’était une guerre de communication. Dans cette commission, nous défendons les prix justes…

M. Jacques Creyssel. Mais nous aussi !

M. le président Thierry Benoit. Nous voulons que dans la filière, la valeur soit équitablement partagée du producteur au consommateur, et que chacun puisse vivre dignement de son métier, y compris les acteurs de la grande distribution.

M. Jacques Creyssel. C’est exactement ce que j’ai dit tout à l’heure. Nous ne partageons pas les valeurs de M. Leclerc dans ce domaine, et vous le savez très bien. Au sujet du lait bio, vous savez parfaitement que c’est une enseigne qui a pris sur ses marges pour donner aux consommateurs la possibilité d’acheter du lait bio. Par ailleurs, c’est la même enseigne qui a mis en place la marque « C’est qui le patron ? »

M. le président Thierry Benoit. Tout cela désoriente le consommateur, car dans le même magasin, on peut trouver un litre de lait bio à 91 centimes, et un litre de lait conventionnel à 99 centimes – le fameux seuil psychologique – qui nourrit le producteur. Imaginez ces deux briques de lait à un mètre l’un de l’autre, dans le même rayonnage…

M. Jacques Creyssel. Vous connaissez très bien les règles de la consommation, nous connaissons un petit peu les consommateurs aussi, et cela fait effectivement partie des politiques commerciales. Pour autant, cela n’a pas perturbé le consommateur, qui a été ravi.

M. le président Thierry Benoit. Il faut remettre du sens dans tout cela !

M. Jacques Creyssel. Et il y a des professionnels pour le faire.

Mme Cendra Motin. Je vais essayer de parler de manière apaisée.

Je ne suis pas une professionnelle de la consommation ni de l’agriculture, pourtant quand je vous entends, je ne suis pas surprise. Je m’attendais à ce que nous soyons pris entre deux feux, car c’est ce que tout le monde nous a décrit depuis le début de nos travaux : ce jeu de rôles entre les transformateurs et les distributeurs, qui se renvoient la balle.

Je suis tout à fait consciente de l’importance de la grande distribution, dans ma circonscription, c’est un acteur de la grande distribution qui est le premier employeur. Mais je m’inquiète pour les emplois directs de cet employeur, ainsi que pour les emplois indirects : ceux des agriculteurs que je rencontre tous les jours, les PME, voire les grandes entreprises qui produisent pour placer des produits dans les rayons. Car je suis désolée de vous le dire, mais la guerre des prix a bien lieu aujourd’hui dans ces magasins. Quand un Lidl a ouvert à côté de la moyenne surface existante, cette guerre des prix s’est aggravée, on ne peut pas dire qu’elle n’existe pas. Le consommateur est peut-être le gagnant à court terme, mais si l’on met dans la balance les pertes d’emplois induites dans des PME, voire dans les grandes entreprises de l’agroalimentaire, tout le monde se tient, et si un acteur ne joue pas le jeu ou impose des règles trop dures, il entraîne la totalité de la branche.

J’ai aussi été cheffe d’entreprise, dans les services, et je n’ai jamais fait payer à mon fournisseur les services que je rendais à mon client. Je vous entends nous expliquer que vos data sont la connaissance du trajet du client, et la manière de valoriser les produits, mais c’est du service client ! Je ne comprends pas que vous fassiez payer à vos fournisseurs des services qui vous permettent de vendre à vos clients. J’ai été prestataire de services, et je n’ai jamais fait cela. Je donnais de la valeur ajoutée au produit, et c’est ce qui faisait ma marge.

Par ailleurs, toutes les personnes que nous avons auditionnées ont déposé sous serment, et ont juré de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Tout le monde a pris cet engagement, j’ai donc du mal à vous entendre dire que tous ceux que nous avons auditionnés auparavant, et dont les propos allaient dans le même sens, sont des menteurs.

Vous nous parlez de beaucoup de choses, notamment de vos marges, et vous semblez avoir beaucoup de respect pour l’Observatoire de la formation des prix et des marges. Ils nous ont présenté des chiffres dont il ressort qu’en GMS, les rayons « Boucherie » et « Marée » perdent de l’argent. Or ce sont justement des produits non transformés. Vous dites que tout va bien avec les agriculteurs et les producteurs, mais les produits non transformés sont justement ceux sur lesquels vous faites le moins de marge, pourriez-vous l’expliquer ?

Enfin, il n’a pas été nécessaire d’auditionner qui que ce soit pour avoir certaines informations – pour ma part elles me viennent de la commission des finances, mes collègues de la commission des affaires économiques les ont aussi – et nous savons que des plateformes d’achat sont situées aux frontières de notre territoire, notamment en Belgique. Vos adhérents se servent de ces plateformes, qui ne rapatrient pas forcément les sommes et ne paient pas toujours tous leurs impôts en France. Il y a certes les marges et les activités que vous réalisez en France, mais il y a aussi le chiffre d’affaires des holdings, qui ont d’autres activités. Certains s’allient pour faire des achats hors de nos frontières, sans payer leurs impôts en France. Vous nous parlez des marges en France, pouvez-vous nous parler des chiffres d’affaires des plateformes d’achat hors de nos frontières, comme Carrefour monde ?

M. Jean-Baptiste Moreau. Nous avons un point d’accord, monsieur Creyssel, notre système juridique et législatif est abondant : loi « Galland », réforme de la loi « Galland », loi de modernisation de l’économie (LME), loi Sapin 2, puis loi ÉGAlim… Tous ces textes existent car le sport préféré de la grande distribution est de contourner la loi dès qu’elle est votée, et il faut chaque fois prévoir des crans supplémentaires et des modifications à la loi pour faire en sorte de rééquilibrer les rapports de force au sein des filières.

Pour en revenir à vos propos sur INTERBEV, l’accord a effectivement fini par être validé au niveau interprofessionnel, mais vous l’avez bloqué pendant un moment. L’interprofession a dû faire appel à un médiateur des relations commerciales pour aboutir à des indicateurs de production car vous vous opposiez à la rémunération de 2 SMIC.

Vous dites à propos des producteurs de fraises : « Il est normal de faire ce genre de choses. ». Effectivement, il est normal qu’ils aient perdu de l’argent pendant des semaines, de même que les producteurs de porc, les semaines de délai avant la hausse des prix payés, c’est autant de gagné pour la grande distribution, et autant de perdu pour les producteurs.

Vous parlez de mensonges et de contre-vérités, nous pouvons procéder à une rapide vérification des faits car je suis en contact direct avec la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT). Concernant l’augmentation des prix du porc, dans 80 % des cas, les renégociations sont encore en cours, avec 0 % de hausse acceptée par Casino, Carrefour, Leclerc, Cora et Lidl. Les postures sont un peu plus ouvertes, mais avec seulement 50 % d’accord, avec Système U, Metro et Intermarché. Avec Auchan, il y a 20 % d’accords. Vous nous dites que les accords ont été acceptés et que la situation est en cours de résolution, je vous oppose une vérification en direct, qui date d’aujourd’hui même. Je ne sais pas qui ment dans cette affaire.

Vous vous êtes aussi opposés à la publication des indicateurs de coûts de production par l’interprofession et par Interbev. Si l’on ne publie pas ces indicateurs, il sera évidemment difficile d’utiliser ces indicateurs dans la contractualisation.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez signé avec la FEEF une Charte de bonnes pratiques. Ce matin, un document intéressant nous a été remis : il présente les « Dix commandements » aux acheteurs Carrefour et date de fin 2018.

On y trouve les commandements suivants : « Ne jamais être enthousiaste avec un vendeur » ; « Réagir négativement à une première offre » ; « Demander l’impossible » ; « Ne pas couper la poire en deux » ; « Laisser faire le vendeur de façon à pouvoir encore marchander » ; « Pas de concessions sans contreparties » ; « Se répartir en bons et en méchants » ; « Ne pas hésiter à utiliser les faux prétextes » ; « Répéter sans arrêt, même les objections – disque rayé » ; « Toujours penser que 80 % des concessions se font dans la dernière étape » ; « Ne jamais oublier que nous devons obtenir un maximum d’informations sur la personnalité et les besoins de nos interlocuteurs, c’est ce que nous appelons l’écoute ».

Que pensez-vous de cette charte de bonne conduite que vous avez signée, et de ces « Dix commandements » ?

Madame Motin, nous n'avons jamais été partisans de la guerre des prix. Elle a fait suite, en France comme dans la plupart des pays européens, à une rupture économique et à un ralentissement du pouvoir d'achat. Lorsque les volumes n’augmentent plus, l'ensemble des acteurs se retrouvent dans une situation difficile : les industriels ont fait des propositions de baisse de prix, notamment pour restructurer leurs branches ; les distributeurs, quant à eux, se sont livrés concurrence sur les prix. Le sujet est essentiellement économique, c’est une analyse que fait aussi l’Autorité de la concurrence.

Lorsque le pouvoir d’achat augmentait, il n'y avait pas de difficultés sur les prix. Mais lorsque les prix se sont mis à augmenter de 3 % il y a quatre ans, tous les responsables politiques nous ont dit : « C’est affreux », certains nous ont demandé de freiner la hausse du SRP. Comme toujours, du côté de l'État – et parfois même à l’Assemblée nationale –, il y a ceux qui demandent que ça monte, et ceux qui réclament que ça ne monte pas. Soulignons-le, c’est le consommateur – l’électeur –, qui est désormais au centre de la décision.

Naturellement, les grandes marques multinationales, qui disposaient de marges conséquentes, ont réagi à la perte de leurs parts de marché en se lançant dans la guerre des promotions. Ce sont bien les grands industriels qui sont à l’initiative de cette nouvelle guerre. Les articles de la loi ÉGAlim sur la limitation du SRP et des promotions résultent d’un accord entre les industriels, la FNSEA, Coop de France et la grande distribution. C’est nous qui avons proposé de sortir, ensemble, de cette guerre des prix.

Si vous prenez le marché de la viande bovine, que connaît bien M. Moreau, vous voyez que tous les acteurs sont confrontés à une situation difficile, dans un marché qui recule.

M. Jean-Baptiste Moreau. Il est en croissance de 2 %, ne racontez pas n’importe quoi !

M. Jacques Creyssel. Sans doute connaissez-vous mieux le dossier que moi, mais je tiens à votre disposition un document publié par Interbev, « Où va le bœuf ? » où figurent des chiffres très parlants. Nous siégeons à l’interprofession, et nous vendons une partie de la viande – même si nous ne représentons plus, je le rappelle, que 42 % du marché.

Vous avez parlé des services. Sachez que dans toutes les formes de commerce, les services sont rémunérés. Cela nous a été imposé par la loi. On pourrait, dans l’absolu, imaginer un prix unique – ce serait exactement le contraire de ce que veulent les industriels – dont nous sortirions les éléments de coopération commerciale, les services, tout ce que la loi exige pour plus de transparence. Quand bien même ce serait le cas, la marge demeurerait très faible.

Vous expliquez que toutes les personnes auditionnées sont allées dans le même sens. J’ai écouté attentivement tout ce qui s’est dit, et je ne pense pas que ce soit le cas, par exemple, de la fédération de l'agriculture biologique ou des industriels du lait. J’ai même eu le sentiment, parfois, que certains propos divergents ne plaisaient pas au président, qui aurait préféré qu’ils aillent dans le sens qu’il souhaitait.

S’agissant du chiffre d’affaires, les choses sont claires : les entreprises, notamment celles que je représente, ont des comptes consolidés qui incluent aussi, monsieur le président, les éléments sur le foncier. Les données sont publiques. Le secteur ne se porte pas particulièrement bien en France, mais c’est aussi le cas dans d’autres pays comme le Brésil ou la Chine, où la compétition est très rude. Je demeure néanmoins très confiant pour l’avenir. Il s’agit d’un secteur en pleine transformation, qui doit s’adapter à un monde omnicanal, en automatisant, par exemple, les tâches. Il a besoin d’investir davantage, et il est vrai que la faiblesse de ses marges pose problème.

Monsieur Moreau, plus les lois sont complexes, plus elles servent les grandes entreprises et Amazon. Les grandes entreprises, qui sont dotées de services juridiques, poussent à la complexité des lois ; les PME, qui n’ont pas cette capacité, sont perdantes : Dominique Amirault, le président de la FEEF, estime que tout ce qui est législatif représente un coût supplémentaire et une perte de parts de marché.

M. le président Thierry Benoit. La grande distribution tire aussi son parti de la complexité juridique : nous avons reçu un cabinet d’avocats qui défend notamment vos intérêts !

M. Jacques Creyssel. Nous sommes obligés de nous adapter, même si cela représente des coûts supplémentaires. Mais à la différence des grands industriels, nous ne sommes pas partisans de la complexité.

Le deuxième grand gagnant, c’est Amazon. Tout ce qui est fait à l’Assemblée nationale est une aide d’État déguisée à Amazon. À chaque fois que vous votez une nouvelle loi, que vous créez un impôt supplémentaire, Amazon se félicite de loin : vous compliquez la vie de ses concurrents, alors que la sienne est simple. Il faut que nous ayons conscience que le monde est très ouvert, et bien différent de celui qu’il était avant.

Sur la consommation de viande bovine, monsieur Moreau, vos informations datent sans doute d’il y a quelques jours, car Interbev vient de sortir ses chiffres.

M. le président Thierry Benoit. Nous pouvons témoigner de ce qu’a dit Jean-Baptiste Moreau : la Fédération nationale bovine nous a indiqué hier que la consommation de viande bovine en France avait augmenté de 2 %.

M. Jacques Creyssel. Nous avons déjà eu cette discussion au salon de l'agriculture. La production a augmenté, mais la consommation dans nos magasins est à - 3,5 %. À moins que le reste n’ait augmenté de manière massive, il y a un problème de recollement des chiffres. Nous parlons de la grande distribution, je vous donne les chiffres qui nous concernent. Mais encore une fois, nous ne représentons que 42 % du marché et il faut regarder de manière très détaillée ce qu’il se passe pour les 58 % restants. C’est aussi le cas du marché du lait, où notre part n’est que de 37 %. Les résultats ne se résument pas à ceux enregistrés par la grande distribution !

M. le président Thierry Benoit. C’est bien la raison pour laquelle Cendra Motin vous a demandé les résultats de Carrefour monde.

M. Jacques Creyssel. Je vous enverrai les résultats, mais sachez que Carrefour est une entreprise cotée et que vous pouvez les obtenir sur le site carrefour.com. La transparence, chez nous, est absolue !

Nous avons de très nombreux accords avec la FEEF. Ainsi, nous avons signé un texte commun il y a quelques années sur le déréférencement – qui n’est pas une pratique interdite, mais encadrée –, prévoyant les délais de mise en œuvre, en fonction de la part du produit dans le chiffre d’affaires de l’entreprise.

Les éléments dont je dispose montrent qu’en aucun cas le document qui vous a été transmis ce matin n’émane de la direction de Carrefour. Celle-ci vous l’a d’ailleurs fait savoir.

M. le président Thierry Benoit. Chacun des membres de la commission s’est pourtant vu remettre ce document où figurent les « Dix commandements » aux acheteurs.

M. Jacques Creyssel. La direction nationale de Carrefour a aussitôt diligenté une enquête. On peut imaginer – la question devrait être posée directement à l’enseigne – que ce document a pu servir dans des négociations de produits locaux. Pour les négociations nationales, il est évident que de telles instructions n’existent pas.

M. le président Thierry Benoit. Il faudra vérifier s’il s’agit d’une initiative isolée d’un opérateur ou d’un directeur…

M. Jacques Creyssel. …et si ce document existe vraiment !

M. le président Thierry Benoit. Je rappelle que les personnes entendues par cette commission d’enquête prêtent serment. On ne peut donc imaginer qu’il s’agisse d’un faux.

M. Jacques Creyssel. Pour conclure, je souhaiterais revenir sur l’article 1er de la loi ÉGAlim, qui est fondamental parce qu’il renverse le mécanisme de négociation. Nous y sommes totalement favorables. Malheureusement, il n’est pas encore mis en œuvre, notamment en raison des différents calendriers législatifs des interprofessions. Ce changement complet dans le type de négociation suppose d’abord de la transparence.

Je rappelle que la loi ÉGAlim prévoit trois types d’indicateurs, à commencer par les indicateurs de coûts de production. Il y a eu un débat syndical sur les 2 SMIC.

M. Jean-Baptiste Moreau. Le salaire fait partie des négociations.

M. Jacques Creyssel. Pour autant, faut-il que la rémunération d’un agriculteur atteigne 2 SMIC quand celle du petit commerçant ne s’élève qu’à 1 SMIC ? C’est un sujet de société. Il se trouve que la loi parle des indicateurs de coûts, non des objectifs.

Le deuxième indicateur est celui du marché. Vous savez que les prix dépendent d'abord du marché. Si tel n’était pas le cas, cela se traduirait par une augmentation des importations. De ce point de vue, l'analyse de l'Autorité de la concurrence sur l’ordonnance « prix bas » est très intéressante : elle montre qu’il serait très grave pour l’agriculture française que le coût de production devienne un prix plancher.

Mme Martine Leguille-Balloy. Permettez-moi une observation. Vous regrettez le ton agressif ou à charge que nous aurions à votre égard. Sachez que nous avons usé du même ton envers toutes les personnes auditionnées, mais que l’attitude dont vous faites preuve depuis le début de cette audition, et le comportement des personnes qui vous accompagnent, sont pour le moins étonnants et sans doute révélateurs. Ils laissent imaginer l’ambiance à la table des négociations…

Vous êtes arrivé en terrain conquis, monsieur. Vous avez asséné des chiffres, vous nous avez expliqué, à nous députés, ce que contient la loi que nous avons votée, vous avez déglingué, et vous êtes le seul à l’avoir fait, une personne auditionnée précédemment. Si vous observez la même attitude dans les négociations, ce doit être terrible. Sachez que, pour notre part, nous n’avons rien à vendre, ni à acheter, que nous sommes libres et que nous avons un peu de répondant.

J’en viens à ma question. Le modèle est à bout de souffle et certaines enseignes vont mal. Sur quoi ces grandes surfaces qui sont en train de se casser la figure vont-elles pouvoir se rattraper ? Sur les services ?

M. Jean-Baptiste Moreau. Je serai bref car je dois partir pour m’occuper de mes vaches – ce sera meilleur pour ma tension.

Le revenu moyen des agriculteurs était exactement de 17 700 euros en 2017. Aucun autre chiffre n’a été publié depuis et je ne pense pas qu’il soit possible que M. Creyssel connaisse ceux de 2018. Ces 17 700 euros correspondent à un revenu : cela n’a rien à voir, vous le savez bien, avec le salaire versé, ni même, hélas, avec le bénéfice de l'exploitation agricole. Parler de 1,2 ou 1,3 SMIC, c'est du « pipeau » intégral !

M. Jacques Creyssel. Je suis désolé que vous puissiez imaginer que je me sois senti en terrain conquis ; ce n’était pas du tout mon sentiment en arrivant, bien au contraire. Par ailleurs, je réponds de manière vive à des questions vives.

Mme Martine Leguille-Balloy. Ce n’était pas le ton des premières questions.

M. Jacques Creyssel. Il sera intéressant de relire le compte rendu. Il est normal que vous posiez des questions, du reste pointues, de manière vive. Il est normal que je vous réponde en toute franchise. J’espère que M. le président ne m’en veut pas trop de dire les choses.

Je vous ai fait part des chiffres dont nous disposons. Ce matin, j’ai entendu des propos anormaux et je ne serais pas dans mon rôle si je ne les dénonçais pas ici. Des choses graves ont été dites, et je ne pouvais que le souligner, sans attendre d’être interrogé par le président. Enfin, je sais que vous connaissez par cœur la loi ÉGAlim ; je n’entendais pas vous faire un cours, mais rappeler les éléments de l’article 1er pour expliquer ce qui a fonctionné et ce qui n’a pu être encore mis en œuvre.

Vous m’avez demandé comment les grandes surfaces allaient « se rattraper »… des termes qui en disent long, d’ailleurs, sur votre propre approche. Comme je l’ai dit d’emblée, nous sommes dans une période de rupture. Nos métiers évoluent pour s’adapter au phygital ou à l'omnicanal. Les magasins se réinventent pour apporter plus de services. L’e-commerce se développe : nos clients commandent de chez eux pour se faire livrer à leur domicile ou au magasin, les innovations sont nombreuses, le drive piéton n’existait pas il y a peu, et nous comptons aujourd’hui 4 000 drives voiture.

Mon message, c’est que nous allons nous en sortir… à condition que vous nous y aidiez. Notre problème, et cela explique peut-être mes réactions un peu vives, c’est que nous devons faire face à des charges que ne supportent pas nos concurrents. Nous payons par exemple les impôts fonciers et la taxe sur les surfaces commerciales (TASCOM).

Mme Martine Leguille-Balloy. Ce n’est pas cela qui vous met en difficulté !

M. Jacques Creyssel. Cela représente plus que la marge nette ! Il faut considérer ce qu’est la réalité économique. Bruno Le Maire a bien parlé de distorsion de concurrence. Je rappelle que vous avez voté l’article 1er bis du projet de loi sur la taxe sur les services numériques, qui prévoit que le Gouvernement remettra dans les trois mois un rapport au Parlement précisant les différences de prélèvement entre les entreprises du commerce physique et les entreprises du commerce en ligne.

Au-delà de la fiscalité, nous rencontrons aussi des problèmes d'approvisionnement. Il est anormal que les industriels soient contraints d’importer 85 % du porc bio, alors que c’est un secteur que nous sommes capables de développer et où tout le monde peut gagner davantage d’argent. Le porc bio est payé 3,70 euros, le porc conventionnel, 1,50 euro le kilo.

Nous avons aussi un problème de sécurité sanitaire. Nous développons les block-chains, nous modifions les mécanismes des retraits et rappels de produits – et ce n’est pas la moindre des choses que de changer tout le système des codes-barres. Votre rapport a bien montré que nous n’étions pas à l'origine du problème dans l’affaire Lactalis, monsieur le rapporteur, mais c’est pour nous un sujet essentiel. Dans ce domaine comme dans d’autres, les relations commerciales doivent effectivement s’apaiser. Il est tout de même extraordinaire que, dans notre pays, les fournisseurs passent leur vie à nous critiquer !

Mme Cendra Motin. Ces critiques sont donc infondées ? C’est pure injustice ?

M. Jacques Creyssel. Nous ne sommes pas dans le monde des Bisounours. Les choses sont difficiles pour tout le monde lorsqu’il n’y a pas de croissance et que le pouvoir d’achat n’augmente pas.

M. le président Thierry Benoit. Reconnaissez que certains de vos adhérents se sont livrés à la guerre des prix et des promotions…

M. Jacques Creyssel. Il y a cinq ans, les prix augmentaient de 3 % chaque année.

M. le président Thierry Benoit. …donnant lieu à des scènes abracadabrantesques, comme des ruées de consommateurs sur certains produits en promotion. Mais jusqu’à une période récente, on n’a pas vu de magasins fermer.

M. Jacques Creyssel. C'est un argument qu’il va être difficile d’utiliser.

M. le président Thierry Benoit. Dans ma région, les magasins demandent encore des agrandissements, et les obtiennent. Ce que rencontre la grande distribution aujourd’hui me fait penser à la situation du petit commerce il y a cinquante ou soixante ans, lorsque les grandes enseignes sont arrivées. C’est une nouvelle bataille commerciale qui se livre, nous sommes à la croisée des chemins.

M. Jacques Creyssel. On nous accusait tout à l'heure de détruire des emplois, il se trouve que l’on en a créé beaucoup ; on nous dit qu’il est épouvantable que les prix baissent, il se trouve que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous sommes tous dans une situation compliquée et il faut, de surcroît, que l’on satisfasse le consommateur.

Il y a aujourd’hui deux maillons faibles – l'agriculture et la distribution ; au milieu, les industriels, se portent plutôt bien. Je rappelle que ce sont eux qui discutent avec les agriculteurs.

M. le président Thierry Benoit. Ils sont tout de même contraints par le deuxième acte des négociations, qui se déroule avec vous.

M. Jacques Creyssel. Et leurs marges montent.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Leclerc ne fait pas partie des adhérents de la FCD. Lors des auditions préparatoires à la loi ÉGAlim, nous avons bien vu que celui qui ne voulait pas signer les chartes, c’était Michel-Édouard Leclerc. Vous représentez des grosses entreprises, qui doivent reverser des dividendes à leurs actionnaires, et il n’y a pas de mal à gagner de l’argent. Mais je voudrais obtenir de vous une réponse pragmatique et courageuse : estimez-vous avoir été entraînés dans la chute par les indépendants et un groupe comme Leclerc, qui prônent des prix toujours moins élevés – 5 % inférieurs à ceux de vos adhérents ? Est-ce cela qui vous a tirés vers le bas ?

M. Jacques Creyssel. Je ne crois pas que ce soit une question d’indépendants ou d’intégrés, même si les modèles sont différents : je rappelle que Système U fait partie de notre fédération. Michel-Édouard Leclerc n’a jamais caché qu’il poursuivait une stratégie de prix bas depuis toujours.

Prenons l’exemple des comparateurs de prix. Ils ont clairement favorisé la guerre des prix. Les interdire n’était pas conforme au droit de l’Union européenne, mais nous avons proposé, au nom de toutes nos enseignes, d’interdire la publicité sur ces comparateurs de prix, ce qui était possible. Une enseigne a refusé : Leclerc. Cette mesure n’a pas pu être mise en place, et c’est dommage, parce ce sont des signaux très clairs.

Dans un communiqué récent, nous avons indiqué qu'il fallait rouvrir les négociations sur le porc, vingt-quatre heures après en avoir discuté avec les professionnels concernés. La FCD a considéré qu’elle était dans son rôle, car ses adhérents, qu’il s’agisse de Carrefour, de Casino, de Système U, de Lidl ou d’Auchan développent les contrats tripartites – 26 000 producteurs concernés à ce jour –, font en sorte que chacun puisse vivre dignement de son métier et promeuvent une alimentation sûre, comme le demandent les consommateurs. Ce sont là nos valeurs.

Je trouve fondamentalement injuste que l’on nous mette régulièrement sur le dos les malheurs de l'agriculture française, dont on sait qu’ils ont bien d’autres causes, l’attitude d’autres acteurs de la distribution, alors qu’il est notoire qu’ils pensent de manière différente, et la situation prétendument épouvantable de l’industrie agroalimentaire, bien que son chiffre d’affaires ait progressé de 1,5 % et que le secteur ait recruté.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Après quasiment deux heures et demie d’audition, j’ai l’impression que le Jacques Creyssel qui se tient devant moi devient de plus en plus humain : nous sommes en train de parler de propositions, et de problèmes.

Vous vous êtes tiré une balle dans le pied avec les prix bas, qui ont grignoté les marges de vos adhérents au cours du temps. Cette commission ne travaille pas à charge contre la grande distribution, nous souhaitons recréer de l’équilibre. J’évoque un des acteurs, Michel-Édouard Leclerc, et je vois alors votre visage changer. J’aurais presque envie d’aller prendre un verre avec vous !

M. le président Thierry Benoit. Il sourit !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cette commission aborde les vies de femmes et d’hommes en difficulté, en bas et en haut de la chaîne. Si vous me disiez aujourd’hui que vous avez eu un problème car il y avait un mauvais élève dans la classe et que l’État n’ayant pas su être un bon professeur, ce mauvais élève a fini par contaminer toute la classe et que c’est la raison pour laquelle les résultats ne sont pas bons, je comprendrais mieux l’état dans lequel vous vous mettez lors des négociations.

Lors des débats sur la loi ÉGAlim, tout le monde se tapait dans le dos et s’encourageait à changer les choses, mais il y en a un qui n’était pas là. J’ai besoin d’entendre la vérité : sommes-nous capables, tous ensemble, de faire remonter les prix pour aboutir à des prix justes, ou pensez-vous qu’il y a encore un acteur qui nous tire tous vers le bas ?

M. Jacques Creyssel. Ce sont des questions très complexes, auxquelles il est toujours très compliqué de répondre. Nous estimons que 30 % des consommateurs font leurs courses à un euro près, et il faut en tenir compte au même titre que ceux qui sont capables de payer plus cher. Naturellement, en fonction des sensibilités des uns et des autres, certains vont s’adresser plus spécifiquement à un type de consommateurs, ce qui rend les choses complexes. Il est vrai que Michel-Édouard Leclerc a toujours été du côté des prix bas, et il le dit, c’est d’ailleurs pourquoi nous avons une position complètement différente de la sienne, notamment sur le SRP et sur les promotions.

Il faut tout de même regarder les choses de manière positive : la DGCCRF a estimé que les négociations s’étaient globalement mieux passées que les années précédentes.

M. le président Thierry Benoit. Moins mal…

M. Jacques Creyssel. Le lait fournit un exemple très intéressant, car c’est le seul marché pour lequel il y a une obligation de contractualisation. C’est donc le seul marché où existe une organisation, malgré les aspects monopolistiques que j’évoquais et qui perturbent un peu les choses, ainsi qu’un problème de manque de transparence.

Mais la transparence progresse, et tous les éléments qui ont été mis en place par ÉGAlim, dont certains sur nos propositions, peuvent changer la donne. Il faut faire en sorte que tous aillent dans la même direction ; et dans un environnement concurrentiel, si l’un des acteurs ne joue pas le jeu, les autres sont obligés de s’aligner.

Il faut bien avoir conscience que nous ne sommes pas dans un monde franco-français, et l’évolution des prix d’achat et des prix de vente a été la même en France que dans le reste de la zone euro. En Allemagne, où l’industrie est également concentrée, certes un peu moins qu’en France, les relations sont différentes car il n’y a pas un acteur différent des autres. C’est donc certainement un élément au sein de l’ensemble, mais je ne sais pas comment faire évoluer le comportement de l’acteur en question.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Creyssel, quel regard portez-vous sur les marques de distributeurs ? Vous avez parlé des grands groupes industriels et des PME, nous aimerions évoquer les marques de distributeurs. Quel a été leur rôle au cours des vingt dernières années, et quelle est leur évolution ?

M. Jacques Creyssel. Je rappelle tout d’abord que les MDD sont à l’origine de la distribution. Les premières sont nées au début du XXe siècle, avant les marques nationales. Ce n’est donc pas quelque chose de nouveau.

Il se trouve que les marques de distributeurs se sont moins développées en France qu’ailleurs, l’Espagne en offre une bonne illustration avec l’enseigne Mercadona. En France, Picard ne vend que des marques distributeurs, et c’est une réussite formidable.

Jusqu’à présent, les marques de distributeurs étaient largement orientées sur les premiers prix et sur des produits proches de ceux des marques nationales. Elles ont connu un déclin ces dernières années car la guerre des promotions entre marques nationales a eu l’effet de les déréférencer en prix.

Aujourd’hui, si l’inflation revient sur les marques nationales, les MDD retrouveront une place. L’essentiel est qu’elles sont en train de complètement changer, pour se rapprocher des marques premium. Le dioxyde de titane en donne une illustration : nous avons pris l’engagement de le supprimer immédiatement des MDD, tandis que c’est plus compliqué pour les marques nationales, pour des raisons industrielles complexes. Les produits sans huile de palme sont vendus par les MDD. Les MDD sont des éléments de qualité et de différenciation, c’est la grande nouveauté. Elles ont un avantage énorme, comme vous l’a dit Dominique Amirault : elles sont fabriquées à 80 % par des PME, dont une part très importante d’entreprises françaises.

L’un des grands bouleversements des dernières années est l’attrait des consommateurs pour les produits « locaux », « vegan », « bio », « sans gluten », et les grandes marques ne savent pas faire de tels produits car il s’agit de petites séries.

De plus, le goût des Français pour ces produits ne se retrouve pas complètement dans d’autres pays. Nestlé, Procter et Gamble, Unilever et autres ont une vision continentale, et pour ces marques, l’Europe est un marché mature sur lequel il n’est pas nécessaire de faire de grands investissements. Pour elles, il vaut mieux investir en Afrique ou en Asie car c’est là-bas que le développement est le plus rapide.

C’est pour cela que l’innovation, donc la croissance, vient aujourd’hui des PME, et que les grands industriels ont parfois des positions un peu dures – visiblement moins que les miennes ! Les marques voient leur image considérablement se dégrader, la consommation d’un certain nombre de produits de grandes marques très connues diminue très fortement, par exemple parce qu’ils contiennent trop de sucres. Nous constatons un changement considérable, et les MDD, comme les PME, ont un rôle fondamental à jouer. Il faut les encourager.

J’ai cru comprendre qu’il était question de remettre en cause les marques de distributeurs, c’est au contraire une chance pour les PME françaises.

M. le président Thierry Benoit. L’entreprise Hénaff, en Bretagne, a décidé d’arrêter de travailler pour les MDD. C’est une belle PME, précurseure dans son domaine, qui fabrique un produit d’excellence, et elle a décidé de cesser de travailler pour les marques de distributeurs à la suite des évolutions de la distribution et de la volonté du consommateur.

M. Jacques Creyssel. Mais si vous écoutez les représentants de la FEEF, c’est plutôt l’inverse qui se produit la plupart du temps, de plus en plus de PME travaillent pour des marques de distributeurs.

Nous sommes dans un monde de liberté, nous avons sans doute développé très fortement le nombre de produits dans les magasins en France, et il est normal que des ajustements se fassent en permanence.

Il se passe la même chose du côté des industriels, quand ils gagnent moins d’argent sur un produit, ils arrêtent sa production. Et un autre arrivera peut-être avec un produit au moins aussi bon, et éventuellement moins cher. C’est le cours normal des affaires.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Creyssel, il nous reste à vous remercier des réponses que vous avez apportées à la commission d’enquête. Au moment opportun, le rapporteur pourra être amené à vous solliciter par écrit, auquel cas vous lui répondrez.

J’aimerais que vous nous fournissiez la rémunération d’un collaborateur en fonction de son ancienneté, et que vous puissiez nous préciser la liste des services que vos adhérents fournissent. Nous verrons avec le rapporteur comment travailler avec vous pour avoir ces éléments.

L’audition s’achève à vingt et une heures.

 

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28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Carré, président de la Fédération du négoce agricole et agroalimentaire (FC2A), de M. Gérard Poyer, vice-président, et de M. Marc Morellato, administrateur

(Séance du lundi 3 juin 2019)

L’audition débute à seize heures dix

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, la commission d’enquête poursuit ses travaux. Nous accueillons aujourd’hui une délégation de la Fédération du commerce agricole et agroalimentaire (FC2A), composée de M. Frédéric Carré, son président, de M. Gérard Poyer, vice-président, et de M. Marc Morellato, administrateur.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment.

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Frédéric Carré, président de la Fédération du commerce agricole et agroalimentaire. Monsieur le président, je voudrais tout d’abord vous remercier d’avoir accepté de reporter cette audition, pour une raison malheureuse. Les personnes qui composent notre organisation sont toutes opérationnelles, vous comprendrez donc aisément qu’il n’est pas toujours simple de les mobiliser.

La FC2A rassemble sept fédérations sectorielles : la Fédération du négoce agricole (FNA) ; la Fédération française des commerçants en bestiaux (FFCB) ; la Fédération française des négociants en pommes de terre de consommation et de semences (FEDEPOM) ; la Fédération nationale des légumes secs (FNLS), le Syndicat des pailles, fourrage et issues de céréales (U.C.I.P.F), le Syndicat national du commerce extérieur des céréales et oléo protéagineux (SYNACOMEX), et l’Association nationale représentative des entreprises d’expédition-exportation de fruits et légumes (ANEEFEL).

Les entreprises membres de ces fédérations emploient quelque 12 000 salariés sur le territoire et représentent un chiffre d’affaires d’environ 12 milliards d’euros – les entreprises du SYNACOMEX ont un chiffre d’affaires très variable, puisque nous parlons de céréales sur les marchés mondiaux, c’est-à-dire d’un marché très volatile par essence.

Nous avons pour particularité d’être des entreprises territoriales, contribuant aux tissus économiques régionaux, à la fois par les différents impôts que nous versons, et par l’emploi. Nous sommes membres du Comité européen de liaison pour le commerce agricole et agroalimentaire (CELCAA), membres de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF) et nous avons des accords avec l’Association Jeunesse et Entreprises (AJE) visant à rapprocher les jeunes de l’emploi.

J’ai tenu aujourd’hui à être assisté de Messieurs Poyer et Morellato, car en tant que négociant en céréales, je n’ai aucun lien direct avec la grande distribution – mais je répondrai, bien entendu, aux questions qui me seront destinées. J’ai pu lire quelques auditions d’autres fédérations et interprofessions, que je vous remercie d’avoir entendues. Nous nous engageons à apporter notre contribution le plus fidèlement possible.

M. Gérard Poyer, vice-président de la Fédération du commerce agricole et agroalimentaire. Monsieur le président, Monsieur Carré m’a présenté. Je suis présent aujourd’hui au titre de ma société qui entretient des rapports avec la grande distribution, puisqu’elle est présente, de l’amont à l’aval – commerce de bestiaux, engraissement, abattage, distribution de la viande. Je répondrai au mieux à vos questions, même si je ne dispose pas de tous les chiffres. Nous faisons partie de l’interprofession bovine, la filière la plus longue parmi les filières françaises.

M. Marc Morellato, administrateur de la Fédération du commerce agricole et agroalimentaire. Directeur général d’une entreprise spécialisée dans la pomme de terre, je traite régulièrement avec la grande distribution française et étrangère. Je suis le représentant de la FEDEPOM et, à ce titre, je collecte les commentaires et remarques des autres membres.

M. le président Thierry Benoit. Le travail de notre commission d’enquête vise à rééquilibrer les relations commerciales avec la grande distribution. Monsieur Morellato, puisque vous traitez directement avec la grande distribution, sentez-vous ce déséquilibre, ce rapport de forces ? Par ailleurs, avez-vous déjà constaté des pratiques déloyales ?

M. Marc Morellato. La filière des fruits et légumes entretient des rapports avec les grands distributeurs qui ne sont pas ceux que je lis dans la presse ou que je peux entendre de la part d’autres structures. Il s’agit d’un commerce de gré à gré, nous avons donc nos interlocuteurs tous les matins au téléphone. Par ailleurs, nous ne négocions pas de contrats annuels.

Mais nous sommes dans un rapport que je ne qualifierai pas d’équilibré, puisqu’il s’agit de relations fournisseurs-clients, dans un marché – la pomme de terre – extrêmement éclaté, comptant de nombreux opérateurs, et donc où la loi de l’offre et de la demande est forte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Morellato, les grandes distributions, française et étrangère, sont-elles différentes ? Si oui, pourquoi ?

M. Marc Morellato. Très clairement, les rapports ne sont pas les mêmes avec les acteurs étrangers qui ont une approche complètement différente. L’Angleterre et l’Europe du Nord, par exemple – je ne parle pas des Allemands, avec qui nous ne travaillons pas –, fonctionnent avec des category managers. Ils ont des fournisseurs dédiés avec qui ils développent des politiques à très long terme. Malgré tout, en Angleterre, par exemple, il arrive que certaines structures, qui sont des fournisseurs dédiés d’une enseigne, telle que Tesco, soient écartées du jour au lendemain du marché.

En France, en tout cas dans les fruits et légumes, les enseignes travaillent avec beaucoup de fournisseurs, notamment dans le domaine de la pomme de terre. Le nombre moyen de fournisseurs pour une enseigne – je parle là des centrales d’achat et des négociations nationales – est de six à dix. C’est aussi le reflet d’un marché français extrêmement éclaté, composé de nombreuses structures de tailles diverses.

Le distributeur, devant tant de fournisseurs, fait jouer la concurrence et s’en sert dans le cadre des négociations. Nous sommes toujours très bien reçus par un distributeur anglais. Est-ce parce que nous sommes Français ou pour une autre raison ? Je ne sais pas. En tout cas, nos rapports sont très courtois. En France, les centrales d’achat ne vous reçoivent pas à bras ouverts, mais cela reste très professionnel.

M. le président Thierry Benoit. Vous nous dites ne pas négocier de contrat pour une période donnée. Comment se passe la négociation ?

M. Marc Morellato. Nous passons des contrats en volume, avec la majorité des distributeurs – tout particulièrement pour les produits à marque de distributeur (MDD). Le respect du contrat est relativement correct, à 10 % ou 15 % près, mais tout dépend aussi des récoltes. En revanche, ils ne s’engagent pas sur le prix.


M. le président Thierry Benoit. Si je comprends bien, une variété de pomme de terre – un végétal – peut être un produit à MDD ? Je ne connais pas bien la pomme de terre, mais je connais la bintje, la charlotte ou encore la bonnotte de Noirmoutier… Un plant de pommes de terre peut donc devenir une MDD ?

M. Marc Morellato. La segmentation culinaire, en France, de la pomme de terre s’est mise en place très tôt ; je parle des pommes de terre « spéciales frites », « spéciales four », de la vapeur blanche, de la vapeur rouge. La quasi-totalité des marques de distributeurs se fait par segmentation culinaire ; et dans une même segmentation, vous pouvez trouver plusieurs variétés.

La pomme de terre de Noirmoutier est un schéma à part, c’est un produit particulier, ultra markété, ce qui n’est pas souvent le cas en distribution française. Cependant, certaines enseignes ont introduit la notion variétale dans leurs MDD, sachant que des clients, comme vous, par exemple, ont une appétence pour une variété spécifique et que cela aura un écho en termes de vente. Les variétés appartiennent à des obtenteurs, des structures à part, qui fournissent les entreprises. L’entreprise que je gère, par exemple, achète ses plants à des obtenteurs, les fournit aux producteurs avec qui elle signe les contrats. Une entreprise de négoce gère en moyenne une soixantaine de variétés – une dizaine pour les frites, une dizaine pour le four, etc.

M. le président Thierry Benoit. Vous signez donc des contrats en volume. Comment le prix est-il déterminé ? En fonction du marché, de la qualité ?

M. Marc Morellato. En fonction du prix du marché, qui est très élastique. Je vous donne un exemple : l’année dernière, la pomme de terre conditionnée arrivait en grande distribution à 450 euros la tonne ; cette année, nous l’avons vendue, en moyenne, à 800 euros la tonne.

L’intégralité des structures de négoce, dont je fais partie – comme tous les producteurs –, lorsqu’elles démarrent une campagne, connaissent toutes leurs charges fixes, mais n’ont aucune visibilité sur la campagne qui va avoir lieu. En effet, le marché de la pomme de terre est extrêmement ouvert, tout le monde peut en produire. Depuis quelques années, notamment avec la baisse des quotas, il y a un effet d’aspiration : des personnes qui faisaient de la betterave n’en font plus, mais ont toujours une surface, donc plantent des pommes de terre. Il s’agit par ailleurs d’un marché dynamique au niveau industriel ; la production de la pomme de terre française est aujourd’hui structurellement excédentaire. Tous les ans, nous comptons de nouvelles surfaces, le seul arbitre étant la météo. En cas de sécheresse, et donc de pénurie, les prix atteindront des niveaux de ceux de cette année, mais quand la nature est conforme, la pomme de terre est excédentaire et il n’y a plus de prix.

M. le président Thierry Benoit. Je reviens à ma première question : quelles pratiques déloyales avez-vous repérées ?

M. Marc Morellato. La seule pratique que je pourrais considérer comme déloyale est celle du prospectus du début de campagne, qui annonce une « grosse » promotion. On vous demande de fixer un prix au mois de juillet, alors que la récolte a lieu au moins d’août – et vous êtes obligé de répondre. Si le prix fixé est celui du marché, tout va bien. Mais si par malheur, vous avez fait une erreur, cela déclenche une guerre des prix ponctuelle – cela concerne essentiellement des mises en avant.

M. le président Thierry Benoit. Le prix promotionnel inscrit sur le prospectus peut donc être publié avant même que le prix soit négocié avec les fournisseurs ?

M. Marc Morellato. Oui, cela peut se produire ponctuellement, et uniquement sur la période estivale. Car une fois récoltées et stockées, c’est-à-dire fin octobre, nous avons une visibilité sur les quantités et les prix.

Nous avons mené des discussions sur cette question au sein du Comité national interprofessionnel de la pomme de terre (CNIPT), auquel la FEDEPOM et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) appartiennent, pour que l’on établisse un cadre.

M. Frédéric Carré. J’ajouterai que la difficulté d’élaborer des contrats avec un prix tient également au fait que les producteurs ont du mal à évaluer leurs coûts de revient.

La culture du blé n’est évidemment pas la même que celle de la pomme de terre, mais le dénominateur commun est la production à l’hectare. Le coût de revient d’une production de 20 à 30 tonnes à l’hectare n’a rien à voir avec une production de 60 tonnes à l’hectare. De sorte que l’Association nationale des expéditeurs/exportateurs de fruits et légumes (ANEEFEL) nous a fait part, avec cette obligation d’indicateurs de prix, de coûts de revient, que leurs producteurs ne voulaient plus contractualiser aussi facilement et s’engager sur un prix.

M. le président Thierry Benoit. Il peut y avoir, dans la même filière, des disparités de coûts de production, d’une région à une autre, par exemple – du fait de la nature de sol, du climat… ?

M. Marc Morellato. Exactement. Le CNIPT travaille sur les indicateurs, et essaie de créer une base de données, réunissant les données de différentes régions. Mais force est de constater que cela est très difficile à réaliser.

L’autre élément, ce sont les rendements. Les producteurs doivent donner un prix de revient production. Mais en cas de surproduction, ce prix de revient n’a plus de sens. Les producteurs que nous avons en contrat espèrent que nous leur prendrons leur surproduction, en plus du volume fixé. En effet, le travail des structures comme les nôtres, est aussi de trouver des débouchés à leurs surproductions. Mais nous avons déjà remis des pommes de terre dans des champs, parce que nous ne savions pas quoi en faire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Beaucoup de pommes de terre sont produites dans mon territoire, l’Aube. Les écarts de prix peuvent être de un à quatre, certaines années. Cependant, contrairement au blé ou à la betterave, nous avons une capacité à exporter, la demande étant forte – au Qatar comme en Espagne, par exemple ...

Selon moi, ceux qui plantent aujourd’hui de la pomme de terre sont des traders regroupés en coopérative, d’autant que les produits transformés créent énormément de valeur ajoutée.

Je souhaiterais que nous revenions sur la relation grande distribution/producteurs. Pouvez-vous nous parler de la différence qui existe au niveau de la contractualisation avec les pays étrangers ? Vous nous indiquiez qu’en France, la grande distribution vous garantissait un volume, mais pas de prix. Comment cela se passe-t-il à l’étranger ? Ensuite, monsieur Poyer, j’aimerais que vous nous parliez de la relation entre la grande distribution et le secteur bovin.

M. le président Thierry Benoit. Je propose que nous finissions avec la filière légumes, j’ai encore quelques questions.

M. Marc Morellato. Je ne suis pas d’accord avec vous, monsieur le rapporteur, j’ai monté un bureau à Dubaï, il y a quatre ans, et aujourd’hui la zone est assez compliquée à alimenter. Le gros bassin d’exportation de pommes de terre française, c’est l’Europe. Et le premier client est l’Espagne – 600 000 tonnes. J’ai également testé des zones en Asie, c’est très compliqué.

Concernant les relations avec les distributeurs étrangers, le fonctionnement est le même, le contrat se fait sur un volume.

M. le président Thierry Benoit. Je souhaiterais revenir sur la situation des producteurs. Je suis député breton et, il y a quelques jours, des producteurs de choux fleurs ont déversé une partie de leur production, mettant en cause la concurrence des pays tiers, dont la qualité est parfois discutable.

J’aimerais que nous abordions ces questions : les distorsions, la concurrence, etc. Les producteurs de choux fleurs nous expliquent qu’ils produisent de la qualité, et qu’ils travaillent en circuits courts. Ils se demandent quels sont les avantages d’importer des produits similaires.

Par ailleurs, nous avons auditionné les responsables d’INTERFEL, l’interprofession des fruits et légumes frais, qui ont évoqué un certain nombre de pénalités. Or ils négocient un volume, une qualité, mais ne disposent d’aucune possibilité de contrôler la mise en rayon dans les magasins. Je souhaiterais que vous nous parliez du transport, de la logistique, de l’approvisionnement des magasins.

M. Marc Morellato. Si le producteur breton a un contrat avec un expéditeur ou s’il commercialise lui-même son produit via sa station d’expédition, il a des débouchés.

M. le président Thierry Benoit. Oui, en volume, mais à quel prix ?

M. Marc Morellato. Au prix de marché. Mais les années de surproduction, ses voisins, qui sont également producteurs, iront trouver l’enseigne ou le magasin de proximité pour lui vendre sa marchandise, en lui faisant un prix. Ça marche comme cela dans les fruits et légumes.

Si je ne suis pas toujours d’accord avec les procédés utilisés par les distributeurs, ils ne possèdent pas non plus toutes les solutions. Ils sont hyper sollicités. Le problème, dans la filière des fruits et légumes, c’est que nous ne savons pas quelles surfaces sont réellement plantées – ou a posteriori. Il semblerait que l’État possède ces données au travers des déclarations PAC, mais nous n’y avons pas accès. Le CNIPT a régulièrement fait la demande, afin de communiquer et d’anticiper. En fait, il obtient ces données en recoupant des sources, comme le nombre de ventes de plants, etc. Ce qui est regrettable, car à défaut de pouvoir éviter la crise, nous pourrions prévenir les producteurs qu’elle risque d’avoir lieu.

M. le président Thierry Benoit. Il faudrait une régulation.

M. Marc Morellato. Exactement.

Concernant la qualité de nos pommes de terre mais en rayons, personne ne vient nous dire qu’elles sont mauvaises ou qu’elles se vendent mal. Nous pouvons essuyer des refus en agréage en centrale d’achat, pour différentes raisons, mais nous n’avons jamais de phénomène de rappel nous disant que telle pomme de terre s’est mal vendue et que nous allons avoir des pénalités.

Cependant, nous sommes dans l’ultra réactivité. Il nous arrive, après un refus le matin, de « refabriquer » de la marchandise pour la livrer l’après-midi. Il s’agit d’un métier d’artisan industriel ; nous démarrons de zéro commande le matin, elles arrivent dans la journée et nous sortons 100 ou 200 tonnes de produits conditionnés. Peut-être que cette ultra réactivité fait la différence.

M. le président Thierry Benoit. Il nous a été indiqué qu’un lot pouvait être invendu si un ou deux fruits étaient pourris.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Le temps de conservation d’une pomme de terre est très long.

M. Marc Morellato. Oui, il s’agit d’un produit solide. Enfin, jusqu’à aujourd’hui, car nous allons devoir arrêter l’utilisation du chlorprophame, le seul produit que nous ayons le droit d’utiliser en France pour lutter contre la germination au stockage ; cela va poser un énorme problème.

Mme Martine Leguille-Balloy. Messieurs, je suis arrivée en retard, je n’ai donc pas assisté à votre présentation, mais vous êtes avares en informations, car si vous ne faisiez pas partie du FC2A, nous ne trouverions rien sur vous !

M. le président Thierry Benoit. Le président a présenté la Fédération et les fédérations sectorielles.

Mme Martine Leguille-Balloy. Alors, c’est de ma faute, et je vous prie de m’excuser pour ces quelques minutes de retard. Mais depuis que je suis arrivée, vous avez beaucoup parlé de vos activités personnelles.

Lors de mes recherches, les informations que j’ai trouvées vous concernant sont relatives, soit à la vente de produits phytosanitaires, soit au négoce avec les producteurs – et non pas avec la grande distribution. Pouvez-vous nous apporter des précisions ?

M. Frédéric Carré. Je vous remercie de nous faire remarquer que nous devrions améliorer notre communication, madame la députée, nous en sommes parfaitement conscients.

La FC2A regroupe des fédérations sectorielles. De fait, les produits phytosanitaires concernent les négociants en céréales et les approvisionnements ; ils sont à la fois les fournisseurs et les clients des agriculteurs – notamment des céréaliers. Nous leur fournissons des semences, des produits de protection des plantes, des fertilisants – organiques, minéraux, et autres – de l’alimentation du bétail…

Mme Martine Leguille-Balloy. Ce sont des coopératives, des industriels ?

M. Frédéric Carré. Non, je vous parle de la Fédération du négoce agricole, qui est un membre fondateur de la FC2A, avec la FFCB, dont M. Poyer est le président. Sont ensuite venues s’ajouter cinq autres fédérations sectorielles, dans différents domaines d’activité, dont FEDEPOM, dont M. Morellato est le président, l’ANEEFEL, la FNLS, l’UCIPF et le SYNACOMEX. Et nous ne désespérons pas de rallier à notre cause les syndicats des vins et spiritueux, et tout autre produit agricole et agroalimentaire.

Pourquoi ? Parce que nous sommes le premier maillon de la chaîne entre la production et la première transformation – ou la consommation, puisque nous parlons de grande distribution. Toutes nos entreprises, hors celles liées au SYNACOMEX, un syndicat des exportateurs, sont réparties sur l’ensemble du territoire français.

Vous avez évoqué les coopératives. Le grand public a souvent tendance à assimiler les négociants, à savoir le négoce agricole, à la coopérative agricole. Si les activités sont les mêmes, la coopérative est une entreprise mutualiste, alors que les entreprises de négoce sont des entreprises privées. La FC2A n’a d’ailleurs que faire de ces débats de forme juridique, ce qui importe est l’acte de commerce entre le producteur et la première transformation.

Mme Martine Leguille-Balloy. Mais elles ont des rapports avec la grande distribution ?

M. Frédéric Carré. Personnellement, je n’en ai pas. Mais la FEDEPOM ou l’ANEEFEL, oui, elles ont affaire à la grande distribution.

Mme Barbara Bessot Ballot. De nombreuses sortes de pommes de terre ont été citées, je citerai quant à moi celle de Haute-Saône, qui est excellente !

Vous avez évoqué les deux périodes qui déterminent le prix de la pomme de terre : la sécheresse, qui fait monter son prix, la production étant moindre ; et la surproduction, qui l’affaiblit, mais dont tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit du juste prix. En revanche, il n’est pas normal, pour un même produit, que le prix puisse doubler d’un distributeur à l’autre.

La commission a pour objet de comprendre comment cela fonctionne, où cela coince, afin d’aider nos agriculteurs à être mieux rémunérés. Quel est votre avis ? Savez-vous où cela bloque ?

M. le président Thierry Benoit. Bonne question !

M. Gérard Poyer. C’est effectivement le fond du problème. Les États généraux de l’alimentation (EGA) avaient pour objet de revaloriser le revenu de l’éleveur, qui ne s’y retrouve pas. D’autres acteurs peuvent également ne pas s’y retrouver, mais tout le monde a besoin de la production ; vous y compris. Sans producteur, personne ne peut travailler.

Madame la députée, vous employez le terme « juste prix ». Mais comment définir le juste prix ? Pour définir un « prix EGA », il conviendrait de tenir compte des coûts de production de tous les acteurs de la filière et de dégager un prix affiché. S’il s’agit du juste prix, tant mieux, mais il peut être décalé par rapport au marché – qui est un marché de l’offre et de la demande. Il est très compliqué de déterminer un juste prix dans un marché concurrentiel.

Je ne suis pas distributeur, mais il me semble qu’il définit son prix de vente par rapport à une estimation du budget du consommateur au moment de sa phase d’achat. Il est vrai, par ailleurs, qu’un consommateur n’achète pas la viande au poids, mais selon son budget. Et, en effet, nous vendons des portions très légères, qui varient selon les villes, les populations – retraités, jeunes ménages, les catégories socio-économiques… Le juste prix est donc très compliqué à définir. Par ailleurs, sachez que même si nous tenons compte de tous les coûts de production pour déterminer un prix, le producteur sera le premier à ne pas vouloir signer, à s’engager sur deux, trois ans.

Le prix de la viande varie d’une année sur l’autre – moins que dans d’autres filières, il est vrai – et l’éleveur ne voudra pas s’engager sur plusieurs années. Le marché est mondial, nous avons des produits d’importation, le prix ne peut être homogène. Certes, la filière bovine bénéficie d’un marché bien mieux régulé que d’autres filières – elle assure 95 % de la consommation –, grâce au label « Viande bovine française » (VBF), que tout le monde respecte, y compris la grande distribution – elle n’a pas trop le choix.

Le revers de la médaille est que nous mangeons « franco-français » et que nous nous privons d’un peu de bonheur, à savoir goûter les produits étrangers. Nous nous sommes endormis sur nos lauriers. Le consommateur a choisi de consommer français, mais il nous est aussi demandé d’exporter. Mais notre marché est équilibré. Si nous avons exporté, à un moment, notamment les avants, que les Français consomment moins, le steak haché a rééquilibré le marché. Aujourd’hui, tout le monde achète du steak haché – il a permis de remettre au goût du jour les parties les moins nobles de l’animal.

M. Frédéric Carré. La différence des prix s’explique aussi par des raisons temporelles ; 60 % à 70 % du marché du frais sont contractualisés. Le marché est ainsi un peu cadré – finalement, c’est une forme d’organisation –, mais jamais au prix maximum. Certains peuvent effectuer des réservations en début de campagne, afin de s’assurer d’être fournis, à un prix qui peut être encadré ; en revanche, il y a des obligations de livraison de quantités. Et pour tout ce qui sortira de ce contrat – le surplus –, si les marchés sont porteurs, le prix deviendra alors explosif ; c’est ce que nous appelons le marché libre. Ce qui explique qu’un producteur peut vendre sa pomme de terre à 150 euros la tonne et, six mois après, elle sera vendue à 300 euros. De sorte que le distributeur, qui a contractualisé en temps et en heure, ne vendra pas son produit – et tant mieux pour le consommateur – au même prix que son concurrent qui acheté sa pomme de terre, sans contrat, à 300 euros la tonne.

Mme Barbara Bessot Ballot. Si je comprends bien vos propos, les prix pratiqués à Rungis, qui sont débattus chaque jour, sont plus justes – par rapport à l’offre et à la demande – que les prix qui ont été arrêtés des mois auparavant ?

M. Marc Morellato. Non, ce n’est pas tout à fait cela, car les contrats intègrent des variables, et notamment une indexation du prix contractualisé sur le prix de marché.

S’agissant de savoir ce qu’il conviendrait de changer pour que les producteurs soient mieux rémunérés, à savoir au juste prix, et les intervenants que nous sommes aussi – je rappelle que nous faisons le tampon entre la grande distribution et les producteurs –, la réponse est simple : limiter la production. En limitant la production, le prix sera plus intéressant pour tout le monde.

Le facteur le plus perturbant, en fruits et légumes, ce sont les altérations entre une production catastrophique, qui entraîne une forte augmentation des prix, et une surproduction ; un facteur très difficile à gérer. Si nous définissons un juste prix avec un producteur, il va le partager avec vous. Mais si cette année-là, il y a surproduction, lui sera payé au juste prix, mais dix autres opérateurs ne joueront pas le jeu, et tout s’écroulera.

Bien évidemment, tout le monde aspire à un cercle vertueux, à la possibilité de donner une visibilité à trois ans aux producteurs. Il en va de même pour nous. Nos métiers nécessitent des niveaux d’investissement élevés, alors même que nous n’avons aucune visibilité d’une année sur l’autre. Nous le savons, nous sommes soumis à des fluctuations qui perturbent l’ensemble de la filière, notamment le producteur.

M. Hervé Pellois. Il appartient au législateur de rendre le marché plus lisible, de payer le producteur au juste prix, et pour cela nous avons limité les périodes de promotion. D’ailleurs, les industriels nous le reprochent, ne pouvant plus mettre en avant leurs produits, comme auparavant.

Quel est votre avis sur ce sujet ? Car la transition est peut-être difficile en ce moment, mais demain, nous mangerons toujours autant de pommes de terre, qu’elles soient en promotion ou non.

M. Marc Morellato. Dans un rayon de fruits et légumes, plusieurs produits se concurrencent ; un produit en promotion est mis en avant. Et faire une promotion dans une structure mono produit permet d’occuper plus d’espace dans le linéaire. En revanche, nous pouvons effectivement nous poser la question de la pertinence de la succession des promotions – et de la réalité de la vente.

Dans mon secteur, compte tenu du niveau des cours pratiqués, nous n’avons pas pu mesurer l’impact de la loi sur les promotions.

Mme Martine Leguille-Balloy. J’ai bien compris quelles étaient vos activités, mais pas encore ce qu’était exactement FC2A. Je souhaiterais revenir sur votre activité de négoce, car un élément nous a interpellés au cours de nos auditions. Si les producteurs sont fâchés contre les distributeurs, ils le sont aussi contre les intermédiaires, qui les spolient. J’ai bien compris que vous étiez des négociants, mais également des intermédiaires, n’est-ce pas ?

Pouvez-vous m’expliquer quelles sont vos fonctions dans le cadre de FC2A, en dehors de vos activités propres ?

M. Gérard Poyer. Le mot « intermédiaire » interpelle, par sa définition. Mais un intermédiaire est une personne utile dans la filière. Un intermédiaire fait le lien, valorise, distribue, crie, allote. Un produit se valorise différemment selon le client.

Mon métier de tous les jours, c’est de mettre mes bottes, d’aller chez les exploitants, d’acheter et de vendre des animaux, car j’ai un cahier de commandes à honorer. Dans ma société, nous avons 38 colonnes différentes – âge, race des animaux, etc. – et nous devons livrer à chacun de clients – abatteurs, distributeurs, etc. – une demande bien précise.

Mon métier, c’est aussi d’acheter, à partir d’une cotation définie par rapport aux prix de la semaine précédente. C’est bien connu, l’intermédiaire s’en met plein les poches ! Mais personne ne précise qu’il prend des risques en achetant dans un marché fluctuant – même si, je le répète, le marché de la viande est mieux régulé que celui, par exemple, des fruits et légumes.

Quand j’achète à un exploitant, on se regarde dans les yeux, on fixe un prix et on fait un ticket d’achat ; c’est cela le vrai commerce, pour moi. Et c’est un risque que nous prenons. L’animal va à l’abattoir, mais le système a changé, il y a maintenant des grilles de classement – engraissement, poids, etc. – et suivant la grille, nous sommes rémunérés sur un prix officiel…

Mme Martine Leguille-Balloy. Pardonnez-moi de vous interrompre. C’est bien vous qui payez le producteur ?

M. Gérard Poyer. Oui, bien sûr.

Mme Martine Leguille-Balloy. C’est bien ce que je voulais vous entendre dire. Le producteur est en rapport non pas avec la grande distribution, mais avec vous. C’est donc bien vous qui pouvez améliorer le revenu du producteur – en définissant un meilleur prix.

M. Gérard Poyer. Nous achetons les animaux par rapport à une cotation définie sur le prix de la semaine précédente. Le marché a changé. Dans le temps, nous avions des bouchers, de petits chevilleurs, et, en France, des milliers de clients.

Mais aujourd’hui, et les éleveurs ne l’ont pas empêché, la grande distribution s’est organisée en une dizaine de groupes très costauds, et de fait la concurrence a diminué ; or le meilleur des arbitres, c’est la concurrence. À partir du moment où la concurrence a été réduite par l’achat de volumes importants et la concentration des distributeurs, le métier a changé pour nous. Nous avons dû nous adapter, nous restructurer, nous regrouper pour faire du volume face à des gens qui en font énormément.

Parce que les intermédiaires qui « s’en mettent plein les poches », en définitive, étaient dans le rouge à la banque ! Et même l’éleveur, pour qui il était facile d’appeler son voisin « le voleur » n’osait plus lui vendre ses bêtes, par manque de confiance.


Aujourd’hui, nous nous sommes regroupés pour faire du volume, mais nos marges sont insignifiantes. Dans mon métier, la marge officielle, en brut, varie de 5 % à 6 % et, en net, de 0,02 % à 0,04 %. Et si nous sommes dans l’erreur, il ne manque pas grand-chose pour passer dans le négatif.

Telle est la filière bovine française, tant décriée. Les distributeurs ont un jour décidé de vendre au consommateur de la viande à bas prix. Sans se demander comment allaient survivre les éleveurs.

Nous cherchons le voleur depuis longtemps. Nous avons un rapporteur des marges dans la filière agricole qui a mené une enquête : cherchons le voleur ! Il ne l’a pas trouvé. Il est facile de dire que c’est la grande distribution, puisque les distributeurs en sont venus à dire qu’ils vendent la viande à perte !

Quant aux promotions, il est certain qu’elles ont tué le produit. Je prends l’exemple de l’agneau pascal. Alors que les gens en achètent beaucoup à cette période, et que les producteurs pourraient le vendre à un bon prix, il a été décidé d’importer de l’agneau bon marché et de le brader ! Alors même que c’est la période pour gagner un peu d’argent. Le reste du temps, l’agneau est vendu à un prix qui ne rémunère pas beaucoup plus les acteurs de la filière, mais son coût à l’achat est quand même bien plus élevé.

En réalité, les distributeurs organisent des promotions pour attirer les clients dans l’espoir qu’ils achètent les autres produits sur lesquels ils font des marges de 30 %, 40 %, 50 % ! Mais cela, on ne le dit pas. Nos produits ne sont qu’un appât, pour les distributeurs.

Les produits alimentaires sont des produits à marge très restreinte, pour lesquels nous prenons beaucoup de risques – stockage, investissement. Je vends des produits vivants, au bout de quinze jours, la viande va à la poubelle.

Simplement, les acteurs de la filière bovine sont des passionnés et veulent avancer. La grande distribution est malade, elle est menacée par le commerce on line, des distributeurs comme Amazon. La prédiction est que leurs magasins fermeront les uns derrière les autres.

De fait, les rapports de forces changent, la grande distribution se rapproche de l’amont pour établir une proximité avec le producteur, et gagner la confiance des consommateurs – produit français, sécurité sanitaire. Même si elle a une façon bien à elle de gérer les marchés, les rapports changent et la nouvelle approche va se concrétiser rapidement.

D’autant que les Français veulent consommer des produits de qualité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quel est votre plus gros client, monsieur Poyer, en tant que négociant ?

Vous nous dites avoir élaboré des indicateurs de coûts de revient, des indicateurs de coûts de production, ce qui a été, me semble-t-il, très compliqué dans l’interprofession viande. Mais un indicateur a pu être fixé, même si certains souhaitaient qu’il s’agisse du delta entre le prix moyen et l’écart-type.

Le « voleur », puisque nous parlons de voleur, n’est-il pas, finalement, le prix bas ? Alors même que toutes les barquettes de viande, dans la grande distribution, sont estampillées VBF ?

Nous avons une viande de qualité, une demande forte de viande française, mais l’intermédiaire qu’est la grande distribution dit « Je ne peux pas passer le prix » : qu’est-ce qui l’en empêche ? Lors des EGA, nous nous sommes tous mis d’accord pour justement « passer ce prix ».

Et la grande distribution ne peut pas nous dire que c’est la faute des étrangers qui nous amènent de la viande espagnole, de Nouvelle-Zélande ou autre ! La grande distribution est française. Nous avons inventé la grande distribution ! Donc si elle voulait « passer le prix », elle le pourrait, puisque l’offre est correcte et la demande présente.

Je vous repose donc la question : selon vous, où le bât blesse ? Pourquoi elle ne passe pas le prix ?

Quand vous nous parlez de cotation, parlez-vous réellement de cotation ou d’un prix imposé par la grande distribution qui ne veut pas vous acheter le produit au prix de l’indicateur de coût de production ? La cotation n’est-elle pas le prix de la grande distribution ?

M. Gérard Poyer. Vous avez raison, puisque nous parlons d’offre et demande et que la concurrence est plutôt restreinte dans la filière bovine.

Pour qu’un produit soit vendu à un bon prix, il doit faire l’objet d’une demande. Or, je vous puis vous garantir que, dans un magasin, il y a très peu de produits sur lesquels le consommateur se jette en disant : « C’est celui-là que je veux ». Les consommateurs sont livrés à eux-mêmes, et personne n’est là pour les conseiller. Les professionnels ont disparu du circuit ; nous n’avons plus de boucher.

Je suis, bien évidemment, favorable aux circuits courts – les éleveurs se sont transformés en bouchers. Ils ne sont pas tous bons, mais quand ils le sont, il y a la queue devant leur magasin. Je connais des éleveurs qui tuent cinq, six, sept porcs en trois jours, à savoir la quantité pour trois boucheries. Ce qui démontre bien qu’un professionnel, du conseil, de la sécurité et de la qualité sont indispensables.

En France, manque de chance, la consommatrice a un médecin qui lui conseille de manger de la viande maigre, nous avons donc dû éliminer le gras ; et elle a oublié la couleur et la tendreté. Une viande, nous devons la manger mûre, naturelle, légèrement persillée et rouge.

De fait, nous avons dû vendre – c’est le système qui est comme cela – de jeunes bovins, non castrés, à l’âge de dix-huit mois, pour couvrir les besoins de la grande distribution – 30 % à 40 % de la consommation française. La moitié sont donc des bêtes un peu âgées, et les bonnes génisses sont gardées pour la reproduction ou exportées en Italie – les Italiens en sont friands.

Et le fameux bœuf traditionnel, car tout le monde mange du bœuf, représente 4 % de la consommation ; demain, ce sera 3 %, plus personne ne voudra manger de bœuf…

Depuis vingt ans, nous avons pris un mauvais chemin et oublié de regarder ailleurs. C’est-à-dire en Amérique du Sud. Les producteurs se déplacent en Argentine, en Uruguay, au Brésil… Tous les animaux sont castrés, la viande est grasse et bonne ! Des critères que nous avions en France et que nous avons oubliés.

Après avoir mené quelques campagnes, aujourd’hui le persillé peut à nouveau faire partie de l’interprofession, un grand bonheur ! Notamment parce que des multinationales ont fait pression. Avant, il fallait bannir la viande, aujourd’hui, c’est le sucre, et manger un peu de viande grasse revient à la mode.

M. le président Thierry Benoit. Je reprends un mot employé par le rapporteur au début de l’audition : trader. Depuis cinquante ans, n’avons-nous pas fait de l’alimentation un sujet de haute finance ?

Et le consommateur, en réalité, ne se trouve pas là où il a été amené. Vous avez parlé de la concentration de l’aval de la filière, de la grande distribution, des centrales d’achat, etc. Je lisais une information dans la presse, ce matin, dans le train en provenance de Rennes : le groupe Carrefour se vante encore de pratiquer des prix bas. Un slogan qui ressemble aux publicités de Michel-Édouard Leclerc. Une politique du prix bas qui a tout déstructuré. Vous nous avez expliqué comment les négociants ont dû se réorganiser, se restructurer pour approvisionner le secteur de la grande distribution en volumes.

Mes questions valent pour la viande, mais aussi pour les fruits et légumes : ne devons-nous pas remettre le consommateur au cœur de la discussion ? Et de l’éthique dans les relations commerciales.

Nous avons demandé à nos producteurs, d’abord de faire du volume – après la Seconde Guerre mondiale –, puis de la qualité et de la sécurité sanitaire. Nous leur avons même demandé de l’environnement et du bio ; et ils ont répondu à toutes ces attentes. Nous pouvons donc affirmer que le travail demandé aux producteurs a été réalisé. Certes, quelques associations contestent les modes d’élevage en France, mais si toute la planète travaillait comme les agriculteurs et les producteurs français, nous aurions certainement moins de soucis en matière sanitaire.

Par ailleurs, la grande distribution ne devrait-elle pas être responsable de la pédagogie à l’alimentation vis-à-vis du consommateur, avec qui elle est en contact direct ?

Ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire de redonner du sens, comme l’a indiqué le Gouvernement, et en particulier le Président de la République, il y a an, dans son discours de Rungis, lorsqu’il a voulu inverser la construction du prix, redonner du sens à la production, à l’alimentation et aux relations commerciales ?

Faut-il réapprendre au consommateur la notion de saisonnalité, même si la mondialisation fait que nous trouvons tout et à toutes les saisons ? Ne convient-il pas de rééduquer le consommateur ?

Lors de nos auditons, il nous a été expliqué qu’à force de ristournes, de remises, de promotions, le consommateur a été totalement désorienté. En 2019, on peut trouver à Carrefour un litre de lait bio à 0,91 euro et un litre de lait conventionnel à 0,99 euro. Comment est-ce possible ?

La notion de consommation a été mise cul par-dessus tête et l’une de nos responsabilités est de redonner de la marge à nos éleveurs.

Vous venez de nous expliquer que la marge nette des négociants est quasi nulle. Nous avons reçu, la semaine dernière, le délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), qui représente un grand nombre de groupes du secteur de la grande distribution, qui nous a expliqué que la grande distribution, elle non plus, ne s’en sortait pas !

Dans mon territoire, le centre Leclerc a obtenu, en 2018, une autorisation d’agrandissement ; une décision que Carrefour attaque, même si nous savons qu’il finira par l’obtenir. Vous l’avez dit, monsieur Poyer, la grande distribution est à la croisée des chemins.

Pensez-vous qu’il conviendrait de remettre de l’éthique, de la moralisation dans les relations commerciales ?

M. Marc Morellato. Les distributeurs sont aujourd’hui en souffrance. Ils cherchent par tous les moyens à « redorer leur blason ». Les négociants assistent donc à un télescopage entre cette velléité d’afficher des prix agressifs et une volonté de travailler avec les producteurs locaux, dans le développement du bio, avec les filières, et de s’engager. En fait, c’est une vraie cacophonie, chacun y va de sa petite musique, enseigne par enseigne.

Vous évoquiez tout à l’heure l’utilité de structures comme les nôtres : nous réceptionnons toutes les demandes de ces enseignes, nous essayons de les structurer. Nous allons trouver les producteurs avec qui nous passons des contrats et que nous conseillons. Et quand ils se sont plantés, notre responsabilité est aussi de les aider.

La distribution n’a pas changé ses cahiers des charges depuis dix ans, mais nous assistons à une accélération, depuis deux ou trois ans, qui est aussi liée à un phénomène sociétal. Et comme les distributeurs sont avant tout des commerçants, ils s’alignent sur les tendances ; d’où l’explosion du bio, par exemple.

Mais si tout le monde se rue sur cette niche, il y a de fortes chances qu’à un moment la production soit trop forte et qu’elle plombe le cours. Un phénomène que j’ai toujours vu. Un nouveau produit est lancé, le producteur est très bien payé, tout la filière gagne bien sa vie, mais quand tout le monde s’y met, le produit se retrouve par terre.

Et concernant la rémunération des agriculteurs, j’insiste, la seule solution est d’établir un marché équilibré, qui n’est pas en surproduction, en surchauffe permanente. D’ailleurs, quand il est équilibré, nous n’entendons pas les producteurs.

M. Frédéric Carré. Je voudrais compléter la réponse de M. Morellato, en vous parlant de ce que je connais le mieux, le marché des céréales. Quand nous produisons une tonne de blé en France, la moitié part à l’exportation, essentiellement dans les pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, nos clients préférentiels pour des raisons historiques, de proximité. Les marchés mondiaux sont également une réalité, et même si parfois les pays étrangers pratiquent des prix plus agressifs que les nôtres, ils savent de mieux en mieux produire du blé propre.

L’agriculture française est une filière d’excellence qui ne sait pas, comme toutes nos filières, d’ailleurs, se valoriser sur les marchés mondiaux. Et quand les marchés mondiaux sont déprimés pour des raisons de surproduction, que les prix baissent, tout indicateur économique étant sorti et les coûts de revient pris en compte, le blé n’arrive pas à s’exporter ; et là, c’est un cataclysme, la chute des prix.

J’illustrerai mon propos par un exemple. Les producteurs de lait, avant de connaître des difficultés vivaient très bien, notamment grâce à la Russie qui était un marché d’exportation pour la France – et l’Europe en général. Nous avons refusé de livrer trois bateaux à la Russie, le président Poutine nous a renvoyé l’ascenseur en décrétant un embargo sur les produits européens. Les producteurs polonais et allemands, qui fournissaient la Russie en lait, ont alors exporté leur lait en Europe. Leurs coûts de revient étant globalement plus bas que ceux des producteurs français, c’est la déprime chez les éleveurs Français.

Le même problème s’est produit pour les légumes, notamment pour les pommes de terre que nous exportions en Russie, par containers ; le filon s’est tari. Heureusement que les marchés mondiaux de plats cuisinés sont toujours en croissance et que notre filière de pommes de terre parvient à répondre à la demande.

Nous avons le même problème avec le porc. Ce qui est à craindre, c’est que la Russie, la Biélorussie et les pays voisins développent une filière porcine ; demain, ils seront non plus nos clients, mais nos concurrents.

Il convient également de savoir que si le marché de la viande de porc se porte bien en France, c’est parce que le marché chinois est déprimé. Le lait a vécu, lui aussi, très durement la déprime du marché chinois, avec une baisse de consommation de la poudre de lait – qui tire le prix du lait.

Des éléments majeurs qui doivent être pris en compte.

Mme Martine Leguille-Balloy. Ma réflexion est simple. La filière poulet, par exemple, c’est du one shot, c’est-à-dire qu’elle est mise en place quand on sent qu’il y a une demande. Vous nous dites qu’il est difficile de réguler un marché. Je suis de Vendée, où, quand les mogettes marchent bien, tout le monde fait des mogettes ; quand les carottes bio marchent bien, tout le monde s’y met.

Vous avez évoqué la viande, et notamment de l’angus, si j’ai bien compris.

Vous avez un rôle d’interface, et il est vrai que nous avons pris l’habitude d’assister les agriculteurs. Qui est responsable du fait qu’ils ne font pas de plants, qu’ils ont besoin d’être aiguillés, parce qu’ils n’ont pas de vision du marché ?

Il est possible de prévoir le marché, même si, je suis d’accord, cela est compliqué avec la concurrence. Je suis d’accord que nous ne pouvons pas prévoir qu’une filière ne pourra plus être exportée parce qu’un président de la République a pris la décision de ne pas livrer trois bateaux à la Russie, je suis d’accord.

Quelles solutions préconisez-vous, encore une fois, pour redonner du pouvoir d’achat aux producteurs, et choisir les bonnes productions – puisque vous faites l’interface ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à ma question, monsieur Poyer : quel est votre client principal ?

M. Gérard Poyer. Mes deux clients principaux sont des abatteurs et des distributeurs. Je travaille avec les six ou sept abattoirs les plus importants ; une douzaine d’entreprises, en France, font plus de 20 000 tonnes, puis 300 à 400 entreprises font de 200 à 1 000 tonnes.

Les industriels représentent 80 % du volume, les entreprises 10 %. Le leader français est le groupe Bigard. Vous l’avez reçu, j’imagine qu’il n’a pas dû beaucoup vous parler – moins que moi, en tout cas.

En France, nous avons besoin d’acteurs forts et solides, nous n’avons pas le choix. Sans locomotive, notre filière ne pourrait pas s’en sortir. Nous ne pouvons donc critiquer personne.

Le côté médiatique est important, et j’aurais souhaité que quelqu’un d’autre soit à ma place aujourd’hui. On ne peut pas se battre contre ses clients, d’autant que nous savons que tout le monde fait le maximum pour essayer de faire avancer les choses.

Nous parlions de la viande bon marché, mais près de 60 % de la population française ne peuvent pas acheter de produit beaucoup plus cher. Nous sommes dans un rapport 20-80.

La bonne viande est une niche qui concerne 20 %. Je l’ai dit tout à l’heure, je ne demanderais pas mieux que les 80 % restants se jettent sur l’angus, par exemple. Mais si les gens ont du mal à trouver les bons produits, c’est aussi peut-être parce qu’ils ne sont pas diffusés en grande quantité.


Mme Martine Leguille-Balloy. Qu’est-ce qui est importé du Brésil ?

M. Gérard Poyer. De la viande en quantité assez importante pour la restauration collective. Et qui est cette restauration collective ? Nos administrations, nos hôpitaux.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. De quelle race ?

M. Gérard Poyer. Un croisé de zébu et de charolaise ou de limousine.

À la cantine, le couteau, la fourchette et l’assiette coûtent plus cher que le morceau de viande. Les budgets qui ont été définis dans certains secteurs ont fait crever le commerce. Mais personne n’ose le dire. Alors, je vous le dis, et je le pense, car nous l’avons vécu. Depuis les EGA, nous avons un retour de manivelle.

M. le président Thierry Benoit. Les Français commencent à comprendre.

M. Gérard Poyer. Oui, mais nous abattons toujours autant de bêtes, notamment pour la restauration collective.

Les EGA pourraient nous aider à améliorer les choses, notamment en ce qui concerne les promotions et les prix bas dans la restauration collective – les bénéficiaires doivent apprendre le véritable prix des aliments et donc d’un repas.

M. le président Thierry Benoit. Pour être objectif, il est vrai que les pouvoirs publics, depuis plusieurs dizaines d’années, se sont bien accommodés de la politique des prix bas. Il est important de retrouver un langage de vérité, et les EGA y ont contribué.

Mme Barbara Bessot Ballot. Vous nous dites que vous ne voulez critiquer personne ; nous non plus. Mais nous aimerions que cela fonctionne. Nous ne pouvons pas fermer les yeux devant un suicide d’agriculteur tous les trois jours. Nous devons nous saisir de ce problème, en tant que responsables élus.

Les produits d’appel, qui sont largement en dessous du juste prix, posent un vrai problème.

M. Gérard Poyer. Nous sommes les premiers affectés, puisque nous connaissons ces agriculteurs. Nous voudrions intervenir davantage, mais les métiers changent. Et ceux qui ne s’adaptent pas vont droit dans le mur.

Nous avons manqué de courage pour dire aux agriculteurs, soit de s’arrêter, soit de se regrouper avec leurs voisins. Mais en France, l’individualisme est trop fort. Or sans regroupement, nous disparaîtrons les uns après les autres. Le monde change, il faut savoir s’adapter à une nouvelle économie et prendre les choses en main. Ce qui est très difficile pour un agriculteur, qui est dans sa ferme toute la journée.

La chance que nous avons, en tant que commerçants, c’est que le marché est large : français, européen et mondial. Il faut savoir en profiter.

Mme Martine Leguille-Balloy. Les plans de filière ne sont-ils pas une solution ? Il y aurait moins de mondialisation, mais nous assisterons les agriculteurs.

Par ailleurs, vous l’avez évoqué, nous n’avons pas l’impression que les agriculteurs vont une offre qui colle à la demande. Aider les agriculteurs ne serait-il pas une solution ?

M. Frédéric Carré. Des efforts sont réalisés par nos différentes fédérations. Nous sommes des entreprises régionales implantées aux côtés de nos agriculteurs et nous avons un rôle pédagogique. Je vais à nouveau prendre l’exemple du blé.

Nous avons fait comprendre aux producteurs des Hauts-de-France que le blé en provenance de la mer Noire avait telle qualité, et que si nous voulions continuer à nous exporter, nous devions nous améliorer.

Je suis d’accord avec vous, madame, je déplore le fait d’importer de la volaille alors que nous avons ce qu’il faut en France. La concurrence des pays européens se fait notamment sur les coûts de revient dans les abattoirs. La solution serait de créer une filière volaille intégrale, qui irait jusqu’à l’abattoir. Sinon, nous ne pourrons concurrencer les autres pays.

En tant qu’intermédiaire – même si je n’aime ce mot –, nous orientons les agriculteurs vers des marchés, où nous sommes certains des débouchés. Nous ne les laissons pas s’enterrer ou aller sur un marché qui les mènera dans le mur.

M. Marc Morellato. L’agriculture française s’est construite autour des plants. Aujourd’hui, il y a une telle transition au niveau mondial, que la majorité des agriculteurs, qui dispose des informations par leur centre de gestion, veut essayer le produit qui a marché l’année précédente. Alors tout le monde s’y met, sans aucun cadrage. Or, je l’ai dit, un cadre donnerait une meilleure visibilité.

Et je réponds à votre la question madame : si l’agriculteur produit ce dont nous avons besoin, même avec un risque de pénurie, il touchera toujours une meilleure rémunération qu’en essayant, d’une année sur l’autre, de faire le produit phare de l’année précédente.

Mme Martine Leguille-Balloy. Le prix juste, c’est quand, à la fin de l’année, le compte est positif.

M. Marc Morellato. Oui, tout à fait. Le prix juste, c’est un compte de résultats positif qui permet à l’agriculteur d’investir et de dégager du revenu. Cela est valable pour les producteurs, mais aussi pour nous. Quand l’année a été catastrophique, mon compte de résultats n’est pas très sexy.

Et s’agissant des intermédiaires qui seraient, disons-le, « parasitaires », je vous répondrai que non, vous ne pouvez pas dire cela. Nous faisons beaucoup avec les producteurs et s’ils sont encore avec nous, c’est qu’ils y trouvent leur compte. Nous essayons de construire des choses pérennes.

M. Frédéric Carré. Au risque de déplaire à M. le rapporteur, la pomme de terre était une production essentiellement issue des Hauts-de-France, à savoir de la Picardie, du Pas-de-Calais, du Nord, ainsi que de la Belgique et des Pays-Bas. Mais l’innovation technologique a fait que nous pouvons maintenant cultiver la pomme de terre dans l’Aube.

Aujourd’hui, c’est la filière sucrière qui souffre. De sorte que cette année, les agriculteurs, quand ils ont vu à quel prix ils vendaient leurs betteraves de l’année dernière, ont pris leur charrue, labourer leurs champs et semé des pommes de terre.

M. Gérard Poyer. La Fédération nationale bovine (FNB) a sorti le plan de filière en même temps que les EGA.

Pour produire de la viande, un bovin doit vivre trois ans. Mais entre le moment où nous mettons tout en place et la vente, il s’écoule cinq ou six ans. Il peut donc se passer beaucoup de choses.

Et contrairement aux Espagnols et aux Irlandais, chez qui tout est structuré et spécialisé, l’éleveur français qui a 800 bovins est l’homme à abattre ! La France a maintenu les exploitations, la moyenne est de 50 hectares et de 50 bovins par exploitation. Peut-être conviendrait-il de restructurer notre modèle d’élevage et d’exploitation agricole ? Mais qui va décider de ce qu’il faut produire ?

La France est très variée. Si vous avez lu nos communications, nous parlons des races de France : nous en avons une quarantaine dont une vingtaine de majeures. Ce qui complique la communication. De fait, nous ne parlons plus de races, mais de viandes racées.

Qui va décider ce qui doit être produit ? Nous avons un vrai problème d’offre et de demande, d’autant que notre production n’a pas varié depuis vingt ans et que la consommation des Français est en train de changer de façon fulgurante – plus de repas à la maison, plus de rôtis le dimanche, tout le monde mange des petites portions, dehors.

Les éleveurs doivent s’adapter, se remettre en question – comme toutes les filières, d’ailleurs.

L’audition s’achève à dix-sept heures quarante.

 

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29.   Audition, à huis clos, de Mme Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence, de M. Stanislas Martin, rapporteur général et de M. Joël Tozzi, rapporteur général adjoint

(Séance du mardi 4 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


30.   Audition, à huis clos, de Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), accompagnée de Mme Marie-Audrey Courtois, adjointe au chef du bureau « Commerce et relations commerciales », M. Pierre Rebeyrol, chef du bureau 3C « Commerce et relations commerciales » et de M. Laurent Jacquier, adjoint au chef du bureau « Commerce et relations commerciales »

(Séance du mardi 4 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


31.   Audition, à huis clos, de M. Jean-Michel Yvard, président de l’Organisation des producteurs de lait Lactalis Grand Ouest (OPLGO), accompagné de Mme Christine Lairy, directrice.

(Séance du mercredi 5 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 



32.   Audition, à huis clos, de M. François Eyraud, directeur général de Danone France, de M. Philippe Lamboley, directeur commercial de Danone Produits frais France et de Mme Muriel Pasquier-Verdin, directrice du pôle droit des affaires et concurrence de Danone France, accompagnés de Mme Karine de Crescenzo, responsable affaires publiques et de Mme Véronique Ferjou-Gaven, directrice des affaires institutionnelles

(Séance du mercredi 5 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


33.   Audition, à huis clos, de M. Jean-Paul Torris, directeur général du Groupe Savencia, de M. Antoine Autran, directeur général Europe de l’Ouest du Groupe Savencia

(Séance du jeudi 6 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


34.   Audition, à huis clos, de M. Damien Lacombe, président de Sodiaal Fromages, et de M. Alain Venant-Valery, directeur général commercial Sodiaal Fromages

(Séance du jeudi 6 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


35.   Audition, à huis clos, de Mme Béatrice de Noray, directrice générale du Groupe Bel France, et de Mme Muriel Zevaco, directrice propriétés intellectuelles et droit aux affaires Europe

(Séance du jeudi 6 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


36.   Audition, à huis clos, de M. Laurent Pasquier, cofondateur et directeur général de la marque « C’est qui le patron ?! » et président de la Société des consommateurs, et de Mme Elsa Satilmis, responsable commerciale de la Société des consommateurs

(Séance du jeudi 6 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


37.   Audition, à huis clos, de M. Régis Lebrun, directeur général du groupe Fleury Michon, et de M. David Garbous, directeur marketing stratégique.

(Séance du mardi 11 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


38.   Audition, à huis clos, de M. Jean-Paul Bigard, président du groupe Bigard, accompagné de M. Jean-Marie Joutel, directeur général.

(Séance du mardi 11 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


39.   Audition, à huis clos, de M. Dominique Vairon, directeur commercial du groupe Herta, et de Mme Sonia Szewezuk, directrice juridique pôle économique Nestlé en France.

(Séance du mardi 11 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


40.   Audition, à huis clos, de M. Bernard Vallat, président-directeur général de la Fédération française des industriels charcutiers, traiteurs, transformateurs de viandes (FICT), accompagné de M. Fabien Castanier, délégué général.

(Séance du mercredi 12 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


41.   Audition, à huis clos, de M. Denis Lambert, président-directeur général du groupe LDC, accompagné de M. Christophe Lambert, directeur commercial

(Séance du mercredi 12 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


42.   Audition, à huis clos, de M. Guillaume Debrosse, directeur général de Bonduelle, de Mme Anne-Marie Geryl, directrice commerciale de Bonduelle Europe Long Life (BELL) Retail France, et de M. Patrick Bruguier, directeur commercial de Bonduelle Frais France et de Belux

(Séance du jeudi 13 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


43.   Audition, à huis clos, de M. Serge Le Bartz, président du groupe D’aucy et de la coopérative Cecab, de M. Pierre Sifflet, directeur de la branche D’aucy Long Life, et de M. Nicolas Facon, directeur général « business unit légumes France »

(Séance du jeudi 13 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


44.   Audition, à huis clos, de M. Mathias Dosne, directeur général de Mondelez International en France, et de M. Théodore Sabran, directeur des centrales nationales

(Séance du jeudi 13 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


45.   Audition, ouverte à la presse, de M. Cecilio Madero Villarejo, directeur général adjoint en charge des affaires antitrust à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, et de M. Philippe Chauve, chef de la task force alimentaire au sein de la direction E (marchés et cas IV : industries de base, secteur manufacturier et agriculture), accompagnés de Mme Annette Kliemann, administratrice

(Séance du lundi 17 juin 2019)

L’audition débute à seize heures

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi M. Cecilio Madero Villarejo, directeur général adjoint en charge des affaires antitrust à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, M. Philippe Chauve, chef de la task force alimentaire au sein de la direction E et Mme Annette Kliemann, administratrice.

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Cecilio Madero Villarejo, M. Philippe Chauve et Mme Annette Kliemann prêtent successivement serment.)

M. Cecilio Madero Villarejo, directeur général adjoint en charge des affaires antitrust à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Merci, monsieur le président, de donner à trois fonctionnaires de la Commission européenne l’occasion de vous aider dans vos travaux. C’est un honneur pour nous d’être entendu par cette commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Vous voudrez bien m’excuser car mon français n’est pas aussi fluide qu’il le faudrait mais je vais faire de mon mieux.

En tant que directeur général adjoint, j’ai été en charge des affaires antitrust pendant sept ans et, depuis le 1er mars, je m’occupe des fusions et concentrations. En fait, je cumule les deux fonctions en attendant la nomination de mon successeur aux affaires antitrust.

Quel est le contexte, du point de vue de la Commission européenne ? La situation a beaucoup évolué par rapport à celle qui prévalait il y a encore quelques décennies. Sous l’effet de la concurrence dans la grande distribution, les consommateurs ont désormais à leur disposition des produits alimentaires d’une variété et d’une fraîcheur sans précédent, à des prix raisonnables et dans un nombre toujours plus grand de points de vente.

Pour arriver à ce résultat, la grande distribution a dû réaliser des économies d’échelle dont, à notre avis, tout le monde a profité : les consommateurs mais aussi les fournisseurs qui ont beaucoup moins de difficultés à distribuer leurs produits. Il suffit de comparer la France avec d'autres pays européens – l'Italie, la Pologne ou la Grèce, par exemple – où un fournisseur doit passer par de nombreux systèmes complexes de grossistes, pour se rendre compte que ce pays est du bon côté en ce qui concerne la distribution dite « moderne ».

Dans ce contexte, les opérateurs raisonnent en grande taille pour se rapprocher du consommateur et satisfaire ses exigences toujours plus variées, dans des délais sans cesse plus courts. Quoi qu’ils disent dans les enquêtes, les consommateurs se montrent toujours plus sensibles au prix. Les personnes qui ont du mal à faire face aux dépenses du quotidien mais aussi les consommateurs plus aisés ne veulent pas payer des prix élevés pour leur nourriture. Que l’on approuve ou non cet état de fait, il semblerait que tout le monde veuille des produits bon marché. Selon nos études, le prix est le premier facteur d'achat et, partant, de choix du magasin où le consommateur va faire ses courses.

Partout en Europe, les distributeurs qui gagnent des parts des marchés sont ceux qui affichent les prix les plus bas : les discounters de type Aldi et Lidl dans beaucoup d'États membres ; les champions des prix bas de certains marchés nationaux comme Leclerc en France et Colruyt en Belgique.

Face à cette exigence de prix bas, l'offre des produits de marque est assez – voire très – concentrée dans nombre de catégories. Cela signifie que les grands fournisseurs de produits de marques nationales représentent à eux seuls près de la moitié des ventes ; ils ont acquis depuis longtemps un fort pouvoir de négociation et ils peuvent augmenter les prix de manière non négligeable. En France, par exemple, l'essentiel des ventes dans beaucoup de catégories – thés, cafés, eaux minérales, sodas, céréales, poudres de chocolat, produits laitiers et autres – est dans les mains de trois, deux ou parfois un seul fournisseur.

Il existe donc des raisons objectives qui poussent les distributeurs à obtenir des économies d'échelle, synonymes aussi de gains de pouvoir de négociation. C'est ce qui a conduit très tôt à la création de centrales d'achat dont la Commission européenne s’occupe. Ces centrales d'achat regroupent des commerçants qui vendent sous des enseignes distinctes – en France, l'exemple typique est celle de Leclerc et Intermarché. Ces enseignes ont grandi au point de devenir parfois les plus gros opérateurs de marché. Le secteur est aussi marqué par des opérations de fusion-acquisition dont mes fonctions actuelles m’amènent à m’occuper. Je vous assure que nous avons du travail.

La Commission pense que ces alliances ont des effets bénéfiques qui ne se limitent pas aux seuls distributeurs. Selon une étude de la Banque centrale européenne – BCE –, la présence d'alliances se caractérise par des prix plus bas pour les consommateurs. La concentration à l’achat peut aussi être bénéfique en termes d'innovation. Certains ont parfois du mal à comprendre que l’agriculture et l’innovation peuvent aller de pair, que ces deux choses ne sont pas contradictoires. Il y a quelques années, nous avions commandé une étude économétrique approfondie portant sur des centaines de magasins à travers l'Europe. Elle a montré que l'augmentation de la concentration à l’achat était associée à une plus grande fréquence d'apparition de nouveaux produits dans les rayons des magasins, voire d’innovations. Selon les auteurs de l'étude, les fournisseurs – eux-mêmes très concentrés – sont obligés d’innover davantage pour convaincre un nombre plus limité d'acheteurs de prendre leurs produits.

Cependant, les alliances à l’achat peuvent aussi avoir des effets négatifs et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne commence à s’y intéresser. Elles peuvent susciter au moins trois types de problèmes.

En premier lieu, elles peuvent servir de véhicules de coordination des prix, ce qui contrevient aux règles de concurrence applicables au niveau du traité, notamment parce qu’elles peuvent annuler les effets bénéfiques dont je viens de parler. Cela est interdit par le droit de la concurrence, quelle que soit la taille du marché couvert par l'alliance. Ce souci est d’autant plus pertinent dans des cas où, comme en France, les distributeurs changent fréquemment d'alliance. Cette tendance se développe aussi dans les alliances internationales. La réponse à ce type de comportement est l'application du droit de la concurrence et je vous assure que la commissaire, Mme Margrethe Vestager Hansen, n’hésite pas une seconde à le faire lorsque les conditions sont réunies.

En deuxième lieu, les alliances peuvent réduire structurellement la concurrence entre distributeurs si les partenaires se trouvent être les principaux concurrents en aval pour la vente au consommateur final. Dans les cas extrêmes où tous les distributeurs d'un marché s’entendent pour acheter tous les produits qu'ils vendent, ils auront les mêmes assortiments et, comme par hasard, quasiment les mêmes prix, car ils n’auront plus d’intérêt à se faire concurrence. Une telle situation a été observée en 2014 en Italie et les autorités de la concurrence nationales ont agi de façon très professionnelle pour y mettre fin. Il est très rare que ce soit aussi simple – tout le monde se mettant d’accord sur le même assortiment et le même prix – car il existe la plupart du temps d’autres concurrents en aval qui ne sont pas membre de l’alliance. Dans ce cas, il faut voir si ces concurrents extérieurs sont suffisamment forts pour obliger les membres de l'alliance à transmettre leurs économies à l'achat aux consommateurs. En se fondant sur des observations empiriques et des études économiques sérieuses, nos lignes directrices « horizontales » considèrent que ces problèmes sont peu probables quand les parts de marché ne dépassent pas 15 %. En cas de problème, il faut mener des enquêtes de confiance et appliquer les règles de concurrence.

En troisième lieu, les alliances peuvent affecter négativement l'offre en amont si l'alliance couvre une très grande partie du marché et force les fournisseurs à dégrader leurs offres ou à diminuer l'innovation. Là encore, nos lignes directrices considèrent que ce problème est peu probable quand les parts de marché ne dépassent pas 15 %. Au-delà de ce taux, il faut voir. Ce problème risque de toucher les petits fournisseurs plutôt que les grands qui couvrent une large partie du marché. Là encore, la réponse consiste à mener des enquêtes de concurrence sur le plan national – en France, vous êtes très bien servi avec l'Autorité de la concurrence – ou européen lorsque plusieurs États membres sont concernés.

Pour résumer, les alliances entre distributeurs ont des raisons objectives d’exister mais elles comportent des risques qui peuvent être traités par des enquêtes de concurrence appropriées. Je le répète : nous n’hésitons pas à le faire lorsque les conditions sont réunies. En France, nous avons récemment mené des inspections au siège de plusieurs sociétés faisant parties de ces alliances. Ces enquêtes étant en cours, je ne peux pas vous en dire grand-chose mais vous pouvez imaginer que lorsque nous effectuons ce genre de visites surprises, en France ou dans un autre État membre, c’est que nous pensons que certains éléments nécessitent au moins une vérification pour nous assurer d’un strict respect des règles de concurrence applicable.

Cela étant dit, il existe d'autres problèmes générés par les distributeurs, que le droit de la concurrence ne peut pas régler. Avec humilité et objectivité, je peux vous dire que nous ne prétendons pas pouvoir tout faire et tout régler avec le droit de la concurrence. Il faut d’autres instruments. C’est pourquoi le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont récemment adopté une directive sur les pratiques déloyales de la chaîne agroalimentaire, qui est entrée en vigueur le 30 avril dernier et que les États membres devront transposer dans les deux ans à venir. Indépendamment des alliances et des distributeurs, la taille de certains opérateurs dans la chaîne agroalimentaire leur donne un pouvoir de négociation par rapport aux petits fournisseurs, qui peut être mal utilisé et conduire à des pratiques commerciales abusives. Celles-ci doivent être appréhendées par la directive et les règles concernant les pratiques déloyales et pas nécessairement par les règles de concurrence.

Le problème existe et c'est pour cela que nous avons proposé cette directive. Avec notre approche, les institutions européennes cherchent à éliminer les pratiques manifestement abusives qui sont généralement inefficaces. En même temps, cette approche laisse aux partenaires la possibilité de se mettre d'accord sur des pratiques – telles que les contributions à des promotions – qui peuvent être efficaces et bénéfiques pour les petits partenaires. Cette directive ne peut pas tout régler mais elle représente un précédent important. Le législateur national est libre de compléter ces dispositions en fonction de la situation spécifique du marché du pays.

Pour conclure, je tiens à répéter qu’à la Commission, en particulier à la direction de la concurrence et à la direction générale de l'agriculture et du développement rural, nous n’hésiterons pas à appliquer ces règles si les conditions sont réunies. Je vous remercie de votre attention.

M. le président Thierry Benoit. Merci, monsieur le directeur général adjoint.

Monsieur Chauve, peut-être pourriez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu'est la task force alimentaire au sein de la direction E ?

M. Philippe Chauve, chef de la task force alimentaire au sein de la direction E à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Au sein de la direction générale de la concurrence, il y a une direction E qui dispose d’une task force, c'est-à-dire d’une unité qui fait les enquêtes de concurrence dans la chaîne alimentaire. Nous avons, par exemple, mené récemment une enquête qui a conduit à la sanction du numéro un mondial de la bière, qui avait segmenté les marchés en Europe. C’est nous qui menons aussi les enquêtes sur les supermarchés et les alliances d'achat entre distributeurs.

M. le président Thierry Benoit. Nous allons passer aux questions et je vais vous poser la première. À l’intérieur de l'Union européenne, y a-t-il d’autres élus et d'autres parlements qui s'intéressent à ces questions de relations commerciales et au rôle que peuvent y jouer les grands distributeurs et leurs centrales d'achat ?

M. Cecilio Madero Villarejo. La réponse est oui mais j’ai l’impression que le Parlement français y porte un intérêt plus vif que d’autres – je parle sous le contrôle de mes collègues. En tout cas, c’est la première fois que je suis auditionné sur le sujet par une commission parlementaire.

M. le président Thierry Benoit. Existe-t-il une étroite coopération ou collaboration entre les instances de la concurrence européennes et nationales, c'est-à-dire, pour ce qui concerne la France, entre vos services et l’Autorité de la concurrence et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes – DGCCRF ?

M. Cecilio Madero Villarejo. Puisque nous parlons du cas spécifique français, je peux vous réponse sans nuance : oui, nos relations sont très bonnes et très fluides. D’une manière générale, la direction de la concurrence de la Commission européenne discute de manière fluide, dynamique et constructive avec les autorités de la concurrence des vingt-huit États membres. Nous avons un droit de coordination vis-à-vis des autorités nationales de concurrence. La coordination est très facile avec les autorités de la concurrence françaises parce que nous sommes au même niveau et que nous parlons la même langue. Je peux vous rassurer : la connexion est très bonne et très fluide entre le niveau national et le niveau européen.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous avez une vision globale du panorama européen. Au cours de nos auditions, nous avons beaucoup entendu parler de déflation. Chez les industriels de l'agroalimentaire français, elle serait d’environ 1 % à 2 % par an, ce qui représenterait une moyenne de quelque 4 % au cours des trois dernières années. En revanche, les industriels allemands ou italiens verraient leurs prix augmenter d’environ 1 % à 1,9 % en moyenne. Qu’en pensez-vous ? À votre connaissance, la France est-elle réellement en déflation et, si c’est le cas, est-elle le seul pays de l’Union européenne dans cette situation ?

M. Cecilio Madero Villarejo. Vous êtes peut-être mieux placé que nous pour le savoir même si nous avons aussi des chiffres que M. Chauve peut vous donner. Personnellement, je ne crois pas que la France soit en déflation. Prenez mes propos à la fois comme une constatation et un compliment : en Europe, il y a peu de secteurs agricoles qui soient plus costauds que celui de la France. Je ne prétends pas qu'il n'y a pas difficultés mais l’agriculture française reste une référence et une puissance au niveau européen. Pour les chiffres, je laisse la parole à M. Chauve.

M. Philippe Chauve. Quand on regarde les prix alimentaires au niveau européen, on voit que la France ne figure clairement pas parmi les pays les moins chers. D'autres pays, avec un niveau de développement et un pouvoir d'achat des consommateurs comparables, ont un indice des prix beaucoup plus bas que celui de la France. Prenons les données publiées par Eurostat en 2017 : l’indice des prix de la France est 114 alors que celui de l'Allemagne et des Pays-Bas est de 101. La différence est très significative. De façon temporaire, on peut observer une petite inflation en Allemagne ou aux Pays-Bas et une légère déflation en France mais, en moyenne, les prix restent nettement plus élevés dans l’hexagone. L’Espagne ou l’Italie affichent aussi un indice des prix plus bas. À part les pays nordiques, la plupart des pays ont un indice des prix plus bas que celui de la France.

M. Cecilio Madero Villarejo. Monsieur le rapporteur, permettez-moi de compléter la réponse de M. Chauve. Comme vous le savez certainement, on peut faire dire n’importe quoi à une statistique. Ce n'est pas certainement l'intention des fonctionnaires de la Commission européenne. Les chiffres d'Eurostat pour 2017, qui sont constatables, montrent que les produits alimentaires, hors alcool, étaient nettement plus chers en France qu’en moyenne dans les autres pays de l'Union européenne. L’indice était 114 pour la France, de 100 pour l'ensemble de l'Union européenne, et de 106 pour les pays de la zone euro. Les produits alimentaires, hors alcool, étaient nettement plus chers en France qu'en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne ou Royaume-Uni, pays dont l’indice était de 101. Je ne veux pas vous inonder de chiffres mais, honnêtement, nous n'avons pas l'impression qu'il y ait une telle déflation. Tout dépend des chiffres retenus.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’aimerais comprendre comment est structuré votre indice des prix. Nous nous comparons souvent à l'Allemagne. On peut le faire pour les exportations et le commerce. Il me semble plus difficile de comparer ce que les Allemands et les Français consomment, leur façon de le faire, la qualité des produits qu’ils choisissent, les lieux où ils vont les acheter. Les Allemands fréquentent beaucoup les hard discounters alors que les Français et les habitants des pays nordiques ont une vision différente qui explique peut-être l’évolution de l'indice des prix. Les Français aiment les marques alors que les Allemands regardent la typologie de produit. Cet indice des prix prend-il en compte cet aspect des choses ou ne reflète-t-il que le panier moyen ? S’il ne tient compte que du panier moyen, il est forcément moins élevé en Allemagne puisque ce ne sont pas des marques.

M. Philippe Chauve. Ces indices de prix reflètent la consommation des produits alimentaires mais aussi certains coûts. S’ils sont beaucoup plus élevés dans les pays nordiques, cela tient en partie à des coûts de distribution en général plus élevés. Le prix s’explique donc par d’autres facteurs que le coût du produit lui-même.

Vous avez raison de noter que l’Allemagne compte une proportion non négligeable de discounters. À la Commission européenne, nous nous garderons de conclure que les produits vendus dans ces magasins sont forcément de moins bonne qualité. Les instituts indépendants, qui mènent des enquêtes comparatives sur les produits de marque et ceux des discounters, ne parviennent d’ailleurs pas systématiquement à ce type de conclusion. Les consommateurs sont très exigeants sur le rapport qualité/prix et pas uniquement sur le prix. Les consommateurs sont peut-être plus sensibles à ce rapport dans les pays où les discounters se sont le plus développés. En France, il y a eu une concurrence assez forte sur les marques à certaines périodes. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles les discounters ne se sont pas développés. Il peut y en avoir d’autres.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sans nier les chiffres que vous nous présentez, je constate que l’on compare des pommes et des poires – autrement dit, des produits différents. Je préfère que l’on compare entre un produit de marque ayant fait l’objet de travaux de recherche-développement et un produit de hard discount qui ne fait que recopier un produit existant. Quant à l’indice des prix, le volume échangé est certes plus élevé mais, par déflation, je fais référence au prix net acheté par la grande distribution à l’industrie agro-alimentaire. Vous avez évoqué le revenu du modèle agricole : rappelons que l’objectif de cette commission d’enquête n’est pas d’examiner le revenu des agriculteurs même si, par ruissellement, l’agriculteur bénéficiera lui aussi d’une tendance favorable à l’ensemble de la chaîne ; nous nous penchons sur les relations entre les centrales d’achat, les industriels et les fournisseurs. La déflation repose donc sur des tarifs nets : avez-vous des informations en la matière, en termes d’indice et non de prix de vente au consommateur ? Êtes-vous conscient de la déflation qui existe dans ce pays ?

M. Philippe Chauve. Personne ne détient de statistiques générales sur les prix et si quelqu’un le prétend, je souhaite connaître ses sources, car les seules statistiques existantes concernent le prix final au consommateur – et ce sont ces chiffres qui vous ont été présentés lors des auditions précédentes. Cela étant, la baisse des prix au consommateur doit bien provenir de quelque part : elle n’est pas sans lien avec l’évolution du prix de la vente en gros et, par conséquent, du prix de la vente par le fournisseur au supermarché.

Y a-t-il déflation généralisée ? Personne ne possède le chiffre exact. Ce qui est certain, c’est que si des alliances ont été construites, c’est aussi dans le but – les faits le confirmeront – d’exercer une pression sur les prix de la fourniture en amont.

M. Cecilio Madero Villarejo. En particulier le prix des fournitures des grandes marques. Les statistiques que j’ai citées, monsieur le rapporteur, proviennent d’Eurostat. Je peux naturellement demander des précisions sur les types de pommes et de poires que nous comparons, pour reprendre votre analogie.

M. le président Thierry Benoit. Venons-en au sujet de la concentration à l’achat. En France, nombreux sont ceux qui, parmi les parlementaires et d’autres acteurs publics comme l’Autorité de la concurrence, s’interrogent sur le fait que quatre ou cinq centrales d’achat peuvent se partager un marché de telle sorte qu’une centrale détienne à elle seule 25 % à 30 % de parts de marché. L’Autorité de la concurrence s’est inquiétée dès 2015 de cette concentration qui, selon elle, présentait des risques anticoncurrentiels. Dans votre propos liminaire, monsieur Villarejo, vous avez-vous-même déclaré que les distributeurs changent fréquemment d’alliances.

On peut donc imaginer sinon une collusion, du moins le transfert d’informations d’une centrale à l’autre, y compris via des commerciaux qui sont employés successivement dans l’une et l’autre. Il y a lieu de s’interroger sur la part de marché d’une centrale d’achat à l’issue d’un regroupement, mais aussi sur les éventuelles pratiques anticoncurrentielles. 

L’Europe est un marché où la concurrence est libre et non faussée. M. le rapporteur rappelait que notre commission d’enquête n’a pas pour objet de se pencher sur le revenu agricole mais, à nos yeux, il faut améliorer le partage de la valeur ajoutée créée par l’ensemble des acteurs du secteur, qu’il s’agisse des producteurs agricoles ou des industriels. Ce sujet nous préoccupe au plus haut point et, à titre personnel, je m’étonne que l’Europe n’ait pas mis bon ordre dans ces opérations de regroupement qui se produisent sous nos yeux sans que personne n’y voie de difficulté.

M. Cecilio Madero Villarejo. Cette question, à laquelle je n’ai aucune intention de me dérober sur le fond, me ramène au tiraillement inhérent à la fonction de fonctionnaire communautaire, en particulier à la Commission. Chacun sait, dans un temple de la démocratie comme le sont l’Assemblée nationale et tout autre parlement national démocratique, que la Commission est tantôt critiquée parce qu’elle est résolue à aboutir à un document, un rapport, une communication voire une directive sur tous les sujets, tantôt parce qu’elle n’agit pas face à des comportements particuliers tels que ceux que vous décrivez.

L’autorité de la concurrence française s’est dite préoccupée par certains mouvements d’alliance survenus sur la scène économique française. Je vous l’ai dit : nous travaillons en réseau de manière très productive et constructive. Je ne saurais faire la leçon à mes collègues de l’Autorité de la concurrence française, car son action est en parfait accord avec la nôtre. Nous nous partageons d’ailleurs la tâche : l’autorité française est compétente en France et nous nous occupons de ce qui dépasse ses frontières. En clair, vous êtes entre de très bonnes mains – et je ne dis pas cela par pure politesse à l’égard de mes collègues de l’autorité de la concurrence. C’est elle que vous devez interroger – et je sais que vous l’avez déjà auditionnée. Rassurez-vous cependant : s’il faut agir, elle le fera. Quant à nous, nous tirons sur tout ce qui bouge dans la mesure où nous pouvons prouver que ce qui bouge fait mal.

Au mois de mai – c’est-à-dire hier – nous avons conduit des inspections visant des sociétés bien connues et qui appartiennent aux alliances qui viennent d’être évoquées. Ces derniers temps, nous dites-vous, il s’est produit un mouvement d’alliances dans lequel certains quittent leur alliance en emportant leur savoir-faire avec eux. Je ne peux ni l’exclure ni l’affirmer. Lorsque nous conduisons des inspections inopinées, nous nous employons à saisir tous les documents qui permettraient ultérieurement d’inspecter les sociétés inspectées afin d’élaborer des solutions et d’imposer des interdictions voire des amendes très élevées. Ces inspections sont en cours d’instruction et je ne saurais vous dire quelle sera leur issue ; dans le cas contraire, nous risquerions un recours gagnant devant la Cour. Quoi qu’il en soit, je serai heureux de revenir vous donner des informations sur ces enquêtes le moment venu, si vous le souhaitez.

M. Philippe Chauve. Il est vrai qu’en France, quatre ou cinq acheteurs représentent l’essentiel des achats. N’oublions cependant pas qu’en face, il y a souvent deux ou trois vendeurs ! Dans une telle situation, il n’est donc pas évident que l’acheteur détienne le pouvoir de marché. Certes, d’autres facteurs entrent en jeu, mais ce n’est pas le faible nombre d’acheteurs qui crée en soi un problème. Il faut tenir compte de la concentration des fournisseurs. C’est pourquoi nous raisonnons au cas par cas, de sorte de tenir compte de la concentration en amont comme en aval.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez parlé de centrales ayant 15 % de parts de marché. Est-ce que 25 % à 30 % de parts de marché vous semble un niveau élevé ?

M. Cecilio Madero Villarejo. Oui.

M. le président Thierry Benoit. D’autre part, ces regroupements et alliances ont-ils selon vous pour objet de rompre les clauses de non-concurrence ?

Enfin, le Parlement a adopté une directive relative aux pratiques commerciales déloyales, qui porte notamment sur les retards de paiement pour produits périssables, les annulations et modifications tardives de commandes, le refus de signer un contrat écrit avec le fournisseur ou encore l’utilisation abusive d’informations confidentielles. Quelles mesures l’Europe a-t-elle prises pour mettre fin à ces agissements ?

M. Cecilio Madero Villarejo. Selon nos lignes directrices établies sur la base d’une analyse économique et empirique des marchés, il est très difficile, jusqu’à 15 % de parts de marché, que la possibilité d’agir de manière déloyale est avérée. Je ne vous dirai cependant pas que des parts de marché s’élevant à 20 %, voire 30 % ou 35 %, sont également acceptables : cela dépend des cas. En fonction des conditions du marché et du créneau concerné, il se peut qu’une telle situation relève des règles de la concurrence. Je ne pourrais répondre plus en détail que sur la base d’un cas précis. Les inspections en cours permettent d’examiner ces pourcentages et les quotas de marché, mais il n’existe pas de réponse automatique applicable à toutes les situations. À 15 %, toutefois, il ne se présente généralement aucun problème.

M. Philippe Chauve. Expliquons par un exemple concret pourquoi une part de marché de 30 % n’est pas nécessairement problématique. Nous venons d’achever une enquête sur le numéro un du secteur de la bière, AB-InBev. Ce groupe détient 55 % du marché de la bière en Belgique, tandis que le premier supermarché en détient 30 % environ. Notre enquête conclut sans ambiguïté qu’Ab-InBev est dominant et qu’il peut agir sur le marché indépendamment de tous les autres opérateurs, en aval comme en amont, et des consommateurs. L’acheteur qui détient 30 % du marché n’est donc pas capable d’opposer un pouvoir de marché à l’opérateur dominant. C’est pourquoi les lignes directrices n’établissent pas de seuil au-delà duquel il se poserait un problème. C’est au cas par cas qu’il faut déterminer à quelle situation les acheteurs font face. Lorsque l’offre est concentrée, les centrales d’achat ont du sens. Si, en revanche, l’offre est répartie entre d’innombrables petits opérateurs, on peut alors s’interroger sur l’opportunité d’un regroupement à l’achat.

Par clause de non-concurrence, monsieur le président, faites-vous référence aux contrats de travail ?

M. le président Thierry Benoit. On peut raisonnablement imaginer que les regroupements ne se font pas sans un certain nombre de clauses, y compris les clauses de non-concurrence entre commerciaux, par exemple, qui sont appelés à travailler pour telle centrale puis pour telle autre.

M. Philippe Chauve. En effet, le fait que les personnes changent d’entreprise est un problème général dans ce secteur. Soulignons cependant que les passerelles existent non seulement d’un distributeur à l’autre mais aussi entre fournisseurs et distributeurs. Un vendeur chez tel fournisseur pourra ensuite devenir acheteur chez un distributeur, et inversement. Nos enquêtes ont fait apparaître tous les types de situations. Les problèmes peuvent survenir lorsqu’un excès de transparence conduit à une collusion. Nous nous employons précisément à vérifier que la transparence n’est pas trop importante au point de susciter un risque de collusion, qui serait accentué en cas de transferts excessifs des personnes entre les opérateurs.

M. le président Thierry Benoit. Je n’imagine guère un industriel négocier avec une centrale puis, six mois plus tard, changer d’opérateur…

M. Philippe Chauve. Faites-vous référence aux personnes ou aux entités ?

M. le président Thierry Benoit. Les deux.

M. Philippe Chauve. S’agissant des personnes, nos enquêtes ont clairement montré que dans certaines situations, un acheteur de supermarché peut devenir vendeur chez un manufacturier et inversement. Les problèmes naissent d’un excès de transferts produisant trop de transparence et un risque d’échange d’informations.

M. le président Thierry Benoit. Qu’en est-il des pratiques déloyales ?

M. Philippe Chauve. Là encore, l’Europe a agi en adoptant en fin d’année dernière, dans des délais record, une directive entrée en vigueur le 30 avril. Elle prévoit l’interdiction de dix pratiques, ainsi que de six autres pratiques en l’absence d’accord préalable. Encore une fois, l’Europe a agi alors que les pays disposant de règles en la matière sont loin d’être majoritaires. La France s’en est dotée il y a longtemps, mais certains États n’ont pris aucune mesure législative. L’Europe a donc fait un pas décisif pour harmoniser les interdictions.

M. Cecilio Madero Villarejo. On peut observer dans ce type de comportements tout et son contraire. Il existe en effet des clauses de non-concurrence, mais aussi des personnes qui quittent une alliance – pratique tout aussi négative – en emportant tout leur savoir-faire avec elles, soit pour ne pas entrer en concurrence avec l’alliance qu’elles quittent soit pour mieux cibler et coordonner leur action, au risque d’une collusion.

Cela étant, la Commission européenne n’est pas opposée aux centrales d’achat dès lors qu’elles parviennent à imposer une certaine discipline aux grandes marques. Il arrive en effet qu’elles apportent ce faisant une réponse légitime au problème du pouvoir de marché des grands producteurs.  Quoi qu’il en soit, la direction générale de la concurrence examine les situations au cas par cas et intervient dès qu’elle constate un problème.

Mme Cendra Motin. Permettez-moi de revenir sur la concentration des fournisseurs. Vous semblez affirmer, monsieur Chauve, que les fournisseurs sont eux aussi extrêmement concentrés. Toutes nos auditions, pourtant, ont fait apparaître non pas une hyper concentration mais, bien au contraire, un phénomène de satellisation. D’une part, la plupart des acteurs industriels que nous avons auditionnés représentent moins de 5 % du chiffre d’affaires des grandes surfaces dans lesquels ils sont présents, alors que ces clients leur sont indispensables puisqu’ils représentent en moyenne 20 % à 30 % de leur propre chiffre d’affaires. D’autre part, dans le secteur des produits agro-alimentaires, les distributeurs manifestent une forte appétence à se tourner vers les PME. Qu’est-ce qui pourrait faire évoluer votre vision du marché français en faveur d’une meilleure protection des petits acteurs dont vous avez vous-même reconnu qu’ils sont désavantagés face à l’hyper concentration des grandes centrales ?

Enfin, avez-vous une vision claire de l’activité réelle de ces centrales, de ce qu’elles proposent à leurs clients distributeurs et de la validité de leurs services ?

M. Philippe Chauve. Je vous invite à consulter le rapport que nous avons publié en 2014 sur la concentration dans un grand nombre de secteurs : il montre bien l’atomisation des producteurs dans certains d’entre eux, mais la très grande concentration qui prévaut dans certains autres où deux ou trois fournisseurs représentent à eux seuls l’essentiel des ventes de produits de marque. Les petits ne diront certes pas qu’ils sont grands, mais il existe tout de même de grands fournisseurs – je pense au secteur des produits alimentaires pour bébé et à celui des céréales de petit-déjeuner.

Il va de soi que la Commission européenne ne se désintéresse pas pour autant de la protection des PME. Si nous comprenons mal pourquoi il est nécessaire de protéger les grands, nous convenons volontiers, en revanche, qu’il faut protéger les petits. C’est pourquoi la Commission a proposé la directive relative aux pratiques commerciales déloyales, qui a été adoptée et dont vont se saisir les 28 États membres, alors que les règles faisaient souvent défaut – même en France, où toutes les pratiques visées par la directive n’étaient pas interdites jusqu’à présent.

M. Cecilio Madero Villarejo. Sachez que nous surveillons les centrales d’achat : si nous conduisons les inspections que j’ai évoquées, c’est parce que nous estimons qu’il faut examiner certains sujets de près – même si je ne peux pas préjuger du résultat des enquêtes.

En théorie, le regroupement des centrales d’achat au point où elles serviraient l’ensemble des distributeurs dans un secteur donné pourrait en effet présenter un risque. L’autorité nationale de la concurrence et la direction générale devraient alors établir la situation de position dominante – car, en l’absence de position dominante, nous ne pourrions pas réagir. Il faut ensuite déterminer si le pouvoir de marché est utilisé afin de réduire les prix au-delà d’un niveau qui semblerait logique, pour augmenter les marges des distributeurs. Si c’est le cas, c’est en fin de compte au producteur ou au consommateur qu’il reviendra de payer le coût que lié à l’extraction illégale de bénéfices résultant de la position dominante en question. Il faut cependant démontrer ces faits ; on ne saurait se contenter de suspicions sans preuves.

En l’absence de pouvoir de marché ou de position dominante permettant à un opérateur d’agir sans tenir compte du comportement de ses concurrents, les centrales d’achat peuvent avoir intérêt à réduire le plus possible les prix qu’elles obtiennent des grandes marques et des producteurs afin de faire baisser les prix finaux, d’où une hausse du nombre de clients dans les supermarchés concernés par rapport à leurs concurrents – à condition, naturellement, que tous les supermarchés ne soient pas contrôlés ou fournis par les mêmes centrales. En somme, je n’exclus pas l’existence de problèmes graves, et c’est pourquoi nous instruisons plusieurs dossiers précis.

Mme Annette Kliemann, administratrice à la direction générale de la concurrence. Vous avez évoqué la directive sur les pratiques déloyales dans le secteur agro-alimentaire, et vous savez que le Parlement européen a demandé à la Commission de conduire une analyse des centrales d’achat et des alliances de distributeurs. Pour ce faire, nous voulons nous fonder sur les faits avant d’envisager de quelconques mesures. Nous allons donc organiser un atelier technique avant la fin de l’année pour examiner avec l’ensemble des acteurs de la chaîne les fonctions qu’ils exercent – qui peuvent être positives – et ce qu’ils font réellement, y compris la fourniture éventuelle de services payants. Il convient notamment d’établir s’il s’agit de services indispensables. Nous abordons les faits en toute neutralité. L’atelier, auquel seront également invitées les autorités de la concurrence, permettra également d’examiner le cadre juridique actuel et ses effets économiques, ainsi que les gains d’efficacité que les centrales d’achat peuvent produire et les enjeux qui concernent les autres opérateurs de la chaîne, en particulier en amont.

M. Cecilio Madero Villarejo. Soyez assurés, en tout état de cause, que nous vous écoutons, même si nous n’agissons pas toujours aussi rapidement que ce que suggère M. le président. La difficulté tient à la nécessité de garantir les droits de défense des centrales et de tous les autres opérateurs économiques qui font l’objet d’allégations d’actes illicites. Nous sommes néanmoins conscients du problème éventuel que les centrales d’achat pourraient représenter. La centrale AgeCore, par exemple, regroupe un nombre impressionnant d’opérateurs – Edeka Allemagne, Intermarché France, Coop Suisse, Conad Italie, Eroski Espagne et Coruyt Belgique. La centrale Coopernic, quant à elle, regroupe notamment Leclerc, Coop Italia et le groupe néerlandais Ahold Delhaize. Nous inspectons leur fonctionnement.

En principe, cependant, nous ne sommes pas opposés aux activités transfrontalières de vente et d’achat de produits et services, car elles vont dans le sens du marché intérieur que nous essayons de protéger. Dès qu’un acteur outrepasse les règles, il paye ; AB-InBev, par exemple, a dû s’acquitter d’une amende de 200 millions d’euros pour avoir entravé la vente aux Pays-Bas, à moindre prix, de bière produite en Belgique ne pouvant pas être vendue au même prix dans ce pays car l’entreprise s’employait à « partitionner » le marché. Dès que nous avons établi les preuves de tels agissements, nous avons fait le nécessaire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous dites, monsieur le directeur général, que, pour qu’il y ait position dominante, il faudrait qu’on puisse le démontrer. Je tiens à rappeler que, sur le territoire français, nous comptons 400 000 agriculteurs, 17 000 industriels de l’agroalimentaire, près de 70 millions de consommateurs, mais seulement… quatre centrales d’achat !

Êtes-vous au courant qu’il y a des services qui sont surfacturés, mais que les plus grands industriels n’ont pas d’autre choix que de les acheter ? J’ajoute que ces services sont payés dans des pays qui ne sont même pas membres du territoire européen, sous la menace de déréférencement.

Je prendrai l’exemple de Pernod Ricard, leader de son marché, qui peut pourtant se trouver déréférencé pendant des mois. Les industriels ont connu des chantages au remplacement de leur marque par la marque distributeur (MDD). D’ailleurs, j’aimerais vous entendre sur votre vision de la MDD.

Les éléments que je vous donne ne font-ils pas la démonstration d’une position dominante de la part des centrales d’achat ?

M. Cecilio Madero Villarejo. Je ne doute pas de la véracité des exemples que vous venez de citer et j’en prends note. Mais, ce qui m’étonne, compte tenu du fait que vous me parlez de grandes sociétés dotées d’un pouvoir certain, c’est que ces gens savent très bien comment faire pour venir à Bruxelles nous raconter leur histoire et nous donner les éléments nous permettant d’agir. Ce qui m’étonne donc, c’est qu’ils ne viennent pas nous raconter tout cela.

Vous parlez d’éventuelles menaces ou agissements qui auraient une dimension transfrontalière, au-delà de la France, là où il nous revient d’agir en la matière. Je crois que la prochaine fois qu’ils viendront vous dire des choses pareilles, vous pourrez donc les envoyer chez nous.

M. Philippe Chauve. Il est évident que nous avons entendu le genre d’exemples que vous avez mentionnés.

Une autorité nationale d’un pays européen autre que la France nous a confié que, dans son marché, effectivement, un grand manufacturier était venu aborder avec elle ce genre de problèmes, en constatant que la moyenne de ses bénéfices en Europe s’établissait à 19 %, disons, mais que, lorsqu’il était soumis à des situations exceptionnelles, en termes de pouvoir de marché des supermarchés, ses bénéfices tombaient à 17 %. Eh bien, cette autorité a considéré que ce n’était peut-être pas vraiment la priorité, pour les autorités publiques, de dépenser leurs ressources sur un tel sujet.

Car il y a, dans la chaîne de la valeur ajoutée, des gens qui ont des taux de marge bien plus bas. Ce sont qui eux ont besoin de l’aide des autorités. Et c’est là que les autorités dépensent leurs ressources. Je crois donc qu’il faut mettre en perspective ce qui est peut-être le jeu un peu brutal de la négociation entre fournisseurs.

Cela étant dit, la position de la Commission est assez claire. Elle a expliqué, dans le cadre son étude d’impact sur la directive relative aux pratiques commerciales déloyales, qu’elle ne veut pas intervenir dans les négociations économiques difficiles entre grands fournisseurs et grands acheteurs.

M. le président Thierry Benoit. Je ne vous demande certes pas d’intervenir dans les pratiques, mais je vais vous livrer le fond de ma pensée. Nous siégeons en commission d’enquête depuis quelques semaines et, pour tout vous dire, je pense que nous aurons eu tôt fait le tour du sujet. La grande distribution est née en France, avec Michel-Édouard Leclerc et ainsi de suite… La grande distribution n’est-elle pas née en France ?

M. Cecilio Madero Villarejo. Tout à fait !

M. le président Thierry Benoit. Eh bien, en quelques semaines, on a compris le mode de fonctionnement d’un certain nombre d’acteurs qui se présentent à nous comme des coopératives d’achat.

On peut comprendre que la question des volumes permette de négocier et d’obtenir des prix attractifs pour le consommateur, mais l’Europe doit se saisir de ce dossier, en réalisant exactement le même travail que celui que nous réalisons en France. Car, des centrales d’achat, nous sommes passés à une étape supérieure, celle de centrales de service facturant des prestations dont un bon nombre sont virtuelles : heures de réunion au coût exorbitant, transmission de données statistiques inexploitables ou peu utiles pour les industriels… Ainsi s’en va la valeur créée par les producteurs agricoles et renforcée par des industriels qui produisent des denrées alimentaires d’excellence. D’ailleurs, quel est le droit qui s’applique, lorsqu’un contrat de ce type est signé ? Est-ce que c’est le droit français ou le droit suisse ou le droit belge ?

Vous parliez du consommateur qui est très attentif à la question du rapport qualité-prix. Je le crois comme vous, mais la question des centrales de service dépasse la question du rapport qualité-prix. Il s’agit seulement de « pomper » les richesses des producteurs et des entreprises pour les envoyer je ne sais où ! Cela représente des sommes astronomiques !

En France, le gouvernement cherche des solutions pour arriver à plus de justice, plus d’équité et plus de transparence. Je crois que l’Union européenne aurait intérêt elle aussi à s’atteler très sérieusement au sujet.

M. Cecilio Madero Villarejo. Monsieur le président, je prends note. Je vais rapporter vos propos à madame la commissaire. Mais, de la même façon que le gouvernement français fait de son mieux en la matière, nous conduisons nous aussi des inspections.

Ne m’entraînez cependant pas sur un terrain glissant vers lequel je ne veux pas aller. Si nous conduisons des inspections, ce n’est pas parce que nous nourrissons une curiosité malsaine. Croyez-m’en : lorsque nous faisons des enquêtes et que nous arrivons à prouver et à démontrer qu’il y a quelque chose qui « cloche », les outils dont dispose la DG Concurrence peuvent être appliqués à tous les niveaux.

Mais je ne saurais aller au-delà, monsieur Chauve et ses fonctionnaires étant déjà engagés à 100 % dans leur travail d’investigation.

M. Hervé Pellois. Notre commission, se réunit aussi parce qu’on a récemment adopté la loi EGAlim, après avoir constaté comment les producteurs se faisaient exploiter. Vous citez des marges de 17 % ou 19 % dans l’agroalimentaire, mais les marges que l’on connaît pour un certain nombre de produits comme les légumes ou la viande tournent plutôt autour de 1 % à 2 %.

La situation que le rapporteur et le président vous ont décrite est tout de même inquiétante pour nous Français. En effet, vous connaissez l’importance de l’agroalimentaire dans notre balance des paiements. Or nous sommes à cet égard en perte de vitesse. Nous devons donc nous intéresser à la baisse de compétitivité des entreprises en France.

M. Philippe Chauve. Si nous parlons de marges de 17 % ou de 19 %, c’est parce qu’on vous parle des opérateurs qui négocient avec les alliances internationales. Quant à elles, les PME à la marge de 1 % ne négocient pas directement avec elles, peut-être à quelques exceptions près tout au plus.

Je vous parlais du cas très concret des opérateurs que nous voyons dans nos enquêtes. Ces grandes marques ont des marges même plus élevées que la moyenne que je vous citais. Or ceux qui ont des marges élevées ne constituent pas le problème.

Le vrai sujet, c’est la situation des petits. C’est celui sur lequel nous sommes le plus mobilisés, en particulier au niveau agricole.

M. Hervé Pellois. Les ETI et les PME sont en tout cas dans une souffrance extrême.

M. le président Thierry Benoit. Elles sont en outre amenées à négocier avec les centres internationaux, comme nos travaux l’ont confirmé.

M. Philippe Chauve. Ceux qui sont venus nous voir ne sont pas ces opérateurs-là. Ceux qui sont venus nous voir sont plutôt les opérateurs des grandes marques qui détiennent des portefeuilles internationaux.

M. Cecilio Madero Villarejo. Nous nous efforçons de faire la part les choses. Ce n’est pas parce qu’une grande marque jouit de marges de bénéfices situées entre 15 % et 18 % que tout ce qu’on peut lui faire est acceptable, mais il y a une gradation. Il vaut mieux commencer par aider les gens dont vous parlez.

Comme je vous le disais dans mon propos liminaire, ce n’est pas le manque de travail qui caractérise la direction générale de la concurrence, ni la Commission européenne en général. Mais je ne peux qu’inviter les gens dont vous parlez à venir nous voir.

Ne voyez pas dans mon propos une volonté de me défausser. Au contraire, nous travaillons toujours au cas par cas. Nous ne pouvons-nous fonder sur de grandes idées. Je ne puis affirmer à la cantonade que je suis persuadé, en vous écoutant, qu’il y a quelque chose qui cloche, sans être capable de le démontrer.

En revanche, si ces sociétés petites et moyennes peuvent soumettre à notre attention des cas concrets, je peux vous promettre que nous les examinerons, dans la mesure où ces cas dépassent le cadre français.

M. le président Thierry Benoit. La relation est tout de même totalement déséquilibrée. Depuis de nombreux mois, dans cette maison, on parle de rééquilibrage des relations commerciales.

Même en audition à huis clos, nos interlocuteurs hésitent à s’exprimer et à exposer les problématiques de manière précise. Même en audition à huis clos ! De là à se rendre auprès des institutions de l’Union européenne… Je pense que le travail d’investigation que nous réalisons au niveau français devrait être réalisé aussi par d’autres États membres, tout comme il devrait être également réalisé au niveau européen.

M. Cecilio Madero Villarejo. Monsieur le président, vous dites que les gens ont peur et je puis le comprendre, même pour de grandes sociétés, car j’ai une certaine expérience de ces investigations. Je me souviens d’une affaire, il y a quelques années, où les grands fabricants d’ordinateurs n’osaient pas venir nous dire ce que nous savions qui se passait, parce qu’ils avaient besoin des systèmes opérationnels à installer sur leurs PC…

Permettez-moi de vous livrer deux éléments à même, je l’espère de vous rassurer.

D’abord, nous nous appuyons sur des lanceurs d’alerte. Ceux-ci permettent à la société qui se trouve dans ce type de situation de s’adresser à nous, sans s’adresser à nous. Je m’explique : une boîte existe, qui recueille, dans des termes extrêmement précis et encadrés, l’information qui nous est donnée, sans que la Commission puisse même en connaître l’origine. Car nous n’avons pas besoin du tampon de la société. Les données nous suffisent. Encore faut-il, cependant que ces données soient fiables.

Ensuite, la Commission européenne fait ses meilleurs efforts, même si certaines gens pensent le contraire, pour protéger ceux qui ont besoin de protection, justement parce qu’ils sont petits. D’ailleurs, la digitalisation devrait bientôt nous apporter une nouvelle vague de problèmes. Les algorithmes permettront de contrôler la fixation des prix, en repérant automatiquement celui qui est en train de vouloir aller un peu plus loin.

Récemment, dans le secteur du numérique, nous avons imposé des amendes à quatre grandes sociétés internationales, dont deux étaient européennes, parce qu’elles utilisaient leur pouvoir de contrôle du marché pour empêcher que de petits distributeurs aillent, sur internet, plus loin qu’elles ne voulaient. Grâce à une information précise, nous avons pu démontrer que l’algorithme était utilisé en vue de détourner la concurrence entre les producteurs, d’une façon contraire aux intérêts de celui qui achète les produits en question.

Quoi qu’il en soit, il y a moyen de nous parler et de nous donner des informations que nous pouvons utiliser. Si vous le souhaitez, monsieur le rapporteur, je pourrai vous indiquer où précisément les adresser.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le directeur général, de vos explications. Faciliter l’accès à la plainte est plus que positif, même si je pense qu’on devrait plutôt favoriser les bonnes relations entre la grande distribution et les industriels.

Au cours de nos auditions, nous avons entendu qu’après dépôt de plainte et prononcé de pénalités, les négociateurs de la grande distribution vont jusqu’à demander le « remboursement » de ces pénalités au cycle suivant de négociations… Voilà ce qui se passe !

Aujourd’hui, quel est le « ticket d’accès » facturé par la grande distribution pour entrer sur le marché européen ? Comme chef de la task force ou comme directeur général adjoint, sauriez-vous estimer aujourd’hui le coût que cela représente, en termes de chiffres d’affaires des industriels ?

M. Philippe Chauve. Nous avons accès à des données très confidentielles dans nos enquêtes, mais elles sont précisément… confidentielles. Elles ne nous sont fournies que parce que nous sommes strictement tenus à ne pas les divulguer. Donc je ne pourrai pas répondre à votre question.

Cela étant dit, je peux répondre à la question précédente, qui portait sur la pénalisation de quelqu’un qui s’est plaint. Eh bien, justement, la directive prévoit de punir les opérateurs qui appliqueraient de telles sanctions. Certes, on ne va pas tout résoudre, mais on essaye de résoudre les difficultés au maximum.

Nous n’avons certainement pas la certitude, au niveau européen, qu’on va résoudre tous les problèmes. En plus, certains sont spécifiques. N’avez-vous pas entendu, dans certaines auditions, que le marché français était peut-être plus « dramatique » à cet égard, pour des raisons peut-être plus structurelles ou culturelles ? C’est ce qui vous a été exposé dans certaines auditions.

Ce qui est sûr, c’est qu’on voit effectivement que les distributeurs négocient de manière dure partout. Mais on n’a peut-être pas partout la même dramatisation qu’en France. C’est un pays qui compte, depuis des années, beaucoup d’actions concernant les pratiques commerciales. Ce que nous essayons de faire au niveau européen, c’est d’apporter une harmonisation des règles et de l’expérience dans les différents États, pour tirer les règles vers la meilleure protection possible.

M. le président Thierry Benoit. Puisqu’on parle des sanctions, est-ce que vous les trouvez proportionnées ?

Mme Annette Kliemann. Pour la première fois, l’Europe dispose d’une directive qui prévoit des sanctions, à savoir des amendes et d’autres pénalités appropriées, en corrélation avec l’infraction.

Les États membres nous ont demandé plusieurs fois d’introduire des règles fixant un maximum et un minimum. Mais nous ne sommes pas encore prêts. Vous imaginez bien que, dans 27 États membres, les règles sont assez diverses, en ce qui concerne le montant de l’amende à imposer. Pour le moment, nous n’en avons donc rien fait. Cependant, la pratique est désormais établie de faire se rencontrer, une fois par an, les autorités exécutives en charge de la répression des pratiques déloyales dans les différents États membres. Elles échangent, dans ce cadre, leurs bonnes pratiques.

Qu’est-ce que l’Europe va faire à l’avenir ? Les États membres vont être obligés de traiter des affaires dont les parties témoignent une certaine appréhension. C’est pourquoi je pense qu’il faudra recueillir auprès des organisations de producteurs, sous le sceau de la confidentialité, les pratiques que vous décrivez. Dans le cadre des réunions régulières rassemblant toutes les autorités des États membres, on pourra ainsi établir les pratiques qui sont vraiment problématiques.

La directive répertorie seize pratiques douteuses. Mais il faut aussi être attentif au mécanisme d’exécution, à la protection de la confidentialité et au mécanisme de coordination, lequel ouvre pour l’Europe des pistes d’avenir.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La cour des comptes française a expliqué qu’on devait mettre en place un site internet pour que les gens soient libres de venir y expliquer leur problème et, en tout cas, les éventuelles dérives des contrats. Est-ce que vous pensez que cela aiderait les fournisseurs et les industriels, petits comme gros, s’ils avaient l’obligation de déclarer les déréférencements ? Est-ce que ce type d’obligations déclaratives permettrait peut-être de mieux diriger les enquêtes ?

Car la DGCCRF, le Défenseur des droits et l’autorité de la concurrence française s’accordent sur un chiffre : zéro. Zéro plainte en France ! C’est pourquoi il me semble qu’il faut libérer la parole.

Enfin, monsieur le directeur général, depuis le début de cette audition, nous parlons de prix bas. Mais je voudrais aussi vous entendre sur ce qu’est un prix juste.

M. Cecilio Madero Villarejo. Pour terminer notre audition, ce n’est pas la question la plus facile !

D’abord, est-ce que cela ne nous aiderait pas d’avoir ce type de mécanisme déclaratif ? Vous pouvez bien imaginer que, nous qui sommes en charge de ce qui se passe au niveau de 28 États membres, nous avons vocation à nous occuper des affaires de telle ampleur et de telle dimension que, une fois arrivés à leur terme, nous puissions créer les conditions pour que, même s’il s’agit d’un cas précis, cela fasse naître un précédent pour l’avenir. Que nos enquêtes en cours apportent quelque élément nouveau, voilà qui envoie un message très précis au petit monde de la grande distribution.

Je ne suis pas en mesure de vous dire que ce serait une mauvaise idée d’imposer des obligations déclaratives. Au contraire, il se peut même que ce soit une bonne idée. Mais elle serait à mettre en œuvre au niveau national. Car vous n’allez pas être en désaccord avec moi, lorsque je vous dirai que ce qui peut se faire mieux au niveau national, il ne revient pas à Bruxelles de le gérer. Nous sommes tous d’accord sur ce principe de la subsidiarité.

En ce qui concerne l’absence totale de plainte, nous avons l’option d’agir ex officio, c’est-à-dire en pratiquant l’auto-saisine. Si nous n’avons pas de plainte, nous pouvons lancer une enquête de notre propre initiative, malgré des contraintes de ressources considérables.

M. Philippe Chauve. En pratique, nous ne procédons en effet que par auto-saisine.

M. Cecilio Madero Villarejo. On ne fait donc que de l’auto-saisine. D’où tout le mérite de ces fameux lanceurs d’alerte. Il y a des experts, de grands spécialistes d’internet, qui savent analyser les données d’une façon que le citoyen normal ne serait pas capable de le faire. Ils peuvent ainsi nous contacter, dans le respect du secret. Car ce qui compte, c’est la qualité de l’information, non qui est derrière.

Je ne voudrais pas terminer cette audition sans donner l’impression d’être juste. Je parlerai donc des prix justes autant que je le peux. À la DG Concurrence de la Commission européenne, nous n’agissons pas tant que nous ne sommes pas en mesure d’accuser quelqu’un par écrit, avant d’imposer une amende ou des réparations (remedies) qui résistent à un examen devant le juge de Luxembourg. Car on nous traîne souvent en justice. C’est pourquoi nos procédures prennent un peu de temps, et même, parfois, pas mal de temps. Nous devons être extrêmement soigneux, parce que les juges de Luxembourg vont regarder ce que nous faisons.

Au début de mon intervention, j’ai voulu rappeler que, qu’on le veuille ou non, les gens aujourd’hui –et je suis le premier à blâmer– s’intéressent avant tout à la question du prix. Nous vivons dans un monde tellement utilitariste ! Ce qui compte, c’est le prix, coûte que coûte…

C’est pourquoi on peut ne pas aimer les centrales d’achat, mais il est évident qu’elles ont servi à rendre très dynamique la fixation des prix, au-delà de ce que les économistes appellent le point de rencontre entre l’offre et la demande. Je ne veux donc pas quitter cette audition en donnant l’impression que seules les centrales d’achat sont à blâmer et à critiquer. J’ai suffisamment d’expérience pour vous dire que les grandes marques, lorsqu’elles peuvent presser le citron, ne s’en privent pas de leur côté, si cela peut leur permettre d’arriver à des marges faramineuses. Or celui qui paye, c’est finalement le consommateur et, éventuellement aussi, le distributeur. Car essayer de concurrencer les grandes marques avec les marques distributeurs réduit leurs propres marges. Le problème est donc plus compliqué que ce que notre débat peut laisser entendre.

Sur la notion de « prix juste », ce devrait être celui qui apporte le plus de protection à celui qui en a le plus besoin. Je ne voudrais pas parler comme un homme politique, ce que je ne suis pas. Mais il est évident que tous nos efforts devraient tendre à préserver surtout ces petits et moyens producteurs qui se trouvent dans une position de faiblesse relative devant les grandes marques ou les centrales d’achat. Le prix juste est celui qui permet à quelqu’un de rester sur le marché en ayant l’assurance d’un retour minimum.

Vous poussez le juriste que je suis à réfléchir à ce que peut être un prix juste. Je réfléchirai à une définition plus exacte pour la prochaine fois, mais j’imagine qu’un prix juste est celui qui permet d’arrêter les abus qui se produisent. Pour l’heure, je suis désolé de ne pas être plus précis que je ne le peux.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie. Il ne faut pas que l’Europe soit naïve, car il faut que nous puissions travailler, que ce soit au niveau national ou au niveau européen, à des relations commerciales assainies et apaisées. Beaucoup de nos invités parlent même de négociations commerciales collaboratives. Il est vrai qu’il est plutôt spécifique à la France de connaître des relations commerciales aussi tendues.

Quant à nous, nous recherchons seulement un meilleur partage de la richesse créée, c’est-à-dire de la valeur ajoutée, tant pour nos producteurs et nos industriels que pour nos commerçants, à savoir les distributeurs. Il n’y a certes pas beaucoup de députés nationaux qui soient favorables à une économie administrée. Nous sommes pour une concurrence libre et non faussée. Mais il faut vraiment travailler à ce que les relations commerciales s’humanisent. Même si on ne rêve pas ! Car on connaît le rôle et la puissance de l’argent. Comme on dit dans ma région de Bretagne, l’argent est un mauvais maître…

Le projet européen est un projet humaniste. Il faut donc que vous puissiez travailler à moraliser et à amener de l’éthique dans les relations commerciales. Peut-être que l’Europe a aussi un rôle à jouer quant au rôle social des entreprises qui sont implantées sur son territoire.

 

 

L’audition s’achève à dix-sept heures trente-cinq

 

 


46.   Audition, à huis clos, de M. Miloud Benouada, directeur général de Barilla France, accompagné de Mme Tiphaine Roy, directrice des clients nationaux.

(Séance du lundi 17 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


47.   Audition, à huis clos, de M. Éric Lecerf, président-directeur général de Kellogg’s France, et de M. Guy Brieven, directeur des clients internationaux de Kellogg’s France

(Séance du mardi 18 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


48.   Audition, à huis clos, de M. Olivier Delamea, directeur général Avril Végétal, de M. Ghislain de Rolland, directeur général délégué au commercial et marketing filière œufs, et de Mme Marie Saglio, directrice générale Lesieur

(Séance du mercredi 19 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


49.   Audition, à huis clos, de M. Joao Abecasis, président-directeur général Kronenbourg France, de M. Frédéric Renauld, vice-président Finances, et de Mme Laurence Le Jeunne, directrice des clients internationaux

(Séance du mercredi 19 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


50.   Audition, à huis clos, de M. Pascal Sabrié, président de Heineken France, de M. Christophe Ribault, directeur commercial sur la partie GMS, et de Mme Catherine Fillet, directrice juridique

(Séance du mercredi 19 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


51.   Audition, à huis clos, de M. Arnaud Claeys, directeur commercial grande distribution AB InBev, et de M. Olivier Jean Puech, responsable juridique et relations publiques de la société

(Séance du mercredi 19 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


52.   Audition, à huis clos, de M. Ludovic Billard, président du groupe Biolait

(Séance du jeudi 20 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


53.   Audition, sous X

(Séance du jeudi 20 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos et sous X, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


54.   Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Besnier, président du Groupe Lactalis, de M. Christophe Hannebicque, directeur commercial du Groupe Lactalis, de M. François Lebreton, directeur général de la division de Lactalis-Nestlé Ultra Frais, et de M. Michel Nalet, directeur de la communication et des relations extérieures.

(Séance du jeudi 20 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.


55.   Audition, à huis clos, de Mme Stéphanie Domange, présidente-directrice générale de Mars Food France, de M. Olivier Péchereau, président-directeur général de Mars Petcare France, de M. Fabien Tintet, directeur commercial de Mars Food France, et de Mme Nassima Giampino, responsable juridique de Mars Petcare and Food France.

(Séance du lundi 24 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


56.   Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Girardier, consultant indépendant, coordinateur de la rédaction d’un rapport sur le secteur de la grande distribution et la création de structures coopératives de commerçants indépendants à La Réunion

(Séance du lundi 24 juin 2019)

L’audition débute à dix-sept heures trente.

Mme Cendra Motin, présidente. Mes chers collègues, la commission d’enquête poursuit ses travaux. Nous recevons cet après-midi M. Christophe Girardier, consultant indépendant, qui vient nous faire part des conclusions de l’étude qu’il a menée sur la grande distribution à La Réunion, après avoir été mandaté par l’Observatoire des prix, des marges et des revenus en avril 2018.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rient que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Christophe Girardier prête serment.)

M. Christophe Girardier. Je vous remercie de m’offrir l’occasion d’éclairer vos travaux. J’ai fondé le cabinet Bolonyocte Consulting, qui s’intéresse à différents sujets économiques, en particulier à la grande distribution outre-mer. C’est la raison pour laquelle l’Observatoire des prix, des marges et des revenus de La Réunion m’a confié cette étude – j’en ai également réalisé une à Mayotte.

Je vais vous brosser un rapide tableau des travaux que j’ai menés à La Réunion, qui est un territoire spécifique, tant du fait de son profil en matière de grande distribution que des pratiques de la grande distribution et des relations de celle‑ci avec les fournisseurs locaux, à bien distinguer des producteurs locaux. La singularité de La Réunion, que l’on retrouve très certainement en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, témoigne des excès du modèle économique de la grande distribution, qui est identique à celui de la métropole, mais dont les effets sont différents et spécifiques, si bien qu’il faudrait, à mon sens, imaginer un régime particulier dans les départements d’outre-mer.

Le paysage de la distribution à La Réunion est ultra dominé par le segment des grandes surfaces – hypermarchés, supermarchés et enseignes organisées – et laisse peu de place au commerce de proximité, qu’il soit généraliste ou spécialisé. La grande distribution totalise ainsi 85 % des parts du marché des achats alimentaires. Pour vous donner une idée, les petits commerçants de proximité indépendants représentent 4 % du marché. S’ils ont disparu en métropole, c’est clairement une espèce en voie de disparition à La Réunion.

On peut dénombrer 2 300 magasins sur l’île, dont 17 hypermarchés, qui pèsent à eux seuls environ 60 % des 85 %, et quelque 90 supermarchés, pour à peu près 1 000 petits commerces de proximité indépendants.

Le modèle des grandes et très grandes surfaces est, par essence, dominateur. Alors que la plupart des acteurs de la distribution vous diront que La Réunion est un marché concurrentiel, il n’y a, vu d’avion, que sept enseignes différentes et, vu d’un peu plus près, que cinq groupes et centrales d’achat. Cependant, l’existence d’un environnement concurrentiel ne se mesure pas de manière globale, mais au niveau des zones de chalandise. Or seules deux zones peuvent être considérées en situation concurrentielle, toutes les autres se caractérisant par la présence d’un, de deux voire de trois acteurs. Je fais partie de ceux qui considèrent que la concurrence économique commence au‑delà de quatre acteurs.

Je me suis penché sur les effets d’un paysage, qui est très déséquilibré entre ses différents segments, mais également dans les rapports de la grande distribution avec ses fournisseurs, ce qui entraîne des effets pervers et préjudiciables aux intérêts des consommateurs, des producteurs locaux, des fournisseurs locaux et du petit commerce.

Pour bien comprendre la situation, il faut revenir au modèle économique même de la grande distribution. J’espère ne pas vous faire injure en revenant sur la définition de ce que l’on appelle les marges avant et les marges arrière. À écouter les différentes auditions que vous avez menées, on constate qu’il existe certaines ambiguïtés sur ce sujet. À La Réunion, les marges arrière représentent une part excessive et font l’objet d’un traitement particulier de la part des acteurs. La marge avant, c’est le fait pour un distributeur de fixer un prix de vente supérieur au prix d’achat. La marge arrière, c’est le fait pour le distributeur de récupérer des marges qui lui sont octroyées par l’industriel, sans faire l’objet d’une facture. À La Réunion, les marges arrière sont globalement plus élevées que celles que l’on observe en métropole.

Dans le cadre de mes travaux, j’ai rencontré tous les acteurs de la distribution sur l’île et les ai interrogés sur leur marge brute, soit la différence entre le prix de vente et celui d’achat, intégrant tout ce qui est lié à la négociation. Force est de constater que, du fait du jeu des centrales d’achat, la marge arrière n’est bien souvent pas remontée au niveau du compte d’exploitation du magasin. C’est ainsi que j’ai eu des discussions un peu étranges, au cours desquelles on m’assurait que les marges étaient inférieures à celles de la métropole, avant de me rendre compte que certains n’intégrait pas la marge arrière, ce qui change tout.

La marge arrière peut être de deux natures : la marge arrière conditionnelle, liée à un objectif de progression du chiffre d’affaires ; la marge arrière inconditionnelle, en échange de prestations de services. Il existe un décalage assez important entre la réalité de la prestation et sa facturation. Les marges arrière ont un effet très inflationniste. Compte tenu des tensions dans la négociation, les producteurs l’intègrent dans le prix de vente. Quant aux industriels, ils compensent les exigences de marge arrière des distributeurs, en augmentant le prix de vente. C’est un phénomène que les consommateurs réunionnais connaissent bien et qui se traduit par un différentiel très important entre le prix promotionnel et le prix du « fond de rayon ». Prenons l’exemple d’une célèbre marque de pâte de chocolat vendue 3 ou 4 euros en rayon et dont le prix est inférieur à 2 euros en promotion. Le consommateur ne comprend pas un tel différentiel, qui est l’effet même de ce modèle économique.

Autre spécificité de La Réunion : les promotions incessantes, qui représentent une part anormalement élevée – entre 50 % et 90 % en moyenne – du chiffre d’affaires des producteurs locaux. Or cette part ne dépasse pas, en moyenne, les 20 % pour les distributeurs. Cette prétendue guerre des prix n’est, en réalité, qu’un trompe‑l’œil, dans la mesure où ces promotions ne portent que sur une part très faible du panier des consommateurs. Par ailleurs, elles concernent tout particulièrement les prix d’appel, qui visent à augmenter la fréquentation des magasins. On a ainsi vu certains producteurs locaux atteindre des parts de marché très importantes dans leur catégorie – je pense aux bières ou aux conserves –, malgré la tension des importations et le choix des distributeurs d’exposer en priorité les marques importées ou de distributeur, plutôt que les marques locales. Ces produits d’appel sont les plus attaqués par les promotions, ce qui explique la tension sur le compte d’exploitation des industriels.

Ce modèle économique n’est pas seulement préjudiciable aux intérêts des consommateurs, de la production locale et des commerces de proximité : son principe l’a rendu complètement mortifère, y compris pour certains acteurs de la distribution. Si la plupart d’entre eux l’ont reconnu assez aisément, dans le silence de mes auditions, aucun d’entre eux ne veut en sortir, de peur d’en être la principale victime.

Je me suis intéressé aux solutions qui permettraient de changer de modèle ou, à tout le moins, d’instaurer un véritable pluralisme concurrentiel. J’avais proposé à Mayotte une expérience qui a obtenu de bons résultats, après m’être rendu compte que les petits commerçants pouvaient adopter la même logique de structuration que celle que la loi EGAlim offre aux agriculteurs : de petits commerçants structurés entre eux pèseraient beaucoup plus dans une coopérative. Grâce à une expérience menée au cours de ma mission, j’ai estimé que la création d’une dizaine de coopératives regroupant une vingtaine de commerçants pendant une dizaine d’années permettrait de conduire ce segment de nouveaux acteurs indépendants, qui structureraient leur propre filière d’importation ou négocieraient directement, selon une logique de circuit court, avec les producteurs locaux, à des parts de marché atteignant 30 %. Cela aurait des conséquences majeures sur le rééquilibrage de la situation des producteurs locaux qui, grâce à ces nouveaux acteurs, pourraient diversifier leur chiffre d’affaires.

Aussi spécifique que soit la situation des départements d’outre‑mer, il me semble que l’analyse des effets du modèle économique de la grande distribution à La Réunion peut éclairer ce qui se passe en métropole.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie, monsieur Girardier, pour ce panorama. Vous nous avez dit que certaines centrales n’intégraient pas dans leur compte d’exploitation ce que vous appelez des marges arrière. Quelles sont les centrales d’achat qui interviennent outre-mer : Eurelec, CWT, AgeCore ? Comment fonctionne le système d’achat outre-mer ?

Par ailleurs, pourriez‑vous nous parler de cette spécificité des outre‑mer que sont les produits de dégagement ?

M. Christophe Girardier. S’agissant des centrales d’achat, je préfère parler du groupe auquel elles appartiennent – certains propos de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) m’ont d’ailleurs étonné. En métropole, il y a cinq centrales d’achat – pour les hard-discounters, les centrales d’achat sont plutôt européennes : Carrefour, Leclerc, Casino, Intermarché et Auchan. Le groupe Système U a annoncé des accords avec Carrefour, après avoir collaboré avec Auchan. Vous trouvez les mêmes centrales d’achat à La Réunion : Casino, Leclerc, Carrefour, Système U dans une moindre mesure et Auchan. Il existe sur l’île deux niveaux d’achat : celui de la centrale d’achat métropolitaine – par exemple, le groupe Leclerc est relié à l’une des filiales du groupe le GALEC –, pour les produits de marque nationale ou de distributeur, et celui de la centrale d’achat locale, qui négocie pour la production locale. Ainsi, le groupe Leclerc, par exemple, a son propre niveau local d’achat. Il n’existe pas de lien direct – le modèle économique est le même.

Pour ce qui est de l’absence d’intégration des marges arrière dans les comptes d’exploitation, je ne dis pas que tous les acteurs le font, mais la plupart d’entre eux. La centrale d’achat, qui est une entité économique particulière faisant partie du même groupe, négocie et facture au titre des marges arrière. Souvent, cette marge n’est pas réintégrée dans le compte d’exploitation, ce qui pose un vrai problème, dans la mesure où elle est directement liée à la vente des produits. Certaines enseignes préfèrent le « triple net », c’est-à-dire le fait de réintégrer, dans la négociation, la plupart des marges arrière dans le prix d’achat et, partant, dans la facture d’achat. C’était d’ailleurs le projet de l’enseigne Leclerc en arrivant à La Réunion, afin de faire baisser les prix. Mais, compte tenu de la réalité réunionnaise, elle a très rapidement changé sa stratégie pour renouer avec le système existant des marges arrière. Ce différentiel entre le magasin et la centrale prouve que les différentes marges ne sont pas au même endroit, si bien qu’il est parfois difficile de faire le point. Je me suis ainsi très vite rendu compte que les marges annoncées ne correspondaient pas à la réalité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’est‑ce qui se cache derrière ces marges arrière à La Réunion ?

M. Christophe Girardier. Ce sont les mêmes marges arrière qu’en métropole, si ce n’est qu’elles sont anormalement élevées. Comme je l’ai évoqué précédemment, les marges arrière sont de deux types. Le premier correspond à tout ce qui relève des bonifications ou des remises de fin d’année, le distributeur exigeant du fournisseur des restitutions, au regard de la négociation, qui peuvent se fonder sur un objectif de chiffre d’affaires. Le deuxième a trait à la coopération commerciale : par exemple, un distributeur fait payer des têtes de gondole, c’est‑à‑dire la possibilité de promouvoir les produits du fournisseur. L’hypermarché ou le supermarché devient, dans ce cas, un vrai média et facture en conséquence ses services d’exposition ou de marketing. Ils peuvent également facturer des services logistiques, comme des plateformes. Ces marges, qui ne sont donc pas conditionnelles, sont souvent considérées par certains acteurs comme étant de nature différente des premières et ne sont, de ce fait, pas négociées en termes de montant et de valeur par rapport au chiffre d’affaires, alors qu’elles le sont, en réalité. On les distingue pour montrer qu’il s’agit d’une autre prestation, quand bien même c’est rarement le cas.

Ce cumul des marges arrière avec la marge avant offre une vision assez particulière des marges brutes de la grande distribution à La Réunion, lesquelles ne sont pas, en moyenne, contrairement à ce que disent la plupart des acteurs, inférieures mais au moins égales à ce qu’on observe en métropole.

Mme Ericka Bareigts. Monsieur Girardier, vous écrivez à la page 25 de votre rapport que les marges arrière sont anormalement élevées, alors que l’exposition des produits est très relative et que l’on peut légitimement s’interroger sur la réalité des contreparties apportées en matière de coopération commerciale.

M. Christophe Girardier. C’est en effet ce que j’ai pu observer parfois. Pour échanger en toute confiance avec les différents acteurs, j’ai proposé à l’Observatoire des prix, des marges et des revenus une méthode : je m’engageais à ne pas révéler qui me disait quoi, en contrepartie d’informations les plus objectives possible, sachant que je ne suis pas dupe et que je les ai bien évidemment vérifiées. J’ai ainsi obtenu des informations précises que j’ai traduites en phénomènes globaux dans mon rapport. Contrairement aux règles applicables, il y a de clairs abus parmi les prestations faisant l’objet de cette fameuse marge arrière liée à la coopération commerciale. Certains cas relèvent du domaine de l’illégalité, la réalité de la prestation étant d’autant moins évidente qu’il n’existe aucun critère objectif pour l’évaluer. Ce problème me semble, en l’occurrence, assez spécifique aux départements d’outre-mer.

Mme Cendra Motin, présidente. Pourriez-vous, sans citer d’enseignes, nous donner des exemples de ces services qui sont proposés par la grande distribution et qui n’apportent aucune plus-value ?

M. Christophe Girardier. L’exemple qui me vient immédiatement à l’esprit est celui des promotions et des têtes de gondole. Les promotions sont une manne intarissable pour les distributeurs, puisqu’ils font tout payer : l’exposition des produits dans le magasin, leur présence dans le catalogue, etc… Il n’est pas rare qu’un distributeur promette, notamment aux producteurs locaux, un certain nombre d’opérations de marketing dans son magasin et qu’il ne tienne pas ses engagements. La promesse n’est pas tenue, mais comme aucun critère objectif n’a été fixé, il est très difficile de faire une réclamation.

J’imagine que si vous avez fait autant d’auditions à huis clos, c’est parce que les producteurs n’osent pas s’exprimer ouvertement sur ces pratiques. Je les ai pourtant encouragés à les dénoncer, mais aucun ne veut prendre ce risque. Il suffirait, pour régler le problème, d’appliquer fermement les dispositions légales relatives aux pratiques restrictives, en ajoutant peut-être dans la loi l’obligation d’introduire des critères objectifs.

Mme Cendra Motin, présidente. Mme Bareigts maîtrise parfaitement le sujet des produits de dégagement : peut-être reviendra-t-elle sur la question que le rapporteur vous a posée à ce sujet.

Mme Ericka Bareigts. Le marché de La Réunion n’est pas un petit marché, mais l’insularité a pour effet de démultiplier le poids de la grande distribution. Déjà très important en France hexagonale, il devient écrasant en outre-mer, où les rapports de force sont encore plus déséquilibrés.

Ce qui nous intéresse, c’est la situation de nos petits producteurs, de nos éleveurs et de nos agriculteurs. Dieu sait combien il est difficile de maintenir des filières dans un environnement comme celui-ci ! Les producteurs locaux mettent souvent sur le marché des produits d’appel. Or ils subissent à la fois des marges arrière excessives et des promotions très importantes, voire insupportables. Cela rend le système mortifère.

À cela s’ajoute, effectivement, la question des produits de dégagement et des produits promotionnels. Les produits de dégagement sont des produits qui, parce qu’ils sont en surproduction ou parce qu’ils ne sont pas vendables en France hexagonale, sont dégagés sur nos territoires, où ils sont vendus à des prix défiant toute concurrence. Nous voyons aussi arriver sur notre territoire, à certains moments de l’année, des produits en promotion. Je pense en particulier à la viande de bœuf. L’été, c’est la saison des barbecues et on mange beaucoup de bœuf. L’hiver, c’est moins le cas et l’on nous envoie du bœuf qui est vendu à prix cassé, ce qui détruit la filière locale.

J’aimerais que vous nous parliez des contrats d’accords commerciaux entre la grande distribution et la production locale. J’imagine que la négociation commerciale entre les producteurs locaux et la grande distribution est très difficile : pouvez-vous nous en dire un mot ?

J’ai abordé des sujets très variés, mais je crois qu’ils sont liés et que vous pouvez nous aider à mieux comprendre la manière dont ils s’articulent.

M. Christophe Girardier. Vous avez raison de dire que l’insularité accroît les déséquilibres : c’est le cas à La Réunion, à Mayotte, en Guadeloupe et à la Martinique. Il ne faut pas oublier, en outre, que la structure des entreprises y est différente. Par exemple, c’est un franchisé qui exploite l’enseigne Carrefour à La Réunion – le groupe Bernard Hayot. De même, l’enseigne Leclerc est détenue par un groupe qui possédait autrefois l’enseigne Leader Price.

Les produits de dégagement sont effectivement les produits que l’on ne pourrait pas vendre sur le marché métropolitain et européen. Il faut bien comprendre que les distributeurs, à La Réunion, font beaucoup plus de marges sur les produits importés, en particulier sur les marques de distributeur. Si j’ai parlé de promotions en trompe-l’œil, c’est notamment parce que les promotions, qui concernent à peine 20 % du panier, ne portent pas sur les marques de distributeur, mais sur les produits d’appel. Or certains produits locaux sont hélas de vrais produits d’appel, parce qu’ils sont très demandés à La Réunion.

Même si l’on peut se réjouir de la part de marché atteinte par certains producteurs locaux à La Réunion, cette part reste infime. Un hypermarché, à La Réunion, fait entre 80 et 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Aucun acteur de la production locale n’a un chiffre d’affaires comparable. Le déséquilibre est tel que les producteurs n’ont presque aucun levier pour obtenir une exposition minimale.

Il faut bien comprendre que lorsqu’on autorise un hypermarché à ouvrir, c’est un peu comme si on lui donnait, de fait, une part de marché dominante. Une telle part de marché lui donne le pouvoir de décider des produits qu’il mettra ou non en rayon et de l’exposition qu’il leur donnera. Je prendrai un seul exemple : j’ai visité les hypermarchés d’un distributeur à La Réunion pour vérifier s’il favorisait effectivement la production locale – car tous nous disent qu’ils le font. J’ai fait des photographies des rayons, où l’on peine à trouver les productions locales. Lorsque j’ai montré cette photographie au patron de l’enseigne, il m’a répondu que ce n’était pas l’un de ses magasins. Mais c’était bien le cas !

Dans ce contexte, la production locale pèse peu et le distributeur fait plus de marges en important. Sur certains marchés agricoles, notamment pour la viande de bœuf ou le poulet, il peut arriver que le distributeur fasse des opérations, grâce aux produits de dégagement, mais plus encore grâce aux produits importés d’Europe de l’Est, qui ne sont pas vendus en métropole, mais réservés à l’outre-mer. C’est hélas le cas de Mayotte, où j’ai vu des poulets très mal en point, qui ne seraient pas vendables en métropole. À La Réunion, le phénomène est moins accentué. Les distributeurs font attention, parce qu’il existe une production agricole locale, mais celle-ci n’arrive pas à optimiser ses volumes et à amortir son outil de production, qui est souvent démesuré par rapport à la réalité.

Mme Bareigts a justement rappelé que ces marchés ne sont pas des petits marchés. J’ai rappelé dans mon rapport que le marché alimentaire, à La Réunion, représente un peu moins de 4 milliards d’euros par an, ce qui n’est pas négligeable : La Réunion se situe dans la moyenne des départements de la métropole. Si la production locale pouvait obtenir une exposition plus grande, cela jouerait sur ses volumes.

Le modèle est mortifère, mais l’attitude un peu schizophrène des industriels ne fait que le renforcer : ils se plaignent des promotions mais, en même temps, ils les réclament. Ils se rendent complices de cette course aux promotions, parce qu’ils pensent à tort que le seul moyen pour eux de valoriser leur production, c'est la promotion. C’est la raison pour laquelle ils étaient vent debout contre la possible application outre-mer de la loi EGAlim. Ils se disent que si leurs produits ne peuvent plus faire l’objet de promotions, le décalage avec les produits importés et les marques de distributeur va encore s’aggraver. Pour ma part, j’estime qu’un rééquilibrage et un encadrement sont nécessaires.

Le pouvoir de marché des distributeurs est tellement grand et la situation tellement déséquilibrée, que la production locale n’a plus l’exposition minimale qui lui permettrait d’augmenter ses volumes – car elle pourrait le faire. Il ne s’agit pas non plus de créer des rentes de situation au profit des producteurs locaux : l’excès inverse ne serait pas souhaitable. J’ai expliqué aux producteurs locaux qu’il y a d’autres moyens de valoriser leurs produits : la qualité alimentaire est un facteur très important, y compris pour des ménages modestes. Il serait possible d’avoir des produits au juste prix et de meilleure qualité.

Ce n’est pas le produit de dégagement qui est problématique en soi, mais le déséquilibre que je ne cesse de souligner.

Mme Cendra Motin, présidente. Vous nous dites que les distributeurs ont des marges extrêmement importantes et qu’ils vendent beaucoup de produits d’importation. On a donc l’impression, à vous écouter, que les prix pratiqués par les distributeurs sont relativement élevés. Or on sait qu’à La Réunion, les inégalités sont très fortes : on a beaucoup d’argent ou on en a trop peu. La recherche du prix, qui est le moteur du modèle économique de la grande distribution, a créé des habitudes chez les consommateurs. J’ai l’impression, quand je vous entends parler de La Réunion, de voir la France sous une loupe grossissante : tous les effets, positifs et négatifs, y sont comme décuplés. Vous nous parlez des producteurs locaux et on parle de juste prix, mais la population réunionnaise a-t-elle vraiment les moyens de se payer ce type de produits ? Cette guerre des prix ne risque-t-elle pas d’entraîner tout le monde vers le bas ?

M. Christophe Girardier. C’est une bonne question, et elle est difficile. J’ai envie de vous dire que c’est déjà le cas : je répète que la guerre des prix à La Réunion, plus encore qu’en métropole, ne s’applique que sur une part très faible du panier des Réunionnais. Il n’y a pas de guerre des prix sur le reste, notamment du fait des positions de domination locale que j’évoquais tout à l’heure. Les prix sont effectivement élevés, dans la mesure où les promotions ne concernent qu’une part minoritaire des achats.

Je vais vous donner un exemple qui va vous surprendre. Vous savez que les marques de distributeur sont généralement moins chères. Or, à La Réunion, j’ai vu des exemples de marques nationales moins chères que les marques de distributeur. Il serait plus qu’urgent d’introduire une forme de modération et une répartition équitable de la partie promotionnelle, pour faire en sorte qu’elle ne repose pas toujours sur les mêmes produits.

Les Réunionnais consacrent déjà une part élevée de leurs revenus aux dépenses alimentaires, pour des produits qui ne sont pas forcément de très grande qualité. Un encadrement du système promotionnel et un changement de modèle permettraient de rééquilibrer les choses. Il faudrait réduire le recours aux promotions, corriger les effets pervers de la concentration et veiller à ce que les promotions ne soient pas toujours faites sur les mêmes produits. On pourrait imaginer un système qui rendrait plus accessibles les produits de premier prix, mais aussi les produits de meilleure qualité. Prenons l’exemple des aliments pour chien : si vous prenez le premier prix, vous risquez d’acheter deux ou trois sacs par semaine. Si vous choisissez un produit de meilleure qualité, vous payerez le sac plus cher, mais vous n’en achèterez pas trois par semaine. Les Réunionnais le savent.

Mme Ericka Bareigts. Je prends l’exemple d’une ville de La Réunion qui s’appelle La-Plaine-des-Palmistes : elle se trouve dans une zone rurale où il y a à la fois de l’élevage et des cultures. J’ai rencontré une productrice de fraises en pleine terre : elle plante ses fraises, les cueille, les emballe, les étiquette, les charge dans sa voiture et les dépose au parking de la coopérative, qui les met en rayon. Elle vend sa barquette 1,25 euro et on la retrouve à 4 ou 5 euros en rayon. Cet exemple montre que le prix élevé de la production locale est un choix de la grande distribution. C’est un choix mortifère, parce que l’on fait croire que la production locale est forcément chère. Or une distribution en circuit plus court permettrait de vendre les barquettes de fraises à 1,50 euro, 1,60 euro, voire 2 euros ou 2,50 euros.

La guerre des prix, sur nos territoires, plus qu’ailleurs, n’est qu’un prétexte pour dire que l’on ne peut pas construire des filières locales et qu’on ne peut pas développer l’emploi autour de ces productions. À La Réunion, comme à Mayotte, on a démontré qu’on pouvait développer des filières locales. En changeant le système de distribution dans lequel nous sommes, et que M. Girardier a très bien décrit, on pourrait continuer à développer la production locale, et donc l’emploi. En effet, le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est de créer des emplois. Et on créera des emplois en soutenant la production locale. La distribution de proximité peut être un nouveau modèle.

M. Christophe Girardier. J’aimerais apporter une réponse très concrète à ce qui vient d’être dit. Cela me donnera aussi l’occasion de revenir sur les propos du rapporteur au sujet des centrales d’achat. J’ai examiné, dans mon rapport, les filières agricoles de La Réunion et je me suis demandé si l’on ne pourrait pas, avec des circuits courts, faire baisser les prix. Mme Bareigts a raison : le prix des fruits et des légumes est très élevé à La Réunion. De plus en plus d’agriculteurs quittent les coopératives, parce qu’ils estiment qu’elles ne servent pas leurs intérêts, pour venir vendre directement leur production au marché de gros : ils sont désormais 70 % à le faire. Je suis donc allé au marché de gros, comme tout le monde, et j’ai demandé si une coopérative réunissant plusieurs agriculteurs pourrait, elle aussi, acheter au marché de gros. Elle le peut et, d’ici quelques jours, elle le fera. La coopérative va acheter des produits au marché de gros à l’indice 100 et les revendre dans ses magasins à l’indice 130 ou 140, voire 145.

Dans la grande distribution, l’indice est de 400 ou 450, parce que la plupart des acteurs de la distribution confient à un partenaire de la coopérative, qui est en général un partenaire privé, le soin d’acheter les produits et de les distribuer : et tout cela multiplie les prix par quatre ou cinq. Cette coopérative de commerçants, grâce aux circuits courts, et en utilisant le marché de gros, va pouvoir vendre les mêmes fruits et légumes que dans la grande distribution 30 % à 45 % moins cher. Voilà un exemple très concret qui montre que l’on peut faire baisser le prix de la production locale par les circuits courts et le regroupement des petits.

M. Grégory Besson-Moreau. J’ai une dernière question à vous poser. Vous avez évoqué les acteurs qui renoncent à déposer plainte pour abus de position dominante ou pour des demandes non réglementaires. Qu’en est-il de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) en outre-mer ? Estimez-vous que ses services soient compétents ? Constatez-vous des défaillances ? Estimez-vous que ses effectifs soient insuffisants ? Comment, en résumé, jugez-vous l’action de notre administration outre-mer ?

M. Christophe Girardier. C’est une question délicate… Je pense que les services de la DGCCRF sont éminemment compétents. Je les ai rencontrés à deux reprises dans le cadre de mon rapport, pour leur donner des informations qu’il me semblait important de leur donner. S’agissant de leur action, je crois savoir que des enquêtes sont en cours. Je pense que la DGCCRF pourrait être plus incisive, mais sa réserve peut se comprendre, dans la mesure où les situations sont souvent complexes. Il faudrait qu’elle ait plus de moyens outre-mer. Il est clair qu’elle n’en a pas assez, à La Réunion comme à Mayotte.

Le Gouvernement a nommé un délégué interministériel à la concurrence outre-mer, que j’ai rencontré. Je pense qu’il sera à même de lancer une dynamique et d’accroître les moyens consacrés à cette question. Je ne crois pas que la DGCCRF pèche par incompétence, sûrement pas, mais par manque de moyens. Je pense qu’il serait utile qu’elle soit plus présente, à La Réunion comme dans d’autres départements d’outre-mer. Il serait utile de renforcer le cadre réglementaire outre-mer, mais il faudrait commencer par faire appliquer la loi : je songe notamment aux articles L. 442-1 à L. 442-6 du code du commerce. J’ai conscience que la structure du modèle économique est complexe. J’ai essayé de le clarifier et je suis tout à fait prêt à apporter ma contribution, mais je pense qu’il existe déjà des moyens légaux pour agir.

Mme Cendra Motin, présidente. Monsieur Girardier, puisque nous devons conclure, je vous propose, si le rapporteur en est d’accord, que votre rapport soit considéré comme une contribution aux travaux de notre commission. Vous y faites plusieurs propositions, notamment la création de circuits courts et l’instauration d’un moratoire sur l’ouverture de nouveaux hypermarchés dans l’île. Vous nous avez parfaitement expliqué la position dominante qui est offerte à ceux qui peuvent ouvrir ce type de grandes surfaces. Nous ferons de votre rapport une pièce annexée au rapport de M. Besson-Moreau, qui vous adressera éventuellement quelques questions supplémentaires par écrit. Je vous remercie pour votre précieuse contribution.

M. Christophe Girardier. J’aimerais ajouter quelques mots de conclusion, si vous le permettez. Je pense que le législateur a les moyens d’agir pour lutter contre l’omniprésence de la grande distribution, notamment en outre-mer. Il me semblerait utile de revenir sur les dispositions majeures de la loi de modernisation de l’économie (LME). La loi EGAlim a été une première tentative, tout à fait louable, de le faire, mais elle a aussi eu des effets pervers.

Il faut que la représentation nationale et le Gouvernement se saisissent de l’occasion qui leur est donnée de définir un nouveau cadre pour l’outre-mer, mais aussi pour la métropole, et de revenir sur les dispositions de la LME, notamment sur la problématique des marges arrière. Il faut réduire le pouvoir dont dispose la grande distribution, notamment s’agissant de l’exposition des marques de distributeur et des marques nationales. C’est le sens des propositions que je formule dans mon rapport. Je pense que vous pouvez aller plus loin, notamment en métropole, et favorise l’émergence d’un nouveau modèle de distribution. Cela modifierait le quotidien des Français : le moment me semble venu.

Mme Cendra Motin. Je vous remercie encore, Monsieur Girardier, pour votre contribution et pour vos mots de synthèse.

 

L’audition s’achève à dix-huit heures trente.

 

 

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57.   Audition, à huis clos, de M. Hervé Petitcolas, directeur général du groupe Panzani France Épicerie, et de M. Sébastien Beauquis, directeur commercial GMS France

(Séance du lundi 24 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


58.   Audition, à huis clos, de M. Thomas Decroix, directeur commercial de Pepsico France, de Mme Caroline Missika, directrice des affaires publiques de la communication et de la RSE, de Mme Sophie Perrin, directrice juridique, de M. Bruno Thevenin, directeur général, et de Mme Alix Voglimacci-Stephanopoli, Responsable juridique.

(Séance du mardi 25 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


59.   Audition, à huis clos, de M. Benjamin Binot, président de Procter & Gamble, et de M. François de la Faire, directeur juridique des affaires publiques.

(Séance du mardi 25 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


60.   Audition, à huis clos, de M. Philippe Savinel, président-directeur général des sociétés de distribution en France Ricard SA et Pernod SA, de M. Olivier Rouche, directeur général de la distribution internationale, et de M. Laurent Scheer, Directeur des affaires publiques

(Séance du mercredi 26 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


61.   Audition, à huis clos, de M. Nicolas Delteil, directeur général France de Nestlé et General Mills et de M. Lilian Altefrohne, directeur commercial GMS France chez Nestlé, Purina Petcare et Cereals Patners

(Séance du mercredi 26 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


62.   Audition, à huis clos, de M. Yvan Bonneton, directeur général Laundry & Home Care de Henkel, de M. Frédéric Bonifacy, directeur général Beauty Care de Henkel, et de M. Alexandre Gonin, directeur commercial Laundry & Home Care de Henkel

(Séance du mercredi 26 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


63.   Audition, sous X

(Séance du jeudi 27 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos et sous X, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


64.   Audition, à huis clos, de M. Jean-Baptiste Santoul, président de Ferrero France commerciale, de M. Nicolas Neykov, directeur commercial, et de Mme Valérie Quesnel, directrice juridique.

(Séance du jeudi 27 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


65.   Audition, à huis clos, de M. Hervé Navellou, directeur général L’Oréal France, de M. Geoffroy Blanc, directeur commercial France, de M. Vianney Derville, directeur général Europe de l'Ouest, et de Mme Céline Brucker, directrice générale de la division Produits grand public France

(Séance du jeudi 27 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


66.   Audition, à huis clos, de M. Nicolas Liaboeuf, président d’Unilever France, de M. François-Xavier Apostolo, vice-président ventes d’Unilever France, et de Mme Emmanuelle Couic-Dubois, directrice juridique d’Unilever France

(Séance du jeudi 27 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


67.   Audition, à huis clos, de M. Charles Kloboukoff, président fondateur de Léa Nature, de M. Éric Guilhem, directeur commercial de la société Naturenvie (produits alimentaires), de M. Georges Petit, directeur commercial de la société Distrinat (produits DPH), et de Mme Virginie Le Gall, juriste, société Groupe Léa Nature

(Séance du jeudi 27 juin 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


68.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Stéphane Vaudoit, président, et de M. Bruno Cazorla, directeur général d’Envergure

(Séance du lundi 1er juillet 2019)

L’audition débute à seize heures quarante.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons M. Stéphane Vaudoit, président d’Envergure et M. Bruno Cazorla, directeur général.

Cette audition, publique, pourra cependant faire l’objet d’une partie à huis clos si les sujets abordés sont bien d’ordre confidentiel. Les retransmissions, les photos et les enregistrements audio seront alors interdits ; un compte-rendu sera néanmoins établi mais il ne sera pas, pour cette partie, annexé au rapport de M. Grégory Besson-Moreau.

Je rappelle que la commission d’enquête est souveraine dans l’organisation de ses travaux et que le secret des affaires ne lui est pas opposable.

Messieurs, avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(MM. Vaudoit et Cazorla prêtent serment.)

M. Stéphane Vaudoit, président d’Envergure. Merci de nous recevoir dans le cadre de cette commission d’enquête sur la grande distribution. Envergure a été créée en octobre 2018, suite à la conclusion d’un partenariat à l’achat par Carrefour et Système U. Elle est en charge de la négociation des produits de grandes marques nationales et internationales.

La concurrence qui s’exacerbe en France depuis plusieurs années a conduit les distributeurs à se regrouper pour mieux négocier auprès des grandes marques, souvent en situation de monopole ou de duopole sur leur catégorie de marché. Si l’objectif est de rester concurrentiel dans le domaine de la distribution classique, il s’agit aussi de répondre aux défis que représentent le commerce sur internet, avec Amazon aujourd’hui et Alibaba, demain, mais aussi l’apparition de nouveaux types de magasins discount, comme Lidl ou Action.

Envergure est en charge de la négociation auprès des grandes marques uniquement, soit 83 fournisseurs, dont 70 officient sur le marché des produits de grande consommation (PGC). Il faut savoir que ceux qui ont affaire aux quatre centrales d’achat sont les plus grands des fournisseurs – nous parlons de Coca-Cola, de Kellog’s, de Ferrero, d’Unilever, de Nestlé ou encore d’un Procter & Gamble. Ils représentent 75 % des produits de marque vendus en France. Ils réalisent dans le monde un chiffre d’affaires de plus de 1 000 milliards d’euros, quand Carrefour et U réalisent avec eux 12 milliards d’euros à l’achat, soit 17 % de leur chiffre d’affaires en France.

La grande majorité des 15 000 fournisseurs avec qui travaillent Carrefour ou U bénéficient de nombreux débouchés : l’ensemble de la grande distribution, qui reste très atomisée, avec plusieurs centrales – Carrefour, Leclerc, Intermarché, Casino, Auchan, Lidl, Metro pour la restauration hors domicile (RHD) – ; les nouveaux acteurs de la distribution – Amazon, Vente-privée, Grand Frais, Costco, Action, Netto, Stokomani –  ; le marché de la RHD, qui pèse 85 milliards d’euros en France – contre 100 milliards pour la grande consommation, selon les chiffres Nielsen.

Envergure négocie avec les fournisseurs les plans d’affaires pour Carrefour et U Enseigne. Les plans d’affaires décrivent, sur une période d’un an, les gammes de produits, leur diffusion dans chacun des formats de magasins – Hyper U, Super U, Carrefour Market ou Carrefour City – les innovations qui seront retenues et diffusées, le chiffre d’affaires projeté et le volume prévisionnel.

L’objectif est de rationaliser les échanges avec les fournisseurs, de leur apporter une meilleure visibilité sur leur activité globale dans nos enseignes et d’assurer un accompagnement dans la mise en œuvre des plans d’affaires. En contrepartie, nous entendons bénéficier de prix d’achat compétitifs – c’est la raison d’être de notre centrale.

La simplification et une meilleure connaissance des volumes prévisionnels permettent aux fournisseurs de construire, de planifier et d’optimiser leur activité sur l’année.

Les négociations de 2019 n’ont pas été simples. Le paysage des centrales a encore changé : Carrefour et U ont créé Envergure ; Auchan Retail, le groupe Casino, Metro et Schiever se sont alliés au sein d’Horizon ; Eurelec continue à délocaliser ses négociations avec les grands fournisseurs ; Intermarché négocie désormais avec Francap. Le cadre législatif a évolué. Et les consommateurs sont toujours à la recherche de prix bas, de bonnes affaires, comme en témoignent le succès de discounters allemands ou néerlandais – Lidl, Action –, du e-commerce qui est en train de développer la partie l’alimentaire, des soldeurs discounters qui déploient rapidement des réseaux de plusieurs centaines de magasins.

Parallèlement, les dépenses alimentaires, mesurées par les panélistes, demeurent globalement stables depuis plusieurs années, entre - 0,5 % et + 0,5 %.

Ces facteurs exacerbent la concurrence entre distributeurs, mais aussi entre industriels. De plus, l’appétence croissante des consommateurs pour des produits locaux, sains, bio, à l’opposé de ce que peuvent représenter les grandes marques, oblige les distributeurs à opérer des choix dans des linéaires qui restent contraints.

Les négociations ont débouché sur une quasi-stabilité des prix cette année, avec une baisse globale des prix de - 0,4 %, selon l’Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA). En outre, les grandes marques ont bénéficié de la limitation de la promotion par la loi EGAlim : les fournisseurs ont ainsi réalisé des économies.

Notre vision de la collaboration commerciale avec les fournisseurs reflète les relations que Carrefour et U ont entretenues jusqu’à aujourd’hui avec eux. Il ne s’agit pas d’enseignes prédatrices sur les prix, mais elles se trouvent malgré tout dans l’obligation de rester dans les prix de marché. Ce que nous souhaitons, c’est partager la réussite entre distributeurs et industriels et privilégier des relations collaboratives.

Pour une parfaite transparence, je me permets de citer les valeurs que nous avons définies au sein d’Envergure et dont nous avons fait part aux fournisseurs : exigence – dans le respect des règles juridiques, tous nos collaborateurs y sont formés, et dans la qualité de la relation avec les fournisseurs – ; performance – dans un univers concurrentiel, nos objectifs sont autant quantitatifs que qualitatifs – ; respect – à l’égard des collaborateurs et des fournisseurs – ; confiance – qu’il nous faut inspirer à nos fournisseurs pour la tenue des plans d’affaires et des engagements.

Je souhaite revenir sur trois sujets que votre commission a abordés, ce qui me permettra d’évoquer les actions concrètes menées par sein d’Envergure. La loi EGAlim a été grandement décriée avant même sa mise en œuvre, mais pour nous qui représentons deux enseignes moteur dans sa conception, son premier bilan est positif.

La loi EGAlim a permis d’aborder plus sereinement les relations avec les industriels, qui représentent le monde agricole et en sont proches. Nous avons conclu, chaque fois que nécessaire, des accords avec des hausses de prix pour revaloriser la production. Nous l’avons fait pour les produits laitiers, les produits à base de pommes de terre et les produits à base de blé français, alors même qu’une forte baisse des cours dans ce secteur est survenue en début d’année.

Seul bémol, nous avons eu du mal à obtenir des transformateurs la transparence sur l’origine des produits et sur le ruissellement, censé opérer à 100 % dans les termes et les échelles convenus avec les industriels.

Pour prendre l’exemple de la filière laitière, nous avons accepté des hausses de prix de la part de tous nos fournisseurs, pour atteindre un prix compris entre 370 euros et 375 euros les 1 000 litres et ce, dès le 1er mars 2019. Si les transformateurs tiennent leurs engagements, les achats négociés par Envergure représenteront une hausse de 1 100 euros pour chacun des 30 000 producteurs concernés, à laquelle doivent s’ajouter, bien entendu, la contribution des autres centrales et les hausses convenues dans le cadre des marques de distributeurs (MDD).

Vous l’aurez compris, nous n’avons pas de relation directe avec le monde agricole, mais uniquement avec les grandes marques. S’agissant des autres filières agricoles, nous souhaiterions que les fournisseurs fassent preuve de davantage de transparence sur le prix payé aux producteurs et sur l’origine des matières premières.

Monsieur le rapporteur, vous avez souvent parlé de « prix juste ». Pour nous, un prix juste devrait permettre au producteur de vivre de sa production, à l’industriel de couvrir ses coûts de production et ses investissements, au distributeur de couvrir ses coûts de distribution et de dégager des marges de manœuvre pour préparer l’avenir. Pour le consommateur, qui est au bout de la chaîne et se pose en quelque sorte en juge de paix, le prix juste est souvent le prix le plus bas.

Contrairement à la description qu’en font la presse et certains observateurs, la guerre des prix n’est pas dirigée contre les fournisseurs ou les producteurs ; elle est simplement le moyen, pour un distributeur, de prendre des parts de marché à ses concurrents, étant entendu que le consommateur est volatil, peut changer de magasin ou modifier sa fréquence d’achat en fonction de ce paramètre. Vous le constatez chaque jour, les distributeurs qui ne font pas du prix un critère essentiel se trouvent rapidement disqualifiés du marché de la distribution.

La « guerre des prix » pourrait même s’intensifier dans le contexte concurrentiel actuel. Les discounters allemands intègrent de plus en plus de produits de marques connues dans leurs magasins, uniquement concentrées sur des 20-80, à des prix encore plus bas que la distribution classique. Dans le même temps, de nouveaux acteurs arrivent sur le marché, tels Action, qui s’est hissé très rapidement au troisième rang des enseignes préférées des Français. De son côté, le e-commerce est à même de préempter des catégories alimentaires, comme il l’a fait précédemment sur le non-alimentaire et le risque est assez grand de voir des géants comme Amazon s’emparer de marchés alimentaires basiques de la grande consommation. Enfin, la concurrence est exacerbée par le jeu des comparateurs de prix.

Il est vrai que les relations avec les fournisseurs peuvent être compliquées, mais ce n’est pas toujours le cas. Certaines se déroulent dans un cadre tout à fait normal et chacun peut y trouver son compte. Les box de négociation ont fait l’objet de diverses descriptions lors des auditions précédentes. Envergure ne dispose pas de box mais de grandes salles de réunion, climatisées, avec eau, café et matériel de projection à disposition. Les mots « intimidation », « maltraitance », « harcèlement » qui ont été prononcés lors de ces auditions ne correspondent pas davantage à nos pratiques. Nous pouvons nous opposer à nos fournisseurs sur des politiques commerciales, mais toujours en respectant le cadre qui est le nôtre, celui du respect des hommes et des entreprises. Nos équipes ont pour objectif la qualité de la relation avec les fournisseurs.

Nous avons beaucoup entendu parler de « déréférencement abusif ». Là encore, nous ne nous reconnaissons pas dans ces termes. Le métier de distributeur consiste à opérer des choix et la distribution est ainsi faite que, tous les ans, des produits sortent. Nielsen vous l’a indiqué, 1 300 produits référencés sortent chaque mois, du fait du renouvellement des gammes, pour faire la place à l’innovation et répondre aux attentes des consommateurs. Lorsque des arrêts de gamme sont décidés, nous respectons le cadre légal du préavis.

Il est faux de dire que les négociateurs connaissent les conditions de toute la distribution. Chez Envergure, nous n’avons pas de contact avec les autres centrales d’achat, ni avec Horizon, ni avec Leclerc, ni avec Intermarché.

Lorsque les industriels déclarent que les prix baissent de façon continue depuis cinq ans, ils donnent une vision agrégée qui ne tient pas compte des différentes hausses et baisses de prix. Tous les fournisseurs n’ont pas subi une baisse de prix ces cinq dernières années. Je tiens à vous dire, dans cette audition qui est publique, qu’Envergure a signé cette année des hausses de prix avec près de 40 % de ses fournisseurs. Il existe donc des hausses et des baisses de prix, le tout donne un équilibre.

Par ailleurs, on n’évoque jamais les produits d’innovation ou de rénovation et le renouvellement des gammes, gérés par les fournisseurs, qui créent de la valeur et ne sont pas pris en compte dans la mesure de la désinflation.

Parallèlement à la guerre des prix, dont on parle beaucoup, il faut savoir qu’il existe une guerre des marques. L’objectif des industriels, en interne, est de prendre des parts de marché à leurs concurrents : ainsi, certaines baisses de prix sont formulées pour prendre de la place, au détriment d’autres grandes marques, de MDD et de marques de PME parfois.

A contrario, certaines multinationales nous obligent à détenir des gammes et nous soumettent à des CGV quelquefois très contraignantes, en contrepartie d’une remise suffisante pour pratiquer le prix de vente qui est celui du marché.

Je rappelle que toutes les études montrent que le prix est un facteur de choix essentiel. Le consommateur, très volatil, choisit souvent son magasin selon ce critère, le pouvoir d’achat étant au cœur de ses préoccupations. Pour satisfaire cette attente et faire face aux nouvelles formes de commerce très agressives – e-commerce ou soldeurs-déstockeurs – , la grande distribution n’a d’autre choix que d’être dans le match du prix. Bien sûr, le prix n’est pas un paramètre suffisant, mais il est indispensable.

Nous défendons un modèle de distribution qui propose un choix très large, valorise l’innovation, met en avant les marques et facilite la diffusion des produits. Ce modèle a permis le développement de l’agroalimentaire en France, il emploie des centaines de milliers de salariés – Carrefour est le premier employeur privé en France, U Enseigne compte pas moins de 70 000 salariés, pour ne parler que des emplois directs. C’est en quelque sorte pour défendre ce modèle que Carrefour et U ont décidé de créer la centrale Envergure.

Le rapport de force n’est pas tout à fait celui que vous pensez, puisqu’il n’est pas aussi favorable à la distribution. Il ne faut pas considérer le marché PGC comme un gros marché avec quatre centrales d’achat, mais le regarder catégorie par catégorie. Vous vous apercevrez alors que dans chacune d’entre elle, deux ou trois fournisseurs, trois grandes marques nationales ou internationales au maximum réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires des produits de marque en France. Il n’existe qu’un fournisseur en cola, qu’une marque en pâte à tartiner, qu’un fournisseur pour le maquillage, la coloration ou encore les couches ; même chose pour le rasage et les frites. Deux grands fournisseurs se partagent le marché de la confiserie ; c’est également le cas pour les céréales, les chips, le fromage ou le lait infantile. Les centrales d’achat ne négocient qu’avec trois fournisseurs pour ce qui est des bières, du café, des biscuits, des jus de fruits et des yaourts !

Sans négociation, les prix auraient augmenté de 15 à 20 % ces cinq dernières années, car tous les ans, les fournisseurs demandent – de façon agrégée là encore – une hausse comprise entre 3 et 4 %.

En revanche, nous avons conscience que les filières agricoles doivent être soutenues par l’ensemble des acteurs de la filière. Nous considérons que le rôle de l’industrie et du commerce est de trouver le juste équilibre pour répondre à cet objectif. C’est la raison pour laquelle nous estimons que la loi EGAlim est l’occasion de travailler en confiance et en transparence avec les industriels impliqués dans la transformation des produits agricoles.

M. le président Thierry Benoit. Envergure est-elle une centrale d’achat ou de négociation ? Ne voyez-vous pas une anomalie dans le fait que Carrefour et le groupe U se soient regroupés à l’achat, alors que ce sont des concurrents – du moins aux yeux des consommateurs ? Cela n’inspire-t-il pas une certaine méfiance dans vos rangs ? D’ailleurs, je crois savoir, monsieur Vaudoit, que vous venez de Carrefour, quand M. Cazorla a travaillé pour le groupe U.

M. Stéphane Vaudoit. Envergure a été créée en octobre 2018, après un accord conclu au mois de mars. Les deux enseignes, effectivement concurrentes à la vente, mais dont les valeurs sont proches et les contributions au monde agricole similaires, ont décidé de se réunir à l’achat. Elles ont signé un partenariat composé de plusieurs volets, dont l’un concerne la négociation avec les grandes marques nationales et internationales, ce qui a donné lieu à la création d’Envergure. Les présidents de U et de Carrefour évoqueront sans doute devant vous les autres volets, dont certains sont en lien direct avec le monde agricole.

Envergure est une centrale de négociation : nous n’achetons pas directement les produits, nous négocions auprès des fournisseurs les plans d’affaires écrits d’un côté par Carrefour, de l’autre par U. Ce sont les groupes qui achètent les produits. Les groupes ont souhaité ce partenariat pour demeurer compétitifs dans un contexte de concurrence exacerbée, éviter de se trouver isolés lorsque d’autres alliances à l’achat se formaient, et allier leurs forces pour mieux négocier avec les grandes multinationales. Pour autant, ces entreprises restent indépendantes et concurrentes sur le front de vente. Les deux enseignes n’échangent pas sur leurs politiques commerciales, par ailleurs fort différentes, ni sur leurs politiques de prix afin de respecter pleinement le libre jeu de la concurrence.

M. le président Thierry Benoit. Ne voyez-vous pas un risque de collusion entre ces deux enseignes concurrentes ? Les négociations, que vous assurez, se conduisent-elle en parallèle des procédures d’achat ou entrez-vous en contact avec les fournisseurs une fois les achats terminés ? Prenons à nouveau l’exemple de la filière laitière : que négociez-vous après que Carrefour a acheté son lait et son fromage et que Système U a fait de même ? Je ne vois pas bien ce que vous faites, hormis mener la « guerre des prix » et extraire de l’argent de la filière. C’est ainsi que je comprends les choses : au nom du sacro-saint prix bas, vous essayez d’obtenir de l’argent de l’industriel, lequel se tourne vers le maillon « amont », le producteur, et lui demande de prendre en compte le fait qu’il a déjà vendu son lait aux acheteurs de U et de Carrefour. Que négociez-vous donc, qui ne se négociait pas avant octobre 2018 ?

M. Stéphane Vaudoit. Un dossier a été déposé courant 2018 auprès de l’Autorité de la concurrence, qui s’est assuré que la création de cette centrale répondait aux règles du droit de la concurrence. Aucune observation ou remarque particulière n’a été formulée à cette occasion. Pour autant, une enquête est en cours ; elle fournira des éléments dans quelques mois ou quelques années s’il y a matière à observer une éventuelle faille dans le respect des règles de la concurrence.

Vous savez qu’en matière de négociation, le cadre législatif est assez rigide, voire lourd par rapport à celui en vigueur dans d’autres pays. Les négociations commerciales doivent être formalisées dans un contrat-cadre, qui régit pour un an ce que la loi appelle le « prix convenu ». De fait, la négociation, qui se déroule d’octobre à mars, précède toujours l’acte d’achat – qui se résume à commander et à régler un produit.

M. le président Thierry Benoit. Je formule autrement mes questions : qu’est-ce que la création d’Envergure a changé pour ceux qui vendaient déjà des produits à Carrefour et à Système U avant octobre 2018 ? La phase de négociation intervient-elle avant, pendant la phase d’achat ou une fois celle-ci achevée ?

M. Stéphane Vaudoit. La centrale a été créée en octobre 2018, et c’est à partir de ce moment-là que nous avons engagé les discussions avec nos fournisseurs. Les négociations avec chacun des fournisseurs durent jusqu’à la fin du mois de février, elles concernent les plans d’affaires qui seront mis en place chez Carrefour et chez U, les conditions et les évolutions de prix.

Les enseignes ne mènent pas de négociations en parallèle. Carrefour ne négocie pas avec ses fournisseurs, et U pas davantage L’entité de référence pour la négociation avec les 70 fournisseurs de la grande consommation est désormais Envergure.

M. le président Thierry Benoit. Doit-on en déduire que c’est vous qui donnez le feu vert pour acheter ? Je n’ai toujours pas saisi la différence entre ce qui se passait avant et ce qui se passe maintenant. Vous avez expliqué qu’Envergure est une centrale de négociation. Si j’ai bien compris, comparée aux autres, elle fait figure de « gentil » ‑ si l’on peut utiliser un tel mot pour le secteur de la distribution !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je répète la question du président, pourtant très claire : quelle est votre plus-value dans la négociation ? Carrefour et U ne savaient-ils pas négocier avant la création d’Envergure, étaient-ils incompétents dans ce domaine ? Peut-être n’apportez-vous rien de plus, hormis la possibilité de mettre un peu plus de pression sur l’industrie agroalimentaire pour faire encore chuter les prix ?

M. le président Thierry Benoit. Et qu’apportez-vous de plus aux consommateurs ? Vous nous avez expliqué que les deux enseignes s’étaient organisées parce que les autres concluaient des alliances, dans un contexte de concurrence exacerbée.

M. Stéphane Vaudoit. Toutes les centrales d’achat passent par une phase de négociation, sur les assortiments, les innovations, le « publi-promotionnel ». Il y a ensuite la phase d’achat, puis les produits rentrent, font l’objet d’animations. Envergure se situe en amont de la phase de négociation. Bien évidemment, les deux enseignes savent négocier, mais lorsque l’on représente 10 ou 20 % d’un marché en évolution, on se pose des questions sur sa capacité à peser dans la négociation.

Car c’est bien la question que vous posez : « Êtes-vous là pour peser dans la négociation ? ». Si les enseignes ont choisi ces 70 fournisseurs, c’est parce qu’il existe des produits, incontournables, pour lesquels la négociation ne se passe pas de façon aussi simple. Un grand distributeur ne sera jamais assez important pour imposer des achats, c’est une construction qui doit se faire.

Nous récupérons donc l’ensemble des plans d’affaires, écrits par U et par Carrefour ; cela nous permet de donner à l’industriel une vision globale sur son assortiment dans les deux enseignes, dont les stratégies commerciales sont différentes ; nous lui indiquons quelles sont les innovations qui intéresseront U d’une part, Carrefour de l’autre.

Bien évidemment, Envergure a été créée pour la performance à l’achat. On entend souvent par là le fait de tirer le prix vers le bas : notre objectif est de négocier, et de négocier un meilleur prix. Lorsque l’on voit de nouveaux acteurs comme Action pratiquer des prix de vente comme personne ne sait le faire en France, on imagine qu’il existe encore des marges de négociation. Mais dans le cadre qui nous intéresse, celui du monde agricole, il nous arrive aussi de négocier des hausses tarifaires. Notre mission n’est pas uniquement de négocier des baisses. L’idée est de regarder en quelle proportion la hausse peut se faire : elle a un impact direct sur le prix de vente et un prix de vente en trop forte augmentation peut dérégler un marché. Globalement, nous avons cette volonté d’orienter la négociation aussi bien à la hausse qu’à la baisse, pour obtenir des résultats qui nous semblent équilibrés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je n’ai toujours pas saisi votre réponse mais je lirai le compte rendu pour tenter de mieux comprendre. L’industriel, la PME ou la TPE qui veut vendre ses produits imagine qu’il fera plus de volume en ayant affaire à la fois à Carrefour et à U. Prenez-vous des engagements sur les volumes avec tous les fournisseurs ou vous arrive-t-il de négocier des prix sans volume ? C’est une question que je me pose à chaque fois : comment accepter un prix quand, en face, il n’y a pas d’engagement sur le volume ?

M. Stéphane Vaudoit. Tous les plans d’affaires contiennent un engagement sur le volume, dans la mesure où ils donnent in fine un chiffre d’affaires. L’une des enseignes nous transmet un plan d’affaires associé à un chiffre d’affaires – donc à un volume. Nous recevons alors l’industriel, et ce que nous contrôlons avec lui, c’est que le plan d’affaires qui est écrit pourra bien produire l’effet escompté, le chiffre que l’enseigne doit aller chercher.

Rien n’est jamais tout à fait sécurisé puisque le marché est volatil. Prenons l’exemple symptomatique des crèmes glacées : vous pouvez vous mettre d’accord sur un chiffre d’affaires, il sera dépassé de beaucoup si la saison est très bonne, et s’effondrera si la saison est médiocre. Définir un chiffre d’affaires revient toujours à prendre un risque. Mais de manière générale, les industriels reconnaissent que Carrefour et U sont des enseignes qui respectent les plans d’affaires conclus et qui se situent globalement dans les chiffres d’affaires annoncés, au côté de celles portées par le vent et des autres, en difficulté.

Nous jouissons d’une certaine reconnaissance pour la qualité de notre travail ; c’est en tout cas ce que les fournisseurs font remonter, je vous invite à le vérifier auprès d’eux.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les mots ont un sens. Vous élaborez, dites-vous, des plans d’affaires – vous négociez donc les prix, en ayant l’avantage de représenter deux enseignes –, mais vous ne sécurisez jamais le chiffre d’affaires. Pour la représentation nationale, négocier un prix sans sécuriser ou « cranter » un chiffre d’affaires, cela peut paraître bizarre. Comment, en effet, vendre et négocier sans savoir si son chiffre d’affaires sera de 1 million ou de 10 millions ?

M. Bruno Cazorla. Je me suis sans doute mal exprimé. Nous décidons ensemble du chiffre d’affaires que nous devons réaliser. Celui-ci est donc inscrit, en tant qu’objectif, dans les contrats-cadre des enseignes. Toutefois, diverses perturbations peuvent intervenir. L’important, pour un fournisseur – et c’est cela qui détermine la qualité de la relation –, est que les enseignes respectent exactement tout ce qui a été convenu. De fait, le chiffre d’affaires n’est que le résultat des actions qui ont été menées. Or, celles-ci peuvent être perturbées. Lorsque j’étais patron de la filière « Produits de grande consommation » (PGC) chez U, mes collaborateurs étaient « objectivés » sur le niveau de chiffre d’affaires qu’ils positionnaient avec un industriel, précisément pour qu’ils soient attentifs à ce qui est écrit, comptabilisé. Mais, encore une fois, il peut y avoir des phénomènes extérieurs. En tout cas, le chiffre d’affaires est contractualisé. Je suis désolé si je me suis mal exprimé.

M. Stéphane Vaudoit. J’ajouterai, pour compléter les propos de mon collègue, que le plan d’affaires que nous discutons avec les fournisseurs a beaucoup de valeur pour les industriels – nous ne négocions ni avec des PME ni avec des TPE : notre périmètre ne comprend que des multinationales et des grandes marques nationales. Il comporte des éléments extrêmement détaillés qui permettent d’appréhender, avec le fournisseur, le niveau de chiffre d’affaires objectif que nous pouvons fixer, chiffre d’affaires qui est inscrit dans chaque contrat. C’est en quelque sorte un engagement qui nous lie au fournisseur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En tout état de cause, le prix, lui, est négocié et ficelé. Comment l’entente avec un industriel peut-elle être cordiale si, alors que le prix est ficelé, le volume, le chiffre d’affaires dont vous avez plus ou moins convenu n’est pas, en fait, respecté ? Certains industriels nous ont dit qu’en définitive, ils n’atteignaient que le tiers ou la moitié du chiffre d’affaires prévu. Il est tout de même très difficile de négocier un prix sans avoir un véritable objectif en matière de volume.

M. Stéphane Vaudoit. En ce qui nous concerne, les chiffres d’affaires réalisés avec les fournisseurs sont très proches de ceux qui avaient été objectivés. Ceux qui vous ont dit qu’un tiers seulement ou 50 % du chiffre d’affaires qui avait été convenu a été réalisé n’ont pas négocié avec nous, ni même ceux qui n’ont réalisé que 80 % ou 85 % du chiffre prévu. Et si celui-ci n’est réalisé qu’à hauteur de 90 %, c’est parce qu’un accident industriel est survenu et que des facteurs externes – par exemple, une grève logistique empêchant un fournisseur d’honorer les commandes –, qui ne sont pas de sa responsabilité et qui relèvent de la force majeure, sont venus perturber grandement l’activité prévue.

Mme Cendra Motin. Je souhaiterais connaître les termes dans lesquels sont rédigés les objectifs qui figurent dans les contrats. Aussi, peut-être pourriez-vous communiquer au rapporteur un modèle de contrat pour que nous puissions bien nous rendre compte de la fermeté de votre engagement. Par ailleurs, je souhaiterais savoir si vous négociez également pour l’international.

Si tel est le cas, comment parvenez-vous, sachant que le réseau des enseignes U est « franco-français » et que celui de Carrefour est international, à un équilibre avec vos fournisseurs, dont certains n’interviennent que sur le marché national ?

M. Stéphane Vaudoit. Pour répondre à votre première question, nous vous communiquerons les contrats pour que vous puissiez apprécier ce qui y est stipulé. En tout état de cause, dans l’esprit, un chiffre d’affaires prévisionnel est fixé avec le fournisseur. De fait, le chiffre d’affaires se réalise à deux. Commercialement, on ne peut pas prendre un engagement d’achat. Si, par exemple, un fournisseur rénove 10 % de ses gammes, nous apprécions la situation ensemble. Il suffit que les produits ne séduisent pas les consommateurs ou n’aient pas le même niveau de performance pour que cela change grandement la donne. Dans l’esprit, il s’agit bien d’un chiffre d’affaires prévisionnel appréhendé de façon collective.

Par ailleurs, pour les négociations internationales, Carrefour dispose d’une centrale internationale, C.W.T., dont vous allez entendre les représentants cette semaine, me semble-t-il. Le mieux serait donc que vous les interrogiez de façon précise, car nos sujets sont dissociés et différents : nous n’avons pas de relation directe avec cette centrale internationale. Nous traitons, quant à nous, les conditions « France », l’activité « France », les plans d’affaires « en France » pour Carrefour et U, alors que la centrale internationale propose à des fournisseurs internationaux des services qui ont vocation à développer leur business à une échelle internationale.

M. le président Thierry Benoit. Je souhaiterais connaître le statut juridique de la centrale Envergure. À plusieurs reprises, vous avez évoqué les valeurs qui sont les vôtres ou, tout au moins, dont vous souhaitez qu’elles soient celles d’Envergure : exigence, performance, respect, confiance. Pouvez-vous nous dire quelle est, en définitive, la démarche qui a présidé à la création d’Envergure, au-delà du fait que les autres acteurs de la distribution se sont organisés de cette manière ? Vous avez tenté de nous convaincre que votre centrale était différente, du point de vue de ses objectifs ou de ses valeurs, d’un certain nombre d’autres centrales : en quoi l’est-elle ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous nous dire un mot de sa gouvernance ? A priori, elle compte deux membres, U et Carrefour. Vous-même, monsieur le président, avez-vous été nommé ou avez-vous été élu ? Y a-t-il un directoire, des notables, des acteurs ? Nous aimerions en savoir plus sur la centrale Envergure qui, a priori, ne manque pas d’envergure…

M. Stéphane Vaudoit. Envergure est une société par actions simplifiée (SAS) détenue à parts égales par Carrefour et « U ». Elle est dirigée par moi-même, qui en suis le président, issu de Carrefour, et par Bruno Cazorla, qui en est le directeur général, issu de U. Dès le début, il a été décidé que la direction serait bicéphale – cela est inscrit dans les statuts – et que serait respectée une sorte de parité, même si les deux acteurs peuvent paraître d’une taille différente sur le marché.

En ce qui concerne la gouvernance, le comité de surveillance, qui élit son président, est composé de six membres – trois d’entre eux viennent de U, les trois autres de Carrefour – qui n’ont aucune activité opérationnelle, liée aux achats ou à la relation avec les fournisseurs, dans chacune des enseignes. Il s’agit de personnes qui exercent leur activité dans les domaines de la finance, du fonctionnel ou du juridique.

Bruno Cazorla et moi-même avons été désignés par nos mandants respectifs, Carrefour et U, qui ont estimé que nous étions compétents et que nous connaissions suffisamment le monde de la grande consommation pour pouvoir piloter cette centrale.

M. Bruno Cazorla. Il est vrai que nous avons choisi nos propres valeurs, indépendamment de celles des deux enseignes, qui souhaitaient que cette centrale soit « différenciante » et différente. Nous avons mis au cœur de notre projet l’humain et la sécurisation de nos enseignes. Ainsi nous avons fait en sorte de nous assurer qu’il n’y aurait pas d’échanges de données illicites entre celles-ci. Le projet a été construit autour de cet aspect juridique important. Nos équipes ont donc suivi deux formations dans ce domaine et nous avons édicté des règles très simples. Par exemple, lorsque l’on est chez U, on ne parle jamais de Carrefour, et vice-versa. Cette règle est la plus simple à mettre en œuvre et c’est la plus protectrice.

Notre fonction, en tant que président et directeur général, est de protéger nos enseignes de quelque relation illicite que ce soit. Nous avons donc des locaux propres, notre outil informatique est différent de celui des enseignes et comporte des verrous qui empêchent toute erreur d’aiguillage d’un document. Ainsi, un document intitulé « Carrefour » ne peut pas être envoyé à une adresse U, et vice-versa. Nous sommes allés loin dans cette démarche de protection, qui est intégrée dans les objectifs de nos collaborateurs. Nous avons martelé cet impératif, car le risque est grand. Nous avons notamment fait signer un contrat de confidentialité à l’ensemble de nos négociateurs pour que chacun se rende bien compte de l’importance de cet aspect.

Quant aux valeurs, elles ont été choisies par nous et les équipes. C’est la raison pour laquelle on s’attache à cette centrale. Nous essayons d’avoir des relations différentes. Nous ne prétendons pas que tout est rose et que les négociations sont faciles ; ce n’est pas le monde des Bisounours. Nous avons rencontré des difficultés liées, non pas aux relations mais à des oppositions de demandes. Lorsque, à un tarif à + 6, on oppose une demande à moins - 4, on sait qu’il va falloir se rejoindre et trouver un équilibre, ce qui peut être compliqué. En revanche, nous avons insisté sur le discours, la façon d’être, pour essayer de créer une relation.

Nous projetons Envergure dans les cinq années à venir. Nous avons ainsi organisé une grande session au cours de laquelle nous avons expliqué à l’ensemble de nos industriels que nous voudrions nous inscrire, et ce n’est pas gagné, dans une relation beaucoup plus sereine et plus transparente.

M. le président Thierry Benoit. Nous verrons ce qu’il en sera, car on observe, dans ce secteur, des mariages, des démariages, des remariages – c’est un peu complexe.

Vous nous confirmez donc que vos interlocuteurs, les fournisseurs avec lesquels vous négociez, sont des groupes industriels internationaux, et non des PME ou des entreprises de taille intermédiaire.

M. Stéphane Vaudoit. En effet, il ne s’agit que de grandes marques nationales et internationales, dont la liste a été a été établie par nos mandants, Carrefour et U, et déposée, bien entendu, à l’Autorité de la concurrence.

M. le président Thierry Benoit. Avant que M. le rapporteur n’aborde de manière plus approfondie la question des négociations, pouvez-vous nous communiquer quelques éléments sur le profil des négociateurs ? Changent-ils régulièrement de centrale, à l’instar des distributeurs ? Quelle est la proportion des négociateurs employés par Envergure qui travaillaient auparavant pour d’autres centrales ?

M. Bruno Cazorla. La moitié des négociateurs composant Envergure viennent de Carrefour, l’autre moitié de U ; il n’y a pas eu d’ajouts externes. Quant aux profils, ils sont de tous types : certains sont ingénieurs agronomes, d’autres sont diplômés d’écoles de commerce ou, comme c’est mon cas, issus du sérail. Oui, il arrive que des négociateurs quittent une centrale pour une autre. Beaucoup d’échanges se font également avec le monde industriel, qui vient souvent chercher des compétences dans la grande distribution.

C’est un monde dans lequel on peut naviguer et changer de carrière. En tout cas, nos profils actuels sont bien issus de nos sociétés mères.

M. le président Thierry Benoit. Je vous pose cette question, car une telle situation soulève inévitablement des problèmes de confidentialité, de collusion, de transmission d’informations d’une centrale à une autre. On peut imaginer que si cette union dure cinq ans, au train où vont les choses, au fil des mariages et des remariages, certains négociateurs risquent de rejoindre une autre centrale. Or, lorsque tel est le cas, je suppose qu’ils ne font pas abstraction des éléments d’information en leur possession qui peuvent leur permettre de mener des négociations aiguisées, abruptes, de nature à entretenir cette concurrence exacerbée. Cela suscite tout de même quelques interrogations quant à l’exercice du droit de la concurrence. De ce point de vue, le mouvement des négociateurs est un sujet. Dans certaines activités commerciales, il existe des clauses de non-concurrence, si vous voyez ce que je veux dire.

M. Stéphane Vaudoit. Il y a en effet un sujet, mais il n’est pas propre aux distributeurs ou aux négociateurs. Pardonnez-moi, mais sans doute avez-vous de ce sujet une vision erronée car, contrairement à ce que vous pensez peut-être, les mouvements d’un distributeur à un autre sont assez rares. Dans ce secteur, le turnover est surtout dû à des départs vers des industriels : 60 % à 80 % de ceux qui quittent un distributeur vont chez un industriel, tandis que 20 % à 40 % partent chez un autre distributeur. Ce type de mouvements est donc assez rare, contrairement à ce qui se passe au sein de l’industrie où, je peux vous l’assurer, ils sont très nombreux. Il vous suffit, pour le constater, d’étudier les profils ou de mandater un cabinet pour mener une étude dans ce domaine. Ainsi, parmi les personnes que vous avez entendues, certaines se sont exprimées au nom d’une grande marque de biscuits mais représentaient peut-être, il y a trois ans, une grande marque de soda. Cela tourne beaucoup, certainement plus que vous ne le pensez.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La variable de vos négociateurs comprend-il une part indexée sur la déflation, le « flat » ou l’inflation des tarifs fournisseurs ? Avez-vous fait évoluer leurs conditions de rémunération entre 2017 et 2019 ou sont-elles restées les mêmes ?

M. Stéphane Vaudoit. Oui, bien entendu, une part de la rémunération variable est « objectivée », non pas sur la déflation ou l’inflation, mais sur l’évolution des prix que peut négocier un négociateur. En effet, si certains d’entre eux ont pour objectif une baisse des prix, d’autres peuvent avoir pour objectif, notamment dans le cadre d’un marché particulier fortement inflationniste, une hausse de prix maximale à ne pas dépasser. Pour un acheteur – et ce n’est pas propre à la distribution : j’imagine qu’il en va de même pour ceux de la fonction publique –, le prix est forcément une composante essentielle. J’ai évoqué la fonction publique, mais tenons-nous-en à l’industrie : chacun de nos fournisseurs possède un service achat dont les acheteurs ont des objectifs liés à des évolutions de prix, mais, encore une fois, pas forcément à la baisse.

La seconde partie de la rémunération variable dépend de critères purement qualitatifs, qui reposent largement sur le respect, d’une part, des valeurs de notre centrale et, d’autre part, des règles juridiques. Nous nous attachons en effet à valoriser, dans la rémunération de nos négociateurs, la qualité des relations avec nos fournisseurs et le strict respect du cadre juridique.

En ce qui concerne l’évolution de la rémunération, nous ne pouvons pas vous communiquer de référence, puisque c’est la première année d’activité d’Envergure.

Nous verrons ce qu’il en sera l’année prochaine ; pour le moment, nous ne pouvons pas établir de comparaison avec une année précédente.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Tout à l’heure, vous avez indiqué que vous commenciez à moins 4. Votre logique consiste-t-elle à aborder une négociation avec un moins 4 sur une base 100 ?

En ce qui concerne la rémunération variable de vos acheteurs, pourriez-vous me communiquer un document indiquant le nombre de ceux de vos acheteurs qui ont perçu une prime à la déflation, au « flat » ou à l’inflation, et le niveau de ces primes ? Nous pourrons ainsi mieux appréhender la façon dont les États généraux de l’alimentation (EGA) ont été pris en compte puisque, je tiens à le rappeler, une charte de bonnes pratiques a été adoptée à cette occasion.

M. Bruno Cazorla. Nous vous transmettrons l’ensemble des éléments que vous nous avez demandés. En ce qui concerne la logique de déflation, les négociations ne se passent pas tout à fait comme vous l’avez indiqué. Le premier tour de négociations permet généralement d’avoir un échange : l’industriel nous informe de ce qu’il souhaite obtenir, nous tenons compte des remontées des enseignes, une comparaison est établie et nous examinons avec l’industriel l’ensemble du marché. Un travail de prospection sur les prix, la concurrence, l’évolution des marchés et des matières, est réalisé en amont. Il nous permet d’appréhender un niveau. Lorsque, tout à l’heure, j’ai fait allusion à un moins 4, c’était pour illustrer une distension : ce ne sont pas forcément des chiffres réels, surtout lorsque le résultat de la négociation est sans commune mesure avec ces chiffres. Mais, comme je sais que nous sommes écoutés, je préfère ne pas citer de chiffres proches de la réalité.

Toujours est-il que des échanges se font lors des premiers tours de négociation. Ne croyez pas que, lorsqu’un industriel arrive chez Envergure, il s’assoit, on lui demande une déflation et il repart. Il arrive que nous ne puissions absolument pas répondre à certaines des demandes qui nous sont faites. Mais, si un fournisseur a une exigence particulière qui ne figure pas dans le document qui nous a été envoyé, nous la transmettons à l’enseigne pour savoir ce qu’elle en pense et ce qu’elle peut faire. Puis, nous nous revoyons et nous construisons ainsi la négociation au fur à mesure. Celle-ci s’étale donc dans le temps, mais elle est faite de beaucoup d’échanges, qui peuvent être positifs. Il ne s’agit pas d’exiger, pendant une heure, des baisses : encore une fois, il y a un échange qui permet de construire la négociation. Une évolution de chiffre ou de volume peut permettre à un industriel d’investir sur un marché. Ainsi, certains d’entre eux sont arrivés, cette année, avec une volonté d’investir parce qu’ils ont eu de gros temps forts ou parce qu’ils ont une obligation de résultat. Tous les cas de figure existent. En ce qui concerne les hausses, c’est la même chose : un niveau de hausse a été donné et des objectifs ont été fixés, comme à ceux à qui des niveaux de baisse avaient été demandés.

M. Stéphane Vaudoit. J’ajoute que la négociation démarre sur la base d’un élément : les conditions générales du fournisseur. Avant tout, celui-ci nous présente, chaque année, conformément à la loi, ses nouvelles conditions générales de vente et nous demande une hausse de prix de x %, pour différentes raisons, que l’on peut estimer justifiées ou non, et que nous discutons.

Mme Cendra Motin. Les marques proposent des baisses de prix, avez-vous dit. Pourriez-vous illustrer ce cas de figure ? En effet, nous avons reçu jusqu’à présent beaucoup d’industriels qui nous ont fait part de leurs innovations.

Vous avez également indiqué que vous aviez consenti des efforts particuliers sur le prix de certains produits, notamment, suite à la loi EGAlim, sur le blé.

De fait, des industriels ont évoqué les investissements très lourds qu’ils avaient réalisés pour aller dans le sens du consommateur – ce qui est également votre volonté : je sais que Carrefour, notamment, fait, avec « Act for Food », un marketing d’enfer sur le « Manger sain » et le « Manger bio ». Pourtant, tous ces industriels nous ont indiqué qu’ils avaient obtenu, au mieux, un « flat » ; pas un seul d’entre eux ne nous a dit qu’il était parvenu à obtenir une hausse de tarifs. Je souhaiterais donc savoir quels types d’industriels vous demandent des hausses de tarifs et comment vous avez accompagné concrètement, après EGAlim, les productions spécifiques, notamment celle du blé.

M. Stéphane Vaudoit. En ce qui concerne les fournisseurs qui demandent des baisses de prix, ne nous racontons pas d’histoires, c’était un exemple : chaque année, ils demandent des hausses de prix. Néanmoins, il arrive que, dans le jeu de la négociation, certains d’entre eux proposent rapidement des baisses de prix moyennant des contreparties. Je vais vous citer un exemple concret. Cette année, les prix d’achat du café sont en forte baisse. Les industriels du secteur sont donc capables de proposer, très rapidement, des baisses de prix pour que davantage de produits soient diffusés dans les magasins. Vous pourrez le vérifier auprès des fournisseurs concernés.

Par ailleurs, vous nous dites qu’aucun fournisseur n’est parvenu à obtenir une hausse de prix. Nous avons vu la liste de ceux qui ont été auditionnés à huis clos par votre commission ; nous négocions avec presque une trentaine d’entre eux. Nous ne nous sommes pas amusés à faire le compte mais, nous vous l’avons dit en introduction, nous avons négocié des hausses de prix avec près de 40 % de nos fournisseurs, et je serais surpris que la proportion ne soit pas la même en ce qui concerne ces trente fournisseurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Lorsque vous dites que 40 % de ces fournisseurs ont obtenu des hausses de prix, ces hausses concernent-elles leur chiffre d’affaires ou certaines de leurs références ? Ou plutôt – comparons des pommes avec des pommes – sur une base 100, sommes-nous aujourd’hui en déflation ou en inflation ?

M. Stéphane Vaudoit. Pour être très précis, nous vous avons indiqué que près de 40 %, et non 40 %, des fournisseurs avaient obtenu une hausse de prix, laquelle porte sur leur volume d’activité globale. Il ne s’agit donc pas de quelques références : sur l’ensemble du chiffre d’affaires que nous réalisons avec eux, près de 40 % des fournisseurs ont négocié avec nous des hausses de prix.

Par ailleurs, je ne crois pas que les fournisseurs qui transforment des produits majoritairement composés de blé – pâtes, viennoiserie, en particulier le pain de mie… – aient subi une baisse de prix – je précise que je parle de blé français. Les prix sont soit stables, soit en hausse. Encore une fois, on ne peut pas vous donner d’informations précises ou nominatives sur des fournisseurs.

M. le président Thierry Benoit. Qu’en est-il sur une base 100 ?

M. Bruno Cazorla. Elle s’inscrit dans ce qu’a donné l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Sur une base 100, on constate une légère déflation. Lorsque nous avons évoqué une régulation, nous pensions à la loi EGAlim, qui permet aux industriels de récupérer une importante somme d’argent qui n’est pas investie dans le « publi-promo ». L’équilibre se fait ainsi. Selon l’Observatoire des prix et des marges, la déflation moyenne, en France, est de 0,40, mais une partie n’a jamais été comptabilisée et ne le sera pas ; je veux parler de celle qui correspond à la récupération de masses de mandats liée à un investissement beaucoup moins important dans les Nouveaux instruments promotionnels (NIP). Or, cette partie est intéressante, me semble-t-il, pour les industriels.

Cependant, vous ne la verrez pas dans le niveau de déflation ou d’inflation corrélé : il faudrait appairer les deux éléments pour connaître le niveau exact de déflation.

M. le président Thierry Benoit. La centrale Envergure a été créée en octobre 2018. Nous vous avons demandé de nous communiquer son chiffre d’affaires, que vous nous avez transmis mais que je vais volontairement taire car c’est un élément confidentiel. Cependant, pouvez-vous nous dire comment ce chiffre d’affaires, qui correspond à deux mois et demi d’activité, se décompose-t-il et comment vous le qualifiez, au regard notamment du nombre de collaborateurs qui y ont contribué ? Comment une centrale de négociation peut-elle réaliser un tel chiffre d’affaires en seulement deux mois et demi d’activité ?

M. Stéphane Vaudoit. Nous avons en effet répondu à votre demande en vous fournissant le chiffre d’affaires sorti des comptes de notre centrale. Et, pour éviter toute incompréhension, nous avions précisé le volume d’activité du chiffre d’affaires réalisé par nos mandants, Carrefour et U, avec les fournisseurs concernés. Le chiffre d’affaires réalisé par notre centrale correspond, en fait, à des coûts de fonctionnement, que nous refacturons à nos mandants, comme cela est prévu dans nos statuts. Nous n’avons pas de relations financières avec nos fournisseurs. Nous ne leur adressons donc pas de facturations ; celles-ci sont adressées à Carrefour et U, qui doivent prendre en charge les coûts de fonctionnement de la centrale.

M. le président Thierry Benoit. Ce chiffre d’affaires est-il composé exclusivement des coûts de fonctionnement de la centrale Envergure ?

M. Stéphane Vaudoit. Oui, tels qu’ils sont prévus dans les statuts et déposés à l’Autorité de la concurrence. C’est un chiffre d’affaires qu’on peut qualifier de petit.

M. le président Thierry Benoit. En deux mois, c’est un beau chiffre d’affaires ! Certes, tout dépend d’où l’on se situe, mais tout de même, ramené au nombre de collaborateurs, vous rendez-vous compte ?

Je vous propose que nous poursuivions à huis clos afin que vous puissiez nous expliquer plus précisément le fonctionnement de votre centrale.

(L’audition se poursuit à huis clos).

 

(L’audition reprend de façon publique).

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous allons maintenant évoquer les déréférencements et les arrêts de commandes. Le groupe Envergure a-t-il pu recourir, pour obtenir un prix dans le cadre de négociations, à la possibilité de ne pas référencer ou de déréférencer certaines catégories de produits chez Carrefour ou Système U ? Avez-vous arrêté des commandes et, si tel est le cas, les avez-vous reprises ou avez-vous à nouveau référencé les produits concernés une fois le prix ciblé obtenu ?

M. Stéphane Vaudoit. La pratique que vous décrivez là a pu avoir cours ; elle a été dénoncée, il y a quelques années, par l’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation (ILEC), par exemple. En ce qui concerne Envergure, cette année, nous n’avons appliqué à aucun fournisseur des dispositifs tels que ceux que vous venez de décrire, à savoir un déréférencement des produits ou un arrêt temporaire des commandes destinés à faire pression sur le fournisseur et à obtenir son accord.

En revanche, des évolutions de gamme peuvent intervenir : chaque mois, certains produits ne sont plus vendus dans nos magasins et, chaque mois, des produits sont référencés. Ce n’est pas parce que nous sommes en période de négociation, entre décembre et février, qu’aucun produit n’est référencé ou arrêté : même pendant cette période-là, la vente de certains produits est arrêtée et des innovations fournisseurs sont référencées.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais poser ma question différemment. Si, dans le cadre des négociations, le prix que vous avez ciblé n’est pas atteint, menacez-vous l’industriel de l’agroalimentaire de déréférencer ses produits ou d’interrompre les commandes pendant six mois ? Je vous rappelle que cette audition est publique. Je ne dis pas que le monde industriel est venu se plaindre ; je me pose la question, car j’ai peut-être entendu cela de la part de certains industriels, qui ressentent cette menace dans les boxes de négation – peut-être, du reste, n’êtes-vous pas au courant. Vos acheteurs recourent-ils, de temps à autre, à la menace de déréférencer ou d’arrêter une commande ?

M. Bruno Cazorla. On peut tout appeler menace. Globalement, la négociation a pour objet de trouver un équilibre à une proposition économique. Le choix, in fine, dépend donc de l’enseigne, qui fera en sorte de proposer l’offre la plus performante possible, du point de vue des consommateurs et des tarifs. Prenons deux intervenants d’une même catégorie dont l’un investit beaucoup et l’autre pas du tout : il peut y avoir une modification d’assortiment qui, encore une fois, n’est qu’un choix économique. On peut parler de grands fournisseurs de boisson anisée ou de boissons à base de Cola. Lorsque vous vous passez de ce type d’industriels, ce que certaines enseignes ont fait – ou, dans le sens inverse, lorsque certains industriels se passent de l’enseigne –, vous subissez immédiatement une perte de parts de marché.

Aujourd’hui, l’un des 70 industriels que nous voyons peut se mettre en opposition face à nous, comme nous pouvons nous mettre en opposition face à lui. Le poids dans la négociation est identique et il peut parfois être en notre défaveur. Encore une fois, si l’on se passe de certains produits, on envoie directement des consommateurs chez la concurrence. En effet, des choix s’opèrent. Certains peuvent les présenter comme des contraintes ou des menaces, mais il n’y a aucune menace. Lorsque, pour acheter une voiture, je choisis un garage plutôt qu’un autre, je ne menace personne. C’est une façon de simplifier ce qui est en train de se passer sur ce marché.

Les grandes marques rencontrent aujourd’hui une difficulté majeure, qui n’est pas forcément liée à la négociation : l’attente des consommateurs est complètement différente. De plus en plus le consommateur se recentre sur du produit local, et on constate que les enseignes en général, pas uniquement les nôtres, s’ouvrent à ces produits. Ainsi, y a-t-il énormément de produits qui entrent et, in fine, on a beaucoup moins de place sur un linéaire.

Des choix sont donc opérés en fonction des diverses catégories, cela implique de retenir certains fournisseurs plutôt que d’autre puisque tout le monde ne peut pas entrer dans le même linéaire. Mais, de notre point de vue, parler de menace est un peu fort.

Nous passons effectivement du temps avec nos équipes, dans les box, pour que le ton sur lequel nous nous adressons à nos interlocuteurs ne puisse pas laisser à penser que nous sommes dans la menace ou l’intimidation. Encore une fois, cela n’entre pas dans nos valeurs : et, si les enseignes nous ont choisis, c’est parce que nous ne sommes pas agressifs, et j’espère qu’en vous parlant de nous les industriels vous ont dit que nous ne l’étions pas.

Mme Cendra Motin. Dans votre réponse à ma question sur l’international, vous avez mentionné C.W.T., qui est une structure de Carrefour. Dans le cadre de négociations internationales, cette centrale vous demande-t-elle d’arrêter certaines commandes ou de ne plus référencer certains produits ?

M. Stéphane Vaudoit. Je précise que nous ne passons pas de commandes ; ce sont les enseignes qui le font tous les jours et réalisent l’acte d’achat auprès des fournisseurs. Nous n’avons aucune relation directe avec C.W.T. pendant la négociation, et je parle sous serment. En revanche, et vous pourriez approfondir la question avec cette centrale, les enseignes sont en contact direct avec C.W.T.

M. le président Thierry Benoit. Lorsque le prix des matières premières fluctue, cela a des conséquences sur les produits ; une renégociation peut alors s’imposer à U ou Carrefour. Cela implique-t-il de facto une renégociation avec la centrale Envergure ? Comment les choses se passent-elles ?

M. Bruno Cazorla. La centrale Envergure ne renégocie pas, seul le nouveau tarif d’un fournisseur peut conduire à une renégociation.

Les cours de la viande de porc, par exemple, sont en forte évolution, bien évidemment les deux industriels de la salaison nous ont soumis un nouveau tarif, et nous avons ouvert à nouveau le débat. Il arrive parfois que des cours baissent, mais nous ne revenons pas pour autant à la négociation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. À quelle période les professionnels de la salaison sont-ils venus vous soumettre cette hausse, en décembre, en janvier ?

M. Bruno Cazorla. Ils sont venus dans le cours du mois de mai, nous les avons reçus et avons très rapidement trouvé un accord.

M. le président Thierry Benoit. Vous dont la centrale est récente, que pensez-vous de ce système qui réclame des centrales à tous les niveaux ? Les autorités administratives françaises et européennes ne devraient-elles pas être interpellées ?

Ne sommes-nous pas engagés dans une fuite en avant, dans un cercle infernal, qui, au nom des prix bas conduit l’industriel à négocier avec les distributeurs, ensuite avec une centrale nationale de négociation comme Envergure, puis avec des centrales européennes, échelon au sein duquel peuvent se présenter des centrales d’achat, des centrales de négociation ou encore des centrales de services, etc. ?

Cela vous paraît-il conforme à des valeurs ou des règles d’éthique ayant pour maître mot la qualité des produits proposés aux consommateurs à un prix ; un juste prix comme l’a dit le rapporteur, c’est-à-dire au bon rapport entre le produit et le prix ?

M. Stéphane Vaudoit. En général, les fournisseurs négocient en France avec une entité qui est une centrale ou un distributeur, et peuvent être amenés à négocier avec une centrale internationale s’ils sont eux-mêmes de grands fournisseurs internationaux.

Vous nous demandez un avis ; on peut considérer que les fournisseurs internationaux qui ont des relations avec les centrales internationales peuvent y trouver leur intérêt et dégager du bénéfice. Envergure ne négocie que les grandes marques nationales et internationales, qui ne négocient pas à un échelon inférieur avec U ou Carrefour. Ces deniers ne négocient qu’avec les autres fournisseurs qui ne traitent pas avec Envergure ; il s’agit des PME qui ne négocient qu’avec les enseignes et à ce seul niveau, donc encore moins à l’échelle internationale.

D’un point de vue extérieur, vous pouvez peut-être y voir un mécanisme complexe à plusieurs étages. Mais je vous dirai que, pour travailler avec la grande distribution « classique » et « historique », un fournisseur peut s’adresser à un des huit ou neuf distributeurs actuellement présents, à une centrale s’il est un fournisseur national ou international important, et, s’il est de dimension internationale, il peut effectivement être conduit à négocier avec une centrale internationale.

Ce n’est donc pas particulièrement complexe, mais peut sembler l’être en fonction de la façon dont c’est appréhendé ou décrit depuis l’extérieur.

M. le président Thierry Benoit. En tant que représentants de la nation, nous estimons que ce système nous éloigne beaucoup des valeurs, car lorsque l’on parle de denrées alimentaires, on parle de valeurs nutritionnelles, environnementales et de la responsabilité sociale de l’entreprise. Ce monde nous éloigne sacrément de ce qui est bon pour le consommateur !

Cela au nom du sacro-saint prix bas, car nombre des personnes que nous avons entendues nous ont expliqué que la France était certainement le pays où les négociations commerciales sont les plus rudes.

M. Bruno Cazorla. Les choses sont compliquées pour nous aussi, nous avons entendu que les négociations étaient plus rudes qu’ailleurs en France. Mais je me demande comment elles se passent ailleurs, car, lorsque vous faites le tour de l’Europe et que vous observez de nouveaux distributeurs qui ne sont pas issus de la distribution classique « franco-française », vous constatez qu’ils pratiquent des prix de vente que la distribution française ne peut pas proposer.

C’est là que le cheminement est compliqué. Je considère que notre rôle est de contraindre les hausses demandées par les grands industriels afin d’obtenir des prix justes pour permettre aux gens de faire des économies et de dépenser l’argent ailleurs et d’en faire ce qu’ils souhaitent. Mais beaucoup de PME travaillent avec des entreprises, et le discours et la relation ne sont pas les mêmes. Il existe beaucoup de MDD (Marques de distributeurs), Carrefour ou U, sur l’impulsion de son président de l’époque, Serge Papin, ont ouvert cette ère de distribution différenciée que nous connaissons aujourd’hui ; en fait nous y sommes déjà.

Lorsque les distributeurs passent directement des accords avec le monde agricole, le prix est complètement différent. Vous devez comprendre que, lorsque vous travaillez sur une filière, vous partez du prix du producteur en lui demandant : « Que vous faut-il pour bien vivre, et qu’est-ce qui influe sur votre cours ? ». En général, lorsque l’on parle de porc par exemple, c’est plutôt l’alimentation qui pèse. Nous mettons donc en place des moyens afin de faire en sorte qu’il n’y ait jamais ce genre de souci, car, dans ce contexte nous disposons d’une vision globale du processus. Or, lorsque nous avons affaire à de grands industriels, nous en sommes privés.

C’est pourquoi la loi EGAlim est très importante…

M. le président Thierry Benoit. Je reviens aux centrales : nous avons beaucoup entendu parler de pratiques déloyales et abusives. Dans la mesure où votre centrale d’achats est jeune, j’imagine que vos commerciaux n’ont pas eu le temps de céder à de telles pratiques ; mais vous en avez entendu parler.

Et vous n’en avez pas entendu parler qu’à la seule occasion des travaux de cette commission d’enquête. Même si votre centrale n’a été créée qu’au mois d’octobre dernier, vous évoluez dans ce monde, et avez donc certainement entendu parler de pratiques déloyales et abusives. C’est de notoriété publique, l’Autorité de la concurrence, la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF)… Tous nous en ont parlé.

M. Stéphane Vaudoit. Bien entendu, nous en avons entendu parler ; il est même peut-être regrettable que l’on en entende autant parler. On en entend parler par la presse, par ce qui peut être relayé par les associations ou les organisations de fournisseurs, qu’il s’agisse de fournisseurs alimentaires ou de très grands industriels…

M. le président Thierry Benoit. Vous avez entendu parler des pénalités de retard et du déréférencement évoqué par le rapporteur : c’est tout de même le monde de la distribution qui a instauré tout ça. Les distributeurs ont institué dans notre pays, et maintenant en Europe, un écosystème et des pratiques qui sont bien les leurs ; y compris les distributeurs représentés dans la centrale Envergure.

M. Stéphane Vaudoit. Bien entendu, nous en avons entendu parler, bien entendu, nous lisons la presse, bien entendu, nous entendons les déclarations de l’ILEC (Institut de liaisons et d’études des industries de consommation) et de l’ANIA (Association nationale des industries alimentaires).

Nous vous avons pour partie répondu dans notre introduction au sujet de ce qui se passait chez nous. Ce qui est regrettable, c’est que cette image que vous évoquez place tous les acteurs sur le même plan, et qu’au titre de certaines pratiques abusives et détestables, l’ensemble des centrales soient mises sur un pied d’égalité ; cela est dommageable.

En tout état de cause, nous ne nous reconnaissons pas dans ce qui a été dénoncé dans la presse par l’ILEC et l’ANIA. Pour information, j’indique que nous avons rencontré le directeur général de l’ILEC, Richard Panquiault, en fin de période de négociation afin d’organiser un échange et connaître son feedback sur la centrale Envergure au terme de notre première année d’activité. Lui-même – et je suis gêné que mes propos soient publics –, a reconnu que rien de ce qui avait été dénoncé dans la presse ne concernait notre centrale.

Oui, nous entendons parler de ce qui peut être dénoncé : Non, chez Envergure nous ne pratiquons pas le déréférencement abusif et le harcèlement, tout ce qui est qualifié de pratiques déloyales…

M. le président Thierry Benoit. Paiements pour compensation de marge…

M. Stéphane Vaudoit. … Non.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous affirmez entretenir de bonnes relations avec les industriels, puisque votre centrale d’achats est plutôt vertueuse.

Restons dans le secteur de la salaison ; le 18 avril dernier, le président de la FICT, la Fédération française des industriels charcutiers-traiteurs, adresse un courrier au président-directeur général de Carrefour, Alexandre Bompard ; peut-être a-t-il fait la même chose pour système U – je rappelle que la loi EGAlim oblige à faire évoluer les prix. Ce courrier restant sans réponse, il s’inquiète et écrit à nouveau le 19 juin à M. Bompard, or nous sommes le 1er juillet et il n’y a toujours pas de réponse.

Imaginez-vous l’état psychologique des éleveurs porcins, qui se disent : « La loi EGAlim est entrée en vigueur, on envoie des courriers au mois d’avril, en mai et en juin : rien ne se passe, en juillet rien non plus, et en août ce sera les vacances ». Quand allez-vous répondre : en septembre, en octobre ? Avez-vous conscience du décalage créé et de l’angoisse qui saisit nos agriculteurs devant une centrale d’achats comme la vôtre ?

Nous sommes devant un problème concret : des courriers qui restent sans réponse !

M. Stéphane Vaudoit. Pour ce qui concerne les courriers adressés à Carrefour et U, nous les laisserons répondre.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous n’êtes pas au courant que des courriers ont été adressés à Carrefour et auraient pu remonter directement à Envergure…

M. Stéphane Vaudoit. Nous avons effectivement reçu un courrier ou un courriel de la FICT, auquel je ne suis pas sûr que nous ayons répondu. Mais nous allons vous dire ce que nous avons fait concrètement puisque j’imagine que c’est ce qui vous intéresse.

Nous ne travaillons pas directement avec les agriculteurs, nous n’avons de relation qu’avec les transformateurs, et dans le secteur de la charcuterie nous avons deux fournisseurs. Nous ne pouvons négocier avec eux une demande de révision de tarifs que sur la base d’un nouveau tarif général. Les tarifs des fournisseurs nous ont été communiqués courant mai, nous sommes le 1er juillet, nous avons assez rapidement ouvert des discussions qui ont couru sur mai-juin pour parvenir à un accord sur une évolution de prix applicable au 1er juillet.

Mme Cendra Motin. Est-ce vous qui négociez les taux de service dans les contrats ?

M. Bruno Cazorla. Le taux de service est appliqué à la livraison, nous sommes une centrale de négociation en amont qui définit le cadre global tel que nous vous l’avons expliqué, mais ce sont les services logistiques des enseignes qui intègrent ces taux dans les conditions générales de vente.

M. le président Thierry Benoit. Pour simplifier et assainir les relations commerciales – qui font l’objet des travaux de cette commission d’enquête ainsi que d’un certain nombre de lois adoptées depuis une dizaine d’années, qui tendent à rééquilibrer ces relations –, ne faut-il pas proposer que l’acte d’achat et la négociation aient lieu en même temps ?

Jusqu’à ce que Carrefour et Système U s’engagent avec la centrale Envergure, les choses se passaient très bien. La centrale envergure peut-elle être qualifiée de centre de profit visant à abaisser encore plus le prix ? C’est-à-dire tirer et essorer afin de conduire une négociation plus serrée pour obtenir un prix bas, et finalement détruire de la valeur. Ce qui revient à fragiliser tout un édifice institutionnel, que ce soit les filières industrielles, notamment les transformateurs, mais aussi en amont les producteurs.

Avant octobre 2018, cette centrale de négociation n’existait pas : qu’obtenez-vous de plus ? Quelle est l’ambition d’Envergure ? Qu’apporte-t-elle de plus aux producteurs, aux industriels et aux consommateurs dans la négociation d’achat ?

C’était la première question, au terme d’une heure et demie d’échange, je constate que, pour vous, l’intérêt est de capter de la valeur et de la redistribuer à U et Carrefour. Mais je ne vois pas ce que cela apporte de plus au consommateur ni en quoi la centrale Envergure permet de fluidifier, d’assainir et de simplifier les relations commerciales.

M. Stéphane Vaudoit. Avant octobre 2018, Carrefour et U négociaient seuls ; le schéma de fonctionnement est défini par la loi qui prévoit que des négociations du prix convenu doivent avoir lieu avant une certaine date, et ce prix doit être maintenu du 1er janvier au 31 décembre de l’année suivante.

Nous avons juste déporté cette négociation, ainsi Coca Cola qui était négocié chez Carrefour et chez U est désormais négocié chez Envergure pour Carrefour et pour U.

Ce n’est pas un étage supplémentaire, c’est simplement Carrefour et U qui décident, pour des raisons tenant à un marché qui devient de plus en plus compétitif, de s’allier dans leurs achats. Le schéma ne change rien, l’objectif d’Envergure est d’obtenir des prix d’achat qui restent compétitifs et non de capter de la valeur comme vous le dites.

La compétition sur le marché se fait effectivement avec des acteurs de la grande distribution classique, parce que la compétition est rude et qu’au final le consommateur n’accepte pas des hausses de prix très fortes qui seraient celles que nous appliquerions si nous devions céder aux demandes de hausse des fournisseurs. Ce marché a obligé Carrefour et U à s’allier à l’achat pour rester compétitifs sur le marché de la distribution classique, mais aussi face aux nouveaux acteurs qui arrivent toutes les semaines…

M. le président Thierry Benoit. Reconnaissez qu’il y a une déconnexion totale entre votre travail de négociateur et le travail d’achat d’un produit. Je reviens à l’exemple de M. le rapporteur sur la filière porcine, à la filière laitière pour laquelle vous nous avez dit qu’il n’existait que deux interlocuteurs : à mes yeux, plus les centrales d’achats comme la vôtre pressent les prix, plus elles détruisent de la valeur.

On demande à nos producteurs français de faire des efforts dans les domaines de la qualité, de la sécurité sanitaire et de la démarche environnementale ; ils ont répondu à toutes les exigences françaises et européennes. En retour, les acteurs de la négociation mettent la pression sur les prix, car vous ne vous préoccupez pas de la qualité des produits, qui n’est pas votre sujet.

Ainsi, d’un côté il y a vous, de l’autre les traités internationaux de libre-échange, le Mercosur faisant l’actualité aujourd’hui. Je ne vois pas comment on s’y retrouve dans les questions agricoles ni ce que la présence des centrales, qu’elles soient d’achats ou de négociation, apporte dans le paysage français et européen aux consommateurs et aux industriels dans les négociations commerciales.

À bon escient, vous avez pris l’exemple de Coca-Cola, c’est pourquoi je prends celui du producteur de lait ou de porc ; parce qu’au terme d’une heure et demie de discussion je ne suis pas convaincu.

M. Stéphane Vaudoit. Encore une fois, on peut revenir sur les producteurs de lait ; je répète que nous n’avons pas de relations directes avec eux, nous travaillons avec les transformateurs, et les accords que nous avons conclus ne constituent pas ce que vous appelez de la captation de valeur. Il s’agit d’accords de hausse de prix, de revalorisation, destinés à augmenter le revenu versé au producteur.

Nous sommes le reflet de la responsabilité sociétale de Carrefour et de Super U, quelque part cela est dicté par nos enseignes, et c’est le cas des revalorisations que nous avons négociées avec 100 % de nos fournisseurs laitiers. Ne croyez donc pas qu’une centrale d’achat n’est là que pour capter de la valeur.

Quant au bénéfice pour le consommateur, même si l’intéressé déclare vouloir de plus en plus de produits sains, bio, locaux, même s’il achète de plus en plus de ces produits et qu’il y est toujours plus attaché, le paradoxe est qu’il souhaite que cela soit au prix le plus accessible. Or le prix reste une composante essentielle de l’acte d’achat de 98 % des consommateurs en France.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je considère que ce qui fait la différence entre vous et moi est l’interprétation des chiffres. Les Français veulent que leurs agriculteurs survivent et qu’ils vivent décemment de leur métier. Vous nous dites que 40 % des industriels ont bénéficié d’une hausse ; mon interprétation est que 60 %, presque les deux tiers, du monde de l’industrie agroalimentaire ont subi une déflation.

Lorsque l’on subit une déflation pendant trois, quatre, cinq ans de suite, et que les salaires augmentent, que les budgets de R&D sont toujours là et que l’on doit toujours communiquer ; lorsque vous faites baisser les prix sur une telle période – pour Envergure il ne s’agit que d’un an, mais par le passé vous avez été acheteurs –, vous vous rendez compte que la vie de l’agriculteur n’évolue pas. Bien au contraire, il va encore plus dans le mur : avez-vous conscience de cela ?

Par ailleurs, s’agissant du seuil de revente à perte (SRP), des personnes que nous avons entendues ont évoqué des prix « psychologiques », et indiqué que les centrales d’achats commençaient les négociations avec : « Si vous voulez le SRP, baissez votre prix de 10 %  ». Dans le secteur des fruits et légumes, y a-t-il eu de l’inflation ou plutôt de la déflation ?

M. Bruno Cazorla. Pour ce type de marché, il faudra poser la question à la distribution ; sur les soixante-dix fournisseurs avec qui nous traitons, aucun ne produit de la viande, nous ne savons donc pas répondre à cette question. Par ailleurs, nous ne négocions pas au stade du SRP, la demande se faisant à l’échelon global.

En outre, nous avons conscience de la problématique des agriculteurs, chez U j’ai d’ailleurs été administrateur INAPORC. La difficulté est qu’à un moment donné il y a un cours qui ne résulte pas de la négociation ; il est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Pendant longtemps avec INAPORC nous avons essayé de trouver comment influer sur les cours ; or je pense que cela n’est pas souhaitable. En effet, si on influe sur les cours, nos agriculteurs vont se retrouver en complet décalage avec le marché européen, alors que 30 % environ du marché sont réalisés à l’export.

Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire ; on peut très bien décider, ce que permet la loi, de ne pas descendre en dessous d’un certain seuil. Demander aux industriels d’inscrire ce seuil dans leurs CGV détermine la base de ce qui doit être pratiqué dans le domaine de la redescente de prix. Dans la mesure où l’on dispose de la vision réelle de ce qui est payé au producteur, la négociation n’est plus la même.

Dans les secteurs de la pomme de terre et du blé, nous avons accepté des augmentations sans savoir si le produit était fait en France – on imagine que oui – ni connaître le prix payé au producteur. Je pense donc qu’à travers la loi EGAlim, il est intéressant de cadrer ce prix et de travailler sur cette base. Ce qui a fonctionné pour le lait, puisque nous disposions d’un prix de référence et d’une grille provenant de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaire, qui fournit le calcul de l’augmentation.

Pour les 60 % restant, nous pouvons citer des fournisseurs de DPH (droguerie parfumerie hygiène) ou des fournisseurs de liquides qui ne sont pas concernés par les matières agricoles, mais dont certains produits peuvent contenir du sucre, produit dont le marché a été dérégulé. Or aucun d’entre eux, alors que les sodas contiennent du sucre, n’est venu nous proposer une baisse de prix au profit du consommateur.

Le jeu consiste donc à trouver un équilibre sans déréguler un marché, nous pensons que la loi EGAlim est là pour ça ; et les premiers résultats que nous avons obtenus cette année sont positifs, et j’estime qu’il faut peut-être imposer que le prix payé au producteur français – sur lequel il s’engage –, soit indiqué ce qui donne une base de négociation complètement différente.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La LME (Loi de modernisation de l’économie) a précisément un coup d’avance sur les centrales d’achats.

En quoi serait-il dommageable pour vous d’accepter une augmentation de tarif de la part d’un industriel ? En effet, si l’intéressé vous dit qu’il paie mieux ses agriculteurs, ce qui se traduit par une hausse de 1 %, il sera ainsi plus cher que la MDD, il vendra donc moins, ce qui revient à se tirer une balle dans le pied.

Pourquoi ne pas accepter le tarif des industriels ? Car la différence entre l’époque de la LME et aujourd’hui c’est la MDD, dont la part est très imposante sur le marché français, et plus encore dans d’autres pays d’Europe. Accepter le prix de l’industriel pourrait être une façon de penser afin que la roue tourne dans le bon sens.

M. Stéphane Vaudoit. Nous faisons du commerce, et avant de vendre un produit, il faut l’avoir acheté ; il nous semble libre de discuter le prix de chacun des produits, dans le respect du cadre légal. Or ce cadre dispose que le fournisseur peut proposer son tarif chaque année, et nous pouvons discuter l’évolution du prix chaque année en fonction des contreparties que nous pouvons obtenir en échange.

M. Bruno Cazorla. Les hausses de tarif fournisseurs représentent en moyenne 4 % cette année, et vous connaissez sans doute les résultats de la distribution, qui s’établissent entre -1 % et 1 % ou 2 % pour les meilleurs.

M. le président Thierry Benoit. Ça, c’est ce qui est affiché, mais si on considère la filière complète de la distribution, à savoir les distributeurs et les centrales à divers niveaux, le résultat est sûrement différent. La centrale Envergure n’est que l’émanation, j’allais dire la même maison que Carrefour et Système U.

Je veux bien entendre qu’il s’agit de deux concurrents qui s’entendent à l’achat parce qu’ils se regroupent et présentent une marge très faible, ce que nous explique le délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) depuis dix ans en affirmant que la distribution perd de l’argent, ce qui est sans doute vrai, mais elle n’en poursuit pas moins des agrandissements. Je trouvais ce matin l’exemple de Lens dans la presse, et suis élu dans un territoire où une grande surface vient d’obtenir une autorisation d’agrandissement.

On peut donc présenter des marges très faibles, mais, et cela devra être fait, si on décortiquait les chiffres au niveau national et européen dans le détail, le résultat ne serait pas le même.

M. Stéphane Vaudoit. Vous disposez des comptes des groupes intégrés qui sont publics. Vous avez tout loisir de les étudier : vous constaterez que les marges des distributeurs intégrés restent assez faibles.

Par ailleurs, le tarif du fournisseur représente-t-il la juste hausse de prix que le consommateur devrait subir ? Pourquoi n’acceptons-nous pas simplement les tarifs des fournisseurs tels qu’ils nous sont présentés chaque année ? D’une part parce que la distribution n’en a pas les moyens, d’autre part, et c’est le libre jeu de la concurrence, nous pensons que discuter d’un prix au même titre que n’importe qui, dans les achats privés et dans le monde du commerce dans tous les domaines d’activité, est légitime dès lors que l’on respecte le cadre légal.

M. le président Thierry Benoit. Certes, mais l’achat et la négociation devraient avoir lieu en même temps. Le problème est que, depuis quelques années, cet écosystème créé par les distributeurs acte l’achat d’un côté et de l’autre des négociations. Négociations pouvant tourner autour du prix, puis autour de services divers et variés ; et comme cela ne suffit pas, on invente des pénalités de toute sorte.

Je le répète, au terme de notre échange, je vois bien l’intérêt des centrales, mais de ma place je vois bien l’intérêt des consommateurs, des industriels et des producteurs.

Je considère que, sans courir à sa perte, votre système contribue à détruire de la valeur et à « pomper de l’argent » dans les maillons en amont de la chaîne, qu’il s’agisse des transformateurs ou des producteurs. Cela parce que l’on a été complaisant en acceptant que vous achetiez et négociiez ; vous distinguez d’ailleurs les centrales d’achats des centrales de négociation, pour ne parler que de cela…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans cette commission d’enquête, nous sommes force de proposition. Je rappelle tout le bien que je pense de la grande distribution que je tiens pour un secteur nécessaire à la France ; le but étant de trouver un équilibre au sein duquel tout le monde puisse s’entendre.

Je vais être très honnête ; lorsque vous arrivez avec un -4 %, je pense que c’est aussi déconnant qu’un industriel qui vient vous voir avec +4 % ou +5 %. Si demain on devait être transparent sur une baisse tarifaire, ce qu’un industriel devrait aussi être pour une hausse, seriez-vous capables de le prendre en compte ou votre logique est-elle binaire et strictement financière avec pour seul objectif d’acheter moins cher ?

Une telle proposition peut-elle vous paraître intelligente ou vous semble-t-elle inutile, et on continue d’acheter moins cher ?

Toutefois je juge votre philosophie consistant à acheter moins cher un peu bizarre, j’espère pour vous que vous êtes professionnellement performants et augmentés tous les ans. Lorsque l’on achète une voiture, l’année suivante elle est un peu plus chère, l’école de ses enfants coûte un peu plus cher, tout augmente. Il vous semble pourtant relever d’une saine logique de continuer à appliquer une déflation à 60 % des industriels avec lesquels vous traitez.

Je vous rappelle que nous nous sommes tous passé la main dans le dos avec une charte de bonnes pratiques lors des États généraux de l’alimentation, vous les premiers. Vous étiez présents, vous avez dit qu’il n’y avait pas de problème, et qu’on y allait tous ensemble. Or aujourd’hui 60 % de vos fournisseurs ne passent pas de hausse, soit en déflation soit en « flat », alors que, lorsque l’on est à zéro on perd de l’argent ; car qui ne gagne pas perd, la logique est là.

M. Stéphane Vaudoit. Notre logique n’est pas d’acheter systématiquement moins cher, nous vous avons fourni une résultante de baisse et de hausse de prix d’achat. Autant il nous paraît normal d’avoir accompagné les transformateurs qui utilisent une filière agricole très soutenue et très propre, autant nous pouvons voir un industriel baisser ses prix, parfois en gagnant plus. Les matières évoluent, il ne s’agit pas que de produits agricoles, il y a des produits fossiles, des cours, beaucoup de choses qui entrent dans la composition d’un produit. Il y a parfois des économies que nous pouvons partager avec un industriel parce que nous trouvons un intérêt commun.

Ne voyez pas le monde des centrales d’achats comme des empêcheurs de tourner en rond ou des empêcheurs de créer de la valeur en France. Nous répétons que nous vivons dans un monde commercial extrêmement concurrentiel, et que la compétitivité de la distribution constitue un point clé pour survivre et assurer la pérennité de nos entreprises.

M. le président Thierry Benoit. La centrale Envergure était la première que nous entendions dans le cadre de cette commission d’enquête.

Je pense que le propos du Président de la République lors de son discours de Rungis, en évoquant le fait que dorénavant les producteurs seraient à même de proposer des prix fondés sur des indicateurs de coûts de production, souhaitait redonner du sens à l’acte d’achat et de production en France.

Un sujet concerne l’autre maillon qui se trouve entre les industriels, les transformateurs, les distributeurs et les centrales d’achats, qui n’échappent pas à cette phase de négociation. Il faudrait que l’acte d’achat et de négociation tourne plutôt autour du produit, de sa qualité et de son utilité pour le conduire à l’excellence. Mais cette partie « négociation » qui concerne les centrales d’achats, assez déconnectée de l’acte d’achat, devrait retrouver du sens.

Je le répète aujourd’hui, car je l’ai déjà prononcé bien avant la création de cette commission d’enquête : vous avez beaucoup utilisé le mot « valeurs », et je pense que c’est important, monsieur le président, monsieur le directeur général, mais dans ce monde, il faut aussi utiliser le mot de « morale ».

Je ne vous fais pas la morale, mais je dis que, si vous êtes la centrale la plus vertueuse, car vous avez présenté Envergure en affirmant que vous souhaitiez qu’elle s’appuie sur des « valeurs » et qu’elle soit vertueuse ; puisqu’elle est l’émanation de deux groupes importants s’efforçant aussi d’être vertueux, nous avons encore du travail.

Messieurs, merci cette audition est terminée.

 

L’audition s’achève à dix-neuf heures vingt.

 

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69.   Audition, sous X

(Séance du lundi 1er juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos et sous X, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


70.   Audition, à huis clos, de M. Thomas D'hont, directeur commercial France de Bacardí, et de Mme Aude-Marie Cartron, directrice juridique Europe du Sud.

(Séance du mardi 2 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


71.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Dominique Schelcher, président-directeur général du groupement U Enseigne, de Mme Isabelle Kessler, directrice juridique, de M. Pascal Millory, directeur commercial, et de M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures

(Séance du mardi 2 juillet 2019)

L’audition débute à dix-huit heures trente.

M. le président Thierry Benoit. Nous poursuivons nos travaux en accueillant une délégation du groupement U Enseigne. L’audition, publique, se poursuivra à huis clos si les sujets abordés touchent au secret des affaires. La confidentialité de ces échanges sera alors complète ; ils seront consignés mais leur teneur ne figurera pas dans le rapport de M. Grégory Besson-Moreau.

Avant de vous donner la parole, je vous demande, madame, messieurs, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, conformément aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui l’impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête.

(M. Dominique Schelcher, Mme Isabelle Kessler, M. Pascal Millory et M. Thierry Desouches prêtent successivement serment.)

M. Dominique Schelcher, président-directeur-général du groupement U Enseigne. La coopérative Système U regroupe 1 200 commerçants indépendants. Chacun des 1 200 patrons est propriétaire de son magasin et la coopérative est dirigée par ces patrons. Le groupement compte 1 600 magasins en France, dont 66 hypermarchés seulement qui, parce qu’ils sont à taille humaine, ne connaissent pas la crise que d’autres peuvent connaître. Le reste de notre réseau est constitué pour moitié des supermarchés Super U et pour moitié de magasins de proximité sous les enseignes U Express ou Utile. Nous employons 70 000 collaborateurs, dont plus de 60 000 sont présents dans les magasins. En 2018, notre chiffre d’affaires a été un peu inférieur à 20 milliards d’euros, en hausse de 2,3 % environ.

La moitié de nos magasins sont situés dans des communes de moins de 5 000 habitants. Notre développement est fort dans sept pays d’Afrique ; nous venons d’ouvrir au Maroc et nous ouvrirons un nouveau magasin important en Côte d’Ivoire, à la rentrée. Nous ne sommes que des commerçants, sans activité de production, et nous sommes les seuls indépendants membres de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), dont vous avez auditionné les responsables. Je suis moi-même commerçant à Fessenheim : je gère la coopérative en semaine, et je rentre gérer mon magasin le samedi ; c’est l’originalité de notre modèle.

Par souci de concision, je ne m’appesantirai pas sur contexte dans lequel nous exerçons notre profession, très chahutée par l’évolution du comportement des clients, avec la tendance au « mieux manger », au « manger responsable » et au « prix juste », et aussi par l’impact du commerce électronique et des transformations dues aux nouvelles technologies. Je dirai cependant en quoi le contexte français est particulier.

Il y a d’abord la situation du monde agricole, à laquelle nous sommes très sensibles. Une partie des agriculteurs souffre de revenus insuffisants ; je les rencontre tout au long de l’année et nous en parlons. Beaucoup d’entre eux vont d’ailleurs prendre leur retraite au cours des dix années qui viennent.

La question des prix est également particulière à la France, comme le montrent deux documents que je tiens à votre disposition. Le premier, émanant d’Eurostat, indique que les prix en France sont de 15 % en moyenne plus élevés que la moyenne des prix européenne. Je le constate chaque jour dans mon magasin, situé tout près de la frontière allemande : les Français vont acheter en Allemagne tous les produits de beauté et d’entretien, dont les prix là-bas sont en complet déphasage avec les prix français. Le second document dessine les courbes de prix pratiquées en France ; il est intéressant de le consulter pour observer les niveaux de prix entre acteurs français.

Il y a aussi, bien sûr, la question du pouvoir d’achat. Le dernier baromètre des territoires montre que 48 % des Français vivent des fins de mois difficiles alors même que le pouvoir d’achat a fortement progressé cette année.

Dans ce contexte, nous essayons de résoudre une équation à quatre entrées. D’abord, nous nous efforçons de trouver des formes de contractualisation avec le monde agricole conduisant à un meilleur revenu et donc à des prix « justes ». Nous nous attachons aussi à répondre aux attentes des Français en matière de pouvoir d’achat car tout le monde n’a pas les moyens de payer ses acquisitions un peu plus chères dans ce qui serait un nouveau modèle ; seule une partie des clients le peut. Notre troisième axe stratégique est de relever les défis d’adaptation du modèle, qui supposent des investissements lourds dans les nouvelles technologies, le traitement des données, la modernisation de nos entrepôts ; nous investissons 100 millions d’euros par an dans cet ensemble de domaines. Enfin, nous veillons à assurer la pérennité de nos membres, commerçants indépendants. En effet, notre coopérative n’a pas vocation à faire de bénéfices au niveau central : le résultat de notre compétitivité va aux magasins qui eux-mêmes réinvestissent localement. On est donc loin des données parfois hâtivement résumées que l’on peut avoir en tête puisque tout cela conduit à une performance finale des magasins U comprise entre 1,5 % et 2 % de résultats nets en moyenne, en retrait par rapport à d’autres secteurs de l’économie française.

Pour ce qui est de l’organisation à l’achat, sujet qui préoccupe votre commission d’enquête au premier chef, nous sommes le plus petit des gros acteurs du marché et, en tant que tel, en position de challenger. Notre impératif est de résister sur ce marché, de pas devenir le prochain Euromarché ou le prochain Codec, des enseignes disparues. Dans nos relations commerciales avec les multinationales de l’agroalimentaire, notre coopérative seule ne serait pas en mesure de négocier à armes égales. Ainsi, l’un de nos fournisseurs, un leader mondial dont je ne citerai pas le nom, a un chiffre d’affaires de plus de 50 milliards d’euros et une rentabilité nette de quelque 15 % ; Système U pèse moins de 1 % de ses ventes. Seuls face à un acteur de cette taille, nous ne faisons pas le poids.

Nous avons également éprouvé le besoin de nous organiser face aux nouveaux concurrents, notamment Amazon, présents sur le marché des produits de grande consommation en France. Amazon, qui réalise déjà 500 millions d’euros de chiffre d’affaires dans les produits de grande consommation beauté et un peu dans l’alimentaire, ne cesse de monter en puissance. Et pour vous donner un exemple : Amazon a lancé sa marque distributeur pour les couches aux États-Unis, le prix de ces produits a baissé de 20 % du jour au lendemain. En France, d’autres acteurs arrivent – tel le danois Normal ou le néerlandais Action – avec une puissance internationale et des produits de grandes marques à prix cassés.

C’est dans cette situation, avec une part de marché aux alentours de 10,7 %, que nous avons construit une alliance à l’achat avec Carrefour – Envergure. Nous avons confié à Envergure la négociation avec quatre-vingt-deux grands fournisseurs communs à U et à Carrefour. Le périmètre concerné ne représente que 35 % de notre activité. Nous avons confié à Carrefour les négociations internationales. J’insiste sur le fait que U et Carrefour demeurent strictement concurrents, avec des équipes autonomes, des barrières de confidentialité entre chaque enseigne et une absence totale de transmission et d’échange de données, comme le veulent les règles de la concurrence.

De notre côté, nous négocions en direct avec les autres fournisseurs, particulièrement tout ce qui concerne notre marque distributeur. Ces négociations directes ont lieu avec 113 entreprises françaises de taille intermédiaire et 309 PME, soit plus de 400 sociétés. Á cela s’ajoutent des discussions au niveau local. Je pense que notre enseigne, avec ses patrons indépendants, est celle qui fait le plus d’achats locaux ; dans de très nombreux magasins, 20 % des ventes se font en circuit court. Á ce niveau, il n’y a pas de négociations au sens où on les entend ici : ce sont plutôt des discussions, et les prix des petits producteurs font l’objet d’un consensus local entre acheteurs et vendeurs. C’est ce qui se passe dans mon magasin.

En synthèse, pour ce qui est des négociations, nous considérons que, sans compétitivité à l’achat, notre avenir est en jeu, raison pour laquelle nous nous sommes renforcés en passant cet accord avec Carrefour. Mais nous avons parfaitement conscience de notre responsabilité, parfaitement conscience qu’il faut faire bouger les lignes pour changer de modèle. Cela suppose que tout le système évolue, et c’est pourquoi nous avons été un soutien de la première heure de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire dite loi EGAlim. Nous avons exprimé ce soutien jusqu’au dernier moment, quand on hésitait sur la date de mise en œuvre du texte : j’avais soutenu publiquement la présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, et mon prédécesseur, Serge Papin, a même été animateur de certains ateliers. Nous considérons que cette loi est une bonne chose : elle a fait évoluer les raisonnements puisque la construction du prix se fait désormais sur la base d’indicateurs de référence des interprofessions. Il faut absolument persévérer dans cette voie, et laisser à la loi le temps de produire ses pleins effets.

Nous pratiquons de longue date le discernement dans nos négociations : nous sommes exigeants avec les forts qui sont parfois bien plus puissants que nous, et justes avec les plus petits, voire les plus fragiles. Le problème est que, dans la majorité des cas, quand nous signons avec un grand industriel, nous n’avons aucune visibilité sur ce que sera la rémunération du monde agricole. Ce point capital doit être travaillé. C’est pourquoi, dans le cas que nous maîtrisons directement, c’est-à-dire notre marque distributeur, nous multiplions les contractualisations à trois, en double bipartite. D’évidence, la hausse du seuil de revente à perte (SRP) voulue par la loi nous permet des contractualisations plus favorables que le marché, dans le cadre d’un nouvel équilibre global des marges. Je tiens à votre disposition de nombreux exemples de nos contractualisations originales pour les produits à notre marque. Certaines de nos relations commerciales avec des fournisseurs remontent à plus de trente ans – trente-trois ans pour les légumes surgelés produits en Bretagne par Gelagri. Notre projet est fondé sur la construction de filières durables et pérennes pour nos marques.

Concrètement, le tarif moyen de nos achats en France a augmenté dans certaines catégories – le porc, le bœuf, le lait, la pomme de terre, le blé…

Récemment encore, dans le contexte de la crise du porc, nous avons revu les prix d’achat à la hausse pour les charcutiers : il y a une grande vague de hausses au mois de juin, et des discussions sont en cours avec certains fournisseurs venus nous voir maintenant seulement. Pour soutenir les agriculteurs touchés par les intempéries, nous avons écoulé trente-cinq tonnes de fruits proposés à nos clients pour la confiture ; cette façon de les aider montre que nous sommes sensiblement différents, que notre ancrage territorial nous fait voir les choses autrement. D’ailleurs, nous avons reçu l’an dernier le « Prix de l’enseigne préférée des PME » décerné par la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF).

Mais passer à un nouveau modèle et faire qu’il réussisse suppose obligatoirement qu’il vaille pour tous, au risque, sinon, de distorsions de concurrence insoutenables. Un de nos clients sur deux éprouve des difficultés pour boucler ses fins de mois. Je vous donnerai un exemple éloquent : une boulangerie est située à la sortie de mon magasin ; il y a quelques années, les clients payaient en petite monnaie le 25 du mois, aujourd’hui, ils le font dès le 15, et c’est symptomatique.

Je formule d’emblée ce que je considère comme une proposition clé : promouvoir la contractualisation à trois, en présence du producteur final, comme nous le faisons avec nos marques distributeurs. Je sais que le droit de la concurrence est, pour l’heure, très strict à ce sujet, mais j’en appelle à plus de transparence de tous les acteurs de la chaîne. Le médiateur des relations agricoles a salué la transparence des distributeurs dans la transmission des données de négociation cette année. Il doit en être de même tout au long de la chaîne.

Je vous dirai pour finir qu’à titre personnel, je vis tout cela comme un combat : combat, en qualité de dirigeant national, pour assurer notre pérennité collective face à une concurrence âpre et à un contexte en profonde mutation à tous les niveaux, en cherchant à résoudre l’équation complexe décrite précédemment ; combat, en tant que dirigeant de ma propre PME, pour qui les exigences quotidiennes n’ont jamais été si fortes.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie. Le groupement U a donc créé avec Carrefour une centrale de négociation, Envergure, que nous avons reçue. Que pensez-vous de la démarche consistant à dissocier l’achat à un fournisseur de la négociation avec lui ? D’autre part, comment l’entrepreneur français que vous êtes interprétez le fait que certaines centrales soient hébergées en Suisse, au Luxembourg ou en Belgique ?

M. Dominique Schelcher. Nous nous sommes organisés avec Carrefour dans une alliance à l’achat autorisée par la législation française ; elle a été soumise à l’Autorité de la concurrence qui ne s’y est pas opposée. Nous avons donc mis en œuvre un dispositif que permettent les textes et nous l’avons fait, je le redis, parce qu’avec 10,7 % de parts de marché, il nous était difficile de négocier avec certains des plus gros fournisseurs. Toute une série de nos fournisseurs ne sont pas concernés par cette alliance ; seuls 82 le sont, dont soixante-dix pour l’alimentaire. Nous avons recours à ce dispositif parfaitement légal pour avoir une certaine capacité d’achat. Tous les acteurs sont organisés de la sorte et de nouveaux intervenants à la forte puissance internationale arrivent en France, qui bénéficient de leurs négociations européennes. Système U, avec ses 10,7 % de parts de marché, commençait à être isolé et devait s’organiser.

Les centrales d’achat internationales sont évidemment à l’étranger. À nouveau, nous respectons strictement le cadre légal régissant ces dispositifs. Je rappelle qu’à ce niveau-là, il n’est aucunement question de référencement de produits : les discussions portent sur des services. Tous les acteurs du marché ont ce niveau d’organisation, qui participe de la compétitivité globale de toutes les entreprises du secteur, la nôtre comme celle de mes confrères. Un acteur seul qui ne serait pas organisé avec ces différents niveaux de compétitivité, qui participent de sa compétitivité globale, serait isolé et en difficulté sur le marché. Parce que nous avons la lourde responsabilité de 1 200 patrons et de 70 000 collaborateurs, nous nous sommes organisés de la sorte pour faire face. Si, demain, vous décidiez de changer les règles, elles devraient simplement être les mêmes pour tous.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le président, de vous être rendu à notre invitation. Le groupement Système U a donc 1 600 magasins de tous types en France, un magasin au Maroc, et il projette d’en ouvrir en Côte d’Ivoire. Quel est le chiffre d’affaires français d’une part, le chiffre d’affaires international du groupement d’autre part ? J’ai en ma possession un document émanant d’un industriel qui réalise un peu moins de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires avec vous, et qui bien que cette activité n’ait lieu qu’en France, vous verse un peu moins d’un million d’euros au titre des accords internationaux de commercialisation. J’aimerais comprendre la mécanique qui sous-tend ces accords commerciaux et votre affiliation au groupe Carrefour qui, lui, est international.

M. Dominique Schelcher. Nous sommes présents en métropole et outremer ainsi que dans sept pays d’Afrique. Le chiffre précis que j’ai en tête pour les achats à l’étranger : il est de 200 millions d’euros. Il est vrai que la donne pour un magasin situé dans un pays africain n’est pas tout à fait la même qu’en France. Un magasin Super U situé à la campagne achète 80 % de ses produits à nos centrales d’achat et 20 % localement. Dans les pays africains, les proportions seront exactement inverses, avec 20 % d’achats à notre coopérative, notamment la marque U, très appréciée en Afrique, et 80 % d’achats locaux. Le chiffre d’affaires ainsi généré sera pour nous une source de développement importante dans les années qui viennent car Système U doit trouver des relais de croissance hors de France. Je ne connais pas le cas particulier que vous citez, mais telle est l’organisation à l’achat : le niveau français de base, où nous négocions nous-mêmes avec beaucoup de fournisseurs ; le niveau d’Envergure où les négociations se font avec 70 multinationales pour l’alimentaire ; le niveau international, auquel nous proposons un certain nombre de services réels, sur la nature desquels je serai plus précis à huis clos, pour préserver le secret des affaires.

M. le président Thierry Benoit. Dire que les services que vous proposez sont réels, n’est-ce pas sous-entendre que certains services sont virtuels ?

M. Dominique Schelcher. Mais non. Je répondais en réalité à des remarques que j’ai pu lire dans les comptes rendus des discussions que vous avez eues précédemment. Je vois bien qu’il y a des interrogations, mais pour ce qui me concerne, je n’aurai aucune difficulté à vous dire, à huis clos, de quels services nous discutons avec les industriels.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous redire quel est votre chiffre d’affaires en France et à l’international ? Alors que l’activité du groupement Système U est à quelque 99 % française, vous semble-t-il normal de demander un pourcentage que l’on peut qualifier de taux d’accords internationaux fluctuant entre 2 et 3 % à des entreprises françaises sur un chiffre d’affaires fait en France ? Derrière les industriels, il y a des agriculteurs !

M. Dominique Schelcher. Il se trouve que les industriels qui discutent au niveau international des services que je vous décrirai y trouvent aussi leur compte – sinon, on ne trouverait pas d’accord avec eux dans la négociation, puisqu’il s’agit toujours d’une négociation, d’une discussion, et d’un accord final comprenant des services, et donc des contreparties claires entre les uns et les autres. Certains industriels nous proposent eux-mêmes des services à dimension internationale en collaboration avec Carrefour parce que nous sommes complémentaires : Carrefour a certes une couverture internationale mais U aussi, différente, avec un développement en Afrique et ils y trouvent aussi leur compte ; vous comprendrez mieux, quand j’aurai décrit la nature des services proposés, qu’ils les intéressent.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous repose la question, monsieur Schelcher : quel est votre chiffre d’affaires à l’international ?

M. Dominique Schelcher. Je suis désolé, je n’ai pas en tête notre chiffre d’affaires précis à l’international, mais je sais que cela représente quelque 200 millions d’euros d’achats à date en dehors du territoire français. Je vous fournirai ce chiffre ultérieurement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Donc, vous achetez l’équivalent de 200 millions d’euros de produits français que vous exportez.

M. Dominique Schelcher. Oui. Je conviens que ce n’est pas la plus grande part de notre chiffre d’affaires.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quel montant le groupement Système U récupère-t-il de l’ensemble de ces accords internationaux obtenus par le biais de son affiliation à Carrefour World Trade (C.W.T.) ?

M. Dominique Schelcher. La réponse à votre question relève du huis clos.

M. Pascal Millory, directeur commercial. Ces données sont bien sûr confidentielles mais, outre cela, les négociations étant encore inabouties pour certains sujets, nous n’avons pas le rapport final de cette première campagne de négociation.

M. Dominique Schelcher. Mais nous pourrons vous donner une estimation.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez décrit des négociations organisées en trois niveaux : avec 82 fournisseurs communs à Système U et à Carrefour d’une part, avec 113 autres fournisseurs et 309 PME d’autre part, et des discussions locales avec des centaines de fournisseurs. Quelle proportion de votre chiffre d’affaires représente chacun de ces trois niveaux ?

M. Dominique Schelcher. J’ai un chiffre très précis : la part des 82 fournisseurs avec lesquels la négociation se fait au niveau d’Envergure représente 35 % du chiffre d’affaires de nos magasins. Il est plus compliqué de distinguer la part des 400 fournisseurs français avec lesquels U négocie directement et la part locale mais, dans certains magasins, la part d’approvisionnement local représente à peu près 20 %. On peut donc estimer la part des 400 autres fournisseurs français au reste (100 moins 35 moins 20).

M. le président Thierry Benoit. Je vous serais reconnaissant de transmettre les chiffres précis à notre rapporteur.

M. Hervé Pellois. Vous avez fait état d’une collaboration constructive de votre groupement au moment de la discussion de la loi EGAlim, qui a encadré les promotions et interdit la vente à perte. Comment prenez-vous en compte ces éléments dans votre stratégie ? Quels sont les avis de vos interlocuteurs industriels à ce sujet ?

M. Dominique Schelcher. D’abord, contrairement à ce que certains avaient laissé croire, à gauche et à droite, il n’y a pas eu de choc psychologique parmi nos clients lorsque la loi est entrée en vigueur, le 1er janvier pour l’encadrement des promotions et le 1er février lors du relèvement du seuil de revente à perte. Il n’y a pas eu de mouvement massif des clients aux accueils des magasins pour demander des explications, ce qui signifie que le débat avait eu un effet pédagogique et provoqué une prise de conscience. Pour le volet « promotion », nous étions favorables à la loi depuis l’origine, car nous pensons que l’on était allé trop loin. Des promotions à -70 % n’ont plus de sens et il fallait les limiter. Simplement, la loi prévoit un dispositif de révision après deux ans et il faudra en user pour se pencher sur les difficultés que la disposition entraîne pour des PME productrices de quelques produits frais.

Ainsi, les ventes de foie gras sont très liées aux promotions de Noël et de Pâques et, à Pâques, ces ventes ont été mauvaises. Ce sont de premiers signes et, pour cette production comme pour d’autres que vous connaissez probablement et qui concernent pour beaucoup des PME, il faudra sans doute réagir, sinon les choses risquent de se compliquer pour elles.

Le relèvement du seuil de vente à perte est entré en vigueur au cœur du mouvement des Gilets jaunes, et donc des interrogations sur le pouvoir d’achat. Aussi, comme l’ensemble des acteurs du marché, lorsque le prix de certains produits a augmenté, nous avons essayé de trouver un équilibre pour les clients avec des baisses de prix par ailleurs. Nous construisons progressivement un nouvel équilibre de nos marges, mais cela se mesurera avec le temps. Voilà ce que je peux dire quelques mois après la mise en œuvre de ces dispositions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je reviens sur l’accord que vous avez conclu avec C.W.T. Un industriel de l’agroalimentaire qui ne réalise aucun chiffre d’affaires avec vous à l’international et qui vous dit ne pas avoir besoin des services internationaux que vous lui proposez puisqu’il ne vend qu’en France est-il en droit de les refuser et peut-il néanmoins passer à l’étape de la négociation avec Envergure pour que ses produits soient ensuite commercialisés dans vos rayons ?

M. Pascal Millory. Cela a été le cas cette année : les négociations d’Envergure se sont déroulées avec l’ensemble des industriels, nous avons un accord avec chacun et, pour autant, les négociations C.W.T. n’étaient pas terminées. Cela n’a pas empêché d’avoir un accord au niveau français.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. L’ensemble des industriels avec qui vous avez négocié ont participé aux négociations avec C.W.T. ?

M. Pascal Millory. Nous n’avons pas le résultat final.

M. Dominique Schelcher. Á la date butoir du 28 février, tout n’était pas bouclé. Mais je rappelle qu’il n’est pas question de référencement au niveau international. Donc si quelqu’un, à un moment, ne le souhaite pas…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. … ce n’est pas ce que nous ont dit certains industriels. Selon eux, les choses sont très claires : s’ils ne signent pas avec le groupement au sein de C.W.T., ils ne passent pas à l’étape suivante. Les mots sont peut-être très durs et très directs, mais ce sont ceux-là. Peut-être que vous, en votre qualité de président-directeur général, n’avez pas conscience de ce qui se passe dans les box, ce qui m’étonnerait un peu, mais c’est ce qui nous a été dit plusieurs fois, clairement, par des représentants de groupes qui n’ont pas le droit de se parler sous peine de très fortes sanctions et qui, prenant la parole devant une commission d'enquête, sont censés ne pas mentir.

M. Dominique Schelcher. En tout cas, je n’ai donné aucune consigne dans le sens de ce que vous indiquez. Le fournisseur doit avoir de la liberté. On ne traite pas des questions de référencement au niveau international, on propose des services. Il y a donc une discussion et l’on se met d’accord. J’ajoute que, de toute façon, Système U ne pourrait pas se passer de ces 82 industriels. Admettons même qu’il y ait un désaccord profond : nous ne pourrions nous passer d’aucune de ces grandes marques importantes aux yeux de nos clients ; il n’est pas envisageable de ne pas les référencer.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes conscients que vous ne pouvez pas vous passer de vos fournisseurs, mais il est de notoriété nationale, et il nous a été dit de manière récurrente, qu’il y a dans les négociations commerciales en France un niveau de tension déplorable, sans équivalent dans d’autres pays d'Europe.

M. Dominique Schelcher. Que les négociations soient un moment particulier dans notre métier, je ne dirai pas le contraire. Je dirai simplement qu’à ma connaissance, chez Envergure il n'y a pas de box mais des bureaux ouverts, comme chez U, et que nous, dirigeants, avons toujours donné des consignes de discernement. Cela étant, je n’assiste pas à ce qui se passe ; il est vrai qu’il peut y avoir une certaine exigence parce que l’on se fixe des objectifs et que l’on essaye de les atteindre, mais certains acteurs de ce marché reconnaissent ce que nous faisons. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous avons reçu l’année dernière le « Prix de l’enseigne préférée des PME » de la FEEF – ce qui veut dire l’enseigne préférée dans la discussion. J’étais présent pour la remise de ce Prix, et il y avait de très nombreuses entreprises dans la salle. Nous avons un dialogue tout à fait ouvert, mais nous sommes exigeants. Á titre personnel, je ne cautionne en rien les pratiques extrêmes et si vous avez eu à connaître de cas précis de pratiques extrêmes nous concernant, il faudra nous les communiquer et nous les traiterons. Á la sortie des négociations, il y a eu de nombreuses réunions, y compris au ministère ; on faisait le bilan avec toutes les organisations représentatives, et des choses très fortes ont été dites. Je suis allé – et j’ai demandé à Pascal Millory, ici présent, de le faire aussi – à la rencontre de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et de l’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation (ILEC) pour savoir si nous étions concernés et par quoi ? Nous avons « mis des choses sur la table » et eu un dialogue très ouvert d’après-négociation, pour être sûrs qu’il n’y avait pas de pratiques extrêmes. Il nous a été dit que ce n’était pas forcément chez nous, mais force a été de constater que, oui, les pratiques les plus extrêmes avaient eu cours. Je vous le dis de la manière la plus nette : je serais intraitable si l’on me faisait part d’un comportement non respectueux de la loi ou de quelque pratique extrême que ce soit chez nous.

M. Daniel Fasquelle. Le relèvement du seuil de revente à perte avait déjà été tenté en 1996 et il avait eu pour effets pervers l’augmentation des prix, le développement des marges arrière et celui des marques de distributeurs pour contourner l’interdiction de la revente à perte ; qu’y a-t-il de changé cette fois qui empêcherait la reproduction des mêmes travers ? D’autre part, que dire du niveau des prix en France comparé à ce qu’il est chez nos voisins ? Enfin, quelles sont les retombées réelles du relèvement du seuil de revente à perte ? L’étude d’impact accompagnant le projet de loi EGAlim indiquait qu’en fait ce relèvement permettrait de rétablir les marges des distributeurs, ce qui est quelque peu en décalage avec le discours officiel selon lequel la disposition est destinée à mieux rémunérer les agriculteurs. Quelle garantie a-t-on que le gain de marge permis par le relèvement du seuil de revente à perte va bien aux fournisseurs et non à la grande distribution ?

M. Dominique Schelcher. Je commencerai par répondre à votre question sur les prix. Je me propose de vous laisser quelques copies de la comparaison faite par Eurostat des niveaux de prix alimentaires et boissons non alcoolisées dans l’ensemble des pays européens en 2018. On y lit que quand la moyenne de l’Union européenne est à 100, la France est à 115 et l’Allemagne à 102. Je reprends l’exemple que je connais par cœur puisque mon magasin est à un kilomètre de la frontière allemande : l’essentiel de mes clients vont acheter les produits d’hygiène-beauté en Allemagne parce qu’ils y sont moins chers. La France est, de longue date, le pays où les multinationales qui vendent ces produits les vendent plus cher – ils le disent ! – et il suffit de traverser la frontière pour le constater. Les écarts au niveau européen sont patents, particulièrement avec les pays du Sud du continent : en Espagne, pour une moyenne européenne à 100, le niveau des prix est à 95. Nous avons beaucoup de magasins frontaliers et nous avons souvent eu une discussion avec les industriels pour essayer de trouver un équilibre, mais la porte est complètement close à ce sujet.

Bien sûr, comme cela ne concerne qu’une centaine de magasins, pour eux ce n’est pas un sujet et nous n’avons jamais réussi à faire bouger les lignes.

Pour ce qui est du relèvement du seuil de revente à perte, nous avons évidemment appliqué la loi de façon stricte et modifié les prix dès le 1er février. Dans la foulée, nous avons essayé de résoudre l’équation dont je parlais tout à l’heure. Il fallait prendre garde au pouvoir d’achat de nos clients, et si certains produits augmentaient très fortement, nous avons opéré une compensation sur nos produits à marque distributeur pour trouver un équilibre et faire que l’impact sur le panier ne soit pas trop fort.

Oui, on peut dire rapidement que le gain de marge dû au relèvement du seuil de revente à perte ne va que dans la poche des distributeurs mais, chez U, nous essayons de multiplier les accords pour la marque distributeur. Elle met en jeu des coopératives agricoles qui, pour nombre d’entre elles, sont mieux disantes que le prix du marché. Ainsi, l’an dernier, nous avons signé un accord avec la coopérative bretonne Triskalia pour toute la production à base de porc pour notre marque. L’accord contractuel est que le prix est défini en fonction des cours de production et il prévoit, étant donné les cahiers des charges que nous fixons, qui sont souvent de l’ordre de Bleu-Blanc-Cœur, le versement de suppléments de prix. Le jour de la signature avec la coopérative agricole, on signe en même temps avec l’industriel qui transformera le produit : c’est le fameux double bipartite, qui permet à la coopérative agricole d’être certaine du mécanisme de prix et de la valeur. Autrement dit, le gain de marge issu du relèvement du seuil de revente à perte nous permet, plus que jamais, de multiplier les accords de ce type, que nous pratiquions déjà.

Autre exemple : nous venons de faire un choix industriel avec un partenaire qui a investi 85 millions d’euros dans une usine située dans la Meuse, où seront produits tous nos yaourts pour la France. La discussion qui a eu lieu tout récemment avec les éleveurs laitiers me permet d’expliquer la décomposition du prix, là encore fixé contractuellement. On établit pour les groupements d’éleveurs laitiers concernés un prix-plancher en dessous duquel on ne descendra jamais, quoi qu’il arrive, même si les cours baissent demain ; on ajoute une prime « qualité du lait », ce qui est une pratique courante, et aussi des primes correspondant à nos propres considérations de qualité. La plupart des produits de ce groupement répondent au cahier des charges Bleu-Blanc-Cœur ; cela signifie une alimentation animale différente et la prime Bleu-Blanc-Cœur est de trois centimes au litre en plus. Mais tous les agriculteurs qui vont alimenter l’usine en question n’étaient pas encore convertis à ce cahier des charges ; s’ils jouent le jeu, ils percevront une prime de 1,5 centime au litre pendant la période de reconversion, puis elle passera à 3 centimes au litre. Un tel mécanisme conduit à des prix un peu plus élevés que le marché. Nous pourrions décider de fabriquer des yaourts de base avec du lait de base, mais nous ne le faisons pas ; cela permet de mieux rémunérer. De plus, avec cette usine, nous nous engageons pour cinq ans, et chacun y gagne, alors que toutes les négociations dont nous avons parlé portent sur une année. Nous nous efforçons de multiplier les accords de ce type, pour le lait bio par exemple.

Dernier exemple, auquel je tiens, et qui était dans l’esprit de la loi avant la loi : depuis 2016, nous avons signé avec la Fédération nationale bovine un accord sur « le cœur de gamme ». Nous ne sommes que deux distributeurs en France à avoir choisi de payer un peu plus cher toute la viande labellisée – charolaise, limousine, etc. Depuis l’entrée en vigueur de la loi, 13 millions d’euros ont été prélevés sur nos marges et alloués au complément de prix payé aux éleveurs bovins. J’étais à la foire de Charolles, au cœur du pays charolais ; les agriculteurs présents avaient salué notre dispositif et celui de mon confrère qui procède de la même manière, et regretté que nous ne soyons pas plus nombreux à nous engager de la sorte au moment où les éleveurs de viande bovine connaissent des temps difficiles.

M. le président Thierry Benoit. Je rappelle que la commission d’enquête ne procède pas à l’évaluation de la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation : elle se penche sur les négociations commerciales, et notamment sur l’articulation entre distributeurs, centrales d’achat et service central de négociation.

Mme Cendra Motin. Monsieur le président-directeur général, vous nous avez dit que vous, distributeur, représentiez à peine 1 % du chiffre d’affaires des grands industriels que vous avez en face de vous. Eux-mêmes nous font remarquer qu’en raison de votre multi-activité, ils ne pèsent en général pas beaucoup plus d’un pourcent du chiffre d’affaires de vos magasins. En somme, tout le monde nous sert le même argument, qui n’a pas de signification très tangible : le modèle étant celui de distributeurs faisant de toute façon appel à différents fournisseurs, ce qu’il faut, c’est trouver un équilibre. J’en viens donc aux promotions. Vous nous avez expliqué que vous essayez de bien faire ; or, j’ai en main un prospectus commercial de votre magasin, et je suis désolée de constater qu’en dépit des efforts que vous évoquez, des chips sont proposées à moins 60 %. Il est aussi beaucoup question de produits d’hygiène-beauté. Je connais bien l’Alsace et je sais la dureté de la concurrence pour ces produits, mais je vois que vous vous battez aussi avec des promotions considérables : ici un produit Elsève vendu à moins 60 %, là un produit pour lave-vaisselle à moins 80 %... Que faites-vous réellement à propos des sur-promotions ? S’il s’agit seulement de les reporter sur d’autres produits, où est la justice ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour compléter cette importante question, comment financez-vous une promotion à moins 80 % ? Sur le produit pour lave-vaisselle, quelle promotion vous est accordée par l’industriel et comment financez-vous le complément ?

M. Dominique Schelcher. Vous avez cité mon magasin. En l’occurrence, je ne distribue que des tracts « Système U », et aucun tract « maison ». C’est donc une opération qui a été montée par le groupement, dont je n’ai pas les détails sous les yeux mais qui doit respecter le cadre légal. Vous avez mentionné des produits non alimentaires, qui ne sont pas concernés par le texte. Il faudrait vérifier, mais peut-être s’agissait-il d’une opération précise qui a eu lieu il y a quelques jours : c’était un jour férié en Allemagne et traditionnellement, à cette occasion, tous les magasins frontaliers de la coopérative régionale Système U-Est montent une opération visant à attirer les Allemands en Alsace et à dissuader les Français d’aller faire leurs courses en Allemagne. Nous faisons donc, de temps en temps, des opérations avec des prix percutants sur les produits d’hygiène. Même si ce n’est pas de cette opération qu’il s’agit, je pense que ces tracts respectent la loi, qui ne concerne pas le non-alimentaire. C’est un moyen, à un moment, de continuer à vendre des produits de beauté dans nos magasins à l’Est de la France, en attirant les gens et en évitant la fuite en Allemagne.

M. Pascal Millory. Le financement de ces promotions se fait d’une part avec des remises fournisseurs ponctuelles sur l’opération. Ce sont soit des remises immédiates qui s’imputent sur le prix de vente de l’article, soit ce que nous appelons des nouveaux instruments promotionnels, c’est-à-dire un avantage sur la carte de fidélité. Sur les avantages de la carte de fidélité en dehors de l'alimentaire, il nous arrive de compléter la participation des industriels pour pouvoir faire une opération au niveau du marché – car vous aurez constaté des promotions sur les produits d’hygiène ou de droguerie sur l’ensemble du marché, et de répondre ainsi au marché.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Donc, si l’industriel finance 40 % de la remise sur un produit proposé à moins 80 %, vous ajoutez les 40 % restants pour arriver à zéro et ne pas vendre le produit à perte ?

M. Pascal Millory. Non, ce n’est pas une remise immédiate : nous donnons un avantage généré par l’achat du produit et cet avantage nourrit une carte de fidélité. Ce n’est donc pas le prix même du produit, mais un avantage acquis par son achat.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Soit, mais s’il y a une carte de fidélité, un effort financier a lieu à un moment donné, et c’est donc bien vous qui payez le pourcentage de remise supplémentaire. Selon vous, quel est l’impact psychologique de ces opérations sur les clients ? Ne se sentent-ils pas floués ? Quelqu’un achète un certain produit et, soudainement, le voit vendu à moins 80 %. Ne se dit-il pas que si vous pouvez vendre avec une telle remise, vous devriez vendre à ce prix le reste du temps aussi, et qu’il se fait avoir ? D’autre part, prévenez-vous l’industriel à chaque fois que vous allez faire une opération à moins 80 % ? Il a peut-être une qualité de produit qu’il ne souhaite pas voir bradée à plus de 40 % de ce qu’il avait convenu avec vous ?

M. Pascal Millory. Je suis désolé de ne pouvoir vous répondre précisément à ce sujet car je ne participe pas à chacune des négociations à Genève. En revanche, par rapport à nos consommateurs, le phénomène se reproduit régulièrement sur ce marché. Je pense donc que c’est devenu une habitude. Nous sommes d’accord sur le fait que cela a entraîné des pratiques extrêmes, et c’est pourquoi vous avez réglementé la partie alimentaire. Á la rigueur, la réglementation aurait pu aller au-delà, évidemment. Il s’agit de compétitivité sur ce marché.

M. Dominique Schelcher. Ce ne serait pas un problème pour nous que les dispositions légales soient étendues au reste des produits, et c’est peut-être une conséquence que l’on doit tirer des premiers mois d’application de la loi. Mais, je l’ai dit, nous sommes sur un marché dont nous ne pouvons, seuls, nous déconnecter. Il me vient d’ailleurs à l’esprit un exemple. L’année dernière, lors des négociations 2018, on était déjà on était au cœur des débats de la loi EGAlim et nous avions accepté des hausses de la part de certains fournisseurs de crémerie, en ultra-frais ou en fromages, dans l’esprit des États généraux de l’alimentation, parce qu’il y avait déjà une tension sur le lait, en faisant le pari que nous ne serions pas les seuls. Mais nous avons très rapidement constaté que nous étions les seuls, un confrère excepté. Nous avons assumé le résultat de la négociation et laissé les prix en l’état mais, très rapidement, il y a eu une chute des ventes dans nos magasins et énormément de questions de clients demandant pourquoi nos prix étaient en décalage avec ceux de nos concurrents et disant qu’ils allaient acheter leurs yaourts ailleurs. Ce fut une leçon : les lignes bougent quand tout le monde bouge, sinon un commerçant peut être pénalisé. En effet, les remontées avaient été massives de toutes parts, mais nous avions assumé jusqu’au bout. Ce qui avait été bon pour les industriels a eu un fort impact sur notre activité et un peu sur notre image. Car si certains de nos clients sont prêts à payer un prix plus juste, toute une autre partie n’en a tout simplement pas les moyens. Autant dire que tout le monde doit bouger en même temps, sans quoi un déséquilibre se crée qui n’est pas tenable.

Mme Martine Leguille-Balloy. Vous nous avez dit avoir jugé utile, à un moment, de vous allier à Carrefour au sein de la centrale d’achats Envergure. Mais vous aviez adopté depuis très longtemps le système d’achats communs : auparavant, Système U et Leclerc avaient créé la centrale d’achats commune Lucie avant de se séparer. Après quoi, vous vous êtes alliés avec Auchan. Maintenant, vous avez créé Envergure et rejoint C.W.T. Sauf erreur de ma part, il me semble que vous aviez dû mettre un terme à Lucie car le ministre Dominique Strauss-Kahn a considéré qu’il y avait un risque d’entente. Quelles dispositions législatives ont changé qui rendent possible maintenant ce qui ne l’était pas dans les années 2000 ? D’autre part, j’aimerais savoir ce que vous permet le statut de coopérative.

M. Dominique Schelcher. Le projet des présidents de Système U et de Leclerc de l’époque dépassait de beaucoup une simple alliance pour les achats.

Mes prédécesseurs visaient plutôt l’union de deux indépendants pour être plus forts, Leclerc devenant l’enseigne des hypermarchés et U l’enseigne des supermarchés. Mais il est de notoriété publique que les hommes se sont fâchés. Je n’ai pas connaissance que l’arrêt du projet ait été dû à des considérations politiques ; pour moi, ce sont les relations entre les hommes et la concurrence sur le terrain qui ont rendu la collaboration impossible.

Mme Martine Leguille-Balloy. J’ai repris l’historique dressé par M. Michel-Édouard Leclerc, qui raconte ses déboires avec le ministre des finances de l’époque.

M. Dominique Schelcher. Ce n’est pas la lecture que j’ai de cette affaire. Pour nous, c’est la confrontation des hommes qui a fait capoter l’alliance. Á l’issue de cette collaboration qui a été un échec pour nous, U a connu, sans autres collaborations pour les achats en France, quelques-unes de ses meilleures années, caractérisées par une forte progression de son activité. Il y a eu d’autres collaborations au niveau européen avec d’autres partenaires, pour avoir une continuité. Tous les acteurs français ont aujourd’hui ce niveau européen qui, si nous ne l’avions pas, nous manquerait.

Nous avons continué notre activité de la sorte jusqu’à ce qu’au début des années 2010 nous constations qu’avec nos 10 % de parts de marché, les négociations devenaient compliquées avec certains fournisseurs. C’est alors qu’a germé l’idée d’une collaboration avec Auchan, qui a duré quelques années et que nous n’avons pas souhaité poursuivre au moment où elle s’est élargie à Casino. Nous avons alors décidé de nous tourner vers Carrefour, toujours avec le même souhait : avoir la même compétitivité que les autres acteurs du marché. J’ai la quasi-certitude que si nous n’avions pas l’ensemble des niveaux de compétitivité, nous n’existerions peut-être plus, en tout cas pas sous notre forme actuelle. Face à la puissance des autres acteurs, qui ont tous les niveaux de compétitivité, nous, qui sommes le plus petit, avions besoin de l’ensemble des niveaux et il nous a fallu trouver des partenaires.

Mme Barbara Bessot Ballot. Vous nous avez dit tout à l’heure, à propos des chips vendues à moins 60 % comme produit d’appel, que, pour ne pas l’avoir vécue, vous ne savez pas exactement comment la négociation s’est faite. Mais comment sont évalués les acheteurs ? Quelle est leur fiche de poste ? Est-ce que, pour être augmentés, pour avoir une prime, ils doivent acheter encore moins cher que les autres ? L’intitulé de leur poste est-il bien « acheteur » et comment travaillent-ils ?

M. Pascal Millory. Leur titre est « chef de produit », parce qu’il leur revient de construire des assortiments, de construire une offre correspondant au marché de manière que notre groupement soit performant sur ce marché. D’ailleurs, ils entrent chez nous par la vente, parce que nous vivons au rythme de la part de marché – comme le président Schelcher le disait tout à l’heure, nous jouons là notre survie. Système U, qui représentait 5 % du marché national, en représente maintenant 10 %. Notre objectif est d’assurer la pérennité du groupement. À cette fin, nos équipes sont d’abord et avant tout orientées vers le développement du chiffre d’affaires, et développer le chiffre d’affaires, ce n’est pas seulement une question de prix d’achat : c’est avoir les bonnes références au bon moment dans les bons magasins et dans les bons niveaux de magasin, avec la bonne animation. Nos chefs de produit sont donc d’abord jugés sur le développement de la part de marché de Système U pour assurer sa pérennité, mais ils ont aussi des primes variables qui dépendent de leur comportement au regard de la défense des valeurs de U. Nous vous communiquerons la manière dont ils sont évalués et les critères qualitatifs qui entrent dans leur rémunération. En résumé, le sujet n’était pas l’achat, il n’y a pas des gens qui ne font qu’acheter : leur travail, c’est la relation commerciale pour pouvoir développer un chiffre d’affaires, ce qui fonctionne plutôt bien, puisque nos parts de marché croissent régulièrement ces dernières années.

M. Dominique Schelcher. Je me rends compte que je n’ai pas répondu à la question de Mme Leguille Balloy sur ce que nous permet le statut de coopérative.

Une coopérative de commerçants indépendants, c’est la mise en commun des outils logistiques, informatiques et de support en général. Cette coopérative n’a pas vocation à faire de résultat : la compétitivité générée va aux magasins et uniquement aux magasins ; nous n’avons pas de trésor de guerre chez nous et nous n’investissons pas à l’étranger ! La compétitivité dégagée par l’outil coopératif va aux points de vente pour assurer leur pérennité, voilà la différence

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’aimerais que vous confirmiez clairement, pour le compte rendu, qu’aucun de vous n’a jamais eu écho d’une quelconque plainte de l’un des 82 industriels avec lesquels traite C.W.T. et que vous n’êtes pas au courant qu’un acheteur ou un négociateur, chez vous, aurait fait comprendre qu’il fallait payer les services du groupe U au niveau international pour pouvoir continuer de vendre au niveau local.

Dans un autre domaine, que devient la masse d’argent versée en Suisse pour l’achat des services internationaux de vos multiples magasins à l’international ? Le redonnez-vous à vos coopérateurs, reste-t-il Suisse et, s’il revient au siège social, quelle est sa fiscalité ?

M. Dominique Schelcher. Je n’ai eu aucune connaissance de la part d’un collaborateur de Système U d’une difficulté ou d’un sujet entre C.W.T. et le référencement chez nous. Je n’ai eu aucune interpellation à ce titre, et si j’en avais eu une, nous l’aurions traitée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Des industriels sont-ils venus vous dire que leur groupe se sent lésé dans la contractualisation sur des services internationaux, parce que, bien qu’ils ne vendent pas à l’étranger avec vous, vous leur vendez des services dont ils n’ont pas besoin ? Avez-vous entendu un jour quelqu’un vous dire cela ? Y a-t-il une trace écrite ? Êtes-vous au courant de quelque chose de cet ordre ?

M. Dominique Schelcher. Je n’ai pas eu de cas précis. J’ai été amené à expliquer, comme je le fais devant vous, le fonctionnement de C.W.T., mais je n'ai pas eu à traiter le cas précis d’un fournisseur.

M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures. Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de pratiques.

Mme Isabelle Kessler, directrice juridique. Nous avons peut-être reçu des courriers de deux fournisseurs internationaux. Je vérifierai.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous êtes la directrice juridique du groupe. Je vous parle de 82 fournisseurs et je pense que vous êtes en mesure de savoir précisément si vous avez reçu un ou plusieurs courriers de ces 82 industriels disant : « Nous ne voulons pas des services à l’international que vous nous proposez, comment peut-on faire ? ». Vous semble-t-il normal à vous, directrice juridique, d’acheter des services à l’international que l’on n’utilisera pas ?

Mme Isabelle Kessler. S’il y a des courriers, ils sont reçus d’abord par le service commercial. Le service juridique reçoit des milliers de courriers au moment des négociations ; ce seraient des courriers de fournisseurs internationaux, et ce peuvent être des postures de négociation.

En tout cas, s’il y a services, ce sont des services globaux rendus dans plusieurs pays, car U intervient dans d’autres pays que la France, et le tarif de ces services fait l’objet d’une négociation.

M. Pascal Millory. Pour ma part, je n’ai pas de connaissances précises de fournisseurs, mais nos équipes ont évidemment des discussions avec les industriels au sujet de l’international pour les motiver, sans aucune pratique abusive de déréférencement. Comme nous vous l’avons dit, ce qui nous anime, c’est d’obtenir les moyens de la compétitivité du marché. Aussi, dans le cadre des négociations, nous essayons de motiver en faveur des services que nous rendons, dans l’intérêt du fournisseur et de tout le monde.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Donc, pour vous, un industriel motivé est aussi un industriel qui achète des services que vous pouvez lui fournir, même s’il n’en a pas besoin puisqu’il ne fait aucun chiffre d’affaires avec vous hors de France.

M. Pascal Millory. Il est logique que nous assurions la promotion des services rendus par C.W.T. et, dans ce cadre, par nous-mêmes, sans aucune pratique abusive ensuite dans la relation avec le fournisseur.

M. le président Thierry Benoit. Si la commission d’enquête, comme elle le peut, venait à procéder à un contrôle sur pièces et sur place de la facturation des services à ces 82 fournisseurs, elle ne trouverait pas de facturation les concernant de services à l’international alors même qu’ils ne vous fournissent aucun produit à l’étranger ? Est-ce bien ce que vous nous expliquez ?

M. Dominique Schelcher. Nous sommes évidemment à votre disposition pour tout contrôle. Les choses sont faites dans les règles et les portes de Système U vous sont ouvertes pour tout contrôle sur ces questions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Notre président en raison de vouloir contrôler cette facturation. Un service a toujours un prix. Avez-vous une grille tarifaire par service ou le prix du service est-il un pourcentage du chiffre d’affaires ? Quand on compare le montant versé par certains industriels à des groupes comme le vôtre, au niveau international, le prix de certains services peut paraître très élevé, avec des ratios de cinq à dix suivant les prestations et, pour certains, selon ce qui nous a été dit au cours de différentes auditions, l’impossibilité de refuser vos services. Vous a-t-on déjà rapporté ce genre d’informations ? Madame la directrice juridique, avez-vous eu ces documents en main, et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) vous a-t-elle demandé ce genre de détails ?

Mme Isabelle Kessler. De quels documents parlez-vous, monsieur le rapporteur ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ceux qui retracent le prix réel du service proposé : est-il facturé au bon prix, ou dix fois trop cher ?

Mme Isabelle Kessler. La jurisprudence est claire : les services ne sont pas barémisables.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cela signifie que si le président de la commission d’enquête et moi-même venons vous voir, nous ne trouverons pas trace de réunions catégorielles facturées 50 000 ou 100 000 euros l’heure ? Pour vous, c’est quelque chose qui n’existe pas, quelque chose de complètement abstrait ?

M. Pascal Millory. Il faut savoir que, pour C.W.T., nous n’avons pas connaissance des tarifs négociés. Il est prévu que nous ayons une rémunération de la part de C.W.T puisque nous agissons pour le compte de C.W.T. qui vend des services aux industriels. Nous n’avons donc pas la lecture.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En somme, vous vendez des services…

M. Pascal Millory. …C.W.T. vend des services pour lequel nous agissons...

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. … vous vendez des services à des industriels avec qui vous avez contractualisé via votre affiliation à C.W.T. mais vous ne maîtrisez ni le service, ni son coût. Vous êtes simplement rémunéré par C.W.T. pour une prestation dont vous ne maîtrisez même pas le prix, si bien que vous ne savez même pas combien C.W.T. vous rémunérera en fonction des services qui pourraient être proposés à des industriels.

M. Pascal Millory. Nous « prestons » ces services pour C.W.T. ; C.W.T. les négocie et il est prévu que C.W.T. nous envoie des masses, sans que, pour des questions de confidentialité, nous ayons connaissance de cette négociation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’est-ce qu’une masse ?

M. Pascal Millory. Pardon : c’est une masse financière, un montant d’euros.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On est bien loin du commerce de détail quand on parle de masses d’argent à Genève, monsieur le président-directeur général !

M. Dominique Schelcher. Cela nous renvoie à votre question, à laquelle je n’ai pas répondu tout à l’heure, sur ce que devient l’argent versé en échange des services précis, dont un n’existe pas sur le marché français – les industriels y sont donc intéressés. Les sommes en question reviennent strictement en France. Comme la coopérative n’a pas à avoir de résultats en fin d’exercice, ces fonds participent de l’équilibre de notre budget et reviennent finalement aux magasins sans que rien n’en soit conservé. Ce qui est dû à l’administration fiscale est payé dans les règles, et rien ne reste à l’étranger. Je comprends que ces sommes soient perçues comme vous le décrivez mais elles sont essentielles à l’équilibre économique sans lequel nous serions en grave difficulté, parce que ce schéma vaut pour l’ensemble des acteurs du marché français, dont des concurrents internationaux.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je comprends la difficulté de la grande distribution, dont cette commission d’enquête n’a pas pour objet de détruire le modèle ou de le dénigrer. Mais vous venez d’expliquer que vous avez besoin du paiement de ces services pour survivre, et c’est ainsi que c’est ressenti par les acteurs du secteur. Je suis donc étonné de vous entendre dire que vous ne savez rien de ce qui se passe sur le terrain, alors que si les industriels ne souhaitaient pas contractualiser ces services puisqu’ils n’en ont pas besoin, vous seriez dans la panade. Je vous pose donc à nouveau la question : est-ce que, parce que vous avez besoin de cette somme d’argent pour survivre, vous exigez de vos équipes qu’elles mènent des négociations imposant à l’industrie agroalimentaire l’achat de ces services ? Je peux comprendre qu’il y ait des difficultés ; ce que je ne comprends pas, c’est que l’on impose à quelqu’un quelque chose qu’il ne souhaite pas.

M. Dominique Schelcher. Je n’ai jamais donné de consigne en ce sens, de consigne d’imposer. S’il devait y avoir des cas de ce type, qu’on les mette clairement sur la table et qu’on les traite. Nous avons eu d’autres collaborations internationales par le passé, qui ont été évoquées ; jamais nous n’avons été mis en défaut sur la nature des services que nous avions rendus au fil des ans. S’il devait y avoir un cas particulier, qu’on l’aborde et qu’on le traite, mais en tout cas, il n’y a pas de consigne de notre part. Je le redis, il s’agit de négocier des services, il n’est pas question de référencement, et nous avons besoin des produits de la plupart de ces fournisseurs dans nos rayons.

M. le président Thierry Benoit. Vous confirmez donc que l’intégralité des sommes facturées par ces centrales et qui vous reviennent sont intégralement reversées aux magasins Système U ?

M. Dominique Schelcher. Il n’y a qu’une seule centrale, C.W.T., et la totalité de la somme revient en France, sans que rien ne soit conservé ailleurs. Ces fonds servent à boucler le budget de l’année. C’est donc de la compétitivité française qu’il est question, comme pour l’ensemble des acteurs du marché.

M. le président Thierry Benoit. Avez-vous un moyen de vérifier ce qui est facturé en termes de services ?

M. Dominique Schelcher. Il est prévu dans notre contrat avec C.W.T. qu’un tiers de confiance peut faire un contrôle.

M. le président Thierry Benoit. Tous ces montages vous paraissent-ils conformes à l’éthique et aux valeurs portées par votre groupe ? Il n’y a rien de choquant dans tout cela ?

M. Dominique Schelcher. Nous avons créé ces différentes alliances au fil du temps, dans le pur respect de la législation. Sur cette dimension-là, nous avons sans doute déjà été contrôlés, sans qu’il y ait de difficultés. Je comprends que, vu de l’extérieur, cela puisse interroger, mais la réalité économique fait que dans la compétitivité d’un commerçant français, aujourd’hui, l’ensemble de ces niveaux de négociation entre en jeu et un acteur ne pourrait en être exclu sans être mis en difficulté. Ces collaborations ont une histoire, l’organisation s’est faite ainsi et n’est pas une nouveauté, mais nous agissons dans le respect des lois.

M. le président Thierry Benoit. L’absence d’une grille compréhensible de rémunération des prestations ne vous paraît-elle pas gênante ? À tout consommateur qui s’apprête à acheter un des produits exposés sur vos rayonnages, vous présentez un prix ! Dans votre milieu, beaucoup de choses se disent, beaucoup de pratiques s’institutionnalisent mais j’ai le sentiment qu’en pratique, peu de choses s’écrivent dans les contrats. C’est peut-être pourquoi madame la directrice juridique a du mal à nous dire s’il y a des difficultés concernant les centrales et les relations commerciales. Tout cela ne vous gêne pas ?

M. Dominique Schelcher. À titre personnel, je serais bien plus à l’aise s’il y avait un barème – à condition qu’il s’impose à tous – mais aujourd’hui, la loi ne le permet pas. Je vous rejoins : on ne peut qu’appeler à ce que les règles soient plus claires pour que la négociation ne soit pas seule en jeu.

M. le président Thierry Benoit. Si je vous comprends bien, vous êtes un nouveau président-directeur général et la politique de prix cassés de votre groupe est due à ce que d’autres se sont acharnés à la guerre des prix et que vous avez suivi ; le regroupement avec Carrefour au sein d’Envergure s’explique par le fait que d’autres ont créé des groupements d’achats de ce type et que vous avez suivi ; de même pour la centrale de services C.W.T., qui facture sans grille. Vous aimeriez bien une plus grande transparence et une plus grande éthique, mais finalement, parce que telle est la pratique, sans définition trop précise ni des services ni des grilles de rémunérations, vous suivez, quelque peu à contrecœur, un modèle qui n’est pas vraiment celui dont vous assurez la promotion auprès du consommateur et auprès de vos coopérateurs, celles et ceux qui dirigent les magasins U et que je pense pouvoir qualifier d’honnêtes gens. En somme, vous définissez un modèle et vous le faites vivre par des pratiques sérieusement contestables.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’ai également retenu de vos propos liminaires que ce que les autres font, on se doit de le faire : parce que les autres ont une centrale d’achats européenne et gagnent de l’argent avec les services pour rester compétitifs, je me dois de le faire aussi. Mais je vous sens embarrassé par cette démarche. Si, demain, on modifiait la loi pour mettre fin à la vente de ces services ou bien pour éclaircir les pratiques, soutiendriez-vous cette approche et, en votre qualité de président de Système U, diriez-vous : « Si tout le monde arrête de vendre des services, j’arrête .

M. Dominique Schelcher. Les discussions que nous avons aujourd’hui doivent conduire à une organisation plus claire et qui ne soulève pas ce type de questions. Nous serons les premiers à appliquer toute disposition qui permettra de renforcer la clarté et dont vous, législateurs, trouverez qu’elle est plus juste.

Vous avez mis le doigt sur toute la complexité du modèle de Système U. Nous pouvons vous donner de très nombreux exemples de contractualisation extrêmement forte pour faire avancer les choses.

Je circule beaucoup en France, je passe beaucoup de temps sur le terrain, notamment avec les agriculteurs, et j’ai signé beaucoup de contrats. Nous essayons, sur toute la partie que nous maîtrisons, c’est-à-dire notre marque, d’être le plus exemplaires possible. Pour l’autre partie, l’organisation globale du marché et de la négociation est ainsi faite que si nous décidions seuls de nous en décrocher, nous serions en difficulté. Il y a donc, effectivement, cette prise en tenaille permanente, ces tiraillements, mais nous nous efforçons par tous les moyens et à de multiples reprises de développer des actions, des partenariats et des contractualisations qui aident les producteurs. Quand on les maîtrise bien, c’est gagnant-gagnant pour tous les acteurs : nous-mêmes, la coopérative agricole et le transformateur.

M. le président Thierry Benoit. À propos des pratiques du secteur de la grande distribution et des centrales d’achat, nous avons tout entendu depuis plusieurs semaines : déréférencements, pénalités logistiques, paiements pour compensation de marge… et nous avons des raisons objectives de croire ce qui nous a été dit sous serment, comme nous croyons ce que vous nous dites. Le système est devenu une machine infernale, et certaines centrales s’assimilent plus que tout autre chose à des centres de profit visant à pomper l’argent de vos fournisseurs. Cela fragilise l’industrie et l’industrie agroalimentaire françaises et donc, en amont, les producteurs agricoles notamment. Si l’on se situe dans la perspective d’un groupe international qui a des unités en France et dans d’autres pays européens, il aura plus intérêt à investir ailleurs pour répondre à votre volonté de prix bas et de négociations à outrance. On fragilise donc tout un système et finalement le consommateur creuse sa tombe en allant faire ses achats dans le secteur de la grande distribution. En fabriquant, depuis un demi-siècle, cette machine infernale des prix cassés et de la déconnexion totale entre le produit et son prix, on a complètement désorienté le consommateur.

M. Dominique Schelcher. Pour ce qui nous concerne, nous essayons de bouger certaines lignes, ce que nous maîtrisons. Mais tous les clients de France n’auront vraiment pas les moyens de payer plus cher. Certains le pourront, d’autres ne le pourront pas : le problème du pouvoir d’achat est réel. C’est pourquoi il faut persévérer dans la ligne de la loi Egalim. Si, comme je l’imagine, vous formulez des propositions, nous appliquerons ce que de droit pour que les pratiques soient plus vertueuses, mais nous ne pourrons être les seuls à le faire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Expliquez-nous exactement ce qui ne va pas, ce qui fait que l’on en soit arrivé là et ce que nous pourrions faire pour inverser la tendance et que la roue se remette à tourner dans le bon sens. À force de baisser les prix, vos adhérents se tirent une balle dans le pied et des magasins commencent à fermer.

Je vous sens plus ouvert que certains ; quelles seraient vos propositions visant à rééquilibrer les relations entre les agriculteurs, l’industrie agroalimentaire et la grande distribution ?

M. Dominique Schelcher. Nos bilans sont centralisés et enregistrés aux greffes des tribunaux ; tout est public. Avant de répondre à votre question, je voudrais souligner à nouveau que le résultat net de nos magasins s’établit à 2 % et que dans une des régions de Système U, le résultat net est descendu à 1,3 %, un plus bas historique – ce n’est pas une plainte mais un constat. Or, le résultat net est ce qui nous permet de réinvestir. Dans le même temps, la plupart des industriels dont on parle affichent des taux de rentabilité à deux chiffres, souvent supérieurs à 15 %. Nous sommes un groupement de coopérateurs. Le résultat net fait vivre des PME locales que vous connaissez tous, dont les patrons réinvestissent en permanence pour moderniser leurs magasins. Cela n’a rien à voir avec un fonctionnement d’actionnariat qui exige de rendre des comptes et de donner sans cesse des dividendes, que ce soient les dividendes des groupes intégrés ou les dividendes pour ces grands industriels qui ont des ratios à tenir absolument. Nous sommes loin de ces ratios-là. Il faut tenir compte de cette réalité.

Pour ce qui est des propositions, je réitère celle qui consiste à faire ce que nous faisons pour les produits de notre marque : signer les contrats en présence des producteurs finals. Ils doivent être associés à la signature pour savoir quel prix sera effectivement payé. La loi EGAlim a permis un pas en avant considérable et va dans le bon sens, car les prix fixés par les interprofessions donnent un repère. Quelque chose a donc changé. Ensuite, la transparence doit s’imposer à absolument tout le monde. À ce sujet, j’étais à une réunion au ministère où siégeaient trois ministres et le médiateur des relations agricoles. Nous avons été totalement transparents et complets dans la transmission de nos données, mais ce n’a pas, et de loin, été le cas des autres acteurs. Ils doivent l’être tous sans exception pour que vous puissiez apprécier la totalité des chiffres.

M. Yves Daniel. Il ressort de nos auditions que l’on est dans un système déflationniste puisque, chaque année, dans les négociations commerciales, une pression s’exerce vers le bas. Or notre pays connaissant, année après année, une inflation, il y a bien un différentiel, de l’argent qui va quelque part ; qu’en est-il ? D’autre part, en vous entendant dire que votre coopérative et en fait l’ensemble des groupes coopératifs ont des résultats très faibles, j’ai pensé que l’on allait droit dans le mur. D’un côté, il y a ceux qui subissent la déflation et qui, à un moment donné, vont tomber ; si vous ne faites pas de résultat non plus, vous tomberez aussi. Cette commission d’enquête vient au bon moment pour essayer de préserver cette filière et de la relever.

M. Dominique Schelcher. Ce n’est pas que nous ne faisons pas de résultat, c’est que le résultat, qui est de l’ordre de ce que j’ai dit tout à l’heure, n’est pas conservé au niveau de la coopérative. Nos bilans sont publics, vous pouvez les consulter et vous constaterez qu’ils sont à l’équilibre puisque la compétitivité va intégralement aux magasins. Quant à la déflation, c’est le sujet des négociations annuelles. Dans les faits, tous les fournisseurs ne sont pas en déflation. Chaque année, certains d’entre eux demandent des hausses que nous acceptons. Il y a eu beaucoup de cas cette année, pour le lait, le porc, la pomme de terre… D’autres, effectivement, sont à la baisse, mais l’année suivante, en fonction de ce qui nous est présenté, la discussion finira d’une façon différente, et d’autres fournisseurs seront à la hausse ou à la baisse. À la fin, il y a un équilibre global. C’est ce que montre le deuxième document dont je vous ai parlé et dont je laisserai une copie à Monsieur le rapporteur. Le problème est que quiconque, voulant faire un effort particulier, décroche du leader du marché, se met immédiatement en difficulté – c’est ce qui nous est arrivé l’année dernière, je vous l’ai dit, avec la crémerie, et nous avons été sanctionnés par les clients, mais nous l’avons assumé. C’est la question du marché pour la partie « grands industriels ».

En revanche, sur la partie des « Produits U », nous essayons constamment de compenser par les discussions au niveau local, avec des maraîchers, des biscuitiers, des charcutiers locaux. Il ne s’agit pas alors de grandes négociations mais d’accords très facilement « gagnant-gagnant » et qui se concluent très rapidement. Il y a donc plusieurs niveaux d’organisation à prendre en compte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En règle générale, à qui appartiennent le foncier et le bâti des magasins Système U ? Qu’en est-il pour vous par exemple ? Intégrez-vous dans le résultat des coopérateurs et des magasins Système U le résultat des SCI si des SCI possèdent les magasins ?

M. Dominique Schelcher. Nous sommes le dernier groupement d’indépendants libres et à taille humaine. Aussi les patrons des magasins U sont propriétaires de leur fonds de commerce et de leur immobilier. Nous ferons tout pour qu’un jeune qui s’installe soit propriétaire de l’ensemble de son entreprise, au contraire d’autres groupements dans lesquels on est propriétaire de son fonds de commerce mais on ne le sera jamais de l’immobilier. Pour ce qui est du montage, j’imagine ce à quoi vous pensez. De mémoire, mais il faudra vérifier, entre 20 et 30 % des collègues n’ont pas inclus l’immobilier dans la structure d’exploitation. Pour les quelque 70 % restant, et c’est mon cas, tout est dans la même société ; l’immobilier n’est donc pas à part et le résultat de l’entreprise est celui de l’ensemble, sans que rien ne parte de-ci de-là.

Le repère de taille, dans notre groupement, c’est le « Super U de 3 000 m2 » à la campagne, sans grande galerie commerciale avec une multitude de locaux loués. Nous avons aussi quelques hypermarchés avec des retail parks et des systèmes de location, mais la très grande majorité de nos exploitants ne suivent pas ce modèle. Ce qui les fait vivre, c’est leur magasin ; éventuellement, de temps en temps, il y a une location à un coiffeur ou à un autre professionnel mais ce n’est pas significatif. J’ai moi-même trois petites locations à côté de mon magasin, dont les loyers n’ont pas bougé depuis des années. Nous sommes davantage dans le contexte local : chez nous, les gains ne se font pas par les loyers mais par l’exploitation du magasin. D’autres systèmes fonctionnent autrement, effectivement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il n’y a pas cela « chez nous », dites-vous. La commission d’enquête devrait-elle proposer d’encadrer les pratiques de ceux qui, crois-je comprendre, vivent de la rentabilité locative de leur magasin et de la galerie marchande et ne gagnent pas d’argent sur la vente des produits ?

M. Dominique Schelcher. Sans doute le sujet doit-il être abordé si l’on veut être complet et transparent.

M. le président Thierry Benoit. Il faudrait aussi aborder le montage institutionnel créé par grande distribution, ces centrales à tous les étages qui permettent différents niveaux de négociation. On peut légitimement s’interroger sur le fait que ces centrales internationales soient hébergées à l’étranger. En bon patriote, on pourrait imaginer que, puisque nous sommes les inventeurs de la grande distribution, une bonne partie de ces centrales soient établies en France. La question de la fiscalité afférente à ces montages juridiques est aussi posée.

M. Dominique Schelcher. Il faut simplement que tous les acteurs soient traités de la même façon ; c’est cela le plus important.

M. le président Thierry Benoit. Le Parlement et les Gouvernements successifs sont régulièrement à recherche de financements ; quand on voit les sommes en jeu en l’espèce, on se dit qu’il y a là deux sujets à creuser.

M. Dominique Schelcher. Pour lever toute ambiguïté, j’insiste : les sommes liées aux services que nous réalisons pour C.W.T. reviennent en totalité en France. Rien ne reste à l'étranger, et la fiscalité normale est acquittée. Système U ne cherche en rien à détourner quelque niveau de fiscalité que ce soit ou à conserver des fonds ailleurs qu’en France. Cela n’a jamais été le cas et cela ne le sera jamais chez nous.

M. le président Thierry Benoit. Comme je l’ai demandé au délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution, je vous prie de nous indiquer le salaire moyen d’un collaborateur travaillant dans un de vos magasins et qui a vingt-cinq à trente ans d’ancienneté. Il n’y a pas de grille tarifaire des services, mais il doit bien y avoir une grille de rémunération de vos collaborateurs.

M. Dominique Schelcher. Tout dépend du poste et de l’ancienneté du collaborateur. Nous avons une grille conventionnelle négociée par les partenaires sociaux ; elle vient d’ailleurs d’être étendue par le ministère pour l’année 2019. Nous communiquons la grille conventionnelle applicable a minima et nous proposons toujours, en parallèle, une grille d’amélioration possible, en disant par exemple : « Vous pourriez même aller au-delà pour ce niveau ». La rémunération est fixée en fonction du niveau de responsabilité ; évidemment, plus il est élevé et plus nos collaborateurs sont rémunérés. Ils le sont sur treize mois, il y a une prime annuelle conventionnelle, dans bien des cas une participation au résultat, et un certain nombre de magasins pratiquent l’intéressement. Je dirais qu’un manager de rayon ayant une ancienneté de vingt-cinq ans peut gagner entre 2 000 et 2 500 euros nets. Pour la personne qui met en rayon, tout dépend de la politique du magasin ; ce sera un peu moins, avec un salaire sur treize mois, et l’on sera aux alentours d’un SMIC amélioré : de 1 400 à 1 500 euros sur treize mois, plus la participation, plus l’intéressement. Je préférerais traiter à huis clos du salaire d’un directeur de magasin.

Mme Cendra Motin. Vous arrive-t-il, au cours des négociations conduites en France, de déréférencer des produits ? Quels critères appliquez-vous pour accepter les hausses de tarif demandées par vos fournisseurs ou pour leur demander des baisses de prix ?

M. Dominique Schelcher. Le déréférencement, c’est la vie de nos magasins. Notre première responsabilité, je vous l’ai dit, est de proposer dans chacun de nos sites le meilleur assortiment. Cela signifie que, chaque année, des produits entrent et d’autres sortent. Bien entendu, les produits leaders restent en permanence, mais il y a aussi des nouveautés qui ne percent pas et que nous éliminons de l'assortiment, et d’autres produits qui entrent chaque année. Il n’est pas inintéressant de savoir que dans les catalogues annuels de produits que nous apportent les industriels figurent entre 20 et 30 % de produits nouveaux. Cela signifie que les hausses et les baisses concernent, chaque année, les 70 % d’invariants qui étaient déjà en rayons l’année précédente ; quant aux 30 % de produits nouveaux, ils nous sont proposés à un tarif qui tient compte de la qualité du produit et, souvent, ces produits arrivent à ce prix sur le marché. Je comprends que le déréférencement puisse apparaître comme le résultat des négociations, mais en réalité c’est la vie des magasins. À partir du 1er avril, des produits sont arrêtés, des produits nouveaux commencent à arriver ; tout ce que les équipes ont négocié se met en œuvre au printemps, avec des entrées et des sorties.

J’en viens aux critères qui nous font accepter une hausse ou demander une baisse de prix. Pour commencer, nous étudions les marchés des matières premières et nous fondons sur les cours – du sucre, du lait…– et dans ce cadre, la définition de prix de référence dans les interprofessions nous aide parce que cela nous donne un repère précis, résultant de la discussion entre tous les acteurs du marché ; c’est parfait. Ensuite, nous avons nos propres critères pour déterminer comment se porte tel marché, et les équipes se définissent des objectifs : nous accepterons la hausse de certains produis une année donnée parce que le cacao aura très fortement augmenté, mais une autre année il aura baissé. Nous essayons de tenir compte de ces données et de définir des critères objectifs pour répondre aux demandes qui nous sont faites.

(L’audition se poursuit à huis clos et s’achève à vingt et une heures).

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72.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Abel Mercier, directeur délégué aux achats de la société Horizon-Achats, et de M. Franck Derniame, directeur juridique

(Séance du mercredi 3 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, la commission d’enquête poursuit ses travaux. Cette audition est publique, toutefois, si la nature de nos échanges venait à l’imposer, nous poursuivrons à huis clos.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Abel Mercier, directeur délégué aux achats de la société Horizon-Achats. Je me propose en introduction de vous présenter l’entreprise Horizon-achat, partenariat à l’achat sur le territoire français de quatre groupes : Auchan, Schiever, Casino et Métro.

Nous travaillons avec nos quatre maisons mères sous forme de « briefs » : chacune nous donne ses briefs commerciaux de façon indépendante. Ils contiennent les éléments sur lesquels nous pouvons nous engager avec les industriels, les leviers commerciaux, les services, et les contreparties qu’elles sont capables d’offrir aux industriels.

Au sein d’Horizon, nous appartenons à une équipe dédiée à la France regroupant quarante personnes. La centrale Horizon est organisée autour de deux activités : les marques de distributeurs fonctionnent par appels d’offres et concernent une famille réduite de produits « basiques », « non-différenciants », tels que les pâtes et le riz. C’est le travail d’une équipe réduite de trois acheteurs encadrés par un chef de marché.

La seconde activité est notre cœur de métier, c’est la négociation avec les grandes marques. Les industriels avec lesquels Horizon négocie sont de grands groupes, au nombre de cent treize, il n’y a pas de PME. Les critères d’éligibilité pour négocier avec nous sont les suivants : le chiffre d’affaires mondial doit s’élever au minimum à 300 millions d’euros ; et l’industriel doit avoir un courant d’affaires minimal de 10 millions d’euros avec Auchan et Casino.

Notre structure est organisée autour de quatre marchés, qui correspondent à quatre directions : le « frais industriel laitier et non-laitier » ; l’« épicerie sucrée et salée », « les produits liquides et les surgelés » ; et le marché « droguerie, parfumerie et hygiène » (DPH), ainsi que le « non-alimentaire ». Une vingtaine de négociateurs se partage ces quatre marchés, selon des portefeuilles d’achats et de négociations par grandes catégories de produits. Il existe aussi une fonction d’appui : je suis chargé du pôle « Négociations », et le secrétariat général est chargé des ressources humaines, du contrôle de gestion et des affaires juridiques.

Le mandat qui nous a été donné par chacune de nos maisons mères lors de notre création, en septembre 2018, est de changer le modèle de relations avec les industriels. C’est ainsi que nous fonctionnons.

Nous avons pris sept engagements concernant notre mode de fonctionnement avec les industriels lors de la création de la structure. Nous les avons partagés avec eux lors de notre convention de lancement, et nous avons fait un bilan de leur application il y a quinze jours, afin de déterminer dans quelle mesure ils avaient été atteints.

Le premier de ces engagements est d’offrir aux industriels de la visibilité, en amont de la négociation des prix, sur les leviers commerciaux qu’ils pourront activer dans les enseignes d’Horizon. C’est nouveau dans les pratiques entre l’industrie et le commerce.

Le deuxième engagement est d’anticiper la signature des accords pour les conclure avant la date fixée légalement au 1er mars pour les marques nationales. Cela permet de développer le courant d’affaires et de nous donner toutes les chances de maximiser notre croissance commune avec les industriels en amont de la date du 1er mars. Ainsi, 40 % de notre chiffre d’affaires était signé dès la fin du mois de janvier.

Notre troisième engagement porte sur les contrats pluriannuels. Historiquement, il était tabou de signer des contrats sur plusieurs années avec les marques nationales, ce n’est plus le cas : nous en avons signé sept cette année. Les industriels y gagnent de la visibilité sur leur plan d’affaires et peuvent mettre en place des projets à plus long terme.

Le quatrième engagement est d’intégrer à nos discussions les variations des matières premières, et de nous assurer du retour vers les agriculteurs français. Nous nous inscrivons totalement dans le cadre des États généraux de l’alimentation (EGA), c’est le mandat que nous ont donné les enseignes fondatrices, et notre structure a été créée au moment de ces états généraux. Nous avons décidé de hausses de tarifs sur de nombreuses catégories de produits cette année dans le cadre des négociations.

Le cinquième de nos engagements consiste à assurer le suivi de nos négociations. Si la négociation se termine au plus tard au 1er mars, nous avons tout le reste de l’année pour suivre la bonne mise en place des accords que nous avons signés. C’est une mission-clé pour Horizon, en bonne relation avec chacune des maisons mères. Nous avons ainsi organisé plus de trois cents rendez-vous de suivi chez Casino, Auchan et Métro, avec les industriels, pour vérifier la mise en place des engagements signés.

Le sixième engagement est aussi une innovation par rapport aux pratiques antérieures : nous avons décidé de mettre en place un comité d’observation des négociations. Je n’y participe pas car notre volonté n’est pas de créer un organe de médiation pour traiter des cas particuliers, mais un organe de contrôle plus général de nos engagements. L’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC), deux associations regroupant les industriels, y ont participé. Cela nous a permis de bénéficier de remontées d’informations de la part des industriels quant à la tenue de nos engagements et de corriger un certain nombre de choses.

Le comité s’est réuni six fois pendant la période de négociation, entre décembre et février, soit presque tous les quinze jours. Un comité a dressé le bilan des négociations au mois d’avril, nous sommes plutôt satisfaits des résultats et nous avons décidé de prolonger cette initiative.

Notre septième engagement, c’est l’innovation. C’est un levier de différenciation et de croissance pour les industriels et les enseignes dans un marché atone, et nous souhaitions mettre toutes les chances de notre côté.

Lors du bilan réalisé avec les industriels à la fin du mois de juin, deux nouveaux engagements ont été pris, en plus des sept que nous allons reconduire l’année prochaine. Tout d’abord, nous souhaitons décorréler les négociations sur les innovations et les mener en amont de celle du prix. À la fin octobre, les industriels sauront quelles innovations sont sélectionnées par les enseignes que nous représentons, avant de négocier l’accord-cadre. Ensuite, nous allons mettre en place des ateliers dans nos locaux à Paris pour travailler avec les industriels sur nos modes de fonctionnement. C’est une approche nouvelle : nous allons travailler sur le brief de négociation et sur nos modes de fonctionnement tripartites entre la centrale, chacune des maisons mères et les industriels.

Nous avons travaillé dans un climat serein avec les industriels, même si nous n’avons pas toujours été d’accord. Il a pu y avoir des débats animés, mais il n’y a pas eu d’incidents.

M. le président Thierry Benoit. La société Horizon-Achats est une centrale, comment la qualifieriez-vous ? Centrale d’achat, de négociation, de services, ou les trois à la fois ?

M. Abel Mercier. Cette centrale a un mandat de négociation pour le compte des quatre enseignes associées. Formellement, la société n’achète pas les produits, chaque enseigne les achète, mais elle négocie sur la base de leviers et de stratégies fournies par elles, et contractualise les accords-cadres avec les industriels pour leur compte. Elle intègre un certain nombre de services et de contreparties dans les accords signés, en bonne adéquation avec la stratégie des enseignes et les services qu’elles peuvent mettre en place, qui sont différents chez Auchan, Casino ou Metro.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez indiqué que l’objet de votre structure était de changer le modèle de relation avec les industriels. Quel est le point commun aux protagonistes qui ont créé cette centrale ? Auchan était regroupé avec d’autres acteurs de la distribution auparavant. Comment expliquer ce mouvement ? Pourquoi ces quatre enseignes souhaitent changer communément leur mode de relation avec les fournisseurs ?

M. Abel Mercier. Je suis arrivé au sein de cette structure après sa création, mais je pense que ces groupes se sont retrouvés autour du constat qu’il était temps d’évoluer vers un modèle plus collaboratif avec les industriels, seul moyen de faire de la croissance, plutôt que de rester dans le modèle très transactionnel. Auparavant, l’échange en amont sur les plans d’affaires n’était pas aussi poussé que ce que nous faisons au sein d’Horizon, par exemple.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur Mercier, étiez-vous directeur d’achats alimentaires et non-alimentaires au sein d’INCA-A dans des fonctions précédentes ?

M. Abel Mercier. Je ne travaillais pas pour la société INCA-A, je suis issu du groupe Casino. Je remplissais cette fonction pour AMC, la centrale d’achat du groupe Casino, mais pas pour INCA-A.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Étiez-vous au courant des conditions d’achat d’Intermarché par l’intermédiaire d’INCA-A ?

M. Abel Mercier. Non, bien évidemment, je n’avais aucune information sur les conditions d’achat d’Intermarché. C’est un élément très strict, et il en va de même au sein d’Horizon. Aujourd’hui, les collaborateurs de Casino ou d’Auchan n’ont aucune connaissance des conditions d’achat des associés au sein de la structure. C’est un principe de fonctionnement très important, les clauses de confidentialité sont extrêmement strictes.

M. le président Thierry Benoit. Quelle est la durée du contrat passé entre les parties prenantes ? Vos statuts ouvrent-ils l’adhésion à d’autres acteurs qui souhaiteraient intégrer cette centrale, ou s’agit-il d’une entité juridique fermée, avec des objectifs et une charte de valeurs commune aux quatre membres ?

M. Franck Derniame, directeur juridique d’Horizon-Achats. Notre structure a la forme juridique d’une SARL. Son protocole de constitution prévoit une durée ferme de trois ans, renouvelable par périodes d’un an par tacite reconduction.

Le mode de fonctionnement est fermé, pour qu’un opérateur puisse intégrer cette structure, il faudrait l’agrément de l’ensemble des mandants.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quelles sont vos relations avec la centrale d’achats Horizon international ?

M. Abel Mercier. Je n’ai aucune relation avec Horizon international, les choses ont été ainsi conçues à l’origine. Il est d’ailleurs possible qu’il y ait des partenaires différents au sein de la structure internationale, ces structures sont totalement étanches. Nous ne traitons absolument pas de l’international.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il n’y a aucune communication ? Vous ne vous appelez jamais, ils ne vous appellent jamais, il n’y a aucun échange d’e-mails ? Les deux structures sont complètement hermétiques ?

M. Abel Mercier. Exactement. Ce sont les maisons-mères qui échangent à la fois avec Horizon France et Horizon international, il n’y a pas d’échanges entre les deux structures.

M. le président Thierry Benoit. Quelle sont les différences statutaires, juridiques, et les objectifs des centrales Horizon France et Horizon international ?

M. Abel Mercier. Je ne connais pas les statuts ou les objectifs d’Horizon international, ni ses équipes.

M. le président Thierry Benoit. Les deux centrales ont été créées par les mêmes protagonistes ?

M. Abel Mercier. Il peut y avoir des associés différents au sein de la structure internationale, ce ne sont donc pas strictement les mêmes. En tout cas, les équipes d’Horizon France n’ont pas de rapport avec les équipes d’Horizon international, et elles n’ont pas participé à l’élaboration de cette structure.

M. le président Thierry Benoit. Pourriez-vous décortiquer le séquençage de la phase d’achat et de la phase de négociations ? Sont-elles menées simultanément, ou l’une suit-elle l’autre ? Qui pilote les opérations ?

M. Abel Mercier. Au sein d’Horizon-Achats France, il n’y a que des négociateurs, chargés de négocier avec une liste réduite d’industriels, les cent treize groupes que j’ai mentionnés plus tôt.

Nous travaillons sur brief, donc la stratégie commerciale est donnée par les enseignes, et chacune d’entre elles a une stratégie différente. Tout démarre par une phase de briefing au cours de laquelle les équipes Horizon reçoivent des instructions des maisons mères qui détaillent, catégorie par catégorie et fournisseur par fournisseur, la façon dont vont évoluer les assortiments, les stratégies promotionnelles, le développement de courant d’affaires avec les fournisseurs. Cette phase se déroule au mois d’octobre.

Ensuite, la phase de négociation démarre dès le mois de novembre et s’achève au 1er mars. Horizon démarre tôt car nous souhaitons signer au plus vite pour enclencher les plans d’affaires. La phase de négociation dure donc quatre mois, et se termine par la signature d’un accord-cadre. Il comprend un tronc commun, et un tronc indépendant pour chaque enseigne.

Le négociateur signe le contrat, et la phase de mise en place des contreparties commence. C’est alors que la transmission avec chacune des maisons mères est très importante. Les achats physiques sont faits directement par chacune des enseignes, sur la base des conditions négociées par Horizon. Nous négocions les prix d’achat, mais nous n’achetons pas directement les produits.

M. le président Thierry Benoit. Lorsque vous négociez les prix d’achat, vous prenez en compte les demandes tarifaires de vos fournisseurs ? De quel tarif partez-vous pour négocier les prix d’achat ?

M. Abel Mercier. Le socle de la négociation, ce sont les conditions générales de vente des industriels. Un tarif est publié par l’industriel, il fait l’objet de la négociation.

M. le président Thierry Benoit. Ce tarif proposé par l’industriel est-il plutôt « flat », « inflat » ou « deflat » ? C’est-à-dire stable, en inflation ou en déflation ?

M. Abel Mercier. Les situations sont variées. Sur certaines matières très déflationnistes, les industriels n’ont pas demandé de tarif. Dans d’autres cas, des tarifs très élevés ont été demandés, et d’autres demandes étaient plus cohérentes avec les évolutions du prix des matières premières.

Globalement, les tarifs demandés par les industriels, qui sont la base de négociation, sont plutôt en inflation.

M. le président Thierry Benoit. La négociation commence sur la base de prix en inflation ? Ce n’est pas ce qui nous est expliqué depuis des semaines.

M. Abel Mercier. Nous travaillons sur des produits comparables, reconduits d’une année sur l’autre. Pour évaluer l’évolution d’un prix, il faut avoir l’avoir commercialisé au cours de l’année précédente. Un certain nombre de produits ne sont pas comparables, et ne sont donc pas inclus dans les indicateurs d’inflation ou de déflation dont vous avez entendu parler.

Le tarif est donc le socle de la négociation, nous exposons ensuite les leviers commerciaux et le courant d’affaires que nous pouvons développer avec l’industriel. Au final, nous trouvons un accord sur le prix d’achat des produits de l’industriel en question.

M. le président Thierry Benoit. Quels éléments peuvent conduire à une base de négociation en déflation, comme c’est le cas depuis un certain nombre d’années, connaissant les variations du prix de l’énergie, des salaires, des taxes, les obligations environnementales et sociales qui pèsent sur les industriels ?

M. Abel Mercier. Il est difficile d’avoir une opinion générale sur ce sujet, pour un certain nombre de marchés, la négociation a abouti à des tarifs en inflation cette année, parfois très forte. C’est le cas des produits laitiers, dont il a beaucoup été question, mais aussi de la viande surgelée, de certaines filières de blé français, de la filière papier, du porc.

D’autres matières sont en déflation, ainsi pour le café, certains industriels n’ont même pas publié de tarifs car il était notoire que le café était en forte déflation.

Nous pilotons la négociation catégorie par catégorie, en fonction de la réalité du marché et des contreparties et des plans de croissance que nous avons à offrir aux industriels.

M. Arnaud Viala. Les négociations que vous conduisez permettent l’établissement de contrats valables pour une seule année, ou un peu plus ?

Par ailleurs, comment s’établit votre rémunération ? Comment est évalué le succès de la négociation, qui induit votre rémunération ?

M. Abel Mercier. Les contrats pour les marques nationales sont majoritairement annuels. Nous avons introduit cette année une innovation permettant de discuter des contrats pluriannuels. Nous en avons signé sept, parfois avec des industriels très importants. Ces contrats sur deux ans représentent presque 10 % de notre chiffre d’affaires.

La rémunération des négociateurs comprend une part fixe, et une part variable liée à différents indicateurs. Certains indicateurs sont quantitatifs et portent sur l’atteinte des objectifs fixés par catégorie. D’autres sont qualitatifs, ils portaient cette année sur le respect des engagements Horizon que j’ai évoqués tout à l’heure : la visibilité donnée aux fournisseurs sur les plans pluriannuels, la signature de contrats pluriannuels, la qualité du suivi de ses dossiers avec les enseignes par chaque négociateur et le respect des engagements contractés à la signature.

M. Arnaud Viala. Quelle place tient le niveau de prix fixé dans l’établissement de votre rémunération ?

M. Abel Mercier. C’est un élément important de la part variable des acheteurs. De mémoire, 60 % de la part variable est déterminée par les indicateurs quantitatifs, dont l’évolution de prix fait partie, parmi d’autres tels que le nombre de contrats pluriannuels signés. Et 40 % de la part variable porte sur les indicateurs qualitatifs, donc sur le respect des engagements de la structure Horizon, des aspects comportementaux, l’esprit d’équipe ou l’engagement des collaborateurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Concernant le tarif que vous négociez chez Horizon, est-ce que vous vous engagez contractuellement sur un volume ou sur un courant d’affaires ? Est-ce que c’est chiffré ? Qu’est-ce qui se passe si on n’atteint pas, par exemple, le plan d’affaires ou le volume qui était négocié dans le contrat ?

M. Abel Mercier. Puisque vous évoquiez la répartition des rôles entre Horizon et les enseignes, je dois dire que ce sont les enseignes qui sont responsables de leur animation commerciale au quotidien, par exemple s’agissant des produits pris en prospectus.

Pour répondre à votre question : oui, dans certains accords, mais ce n’est pas systématique, il peut y avoir des engagements de volume ou de chiffre d’affaires. Ils sont signés avec les industriels. Ensuite, on atteint ces objectifs ou on ne les atteint pas. Mais, en général, on fait en sorte qu’ils soient cohérents avec les leviers commerciaux qu’on met en place, de sorte qu’on soit en situation de pouvoir les atteindre. Cependant, il est possible que ce ne soit pas le cas.

Dans d’autres accords, on se met d’accord sur un plan d’affaires avec des leviers concrets et des contreparties concrètes qui ne sont pas nécessairement un engagement de volume ou de chiffre d’affaires. Donc les deux configurations peuvent exister dans nos accords.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce que vous avez un retour sur les engagements pris en volume et en chiffre d’affaires ? Si les objectifs ne sont pas atteints, est-ce qu’il y a une révision du tarif ? Si on en fait que la moitié, que se passe-t-il ? Est-ce qu’on peut revoir le tarif ou au final, l’année d’après, on continue à faire de la déflation ?

M. Abel Mercier. Comme on est début juillet et qu’en général les engagements de volume, quand il y en a dans les accords, sont des engagements annuels, je ne peux pas vous répondre sur ce qui est réellement aujourd’hui atteint ou non.

Mais, pour répondre à votre question, quand des « progressifs de chiffre d’affaires » et des « conditionnels de chiffre d’affaires » sont définis, si le chiffre d’affaires n’est pas atteint, les conditions tarifaires associées ne sont pas déclenchées. Donc, indirectement, le prix d’achat sera plus élevé que si les volumes convenus avaient été atteints.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Combien de contrats sont-ils formalisés sous cette forme binaire, de résultats atteints ou non atteints ?

M. Abel Mercier. Je n’ai pas le chiffre exact sur le nombre de contrats. On pourra vous le communiquer. Ce n’est pas la majorité des accords, très clairement. On met en place des conditionnels de chiffre d’affaires et de volume sur un certain nombre de catégories, mais je n’ai pas le chiffre en tête, à l’instant T.

M. Franck Derniame. Pour compléter les propos d’Abel : on a quand même l’obligation légale de faire figurer un chiffre d’affaires prévisionnel dans chacun des plans d’affaires. Donc une visibilité est tout de même donnée à l’industriel sur le chiffre d’affaires prévisionnel. Elle est discutée avec lui. C’est un premier point.

Pour revenir sur votre point concernant la révision du tarif en cas de non-réalisation des paliers, l’engagement sur des volumes n’est qu’une composante légale du tarif négocié. En effet, la loi nous oblige ensuite, pour négocier des tarifs, à rendre des services, c’est-à-dire des contreparties qui sont une composante de l’avantage négocié. Donc, quand bien même les volumes ne seraient pas atteints, s’il n’y a pas d’engagement sur eux, les services qui accompagnent la négociation du tarif restent quant à eux effectivement rendus. Ils justifient toujours de l’application du prix convenu.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous dites que c’est plutôt une minorité qui signe des engagements chiffrés, tandis que monsieur le directeur juridique m’explique qu’en fait, 100 % des contrats contiennent un engagement de chiffre d’affaires. Cela veut dire que 100 % des opérations de contractualisation sont faites avec un engagement de chiffre d’affaires !

M. Abel Mercier. Les deux points ne sont pas incompatibles. Dans tous les accords, il y a un chiffre d’affaires prévisionnel, que l’on discute avec l’industriel. Les services spécifiques, dont la prestation repose sur un lien direct entre la réalisation d’un niveau chiffre d’affaires et des conditions d’achat associées, constituent une autre problématique.

Il y a deux sujets différents. Dans 100 % des contrats, on se met d’accord sur une cible, sur une ambition et sur un certain nombre de contreparties apportées au cours de l’année. Par ailleurs, il existe des contrats sur lesquels il y a une contrepartie spécifique, à savoir un engagement direct de chiffre d’affaires donnant lieu à une rémunération de façon automatique, si le chiffre d’affaires convenu est atteint.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quand le chiffre d’affaires est inscrit sur le contrat, pour quel pourcentage d’entre eux l’objectif est-il atteint ?

M. Abel Mercier. On va essayer de vous donner le maximum d’éléments, mais, comme ce sont des engagements de chiffre d’affaires annuel et qu’on est seulement début juillet, je ne connais pour aucun contrat exactement la vision d’atterrissage au 31 décembre… De façon globale, de toute façon, on est plutôt sur des marchés « flat » avec des ambitions « flat ». Nous sommes donc plutôt « dans les clous », même si nous ne connaîtrons l’atterrissage réel qu’au début de l’année 2020, contrat par contrat, en comparant le chiffre d’affaires prévisionnel et le chiffre d’affaires réel.

M. le président Thierry Benoit. Non moins de 113 entreprises sont concernées par Horizon Achat. Quelle différence cela fait-il pour les industriels qui avaient auparavant comme client Auchan ou Casino, désormais membres de la centrale d’achat ?

Qui les contacte pour leur dire qu’ils vont être désormais obligés de négocier avec vous, parce qu’Auchan, Casino, Métro et Schiever l’ont demandé ? Comment dois-je imaginer les choses : la centrale annonce à une PME ou entreprise de taille intermédiaire qui négocie aujourd’hui avec les distributeurs qu’elle va désormais négocier directement avec elle ?

M. Abel Mercier. Des critères stricts ont été définis par les associés, en amont de la création de structures. Ils sont au nombre de trois. L’industriel doit faire au moins 300 millions d’euros de chiffre d’affaires dans le monde ; avoir un courant d’affaires avec Casino et avec Auchan ; pour l’alimentaire, réaliser avec eux au moins 10 millions d’euros de courant d’affaires à l’achat l’année précédant la création de la structure.

Comme vous le comprenez, cela exclut de fait les PME. Aujourd’hui, un fournisseur qui fait moins de 300 millions d’euros de chiffre d’affaires dans le monde ne peut être en négociation avec Horizon. C’est le premier point.

S’agissant de l’information des industriels, des courriers leur ont été envoyés lorsque la structure a été créée, en septembre 2018. Les maisons mères les ont informés qu’elles avaient donné le mandat de négociation à Horizon et que, désormais, elles signeraient des accords avec Horizon et discuteraient avec Horizon.

M. le président Thierry Benoit. C’est-à-dire que maintenant, pour ces 113 industriels, il y a deux niveaux de discussions. Il n’y a pas le choix. Depuis 2018, un industriel qui travaillait auparavant seulement avec Auchan et qui fait 300 millions d’euros de chiffre d’affaires dans le monde doit désormais discuter tant avec Auchan qu’avec la centrale de négociations et de services ? C’est bien cela ? Il y a deux niveaux de décision ?

M. Abel Mercier. Il n’y a pas deux niveaux de décision. Soit l’industriel est dans la liste des industriels pour lesquels les négociations sont faites par Horizon et il ne négocie qu’avec Horizon les prix d’achat de ses produits permanents. Soit il n’est pas dans cette liste et il négocie en direct avec les centrales d’achat des maisons mères. Il n’y a pas de double niveau.

Mme Séverine Gipson. Vous avez expliqué que vous négociez les volumes et que vous êtes rémunéré en fonction de la négociation, par rapport à un volume ou un chiffre d’affaires. Mais vous vous occupez aussi des marques distributeur pour des produits qui sont plutôt courants, des produits génériques comme les pâtes et le riz. Ce sont des produits qui n’ont pas de forte valeur ajoutée, de sorte que j’imagine que vous les négociez en volume dans vos indicateurs et dans votre contrat. Cela paraît logique, sinon ce ne serait pas très rentable pour vous.

Est-ce que vous en discutez en sus des négociations sur les grandes marques ? Est-ce que vous cherchez à équilibrer ces deux offres ?

Car, si vous vendez plus de marques distributeur que de grandes marques, je suppose que cela va dans le sens de votre intérêt financier comme dans le sens de l’intérêt financier de vos membres. Comment conduisez-vous la négociation par rapport à ces impératifs d’équilibre pour votre travail ?

M. Abel Mercier. Il s’agit de deux équipes très distinctes. Horizon achat traite des marques nationales, Horizon Appel d’offres traite de la marque distributeur. Ces dernières équipes mettent en effet en place des appels d’offres sur des produits de base. C’est un système d’appel d’offres qui n’est pas une négociation annuelle comme il peut y en avoir pour une marque nationale. Ainsi, il n’y a pas d’arbitrage entre MDD et marques nationales chez Horizon.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous est-il arrivé de recevoir des maisons mères – Auchan, Casino, Métro, Schiever…– des demandes d’arrêter les négociations avec certains industriels, même sans aucune explication ?

M. Abel Mercier. Comme je vous le disais, nous n’avons pas de contacts avec les maisons mères internationales. Nous n’entretenons de contacts qu’avec les maisons mères françaises et qu’avec des équipes françaises.

Dans les briefs (instructions) de négociations que nous recevons d’elles, il peut effectivement y avoir, parfois, des stratégies commerciales ou des stratégies de marketing qui consistent à plutôt développer une marque et plutôt réduire très une autre. Les rayons ne sont pas extensibles… On fait donc des choix commerciaux.

On peut donc effectivement recevoir un brief nous indiquant que, sur une catégorie de produit pour laquelle la maison mère travaillait jusqu’alors avec trois industriels, elle ne souhaite plus avoir à l’avenir qu’un fournisseur. Ce sont des éléments qui peuvent nous être effectivement transmis dans le cadre des briefs reçus en amont des négociations.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais reformuler la question différemment : lors des dernières négociations, vous est-il arrivé de recevoir de l’une des maisons mères françaises une indication d’arrêt temporaire des négociations avec un industriel ?

M. Abel Mercier. Non, pas cette année, pas sur cette campagne de négociations. Nous n’avons pas reçu, une fois que la négociation était enclenchée, ce type de demandes des maisons mères. Comme je vous l’ai dit, il a pu y avoir des briefs qui étaient favorables à certains industriels et moins favorable à d’autres. Mais c’est quelque part la vie des affaires. Cela relève de choix marketing et de choix d’enseignes. Toutefois, une fois que les négociations étaient lancées, je n’ai absolument pas en tête de cas de demande d’arrêt de la négociation par les maisons mères.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez décrit la centrale comme une centrale de négociations et de services. Pour la négociation, j’imagine à peu près de quoi il peut s’agir. Mais quelle est la liste des services proposés par la centrale d’achat Horizon et comment s’effectue leur rémunération ? Est-ce qu’il y a une grille de rémunération ?

M. Abel Mercier. Je peux vous répondre de façon générique sur les grandes familles de service qu’on commercialise. Pour des questions de confidentialité, on pourrait le faire dans le cadre d’un huis clos, parce que vous allez voir que ces services sont intimement liés à la politique et à la stratégie commerciale des enseignes. Sur les grandes typologies de services qui constituent les pratiques de la profession, il y a l’assortiment, il peut y avoir des accords de gammes, il peut y avoir détention de référence contre rémunération, il peut y avoir la diffusion et l’exécution des innovations.

Il y a également des services de mise en avant des produits dans les prospectus. Comme je l’évoquais tout à l’heure, il y a des services liés aux conditionnels de chiffre d’affaires ou de volume. Voilà des exemples de services. Mais, encore une fois, on pourra développer ultérieurement, si vous le souhaitez.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Lors des négociations, quand un industriel arrive avec une demande d’inflation et que vous demande plutôt de la déflation, est-il possible que vos acheteurs aient eu écho, non de menaces, mais peut-être d’informations les induisant à penser qu’en l’absence de déflation, ils seraient tout simplement déréférencés et qu’arrêterait les commandes ?

M. Abel Mercier. Ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Je n’ai pas connaissance de ce type de pratique. Comme on vous l’a dit, nous nous plaçons plutôt dans un schéma positif et collaboratif, et dans la perspective de proposer des contreparties au courant d’affaires et aux opportunités ouvertes par les enseignes. Cela permet aussi aux industriels d’améliorer leur copie économique et d’optimiser leur prix d’achat. La pratique que vous mentionnez n’est pas une pratique que l’on souhaite et je crois que ce n’est pas une pratique qui existe chez Horizon.

M. le président Thierry Benoit. Vous nous avez indiqué que la centrale d’achat était une société à responsabilité limitée (SARL). Est-ce que vous pourriez nous parler de sa gouvernance, ainsi que du poids ou du rôle de chacun des distributeurs, donc des membres fondateurs, dans la politique stratégique de la centrale Horizon France ?

M. Franck Derniame. Cette structure est effectivement une SARL. Conformément aux règles en vigueur en matière de droit des sociétés, elle a deux gérants qui ont un rôle administratif, au sens général du terme, mais jouent également un rôle en tant que garants de la mise en place de la politique commerciale et de la stratégie de négociation qui est définie dans le cadre d’Horizon. Ces gérants sont accompagnés par un comité d’orientation composé de deux représentants de chacun des associés, c’est-à-dire de huit personnes. Ce comité a pour rôle de définir certains engagements, notamment l’approbation du budget annuel, qui comprend les frais de fonctionnement d’Horizon, la définition de la stratégie de négociation, c’est-à-dire des engagements et du mode de fonctionnement d’Horizon dans l’approche de la négociation, ainsi que la modification des critères de sélection des fournisseurs référencés, après information de l’autorité de la concurrence.

M. le président Thierry Benoit. Est-ce que les premiers mois d’existence de la centrale Horizon France vous permettent de dire que la création de cette centrale et de ce nouveau mode de relations avec les industriels va améliorer le climat des affaires ? Est-ce que cela permis de générer plus d’affaires et plus de volume de diffusion auprès du consommateur, générer plus de business, comme disent les chiffres d’affaires ? Cela a-t-il fait naître une émulation et une compétition donc qui tendent à faire baisser les prix ?

M. Abel Mercier. Nous avons fait, avec les industriels, un bilan des premiers mois de fonctionnement d’Horizon. Mais je vous ai aussi déjà parlé tout à l’heure du comité d’observation des négociations. C’est également un bon organe pour obtenir un retour sur ce qu’on fait bien et ce qu’on fait peut-être moins bien et qu’il faut ajuster.

Je crois que le bilan est tout de même globalement positif. En tout cas, c’est ce que les industriels nous ont remonté. Il peut toujours y avoir des cas particuliers, mais, au global, je pense qu’on a tenu nos engagements. Certains devront être même renforcés l’an prochain pour continuer à aller plus loin.

Nous pensons que c’est le seul modèle viable dans la relation entre l’industrie et le commerce : le modèle collaboratif. Donc on souhaite le pousser en avant. Il est compliqué, quand on est seul, de le faire, quand on pèse 10 % du marché. Tel est aussi l’intérêt d’Horizon. Quand on pèse un peu plus de 20 % du marché et qu’on veut mettre en place ce type de nouvelles pratiques, on trouve plus d’écho, plus de répondant, plus d’impact. Donc pour nous, oui, le bilan est positif. Je pense qu’il l’est aussi pour les industriels, par la capacité qu’il leur donne d’échanger avec nous de façon transparente. On a travaillé dans un climat serein et on souhaite continuer sur cette voie-là, en continuant à creuser le sillon l’an prochain.

M. le président Thierry Benoit. Si on passe de 10 % à 20 % de parts de marché, est-ce que, pour vous, il n’y a pas de risque de déséquilibre dans la discussion, ainsi que dans la relation et la négociation commerciale ? C’est souvent ce qui est pointé du doigt lorsqu’est évoquée à la création des centrales, qu’elles soient nationales ou internationales.

M. Abel Mercier. Encore une fois, on négocie avec de grands groupes. Je ne vais pas entonner la rengaine du petit distributeur se trouvant face à de très gros industriels, mais, dans certains cas et sur certains marchés, il y a très peu d’acteurs du côté industriel aussi. C’est donc aussi un moyen pour les enseignes que l’on représente d’atteindre un minimum de poids, de façon à pouvoir négocier avec ces très grandes multinationales et à défendre leurs positions d’enseignes. Pour rester dans le match et dans le marché, tout simplement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous m’expliquer ce qui amène à un industriel à signer avec vous, s’il arrive avec une demande inflationniste, de l’ordre de 1 % ou 2 %, alors que vous arrivez avec une demande de déflation de 3 %, par exemple. Qu’est-ce qui l’amène alors à signer, par exemple, à moins 2,5 % ?

M. Abel Mercier. Pour bien clarifier les choses, il n’y a pas de demande de déflation systématique. La négociation se déroule fournisseur par fournisseur, marché par marché. Il y a de nombreux fournisseurs pour lesquels on a signé en inflation, cette année, chez Horizon. C’est le premier point.

Qu’est-ce qui amène l’industriel à signer ? Il se trouve qu’effectivement, cette année, on a signé des accords avec les 113 groupes que j’évoquais tout à l’heure, avant le 1er mars, donc dans le respect du cadre légal. Ce qui amène l’industriel à signer, c’est que, à un moment donné, il y a des enjeux de commerce de part et d’autre. Certes, il y a des plans d’affaires effectivement plus ou moins attrayants pour les industriels ; ils dépendent aussi des stratégies commerciales des enseignes, selon les marques qui sont plus en vogue que d’autres. Ce qui amène l’industriel à signer, c’est donc en fait un équilibre, c’est le résultat de la négociation et des enjeux commerciaux associés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’est-ce qui se passe, s’il veut être « flat » et que, la nuit du 1er mars, il refuse cette déflation ?

M. Abel Mercier. Cette année, on a trouvé un accord avec tout le monde, en inflation et en déflation. On a donc réussi à trouver cet équilibre, auquel tend le jeu de la négociation. Chacun fait un pas vers l’autre. Il y a des leviers complémentaires sur lesquels on peut travailler. Mais on n’a pas été confronté à cette situation, cette année, puisqu’on a signé des accords avec tout le monde.

M. le président Thierry Benoit. Les négociations se font dans des box de négociation ?

M. Abel Mercier. C’est le terme historique effectivement. Rue de Réaumur, nos salles de réunion sont en réalité presque plus lumineuses que celle-ci… Le cadre est confortable, serein, et nous n’avons reçu aucune plainte sur les locaux ou sur les salles de réunions dans lesquelles on a pu échanger avec les industriels.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pardon d’insister mais, dans une classe, quand tout le monde a 20 sur 20, je me dis toujours qu’il y a un problème avec le professeur. Puisque les 113 industriels ont signé, il n’y aurait pas de problème… Mais, si la nuit du 1er mars, l’industriel refuse une déflation ?

M. Abel Mercier. Je vous ai déjà parlé de notre volonté d’anticipation. On ne découvre pas à 23 heures 59 qu’on a un problème commercial ou qu’on ne va pas se trouver, en cas pas chez Horizon. Il y a plutôt des écritures, pour les quelques cas qui ont été signés plus tardivement. Comme je vous l’ai dit, 40 % du chiffre d’affaires avait été signé à fin janvier, donc cette situation d’extrême urgence que vous décrivez n’est pas quelque chose qu’on a vécu. Ce n’est pas à ce moment-là qu’on découvre qu’on a un problème.

Cela étant dit, on peut potentiellement, quoique ce n’ait pas été notre cas cette année, ne pas trouver d’accord avec un industriel. La conséquence est alors qu’on n’a pas d’accord commercial et qu’on ne peut pas développer de business ensemble. Encore une fois, cela ne s’est pas produit cette année. Je pense qu’on a aussi essayé de trouver le moyen d’arriver à des accords, comme les industriels ont trouvé les moyens d’arriver à des accords avec nous. On n’a donc pas été exposés à ce type de situations.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce que des comptes rendus vous sont envoyés par les industriels, pour consigner ce qui s’est dit dans le box de négociations ou dans la salle de réunion ? Le cas échéant, que faites-vous de ces comptes rendus ? Est-ce qu’il n’y est pas parfois consigné le fait que, si on ne signe pas avec l’acheteur, il y a un risque de déréférencement ou d’arrêt des commandes au niveau des enseignes ? Est-ce que vous avez connaissance de ce genre de documents ou non ?

M. Abel Mercier. Oui, il peut y avoir des comptes rendus. Ce n’est pas systématique. Cela dépend des industriels. Nous faisons aussi des comptes rendus, suite à certains rendez-vous, de notre côté à nous. Il peut y avoir effectivement des griefs exprimés ou l’expression d’un désaccord d’un industriel. Cela peut arriver. Dans d’autres rendez-vous, on trouve des solutions et on se remet autour de la table. Pour moi, cela fait partie de la vie classique d’une négociation et des affaires que d’avoir des différends. On n’est pas d’accord sur tout, mais nous voulons pousser un modèle collaboratif où on travaille en confiance et en transparence. Le brief des équipes d’Horizon, c’est plutôt d’essayer de trouver des solutions que d’aborder le sujet avec les industriels par la contrainte. Je pense que c’est aussi la perception qu’on a eu des industriels pendant la négociation.

Cela étant dit, on n’est pas d’accord sur tout. Il y a des enjeux économiques différents de part et d’autre. Je considère que c’est le cours normal des discussions et des négociations entre un industriel et un distributeur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et vous, monsieur le directeur juridique, au sein des box de négociation, il n’y a jamais de mots prononcés qui amèneraient à penser que le groupe d’achat Horizon France ne va peut-être pas contractualiser et que, au fond, le fournisseur sera amené à faire une année blanche ou à être déréférencé ?

M. Franck Derniame. Tout ne se passe pas bien. On ne fait pas d’angélisme.

Pour rappeler le mode de fonctionnement d’Horizon : on est mandaté par des maisons mères, pour mener des négociations. À ce titre-là, un négociateur d’Horizon n’a pas la liberté de décider d’arrêter tel ou tel produits ou tel ou tel fournisseur, parce qu’il aurait assez rapidement un coup de fil de la maison-mère qui lui demanderait de rendre des comptes. Car on est garant de la politique commerciale et de l’assortiment qui est demandé par les maisons mères. À ce niveau-là, le négociateur fait évoluer sa négociation en fonction des demandes formulées par l’industriel. Il les relaie auprès de la maison mère.

À aucun moment, le négociateur ne peut interrompre de lui-même – et d’ailleurs il ne serait pas crédible, puisqu’il est le garant de la mise en œuvre de la politique commerciale des entreprises, pour des raisons de concurrence et pour éviter toute mesure d’alignement. Ce n’est pas Horizon qui décide d’arrêter tel ou tel assortiment.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Mercier, vous nous avez expliqué que les négociations devaient se faire – et se faisaient – en confiance et en transparence. Étant donné qu’elles s’étirent sur quatre mois, de novembre à mars, on peut supposer que les rendez-vous sont périodiques. Sont-ils préétablis ? Ne faudrait-il pas que chaque réunion fasse systématiquement l’objet d’un compte rendu, cosigné par les deux parties, afin d’acter les éléments de négociation et de constater les points d’accord et de désaccord ? Au fil des auditions, nous avons parfaitement compris que, dans le monde de la négociation, beaucoup de choses se disent et se pratiquent, mais peu sont formalisées à l’écrit…

Lorsqu’un industriel négocie avec Horizon France, doit-il adhérer ou signe-t-il un contrat ou une convention – vous bénéficiez d’un mandat de négociation de la part de la maison mère ?

M. Abel Mercier. Les industriels n’adhèrent pas à Horizon, au sens coopératif du terme. Le mandat de négociation est effectivement transmis par les maisons mères et Horizon signe un contrat avec l’industriel.

Vous avez raison, nous organisons des réunions périodiques avec les industriels – des dizaines parfois. La plupart concernent les « leviers business », la proportion de réunions concernant la négociation du prix de vente étant bien inférieure. Nous faisons déjà des comptes rendus, mais ce n’est pas systématique. Je n’ai pas d’avis arrêté sur le sujet mais un compte rendu systématique avec l’ensemble des industriels serait sans doute administrativement très lourd.

M. le président Thierry Benoit. En cas de contentieux, cela permettrait de se référer à des éléments de négociation.

Horizon a souhaité s’engager dans une politique de filière, Horizon-Filières. Dans votre propos introductif, vous avez évoqué les États généraux de l’alimentation (EGA). Puisque vous vous êtes engagé à dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité – je ne doute pas que c’est ce que vous faites – pourriez-vous nous préciser où vous en êtes ? S’agissant du coût de production, comment intégrez-vous l’amont dans les négociations ?

M. Abel Mercier. Sur les marques de distributeurs (MDD), dans l’esprit des EGA, nous avons développé une filière pour les œufs fin 2018 avec l’ensemble des enseignes d’Horizon : les prix sont garantis aux producteurs grâce à une mécanique spécifique ; les produits sont innovants. Ces contrats de trois ans, renouvelables, améliorent la visibilité. D’autres filières sont en préparation : je ne peux pas vous révéler les produits concernés, mais certaines vont être annoncées de manière imminente.

Pour les grandes marques, au-delà des produits laitiers, nous nous sommes mis d’accord avec certains fournisseurs, sur certains marchés, pour augmenter les prix par rapport à l’année précédente pour des raisons liées soit au marché, soit à la matière première.

Mais, pour être honnête, sur certains marchés, nous avons piloté à vue : les hausses de tarifs ont été passées en faisant confiance aux industriels pour qu’ils les répercutent aux agriculteurs. Malgré les bonnes intentions, nous avons très peu de preuves tangibles ou de garanties sur le fait que cela a bien été répercuté. Nous devons y réfléchir pour la suite, afin de nous assurer du retour vers l’amont agricole quand nous, distributeurs, passons des hausses de tarifs sur les produits qui connaissent une évolution de prix liée à la matière première.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La commission d’enquête a mené de nombreuses auditions. Beaucoup d’industriels – pas tous – nous ont expliqué que les négociations se font sous la menace du déréférencement et de l’arrêt des commandes s’ils ne signent pas. Ils n’ont pas le choix.

Comme vous, ils ont juré de dire la vérité et, parfois, ils sont venus nombreux. Soit ils nous mentent tous, soit vous n’êtes peut-être pas informé de ce qui se passe au sein de des box de négociations – ce n’est pas une critique –, soit c’est un problème de communication ou entre vous et les industriels. Je ne comprends pas : les cent treize industriels affiliés chez vous ont tous signé, il n’y a ni plaintes ni remontées – votre directeur juridique vient de le confirmer. Mais quand nous auditionnons certains groupes, ils évoquent une situation catastrophique et des relations qui s’apparentent à un abus de position dominante.

Pouvez-vous m’expliquer cette divergence et me confirmer qu’il n’y a aucun problème ?

M. le président Thierry Benoit. J’ajoute que le constat est le même quelle que soit la taille de l’entreprise – il s’agit souvent de petites et moyennes entreprises (PME) mais aussi d’entreprises de taille intermédiaire, de groupes, voire de grands groupes internationaux : tous nous ont indiqué que les tensions dans les relations commerciales sont spécifiques à la France.

Pensez-vous que l’émergence des centrales dans les négociations commerciales contribue à ce climat ? Vouloir changer le modèle des relations avec les industriels ne concourt-il pas gravement à la destruction de valeur ? Pourtant, le Président de la République l’a bien expliqué aux producteurs et aux industriels français : nous devons créer un maximum de valeur, afin de la répartir équitablement entre tous les acteurs, de la terre à l’assiette.

M. Abel Mercier. Nous n’avons pas dit qu’il y a aucun problème : il existe parfois des divergences de point de vue. Nous n’avons pas dit que tout était facile et que nous étions toujours d’accord avec tous les industriels sur tous les sujets. Il peut y avoir des tensions, des discussions divergentes. Quand nous consultons les maisons mères au sujet d’un industriel qui ne souhaite pas avancer dans les discussions avec nous, ces dernières peuvent décider de moins le pousser, mais, cette année, il n’y a pas eu de cas de déréférencements ou de fournisseurs avec lesquels nous n’avons pas trouvé d’accord.

C’est le cours normal de la discussion entre un industriel et un distributeur : si cela correspond aux stratégies marketing des enseignes, elles préféreront pousser un industriel plus allant en négociation qu’un industriel qui ne veut pas avancer.

Nous avons la conviction que notre modèle est le bon. Nous ne sommes pas parfaits, mais allons dans la bonne direction et souhaitons continuer à creuser le sillon. Ce modèle va amener de la valeur pour les industriels et les enseignes que nous représentons. Il faut le renforcer.

Enfin, vous m’interrogez sur la destruction de valeur. Il y a plusieurs façons de créer de la valeur : on parle souvent d’inflation ou de déflation pour les produits reconduits d’année en année – déjà amortis – en oubliant les innovations et les nouveaux produits qui représentent une part très importante du chiffre d’affaires de certains industriels. C’est pourquoi Horizon souhaite pousser l’innovation car c’est un moyen de créer de la valeur.

Nous sommes donc favorables à la création de valeur sur l’ensemble de la chaîne, mais il est réducteur de considérer que seuls les produits reconduits d’année en année créent de la valeur.

M. le président Thierry Benoit. L’arrivée des centrales ne contribue-t-elle pas déplacer la création de valeur de l’amont vers l’aval ? N’avez-vous pas souhaité un nouveau mode de négociation pour être plus fort et négocier au mieux, ce qui entraîne un déplacement de valeur des producteurs vers les transformateurs et des transformateurs vers les distributeurs et les centrales ?

M. Abel Mercier. D’un point de vue théorique, on peut l’imaginer, mais la mise en commun des forces vives nous permet également de pousser de nouveaux modes de fonctionnement et d’interactions avec les fournisseurs, ce qui est plus complexe si l’on reste seul dans son coin avec seulement 10 % du marché.

M. le président Thierry Benoit. Certes, on peut toujours se regrouper pour en faire 20 %, mais on n’est pas petit avec 10 % d’un marché !

M. Abel Mercier. Cela reste faible par rapport aux leaders du marché en France – qui ont chacun plus de 20 %. L’impact sera deux fois inférieur. Le regroupement nous permet d’amener de nouveaux modes de fonctionnement – que nous ne pouvions pas toujours porter seuls – et de nous engager dans l’accompagnement de certaines filières, tout en étant cohérent quand nous constatons des évolutions sur les matières premières.

M. le président Thierry Benoit. Quand un de vos fournisseurs sait qu’il va négocier avec une centrale qui représente 30 ou 40 % de son chiffre d’affaires – alors que lui ne représente peut-être que 1 % du vôtre –, la pression sur les épaules de ses négociateurs est forte… Je suppose qu’il vient donc négocier avec des arguments et des éléments factuels lorsqu’il demande des hausses de prix – coût de l’énergie ou de la main-d’œuvre, investissements, amortissements, recherche, taxes, etc. De votre côté, quels arguments mettez-vous en avant dans la négociation lorsque vous n’acceptez pas ces hausses de prix ?

M. Abel Mercier. Aucun des fournisseurs d’Horizon ne réalise 40 % de son chiffre d’affaires avec nous. Lors de la création de la structure, nous avons veillé à ce qu’aucun d’entre eux ne soit en situation de dépendance économique avec Horizon – aucun ne réalise plus de 22 % de son chiffre d’affaires avec nous.

M. le président Thierry Benoit. Mais 20 ou 22 %, c’est déjà énorme, d’autant que, lui, ne pèsera que 1 % !

M. Abel Mercier. Nous analysons l’évolution des matières par catégorie. Certains indicateurs nous permettent désormais de disposer d’une boussole. Mais la négociation n’est pas réduite à la matière : nous évaluons également la qualité du plan d’affaires des enseignes avec l’industriel. Si ce dernier bénéficie d’un plan de croissance important, du développement de ses affaires ou de son assortiment, si les enseignes souhaitent le pousser, nous en tenons compte dans les négociations – cela a de la valeur pour les industriels, d’autant que certains grands industriels avec lesquels nous négocions – je ne citerai pas de marques – sont très peu exposés aux variations de prix des matières premières françaises. Les marques les plus puissantes ont des budgets de marketing souvent bien plus importants que ceux liés à l’achat de matières premières. Nous prenons en compte l’ensemble de ces éléments dans les négociations.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’aimerais vraiment comprendre. Vous êtes devant la représentation nationale et devant une commission d’enquête – il ne s’agit pas d’une mission d’information.

Les acteurs auditionnés nous indiquent des pressions, vous me dites : « Il n’y a pas de pression ». Dans le tas – si vous me permettez l’expression –, il y en a un qui ment et risque cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende… !

Vous parlez beaucoup des maisons mères, des enseignes. Quand un industriel vous dit qu’il ne veut pas baisser son prix, est-ce que vos acheteurs – ou vous – faites pression et appelez la maison mère pour évoquer le problème ? La maison-mère appelle-t-elle aussi l’industriel pour demander un meilleur prix ? La responsabilité finale est-elle déportée vers la maison mère ? Si oui, comment cela se passe-t-il ?

Je ne peux pas entendre d’un côté qu’il n’y a aucun problème et, de l’autre, qu’il y en a un. Quelqu’un ment. Il faut que nous comprenions où est le problème et qui met la pression. Peut-être n’est-ce pas vous, mais la maison mère ?

M. le président Thierry Benoit. Pouvez-vous objectiver les arguments qui vous conduisent à refuser ceux de votre partenaire de négociation ? Comment lui mettez-vous la pression ? Quels éléments utilisez-vous ?

M. Abel Mercier. Je n’ai pas dit qu’il n’y avait jamais de problème et que nous n’avions pas de différends avec certains industriels. Parfois, l’accord est plus long à trouver et les divergences très fortes. Lorsqu’un industriel ne se met pas en situation de négocier ou n’avance pas avec nous dans la négociation, nous pouvons être amenés à remonter l’information aux maisons mères. En effet, quand leurs rayons ont une taille limitée, elles auront plutôt envie de pousser l’industriel qui joue le jeu de la négociation – si c’est cohérent d’un point de vue marketing – que celui avec lequel elles sont en situation de blocage. Mais ce n’est pas ce que j’appelle des menaces : il s’agit simplement des conséquences d’une bonne négociation, mais d’une négociation plus compliquée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous confirmer que certains industriels ont été appelés par des maisons mères lors des négociations de cette année, afin qu’elles leur exposent le partenariat commercial et leur demandent de baisser leurs prix ? Cela concerne-t-il certains industriels, beaucoup d’industriels ? Avez-vous dû faire appel aux maisons-mères régulièrement, une seule fois, dix, vingt ou cent treize fois ?

M. Abel Mercier. La communication se fait plus souvent par le biais d’Horizon. Nous échangeons avec les maisons mères sur des situations de négociation, sur des plans d’affaires potentiels avec les industriels en fonction de leur souhait et de leur stratégie.

Au regard de la rentabilité ou des prix proposés par les fournisseurs, il nous arrive de leur expliquer que nous ne serons pas capables de signer des plans de développement aussi importants que ceux initialement imaginés ou, à l’inverse, lorsque nous arrivons à négocier rapidement, nous pouvons proposer des plans de développement plus importants à certains industriels. C’est d’ailleurs tout l’objet de la négociation : adapter les plans de développement à l’évolution des négociations.

Mme Séverine Gipson. Nous parlons prix et volumes mais, au cours de nos diverses auditions, nous avons également évoqué service, qualité, publicité, logistique et innovation. S’agissant de cette dernière, les industriels que nous avons rencontrés nous ont expliqué faire des réunions régulières au cours de l’année pour développer de nouveaux produits et travailler sur différentes pistes. À quel point êtes-vous impliqués ? Vous ne participez sans doute pas toute l’année à ces échanges, mais comment influencez-vous la négociation – en prenant par exemple la décision d’accepter tel ou tel produit ? Le référencement de nouveaux produits innovants s’accompagne souvent du déréférencement d’autres produits.

M. Abel Mercier. Les maisons mères – et non Horizon – sont en charge des assortiments et de l’offre en magasins. Horizon travaille sur la base du brief des enseignes et ne sélectionne donc pas les références commercialisées. Mais notre schéma étant collaboratif, les équipes d’Horizon participent à certaines revues d’innovations. Les négociateurs d’Horizon acquièrent la connaissance des produits toute l’année – c’est actuellement la période des revues d’innovation pour 2020.

Mme Séverine Gipson. Cela ne constitue-t-il pas un élément de détermination des prix sur une autre gamme ? Comment faites-vous si vous les dissociez ?

M. Abel Mercier. Pour être plus clair, en année 2, avant la négociation des prix d’achat, fin octobre, Horizon souhaite donner aux industriels de la visibilité sur les innovations retenues dans les enseignes – pour ne plus revenir dessus. Ce ne sera donc pas un levier de négociation. Nous communiquerons en amont les choix d’innovation des enseignes aux industriels, puis mettrons en place la négociation qui aboutira à la signature d’un accord-cadre.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais revenir sur les maisons mères. Nous avons besoin de comprendre le contexte car nous sommes de simples parlementaires. Si un industriel ne veut pas baisser son prix, que se passe-t-il avec la maison mère ? Prenez-vous votre téléphone pour appeler le patron d’Auchan ou de Casino ? Si le responsable de l’enseigne a discuté avec l’industriel, vous rappelle-t-il pour vous dire qu’il n’y a plus de problème ?

M. Abel Mercier. Nous sommes très régulièrement en lien avec nos maisons mères puisque nous réalisons une prestation de négociation pour elles. Dans les négociations, les avancées sont parfois positives, parfois négatives. Dans ce dernier cas, les rayons étant contraints, les coûts des magasins également – même si je ne suis pas le mieux placé pour en parler –, si un industriel est trop loin de notre objectif de négociation, nous échangeons avec les maisons mères.

Les négociateurs ont la main, même s’il peut m’arriver ponctuellement d’appuyer sur certains dossiers. Horizon compte une vingtaine de négociateurs, payés pour réaliser ces négociations avec les industriels. Ils ont des contacts dans chacune des maisons mères. Si l’industriel est trop loin, chaque enseigne séparément – les discussions sont parfaitement étanches – peut décider de développer l’assortiment d’un concurrent. Derrière, nous pouvons alors passer le message à l’industriel.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. S’il y a un problème, est-ce vous qui appelez la maison mère qui ensuite appelle l’industriel pour lui mettre la pression ? Ou appelez-vous la maison mère qui vous dit qu’elle n’est pas d’accord, puis est-ce vous qui rappelez l’industriel ?

M. Abel Mercier. Les deux configurations sont possibles : durant la période de négociation, Horizon appelle les maisons mères et fait un retour sur leur position aux industriels. La maison-mère peut également appeler l’industriel – ou l’industriel appeler la maison mère. Mais, dans la majorité des cas, Horizon revient vers l’industriel suite à un échange avec les maisons mères pour leur transmettre leur position.

M. le président Benoit. La société Horizon est-elle parfois conduite à effectuer des déréférencements ?

M. Abel Mercier. Pour moi, un déréférencement, c’est un arrêt de l’activité avec un industriel.

M. le président Benoit. Votre décision conduit donc à une suspension de commandes.

M. Abel Mercier. Pour être clair, et cela me semble tout à fait logique, si nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur la dimension économique, le plan d’affaires convenu avec l’industriel ne sera peut-être pas mis en place car il sera plus rentable pour l’enseigne de contracter avec un autre.

M. le président Benoit. Lorsque vous négociez un plan d’affaires à venir, peut-il y avoir suspension des commandes ou déréférencement au cours de la période de négociation ? Dans une période de tension, sur quatre mois de négociation – les négociations peuvent même démarrer bien avant le mois de novembre et s’étirent sur cinq ou six mois –, on peut imaginer des périodes temporaires de suspension de commandes ou de déréférencement, pour mettre un peu de pression.

Comment s’appliquent les pénalités logistiques ?

M. Abel Mercier. Pour répondre à vos deux questions, la suspension de commandes pendant la période de négociation n’est pas pratiquée par Horizon. Nous pouvons, à la fin d’une négociation, constater un désaccord économique et signer un accord commercial a minima avec un industriel : cela peut exister, tout comme l’on peut signer de très bons accords avec des industriels avec un fort développement.

Concernant les pénalités logistiques, cela n’entre pas dans le champ d’action d’Horizon, qui ne négocie pas la logistique ni les délais de paiement.

M. le président Benoit. La compensation pour perte de marge est un élément de négociation. Il arrive fréquemment que, dans les discussions, vous reveniez sur l’exercice antérieur : « Cela s’est mal passé, nous avons mal négocié la dernière fois, nous avons observé que vous aviez été plus généreux avec telle autre centrale : nous allons donc démarrer la négociation en évoquant une compensation pour perte de marge. » Qui évoque ces sujets ?

M. Abel Mercier. Nous ne négocions pas de compensation pour perte de marge. Chez Horizon, nous pouvons faire des demandes économiques à un industriel, parce que nous estimons que nous avons un « super plan d’affaires » : toutes les enseignes voulant développer sa gamme, nous trouvons donc tout à fait justifié de lui demander un effort sur ses prix d’achat. Cela se fait effectivement, mais nous ne faisons pas de compensation de perte de marge.

M. le président Benoit. Ces sujets ne sont pas abordés dans les négociations ? Ce ne sont pas des éléments de négociation ?

M. Abel Mercier. Non, d’autant que nous sommes focalisés sur les prix d’achat : la fixation des prix de vente, et donc des niveaux de marge, est la prérogative de chacune des maisons mères. Je ne discute jamais des prix de vente consommateur d’Auchan ou de Casino : ce sont vraiment les enseignes qui ont la main sur cet aspect.

M. le président Benoit. Vous avez dit que la centrale Horizon comptait une vingtaine de négociateurs pour 113 industriels : avez-vous une idée approximative du nombre de produits concernés ?

M. Abel Mercier. Je n’ai pas en tête le nombre de références. Certains secteurs comme la parfumerie comptent beaucoup de références, alors que d’autres secteurs en ont beaucoup moins. Nous pouvons donner la réponse sur les assortiments négociés mais je ne les ai pas en tête.

M. le président Benoit. On imagine qu’un certain nombre de produits font l’objet d’une négociation mais que les négociateurs ne connaissent pas le produit faisant l’objet de la négociation. Il arrive fréquemment que les négociateurs de la centrale Horizon n’aient pas une connaissance véritable du produit et des enjeux stratégiques liés au produit. Ils ne peuvent pas tout connaître : c’est impossible.

M. Abel Mercier. Ils ne peuvent pas tout connaître mais nous faisons en sorte qu’ils participent aux revues d’innovation ; ils sont au contact des industriels et des maisons mères. Ce sont les maisons mères qui ont l’expertise produit, stricto sensu, et qui nous briefent. Pour négocier, nous n’avons pas besoin de connaître la recette de l’ensemble des produits ; en revanche, les négociateurs d’Horizon doivent posséder une connaissance sectorielle, une connaissance des industriels.

M. le président Benoit. Mais les négociateurs, eux, ne parlent que d’argent, ils ne parlent pas de produits. Or un plan d’affaires porte bien sur un produit !

M. Abel Mercier. Les négociateurs peuvent parler des innovations, des produits, de leur mise en avant, de leur potentiel, du potentiel de chiffre d’affaires que l’on peut générer avec l’industriel : ils ne parlent pas que de prix. Certes, ils parlent de prix – je ne vais pas vous dire qu’un négociateur chez Horizon ne parle pas de prix, ce serait mentir –, mais ils évoquent aussi tout ce qui va autour des produits : comment les mettre en avant, comment doper le chiffre d’affaires, toujours en cohérence avec les stratégies des enseignes.

M. le rapporteur. Pour en finir avec les maisons mères, d’après ce que je comprends, celles-ci ont tout pouvoir : vous n’êtes qu’un intermédiaire soumis à la décision positive ou négative de la maison mère. De nombreux industriels nous disent subir d’importantes menaces : selon vous, cela viendrait donc directement des maisons mères ? Êtes-vous au courant de certaines maisons mères qui auraient, non pas menacé, mais fait comprendre que si l’on n’atteignait pas le prix, Horizon arrêterait les négociations ? Sont-elles les seules à pouvoir tenir de tels propos ?

M. Abel Mercier. Nous ne maîtrisons pas tout ce que peuvent dire les maisons mères mais je n'ai pas en tête ce type de comportement. Nous pouvons parfois remonter, dans le cadre d’une négociation, des positions qui ne sont pas favorables à un industriel. Oui, cela existe : nous ne sommes pas toujours d’accord et nous ajustons les leviers, à la hausse pour certains, à la baisse pour d’autres, de concert avec chacune des maisons mères.

Tout dépend de ce que l’on appelle une menace. Est-ce que dire à un industriel qu’il développera moins son courant d’affaires parce que la copie économique n’est pas satisfaisante constitue une menace ? Je ne le pense pas : c’est la conséquence d’un désaccord. Tout dépend de l’interprétation des mots. Un comité d’observation des négociations a été constitué avec l’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation (ILEC) et l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) ; Monsieur Derniame, qui fait partie de ce comité, pourra en parler. Je n’ai pas eu de retour, en tout cas à mon niveau, concernant un problème de menaces chez Horizon. Les positions sont parfois dures, des points de divergence peuvent exister dans le cadre d’une négociation mais ce sont des points normaux de divergence, qui se règlent. La preuve en est que nous signons avec tout le monde à la fin. Je suis assez surpris par l’ampleur du phénomène que vous semblez décrire.

M. Yves Daniel. J’ai pris l’audition en cours donc je n’ai pas entendu votre présentation introductive ; j’espère que vous ne m’en voudrez pas si je pose les mauvaises questions.

Ma première question est relativement simple : je cherche à comprendre la raison de l’existence d’une centrale d’achat. Il en existe quatre : à la demande de qui ont-elles été créées ? Vous êtes un intermédiaire, si j’ai bien compris : vous rentrez donc dans la boucle de l’équilibre économique de la filière entre le producteur et le consommateur. Quelle est votre plus-value dans les filières dans lesquelles vous êtes amenés à travailler ? Quelle est votre part de coût dans les filières ? Quel est le coût de cette activité intermédiaire ? Nous cherchons à comprendre non seulement comment la loi EGAlim peut équilibrer les choses mais également à préserver chaque maillon de la chaîne.

Ma deuxième question est la suivante : comment vous situez-vous parmi les autres centrales d’achat ? Avez-vous des relations entre vous ? Avez-vous les mêmes méthodes ? Comment participez-vous collectivement à servir, je l’espère, l’intérêt général et le bien commun ? Ce n’est pas qu’une question d’argent : il y a aussi de vraies réponses à apporter au consommateur. Nous sommes dans la recherche du bien commun et de l’intérêt général, notamment d’un point de vue social.

M. Abel Mercier. Les centrales d’achat existaient avant Horizon, avant les autres groupements d’achats puisqu’il y en avait dans chacune des enseignes. Le panorama a évolué ces derniers temps.

S’agissant de notre raison d’être, si nous voulons mettre en place une nouvelle façon d’interagir et de coopérer avec les industriels, il vaut mieux peser 20 % ou plus que 10 %. Par ailleurs, nous permettons aux enseignes que nous représentons de pratiquer des prix de vente cohérents avec les prix du marché et de ne pas être « dépositionnées » par rapport à leurs concurrents qui sont unitairement plus gros.

Sur l’équilibre des filières et des marchés, j’ai eu l’occasion de développer nos engagements : l’un d’eux porte spécifiquement sur ce point. Cela fait partie des convictions et des objectifs d’Horizon, qui consistent justement à accompagner le marché et à créer de la valeur dans les filières connaissant plus de difficultés et subissant des évolutions importantes du prix des matières premières – nous les avons cités tout à l’heure : les produits laitiers, la pomme de terre, la viande surgelée.

Comment nous situons-nous parmi les autres centrales ? Nous estimons que nous sommes atypiques, dans le sens positif du terme, grâce à tous les processus que nous avons mis en place, à tous les engagements pris avec les industriels. Je ne suis pas certain que ce soit le cas des centrales concurrentes et je pense modestement que, même si nous ne sommes pas parfaits, nous essayons de changer cette relation industrie-commerce : cela fait partie de nos objectifs. La route sera longue, il y a encore des aspects à renforcer mais nous avançons dans cette direction. J’espère en tout cas que les industriels le perçoivent ainsi ; d’après les retours que nous en avons au stade du comité d’observation des négociations, et en dépit de quelques cas spécifiques ou de cas particuliers, telle est bien la tendance de fond. Nous contribuons à créer un climat de transparence et de confiance.

M. Yves Daniel. Je ne demande pas un droit de réponse mais tout simplement des réponses à mes questions : si j’ai bien compris, les centrales d’achat ont été créées à la demande des enseignes, des distributeurs. C’est bien cela ?

M. Abel Mercier. À la demande des associés : ayant des valeurs communes et une vision commune de la relation industrie-commerce, ils ont décidé de monter Horizon, il y a un an.

M. le président Benoit. Pour renchérir sur la question de Monsieur Yves Daniel, nous avons là quatre distributeurs qui se regroupent à l’achat, qui vous confient un mandat de négociation mais qui interviennent quand même dans la négociation. Nous sommes en droit de nous interroger sur la valeur ajoutée, la plus-value de ces centrales, en dehors du fait qu’elles se regroupent à l’achat pour peser davantage et presser les industriels, avec des conséquences en amont. Lorsque ces quatre distributeurs ont souhaité se regrouper à l’achat, j’imagine que l’Autorité de la concurrence a été sollicitée pour formuler un avis. Combien de temps l’instruction de cette demande a-t-elle duré ? Quel a été l’avis de l’Autorité de la concurrence ? Des réserves ou des observations ont-elles été formulées ? Si oui, de quelle nature sont-elles ?

M. Franck Derniame. Une notification a été adressée à l’Autorité de la concurrence lors de la constitution des deux sociétés, Horizon achats et Horizon appels d’offres. L’instruction est toujours en cours et la discussion se fait directement avec nos maisons mères ; des pièces complémentaires ont été demandées dans ce cadre.

M. le président Benoit. Cela signifie-t-il que la centrale fonctionne en France sans avoir un avis définitif de l’Autorité de la concurrence ?

M. Franck Derniame. Cela signifie que la centrale se conforme aux règles prévues en la matière, à savoir l’obligation de notification en amont. Le sujet est en effet complexe et suscite de nombreuses questions de la part de l’Autorité de la concurrence, qui cherche à bien appréhender l’impact sur le secteur. Cette phase d’instruction se termine dans les jours qui viennent mais elle se déroule directement entre l’Autorité de la concurrence et nos maisons mères.

M. le rapporteur. Monsieur le directeur juridique, votre CV est impressionnant : vous avez intégré la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) en tant que directeur des affaires juridiques et fiscales, avant d’être nommé directeur juridique dans le comité de direction de la centrale d’achat Alliance. Avant cela, vous avez travaillé chez Auchan, Weldom, etc. Avez-vous, par le passé, été au courant de menaces de déréférencement ou d’arrêt de commandes, ou de pressions sur les industriels ?

Par ailleurs, en tant que directeur des affaires juridiques et fiscales, avez-vous pu former les négociateurs à des techniques de négociation tout en leur indiquant ce que, juridiquement, ils avaient le droit ou n’avaient pas le droit de dire ?

M. Franck Derniame. Avant d’être directeur juridique d’Horizon, je n’avais pas les mêmes fonctions ni le même rôle : j’étais donc un peu moins directement en soutien et focalisé sur la partie négociation.

S’agissant de l’accompagnement, mon rôle était lié à la mission de la FCD. Je n’assurais pas de formation auprès des négociateurs puisque chacun des adhérents à la FCD dispose d’un service juridique et de juristes compétents en la matière. Je n’étais pas du tout en contact avec les négociateurs ou les acheteurs des adhérents à la FCD ; j’étais en relation directe avec les directeurs juridiques des membres de la FCD.

M. le président Benoit. Pour vous donner mon point de vue, je vois comme une anomalie juridique le fait qu’une centrale d’achat, une centrale de négociation ou une centrale de services fonctionne en France sans l’avis définitif de l’Autorité de la concurrence. Je n’imagine pas un industriel ou un commerçant ouvrir un magasin dans nos territoires sans avoir l’ensemble des autorisations. Même si ce n’est pas suspensif, compte tenu des enjeux financiers et du rôle que peut avoir dans les négociations commerciales une centrale comme la vôtre, n’y voyez-vous pas une anomalie juridique ?

M. Franck Derniame. Je partage complètement votre position : nous n’avons évidemment pas mis en place des structures qui mobilisent des compétences humaines et des moyens sans garantie. La mise en place d’Horizon s’est faite en toute conformité avec l’avis rendu par l’Autorité de la concurrence en 2015, qui avait étudié les différentes alliances et défini des lignes directrices pour l’organisation ou la gestion de la relation, préconisant certaines précautions et déterminant des seuils à partir desquels il était possible de travailler avec les industriels. Différents critères et recommandations ont été formulés et la société Horizon a été créée en parfaite adéquation avec ces lignes directrices. En l’état du droit, nous sommes tenus à une notification et non à une demande d’autorisation mais il est évident que la structure a été mise en place en conformité avec les lignes directrices de l’Autorité de la concurrence.

M. Yves Daniel. Je suis désolé d’insister mais vous n’avez pas répondu à mes deux questions : tout d’abord, quelle est votre plus-value en tant qu’intermédiaire dans les relations commerciales entre les industriels et les maisons mères de la grande distribution ? Ensuite, quelle est votre part du gâteau, pour être plus clair ? Combien prenez-vous pour votre activité : 5 % ? 10 % ? Voilà les chiffres que je veux connaître. Que nous coûtez-vous en tant qu’intermédiaire ? Je suis député paysan et, toute ma vie, je me suis dit que les intermédiaires gagnaient plus d’argent que nous ; voilà pourquoi je vous pose cette question.

M. Abel Mercier. Pour répondre tout de suite à la deuxième question, nous ne prenons rien : nous avons des coûts de fonctionnement de la structure – loyer, salaires – et c’est tout. Nous négocions des contrats pour les enseignes, et les actionnaires financent la structure : ce n’est absolument pas un centre de profit. Horizon ne prend pas de commission.

M. Yves Daniel. Combien coûte Horizon sur le chiffre d’affaires et les volumes concernés ?

M. Abel Mercier. C’est négligeable : cela porte sur les frais de personnel et les loyers des bureaux. Nous pourrons vous indiquer le budget dans le cadre de la partie de l’audition à huis clos.

M. Yves Daniel. Et concernant votre plus-value ?

M. Abel Mercier. Pour nos enseignes, c’est la capacité à être présentes dans le marché et à pratiquer des prix cohérents avec ce qui se fait sur le marché alimentaire. L’autre plus-value tient à notre méthode de fonctionnement, voulue par les maisons mères et que nous mettons en œuvre pour créer un climat de négociation beaucoup plus coopératif et serein avec les industriels. C’est quand même un point important pour les fournisseurs avec lesquels nous négocions.

M. Yves Daniel. Et c’est vrai ? Vous le constatez ?

M. Abel Mercier. Nous constatons que c’est vrai, nous avons des retours plutôt positifs de ce point de vue. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des cas particuliers plus compliqués mais la tendance générale, la tendance de fond est positive ; en tout cas, c’est ce qui nous est remonté.

M. le président Benoit. Nous allons maintenant aborder l’audition à huis clos.

(L’audition se poursuit à huis clos)

 

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73.   Audition, à huis clos, de M. Luc Baeyens, directeur général d’Alma Sources et de M. Laurent Fouillet, directeur commercial d’Alma Sources

(Séance du jeudi 4 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


74.   Audition, à huis clos, de M. Christian Tacquard, fondateur du groupe Galapagos et président-directeur général, de M. Antoine Le Freche, directeur commercial de la marque nationale Loc Maria Biscuits, et de Mme Emma Sautou, responsable commerciale Alpina Savoie

(Séance du jeudi 4 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


75.   Audition, à huis clos, de M. Serge Papin, ancien président du groupement Système U

(Séance du jeudi 4 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


76.   Audition, à huis clos, de Mme Leslie Camus, directrice commerciale Retail France Groupe McCain alimentaire, et de Mme Tafaha Asrir, directrice MDD et industrie Europe continentale

(Séance du lundi 8 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


77.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de MM. Thierry Cotillard, président d’Intermarché et de Netto, Claude Genetay, directeur général, et Frédéric Thuillier, directeur des affaires publiques.

(Séance du lundi 8 juillet 2019)

L’audition débute à dix-neuf heures trente.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons ce soir Monsieur Thierry Cotillard, Président d’Intermarché et de Netto, Monsieur Claude Genetay, Directeur général d’Intermarché et de Netto, Monsieur Frédéric Thuillier, Directeur des affaires publiques d’Intermarché et de Netto. Nous sommes en séance publique. Peut-être qu’une partie de notre discussion nécessitera un huis clos, malgré le fait que vous n’avez rien à cacher. Je suis accompagné de Monsieur Grégory Besson-Moreau, qui est rapporteur de la Commission d’enquête. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Monsieur Cotillard, monsieur le Président, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Merci, monsieur Genetay, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Monsieur Thuillier, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Cotillard, Genetay et Thuillier prêtent successivement serment.)

Thierry Cotillard, président d’Intermarché et de Netto. Monsieur le Président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les Députés, avant de répondre à vos questions, je crois qu’il est important de vous rappeler qui nous sommes : Intermarché, avec un modèle qui est, vous allez le voir singulier. Je vais prendre le temps de vous expliquer la différence. Le Groupement, ce sont 3 000 chefs d’entreprise qui sont tous propriétaires de nos points de vente. Toutes ces sociétés sont des petites et moyennes entreprises (PME) indépendantes. Je dirige moi-même deux Intermarché à Issy-les-Moulineaux, en région parisienne, et en même temps que je suis exploitant d’un point de vente, je suis associé et actionnaire de ce groupe, qui est la société « Les Mousquetaires ».

Nous sommes indépendants – c’est important de vous le dire – des marchés financiers. Nous sommes évidemment directement impliqués dans la direction et la gestion de notre structure commune. C’est dans ce cadre – j’ai mes deux points de vente – que j’officie en tant que Président de l’enseigne pour la France.

Je crois que c’est important aussi de vous préciser d’emblée que contrairement à tous les patrons de la distribution que vous avez pu auditer ou que vous auditerez cette semaine, je ne suis pas rémunéré dans le cadre de ces fonctions et j’assume donc bénévolement cette présidence, parce que c’est dans le contrat d’adhésion, c’est-à-dire quand on rentre dans le Groupement des Mousquetaires, on doit donner deux jours de son temps chaque semaine, ce qu’on appelle le tiers-temps, pour gérer l’entreprise commune. Dans le cadre de ma fonction, c’est plutôt quatre jours, évidemment, ou trois jours, que simplement deux jours. C’est la raison pour laquelle je suis accompagné, a fortiori c’est totalement justifié d’avoir à mes côtés notre Directeur général, Claude Genetay, qui est en charge des questions plus techniques, plus spécifiques, et puis Frédéric Thuillier, qui est en charge des affaires publiques.

Si l’on parle d’Intermarché et Netto, je vais résumer à l’idée que cela fait 2 150 points de vente : 1 850 Intermarché et 300 Netto. Nous aimons rappeler que nous avons un point de vente tous les 17 kilomètres. Cela vous prouve l’ancrage qui est le nôtre sur le territoire national. Et, bien évidemment, ce n’est pas le fruit du hasard d’avoir un point de vente tous les 17 kilomètres. C’était la vision de notre fondateur, il y a 50 ans, Jean-Pierre Le Roch, qui déjà voulait lutter contre la fracture territoriale et qui a toujours placé dans sa stratégie de développement le point de vente à taille humaine, le supermarché, plutôt en province que le format de l’hypermarché dans les grandes villes.

Je vous ai dit en tout début d’intervention que c’est un modèle singulier, c’est un modèle qui est unique en France, puisque depuis 50 ans, nous avons fait le choix d’intégrer les filières en amont jusqu’à avoir nos propres bateaux, mais aussi beaucoup d’usines pour assurer notre approvisionnement. D’où notre positionnement unique de producteur commerçant puisque côté production, nous sommes le quatrième industriel agroalimentaire français. Cette posture de producteur nous permet évidemment d’être plus armés pour mener le combat de mieux manger puisque cela nous permet de développer des gammes en direct avec nos propres usines, sans additifs. Nous sommes depuis deux ans « en reformulation » de nos produits pour moins de sucre, moins de sel… et évidemment tout ce qu’attendent les consommateurs. Nous avons bien évidemment, depuis quelques années, accéléré sur le bio, les démarches haute valeur environnementale (HVE) aussi en pratiquant – et on en reparlera, je pense – des schémas de contractualisation avec le monde agricole.

L’autre logique, c’est le mieux produire. Pour cela, nous avons une relation étroite et directe avec le monde agricole, puisque notre production – pour que vous ayez un ordre d’idée – représente 50 % des volumes de nos marques propres, que nous fabriquons nous‑mêmes. Cela veut dire que nous avons un arsenal de 62 usines dans 10 filières différentes. Dans ces usines, ce sont près de 11 000 salariés qui travaillent. Nous avons tous en tête : « Intermarché, c’est le premier pêcheur de France ! », mais le spectre est beaucoup plus large, puisque cela va de l’usine de couches en passant par des usines d’embouteillage d’eau, des charcuteries évidemment, et une laiterie que nous évoquerons probablement dans la discussion.

Nos liens avec le monde agricole – puisque cela avait été l’un des sujets – ce sont des liens directs et c’est un point important de dire « direct », puisqu’à la différence des autres distributeurs qui doivent acheter à un industriel, qui lui-même travaille avec la ressource agricole, vous avez bien compris que pour la moitié des produits que nous vendons à notre marque, nous sommes en lien direct. On dit : près de 20 000 partenariats avec le monde agricole, et aux bornes du Groupement, c’est-à-dire les achats qu’Intermarché réalise sur les fruits et légumes sur la matière brute, plus les matières premières que nous achetons pour travailler dans ces 62 usines, c’est à peu près 2 milliards d’euros qu’Intermarché achète de matières agricoles.

Cette année est une année particulière. On a créé le groupe en 69 d’une scission avec le groupe Leclerc. Nous avons donc 50 ans. Si je devais résumer ce qui nous caractérise : trois éléments. Certains appellent cela « le capitalisme lent », dans le sens où nous n’avons pas nécessité de créer de la valeur à court terme pour répondre à des injonctions de la Bourse.

Le deuxième facteur très caractérisant – je me l’approprie, mais je pense que le groupe Système U ou un autre indépendant pourrait dire la même chose – je crois que l’on est encore un formidable ascenseur social, car il a permis à de nombreux individus de tous les horizons d’avoir des parcours exceptionnels, même s’il faut préciser que dans notre modèle d’entrepreneuriat, il y a évidemment aussi des échecs.

Enfin le modèle : vous avez compris qu’entre nos points de vente situés sur le territoire et ses 62 usines qui sont également 100 % implantées en France, c’est toute la valeur concrète qui est redistribuée sur le territoire national.

Ce préambule étant fait – je voulais quand même un peu insister sur la singularité d’être aussi producteur et pas simplement distributeur – je vous propose de livrer la lecture qui est la nôtre, la mienne, sur ce premier bilan des négociations commerciales 2018 - 2019. C’est important, je crois, de vous rappeler qu’à Intermarché nous étions dans une logique d’être bien inscrit dans la démarche des États généraux de l’alimentation (EGA). Nous avions la conviction que c’est une opportunité qu’il ne faut pas laisser passer pour changer la donne avec le monde agricole. Nous avons surtout une conviction aussi, et nous l’avons portée plusieurs fois dans la presse, c’est qu’il ne faut pas opposer ce revenu agricole avec le pouvoir d’achat, et c’est évidemment deux principes de base qui ont guidé toutes nos stratégies commerciales 2018 /2019.

Si on parle des négociations pures, ce qu’il faut retenir c’est que nous avons eu des postures différenciées dans ces négociations commerciales 2018 - 2019. Tout d’abord, un premier discernement qu’il est important de noter, entre les produits à forte composante agricole française, et l’autre catégorie de produits. Ce qu’il faut retenir, c’est que nous avons acheté à la hausse les produits alimentaires français des entreprises qui s’étaient engagées, comme le prévoyait la loi, à répercuter ses hausses aux agriculteurs.

Un deuxième discernement important, entre d’un côté les PME et de l’autre les multinationales. Pour les PME françaises – je tiens à le préciser – nous n’avons pas eu de déflation et nous avions demandé à ce que le processus de négociation soit simplifié, c’est-à-dire que l’on puisse trouver un accord très rapidement, au bout de trois ou quatre rendez-vous, voire un rendez-vous si nous étions extrêmement efficaces. Pour ce qui est des grandes entreprises, des multinationales, nous considérons qu’il y a encore véritablement un sujet de pouvoir d’achat en France. Nous avons assumé, sur cet exercice, de lutter contre certaines exigences tarifaires de multinationales qui nous proposaient des hausses de tarifs.

Une fois que l’on a parlé des négociations, il y a un sujet évidemment d’actualité qui est la loi « Alimentation ». Cette loi « Alimentation » a été un moyen de recréer de la valeur par la hausse du seuil de revente à perte (SRP) sur les marques nationales. Je pense qu’aujourd’hui personne ne peut le nier. Chacun, chaque distributeur a eu sa politique de réinvestissement. Je crois que si l’objectif de cette commission est d’avancer, il me paraît important de vous dire, cette création de valeur chez Intermarché, où elle a été dirigée.

En ce qui nous concerne, nous avons eu deux destinations, une partie de cette manne est allée aux filières agricoles qui, comme je vous l’ai dit, travaillent directement avec nos outils de production. Nous avons vraiment accéléré le processus de contractualisation. Il y a un an, il y avait quelques dizaines de producteurs qui étaient contractualisés, si je prends l’exemple du porc, c’est-à-dire qui avaient la garantie d’un revenu-plancher. Au moment où je vous parle, c’est près de la moitié des éleveurs qui travaillent avec nos abattoirs en porc qui sont contractualisés. Cela a été une vraie avancée. L’autre partie a été dédiée aux filières agricoles de nos fournisseurs. Nous avons été la première enseigne à signer des accords dans la filière lait pour garantir cette meilleure répartition de la valeur.

C’était en décembre, c’était relativement tôt, et c’était une volonté politique, de manière aussi à donner une impulsion au marché à nos concurrents, mais aussi aux industriels. Vous le savez pour le lait, Bel, Savencia et Dia l’avaient rémunéré et trouvé un accord sur le lait à 370 euros les 1000 litres de lait. Cette première étape de la construction du tarif ayant été acceptée par les industriels, nous avons signé des accords en inflation derrière, en intégrant évidemment cette hausse.

Maintenant que l’on a eu un exemple – l’exemple du lait qui a fonctionné – l’enjeu est de se dire comment on peut généraliser cette démarche à d’autres filières. Nous venons de le faire, hors négociation. Je ne sais pas si vous avez suivi l’actualité, il y a une vraie flambée du prix du porc en ce moment, elle est liée à la peste porcine qui sévit en Chine. Il y a donc une inflation. La préoccupation n’est pas côté monde agricole puisque le cours est à 1,45 quand il était il y a deux ou trois mois à 1,20 euro, mais le vrai sujet, ce sont les industriels de la charcuterie qui lorsqu’ils ont signé avec Intermarché, ont signé sur une base à 1,20 euro. Aujourd’hui c’est 1,45. Tous les professionnels estiment qu’on aura peut-être un cours à 1,80 ou 1,85 en fin d’année. Nous avons donc pris l’initiative – et c’est là que je dis qu’il y a quand même un changement dans l’esprit en tout cas de l’enseigne, c’est de se dire : « Même si nous ne sommes pas contraints, l’esprit de la loi c’est une répartition de la valeur », et donc nous avons invité les industriels à revenir, des très gros comme Nestlé, Herta a signé, mais aussi des petites PME : Loïc Hénaff, etc. Au moment où je vous parle, c’est pratiquement 100 % des accords que nous avons renégociés à la hausse pour être sûrs qu’en fin d’année, il n’y ait pas de catastrophe économique dans le secteur.

Le dernier point, et j’en ai bientôt fini dans mon propos liminaire, c’est finalement l’opportunité que représente cette commission d’enquête, puisque maintenant plus que jamais, je pense que l’objectif est de trouver le bon équilibre entre la rentabilité des différents acteurs de toute la chaîne, pour permettre à juste titre – je crois que c’était la volonté du Président, en tout cas le Président de la République l’avait exprimé – que chacun puisse à court terme vivre de son activité, et à plus long terme exister demain. En tout cas, ce que j’ai envie de vous dire, c’est que l’équation est complexe. Elle n’est pas simple. Et elle va quand même être lourde de conséquences sociales et économiques. Et j’ai envie de vous dire si c’était une solution simple, on l’aurait trouvée, et nous ne serions pas tous là ce soir dans cette commission.

Si je devais résumer, la lecture que j’en ai est la suivante : il y a bien sûr des agriculteurs qui aujourd’hui souffrent, qui sont en incapacité de réinvestir dans leurs exploitations, à un moment où en plus l’agriculture doit réinvestir, c’est-à-dire quitter un schéma un peu productiviste pour aller vers quelque chose de plus qualitatif. Je considère bien évidemment que la rémunération des agriculteurs doit impérativement et réellement s’améliorer à très court terme.

Ensuite, on a des PME – il faut que vous ayez en tête que c’est quand même la très grande majorité en nombre de nos fournisseurs, on en a près de 4 000 – qui produisent, ou leurs marques, ou nos marques propres, nos fameux MDD. Je crois que c’est Yves Puget qui a dit qu’elles n’étaient pas aux mains de quatre centrales, c’est vrai, aujourd’hui elles vont voir chaque distributeur, plus d’autres distributeurs qui arrivent sur le marché : des Grands Frais, des Amazon. Et nous, parce que nous faisons de la marque de distributeur (MDD) avec l’outil de production que je vous ai décrit, nous avons la lecture de leur rentabilité, et leur rentabilité est somme toute faible puisque nous estimons qu’elle est entre 1 % et 3 %.

Un monde agricole qui ne vit pas, des PME qui sont entre 1 % à 3 %, et puis il y a ces dizaines de multinationales qui pèsent pour plusieurs dizaines de milliards de chiffre d’affaires et qui ont des résultats entre 13 % et 18 %, c’est de notoriété publique, c’est publié, c’est dans les comptes. J’ai bien dit résultats, ce n’est ni le chiffre, ni la marge, ce sont vraiment 13 à 18 % de résultats. Vous remarquerez qu’aucune n’a disparu depuis 50 ans, si ce n’est par fusion ou acquisition dans une démarche purement capitalistique. Si nous posons la question : « Qui est en position de force ? » J’ai tendance à penser que oui, face aux PME, Intermarché est en position de force sur le marché français, c’est indéniable. En revanche, je mettrai un bémol face à des acteurs de taille mondiale qui sont pour moi en position de force, puisque vous avez une distribution aujourd’hui qui vacille, en tout cas, certains groupes sont en difficulté. On a en face de nous des multinationales qui affichent des milliards de résultat. Moi, je n’ai aucun problème avec les multinationales. J’ai un profond respect d’une manière générale pour tous les fournisseurs. Avant d’être le Président d’enseigne, j’ai été longtemps à la Direction de l’offre c’est-à-dire dans le service qui les recevait. Je les ai toujours respectés parce que la croissance d’Intermarché, nous l’avons aussi faite avec des industriels. Pensez bien que notre croissance, nous la faisons en vendant les produits de nos industriels. J’ai un total respect pour eux. Mais je pense qu’il appartient aujourd’hui aux autorités de protéger les plus faibles.

La question – j’en ai bientôt fini – c’est, comment faire pour y arriver ? Déjà il faut que l’on soit sûr de savoir qui on doit protéger dans cette équation complexe. En tout cas, je partage l’analyse du Président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), qui disait que chaque partie devait faire des efforts. Des propositions, nous en avons à faire, on pourra peut-être vous les présenter.

Pour terminer, je crois que ce travail, votre travail, Messieurs les Députés, c’est une vraie opportunité pour que l’on aille plus loin vers cette transition qui est attendue. En tout cas, si je devais aspirer à un monde meilleur, ce serait un système, une équation, où nous sommes un régime protecteur pour les PME, où le ruissellement – puisque l’on en a souvent parlé, chacun avait sa religion sur la question – sera plus direct, et va vraiment bénéficier aux filières agricoles. Et je l’assume, je pense qu’il faut trouver le point d’équilibre dans la relation avec les grandes multinationales ultras rentables qui n’ont pas pour priorité le pouvoir d’achat. En tout cas, je pense que même si l’union est difficile, elle est aujourd’hui indispensable, et que même si nous avons fait des choses, je considère que tout n’a pas été parfait du côté d’Intermarché, mais en tout cas une impulsion politique a été donnée, j’espère que c’est la bonne. Je crois personnellement, selon mes convictions, que c’est la bonne, de tendre la main et d’essayer de trouver des solutions. En tout cas, j’espère qu’on va pouvoir persévérer et améliorer notre système.

Monsieur le Président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les Députés, je vous remercie de votre attention. J’ai été un peu long, mais c’était important de vous expliquer notre différence et nos convictions sur le schéma.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez utilisé quinze minutes pour nous expliquer votre métier de commerçant, pour nous dire que vous étiez aussi industriel, que vous étiez producteur. Vous nous avez dit que vous étiez administrateur, que vous aviez une fonction bénévole au Groupement « Les Mousquetaires ». Vous avez oublié de nous dire que vous étiez administrateur de la centrale AgeCore basée à Genève, pour être complet.

M. Thierry Cotillard. Oui, tout à fait.

M. le président Thierry Benoit. Je voulais rappeler en préambule de nos échanges que cette commission d’enquête n’est pas l’évaluation de la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation. Ce n’est pas du tout cela. Il y a une mission d’information parlementaire qui s’occupe des États généraux de l’alimentation.

Vous avez dit votre amour pour les producteurs agricoles, vous avez dit qu’il ne fallait pas opposer le revenu agricole au prix payé par le consommateur, mais notre sujet, nous, ce sont les relations commerciales, les négociations commerciales, le rééquilibrage des négociations commerciales, et notamment dans les négociations commerciales, ce sont les pratiques du secteur de la distribution, et le rôle tenu par les centrales d’achats, les centrales de services. Puisque nous y sommes, pouvez-vous nous parler, monsieur le Président, de votre rôle chez AgeCore et du rôle de cette centrale, est-ce d’ailleurs une centrale d’achats ? Une centrale de négociation ?

Commençons par le vif du sujet, puisque c’est ce qui est au cœur de notre préoccupation, les centrales. C’est ce dont vous avez le moins parlé, et c’est ce que nous connaissons le moins. Vous pouvez y aller et être dithyrambique sur le rôle des centrales, de ces pratiques, et puis dire la vérité parce que, je vous le dis ce soir, monsieur le Président, et je le dis devant la commission, devant les membres qui sont présents, certains qui ont été auditionnés nous ont menti. En effet, certains nous ont menti. Peut-être que c’est le cas de ce qui se passe dans les négociations commerciales. Peut-être que l’on se ment. On écrit certaines choses, on en dit d’autres, et on pratique certaines choses, mais je le dis, je suis convaincu, en tant que Président de cette commission d’enquête, et pour avoir participé pratiquement à toutes les auditions, certaines personnes qui ont été reçues par cette commission, qui ont des responsabilités importantes et éminentes nous ont menti. Comme, je pense, elles ont pu mentir à l’Autorité de la concurrence, à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

M. l’administrateur. Nous avons oublié de leur faire prêter serment.

M. le président Thierry Benoit. Si, ils ont prêté serment et puisque vous m’y faites penser, monsieur l’administrateur, celles et ceux qui nous ont menti, ont menti sous serment. Le problème est qu’il faut pouvoir le démontrer.

M. Thierry Cotillard. Monsieur le Président, nous ne nous connaissons pas, mais j’ai l’habitude d’avoir un franc-parler, donc j’essaierai d’être dans cette droite ligne, a fortiori en ayant prêté serment.

Moi je vais vous donner des parties de réponses et je crois que l’intérêt d’avoir notre Directeur général, c’est de compléter sur des aspects un peu plus techniques. AgeCore, puisque c’est d’elle qu’on parle, est une centrale d’achats européenne qui n’achète pas des produits. Vous avez deux catégories de centrales d’achats, vous avez celle qui est sortie du droit français et qui achète à l’étranger. Nous ne sommes pas dans cette logique-là. Je crois que ce qui est important, c’est de revenir sur la genèse de cette centrale européenne. À Intermarché, nous avons eu de cela il y a une vingtaine d’années un développement à l’international. Cela n’a pas été le cas de tous les indépendants parce que c’est extrêmement difficile d’exporter le modèle. Nous avons été en Allemagne, nous avons été en Italie, nous avons été en Espagne, nous avons été dans les pays d’Europe centrale et orientale. Nous avons pesé, à un moment, sur neuf pays. Nous avions donc une vraie dimension européenne, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui et je vais vous l’expliquer. Nous avions une vraie dimension européenne, et la vision de notre fondateur, c’était, et cela a toujours été, la stratégie des achats, c’était de se dire, face à des multinationales qui sont mondiales, il faudra avoir une dimension européenne, faute d’être mondial.

Aujourd’hui quand je vous parle d’international, c’est quoi chez Intermarché ? Ce sont quatre pays. Nous sommes en Pologne, en Belgique, en France évidemment, et au Portugal, les autres pays ayant dû être fermés ou cédés à la concurrence. Ces pays-là représentent 540 points de vente. En volume de chiffre d’affaires, c’est à peu près 3 milliards. Cela correspond à 12 % de notre chiffre qui est fait hors du territoire. Et c’est important de vous le dire, parce que j’ai entendu : « Oui, ils font entre 3 et 5% ». Moi je vais vous raconter ce que l’on fait chez Intermarché, c’est 12 % du chiffre qui est fait à l’étranger.

La centrale AgeCore, c’est une centrale que nous avons connue sous une première forme qui s’appelait Agenor, et qui était une alliance qui nous réunissait avec un allemand, Edeka, et un espagnol. Il y a trois ans, nous nous sommes rapprochés d’une autre alliance européenne, et nous sommes six avec des Italiens, des Suisses, et des Belges. Cette centrale vend des services aux « multinationales » à 71 entreprises multinationales qui sont concernées par des dossiers d’AgeCore. Cette centrale internationale est notre étage pour négocier avec l’ensemble des multinationales.

Claude, je crois que j’ai décrit le périmètre, je ne sais pas si cela répond à la question, mais j’ai envie de vous dire : oui, il y a une présence maintenant vraiment européenne avec l’alliance, avec d’autres enseignes, mais Intermarché a évidemment une présence sur quatre pays européens.

M. le président Thierry Benoit. Comment expliquez-vous, monsieur le Président, que le siège de cette centrale européenne soit situé hors de l’Union européenne. Pourquoi le siège n’est-il pas en France, en Belgique, au Portugal, en Pologne et quel est le rôle que vous tenez dans AgeCore ?

M. Thierry Cotillard. Nous sommes six. Le choix s’est posé de savoir où l’on mettait le siège, c’est sur un terrain, je dirais « neutre », hors Union européenne. J’imagine que la question derrière c’est : « Est-ce qu’il y a un schéma d’optimisation fiscale ? » Ce n’est pas le cas.

M. le président Thierry Benoit. C’est la question, et ce sont aussi les objections que l’on nous renvoie lorsque l’on veut auditionner des responsables d’AgeCore, des responsables de cette centrale hébergée à Genève qui nous expliquent que nous, « petits parlementaires français », de quoi irions-nous nous occuper des affaires des entreprises suisses qui ont leur siège à Genève, parce que c’est cela, c’est dit en langage diplomatique, mais si ces gens n’avaient rien à cacher, ils viendraient ici nous expliquer un petit peu le rôle de cette économie, que l’on peut qualifier peut-être de moderne, c’est l’époque qui veut que l’on se structure en centrales, et on viendrait nous l’expliquer si l’on n’avait rien à cacher.

M. Thierry Cotillard. La question est légitime. Je l’ai fait vérifier avant de venir à la commission : l’intégralité de ce qui est facturé aux industriels se retrouve dans les comptes d’Intermarché au niveau France. Donc l’intégralité des produits reçus pour les prestations facturées et les services que l’on propose – la somme je ne vous la donnerai pas ou à ce moment-là, je vous la donne en huis clos, mais vous comprenez bien que mes concurrents sont en train de m’écouter donc je ne vais pas donner cette information – cette somme-là est intégrée au compte de résultat d’Intermarché. On a un résultat qui prend en compte toutes les ressources, cela fait partie des produits qui sont reçus, et évidemment le résultat d’Intermarché est taxé à l’impôt local français. Il n’y a aucun schéma de défiscalisation, puisque j’imagine que c’est la question.

Mon rôle est un rôle, en tant que Président, d’actionnaire puisque le capital de cette société est divisé en six. Nous avons un sixième du capital de cette société AgeCore qui est en gros un prestataire. Moi j’assiste à des boards. Récemment, j’y étais encore la semaine dernière, il y en a deux ou trois par an, selon l’actualité. À mon niveau, le rôle est de fixer les objectifs et d’avoir un suivi budgétaire, et cela se limite à cela. Sur la partie purement opérationnelle, je n’y suis pas. Il n’y a d’ailleurs pas de salariés d’Intermarché, il n’y a pas d’acheteurs qui vont négocier dans ces box. Nous avons en revanche un coordinateur. Ce coordinateur international, qui peut être présent là-bas, a la mission de s’assurer que les services demandés soient retranscrits dans les plans d’affaires français, et les salariés d’AgeCore sont salariés de cette structure et n’étaient pas des salariés d’Intermarché avant de créer AgeCore.

M. le président Thierry Benoit. Je réitère ma question : qu’est-ce qui explique que le siège d’AgeCore soit à Genève ? On nous a parlé d’Intermarché International à Bruxelles. Est-ce qu’il y a un lien entre Intermarché International à Bruxelles et la centrale AgeCore à Genève ?

Vous avez dit votre amour pour les PME tout à l’heure, puis vous avez décrit les multinationales comme étant des ogres qui ont des résultats. Mais quand on regarde votre organisation, avouez que, même si vous êtes à Issy-les-Moulineaux, si on s’y intéresse de près, entre Genève, Bruxelles, en deux ou trois minutes, il y a de quoi s’y perdre.

M. Thierry Cotillard. Je le reconnais. Je pense que c’est une organisation miroir, aussi par rapport à l’organisation de nos multinationales.

La Suisse, je vous le dis – cela peut être vérifié – n’est pas un schéma d’optimisation fiscale. Il se trouve que nous avons un partenaire qui est en Suisse, qui est Coop Suisse. Le choix a été fait – cela aurait pu être en Espagne ou en France, il se trouve que c’est sur le territoire suisse. Il y a une structure que vous venez d’évoquer, ITM Belgium, qui elle – je vais peut-être te laisser la parole Claude – a une autre finalité, qui par rapport à la genèse de l’international que l’on avait, est d’aborder la négociation concernant les quatre pays Mousquetaires.

M. Claude Genetay, directeur général d’Intermarché et de Netto. Effectivement, avant de vous parler d’Intermarché Belgique, ce que vous appelez « de quoi s’y perdre », c’est-à-dire la Belgique, la Suisse, il faut peut-être revenir sur l’objectif de ces négociations. En fait, ces négociations, que ce soit AgeCore ou Intermarché Belgique, qu’est-ce que cela concerne ? Cela concerne les 71 plus grosses multinationales. Nous travaillons avec 156 multinationales chez Intermarché. Nous avons considéré qu’il y en a 156 qui sont très puissantes. En moyenne, nous pesons moins de 1% du chiffre d’affaires de ces multinationales. Ils ont un pouvoir dans nos linéaires qui est extrêmement puissant. Pour atteindre nos deux objectifs majeurs – je vais y revenir – nous avons considéré qu’il était très important d’avoir plusieurs points de négociation : le local, le périmètre d’Intermarché à l’international, cela s’appelle « Intermarché Belgique », c’est la France, la Belgique, le Portugal et la Pologne. Et ensuite, parce que cela ne suffit pas face à la puissance de ces multinationales, c’est d’aller s’allier avec d’autres distributeurs indépendants européens qui portent les mêmes valeurs que nous.

Pour poursuivre, deux objectifs. Le premier objectif est très simple, quand on pèse 15 % de part de marché en France face à ces multinationales, c’est tout simplement l’objectif de continuer à exister, par rapport à nos concurrents historiques, mais c’est surtout par rapport à tous ces nouveaux concurrents qui arrivent. Le marché n’augmente pas en France, donc à chaque fois qu’il y a un nouveau concurrent, il vient prendre de la part de marché, il vient prendre des clients, et tous ces nouveaux concurrents, je pense à Amazon, je pense à Action, ils travaillent le prix bas. Eux, ils négocient à l’international. Il est évident que nous, pour continuer à exister, le jour où nous proposons des prix qui sont complètement décalés à nos clients, vous aurez à la place des magasins Intermarché des « casiers », des points de retrait Amazon. Notre objectif est de continuer d’exister.

Et puis le deuxième, qu’est-ce que c’est ? Ces multinationales qui, de nos points de vue – mais c’est une question de point de vue – ont déjà des rendements, des rentabilités qui sont très importantes, ont des velléités tarifaires qui nous paraissent parfaitement incompatibles avec la situation du pouvoir d’achat en France. Je peux vous citer un chiffre. Ces fameuses 71 multinationales, les plus grosses, elles nous ont exigé en moyenne sur les trois dernières années, pour être précis, 14,37 % d’augmentation de tarif. Face à cette demande de 14 % d’augmentation de tarif, quand on pèse 15 % en France, on n’a pas les moyens de lutter contre cela. Cela nous apparaît être dans notre rôle de lutter contre ces augmentations de tarifs qui, si elles sont parfaitement légitimes pour les PME et pour les filières issues du monde agricole français, pour des multinationales qui ont déjà un niveau de rentabilité très élevé, nous pensons que c’est de notre responsabilité de se donner les moyens de lutter contre ces hausses de tarifs. Ça sert à cela.

M. le président Thierry Benoit. Est-ce que vous pouvez répondre à la question : quelle est la différence entre la centrale AgeCore et Intermarché International ?

M. Claude Genetay. Il s’agit de questions de périmètre. À chaque fois, il y a des négociations qui sont différentes, avec des services qui sont pour le même fournisseur différents. Chacune de ces entités a mandat pour aller négocier des services et obtenir une rémunération de ces services. Une, dans le cadre d’une alliance avec six alliés, et l’autre, au périmètre des pays Intermarché. À chaque fois, ce sont donc des contrats avec des services différents et des rémunérations différentes, évidemment.

M. le président Thierry Benoit. Ce que vous appelez des services, l’objectif est de récupérer des contreparties financières, c’est cela en fin de compte. Si je vous ai bien compris, vous ne vous considérez pas suffisamment en position de force pour négocier les achats, donc vous organisez un niveau de service et de prestation à plusieurs étages, on va dire, de façon à ce qu’il y ait plusieurs rounds de négociation par étage, par centrale. Plusieurs rounds à Bruxelles, plusieurs rounds à Genève. L’objectif : vous vendez des services ! J’essaie de savoir, y compris auprès du Délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), la nature précise des services et des tarifs, mais on voit bien que ce n’est pas très précis. L’objectif est d’obtenir des contreparties financières, c’est bien cela ?

M. Claude Genetay. Bien sûr. Quand nous vous parlons de continuer à exister, de lutter contre les hausses de tarifs, effectivement, ce sont des contreparties financières qui nous permettent cela. Je peux vous dire de quoi il s’agit.

M. Grégory Besson-Moreau. Il faut que l’on donne les bons mots. Vous nous dites « avec des services, on veut une contrepartie, il y a du résultat dans les entreprises types multinationales, donc on veut une contrepartie financière ». Dans ce que je comprends, c’est : « ils ont de l’argent, donc je veux une contrepartie. Puisqu’ils ont de l’argent, je vais aller demander de l’argent ! ». Là on vous parle de services, vous ne nous répondez pas « Voilà les services que l’on offre, du coup on essaie de les accompagner à un développement international » – d’ailleurs apparemment, on est passés de x pays à plus que quatre pays. Et vous ne parlez pas de ça, vous nous parlez de contreparties financières depuis le début. « Ils ont de l’argent, nous avons besoin de cet argent, on va chercher l’argent ».

M. le président Thierry Benoit. En fait pour vous, si on vous comprend bien, ce qui fait l’objet de la négociation et de l’achat, ce n’est pas tant le produit, la nature du produit, la qualité du produit, sa qualité nutritionnelle, le respect de l’environnement, la responsabilité sociale de l’entreprise qui met en distribution ce produit. Si je vous comprends bien, c’est à la tête du client, c’est-à-dire que si vous considérez que le résultat de l’entreprise est entre 13 et 18 %, ce que vous affirmez être le cas des multinationales, là vous vous dites : « Il y a de l’argent à récupérer, on peut négocier dur ». Si vous considérez ou que vous identifiez une PME comme plutôt fragile avec 1% de résultat, ou 2% ou 3% de résultat, vous vous dites : « Il faut quand même qu’on les protège, que l’on fasse un peu plus attention ».

On est loin de la recherche de la qualité du produit et d’un rapport produit prix pour le consommateur. On comprend mieux, moi d’où je suis, je comprends mieux la déconnexion totale entre le prix payé par le consommateur, et le prix payé aux producteurs, puisque M. Cotillard a déclaré sa flamme pour les producteurs dans son propos introductif, ce dont je ne doute pas.

M. Claude Genetay. Pas du tout, puisque vous m’interrogez sur les négociations AgeCore et Intermarché Belgique et là, oui, la négociation est quand même relativement décalée de la qualité intrinsèque du produit, de tous nos objectifs de mieux manger. Cela se fait au niveau local. Il y a toutes ces discussions sur le produit. D’ailleurs, un compte clé international n’est pas capable de discuter de cela avec nous, ni nos négociateurs internationaux. Ces discussions-là ont bien lieu au local.

Oui, effectivement, il y a ces négociations à l’internationale, avec l’objectif de limiter l’impact des hausses de tarifs. Pour ce faire, nous proposons des services et nous négocions une rémunération contre ces services.

M. Grégory Besson-Moreau. Comme le disait très bien M. le Président au début, vous nous dites des choses, ou en tout cas j’ai l’impression que vous allez peut-être nous dire des choses. J’espère que vous allez nous dire des choses différentes de ce que l’on a déjà entendu, et on a eu de très nombreuses auditions qui ont pour la plupart, pas toutes, expliqué les mêmes choses. Je vais vous citer quatre exemples. J’aimerais une réponse sur ces exemples.

– « L’équipe n’ayant pu trouver d’accord avec AgeCore, nous avons subi des sanctions sous la forme de déréférencement au niveau local durant quatre mois. »

– Une autre entreprise, exemple de contrepartie dérisoire : « 400 000 euros payés à Intermarché alimentaire International pour une bannière pop-up sur leur site de commandes, qui a duré une semaine. »

– Une autre entreprise : « Tant que l’accord AgeCore n’est pas réglé, il ne peut pas y avoir de négociation au local »

Ils estiment que ce sont des contreparties fictives qui dans le cadre du contrat AgeCore en tant que tel ne font rien obtenir. Elles représentent environ 3% du chiffre d’affaires de l’industriel.

Enfin je vous en cite une dernière, mais j’en ai des pages :

– « AgeCore – alors celle-là, il faudra bien nous l’expliquer aussi – a demandé une dérive de 1%, contre 0,5% auparavant. » suite à la participation de cette dite société industrielle qui nous a expliqué cela, parce qu’ils sont rentrés chez Eurelec. Parce qu’ils sont rentrés chez Eurelec, AgeCore a doublé le montant du taux de services » comme vous les appelez, auprès de l’industriel, sans aucune explication. S’ils ne le font pas, on ne négocie pas au local.

Est-ce que vous pouvez me donner une réponse sur ces quatre points s’il vous plait ?

M. Thierry Cotillard. Ce qui est important de préciser, je ne l’ai pas dit, c’est que nous avons aussi fait le choix, puisque l’on parle d’alliance, de sortir d’une alliance que nous avions au niveau national. Moi je vais défendre quelque part mon territoire, mais réellement, quand je fais 15 %, je dois discuter avec des industriels qui ont en face d’eux un Leclerc qui fait 21, qui ont en face d’eux Carrefour 20, et puis en France, les deux autres se sont associés. D’où l’importance – pour vous donner la psychologie et la compréhension des choses – de cette négociation au niveau international, parce qu’au niveau national, je ne pèse plus, je n’ai qu’à leur vendre, parce qu’un industriel, il faut comprendre qu’il y a deux choses qui l’intéressent : évidemment la taille, parce que quand vous avez un gros réseau, c’est de la diffusion, et puis la croissance. J’ai fait ce choix assumé – c’est un commun accord quand vous êtes allié avec un concurrent – de se dire : nous étions en capacité, parce que cela fait deux ans qu’Inter avait une belle croissance, avec notre anniversaire et plein d’opérations commerciales, nous avons des choses à vendre, et autant être indépendants et seuls pour le vendre.

Étant seuls en France, je ne vous cache pas que pour mon compte d’exploitation où j’ai des indépendants, le résultat est entre 1,5 et 2, c’est ce qui vous a été dit aussi par un autre groupe d’indépendants, c’est à peu près cela. Quand les hausses de tarifs arrivent à 4 %, et que je n’ai pas prévu de les répercuter à 100 % pour le consommateur, comprenez que la marge de manœuvre, il faut que je propose des choses et je m’inscris en faux. Il faut un plan d’affaires avec des contreparties qui sont détaillées – la loi nous l’impose – de manière à obtenir des baisses de tarifs pour limiter l’inflation.

Une fois que je vous ai dit cela, la réalité est que oui, il y a des arrêts commande. Il y a des arrêts commande. C’est une réalité. Ce serait mentir que de dire l’inverse. On vous l’a dit. Je vais vous expliquer pourquoi cela s’opère ainsi. Nous considérons que sur un marché, si vous prenez par exemple le pet food, vous allez avoir deux ou trois acteurs, et que bien évidemment, il y a une compétitivité entre chacun de ces acteurs. Chacun veut, comme moi je veux récupérer de la part de marché à Carrefour et à Leclerc, eux quand ils sont sur leur marché, veulent évidemment prendre de la part de marché aux autres. Donc ils ont tout intérêt à avoir le plus de contreparties possible chez Intermarché, chez Leclerc, pour prendre la part de marché à son concurrent.

Ce qui peut arriver, et nous l’assumons, c’est que nous faisons des arrêts commande parce que nous faisons un choix économique de rentabilité, c’est-à-dire que pour un même besoin, on peut avoir un fournisseur qui propose la même chose, et nous faisons le choix de gamme. C’est un choix, je dirais, de commerçant, parce que de toute façon un industriel quand il fait son boulot – et la plupart le font très bien – il arrive avec des innovations pour créer de la valeur. Nous avons 45 000 références sur nos entrepôts en général, la réalité dans un point de vente qui fait 2 000 m², c’est 15 000 références. À un moment, quand on a ces contraintes d’espace...

M. Grégory Besson-Moreau. Là vous êtes en train de répondre à la première question que je vous posais, vous me parlez de références, etc. parce que vous avez des espaces restreints, un rayon reste un rayon.

Ma question n’était pas celle-ci. Je la répète, peut-être que vous n’avez pas eu le temps de la noter : « L’équipe n’ayant pu trouver d’accord avec AgeCore – sur le fait qu’ils ne voulaient pas payer parce qu’ils ne voulaient pas des services – nous avons subi des sanctions sous la forme de déréférencements au niveau local durant quatre mois. »

Ce n’est pas une question de « est-ce que l’on a le bon prix, pas le bon prix, comment se place-t-on sur le scope ». C’est : « Je n’ai pas trouvé d’accord avec AgeCore, donc je ne suis pas passé au niveau local ».

Est-ce que celui que vous avez mis en place, votre coordinateur, il vous dit : « Attendez, moi, ça n’a pas payé là-haut, donc au niveau local on stoppe » ? C’est important de le dire parce que je ne l’ai pas eu une fois, je l’ai eu plusieurs fois, on l’a eu plusieurs fois. Je voudrais être sûr de la réponse que vous allez apporter.

M. Claude Genetay. Cela paraît être une évidence, c’est-à-dire qu’il y a les fournisseurs, parmi ces 71 plus grosses multinationales, avec qui nous trouvons un accord, et là forcément, pour ces fournisseurs-là, il y a des développements de chiffre d’affaires, des développements, etc. Et forcément quand on ne trouve pas d’accord, mais cela, comme tout un chacun dans une négociation, ce ne sont pas les fournisseurs avec qui on va être enclin à développer le chiffre d’affaires. Donc forcément, il y a des réductions d’assortiments, mais cela paraît logique, c’est tout l’objet de la négociation. La négociation, c’est un équilibre économique qui est fait entre des prix,  soit des produits, des services, et la taille du business, l’offre. J’entends parfaitement que les multinationales sont passées ici vous dire que les services proposés par AgeCore étaient, comme vous l’avez dit, des contreparties fictives, moi je ne crois pas du tout à cela. La raison pour laquelle ils viennent chercher ces contreparties, c’est parce qu’ils veulent plus de services. Comme l’a dit Thierry, ils sont dans une guerre acharnée de parts de marché et ils viennent chercher des services additionnels.

Je vais vous citer un chiffre important : sur les 71 multinationales, ils ont en moyenne sur les trois dernières années – le temps d’existence d’AgeCore – enregistré une croissance de 8,27 %. Alors, contrepartie fictive, services trop chers, etc. OK ! Cela génère quand même de la croissance qui est, comme vous le savez, très largement supérieure au marché, parce qu’ils ont obtenu ces services. Je ne partage pas du tout l’analyse qui vous a sans doute été faite par ces multinationales. Ils vont chercher de la valeur parce qu’ils ont de la croissance, très largement supérieure au marché.

J’ai passé 15 ans dans les multinationales avant de travailler dans la grande distribution. Et je sais que l’objectif d’un compte-clé international est de toujours venir dire qu’il en veut plus pour moins, c’est comme cela, les achats. Donc quand un compte clé international rentre dans une négociation chez AgeCore ou Intermarché Belgique, il dit : « Je veux plus pour moins . Et comme nous ne sommes pas d’accord pour plus pour moins, on met parfois du temps à se trouver, et donc oui, les négociations sont parfois difficiles avec ces 71 plus grosses multinationales.

M. Grégory Besson-Moreau. Cela reste des services. Le principe d’un service, on l’accepte ou on ne l’accepte pas. Je ne parle pas de l’anniversaire du magasin, ou quand on a une licence pour un personnage Disney, par exemple, ou autre, où on demande de participer. Là, on nous parle de data sharing. On a eu des exemples de ce qu’est un data sharing, USAP. On nous parle de réunions catégorielles. On nous parle de bannières sur des produits qui ne sont vendus qu’en France par des industriels internationaux, mais qui ne développent des produits qu’en France, où vous allez chercher des taux de « x % » pour des services à l’international alors qu’ils ne vendent leurs produits qu’en France et ils nous disent : « Nous, on n’en veut pas, on ne veut pas de ces services ».

Pour vous aujourd’hui, 100 % de ces industriels vous disent : « Moi, je veux de ces services ». Et eux, quand ils viennent nous voir ils nous disent : « Nous, on leur dit qu’on n’en veut pas des services, la réunion catégorielle, nous n’en voulons pas. Les pop-ups sur Internet, de toute façon d’un produit qu’on ne vend qu’en France, on doit dire qu’on le vend à l’international, mais nous n’en voulons pas du tout, et le data sharing, nous ne l’utilisons même pas ». Ces entreprises, certaines entreprises viennent nous dire cela. Quand ils vous le disent, normalement, vous devriez leur dire : « Tu ne veux pas de service, on ne t’en donne pas ». Cela vous est-il déjà arrivé, ou l’achètent-ils tous ?

M. Claude Genetay. Cela nous arrive au quotidien. Pas à moi, mais au quotidien des acheteurs. Il y a une parfaite symétrie entre nos organisations et les organisations des fournisseurs, c’est-à-dire qu’ils ont des patrons des négociations européennes, des patrons des négociations mondiales. Ces gens, leur « boulot » – je sais de quoi je parle ce fut mon travail à une époque – leur objectif est de venir dire que « le service est trop cher ». Ils veulent ces services bien sûr, parce qu’encore une fois, ces services leur permettent de générer la croissance que je viens d’évoquer avec vous, mais leur boulot est de dire : « c’est trop cher ». Cela s’appelle la négociation. Notre boulot à nous, c’est de dire : « Non, ce n’est pas assez cher ». Cela s’appelle la négociation et à un moment, on se trouve, avec les fournisseurs, et on signe des accords. Cela s’appelle le jeu de la négociation entre une alliance internationale et les 71 plus grosses multinationales, c’est comme cela dans les box.

M. le président Thierry Benoit. L’écosystème que les distributeurs ont créé depuis quasiment un demi-siècle maintenant, moi je l’analyse comme créant chez le consommateur – vous nous dites toujours, vous, Michel-Édouard Leclerc et consorts, que c’est pour le bien du consommateur, le prix bas et ainsi de suite. Je pense même que ce n’est pas faux. Mais est-ce qu’il n’y a pas un problème quand même, est-ce que nous ne sommes pas dans l’absurde, lorsque votre système de négociation, les services... lorsqu’il y a une déconnexion totale du rapport au produit ?

Lorsque par exemple Intermarché propose du Nutella avec une promotion de 70 %, où est-ce que vous avez vu un produit dévalué de 70 % ? On fait croire que finalement les denrées alimentaires, même si elles ne sont pas indispensables, ne valent rien. Rien que cela, je trouve que c’est grave parce que vous êtes partis dans une machine infernale. Je comprends bien, vous venez du secteur de l’industrie et M. le Président nous l’a rappelé tout à l’heure, vous nous avez expliqué : « On a la lecture de la rentabilité de nos interlocuteurs », c’est-à-dire que vous avez vous-même construit un écosystème qui vous permet d’avoir un tarif à la carte. Il y a de l’argent à prendre, je vais en prendre le maximum. Il y en a moins, je ne vais pas en prendre ou je vais en prendre moins. Tout cela, je trouve que c’est insensé, cela n’a plus de sens. Et vous avez utilisé le mot valeur, il y en a d’autres qui l’ont utilisé avant vous, quand je sais qu’ils nous ont menti, je me dis : mais quelles sont les valeurs qui animent ces personnes ? Certainement l’argent, cela je veux bien le croire. Si j’avais un grief à faire aux distributeurs structurés en centrale d’achats, c’est d’avoir totalement dénaturé la relation du consommateur aux produits qu’il achète, notamment aux denrées alimentaires. Et cela, je trouve que c’est très grave et c’est la responsabilité des distributeurs et du système que vous avez monté, que vous avez créé.

M. Claude Genetay. Monsieur le Président, quand vous dites que le système est absurde, sans doute, c’est vrai que si demain...

M. le président Thierry Benoit. Expliquez-moi la promotion sur le Nutella, cela ne vous dérange pas, quelque part ? Alors bien sûr vous n’avez pas été sanctionnés. Est-ce que ce n’est pas gênant ? Cela ne vous gêne pas de dire : un produit, allez, 70 %.

M. Thierry Cotillard. Ce que nous n’avons pas mesuré pendant l’opération Nutella – et je pense que si c’était à refaire, nous l’avons dit, nous ne le referions pas – nous n’avions pas mesuré l’incivilité et tout ce qui s’est passé derrière tout cela. L’idée, ce n’était pas de montrer que nous pouvions tout péter et que les choses n’avaient pas de prix. L’idée était que nous étions persuadés, au moment où la loi était en train de se décider, qu’il y avait un vrai sujet de pouvoir d’achat en France. Cela s’est manifesté par ce que nous avons vu, mais il y a des familles en France qui malheureusement toutes les semaines ne peuvent pas se payer du Ferrero, du Nestlé et du Coca-Cola et elles vont dans d’autres circuits de distribution pour trouver d’autres produits. Sur le fond, nous assumons le rôle d’un distributeur, nous ne pouvons pas être accusés de rendre accessible la grande consommation au plus grand nombre, c’est la réalité. Par contre, au moment où je vous dis cela, je crois qu’il y a deux tendances lourdes. Une que l’on cautionne, parce que nous-mêmes nous fabriquons, c’est que c’est en train de pivoter, les choses sont en train de changer.

Les premiers chiffres sont en train de le démontrer en France, je ne sais pas si vous les avez, c’est-à-dire que c’est une consommation qui régresse en volume, et qui progresse en valeur et elle progresse en valeur, pas par l’inflation – il y a une légère inflation – mais c’est parce qu’en fait l’offre est plus valorisée, c’est du bio.... On ne peut que se satisfaire de cela, mais cela concerne la très grande tranche de la population qui y aspire et on le voit dans les chiffres nationaux. Mais vous avez aussi – et cela a été dit par d’autres interlocuteurs – 15 % des Français, c’est 8 millions de Français, qui ont du mal à boucler leurs fins de mois. Donc nous ne sommes pas élitistes, nous ne sommes pas dans le centre-ville de Paris, nous avons des zones qui sont aussi défavorisées. Nous devons trouver le juste milieu. Après, les marges de manœuvre ne sont pas énormes. On parle du pourcentage.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez des parlementaires exclusivement de territoire. Vous disiez : « Nous ne sommes pas élitistes ». Ce n’est pas pour les parlementaires qui sont là puisque vous n’avez que des parlementaires des territoires. On a pris l’exemple du Nutella, mais le système va tellement vers l’absurde, que certains d’entre vous sont capables, par exemple – vous parliez du bio – certains sont capables de vendre du lait bio moins cher que le lait conventionnel, tellement vous êtes arrivé à un système absurde. C’est là où l’on dénature totalement la relation du consommateur aux denrées alimentaires, je dis notamment aux denrées alimentaires parce que c’est peut-être ce qui est le plus important. Un kilo de beurre, un kilo de viande, un litre de lait, un kilo de fruits, cela a du sens, l’alimentation.

M. Thierry Cotillard. Si vous me permettez, avant que Madame la Députée s’exprime. Il faut faire le distinguo sur le bio entre – même si c’est compliqué, j’entends, intellectuellement – le prix payé aux producteurs et le prix aux consommateurs. Le rôle du distributeur, c’est la démocratisation du bio, on l’accepte ou pas, mais c’est la réalité. À un moment, si le distributeur ne fait pas des prix attractifs, cela ne sera qu’à une population élitiste, puisque c’est 15 ou 20 % plus cher que le conventionnel.

M. le président Thierry Benoit. Oui, mais de là à vendre le bio moins cher que le conventionnel.

M. Thierry Cotillard. Non, ça, c’est une « connerie ».

M. le président Thierry Benoit. Ça s’est vu cette année 2019 dans certains rayons. On peut vous retrouver les documents, on les a dans les bureaux, on les a présentés au début de nos auditions, il y a trois mois.

M. Thierry Cotillard. Sur le lait bio qu’on fabrique à la laiterie Saint-Père, cela nous arrive de le mettre en promotion, mais le prix de l’agriculteur, c’est important de le dire, n’est pas au rabais, on ne lui achète pas en promo son prix payé à la ferme.

M. le président Thierry Benoit. Non, mais les marges et les montages financiers qui sont les vôtres vous permettent de vendre du lait bio, enfin, un produit bio au prix d’un produit moins cher qu’un produit conventionnel. Cela doit interpeller un être normalement constitué, parce que l’on encourage les producteurs et chacun des acteurs, y compris les industriels, à se tourner vers l’excellence, la haute qualité nutritionnelle, la haute qualité environnementale et la responsabilité sociale, et parce que vous avez des démarches abracadabrantesques qui visent à récupérer l’argent là où il y en a, vous dénaturez totalement la relation des consommateurs aux produits.

Mme Cendra Motin. Pour rebondir sur ce que vous venez de dire, la guerre des prix au bout d’un moment elle a aussi un impact sur l’emploi des gens. C’est-à-dire que plus vous allez aller dans cette guerre des prix, moins vous allez permettre à des industriels de vivre, et plus vous allez détruire des emplois en France.

Parce que quand vous nous dites que vous soutenez les PME françaises, que vous avez vous-mêmes vos usines en France, c’est très bien, mais vous n’êtes pas le seul. Il y a des grands industriels dans les 71 marques que vous avez et qui sont internationaux, mais qui ont aussi de la production en France, qui s’engagent aussi. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi ce serait valorisé dans des PME, et pas quand ce sont des industriels qui, vous dites, ont des chiffres intéressants, mais qui ont des chiffres surtout consolidés à l’internationale, parce qu’on ne voit pas leurs chiffres au niveau national à tous ces gens-là. On aimerait bien le voir nous aussi, on est d’accord, mais on ne les voit pas forcément.

Toujours est-il qu’ils produisent aussi en France, il y a des emplois qui sont en jeu et à chaque fois qu’on joue avec les prix et qu’on fait de la « surpromotion », on joue avec les emplois des gens qui achètent. Or vous avez vos MDD, vous avez votre propre marque de distributeur, vous devriez plus accentuer quelque part encore que les autres qui ne sont pas forcément producteurs, pour proposer des choses de bonne qualité à des prix plus abordables, et pas forcément toujours tirer sur les marques parce que finalement ce n’est pas forcément rendre service à tout le monde. Ça, c’était une remarque globale.

Je voulais savoir dans tout cela comment vous vous positionnez avec la marque Netto, qui a un distributeur hard discount, vous n’en avez pas parlé, monsieur, vous avez parlé tout à l’heure de la concurrence que vous subissiez par des gens comme Action qui nous arrivent en ce moment très fort, on a des Lidl, des gens comme cela qui sont installés dans le paysage depuis plus longtemps, vous avez vous-même une marque hard discount, j’aimerais savoir comment Intermarché se positionne par rapport à cela, comment trouvez-vous l’équilibre ?

M. Thierry Cotillard. Je vais essayer de répondre au sujet de fond qui est celui de la guerre des prix. Ce qui est important de comprendre quand on a ce réseau Intermarché, c’est que l’on a fait le choix, je l’ai dit en introduction, du supermarché. D’entrée, quand vous commencez le modèle, vous avez un coût de distribution logistique qui évidemment est plus coûteux que de livrer 400 hypermarchés. C’est un point fondamental parce que je ne sais pas si l’on vous a donné le chiffre, mais dans notre structure de charges, 70 % des coûts chez un distributeur, c’est le transport, c’est de la logistique. Le choix que nous avons fait et que nous assumons totalement pour être justement dans tous les territoires, lutter contre la fracture territoriale, et parce qu’il y a aussi de la consommation là où on est, c’est un coût de distribution qui est aujourd’hui supérieur à un format qui ne ferait que des hypermarchés. C’est évidemment un point qui est important.

Après, une fois que je vous ai dit que notre performance finalement, le prix que l’on constitue auprès d’un consommateur, ce sont deux choses : c’est à quel prix on l’achète et quel coût cela va nous coûter de distribuer. Comprenez bien aujourd’hui que face à des gens qui sont plus gros que nous – le leader aujourd’hui est à 22 %, donc on peut imaginer que lorsque je vous ai dit que l’on vend la taille et la croissance, il achète mieux, quand nous avons aujourd’hui évidemment un coût logistique qui est un petit peu plus coûteux parce que nous avons joué la proximité – nous n’avons pas le choix que de faire le maximum pour rester dans la compétitivité. On ne vit pas seul. On vit avec des concurrents et Intermarché, ce sont les courbes de prix qui le montrent, n’a jamais alimenté la guerre de prix. Nous essayons évidemment d’être le plus compétitifs possible en France, parce que c’est dans l’ADN. Il y a 50 ans, nous étions avec Leclerc, donc bien évidemment notre succès nous l’avons fondé sur le côté accessible des produits, mais je tiens quand même à préciser que nous sommes aussi raisonnables sur ce sujet, nous n’avons pas fait n’importe quoi, quand bien même, et je l’assume, nous avons probablement fait une « connerie » avec le Nutella. C’est un point.

Vous parliez de la qualité, je vous rejoins. Le schéma que nous avons donné, nous venons de faire une convention avec les 62 usines, avec les confédérations de producteurs et nous leur avons dit : le chemin, la trajectoire, c’est plus de qualité. C’est-à-dire que c’est du HVE c’est de la conversion en bio, et cela, ce sont des schémas où les agriculteurs nous disent : « Oui, mais vous êtes gentils, nous avons déjà du mal à vivre, comment on va convaincre la vente », donc on leur fait des contrats à 12 ans sur le porc pour « passer en bio », à 6 ou 4 ans sur le lait pour la conversion en bio. Notre combat est de se dire : nous devons porter le mieux manger à l’ensemble des Français et nous devons faire la différence avec les autres, parce que justement nous avons notre outil de production. Si l’on parle de modèle, à un moment, c’est notre problème de compresser la marge de l’industriel que nous sommes avec le distributeur pour rendre accessible des cahiers des charges qui doivent être de meilleure qualité. Cela, Madame, soyez rassurée, l’ambition d’Intermarché est d’être sur ce créneau-là. Cela met du temps, mais en tout cas, nous sommes sur cette conversion de fond.

M. Claude Genetay. Netto répond à une partie de nos clients. C’est le succès du hard discount en France, que ce soient les Allemands ou toutes les nouvelles enseignes très agressives en France, il n’est plus à démontrer. Il nous a semblé important, c’est notre rôle dans les territoires, d’apporter une réponse différente, en tout cas en termes de consommation, à Netto et avec Intermarché avec une offre différente et certes plus accessible.

Je vous entendais tout à l’heure, Madame la Députée dire : « tirer sur les marques ». Il ne s’agit pas de tirer sur les marques. Les marques, les multinationales, nous avons besoin de ces produits-là. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de faire un constat qui est simple : nous sommes dans une crise du pouvoir d’achat. Nous devons accepter des hausses de tarifs sur les PME. Nous devons accepter des hausses de tarifs sur toutes les filières agricoles françaises, il n’y a pas le choix. D’abord parce que c’est la loi, et parce que ce sont nos convictions également. Le point, c’est : est-ce qu’on peut rajouter une autre couche à cela, avec les hausses de tarifs des multinationales ? Là, on ne partage sans doute pas le même constat. Notre conviction, en tout cas, c’est que ce n’est pas nécessaire pour ces multinationales, parce qu’elles ont des résultats qui sont déjà suffisamment importants. Donc pour arbitrer sur le pouvoir d’achat, nous pensons que c’est un bon choix. Cela s’appelle le discernement.

M. le président Thierry Benoit. Je voudrais que l’on reste sur la question de Cendra Motin. J’ai beaucoup insisté lors de la première partie de nos positions sur la relation du consommateur au produit qu’il achète. Je voudrais revenir sur la question de Cendra Motin, parce qu’en tenant ce discours que vous tenez de manière unanime, les fournisseurs nous ont expliqué que la France était le pays où les négociations commerciales étaient les plus difficiles. Si on pousse votre raisonnement à l’extrême, et là je rebondis sur ce que vient de dire Madame Cendra Motin, parce que je veux avoir votre réponse, les entreprises, cela peut être des PME, mais cela peut surtout être aussi des groupes internationaux, les multinationales. Elles vont cesser leur développement en France, elles vont arrêter d’investir en France – ce qu’a dit Cendra – on va perdre de l’emploi industriel, elles vont avoir intérêt à se délocaliser hors de France pour répondre à vos desiderata. Ce qui me fait penser que le consommateur, finalement il creuse sa tombe et il fragilise l’arsenal industriel français, parce qu’un certain nombre de distributeurs ont décrété les prix bas, les prix bas à tout prix, à n’importe quel prix, à n’importe quelles conditions. Je voudrais savoir quelle est votre vision. Vous parliez tout à l’heure d’aménagement du territoire. Quelle est votre vision des effets que peuvent avoir ces négociations poussées à l’outrance qui visent à limiter l’investissement industriel en France et à l’encourager à l’extérieur pour répondre à vos désirs de prix bas et de marges supplémentaires ?

M. Thierry Cotillard. Les négociations les plus dures au niveau européen se font en France, pourquoi pas. Je n’ai pas de comparatif, je n’ai pas été distributeur en Allemagne ou ailleurs. Ce que l’on sait, c’est que – et cela c’est un observatoire des prix – les prix publics en France de l’alimentation ne sont pas moins chers. C’est cela qui est quand même assez incroyable, c’est que l’on vend en moyenne – on a remis des éléments ?  Nous sommes à 110, 115. Après, en fait, quand on est à 115, il y a deux possibilités : soit on est des nœuds de distributeurs, c’est-à-dire que l’on distribue de manière très chère, et je pense que la distribution française, si elle sait exporter des groupes comme Carrefour, c’est que je pense qu’il y avait une expertise donc je ne crois pas que ce soit dans cette proportion. Je veux bien croire que le coût de transport soit peut-être moins cher en Allemagne, mais je n’y crois pas. Le coût de main-d’œuvre, il y a peut-être des différences, mais pas dans cette proportion. On est à peu près intimement convaincus que le prix du même produit, parce qu’il y a des produits qui sont somme toute standard au niveau européen, est vendu plus cher par l’industriel en France. J’ai cette intime conviction, et je vais vous dire pourquoi j’ai cette conviction.

Certains de nos concurrents ont fait le choix de s’associer avec un distributeur allemand pour non pas vendre des services, mais pour acheter en commun en dehors du territoire français. Ces gens-là sont extrêmement performants. S’ils le font, c’est qu’il y a bien un écart de prix probable à l’achat entre le prix vendu à un distributeur allemand, versus à un distributeur français. Cela pose quand même un problème de fond, parce que bien évidemment si le même produit est vendu plus cher en France, vous comprenez que les négociations sont peut-être plus âpres, parce que le point de départ est beaucoup plus haut. C’est quand même un point qui est extrêmement important.

M. Grégory Besson-Moreau. Vous imaginez vous ce que vous êtes en train de dire là ? Vous êtes en train de dire : « Moi, je représente 20 % du chiffre d’affaires d’un industriel, j’estime qu’ils en ont encore sous la pédale parce qu’ils ont des résultats qui sont corrects, pour peu que l’on connaisse leurs résultats, donc on continue », puisque de toute façon, vous avez une telle puissance, pour certains industriels vous êtes entre un quart et un cinquième de leur chiffre d’affaires, ce qui est colossal. Vous dites : « Tant que l’on a encore de la puissance, nous Intermarché, nous estimons qu’ils ont encore un peu de réserve sous la pédale, parce que l’on a des chiffres sur des indices de comparatif de produits ». D’ailleurs je vous rappelle que cet indice comparatif produit, ce n’est pas un indice comparatif marques. C’est un indice comparatif typologies de produits. L’Allemagne coûte moins cher, parce que l’Allemagne n’a que du hard discounter qui est sur une verticalité puisqu’ils ont intégré leurs produits. Mais on pourrait en discuter pendant des heures. On a déjà eu cette discussion avec la Commission européenne.

Donc parce qu’ils en ont encore sous le pied, parce que vous estimez qu’il faut continuer d’appuyer sur la pédale… Mais il y a encore quelques semaines, on s’est tous tapé dans le dos quelques mois en disant qu’on allait avoir une charte de bonnes pratiques, qu’on allait avancer ensemble, qu’on allait pouvoir rétribuer un petit peu plus d’argent aux agriculteurs et pourtant là vous nous dites : « En fait, on peut encore continuer, ils ont encore de l’argent. Donc on va continuer de mettre un peu plus de pression puisqu’on va aller chercher de l’argent en Europe ». C’est ce qu’on est en train de comprendre, en Suisse ou en Belgique, pour vous d’ailleurs, c’est en Suisse.

Effectivement, le ruissellement, cela ne fonctionne pas sur les agriculteurs. Cela fait cinq ans que vous êtes en déflation. Cela fait cinq ans qu’on est en déflation, cela fait cinq ans que le groupe Intermarché achète en déflation. Vous allez me dire : « Oui, mais pas tous les produits ». Je les connais déjà vos statistiques. Les trois-quarts de vos produits sont en déflation.

À un moment donné, il faut avoir un discours qui soit logique. C’est là où l’on n’arrive pas à comprendre. Vous nous dites clairement : « Ils en ont sous la pédale. On continue d’appuyer ».

M. Claude Genetay. Nous avons signé une charte de bonnes pratiques, encore une fois, les PME et les produits issus des filières agricoles françaises ont vu leur prix d’achat augmenter. C’était cela l’objectif. Moi, je n’ai pas lu que l’objectif de la loi EGAlim était d’augmenter la rentabilité des multinationales françaises.

M. Grégory Besson-Moreau. L’objectif d’EGAlim, monsieur Genetay, c’était d’augmenter les revenus du monde agricole. Je tiens à rappeler que les alliances locales que l’on met tous sur la première page du prospectus que l’on reçoit, une alliance locale, cela représente en moyenne – vous allez peut-être me dire que ce n’est pas la même chose pour vous – entre 0,5 et 2 % du chiffre d’affaires de la grande distribution. Si payer un petit peu mieux 0,5 à 2 % du chiffre d’affaires de la grande distribution, cela ne représente pas 100 % du monde agricole, parce que ces mêmes alliances locales ne représentent pas 100 % du monde agricole. À un moment donné il faut être logique avec soi-même. Lorsque l’on augmente effectivement les PME, comme vous le faites – je vais vous dire une chose, je me suis déplacé régulièrement. Je suis allé les voir les magasins. Les alliances locales, heureusement que vous êtes là, je vous le dis, heureusement que vous êtes là pour les clubs de foot, pour les clubs associatifs heureusement que vous êtes là. Mais il faut savoir aussi payer les autres, pour qu’ils puissent payer les agriculteurs, parce que ce sont eux qui représentent la majeure partie des agriculteurs. Je ne veux pas entendre un discours aujourd’hui qui ne parle que de PME. Je ne comprends pas votre vision.

M. Claude Genetay. Jamais je ne me serais permis ici de venir vous parler des 1,5 ou 2 % du chiffre d’affaires. Il ne s’agit pas de cela. Quand je vous dis que nous achetons les produits issus des filières agricoles plus cher cette année. Je vous parle de Bel, je vous parle du groupe Sodiaal, je vous parle du Groupe Savencia. Je vous parle de ce que l’on vient de faire sur le porc avec Herta, c’est cela la réalité. Oui, nous avons fait une distinction entre les fournisseurs qui ont des liens étroits avec toutes les filières agricoles françaises, et les autres. Nous considérons dans la crise de pouvoir d’achat qu’il faut faire des arbitrages. Est-ce que nous pouvons aujourd’hui dire à nos concitoyens que nous pouvons augmenter tous nos prix d’achat et les répercuter ? Notre vision, mais peut-être que l’on se trompe, c’est non. Encore une fois, quand vous avez 15 % des Français qui sont à 1 euro près, si j’applique la hausse que j’évoquais avec vous tout à l’heure, mes fameux 14 %, en fait, cela fait plus d’un euro. Nous considérons qu’il y a des priorités. Un, les PME, deux les filières agricoles françaises. Et là, il ne s’agit pas d’alliances locales, ce sont tous les fournisseurs concernés par ces discussions, à chaque fois que nous avons pu trouver un accord. Et puis après, il y a les multinationales qui n’ont pas de lien avec les filières agricoles françaises et qui, on pense, on n’a pas besoin de ponctionner le pouvoir d’achat des Français pour améliorer leurs résultats.

M. Claude Genetay. Quand vous faites du DPH, quand vous faites du Coca-Cola, il n’y a pas de lien. Quand vous faites de la bière, il n’y a pas de lien, quand vous faites des shampoings… On pense qu’il n’y a pas de lien, peut-être que l’on se trompe, il faudra que l’on regarde les produits. On a su avoir du discernement là-dessus parce qu’on ne se sentait pas – nous sommes tous les jours au contact avec des clients – d’aller leur dire : « Payez plus cher sur tout . Il faut faire des choix.

M. le président Thierry Benoit. Notamment sur l’alimentaire. Prioriser l’alimentaire.

M. Thierry Cotillard. Peut-être que ce qui n’a pas aidé, parce qu’évidemment avec ce changement de loi il y avait beaucoup d’attentes pour que les négociations se passent différemment. Nous sur le secteur frais, les négociations sont en inflation, c’est-à-dire qu’on a acheté plus cher. Mais par contre, ce qu’il faut avoir en tête, c’est que je pense que l’erreur que certains industriels – et heureusement pas tous – ont peut-être commis, c’est qu’ils se sont dit : « C’est l’aubaine, c’est une belle occasion de passer des tarifs que je n’ai pas passés depuis trois ans ! ». Cela a à mon avis a un peu crispé les relations. Là je regardais, les multinationales, c’est 12 % de tarifs les trois dernières années, celles qui sont à AgeCore, nos PME en général c’est 8%. Déjà, d’une manière, sur les mêmes conjonctures, c’est peut-être avec des volumes différents, mais vous voyez qu’il y a des écarts de niveau de tarifs demandés dès le départ. Après, il y a eu des fournisseurs – je ne vais pas donner la marque – l’un qui est fabricant de soda est arrivé cette année avec 8% d’augmentation, d’inflation. Depuis deux ans, le sucre a baissé de 50 %. Ce que je veux vous dire c’est qu’en fait certainement que les distributeurs ne sont pas parfaits, mais malheureusement, il y a aussi quelques multinationales qui en abusent un peu. C’est-à-dire que ce n’est vraiment pas raisonnable de venir avec + 8.

De la salle. (Inaudible, hors micro)

M. Thierry Cotillard. Et le point de départ, quand vous commencez à ne plus suivre, pour se retrouver, il est long. Il faudrait que l’on soit plus raisonnable.

Quand Claude parle de discernement, c’est vrai que l’on devrait peut-être se dire – vous m’avez dit que la loi Alimentation n’était pas le sujet, mais cela conditionne quand même nos relations commerciales et la relation avec les industriels – « Il faut que l’on aille plus loin », et se dire : au sein d’un groupe comme Nestlé, vous avez une filière qui est en lien direct, cela s’appelle Herta. Herta, je peux vous assurer que ce n’est pas une critique, ils font un peu de sourcing à l’étranger, je pense que quand ils le font, c’est aussi parce qu’économiquement ils sont en difficulté. Ils ne le font pas par plaisir. Aujourd’hui Herta, on a l’impression que c’est une marque formidable, etc., ils sont à deux doigts de mettre la clé sous la porte. Cela prouve qu’au sein d’un groupe aussi puissant, une filière industrielle agricole est en danger. Pour Herta, on devrait avoir une attention particulière aux tarifs. J’ai vu Arnaud de Belloy, donc là on a fait quelque chose dans le cadre du problème du prix du porc, mais on devrait se dire : « Arnaud, si tu convertis encore plus d’achats de porcs en France qui sécuriseraient justement les débouchés français, etc. on va accepter des hausses de tarifs ».

Je pense que le discernement est vraiment là, parce que chez Nestlé, vous avez Perrier. Perrier avec le monde agricole, je ne vois pas trop. Vous voyez, c’est une usine. Il faudrait peut-être que l’on aille encore plus loin pour se dire « Faisons preuve de discernement ». Quand c’est une multinationale – on ne va pas cristalliser sur les multinationales, ce n’est pas le sujet – que ce soit PME ou multinationale, il y a une verticalité avec le monde agricole parce que cela représente au moins 30 % du coût du produit, là, on doit avoir une autre approche en termes de négociation.

M. Hervé Pellois. Vous avez 71 groupes qui sont à l’international, il y en a d’autres qui en ont 82, c’était dans la partie publique donc on peut se permettre de le dire. Et ma question – mais vous venez pratiquement d’y répondre – nous n’avons pas le discernement aujourd’hui entre ces 71 industriels avec lesquels vous travaillez et ceux qui sont réellement dans le monde agricole et qui sont complètement dépendants du monde agricole. On a quand même vu dans nos entretiens, des gens qui sont considérés dans ces 71, et qui ont des niveaux de marge nets inférieurs à 1 % et qui subissent les mêmes pressions que les grands groupes internationaux dont vous parlez. On comprend qu’il y a vis-à-vis d’eux un certain nombre de discernements à essayer d’avoir. En ce qui concerne un certain nombre de nos industries agricoles en Bretagne, il y en a qui sont en grande souffrance à cause de la politique que vous menez contre eux.

La deuxième chose, c’est le problème des promotions. La loi EGAlim limite les promotions. Je voulais savoir si vous étiez totalement dans cette démarche-là. Moi je considère que les promotions, hormis celles qui sont faites lorsqu’il y a des excédents de production à certains moments, mais c’est surtout pour les produits frais, je ne vois vraiment pas l’intérêt de faire des promotions, sinon de dévaluer le produit.

La troisième chose. Vous parlez de l’exploitation HVE, moi je veux bien, mais vous savez combien il y a d’exploitations HVE en Bretagne, par exemple ? Il y en a qu’une ! Lorsque vous parlez d’HVE, c’est vrai pour mon collègue rapporteur qui est dans le champagne et chez des viticulteurs, mais chez les éleveurs et les producteurs de légumes bretons, il n’y a pas d’exploitation HVE aujourd’hui.

M. Thierry Cotillard. Je ne fais pas une fixation sur HVE, mais il est vrai que nous avons une filière viticole et effectivement c’est pour la marque Hauller, où on a des viticulteurs, il y en a sept ou huit qui ont basculé. Derrière HVE en fait, je mets toutes les démarches qui vont être qualitatives, c’est de cela dont on parle, et nous essaierons, nous à Intermarché, de le faire le plus vite possible pour être mieux-disant.

Sur la promo, j’avais assez vite eu une position qui avait été la suivante : j’avais mis en garde sur deux choses. J’avais dit : « Attention aux produits saisonniers ». On a des volumes incroyables en historique à passer sur les foies gras, sur des champagnes. Le champagne, je ne suis pas inquiet, parce qu’en fait c’est une filière, j’imagine qu’elle a l’export, ce n’est pas le problème. Sur la filière foie gras où on a eu notre usine, qu’on n’a pas gardée, on a fait une JV parce que nous avions un problème d’équilibre matière, je sais que le sujet peut être compliqué.

Donc, produits saisonniers, ce serait bien d’amender pour modifier, et certaines PME sont preneuses de taux de promo – cela va peut-être vous paraître surprenant – plus agressifs, en tout cas de changements de règle du jeu. Je vais vous donner un exemple très précis, parce que vous allez voir que c’est vrai. Le marché du café, vous avez trois ou quatre très grandes marques. Et puis il y a des petits faiseurs. Je pense à la marque Legal. Il a encore envoyé un courrier pour qu’on le reçoive et que l’on fasse le point où il nous demande des lignes additionnelles en promotion. Comprenez que lui, en fait, c’est une PME. Il n’a pas les moyens de passer à la télé pour faire de la pub ! Il n’a pas de force de vente pour avoir 150 commerciaux qui arrivent dans les Intermarché et les Leclerc pour remettre les produits en avant. Le moyen pour faire du volume – et il a un système industriel, donc il faut que ça tourne et que cela produise – c’était d’être en prospectus chez nous et chez nos concurrents. Aujourd’hui en étant limité à 34 %, il est un peu moins présent, mais surtout quand il le met à 34 %, il en vend un peu moins et donc son historique de production est compliqué et cela le met en difficulté. Je ne suis pas en train de dire que pour toutes les PME il faut le faire, en tout cas pour certaines PME qui sont « promo dépendantes » dans leur modèle économique, faisons attention pour être sûr que la loi n’en condamne pas quelques-uns, ce ne sera pas une généralité, mais ce sera toujours une de trop.

M. Hervé Pellois. Il ne faut pas profiter de quelques-uns qui sont quand même assez marginaux pour considérer que cela doit être appliqué de manière systématique. On a vu dans certaines filières des taux de 60 ou 70 % de promotion qui sont totalement aberrants. Mais vous ne m’avez pas répondu sur la différenciation dans les 71 entre ceux qui sont purement agricoles et les autres. Est-ce que vous avez une idée ? J’ai regardé vos tableaux. C’est vrai que la plupart ne sont quand même pas totalement du monde agricole.

M. Thierry Cotillard. C’est vrai que nous avons eu un traitement différencié parce qu’un Savencia, c’est une multinationale, elle est dans le secteur laitier. Nous avons des demandes aujourd’hui de l’ANIA de faire attention à quelques filières. Nous pensons à la filière céréales. Derrière, vous avez des gros groupes comme Barilla qui font le pain de mie et qui évidemment achètent du blé, mais aussi on a des choses à taille plus « franco-françaises », comme le groupe Pasquier. Il faut que l’on étudie le dossier, on va faire preuve de discernement et on va sûrement le faire en dehors des négociations. J’ai déjà rencontré le dirigeant de chez Pasquier, et on va voir comment on peut accompagner le marché, sachant que la difficulté est qu’il faut que le message passe auprès de tous les distributeurs pour que cela ne soit pas un écart de compétitivité négatif pour Intermarché. On ne peut pas être le seul à le faire. La démarche, il faut qu’elle soit, j’espère, plus générale.

M. le président Thierry Benoit. J’ai été interpellé par la phrase que vous avez dite : « On a une lecture de la rentabilité de nos fournisseurs », c’est quand même quelque chose. Et puis vous confirmez ce propos, parce que finalement, la négociation est à la tête du client. On a l’impression que vous vampirisez le client, que vous lui laissez un petit peu d’oxygène parce qu’il faut qu’il respire, mais on négocie au plus dur et quand on voit que c’est dur pour lui, on le laisse respirer, parce qu’il ne faut pas qu’il y ait trop de morts.

Monsieur le Directeur général, vous avez dit tout à l’heure : « je sais très bien comment fonctionnent les industriels, notamment les multinationales, j’y étais ». Je veux venir sur la question de la confidentialité des données parce qu’il y a beaucoup de femmes, beaucoup d’hommes, qui travaillent pour le compte des centrales, compte tenu des alliances et des mariages, des remariages des démariages, on peut imaginer qu’un industriel aujourd’hui il a comme interlocuteur Monsieur « X » pour telle centrale, et l’année prochaine il retrouve pour la centrale d’à côté. Se pose quand même une question de confidentialité. D’ailleurs, c’est sans doute ce qui explique que vous avez une lecture de la rentabilité de vos fournisseurs, parce qu’un certain nombre de négociateurs doivent être issus des rangs de l’industrie et notamment des grosses industries. Il y a un questionnement autour de la confidentialité autour de la concurrence, de la non-concurrence. Quand certains députés posent la question de dissiper cet oligopole, certains l’appellent même un cartel, ils n’ont pas forcément tort. Il y a peut-être un petit peu d’ordre à mettre dans tout cela quand même. Parce que moi, depuis une heure que l’on vous écoute, j’ai compris que la négociation était en fonction de l’état de santé financier de votre fournisseur. Quelqu’un qui est en bon état et en bonne santé financière, parce qu’il a un savoir-faire, parce qu’il est innovant, parce qu’il a de la recherche et développement, en fait parce que c’est un bon, donc vous allez les cognez au maximum. Les fragiles, vous essayez de les ménager. Et s’ils sont sur le point de mourir éventuellement vous reprenez leur outil industriel. C’est aussi une grille de lecture, parce que vous avez expliqué tout à l’heure que vous étiez industriel. Je comprends, et vous avez envie de vous payer des multinationales, mais on a envie de vous dire où est-ce que vous allez vous arrêter, parce que vous avez quelques outils industriels, dans quelques années – là, on débat parfois de l’accaparement des terres agricoles – qui pourra acheter des terrains agricoles ? Les centrales ? La grande distribution ? Les banques ? Les multinationales. Celles et ceux dont vous estimez qu’ils gagnent trop d’argent.

M. Claude Genetay. Pour répondre sur la confidentialité et votre premier point, il y a des mouvements entre les entreprises de distribution. Il y a des mouvements tout aussi similaires entre les différents fournisseurs. Il y a également des mouvements – j’en suis la preuve – du fournisseur au distributeur ou inversement. Je pense que c’est tant mieux pour le développement des hommes, pour le développement des carrières. Là, vous touchez à quelque chose qui est lié à l’éthique et au juridique. De mon point de vue, d’une manière générale, je n’exclus pas qu’il y ait des exceptions, que ce soit d’un point de vue juridique, il y a des clauses de confidentialité. Il y a parfois des clauses de non-concurrence, pas tout le temps, et une certaine éthique. À ce stade, je ne vois pas en tout cas de déséquilibre entre la façon dont cela se fait dans l’industrie et la façon dont cela se fait dans la grande distribution. S’il y avait des problèmes de ce type – vous semblez suggérer qu’il y ait une porosité avec des différends – je pense que les fournisseurs si prompts à venir vous voir vous l’auraient dit, et je pense que ce n’est pas le cas. À ma connaissance, en tout cas, il n’y a aucune porosité. C’est le marché du travail qui est ainsi fait.

Vous avez utilisé, c’est votre deuxième sujet, le terme « cogner ». C’est blessant. Cogner sur un fournisseur, c’est tellement loin de nos façons de faire. C’est même blessant. Moi je suis le patron d’acheteurs, de jeunes acheteurs, de plus anciens acheteurs. Thierry, tu es le patron d’adhérents négociateurs. Franchement, se dire que l’on reçoit les gens pour les cogner, ce n’est pas du tout dans nos valeurs.

M. le président Thierry Benoit. N’utilisez ni ce ton-là, ni la manière dont vous les recevez, parce que l’on nous a expliqué comment vous les aviez reçus, on leur demande de laisser sacs, bagages, à la porte, de venir avec un iPad, un minimum de matériel et les négociations qui durent et qui durent et qui durent. Et on vous met au frais pendant deux heures, et vous revenez. Ce n’est pas la peine de jouer sur la corde sensible et les sentiments. D’autres l’ont fait, et je vous dis, ils nous ont menti. Le problème que j’ai, c’est qu’il faudra prouver qu’ils ont menti. Ce sont des marioles donc j’imagine comment les négociations commerciales doivent se passer et le mot « cogner », il n’a certainement pas dû vous choquer, loin de là.

M. Claude Genetay. Si.

M. le président Thierry Benoit. Oui, oui, eh bien si vous voulez. Si vous voulez.

M. Claude Genetay. Je peux vous confirmer qu’à la demande de Thierry Cotillard, le brief qui est fait, on peut avoir des rapports économiques, on peut ne pas être d’accord, mais cela doit toujours se faire dans le respect des personnes et le terme « cogner », cela veut dire cela. Il ne s’agit pas de cogner sur des multinationales. Il s’agit d’abord de lutter contre leurs velléités de hausses de tarifs qui nous apparaissent – mais là encore une fois peut-être que l’on se trompe – incompatibles avec...

M. le président Thierry Benoit. Disproportionnées. Les demandes de hausse vous apparaissent disproportionnées.

M. Claude Genetay. Oui, + 14 % en trois ans, cela nous apparaît disproportionné. Je vous l’accorde, c’est une question de point de vue. Encore une fois, c’est une question d’arbitrage. Nous pensons qu’il est parfaitement valable de devoir malheureusement...

M. le président Thierry Benoit. Je serais curieux de voir une négociation. Je serais curieux d’avoir des éléments où on vous demande 14 % en trois ans. Je serais curieux. Alors que tout le monde nous explique que les négociations ont lieu de toute façon en déflation.

M. Grégory Besson-Moreau. Dans la réponse que vous allez apporter au Président, tout à l’heure je vous ai posé une question qui n’était peut-être pas assez claire. Sur la déflation, quel est aujourd’hui le pourcentage de déflation si on reprend les cinq dernières années ? Est-ce que vous avez signé à 20 % en déflation la globalité de vos fournisseurs, ou 75 % la globalité de vos fournisseurs et ce depuis les cinq dernières années par exemple ?

M. Claude Genetay. Je n’ai pas ce chiffre précis, particulièrement pas pour les cinq dernières années. Je n’ai pas d’historique de ce type en tête. Si je dois vous donner un chiffre pour les négociations de cette année, je dirais moitié-moitié à peu près. Encore une fois, je n’ai pas de chiffres sous les yeux. On pourra vous le confirmer si vous le souhaitez. Je dirais moitié moitié, moitié en inflation, moitié en baisse, en gros.

M. Grégory Besson-Moreau. Pour vous aujourd’hui le Groupe Intermarché – parce que nous avons des chiffres qui reviennent, de certains de ces 71, comme vous les appelez. Je parle des marges. Je vais vous parler des plus gros industriels qui représentent le plus gros du chiffre d’affaires. Sur ces plus gros industriels, les 71, ou même sur Intermarché International, les 100 et quelques, est-ce que vous avez signé plutôt en déflation, plutôt flat, ou plutôt en inflation ?

M. Claude Genetay. En dehors des fournisseurs issus des filières agricoles – il y en a un dans ces multinationales, les Bel, les Savencia, etc. – plutôt en déflation.

M. Grégory Besson-Moreau. Tout à l’heure vous nous parliez de « cogner », etc. de choses disproportionnées, « 14 % en trois ans c’est disproportionné ». Signer depuis cinq ans en déflation avec des industriels qui ne sont pas, pour vous, des industriels en relation avec le monde agricole parce qu’ils sont gros, c’est ce que vous nous avez dit tout à l’heure, vous avez expliqué que les gros industriels multinationaux vous ne les avez pas fait rentrer dans vos statistiques de ceux qui sont en direct avec le monde agricole donc vous avez pu continuer à négocier. C’est ce que vous nous avez expliqué tout à l’heure, monsieur le Président. D’ailleurs, il hoche de la tête positivement. Vous pour vous, c’est proportionné de signer en déflation depuis cinq ans. Vous voyez la différence ? Pour vous ce n’est pas proportionné de signer en inflation. En revanche, signer en déflation depuis cinq ans, ce n’est pas un problème.

M. Claude Genetay. La déflation n’est pas le seul critère d’analyse. Tout dépend d’où l’on part. Et l’on part de quoi, d’une situation des prix. On a un peu une vision. On n’a pas du tout acheté, ce n’est pas du tout notre objectif, au même prix une marque nationale qu’une MDD. Il y a de la valeur. Vous avez parlé de R&D tout à l’heure, vous avez parlé de « valeur de marque », de marketing, cela il n’y a pas de problème, il faut que ce soit payé. Dans notre lecture, il y a encore – ce n’est pas le cas partout – sur une partie de ces multinationales de la matière à de la déflation. Je pense que l’étude sur les prix qui a été faite en moyenne européenne, l’Allemagne est à peu près comme la France, et vous savez, dans nos magasins frontaliers s’ils traversent la France, nos clients pour aller acheter les produits de marques nationales, c’est qu’il y a quand même un intérêt pour y aller. Cela dépend d’où l’on part. Cela dépend du travail sur les prix, évidemment, tout est une question d’analyse dossier par dossier. Mais oui, sur certains dossiers, si on part de traités hauts avec des prix qui sont déconnectés du marché, cela ne me choque pas qu’il puisse y avoir, dans certains cas, cinq années de déflation. Cela dépend d’où l’on part.

M. le président Thierry Benoit. Puisque l’on parlait de proportions. Nous sommes d’accord sur le fait que le déréférencement existe chez Intermarché, vous l’avez appliqué. Le déréférencement, vous l’avez assumé tout à l’heure, on n’en parle plus.

Les pénalités logistiques. On nous explique que cela prend là aussi, des proportions très importantes. Est-ce que vous pouvez nous parler des pénalités logistiques, parce qu’apparemment, c’est quelque chose de récurrent chez vous ? Et les demandes de paiement pour compensation de marge, est-ce que vous pouvez nous en dire aussi un mot ?

M. Thierry Cotillard. Si vous permettez, sur des questions aussi techniques, ce n’est pas que je veuille me défausser, mais c’est un peu technique, donc je préfère que ce soit M. Genetay qui vous réponde.

M. Claude Genetay. À ma connaissance, Intermarché n’a pas la réputation d’être celui qui va chercher le plus de pénalités logistiques. C’est encore, à ma connaissance…

M. le président Thierry Benoit. Est-ce que l’on doit en déduire – je vous coupe – qu’il y a une compétition entre vous, pour comparer celui qui réussit à obtenir le plus de compensations liées aux pénalités logistiques ?

M. Claude Genetay. Bien sûr que non. Il ne s’agit pas de compensation. Il faut savoir à quoi servent les pénalités logistiques, et particulièrement sur les promotions. Ce sont des risques pour tout le monde. L’idée, c’est une mesure qui est incitative pour être livrée, conformément à l’engagement qui est le nôtre avec nos clients et à l’engagement que nous pouvons avoir avec les fournisseurs. Ces pénalités logistiques font l’objet d’une négociation qui est réalisée par notre filiale logistique, entre nos logisticiens à nous et les logisticiens des fournisseurs, et ils se mettent d’accord sur un objectif de taux de service. Un pour le fond de rayon, qui n’est jamais 100. Nous n’avons pas d’objectif pour le fonds de rayon.

Pour la promotion, un taux de service qui est de 100, puisque, comme ce sont des décisions qui sont prises très en amont – la promotion, cela se décide très en amont – et qu’évidemment cela nous met dans une situation très délicate en termes de publicité mensongère et encore plus délicate au contact de nos clients quand nous avons imprimé des catalogues et qu’ils viennent nous les réclamer, là, il y a un taux de service. L’objectif de négociation des équipes est de 100, et le reste, ils discutent. Il y a un objectif de taux de service qui est négocié, dossier par dossier. Je n’ai pas le détail de tous ces dossiers, c’est l’équipe logistique qui s’en charge, mais cela fonctionne comme cela.

M. Thierry Cotillard. Une information complémentaire, parce que cela nous avait été proposé en Conseil d’administration et que nous avions validé. Nous ne sommes pas à l’abri d’une exception, d’un fournisseur que nous n’aurions pas traité. Il y a des objectifs, mais nous avons connu une situation très particulière l’année dernière. Nous avons manqué de chauffeurs. Cela a été très compliqué nous-mêmes de livrer les magasins. À un moment, nous avons pris la décision d’ajourner les pénalités logistiques, parce que pour le coup, cela aurait été quand même assez malhonnête de les facturer parce que nous-mêmes n’arrivions pas à livrer nos points de vente. Je ne sais pas si vous avez eu des remontées. Nous sommes preneurs à ce moment-là des critiques qui auraient pu être faites, parce que notre lecture, en tout cas la décision que nous avions prise au niveau du Conseil d’administration, c’était de faire un ou deux mois à blanc, c’est-à-dire sans refacturer l’intégralité des pénalités puisqu’il y avait une raison conjoncturelle liée au problème de transport.

M. le président Thierry Benoit. Justement, est-ce que les pénalités logistiques, on pourrait convenir qu’elles soient supprimées, que ce soit quelque chose qui est vraiment exceptionnel, parce que c’est quelque chose qui se contrôle en plus difficilement. Tout dépend où est-ce qu’on livre, si c’est dans un dépôt, si c’est directement au magasin. Est-ce que parmi les propositions que l’on pourrait être amenées à faire, est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir purement et simplement la suppression des pénalités logistiques ? Parce qu’il y a tout d’abord le montant des pénalités. Et puis il y a tout le temps que vous passez, il y a un enjeu pour vous parce que c’est une recette, mais l’entreprise va finir par être obligée d’avoir un service spécifique qui ne fait que négocier avec différents clients.

On a évoqué des pénalités logistiques, les demandes de paiement pour compensation de marge.

M. Thierry Cotillard. Je reviens sur le sujet logistique. J’entends votre lecture qui est de dire on supprime. Nous avons cette croissance qui est de l’ordre de 2, 2,5. On sait que le marché c’est 1 % de croissance. En fait, tous les distributeurs en ce moment, vous avez des taux de rupture de 5, 6, 4 %. En gros, cela tourne à 5 %. J’imagine que chaque distributeur fait l’exercice que nous faisons, on regarde quelle est la responsabilité de l’industriel, quelle est la responsabilité de nous-mêmes, c’est-à-dire notre base qui n’a pas été livrée, etc. Et en fait, abandonner la pénalité logistique, on a en général la lecture que c’est un bon tiers, voire 40 % de notre taux de rupture à nous. Abandonner, alors qu’on objective... Nous en points de vente, nous ne supportons pas de ne pas avoir le produit, puisque quand nous n’avons pas le produit, nous ne faisons pas le chiffre. À juste titre, nos adhérents nous mettent la pression en disant : « Je suis mal livré, j’ai plein de non servis ». Pour la première fois, on a objectivé nos équipes à dire : nous n’allons pas pouvoir faire le chiffre, si déjà on ne livre pas les magasins. Il y a une part de responsabilité des fournisseurs, mais aussi de notre outil logistique. Dans nos bases, on a aussi fixé des objectifs pour avoir les camions, etc. Ce que je suis en train de vous dire c’est que l’objectif est crucial, parce qu’en fait faire 1 % de croissance en France et se dire : « Si j’ai 5 % de rupture, c’est quand même beaucoup, enfin en tout cas, il faut essayer d’améliorer ce taux-là pour pouvoir faire notre chiffre », et donc faire le choix aujourd’hui de se dire que les pénalités logistiques sont finalement abandonnées en amont alors que l’on sait que cela représente 40 % de notre taux de rupture à nous en bout de chaîne, c’est prendre un risque que l’on ne fasse pas notre croissance, et que même l’industriel ne fasse pas non plus...

M. le président Thierry Benoit. On n’imagine pas un industriel rompre la livraison par plaisir. S’il y a un marché, s’il y a une appétence pour un produit, l’industriel va produire, il n’y a rien à faire, c’est son intérêt, votre intérêt est partagé. Si les pénalités logistiques sont supprimées, cela va poser une exigence pour les distributeurs, c’est de gérer de manière différente les réserves et les stocks. C’est cela que ça va poser comme problème. Moi je trouve que c’est à réfléchir. Je le partage avec vous, parce qu’il y a dans cette affaire beaucoup de pénalités qui sont disproportionnées, tant sur les volumes envisagés que sur les sommes. Cela simplifierait la négociation. Parce que si un fournisseur n’est pas en mesure de vous fournir le produit de manière récurrente, qu’est-ce qui se passe pour les circuits courts ? Localement, on défend le circuit local. C’est exactement le problème. On dit aux producteurs : « Il faut être en mesure de m’assurer en volume et en qualité de manière constante », c’est une des équations à résoudre pour les producteurs locaux. Je parle de vos fournisseurs, les industriels, ceux qui sont vos partenaires traditionnels. Cela pourrait être un sujet.

M. Thierry Cotillard. Vous aurez peut-être une position à prendre sur le sujet. Moi je vois la différence. Nous avons mis pour la première fois – je viens de vous le dire – un objectif managérial sur toute la structure de salariés en disant : « Nous, en point de vente, nous voulons être livrés ». Je vois la différence, c’est-à-dire cette année 2019 – alors, c’est mieux en transport, il y a un peu plus de routiers – mais cela a amélioré. J’ai peur que si on enlève la pénalité logistique, l’industriel et le contre-effet... Nous, nous sommes en train de nous améliorer parce que nous mettons un objectif en interne et que lui se relâche peut-être un peu, quand bien même, j’entends…

M. le président Thierry Benoit. Lui il va produire et vous, vous allez avoir à gérer les stocks de manière partagée avec lui.

M. Thierry Cotillard. J’entends. Après, on a des modèles où le supermarché n’a pas des réserves immenses. Moi, je serais un peu pénalisé pour le coup, et là je vais défendre ma paroisse, je n’ai pas des réserves de 5000 m². J’ai des adhérents qui ont de toutes petites réserves, et donc difficile de porter le stock.

M. Grégory Besson-Moreau. Le taux de 100 %, pour moi c’est vivre dans un monde parfait. Le monde industriel, ce n’est pas un monde parfait. Le monde de la grande distribution, ce n’est pas un monde parfait. Et là, vous nous dites que 40 % – c’est votre estimation – du taux de rupture est dû au retard de l’industriel. À un moment donné, c’est-à-dire que 60 % du taux de rupture est de votre erreur.

En l’occurrence, l’industriel, lui, n’est pas rémunéré parce que son produit n’est pas en rayon. On est d’accord ? Si 40 % c’est l’erreur de l’industriel, les 60 % de taux de rupture restants, c’est de votre faute. Lui ne peut pas le voir. Il ne voit pas les pénalités. 100 %, c’est quelque chose pour moi d’impossible. Pourtant, vous avez appliqué.

Quel est aujourd’hui le montant des pénalités au global du groupe Intermarché qui sont appliquées à l’industrie agroalimentaire dans sa globalité : PME, ETI, etc. Quel est le montant aujourd’hui de cela, et quel est le chiffre d’affaires perdu ? Puisque l’on a l’impression que ces montants-là sont des pénalités colossales, disproportionnées – on parlait de proportions tout à l’heure, j’ai l’impression que nous n’avons pas la même vision des proportions – mais on parle souvent du « trois net », « quatre net », « cinq net », nous, ce qui nous est dit aujourd’hui, c’est que là on parle d’un « six net » maintenant.

M. Thierry Cotillard. Le chiffre, vous m’autorisez à vous le donner en huis clos pour ne pas créer d’écarts de compétitivité ?

M. le président Thierry Benoit. Tout à fait.

Sur les demandes de paiement pour les compensations de marge.

M. Claude Genetay. Les demandes de compensation de marge sont absolument interdites chez Intermarché. En tout cas dans le brief qui est fait aux équipes c’est cela, mais je pense que ce que n’aiment pas les fournisseurs – alors, une partie des fournisseurs, excusez-moi d’être manichéen, ce n’est pas du tout le cas de la totalité des fournisseurs, mais une partie des fournisseurs – c’est que l’on constate l’évolution de la marge. Cela, jusqu’à preuve du contraire, en tout cas dans une relation d’affaires, on a le droit de regarder où nous en sommes. Point. ! Et c’est l’exigence que nous avons avec tous les acheteurs. Nous constatons, point. Mais il n’y a pas de demande de compensation de marge. Suite à cette constatation, on peut effectivement prendre des décisions sur la gamme, mais cela nous regarde. Et cela ne regarde pas la discussion sur la marge. Nous pouvons constater ensemble avec le fournisseur qu’il y a des problématiques de marge. Point.

M. Grégory Besson-Moreau. Cela veut dire que pour vous, au niveau des négociations dans les box, un industriel avec une nouvelle référence, nouveau produit, etc. qu’il veut mettre en place, ce n’est jamais arrivé qu’un acheteur lui dise : « On va prendre ton produit, mais tu comprends sur le reste, on n’a pas fait ce qu’il fallait, donc cela va coûter tant pour qu’on puisse mettre ce nouveau produit ». Pour vous, il n’y a jamais eu de pratique comme cela ? On n’a aucun document qui pourrait nous permettre de dire qu’il y a ce genre de demande qui a été effectuée ?

M. Claude Genetay. Je vous confirme que ce n’est pas du tout dans la politique d’Intermarché et c’est même un brief qu’il y ait zéro demande de compensation de marge. Moi, je n’étais pas présent dans tous les box, si cela a été le cas, c’est une erreur. C’est de ma responsabilité, en tant que Directeur général de corriger cela. Je vous confirme, encore une fois, que ce n’est pas la politique d’Intermarché.

M. le président Thierry Benoit. Ce n’est pas la politique, ce n’est pas dans le brief, mais cela peut très bien arriver.

M. Claude Genetay. J’ose espérer que non. Sinon je ne sers pas à grand-chose.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le Président, vous êtes Directeur de deux Intermarché. Qui est propriétaire du magasin ? Est-ce que c’est vous-même, Thierry Cotillard, en propre ? D’une manière générale, est-ce que ce sont les directeurs qui sont propriétaires de leur magasin, de la réserve ? Ou alors, est-ce qu’il y a un consortium, une SCI, une structure juridique qui possède l’outillage, l’équipement ?

M. Thierry Cotillard. Le terme exact n’est pas directeur puisque nous sommes des adhérents à ce système. Nous sommes l’actionnaire principal de la société d’exploitation du point de vente.

Je vais prendre mon exemple, cela va être concret. À Issy-les-Moulineaux, le premier Intermarché que j’ai, c’est une société qui s’appelle SADA, j’ai 100 % du capital, avec une seule action qui appartient à ITM Entreprises, qui est la holding du groupe, et que nous avons voulue, de manière à juridiquement se protéger et avoir un droit de préférence à la fin du contrat d’adhésion évidemment de l’adhérent. C’est le schéma standard pour tous les des adhérents Intermarché.

Moi, par exemple, dans mon organisation, je vous l’ai dit, cela me prend les trois quarts de mon temps. J’ai bien sûr un directeur, pour le coup qui est salarié, qui est dans mon organisation au même titre que j’ai un chef de rayon. Après, en cascade il a toute son organisation. Mais le terme de directeur ne correspond pas véritablement. On est plutôt actionnaire, propriétaire, donc, et c’est important là je vais aller sur votre deuxième partie de question, non pas propriétaire des murs, mais propriétaire du fonds de commerce de la société d’exploitation. 

Sur les murs, le choix a été fait il y a de cela presque 50 ans – c’est ce qui a fait la différence aussi de point de vue entre les deux groupes que vous connaissez – d’avoir une logique, d’avoir un amont qui soit fort. Chez Intermarché, la plupart des adhérents ne détiennent pas l’immobilier. C’est un choix politique. Nous avons une foncière qui détient les actifs que sont essentiellement les points de vente, mais également les outils logistiques, et notre outil de production. Cette foncière est aux mains dans l’actionnariat de la holding, la fameuse société Les Mousquetaires, et les adhérents peuvent aussi à titre personnel investir dans cette foncière. Mais ils ne sont aucunement propriétaires de leur immobilier. Quand cela arrive, c’est un peu l’exception, et on aime à dire que c’est à peu près 30 % des Intermarché qui sont détenus par des personnes physiques et non pas la foncière du groupement.

M. le président Thierry Benoit. La société d’exploitation est amenée à payer des charges ou le loyer à...

M. Thierry Cotillard. J’imagine, je me mets à votre place, la question que vous vous posez. Nous ne sommes pas dans un écosystème très large. L’adhérent à Intermarché quand il rentre dans notre groupement, il doit vivre de son exploitation. C’est pour cela que nous avons un système très particulier. Je rappelle aux adhérents, je leur dis : « nous avons l’obligation de servir un positionnement prix, de manière à rester compétitifs, mais aussi une marge qui permette de payer sa structure de charges puisque son seul écosystème est l’exploitation du point de vente ».

Pour certains, quand c’est une création, nous avons la possibilité aujourd’hui, quand par exemple nous allons ouvrir un point de vente qui n’existe pas, nous avons ouvert la règle, nous avons vu que beaucoup de gens qui rentraient dans le système souhaitaient aussi capitaliser sur le long terme. Notre foncière, elle a un niveau d’actifs suffisant. Toutes les créations, les transferts agrandissements aussi. Par exemple, vous êtes en province, vous avez à un endroit un Intermarché, nous allons le transférer à un autre rond-point. Nous autorisons aujourd’hui l’adhérent à être propriétaire d’immobilier. Cela fait que là où nous avions les 10 %, nous sommes plutôt aujourd’hui à 30 %, et la tendance serait – notre Président du groupe n’est pas là, mais il vous le confirmerait – la tendance est à ouvrir, et à terme probablement céder lorsque c’est possible, l’immobilier aux adhérents. Pourquoi ? Simplement parce que nous sommes face à des concurrents qui, lorsqu’ils sont indépendants, détiennent l’immobilier. Ils ont un écosystème plus large, et ils ont probablement un raisonnement de rentabilité immobilière SCI foncière, plus SA d’exploitation. Cela peut être une tendance sur laquelle nous allons nous orienter.

M. Grégory Besson-Moreau. Pour moi, les centralisés ne possèdent plus leurs magasins, mais quand vous dites les concurrents, de qui s’agit-il ?

M. Thierry Cotillard. Nous allons les citer, je pense à Leclerc et à Système U qui n’ont pas une foncière collective et c’est un choix qui leur est propre. On ne va pas se comparer au Carrefour ou Auchan puisqu’on ne parle pas de la même chose. C’est un groupe qui est coté en bourse, qui consolide ses résultats, c’est une tout autre approche.

M. le président Thierry Benoit. J’avais une observation. Michel-Édouard Leclerc s’est exprimé sur le principe des alliances entre enseignes de la grande distribution en concluant : « à quel moment Leclerc et Intermarché sortiront ils du placard ? » Comment faut-il analyser cette sortie, cette diatribe ?

M. Thierry Cotillard. Je crois que M. Leclerc est invité comme moi à venir à cette commission. Il vous expliquera ce qu’il fallait lire entre les lignes. Je reconnais beaucoup de qualités à mon concurrent, notamment celle d’être très brillant en communication. Je pense que c’était plus un pied de nez aux industriels qui probablement s’inquiétaient des futurs mouvements de concentration en France. Je pense que c’était sur le ton de la boutade, parce qu’aucune discussion, si c’est la question de fond, n’a eu lieu entre nos deux groupements. On se respecte bien évidemment par nos origines, on se respecte par les performances des uns et des autres, mais si la question c’est : y a-t-il une actualité Intermarché Leclerc à se rapprocher et à acheter ensemble, la réponse est non.

M. le président Thierry Benoit. Puisque vous êtes administrateur chez AgeCore, c’est un Conseil d’administration, combien y a-t-il de salariés et quel chiffre d’affaires AgeCore génère-t-il ?

M. Thierry Cotillard. Claude, tu vas compléter, il y a un Directeur général et je pense qu’il y a cinq ou six salariés. Peut-être dix ?

M. Claude Genetay. Dix ou quinze, oui.

M. le président Thierry Benoit. Pour moi, il y a une dizaine de salariés.

M. le président Thierry Benoit. Qui génère une activité donc un chiffre d’affaires...

M. Claude Genetay. Le chiffre d’affaires détaillé, je n’en ai aucune idée. Je connais bien le chiffre pour Intermarché, on pourra en parler tout à l’heure à huis clos. Au global, aucune idée.

M. Thierry Cotillard. On a un coût de fonctionnement de la structure. C’est un chiffre qui évidemment, m’étant facturé, que je connaîtrai, donc que je pourrai ultérieurement vous communiquer.

M. le président Thierry Benoit. Quel est le rôle exact de ce M. Ferrari ?

M. Thierry Cotillard. M. Ferrari est Directeur général d’AgeCore. Il a en charge la coordination des pays et l’animation de la structure AgeCore, tout simplement.

M. Grégory Besson-Moreau. J’essaie de comprendre. Je pense que nous aurons sûrement des chiffres, mais d’après les petits calculs que nous avons faits rapidement avec la commission, AgeCore, c’est plusieurs centaines de millions d’euros au total. Je ne parle pas d’Intermarché, je parle d’AgeCore. Tout à l’heure nous parlions d’AgeCore. Nous avons fait le cumul du nombre d’employés pour AgeCore. Sachant que logiquement c’est du service, au final c’est du data sharing, donc on récupère de l’information en France qu’on redistribue, on fait des bannières. Vous dites qu’une entreprise avec 10-15 personnes qui fait plusieurs centaines de millions d’euros, c’est quelque chose de logique ? Comment vous expliquez un chiffre d’affaires qui approche plutôt la barre des 500 ? On verra si les avocats, M. de Navacelle qui est avocat aux barreaux de Paris et New York, ou le département, donc le ministère des Affaires étrangères suisse, daignent nous répondre. Peut-être que l’on saura à peu près combien de centaines de millions cela représente, mais vous dites que c’est normal pour 10-15 personnes ?

M. Claude Genetay. On ne peut pas faire le rapport comme cela, puisqu’il y a l’activité de négociation des équipes AgeCore menée par M. Ferrari. Et puis après, il y a les effets, des effets qui se produisent en France. Ce n’est pas une entité qui est là, elle travaille en coordination, notamment en ce qui concerne les services, avec les équipes d’Intermarché, et surtout ce qu’il faut voir derrière tout cela, c’est la croissance, et une croissance qui est encore une fois largement supérieure au marché. Et c’est cela qu’ils vont chercher là.

M. Grégory Besson-Moreau. Vous me parlez de croissance. Là on parle de centrales de services. Vous me parlez de négociation.

M. Ferrari, à mon avis, dans ce qu’il a à faire dans sa mission – puisque l’on parle de services – il doit juste négocier avec des entreprises la typologie de services dont elles ont besoin pour pouvoir faire de la croissance. Il n’y a pas une logique de pourcentage de chiffre d’affaires, c’est : « Moi avec ce service-là, tu vas pouvoir faire plus de chiffre ». Il ne négocie rien pour vous. Les centrales d’achats, elles sont en France. Il est juste là pour négocier des services. Je vous pose la question, est-ce que d’après vous, un groupe comme celui‑ci, 10 ou 15 personnes, qui fait peut-être entre 300 et 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, il n’achète pas, c’est juste du conseil ?

M. le président Thierry Benoit. Ils demandent des contreparties.

M. Grégory Besson-Moreau. Cela vous paraît normal. Ce n’est pas une question de la croissance qu’ils ramènent, c’est : « je fournis un service ». Le service fourni, ce n’est que des pages et des tableaux Excel, alors même si cela rapporte 10 % de croissance, cela ne reste qu’un travail. On travaille tous, normalement, huit heures par jour. Les parlementaires, pas vous. Mais vous voyez ce que je veux dire. Cela a un coût. 400 000 euros de l’heure pour une réunion, cela ne vous paraît pas un peu... ?

M. le président Thierry Benoit. En complément, est-ce que vous avez la liste des services qu’AgeCore propose pour Intermarché ? Les fameux services. Qu’est-ce que vous demandez à AgeCore de proposer qui soit si extraordinaire que cela et qui vaille autant d’argent que cela ? Il y a bien une liste de services avec des montants afférents.

M. Claude Genetay. Est-ce que je suis choqué par les négociations AgeCore ? Non, pas du tout. Les services en tant que tels, ce n’est pas l’objectif du fournisseur. Le fournisseur, il achète des services pour générer de la croissance. Du service pour du service. Imaginez un service qui coûte beaucoup moins cher que ce que vous évoquez là, mais qui ne génère pas de croissance. Ces services-là, pour un fournisseur, en tout cas, tel que je le vivais quand je travaillais dans une multinationale, c’est bien, in fine, d’avoir du business. Il s’avère que ces fournisseurs-là ont enregistré de la croissance. Au regard de la croissance qui a été générée, non, je ne suis pas choqué.

M. Grégory Besson-Moreau. Juste pour bien comprendre, vous êtes en train de nous expliquer que ce pourcentage de chiffre d’affaires qui est demandé aux industriels n’est pas en fonction de services qui sont donnés, mais d’une croissance qui est générée. Je vous repasserai entre guillemets la bande, mais c’est exactement ce que vous m’expliquez. Cela s’appelle de la marge arrière, et c’est interdit par le droit français.

M. Claude Genetay. Effectivement, vous pourrez vous repasser la bande, ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit quel était l’objectif poursuivi par les fournisseurs derrière le service. Ce n’est pas de réaliser des services pour du service. Le service est un moyen, un levier, si vous préférez, qui leur permet d’atteindre l’objectif de tous les industriels qui, je vous le rappelle, sont dans une guerre acharnée de parts de marché contre leurs concurrents. Ils réclament des services additionnels. On parlait de promotion tout à l’heure, ils viennent tous nous voir en nous demandant des promotions additionnelles.

Pour rebondir sur ce que vous évoquiez tout à l’heure, la liste des services. Il y a différents types de services. Je vais pouvoir vous en parler tout à l’heure plutôt à huis clos puisque c’est un petit peu notre façon de faire, mais il y a des services qui sont réels, et que l’on juge, de notre point de vue, parfaitement proportionnels, particulièrement au regard de la croissance additionnelle qu’ils vont chercher grâce à AgeCore.

M. Grégory Besson-Moreau. Juste pour revenir sur une question tout à l’heure que je vous avais posé – je sais que nous sommes repartis sur d’autres questions après – quand un groupe me dit : « AgeCore demande environ 0,5 % de dérives, là on est passé à 1% parce qu’on a signé, ou on va signer chez Eurelec ». Est-ce que vous êtes au courant de cela ? Est-ce que vous avez entendu parler de cela ? Oui ou non ?

Je voudrais savoir si depuis que la Commission d’enquête s’est créée – un peu plus peut-être la semaine dernière – vous aviez eu M. Ferrari au téléphone, monsieur le Président ?

M. Thierry Cotillard. Je réponds à la question. M. Ferrari, oui, m’a appelé, pour savoir si j’étais informé et pour le coup, Frédéric, tu as déjà dû me donner l’information qu’il était convoqué puisque je crois que c’est une information d’ordre public. Je l’ai eu au téléphone. Il me dit : « Mais qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? », j’ai dit : « Écoute, c’est ta responsabilité et tu prends tes responsabilités ». Je lui ai simplement expliqué rapidement quel était le sens même de la commission.

M. le président Thierry Benoit. Comment interprétez-vous le refus de M. Ferrari de se rendre ici à cette audition de commission d’enquête ?

M. Thierry Cotillard. Je ne sais pas, je n’ai pas l’information.

M. le président Thierry Benoit. Moi je vous dis que M. Ferrari nous a écrit, par l’entremise de ses avocats, qu’il ne viendrait pas à l’audition de cette Commission d’enquête. Parce que s’il n’a rien à cacher... Déjà que nous avons des interrogations sur le fait que cette centrale de négociation soit hébergée à Genève, en Suisse, je suis encore plus interrogatif quant au fait que M. Ferrari ne veuille pas venir expliquer son rôle, ce que fait sa centrale, ses équipes, les valeurs qui l’animent.

M. Thierry Cotillard. (Inaudible, hors micro).

M. Grégory Besson-Moreau. Juste pour préciser, il a envoyé son avocat Stéphane de Navacelle qui est aux barreaux de Paris et de New York, avec en copie ce que l’on appelle le Département fédéral des affaires étrangères, l’équivalent du Ministère des Affaires étrangères, puisque ce qui l’inquiète c’est de devoir donner des chiffres résultants du résultat de l’entreprise AgeCore en Suisse, alors que nous le convoquions avec le Président pour qu’il nous explique le fonctionnement des négociations. C’est pour cela que nous ne comprenons pas son refus.

M. Claude Genetay. Ce que je crois comprendre, mais je ne suis pas un spécialiste du droit suisse, c’est qu’il y a une incompatibilité avec les règles du droit civil. Je vous parle vraiment sous réserve, parce que ce n’est pas mon boulot. Et moi je comprends parfaitement le souci de M. Ferrari de s’assurer que s’il vient ici, ce sera en parfaite conformité avec le droit suisse. Encore une fois, sous réserve, je ne suis pas un spécialiste du droit suisse. Si vous me le permettez, monsieur le rapporteur, je voudrais bien commenter les taux plutôt à huis clos, vu que mes concurrents nous écoutent.

M. le président Thierry Benoit. Moi je comprends surtout parfaitement qu’une centrale de ce genre soit hébergée en Suisse, justement pour qu’il y ait une totale dimension hermétique entre les activités de cette centrale et vos activités en France. Imaginons, par exemple, comment l’Autorité de la Concurrence, comment la DGCCRF peut contrôler les activités de cette centrale. Comment contrôle-t-on le fait que l’intégralité des sommes récoltées par AgeCore revienne intégralement dans les magasins Intermarché ? Comment contrôle-t-on cela ? Impossible, et vous le savez très bien, et c’est certainement pour cela que ce type de centrale est hébergé en Suisse. Sinon ce serait en France. Vous êtes patriote, monsieur Cotillard. Est-ce que cela vous est venu à l’esprit, en tant que membre du conseil d’administration de cette centrale, d’évoquer ce sujet et de dire : « Il faut que la centrale internationale dont est membre Intermarché soit hébergée dans un pays de l’Union européenne » ? Est-ce que c’est quelque chose qui vous a traversé l’esprit ou est-ce que c’est plutôt confortable de « faire vos petites affaires » à Genève ?

M. Thierry Cotillard. Cela m’a traversé l’esprit là quand j’ai préparé la commission, mais très honnêtement, non. Je suis très à l’aise et je vous le redis, parce que je sais que l’intégralité de la ressource revient non pas dans les magasins, mais dans la structure ITM Alimentaire, la centrale. Moi je sais qu’il n’y a aucune évasion, il n’y a pas de sujet d’évasion fiscale.

M. le président Thierry Benoit. Cela revient dans la Centrale internationale à Bruxelles ou ici en France ?

M. Thierry Cotillard. En France. ITM Intermarché Alimentaire International, c’est le nom de la structure juridique qui est en France. Elle s’appelle « International » parce qu’elle peut avoir des ressources qui viennent notamment d’AgeCore. Moi j’ai la lecture – et je peux vous l’assurer et j’ai prêté serment – que l’intégralité des sommes d’AgeCore sont redescendues dans une ligne qui s’appelle produits AgeCore, et qui sont donc...

M. le président Thierry Benoit. Vous pensez ou vous savez ?

M. Thierry Cotillard. J’en suis sûr, je peux vérifier.

M. Grégory Besson-Moreau. Je n’arrive pas à comprendre. Vous nous parlez de prix bas, de prix accessibles, et vous avez raison, les prix doivent être accessibles même si ma définition du bon prix, du prix juste, ce n’est pas le prix bas. On pourrait en discuter pendant très longtemps. Moi j’ai l’impression que ces centrales, l’argent qu’elles vous reversent, qui plus est vous ne les maîtrisez pas puisque vous avez délégué cela à quelqu’un qui ne fait même pas partie d’Intermarché, vous n’avez qu’un sixième de cette centrale, donc vous ne le maîtrisez pas. C’est un électron libre ce directeur, vous ne le maîtrisez pas. Il fait ce qu’il veut. J’ai cette sensation-là. Maintenant, vous allez peut-être m’expliquer comment vous faites pour le contrôler. Est-ce que vous êtes au courant des taux qu’il préconise ? Il va falloir m’expliquer. Ou est-ce que vous ne le maîtrisez pas, comme certains ne maîtrisent pas d’autres centrales d’achats ?

Ce qui m’étonne c’est qu’en fait, cet argent-là, vous me parlez de prix bas, mais il ne revient jamais au final au consommateur. Puisque vous me dites que cela arrive dans Intermarché à la maison-mère. Donc cela n’arrive pas au final à Intermarché, cela n’arrive pas au consommateur.

Je vais vous poser une question : est-ce que sans cette négociation internationale d’un groupe à 90 % français, qui peut représenter x % du chiffre d’affaires d’un industriel – je dis bien « x % », c’est plus de 1, voire 2, voire 3 – est-ce que sans ces services aujourd’hui le groupe Intermarché survivrait ?

M. Thierry Cotillard. Cela redescend pour le consommateur, les sommes ne sont pas isolées, mais il faut que vous compreniez que notre centrale, contrairement à d’autres systèmes qui veulent être très décentralisés, nous avons une structure amont qui va acheter les produits aux industriels et les revendre à nos adhérents. Quand nous les revendons aux adhérents – c’est ce que je vous disais – nous avons la particularité d’assumer un positionnement prix qu’on veut compétitif, et un niveau de marge pour que l’exploitation puisse sortir. Dans le compte d’exploitation d’Intermarché de la structure mère, en fait, entre le moment où j’achète cette bouteille et où je la revends au consommateur, vous avez ce que l’on appelle la contribution. Il y a une partie évidemment qui est gardée pour le point de vente, puisque l’on revend le produit et que l’on garde une partie de marge pour payer la structure amont. Je vous l’ai dit, l’essentiel est évidemment du transport. Il y a aussi de la publicité, il y a les structures de nos collaborateurs, les bases, etc.

Aujourd’hui, le résultat d’ITM Alimentaire International, c’est en gros l’équilibre. Résultat de gestion, vous irez voir. En tout cas, on ne parle pas de 100 millions d’euros. Si vous le voulez précisément, je vous donnerai le chiffre à huis clos, mais on est très proche de l’équilibre. Le seul résultat, nous n’avons pas développé, mais c’est le résultat des exploitations de 1,5 à 2 %. Je crois qu’un concurrent a dit 1,5. On est dans cette fourchette-là, avec des points de vente qui gagnent et d’autres qui perdent.

Quand nous sommes à l’équilibre au niveau de la centrale d’achats, il y a bien sûr dans les ressources que nous disposons, le produit qui vient d’AgeCore. Je ne donnerai pas le montant, mais c’est un montant qui est là. Si vous me l’enlevez, demain, on dit : « On arrête ». Qu’est-ce qui va se passer ? Deux choses : soit j’arrête d’investir dans des éléments de structure, soit je me positionne en prix. C’est inévitable. Ces produits-là reçus me positionnent en prix dans la proportion que je vous donnerai tout à l’heure, et cela touche l’indice de manière tout à fait importante. 

Ce que je voudrais souligner – ce n’est pas moi qui l’ai dit – évidemment pour préparer la commission, j’ai regardé un peu les verbatim des différents interlocuteurs, la Commission européenne, je crois, est venue vous dire que c’est plutôt bénéfique, et ça l’est, je peux vous l’assurer par rapport aux consommateurs. Raisonnons par l’inverse : si je me retire, et je suis franco-français, je vous ai vendu les PME, l’agriculture française, et je dis : « J’assume, j’ai cassé mon alliance en France, je sors aussi de l’Europe et je n’aurai pas de centrale européenne ». Je me mets en danger, parce que je perds un avantage qui n’est pas négligeable en termes de compétitivité prix. Si demain nous ne sommes pas à l’abri qu’un concurrent – nous ne sommes pas opéable, vous voyez ce que je veux dire, mais imaginez que ce soit une position de toute la distribution française. On dit : « On sort », plus de centrales européennes. Réellement, on est à la proie quand il y a des résultats qui sont quand même très compliqués pour certains groupes à intégrer, non pas indépendants, mais à intégrer, on sera en écart de compétitivité par rapport aux Néerlandais, aux autres. De toute façon, la Commission européenne, vous l’avez entendue comme moi, ne statuera pas d’arrêter ces centrales. Après, il y a effectivement, qu’est-ce qu’on y fait, jusqu’où on va, etc. Mais en tout cas, penser qu’on puisse en sortir serait irresponsable, parce que cela me crée un écart de compétitivité et un danger. Mes adhérents sont chez Intermarché parce que l’on s’entend bien, mais c’est aussi parce que le modèle leur permet de vivre. Si demain ils ne sont plus passés en prix, ils sont plus chers que Leclerc, que U, que Carrefour, ces gens-là en fin de contrat me disent : « Mais Thierry, tu es gentil, mais je vais peut-être passer à la concurrence » et c’est ce que nous voulons évidemment éviter. Nous voulons exister demain, nous voulons qu’ils soient tous chez Intermarché.

Pour résumer, oui, cette somme est importante pour l’équilibre économique d’Intermarché à date.

M. Grégory Besson-Moreau. Ce qui est quand même bizarre, c’est que l’on continue encore, mais on ne parle jamais de qualité de service fourni ou quoi que ce soit. Vous nous dites : « ces services-là, cet argent qui ruisselle, nous en avons besoin pour vivre, pour survivre ». Normalement, un service, on fait une marge avant dessus. Sauf que là c’est vital. Pour que ce soit vital, la marge doit être colossale. Je le ressens vraiment comme cela. C’est-à-dire que pour que le groupe soit compétitif, on a besoin d’aller chercher l’argent là où il est.

Un de vos concurrents nous a dit : cette « masse ». Le mot était très important. Cette masse financière. On parle de masse à réintégrer dans le compte de bilan. Vous voyez, quoiqu’il arrive, on ne parle jamais depuis le début de cette audition – presque deux heures – de qualité de service ou d’accompagnement à l’international, pas une seule fois vous m’avez sorti ce mot là, vous comprenez ?

Et sur le sujet AgeCore, par rapport à ce que vous venez de dire, ma question est là. Vous nous dites qu’une partie de ce montant qui ruisselle d’AgeCore va à l’intégration des produits. Je vous fais confiance. J’y crois. Est-ce qu’au final, le montant que vous percevez des 71 entreprises qui sont chez AgeCore, vous le reversez uniquement dans les 71 typologies références de produits de ces industriels ou est-ce que ce que vous percevez d’AgeCore ruisselle sur l’intégralité des référencements ? Parce que là, je me dirais, cela veut dire que les industriels comme vous listez depuis tout à l’heure, qu’ils fassent du shampoing ou des barres chocolatées, j’ai l’impression qu’ils payent aussi pour la MDD et pour les PME.

M. Claude Genetay. Les produits de ces industriels-là sont incontournables dans nos points de vente. Ils sont vraiment souhaités par nos clients, donc évidemment que cela descend sur ces produits. Sinon, il arriverait une chose qui est simple – pour répondre à votre question – si vous interdisez demain ces centrales internationales, ce sera immédiatement, ce sera clair, ce sera net, une hausse des prix sur les produits concernés. Donc oui, ces investissements-là descendent sur ces produits-là, puisque cela nous permet de faire des prix pour continuer à exister sur ces produits. Demain, si nous sommes décalés sur ces produits-là qui sont, encore une fois, souhaités par les consommateurs... Oui, effectivement, ce serait clair et net.

M. Grégory Besson-Moreau. Le ruissellement de ce que vous percevez d’ITM International et d’AgeCore revient-il uniquement au prorata de ce qu’ils investissent, tout comme le prorata du montant que vous leur demandez sur le prorata de leurs références, ou est-ce que l’intégralité des sommes AgeCore et ITM International reviennent dans un pot commun qui permet de redistribuer cela sur l’intégralité des produits, de l’intégralité des références que vous achetez chez Intermarché, voire produisez ?

M. Claude Genetay. Il faudrait que je voie techniquement s’il y a un pot commun ou pas, mais dans la réalité économique, ces sommes-là, ces négociations-là, au travers de services qui nous procurent une rémunération, nous permettent d’être placés en prix sur ces produits-là. Sinon, je ne peux pas lutter contre les demandes de hausses de tarifs. C’est cela qui arrivera. Il y aura impérativement une hausse de tarif.

M. Thierry Cotillard. J’espère bien répondre à la question. Il y a bien sûr des choses, mais on vous les donnera plutôt à huis clos. Il y a des choses qui font business, la présence d’une innovation dans les six pays, dans tous nos pays Mousquetaires, cela fait du chiffre. Un prospectus, cela fait du chiffre. Par rapport à la somme, parce que là je vais revenir sur le focus, cette somme-là, on la redescend, elle est évidemment le compte de la société X. Elle peut être investie dans les prix pour rester compétitif. Ce que l’on ne mesure pas, c’est l’effet induit. Vous allez peut-être me dire que c’est un peu tiré par les cheveux, mais c’est la réalité, c’est un service que l’on rend à l’industriel que de positionner son produit à un prix accessible. Parce que si je suis « dépositionné » par exemple de 3 ou 4 % par rapport au marché le plus compétitif, le produit ne se vendra pas. Moi pour avoir un magasin, je peux vous assurer qu’il y a une élasticité entre le prix et la demande, et à même produit surtout pour ces multinationales qui ont des produits que l’on appelle psychologiques, qui sont hyper connus. C’est-à-dire que le client est capable de vous dire le prix du Nutella, du Coca, etc. Si nous ne sommes pas positionnés en prix, ils vont aller ailleurs ! Le premier service que nous rendons à l’industriel, c’est de faire des volumes, parce que le prix est intéressant.

M. Grégory Besson-Moreau. Ce que je veux vous dire, parce que vous ne répondez toujours pas à la question, un industriel qui a autant de références avec un autre industriel, vous lui demandez un pourcentage de son chiffre d’affaires, non pas le nombre de références, non pas est-ce qu’il a fait plus de services ou moins de services – on parle de service. Un service, c’est un document, le data sharing, c’est le même pour tout le monde. La bannière publicitaire, c’est la même pour tout le monde. C’est la même taille de l’écran, c’est tout pareil. Sauf que vous lui demandez un pourcentage de son chiffre d’affaires. Est-ce que par exemple, si demain vous prenez « x % » sur l’industriel n°1, est-ce qu’une partie de cet argent-là, qui au final est pris sur son pourcentage de chiffre d’affaires peut aller sur une promotion ou sur un prix un peu plus bas, d’une PME, d’un produit MDD, ou d’un autre industriel pour que l’on soit encore plus compétitif sur cette industrie ? En gros, est-ce que cette manne financière, cette masse financière est forcément un avantage-prix, c’est-à-dire les références exclusives de l’industriel ou non ?

M. Claude Genetay. Je réfute vraiment le terme de manne. Quand on regarde les résultats d’Intermarché, je ne vois pas tellement le terme manne. Encore une fois, oui, parce que cela descend sur ces produits-là, parce que cela nous permet d’être compétitifs sur ces produits-là. C’est indispensable. Si nous n’avons pas ce niveau de négociation, ces produits-là verront immédiatement leur prix augmenter. Je vous le confirme, cela nous sert. C’est là qu’il faut être compétitif. Vous avez parlé des produits de PME. Il y a un enjeu de compétitivité qui est beaucoup moins important, parce qu’il y a moins de marketing, parce qu’il y a moins de publicité à la télévision. D’abord parce qu’ils sont variés, ils sont moins psychologiques, donc c’est vraiment sur ces produits-là que nous avons besoin d’être compétitifs, évidemment.

M. Grégory Besson-Moreau. Je vais la reposer différemment : est-ce que des industriels qui ne font pas partie de ces 71 d’AgeCore peuvent profiter d’un bon prix ? Quand vous envoyez ces prix vers le bas, vu que ce sont vos adhérents qui viennent acheter à la centrale, est-ce que cela fait partie de ce pot commun de dégressivité de prix parce que vous négociez bien, sur les autres ? C’est cela la réalité. Est-ce que quand vous prenez 3 % chez les industriels A, ces services viennent uniquement sur ces 3% ?

M. Thierry Cotillard. Si votre question c’est « est-ce que cette somme négociée pourrait alimenter une guerre des prix et baisser les prix d’un industriel qui ne serait pas dans le cadre d’AgeCore ? », cela n’est pas possible. Techniquement, cela n’est pas possible puisqu’il y a une descente de prix deux net, trois net, quatre net, cinq net. Ce n’est évidemment pas possible. Ce qui est quand même important de préciser, c’est qu’il ne faut pas avoir l’idée que le taux est fixe. D’un dossier à l’autre, le taux varie et il y a des prestations qui sont différentes. C’est une réalité, et M. Ferrari, si vous l’entendez, va vous le confirmer.

M. Hervé Pelloin. J’ai levé le doigt il y a un moment en écoutant M. Genetay parce que j’ai l’impression que vous considérez que ces services sont les seuls qui permettent à une entreprise de progresser au niveau de ses ventes. Je pense que dans une entreprise, il peut y avoir des innovations, il peut y avoir de la recherche, il peut y avoir des services qui sont aussi porteurs et qui sont intéressants pour nous au niveau du développement de notre pays. Je voudrais essayer de comprendre comment vous arrivez à différencier ce que vous faites ? – vous et ce que fait l’industriel, parce que je trouve que s’attribuer la totalité du développement d’un produit chez vous, cela me paraît un peu présomptueux.

M. Claude Genetay. Vous avez parfaitement raison, monsieur le député, si je me suis exprimé ainsi, merci de me reprendre, parce que ce n’est pas du tout le fond de ma pensée. La croissance sur nos catégories est liée à différents facteurs. Nous sommes sur des marchés matures donc le consommateur ne consomme pas plus en volume. Le premier vecteur de croissance est évidemment l’industriel, par son marketing, par ses investissements publicitaires, par l’innovation liée effectivement à sa R&D. Et nous venons contribuer à cela. Notre humble ambition au travers de ces services est d’être accélérateur de croissance, mais vous avez raison, à la base, s’il n’y a pas le travail qui est réalisé par le fournisseur, il n’y en aura pas. C’est bien lui – et encore une fois, merci de me reprendre sur le sujet – qui est à l’initiative de la croissance. Nous sommes là pour accélérer la croissance.

M. le président Thierry Benoit. Avant de passer au huis clos dans quelques minutes, ce qui est surprenant c’est que, monsieur le Président, vous êtes un jeune dirigeant et je suis surpris parce que finalement les centrales de négociation telles que vous les présentez, cela s’apparente plus à un centre de profits, qui a pour objectif d’obtenir le maximum d’argent, quel que soit le produit d’ailleurs, il faut en obtenir, à partir du moment où on a jaugé le résultat ou la capacité à faire du résultat de notre interlocuteur. Vous êtes finalement tous pareils, vous créez des centrales de négociation, vous êtes dans une relation de confrontation, alors que ce qu’expliquait le rapporteur tout à l’heure et ce que nous constatons, c’est qu’on pourrait être en France exemplaires et être dans une relation de collaboration, une relation collaborative. Vous venez de m’expliquer, monsieur le Président : « grâce à nos prix bas, les industriels, les multinationales, ils vont gagner de l’argent, on leur assure du développement ! ». Mais est-ce que ce ne serait pas beaucoup plus pertinent d’être dans une relation collaborative ? À l’heure où on parle de responsabilité sociale de l’entreprise, que ce soit au niveau des centrales nationales ou internationales, être dans une coopération où on essaie de voir, y compris avec une multinationale, ce qu’on peut faire ensemble pour le bien du consommateur, pour le bien de notre pays, pour le bien de l’entreprise, pour le bien de vos entreprises, pour le bien des activités économiques de vos fournisseurs, ce serait quelque chose qui m’apparaît plus responsable.

Je vais terminer puis nous passerons aux huis clos. J’aurais voulu que vous puissiez me dire le salaire moyen d’un de vos collaborateurs qui met en rayon chez Intermarché. Vous avez parlé des valeurs, puis vous avez parlé beaucoup de pouvoir d’achat, donc c’est que vous considérez qu’en France, le pouvoir d’achat n’est pas suffisamment élevé. C’est-à-dire que les salaires ne sont pas suffisamment élevés. Donc je voulais vérifier si chez Intermarché quelqu’un qui a un peu d’expérience, une vingtaine d’années, peut s’acheter des produits qui ne sont pas que des produits au rabais.

M. Thierry Cotillard. Je vous remercie de me poser la question. Finalement, la question, c’est : « Est-ce qu’on est capable de réinventer la relation industrie commerce ? ».

M. le président Thierry Benoit. Ce sont des jeunes comme vous qui doivent le faire. C’est ce que je pense.

M. Thierry Cotillard. Quand j’ai préparé la commission, j’avais deux programmes en tête. Je n’ai pas voulu vous en parler, pour ne pas faire le jeune président qui incarne des choses, mais bien évidemment, c’est une des choses que j’ai demandées à Claude Genetay. Je suis effaré. J’ai 45 ans, mais cela fait quand même 20 ans que je suis dans ce métier-là. Il y a un truc qui n’a pas bougé, c’est cette relation industrie commerce.

J’ai dit à Claude et à la personne qui était là avant, j’avais dit : « Essayons d’innover. Pourquoi on ne fait pas un nouveau truc . Nous avons fait quelque chose d’intéressant qui s’appelle le « Club PME ». Nous avons pris nos dix PME avec lesquelles il y a une relation historique, et nous faisons des choses incroyables, des « trucs dingues » ! Ce sont des boîtes qui sont dans les territoires. Ce sont des gens avec qui, aujourd’hui, nous faisons des appels d’offres communs pour les aider à avoir le plastique moins cher. Nous avons fait des choses extraordinaires et je me suis dit : « Mais le club PME, vous les avez partout, vous les avez chez Carrefour, tout le monde fait cela ». Et j’ai aussi dit : « Pourquoi n’avons-nous pas l’ambition avec les multinationales de bâtir quelque chose ? ». Dans mes mandats aujourd’hui je suis Président d’Intermarché, d’AgeCore, j’ai été Président de l’IFM, c’est l’institut qui rassemble les distributeurs et les industriels. J’étais administrateur et j’en ai pris la présidence, parce que je me suis dit qu’il y avait un truc qui ne tournait pas rond en France. On est peut-être la distribution la moins intelligente avec le monde industriel, puisque l’on casse de la valeur. Fort de cette conviction, j’ai dit : « Ce que nous faisons sur les PME, pourquoi on ne le fait pas sur les multinationales ? » On a créé depuis deux ans, 18 mois, c’est concret, mais deux ans dans l’idée, le club « Open innovation ».L’idée d’Open innovation, c’est de se dire : il y a un tsunami qui arrive, cela s’appelle Amazon. Nous ne savons pas quand, ni à quelle sauce on va se « « faire bouffer », surtout nous les indépendants, donc comment fait-on avec le résultat que l’on fait qui ne donne pas beaucoup de marge de manœuvre, face à un géant mondial qui a des milliards à investir en R&D – de toute façon la techno, le service, on n’aura pas les moyens – comment on va faire ?

On s’est dit : l’industriel que moi je considère dans la plupart des cas comme un partenaire, c’est comment on peut réfléchir à inventer ce commerce de demain. C’était génial, ils sont venus comme ils auraient fait le grand oral de l’ENA dans un amphi, ils sont venus expliquer qu’ils avaient des moyens en digital. Il avait surtout plein d’idées, plein de projets et nous en avons retenu huit ou neuf et ce ne sont pas des petits, c’est Procter & Gamble, c’est Barilla. On a dit : on fait des use case, on prend des cas concrets d’innovations du comportement du consommateur et on réfléchit ensemble à craquer le modèle. Il y a quatre ou cinq « trucs hyper intéressants ». Je vais vous donner un exemple, je viens de citer Procter & Gamble, on s’est dit : « On est à la menace d’un Amazon qui va livrer directement chez les gens. Anticipons cela et mettons en place l’abonnement ». C’est-à-dire, la jeune maman, une fois qu’elle a fait le choix de marque, elle va garder la même marque et elle va l’accompagner jusqu’à ce qu’elle arrête d’acheter des couches. Nous sommes en train d’écrire un modèle et nous sommes en train de tester avec Procter & Gamble l’abonnement des couches en France. On n’en parle pas, parce qu’on ne veut pas être copié – là c’est perdu pour ce soir – mais on essaie évidemment d’inventer un truc.

Nous avons fait autre chose avec un industriel, cela a été : « On va faire un frigo intelligent, il y aura quelqu’un qui viendra... » Des initiatives comme cela, moi j’en demande et j’en redemande, parce que déjà quand personne ne le fait justement, il n’y a pas de sujet de prix. Le « mec » qui a un coup d’avance sur une innovation « servicielle » ou autre, cela a un vrai intérêt. Je ne peux être que porteur de cela parce que je me dis qu’à 45 ans, si moi je ne le fais pas – avec tout le respect que j’ai évidemment pour tous mes concurrents qui sont très compétents – je me dis que oui, nous avons le droit de réinventer. C’est aujourd’hui sur un petit périmètre. J’ai voulu quitter la PME, parce que justement nous sommes déjà protecteurs du monde PME, je me suis dit : « Il faut qu’on le passe aussi avec les multinationales ». Il n’y a que sept ou huit multinationales. Je rêve d’un monde où l’on puisse élargir à cela. Par contre, je reste dans un monde aussi compétitif avec des acteurs qui sont français. Demain, peut-être internationaux. Et j’ai cette responsabilité vis-à-vis de mes adhérents d’exister demain. J’aimerais bien en faire plus, mais en tout cas, je peux vous assurer que ce que je vous dis est vrai. Vérifiez-le. C’est une réalité.

M. le président Thierry Benoit. Le salaire ?

M. Thierry Cotillard. Le salaire, il y a une convention collective. La FCD travaille dessus, nous l’appliquons. Un employé libre-service c’est le SMIC, 1400, 1500 euros. Il y a un treizième mois dans la convention collective. C’est très bien ! En fait, ce que font à mon avis pas mal les indépendants, Leclerc le fait très bien et nous aussi, quand la situation économique le permet, il y a un système d’intéressement. Cela commence au niveau managérial total, c’est-à-dire le directeur, les chefs de rayon et les employés, et il y a des primes qui viennent en complément du treizième mois, parce qu’a fortiori en province, le transport, etc. cela coûte. Donc oui, nous avons une politique salariale, nous essayons d’aller au-delà de la convention collective parce que nous sommes indépendants. La première richesse, des adhérents d’Intermarché le disent, Leclerc vous le dira aussi, quand tu as un bon boucher, tu n’as pas intérêt à ce qu’il parte. Nous avons intérêt à mettre un peu plus que la convention pour les garder.

M. Grégory Besson-Moreau. Une dernière question avant de passer au huis clos. Si la France prenait la décision que tout le monde soit au même niveau et que l’on interdit ces centrales de service au niveau européen, y compris Amazon, y compris une fiscalité différente pour Amazon – parce que tout le monde doit avoir les mêmes règles du jeu – si demain on appliquait cela, nous France parce que nous sommes les premiers industriels de l’agroalimentaire et créateurs de la grande distribution, vous, c’est quelque chose que vous êtes prêts à accepter en tant que Président, de dire : « Oui ces centrales de services, on les abandonne . C’est quelque chose que vous êtes prêts à risquer ?

M. Thierry Cotillard. La réponse est importante parce que je sais que ce que nous allons dire peut avoir une action concrète. On a souvent dit que les GAFA, c’était un danger. Vous venez de voter la taxe GAFA. Nous ne pouvons être que satisfaits, puisque c’était un facteur de discrimination compétitive. Merci pour cela.

Sur cette question-là, ce qui importe, c’est l’écart de compétitivité qui ne doit pas exister entre les acteurs. C’est ma réponse. Entre français, mais pas que. Il faut se préparer aussi à ce que la distribution française soit une proie aux distributeurs internationaux. Cette règle devrait être équitable pour préserver notre capitalisme français.

M. Grégory Besson-Moreau. Pour vous, bien sûr qu’un étranger qui arrive sur le territoire s’il négocie des prestations de service au niveau européen, c’est quelque chose que vous seriez prêts à accepter sur le fait que toute personne qui vient sur le territoire français où vous et l’intégralité du monde de la grande distribution française n’avez pas le droit d’appliquer des marges comme cela ou des prestations de service au niveau européen, vous êtes prêts à signer en bas de la page ?

M. Thierry Cotillard. Je vous le redis, je suis prêt, si c’est la règle qui s’applique à tous. J’aurais la frustration par rapport à certains d’avoir 540 points de vente à l’étranger, 3 milliards, et de me dire que j’ai quelque chose à leur vendre, mais ce n’est que propre à Intermarché. L’important c’est que la règle soit la même pour tout le monde.

M. Claude Genetay. Si cela pouvait s’assortir d’outils qui permettraient la modération tarifaire de ces dites 71 multinationales – parce qu’il y a réellement une question de pouvoir d’achat derrière. Encore une fois, moi je ne pense pas que le pouvoir d’achat des Français pourrait « se taper » 14 % de plus en trois ans ! Je pense qu’effectivement s’il y avait à la fois cela pour limiter l’impact sur le pouvoir d’achat et puis ce que vous venez de dire, la situation serait idéale pour tout le monde.

M. Grégory Besson-Moreau. On va passer au huis clos, mais moi ce qui me rassure dans ce que vous me dites, c’est qu’effectivement le modèle de la grande distribution est à protéger de la part de ces industriels qui sont peut-être aussi leaders sur le marché. Ce qui me rassure, c’est ce que ces centrales de service européennes ne servent à rien puisque l’on peut s’en passer. Vous pouvez passer au huis clos.

M. le président Thierry Benoit. On savait jusqu’à présent que nous avions les meilleurs agriculteurs du monde en France. Cette commission d’enquête a révélé ou a confirmé que nous avions aussi de très belles PME et de très belles entreprises de taille intermédiaire. Il y a aussi de très grands groupes internationaux. Quid du gigantisme financier ? Parce que c’est un petit peu cela que vous dénoncez. Vous êtes patron de grande distribution, vous êtes membre de centrale internationale et en quelque sorte, vous avez pointé, tout au long de cette commission d’enquête, les multinationales. Le mot a été employé, et je crois qu’il n’a jamais été autant employé dans cette commission que ce soir. C’est une façon de dénoncer le gigantisme financier. Moi, je dirais que vous avez une responsabilité dans cette affaire. Moi je serai heureux le jour où ces centrales, tant qu’elles existent, auront leur siège dans l’Union européenne, si possible en France, ce serait bien. C’est un sujet. Et puis surtout faire évoluer les négociations commerciales, les relations commerciales pour qu’elles soient beaucoup plus collaboratives. Je pense que c’est de votre responsabilité. Vraisemblablement, on ne pourra pas laisser impunément poursuivre l’activité de ce type de centrales qui s’apparentent plus à des centres de profit qu’à des centrales de négociation. Parce que finalement ce dont m’avez convaincu ce soir, c’est que ces centrales servent à capter l’argent, mais on parle surtout peu de services et encore moins des produits concernés par les membres de ces dites centrales. Nous allons maintenant passer au huis clos.

(L’audition se poursuit à huis clos et s’achève à vingt-deux heures quinze)

 

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78.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Éric Dubouchet, directeur général de Carrefour World Trade (CWT), et de M. Sylvain Ferry, directeur marques nationales groupe

(Séance du mardi 9 juillet 2019)

L’audition débute à dix heures dix

M. le président Thierry Benoit. Bonjour à toutes et à tous. Nous continuons donc nos travaux d’audition, et nous recevons ce matin M. le Directeur général de Carrefour World Trade – plus communément appelée C.W.T – en la personne de M. Éric Dubouchet, et M. Sylvain Ferry, Directeur « marques nationales groupe ».

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander à l’un et à l’autre de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Monsieur Dubouchet, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

M. Éric Dubouchet. « Je le jure ».

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Ferry, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

M. Sylvain Ferry. « Je le jure ».

M. le président Thierry Benoit. Merci. Nous sommes en audition publique ouverte à la presse. Si les échanges et les débats le nécessitent, nous pourrons organiser le huis clos si l’on aborde des sujets sensibles ou confidentiels pour votre groupe.

Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau qui est rapporteur de la Commission d’enquête, et des membres de la Commission qui sont ici présents.

Nous pouvons procéder aux échanges et questions.

M. Sylvain Ferry. Je suis Sylvain Ferry, Directeur des « marques nationales groupe ». Mon rôle est notamment de faire le lien avec toutes les Directions « marchandises » des pays où Carrefour est présent, et de m’assurer que l’ensemble des prestations rendues par C.W.T. sont connues et réalisées par les pays où l’enseigne Carrefour est présente. Je veux aussi m’assurer que les industriels qui adhèrent à nos services sont satisfaits de nos prestations, avec des rendez-vous réguliers avec les DG des sociétés les plus importantes.

Je suis responsable de la gestion de la relation entre Carrefour et les grands groupes agroalimentaires internationaux. Je dois m’assurer que notre stratégie commerciale est bien comprise par ces grands groupes et voir avec eux comment ils peuvent nous appuyer sur notre plan de transformation.

Dans le cadre de mes auditions, je suis responsable de l’activité C.W.T, qui est une filiale à 100 % du groupe Carrefour. Je vais vous parler très généralement de C.W.T. C.W.T – originalement appelée P.W.T. – a été créée en 1991 par le groupe Promodès qui détenait une enseigne Continent et Champion à Genève. Pour rappel, en 2000, Carrefour et Promodès ont fusionné et c’est dans ce cadre qu’elles ont décidé de garder l’activité P.W.T. et l’ont renommée C.W.T.

La création de C.W.T. part sur un principe clair. Les industriels de l’agroalimentaire mondiaux ont des stratégies de marque mondiale, et Carrefour – à l’époque, par son empreinte forte dans le monde entier – doit pouvoir proposer des prestations commerciales globales à ces gros industriels de l’agroalimentaire. Notre but est de leur donner une vision de programmes commerciaux ou de statistiques de vente coordonnée au niveau mondial.

Avec le temps, certains de nos clients intégrés se sont franchisés. Nous avons établi des contrats de franchise dans le monde sous la marque Carrefour – notre marque enseigne – ce qui a permis à C.W.T. d’avoir une meilleure couverture mondiale de ses prestations.

Nous avons aussi récemment monté des partenariats avec d’autres distributeurs qui nous ont confié la vente de prestations venant compléter le dispositif C.W.T.

Avant de laisser la parole à Éric Dubouchet, vous avez soulevé le fait que nous nous adressons chez C.W.T aux 100 plus gros industriels mondiaux de l’agroalimentaire. Nous pesons en moyenne dans leur chiffre d’affaires 2,2 %. Ces gros industriels pèsent dans notre chiffre d’affaires mondial 26 %. Le rapport de force n’est pas forcément là où on le présente actuellement. Sur ces 100 plus gros industriels, plus des deux tiers ont un siège social basé en dehors de la France et représentent 80 % de notre chiffre d’affaires géré.

Je vais laisser maintenant la parole à Éric Dubouchet qui va vous présenter plus en détails C.W.T.

M. Éric Dubouchet. Je dirige C.W.T. depuis un an. Ma carrière chez Carrefour a démarré il y a près de 24 ans. Après quelques années en hypermarché, j’ai fait toute ma carrière à l’international, ce qui m’a conduit notamment à travailler plusieurs années en Chine. Avec près de 30 ans d’existence, l’histoire de C.W.T. ne date pas d’hier. Elle est intimement liée au développement international des grands industriels agroalimentaires avec Carrefour depuis plusieurs décennies. La présence internationale du groupe Carrefour offre avec C.W.T. une plateforme mondiale unique pour accélérer le développement multi-pays des marques des grands industriels.

C.W.T., c’est Carrefour. Elle puise sa légitimité par sa très longue existence et sa très forte présence internationale. Le périmètre d’action de C.W.T. couvre une trentaine de pays sur quatre continents : l’Amérique latine, l’Europe, l’Afrique Moyen-Orient, et l’Asie. C.W.T a des contrats de partenariat à l’international avec une centaine de grands industriels internationaux agroalimentaires. Près de 90 % d’entre eux ont développé des accords internationaux avec nous depuis plus de 10 ans, et une large majorité depuis près de deux décennies.

Historiquement, l’enseigne Carrefour dans le monde représentait l’intégralité du périmètre de nos partenariats à l’international. Aujourd’hui, elles représentent toujours plus des deux tiers du périmètre international de C.W.T.

L’arrivée de nouvelles enseignes partenaires dans le périmètre C.W.T offre des opportunités supplémentaires pour les grandes marques internationales, car elles sont complémentaires à Carrefour, soit d’un point de vue géographique (par exemple avec Tesco), soit du point de vue du format de proximité, qui est un format en croissance (avec U par exemple).

Face à la complexité pour des groupes industriels d’organiser leur expansion internationale, de leur volonté d’aller vite et partout, ils nous reconnaissent la capacité à coordonner et à les accompagner simultanément dans tous les pays du périmètre de C.W.T. En effet, nous suivons les travaux d’un panéliste indépendant qui s’appelle Advantages, qui analyse les relations commerciales internationales entre grands industriels et grande distribution. Advantages interroge chaque année un panel d’industriels sur la pertinence et la qualité des services liés aux partenariats internationaux des principales enseignes de distribution.

Que nous disent ces industriels à travers ce panel ? C.W.T. est reconnu pour la valeur ajoutée de ses services, jugés réels et effectifs. Ils accueillent favorablement, notamment, notre capacité à nous adapter à leurs attentes et à faire évoluer nos services face aux nouvelles exigences des consommateurs, partout dans le monde. Chaque année, Advantages réalise un classement des distributeurs internationaux qui sont groupés en alliance en fonction des notations des industriels. C.W.T. a été classée seconde en 2018.

Ce bon résultat s’explique certainement aussi par le profil de la vingtaine de salariés qui travaillent chez C.W.T. En effet, l’ensemble des collaborateurs de C.W.T sont salariés des du groupe Carrefour et proviennent du monde entier. Nous avons six nationalités représentées et la quasi-totalité des collaborateurs a eu une expérience à l’international dans un pays du groupe Carrefour, que ce soit en Amérique latine, en Europe ou en Asie. Cette richesse culturelle et d’expérience permet à nos collaborateurs de connaître intimement nos pays, de bien comprendre les attentes des consommateurs et des grands industriels dans les différentes zones du monde, et donc de pouvoir faire le lien entre la stratégie du groupe Carrefour et celle des industriels dans chacun des pays où l’enseigne est présente. C.W.T. a pour objet de proposer et coordonner des prestations internationales auprès d’une centaine de grands industriels agroalimentaires de dimension internationale.

Ces prestations ont notamment pour objectif de les accompagner dans leur développement international, partout dans le monde où l’enseigne Carrefour et ses partenaires sont présents. Les missions de C.W.T. résident dans la vente de services multi-pays. Elles peuvent être résumées en trois grandes catégories. D’abord le développement et la coordination internationale multi-pays, qui visent à soutenir les stratégies des industriels partout dans le monde. Ensuite, l’échange via un portail on line de données de vente et logistique multi-pays. C’est une nomenclature internationale unique créée par C.W.T et commune à tous les pays. Enfin, la troisième catégorie concerne la coordination et le suivi d’initiatives spécifiques multi-pays.

Conjointement, les équipes de C.W.T, avec les équipes internationales de chaque industriel, s’assurent de l’exécution effective des contreparties agréées dans chacun des pays. Je précise que ces prestations internationales sont adaptées à chaque fournisseur et font l’objet d’échanges réguliers pour s’adapter au mieux à nos stratégies respectives.

Enfin, si je devais définir le profil type de l’industriel avec qui C.W.T. développe des relations de partenariat à l’international, ce serait un industriel de taille très importante, avec des grandes marques internationales fortes, qui a une stratégie de développement international, qui est historiquement fort, et souvent incontournable sur son marché domestique. C’est un industriel qui réalise un CA monde entre environ 500 millions et plusieurs milliards. Ce serait aussi un industriel qui a un accord C.W.T depuis au moins 15 ans et avec qui nous construisons des relations de long terme. Enfin, c’est un industriel qui a besoin de cette vision à moyen et long terme pour le développement de ses grandes marques à l’international, avec qui nous développons des accords pluriannuels.

En conclusion, je souhaiterais insister sur les trois points qui caractérisent C.W.T. Nous sommes une structure pérenne qui existe depuis bientôt 30 ans. Cette structure est portée par l’empreinte internationale très forte de l’enseigne Carrefour dans une trentaine de pays dans le monde. Ce n’est pas uniquement un groupement d’enseignes concurrentes présentes dans un ou deux pays seulement.

M. le président Thierry Benoit. Peut-être que, pour commencer, vous pourriez nous décrire la composition des membres de C.W.T, c’est-à-dire quelles enseignes regroupe précisément C.W.T. Peut-être pouvez-vous aussi nous indiquer le statut juridique ? Vous êtes tous les deux directeurs. Est-ce qu’il y a un directoire ? Comment la stratégie, le pilotage, s’opèrent ?

M. Éric Dubouchet. Le périmètre de C.W.T, ce qu’on appelle son écosystème, c’est essentiellement et avant tout représenté par les pays intégrés du groupe Carrefour, partout où nous sommes dans le monde. Ce sont aussi les nouvelles enseignes franchisées – enseignes Carrefour – qui sont nos partenaires franchisés partout dans le monde, que ce soit en Afrique, Moyen Orient...

M. le président Thierry Benoit. Est-ce que vous pouvez nommer les franchisés ? Ce ne sont pas des filiales, ils sont franchisés Carrefour ?

M. Éric Dubouchet. C’est cela. Que ce soient des distributeurs d’Afrique du Nord, de Turquie ou du Moyen-Orient.

Enfin, nous avons des partenaires qui ne portent pas l’enseigne Carrefour : Tesco, U et Cora Match.

Au niveau de la structure humaine, c’est une vingtaine de personnes, exclusivement et uniquement des collaborateurs salariés de Carrefour. C’est-à-dire que ce sont des collaborateurs qui ont en moyenne au moins six ans chez Carrefour World Trade. Il y a peu de collaborateurs, peu de turnover. J’ai pu suivre quelques auditions, je vous confirme qu’ils ont une clause de non-concurrence. En moyenne, ce sont des collaborateurs qui ont travaillé dans le groupe Carrefour depuis 16 ans. Les plus jeunes sont arrivés il y 3-4 ans. Les plus anciens peuvent aller jusqu’à 30 ans dans le Groupe. Ils ont tous travaillé dans un pays du groupe sur les différents pays.

Enfin, concernant les statuts de C.W.T., c’est une société anonyme 100 % filiale du groupe Carrefour, basée à Genève.

M. le président Thierry Benoit. Justement, comment vous expliquez que cette centrale soit basée à Genève ? Qu’est-ce qui motive cette localisation ?

M. Éric Dubouchet. Cela remonte à 30 ans. Je n’étais même pas encore dans le groupe. C’est issu de Promodès, donc il y avait un groupe qui développait les enseignes Continent en Europe, Europe du Sud, et aussi au Moyen-Orient. Historiquement, en 1991 c’était P.W.T, donc Promodès World Trade, qui s’est implanté à Genève, a créé la société avec un capital de départ. Et au moment de la fusion de 1999, Carrefour a récupéré cette structure de P.W.T. et elle est passée à C.W.T. en gardant le capital de départ. Et est-ce que la question s’est posée de la mettre ailleurs ? À Milan, à Madrid, ou là où nous avions différents sièges ? Très sincèrement, je ne sais pas si cette question s’est posée. Ce que je peux dire, c’est que c’est arrivé à un moment où Carrefour avait la volonté d’ouvrir le marché Suisse, donc développer des magasins en Suisse. Et de par l’expertise spécifique de ces métiers, de la moyenne d’ancienneté des gens, de par la proximité de l’aéroport qui fait que les industriels partenaires viennent (on est à cinq minutes à pied de l’aéroport), cela ne s’est pas posé. Est-ce que cela se posera ? Je n’ai pas la réponse.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On va rentrer dans le vif du sujet. Quel est le chiffre d’affaires aujourd’hui ? Vous dites que vous avez une vingtaine de collaborateurs. Je sais que vous nous aviez répondu par écrit, et on vous a demandé si c’étaient des francs suisses ou des euros. Quel est le chiffre d’affaires global aujourd’hui de CWT s’il vous plaît ?

M. Éric Dubouchet. Comme vous l’avez dit, M. le rapporteur, je vous ai donné le chiffre par courrier. Ce sont bien des euros, je vous le confirme. Et j’ai apporté les éléments détaillés. Si vous voulez qu’on en parle à huis clos, si vous le voulez bien. Comme on nous écoute, je préférerais ne pas donner de chiffres.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je propose que nous fassions une session à huis clos pour que tout le monde ait conscience du chiffre d’affaires généré par CWT. C’est vous qui décidez M. le Président.

M. le président Thierry Benoit. Nous organisons le huis clos immédiatement, ce qui permettra d’aborder ces questions.

Suspension.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sans citer de chiffres – nous gardons la confidentialité qui doit être la vôtre – nous allons parler de proportion. Une proportion infime est dans le fonctionnement de C.W.T. Une forte proportion se situe sur un pourcentage du chiffre d’affaires généré par l’industriel. Est-ce que vous pouvez considérer cela comme une marge prise sur la croissance de l’entreprise. ? Ou est-ce que vous considérez cela comme un véritable service physique ? Type data sharing ou autre. J’ai l’impression qu’il y a une certaine disproportion entre le service et la marge sur croissance, que l’on pourrait appeler marge arrière. Et je rappelle que dans le droit français, la marge arrière est interdite.

M. Éric Dubouchet. Je vais préciser la nature des services, notamment les services physiques. Le plus tangible, le plus physique – que vous avez rappelé, M. le rapporteur – c’est le data sharing. Il y a un portail on line avec différentes granularités et niveaux. Nous pourrons en reparler si vous le voulez, mais je pense que c’est assez clair pour tout le monde.

La première partie est ce qu’on appelle le développement international et la coordination. Tout le monde sait que Carrefour est une entreprise mondiale, et l’intérêt partout où nous sommes présents – dans une trentaine de pays – c’est d’avoir un engagement de la Direction générale dans chacun des pays pour accélérer le développement des stratégies. On accompagne les industriels, on met en contact leurs Directions générales avec notre Direction générale, les directions commerciales. Et en général, quand deux dirigeants se mettent d’accord, l’alignement des stratégies étant fait, cela donne un cadre permet aux industriels d’aller beaucoup plus vite.

Donc, en termes de coordination internationale, c’est important de préciser que nous développons aussi des services. Il y a différentes natures de services. La nature et le nom de services industriels par pays, par enseigne, sont définis dans le cadre d’une discussion de gré à gré. Ensuite, les équipes C.W.T. avec les équipes internationales du fournisseur, depuis Genève mais aussi en déplacement dans les pays, coordonne avec un outil de suivi chaque service qui va être ensuite discuté par les pays et les directions commerciales de chaque pays, de manière tangible, concrète. Puis nous suivrons la réalisation de manière à ce que l’industriel nous confirme la réalisation avant de confirmer le paiement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais poser la question différemment pour essayer d’un peu mieux comprendre. C.W.T. demande aujourd’hui un pourcentage du chiffre d’affaires à des multinationales qui sont elles-mêmes présentes dans l’ensemble des pays, qui elles-mêmes négocient dans chaque pays avec les centrales d’achat locales. Il y a une négociation qui se fait de toute façon dans le pays. Si on va en Espagne, c’est la même chose. En Italie, c’est la même chose. Vous mettez en relation des entreprises internationales au plan international. Vous voyez le problème. Si une entreprise française qui souhaite aller à l’international passe par C.W.T, je vous dis que je comprends. Mais là, vous êtes en train de m’expliquer que vous prenez un pourcentage du chiffre d’affaires d’une multinationale – aussi grosse que vous – pour aller s’implanter dans un autre pays. Sachant qu’en plus – vous venez de nous le dire en audition à huis clos – il n’y a qu’un infime pourcentage qui peut être considéré comme du service en dur.

Donc, je me pose la question : à quoi servent les plusieurs dizaines de pourcents qui sont pris pour un taux de croissance ? Est-ce qu’on peut considérer cela comme une marge arrière ? Puisque derrière, il n’y a pas de service, car il n’y a pas de service en dur. Vous venez de nous le dire à huis clos. À quoi sert cette masse financière ?

M. Sylvain Ferry. Peut-être qu’à huis clos, on pourra exprimer en pourcentages ce que représente le montant dont nous avons parlé tout à l’heure. Mais il est bien inférieur à 5 %. Nous vous avons expliqué qu’on vendait différentes typologies de prestations commerciales qui ont toutes un intérêt différent pour les marques à qui on les vend, qui ont une valeur pour ces marques. Nous sommes bien dans une négociation de prestations de services avec de grandes industries, avec un rapport assez équivalent de négociation.

Donc, si les industriels nous rémunèrent aujourd’hui sur ces prestations – pour certains depuis maintenant plus de 20 ans – c’est qu’ils considèrent que pour eux il y a une valeur importante. Je vais prendre un exemple. Quand on parle de data sharing, ce sont les ventes de tous les produits de ses marques nationales dans le monde entier, là où nous sommes présents. Tous les mois, pour tous les magasins, selon une nomenclature internationale. Car vous le savez, la nomenclature change dans tous les pays. Pour un industriel majeur – comme les grosses sociétés qu’on gère aujourd’hui – c’est un élément capital pour pouvoir gérer ses marques dans chaque pays. C’est aussi un élément capital pour savoir si les opérations qu’il mène dans les pays fonctionnent, puisqu’on a les ventes jusqu’au magasin. Cela permet d’avoir une vision globale de ses marques et cela a une valeur très importante pour nos industriels.

Le deuxième point que je voulais reprendre, c’est sur la négociation entre le pays et C.W.T. Dans nos pays, nos équipes d’achat – je pense qu’ils vous l’ont expliqué – négocient des plans d’affaires pays qui permettent de construire un prix d’achat de produits. En parlant de cela, à C.W.T, nous n’achetons pas de produits. Nous aidons des marques à se développer dans les pays où nous sommes présents, où elles sont présentes, où elles veulent aller, en leur donnant beaucoup plus de détails que ce qu’ils peuvent obtenir dans le pays sur le data sharing. Il faut savoir qu’aujourd’hui les panélistes tels que Nielsen ou Kantar – qui sont des grands panélistes – ne couvrent pas toutes les géographies ou les couvrent mal. Donc, c’est un service en plus.

Deuxième chose, nous travaillons aussi avec ces industriels sur une vision globale de lancement ou de relance de marque, ce que vous pouvez faire pays par pays. L’intérêt que nous amenons est que ces grands industriels ont des plannings de gestion de marques mondiaux, et aujourd’hui nous les aidons à lancer leurs marques ou à relancer leurs marques avec une vision mondiale.

C’est vraiment l’intérêt et la valeur aujourd’hui de C.W.T. Peut-être qu’Éric pourrait vous donner des exemples précis de ce que l’on a pu faire avec certains industriels, ce qui nous permettait de matérialiser cette valeur pour les industriels.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais vous poser une question très simple. On a reçu en audition nombre d’industriels. Nombreux sont ceux qui nous ont répété la même chose. Mais comment demander pour un développement à l’international un pourcentage du chiffre d’affaires français ?

Déjà, j’aimerais comprendre la logique : on se développe ensemble, et puisqu’on s’est développés ensemble, on va vous prendre un pourcentage du chiffre d’affaires, parce que l’on a fait du business ensemble. C’est la façon de faire des affaires, on y va communément.

J’ai devant moi plusieurs industriels, dont l’un – je ne vais pas vous le citer mais je vais vous citer son chiffre – qui a fait un tout petit peu plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires, hors France, et vous lui avez pris presque 980 000 euros de coût accord taux de service C.W.T. C’est-à-dire qu’aujourd’hui son chiffre d’affaires hors France équivaut au pourcentage de son chiffre d’affaires que vous lui prenez pour développer son business en France. Et puis ce n’est pas que sur 2018. On remonte comme vous le dites pendant quelques années.

Comment est-ce que vous pouvez expliquer qu’aujourd’hui vous demandez à des industriels le même montant que leur chiffre d’affaires ? Je ne vous parle même pas de résultat, mais du chiffre d’affaires.

M. Éric Dubouchet. Très sincèrement, je n’ai pas en tête de cas particulier. Effectivement, présenté de cette façon, cela paraît disproportionné. Je vais juste rappeler par rapport à notre périmètre, que plus des deux tiers des industriels avec lesquels nous travaillons font plus de 500 millions, voire plusieurs milliards, et sont en France. Et la France pèse pour eux entre 5 et 8 %. Je pourrai préciser les chiffres pour Carrefour si vous le voulez, mais c’est dans cette fourchette-là de leur chiffre d’affaires.

La France est un pays important, mais un pays sans croissance pour eux. Et donc au niveau des services pour ces industriels, c’est important que la France fasse partie du périmètre. Je parle de 95 % du périmètre des gens avec qui on traite.

Pour ce qui est du cas d’un petit fournisseur… à part un ou deux cas, personne ne fait moins de 10-15 millions d’euros environ. Là, vous me parliez certainement d’industriels français, mais j’ai aussi quelques cas d’industriels italiens ou espagnols qui sont forts dans le pays d’origine, et qui nous demandent de l’aide à l’international, de les accompagner, d’avoir accès au data sharing pour comprendre le marché.

Ensuite, en fonction de la résonance que leur marque a auprès du consommateur – espagnol, italien, français ou belge – là où nous allons ensemble, il y a un succès plus ou moins immédiat ou rapide. Et effectivement, comme la base de départ intègre le pays d’origine, en général il y a deux options : soit il est intéressé, c’est un investissement et le retour sur investissement se fait sur plusieurs années, comme tout investissement. Soit cet industriel décide finalement que l’international lui coûte énormément et que cela ne rencontre pas l’adhésion des consommateurs dans les différents pays. Dans ce cas, en général il vient nous voir et on en discute.

M. Sylvain Ferry. Je ne nie absolument pas le cas que vous mettez en avant. C’est vrai que quand on regarde ces chiffres, ils semblent incohérents. Je vais prendre le cas d’un industriel majeur qui est leader mondial sur les produits pour enfants. Aujourd’hui, ce leader mondial, qui a une stratégie mondiale sur sa marque leader, qui crée des opérations mondiales qui doivent avoir un impact sur la croissance de son chiffre d’affaires et un impact sur son image auprès des clients, vient voir C.W.T. Comme vous l’avez compris, on est une filiale à 100 % de Carrefour, on est complètement intégré à la société Carrefour. Il nous dit : « On a envie de monter une opération mondiale avec l’UNESCO. On a envie que dans le monde entier, quand on achète un de nos produits, on puisse faire bénéficier en contrepartie d’un accès gratuit pour les enfants en Afrique… Et pour amortir ce que peut coûter la communication sur ce sujet et les productions spécifiques qu’on va faire, on a besoin de vous pour que vous nous aidiez à coordonner, à rencontrer, à gérer le lancement de cette opération dans le monde entier ».

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. , vous parlez de couches. On les a rencontrés les rois de la couche. Pas tous. On a rencontré beaucoup de « rois » de quelque chose. Ils nous disent presque tous la même chose : C.W.T ne nous sert strictement à rien. Les mots que j’utilise sont les mots qui sont utilisés par ces personnes-là. C.W.T. ne nous sert à rien. C.W.T. nous prend 4 % de notre chiffre d’affaires dans les pays. Nous n’avons pas le choix que de payer. Si nous ne payons pas, nous ne vendons pas dans le pays. Ils nous imposent de payer une taxe. Le mot est fort. Un péage. La barrière de péage s’ouvre, mais il n’y a pas de route derrière.

Ce sont des multinationales qui gagnent de l’argent. Ceux qui n’ont pas besoin de vous, puisque de toute façon ils sont déjà présents dans tous les pays et ils connaissent déjà toutes les centrales d’achat. À quoi servent donc ces 3 ou 4 % pris aujourd’hui par C.W.T ? On nous explique que 3 ou 4 %, cela équivaut à quelques bannières, quelques promotions internationales. On parle de deux ou trois promotions et une à deux réunions par an. Ce qui nous est demandé, c’est de dire que nous n’avons pas besoin de ces centrales d’achat. À la limite, la PME a besoin de cette centrale d’achat. Effectivement, n’étant qu’en France, elle est prête à payer un peu pour partir en Chine. D’ailleurs, la Chine, vous en partez. Donc, est-ce qu’au final vous allez laisser ces 3-4 %, puisque vous perdez le marché ? Ou est-ce que vous allez continuer à l’augmenter, comme vous le faites depuis plusieurs années ? La question est : à quoi servez-vous aujourd’hui ? On vient nous voir en nous disant : je ne sais pas à quoi sert C.W.T. à part me prendre 3 ou 4 %.

Et vous n’avez pas répondu tout à l’heure à l’une de mes questions, qui portait sur l’évolution du taux C.W.T. J’avais posé une question en ce sens il me semble.

M. Éric Dubouchet. Concernant ce que vous disent les grands industriels, très sincèrement, je suis un peu surpris. Cela fait plusieurs années qu’on suit ce qu’ils disent de façon anonyme. Ils me disent qu’on est classé premier sur la qualité des business reviews au niveau senior management. Ils nous classent 2e sur la communication claire des stratégies globales, sur la qualité des best practices, des initiatives mises en pays qui sont identifiées comme ayant fonctionné et qu’ensuite on emmène dans un autre pays. Ils nous disent qu’on est les premiers sur ce qu’ils appellent la qualité, et la signification réelle des data sharing. Donc, je suis étonné.

Puis vous parlez d’un pourcentage. Je serais content, dans ce cas. Parce que cela voudrait dire qu’ils ont encore plus envie d’investir dans la qualité de nos services. Je reprendrai l’image de la petite entreprise, parce que cela me fait penser en parallèle à une petite entreprise que je vais prendre pour exemple. On ne parle pas d’une PME, mais d’une entreprise assez importante dans son pays. Une entreprise familiale italienne, un fabricant de pâtes, qui est venu nous trouver il y a quelques années. Le fils hérite de l’entreprise et vient nous voir, il nous cuisine des pâtes à Genève dans nos bureaux. Et il nous explique pourquoi il croit à ces pâtes à l’international. On l’emmène ensemble, parce que l’avantage de C.W.T, c’est que grâce à l’intégration qu’on a en étant au groupe Carrefour, l’expérience que nous avons acquise dans les pays, on peut leur proposer la simultanéité des services, on est capable de leur faire gagner du temps. L’influence positive qu’on a, la reconnaissance et le professionnalisme qu’on représente au sein de l’équipe, fait qu’on arrive au niveau des Directions « marchandises » et « générale » à très vite organiser un rendez-vous, à très vite identifier. Et les gens ne paient pas pour un rendez-vous – on pourra le détailler à huis clos – mais on parle de milliers de rendez-vous. Et cet industriel a commencé avec un pays. Il aurait pu venir nous voir en nous disant : j’ai fait un pays, cela me coûte beaucoup. Mais il en a ouvert un deuxième. Aujourd’hui, il est présent dans 6 pays en Europe chez Carrefour et au Moyen-Orient. Et il a doublé son chiffre d’affaires. On parle de plusieurs dizaines de millions d’euros, entre 4 et 10 ans après.

M. le président Thierry Benoit. Reconnaissez qu’à ce stade des travaux de la Commission d’enquête, on est quand même sérieusement en droit de s’interroger sur le rôle de ces centrales internationales que les distributeurs – notamment les distributeurs français – ont créées. Depuis que nous pratiquons ces auditions – et encore ce matin – nous voyons bien que votre structure s’apparente à un centre de profit. C’est-à-dire que vous avez face à vous des interlocuteurs qui sont souvent des entreprises internationales et qui sont souvent des multinationales.

Et donc, vous considérez qu’ils ont une capacité à faire du résultat de manière très forte, très puissante, et vous voyez là une possibilité d’aspirer, de « pomper », ou tout au moins d’obtenir des contreparties financières en leur proposant ce que j’appelle des « pseudo services ». Parce que vraiment, il n’y a rien de très concret dans ce que vous apportez en termes de valeur ajoutée, en termes de véritable service, à ces entreprises multinationales qui diffusent leurs produits dans le monde.

L’une des questions posées par la Commission d’enquête, c’est le déséquilibre dans les négociations commerciales. Les négociations commerciales avec vos fournisseurs sont de plusieurs ordres, puisqu’en effet il y a des PME, il y a des entreprises de taille intermédiaire et il y a des multinationales. Mais en dehors du fait que cette centrale C.W.T. est un centre de profit facile… Vous vous rendez compte, à 20 personnes, le chiffre d’affaires que vous générez sans avoir finalement rien fait de concret ! Parce que c’est pratiquement du vent ce que vous vendez. Enfin, ce que vous proposez, puisque vous n’avez rien à vendre.

M. Sylvain Ferry. Je vais essayer de répondre à vos questions le plus précisément possible et je m’excuse si je suis peut-être un peu technique et que j’arrive mal à exprimer ce qu’on fait.

Je voudrais revenir sur un premier point. Je suis très surpris par l’analyse des grands industriels que vous venez de citer, Monsieur le Rapporteur. À aucun moment ces industriels majeurs de l’agroalimentaire mondial ne nous ont dit que nous étions une taxe ou un péage. Nous avons la chance d’avoir créé notre structure il y a plus de 30 ans avec des contreparties qui pour moi sont loin d’être du vent, Monsieur le Président.

Nous ne sommes pas non plus un péage obligatoire, puisque nous sommes complètement déconnectés du travail qui est fait en pays. Nous n’intervenons pas sur le référencement ou la négociation du produit, qui se passe dans les pays. Nous intervenons bien sur la vente de prestations commerciales globales. À titre personnel, je ne pense pas que nos prestations soient « du vent » ou soient « un moyen de créer des péages ou des taxes ». Dans la moyenne des contrats que nous élaborons avec ces industriels depuis maintenant – presque pour tous – cinq ans ou plus, et pour certains depuis plus de 20 ans, nous avons en moyenne 100 prestations commerciales que nous proposons, qui pourraient s’apparenter à ce que l’on appelle le plan d’affaires en France.

Concernant l’intérêt de ces prestations commerciales, il y a effectivement une notion d’alignement stratégique qui peut paraître fumeux, comme vous le dites. J’ai envie de dire qu’à partir du moment où deux entreprises se comprennent au plus haut niveau, on arrive aussi à mettre en place de la croissance de chiffre d’affaires et de valeur pour chacun dans le pays. Et cela aujourd’hui, c’est une des valeurs ajoutées de C.W.T.

Mais je vais plutôt détailler les services qui sont tangibles. Un des services tangibles les plus importants pour nous, c’est la vente de données sortie caisse plus ou moins détaillées. À huis clos, nous pourrons vous expliquer les différents niveaux de sortie caisse qu’on propose à nos industriels, qui sont ensuite remis sous une nomenclature internationale et qui peuvent être intégrés directement dans les outils décisionnels de nos industriels. Donc, qui sont exploitables pour eux dans le détail – et c’est ce que nous disent ces industriels – pour voir ce qui se passe sur leur marque, pays par pays, magasin par magasin, région par région, et avoir des plans d’action correcteurs ou pas sur les travaux.

C’est le principe fondateur de C.W.T, de dire qu’à un moment nous sommes capables de proposer une donnée au travers du monde qui est beaucoup plus fine que l’ensemble de la donnée qui est proposée par les panélistes, et permettre aux industriels de mieux travailler leur business plan par pays.

Puis il y a une troisième typologie de données qui pour moi aussi a une valeur, c’est vraiment de pouvoir coordonner, au travers de nos initiatives commerciales décidées avec les pays et avec les industriels, des plans de montée en charge de marques, pays par pays. Les marques peuvent être déjà présentes, mais l’intérêt de tous ces grands groupes industriels dans les pays où elles sont présentes est bien de gagner de la part de marché. Et ce que nous leur proposons aujourd’hui lorsqu’ils travaillent dans nos magasins et sous notre enseigne, c’est de voir avec eux comment ils vont gagner de la part de marché. C’est une valeur inestimable pour nous aujourd’hui.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai posée.

Je ne remets pas en question votre travail, même si apparemment, certains n’en ont pas besoin. Je ne remets pas en cause la qualité du data sharing que vous fournissez, même si j’ai eu l’occasion de le voir et je ne sais pas si cela vaut cette somme-là. Ce que je remets en question aujourd’hui – et c’est la question que je vous ai posée tout à l’heure et à laquelle vous n’avez pas répondu – c’est le rapport entre ce que vous réalisez, et le montant que vous facturez.

Tout à l’heure nous avons discuté à huis clos du montant réel du coût opérationnel de C.W.T. par rapport à son fonctionnement et ce qu’il fait, et ce qu’il redistribue ensuite aux enseignes ou aux maisons-mères. Nous sommes sur un ratio, et je ne parle pas de chiffres. Mais on est sur un ratio de 1/50. Je pense que 1/50 de ce que vous faites fait partie de vos coûts structurels opérationnels de service. Et que 49/50 sont reversés à l’intégralité des maisons-mères qui composent C.W.T.

Je ne remets pas en question la qualité du travail que vous fournissez. Je me pose la question du montant qui est facturé, parce qu’à un moment donné, quelqu’un paie, et celui qui paie au final c’est le consommateur. Expliquez-moi à quoi servent ces 49/50 du montant. Ou est-ce qu’on peut considérer que c’est une marge prise sur la croissance ? Et à ce moment-là, il faut nous dire clairement : nous aidons les entreprises à croître, et comme elles ont de la croissance, nous leur demandons en tant que service de nous aider à développer C.W.T – et donc Carrefour et les maisons-mères – à l’international, et c’est pour cela que nous leur demandons un montant.

M. Sylvain Ferry. Pour reprendre les montants et votre logique de montant, est ce que l’on pourrait avoir à nouveau un huis clos ? Peut-être qu’il faudrait que nous réexposions nos chiffres.

M. le président Thierry Benoît. Nous ferons une partie de séance à huis clos en fin d’audition parce que sinon nous allons hacher notre audition et nous allons avoir un fil totalement discontinu.

Après avoir pointé la virtualité de certains services – parce que ce n’est pas très précis que vous proposez – il y a aussi une question – et c’est ce que soulevait le Rapporteur à l’instant – c’est sur la proportionnalité de la facturation rapportée au service qui est réellement rendu. Beaucoup des industriels qui ont été auditionnés nous révèlent cette disproportion par rapport à la proposition réelle de service. Et c’est quasi unanime.

Comment expliquez-vous que c’est en France, avec les entreprises françaises et le marché français, que les négociations commerciales soient aussi difficiles ? De manière unanime, on nous a décrit des relations commerciales qui sont de l’ordre de la confrontation, alors que vous auriez tout intérêt à être dans une collaboration, une stratégie collaborative.

M. Éric Dubouchet. Je vais expliquer ce qui concerne mon périmètre, ce qui se passe en France. Globalement, la proportionnalité des services, c’est ce que nous appelons le juste prix, ou ce que nos partenaires de Tesco appellent en anglais « fair value ».

En début de session de discussion pour renouveler les accords, les équipes reçoivent des trainings, des formations, et cela fait quelques années que nous sommes dans cet esprit d’essayer de trouver des collaborations. Je ne dis pas que ponctuellement, il ne peut pas y avoir une discussion – ce qui s’appelle traditionnelle transactionnelle – mais ce ne sont pas nos valeurs et ce n’est pas la règle de développement à Carrefour World Trade. Dans le sens où nous vendons des services, nous n’obligeons pas un prix spécifique et cela dépend de la nature et du nombre. Par contre, le juste prix est important.

Les industriels, cela fait maintenant plus de 20 ans – pour plus de la moitié d’entre eux – qu’ils le font.

Je rappelle les chiffres que j’ai donnés, c’est le résultat de discussions depuis plusieurs décennies, on ne s’est pas créé il y a trois ans. Sur la partie des industriels français, il y a moins de la moitié – un tiers à peu près – des industriels qui viennent de France, et pour lesquels il y a des services spécifiques, ce qu’on appelle les initiatives. On en définit la nature, est ce qu’on veut travailler sur l’innovation, sur la promotion, sur la collaboration digitale…

M. le président Thierry Benoît. Sur la proportionnalité de la facturation, sur le fait que ce soit disproportionné. Concrètement, vous savez que c’est disproportionné, vous proposez des services à prix d’or, en clair vous proposez du vent à prix d’or. Qu’est-ce que vous avez à répondre à cette objection d’un bon nombre des industriels que nous avons reçus ? Est-ce que quelqu’un qui veut vendre chez Super U ou chez Carrefour est obligé de passer par la centrale internationale ? Est-ce qu’un industriel, une multinationale, peut vendre ses produits chez Carrefour et chez Système U, sans acheter vos « pseudo services » ? Si je suis une multinationale et que je vous dis que j’ai ma stratégie pour vendre à l’international, que je n’ai pas besoin de vos services… Il peut refuser ? Qu’est-ce qu’il se passe s’il refuse ?

M. Sylvain Ferry. Ce que je vous propose c’est de commenter cela à huis clos si vous le permettez.

M. le président Thierry Benoît. Non ! Que se passe-t-il si je veux vendre des produits chez Carrefour et Système U sans acheter vos fichus services ? Qu’est-ce qu’il se passe ? La négociation s’arrête, on arrête de vendre ? Vous déréférencez ?

M. Sylvain Ferry. Absolument pas. Nous n’avons pas d’impact, pas d’influence sur les pays et sur la négociation, la relation commerciale avec les industriels. Je reviens sur ce qui est intimement notre rôle. Nous ne sommes ni une taxe, ni un péage, ni une douane. Nous vendons aujourd’hui des services globaux qui permettent à des industriels majeurs de l’agroalimentaire mondial d’avoir une vision beaucoup plus détaillée sur plus de 30 pays et 12 000 magasins à enseigne Carrefour. Une vision beaucoup plus détaillée de ce qu’ils vendent dans nos magasins, ce que ne peuvent pas aujourd’hui procurer les panélistes, et monter avec nous des stratégies de marque globales qui sont applicables dans 30 pays Carrefour et 12 000 magasins. Nous ne sommes absolument pas un péage, une taxe, et nous n’avons aucune influence sur le référencement de produits dans les pays.

M. le président Thierry Benoît. On nous dit : nous achetons souvent des rendez-vous qui ne débouchent sur rien de concret. Vous facturez des rendez-vous à plus de 100 000, 200 000 ou 300 000 euros et cela ne donne rien. Résultat : zéro. Apport et plus-value : zéro. Qu’est-ce que vous répondez ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous n’avez toujours pas répondu. Je vais ajouter deux questions. Concernant la proportionnalité – et non nous ne passerons pas à huis clos parce que nous ne parlons pas de chiffres mais de proportion–  je vous ai parlé tout à l’heure d’un rapport de 1/50 par rapport à vos coûts opérationnels. Vous nous l’avez bien expliqué.

On est en audition publique, vous avez une centaine d’industriels chez CWT. La question du Président était : est-ce qu’aujourd’hui, si ces 100 industriels viennent vous voir en disant qu’ils ne veulent pas de ces services, vous pouvez répondre clairement : pas de problème, Monsieur l’industriel, vous ne voulez pas des services, je ne vous donne pas de data sharing et je ne vous fais pas de réunion catégorielle. Est-ce que vous pouvez dire officiellement : oui, Messieurs les industriels, nous n’avons pas besoin de vous, vous n’avez besoin de nous. Si vous ne le souhaitez pas, n’achetez pas nos services, il n’y a pas de problème. Vous pourrez continuer de vendre en magasin Carrefour dans les pays divers. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

M. Éric Dubouchet. Concernant les rendez-vous à 100 000…

M. le président Thierry Benoît. Est-ce que les négociations avec votre centrale d’achat, c’est la condition pour un fournisseur pour vendre chez Carrefour et Système U ? Est-ce qu’il peut vendre chez Carrefour et Système U sans avoir négocié, signé un accord avec vous ? Oui ou non ?

M. Sylvain Ferry. Oui, Monsieur le Président.

M. le président Thierry Benoît. On peut vendre chez Système U, chez Carrefour sans avoir accepté des rendez-vous avec la centrale internationale CWT ?

M. Sylvain Ferry. Oui, Monsieur le Président.

M. Éric Dubouchet. Oui, effectivement, je confirme, à Carrefour World Trade, on n’est pas une centrale d’achat ni une centrale de référencement.

C’est important de préciser – sans rentrer trop dans le détail – qu’au niveau du calendrier, on est sur des accords pluriannuels. On intervient dans un temps de discussion qui est déconnecté – et qui n’est pas dans le temps ni de l’année civile ni des mois – des négociations locales. Nous ne sommes pas dépendants dans le sens où nous n’imposons pas. Ce n’est pas un « ticket d’entrée » qui les oblige à passer chez nous. Cela n’arrive pas. Ce n’est pas notre métier !

Concernant les rendez-vous à 100 000, 200 000 euros. Sorti du contexte et dit comme cela, je ne peux qu’être d’accord, c’est disproportionné. Mais ce n’est pas ce que nous faisons. Nous discutons d’un plan d’affaires global. M. Ferry l’a rappelé, il y a une centaine de services – enfin de prestations, on ne parle pas juste de faire des rendez-vous – par centrale.

J’ai fait le calcul – je peux rentrer dans le détail à huis clos – on parle d’un industriel en moyenne, français ou pas, et dans près de 70 % des cas ils ne sont pas français et ils veulent aller en France. C’est un marché important pour eux. Ils ne trouvent pas de croissance. Et comme il s’agit d’accords pluriannuels, ils veulent avoir un cadre aligné au niveau de la stratégie clair avec nous. Un industriel en moyenne va obtenir – quand on regarde les formats, les pays, nous sommes dans une trentaine de pays – une centaine d’initiatives de prestations dans la trentaine de pays. Mais en moyenne sur au moins 13 pays. Et quand on parle de proportionnalité ou de juste prix, on n’est pas en train de dire : un rendez-vous avec Éric Dubouchet vaut tant, et un rendez-vous avec untel, cela coûte tant. Et des rendez-vous, rien qu’avec mes négociateurs, on en a fait plus de 1 040 sur l’année dernière. Sans compter ceux en pays. Ce que je veux expliquer, c’est que oui, nous sommes une vingtaine d’experts à Genève, mais nous avons un périmètre d’une trentaine de pays.

On n’agit pas sur 2 pays. Et comme c’est un pourcentage sur un chiffre d’affaires… Si vous prenez un des leaders mondiaux qui pèse plus de 80 % sur le marché avec nous au Brésil et qui a besoin de s’implanter en France, parce qu’il a des concurrents importants européens, il fait appel à nous pour amener des stratégies et se développer. Et forcément, la base est importante du fait qu’il y a 30 pays. Si on était dans 2 pays, la valeur absolue du service serait nettement moindre puisque c’est un pourcentage.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je n’arrive pas à comprendre. Déjà, vous n’avez toujours pas répondu sur la proportionnalité des 1/50 avec 49/50 sur le montant. Vous répondez toujours par un chiffre d’affaires.

Quand vous prenez un abonnement téléphonique français et que vous voulez l’option internationale, vous allez payer, vous connaissez le montant. Que vous gagniez 1 000 euros ou 50 000 euros par mois. Votre abonnement international a un coût, parce que c’est un service. Quand vous faites repeindre un mur chez vous, il y a un nombre de mètres carrés, c’est un service. Le prix est fixe, que vous gagniez 10 000 euros ou 1 000 euros par mois.

Là, vous nous dites que c’est un pourcentage de chiffre d’affaires. Il y a des services. C’est exactement le même fichier que l’on va donner à l’un ou à l’autre, sauf qu’il y en a un qui fait 200 millions d’euros, l’autre qui fait 50 millions d’euros. Donc, on fait ça au pourcentage du chiffre d’affaires. Vous comprenez à un moment donné qu’on est en droit de se poser la question : est-ce que c’est une marge arrière ? Ce qui s’est pratiqué pendant des années, et qui a été pénalement lourdement sanctionné chez certains. C’est ce qu’on appelle la marge arrière.

Et là vous nous dites : on prend « x » millions d’euros à Genève, alors que le service de ces « x » millions d’euros ne représente au final que 1/50 du coût.

On est en droit de se demander si ce n’est pas une marge arrière qui est versée dans un pays, qui en plus n’est pas un état membre européen.

M. Sylvain Ferry. Nous ne considérons pas que nos services sont disproportionnés. Je parle de prestations commerciales. Ce que nous vendons aujourd’hui à ces énormes industriels de l’agroalimentaire, c’est notre empreinte mondiale, qui s’est bien construite sur notre travail de tous les jours dans ces pays.

Et aujourd’hui, il me semble logique de vendre cette empreinte et de permettre à ces industriels de se développer partout où nous sommes présents. Donc, pour nous aujourd’hui, il n’y a pas de disproportion sur nos prestations commerciales. On ne vend pas ces prestations commerciales, on les négocie avec des industriels qui après décident de les acheter. Nous sommes sur une négociation de gré à gré. Nous avons en face de nous des industriels qui sont tout à fait en droit de les refuser. Nous sommes bien dans une négociation de gré à gré. Les industriels qui travaillent avec nous acceptent de payer ces services.

La donnée n’est pas la même pour tous. Vous avez des niveaux de données – on pourra vous l’expliquer à huis clos – qui n’ont pas la même valeur, et qui sont négociés partie par partie.

Dernier point, l’ensemble de nos valeurs négociées repartent dans chaque pays, et peuvent être constructeur du seuil de revente à perte (SRP) de chaque pays. Il n’y a pas de prélèvement sur marge. Cet argent repart dans nos magasins ou repart dans nos pays et peut être constructeur du prix d’achat ou du prix de vente.

Mme Cendra Motin, Vice-Présidente. Vous venez de nous déclarer que finalement, n’importe quel industriel peut aller vendre directement ses produits dans n’importe quel pays à Carrefour – parce que c’est le seul qui est à l’international, Système U ne l’est pas vraiment encore – sans passer par vous. Et pourtant, quand on reçoit la Direction d’Envergure, on nous explique très clairement que pour 70 grands industriels dans l’agroalimentaire et 12 dans le non-alimentaire – si j’ai bonne mémoire – ils ne passent que par vous, et il est hors de question qu’ils aient des négociations uniquement nationales.

Donc, je suis surprise de votre déclaration, parce qu’en réalité dans la structure, Envergure notamment nous explique qu’ils ont besoin d’avoir une structure internationale pour peser face à de grands industriels internationaux, et donc dans la structure même du Groupe Carrefour. La porte est fermée d’office aux industriels.

Je suis assez étonnée de votre déclaration. J’aimerais que vous nous expliquiez clairement – puisque vous êtes un ancien de chez Carrefour – comment cette soi-disant liberté qui est laissée aux centrales françaises s’exerce dans le groupe Carrefour ?

M. Éric Dubouchet. Je suis très étonné des déclarations. J’ai suivi l’audition d’Envergure et je ne crois pas avoir entendu qu’ils aient dit cela. Mais ce que je peux vous confirmer – et j’ai prêté serment – c’est que je n’ai eu aucun rapport, aucune communication – directe ou indirecte – sous quelque forme que ce soit avec les gens d’Envergure.

Ensuite, le périmètre qui concerne l’accord C.W.T – et donc commun avec l’enseigne Système U – a fait l’objet de discussions. Mes équipes ont rencontré les industriels et leur ont proposé d’étendre les services sur un périmètre supplémentaire. Je ne donnerai pas de chiffres, je ne commenterai pas, cela fait aussi partie des stratégies commerciales. Vous aurez le détail. Je peux juste confirmer sous serment que des discussions sont encore en cours. Certains nous ont dit qu’ils n’étaient pas intéressés et ils continuent à travailler chez Carrefour.

M. Sylvain Ferry. Pour être très clair, nous ne sommes pas coordonnés avec Envergure, nous ne menons pas de négociations, avec un tour obligatoire chez C.W.T. et un tour obligatoire chez Envergure. Nous n’avons pas de rôle de péage sur Envergure ou sur les pays Carrefour. Nous ne sommes pas un droit d’entrée obligatoire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. À qui remontez-vous l’information quand un industriel ne souhaite pas collaborer avec vous au niveau international ? Quand il y a une difficulté à signer avec cet industriel, à qui remontez-vous l’information aujourd’hui ?

M. Éric Dubouchet. Les seuls contacts de C.W.T. sont avec les pays intégrés de Carrefour ou les équipes globales de Tesco, par exemple. Puisque ces décisions se font ensemble. On communique, mais très sincèrement on communique peu sur la période de discussion en définition des services, parce que c’est un peu le jeu de la négociation de gré à gré. En général cela se passe comme cela : l’industriel qui challenge beaucoup les services ne va pas avoir tendance à nous en demander beaucoup, Et évidemment, ce sera toujours trop cher pour lui. C’est là que s’installe une discussion au sujet de ce que nous pensons être le juste prix du nombre de services qu’on est en capacité de réaliser. C’est important. On ne vend pas la lune. Cela ne se fait pas, parce que de toute façon on n’est pas payé.

Par contre, au niveau de la communication, il y a un suivi régulier uniquement avec des sociétés dans les pays du groupe ou un représentant d’un partenaire. Cela va être sur la nature des services, le nombre à faire. On va s’assurer avec l’équipe d’industriels en pays qu’il va y avoir des rencontres, et comme on intervient souvent en amont, les équipes commerciales dans les pays connaissent un cadre clair, ils savent exactement le nombre de contreparties et la nature, le type qu’ils ont à mettre en place. Ils discutent des modalités de détails pour que ce soit adapté aux attentes des consommateurs, aussi bien brésiliens que taïwanais, ou belges. Ensuite, on suit en communication mensuelle l’état d’avancée des réalisations avec l’industriel.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce que vous pouvez nous expliquer exactement, que je comprenne bien la mécanique : aujourd’hui quand un industriel ne souhaite pas signer, qui – vous ou M. Ferry – appelez-vous exactement ? Quelle est la personne que vous appelez ? Le numéro de téléphone que vous composez pour dire : là, l’industriel « X » ne souhaite pas collaborer avec nous. Vous appelez qui exactement ? Le nom.

M. Sylvain Ferry. Aujourd’hui, sur la partie CWT – on va dire Carrefour – qu’un industriel ne souhaite pas collaborer ou ne veuille pas payer un service, de par notre antériorité et le type de service que l’on vend, c’est quelque chose qui arrive rarement.

Si nous avons un reporting à faire sur la commercialisation des services que nous faisons chez Carrefour, nous téléphonons au Directeur « marchandises » Carrefour. Mais je n’ai pas d’exemple à vous citer aujourd’hui de ce type de problématique.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Que l’on comprenne bien – nous ne sommes que de simples parlementaires – un Directeur « marchandises », quel est son rôle aujourd’hui chez Carrefour ?

M. Sylvain Ferry. Son rôle principal est de créer les conditions pour que chaque enseigne puisse développer du chiffre d’affaires dans le pays où elle se trouve.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Donc, un Directeur « marchandises », c’est quelqu’un qui fait en sorte que le produit soit acheté pour qu’on puisse faire du business au niveau des magasins Carrefour. Et il est en responsabilité des achats.

M. Sylvain Ferry. Il est en responsabilité des achats. Sur des périmètres différents, puisque nous avons dans certains cas des alliances. Mais oui il est en responsabilité des achats de produits et de la création de la dynamique commerciale dans ses magasins dans son pays.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Si je fais un petit résumé, si un industriel ne veut pas signer avec vous, vous prenez votre téléphone, vous appelez le Directeur « marchandises » – donc celui qui est en charge des achats sur le territoire français – et vous lui dites que l’industriel ne veut pas signer. Vous l’informez qu’il y a un problème avec l’industriel sur le partenariat que vous souhaitiez créer au niveau international. C’est bien cela ?

M. Sylvain Ferry. Aujourd’hui, ce cas n’existe pas à date. Nous avons nos contrats qui sont pérennes et qui existent depuis maintenant entre 5 et 20 ans, ou 30 ans. Donc, aujourd’hui je n’ai pas de cas où j’ai eu besoin d’appeler un Directeur « marchandises ».

Mais ce n’est pas moi qui vais l’appeler pour lui présenter une problématique. Parce que nous vendons des prestations commerciales qui nous sont léguées par nos pays, et nous vendons des prestations commerciales globales à des gros industriels. C’est plutôt le Directeur « marchandises » qui veut savoir exactement où nous en sommes dans l’application des contrats et des contreparties. Puisque les contreparties qui sont délivrées par les pays doivent être réalisées pour être rémunérées. C’est normal, chaque service doit être réalisé.

Donc, nous n’avons pas cet échange qui amènerait un Directeur marchandises à prendre des décisions. Il s’agit plutôt d’un échange entre deux collègues d’une même société qui discutent de l’avancée de la création de leurs prestations de service.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous admettez quand même qu’avec le discours que vous avez eu tout à l’heure sur le mode « sas imperméable », on est en droit de se poser des questions. Parce que c’est ce qui nous a été remonté par certains industriels, qu’ils ont des informations, que de temps en temps c’est un peu compliqué, que les relations peuvent se tendre. C’est normal, c’est une négociation, il y en a toujours un qui n’est pas content. Même si à la fin tout le monde doit l’être. C’est le principe du business. Mais effectivement, il y a parfois un peu le pied sur le frein au niveau France, parce qu’on est en train de finaliser une négociation. C’est peu compliqué. Il y a des échanges entre le Directeur « marchandises » et vous, le Directeur « marques nationales », et vous Monsieur le Directeur général.

C’est ce que nous essayons de comprendre. Il faut que l’on avance tous dans le même sens.

Est-ce que c’est ce que je dois comprendre aujourd’hui ?

M. Sylvain Ferry. Si on prend le cas spécifique de la France. Pour être très transparent avec vous – et c’est le but de ces échanges – nous n’avons pas terminé nos négociations annuelles, bisannuelles ou triennales. Nous n’avons pas terminé nos négociations. Nos négociations sont complètement en parallèle des négociations France, portées par Envergure ou par Carrefour. Il n’y a pas d’échanges sur ces sujets-là qui amèneraient à freiner une négociation dans un pays, à entraîner un déréférencement ou une action dans un pays. Nous sommes en parallèle des négociations, nous n’avons pas les mêmes timings.

Et pour le cas très spécifique de « U », je peux parler en pleine transparence, nous n’avons pas fini nos négociations. Nous pourrons échanger sur les chiffres avec vous. Nous préférons le faire à huis clos, puisque comme vous l’avez compris, nous commercialisons des services.

Mme Cendra Motin, Vice-Présidente. Puisque vous abordez la question de Système U, vous nous avez dit que les collaborateurs de C.W.T. étaient tous issus de chez Carrefour. Beaucoup d’industriels se posent des questions sur de possibles connaissances qui pourraient s’échanger sur les conditions tarifaires. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que vous avez mis en place pour que cela ne soit pas le cas.

M. Éric Dubouchet. Je peux confirmer qu’à mon niveau - à ma connaissance - il n’y a aucun échange de contrat commercial, de conditions ou autre. Je vais parler de Tesco surtout, puisque nous avons décidé d’avoir une alliance qui nous permet ensemble de créer de la valeur. L’ensemble des objectifs de développement de chiffre d’affaires, de définition de services et la capacité de Tesco à mettre en place des services une fois qu’on en a expliqué la nature, c’est géré par un code couleur et des gaps, et ce qu’ils appellent une clean team, et nous n’avons pas accès aux conditions respectives par exemple.

Concernant U qui nous sous-traite la vente de ses services, nous ne communiquons absolument aucun détail, aucune information sur les taux, sur ce qui est négocié pour eux.

M. Sylvain Ferry. Nos équipes salariées de C.W.T. ont des clauses de non-concurrence, donc elles ont une antériorité. Ce sont des salariés de Carrefour, donc présents chez Carrefour en moyenne depuis plus de dix ans et présents chez C.W.T. depuis plus de six ans. Elles ont des clauses de non-concurrence qui font que juridiquement, on se met d’accord pour qu’elles ne puissent pas retravailler chez un de nos concurrents. Parce qu’effectivement elles savent ce qu’elles savent.

Ensuite, on a mis un ensemble de procédures et de démarches qui fait qu’aujourd’hui quand on travaille pour le compte de la société « U », cette dernière ne connaît pas les taux négociés pour son groupe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quand un industriel qui est « invité » chez C.W.T. a une croissance plus élevée que prévu – et tant mieux pour lui, peut-être que vous avez bien travaillé et que le partenariat était bon – est-ce qu’aujourd’hui il y a des taux qui sont annexés à cette croissance ? Si la croissance est plus forte que prévu, est-ce que C.W.T. revient à la charge en demandant un complément de participation par rapport au service fourni et à la croissance de cette entreprise ?

M. Éric Dubouchet. Il y a deux questions. La première réponse est oui. On ne le prévoit pas dans tous les contrats. Si vous voulez on pourra regarder dans le détail ensuite. Mais cela peut en effet arriver que les contrats prévoient une ambition de croissance et que ce soit rémunéré si c’est dépassé. Et non, après coup, on ne « réouvre » pas les contrats, en se disant que finalement on a fait beaucoup plus que prévu donc on va renégocier le contrat. Il est conclu, il est signé. On ne « réouvre » pas.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. C’est extrêmement important ce que vous venez de dire. Tout à l’heure, on parlait de service. Il y a une prestation. Il y a une facture. Là, vous me dites qu’il y a eu une prestation. Donc, il y a eu une facture. Mais parce que la prestation a bien fonctionné, vous prenez une marge supplémentaire. Vous voyez, quand je vous amène depuis tout à l’heure à m’expliquer ce que c’est que cette disproportion, je pense qu’on est en plein dedans. Moi, j’appelle cela une marge arrière. Et je tiens à rappeler qu’aujourd’hui la marge arrière en France – même si c’est du gré à gré, même si c’est contractuel – est interdite.

Maintenant, peut-être que je comprends mieux pourquoi l’entreprise C.W.T. est basée en Suisse ! Peut-être que le droit suisse n’a pas les mêmes valeurs que nous. Vous nous dites quand même : je donne un conseil à une entreprise. Ce conseil est bon, puisqu’elle fait une croissance plus forte. Et parce que le conseil est bon et que la croissance est plus forte, je vais lui prendre « x % » en plus. Je suis désolé, mais moi, j’appelle cela de la marge arrière. Ou alors il faut m’expliquer ce qu’il y a comme service en plus dans ces « x % » supplémentaires que vous lui demandez.

M. Sylvain Ferry. CWT commercialise effectivement des prestations commerciales globales qui sont mises en place chez les industriels globaux dans le monde entier. Dans certains cas – assez rares – les industriels décident de signer et de contractualiser avec nous – on est bien sur quelque chose qui est contractualisé – ce qu’on appelle des grilles de croissance, objectivées sur un dépassement du chiffre d’affaires qui était prévu avec eux.

Ces grilles de croissance sont très rarement signées aujourd’hui avec les industriels et sont rémunérées, parce que l’industriel considère qu’il va mettre avec nous au niveau global une dynamique globale qui l’amènera à dépasser ses objectifs en termes de chiffre d’affaires.

Dans ce cas-là, dans une partie infime de nos contrats et sur un taux infime, nous avons – si nous dépassons une croissance de chiffre d’affaires et la valeur attendue par l’industriel – une rémunération supplémentaire qui est contractualisée. Elle est prévue dans le contrat. Ce n’est absolument pas une démarche de la volonté de Carrefour, c’est une démarche qui est dans la négociation avec l’industriel. L’industriel nous propose de mettre en place cette grille de croissance parce qu’il pense que l’ensemble des prestations commerciales qu’on va lui apporter peuvent l’amener à dégager encore plus de valeur au niveau monde. Et donc cette grille de croissance est le résultat d’une réussite plus forte des prestations commerciales vendues par CWT.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Tout à l’heure, vous nous avez dit que les négociations n’étaient pas finies. J’ai une question : depuis quand des négociations sont-elles en cours ? Quand s’arrêteront-elles ? S’arrêteront-elles un jour au final ?

En France, nous devons arrêter les négociations au 1er mars. C’est vrai que vous êtes en Suisse, et je ne suis pas un adepte du droit suisse. Mais aujourd’hui pour vous c’est un avantage d’être en Suisse puisque de toute façon les négociations peuvent toujours continuer. Il n’y a pas de frein. Depuis quand les négociations ont commencé ? Quand est ce qu’elles s’arrêtent ?

M. Éric Dubouchet. De manière générale, les négociations pour une année N+1 démarrent vers la mi-mars et se terminent fin juin. Comme vous l’avez rappelé, effectivement nous n’avons pas un enjeu de date, mais nous essayons d’avoir fini avant l’été. De cette façon, à la rentrée, les industriels peuvent avoir une vision pour l’année suivante au moment où ils vont aller rencontrer les différents pays.

Dans le cas particulier de nos partenaires U et Tesco, nous avons démarré les négociations à l’issue des délais réglementaires, en fin d’année dernière. La majorité des contrats sont conclus. Nous sommes restés vagues, comme c’est une séance publique. Nous sommes écoutés sur le fait que les renégociations étaient en cours. Je préférerais détailler plus dans le détail à huis clos pour vous donner précisément l’état des négociations (ce qui est conclu, non conclu, les négociations en cours…).

M. Sylvain Ferry. Il n’y a pas d’intention d’éviter la loi ou autre de la part de Carrefour. Nous sommes implantés à « CWT-PWT » depuis 1991. Vous savez comme moi que la loi française qui encadre les négociations commerciales a changé plus d’une fois depuis 1991. Nous n’avons pas créé notre entité pour, elle était créée bien avant que les lois évoluent telles qu’elles ont évolué. PWT a été créée avant la loi « Galland », qui a déjà disparu. Aujourd’hui on est EGAlim, Il y a eu LME avant, il y a eu les accords « Sarkozy », « Dutreil », etc.

Il n’y a pas une volonté de créer une structure qui échappe à une quelconque loi. Il y a simplement le fait que nous nous adressons à des industriels majeurs qui veulent négocier avec nous des services que nous considérons avoir une valeur ajoutée forte. Et comme toute négociation, elle peut durer plus ou moins longtemps.

Par ailleurs, même en France, on a encore le droit aujourd’hui de par les lois de vendre des têtes de gondole (TG), de la data ou des catalogues. Donc finalement, même en France, ce système de vente de prestations commerciales existe toujours et reste toujours légal. Je ne suis pas expert de la loi française, mais d’après moi ce système de vente de prestations commerciales existe toujours aujourd’hui.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sauf que concernant ce système de vente et de prestations commerciales – qui sont l’anniversaire du magasin, les 50 ans de l’enseigne etc. – ces prestations sont calibrées avec un chiffre d’affaires à atteindre avec une prestation en dur. Parce qu’aujourd’hui ce qui vous est demandé sur la disproportion des services, cela concerne justement le fait que vous demandez un pourcentage du chiffre d’affaires pour une prestation. Et peu importe la prestation et s’il y a évolution du chiffre d’affaires. Vous prenez en plus un complément. Vous voyez la différence entre une négociation locale et une négociation européenne ? Voilà l’enjeu de cette journée, de cette Commission d’enquête, avec vous puisque vous êtes au niveau européen.

M. Sylvain Ferry. Nos prestations sont un peu l’équivalent d’un plan d’affaires pays mais elles sont au niveau européen. Elles sont factuelles, elles existent. Ce n’est pas du vent, elles existent, tout comme une prestation pays. Donc, pour nous, elles ont la même valeur à un niveau mondial, elles rentrent dans le même schéma que ce que vous décrivez sur un anniversaire magasin ou autre. Mais elles ont un niveau mondial, elles permettent d’animer une marque au niveau mondial. Pour nous cela a une valeur non disproportionnée par rapport à ce que nous demandons aujourd’hui.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Expliquez-moi le rôle de C.W.T en France sur le plan professionnel. Je comprends le rôle d’Envergure, je comprends le rôle de la maison-mère qui va faire un plan promo. Mais expliquez-moi le rôle de C.W.T en France à ce moment-là, puisque vous prenez un pourcentage du chiffre d’affaires français. Quel est le rôle de C.W.T. sur le plan promotionnel ? Est-ce vous, C.W.T, qui envoyez des prospectus indiquant les promotions ? Ce n’est pas vous. Donc quel est le rôle de C.W.T. sur le volet promotionnel ? Vous dites que c’est un service comme une tête de gondole.

M. Sylvain Ferry. Nous n’avons pas de rôle promotionnel d’un pays. Nous avons un rôle sur l’activation – cela peut se rapprocher parfois d’une promotion – d’une marque mondiale au niveau monde. Admettons qu’une société veuille absolument créer une opération mondiale avec une TG ou une allée centrale au même moment dans tous les magasins dans le monde. C’est une prestation que commercialise C.W.T. Nous pouvons le faire au même moment dans le monde entier, puisque nous sommes présents en tant qu’enseigne dans 30 pays et dans 12 000 magasins. C’est une prestation que peut vendre C.W.T. L’industriel n’arriverait absolument pas à le coordonner tout seul sur 30 pays et 12 000 magasins.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et donc pour cela, pour les autres pays, vous lui demandez un pourcentage de son chiffre d’affaires Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) français.

M. Sylvain Ferry. On ne demande pas spécifiquement un pourcentage du chiffre d’affaires français. On demande un pourcentage du chiffre d’affaires monde de Carrefour.

M. le président Thierry Benoît. Je voudrais aborder le sujet de vos relations avec les autorités administratives de contrôle (Autorité de la concurrence, DGCCRF). Votre organisation existe depuis plusieurs dizaines d’années. Est-ce qu’elle a fait l’objet de contrôles, et par qui ?

M. Éric Dubouchet. La structure que je dirige a effectivement une trentaine d’années. Je la dirige depuis 1 an et j’y suis depuis 3-4 ans. Sur les 3-4 dernières années, à ma connaissance, il n’y en a pas eu. Je ne peux pas vous répondre sur ce qu’il s’est passé avant.

Par contre, nous sommes 100 % Carrefour. Carrefour World Trade est une entreprise légaliste. On respecte les lois. Par exemple, quand on fait une alliance, on dépose un dossier au droit de la concurrence, on le notifie, on respecte les délais légaux avant de démarrer les discussions. C’est important de le préciser.

Évidemment, les comptes sociaux sont audités par des organismes extérieurs. On se soumet au droit suisse, dont je ne suis pas expert mais qui est un droit sérieux et légaliste aussi. Et ensuite, l’ensemble des rémunérations versées dans les pays sont traitées par les pays et suivent les réglementations de chaque pays. Par exemple au Brésil, la réglementation sur la fiscalité est très précise. L’année dernière, il y a eu une enquête, un audit, par le procureur de la République italienne sur le sujet des rémunérations internationales. On s’y soumet.

Nous avons une clause de confidentialité dans les accords. C’est ce qui fait que je ne suis pas très à l’aise avec le fait de parler de beaucoup de choses ici. Parce que justement, c’est la force de C.W.T. depuis 30 ans, de ne pas avoir cette collusion. C’est exigé par les industriels. Je crois que nous sommes reconnus pour cette force de ne jamais avoir pris des partenaires qui viennent et qui repartent. Par contre, nous avons une obligation dans nos contrats, on s’oblige à respecter toute demande légale officielle de gouvernement dans l’ensemble des pays où nous travaillons pour y répondre de façon transparente.

M. le président Thierry Benoît. Donc, nous sommes bien d’accord qu’en 30 ans, une organisation comme la vôtre a beaucoup évolué, y compris sur les masses financières qu’elle manipule ou qui sont concernées. Certains industriels décrivent les relations commerciales avec des organismes comme les vôtres, comme très tendues par le biais d’un rapport de force. Certains ont même parlé de pratiques abusives, déloyales. L’Autorité de la Concurrence dans les 3-4 ans n’est pas allée vous voir. La DGCCRF n’est pas allée vous voir. Les services fiscaux ne s’intéressent pas à ce que vous faites. La Commission d’examen des pratiques commerciales ne vous regarde pas non plus.

Finalement, la vie est belle ! Parce que quand on connaît un peu ce qui se passe en France, y compris pour les multinationales en termes de suivi, en termes de contrôle, en termes de pratiques, en termes d’exigence, en termes de rigueur... On s’intéresse beaucoup aux producteurs, et il y a un bon nombre de membres de la commission d’enquête qui s’intéresse au travail des agriculteurs, producteurs, parce qu’il y a des denrées alimentaires. Donc, je suis très étonné que vous – compte tenu des enjeux, des masses financières – vous ne soyez pas soumis à des visites, à des contrôles réguliers, à des demandes de rapports, de comptes rendus sur l’exercice de votre métier, y compris sur sa définition juridique.

M. Éric Dubouchet. Difficile de commenter. La seule chose que je peux dire, c’est que si l’on devait s’y soumettre, on s’y soumettrait. Je n’ai pas de problème avec cela.

M. le président Thierry Benoît. Mais il y a un souci sans doute aussi lié au fait que votre centrale soit hébergée à Genève, parce que cela occulte, cela empêche l’ensemble des organismes que j’ai cités. Y compris, je présume, les autorités de la concurrence européenne qui ne s’intéressent pas à vos pratiques ou si peu.

Il n’y a que les empêcheurs de tourner en rond comme les députés français qui ont eu l’idée de créer une commission d’enquête pour vous auditionner, et qui commencent un peu à tourner le projecteur vers vos organisations, c’est-à-dire vers les centrales internationales, et à s’intéresser un peu à vos pratiques. À partir du moment où on a mis le projecteur, peut-être qu’on peut imaginer qu’avec le temps, il y aura des réponses qui seront apportées à un certain nombre de questions que les partenaires sont en train de se poser.

M. Sylvain Ferry. Carrefour est une industrie française et mondiale qui porte des valeurs, et l’ensemble des salariés de Carrefour respecte ces valeurs. Donc, qu’il y ait une pression juridique ou pas, nos valeurs sont le respect de la personne et des entités avec lesquelles nous travaillons et c’est quelque chose qui est très fortement inscrit dans nos gènes. Éric et moi sommes tous les deux d’anciens salariés de Carrefour, et nous respectons ces valeurs à la lettre.

Deuxième point, de mémoire, la loi de commerce est une loi de police en France. Donc, nous pouvons être soumis au même titre qu’une entité de négociation à des demandes de la part de la DGCCRF ou d’autres organismes de contrôle. Ce qui est le cas actuellement. Nous n’évitons pas l’aspect juridique des choses, puisque le droit commercial est un droit de police, et que l’ensemble de ce que nous négocions avec nos industriels repart dans le pays France. Nous sommes soumis juridiquement au même type de demandes. Je réitère le fait que si aujourd’hui, nous, Carrefour, sommes en Suisse, ce n’est absolument pas pour éviter ou le droit fiscal ou le droit juridique. C’est une histoire qui part de Promodès, qui passe par Carrefour qui s’est installé en Suisse et qui a hébergé le siège social à C.W.T. C’est une histoire qui parle d’industriels qui sont mondiaux. Certains installés en Suisse, premier industriel des produits de grande consommation. Et donc qui parle de praticité pour un ensemble d’industriels qui viennent nous voir, puisque l’on est à côté de l’aéroport. Nous ne sommes pas là pour éviter ni un droit fiscal ni un droit juridique !

M. le président Thierry Benoît. Mais dans l’exercice de votre fonction, vous reconnaissez qu’à ce jour, ni l’Autorité de la concurrence, ni la DGCCRF, ni les services fiscaux ne se sont intéressés à vos activités ?

M. Sylvain Ferry. Je n’ai pas d’information dans ce sens. Mais je propose d’en parler avec nos services juridiques et je vous amènerai l’ensemble des contrôles qui peuvent toucher notre entreprise.

M. le président Thierry Benoît. Et vous Monsieur Dubouchet ?

M. Éric Dubouchet. Je tiens juste à préciser que les récents partenariats ont fait l’objet de notification auprès des autorités, et que les enquêtes sont en cours.

M. le président Thierry Benoît. Et vous confirmez ne pas avoir eu de contacts ou de sollicitations de la part de l’Autorité de la concurrence, la DGCCRF, ou les services fiscaux, depuis votre arrivée ?

M. Éric Dubouchet. Directement à Genève, non.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Que l’on soit d’accord ou pas, je tenais quand même à vous remercier de vous être déplacés depuis une centrale basée dans un pays non-membre de l’Union européenne, la Suisse. Il faut quand même vous féliciter d’être venus.

Je voulais savoir quelles sont vos relations aujourd’hui avec la Direction générale du groupe Carrefour. Est-ce que vous avez été en relation depuis que la Commission d’enquête a été créée avec le Président directeur général, M. Bompard, ou avec le cabinet de M. Bompard pour échanger sur ce qui est dit dans cette commission d’enquête ? Est-ce que l’un de vous deux a eu un contact avec le Président.

M. Éric Dubouchet. Je n’ai eu aucun contact direct avec le Président directeur général, M. Bompard, ni son cabinet.

M. Sylvain Ferry. Moi non plus.

M. le président Thierry Benoît. Nous passons maintenant au huis clos.

(L’audition se poursuit à huis clos à compter de onze heures quarante et s’achève à midi.)

 

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79.   Audition, ouverte à la presse, de M. Gwenn Van Ooteghem, directeur des achats marques nationales Intermarché

(Séance du mardi 9 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures dix.

Monsieur le président Thierry Benoît. Bonjour à toutes et à tous. Nous poursuivons nos travaux d’audition par la Commission d’enquête parlementaire, et nous accueillons cet après-midi M. Gwenn van Ooteghem, Directeur des achats marques nationales Intermarché.

Je suis accompagné de M. Grégory Besson-Moreau, le Rapporteur de la Commission d’enquête, et des membres de la Commission. Nous allons pouvoir procéder aux échanges et questions.

Au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Monsieur Gwenn van Ooteghem, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

M. Gwenn van Ooteghem, Directeur des achats marques nationales Intermarché. « Je le jure ».

Monsieur le président Thierry Benoît. Nous sommes en audition publique ouverte à la presse, et si la nature de nos échanges le nécessite, nous pourrons organiser le huis clos. Les échanges qui relèveraient, le cas échéant, d’une séquence à huis clos seront consignés, et ne figureront pas dans le rapport final rédigé par M. le Rapporteur.

Monsieur le Directeur, vous avez la parole.

M. Gwenn van Ooteghem. Il me paraît important de souligner qu’Intermarché dispose d’une seule centrale d’achat nationale en France, que je représente ce soir en tant que Directeur des achats marques nationales.

J’aimerais d’abord vous apporter quelques précisions sur cette Direction des achats marques nationales. Sont exclus du périmètre des négociations de cette Direction les produits traditionnels ainsi qu’une grande partie des achats non-alimentaires. Nous sommes organisés en quatre départements regroupant les différents marchés : l’épicerie et le DPH, qui comporte la droguerie, la parfumerie et l’hygiène, mais aussi le frais et les liquides.

Nos acheteurs et nos acheteuses ont en moyenne 30 ans. Les équipes sont majoritairement composées de femmes. Les acheteurs ont en moyenne trois ans d’expérience dans la fonction achat et une forte orientation sur le client et le développement catégoriel.

Car nos priorités sont claires : développer nos parts de marché. Notre portefeuille global d’activité est composé de plus ou moins 500 fournisseurs. Notre part de marché est d’un peu plus de 14 %. Nous revendiquons donc le statut de petit client pour nos fournisseurs.

Notre politique d’achat – mes dirigeants en ont parlé hier – repose sur le discernement. Et il y a deux axes de discernement pour nous.

Un premier niveau : il faut avoir des politiques d’achat différentes pour les petites et moyennes entreprises (PME), les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les multinationales, afin de préserver l’équilibre de la relation commerciale.

Et le deuxième niveau de cette politique de discernement, c’est le fait qu’il faut avoir des politiques d’achat différentes vis-à-vis des industriels qui fabriquent des produits peu transformés, avec une forte composante de matières premières agricoles françaises.

Je vous propose de parler tout d’abord de notre politique de différenciation. Afin de tenir compte de la réalité des rapports de force dans nos négociations, nous avons segmenté nos approches et nos fournisseurs en trois groupes.

Le premier, ce sont les PME et les très petites entreprises (TPE). Dans le portefeuille de ma Direction, 52 % de nos fournisseurs sont des PME et TPE. Elles sont plus fragiles et méritent une attention accrue. Nous avons donc une politique d’achats spécifiques – en particulier pour les PME françaises – visant à préserver cet équilibre.

Pour les PME françaises, le brief était clair cette année : pas de déflation hors matières premières spéculatives, comme le café par exemple, et des procédures simplifiées pour les dirigeants des PME, notamment pour rencontrer nos dirigeants.

Le deuxième groupe, vous l’avez compris ce sont les ETI, les entreprises de taille intermédiaire. 16 % de nos fournisseurs de la Direction que je représente sont des ETI. Il faut spécifier que les désaccords majeurs avec les ETI sont rares, même s’ils peuvent exister. Les ETI sont en effet bien organisées pour mener les discussions avec nos collaborateurs. Leurs marques sont souvent de notoriété et plébiscitées par nos clients. C’est pourquoi nous n’avons pas de politique d’achat spécifique pour les ETI.

Le dernier groupe, ce sont les multinationales, qui représentent 32 % de nos fournisseurs. Nous négocions avec les représentants des filiales de ces multinationales en France, ou – de plus en plus souvent – avec les représentants de leurs filiales européennes, puisque telle est l’organisation.

Les Directeurs généraux de ces filiales sont en effet de plus en plus souvent en charge de plusieurs pays. Pour certains d’entre eux, la France est donc considérée comme une simple région. Il faut donc relativiser notre poids dans leur business, car vous l’aurez compris, à l’échelle de certaines de ces multinationales, nous passons du statut de petit client à celui de très petit client. Ce qui n’est pas péjoratif, mais c’est une réalité à prendre en compte.

Dans cette configuration, le rapport de force est en faveur des multinationales. D’autant que leur taille s’accroît au fil des acquisitions pour certaines d’entre elles. Ce n’est pas un hasard si tous les distributeurs dans le monde s’organisent pour tenter de peser face aux plus grandes entreprises.

Concernant ces organisations transfrontalières, notre politique d’achat est donc renforcée. Vous le savez, pour tenter de mieux négocier avec ces plus grandes entreprises, nous sommes associés à d’autres distributeurs en Europe pour développer des synergies et des services au travers de l’alliance AgeCore.

Il y a trois aspects sur lesquels nous avons des difficultés à négocier de façon relativement équilibrée avec ces grandes entreprises.

D’abord, évidemment – et c’est quelque chose dont on parle beaucoup, on ne peut pas l’ignorer – c’est la négociation du prix. Chaque année un certain nombre de multinationales nous proposent des hausses de prix parfois démesurées. Cette situation s’aggrave de plus en plus au travers de la technique du Reset Gencod, ou changement d’EAN (European article numbering). Cette technique consiste à légitimer un changement de Gencod sur un produit star, qui se vend beaucoup, le plus souvent grâce à un simple changement de litrage ou de grammage.

La multinationale arrête de livrer son distributeur sur l’ancien Gencod et lui impose de passer commande sur le nouveau. Le problème pour nous, c’est que les hausses sur ces Reset Gencod peuvent aller jusqu’à 40 %. Ce sont souvent des hausses à deux chiffres. Les industriels qui ont de telles pratiques considèrent qu’il ne faut pas intégrer ces Reset Gencod à la négociation tarifaire. Nous considérons au contraire qu’il le faut. Nos principaux achoppements sur la négociation du prix proviennent donc de là.

Nous avons énormément d’exemples de ce type. Sur les trois dernières années, la majorité des multinationales a en effet eu recours à ce type de pratiques. Il me semble que le cas Harrys – même si je ne vais pas le développer ici, puisque nous sommes en séance publique – a quand même été abordé par le Président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Ce cas est éloquent en la matière : des augmentations à deux chiffres alors qu’elles ne semblent pas justifiées, même s’il y a une augmentation qualitative du produit.

Le deuxième point d’achoppement – parce qu’au-delà du prix, il peut y avoir d’autres points d’achoppement avec les plus grandes entreprises – ce sont les accords de gamme. On peut être d’accord sur les prix, mais pas sur les contreparties exigées, qui sont souvent des produits additionnels dans nos rayons. Mais nos linéaires ne sont pas extensibles et nous refusons ces pratiques quand elles sont exagérées, car nous pensons qu’elles concourent à évincer les PME de nos linéaires ou à empêcher d’autres industriels d’entrer sur le marché.

Le troisième élément structurel qui peut illustrer nos difficultés, sans schématiser ni caricaturer : les multinationales peuvent se permettre de faire des choix d’enseigne quitte à se passer d’un ou deux de leurs clients. Et là, nous n’avons toujours pas trouvé la solution. Le cas du leader mondial des colas est de notoriété publique. On peut donc en parler. Cette multinationale commence ses rendez-vous en annonçant qu’elle s’est passée de Leclerc pendant plusieurs mois de sa propre initiative. Elle peut donc faire la même chose en ce qui nous concerne. Cela existe. C’est plus rare, mais il faut en être conscient.

Le deuxième élément de notre politique de discernement est un axe qui concerne cette fois l’ensemble des industriels : les TPE, PME, ETI et les multinationales. On n’exclut personne de cette démarche. Cette politique de discernement consiste à identifier les industriels qui fabriquent des produits peu transformés avec une forte composante de matières premières agricoles françaises. Ceci permet donc de mener des discussions autour de la juste répartition de la valeur et de la prise en compte du prix payé aux producteurs. Nous cherchons également au travers de ces politiques de discernement à mieux prendre en compte les fluctuations des produits agricoles. Nous avons réussi – je crois que vous ne l’ignorez pas – à mener ces politiques sur les produits dérivés.

Et plus récemment, nous avons accompagné en urgence tous les industriels de la filière porc. Tout le monde a vraiment joué le jeu en transparence, nous avons bouclé nos discussions sur la revalorisation en un temps record.

Nous pensons que pour aller plus loin dans ces politiques, nous nous heurtons de la part de certains industriels à un réel manque de clarté, beaucoup d’opacité, et parfois une réelle volonté de faire obstruction à cette démarche. Dès lors, il nous est impossible d’avoir des réponses claires sur la provenance et la proportion de matières premières agricoles françaises dans la fabrication des produits de nos partenaires industriels.

Nous avons également un deuxième axe de difficulté sur ce sujet. Nous avons du mal à avoir une réelle transparence quant aux engagements d’augmentation de rémunération du monde agricole, qui sont pourtant l’argument premier de certaines hausses tarifaires.

Je terminerai mon propos introductif en soulignant que nous avons été l’un des principaux contributeurs à la croissance de nos partenaires industriels en 2018. De notre point de vue, c’est bien cela créer de la valeur. Faire croître le chiffre d’affaires, c’est aussi innover, développer et oser de nouveaux concepts. C’est être à l’écoute du client, lui apporter de nouveaux bénéfices qui répondront à ses nouvelles attentes. Pour nous, la création de valeur ne peut donc se limiter à la simple augmentation des prix.

Monsieur le président Thierry Benoît. Pouvez-vous nous réexpliquer un élément au sujet de la Centrale internationale de négociations ? Intermarché est le distributeur au niveau local. Au niveau international, il y a AgeCore basé à Genève. Il y a aussi – vous me corrigez si je me trompe – Intermarché international qui est basé à Bruxelles. Et vous, vous êtes Directeur des achats marques nationales Intermarché.

Où vous situez-vous dans le dispositif ?

M. Gwenn van Ooteghem. Je suis bien en France, Monsieur le Président. Je suis situé à Tréville, à côté de Bondoufle, au sud de Paris. Je suis en France et ma zone de compétence est la France.

Monsieur le président Thierry Benoît. Mais vous êtes dans le Groupement Les Mousquetaires ?

M. Gwenn van Ooteghem. Je suis rattaché à Claude Genetay que vous avez vu hier, et à Thierry Cotillard.

Monsieur le président Thierry Benoît. Donc, vous êtes sous leur responsabilité ? Ou vous êtes leur collaborateur, leur coéquipier ?

M. Gwenn van Ooteghem. Mon manager est le Directeur général, donc Claude Genetay.

Monsieur le président Thierry Benoît. Nous les avons reçus en audition. Cela nous permet de comprendre.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous avez dit que la politique du groupe Intermarché, c’est une seule politique pour les PME : pas de déflation. Par conséquent, flat ou inflation pour les PME. Cela veut donc dire une seule politique pour les ETI et pour les multinationales : c’est de la déflation.

Est-ce qu’aujourd’hui le mot d’ordre du groupe Intermarché sur ces ETI et multinationales est : on doit aller chercher de la déflation, du prix bas, là où on peut en trouver ?

Ensuite, vous dites que 32 % de vos fournisseurs sont des multinationales. Ce sont 32 % par rapport à des noms d’entreprises ou cela représente le volume ou le chiffre d’affaires ? Que représentent en chiffre d’affaires, en volume, ces multinationales ?

M. Gwenn van Ooteghem. Ces 32 % correspondent effectivement à un nombre de fournisseurs sur le total du portefeuille d’activité. Et le chiffre d’affaires des multinationales représente pour nous environ 85-87 % du portefeuille, sur le périmètre de ma Direction. Puisqu’effectivement on met de côté la Direction produits frais transformés, le non-alimentaire et toute la marque de distributeur (MDD) avec lesquels on travaille aussi avec des fournisseurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et la politique de déflation ?

M. Gwenn van Ooteghem. Il n’y a pas de politique systématique de déflation. Nous valorisons nos demandes sur la partie « plans d’affaires » avant tout. C’est ce que je vous ai dit, nous sommes très orientés sur le développement du chiffre. Et donc, effectivement, nous avons des services concrets, du référentiel, des entrées de produits, du travail sur les gammes, mais aussi sur les prospectus. Mais il n’y a pas que ça. Nous valorisons effectivement le développement du chiffre d’affaires que nous sommes en mesure de proposer à nos industriels. Et puis il y a aussi évidemment la composante du tarif du fournisseur que nous étudions afin de savoir où nous allons avec eux.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce n’est pas la question que je vous posais.

Apparemment pour vous les PME ne représentent que 13 % du chiffre d’affaires. Je pense que sur ces 13 %, on peut encore retirer les MDD et les alliances locales. En gros, une PME, c’est 5 %, puisque les alliances locales représentent pour vous en fonction des magasins entre 0,7 et 2 %. J’ai assisté à plusieurs auditions, je commence à connaître les chiffres. Au final, les PME ne représentent pas grand-chose. Le plus gros, ce sont les multinationales. Donc, vous nous dites qu’une seule politique pour les PME, ce n’est pas une déflation. Quand j’entends cela, je me dis qu’une seule politique pour les multinationales, c’est de la déflation. C’est cela ma question.

M. Gwenn van Ooteghem. Je me suis peut-être mal exprimé. Je vais répondre à votre question, rassurez-vous. Je pense qu’il y a deux variables à prendre en compte dans la relation commerciale que nous pouvons avoir avec un fournisseur.

D’abord, il y a le nombre. Effectivement, le nombre de PME chez nous, c’est quasiment 260-270, c’est-à-dire que nous avons une relation avec 270 industriels qui sont plus petits. Sur les multinationales, nous sommes à 156.

Donc, au-delà du chiffre d’affaires, il faut quand même compter le nombre dans la relation commerciale. Ce ne sont pas juste les chiffres d’affaires.

Ensuite, nous n’avons pas d’objectif de déflation systématique avec les autres entreprises, hors PME-TPE. Cela dépend en effet de la variation de la matière première. Il y a des très grands groupes industriels qui transforment des produits laitiers. On l’a vu aussi sur les produits dérivés du porc. Il y a Herta notamment pour ne citer que lui.

Quand c’est nécessaire, notre politique de discernement inclut l’ensemble des typologies. C’est pour cela qu’il y a une politique d’encadrement de la relation commerciale. On fait attention concernant la typologie de fournisseurs. Mais quand il s’agit de fournisseurs leaders dans le monde sur leurs marchés, mais que cela concerne le monde agricole français, c’est quelque chose de plus transversal.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sur ces 32 % du nombre de clients qui représentent 87 % de votre business, combien en pourcentage ont été signés en déflation depuis les dernières années ? Prenons l’exemple de 2018. Quel est le pourcentage de déflation ?

M. Gwenn van Ooteghem. Je n’ai pas les chiffres précis en tête, parce que nous regardons ces chiffres sur l’ensemble du portefeuille d’activités. Sur l’ensemble du portefeuille d’activités, nous sommes à 50/50. Sur les multinationales, nous sommes au-delà de 50 % sur la déflation. Je pense que nous devons être à 60/40.

Il y a deux manières de regarder cette notion de déflation. Je sais qu’on vous a exposé les descentes : « 1 net », « 2 net », « 3 net », « 4 net », « 5 net », qui sont des indices qui veulent dire quelque chose.

Concernant le chiffre d’affaires in fine développé, même en « 3 net » ou « 5 net ». Par rapport au chiffre d’affaires des années précédentes  –en l’occurrence 2018 – je pense que nous aurons moins de dossiers en déflation. Il y a des chiffres d’affaires qui sont développés chez nous. Nous sommes sur les multinationales à environ +8 % en 3 ans.

Donc, il y a deux façons de dire les choses. J’ai répondu sur la partie indice qui est vraiment très spécifique à notre métier.

M. Hervé Pellois, Député. J’ai eu le chiffre hier de 71 multinationales. Vous nous parlez de 156 multinationales, de 32 % et de 270 PME. Je n’arrive pas à m’y retrouver. Est-ce que vous pouvez me dire combien de multinationales représentent ces 32 % ?

M. Gwenn van Ooteghem. Nous avons effectivement 156 multinationales. Mais pour les entreprises les plus importantes, en termes de présence dans le monde entier et de chiffre d’affaires, il y en a 71 qui font l’objet d’une négociation internationale. Donc, tous les critères ne sont pas réunis pour que les négociations se fassent sur la centrale de service internationale sur les 156 multinationales.

M. Hervé Pellois. Et sur ces 156 multinationales et ces 270 PME, combien touchent uniquement à l’agroalimentaire ? J’essaye de distinguer celles qui sont liées au monde agricole, qui sont quand même celles qui sont le plus en souffrance.

M. Gwenn van Ooteghem. Nous devrions faire un exercice, je suis d’accord avec vous. Nous le faisons de façon empirique, mais nous devrions faire l’exercice. Pas sur les multinationales, parce que je pense que c’est transversal à l’ensemble des fournisseurs.

On n’a pas de mal à parler des produits très peu transformés. Quand on a des produits hyper transformés, c’est plus compliqué. Ce sont par exemple les marchés laitiers, le porc. Ce sont les produits peu transformés. Ou les filières « Volailles », les choses comme cela.

Une autre difficulté, c’est qu’on a du mal à entrer dans le détail avec un certain nombre d’industriels  –et là, ça ne touche pas que les multinationales – parce qu’on ne sait pas quelle est la composante réelle de la matière première. On ne sait pas quelle est l’origine et quel est le poids. Évidemment, je pense que dans une marge de progression, il faudrait que nous soyons plus précis avec cela.

Mais c’est vrai que pour nous, l’évidence dans un premier temps, ce sont les produits laitiers et le porc. Toutefois, je pense qu’il y a d’autres filières sur lesquelles nous avons essayé d’avoir des démarches en ce sens. Malheureusement, nous avons énormément manqué de transparence. Nous posons des questions simples : si je vous rémunère plus sur votre produit cette année que l’année dernière, quelle est la part qui va au monde agricole en termes d’augmentation ? Est-ce qu’on peut écrire un engagement sur ce sujet-là ? À part les filières que je viens de vous citer, nous n’avons pas eu de réponse claire.

Monsieur le président Thierry Benoît. À vous entendre, vous êtes grand Seigneur ! Mais au moins on ne peut pas vous reprocher l’incohérence. Vous avez la cohérence avec le propos de votre Président. Ce qui me préoccupe en entendant le groupe Intermarché et en entendant un certain nombre de groupes de la distribution, c’est que la négociation se fait en fonction de l’état de santé de votre interlocuteur. Vous nous dites : les PME, les ETI, tout ce qui est territorial, on essaie de faire attention. C’est ce qui nous a été dit hier. Précisément, on nous a dit : nous avons une lecture de la rentabilité de nos fournisseurs.

Puis vous avez illustré ce que pouvait être une négociation dans l’urgence en faisant référence à la crise porcine. Donc, vous savez faire. Et vous avez dit que quand il y avait une augmentation qui vous semblait injustifiée, vous ne l’acceptiez pas. Mais tout le monde nous a expliqué que les négociations, de toute façon, se font en déflation depuis un certain nombre d’années. C’est ce qu’a expliqué tout à l’heure le Rapporteur.

La question que j’ai envie de vous poser – parce que vous dites que vous vous intéressez aux agriculteurs, à la situation des acteurs des territoires – c’est : comment arrivez-vous à objectiver vos refus ? Est-ce que vous avez des éléments précis qui vous indiquent que vous ne pouvez pas accepter une augmentation ? Ce qui nous a été expliqué, c’est que vous et vos compères, vous exercez une pression telle que vous n’objectivez même pas vos refus. Quels sont les éléments que vous mettez sur la table pour refuser une augmentation ?

M. Gwenn van Ooteghem. Nous sommes beaucoup plus sereins dans les discussions avec nos industriels à partir du moment où les choses sont claires. Nous objectivons effectivement nos négociations en fonction de leurs résultats. Il y a beaucoup d’industriels.

Monsieur le président Thierry Benoît. Non ! Hier, on nous a dit : les multinationales ont 13 à 18 % de résultat. En gros, on peut les presser, on peut y aller. Les PME, c’est 2-3 %, on fait plus attention. C’est précisément ce qui nous a été dit hier. Et donc, vos premiers éléments de réponse revenaient sur cet argument-là.

Mais la bonne santé financière de votre fournisseur, ce n’est pas un argument de négociation. Ce n’est pas votre problème. La bonne santé financière d’une entreprise, ce n’est pas votre problème. Sauf si vous avez en tête de récupérer des contreparties financières d’un fournisseur qui a une activité économique qui génère un résultat et un profit très intéressants. Et là, vous voyez une source potentielle de profit facile à plusieurs niveaux. Nous avons rappelé les différentes étapes de la négociation au niveau local jusqu’à la centrale internationale.

Comment objectivez-vous les refus d’augmentation ? Comment vos commerciaux objectivent-ils les refus d’augmentation ?

M. Gwenn van Ooteghem. Nous discutons ce que la négociation pose sur la table de discussion. Si une société me dit qu’elle a un besoin tarifaire – et cela peut arriver – parce qu’elle est en difficulté financière, nous pouvons en discuter à partir du moment où nous avons la complète transparence sur le sujet.

Si un grand groupe nous dit qu’il est en difficulté financière et qu’on ne peut pas vérifier le sujet, c’est un peu plus compliqué. Cela veut dire qu’on ne rentre pas dans le schéma de la négociation. Et vous avez raison, une société, c’est fait pour gagner de l’argent. Donc, nous n’avons pas de problème avec les grands groupes qui gagnent de l’argent. Ce n’est pas un sujet. Je pense que si cela vient maladroitement sur la table, c’est juste parce que nous essayons d’opposer la fragilité de certains par rapport à la force des autres. Je pense que les réalités sont parfois un peu différentes.

Comment est-ce qu’on objective ? Par le biais des négociations sur le plan d’affaires. L’enseigne « Intermarché » est en capacité de produire une meilleure croissance que le marché. Les industriels – qui doivent faire tourner leur usine – souhaitent même investir. Ils font des choix d’enseigne.

Ensuite, quand nous avons une transparence tarifaire sur la matière première, nous sommes capables d’étudier le sujet. Ce sont les critères qui sont éligibles à la décision.

Monsieur le président Thierry Benoît. Donc, vous demandez aux fournisseurs de vous amener les éléments de négociation de prix de ces matières premières ? C’est-à-dire, par exemple, les produits qui entrent dans la composition d’un biscuit. Dans ce cas, vous tenez compte de l’évolution du prix du lait, de la farine, du beurre, des œufs… C’est cela ?

M. Gwenn van Ooteghem. Vous l’avez compris. C’est l’une des variables.

Monsieur le président Thierry Benoît. Ce que j’ai compris, c’est que si l’entreprise est en état de santé financière, vous y allez et vous demandez des contreparties. Vous mettez un premier niveau de pression à votre niveau. Et si l’entreprise vous apparaît plus fragile ou sur un secteur d’activité plus fragile, vous y allez plus doucement.

Mais je voudrais revenir sur les multinationales dont vous avez très bien parlé tout à l’heure. Ces multinationales ont des filiales en France. Elles sont souvent animées par des Directeurs généraux France. Ces multinationales – dont vous et vos dirigeants dites qu’elles font des profits importants – à force de négocier avec elles en France et d’exercer une pression sur elles, quand elles vont avoir des choix d’investissement à faire, elles vont réduire les investissements en France et développer des investissements à l’étranger pour répondre à vos desiderata de marge supplémentaire et pour satisfaire les distributeurs qui se sont regroupés en centrale d’achat avec d’autres opérateurs français ou européens. Et tout cela au détriment de l’emploi industriel en France et dans nos territoires.

Mais qui êtes-vous pour juger de la pertinence d’un groupe international, pour le fragiliser en France et l’encourager à développer ses activités à l’étranger ? Cela ne vous ennuie pas ?

M. Gwenn van Ooteghem. Nous, on est là pour faire du business, pour développer les achats. Chacun peut avoir son point de vue, et je respecte le vôtre. Mon point de vue de professionnel de la grande distribution depuis 20 ans, c’est que les relations commerciales sont de plus en plus tendues. Je l’admets. On a toujours eu des rapports spécifiques avec certains grands groupes. Il y a des multinationales avec lesquelles on s’entend très bien, on développe un bon business, il n’y a pas de problème particulier. Avec d’autres, c’est plus compliqué. C’est comme cela. Cela fait partie des affaires.

On ne critique pas la rentabilité des groupes, que ce soient les ETI, les PME ou les multinationales. On dit juste qu’il ne faut pas avoir de jugement particulier sur le sujet, parce que c’est un sujet un peu délicat. On a des fournisseurs qui se battent les uns contre les autres. Souvent, il y en a deux ou trois par marché, et ils veulent prendre des parts de marché chez Intermarché – parce qu’on se développe – aux concurrents.

Forcément, notre sujet dans les discussions, c’est de leur vendre les plans d’affaires les plus en développement possible. Nous ne pouvons pas donner les places de la même manière à tout le monde. Il faut parfois que l’on fasse des choix. Ce qui explique que certaines entreprises investissent plus chez nous que d’autres.

Et un directeur commercial a plusieurs clients, donc j’imagine qu’il doit avoir plusieurs niveaux de conditions. Il est possible que finalement, ils investissent plus chez un client durablement parce qu’il peut apporter une croissance durable. Nous ne mettons pas de pression particulière sur ce sujet-là. Je vous l’assure.

Monsieur le président Thierry Benoît. Si, parce que les fournisseurs des enseignes de la distribution que nous avons reçus, de manière unanime, nous ont expliqué que c’est en France que les négociations commerciales sont les plus tendues. Et que c’est en France que cette relation de confrontation vise à détruire de la valeur. Destruction de valeur qui était finalement le sujet de préoccupation de notre collègue Hervé Pellois tout à l’heure, lorsqu’il vous a interrogé sur la partie agricole et agroalimentaire. C’est aussi cela notre sujet.

Au-delà du déséquilibre de la relation commerciale, comment expliquez-vous que même les groupes internationaux, les multinationales, nous disent que les négociations sont plus difficiles ici en France qu’en Allemagne, en Espagne, ou en Italie ? Alors que vous pourriez être dans une démarche beaucoup plus collaborative.

M. Gwenn van Ooteghem. Je pense qu’il y a une réalité derrière ce que vous dites, qui n’est pas celle de tout le monde. Il y a des relations plus difficiles avec quelques entreprises, d’ailleurs pas que des multinationales. Sincèrement. Comment est-ce qu’on se l’explique ? Je suis Directeur des achats, mais comme tous les directeurs des achats, je suis payé pour trouver des accords avec les industriels. Trouver des accords, c’est bénéfique pour tout le monde, parce que cela veut dire que l’on arrive à trouver ensemble des voies pour développer nos affaires. C’est cela qu’on veut faire.

Encore une fois, nos ennemis, ce ne sont pas les fournisseurs. Nos concurrents, ce sont les autres enseignes. Notre fournisseur nous permet de faire la différence dans nos discussions par rapport aux autres. C’est pour nous un partenaire. Toutefois, il y a une réalité – culturelle certainement – qui fait qu’en France sur le sujet de la grande distribution, on a parfois des difficultés à être d’accord. Mais sincèrement, on a plutôt des accords que des désaccords, dans l’immense majorité des cas.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vos fournisseurs n’ont pas d’autre choix que d’avoir des accords avec vous s’ils veulent distribuer leurs produits, puisque de toute façon c’est vous qui concentrez la majeure partie du contact avec le consommateur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce que vous avez dit tout à l’heure est très important. Vous avez dit : nous sommes très attentifs à la santé financière des entreprises, et faire une déflation sur une entreprise en difficulté financière ne nous dérange pas. Donc, lorsqu’il y a une entreprise qui est en bonne santé financière, votre logique c’est d’aller demander de la déflation.

C’est exactement ce que vous nous dites. S’il y a des difficultés, on est « flat » ou on est en inflation. Mais si l’on sent que financièrement, tout se passe bien, on va chercher de la déflation. J’aimerais avoir votre point de vue sur cela.

Et je voudrais qu’on parle aussi de la partie internationale, puisque l’ensemble de ces 71 entreprises font partie d’AgeCore, et une centaine sont chez Horizon international. Est-ce qu’aujourd’hui il y a un lien entre AgeCore et vous en tant que Directeur des achats marques ?

M. Gwenn van Ooteghem. Je n’ai pas une connaissance aiguë de ce qui peut se passer ailleurs. Mais il y a des pays qui sont beaucoup plus concentrés que la France en termes de distributeurs et sur lesquels la relation est peut-être moins tendue. Donc, je pense que la concentration n’est pas le facteur-clé sur la typologie des relations commerciales. À mon avis c’est plus culturel !

Au sujet de la bonne santé financière qui serait le corrélatif de nos demandes. Pas du tout. Nous ne sortons pas les bilans et les comptes de résultat et nous ne faisons pas les demandes en fonction. On est quand même sur des marchés très concurrentiels. Vous savez que dans la grande distribution, il y a peut-être des débats de chiffres, mais il y a quand même des acteurs qui sont en grande difficulté. On se bat pour notre survie. C’est un modèle qui est en complète mutation. Il va falloir investir aussi, changer.

En fait, je pense que le sujet du résultat, ce n’est pas un sujet qui concerne l’acheteur. Il est très loin de cela. C’est plutôt celui qui concerne deux principes. Celui de l’équilibre, parce que quand on est fort dans la relation commerciale, c’est aussi de par son chiffre d’affaires et le résultat. Et le deuxième concerne la recherche, et la raison d’être des sociétés qui est de faire du chiffre.

Nous, groupement d’indépendants, effectivement nous sommes là pour développer les affaires des indépendants. Nous ne sommes pas là pour servir l’actionnariat. C’est juste qu’il existe des pratiques qui nous opposent. Je vous parlais des changements d’EAN et des Reset Gencod, où là clairement, il n’y a pas de sens du client. Il n’y a pas de sens du client quand on augmente un produit : c’est le même. Il y a juste le grammage ou le litrage qu’on augmente de 40 %. Il n’y a pas de sens du client ! C’est parfois ce qui peut nous opposer dans la culture. C’est-à-dire que l’on travaille pour le client et il y a des choses comme cela sur lesquelles on n’arrive pas à se trouver.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et la deuxième question : êtes-vous en contact avec AgeCore ?

M. Gwenn van Ooteghem. Oui, je suis en contact avec eux puisqu’il y a 71 fournisseurs multinationaux sur AgeCore. Je suis en contact avec eux pour savoir comment les négociations se déroulent.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous êtes au courant des négociations qui se passent chez AgeCore. Donc, on vous appelle pour vous indiquer à quel stade en sont les négociations chez AgeCore, en fonction de ce qui se passe à Genève. C’est cela ?

M. Gwenn van Ooteghem. Absolument, il y a un suivi qui est fait sur l’ensemble des négociations. Il est important pour nous de savoir si les négociations se passent bien.

Monsieur le président Thierry Benoît. Qui donne le feu vert final à l’achat ? La Centrale internationale AgeCore ? La centrale Intermarché international à Bruxelles ? Ou vous Les Mousquetaires en France ? Puisque finalement les négociations sont conduites parallèlement. Il y a des achats au niveau local et ensuite, Bruxelles, Genève. Est-ce qu’il y a un feu vert qui est donné ? Il faut bien que tout cela soit temporisé et coordonné, puisque vous faites un point de situation des négociations. Mais la négociation finale et l’acte d’achat final, qui est-ce qui en décide ?

M. Gwenn van Ooteghem. L’acte d’achat est opéré en France, chez moi, donc c’est nous qui décidons de l’achat.

Monsieur le président Thierry Benoît. Et à quel moment cet achat est-il décidé ? C’est lorsqu’il y a un accord final avec les différentes centrales ?

M. Gwenn van Ooteghem. Même si l’on doit remettre en question nos accords tous les ans, parfois on peut faire des accords pluriannuels. On continue à faire du business avec tous les industriels en parallèle des négociations, c’est-à-dire qu’on n’attend pas le 1er mars pour savoir ce qu’on fait avec les industriels sur les plans innovation, sur les prospectus, sur nos référencements. La vie du business suit son cours toute l’année.

Mme Josiane Corneloup, Députée. C’est assez choquant de n’entendre parler que du prix. Même si je sais bien que nous sommes sur des négociations et qu’il faut parler de prix.

J’aimerais savoir comment vous appréciez la qualité du produit. Je vous ai entendu dire que c’était très flou au niveau des multinationales, et qu’on ne savait notamment pas ce qu’il y avait dans les produits transformés. C’est inquiétant. Comment est-ce que vous appréciez la qualité du produit et comment est-ce que vous la valorisez ? Aujourd’hui où dans la loi EGalim il est dit qu’on doit produire 40 % de labels, on doit aller vers de la qualité. Quand j’entends ces achats internationaux avec un flou installé, sans savoir ce qu’il y a dans le produit, je trouve que c’est inquiétant.

M. Gwenn van Ooteghem. Le produit, c’est évidemment essentiel. Comme on fait un focus sur les équipes d’acheteurs qui connaissent bien les produits aussi, on omet de vous parler – parce que ce n’est pas forcément le sujet – de toutes les équipes de chefs de marché et d’ingénieur qualité qui sont dans les sièges de nos sociétés et qui ont une vraie expertise sur le produit, sur le marché, et sur la composition des produits. Moi je veux bien. De toute façon, je vous dirai que le « Juge de Paix », c’est le client. Le client de plus en plus va rechercher des produits haute qualité environnementale, avec effectivement des produits sains, bons pour la santé.

Quant aux achats MDD, c’est quelque chose qu’on maîtrise complètement. Je ne suis pas un patron de la partie MDD, mais évidemment la composition du produit est discutée avec des usines de groupements ou avec les industriels partenaires du groupement. Sur la marque nationale, on les encourage à y aller de plain-pied, mais ils y vont tous de toute façon. Autrement, si demain leur concurrent – parce sont qu’ils sont en concurrence – a des produits plus sains, il va vendre plus qu’eux.

C’est une question que l’on se pose. À un moment donné, il faut rattacher les wagons pour effectivement mettre dans l’équation économique – puisque le sujet, c’est le client – la différence qu’un industriel va faire sur l’autre sur ses produits. Il s’agit d’un vrai sujet qu’on essaye de traiter.

Nous avons vu tous nos partenaires à Tréville la semaine dernière, pour leur demander de nous constituer des dossiers sur ces sujets-là, et de nous les envoyer pour la rentrée. Je ne peux pas vous dire ce que nous allons faire, parce que nos concurrents sont là. La question que l’on se pose, c’est comment réussir à valoriser ces démarches-là. Nous l’avons déjà fait chez certains fournisseurs, mais c’est compliqué avec eux, parce que dans notre relation commerciale, il y a un manque de confiance. Ils ne nous font pas forcément confiance. Du coup, quand on leur demande de partager ces sujets-là, il y en a qui y vont vraiment, et il y en a d’autres qui y vont un peu à reculons.

Il y a d’autres sujets sur lesquels on peut travailler avec certains facilement et d’autres un peu plus difficilement. Mais on a essayé de leur demander de nous envoyer pour 2020 l’ensemble des démarches environnementales et qualité qu’ils avaient. On va essayer de faire la différence dans les ventes l’année prochaine, et essayer de le mettre dans l’équation économique. Un industriel qui viendra avec ce type de démarche, par rapport à un industriel qui viendra sans, aura une longueur d’avance. C’est ce qu’on essaye de faire. J’espère que tous les industriels nous suivront, on en saura un peu plus au mois de septembre. Cela dépendra du nombre de dossiers que l’on va recevoir.

Mme Josiane Corneloup. Dans vos achats, par exemple, est-ce que vous privilégiez les achats de viande française ?

M. Gwenn van Ooteghem. Sur ma Direction achat marques nationales, quand la décision d’achat vient du groupement, je pense que oui. Quelqu’un d’autre que moi pourra le déterminer. Pour ma part, je ne peux pas vraiment exiger d’un fournisseur qu’il achète français ou autre. On les encourage. C’est notamment ce que l’on a essayé de faire sur le porc, avec une grande multinationale. C’est compliqué de demander un engagement sur des sujets comme celui-ci. Mais on lui a dit que ce serait bien qu’il puisse – si on lui passe un tarif à la hausse – plus acheter en provenance de France sa matière première. Mais nous ne pouvons pas imposer à un fournisseur de s’approvisionner à tel ou tel endroit.

De toute façon, au final, je le dis encore une fois : le client arbitrera. Je pense que ce que le client veut in fine, c’est ce genre de démarche. Si le produit se vend mieux, il sera mis en avant dans nos gondoles et ailleurs. Et ceux qui n’adopteront pas ce genre de démarche ne le seront pas. On est maître de cette politique-là sur nos délais. Nous pouvons être tout à fait prescripteurs et puis on peut y aller. C’est ce que l’on est tous en train de faire. Sur la marque nationale, ils y vont aussi. Maintenant, je ne peux pas contraindre. Je ne veux pas conseiller un industriel – même si j’ai mon point de vue sur le sujet – d’aller dans cette démarche-là.

Mme Josiane Corneloup. Bien sûr que vous ne pouvez pas le contraindre, mais vous pouvez privilégier un achat de viande française.

M. Gwenn van Ooteghem. C’est exactement ce que je vous disais. Maintenant, on demande aux industriels de nous proposer effectivement des schémas sur ce sujet pour 2020. Et je pense que nous essaierons de prendre cela en compte véritablement en termes de valeur ajoutée pour nous, parce qu’encore une fois, ce que l’on veut faire, c’est du développement commercial. C’est du chiffre d’affaires. C’est de la part de marché.

On n’est pas uniquement « focussés » sur les délais. C’est ce qu’on disait à nos partenaires – il y en avait 500 ou 600 la semaine dernière – que chez nous, chez Intermarché, il y a de la place pour les grandes marques. Notre stratégie fait aussi de la place aux grandes marques sur l’ensemble des sujets qui ne sont pas mis de côté là-dessus. On aimerait bien travailler en collaboration avec eux à ce sujet.

Il n’y a pas que le prix. Je suis d’accord, vous avez raison. Il y a aussi le client, il y a la qualité des produits, il y a la qualité du développement. Un fournisseur, à proposition équivalente, mais qui est capable de nous produire plus de croissance et de nous donner plus de moyens de nous développer, fera forcément la différence par rapport à un fournisseur qui a fait la même proposition économique mais qui n’est pas en mesure de le faire. C’est évident.

M. Hervé Pellois. Revenons sur l’exemple que vous preniez tout à l’heure sur le porc. Vous disiez que vous avez fait un effort parce que c’était obligatoire. On sait très bien que les charcutiers qui représentent les deux tiers de la commercialisation d’un porc subissent une augmentation de coûts aujourd’hui. Il y a un an ou un an et demi, lorsque les producteurs de porc étaient en difficulté car le prix était insuffisant, est-ce qu’il y a eu des tentatives de venir en aide à ces éleveurs de porcs pour essayer d’améliorer leur prix de vente ? Ils étaient aussi dans une situation très délicate. Je veux bien qu’on le fasse pour les industriels, mais il faudrait aussi le faire pour les producteurs eux-mêmes.

Ma deuxième question porte sur la MDD et les produits de marque. Je sais que vous vous en occupez. Comment se fait cette répartition à l’intérieur d’Intermarché, est-ce qu’il y a des tendances de fond qui sont impulsées par le groupe, disant que vous allez faire plus de MDD, moins de marques, ou le contraire ?

La troisième question est relative aux acheteurs. C’est vrai qu’on a beaucoup parlé de situation délicate. Tous ceux que l’on connaît qui ont fait ce travail de vendeurs par rapport à vos acheteurs, subissent des conditions d’accueil qui sont loin d’être satisfaisantes. Comment cela se passe-t-il chez vous ? J’aimerais que vous nous décriviez un peu ce qu’est Tréville, ce que sont les fameux « box » et les conditions réelles de négociation que vous pouvez avoir, les instructions qui sont données à vos acheteurs et les conditions matérielles qui sont données aux vendeurs.

Et je voudrais savoir si les acheteurs sont intéressés à la réduction qu’ils obtiennent. Est-ce qu’ils ont un intéressement qui est lié à leur capacité d’écraser un peu plus le vendeur ?

M. Gwenn van Ooteghem. Concernant le prix du porc, il nous a paru très vite tout à fait évident qu’il fallait revaloriser la filière pour le transformateur. La notion que nous avons développée, c’était celle de la réactivité sur les fluctuations de matières premières, parce que d’une part nous voyons les cours du marché, et d’autre part nous devons réagir vite.

Et je pense que c’est aussi important, notamment pour une plus petite entreprise qui a peu de trésorerie et qui la voit tout de suite se dégrader. Donc, nous avons privilégié et nous avons mis en œuvre une force de frappe très importante. C’est-à-dire que nous n’avons pas attendu de recevoir les tarifs des fournisseurs. Nous les avons appelés et leur avons demandé de combien ils avaient besoin. C’est comme cela que nous avons réussi à fixer 100 % des sociétés très rapidement. Et vous savez que quand on est concurrent, c’est quand même un sujet important. Généralement, lorsqu’il y en a un qui donne l’impulsion – c’est un pari que nous faisons, il s’agit de confiance avec l’industriel – si nous lui passons ces hausses très rapidement, nous espérons qu’il sera cohérent avec l’ensemble de ses clients sur les données économiques. C’est le pari qu’on a fait, on ne devrait pas se tromper sur ce sujet. On leur fait confiance. Ce sont des sujets de l’urgence. Je pense que c’est un sujet important. Dans d’autres pays, ces sujets-là sont très vite actés par l’ensemble des acteurs.

Sur la répartition de la MDD et des marques nationales, il n’y a pas de nid-de-poule particulier. Je suis autonome, placé sous la direction de Claude Genetay et je n’ai pas d’objectifs de diminution du chiffre d’affaires. C’est tout le contraire. Je dois gagner des parts de marché et du chiffre d’affaires sur la marque nationale et mon homologue a les mêmes objectifs. Nous sommes en saine concurrence sur ces sujets-là. Il n’y a pas de consigne particulière, mais nous pensons que nous pouvons développer.

Les fameuses situations avec les acheteurs... Je suis un peu perplexe depuis plusieurs jours. Je sais que tout n’est pas rose, mais j’entends beaucoup de choses. Il y a plein d’exemples qui sont donnés, sur lesquels j’ai du mal à identifier.

Le parc de Tréville est un parc d’activité. Il y a un péage à l’entrée, ensuite vous avez de grands espaces verts et on reçoit nos fournisseurs et nos partenaires dans un grand espace réunion, un énorme bâtiment sur lequel il y a 50 salles de réunion – cela s’appelle bien des salles de réunion et non des box – qui nous sont dédiées pendant la négociation. Mais sinon, ces salles de réunion sont dédiées aux collaborateurs d’Intermarché tout le reste de l’année. Comme j’ai besoin d’espace pour recevoir mes fournisseurs, je demande effectivement à ce que ces salles de réunion nous soient dédiées en novembre, décembre, janvier et février. Mais tout le reste de l’année, l’ensemble des collaborateurs du groupement utilisent les salles de réunion. Ce sont les mêmes.

Les fournisseurs sont reçus dans de meilleures conditions parce que nous avons investi plusieurs centaines de milliers d’euros pour bâtir ces salles de réunion. Ils sont reçus à l’accueil, ils ont des boissons, du café, ils peuvent s’asseoir, et en période de négociation on commande à manger pour eux, parce que les négociations peuvent durer. Il n’y a pas de box. Et même si les box existaient, sincèrement, le box est juste une dénomination. Entre un box et une salle de réunion, il n’y a pas de différence particulière.

C’est compliqué les deux dernières semaines parce qu’on a une date butoir. Vous l’avez vu, on a 500 fournisseurs, mais c’est 1 200 accords. On a une date butoir au 1er mars.

Monsieur le président Thierry Benoît. Heureusement qu’il y a une date butoir, autrement vous seriez en furie toute l’année. Ce serait la pression permanente, parce que la période de négociation qui dure quatre-cinq mois, si elle était limitée à deux mois... La logique voudrait qu’à la saison de la récolte – là, maintenant – l’amont négocie les prix à partir des coûts de production. C’est la partie amont, premier niveau de négociation. Ensuite, vous arrivez. Novembre, décembre, administrativement jusqu’au 31 décembre, pour Noël c’est clos ou pas ? Deux mois de négociation, trois rounds de discussion, terminé.

Cela laisserait moins de temps aux centrales internationales, c’est sûr, pour inventer leurs soi-disant services et essayer de pomper de l’argent à l’industrie. Mais nous aurions peut-être des négociations qui seraient plus en rapport avec le produit. Parce qu’une partie des négociations n’a rien à voir avec le produit. Il s’agit d’utiliser des contreparties.

Donc, vous disiez que vous étiez rendu à la date butoir.

M. Gwenn van Ooteghem. Absolument, si on pouvait tout négocier en trois semaines, je vous assure qu’on serait tous très contents. On arrive à le faire en deux mois, avec certains parfois on y arrive en un rendez-vous. Avec le groupe Bel, on a fait un rendez-vous de trente minutes ! C’est donc possible. Des exemples comme cela il y en a beaucoup, et des exemples où cela dure très longtemps il y en a aussi.

Monsieur le président Thierry Benoît. Mais c’est aux négociateurs, aux acheteurs, de créer les conditions de la confiance. À vous entendre les uns et les autres, je vous trouve – vous les enseignes, les distributeurs – très suspicieux à l’égard des industriels, à l’égard des transformateurs, c’est-à-dire à l’égard de vos partenaires. Suspicieux qu’ils gagnent trop d’argent, suspicieux que les produits ne soient pas forcément calibrés.

M. Gwenn van Ooteghem. C’est plus compliqué les deux dernières semaines, parce que forcément on a des rendez-vous flottants. On a des industriels qui font le tour de l’ensemble des enseignes, parfois la dernière semaine, donc on a du mal à prendre des rendez-vous. Cela peut se chevaucher. Mais moi, sincèrement, je n’ai jamais vu les situations que vous avez pu décrire. Nous essayons toujours de faire en sorte que cela se passe le mieux possible, même si effectivement la dernière semaine, c’est un peu le rush, je dois l’admettre.

Les primes des acheteurs sont effectivement objectivées sur différents critères. Il y a des critères de comportements, il y a aussi des critères sur le chiffre d’affaires sur leur catégorie, c’est important. Ils doivent faire croître le chiffre d’affaires, c’est dans leur intérêt de trouver un accord avec tout le monde.

Et puis il y a un critère de marge. Un marché doit se développer en termes de chiffre d’affaires mais aussi il y a les critères de marge qui ne sont pas forcément en hausse, ou peuvent être stables ou en baisse. Cela dépend des ambitions que l’on a sur ce schéma.

Et puis il y a un critère d’évolution de prix, qui peut peser jusqu’à 30 % de la prime d’un acheteur. Il y a des acheteurs qui sont objectivés sur des hausses. C’est le cas d’un acheteur sur le frais. Et puis il y a des acheteurs qui sont objectivés sur des baisses.

M. Yves Daniel, Député. Merci pour ces présentations d’échange qui participent à nous apporter un éclairage, parce que notre objectif est de bien comprendre les choses. Je pense que c’est vraiment porteur d’intérêt général de bien comprendre ce qui se passe.

L’enseigne d’Intermarché – et donc vous – êtes amenés à travailler sur les achats avec des fournisseurs. Ils peuvent être industriels, mais cela peut aussi être des producteurs. Ou des parties de filières, parce que Intermarché, si j’ai bien compris, a aussi un volet production. Comment traitez-vous ce volet production ? Comment le situez-vous dans votre activité ? Est-ce que vous le traitez de la même façon ? Cela nous aidera à comprendre un peu comment vous prenez en compte cette notion de filière.

Ensuite, quand vous êtes dans les relations commerciales et la recherche de solutions, est-ce que vous pensez à la loi EGAlim et à ses objectifs ? Est-ce que vous vous dites que votre objectif est d’augmenter le chiffre d’affaires, de faire du business, mais qu’on est quand même dans un contexte qui est celui de la loi EGAlim ? Et cette dernière a des objectifs. Cela a surtout pour objectif de permettre un partage plus équitable de la valeur ajoutée dans les filières, et de permettre d’obtenir un revenu pour les producteurs avec une inversion de la détermination du prix, en prenant en compte le coût de production. Quel est votre comportement vis-à-vis de cela ? Quel intérêt y voyez-vous ?

M. Gwenn van Ooteghem. Oui, nous avons un outil industriel. Il n’est pas au sein de la Direction. Cela ne veut pas dire que j’ignore complètement ce qui se passe, mais précisément, je pense qu’il y a une transparence importante et qu’il y a des vrais engagements de nos usines vis-à-vis du monde agricole. Je pense qu’il y a beaucoup de preuves dans la presse par rapport à cela. Et du coup l’acheteur MDD sait exactement où va la répartition de la valeur ajoutée.

Ce qui me fait rebondir sur le second sujet. Je trouve que c’est un sujet compliqué. Ce n’est pas parce que l’on est acheteur que l’on n’est pas citoyen. Ces questions-là, de toute façon, un distributeur doit se les poser et les mettre en place concrètement. Parce que demain, le client ne fera pas ses courses chez un distributeur qui n’aura pas des notions de qualité environnementale et de juste répartition de la valeur ajoutée. Au-delà du prix qu’est prêt à payer le client, je pense que tout le monde vous a parlé des statistiques.

Ce sont des questions qui sont compliquées, parce que je pense que de part et d’autre, nous ne sommes pas encore bien outillés là-dessus. On ne subit pas. On a une vraie vision, une vraie transparence sur le prix payé à la production. C’était le cas de certaines multinationales qui dans leurs tarifs, dans leurs CGV (conditions générales de vente), nous ont dit quel prix elles payaient à la production en 2018 et quel prix elle s’est engagée à payer à la production 2019. Quand ce n’était pas dans les CGV, on a réussi au plus haut niveau de certaines de nos entreprises, à avoir des engagements. À partir du moment où un communiqué de presse part et qu’il est diffusé au monde agricole qui traite directement avec ses transformateurs, pour nous, il y a totale transparence. Donc, on y va.

Sur le reste, cela peut être plus compliqué. Parfois parce que les industriels ont du mal à faire confiance. On n’est pas en défiance particulière par rapport aux industriels, on se connaît, et même quand on ne s’entend pas, on se respecte. Mais certains industriels ont parfois du mal avec cela. C’est peut-être l’exception culturelle française par rapport à d’autres pays. Et puis ils ne sont pas outillés.

Pour certains, nous avons essayé. Notamment sur les pâtes, pour le blé dur français. On a fait un rendez-vous. On a posé plein de questions sur les engagements, sur la façon dont c’était calculé, comment on avait la garantie que cela allait dans le monde agricole. On n’a pas réussi cette année. J’espère que l’industriel sera mieux équipé l’année prochaine, mais il faut absolument des informations plus précises.

Je pense que vous avez peut-être un rôle à jouer là-dedans, sur au moins certaines informations – je ne dis pas toutes les informations parce que je comprends que l’on ne peut pas tout délivrer – notamment les informations qui sont présentes sur les CGV des fournisseurs. Cela permettrait de voir clair.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous dites que vous réfléchissez en bon citoyen et je l’espère. Il y a quand même une question de logique. Vous nous parlez des CGV. Effectivement pour l’exemple des pâtes, le cours du blé, cela joue beaucoup. On peut aussi parler du sucre pour ceux qui font des barres chocolatées, et tous les produits agricoles. Même si c’est « flat », des gens qui viennent vous voir avec de l’inflation, vous leur dites : attention le marché du blé aujourd’hui n’augmente pas. On estime qu’on ne fera pas passer d’inflation. Cela fait 5 ans que c’est stable et qu’on vous demande -2,5 %.

Quand vous nous dites que vous êtes un bon citoyen, j’espère que tous les ans, quand vous allez voir votre Président, vous négociez une augmentation. Si depuis 5 ans, vous n’avez pas été augmenté... Et puis votre facture d’électricité personnelle, elle augmente tous les ans, on en entend assez parler des augmentations d’énergie en ce moment. La facture d’énergie de l’industriel augmente. La R&D : ils produisent des nouveaux produits. Il y a toujours des nouvelles références. Cela coûte de l’argent, cela augmente. La publicité à la télé tous les ans, cela augmente. Je peux vous en sortir plein des exemples comme cela. Les charges fixes, la taxe foncière, la taxe CFE (cotisation foncière des entreprises). On est les premiers à les faire augmenter.

Mais vous, votre logique, c’est -2,5 %, parce que le fournisseur est encore en train de faire du résultat, parce qu’au final, la matière première est à peu près stable. Il ne l’a pas mis dans ses CGV, ou même s’il l’a mis c’est à peu près stable. Pour tout le reste, vous vous masquez. Alors que pour vous-même, vous ne l’accepteriez pas. Je suis persuadé que votre salaire a augmenté depuis 5 ans. D’ailleurs, je vais vous poser la question : est ce qu’il a augmenté depuis 5 ans ? Vous acceptez des choses chez les autres que vous ne seriez même pas capable d’accepter vous-même.

Donc le problème ce n’est pas une question uniquement de matière première. C’est justement une question d’être un bon citoyen et de se dire qu’il y a des choses dans la vie qui augmentent. La moindre des choses, c’est de ne pas réfléchir uniquement sur le résultat de l’entreprise, mais c’est de se demander si cette entreprise va créer de l’emploi sur les territoires. Est-ce que cette entreprise ne va pas quitter le territoire ?

Mais vous, vous réfléchissez depuis le début en résultat de l’entreprise. Alors je suis désolé, être bon citoyen, c’est retirer ses œillères et peut-être voir dans un spectre un peu plus large que ce que vous dites. Depuis tout à l’heure, je vous écoute et je ne dis rien, mais je ne comprends pas la logique qui est la vôtre.

M. Gwenn van Ooteghem. Je ne suis pas exactement en phase là-dessus, je ne porte pas de jugement de valeur sur cela. Je dis juste qu’on est capable de prendre de la hauteur et de réfléchir. Je pense que les choses ne sont pas aussi simples. Un industriel est capable d’investir. Oublions la déflation ou l’inflation. Il est capable d’investir plus là où il va développer de la masse. Je suis payé en masse. Quand on augmente le chiffre d’affaires des industriels de façon significative, ils s’y retrouvent. Ce n’est pas moi qui le dis, mais eux. Ils se retrouvent sur les volumes.

On oublie aussi les innovations. Il y a aussi de la prime à l’innovation. L’innovation n’est pas négociée. Le fournisseur rentre ses innovations au prix qu’il souhaite. Elle s’intègre dans la descente tarifaire, mais on ne négocie pas l’innovation. Vous avez des fournisseurs qui l’ont très bien compris et qui innovent chaque année.

Je pense que la création de valeur et ce qui rend effectivement une entreprise rentable et qui rentre dans ses objectifs, c’est l’innovation, c’est le développement du chiffre. Si on n’est pas schématique ou si on essaie de ne pas caricaturer le propos, quand on propose des plans de croissance aux industriels, cela ne leur pose pas de problème. Il y aura peut-être un moment où cela leur posera un problème, mais je vous rappelle qu’après la loi LME (loi de modernisation de l’économie), nous étions quand même sur des niveaux tarifaires en France qui étaient très importants.

Je crois – en tant que citoyen responsable – qu’il ne faut pas opposer les demandes d’investissement dans une enseigne par rapport à la santé financière d’une entreprise.

Monsieur le président Thierry Benoît. Ne voyez-vous pas une contradiction quant au fait que vos négociateurs, vos acheteurs, demandent des compensations pour perte de marge ? Et dans le même temps, vous nous expliquez ici que vous êtes très soucieux du ruissellement et des retombées en termes de revenus pour les agriculteurs. Si vous commencez une négociation – c’est ce qui nous a été expliqué par un certain nombre de fournisseurs – cela commence systématiquement en déflation. On leur demande une compensation pour perte de marge. Ces éléments-là sont très citoyens, mais cela ne va pas du tout dans le sens du discours que vous venez de tenir qui vise à dire qu’il faut que l’ensemble des acteurs – et notamment les agriculteurs, mais aussi nos fournisseurs – s’en sortent et vivent correctement.

M. Gwenn van Ooteghem. Je pense qu’il ne faut pas opposer les uns aux autres. On ne commence jamais une négociation, on ne la termine pas non plus, et on ne réouvre pas une discussion sur une question de marge. La marge développée sur un dossier est fixée dans la discussion pour toute l’année. On ne réouvre pas de discussion sur ce sujet-là.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vous nous indiquez ici, en Commission d’enquête sous serment, qu’aucun de vos négociateurs n’a un jour demandé de compensation pour perte de marge ?

M. Gwenn van Ooteghem. Absolument, ce ne sont pas les consignes qui sont données. Je n’ai aucune connaissance de cela. Aucun fournisseur ne m’en a parlé. Et en tant que Directeur des achats, je suis quand même assez impliqué dans les discussions. Je n’ai jamais eu ce type de pratique depuis que je suis Directeur des achats. On sait qu’on développe la marge de nos industriels, mais on ne fait pas ce genre de demande.

Monsieur le président Thierry Benoît. Ce sont des pratiques qui nous ont été citées ici de manière régulière. J’imagine bien que cela n’est pas dans les consignes, mais c’est d’ailleurs toute la difficulté de cette Commission d’enquête. C’est aussi toute la difficulté – si elles s’y intéressent – pour l’Autorité de la concurrence ou la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), de prouver ce type de démarche. Mais un certain nombre nous l’ont dit ici et sous serment – notamment des fournisseurs – et ils ne l’ont pas inventé.

M. Gwenn van Ooteghem. Je ne peux pas parler pour les fournisseurs. Je dis juste que si l’on peut faire un point sur les marges développées par dossier, on ne partage pas forcément avec les fournisseurs. C’est un sujet qui nous regarde. Je suis affirmatif sur le point.

M. Yves Daniel. Vous parlez beaucoup du chiffre d’affaires comme étant une base d’évolution nécessaire de votre activité. Mais si le chiffre d’affaires augmente en permanence et que vous êtes dans un système de déflation – puisque vous nous avez dit, si j’ai bien compris, que dans votre activité, la déflation représentait environ 50-60 %, 60/40 – donc cela veut dire que pour avoir une augmentation du chiffre d’affaires, il faut avoir une augmentation des volumes. Puisque s’il y a déflation, il faut obligatoirement une augmentation des volumes, donc c’est une sorte de course à l’augmentation des volumes.

Je suppose que du coup, vous êtes aussi rémunéré en fonction du résultat et de l’augmentation du chiffre d’affaires. En tout cas, je ne peux que vous le souhaiter. Cela me paraît assez logique.

Deuxième chose, vous nous expliquez que vous êtes attentif à ce qui se passe autour de vous, y compris la prise en compte des objectifs de la loi EGAlim. Mais dans cet ensemble de filières, est-ce que vous estimez que la répartition de la valeur ajoutée, la répartition du revenu de chacun des maillons de la chaîne, est juste ou injuste ? Y en a-t-il qui se servent injustement au passage plus que les autres ? Puisque vous êtes en plein dans cette chaîne, quel est votre avis là-dessus ?

M. Gwenn van Ooteghem. On est presque au bout de la chaîne. Je pense qu’il faut se garder d’avoir des avis là-dessus. Soit il y a un observatoire des marges et on sait exactement ce qu’il se passe, soit on oppose les uns aux autres. Il faut avoir des vrais chiffres. Je suis bien incapable de vous dire comment la chaîne de la valeur est répartie sur la plupart des filières que je traite, sauf celles que l’on vient d’évoquer. Donc, il y a un vrai sujet des données et de transparence là-dessus.

M. Yves Daniel. Comment vous situez-vous dans l’échelle de la déontologie dans votre activité ?

M. Gwenn van Ooteghem. C’est une excellente question, et je vous assure que les derniers jours sont compliqués pour nous. Je pense à mes équipes notamment. Nous pensons que nous faisons un beau métier. Nous sommes fiers du métier que nous faisons. Je suis heureux que la représentation nationale traite ce sujet des relations commerciales.

Je pense que c’est compliqué, les uns disent quelque chose et les autres qui disent autre chose, donc il faut tirer les conclusions de tout cela et tenter d’être objectif. C’est pour cela qu’il faut qu’on ait les chiffres. On ne triche pas quand on a les chiffres. Nous sommes très fiers de notre métier.

Notamment sur un sujet important : le client. On ne pense pas au client. Je vous parlais des Reset Gencod. Il y a des hausses qui sont demandées de 70 %. On parlait du pain de mie. On nous demande d’augmenter le prix aux clients de 70 % et d’augmenter le prix de vente public de 40 %.

On ne va pas s’ériger en défenseur absolu, mais il y a des choses sur lesquelles on est là. Mes collaborateurs sont jeunes, c’est une nouvelle génération, donc ils sont très sensibles à l’ensemble des défis qui nous attendent. Ils vont fièrement en rendez-vous et ils n’y vont pas pour ce que j’ai entendu, pour casser du fournisseur. Je ne comprends pas cela. On peut s’opposer sur des idées. On peut s’opposer effectivement sur des chiffres, mais on ne s’oppose pas en tant qu’hommes et femmes. Nous ne voyons pas cela.

Il y a 20 ans, quand je suis arrivé dans ce métier et que j’étais jeune acheteur, c’était un peu plus « viril », mais les pratiques ont énormément changé. Encore une fois, ils ont trois ans d’expérience, ils découvrent le métier. Ce n’est pas cela, leur vision du métier. Ce n’est pas du tout cela. Ce sont parfois des anciens chefs de produit, donc dans le marketing. Ce sont parfois des anciens chefs de marché, des responsables qualité qui font ce métier-là pour passer sur d’autres carrières ensuite. Ils ne voient pas ce genre de choses-là.

Ce n’est pas possible que tous les industriels vous aient dépeint cette chose-là. Ce n’est pas possible. Il y en a que l’on connaît bien, avec lesquels on a de bonnes relations commerciales. C’est plus difficile avec certains. Je ne sais pas ce qu’ils vous ont dit mais j’imagine que ce n’était pas au niveau de ce que j’ai entendu.

Nous sommes fiers de notre métier, fiers de défendre le client, fiers de développer les ventes, nous sommes fiers des partenariats que nous pouvons avoir avec le monde agricole, de la relation et de la différence qu’on fait avec TPE.

Effectivement, c’est un métier difficile pour les deux parties. Je ne le nie pas, quand on est au 1er mars ou au 2 mars, nous sommes tous éreintés des deux côtés, parce que les enjeux sont colossaux. Il y a une pression sur les épaules des uns et des autres qui pèse. Vous vous rendez compte, il faut fixer la rentabilité et le chiffre d’affaires pour toute l’année.

Nous sommes fiers de ce que nous faisons, et nous ne nous reconnaissons pas dans ce que vous avez décrit.

Monsieur le président Thierry Benoît. Ceux qui nous ont expliqué que cela se passait bien se comptent sur les cinq doigts de la main. Il faut dire les choses comme elles sont. Cela veut dire qu’il y a encore des marges de progression aussi dans la qualité, sur les pratiques déloyales, abusives. On a des listes qui paraîtront dans le rapport final de M. le Rapporteur.

Est-il fréquent qu’il y ait des problèmes qui tournent autour de la question des livraisons, des retards de livraison, des ruptures de stock, des problèmes d’approvisionnement de vos magasins ?

Et je voudrais aborder les questions des pénalités dites logistiques.

M. Gwenn van Ooteghem. On essaye de faire en sorte que ce soit le moins fréquent possible, parce que si l’on veut développer le chiffre d’affaires, il faut essayer d’avoir un taux de service qui soit optimal. Cela part effectivement de la production et le fournisseur peut avoir des problèmes de production aussi. Ce n’est pas une activité exacte.

Ensuite, concernant la livraison, il y a des problèmes de transport extrêmement importants en France. Il peut aussi y avoir des problèmes d’automatisation, de répartition sur les entrepôts et puis après, il faut que le point de vente aussi gère bien son réapprovisionnement.

Bien sûr, on estime toujours qu’on a un taux de non-service – comme on l’appelle – et qui n’est pas conforme à nos objectifs.

Nous ne sommes pas sur un objectif 100 % sur les livraisons. On discute les taux avec nos fournisseurs. On ne sait pas si ce sont les taux de la profession mais ce sont ceux sur lesquels on se met d’accord. C’est une longue discussion. Je ne suis pas dans ces discussions-là, parce que ce sont des discussions très techniques. Ce sont des logisticiens qui n’ont pas une approche forcément très aiguë de la négociation chez Intermarché. Ce sont ce que l’on appelle des pilotes de flux, des logisticiens, qui discutent avec les équipes logistiques des fournisseurs sur ces sujets-là.

Monsieur le président Thierry Benoît. Il faudra certainement qu’on auditionne des logisticiens – notamment des logisticiens de votre groupe – pour connaître aussi le produit. À partir de quel moment entrent-ils dans le giron du distributeur ? On a l’industriel, il peut y avoir des plateformes, des zones de stockage, il y a la réserve, le magasin. J’imagine que tout cela est aussi à clarifier pour régler le problème des pénalités logistiques, mais il faudrait sans doute aller vers une suppression pure et simple des pénalités logistiques parce qu’il apparaît que c’est un problème qui est récurrent. Non pas les problèmes de logistique – il y a sans doute quelques problèmes comme vous l’avez dit de fabrication, de stockage, de transport, cela peut arriver – mais il y a surtout beaucoup de problèmes de négociation autour de ces fameuses pénalités logistiques, qui, dans certains cas, représentent des sommes significatives. Et peut-être qu’on pourra aller purement et simplement vers la suppression des pénalités logistiques. Il faut sans doute l’envisager.

M. Gwenn van Ooteghem. Je trouve que s’engager sur un taux de service, c’est normal. Il y a beaucoup d’entreprises, beaucoup de filières sur lesquelles il y a un engagement sur d’autres services. C’est sans doute l’abus que vous qualifiez. Nous nous mettons d’accord en toute bonne foi avec nos fournisseurs là-dessus, nous n’avons pas d’objectif particulier.

On ne facture pas à nos fournisseurs – les logisticiens vous diront cela mieux que moi – sans discussion sur le sujet. Parfois la discussion peut être longue, parce que toute pénalité est due par rapport au contrat. Par contre, si le fournisseur démontre qu’il ne doit pas de pénalités, on ne facture pas.

Monsieur le président Thierry Benoît. On imagine mal les fournisseurs rompre l’approvisionnement par plaisir, et avoir un problème de transport. S’il y a un problème lié à la logistique, vous ne pouvez pas dire que c’est à cause de votre fournisseur, sauf exception. Il peut y avoir des aléas, mais dans ce cas, vous n’êtes pas infaillible non plus vis-à-vis du consommateur.

Donc, il peut y avoir des aléas, mais dans ce cas-là, il y a des clauses spécifiques pour traiter les aléas spécifiques. Mais de là à dire que les pénalités logistiques doivent être récurrentes et que cela doit systématiquement faire l’objet de négociations afin une fois de plus de tirer une contrepartie financière. Je pense qu’à un moment donné, le meilleur moyen de limiter cet abus – parce qu’il y a certainement des abus – c’est de l’interdire.

Mme Barbara Bessot Ballot, Députée. Nous sommes quelques-uns à venir de la société civile et il se trouve que dans nos emplois précédents, quelques-uns ont eu à travailler avec la GMS. C’est mon cas. Je n’en veux pas aux Intermarché indépendants de secteur, de territoire, qui sont à leur compte, qui font un travail pas possible, qui eux aussi réduisent leurs marges sans arrêt. Eux aussi sont pris dans un piège, dans un circuit infernal qui est assez lourd.

Par contre, au niveau des centrales d’achat quand je vois que c’est par exemple déconseillé aux femmes enceintes d’aller dans un box de négociation, c’est très lourd. Quand vous dites que vous essayez au minimum d’imputer des frais de retard à un fournisseur… vous ne devez pas faire « au minimum », si c’est en retard de 48 heures, c’est comme cela ! Point. C’est écrit dans le contrat de toute façon. Donc, le transporteur, s’il ne fait pas son travail, s’il y a un problème avec les fortes chaleurs, avec la neige ou autre, on est de toute façon piégé. Et celui qui est piégé, c’est celui qui vient distribuer la marchandise.

Un exemple tout simple. Cela a coûté à l’entreprise 10 000 euros exactement. Une commande a été complètement refusée parce qu’en retard de 48 heures. Il s’agissait de plusieurs palettes de marchandises qui venaient d’Angleterre. C’est arrivé en retard dans la centrale d’achat, et cela a été refusé. Il y avait le petit blister de protection du produit – cela s’appelle les couettes – elles étaient à peine trop épaisses. Cela a été tout simplement refusé. Cela a coûté 10 000 euros, parce qu’il a fallu ramener au fournisseur. La marchandise était inutilisable, et c’était pour une OP (opération promotionnelle) de chez Intermarché, cela a été fini.

Donc je veux bien être d’accord avec le fait que tout le monde doit travailler. Mais il y en a quand même un qui se retrouve piégé par la situation, par des contrats qui sont signés. Quand le même fournisseur traite avec le petit épicier du coin, ce n’est pas le même ordre de force. C’est : j’ai besoin de tes produits, j’ai besoin de te vendre, on voit ensemble. Là, il y a eu un problème, il faut qu’on se débrouille, et on avance ensemble. On est uniquement en marge avant. Pourquoi en être arrivé à ce point-là ? Et que faire ? Parce que ce qui nous amène ici, c’est quand même le revenu de nos agriculteurs, qui fait qu’in fine, on se demande où cela coince, ou cela ne va pas. Que peut-on faire pour revenir à des choses dites normales ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous avons eu votre Président hier qui nous a expliqué – peut être malencontreusement – que sur les pénalités logistiques, sur les ruptures en magasin – parce que ce sont aussi les ruptures en magasin qui amènent le problème des pénalités – que 40 % des ruptures magasin étaient dues à des retards des fournisseurs. Donc, 60 % des ruptures magasin sont dues à vos problèmes de gestion. Cela vous incombe.

Là, en l’occurrence, le petit fournisseur de l’autre côté, vous ne le payez pas parce que le produit n’est pas en rayon. Il ne peut pas vous imputer une pénalité de mise en rayon. Vous voyez ce que je veux dire, vous voyez là où est le problème de proportionnalité de risques et de pénalités ?

M. Gwenn van Ooteghem. Il y a beaucoup d’amalgames, si je puis me permettre. On ne facture pas, on ne pénalise pas, on ne contractualise pas. Avant de facturer, il faut contractualiser, se mettre d’accord sur un taux. On ne contractualise rien avec nos fournisseurs concernant les ruptures que l’on a dans les points de vente. Le fournisseur, dans le cadre de ses CGV – même si parfois c’est déjà mis – discute avec d’autres services logistiques sur les livraisons entrepôt. C’est ce dont, Madame Barbara Bessot Ballot, vous parliez.

Et le fournisseur doit s’engager sur une qualité de service, sinon il dérègle complètement le fonctionnement de l’entrepôt. Quand il y a un rendez-vous qui est pris et qui n’est pas tenu, cela désorganise complètement l’entrepôt. C’est sur ce sujet-là que les choses sont contractualisées et certainement pas sur la présence du produit en magasin ou non. Cela, c’est de la responsabilité du distributeur. Ce qu’on demande à nos fournisseurs, c’est un peu comme si votre entrepreneur vous livrait la maison en retard. Il y a alors des pénalités de retard.

Une intervenante. Sauf pour le particulier où cela ne s’applique jamais. Cela n’est valable qu’en « B to B » !

M. Gwenn van Ooteghem. Je comprends, mais le fournisseur lui-même a des engagements de livraison sur sa matière première. Donc, j’imagine qu’il fait la même chose. Et quand il fait appel à un transporteur pour livrer de son usine à l’entrepôt Intermarché, il négocie avec lui un taux de service et son transporteur est facturé également. Cela fait partie de la profession.

Monsieur le président Thierry Benoît. Mais entre nous, cela fait partie de la négociation. Un bon fournisseur professionnel s’assure de la qualité de ses produits, de la régularité des livraisons. Vous, en tant que distributeur, vous vous assurez de la gestion de vos stocks. Alors peut-être que si l’on supprime les pénalités logistiques, cela nécessitera un peu plus de gestion de stock chez vous. Mais quand Intermarché fait une publicité, une promotion – par exemple 70 % sur le Nutella – si vous en manquez 24 heures ou 48 heures, même s’il est encore en promotion, est-ce que c’est la fin du monde ?

Mais vous, la distribution, vous avez tellement infantilisé le consommateur, par vos pratiques des politiques commerciales, par les négociations à tous les étages, que vous avez totalement dénaturé la relation du consommateur au produit et notamment aux denrées alimentaires. Vous êtes tellement avides de contributions financières qu’il ne faut rien perdre, y compris sur les pénalités logistiques.

Cela nécessitera une organisation de votre côté. Je pense que les fournisseurs, les belles entreprises que l’on a en France – les PME, les ETI et les multinationales – ont à cœur de servir. Elles nous l’ont d’ailleurs dit, elles ont à cœur de servir les distributeurs de la meilleure des manières. Elles nous ont toutes dit que c’était leur métier de mettre sur le marché des produits de qualité et d’avoir une qualité de service. Autrement, l’année qui suit, dans la négociation, vous reviendrez inévitablement sur la qualité du service qui a été mauvaise. C’est un élément de négociation.

Je ne vois pas pourquoi au cours de l’année, des pénalités logistiques reviennent de manière récurrente et surtout de manière disproportionnée et abusive.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Au sujet des relations que vous avez au niveau européen, vous arrive-t-il d’avoir des personnes de chez AgeCore au téléphone ? Par exemple, échangez-vous régulièrement avec Monsieur Ferrari pour savoir comment se passe la relation avec certains industriels ?

M. Gwenn van Ooteghem. Oui, il m’arrive d’avoir l’équipe AgeCore pour échanger sur des sujets qui touchent aux négociations internationales. Bien sûr.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et dans les conversations que vous avez avec eux, quand ils vous disent qu’un industriel ne veut pas de vos services, parce qu’il estime qu’il n’en a pas besoin, parce que c’est une « grosse » multinationale. Il ne vend que des produits en France, donc il ne voit pas pourquoi il aurait besoin de payer du service à l’international.

Que faites-vous alors ? Cela vous arrive-t-il de dire que vous allez en parler aux équipes commerciales de l’industriel en France ? Vous dites qu’il y a un problème à Genève avec AgeCore, vous demandez s’il est possible de débloquer la situation, parce que c’est une relation humaine. Et vous en parlez entre vous.

M. Gwenn van Ooteghem. Sur AgeCore, il n’y a que des industriels qui sont présents dans l’ensemble des pays de l’alliance en Allemagne, en Belgique, en Italie, en Espagne et en Suisse, au moins dans plusieurs de ces pays-là. Et puis oui, ce qui nous intéresse c’est de savoir si les négociations aboutissent ou non.

Après, est-ce que l’on échange avec les industriels sur ces sujets-là ? Pas forcément. Cela peut arriver. Mais on n’assure pas le suivi de cela avec les industriels, parce que pour certains d’entre eux, ce sont eux qui vont là-bas, et pour la plupart, ce sont des équipes dédiées, avec parfois des entités juridiques dédiées. C’est-à-dire qu’AgeCore est en miroir avec l’organisation de certains fournisseurs. On traite avec des entités juridiques, avec des collaborateurs, des fournisseurs en France, et ces fournisseurs ont des entités européennes avec des entités juridiques différentes, qui traitent avec les centrales internationales, pas uniquement AgeCore. Donc, ce ne sont pas forcément les mêmes personnes.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Prenons le cas du roi d’un produit qui dit qu’il ne veut pas de ces services. Vous est-il déjà arrivé d’expliquer à la Direction commerciale française que cela allait être compliqué d’avoir un assortiment plus important par rapport à son concurrent qui est aussi français, qui vend peut-être aussi à des multinationales mais en France ?

Si la marque A a signé des services à Genève, et que la marque B est un peu réticente à signer ces services parce qu’elle estime que cela ne lui va pas, cela transpire-t-il sur les négociations au niveau local ? Et forcément il y en a un qui veut participer et donc qui investit au niveau international. Donc, il est logique qu’il ait une place plus proéminente sur les rayons. Vous l’avez dit, les rayons ne sont pas extensibles. Celui qui participe, qui investit, a plus de chances de voir aboutir sa négociation et sa demande inflationniste ou une déflation plus légère. Est-ce le cas ?

M. Gwenn van Ooteghem. Dans la majeure partie des cas, un accord est trouvé. Il peut arriver effectivement que la négociation ait échoué, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’accord international. Là-dessus, il n’y a pas de système de démarche homothétique. Cela dépend des industriels.

Vous comparez un industriel A et un industriel B. Vous pouvez avoir des industriels chez qui il y a un niveau de compétitivité, avec un écart entre les deux qui est important. Cela veut dire que c’est embêtant de ne pas être d’accord sur l’international, mais cela ne remet pas tout en question.

On « mouline » deux aspects sur la proposition économique. D’abord, le produit rencontre son client. Cela nous dit si le produit est incontournable et s’il fait bien son job de grande marque. Et puis après, il y a le niveau de marge qui est généré, le niveau de compétitivité. C’est ce que nous pouvons reconsidérer quand nous avons l’information.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quand nous avons eu vos dirigeants en audition, voici ce qu’ils nous ont expliqué : il y a les négociations internationales, ce sont des services internationaux pour un développement International. Il y a un effet de sas. En France, ils ne sont au courant, de toute façon, on ne se connaît pas, on ne s’appelle pas. Monsieur Gianluigi Ferrari est en Suisse, il n’appelle personne. Ce qui se passe en France reste en France. Quoi qu’il en soit, si on ne veut pas de service international, ils ne sont pas obligés de l’acheter. Nous ne faisons que proposer. Donc, cela n’impacte pas le marché français.

Et là, vous me dites exactement l’inverse. Vous me dites que quand vous avez un problème en Suisse, le téléphone sonne : « Attention, j’ai un problème en Suisse. Il y a tel industriel qui ne veut pas signer. Son produit est un produit-phare, mais on ne va peut-être pas lui prendre toute sa catégorie. ». C’est ce qui nous est remonté aujourd’hui, c’est clairement cela : si on ne signe pas des services que l’on ne souhaite pas, que l’on estime complètement inutiles, en plus de se faire déréférencer dans d’autres pays on va même se faire déréférencer dans notre propre pays. Voilà ce qui nous est remonté. Et là, vous êtes en train de me dire que quand il y a un problème, vous appelez AgeCore, et on vous dit que puisqu’il ne veut pas signer, vous allez mettre le pied sur le frein sur les négociations nationales !

M. Gwenn van Ooteghem. Je n’ai pas du tout l’impression de vous avoir dit cela. Je vais donc essayer d’être le plus clair possible. J’ai écouté mes dirigeants, je n’ai pas entendu cela. 100 % des sommes négociées sur la Centrale internationale en France redescendent en France. C’est dans l’économie du dossier, ce qui est normal, les sommes négociées redescendent à 100 % en France. Cela fait partie de la compétitivité du dossier. Il n’y a pas de démarche significative, mais quand vous avez une compétitivité de dossier qui change d’une année sur l’autre, cela peut être un sujet. Donc, il n’y a pas de démarche systématique, mais cela peut être un sujet d’inquiétude pour nous, d’abord sur notre profitabilité et la pérennité de notre business.

Monsieur le président Thierry Benoît. Ce que le Rapporteur explique, c’est que d’un côté on nous explique que les négociations sont totalement séparées. Et là, vous nous expliquez qu’il y a un rapport permanent entre vous, Directeur des achats marques nationales Intermarché, et la Centrale internationale AgeCore. Cela explique qu’il y a vraiment un lien entre l’achat d’un produit et la négociation de contreparties avec le fournisseur, avec l’industriel qui produit, qui fabrique ce produit. C’était la question de Monsieur le Rapporteur.

D’un côté, on nous dit : les discussions sont totalement séparées, ce qui se passe à Genève regarde les administrateurs et les négociateurs d’AgeCore. Et ce qui se passe chez Intermarché ici en France regarde Intermarché et c’est notre affaire. Et vous, vous nous dites qu’il y a bien des échanges, des allers-retours. Les négociations se font de manière coordonnée et non pas cloisonnée.

M. Gwenn van Ooteghem. Je ne suis pas de cet avis. Les discussions sont d’un côté sur AgeCore. Elles sont menées effectivement par ces sociétés de services. On discute avec nos fournisseurs, on a souvent des interlocuteurs, le plus souvent différents. Ce qui n’est pas cloisonné, ce sont par exemple les performances d’un produit. Quand un produit ne fonctionne pas, les chefs de marché français et directions d’enseigne nous le disent.

Et sur l’économie du dossier – comme je vous ai dit – il y a deux composantes : la performance des produits latente qu’ils retrouvent auprès du client, et l’équation économique de marge sur un dossier.

Si vous ajoutez les services additionnels qui sont vendus sur ces sociétés de services, et le fait qu’on n’a plus rien, parce qu’on n’arrive pas à trouver un accord – cela arrive dans une minorité des cas mais cela peut arriver – c’est un sujet qui impacte l’économie du dossier.

Monsieur le président Thierry Benoît. Finalement, vous êtes un négociateur, vous qui êtes Directeur des achats. Est-ce qu’il ne serait pas plus simple d’avoir une discussion globale, c’est-à-dire on parle du produit, on parle du plan d’affaires, on parle d’éventuels services afférents au plan d’affaires et aux produits, et que tout cela se passe avec les mêmes interlocuteurs. Plutôt que d’avoir trois niveaux de discussion, trois structures de négociation. Ce serait plus simple, plus sain, plus sincère, et cela irait dans le sens des valeurs dont vous parliez tout à l’heure. La responsabilité sociale de l’entreprise, être un bon citoyen, ce dont je ne doute pas, mais est-ce que ce ne serait pas plus simple ?

Parce que ce montage, cet écosystème que les distributeurs ont créé, je comprends bien que cela permet d’avoir des centres de profit à l’international, un centre de profit à Genève, un centre de profit à Bruxelles, mais on voit bien que cela complexifie les négociations dites commerciales. Cela tend les relations et à l’arrivée on parle de tout sauf du produit.

M. Gwenn van Ooteghem. On ne parle pas de tout sauf du produit, mais c’est vrai que quand on doit répondre à vos questions, on parle surtout du prix. Mais je vous assure qu’on ne parle pas de tout sauf du produit. Heureusement, sinon nous aurions un métier qui ne serait pas très passionnant. Ce serait bien si le monde était plus simple.

Je suis assez jeune dans la fonction. J’ai une petite quarantaine d’années. Tout le sujet de l’internationalisation des groupes, des entreprises agroalimentaires et des groupes de distribution a fait qu’il y a un miroir chez les industriels. Vous avez des comptes clés internationaux, européens, ou des comptes clés internationaux globaux, qui rencontrent les centrales d’achat internationales des différents distributeurs. Il n’y a pas que les distributeurs français qui ont des centrales d’achat internationales. Le système est celui-ci. Il y a des centrales, des sociétés de services chez tous les distributeurs dans le monde, comme il y a du côté fournisseurs des comptes clés internationaux.

Monsieur le président Thierry Benoît. On a bien compris au fil des auditions qu’il y avait une forme de mimétisme, notamment chez les distributeurs français. Nous en avons même rencontré qui nous ont dit qu’ils étaient structurés en centrale d’achat par obligation, parce que les concurrents y sont. Ils se sentent alors obligés de construire la même architecture de négociation, parce que cet argent qu’ils peuvent récupérer grâce à ce centre de profit sur les centrales d’achat, il vaut mieux ne pas le perdre. S’ils ne négocient pas à différents niveaux, c’est une perte d’argent pour eux, donc ce sont des parts qui s’en vont pour leurs concurrents, les autres enseignes.

M. Gwenn van Ooteghem. Je regrette que la vision de ce qui vous a été dit soit aussi simpliste, sincèrement.

Monsieur le président Thierry Benoît. C’était en séance publique, vous pourrez « revisionner » les auditions. Cela nous a été dit in extenso.

M. Gwenn van Ooteghem. De mon point de vue, il ne faut pas balayer d’un revers de la main le fait qu’il y a une vraie réalité. Vous avez des comptes clés internationaux chez les fournisseurs qui essayent d’optimiser les accords internationaux, et d’avoir le plus de services possible.

J’ai suivi des auditions donc je sais parfaitement quel est votre point de vue sur le sujet des services. Je ne suis pas en accord avec cela. Il y a des vraies choses que nos industriels veulent acheter. Parfois, on doit résister sur le nombre de services qu’ils achètent pour développer leur business. Quand vous achetez une « euro promo » – c’est-à-dire plusieurs produits regroupés sur une même page chez Intermarché – vous créez un business supplémentaire que vous n’auriez pas si vous n’aviez pas acheté le service sur la centrale d’achat.

Monsieur le président Thierry Benoît. Nous vous remercions d’avoir participé à cette audition et pour la nature de nos échanges. Le cas échéant, Monsieur le rapporteur et moi-même vous écrirons pour vous demander des compléments, si cela était nécessaire.

Merci à vous. Cette audition est terminée.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinquante-cinq.

 

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80.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Denis Berranger, agriculteur et président de France Oplait, et de M. Pierre Moineau, agriculteur et secrétaire.

(Séance du mardi 9 juillet 2019)

L’audition débute à dix-neuf heures.

M. le président Thierry Benoit. Nous poursuivons nos auditions et accueillons M. Denis Berranger, agriculteur et président de France OP Lait, et M. Pierre Moineau, agriculteur et secrétaire de France OP Lait. 

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. 

M. Denis Berranger et M. Pierre Moineau, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ». 

(M. Denis Berranger et M. Pierre Moineau prêtent successivement serment.)

Je suis accompagné de notre rapporteur M. Grégory Besson-Moreau. Si une partie de nos échanges portent sur des sujets plus stratégiques ou confidentiels, nous aurons la possibilité d’organiser une partie de cette audition à huis clos.

M. Denis Berranger. Nous allons vous présenter rapidement France OP Lait avec quelques diapositives introductives, ainsi que notre objectif et nos missions ainsi que la manière dont nous espérons apporter un peu « d’eau au moulin » de la Commission d’enquête ce soir.

Je suis producteur de lait dans le nord de l’Ille-et-Vilaine, à l’entrée du Pays de Fougères, que certains d’entre vous connaissent. J’ai été en 2011 président d’une organisation de producteurs (OP) nommée de l’Ouest en production laitière avec ma femme et un salarié. Les organisations de producteurs se sont ensuite structurées et mises en place et nous avons de notre côté créé l’AOP Sunlait dont je suis encore président aujourd’hui. Très récemment (en 2018), nous avons créé un syndicat d’OP laitière, France OP Lait. Nous allons vous présenter les objectifs de cette fédération d’OP.

Je vais laisser Pierre présenter la première partie sur sa structuration, ses objectifs et ses enjeux et je vous présenterai ensuite notre cadre général et les domaines dans lesquels nous intervenons.

M. Pierre Moineau. Je suis également agriculteur dans le nord de la Loire-Atlantique, en agriculture biologique. Je me suis installé il y a six ans. Je suis à l’origine de la création d’une OP horizontale « Seine et Loire », qui regroupe plusieurs associations d’OP de différentes laiteries. J’ai également été président de Lait bio de France, une association fédérative d’OP bio laitières.

Présentation d’un Powerpoint.

France OP Lait a été créée fin novembre 2019. Ses objectifs sont les suivants :

-                                            créer des liens, mutualiser les moyens et favoriser une dynamique collective de toutes les OP laitière françaises, quel que soit le type d’animaux ou de segmentations présent sur le territoire

-                                            représenter et défendre ses intérêts à l’échelle française et européenne et construire des positions communes

-                                            contribuer aux travaux de l’interprofession et représenter les OP laitières auprès de l’administration nationale européenne et des pouvoirs publics.

Nos missions consistent à :

-                                            promouvoir les OP laitières auprès des adhérents et les accompagner

-                                            faire de la promotion auprès des services publics et au niveau de l’interprofession

-                                            défendre nos intérêts à travers des valeurs fortes : producteurs reconnus et chefs d’entreprise compétents et responsables, afin de se valoriser en tant que producteurs laitiers

-                                            adopter une posture responsable et cohérente dans la recherche de résultats durables et respectueux du vivant en restant en phase avec les attentes sociétales actuelles

-                                            démontrer un attachement aux valeurs démocratiques, au dialogue et au partage, l’objectif étant de servir l’intérêt général des OP

-                                            développer une gouvernance innovante. Nous avons essayé d’établir un mode d’élection basé sur la « sociocratie »

-                                            atteindre la représentativité la plus large et précise possible au sein du conseil d’administration.

Notre collectif comporte aujourd’hui 18 OP membres qui peuvent s’appuyer sur les animateurs des OP. Nous produisons 2,5 milliards de litres de lait répartis dans plus de 5 000 exploitations laitières. Notre objectif est d’amener des compétences juridiques ou d’organisation afin d’épauler les OP sur la montée en compétences dont elles doivent faire preuve aujourd’hui.

Nous souhaitions également vous rappeler le cadre juridique de la construction des OP laitières en France :

-                                            2010 : mise en place de la contractualisation individuelle obligatoire en France avec la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche

-                                            2011 : proposition de contrats individuels par les acheteurs

-                                            2012 : adoption du « Paquet lait » avec une reconnaissance du rôle des OP dans les négociations contractuelles.

À ce jour, les OP et AOP laitières reconnues peuvent négocier collectivement des termes de contrats de vente avec l’industriel transformateur au nom des agriculteurs qui en sont membres, qu’il y ait transfert de propriété ou non. On constate une diversité importante des structurations d’OP. Avec le règlement Omnibus, le « Paquet lait » est pérennisé.

Nous voulions également mettre en avant le règlement du 14 mars 2012 dont l’objectif est le suivant : « Afin d’assurer un développement viable de la production, et de garantir ainsi des conditions de vie équitables aux agriculteurs laitiers, il convient que leur pouvoir de négociation vis-à-vis des transformateurs laitiers soit renforcé, ce qui devrait se traduire par une répartition plus équitable de la valeur ajoutée d’un bout à l’autre de la chaîne d’approvisionnement. »

Pour vous donner quelques repères sur les OP en France, il en existe aujourd’hui 64, dont 50 de vaches classiques et 14 de vaches en signe de qualité, ainsi que 3 coopératives reconnues OP et 5 associations de producteurs avec des structurations diverses :

-                                            l’AOP France Milk Board Grand Ouest et Normandie, une association de producteurs transversale qui négocie chez différents partenaires de laiteries ou transformateurs de lait

-                                            l’AOP territoriale Grand Ouest, qui regroupe plusieurs OP du Grand Ouest, avec une gestion de volumes et de montée en compétence territoriale des OP

-                                            l’AOP Sud-Est, le penchant du Grand Ouest

-                                            des AOP verticales de type Sunlait ou UNELL, auxquelles adhèrent les différentes OP affiliées à une laiterie.

Nous tenions également à rappeler que les OP et les AOP sont les acteurs économiques de la première mise sur le marché.

Les intérêts d’adhérer à une OP ou une AOP sont les suivants :

-                                            marché sécurisé juridiquement

-                                            première mise sur le marché collective avec force de négociation pour une amélioration du poids des producteurs dans la chaîne alimentaire, en lien avec les thèmes de la loi EGAlim

-                                            négociation contractuelle collective et bénéfice d’un contrat négocié par l’OP

-                                            objectifs de prix (meilleur prix et stabilité) et de volumes (gestion des volumes)

-                                            démarches de segmentation qui passent par les OP

-                                            apport de services techniques de collecte ou d’aides spécifiques aux producteurs

Je vais maintenant laisser la parole à Denis, qui va présenter les liens avec la grande et moyenne surface (GMS) et cette fameuse chaîne alimentaire.

M. Denis Berranger. Pour poursuivre, nous avons schématisé les enjeux d’un meilleur fonctionnement de la chaîne alimentaire au bénéfice des agriculteurs et des consommateurs. Nous cherchons à créer du lien entre nous, producteurs et adhérents à une OP ou une AOP, et le consommateur. Au vu de la situation actuelle, nous constatons un fort goulot d’étranglement, illustré au centre du schéma, avec des groupements d’achats GMS qui représentent 92 % des ventes. En face, nous n’avons pas le choix, nous devons passer des contrats avec des multinationales, des PME et des groupes industriels agroalimentaires pour transformer notre produit qui est le lait et le valoriser au moyen de tous les distributeurs représentés sur la droite. Le lien direct à la marge entre le producteur et le consommateur est très faible.

Nous observons depuis cette dernière décennie que les pratiques commerciales déloyales qui s’exercent dans cette chaîne alimentaire ont menacé et continuent à menacer la rentabilité agricole. En 2013, le préjudice causé par ces pratiques déloyales a été estimé à plus de 10 milliards d’euros par an. Il est essentiel d’essayer de modifier de telles pratiques.

Ce que nous avons voulu mettre en avant ce soir est le rôle des OP, premier acteur représentant des producteurs dans la négociation commerciale. Dans le cadre du travail qui a été réalisé tout au long des États généraux de l’alimentation (EGA), l’objectif mis en avant a été le renforcement du pouvoir des OP dans la négociation contractuelle. Même si c’est l’inverse qui s’est un peu produit en 2011, les EGA ont mis des choses positives « sur la table », notamment le fait que nous, en tant que producteurs et responsables d’OP, ayons l’obligation de faire une proposition contractuelle. Nous devons être à l’initiative de cette proposition, ce qui est intéressant et a permis aux OP d’avoir une réflexion interne à ce niveau. Ainsi, les producteurs peuvent également être acteurs au sein d’une proposition.

Auparavant, la proposition contractuelle OP ou AOP était constituée de conditions générales de vente, ce qui est complètement inversé aujourd’hui par rapport à la LMA. En avril 2011, tous les producteurs de lait ont reçu une proposition de contrat de la part des industriels privés. Aujourd’hui, le fait d’inverser cela nous permet d’espérer changer ce calcul de prix et donc rentrer dans une cascade. Dans la loi EGAlim, cette notion de cascade entre dans notre proposition contractuelle, avec la vision d’intégrer des indicateurs dans le contrat de vente, notamment des indicateurs de coûts de production. En tant que producteurs, suite aux différents travaux qui peuvent être menés auprès de l’interprofession, nous voulons nous servir d’indicateurs de référence qui peuvent être proposés par celle-ci ou construire nos propres indicateurs au sein d’une ou de plusieurs régions et proposer des choses aux entreprises. C’est ce qui est mis en place aujourd’hui, c’est le travail que nous promouvons auprès de toutes les OP et des producteurs pour qu’ils prennent conscience du fait que cela peut inverser les choses.

Ce qui est important dans cette négociation contractuelle aujourd’hui, c’est de réussir à mettre en œuvre une cascade de prix au niveau de chaque OP.

2019 correspond à la première année de mise en place des EGA. Les industriels et les GMS ont beaucoup communiqué sur des accords qui ont eu lieu suite aux premières négociations tarifaires du début d’année. Très peu de producteurs et d’OP ont mis en avant leurs acquis et leurs négociations suite à cela car la négociation a davantage eu lieu entre les industriels et la GMS. En tant que livreurs à un producteur privé, nous n’avons pas forcément de vision très transparente sur ces négociations. Les avancées sont plus ou moins minimes à cet égard. Les producteurs ont proposé des contrats mais nombre d’entre eux se heurtent à un blocage au niveau de la signature de ces conditions générales de vente.

Comment pouvons-nous avancer et quelles relations pouvons-nous mettre en place entre OP, industriels et GMS ? Quels sont les enjeux pour une répartition de la valeur ? Dans tout le travail que nous mettons en œuvre, un point clé et pivot est la manière de mieux répartir la valeur. Les relations contractuelles sont formalisées. Nous ne négocions pas le prix du lait chaque trimestre ou chaque mois auprès de notre industriel. Il est question d’indicateurs de marché (qu’il s’agisse de fromage ou de lait ou d’indicateurs export comme le beurre et la poudre, eux aussi des éléments importants de valorisation du lait). En fonction de ces indicateurs et de leur évolution, on calcule chaque mois ou chaque trimestre des évolutions de prix. La cascade est pour nous un enjeu important dans la transparence et dans le fait que nous, en tant que producteurs, à partir du coût de production, puissions réussir à mettre en œuvre un prix en cascade.

Nous devons aussi travailler sur la montée en gamme des producteurs. Les attentes sociétales sont importantes et en tant que producteurs, nous devons prendre cela en main. Ce n’est pas à un industriel, vis-à-vis de l’évolution de ses marques ou de son marketing, ou à une GMS, de demander tel ou tel marché. Les producteurs doivent être en capacité de proposer des choses par rapport à cette montée en gamme et, par conséquent, de négocier une valorisation avant même de lancer ces marchés. Souvent, on ne nous propose, à l’inverse, qu’un marché avec un volume de lait sur telle ou telle différenciation et la négociation ne se fait qu’ensuite, après un retour des GMS. Nous devons inverser cette construction vis-à-vis des OP. Pour ce faire, les OP doivent monter en puissance et devenir fortes afin d’inverser la position fort/faible.

Pour terminer, j’aborderai nos différents enjeux. En termes de discussions et de négociations, nous devons responsabiliser tous les acteurs. Aujourd’hui, les producteurs se sont pris en main pour se regrouper, un grand nombre d’OP existent en France, ce qui a beaucoup apporté en termes de visibilité sur le territoire. Une négociation nationale avec un prix national n’est plus possible en France. Nous avons des spécificités que nous n’avons jamais réussi à valoriser et la filière doit mettre en place une nouvelle fixation des prix avec des acteurs économiques qui la comprennent et avec un intérêt. Nous sommes là pour faire du gagnant-gagnant, du partenariat et les industriels et les GMS doivent être totalement transparents vis-à-vis des producteurs. En tant qu’OP, nous avons des difficultés à voir plus loin. Les opérateurs que vous avez pu rencontrer ont plus de transparence que nous puisqu’ils peuvent être à la fois transformateurs et vendeurs et, par là même, ont la vision de la commercialisation de leurs produits, qui nous fait défaut. Il nous faut réussir à trouver ce lien au travers du distributeur et du transformateur pour mettre en place un partenariat, une relation équilibrée et surtout responsable. Des chiffres ont été récemment publiés et la France, pour la première fois depuis 1945, importe plus de produits agroalimentaires qu’elle n’exporte. Pour stopper ce retour en arrière, tout le monde doit être responsabilisé et changer la donne.

M. le président Thierry Benoit. Vous êtes une association d’organisations de producteurs. Chaque organisation de producteurs négocie avec son client qu’est la laiterie. Comment cela se passe-t-il précisément ? Allez-vous jusqu’aux négociations dites commerciales en parlant de tarif ?

M. Denis Berranger. N’étant pas une association d’organisations de producteurs mais une fédération d’OP, nous ne sommes pas du tout négociateurs. La négociation se passe chez nos adhérents (OP ou AOP). Les structures AOP comprennent deux cadres : les AOP de négociation comme FMB, Sunlait ou UNELL, et les AOP territoriales, qui sont plutôt sur une vision politique de la filière.

M. le président Thierry Benoit. Pourriez-vous remettre le diaporama qui présente l’ensemble des organisations de producteurs et AOP ?

M. Denis Berranger. Il existe 64 OP reconnues en France, dans le cadre desquelles nous avons la possibilité, en tant que producteurs, de déroger au droit à la concurrence. Deux producteurs lambda qui ne sont pas adhérents à une OP ne peuvent pas aller négocier ensemble chez un même client pour vendre leur lait avec les mêmes clauses, c’est interdit. En revanche, le fait d’adhérer à une OP et de rentrer dans un cadre collectif déroge au droit à la concurrence et en tant que producteurs, nous pouvons nous permettre de négocier un contrat cadre global en tant qu’OP. Toute personne non agréée ne peut pas le faire. La mission de négociation est portée par l’OP avec un mandat de négociation donné par les producteurs. Certaines OP ont fait le choix d’adhérer à une AOP. Trois d’entre elles sont des AOP de négociation (FMB, Sunlait et UNELL), négocient pour les OP et sont adhérentes chez elles. La fédération d’OP sert à ajouter de la transversalité et à promouvoir la loi EGAlim sur des dossiers plus politiques afin que tout le monde l’intègre bien. Il était important pour nous de s’en approprier le cadre et de faire de la formation et de l’information envers les OP.

M. le président Thierry Benoit. Vos organisations de producteurs négocient directement avec des industriels.

M. Denis Berranger. Oui. En plus d’être président de France OP Lait, je suis président de Sunlait et dans ce cadre, je négocie directement avec mon client, Savencia.

M. le président Thierry Benoit. Comment se passent les négociations, notamment cette année, suite aux États généraux de l’alimentation ?

M. Denis Berranger. Je ne vais pas parler uniquement des négociations entre Savencia et Sunlait car nous sommes dans un cadre plus large.

Nous avons aujourd’hui le sentiment que les OP se sont approprié ce travail consistant à proposer un contrat à un industriel. La majorité d’entre elles n’est pas arrivée un aboutissement. La proposition contractuelle des OP réalisée chez beaucoup de PME et d’industriels n’a abouti que pour très peu d’entre elles à une signature. Nous sommes sur une négociation du contrat mais nous n’arrivons pas à obtenir une bonne répartition de la valeur et du risque dans ces contrats. Pour la majorité des contrats proposés, nous voulons également mettre en place une intégration des coûts de production en totalité ou en partie.

M. le président Thierry Benoit. Ce n’est pas encore le cas.

M. Denis Berranger. Non. Très peu de contrats aujourd’hui bénéficient d’une signature et d’un impact réel sur l’intégration des coûts de production dans une formule de prix.

M. le président Thierry Benoit. Les coûts de production ne sont pas intégrés car le dispositif et la loi sont récents. J’imagine que c’est pour cette raison que vous n’avez pas encore réussi à bâtir des indicateurs et surtout à convenir de tels indicateurs.

M. Denis Berranger. Non, ce n’est pas du tout là que réside le problème. Nous connaissons les indicateurs des coûts de production depuis longtemps (bien avant la loi EGAlim). Chaque chef d’entreprise, s’il est capable de faire sa comptabilité, est capable de calculer son coût de production. Différents indicateurs peuvent être construits et les derniers à l’avoir été, qui sont assez connus dans la filière laitière et qui attendent un agrément pour un indicateur de référence publié par le centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL), nous annoncent un coût de production de 396 euros. La difficulté pour arriver à une formule contractuelle à ce niveau de prix est que nous n’arrivons pas à la faire signer à nos clients car ils ne veulent pas prendre ce risque.

M. le président Thierry Benoit. Cela signifie qu’ils contestent implicitement les indicateurs.

M. Denis Berranger. Non. Ils ont accepté et validé les indicateurs dans l’interprofession, dont nous ne faisons pas partie, mais nous n’allons pas remettre en cause ces chiffres. En revanche, ils ne veulent pas prendre de risque car ils ont peur d’être en décalage avec leurs marchés. Ce sont leurs arguments.

M. le président Thierry Benoit. Si le coût de production est annoncé à 396 €, comment expliquer que certaines laiteries sont à 350 €, d’autres à 325 €… ?

M. Denis Berranger. Il faut faire attention à la différence entre le prix de base et le prix payé. Un coût de production est un prix total payé. Dans les prix affichés, on voit souvent le prix de base, qui varie de quelques euros selon la qualité (en général entre 20 et 25 euros de différence pour 1000 litres). Ce sont les évolutions de marché qui font la différence aujourd’hui. Le lait ne se construit pas sur un mais sur plusieurs marchés. En fonction de cela, nos formules contractuelles connaissent des évolutions. Nous avons traversé une crise au cours des dernières années et aujourd’hui les évolutions du beurre et de la poudre sur le marché sont plutôt positives mais ne permettent pas forcément une valorisation.

Sur la base des coûts de production, on peut franchir des paliers en influençant le marché. C’est là que l’inversion du prix en cascade est intéressante pour nous. Nous ne voulons pas simplement subir le marché mais aussi l’influencer. Nous pensons que si nous réussissons à mettre en place un partenariat avec des industriels et avec nos clients, nous pourrons aller vers les GMS pour influencer ce marché avec un prix que nous aurons négocié en amont. Il ne correspondra pas forcément à notre coût de production en totalité mais nous pourrons juger la valorisation des marchés et donc construire des partenariats tripartites pour faire évoluer ces marchés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous comptez 64 OP au total et 5 associations d’organisations de producteurs. Certains de ces adhérents vous disent-ils qu’ils ont calculé l’indicateur avec l’industriel qui leur achète généralement du lait et qu’ils voudraient passer l’augmentation sur un produit transformé comme un fromage mais que la grande distribution refuse toute augmentation, voire leur achète moins cher que l’année d’avant ? Avez-vous déjà entendu ce genre de propos ou est-ce qu’ils vendent plus cher tandis que l’industriel garde l’argent pour lui ?

M. Denis Berranger. Nous pouvons entendre ce genre de choses. Certains les ont entendus mais elles font partie des arguments de négociation. Comme nous le disions tout à l’heure, nous sommes au bout de la chaîne alimentaire et quand la pression de l’industriel vers le transformateur est forte et ne peut pas passer les hausses, elle se répercute un peu vers le producteur en négociation. Nos clients sont souvent pleins de bonne volonté mais il faut réussir à concrétiser et à inverser la situation. Aujourd’hui, nous avons l’impression que la méthode n’est pas la bonne. Tout le monde a la volonté de payer les producteurs pour que ces derniers gagnent leur vie et soient au moins payés à hauteur de leur coût de production, sauf qu’on attend toujours que l’effort vienne de l’autre. Ce que l’on nous dit surtout, c’est qu’il faut que les GMS aient accepté et validé la hausse pour nous la répercuter.

M. Pierre Moineau. C’est exactement la même chose pour des marchés porteurs. Je pourrais vous en parler mais ce serait bien que nous passions à huis clos.

M. le président Thierry Benoit. Nous pourrons faire un huis clos en fin de séance et aborder un certain nombre de sujets plus confidentiels si vous le voulez bien.

M. Yves Daniel. Bonjour à Pierre et Denis.

Pour compléter un peu la question que posait le rapporteur tout à l’heure sur la notion de relation commerciale, nous sommes dans une Commission d’enquête parlementaire qui a pour objet d’analyser les relations commerciales entre la grande distribution et ses fournisseurs. Vous vous êtes bien situés dans cette notion de relation commerciale mais nous sommes dans sa partie amont. Vous avez dit qu’il serait bien d’organiser le partenariat dans les relations commerciales au-delà des organisations de producteurs, c’est-à-dire vers les laiteries, les industriels, les transformateurs et les GMS. Je reviens sur cette question afin que vous nous disiez comment vous voyez les choses. On voit bien que la détermination du prix à partir des coûts de production ne peut pas être imposée et que c’est toujours la grande distribution ou les GMS qui l’imposent. Finalement, on est obligé d’attendre que les GMS fixent le prix pour que les négociations puissent avoir lieu. De qui ou de quoi avez-vous besoin en la matière ? Des solutions existent elles par le biais de la loi ou d’actions menées par la profession ?

M. Denis Berranger. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une signature de nos contrats, de nos propositions de conditions générales de vente. Nous avons fait des propositions de conditions de vente qui ne sont pas signées aujourd’hui. Les OP sont dans une position assez fébrile car la loi donne quasiment obligation de signer et d’avoir des contrats signés, normalement au cours du premier semestre et même un peu plus tôt, mais nous n’y parvenons pas.

M. Yves Daniel. Très peu sont signés.

M. Denis Berranger. Oui, et nous devons quand même avancer dans le sens des producteurs et être entendus par rapport à ce que nous voulons défendre. Comment pouvons‑nous y arriver ? La loi existe et prévoit une médiation renforcée, ce dont nous avons besoin pour bien comprendre l’intérêt des producteurs à changer ces contrats et à inverser cette construction ainsi que, pour aller plus loin, une intégration jusqu’à la GMS de plus de visibilité entre chaque maillon. À cette fin, les OP doivent être fortes. La fédération d’OP travaille actuellement avec des producteurs de lait qui sont investis et nous devons nous structurer encore plus pour avoir plus de moyens juridiques. En voyant certaines centrales d’achat ou autres qui présentent l’organisation de leurs négociations, nous nous rendons compte qu’un gros travail reste à faire, que nous n’avons pas les moyens de faire aujourd’hui.

M. le président Thierry Benoit. Pensez-vous qu’il y a un lien de cause à effet entre les difficultés que vous avez à signer avec les industriels du lait, que vous appelez vos clients, et les tensions qui existent dans les négociations commerciales entre ces mêmes industriels du lait et le secteur de la distribution et des centrales d’achat ? Malheureusement, nous avons compris que les distributeurs achètent les produits mais qu’il faut quand même passer par des phases de négociation compliquées au niveau national et international.  Le ressentez-vous dans les discussions que vous avez avec les laiteries ?

M. Denis Berranger. Le lien est évident. La pression exercée entre les grandes distributions et les centrales d’achats vers les distributeurs est, de fait, exercée ensuite sur nous, avec des conséquences sur l’amont.

M. le président Thierry Benoit. Je vous propose d’organiser le huis clos pour se dire les choses, notamment traiter le volet que M. Moineau souhaitait aborder tout à l’heure.

(L’audition se déroule ensuite à huis clos à partir de dix-neuf heures quarante)

 

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81.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France

(Séance du mercredi 10 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures cinq.

M. le président Thierry Benoit. Bonjour à toutes et à tous. Nous poursuivons notre cycle d’auditions et nous accueillons aujourd’hui M. Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Biero, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Michel Biero prête serment.)

Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau, rapporteur de notre Commission d’enquête, et avec les membres de la Commission présents, nous allons procéder aux échanges, sollicitations et questions afin de comprendre le sujet qui nous préoccupe, à savoir la question des négociations commerciales et le rôle des enseignes de la distribution et des centrales d’achat dans ces négociations.

Nous sommes en séance d’audition publique, ouverte à la presse. Si une partie de nos échanges nécessite d’organiser le huis clos ou s’il vous apparaît que certains éléments que vous pourrez aborder sont d’ordre confidentiel ou hautement stratégique, nous y recourerons.

M. Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France. Je vais profiter de ce propos liminaire pour vous présenter en quelques mots notre enseigne. Lidl France regroupe 35 000 salariés, 1 500 magasins, 25 plateformes logistiques régionales et un siège situé à Rungis, où l’intégralité des achats est centralisée.

Lorsque nous avons ouvert notre premier magasin en avril 1989 en Alsace, notre modèle reposait sur un concept assez nouveau en France qui se résumait par « Un besoin = Un produit ». Ce modèle est toujours le nôtre aujourd’hui et lorsqu’un client vient dans notre magasin acheter une brique de lait par exemple, on ne lui en propose pas 3, 6 ou peut-être parfois 8 mais une seule. Par conséquent, et contrairement à nos principaux concurrents, nous offrons une gamme relativement restreinte d’environ 1 700 références dans nos linéaires.

L’autre particularité qui fait de Lidl un acteur atypique et assez unique dans le paysage de la distribution française est la part de marques de distributeurs dans notre assortiment. En effet, 89 % de nos références sont des marques de distributeurs et 11 % des marques nationales, ratio bien souvent inversé chez mes concurrents. En outre, 72 % de nos 1 700 références sont « Made in France » et 80 % d’entre elles sont produites par des petites et moyennes entreprises (PME) françaises.

Si j’insiste sur ces deux aspects de gammes restreintes et de fortes proportions de marques de distributeurs, c’est pour vous dire à quel point la relation que nous entretenons avec les fournisseurs et les producteurs en France est cruciale pour notre enseigne. Cette relation doit être une relation de confiance durable. Pour ce faire, chaque partie doit y trouver son compte.

Ce choix de modèle est aussi le choix de la simplicité, du pragmatisme et du bon sens, principes très importants dans notre organisation, dans notre structure mais aussi dans notre façon d’acheter. Lorsque nous faisons affaire avec un fournisseur, nous nous engageons pour de bon, nous commandons les volumes sur lesquels nous nous sommes engagés et nous les écoulons à 100 %. Les retours ou reprises fournisseurs n’existent pas chez Lidl.

C’est dans cet esprit que ces dernières années, nous avons pris des engagements forts et mené des actions concrètes en direction du monde agricole et des éleveurs français. Je pense notamment aux contrats tripartites avec les filières bovines, porcines et laitières, sur lesquels nous pourrons revenir. Nous sommes présents depuis cinq ans au Salon de l’agriculture où nous signons pendant neuf jours des accords tripartites ou leur reconduite en toute transparence. À ce jour, plus de 5 000 éleveurs sont impliqués dans un accord tripartite avec Lidl.

Toujours dans ce même esprit, nous avons suivi avec grand intérêt les débats tenus dans le cadre des États généraux de l’alimentation (EGA). Chez Lidl, nous avons toujours souscrit à 100 % à l’unique objectif promu par ces États généraux et instauré par la loi qui en est issue, à savoir sauver le monde agricole. Comme vous le savez certainement, nous avons même fait des propositions afin d’aller plus loin dans la loi pour protéger le revenu des agriculteurs et des éleveurs des filières les plus en difficulté, simplement parce que notre modèle l’exigeait.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur le directeur exécutif, pouvez‑vous nous expliquer en quelques mots la relation entre Lidl France et la maison-mère Lidl ? Qui dirige qui ? Êtes-vous libre ou décide-t-elle pour vous des marques nationales ou même des produits de marques de distributeur (MDD) dans les magasins français ?

M. Michel Biero. Lidl France compte 918 fournisseurs répartis entre marques nationales et de distributeurs. 11 % sont des marques nationales, lesquelles représentent 52 fournisseurs. Sur ces 52 fournisseurs, 29 sont français (mais pas forcément négociés que par la France) et 23 internationaux. 60 % de ces fournisseurs de marques sont négociés par la France et 40 % par l’international. Lidl France n’est soumis à aucune obligation dans le choix de ses fournisseurs par rapport à la maison-mère : nous sommes totalement autonomes dans le choix de notre assortiment.

M. le président Thierry Benoit. Êtes-vous structurés comme un certain nombre d’enseignes de la distribution en regroupement à l’achat avec d’autres « partenaires » ou « compétiteurs », si je peux les appeler ainsi, de la distribution, que ce soit au niveau français ou européen ?

M. Michel Biero. Non, absolument pas. Pour moi, ce n’est pas du bon sens. Il n’est pas logique d’un côté de s’allier avec nos pires concurrents et de l’autre côté, de se faire de la concurrence. Nous n’avons aucune alliance avec qui que ce soit de la distribution française ou internationale.

M. le président Thierry Benoit. Si je comprends bien, vous disposez d’un certain nombre de négociateurs ou d’acheteurs qui s’adressent à un certain nombre de fournisseurs dont vous venez de décrire le nombre et la répartition entre les fournisseurs français ou internationaux, et les négociations à l’achat tournent autour d’un produit, autour de volumes, autour de qualités. Décrivez-nous comment se passent les achats chez Lidl.

M. Michel Biero. La répartition est fixée ainsi : 89 % de MDD et 11 % de marques. Pour les 89 % de MDD, que ce soit à l’international ou en France, les négociations sont très simples : on construit un prix d’achat. Les PME ou les industriels avec qui nous travaillons font preuve d’une transparence totale. Quand je parle de construire un prix d’achat, je connais parfaitement l’intégralité des composants du produit que j’achète, je sais qu’il contient 11 % de sucre, 13 % de noisettes, 10 % d’huile…, peu importe le produit. Je construis un prix d’achat avec les coûts de production, les coûts de transformation, le packaging, la logistique, le transport, etc. C’est le travail de l’acheteur que je suis.

Avec une marque nationale, c’est très différent et illogique pour l’acheteur que je suis mais je me conforme à la loi française. Nous partons d’un tarif général provenant du fournisseur et négocions la vente de services à ce fournisseur de marque nationale. Une descente tarifaire s’applique, ainsi qu’une coopération commerciale pour arriver à un prix. Je vous donnerai le détail des services que nous proposons et de nos 4 piliers en tant que petite structure à huis clos. J’ai la chance de négocier 89 % de marques de distributeurs car quand avec un produit que j’achète 1 € à la marque distributeur, j’ai un repère. Souvent, on me le propose à 2 € à la marque nationale. C’est normal, du marketing entre en jeu, mais le gap reste très impressionnant, et surtout la façon de négocier pour un acheteur. Comme je le dis toujours, nous sommes de vrais acheteurs : nous achetons des produits et nous construisons un prix d’achat. C’est du bon sens. Dans la marque, je ne trouve pas cette logique.

M. Hervé Pellois. Pour préciser les choses par rapport à la MDD et ces marques nationales, ce sont la plupart du temps les mêmes usines qui fabriquent les produits. Il ne devrait pas y avoir de liaison étant donné qu’il n’y a qu’un seul produit mais peut-il arriver qu’une même usine produise des marques nationales et des MDD chez vous ou s’agit-il uniquement de MDD faites à façon chez un industriel lambda ?

M. Michel Biero. La majorité des produits MDD sont fabriqués par des PME françaises qui ne fabriquent pas de marques nationales. Certes, des marques nationales nous fabriquent des MDD. Beaucoup de marques ne le souhaitent pas, leur stratégie leur interdisant de fabriquer des marques de distributeur, mais certains fournisseurs, notamment parmi ceux qui transforment des produits agricoles, nous fabriquent effectivement une MDD et en parallèle une marque. Or cela s’applique sur quelques produits seulement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quel pourcentage les 11 % de produits de marques nationales représentent-ils par rapport à votre chiffre d’affaires français ?

J’ai lu que votre chiffre d’affaires mondial avoisine les 100 milliards d’euros, soit plus que Carrefour au niveau européen. À l’instar de vos concurrents centralisés ou indépendants, avez-vous une philosophie de services à l’international ? Vendez-vous du data sharing aux marques nationales, des outils promotionnels ou des réunions catégorielles à l’international qui suscitent un certain pourcentage du chiffre d’affaires français ?

M. Michel Biero. Sur les 11 % de marques nationales, il existe un socle de quatre descentes tarifaire et deux services de coopération commerciale. Je vous donnerai le montant du chiffre d’affaires des marques mais absolument aucun service n’est discuté à l’international. Tout est discuté en France. Les deux services de coopération commerciale sont très simples et nous avons intégré le data sharing à la coopération commerciale suite à la demande de trois fournisseurs il y a deux ans.

Si je peux compléter, les 40 % des marques nationales traitées par Lidl à l’international le sont dans la plupart des cas à leur demande car nous distribuons le produit dans 11 000 magasins à travers l’Europe, dans 28 pays, et par conséquent, la marque nationale en question dispose d’un interlocuteur pour l’Europe et de la même façon, d’un interlocuteur pour l’Europe chez Lidl. Les sujets abordés sont le conditionnement, la logistique, les volumes… mais il n’existe pas de service et comme la loi me le demande, je traite en France tout ce qui concerne la descente tarifaire. La convention unique a été rédigée et signée en France.

M. le président Thierry Benoit. L’observatoire des prix et des marges, relayé par le journal Le Parisien, révèle que le panier des produits « premier prix » est évalué à 98 € dans les hypermarchés alors qu’il atteint 116 € chez les hard-discounters. Comment expliquer cette différence ? J’imagine que vous disposez de cette donnée.

M. Michel Biero. Je connais cette étude, que j’ai contestée car pour moi elle n’est pas correcte. Déjà, nous ne faisons pas de premier prix mais des marques de distributeurs. Je vous expliquerai avec plaisir la différence entre l’achat d’un premier prix et l’achat d’une marque de distributeur. Pour être très clair, pour l’achat d’une marque premier prix, que je n’ai jamais achetée, on appelle un fournisseur, on lui demande un produit, un prix, une marge mais absolument pas la qualité : on se moque de la qualité du produit. Ils veulent un prix et une marge et ils veulent vendre. En réalité, ils ne veulent pas vendre mais faire croire que nous vendons des premiers prix, ce qui n’est pas le cas. C’est pour cette raison que les premiers prix ont été inventés, pour expliquer ou faire croire aux consommateurs français que la marque de distributeur de Lidl est qualitativement équivalente à ce premier prix. Or quand vous faites une étude comparative, une loi française stipule qu’il faut comparer ce qui est comparable. Une deux-chevaux a un moteur, 4 roues et un volant, une Ferrari également, mais elle ne coûte pas le même prix. Chez Lidl, nous n’achetons que de la marque de distributeur. Nous ne parlons jamais de prix avant d’en attester la qualité. Nous disposons d’une cuisine de 800 m² et nous dégustons nos produits tous les jours jusqu’à en définir avec le fournisseur la qualité, le cahier des charges, la liste d’ingrédients du produit, avec la palettisation, la logistique, le packaging… c’est seulement ensuite, lorsque tous les éléments sont réunis, que le fournisseur nous envoie une proposition tarifaire et que nous en discutons le prix à ce moment.

M. le président Thierry Benoit. Comme les prix sont attractifs chez les hard‑discounters, on peut imaginer une marge de progression assez importante pour votre type d’enseigne. Comment expliquer par exemple que la part que représentent les discounters en Allemagne s’élève à peu près à 40 % contre un peu plus de 10 % en France ? Cela vous laisse une marge de progression importante. Cela s’explique-t-il d’une autre manière, par le comportement d’achat du consommateur ?

M. Michel Biero. Cela s’explique de deux manières. D’une part, le marché concurrentiel n’est absolument pas le même. Je n’aime pas trop que l’on nous nomme harddiscounters et nous avons décidé de changer : nous sommes des supermarchés de proximité et pas de premiers prix ! Vous avez raison, le marché est différent en Allemagne. Les consommateurs sont beaucoup plus pragmatiques, ils veulent un produit de qualité à un prix. Les marques nationales, c’est très français, elles nous procurent une certaine fierté. Les habitudes de consommation outre-Rhin ne sont pas les mêmes. Ceci étant, nous n’avons pas la prétention d’arriver à 20 % de part de marché, que nous n’obtiendrons jamais vu le marché concurrentiel en France. Nous estimons simplement pouvoir prendre une place, progresser encore un peu et faire en sorte que des consommateurs se retrouvent dans notre modèle de distribution.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. L’étude Eurostat de la Commission européenne sur l’indice prix 2018 explique que sur une base de 100, le prix du panier moyen est de 115 euros en France, 102 en Allemagne, 114 en Belgique et 99 au Portugal, la France ayant donc le panier moyen le plus élevé de la zone euro. Connaissez-vous cette source et est-ce d’après vous dû au fait qu’en Allemagne, les consommateurs se dirigent beaucoup plus sur ce que vous appelez désormais les soft-discounters ? Par rapport à la façon de consommer, on nous explique régulièrement que les Français sont attachés à leur marque et un peu moins aux produits MDD. Dans les pays du nord de l’Europe, on est très attaché à la marque et on consomme très peu de MDD et plus on va dans le sud (ou en Allemagne), plus on opte pour de la MDD. Vous qui avez justement cette casquette et qui connaissez bien, je pense, le marché allemand avec la maison-mère, pouvez-vous nous donner votre point de vue ?

M. Michel Biero. Je pense qu’on ne peut pas comparer ces deux marchés très différents tant au niveau de leurs habitudes de consommation que des ventes et de l’achat. Un pot de Nutella est vendu beaucoup moins cher en Allemagne qu’en France mais il y est également acheté beaucoup moins cher. Certaines taxes et charges sont différentes et chaque pays doit s’adapter à son marché. Cela ne me pose pas de problème mais cela pose problème à mon directeur régional d’Alsace qui m’appelle pour me demander de l’aide parce que tous les clients traversent la frontière pour faire leurs achats. Or je ne vais pas faire un prix spécifique en Alsace parce que la frontière se trouve à 5 km. Nous appliquons un prix national chez Lidl, qui reste le même avenue de Versailles à Paris, à Lille, à Strasbourg et à Marseille. Ce n’est pas parce que je paie mes loyers plus chers à Paris que je vais augmenter mes prix de vente ! Le client parisien a le droit d’acheter son kilo de tomates au même prix qu’en Alsace.

Les marchés sont différents mais les lois aussi. En France, on roule à 130 km/h et en Allemagne, à 200 km/h ! Lidl France s’adapte au marché français et c’est très important.

Pour répondre à votre question sur les marques nationales, vous avez tout à fait raison. En France, certaines personnes y sont extrêmement attachées. Je n’ai pas le prix exact en tête mais nous vendons un bidon de lessive très connu à 15 € car le marché me le demande et que le marché concurrentiel est à 15 €. Admettons que je fasse passer le prix à 7 € ; je ne le vendrai plus car les Français se diront : « Il y a un loup, ça ne doit plus laver aussi bien ». C’est pour cela que je vous disais que les Allemands sont beaucoup plus pragmatiques. Pour eux, Lidl ne va pas les truander sur la lessive. Elle coûte 7,49 €, permet de faire 40 lavages et lave parfaitement bien.

M. le président Thierry Benoit. Vous distribuez 89 % de marques distributeurs. Lorsque vous négociez, vous le faites avec les fabricants de marques distributeurs. Sur une crème dessert par exemple, vous négociez votre crème dessert, une crème dessert spécifique distribuée par les magasins Lidl avec du lait et des œufs de telle origine, etc. La marque distributeur ne fabrique pas de manière continue sur les mêmes chaînes une marque distributeur pour une enseigne qui serait Leclerc, Super U ou Carrefour pour ensuite arrêter la fabrication et changer d’étiquette pour Lidl. Vous avez une volonté d’avoir des marques distributeurs qui aient des caractéristiques que vous avez définies en amont avec le fabricant.

M. Michel Biero. Oui, toutes les marques distributeur Lidl sont spécifiques et exclusives. Ceci étant, pour reprendre votre exemple, un producteur de crème dessert peut produire pour mes concurrents et si nous goûtons les deux crèmes dessert ensemble, elles peuvent se ressembler. Je ne dis pas que la liste d’ingrédients sera exactement la même mais elle peut être très proche. Il fait un run de production pendant x heures avec l’opercule Lidl et la palette Lidl, stoppe ensuite sa chaîne de production et recommence un run de production avec la barquette de mes concurrents.

M. le président Thierry Benoit. Depuis combien de temps travaillez-vous dans un magasin de distribution de proximité, comme vous dites ?

M. Michel Biero. Depuis 18 ans. J’ai commencé en magasin. Comme tous mes collègues directeurs exécutifs, nous venons du magasin. 90 % de nos cadres et 100 % des dirigeants sont issus de la promotion interne.

M. le président Thierry Benoit. Depuis ces 18 années, sentez-vous une évolution du consommateur dans son comportement d’achat et malgré tout, malgré l’exemple que vous avez cité tout à l’heure concernant le baril de lessive, sentez-vous qu’il est moins attaché aux marques qu’il y a 20 ans ? On peut comprendre que le consommateur français était attaché aux marques étant donné que la France est le pays même de l’agriculture et de l’agroalimentaire. Nous avons les meilleurs producteurs agricoles et certainement les meilleurs industriels de la filière agroalimentaire. Quand vous êtes arrivé sur le marché français, c’était comme hard-discounter. À titre personnel, lorsque j’ai vu arriver Lidl, Aldi, Netto et d’autres, ce n’était pas a priori de la qualité qui était distribuée dans ce type de magasin. J’ai le sentiment qu’en 20 ans, tout cela a énormément changé et que, y compris dans la démarche de négociation, vous avez la volonté d’être plutôt vertueux et responsable. C’est en tout cas ce que j’ai cru comprendre à travers vos explications lors de la présentation de la négociation telle que vous la pratiquez chez Lidl.

M. Michel Biero. Effectivement, nous ne renions pas notre période de hard‑discounter, c’est ainsi que nous sommes arrivés sur le marché français en 1989.

En 2011, le modèle tel qu’il a été amené en 1989 était en perte de vitesse catastrophique pour les raisons que vous citez, soit un changement de comportement, comme nous le voyons tous les jours aujourd’hui dans nos magasins. Le consommateur français veut du français, du terroir, de la qualité et un peu de prix.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et des marques.

M. Michel Biero. Tout à fait. C’est pour cela que nous proposons 11 % de marques, je ne m’en cache pas. En 2012, lorsque nous avons décidé de changer de stratégie et annoncé que nous sortions du hard-discount pour devenir supermarché de proximité, le premier travail que nous avons effectué portait sur la qualité de nos produits. Il fallait que nous montions en gamme sur la qualité intrinsèque des produits, du packaging et des points de vente. Nous avons investi lourdement dans la modernisation et la rénovation de nos points de vente.

Nous sommes passés d’un point de vente de 600 m², que l’on appelle chez nous aujourd’hui une grotte, à un point de vente de 1 400 m². Dans les analyses de comptabilité, dans l’item choix, nous sommes les derniers. Or tous les clients nous disent que nous avons enfin du choix dans les produits alors que nous avons la même gamme dans 600 m² que dans 1 400 ou 1 500 m². En leur donnant plus de visibilité, nous vendons plus nos produits.

Tout cela pour dire que les habitudes de consommation ont changé chez les Français, c’est évident, et il faut que nous nous y adaptions. Nous n’avons pas été parfaits, nous ne nous en cachons pas. Nous avions 6 % de charcuterie française il y a encore dix ans, contre 65 % aujourd’hui. Nous n’arriverons jamais à 100 % mais nous pouvons encore progresser. En viande française fraîche, nous avons 100 % de viande porcine française, et du lait 100 % français, ce qui n’était pas le cas dix ans plus tôt. C’est pour cela que je vous disais que c’était très important pour nous de nous adapter au marché français et au changement d’habitudes de consommation des Français.

M. le président Thierry Benoit. Pourrions-nous revenir sur les différentes phases que vous avez décrites : achat, négociation, vente de services, coopération commerciale pour arriver aux prix ? Pour revenir sur l’achat, vous partez bien de la grille tarifaire proposée par votre interlocuteur, par votre fournisseur ?

M. Michel Biero. Pour les marques nationales.

M. le président Thierry Benoit. Oui. Votre grille tarifaire est la base de négociations. Vous ne négociez pas en inflation ou déflation. Il nous a été régulièrement rapporté dans cette Commission d’enquête que les négociations se font de manière quasi-systématique en déflation. Comment cela se passe-t-il chez vous ?

M. Michel Biero. Je vous rassure, il y a aussi des déflations chez Lidl mais les directives que je donne aux acheteurs (15-20 au total) sont simples : c’est d’être le plus juste possible avec les partenaires avec lesquels nous travaillons. Il y a un peu plus d’un an, nous étions les seuls distributeurs à vendre du beurre. On ne trouvait plus une plaquette de beurre dans tous les supermarchés sauf chez Lidl car nous faisons de la MDD et que nous négocions le beurre une fois par mois, car les cours fluctuent beaucoup. Pour revenir sur les marques nationales, pour moi, ce n’est pas logique de négocier le 28 février au soir. Nous le faisons car la loi nous l’impose et nous sommes respectueux de la loi, de même que nous faisons une descente tarifaire, appliquons un tarif général et vendons des services comme la loi nous le demande, mais négocier n’a pas de sens. C’est pour cette raison que certains distributeurs ont renvoyé les fournisseurs qui demandaient des hausses en disant qu’ils en reparleraient le 28 février. Le résultat est qu’ils n’avaient plus de beurre dans leurs magasins car les marques ne pouvaient plus livrer. Quant à moi, j’en avais tout simplement car j’ai demandé à mon acheteur combien il en voulait. Il en voulait deux fois et demie le prix et c’est ce que nous avons payé. Nous avons acheté le beurre deux fois et demi son prix, nous avons un peu réduit cette marge en multipliant le prix par deux et nous avons eu du beurre en rayon. Nous essayons d’être le plus juste possible et avec une marque nationale, c’est la même chose.

Oui, il y a des déflations. L’analyse du rapporteur M. Francis Amand donnait comme résultat - 0,4 %. Malheureusement, je n’ai pas participé à ce questionnaire car j’ai manqué de temps. J’en ai parlé à Francis Amand bien sûr, lequel m’a dit que ce n’était pas grave car cela n’aurait de toute façon absolument rien changé au résultat vu la petite part de marques que nous avons. Or sur ce résultat, en tout cas chez nous, nous étions à + 3,5 %. En cas de problème sur le lait ou le porc, nous nous lançons. Nous essayons d’être le plus juste possible et de la même façon, nous ne le répercutons pas forcément sur les consommateurs car un acheteur n’est pas conditionné, n’est pas motivé sur une marge chez Lidl, cela n’existe pas. Il achète, peu importe le prix de vente. Ce prix doit être fixé par rapport à un marché concurrentiel. Je ne peux pas être plus cher que mon concurrent sauf pour le beurre, mais pour le beurre, c’était facile car les autres n’en avaient plus. Oui j’étais cher mais j’étais le seul à en avoir.

On peut donner des signes au marché mais en tout cas je me positionne en prix de vente par rapport à un marché concurrentiel et en prix d’achat par rapport à un marché des matières premières et lorsque les matières premières l’exigent, nous suivons, sinon nous n’aurions plus de produits.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour bien comprendre, vous nous dites que pour 2018, sur les 11 % de marques nationales négociées, vous avez atteint une inflation de 3,5 % au global du chiffre d’affaires ou des références. Vous nous avez parlé tout à l’heure du tarif en nous disant « Rassurez-vous, il y a quand même de la déflation », je ne sais pas si cela me rassure, et en nous expliquant que vous vendiez des services.

Imaginons un industriel qui vient avec un produit « X » et vous envoie au mois d’octobre sa grille tarifaire avec ses conditions générales de vente. Que lui répondez-vous ? Que vous voulez -3,5 % avant de commencer à parler de services ?

M. Michel Biero. J’ai la chance d’avoir 89 % de MDD. Je le répète souvent mais c’est vraiment important.

Pour reprendre l’exemple du fromage que j’ai cité tout à l’heure, cela fait 24 ans que nous travaillons avec la PME qui fait ce fromage. Je ne regarde pas sa santé financière pour savoir à quel prix je vais acheter son produit. J’achète son produit car elle me fait une offre tarifaire en déflation. Je n’ai même pas fait de demande, j’ai simplement renvoyé l’appel d’offres. Elle m’envoie une offre tarifaire déflationniste. Le même produit avec les mêmes matières premières qui m’est proposé à la marque nationale est en inflation. C’est deux fois plus cher mais c’est normal car il y a du marketing et tout ce qui va avec. Il est arrivé qu’on me demande une inflation alors qu’on me demande une déflation chez la PME avec qui je travaille depuis 24 ans sans que je lui demande quoi que ce soit ou que nous ayons discuté des tarifs.

M. le président Thierry Benoit. Elle propose une déflation.

M. Michel Biero. Tout à fait, elle propose une déflation. Et quand on goûte le produit ensemble, on ne fait presque pas la différence et on me demande une hausse alors qu’il est déjà deux fois plus cher. Bien sûr, nous n’allons pas dire que nous sommes contents qu’on nous demande une inflation mais c’est du bon sens.

Pour revenir sur les 3,5 %, je ne parlais que des produits laitiers, avec le rapport de M. Amand. Mais par rapport au global sur les négociations qui se sont terminées en février 2019, nous sommes en inflation à +1,5 %. Nous n’avons pas beaucoup de marques nationales mais pour les quelques marques dont nous disposons, c’était important. Par exemple, au niveau des produits laitiers, la négociation était extrêmement simple cette année. Je parle des marques nationales et des MDD. Au 1er décembre, j’ai dit que j’acceptais toutes les hausses de tarifs sans aucune exception et que je ne les discuterai pas, à la seule condition que l’intégralité de ces hausses aille dans la poche des éleveurs, dans l’esprit de la loi. Pour deux de ces marques nationales, nous nous sommes retrouvés devant le médiateur au mois d’avril. Ce n’est pas grave, c’est moi qui ai demandé la médiation car il fallait avancer.

M. le président Thierry Benoit. Vous vous êtes retrouvés devant le médiateur parce que l’industriel ne s’engageait pas à reverser aux producteurs ou parce que le tarif était prohibitif ? Quel était le problème ?

M. Michel Biero. Je ne me suis pas posé la question de savoir si le tarif était prohibitif étant donné que je me suis engagé au 1er décembre à accepter toutes les hausses de tarifs, ce que j’ai fait. Si nous avons eu recours à la médiation avec ces deux industriels, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas joué la transparence, ils ne voulaient pas parler d’un prix de base alors que c’est le seul prix qu’un éleveur connaît, ni publier le volume. Beaucoup d’autres l’ont fait mais quand je passe un accord avec un gros laitier, c’est sur 60, 200 ou 230 millions de litres, pas sur 3 millions de litres. C’est important et j’avais indiqué des conditions très claires aux termes desquelles j’acceptais la hausse mais je devais savoir combien de litres étaient nécessaires pour fabriquer un camembert, le seul moyen pour l’éleveur de savoir combien j’avais donné à l’industriel et combien reviendrait dans sa poche. Il me fallait donc connaître le volume de lait requis pour fabriquer un produit, le prix de base payé aux éleveurs aujourd’hui et demain avec la hausse que je leur donne, et un volume.

M. le président Thierry Benoit. Comment expliquer que cela ne s’est pas fait il y a deux, trois ou quatre ans lorsque les agriculteurs, en 2015 et 2016, avaient de graves difficultés, notamment des éleveurs laitiers, et de gros problèmes de revenus ? Cette année, cela s’est moins mal passé mais on part de très bas. Comment expliquez-vous que le lait et les produits laitiers étaient un produit de négociation dont les négociations étaient si âpres et surtout tirées vers le bas sur une période aussi longue ? Les éleveurs laitiers se sont régulièrement tournés vers les gouvernements successifs pour crier au secours car ils ne s’en sortaient pas.

M. Michel Biero. Pour moi, la raison est simple, c’est le manque de transparence. Sans transparence, cela ne peut pas fonctionner. Chez Lidl, nous n’avons pas attendu la loi alimentation. Une fois de plus, je ne dis pas que nous avons été parfaits depuis 30 ans mais nous avons pris conscience de quelque chose. Ce pays compte 492 000 agriculteurs ; tous n’ont pas les difficultés qu’ont des laitiers, des éleveurs de porcs ou des éleveurs de bœuf. Dans les fruits et légumes, cela se passe bien, d’autant plus que nous traitons avec eux en direct. Si les choses ne se passent pas aussi bien dans le lait, le porc ou le bœuf, c’est parce qu’il y a forcément un intermédiaire. Pour prendre l’exemple du lait, les éleveurs ne demandent pas 50 centimes le litre, ils ne demandent pas à rouler en Porsche ! Ils veulent juste vivre. Je vais bientôt signer un contrat tripartite et je suis presque tombé de ma chaise car le groupement d’éleveurs m’a dit qu’il lui faudrait 355 euros pour mille litres. J’ai trouvé ce chiffre faible mais ils m’ont dit qu’à ce prix, ils s’en sortiraient. La démonstration que j’essaie de faire à travers ces négociations tripartites, c’est que lorsqu’on arrive à s’entendre avec un groupement d’éleveurs qui comprend 500 éleveurs laitiers, sur un prix de base et non pas le prix « toutes primes confondues » de 370 euros, ils sont ravis.

Bien sûr, cela m’a coûté quelques points de marge car je vends au même prix mon litre de lait après l’accord tripartite, mais on parle du lait, du porc et du bœuf. L’industrie aussi se prive de quelques points de marge. Une fois qu’on a tapé dans la main avec les éleveurs à 370 euros vient un deuxième contrat qui est une condition d’achat, où on partage entre les 370 euros et le prix de vente car ils ont des coûts de production et moi aussi, mais cela se passe très bien.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Un amendement n° 106 déposé a été accepté après de longues négociations lors de la loi EGAlim, qui permettait d’intégrer aux contrats de négociation une sorte d’indexation en fonction des coûts de revient. Ce point a du mal à être mis en place car aujourd’hui dans les produits, on ne connaît pas la matière première. Si demain, dans le cadre de cette commission d’enquête, on indiquait, par exemple pour les crèmes dessert, les pizzas ou un autre produit transformé, les cinq ou dix principaux ingrédients de base qui constituent le produit transformé et que l’on indexait ces coûts en fonction de l’évolution de l’indicateur de coûts de revient, et ce pour l’ensemble des références, seriez-vous prêt à faire évoluer sur vos contrats, tous les mois, deux mois ou trimestres, l’ensemble de vos prix par rapport à l’évolution des coûts de revient de ce qui constitue le produit ou cela vous paraît-il complètement farfelu ? Sans toucher au marketing, on apporterait une certaine transparence sur un produit, sans prix fixe mais avec une évolution des coûts de revient. C’est vrai qu’aujourd’hui, on peut changer en quelques secondes tous les prix du magasin. Mettre les prix à jour devrait être facile à faire.

M. Michel Biero. Il est très facile de changer un prix, cela prend moins de 24 heures. Chez nous, tout est centralisé. Je n’ai qu’à appuyer sur un bouton pour que demain matin les prix aient changé dans 1 500 magasins. L’indexation ne poserait aucun problème. Elle s’applique actuellement aux œufs, pour lesquels nous sommes passés d’une négociation hebdomadaire il y a 4 ans à une négociation mensuelle, et aujourd’hui à une négociation annuelle. Nous avons défini un index avec nos 12 à 15 fournisseurs d’œufs et cela se passe très bien. Or je ne vais peut-être pas changer mon prix de vente pour autant car je le base systématiquement sur un marché concurrentiel. Le prix de vente est le prix payé aux producteurs d’œufs en l’occurrence. La loi a souhaité mettre en place un indicateur. Je ne comprends pas pourquoi certains s’élèvent contre celui-ci. Au Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (Cniel) et à la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), ils ont positionné l’indicateur à 396 € (toutes primes confondues) et je ne paie cependant que 370 € de prix de base (ce qui équivaut à environ 390 € en fonction des régions) mais je ne suis pas au niveau de l’indicateur. Or les laitiers avec qui je travaille sont ravis. Le bœuf, par exemple, suscite de grandes discussions. On m’a demandé pourquoi je ne souhaitais pas mettre en place d’indicateur dans le bœuf. Je n’ai jamais dit cela, au contraire. Mais pour le bœuf, j’ai des contrats tripartites dans la Limousine, dans la Blonde d’Aquitaine, dans la Normande, etc. Nous fixons les prix avec les éleveurs à partir du moment où ils sont satisfaits. Nous avons un indicateur vers lequel nous essayons de tendre mais c’est un indicateur et non pas une obligation de prix d’achat.

M. le président Thierry Benoit. Je voudrais poursuivre sur les services. Vous nous avez expliqué les achats, suivis de la phase de négociation et de la vente de services. Possédez-vous un catalogue de propositions de services ou une grille qui recense l’ensemble des services que vous êtes en mesure de proposer avec des tarifs… ? Comment se passe cette phase chez vous ?

M. Michel Biero. C’est extrêmement simple. Je ne peux pas en parler maintenant mais je les ai avec moi, je pourrai vous les donner tout à l’heure.

M. le président Thierry Benoit.  Pour les membres de la commission et pour vous, monsieur le directeur, nous organiserons le huis clos en fin d’audition afin de bien séparer la phase publique ouverte à la presse et la phase de huis clos.

M. Michel Biero. Je vous donnerai donc tous les éléments dans le plus grand détail en huis clos. Vous allez voir, c’est très simple chez nous, je n’ai pas un catalogue de 500 pages. Nous n’avons pas 40 têtes de gondole mais 4.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez ventilé les 10 % de relèvement du seuil de revente à perte (SRP) ?

M. Michel Biero. Je ne comprends pas trop l’utilisation du terme « ventilé ». Une ordonnance a été publiée, il faut avoir 10 % de SRP et nous avons appliqué la loi. Chez Lidl, un peu moins d’une centaine de produits ont vu leur prix de vente augmenter d’environ 3,5 à 4 %, notamment le pastis, que nous ne proposons pas à la marque, seulement à la MDD. Cela n’a pas eu d’impact chez nos consommateurs ; 3 centimes sur un paquet de chips, ce n’est pas grand-chose. En revanche, je suis très mitigé quant à l’objectif de l’ordonnance. J’ai toujours dit dans la presse que je n’y croyais pas. Tant qu’il n’y a pas de transparence, il ne peut pas y avoir de ruissellement. Il faut soutenir le monde agricole mais ce n’est pas ainsi que nous y parviendrons.

Comme je vous l’ai dit dans mon propos liminaire, nous avions fait des propositions à des parlementaires pour des amendements qui me semblaient être beaucoup plus logiques que de mettre en place un SRP. Le SRP permet uniquement d’augmenter les prix et d’avoir un peu plus d’argent dans les caisses (pour moi un peu moins que pour d’autres).

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sur ce SRP, sur les 3,5 à 4 % d’une centaine de produits qui ont augmenté, sur la totalité de ce volume financier généré au niveau du groupe Lidl, quelle somme a été reversée à l’amont ? Ou est-ce que tout est resté à la MDD ?

M. Michel Biero. On ne travaille pas du tout comme cela chez Lidl. Je suis incapable de vous le dire. Je pourrais calculer en prenant les 3,5 % ou chaque produit, multiplié par les ventes, à combien cela équivaut sur une année glissante mais je n’ai jamais fait le calcul. En revanche, je n’ai pas attendu cette loi sur les SRP pour mettre des choses en place. Ce n’est pas difficile, un contrat tripartite tient sur deux pages. À l’époque, nous avions organisé la cagnotte des 3 centimes par litre de lait pour réunir 4 millions à donner aux éleveurs. On nous dit toujours que tout est compliqué mais je suis persuadé du contraire. À l’époque, M. Xavier Beulin voulait réunir un fonds porcin de 100 millions d’euros, lequel n’a jamais vu le jour après deux ans de discussion. J’ai assisté à toutes les réunions. Je suis rentré dans mon bureau et j’ai dit à mon directeur de communication que nous allions leur montrer que c’était possible. Je savais combien de litres de lait je vendais, j’ai pris le lait car c’est le produit que nous vendons le plus (il aurait fallu plus de temps sinon), j’ai pris trois centimes sur un litre de lait et j’ai réuni 4 millions en six mois. À cette époque, Lidl représentait 4 % de part de marché. 4 % sur 4 millions, c’est possible. J’ai donné cette somme à la Mutualité sociale agricole (MSA), qui l’a distribuée à 2 000 éleveurs. Ce n’était pas pour sauver le monde agricole car 4 millions ne représentent pas grand-chose mais pour lancer un pavé dans la mare et dire que si nous arrivions à réunir 4 millions en six mois, ce serait un jeu d’enfants d’atteindre le fonds porcin, en discussion depuis deux ans.

M. le président Thierry Benoit. Votre théorie, si on peut l’appeler ainsi, plutôt que de relever le seuil de revente à perte, consiste à mettre en œuvre et réussir la négociation tripartite, c’est-à-dire faire en sorte que la négociation du commerçant que vous êtes avec les industriels tienne compte des réalités du maillon amont. À une époque, vous avez déclaré que les industriels, les grandes marques, n’étaient pas favorables à cette négociation tripartite. Confirmez-vous cela aujourd’hui ?

M. Michel Biero. Oui, je le confirme. Vous avez dit que le distributeur doit discuter avec l’industriel, qui doit s’assurer de donner la part à l’éleveur. Je fais l’inverse : je parle d’abord avec les éleveurs et après nous trouvons ensemble un industriel qui est d’accord pour faire une négociation tripartite. C’est là que les choses se compliquent car quand l’industriel rentre dans ces démarches, il devient en quelque sorte prestataire de services. Je peux entendre que cela ne corresponde pas forcément toujours à des industriels mais c’est logique. Si on veut que cela fonctionne, il faut de la transparence. Je n’en ai pas ici mais si je vous envoie un contrat tripartite, vous verrez qu’il tient en trois pages et qu’il est d’une simplicité enfantine.

M. le président Thierry Benoit. Dans ce cas, votre raisonnement fonctionnerait pour les industriels qui travailleraient à façon, en quelque sorte, qui travailleraient pour vous. « J’ai trouvé des producteurs de lait avec lesquels nous allons faire ma crème dessert. Nous nous sommes mis d’accord sur le prix de la matière première, vous allez me sortir tant de volume, tant d’hectolitres de ma crème dessert par paquets de 6 et de 12, à la vanille et au chocolat, et c’est parti ! ». Pour faire simple, trois catégories d’acteurs entrent en jeu : le producteur, les transformateurs industriels et les distributeurs commerçants, qui se tournent vers le consommateur. La logique des choses voudrait que la première phase soit celle qu’Emmanuel Macron et le Gouvernement ont voulu mettre en œuvre, soit la négociation en amont à partir d’indicateurs de coûts de production, etc., puis une négociation en aval avec les industriels tenant compte de la discussion en amont. Dès lors que l’ensemble des parties prenantes jouent la transparence et la sincérité dans les démarches de négociations, il ne devrait pas y avoir de raison que cela ne se passe pas bien.

M. Michel Biero. Dans les propositions que nous avons soumises, nous avions demandé d’obliger la négociation tripartite. La loi indique simplement qu’« il faudrait » que les industriels prennent en compte les coûts de production des éleveurs. Or cela fait des années que nous le réclamons et cela ne se passe pas. Si on oblige les uns et les autres, cela peut fonctionner. Si demain j’achète une bouteille d’eau 1 € et la revends au même prix, je me fais punir car je suis en vente à perte. Les éleveurs vendent à perte depuis des années. J’avais demandé à ce que cela soit mis en place mais on m’a dit que ce n’était pas possible. On n’est plus du tout dans la négociation tripartite mais dans un monde idéal. Tout le monde sait aujourd’hui qu’il n’est pas possible pour un éleveur de vivre avec un litre de lait en dessous de 35 centimes. Il suffirait de dire : « Du 1er janvier au 30 juin, c’est 0,35 € minimum pour tous les industriels qui transforment du lait. » On a lâché des millions d’euros à l’industrie laitière le 1er mars. Je peux vous donner le détail sans problème. J’ai des centaines de numéros de téléphone dans mon portable des 5 000 éleveurs avec lesquels je travaille. Je ne les connais pas tous mais je reçois tous les mois de chacun des éleveurs des paies du lait collecté par chacun des industriels, soit 320 sur le mois de mai, et j’ai lâché des millions. Un grand industriel laitier, une coopérative, qui a 20 000 laitiers me dit : « M. Biero, j’entends votre argument mais je ne peux pas le transformer. Pourquoi je ne paie que 320, c’est parce que j’ai pris vos millions et je les ai divisés par 20 000 ». D’accord, mais Monsieur l’industriel, on pourrait très bien rajouter une ligne et indiquer que Lidl a payé pour 370 euros. L’éleveur touche 320 euros mais il saurait que Lidl a payé pour 370 euros et cela en ferait peut-être bouger d’autres.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous l’avez très bien dit tout à l’heure, il faut comparer des pommes avec des pommes. Comparer un magasin Lidl avec un magasin de type hypermarché est très compliqué aujourd’hui. Vous avez 1 700 références tout au plus en magasin, contre 80 000 en moyenne dans un hypermarché. Faire du tripartite sur toute typologie de produits, y compris des produits préparés à façon à l’intérieur même d’un magasin hypermarché qui fabrique sa pâtisserie, son pain etc., est très compliqué. Pensez‑vous sincèrement qu’on serait capable de faire du tripartite sur 80 à 100 000 références dans un hypermarché ? Je crois au tripartite pour certaines catégories de faible transformation (zéro transformation comme l’embouteillage ou une très faible transformation comme le fromage, qui n’implique pas un trop gros travail d’industriel) mais sur le reste, c’est impossible. Faire du tripartite sur un paquet de gâteaux avec deux tranches et du chocolat au milieu risque d’être assez compliqué, non ?

M. Michel Biero. Oui, mais je ne suis pas sûr que derrière un paquet de gâteaux, beaucoup d’éleveurs sont en difficulté.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur.  Si, avec le blé.

M. Michel Biero. Oui, le blé, je suis d’accord, mon beau-père en fait tous les jours. Ils ne se portent pas forcément très bien mais ils ne sont pas dans la même difficulté qu’un laitier ou qu’un éleveur de porc. Ceci étant, dans un hypermarché avec des dizaines de milliers de références, les marges sont énormes sur un grand nombre d’entre elles. Quand une crème Q10 chez Lidl est vendue à 2,99 €, la marge est très confortable et pourtant aucun éleveur laitier ne fabrique cette crème. A fortiori, quand vous en avez des dizaines de milliers de produits, elle est encore plus grande. Je ne suis pas là pour taper sur mes concurrents mais nous avons un modèle très atypique, très différent. Nous sommes tout à fait d’accord, monsieur le rapporteur, et c’est probablement plus compliqué pour d’autres.

Ce que je dis simplement, c’est qu’ils vendent la même viande que moi, qu’ils achètent au même endroit que moi, et pareil pour le lait. On argue qu’il y a l’export, le marché européen, le marché mondial… mais un éleveur laitier sait parfaitement faire la différence entre le marché français interne et le marché européen. S’il touchait déjà 378 000 euros sur les 60 % du marché intérieur, il serait prêt à faire de gros efforts pour les 40 % restants.

M. le président Thierry Benoit. Pourrait-on aborder tout ce qui tourne autour des déréférencements, des pénalités, notamment logistiques et, puisque nous avons abordé la phase de négociation, des paiements de compensation de marge… ? En clair, toutes les mauvaises habitudes qui se sont plus ou moins institutionnalisées dans le monde de la distribution et des centrales d’achat et de négociation. Comment cela se passe-t-il chez vous ?

M. Michel Biero. Pour revenir sur le dernier point, les compensations de marge n’existent pas chez Lidl. Nous ne savons même pas ce que cela veut dire.

Les déréférencements existent. Je les appellerai plutôt des arrêts de relations commerciales, terme un peu moins fort. Je peux citer les 4 qui ont eu lieu en 2019 chez Lidl., Ils portent sur des fournisseurs de marques nationales, dont un fournisseur de bière qui avait une seule référence chez nous. Nous avons cessé les relations commerciales dans le strict respect de la loi car chez Lidl, quand une marque nationale est présente, c’est la seule. Quand j’ai une bière d’un fournisseur de marque, je n’ai pas l’autre. Nous faisons des arbitrages car nous n’avons que 1 700 références et dans ce cas précis, cette bière ne nous correspondait pas en termes de ventes moyennes hebdomadaires (VMH) et nous avons donc rentré son concurrent. Idem pour les trois autres.

Nous appliquons des pénalités de livraison. Je pense que c’est nécessaire mais ce n’est pas un outil pour essayer de faire de l’argent ; c’est un rappel à l’ordre. Qui dit logistique dit camions, roues, moteurs qui tombent en panne et routes avec beaucoup de bouchons, surtout en France. Nos horaires de réception vont de 6 heures à 12h. Si le camion arrive à 13h, nous ne lui imposons pas de pénalité. Si je le fais, c’est parce que pendant trois semaines, mes magasins sont vides et tous les concurrents sont pleins. Certains fournisseurs font parfois des choix. Je vous donnerai tout à l’heure le montant précis pour 2018. 13 fournisseurs sont concernés. 50 % du montant global facturé en pénalités logistiques concerne deux fournisseurs. On en discute toujours avec le fournisseur pendant la négociation du 28 février. On ne fixe pas des montants « astronomiques » ; ils restent toujours raisonnables. Si une palette vaut 100, 50 % maximum du montant de la palette seront facturé en pénalités.

M. le président Thierry Benoit. Dans la réalité, une rupture d’approvisionnement peut venir d’un problème chez l’industriel, d’un problème de transport comme vous l’avez dit, ou de stockage. Pourrait-on imaginer que ces pénalités logistiques soient purement et simplement supprimées ? Elles sont institutionnalisées et représentent dans certains cas des sommes assez, voire très importantes et beaucoup de temps de discussions et de négociations. On demande à titre de pénalités logistiques des sommes prohibitives qu’on divise par deux ou par trois en définitive car on a demandé beaucoup pour avoir moins. Pourrait-on envisager, à partir du moment où il existe un partenariat entre vous et vos fournisseurs qui exige de la qualité de service, y compris pour approvisionner en volume, en qualité et en régularité, de supprimer les pénalités logistiques ? Auquel cas, dans la phase de discussions et de négociations, vous feriez des remontrances à votre fournisseur en lui expliquant que vous avez été mal servi à trois reprises au cours de l’année et que vous souhaitez changer de fournisseur à moins qu’il corrige la situation ; en d’autres termes, une négociation simple et saine. D’après ce que j’ai compris, les pénalités logistiques sont dans un bon nombre de cas une façon d’obtenir de l’argent supplémentaire auprès des fournisseurs.

M. Michel Biero. Absolument pas chez nous. Le montant est dérisoire. Parmi les 13 fournisseurs qui se sont vus infliger une pénalité en 2018, il n’y a aucune PME mais uniquement des grandes multinationales. Je ne leur inflige pas une pénalité parce qu’un camion n’est pas venu le jour prévu. Je peux vous sortir une liste de tous les retards d’eau en ce moment. Avec les températures extérieures, j’ai des décalages de livraison d’une semaine voire parfois de dix jours et aucune pénalité n’est facturée. Nous nous mettons autour de la table avec le fournisseur et nous lui demandons comment nous pouvons l’aider. Je dispose d’un gros service logistique. Plutôt que mes camions partent à vide de nos magasins, ils s’arrêtent sur les sites de production et ils le remplissent de 33 palettes d’eau pour aider à livrer le fournisseur qui a un vrai problème de transport. Je ne vais pas lui infliger une pénalité parce qu’il a décalé la livraison de 10 jours, ce n’est pas de sa faute.

En revanche, si un fournisseur ne me livre pas depuis trois semaines et que je vois les rayons de tous les concurrents pleins avec la même référence, je pense qu’à un moment donné, des choix ont été faits. Dans mon cas précis, chez Lidl, nous n’imposons pas des pénalités par plaisir ou pour gagner de l’argent mais pour dire que même si nous ne pesons que 6 % du marché, nous avons nous aussi le droit d’être livrés car nous avons passé un contrat ensemble qui court pendant 12 mois. Il n’y a pas de raison qu’ils privilégient certains gros par rapport à moi dû à la chaleur.

M. le président Thierry Benoit. Je voudrais aborder un dernier point avant de passer au huis clos. Vous avez évoqué la date du 28 février dans le cadre des négociations mais en vous écoutant, on comprend que chez vous, a priori, l’acte d’achat et de négociation s’avère suffisamment simple, sain et serein et ne nécessite pas une période de 4 ou 5 mois avec une période de pré-négociation, des rounds de discussions, une pause pour réfléchir avant de revenir avec la tête plus froide et surtout un tarif plus bas…. Pourrait-on imaginer que Monsieur le rapporteur, avec les membres de la commission, propose un temps de négociation qui s’étirerait par exemple de la Toussaint jusqu’à la fin de l’année civile, soit le 31 décembre, ce qui en outre correspondrait à la fin de la période des récoltes d’été et d’automne où une partie de vos fournisseurs auraient négocié des matières premières agricoles, je pense aux denrées alimentaires. Cette phase aurait eu lieu avec les fournisseurs en amont, et à la Toussaint débuterait la phase de négociation des prix avec l’objectif de terminer le 31 décembre. Une période de deux mois nous paraît raisonnable pour négocier sereinement, à partir du moment où il n’y a qu’un étage de négociation. C’est sûr que s’il faut aller négocier à Paris, à Bruxelles ou à Genève, c’est un peu plus compliqué. Or j’ai compris qu’avec vous, les choses sont un peu plus simples.

M. Michel Biero. Je suis tout à fait d’accord avec vous et j’irai même plus loin : il faudrait voir avec le monde agricole quelles seraient les bonnes périodes pour négocier. Quand on fait une négociation tripartite, les agriculteurs fixent aussi le moment où il faudra rediscuter du prix. Certains éleveurs me disent qu’un an leur convient, d’autres préfèrent tous les six mois et en septembre car l’« aliment bouge » en septembre. Chez nous, et selon la loi, dans les marques nationales, les industriels se doivent de m’envoyer le tarif général au 1er décembre. Parfois, je dois les rappeler le 1er janvier !

M. le président Thierry Benoit. Deux mois sont nécessaires pour négocier de bons prix d’achat et de bons contrats.

Je vous propose de passer maintenant à huis clos.

(L’audition se poursuit à huis clos à partir de dix-huit heures quinze et prend fin à dix-huit heures cinquante.)

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82.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Ludovic Châtelais, directeur général de Cora, de M. Lionel Barbaras, directeur général exécutif de la société Provera, et de Mme Annabelle Guidi, directrice juridique

(Séance du mercredi 10 juillet 2019)

L’audition débute à dix-neuf heures.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons pour cette audition M. Ludovic Châtelais, directeur général de Cora, M. Lionel Barbaras, directeur général exécutif de la société Provera, et Mme Annabelle Guidi, directrice juridique.

Nous sommes en audition publique ouverte à la presse. Si une partie de nos échanges nécessite un huis clos, nous pourrons l’organiser sans difficulté. Ces échanges seront consignés, mais ne figureront pas dans le rapport définitif présenté par le rapporteur au mois de septembre.

Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau, rapporteur de notre Commission d’enquête, et avec les membres présents, nous allons procéder aux échanges et questions.

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Ludovic Châtelais, monsieur Lionel Barbaras et madame Annabelle Guidi, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Ludovic Châtelais, M. Lionel Barbaras et Mme Annabelle Guidi prêtent successivement serment.)

M. Ludovic Châtelais, directeur général de Cora. Je représente en tant que directeur général la société Cora France, une filiale du groupe belge Louis Delhaize, fondé en 1875. Cora France est un acteur historique de la distribution en France et présente quelques singularités.

Nous sommes les plus petits acteurs de la grande distribution française avec 2,6 % de part de marché et 61 hypermarchés exploités en France. Nous sommes un groupe intégré avec un mode de fonctionnement décentralisé avec comme principe directeur pour chaque magasin le « marketing de site », qui vise à mettre en place un assortiment le plus adapté à son environnement et qui se traduit par un référencement local important.

Cora France emploie 18 000 collaborateurs, soit près de 300 par magasin, majoritairement implantés sur le quart nord-est de la France, principalement dans des villes de taille moyenne, faisant de nos magasins des acteurs importants à l’échelle locale, avec des emplois non délocalisables. Le chiffre d’affaires (CA) 2018 de Cora France est de 4,4 milliards (carburants compris) et 3,6 milliards (hors carburants). La taille moyenne de nos hypermarchés est de 8 000 m². Nous évoluons actuellement sur le format le plus délicat de la grande distribution, notre mix de chiffre d’affaires alimentaire et non alimentaire étant historiquement équilibré.

Mais ces dernières années, avec la dématérialisation de certains supports (CD, DVD), la montée en puissance du e-commerce et l’arrivée de nombreux spécialistes sur ces secteurs d’activité, le chiffre d’affaires non alimentaire s’effondre, nous obligeant à repenser notre modèle.

Ce phénomène n’échappe pas à l’alimentaire, avec les nouveaux entrants sur nos zones de chalandise : Action, Grand Frais, Lidl, qui multiplient les implantations dans les villes moyennes.

Ce format souffre également d’un écart de compétitivité par rapport à ses concurrents en raison de contraintes fiscales propres à la surface et aux valeurs du chiffre d’affaires que n’ont pas ces nouveaux concurrents comme la taxe sur les surfaces commerciales (TaSCom), la taxe locale sur les enseignes et publicités extérieures (TLPE) et la contribution foncière. Ce format ne se développe donc plus et fait face à l’arrivée massive de formats de moins de 1 000 m².

Notre taille critique, avec un faible pouvoir de négociation face aux concentrations des grands industriels dans un contexte de guerre des prix depuis 2014, nous a contraints à chercher des alliances à l’achat afin de maintenir notre compétitivité. Le rapport de force évoqué entre grande distribution (GD) et grands industriels est loin d’être une réalité pour nous et je suis à votre disposition pour développer en huis clos cette situation actuelle.

En l’absence d’alliance à l’achat, notre décrochage en termes de conditions d’achat avec ces grands groupes internationaux et de compétitivité en aval aura été fatal à notre enseigne, au point d’être présent ce jour pour évoquer ce sujet avec vous.

Je vais développer en quelques points notre fonctionnement achats avec Carrefour sur la structure Interdis. Les caractéristiques de l’adhésion Interdis avec Carrefour ne concernent que les principaux fournisseurs, au nombre de 209, à savoir 179 sur la partie alimentaire et 30 sur le non alimentaire. Par fournisseurs principaux, j’entends les fournisseurs internationaux avec un portefeuille de marques. Ces 209 fournisseurs représentent 4 % de nos 7 000 fournisseurs et réalisent 49 % du chiffre d’affaires. Vis-à-vis de ces énormes groupes, nous avons disparu de la négociation. Nous apportons nos petites parts de marché à Interdis. L’accord est un accord d’adhésion aux centrales de Carrefour pour négocier l’accord-cadre annuel avec les fournisseurs. Il garantit le maintien de concurrence en aval et aux positions géographiques de nos deux enseignes. Par ailleurs, chacune des enseignes est autonome sur la mise en œuvre des dynamiques promotionnelles et des nouveaux instruments promotionnels (NIP). Les logistiques sont également indépendantes.

En dehors de ces accords, Cora a mandaté la société Provera, filiale de Louis Delhaize, représentée par Lionel Barbaras, qui négocie directement auprès des fournisseurs de taille intermédiaire et régionaux.

Provera négocie avec 2 094 fournisseurs qui pèsent 30 % du chiffre d’affaires, dont 904 en alimentaire et 1 190 en non alimentaire.

Enfin, Cora achète et négocie directement pour ses magasins via les achats effectués par nos managers de rayon auprès de 4 743 fournisseurs locaux, pour 21 % du chiffre d’affaires.

En conclusion, dans le marché des hypermarchés, très chahuté, sans cette compétitivité « achats » via nos adhésions aux centrales d’achat, les consommateurs n’entreraient plus dans nos magasins, ce qui aurait pour conséquence leur fermeture et la perte d’emploi de nos 18 000 collaborateurs, et priverait tous nos fournisseurs locaux de ces débouchés. Le consommateur trouverait toujours les produits de grande consommation de ces fournisseurs industriels chez nos concurrents, mais pas les offres de ces fournisseurs locaux, qui sont des produits différenciés.

Les conséquences d’une perte de compétitivité à l’achat induiraient la concentration du nombre d’acteurs sur le marché de la grande distribution par la disparition des petits acteurs.

Au-delà de l’intérêt pour le consommateur et celui de son pouvoir d’achat, la diversité du paysage des enseignes de la grande distribution contribue à garantir l’équilibre des relations commerciales.

 M. le président Thierry Benoit. Il est vrai que votre cas comporte une spécificité due au fait que vous avez de grands magasins, des hypermarchés, peu nombreux (61) et que vos fournisseurs sont locaux pour la plupart.

Comment expliquer que le groupe Cora soit resté uniquement au stade des hypermarchés ? Maintenir exclusivement des hypermarchés alors que le monde du commerce évolue est-il un choix stratégique ?

M. Ludovic Châtelais. L’enseigne Louis Delhaize exploite en France les supermarchés Match, et nous sommes restés sur le marché des hypermarchés. Nous avons récemment ouvert deux magasins sur des formats un peu plus modestes par rapport à la taille habituelle de nos hypermarchés. Effectivement, il s’agit de deux mondes différents.

M. le président Thierry Benoit. Lorsque vous avez parlé des négociations et notamment des centrales, vous avez évoqué Interdis, une centrale nationale. Des négociateurs de Cora négocient-ils directement dans cette centrale ou est-ce Carrefour qui négocie pour vous ?

M. Ludovic Châtelais. Nous adhérons à Interdis et Carrefour négocie entièrement pour nous. C’est pour cela que j’ai déclaré que nous avions « disparu » de la négociation avec l’ensemble de ces fournisseurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ma question est double. Pourquoi n’avez-vous pas été invités ou n’avez-vous pas négocié pour rentrer dans Envergure ? Carrefour le fait avec Système U. Pourquoi ne le ferait-il pas avec vous ?

Le chiffre d’affaires de Carrefour s’élève à environ 90 milliards d’euros et celui de Cora à 4,4 milliards. Est-ce pour profiter d’un alignement des prix avec Carrefour ? Pour bien comprendre, appliquez-vous les mêmes prix que Carrefour ?

M. Ludovic Châtelais. Pour répondre à la première question sur Envergure, nous adhérons à Interdis. Carrefour ayant contracté avec U sur la structure Envergure, nous n’avons pas du tout de relation dans cette dernière.

Concernant la deuxième partie de la question, notre objectif aujourd’hui est de retrouver une compétitivité à l’achat que nous n’avions pas. Nous pourrons entrer dans des détails concrets pour vous expliquer à quel point nous étions décrochés en termes de compétitivité. Avec un décrochage de « x » sur les achats, la survie de notre entreprise est engagée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour bien comprendre, si on prend l’exemple d’une bouteille d’eau, Carrefour la négociait à 1 € et vous à 1,10 €. Le fait de vous être associés fait que les prix peuvent être alignés et que la bouteille s’achète à 1 € chez les deux.

M. Lionel Barbaras, directeur général exécutif de la société Provera. Nous avons adhéré à la centrale Interdis comme auraient pu le faire des indépendants chez eux. À ce titre, nous bénéficions de leurs conditions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cela permet, plutôt que d’acheter à 1,10 € et de rogner sur vos marges ou sur l’entretien des magasins par exemple, d’acheter au même prix que Carrefour.

M. Lionel Barbaras. Nous avons effectivement bénéficié des conditions d’Interdis.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Par conséquent, cela implique une possibilité d’alignement des prix.

M. Ludovic Châtelais. Je n’ai pas parlé d’alignement des prix. Nous bénéficions de la compétitivité Carrefour à l’achat, qui nous permet de maintenir des positions de prix compétitifs dans nos magasins en termes de prix de vente.

M. le président Thierry Benoit. Mais il n’y a pas de distinction dans la négociation avec un fournisseur entre un produit qui aura la destination du magasin Carrefour ou du magasin Cora, c’est-à-dire que si un négociateur d’Interdis négocie un certain nombre de produits comme du chocolat, ce même produit est négocié de la même manière. D’un côté, il ira dans les enseignes Carrefour, et de l’autre dans les 61 magasins Cora.

M. Ludovic Châtelais. C’est bien cela.

M. Lionel Barbaras. Nous faisons partie intégrante de la convention Interdis au même titre qu’une enseigne Carrefour.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Interdis est 100 % Carrefour, de même pour Envergure. Nous parlons ici de 61 hypermarchés qui représentent 4,4 milliards de chiffre d’affaires. De l’autre côté, nous parlions de Système U, qui comprend une pléthore de petits supermarchés de proximité de bonne qualité. Encore de l’autre côté, on voit un géant qui fait 89 milliards d’euros et tout le monde est au même prix. C’est ce que j’appelle un alignement des prix et des conditions commerciales similaires. Peu importe l’entité qui vend, celle qui achète passe le message pour obtenir les mêmes conditions commerciales. Ce que vous nous dites est extrêmement important.

M. Lionel Barbaras. À la nuance près que je vous en ai parlé pour Interdis. J’apporte mon plan d’affaires à Interdis qui lui-même, faisant partie globalement, avec Provera, d’Envergure, apporte le plan d’affaires dont je fais partie à Envergure. Je ne vous ai jamais parlé d’alignement des prix chez Envergure entre Système U et Interdis. Je n’en fais pas partie et je ne peux pas vous le dire.

Mon plan d’affaires est apporté de façon pleine et entière chez Carrefour ou Interdis, si vous voulez, qui lui-même apporte globalement son plan d’affaires par enseigne ou modèle de Carrefour, plus Cora, plus Supermarchés Match.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On nous a expliqué que pour éviter ce mécanisme d’alignement des conditions commerciales, lorsqu’une bouteille est négociée 1 € chez Carrefour et 1,10 € chez vous, quand Carrefour négocie pour
- 3 % en déflation, il calcule - 3 % sur 1 € et - 3 % sur 1,10 €. Or vous venez de me dire que grâce à la centrale d’achat, vous êtes passés de 1,10 à 1 €.

M. Ludovic Châtelais. Nous ne sommes pas en mesure de vous dire qu’il y a un alignement des prix. Nous avons bénéficié d’un apport de compétitivité grâce à l’adhésion à Interdis. Nous n’avons pas de vision claire sur le prix négocié.

M. Lionel Barbaras. C’est la base de l’accord.

M. Ludovic Châtelais. Lionel pourra davantage évoquer la partie qui porte sur la base de l’accord.

M. le président Thierry Benoit. Je ne comprends pas très bien. Cora adhère à Interdis et de ce fait confie à Carrefour la gestion, la négociation d’achat à 179 entreprises alimentaires et 30 non alimentaires. Provera est une centrale d’achat qui n’intervient pas dans les négociations d’Interdis. Vous ne parlez pas de vos plans d’affaires à Interdis lorsque Cora négocie avec les marques. Vous nous avez expliqué que Provera est le négociateur, la centrale qui négocie avec les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI).

M. Lionel Barbaras. Nous allons vous réexpliquer notre mode de fonctionnement. Nos enseignes Cora et Supermarchés Match ont mandaté Provera en septembre 2002 pour négocier leurs achats de marques de distributeur (MDD) nationales premier prix. Au fil de l’eau, la compétitivité a manqué crucialement, notamment avec la guerre des prix de 2014, et nous avons été contraints à cette période de trouver des solutions de partenariat à l’achat. Dans ce cadre, nous avons fait adhérer Provera à Interdis et en tant que Provera, je collecte auprès de Cora et de Supermarchés Match mes mandants, la partie des plans d’affaires que j’apporte à Interdis et que je développe auprès d’Interdis. Est-ce plus clair ?

M. le président Thierry Benoit. Oui, cela se précise, même si ce montage reste compliqué.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour rester sur l’exemple de la bouteille d’eau, vous dites confier vos achats à Carrefour, lequel vous ramène un prix plus compétitif. Ne vous posez-vous pas la question de savoir si Carrefour a acheté moins cher ? Disposez-vous du prix de Carrefour ? Vous avez une confiance aveugle en Carrefour sur le fait qu’ils vont mieux négocier que vous. Pour moi qui étais auparavant dans les affaires, confier mes achats sans avoir de comparaison, sans connaître le prix négocié me paraît improbable. À un certain moment, Provera doit avoir conscience du prix Carrefour et du prix appliqué à Cora. Vous ne pouvez pas me dire que vous ne connaissez pas les prix Carrefour, cela me paraît ubuesque.

M. Lionel Barbaras. Vous avez raison, cela peut paraître ubuesque. Il n’en demeure pas moins que je ne connais pas le prix d’achat réel de Carrefour. Je ne connaîtrai jamais le prix négocié entre l’industriel et Carrefour ; cela a toujours fait partie du « deal » lorsque nous avons discuté de cet apport de compétitivité ensemble. Néanmoins, contractuellement, on nous garantit d’avoir le bon prix d’achat et nous disposons d’un auditeur tiers indépendant chargé d’un audit annuel, qui vérifie et nous assure la vraie compétitivité prix de notre accord commercial.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qu’est-ce qu’une garantie d’un bon prix d’achat ?

M. Lionel Barbaras. La garantie du bon prix d’achat, c’est celui de Carrefour.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce qui veut dire que la garantie du bon prix d’achat, c’est que c’est le même prix que Carrefour ?

M. Lionel Barbaras. Oui. Concernant la partie commerciale, la garantie du bon prix d’achat, c’est celle de pouvoir être positionné correctement sur le marché, ce qui n’était pas tout à fait le cas auparavant.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je ne dis pas le contraire et je respecte tout le travail que vous faites et la difficulté dans laquelle vous vous trouvez peut-être avec les hypermarchés. Le but de cette commission d’enquête est de comprendre les relations commerciales. Vous me dites qu’il ne s’agit pas d’un alignement des prix, puis que dans votre contrat, vous avez une garantie du bon prix d’achat, qui consiste à avoir le prix Carrefour. À moins que je ne comprenne pas, j’appelle cela un alignement des prix.

M. Ludovic Châtelais. Je ne peux pas vous répondre en ce sens, je ne partage pas le terme « alignement des prix ».

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Un même produit qui est au même prix, car cela vous a été garanti, avec un tiers qui vient contrôler, cela s’appelle un alignement des prix. Aujourd’hui deux enseignes compétitrices font des alignements de prix.

M. Lionel Barbaras. Serait-il possible de passer à huis clos pour quelques minutes pour vous expliquer la réalité de cette situation ?

M. le président Thierry Benoit. C’est compliqué pour des raisons techniques. Nous allons organiser le huis clos en fin de séance, après avoir abordé toutes les questions d’ordre moins stratégique ou confidentiel. Monsieur le rapporteur souhaitait savoir si Cora négocie les mêmes prix négociés ou suit une tendance : si la tendance est à la hausse, le chef de file est Cora et vos prix ont une tendance à la hausse, si la tendance est à la stabilité, vos prix ont une tendance à la stabilité… Est-ce tendanciel ou s’agit-il d’un alignement sur les mêmes prix ?

M. Lionel Barbaras. Je préfère que nous y revenions en huis clos.

M. le président Thierry Benoit. Étant donné que vous êtes un grand distributeur avec des magasins de proximité et une centrale d’achat, il est compliqué de comprendre et d’accepter le principe que votre centrale se tourne vers une autre centrale pour avoir un meilleur prix. En définitive, dans la négociation, vous ne parlez pas des produits ; on vous amène des produits et des prix.

M. Ludovic Châtelais. Pas tout à fait.

Je voudrais juste revenir sur la partie concernant l’alignement des prix et surtout les parts de marché. Vous avez utilisé le terme « ubuesque » par rapport à la situation. Ce qui n’est pas ubuesque, c’est la situation concrète de cette entreprise : 2,6 % de part de marché. Quand on parle de part de marché, un rapport de force s’établit. La situation n’est pas plus compliquée que cela. Nous pourrons dans la partie à huis clos donner quelques éléments concrets vous permettant de comprendre pour lever le doute et enlever le terme d’alignement dans cette discussion.

M. le président Thierry Benoit. Pour parler uniquement du prix, nous avons compris que la tonalité du prix est donnée par Carrefour, qui aura négocié avec les enseignes multinationales internationales. Carrefour donne la tendance sur le prix, l’alignement, la coordination et vous avez a priori un prix adapté. Ce qui peut apparaître compliqué est la notion de service et de plan d’affaires. Quel est le plan d’affaires en question en l’absence de stratégie sur le prix ? Quelle est votre stratégie ? Quel est le plan d’affaires de Provera pour les enseignes Cora et Match ? Nous avons compris que les négociations à ce niveau étaient très compliquées, mais si vous n’êtes pas dans la discussion, comment s’articulent votre plan d’affaires et votre volonté stratégique ?

M. Lionel Barbaras. Le plan d’affaires des enseignes de Provera comporte deux grands volets.


Les industriels s’intéressent généralement à deux aspects :

– l’assortiment

– et tout ce qui concerne les promotions

Pour des raisons évidentes d’entente possible en aval, tout ce qui ressort de la discussion promotionnelle se fait directement chez nous. Je rencontre l’ensemble des industriels gérés par Interdis pour négocier la mise en œuvre de la partie opérationnelle des opérations promotionnelles pour éviter toute collusion entre les deux groupes.

Pour toute la gestion de ces assortiments et donc des stratégies d’enseigne, je récupère auprès de mes mandants leur stratégie d’enseigne sur les mois de septembre et octobre voire début novembre en fonction de certaines catégories de produits et je les remets à celui que j’ai mandaté pour négocier, soit Interdis. Je l’informe donc que Cora souhaite tant de références chez tel fournisseur, qui seront détenues dans telle strate d’assortiment et qui seront présentes dans l’ensemble des magasins, etc., et ce pour chacun des fournisseurs.

Pour vous donner un ordre de détail de ce plan d’affaires, il est descendu à l’European Article Numbering (EAN) : je remets à Interdis un fichier contenant près de 15 000 EAN divers et variés reclassés sur l’ensemble des catégories qu’il gère pour moi, par industriel. De ce fait, chaque négociateur Interdis sait exactement, pour Cora ou Supermarchés Match, quelles références sont souhaitées au sein de l’entreprise.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Êtes-vous affiliés à une centrale d’achat européenne ?

M. Ludovic Châtelais. Non.

M. le président Thierry Benoit. Je vous propose de passer à huis clos de façon à ce que vous puissiez vous exprimer sur cette situation qui semble compliquée.

(L’audition se poursuit à huis clos à partir de dix-neuf heures vingt-cinq et prend fin à vingt heures trente.)

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83.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Huet, président du directoire du Galec, de M. Stéphane de Prunel, secrétaire général du Mouvement, et de M. Sébastien Chellet, directeur général du Galec

(Séance du jeudi 11 juillet 2019)

L’audition débute à neuf heures dix minutes.

Monsieur le président Thierry Benoît. Bonjour à toutes et à tous. Nous accueillons ce matin une délégation du groupement d’achat Leclerc, plus communément appelé Galec. Nous accueillons ce matin M. Olivier Huet, Président du Directoire du Groupement d’achat Leclerc, M. Stéphane de Prunelé, Secrétaire général du Mouvement, et M. Sébastien Chellet, Directeur général du Groupement d’achat Leclerc.

Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau qui est rapporteur de la Commission d’enquête, et avec les membres de la Commission nous procéderons aux échanges et questions. Nous sommes en audition publique ouverte à la presse. Si vous le jugez utile, il n’y a aucun souci pour organiser un huis clos afin d’aborder des sujets que vous pouvez à juste titre considérer comme d’ordre confidentiel et hautement stratégiques.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. M. Olivier Huet, Président du Directoire, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

M. Olivier Huet, Président du Directoire. Je le jure.

Monsieur le président Thierry Benoît. Monsieur Stéphane de Prunelé, Secrétaire général du Mouvement, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

M. Stéphane de Prunelé, Secrétaire général du Mouvement. Je le jure.

Monsieur le président Thierry Benoît. Monsieur Sébastien Chellet, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

M. Sébastien Chellet, Directeur général. Je le jure.

Monsieur le président Thierry Benoît. Monsieur le Président du Directoire, je vous propose un propos introductif de quelques minutes afin de débuter notre sujet. Vous avez la parole.

M. Olivier Huet. Je vais commencer par présenter Stéphane de Prunelé, qui est Secrétaire général de notre association l’ACDLec (Association des Centres Distributeurs E. Leclerc), et Sébastien Chellet, qui travaille avec moi au sein du Directoire du Galec et qui en est le Directeur général.

Pour ma part, je suis Olivier Huet, adhérent au centre E. Leclerc de Châteaudun en Eure-et-Loir, dans un magasin familial, que j’ai repris en 2004. Au sein de la coopérative nationale, je préside depuis un an le Directoire et pour encore 3 ans, eu égard au mandat de 4 ans que nous nous fixons dans l’enseigne.

Chaque enseigne a ses propres aspérités, son identité et une promesse consommateur différente, que ce soit sur l’offre, sur les formats de magasins, sur les prix ou sur la présence dans les territoires. Notre métier est avant tout un métier de vendeur, avec l’obsession d’avoir une offre qui réponde au mieux à la demande des clients, de nos consommateurs.

Notre Mouvement a été fondé en 1949. C’est une fédération de commerçants indépendants implantés dans les régions, souvent depuis plusieurs générations. Nous sommes très attachés à nos valeurs, à l’entrepreneuriat, au parrainage, à la participation de nos salariés au bénéfice de nos entreprises, à la promotion sociale, au modèle coopératif, et à la défense du pouvoir d’achat des consommateurs.

Nous sommes très attachés aussi à maintenir une offre large dans des territoires qui sont souvent oubliés, comme les petites villes qui sont désertées par les grands groupes, mais aussi par les administrations et les services publics, comme c’est le cas de l’hôpital ou de la maternité à Châteaudun.

Notre organisation est très légère afin d’être compétitive. Nous sommes organisés sous la forme d’une association qui regroupe les adhérents qui sont les patrons des centres E. Leclerc, et d’une coopérative – le Galec – qui regroupe les entreprises. Notre association concède le droit d’utilisation des marques E. Leclerc, et définit les règles d’adhésion. Les adhérents ont avec l’enseigne une relation contractuelle d’un an, renouvelable tacitement.

À ce jour, nous avons 592 personnes physiques qui exploitent 792 magasins à dominante alimentaire, 690 drives et 1 973 concepts spécialisés. Le Galec est la coopérative nationale dont le rôle est de référencer et de mettre en œuvre une politique commerciale, marketing, et du digital. Cependant, le Galec n’effectue pas d’achats-reventes, en vertu du mandat coopératif. L’intégralité des conditions négociées, quel que soit le lieu, sont destinées aux magasins qui sont fiscalisés selon les règles françaises. Les magasins participent aux charges de fonctionnement de la coopérative par le biais d’un appel à cotisation qui est destiné à couvrir les charges de la coopérative.

Ainsi, dans notre organisation, les magasins sont les seuls centres de profit de l’enseigne. Ils appartiennent intégralement aux adhérents qui participent bénévolement et très activement au travail collectif, 3 jours par semaine, forts de leur expérience de terrain. Cela explique en partie notre performance et le faible niveau de nos coûts de structure, qui sont mieux maîtrisés que chez nos concurrents.

Les centres E. Leclerc emploient près de 130 000 salariés en France, dont 90 % de CDI, et presque autant de temps plein. Nous embauchons à tous les niveaux de compétences, avec ou sans diplôme. Nous formons chaque année 66 000 salariés et 1 200 apprentis. Nous recrutons bien évidemment majoritairement une population située à proximité de nos entreprises et de nos magasins. Toutefois, notre équation est fragile, car nous assumons une fonction d’amortisseur de prix de vente des consommateurs sur de nombreux produits agricoles soumis à des variations de cours. Je pense par exemple aux fruits et légumes d’été ou à la viande. Cette fonction d’amortisseur est essentielle à la stabilité du pouvoir d’achat de nos concitoyens.

Nous avons en effet une attention très particulière sur les prix de vente, qui garantit l’accessibilité des produits aux clients au plus grand nombre et qui garantit aussi notre compétitivité. Car notre modèle économique est celui d’un « centimier ». Il est basé sur une marge très faible et sur une très bonne maîtrise de nos charges, qui conduit nos magasins à un bénéfice net moyen compris entre 1,5 et 2 %.

En outre, nous investissons dans nos magasins et nos entrepôts régionaux pour garder des magasins qui soient attractifs et lutter contre une concurrence, notamment une concurrence digitale de plus en plus vive. Les grands groupes industriels se concentrent à l’échelon international. Ils occupent encore aujourd’hui une grande partie de nos assortiments, même si seulement 37 % des Français ont confiance dans ces grandes marques.

Nous travaillons aussi à préserver le rapport qualité-prix de l’offre de ces multinationales pour les consommateurs, car notre métier a changé. Il ne se traduit plus aujourd’hui par une simple négociation de prix, mais il s’organise autour de la revente, du marketing, des offres, des assortiments, de la sécurité et de la qualité des produits, ainsi que de la gestion des canaux de vente. Tout cela dans une concurrence exacerbée, face à des compétiteurs qui opèrent à l’échelle de la planète et qui bénéficient de régimes fiscaux avantageux, souvent favorisés par des États qui regardent avec bienveillance leurs entreprises nationales inonder le monde de leurs produits.

C’est pour cette raison que les commerçants cherchent à s’allier afin de résister dans cette compétition mondiale extrêmement difficile et exigeante, et faire face aux défis par rapport aux géants que nous avons en face de nous, autant dans le numérique que dans le physique.

Cependant, notre rôle vis-à-vis des filières agricoles et des PME est capital, car elles sont une partie essentielle du tissu économique du pays. Nous leur offrons des débouchés parfois depuis plus de 30 ans. Il en va de même pour des centaines de producteurs avec qui nous avons mis en place une démarche d’achat directe – les « alliances locales » – car eux aussi vivent des mutations profondes et subissent notamment la suppression de la PAC (politique agricole commune).

Le cœur de notre assortiment est composé de produits frais, avec beaucoup de stands traditionnels. Dans une immense majorité, nous fabriquons notre pain. Nous fabriquons nos pâtisseries et une partie des préparations charcutières, qu’elles soient froides ou chaudes.

Beaucoup de collègues ont en plus investi dans des poissonneries traditionnelles, des caves d’affinage pour les fromages ou encore des caves de maturation pour les viandes bovines. Pour la boucherie, justement, nous sommes approvisionnés en carcasses qui sont découpées par nos bouchers au sein de nos magasins. Nous nous approvisionnons dans notre abattoir de Bretagne ou directement chez des éleveurs locaux, avec qui nous avons des accords de filière.

Quelques mots sur la loi EGAlim, pour vous dire que nous avons été dès le début signataires de la Charte, avant même la parution de la loi. Nous attirons néanmoins votre attention sur ses limites. Les garanties et les mécanismes de ruissellement ne sont pas réunis et la limitation de la promotion est un frein au développement pour beaucoup de PME. Nous n’avons d’ailleurs pas répondu en ce début d’année aux promotions hors cadre de certains de nos concurrents. Le résultat est que cela nous a coûté en compétitivité et cela a été sanctionné immédiatement par les consommateurs dans la fréquentation de nos points de vente.

Cela doit faire réfléchir à l’attention sur le prix qu’ont les clients, lorsque l’on sait que les Français considèrent que l’augmentation de leur pouvoir d’achat et la réduction des inégalités sont prioritaires pour eux. 58 % avouent avoir une marge de manœuvre très limitée lorsqu’ils font leurs courses et 15 % sont à l’euro près.

Je conclurai en vous disant que dans ce contexte, chacun doit repenser son organisation et son modèle économique. Nous subissons la même pression concurrentielle que nos fournisseurs, nos agriculteurs et nous devons nous aussi nous organiser, investir et faire des choix. Nous comprenons donc les craintes de chacun, mais nous ne pouvons pas être les boucs émissaires de toute une profession. Le rapport de force n’est pas toujours aussi simple qu’on le pense. Le consommateur a ses préférences. Le marketing des grandes marques nous contraint et l’essentiel de notre chiffre d’affaires est réalisé avec une poignée de fournisseurs.

Alors oui, il est indispensable d’assurer la pérennité de nos filières agricoles et le bien‑être des producteurs et des PME. Nous sommes une alternative face à la concurrence mondialisée et nous souhaitons continuer à assurer des débouchés à nos entreprises.

Pour autant, nous n’oublions pas nos clients et leurs difficultés de pouvoir d’achat.

Pour finir, je souhaite vous dire la tête haute, la fierté que j’éprouve concernant le travail des salariés de mon enseigne et la fierté que j’éprouve à faire mon métier.

Comme vous, nous sommes attachés à la réussite de notre pays, mais nous ne sommes pas dupes des enjeux qui se jouent derrière certaines postures. Nous sommes ancrés dans nos territoires. Nous ne sommes pas de passage. Nous investissons en France parce que nous croyons au commerce en France et que nous pensons pouvoir relever les défis d’une concurrence nouvelle qui bouscule le secteur. Les adhérents E. Leclerc sont proches de leurs entreprises, ils sont très attachés à leurs salariés et sont très attachés à leurs clients.

C’est vrai que nous pouvons faire des erreurs, mais dans un contexte extrêmement changeant et ultra-mondialisé, nous résistons et nous faisons notre métier le mieux possible.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vous avez parlé de posture. Souvent, la posture est aussi interprétée par des éléments de communication. En matière de communication – notamment de communication publique ou de communication politique, parce qu’il y a des textes de loi qui touchent le commerce – le groupe E. Leclerc est certainement un des premiers – par la voix de Michel-Édouard Leclerc – à intervenir sur le champ politique. Par exemple pour commenter les États généraux de l’alimentation (EGA) et la loi qui en a suivi, la proposition de relèvement du seuil de revente à perte (SRP). Michel-Edouard Leclerc n’a pas hésité à s’exprimer immédiatement sur ce sujet.

Dès lors, lorsque vous parlez de posture, cela vaut parfois pour certains politiques et certains industriels. Cela vaut aussi pour certains distributeurs. En termes organisationnels, nous croyons savoir que le groupe E. Leclerc a ses sociétés coopératives territoriales. Je pense que nous pouvons les appeler comme cela. Il y a le groupement d’achat E. Leclerc dont vous présidez le directoire, et vous avez aussi cette centrale Eurelec, dont nous auditionnerons le représentant. L’audition était prévue ce matin à onze heures. Elle est différée de quelques jours, mais elle aura lieu. Je rassure à la fois les commissaires, membres de la commission, mais aussi le public qui pourrait souhaiter savoir pourquoi l’audition du représentant d’Eurelec – centrale européenne de Leclerc – est différée.

Pourriez-vous, dans un premier temps, développer un peu l’articulation entre ces niveaux ? Les sociétés coopératives territoriales – on entend parfois parler de la SCAOuest, j’imagine que c’est la société coopérative Ouest – le Galec, Eurelec, et Coopernic, donc, l’articulation aux niveaux suivants : territorial, national, européen et international. C’est-à-dire toute la panoplie depuis le local jusqu’à l’international.

M. Olivier Huet. En ce qui concerne la partie française, commençons par l’ACDLec. C’est donc l’Association des centres E. Leclerc. L’ACDLec est propriétaire de la marque E. Leclerc.

C’est l’Association qui s’assure du respect des règles édictées par elle-même, par nos présidents de région autour de la marque et des enseignes par les adhérents. C’est chez nous l’organe politique et stratégique de l’enseigne.

En parallèle de cela, il y a le Galec, le groupement d’achat E. Leclerc, qui est une société coopérative, à laquelle ce sont des entreprises, les centres E. Leclerc qui adhèrent. Le Galec travaille avec des coopérateurs et des salariés. Nous avons au sein de la coopérative nationale Galec environ 900 salariés et une très grande partie de nos adhérents qui travaillent tous les lundis et tous les mardis sur un certain nombre de sujets, au premier rang desquels celui que vous imaginez, la négociation commerciale, mais aussi, et c’est probablement le plus important, tous les aspects marketing : définition de l’offre, définition des assortiments.

Nous avons aussi au sein du Galec une direction « Communication » pour mettre en œuvre un certain nombre de catalogues ou de promotions, de mise en avant qui sont réalisées au travers des catalogues, mais aussi des spots radio, éventuellement des spots télé, des bannières internet. C’est toute la partie promotionnelle.

Enfin, nous avons une direction des opérations qui est en charge de l’intégralité de nos outils informatiques. Parce que quand on référence un fournisseur au Galec, on lui donne accès à l’ensemble des magasins du Groupement Leclerc, et on diffuse un certain nombre d’informations tarifaires, d’offres, d’assortiments, à l’ensemble des collègues sur le territoire.

En dessous du Galec – qui est donc une coopérative qui ne procède pas à de l’achat‑revente comme je vous l’ai dit – il y a les coopératives régionales, au nombre de 16. Vous citiez la SCAOuest, qui est basée à Nantes, qui opère effectivement sur tout le périmètre Grand Ouest Atlantique, mais il y en a 15 autres. Le travail de ces centrales est un travail essentiellement logistique, d’approvisionnement auprès des fournisseurs d’un assortiment défini, qui peut d’ailleurs être variable d’une centrale à une autre. Ensuite, sur la base de cet assortiment, les magasins passent des commandes à la Centrale régionale. Que l’on soit en centrale régionale ou en centrale nationale Galec, ou même à l’ACDLec. L’ACDLec n’achète pas, c’est l’organe politique.

Il n’y a aucune rétention de ristournes ou quoi que ce soit. Les prix qui sont négociés redescendent en totalité au sein des magasins qui s’approvisionnent sur la base du prix négocié au centime d’euro près. Ensuite, une cotisation sert à couvrir les charges, autant les charges de logistique sur une centrale régionale que les charges de personnel de bâtiment sur la centrale nationale, ou de la même façon sur une association.

Je pense avoir décrit le Mouvement pour la France.

M. Sébastien Chellet. Cela peut être intéressant que vous ayez sur le plan de l’organisation de la coopérative Galec quelques clés de lecture sur le mode de fonctionnement.

En fait, nous sommes organisés par marché et par catégorie de produits. Comme le disait M. Huet, nous réalisons un travail à la fois en binôme avec des salariés, des collaborateurs qui travaillent toutes les semaines physiquement. Les coopérateurs viennent toutes les semaines les lundis et mardis travailler à la coopérative. Ils travaillent tous dans des marchés. Il y a les marchés classiques des grandes surfaces alimentaires, et d’ailleurs pas qu’alimentaires, puisque nous traitons les marchés de l’épicerie, les liquides, du plein air, du jouet… toute l’offre commerciale que vous pouvez imaginer.

Dans chacun des marchés, le travail qui est fait avec les adhérents est un travail à la fois d’analyse des marchés – c’est ce que font la plupart de mes collaborateurs – pour regarder effectivement et observer les modes de consommation, l’attractivité des consommateurs pour tel ou tel assortiment, pour telle ou telle opération commerciale.

C’est une « combinatoire » – si j’ose dire – avec l’expérience des adhérents qui, chaque semaine, viennent livrer la réalité du terrain et ce qu’ils peuvent observer dans leurs magasins, ce qui est parfois d’ailleurs différent d’une région à l’autre. C’est ce travail et cette combinaison qui nous permettent d’élaborer, de proposer à nos adhérents une politique commerciale sur tous les items.

Le référencement est l’un des métiers du Galec, et l’aboutissement d’un travail qui part du terrain, de l’observation des marchés, du comportement des consommateurs et de leur attractivité pour notre proposition commerciale.

M. Stéphane de Prunelé. Pour décrire la strate internationale du Mouvement, il faut remonter un peu en arrière. Au début des années 2000, nous avons fait le constat – comme un certain nombre de distributeurs – qu’il y avait une accélération des phénomènes de concentration à la fois chez les fournisseurs qui se sont beaucoup concentrés – ils continuent d’ailleurs – et également chez un certain nombre de distributeurs. C’est la grande époque des développements internationaux des distributeurs intégrés.

Un mouvement que nous avons édifié également d’un autre côté mais avec des moyens tout à fait différents, avec des leviers de développement très inférieurs à ceux de nos concurrents.

Notre première expérience pour faire face à ces mouvements de concentration, cela a été une alliance avec un autre groupement coopératif qui est Système U. Dans les années 2000, nous avons développé, construit un partenariat avec Système U, dont la première pierre a été la création d’une centrale d’achat commune qui s’appelait Lucie.

Cela a fonctionné pendant quelques années, et assez vite, nous nous sommes rendu compte que les partenariats entre enseignes concurrentes sur le terrain étaient porteurs d’effets pervers et trouvaient très rapidement leurs limites. Particulièrement dans le cadre de groupements indépendants, puisque les chefs d’entreprise de groupements indépendants sont concurrents sur le terrain.

Quand ils se retrouvent par le biais de l’organisation coopérative autour d’une table, pour négocier avec des fournisseurs ou pour construire des stratégies commerciales communes parallèles, on s’aperçoit assez vite que cela a ses limites.

L’expérience du partenariat avec Système U a pris fin au début des années 2000, et nous en avons tiré la leçon que les alliances entre concurrents étaient vouées à l’échec. En tout cas, telles que nous les avions pratiquées. C’est pour cela que nous avons dès lors commencé à réfléchir à d’autres types d’alliances avec des distributeurs avec lesquels nous n’étions avant tout pas concurrents.

D’où le fait que nous avons construit une alliance internationale dans les années 2006, qui s’appelle Coopernic, que vous avez évoquée. C’est une alliance que nous avons constituée avec des gens que nous avons démarchés et qui présentaient la caractéristique de n’avoir aucun territoire de concurrence avec nous, ni de territoire de concurrence entre eux, ou alors de façon extrêmement marginale, parce que nous étions convaincus que cela ne pouvait pas fonctionner comme cela. Par ailleurs, ils avaient des situations qui étaient comparables en matière de parts de marché sur leurs marchés respectifs. C’est-à-dire qu’associer un énorme groupe mondial avec un petit groupe régional ne nous paraît pas pertinent en matière économique et commerciale.

De fait, ce sont des gens qui étaient à peu près comparables et qui par ailleurs partageaient un certain nombre de valeurs. Puisqu’au départ, cette alliance Coopernic que nous avons fondée, nous l’avons fondée avec des groupes coopératifs et un groupe familial, parce que nous estimions que nous partagions un certain nombre de valeurs ou de principes d’organisation, et que nous étions à même de nous comprendre.

Nous avons en effet constitué en 2006 une alliance internationale avec des Belges, des Allemands, des Italiens, des Suisses, qui s’appelait Coopernic, et qui a rassemblé cinq enseignes qui avaient la volonté de se donner les moyens de conserver la compétitivité et la performance nécessaires face aux groupes intégrés, face à la concentration des fournisseurs, et qui ont entrepris de se donner ces moyens pour rester dans la course et pour rester performants.

Dès lors, nous créons Coopernic, en 2006, à Bruxelles. Pourquoi Bruxelles ? Pour plusieurs raisons. D’abord, il y a une raison évidente géographique. Bruxelles est un peu au cœur de l’Europe. Deuxièmement, parce que nous étions – et nous sommes toujours – très attachés chez E. Leclerc au caractère coopératif de nos structures, y compris les structures internationales, et en prolongement de ce que disait Olivier Huet, à la totale transparence de nos outils.

Cet environnement belge, à Bruxelles, nous permettait d’implanter une structure coopérative qui soit totalement transparente à l’égard des coopérateurs.

La troisième raison, c’est que nous avons pu constituer cette société dans une architecture fiscale selon laquelle la totalité des produits de cette alliance internationale Coopernic revenait au point de vente en France, ou en Italie – chacun s’est organisé à sa façon – mais en tout cas en ce qui nous concernait, c’était très important pour nous que les points de vente perçoivent la totalité des produits de ce partenariat, et donc soit fiscalisés en totalité en France.

La troisième raison est que nous estimions que ce type d’organisation étant parfaitement légal, licite et pertinent, nous n’avions pas de raison d’aller ailleurs que dans un pays de la Communauté européenne. Pour ne rien vous cacher, nos bureaux doivent être à 150 mètres des bureaux de la Commission européenne. Nous estimons être transparents là-dessus.

La deuxième étape, c’est Coopelec. Là, c’est un peu particulier parce que comme l’a expliqué Olivier Huet, les acheteurs chez nous, ce n’est pas le Galec. Ce sont les coopératives régionales. Ce sont les coopératives régionales de France, mais aussi les coopératives régionales d’Espagne, de Pologne, du Portugal, de Slovénie.

Nous avons créé cette structure pour coordonner, pour centraliser ces acheteurs, parce qu’évidemment sur le plan administratif, sur le plan commercial et sur le plan comptable, pour Coopernic, c’était très compliqué d’avoir 22 interlocuteurs. Nous avons donc créé Coopelec pour former un interlocuteur unique qui est aujourd’hui le coopérateur qui représente l’ensemble des centres E. Leclerc d’Europe auprès de la Centrale Coopernic. Puis Coopelec a ensuite développé des activités de vente de services dont nous aurons peut-être l’occasion de reparler.

La troisième structure que vous avez évoquée est beaucoup plus récente. Là aussi, ce n’est pas une structure E. Leclerc, c’est une structure mixte entre E. Leclerc et Rewe. Nous avons avec notre partenaire Rewe une alliance stratégique beaucoup plus large que l’activité la plus connue d’Eurelec à laquelle nous pouvons penser, qui porte sur un certain nombre de chantiers à caractère stratégique et de long terme. Nous avons décidé de mettre en place avec notre partenaire Rewe une société commune, toujours sous forme coopérative. Rewe est un groupe coopératif, même s’il fonctionne différemment de nous.

Nous avons donc décidé de mettre en place une société qui s’appelle Eurelec, qui est une coopérative à parts égales entre Leclerc et Rewe à « 50/50 ». Cette société, à la différence de Coopernic, est une société qui a une activité unique, laquelle est l’achat-revente.

Cette société concentre et coordonne les actes, la négociation tarifaire auprès des plus grandes multinationales. La société négocie des tarifs. Une fois qu’elle a négocié ses tarifs, cette société achète les produits. Il y a un acte d’achat unique pour le compte de Leclerc et de Rewe. Elle centralise les commandes, d’abord. Puis elle achète auprès des fournisseurs. Elle reçoit la facture du fournisseur et ensuite elle paye les fournisseurs.

Parallèlement, cette société revend, toujours dans le même dispositif coopératif que nous avons évoqué, à Leclerc d’une part et à Rewe d’autre part. Je reconnais que c’est un peu compliqué. Cela résulte d’un processus historique qui est un peu long, mais c’est pour vous expliquer le fait qu’il y ait plusieurs structures qui répondent à la fois à des démarches différentes dans le temps, et à la fois à des nécessités d’organisation qui ne sont pas les mêmes.

Monsieur le président Thierry Benoît. Cela peut paraître compliqué par rapport à certains, et vous avez au moins la clarté d’exposer les choses avec un rôle dédié à chacune des structures. C’est déjà un bon début.

M. Grégory Besson-Moreau, Rapporteur. Pouvez-vous nous donner s’il vous plaît, en pourcentage du chiffre d’affaires Leclerc, le chiffre d’affaires réalisé avec les 70 ou 100 plus grosses multinationales fournisseurs avec lesquelles vous avez contractualisé ? Suivant les distributeurs, c’est 70, cela peut monter à 100, voire 150 pour certains.

Nous voudrions en effet comprendre un peu quel est le rapport, le ratio multinational avec le chiffre d’affaires Leclerc et le pourcentage du chiffre d’affaires que l’on appelle « Alliances locales » sur le groupement, et le chiffre d’affaires global du Groupe Leclerc.

Juste pour que l’on résume, si je suis un très gros industriel, la chaîne, c’est bien ; je commence par Eurelec, une fois passé par Eurelec, je descends chez Coopernic. Une fois que je suis passé chez Coopernic, je passe chez Coopelec. Une fois que je suis passé chez Coopelec, je passe chez Galec. Une fois que je suis passé chez Galec, je passe à la SCA. Une fois que je suis passé à la SCA, nous arrivons à la décision finale, c’est-à-dire au point de vente.

Expliquez-nous juste sur cet ascenseur à 5-6 étages, la négociation du prix se fait-elle une seule fois au niveau d’Eurelec, s’il n’y a eu aucune renégociation, ne serait-ce que d’un quelconque centime sur l’ensemble de la chaîne ? Ou peut-il y avoir, au final même après négociation Eurelec, une négociation tarifaire sur ces autres étages auxquels l’ascenseur s’arrête ?

M. Stéphane de Prunelé. Cela ne se passe pas tout à fait de cette manière. En tout cas dans l’organisation du calendrier. C’est-à-dire que ce n’est pas par vagues, ce n’est pas une succession de négociations. Il faut savoir que la première chose, c’est qu’en France, la négociation est contrainte dans le temps, il y a une date limite qui fait que la négociation se passe entre la réception par le Galec des conditions générales du fournisseur et le 28 février, date limite de la négociation. Ce n’est pas le cas dans les autres structures. Encore, là je parle de la négociation pure et dure, mais le Galec vous expliquera mieux que moi que la négociation dure toute l’année. Toutefois, ce type de contrainte n’existe pas en Belgique, donc les négociations ne se succèdent pas.

Encore une fois, nous ne négocions pas les mêmes choses. La centaine de multinationales, ce ne sont pas toujours exactement les mêmes, que ce soit chez Coopernic, Eurelec et Coopelec. Ce ne sont pas toujours exactement les mêmes. Parce qu’encore une fois, nous ne négocions pas la même chose !

On va dire quand même pour la simplicité de l’exposé qu’il y a une centaine de multinationales qui sont concernées. Ce n’est pas vrai pour Eurelec, parce c’est une société en cours de constitution. C’est une société qui démarre. Elle fonctionne depuis deux ans, et a fonctionné la première année avec quatre fournisseurs. Ensuite, parce qu’il fallait roder les flux informatiques, financiers, etc., cela a été un peu long et compliqué à mettre en place.

La première année il y avait quatre fournisseurs, la deuxième année une dizaine. Cette année, nous sommes entre 15 et 20. Le périmètre est beaucoup plus restreint, sachant que le cahier des charges des fournisseurs d’Eurelec n’est pas forcément le même que le cahier des charges des fournisseurs de Coopernic. Coopernic, on est quatre partenaires autour de la table. Eurelec, c’est juste Leclerc et Rewe. Le cahier des charges des fournisseurs d’Eurelec, ce sont bien sûr des multinationales qui ont un courant d’affaires important avec E. Leclerc et avec Rewe. Ce sont des fournisseurs « mixtes » pour la France. Enfin, la France, le Portugal, bientôt la Pologne. Pour Rewe, aujourd’hui c’est uniquement l’Allemagne et l’Autriche.

Cette négociation tarifaire a lieu à une période qui n’est pas liée à la période des négociations françaises. Elle peut être avant, pendant, après, elle n’est pas liée.

En revanche, pour répondre précisément à votre question, la négociation du tarif qui se fait à Eurelec est une négociation définitive, puisque nous achetons les produits tout de suite après. De fait, nous négocions un tarif, et nous achetons notre produit à ce tarif.

M. Grégory Besson-Moreau. J’ai besoin du chiffre d’affaires de cette centaine de multinationales qui passe, soit par Eurelec, soit par Coopernic, soit par Coopelec. Je parle vraiment des plus grosses multinationales avec qui vous contractualisez. Maintenant, le pourcentage des « Alliances locales » ?

M. Olivier Huet. Pour débuter et resituer un peu le cadre de la négociation, il faut comprendre qu’un fournisseur Eurelec est négocié chez Eurelec et l’affaire s’arrête. Après il peut y avoir de la promo, de la dynamique commerciale qui se traitent au sein du Galec. Cependant, de manière générale, nous avons trois différents niveaux de négociation.

M. Grégory Besson-Moreau. Nous connaissons les niveaux de négociation. Je repose ma question : quel est le pourcentage de chiffre d’affaires réalisé par les 100 multinationales qui passent par Coopernic, Coopelec, Eurelec, soit l’un, soit l’une, soit encore l’autre ? Quel est le pourcentage du chiffre d’affaires des « Alliances locales » ?

M. Sébastien Chellet. Il faut distinguer les trois structures. Il y a d’une part Coopernic et Coopelec. Cela concerne une centaine de fournisseurs et c’est de l’ordre de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires « achats ». Sur Eurelec, c’est plutôt une quinzaine de fournisseurs. Ce sont des proportions qui sont très différentes.

Par contre, vous évoquez les « Alliances locales ». Pour nous, cela renvoie à des accords que nous avons magasin par magasin, sur des producteurs qui sont aux alentours des magasins. C’est-à-dire que le cahier des charges, ce sont plutôt des producteurs locaux qui sont dans une cinquantaine de kilomètres dans le périmètre de chaque magasin.

Nous devons avoir aujourd’hui – c’est assez variable – environ 10 000 producteurs qui entrent dans le cadre des « Alliances locales », sur des catégories de produits qui sont évidemment plutôt des produits fruits et légumes, produits frais.

Ce sont des accords qui ne sont pas du tout organisés au niveau national. Au niveau national, nous organisons plutôt le marketing de cette proposition commerciale. Ensuite, chaque adhérent sur son territoire, sur son magasin, noue ses contrats. C’est assez variable. Je pense que cela représente sur le chiffre d’affaires d’un magasin, 3 %, quelque chose comme cela.

M. Olivier Huet. C’est à peu près 11 500 partenariats noués avec chaque magasin. Je dis « à peu près », parce qu’il est difficile d’avoir un chiffre très précis. Ce sont vraiment des accords qui se passent entre un agriculteur, un producteur et un magasin.

Maintenant, en pourcentage du chiffre d’affaires, c’est effectivement cela, entre 1 et 3 % du chiffre d’affaires du magasin. Par contre, je voudrais quand même vous préciser ce qu’est une alliance locale, parce que c’est important d’avoir cela en tête. La difficulté que peuvent avoir des agriculteurs qui nous vendent des pommes de terre – par exemple, au centre Leclerc de Châteaudun – si le consommateur les trouve bonnes et qu’il a envie de les racheter, c’est de pouvoir les retrouver la fois suivante dans un assortiment général. Le principe de l’alliance locale, c’est la création d’une marque ombrelle qui abrite au sein du magasin tous ses produits sous une même bannière : c’est d’ici, c’est du coin, etc. pour qu’ils aient une visibilité auprès des consommateurs.

M. Grégory Besson-Moreau. Je suis désolé, je me permets de réinsister. Déjà, je félicite les « Alliances locales ». Je suis encore allé récemment dans un magasin E. Leclerc pour constater et voir tout le travail que font les magasins. J’estime que les magasins sont vraiment des centres de vie au milieu des territoires ruraux dans lesquels nous sommes élus, mais là n’était pas la question.

Pouvez-vous nous redonner le chiffre d’affaires du groupe E. Leclerc en France ? Quel est le pourcentage de ce chiffre d’affaires réalisé par les multinationales qui sont adhérentes, ou invitées chez Coopelec, Copernic, ou Eurelec ?

J’ai bien compris pour l’alliance locale que cela représente entre 1 et 3 % du volume global d’E. Leclerc France. Quel est le pourcentage des multinationales s’il vous plaît ?

M. Stéphane de Prunelé. Le volume d’affaires d’Eurelec est aujourd’hui autour de 5 milliards d’euros. Un peu plus que E. Leclerc. Nous devons être à peu près à 55/45. On est entre 2 milliards et 2,5 milliards pour E. Leclerc, et un peu plus pour Rewe. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires qui passe par Eurelec, c’est celui-là.

Pour ce qui concerne Coopernic. Il faut d’abord préciser qu’il y a des chiffres que nous ne pouvons pas donner publiquement, parce que ce sont des sociétés qui sont des sociétés de droit belge – comme vous le savez – et qui s’inscrivent donc dans une juridiction qui est la juridiction belge.

Par ailleurs, au sein de ces sociétés, nous ne sommes qu’un partenaire parmi d’autres. Je peux vous décrire l’activité de ces sociétés, mais je ne peux pas donner de renseignements commerciaux trop précis sur l’activité de ces sociétés, d’abord parce que ces sociétés sont des sociétés de droit belge, mais aussi parce que je ne suis pas mandaté par les partenaires pour le faire. Excusez-moi.

M. Grégory Besson-Moreau. Excusez-moi d’insister. Vous êtes Secrétaire général de l’Association. Il y a également ici le président du Galec et le directeur général du Galec.

Aujourd’hui tout passe par le Galec, sauf les « Alliances locales ». J’ai bien compris qu’il y avait environ 1 ou 2 % du chiffre d’affaires qui passait par là.

Sur le Galec, vous êtes bien capable de me dire aujourd’hui quel est, en pourcentage du chiffre d’affaires France de E. Leclerc, le chiffre d’affaires réalisé par les multinationales sur le Groupe.

Sur une base 100, nous retirons 2 % pour les Alliances locales. Il reste 98 %. Sur ces 98 %, quelle est la part de ces 98 % réalisée avec des multinationales ? En gros, quelle est la part réalisée par les PME ? Le chiffre, je l’ai, donc j’attends juste que vous me le donniez.

M. Stéphane de Prunelé. Juste une petite rectification. Quand vous dites que tout passe par le Galec, ce n’est pas le cas. Les activités de Coopernic, de Coopelec et d’Eurelec, ne passent pas par le Galec.

M. Grégory Besson-Moreau. Je ne parle pas des activités, je parle des produits.

M. Stéphane de Prunelé. Les produits non plus. Le Galec est totalement indépendant de l’activité de ces sociétés.

M. Grégory Besson-Moreau. L’audition aujourd’hui concerne le Galec ou l’Association ?

Monsieur le président Thierry Benoît. C’est l’audition du groupement d’achat Leclerc, dont le Président du directoire est M. Olivier Huet.

Monsieur le Secrétaire général, vous vous êtes présenté – c’est un peu la subtilité – comme M. Stéphane de Prunelé, Secrétaire général du Mouvement. Pas du « mouvement Galec » – si j’ai bien compris – mais de l’Association.

M. Stéphane de Prunelé. Vous avez raison. D’ailleurs je n’étais pas convoqué aujourd’hui.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vous êtes dans la liste des personnes membres de cette délégation qui est composée de trois membres : M. Olivier Huet, Président du directoire, M. Stéphane de Prunelé, Secrétaire général du Mouvement, et M. Sébastien Chellet, directeur général du Galec.

M. Stéphane de Prunelé. J’entends bien. Je suis là pour éclairer la commission sur l’ensemble des activités qui ne sont pas seulement Galec.

Monsieur le président Thierry Benoît. Néanmoins, c’est vous qui avez convenu de venir à trois, participer à cette audition. Vous avez été convoqué. Vous avez bien répondu à cette invitation. Vous êtes présent ici au nom de Galec.

M. Stéphane de Prunelé. Non, au nom d’ACDLec, qui, comme vous l’a expliqué Olivier Huet, est l’organe stratégique politique.

Monsieur le président Thierry Benoît. L’Association des centres E. Leclerc (ACDLec) est l’organe stratégique, l’organisme politique, c’est le pilotage politique, dont le Président est Michel-Edouard Leclerc. Dès lors, le pilotage politique et stratégique du mouvement qui est le vôtre, quels que soient les étages et les niveaux, c’est Michel-Edouard Leclerc !

M. Stéphane de Prunelé. C’est l’animateur, le fédérateur et l’incarnation de la marque, comme vous le savez. Il a bien le rôle d’animateur, de pilote de la stratégie et de la politique de l’enseigne E. Leclerc.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vous avez, Monsieur le Secrétaire général du « Mouvement de l’Association » des centres E. Leclerc (ACDLec), parlé de négociation, lorsque vous avez évoqué Coopernic, Coopelec, Eurelec.

Pour les négociations entre les entreprises multinationales avec ces trois structures qui ont leur siège à l’extérieur de la France, vous n’êtes pas tenu par la date butoir du 28 février qui clôt les négociations ? Finalement, vous pouvez être conduit à négocier toute l’année avec un certain nombre d’entreprises multinationales, pour celles qui négocient avec Coopernic, Coopelec, Eurelec. La loi française – et notamment la date butoir qui clôt les négociations commerciales au 28 février – ne s’applique pas pour celles et ceux des multinationales qui négocient avec Coopernic, Coopelec, et Eurelec. En conséquence, c’est la négociation permanente toute l’année.

M. Stéphane de Prunelé. Elle n’est pas forcément permanente, mais en tout cas il n’y a pas de contraintes de calendrier.

M. Grégory Besson-Moreau. Nous allons continuer sur le chiffre d’affaires. 100 % du chiffre d’affaires réalisé par E. Leclerc, je pense que ce n’est pas compliqué de donner ce chiffre, sur Eurelec, Coopernic, Coopelec.

Aujourd’hui, quel est le chiffre d’affaires en pourcentage de l’ensemble des industriels avec qui vous avez des négociations annuelles, mensuelles, trimestrielles, en relation avec les ventes des groupes E. Leclerc ? Ce n’est pas compliqué. Nous aurons l’occasion d’en discuter avec Michel-Edouard Leclerc, et vu qu’il est Président, peut-être qu’il maîtrise aussi bien l’intégralité du système.

Monsieur le président Thierry Benoît. Il nous le faut dans le détail, puisque vous avez plusieurs types d’interlocuteurs, plusieurs types de fournisseurs. Vous avez vos fournisseurs locaux, ceux qui vous vendent des bonnes pommes de terre et vous souhaitez les structurer sous une enseigne. Vous pouvez avoir un fournisseur de bovins. Bref, des fournisseurs locaux. Vous avez quelques PME locales, des entreprises de taille intermédiaire (ETI) territoriales, et des marques nationales (MN) qui sont pilotées par des entreprises multinationales.

Le Rapporteur demande la part précise de chiffre d’affaires qui est organisée, qui est contractualisée, négociée avec chacune de ces catégories de fournisseurs.

M. Sébastien Chellet. Je vais commencer par vous donner le chiffre d’affaires de l’enseigne E. Leclerc. Tout confondu, nous parlons de chiffre d’affaires « ventes consommateurs » – hors essence – nous sommes à 37,6 milliards d’euros. Sur ces 37,6 milliards d’euros, nous faisons à peu près 28 milliards d’euros en alimentaire, ce qu’on appelle PGC (produits de grande consommation). Nous prenons également en compte les produits d’hygiène et de beauté, que nous associons à l’alimentaire. Nous faisons environ 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en non-alimentaire. C’est le chiffre d’affaires « ventes ».

Ensuite, s’agissant de ce que nous négocions en termes d’achat, de référencement, au niveau des structures internationales Coopernic, Coopelec, nous vous avons dit que cela concernait une centaine de fournisseurs. C’est à peu près 6,5 milliards de chiffre d’affaires achats. Cependant, dans ces fournisseurs-là, il y en a un grand nombre qui sont négociés en termes de référencement au niveau du Galec. Ensuite, vous avez Eurelec, cette joint-venture (JV) que nous avons avec l’entreprise Rewe. Notre part d’achat dans cette entreprise est de 2,5 milliards.

Ensuite, pour le reste des achats – pour vous donner un ordre d’idée – les magasins de façon générale s’approvisionnent à 70-80 % auprès de leurs centrales régionales. Pour le reste – notamment les produits frais, les fruits et légumes, les « Alliances locales » – ce sont des accords qui peuvent être régionaux, car nos centrales régionales font aussi du référencement.

Vous avez des tas de PME qui n’ont pas la capacité à approvisionner la totalité de la France, donc ils travaillent sur une, deux ou trois régions. Puis vous avez aussi – comme vous l’évoquiez – ces « Alliances locales » qui sont là pour les référencements magasins.

Voilà les chiffres.

M. Grégory Besson-Moreau. Dès lors, si je fais le calcul comme il faut, sur la partie alimentaire, vous avez à peu près 50 % achetés chez des multinationales. Des paquets de gâteaux, des pâtes, des céréales, du pain, du fromage... En gros, si nous retirons le non‑alimentaire, vous avez 50 % du chiffre qui est réalisé par de gros industriels. C’est à peu près cela ? Je n’arrive toujours pas à avoir le pourcentage en chiffre d’affaires.

De fait, nous sommes à peu près à 50 %, c’est cela ?

M. Stéphane de Prunelé. Oui, c’est un ordre de grandeur.

M. Grégory Besson-Moreau. Sur ces 50 % de chiffre d’affaires qui sont négociés aujourd’hui par le groupe dans son intégralité – y compris au niveau européen – ces 50 % qui sont négociés au niveau « tarifs », ils ne sont pas négociés le 28 février ? Ils peuvent être négociés avec une certaine remise ou un investissement supplémentaire de la part de l’industriel le 15 juin ou le 3 septembre. C’est simple, je parle d’investissement. On dit toujours que les industriels viennent investir chez E. Leclerc pour développer le chiffre d’affaires. C’est bien cela ?

M. Sébastien Chellet. Revenons un peu sur le rôle de ces trois structures européennes, pour que vous compreniez bien effectivement où se déroule la négociation sur le plan de la négociation du tarif, c’est-à-dire tout ce qui est lié aux achats.

S’agissant de la négociation sur les tarifs, il n’y a qu’une seule structure européenne qui procède aux achats de marchandises, qui négocie les tarifs. C’est Eurelec. Ce sont donc 15 fournisseurs et 2,5 milliards. En dehors de cela, avec la totalité des autres fournisseurs – y compris la centaine de fournisseurs qui peut se regrouper avec des fournisseurs Eurelec – la négociation commerciale sur le plan du tarif – c’est-à-dire négociation des conditions générales de vente (CGV), des conditions d’approvisionnement, etc. – s’inscrit bien dans le cadre du Galec et avec des contrats-cadres que nous négocions dans le calendrier qui nous est donné par la loi, avant le 28 février.

Pour simplifier les choses, il y a 15 fournisseurs aujourd’hui qui sont négociés en termes de tarifs avec notre partenaire Rewe au sein d’une société commune. C’est 2,5 milliards, ce sont 15 fournisseurs. La totalité des autres négociations se déroulent, en termes de tarifs, au niveau du Galec, et donc dans le cadre du calendrier édicté par la loi de façon classique.

M. Grégory Besson-Moreau. Pour résumer, il y a 2,5 milliards d’achats. Cela représente sur votre chiffre d’affaires vente, 3 milliards ou 3,2 milliards, sur les 28 milliards PGC. Un peu plus de 10 %. Parce que 15 % du chiffre d’affaires E. Leclerc peut être négocié en termes de tarif, n’importe quand dans l’année.

M. Sébastien Chellet. Juste pour ramener les choses en proportion, vous avez ramené un chiffre d’affaires « achats » sur un chiffre d’affaires « vente » TTC ». C’est un peu moins, mais c’est l’ordre de grandeur.

M. Grégory Besson-Moreau. Le choix d’installer Eurelec à Bruxelles, était-ce dû au fait que c’est plus pratique, étant entre l’Allemagne et la France ? Parce qu’au niveau de l’avion, c’est plus pratique, ou quand on prend le train. C’est plus pratique aussi peut-être d’être à Bruxelles pour pouvoir négocier toute l’année et peut-être passer sous le scope ?

C’est une interrogation. Sur 15 % du chiffre d’affaires, se dire que nous pouvons le négocier toute l’année, c’est pratique aussi. Le train et l’avion, c’est pratique, mais la négociation et la réglementation le sont peut-être aussi un peu, non ?

M. Stéphane de Prunelé. Le choix de Bruxelles s’impose pour des raisons évidentes. D’abord parce que notre activité internationale est basée à Bruxelles. Cela paraissait donc logique. Deuxièmement, entre la France et l’Allemagne, tout le monde sait qu’il y a un train qui s’appelle le Thalys qui fait Paris-Cologne. Rewe est à Cologne, et nous sommes à Paris, donc nous sommes à mi-chemin. Ce n’est pas plus bête que cela.

J’insiste sur le fait que le choix de la localisation est très impliquant, parce que ce sont des coopératives. Eurelec est une coopérative, ce sont bien les coopérateurs qui négocient. Ce n’est pas une équipe de salariés dédiés qui négocient avec un mandat. Ce sont les coopérateurs côté E. Leclerc, et ce sont les coopérateurs côté Rewe.

Cela veut dire que la négociation s’effectue physiquement à Bruxelles, et ce sont les coopérateurs qui négocient. Ce ne sont pas des salariés dédiés. Ce sont des coopérateurs, nous sommes bien dans le système coopératif.

Monsieur le président Thierry Benoît. Reconnaissez que cela interpelle le législateur français lorsqu’il s’efforce d’édicter des règles pour améliorer les relations commerciales, lorsqu’une partie des acteurs concernés organisent la négociation à l’extérieur de la France, sans doute en partie pour échapper aux règles et au droit français. Nous sommes en droit de nous poser cette question.

Et encore, vous restez dans la sphère européenne. Imaginons ce que c’est lorsqu’il s’agit de Genève et de la Suisse.

M. Stéphane de Prunelé. Je ne peux pas répondre pour les sociétés qui sont en Suisse. Chacun assume ses choix d’organisation de localisation. Je suis obligé de le dire, le mi-chemin pour les négociateurs, c’est la Belgique. Par ailleurs, je rappelle encore une fois que l’architecture, l’organisation que nous avons mise en place a pour conséquence une fiscalisation de l’ensemble de ce que nous faisons à l’étranger dans les points de vente en France. Toute l’activité qui est en France est fiscalisée en France. Il n’y a pas de transfert, de prix de transfert, de mécanisme de fees, de choses comme cela.

Sur le fait que nous sommes dans une législation un peu différente pour le contrat de base, c’est la réalité. Pour autant, au nom de quoi pouvons-nous interdire à des groupements de commerçants indépendants de s’associer pour acheter ensemble ?

Pourquoi voulez-vous que Rewe, qui est majoritaire dans le chiffre d’affaires d’Eurelec, veuille mettre Eurelec en France ? Il n’y a aucune raison. Pas plus qu’en Allemagne, d’ailleurs. Rewe et Leclerc ont fait ce constat simple que nous allions mettre cette centrale à mi-chemin.

Peut-être que si nous avions dit à Rewe que nous localiserions cette société en France, il n’aurait pas été d’accord parce qu’il pèse plus que nous, donc il n’y aurait eu aucune raison que cela soit chez nous. C’est aussi la liberté des partenaires de s’associer et de s’installer dans le territoire de l’Union européenne, vous l’avez souligné, et à raison. Nous sommes bien dans le territoire de l’Union européenne, et au centre de Bruxelles.

M. Grégory Besson-Moreau. Revenons un peu au Galec, parce que j’ai l’impression que nous sommes en train de faire l’audition de mardi prochain avant l’heure.

Quand vous négociez, par exemple du Pernod Ricard, vous est-il arrivé que l’on vous dise que vous ne pouvez pas négocier, parce qu’apparemment cela ne passe pas ?

J’ai bien compris qu’il n’y avait pas d’étages, puisque chaque entité est séparée, donc nous allons arrêter de parler d’ascenseurs. Nous allons plutôt parler de voisins. Quand cela ne passe pas chez votre voisin Eurelec, vous est-il arrivé que l’on vous dise : « Non, on ne peut pas négocier le Pernod Ricard chez Galec, on ne peut pas avoir un plan d’affaires ».

Les retours que nous avons, c’est que vous faites du bon travail, donc il n’y a pas d’arrière-pensée. Toutefois, comment cela se passe-t-il quand cela s’est mal passé chez le voisin ?

M. Olivier Huet. Sur Pernod Ricard, c’est un sujet Eurelec. En effet, pour Pernod Ricard, il été décidé avec nos collègues de chez Rewe que la négociation devait avoir lieu sur le plan européen parce que l’entreprise a un rayonnement mondial.

Je vais revenir quelques instants sur les pourcentages. Ce qu’il faut que vous ayez en tête, c’est que nous avons en face de nous une grosse centaine de multinationales et que ces multinationales représentent, par catégorie – puisque c’est comme cela qu’il faut l’envisager – à deux ou trois, en général entre 70 et 90 % de la catégorie.

Pour reprendre l’exemple de Ricard sur le rayon des anisés, il est ultra puissant. Il doit faire 70 à 80 % de la catégorie. Il faut quand même avoir cela en tête. Ce qui fait que quand nous nous retrouvons dans une situation difficile avec Ricard parce que nous estimons avoir un point de désaccord sur la négociation commerciale, d’un côté ou de l’autre nous nous entendons pour dire qu’il y a un arrêt des relations commerciales. La conséquence sur le chiffre d’affaires des centres E. Leclerc est catastrophique. Il faut avoir cela en tête.

Notre boulot de commerçants, c’est de faire en sorte que les clients fassent leurs courses dans nos magasins. Ce qui fait que les clients font leurs courses dans nos magasins, c’est que nous avons une offre des produits qui sont les bons produits, qui sont les produits que les clients attendent évidemment au bon prix. Dans chaque région, les adhérents affinent les assortiments que nous pouvons leur envoyer, de manière à ce qu’ils correspondent le mieux possible à la demande des consommateurs. Sur le sujet Ricard, il faut quand même avoir cela en tête.

M. Sébastien Chellet. S’agissant du dossier Ricard, nous sommes face à une multinationale qui pèse très lourd dans notre catégorie des anisés. De façon générale, nous devons avoir à peu près 200 catégories en alimentaire. Pour une catégorie sur deux, nous avons trois acteurs qui font souvent presque 90 % de notre chiffre d’affaires. Je pense que tout cela a été évoqué par d’autres de nos concurrents.

Ricard est un fournisseur qui est également présent chez Rewe, notre partenaire allemand. La décision avait été prise au niveau d’Eurelec de négocier ce fournisseur dans cette joint-venture, avec les 15 autres fournisseurs actuels que nous évoquions précédemment. Nous avons procédé de la façon la plus classique au mois de juin. Nous avons fait savoir à Ricard que nous posions un préavis, et que bien évidemment nous souhaitions pouvoir traiter avec cette entreprise au niveau de la société Eurelec. Les choses ont été engagées avec cette entreprise, comme cela nous arrive de le faire. Là, c’est dans un contexte un peu particulier puisque c’est pour négocier avec eux dans notre partenariat avec Rewe.

Par ailleurs, nous avons bien évidemment eu un certain nombre d’échanges avec le groupe Ricard. Au final, nous sommes actuellement dans un préavis – de la façon la plus classique – qui tient compte de l’antériorité de notre relation commerciale, sur la base des conditions qui avaient été antérieurement négociées.

M. Olivier Huet. Je vais compléter, si vous permettez, j’ai retrouvé quelques notes.

Le groupe Ricard, c’est le deuxième groupe international des spiritueux. Il faut savoir qui nous avons en face de nous dans une négociation ! Il est tout à fait incontournable sur le marché français dans les anisés. Il ne représente pas 70, mais 63 %. Je n’étais pas très loin. Il représente 30 % du rayon alcool, hors champagne, de nos rayons. Quand nous pesons en face 1 % de son chiffre d’affaires.

L’intérêt aussi d’avoir une négociation commune avec nos collègues de chez Rewe, c’est de se dire : « A deux, nous aurons un peu plus de capacité à discuter avec un industriel de cette taille ».

M. Grégory Besson-Moreau. En pourcentage de votre chiffre d’affaires, combien le groupe Ricard représente-t-il ?

M. Olivier Huet. Je ne sais pas répondre à cette question. Nous ne pouvons pas l’envisager de cette façon-là, Monsieur le Rapporteur, pour une raison très simple : c’est que le client qui vient chercher une bouteille d’anisé, il vient chercher une bouteille d’anisé. Si elle n’est pas présente, nous perdons la totalité des courses du panier, du client qui veut venir dans le magasin chercher sa bouteille d’anisé. De fait, les conséquences d’une rupture de relation avec Ricard dépassent très largement son chiffre d’affaires dans nos rayons. Nous ne pouvons pas l’envisager de cette façon-là.

M. Hervé Pellois, Député. Je vais revenir un peu sur la loi EGAlim, même si ce n’est pas uniquement le sujet d’aujourd’hui. Vous savez cependant que nous avons une baisse d’influence en France au niveau de l’agriculture et de l’agroalimentaire.

Si vous avez lu la presse régionale Ouest-France ce matin, nous voyons un excédent de 7 milliards il y a 7 ou 8 ans au niveau de notre balance commerciale européenne. Nous arrivons à un déficit maintenant de notre balance commerciale agroalimentaire en Europe, même si elle reste excédentaire au niveau mondial. Dès lors, nous avons bien un appauvrissement de la France qui est en partie lié à une guerre des prix absolument dévastatrice pour l’agroalimentaire français.

La loi EGAlim a bien été mise en place pour essayer de renverser cela et de redonner un peu du courage à nos agriculteurs, du moins un peu d’espoir dans leur métier. Nous arrivons donc aujourd’hui à un système de négociation sur lequel nous avons mis un certain nombre de limites. Nous avons mis des limites au niveau des promotions. Vous sembliez, Monsieur le Président, être un peu chagriné de cela dans votre présentation générale.

Il y a une transition à effectuer. À la longue, à vendre des produits en dessous de leur prix, nous arrivons aussi à une situation où on dévalorise totalement l’alimentation au détriment d’autre chose.

Et puis il y a le seuil de revente à perte (SRP). Je voulais aussi que vous puissiez en parler. Quel pourcentage de produits chez vous cela a-t-il concerné ? Et comment avez-vous respecté ces nouvelles directives au niveau de vos magasins ?

J’aimerais bien qu’il y ait une vraie réponse à ce problème de l’agroalimentaire qui est en souffrance. Nous avons rencontré des groupes qui se sentent complètement vidés de leur capacité d’investissement par un manque de marge au niveau de leurs activités.

Nous parlons beaucoup de multinationales depuis le début de notre propos, mais toutes les entreprises ne sont pas des multinationales. Je parle des ETI bretonnes que je connais bien et qui sont en souffrance à cause d’une politique de prix qui est absolument catastrophique.

M. Stéphane de Prunelé. Nous ne pouvons pas laisser dire que la grande distribution est responsable de l’appauvrissement agricole de la France. Je suis désolé, mais cette approche me paraît inexacte et je ne peux pas laisser dire cela. Ce n’est pas la grande distribution, ni le groupe Leclerc, ni ses concurrents, qui ont géré la politique agricole commune depuis 20 ans.

Nous n’avons pas à nous substituer aux pouvoirs publics sur la situation des agriculteurs français. Je veux bien que nous nous mettions autour d’une table pour réfléchir aux solutions pour essayer d’évoluer. Dire d’entrée que nous sommes responsables de l’appauvrissement agricole de la France, c’est quelque chose que nous ne pourrons pas accepter.

Il y a des conclusions extrêmement éclairantes là-dessus dans le rapport de M. Chalmin qui est le Président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges.

Que dit, dans sa conclusion, le Président Chalmin ? Il dit qu’il va falloir que nous comprenions que le prix de vente d’un produit dans la grande distribution n’a pas d’effet sur le prix payé aux producteurs et que les deux sont de plus en plus décorrélés. Parce que nous rentrons dans une agriculture à cours, et à cours mondiaux.

En conséquence, nous rendre responsables de l’appauvrissement de l’agriculture française, c’est une chose sur laquelle je suis obligé de réagir.

M. Olivier Huet. Je vais intervenir sur trois axes. Le premier, c’est le seuil de revente à perte(SRP) dans le cadre de la loi EGAlim. Le second, c’est la promo. Enfin, je terminerai sur les marques de distributeur (MDD).

D’abord, en préambule, il y a quand même dans toute cette filière un problème de transparence. Je ne veux pas « jouer les pleureurs ». Néanmoins, vous connaissez les marges nettes de la grande distribution, vous connaissez aussi très probablement les résultats nets des multinationales. Il n’y a pas forcément de lien direct avec le monde agricole. Je sais que les PME et les ETI n’ont évidemment pas les résultats que peuvent avoir les multinationales.

Néanmoins, concernant la transparence qui est exigée des distributeurs au travers du rapport Chalmin concernant l’Observatoire des prix et des marges, il serait quand même assez intéressant d’avoir ce même type d’observatoire sur les coopératives agricoles – par exemple – ou alors sur les entreprises de l’agroalimentaire françaises. Cela me paraît être un point important.

Pour ce qui est du SRP, d’abord il faut savoir que nous avons appliqué sa hausse au 1er février, comme la loi le demandait. Pour répondre très précisément à l’augmentation que cela a générée dans nos magasins, je vais vous donner deux chiffres. Le premier sur les produits concernés : nous avons à peu près 2 300 produits concernés par une hausse du SRP. Cela représente en moyenne un peu plus de 7 % d’augmentation de prix sur ces produits.

Je suis toujours gêné pour vous donner un chiffre précis – j’espère que vous ne m’en voudrez pas – pour une raison assez simple, c’est que nous sommes un groupement d’indépendants. De plus, chaque magasin gère ses prix comme il l’entend. À partir du moment où nous avons une loi – la loi « EGA » des États généraux de l’alimentation – qui nous demande de respecter un SRP minimum à +10, il faut que les magasins augmentent leurs tarifs en fonction de leur prix de départ pour pouvoir arriver au SRP +10, ce qui génère des écarts d’augmentation d’un magasin à l’autre.

Pour le schématiser, les magasins les moins chers augmentent évidemment beaucoup plus que les magasins qui étaient déjà chers. Ramené sur la totalité de l’assortiment d’un centre E. Leclerc, soit 60 à 70 000 références, l’impact n’est que de 0,3.

Je ne suis pas sûr que ce soit la manière dont il faille considérer les choses, parce qu’une nouvelle fois, dans le panier des clients, l’achat se fait au produit. Ils achètent un paquet de 4 yaourts, une bouteille de Ricard, un camembert Président, ils regardent l’augmentation du prix sur l’étiquette, et là nous parlons bien des 7 %, en moyenne.

Concernant la promotion, nous avons une difficulté avec la loi EGAlim, essentiellement sur les petites et moyennes entreprises (PME). Pourquoi cela ? Parce qu’aujourd’hui la promotion est beaucoup plus importante dans les petites et moyennes entreprises – qui comprennent aussi les entreprises de taille intermédiaire (ETI) – que dans les multinationales. La raison est que les multinationales ont des services de marketing, des services de communication, une publicité puissante, et qu’elles ont moins besoin d’avoir recours à la promo pour faire connaître le produit.

Alors qu’une PME très locale n’a de moyen de faire connaître son produit de manière massive que la promo dans nos magasins. Il y a justement une étude Nielsen qui est sortie – je crois hier – qui est assez intéressante sur ce sujet. Elle concerne essentiellement les produits saisonniers. Je peux vous donner quelques chiffres. L’évolution du chiffre d’affaires sous promo en France, c’est -0,7 point. Nous notons sur les produits saisonniers – je vais vous en citer trois : le champagne, le foie gras frais et le saumon fumé – une évolution négative. Le chiffre d’affaires sous promo du champagne fait - 9 points. Je vous fais grâce des virgules. Le chiffre d’affaires du foie gras frais sous promo fait - 12, et le chiffre d’affaires du saumon fumé fait - 1 sous promo.

Cela a des conséquences sur l’ensemble de la catégorie de produits, parce que quand le champagne fait -9 sous promo, cela fait baisser la totalité de la catégorie. Nielsen dit - 21, en vente. Quand le foie gras frais fait - 11 points ou -12 points en chiffre d’affaires sous promo, cela fait baisser la totalité de la catégorie à - 16, et - 9 pour le saumon fumé.

C’est une étude Nielsen qui a été faite du 28 janvier au 19 mai 2019. Nous voyons bien les conséquences de ce manque de promo sur ces produits de PME. S’il y avait quelque chose à modifier dans la loi EGA, peut-être que ce serait un assouplissement de cela, parce que nous sommes contraints sur deux sujets : la remise maximum de 34 % et le chiffre d’affaires à la catégorie de 25 %. Pour les entreprises qui étaient bien au-delà de 70 % de promo chez certains fournisseurs, quand on passe de 70 à 25, forcément, le chiffre d’affaires s’effondre. C’est assez basique !

Pour rebondir sur les MDD et sur les petites et moyennes entreprises, aujourd’hui en MDD nous faisons 6,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 80 % de ce chiffre d’affaires est fait avec des entreprises françaises, principalement des PME. Dans le cadre de cette loi EGA, notre inquiétude la plus forte a été la réaction des consommateurs face aux augmentations de prix.

Nous avons deux choses face à cette loi EGA. Nous avons essayé de réagir par rapport à nos clients et à nos fournisseurs. D’abord, nous avons voulu l’appliquer au pied de la lettre, en redonnant du tarif aux fournisseurs de produits agricoles. Nous avons redonné près de 54 millions d’euros cette année à ces fournisseurs de marques nationales, et près de 56 millions d’euros aux fournisseurs de MDD. Ce qui fait un total remis dans le circuit en augmentation de tarif de 110 millions d’euros auprès des fournisseurs. En contrepartie de cela, pour essayer de limiter l’effet sur les consommateurs, nous avons baissé les prix de 4 600 produits de marques de distributeurs, ce qui fait 31 millions d’euros. Les deux chiffres s’additionnant, nous sommes à près de 140 millions d’euros redonnés dans le cadre des EGA.

Monsieur le président Thierry Benoît. Monsieur de Prunelé, vous avez évoqué Monsieur Chalmin, de l’Observatoire des prix et des marges.

Monsieur Chalmin est un économiste et un historien. Il a son analyse. Vous dites que son propos révèle qu’il n’y a pas de corrélation entre le prix payé par le consommateur et le prix payé aux producteurs. C’est d’ailleurs bien le problème. Parce que si les négociations commerciales en 2019 entre l’ensemble des acteurs étaient connectées à la réalité et avaient du sens, il y aurait une véritable corrélation.

Pour ma part, je souscris aux propos d’Hervé Pellois, lorsqu’il indique, de manière subliminale, que la guerre des prix depuis un certain nombre d’années se fait au détriment de certains acteurs. Parfois des entreprises, des industriels, et souvent les producteurs. Le meilleur exemple pour nous dans l’Ouest – j’imagine que c’est ce qu’il avait en tête – c’est la filière lait.

Sur les coopératives, Monsieur Huet, vous avez raison ; nous pourrions jeter un œil sur le rôle des coopératives, à commencer par la coopérative E. Leclerc.

Un intervenant. N’oubliez pas les coopératives agricoles.

Monsieur le président Thierry Benoît. Revenons, Monsieur le Rapporteur, sur le sujet des centrales, des distributeurs et des négociations. Je trouve que la question du Rapporteur tout à l’heure était intéressante, lorsqu’il demandait la part du chiffre d’affaires Pernod Ricard chez E. Leclerc.

Vous nous dites que ce n’est pas le sujet, que si le consommateur vient chez E. Leclerc pour acheter du Ricard, il ne va pas acheter des carottes, il ne va pas acheter du Nutella, il ne va pas acheter des couches, ni des vermicelles… Ce qui est la vérité si, pendant un certain nombre de semaines, il n’a plus ce produit dont il a une appétence particulière en France, pour des raisons culturelles, culinaires et autre. Cela, je peux le comprendre.

Sa question doit néanmoins trouver une réponse, parce que Pernod Ricard est un acteur important. C’est une entreprise multinationale importante. La question de Monsieur le Rapporteur sur cette part de chiffre d’affaires est importante.

Vous avez également évoqué le fait que finalement, les distributeurs – dont le centre E. Leclerc fait partie – sont parfois en situation d’infériorité en termes de négociations commerciales avec certaines multinationales. Il y a quand même – même avec les multinationales – des mesures que j’appellerai des mesures de pression, voire de rétorsion.

Je fais référence en cela aux questions de déréférencement, aux questions de pénalités logistiques et à certains arguments utilisés par les négociateurs de vos enseignes ou de vos groupements, de vos centrales. Par exemple, les demandes de paiement pour compensation de marge. Depuis un certain nombre de semaines que nous procédons à des auditions, nous avons tout vu et tout entendu. Bien sûr dans les contrats, il s’écrit un certain nombre de choses. Il s’en dit un peu moins, mais il s’en pratique encore bien d’autres. Il y a ce qui est écrit, il y a ce qui se dit et il y a ce qui se pratique.

M. Olivier Huet. Je vais commencer sur Pernod Ricard pour vous donner les chiffres mais vous les avez de toute façon. Je pense que le poids de Pernod Ricard dans un magasin, c’est à peu près 1 %. Cependant, une nouvelle fois, cela ne veut absolument rien dire, puisque cela ne peut pas être considéré de cette manière-là. Ce n’est pas du tout une approche produit. Ce n’est pas du tout une approche client. C’est une approche purement économique. Une nouvelle fois, au-delà du poids de Pernod Ricard dans le chiffre d’affaires d’un magasin, il y a son influence sur le caddie global d’un client.

M. Grégory Besson-Moreau. J’ai peut-être pris le cas extrême, effectivement, mais c’était le cas le plus connu.

Maintenant, nous allons parler d’autres cas. Celui qui a du mal à investir chez Coopernic, dans certains services Coopelec. Dans ce cas, chez Galec, vous recevez un coup de téléphone, on vous dit que chez le voisin, il y a une difficulté dans la négociation des services.

Du coup, vous vous retrouvez dans l’embarras. Vous ne pouvez pas négocier le prix. Je voudrais avoir votre avis, Monsieur Chellet, s’il vous plaît.

M. Sébastien Chellet. Je pense qu’il faut effectivement revenir sur les termes de ces négociations commerciales. Quand il s’agit des structures Coopernic et Coopelec, il y a effectivement dans chacune d’elles des négociations dites de service, de contrepartie ou de principe de contrepartie. Je pense que cela a été dit pas mal de fois dans cette Commission, mais quand il y a une négociation commerciale, il y a un équilibre global qui doit être convenu entre d’une part un tarif, un achat de marchandises, et d’autre part des propositions de services. C’est bien le propre d’un distributeur que de proposer des services qui accélèrent la mise en marché, la vente, etc.

S’agissant des fournisseurs Coopernic et Coopelec, dans les structures desquelles sont proposés un certain nombre de services sur lesquels je ne vais pas m’étendre maintenant. C’est totalement indépendant de la négociation, en termes d’achats, puisque je vous ai dit que sur ces fournisseurs-là, à l’exception des 15 qui sont Eurelec, ce sont des fournisseurs qui ont des accords Galec. Ils sont tout à fait soumis au même régime et s’inscrivent dans le cadre de la loi, dans le cadre de l’article 441-3 du Code de commerce, avec pour date butoir le 28 février, un accord-cadre qui reprend les conditions générales de vente, le tarif, etc.

Ce que vous sous-entendez, qui consisterait à dire qu’il n’y aurait pas d’accord négocié parce que les services ne seraient pas acceptés, ce n’est pas possible. Qui plus est, ce sont des fournisseurs de marques nationales. Nous ne sommes pas toujours dans le cas de Ricard, mais nous ne pouvons pas nous passer de ces marques-là. Il n’est donc pas question pour nous de ne pas avoir ce type de produit.

M. Grégory Besson-Moreau. Nous resterons sur les négociations que vous avez avec les industriels. Je peux comprendre, vous avez besoin de ces produits-là. Vos consommateurs, vos acheteurs ont besoin de ces produits-là. Je ne remets pas du tout cela en question. Je dis juste que quand il y a une difficulté de négociation avec Coopernic ou Coopelec, à un moment donné – c’est ce qu’on nous a expliqué – il y a un appel, on vous dit qu’il y a un problème avec la marque « X », qu’on a du mal à avoir des services. Vu que ce sont des équipes différentes dans toutes ces entreprises industrielles, il y a l’équipe internationale, puis il y a les équipes avec les comptes-clés E. Leclerc au local.

Quand vous recevez cet appel, vous dites au complet local qu’il y a une difficulté dans la négociation en amont qui fait qu’aujourd’hui c’est compliqué. Là, je m’adresse à vous, Monsieur Chellet. J’aimerais une réponse de votre part.

Avez-vous ce genre de coups de téléphone qui arrivent ? Vous êtes négociateur, vous êtes acheteur, le but c’est aussi d’en parler avec le compte-clé, n’est-ce pas ?

M. Sébastien Chellet. Pour vous expliquer comment l’information circule, ce n’est pas tellement par téléphone, parce qu’il y a un principe – qui n’est pas seulement vrai au niveau Galec, mais vrai aussi dans ces structures européennes – c’est que ce sont les adhérents E. Leclerc qui participent à ces discussions. Par définition, ils sont présents dans ces structures européennes pour représenter E. Leclerc, et ce sont eux qui mènent ces négociations.

Nous n’avons pas de structure, de comptes-clés, etc. Dès lors, ils sont forcément informés qu’il peut y avoir une difficulté avec un fournisseur sur une structure européenne ou avec une marque. Pour autant – j’insiste – cela n’empêche pas que le même fournisseur, dès lors qu’il n’est pas négocié en termes d’achats de marchandises chez Eurelec, inscrit sa négociation CGV, tarif, proposition de service du Galec au niveau national, quand bien même nous sommes informés d’une difficulté au niveau de la négociation Coopernic ou Coopelec.

Cependant, l’information circule au travers des adhérents. C’est vrai aussi au Galec, c’est vrai aussi en région. Un adhérent dans sa région, dans son magasin, qui est par ailleurs négociateur au Galec sur une catégorie de produits, quand il revient dans son magasin, il sait très bien où il en est avec la négociation. Pour reprendre le cas de Ricard, quand il construit son rayon, il sait qu’en ce moment, c’est difficile avec tel ou tel fournisseur, notamment lorsque nous sommes dans cette période de négociation qui est une période de tension, de discussion.

M. Grégory Besson-Moreau. De fait, celui qui négocie chez Coopelec et chez Coopernic, c’est en quelque sorte un patron de magasin qui négocie, c’est bien cela ?

M. Sébastien Chellet. Oui c’est cela, ce sont des coopérateurs, des adhérents au Galec, des patrons de magasins, des propriétaires de magasins, des chefs d’entreprise.

M. Grégory Besson-Moreau. Je crois, de mémoire, que Leclerc, c’est 97 % du chiffre d’affaires en France à peu près.

M. Stéphane de Prunelé. Oui, à peu près.

M. Grégory Besson-Moreau. Vous me dites que les prix sont négociés en tarif chez Eurelec pour un marché français. Je peux comprendre le coût de Rewe mais je pense que nous aurons l’occasion d’en discuter avec le patron d’Eurelec, Michel-Edouard Leclerc.

Pour les services internationaux, ce sont des patrons de magasins français qui se déplacent, qui vont négocier des services à l’international alors que tout leur chiffre d’affaires est en France, pour une entreprise qui fait presque 100 % de son chiffre d’affaires en France. Nous restons à Bruxelles, sous le droit belge. Nous ne parlons toujours pas de droit français. Une fois que cela arrive chez vous, ce sont eux – qui sont aussi au niveau du Galec – qui vont négocier après les réductions, les plans d’affaires, etc. Une fois que tout est négocié, que tout a été bien « serré » comme il faut, on va commencer à parler enfin affaires.

M. Olivier Huet. D’abord, ce ne sont pas les mêmes adhérents que dans les structures internationales qui négocient au Galec, il faut quand même avoir cela en tête. Ce sont des adhérents, mais cela ne veut pas dire les mêmes adhérents.

M. Grégory Besson-Moreau. Ils s’appellent entre eux…

M. Olivier Huet. Je vais vous dire, Monsieur le Rapporteur, le système E. Leclerc, c’est le principe de la transparence. Nous sommes transparents entre nous puisque nous sommes coopérateurs, et puisque de toute façon, le seul centre de profit de l’enseigne, c’est le magasin. Tout est fait dans un objectif de magasin. Notre travail, c’est un travail de sélection d’offres. C’est un travail dont l’objectif est de correspondre le mieux possible à la demande des clients.

Je reviens sur le chiffre d’affaires de 97 % en France versus 3 % à l’international. C’est un fait. Nous pouvons aussi le dire autrement, en disant que nous avons une centaine de magasins à l’étranger pour 600 en France. Notre approche, c’est aussi de pouvoir contribuer à aider ces centres E. Leclerc qui ont des adhérents indépendants et qui sont à l’étranger.

Parce que pour un groupe intégré, coté en bourse, c’est assez simple de faire un chèque et d’aller racheter un distributeur dans un pays étranger pour croître. Pour nous, c’est néanmoins éminemment plus compliqué, parce qu’il faut que nous fédérions des chefs d’entreprise qui vont ouvrir leurs magasins, qui vont être le plus près possible du terrain local. Cela complique énormément les choses.

À partir du moment où nous prenons la décision d’accompagner – et nous avons un système de parrainage dont nous pourrons reparler – les adhérents E. Leclerc qui s’installent à l’étranger dans une centaine de magasins, nous ne pouvons pas dire que « Cela représente 3 % du chiffre et débrouillez-vous les gars !». Nous sommes obligés de les accompagner. Cela représente 100 magasins.

M. Grégory Besson-Moreau. Je comprends ce que vous me dites. Ce que je voulais dire, c’est que cela n’est pas dans le cadre de la commission d’enquête. Le cadre de la Commission d’enquête, ce n’est ni EGAlim, ni la croissance de la grande distribution, la sauvegarde du modèle ou la non-sauvegarde du modèle. Je l’ai dit à maintes et maintes reprises : je crois au modèle de la grande distribution – pour rassurer l’ensemble des personnes qui nous écoutent – et je suis persuadé que le modèle hypermarché a de l’avenir, contrairement à ce que beaucoup pensent, même au sein de la majorité et de mon groupe politique. Je crois au modèle hypermarché, au modèle supermarché, à la filière courte, au circuit court. Je pense qu’il y a un modèle pour tout le monde. C’est dans cette pluralité de modèles que nous arriverons peut-être à redonner une bouffée d’oxygène au monde agricole. J’en suis persuadé.

Le cadre de cette commission d’enquête, ce sont les relations commerciales entre vous – les industriels – et le monde agricole. Je parle d’incompréhension aujourd’hui de la part de la représentation nationale. Il y a des prix qui sont négociés en Belgique, alors qu’on a un droit français qui explique que le 28 février, les cartes sont ouvertes sur table et on connaît nos accords. Il y a encore très peu de temps, il y avait 4 industriels, nous sommes passés à 8. Maintenant, vous êtes à 12 ou 15. D’ailleurs, quel est l’objectif ?

Parce que là, nous passons complètement sous le radar de la législation française. En tant que représentant de la Nation, je me pose des questions sur les centrales de services Coopernic, comme Coopelec.

Vous nous dites que ce sont des patrons de magasins. Que ce soient des employés ou des patrons de magasins, c’est très bien, mais aujourd’hui ils négocient au niveau européen, en Belgique, et pas sous la législation française.

Je suis en droit de me poser cette question, en tant que parlementaire et avec les Commissaires ici présents, parce que cela veut dire que nous pouvons faire monter les services n’importe quand. J’ai des documents, j’ai des courbes de progression de service, où nous sommes passés d’un seul coup à + 0,45 % par rapport à 6 mois plus tôt. Quelle a été la plus-value en service : zéro.

Aujourd’hui, vous êtes capables – puisque vous êtes en Belgique – de faire bouger les prix, les taux de service et les accords comme vous le souhaitez. Je comprends bien que l’argent revient en France. Autrement, nous avons du mal à le contrôler puisque fiscalement, nous n’avons même pas le droit de le faire.

C’est sur votre bonne foi, et je suis persuadé que vous êtes de bonne foi. Pour autant, aujourd’hui, nous ne pouvons pas contrôler ce qui se passe et les taux, vous les faites monter comme vous voulez. Comprenez-vous la réflexion que nous avons ?

Sur les 100 magasins, vous ne faites que 3 %, c’est bien, mais moi, je parle de relations commerciales. Vous me parlez de transparence, mais quand un directeur de magasin va négocier un service pour des réunions catégorielles où nous prenons environ 1,95 % pour 18 contreparties, et qu’il y en a un autre qui a presque 7 % de taux d’accord pour Coopelec, en coordination et meeting de revue de business, il y en a deux par an.

Alors, quand nous faisons 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, qu’on se prend 7 % pour deux réunions par an et un partage de données sur un site internet… oui, en tant que représentant de la Nation, je me pose des questions. C’est une relation commerciale entre la grande distribution et les centrales d’achat.

Vous me parlez de transparence. J’estime qu’il n’y a aucune transparence dans ce que vous me dites. Certaines centrales d’achat ont des employés. Il y a des documents. Là, le Directeur de magasin va chez Eurelec, Coopernic, Coopelec, ce n’est peut-être pas le même mais comme vous avez un système de parrainage où pour être propriétaire d’un magasin, il faut avoir un parrain et soi-même avoir un filleul, vous vous connaissez tous.

Je me pose donc la question : où est la transparence ?

M. Stéphane de Prunelé. Sur la transparence fiscale, notre bonne foi ne suffit pas. Un certain nombre de structures chez nous ont été contrôlées au titre de Coopernic, donc l’administration fiscale a toutes les données sur la transparence de Coopernic. Si notre bonne foi ne suffit pas – ce que je peux tout à fait admettre – nous avons tout à fait les moyens de le vérifier, le garantir. Il n’y a pas de souci là-dessus.

Deuxièmement, vous dites que nous sommes à 97 % français et donc que le service est français, mais les services que vend Coopernic ne sont pas des services français. Ce sont des services transnationaux. Ce sont des services qui n’existeraient pas sans l’existence de Coopernic. Quand un fournisseur vient à Coopernic, il a en face de lui les coopérateurs de Coopernic qui représentent 22 000 points de vente dans l’ensemble du territoire Européen. Il n’a pas l’adhérent Leclerc. Il a le négociateur à Rewe, il a le négociateur Ahold-Delhaize qui est un groupe belgo-néerlandais, il a le coopérateur de Coop Italia. Les services qui lui sont proposés et qu’il achète sont des services transnationaux. Il n’achète pas un service E. Leclerc.

M. Grégory Besson-Moreau. J’ai fait du business avant. Je n’étais pas spécialement dans la politique. Quand on fait du business et que l’on décide de partir à l’export, quelqu’un vous emmène à l’export. D’ailleurs, dans le business on appelle cela des distributeurs. Quand on part à l’export – on va faire du business à Dubaï, en Chine ou autre – on part ensemble et on prend une commission en service à l’exportation.

En quoi aujourd’hui Coopernic ou Coopelec sont-ils en droit de demander un pourcentage du chiffre d’affaires français pour faire du business à l’export ? Sachant qu’en plus, vous reprenez un pourcentage du chiffre d’affaires qui est fait à l’export. Là, à la limite, je n’ai rien à dire. On signe de gré à gré, les gens sont contents.

En quoi êtes-vous légitimes pour faire pression sur des groupes et leur prendre un pourcentage de chiffre d’affaires en France pour faire du business à l’export ?

Alors là, il va falloir être très fort pour l’expliquer ! Il n’y en a pas encore un seul qui a su nous l’expliquer correctement.

M. Stéphane de Prunelé. D’abord, Coopernic ne prend pas un pourcentage du chiffre d’affaires français, il prend un pourcentage du chiffre d’affaires de l’ensemble des coopérateurs. C’est bien une prestation transnationale. Encore une fois, nous ne pouvons pas raisonner dans un cadre strictement franco-français quand on parle de Coopernic. Nous sommes associés avec des partenaires européens et nous vendons des prestations qui sont des prestations transnationales.

Quand un fournisseur a la possibilité en quelques rendez-vous de pouvoir organiser la promotion de ses produits, de ses innovations, dans 27 pays et 22 000 points de vente à la fois, pardonnez-moi, mais cela vaut quelque chose.

D’ailleurs, Coopernic existe depuis 2006. Depuis 2006, nous avons des relations d’affaires suivies avec ces fournisseurs et qui continuent. C’est pour cela que je ne comprends pas la notion. Nous ne sommes pas dans un marché franco-français. Nous sommes dans un service qui est transnational, encore une fois. C’est pour cela que j’ai du mal à me mettre dans votre démarche.

M. Grégory Besson-Moreau. Prendre un pourcentage du chiffre d’affaires français pour commercialiser en France dans une agence qui permet de proposer des services à l’international, je ne comprends pas. Que nous prenions l’intégralité du business fait dans les 22 000 points de vente, moins la partie française – puisque sur la partie française il y a déjà une négociation – je le comprendrais. Les distributeurs prennent de l’argent sur ceux qui partent à l’export. Lorsque l’on est en France, c’est son business, la maison mère est en France, donc le business se fait avec les Français.

Le service est d’ailleurs chez certains de vos compétiteurs pris en France pour la France. Quand nous partons dans d’autres pays, le service est pris dans d’autres pays pour l’autre pays. Il n’y a pas une agence qui vient prendre sur le global alors qu’ils sont déjà sur le territoire.

Bref, je pense que nous ne nous entendrons jamais sur cela. Nous aurons l’occasion de réfléchir à nouveau avec les propositions qui seront faites à la fin de cette Commission d’enquête. De toute façon, le sujet d’aujourd’hui, c’est le Galec.

Concernant le Galec justement, pourriez-vous nous parler un peu des plans promo, des plans d’affaires ? Parce qu’on nous remonte des informations sur le fait que les industriels – qu’ils soient petits, moyens ou gros – n’ont pas de vision du plan d’affaires. Ou ils ont un plan d’affaires mais quand il n’est pas respecté, de toute façon, nous ne revenons pas sur la négociation. Si vous promettez 100 et qu’on ne fait que 50, la négociation reste la même. Souvent, il n’y a pas de plan non plus en volume. Que pouvez-vous nous dire sur cela ?

M. Sébastien Chellet. Je vais vous expliquer un peu comment nous travaillons, et vous allez voir que c’est ce que nous appelons des plans d’affaires.

En réalité, l’association des marques des fournisseurs – que ce soient d’ailleurs des multinationales ou des PME, peu importe – dans la politique commerciale de l’enseigne, c’est quelque chose qui s’élabore.

Ce qui est important, c’est de comprendre comment nous travaillons. Lorsque nous préparons les négociations commerciales, nous ne décrétons pas, par exemple, que nous allons chercher tel niveau d’achat ou tel niveau de déflation, que nous décréterions de façon générale pour la totalité de nos approvisionnements.

En réalité, les choses sont faites de façon très différente. Dans chacun des marchés, dans chacune des catégories, nous avons des gens qui analysent les marchés, les catégories, regardent quelle est l’attractivité de chacun des produits, quelle est la pertinence des assortiments, quelle est la fidélité des clients à telle ou telle marque, quelle est la pertinence des promotions que nous avons pu mettre en avant sur telle ou telle référence.

De plus, il y a des choses que nous travaillons et qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que nous avons aussi des concurrents. Dès lors, nous allons aussi regarder comment les mêmes produits sont commercialisés par nos concurrents, quel courant d’affaires peuvent développer nos concurrents avec tel ou tel fournisseur.

Il ne faut pas oublier que nos fournisseurs sont concurrents entre eux, donc nous regardons également comment se comportent des entreprises qui sont sur des mêmes segments de produits, sur des mêmes offres commerciales.

Ensuite, par rapport à cela, nous avons aussi une dimension plus classique, logistique, matières premières. Nous avons des gens dont le métier est d’essayer de comprendre quel est le poids des matières premières avant la fabrication des produits.

Tout cela constitue ce que nous appelons un dossier de négociation, en tout cas un objectif de négociation. C’est l’agrégation de l’ensemble de ces travaux réalisés par les marchés qui nous donnent des objectifs de négociation.

Ensuite, une fois que nous avons fait ce travail par rapport à l’enseigne E. Leclerc, nous avons une politique commerciale. Nous savons ce que nous voulons développer. Par exemple en 2020, nous avons des projets. Nous savons ce que nous voulons faire. Nous avons notre programme d’animation commerciale. Nous savons ce que nous voulons faire en promotion. Nous savons ce que nous voulons faire en communication. Nous savons ce que nous voulons développer par exemple sur nos offres drive, dans nos hypermarchés de 5 000 mètres carrés, sur ceux de 10 000 mètres carrés. Nous définissons notre politique commerciale et nous essayons de voir dans quelle mesure l’analyse que nous avons faite de nos catégories et de nos marchés peut contribuer à aller chercher – c’est notre métier – de la croissance, du développement, tout en restant dans notre ligne de conduite qui est la politique commerciale de l’enseigne E. Leclerc, et sa promesse de prix bas, de l’accessibilité de l’offre.

C’est ensuite que nous engageons les négociations commerciales. Les négociations commerciales – c’est là, je pense où le sujet des services est important – sont des discussions qui traitent de différents chapitres. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a ce moment de cristallisation qui est de la fin d’année jusqu’au 1er mars, où nous allons beaucoup discuter sur le tarif, mais aussi sur les conditions logistiques, sur le bilan promotionnel de l’année qui est passée, sur ce que nous avons pu observer du fournisseur chez nos concurrents.

D’ailleurs, on parle des grandes enseignes installées depuis longtemps sur le territoire, mais chaque année, nous avons de nouveaux concurrents qui arrivent. Je sais qu’on vous a cité des groupes comme Action, Amazon, etc. Je vous assure que pour nous, c’est le quotidien. Ce sont des gens que nous regardons avec beaucoup d’attention. Nous engageons donc ces discussions, à la fois sur le tarif, sur le marketing, sur la logistique sur l’évolution des matières premières.

Puis nous arrivons à un accord. En France, il faut que nous arrivions à un accord au 1er mars. En tout cas, nous faisons tout pour y arriver. Ensuite, nous déroulons notre politique commerciale. C’est la performance que nous voulons avoir sur le front de vente. Ce sont du moins les éléments de performance que nous voulons donner à nos adhérents. Il n’est pas question pour nous de ne pas jouer le jeu des produits, des catégories, des marques que nous considérons comme pertinents pour faire notre croissance.

Il y a des marques qu’il faut absolument avoir. D’autres sont en perte de vitesse. Des concurrents nouveaux arrivent. On connaît tous maintenant les grandes tendances de consommation : les consommateurs veulent des produits plus sains, meilleurs pour la planète, pour l’environnement et pour la santé. Les industriels ne cessent d’innover – et c’est tant mieux, on s’en réjouit – pour pouvoir justement enrichir nos offres, enrichir nos rayons.

Passée la date du 1er mars, tout ne s’arrête pas. Nous continuons à rencontrer les chargés de marketing des industriels. Nous continuons à rencontrer les commerciaux des industriels. C’est un travail permanent.

M. Grégory Besson-Moreau. C’est justement ce que disait tout à l’heure le Président, c’est ce qui nous a été remonté très régulièrement sur ces innovations. Nous avons comparé des mises en place d’innovations dans des pays autres que la France. Nous avons demandé à plusieurs industriels de nous donner les schémas. De fait, ils sont obligés de nous dire de vérité. Ils nous montrent dans certains pays en combien de temps on met une innovation en place, et en même temps en combien de temps on met une innovation en place en France. Nous voyons que nous sommes complètement satellisés en France sur la mise en place de l’innovation. Pour la simple et bonne raison – c’est ce que l’on nous explique, et j’aimerais avoir votre point de vue – que le fait de mettre une innovation en place en France prend du temps, parce que lorsque nous voulons mettre un nouveau produit, une nouvelle référence, nous rouvrons le dossier négociation, et la grande distribution va pouvoir s’engouffrer dans une nouvelle renégociation de ce qui avait été acté au 28 février.

Il s’avère – nous avons des documents qui nous l’expliquent – que si à mi-année, nous ne sommes pas là où nous devrions être par rapport au plan d’affaires, il y a une perte de marge chez vous. C’est normal. Nous n’avons pas fait ce que nous devions faire, donc nous perdons de l’argent.

En conséquence, pour mettre en place l’innovation, il faut que l’industriel investisse à nouveau.

Monsieur Chellet, je voudrais avoir votre avis.

M. Sébastien Chellet. La question de l’innovation est importante pour nous, parce que d’abord nous avons envie d’avoir des produits qui se vendent. Il est bien évident que la mise en marché des produits et la mise en marché des innovations pour nous est un enjeu majeur.

Cela passe effectivement par les flux d’information, les flux logistiques, l’approvisionnement… vous imaginez la mécanique d’un distributeur comme nous pour mettre cela en œuvre.

Je vous disais que les discussions sont permanentes toute l’année, mais il nous arrive aussi de procéder par avenant pour compléter ou revoir des négociations. Nous le faisons par exemple quand les prix évoluent. Nous l’avons fait récemment avec les charcutiers avec la crise que vous connaissez sur le porc, par exemple.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’est pas interdit en cours d’année de revoir les choses en fonction des contextes.

S’agissant des innovations, peut-être que si un industriel vient nous voir et nous donne une innovation dont les performances sur son assortiment, sur sa gamme, ne nous conviennent pas, cela peut être l’occasion d’en rediscuter.

Parce que je vais vous dire une chose qui est assez simple, les rayons des magasins ne sont pas extensibles. Dès lors, si vous voulez tous les jours que les chefs de rayon achalandent leurs rayons, vous ne pouvez pas additionner continuellement des nouvelles références.

Il y a des arbitrages à faire. Quand nous sommes face à un industriel qui nous propose des innovations que nous aimons, c’est vrai que nous ne sommes peut-être pas très bons dans l’accélération de la mise en marché de ces innovations mais nous en sommes friands parce que c’est intéressant. Mais du coup, il faut que nous revoyions notre assortiment, parce que cette innovation, il faut qu’elle trouve sa place dans nos rayons. Il faut qu’elle trouve sa place dans nos drives.

Je voudrais juste ajouter une chose sur les innovations, parce que c’est un sujet qui est important. Tout n’est pas une innovation. Certains industriels nous proposent parfois des innovations qui n’en sont pas. Il y a un tri à faire. Notre métier est de vendre, donc c’est de sélectionner les offres et c’est de faire un peu le tri dans toutes ces propositions.

M. Grégory Besson-Moreau. Vous arrive-t-il de demander à un industriel un investissement financier pour mettre en place une innovation, parce que les produits négociés auparavant n’étaient pas des produits qui se sont bien vendus, et donc il y a une perte de marge – qui est normale – chez vous ?

Il est important de répondre clairement à cette question.

M. Sébastien Chellet. Vous posez deux questions en une. La question de la performance des produits commercialisés est une question en tant que telle. Ce que vous sous-entendez, qui consisterait à demander une sorte de compensation parce que nous serions moins performants sur certains produits à l’occasion de la présentation d’une innovation, je n’en ai pas connaissance. Ce n’est pas dans les briefs, ce n’est pas dans les pratiques et ce n’est même pas possible dans notre système de gestion et de contractualisation avec les industriels.

Maintenant, s’il y a un problème sur la performance d’une catégorie de certains produits et des problèmes de positionnement prix, des problèmes de marge – on ne gagne pas assez – des problèmes d’attractivité dans la catégorie, on en discute. Nous pouvons même être amenés à sortir des références. C’est une discussion en tant que telle.

S’agissant de l’innovation, cela se commercialise. Pour commercialiser une innovation, nous pouvons être amenés à proposer des services de commercialisation. Nous sortons une innovation sur un shampoing, un rasoir ou autre, si nous avons envie de faire un lancement et que nous en convenons avec l’industriel et que nous sortons un prospectus à plusieurs millions d’exemplaires, une pub radio et une mise en avant sur nos sites drives, c’est un service d’accélération de mise en marché que nous proposons, qui a un prix. Nous discutons donc du prix de ce service de commercialisation du produit en question. Parce que cette innovation va répondre à notre politique commerciale, va répondre à un temps fort, va répondre à une attente du consommateur.

Cela intéresse aussi le fournisseur. Pour un lancement de produit par exemple, vous avez des marques qui ont des plans de communication. Ils vont faire de la télé. Ils vont faire eux-mêmes de la communication sur internet. Quand ils viennent nous voir en disant : voilà mon plan communication nationale pendant dix jours. Mon produit, vous allez le voir partout. Il va être dans toute la France, sur tous les écrans, etc. Cela nous intéresse. Dans ce cas-là, nous proposons une mise en avant sur nos propres supports avec un prix, mais un prix qui est aussi le prix que la marque peut payer à France Télévisions s’ils voient que le produit passe en pub télé.

M. Grégory Besson-Moreau. C’est sur ce prix que le problème se pose puisque les études que nous avons nous montrent que la disproportion est flagrante entre certains pays.

Vous parliez de transparence tout à l’heure. Nous n’avons pas la capacité de renégocier les prix d’avant, sauf s’il y a des augmentations de matières premières ou autre, ou des baisses.

D’ailleurs, j’avais posé à l’époque un amendement dans EGAlim, pour que les augmentations ou les baisses soient axées sur un indicateur de coût de revient. Il n’est pas porté par le monde agricole, mais j’estime que quand il y a une baisse, le prix doit baisser.

Sur les services, le problème est qu’on nous parle de disproportion colossale. C’est-à-dire que pour mettre en place un nouveau produit, ce n’est pas un chèque de 10 000 euros, mais des chèques de plusieurs centaines de milliers d’euros qui peuvent être amenés par ces industriels sans aucune transparence.

Puisque votre catalogue de services existe. Vous proposez des services, mais il n’y a aucun prix en face du service. Nous proposons aujourd’hui de mettre un prix en face d’un service pour justement qu’il y ait de la transparence. Êtes-vous capables de faire cela, ou bien vous vous dites que non, ce n’est pas possible, parce que 1 + 1 ne font pas 2 ?

M. Sébastien Chellet. Sur cette question-là, il faut revenir aux textes de loi. Il y a deux articles dans le Code du commerce qui sont extrêmement clairs sur les obligations réciproques qui existent entre un distributeur et un fournisseur. Ces obligations réciproques sont décrites et elles doivent être retranscrites dans un accord-cadre, donc l’article décrit le formalisme, etc.

S’agissant précisément des services, on nous dit deux choses. D’abord, le distributeur, c’est son métier de rendre des services pour commercialiser des produits. Pas de problème. Ensuite, concernant ces services, il y a deux obligations à respecter. D’une part, la réalité de ce service : ce que nous appelons les contreparties. Il faut les réaliser. L’autre point, c’est la proportionnalité.

Vous imaginez une espèce de grille commune à tous les distributeurs, mais ce serait – de mon point de vue – nier la possibilité pour des distributeurs qui sont en concurrence d’avoir leur propre politique commerciale. Le prix des services, c’est la négociation. C’est la négociation du prix d’un service. Sa proportionnalité est liée à la valeur qu’en retirent d’une part le commerçant – parce que nous, encore une fois, ce qui nous intéresse c’est de vendre des produits – et d’autre part, l’industriel. Parce qu’évidemment lui aussi, ce qui l’intéresse, c’est que nous commercialisions le mieux possible ses produits.

Dès lors, le prix d’un service, nous pouvons en discuter, mais en dehors de le faire au cas par cas pour apprécier sa pertinence et sa proportionnalité, de façon générale et théorique, c’est compliqué parce que c’est le prix d’un service entre deux professionnels.

Le prix de ce service ne peut être que le résultat d’une négociation : la négociation d’un prix et de sa valeur par rapport à des enjeux qui doivent être des enjeux peut-être différents entre distributeurs et industriels, mais en tout cas des enjeux pour l’un et l’autre.

M. Grégory Besson-Moreau. Revenons sur la partie achats, concernant tout ce qui n’est pas Eurelec. Sur la globalité de ce qui est hors PME, hors alliances locales – non pas en nombre mais en pourcentage – est-ce que vous avez signé plutôt en déflation, flat ou en inflation avec les industriels de l’agroalimentaire sur l’exercice 2019 ?

M. Sébastien Chellet. En tout état de cause, pour nous, la question ne se pose pas de savoir globalement si nous sommes en déflation ou en inflation. La question se pose catégorie par catégorie. Monsieur Huet vous le disait tout à l’heure, sur le lait, la volaille, la charcuterie et la boucherie, nous avons pris des hausses de tarifs très significatives.

Sur d’autres secteurs d’activité, nous avons été négocier des baisses. Nous achetons ainsi moins cher. Tout cela est un « mixte » qui fait aussi notre compétitivité.

M. Grégory Besson-Moreau. Tout à l’heure vous nous expliquiez qu’il n’y avait pas de corrélation entre un prix bas et le prix payé à l’agriculteur, sa façon de vivre. Lorsque l’on voit qu’il y a sur certaines catégories de produits -1, -2 % en moyenne depuis 5 ans, on ne peut pas nous expliquer que le prix bas n’amène pas à des revenus bas au bout de la chaîne.

Vous nous dites que non, mais je suis intimement persuadé que oui. Quand les prix sont bas, le bout de la chaîne est bas. C’est pour moi automatique. Peut-être qu’il y avait une certaine régulation à avoir au niveau des industriels. Soit.

D’ailleurs, la loi vous a permis de le faire, il y a encore quelques années avec la LME, la loi de modernisation de l’économie. Aujourd’hui, vous signez quand même une grosse partie en déflation. Pouvez-vous nous donner le pourcentage de cette déflation au global ? J’aimerais bien entendre la vision du groupe E. Leclerc sur la déflation, flat ou inflation en pourcentage.

Je suis très tatillon sur les chiffres mais les autres le font, et je vais être très honnête avec vous, vous êtes les seuls avec qui j’ai vraiment du mal à avoir des chiffres. Soit ce n’était pas préparé de votre côté, soit vous ne voulez pas nous donner les chiffres. De mon côté, j’ai besoin des chiffres s’il vous plaît.

M. Olivier Huet. Je vous répondrai peut-être sur des chiffres très précis à huis clos, mais je vais quand même vous donner quelques éléments importants. Je suis toujours assez attentif à ces histoires de hausse moyenne. Il faut faire attention, parce qu’on pratique le discernement. On l’a souvent en tête quand on parle des PME ou du monde agricole, mais il peut aussi concerner des multinationales.

Sur un certain nombre d’accords, nous avons environ 2 300 fournisseurs sur le Galec, et nous devons avoir 3 400 accords. Un fournisseur peut donc avoir plusieurs accords. Chez un même fournisseur, nous pouvons avoir des accords en déflation et d’autres qui sont en inflation, en fonction des matières premières qui sont intégrées aux produits. Nous faisons des analyses assez fines, puisque nous avons aussi une entreprise – la Scamark – qui produit des marques de distributeurs.

Nous pouvons aujourd’hui aussi – et j’entendais Lidl intervenir sur le sujet – avoir un prix précis sur un produit que nous négocions. Maintenant, ce que je peux vous dire par rapport à la loi EGAlim – parce qu’en ce moment, nous y sommes très sensibles – c’est que le Galec a accepté en hausse de tarif sur les produits frais agricoles en règle générale, 4 % cette année sur les marques de distributeurs et 2 % sur les marques nationales. Nous avons eu la même hausse de tarif l’année dernière. Nous sommes à 2 + 2 sur les marques nationales, et 4 + 4 sur les marques de distributeurs.

M. Sébastien Chellet. Sur le global, nous vous donnerons bien évidemment les éléments, mais ce que nous voulons vous dire, c’est que les accords qui ont été négociés ces deux dernières années avec des industriels sur des filières agricoles sensibles l’ont été à la hausse.

Je suis désolé, je ne peux pas vous donner d’autre réponse publiquement.

M. Grégory Besson-Moreau. Vous êtes capables de me donner les chiffres exacts quand il y a de l’inflation sur des produits bien spécifiques. Là, je vous demande juste un chiffre global, parce que les autres ont été capables de me le donner. Vous dites que vous n’en êtes pas capable.

Me dire que sur la bouteille de lait, vous avez été capable de passer 3 centimes, j’y crois. Moi, en tant que simple parlementaire que je suis, si vous mettez un arbre devant moi, je ne vois pas toute la forêt. Alors est-ce que la forêt a été rasée, ou est-ce que vous l’avez sauvegardée ?

Le retour que j’ai aujourd’hui du monde industriel agroalimentaire – pas pour tous mais pour la plupart – c’est qu’ils ont signé en déflation. Parce que du lait, il n’y en a pas que dans les bouteilles de lait. Dans une crème dessert, il y a du lait. Dans le fromage, il y a du lait. Là, on dit : on a signé en déflation.

M. Sébastien Chellet. Encore une fois, au global, nous pourrons vous donner les chiffres, mais quand on va acheter du shampoing, des rasoirs, des déodorants, des produits DPH (droguerie, parfumerie et hygiène), etc., ce n’est pas tout à fait la même chose que de la boucherie, de la volaille et des œufs.

M. Grégory Besson-Moreau. Cette Commission d’enquête porte sur les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. Le DPH en fait partie.

Je vais changer les chiffres, je ne les ai pas en tête, mais certains me disent : on a signé 30 % en flat, 10 % en inflation, et 60 % en déflation. Ils sont capables de me le dire.

Je repose ma question au groupe E. Leclerc : aujourd’hui, sur l’intégralité de ce que vous achetez cette année – et si possible les années précédentes parce que les autres ont été capables de me le donner – avez-vous signé en déflation, en inflation, ou flat, et à quel pourcentage ? Je ne vous demande pas de me dire si vous êtes à tant ou tant sur la bouteille d’eau, je vous demande le global.

M. Sébastien Chellet. Sur le global de nos achats dits de PGC, dans 65 %, on a signé en déflation et dans 35 % en inflation.

M. Grégory Besson-Moreau. Je comprends que vous ayez fait des efforts – et je vous en remercie en tant que parlementaire – sur les bouteilles de lait et ce que vous êtes peut-être en train de faire sur des produits comme le porc non transformé. Bravo.

Maintenant, la globalité c’est que 65 % de ce que vous achetez ici est signé en déflation. Un industriel qui gagne un peu plus sur une bouteille de lait, c’est bien, mais quand il signe en déflation sur tout le reste de ses produits, pour lui aussi c’est un global. Quand vous allez chercher 2,5 % de déflation, c’est 2,5 % de marge qui sont perdus.

Vous allez me dire qu’il va augmenter son chiffre d’affaires. Augmenter son chiffre d’affaires de 2,5 % quand on a fait baisser le prix unitaire de 2,5 %, cela n’équivaut pas à zéro. Parce qu’on fait plus avec un prix qui est minoré. De fait, on perd. Vous voyez la logique qu’il y a aujourd’hui et les relations qu’il peut y avoir entre la grande distribution et les industriels et le fait que ce soit tendu.

Je pense que ce que je suis en train de vous dire, vous ne le découvrez pas. Vous avez l’air d’être des personnes avec de l’expérience, certains plus que d’autres. Cependant, la logique déflationniste que vous avez depuis 5 ans, quand on nous annonce des chiffres sur certaines catégories de - 10 à - 15 % sur 5 ans, je suis désolé, Monsieur le Secrétaire général, mais oui cela impacte le monde agricole. Oui, quand Michel-Édouard Leclerc vient au salon de l’agriculture – d’ailleurs je pense que la dernière fois qu’il est venu, c’était il y a un certain temps – il y a un peu de rancœur, il y a un peu de stress qui peut se créer quand vous dites que la déflation, le prix bas n’a jamais été la cause d’une vie très difficile pour le monde agricole.

M. Olivier Huet. D’abord, je vais vous dire deux choses.

La première chose, c’est que par rapport aux multinationales et aux grandes entreprises, nous ne pesons rien de leur chiffre. Il faut quand même avoir cela en tête. Quand nous négocions avec ces multinationales, elles ont une position de force avec nous qui est importante. Cela vous fait sourire, mais c’est quand même la réalité.

M. Grégory Besson-Moreau. Leurs usines sont en France, Monsieur !

M. Olivier Huet. Pas toutes, et leurs résultats sont quand même à l’étranger. Laissez‑nous négocier avec ces gens-là. Je regarde par exemple les cours du café. L’année dernière, c’est -19 %. Nous pouvons quand même négocier des baisses de tarifs sur des cours à ce point à la baisse.

Si nous acceptons toutes les hausses de tarifs des fournisseurs depuis 3 ans, nous avons une inflation de prix qui est de l’ordre de 14 ou 15 % en France. La question est de savoir si les Français peuvent supporter une inflation aussi importante que cela. Les hausses de tarifs demandées par les fournisseurs sont de l’ordre de 15 %.

Nous faisons un travail de négociation extrêmement précis en fonction des catégories de produits, pour aller essayer de négocier des baisses de prix avec les industriels quand il y a des baisses de prix. C’est pour cela qu’il me semblait important de vous parler des produits frais. En plus, ils sont dans le spectre de la loi EGAlim.

Quand il y a des hausses de matières premières, nous augmentons, nous acceptons des augmentations de tarifs. Nous les discutons mais nous les acceptons.

M. Sébastien Chellet. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes aussi en compétition. Vous parliez du DPH, c’est un secteur d’activité qui est très bataillé en promotion avec la loi EGAlim. Par ailleurs, nous avons des acteurs comme Action, qui s’installent à vitesse « grand V » sur les parkings des magasins E. Leclerc, et qui distribuent des produits de DPH avec des prix qui sont sans commune mesure avec ce que nous sommes capables de faire.

Il faut aussi apprécier ce que les marques et les industriels font comme choix de réseaux de distribution. Quand on est un grand industriel du DPH et qu’on choisit de distribuer ses produits dans un hyper discounter qui s’appelle Action, et qu’on a aussi par ailleurs un client qui s’appelle E. Leclerc, Carrefour ou Système U, on est face à une discussion où on ne retrouve pas la performance commerciale qu’on peut espérer. C’est aussi cela. Quand Amazon distribue des produits de cette nature, c’est exactement la même chose.

Monsieur le président Thierry Benoît. Convenons-en ensemble, la distribution, le commerce, c’est quelque chose qui est évolutif, et nous le voyons bien, en pleine mutation en ce moment, au moment où la commission d’enquête procède à son à son travail d’audition. Nous sommes vraiment en pleine période de mutation. Convenons ensemble que les distributeurs ont fait preuve depuis un certain nombre d’années de créativité. Nous voyons bien la complexité, l’écosystème qui a été créé pour améliorer le cadre de la négociation.

Si nous regardons un peu dans le rétroviseur, et si nous essayons de dresser des perspectives et de nous projeter de la loi « Galland » à la loi issue des États généraux de l’alimentation (EGA), en passant par la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008, et la loi Sapin 2, êtes-vous d’accord pour convenir que la guerre des prix – qui s’est amplifiée depuis une petite dizaine d’années – dénature totalement la relation du consommateur au produit ? Je prends l’exemple de la promotion sur le Nutella : comment pouvons-nous expliquer au consommateur que le prix d’un pot de Nutella va subitement baisser de 70 % ?

Ensuite, vous ne pouvez pas contester le fait que l’on négocie en déflation sur une majorité de produits, alors que c’est le « bon sens paysan » : tout augmente ! Le coût de l’énergie, la main-d’œuvre, l’investissement, les programmes de recherche, les lois ou la réglementation sanitaire et environnementale, tout ce qui tourne autour de la responsabilité sociale de l’entreprise. Tout ceci fait que nous avons du mal à comprendre que nous soyons majoritairement en déflation lorsque vous êtes en période de négociation.

Ce qui nous préoccupe dans la relation du consommateur au produit, c’est l’avenir de l’industrie et de la production industrielle en France.

Un Directeur France d’une multinationale, quel est son premier concurrent ? C’est bien souvent dans sa même entreprise, celui qui produit en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Lorsqu’il rencontre son Directoire, on le presse tellement que cette multinationale va avoir intérêt à encourager, accentuer ses investissements à l’extérieur de la France, ce qui fragilise d’autant la production industrielle et l’emploi industriel en France.

Le dernier point, ce sont les producteurs. Nous négocions avec les producteurs, cela peut être les producteurs de denrées alimentaires – notamment des agriculteurs – mais aussi les producteurs de produits d’hygiène, de beauté et autres. Parce que cet encadrement des promotions sur les denrées alimentaires, nous avons bien compris – et d’ailleurs certains l’avaient compris dans le cadre des débats de la loi EGAlim – que nous avons déporté la problématique de l’encadrement des denrées alimentaires sur ce qui est non-alimentaire.

Ce que l’on reprochait à l’alimentaire il y a un an ou deux – c’est-à-dire 4 entrecôtes pour le prix d’une, et ainsi de suite – nous allons le retrouver sur ce qui est non-alimentaire. Tout cela vise à fragiliser un arsenal français : le consommateur, les industriels, mais aussi les producteurs et notamment les agriculteurs. C’est ce qui explique que la Commission d’enquête s’intéresse aux négociations commerciales et notamment au rôle que peut avoir le regroupement à l’achat, mais aussi certaines centrales internationales.

On parle souvent dans notre pays de valeur ajoutée. Nous avons bien compris depuis quelques semaines qu’en termes de valeur ajoutée, les centrales internationales s’apparentent à des centres de profit facile. Vous avez face à vous un certain nombre d’interlocuteurs que vous classez par catégorie : les fournisseurs locaux, les PME, les entreprises de taille intermédiaire et les multinationales. En fonction du résultat ou de la capacité à faire du résultat de votre fournisseur, vous vous dites qu’il y a une contrepartie financière potentiellement exploitable que vous pouvez obtenir. Vous avez tous créé ce système des centrales internationales – que vous appelez les centrales de négociation ou les centrales de services – qui visent à capter de la contribution.

Sur l’ensemble de l’arsenal des négociations à tous les niveaux – depuis le niveau local jusqu’au niveau international – nous voyons bien qu’on dénature totalement le rapport au prix dans la négociation.

Vous vous y retrouvez parce que certains acteurs de la distribution nous ont expliqué que finalement, leur oxygène, c’était ce qui leur était redistribué par les centrales internationales.

Je pense que notre rôle est d’essayer d’y voir un peu plus clair au niveau français, d’encourager l’Europe aussi à bouger – notamment l’Autorité de la Concurrence – et à regarder ce qui se passe.

Nous pouvons au moins vous savoir gré à vous, E. Leclerc, d’avoir vos centrales en Europe. C’est quelque chose qui vous distingue de certains autres interlocuteurs. Je le dis parce que c’est une réalité.

Il y a quand même un sujet. Comprenez que les modestes députés que nous sommes s’intéressent à ce sujet. Nous tourons le projecteur vers les distributeurs et les centrales d’achat françaises et internationales dans l’espoir que les politiques, les gouvernements, les exécutifs français et européens s’y intéressent encore plus parce que nous sommes convaincus qu’il y a un sujet.

M. Stéphane de Prunelé. J’ai un peu de mal à comprendre pourquoi on vient stigmatiser les distributeurs lorsqu’ils sont à la recherche d’une meilleure performance, mais quand Orange crée avec Deutsche Telekom une société en joint-venture à « 50/50 » pour acheter en commun, cela ne choque personne. Personne ne dit rien.

Monsieur le président Thierry Benoît. Pour l’instant, mais c’est bien pour cela que je vous demande le niveau national et le niveau européen. D’ailleurs, je vais vous dire, Monsieur de Prunelé, ces pratiques ou ces organisations construites par le distributeur, jusqu’à aujourd’hui, elles n’ont choqué personne en France et en Europe. Parce que vous n’étiez pas hors la loi. Vos regroupements à l’achat, vos centrales européennes et vos centrales internationales ont fait l’objet de validation.

Ce qui m’interpelle personnellement, c’est que tout cela s’est amplifié et s’est accéléré depuis une dizaine d’années avec la complaisance des pouvoirs politiques – quelle que soit leur sensibilité – mais aussi avec une forme de complaisance des autorités administratives en charge de la régulation et des contrôles. Je le dis. Nous les avons auditionnées à huis clos et je vais vous dire, nous les ferons revenir pour rendre des comptes, parce que nous sommes des députés.

On trouve beaucoup de choses en quelques semaines, sans être des spécialistes du sujet. Pour ma part, je me dis – en tant que Président de la Commission d’enquête – que celles et ceux dont c’est le boulot de veiller à l’organisation, à cet écosystème, c’est leur travail de contrôle, parfois de répression et de sanction. C’est aussi leur rôle de conseiller le pouvoir politique au plus haut niveau.

M. Stéphane de Prunelé. Pour être très francs, nous n’avons pas la même perception des choses parce que nous n’avons pas le sentiment de faire l’objet d’une particulière bienveillance des autorités de contrôle, qui sont chez nous au moins à mi-temps, et qui contrôlent, surveillent et analysent tout ce que nous faisons. Je suis un peu étonné de ce que vous dites là-dessus, mais ce n’est pas trop le sujet.

Un petit mot sur la guerre des prix, sur le prix le plus bas. Chez nous – E. Leclerc – nous sommes un peu atypiques, parce que l’ADN de l’enseigne E. Leclerc, c’est de rechercher une meilleure performance dans le système de distribution. Performance que nous répercutons au consommateur. Cela fait 70 ans que nous sommes les moins chers du marché. Nous n’avons pas créé la guerre des prix, cela fait 70 ans que nous avons le même positionnement commercial.

Il y avait des enseignes – et c’est leur droit – qui ont de façon très provisoire déclenché des offensives sur le prix et qui ont essayé de nous rejoindre il y a quelques années. Cela n’a pas duré longtemps, et cela ne portait que sur 10 % de leur chiffre d’affaires.

Je récuse un peu le terme de prix le plus bas. Notre ADN, c’est d’être les moins chers du marché parce que nous estimons que notre système et notre organisation coopérative nous permettent d’avoir des frais, des charges, qui font que nous sommes plus performants en prix, en accessibilité auprès de nos consommateurs.

Nous n’avons pas du tout le sentiment d’être responsable de la guerre des prix. Nous avons le sentiment de faire notre métier au mieux depuis 70 ans sur la performance. C’est pour cela que je suis un peu réticent là-dessus. En tout cas sur la déflation, parce que les moyennes sont un peu dangereuses.

Ce qui est sûr – et je crois que cela vous a été confirmé par la Commission européenne – c’est qu’il y avait des décalages très importants en matière de prix au sein de l’Union européenne. La France était beaucoup plus chère que ses voisins européens. Elle est toujours plus chère en moyenne que ses voisins et cela n’est pas qu’un problème de parts de marché des hard discounters. Parce que les premiers sont quand même largement comparables.

Il y a eu un petit rattrapage depuis la LME, je suis d’accord, mais quand nous regardons les chiffres, avouez que nous restons quand même sur la photo dans un système qui est très disproportionné au profit des industriels, des transformateurs et de ces fameuses multinationales. Nous n’en avons pas profité pour faire croître de façon inconsidérée nos résultats. Ils sont stables depuis un certain nombre d’années, où ils évoluent à la marge, mais ils sont stables.

C’est pour cela que j’ai un peu de mal à comprendre pourquoi on nous reproche de rechercher – à travers des partenariats, les alliances avec nos voisins européens – les moyens de rester performant dans ce marché.

Monsieur le président Thierry Benoît. Il y a d’une part des regroupements à l’achat. Il y a d’autre part des centrales internationales de négociation. Ce que nous souhaitons, c’est que plutôt que vous soyez dans des relations commerciales qui soient des relations de confrontation, la relation soit en France une relation de partenariat et une relation collaborative.

Comment expliquez-vous qu’à l’unanimité des personnes auditionnées, on nous a dit qu’il n’y a pas un autre pays en Europe où les relations sont aussi compliquées et difficiles ?

Par ailleurs, vous êtes une coopérative. Monsieur Huet, vous êtes propriétaire de votre magasin, il faudrait que vous puissiez nous expliquer comment se passent les questions foncières, les questions d’organisation juridique, et qui est propriétaire des magasins. Est-ce vous en propre ? Y a-t-il une société ?

M. Grégory Besson-Moreau. Vous dites qu’il y a une sorte de reproche sur la performance du groupe E. Leclerc.

On ne reproche pas la performance du groupe E. Leclerc. Je me félicite que vous gagniez de l’argent. Je préférerais même que vous gagniez encore plus d’argent. Une entreprise, ce n’est pas un monde associatif. Vous êtes là pour gagner de l’argent.

Le reproche que l’on vous fait, c’est que pour atteindre une performance, on va dégrader la performance des autres. Nous le voyons par 65 % de vos achats qui sont en déflation. Nous, en tant que représentants de la Nation, nous nous devons de ne pas avoir d’œillères et de faire en sorte que sur les territoires, l’intégralité de l’écosystème fonctionne.

Ce qui est reproché aujourd’hui, c’est que la mécanique que vous avez mise en place est en train de nous emmener tous dans le mur, puisqu’il y avait une négociation en déflation permanente. À un moment donné, il va y avoir un perdant. Le perdant est celui qui est au bout de la chaîne. C’est l’agriculteur que nous protégeons comme nous le pouvons.

Le prochain sera peut-être l’industriel, et peut-être que le prochain ce sera vous. Et Amazon vous rachètera, ce que je ne souhaite pas. Le reproche fait, ce n’est en aucun cas sur votre performance. C’est sur la déflation. Comme le disait très bien le Président, à l’unanimité tous se sont plaints de la qualité des négociations. Nous avons aussi les chiffres de la déflation, du « flat » ou de l’inflation des autres pays. La France est la championne sur la déflation.

Y compris dans les pays du Nord où le prix est encore plus élevé, tout simplement parce qu’ils préfèrent les marques, encore plus que les Français. Alors que les Allemands n’achètent pas de marques, d’où cette échelle à 102 sur le rapport de la Commission européenne. Je ne suis d’ailleurs pas du tout d’accord avec l’analyse qui peut en être faite.

Voilà la philosophie de cette Commission. Nous ne tuons personne. Nous essayons de faire en sorte que la roue tourne dans le bon sens.

Monsieur le président Thierry Benoît. Michel-Édouard Leclerc est un Breton. Je salue l’entrepreneur. Il n’y a pas de problème. Je suis même plutôt fier que la famille Leclerc – notamment Michel-Édouard Leclerc – puisse développer ses activités.

L’entrepreneur Michel-Édouard Leclerc me plaît bien. Ce qui m’ennuie, c’est que nous passons notre temps dans ce pays à expliquer aux différents partenaires économiques – y compris les agriculteurs et les industriels – qu’il faut créer de la valeur. Du lait bio, du lait riche en Oméga 3, du lait « bleu-blanc-cœur », du lait de pâturage, avec une bouteille qui respecte le bien-être animal. Nous sommes dans la recherche de création de valeur.

Vous, par le truchement du rôle des centrales internationales, vous êtes dans la captation de contributions financières.

Qu’est-ce que cela crée comme valeur ajoutée, tout cela ? Parce que si on expliquait aux consommateurs que le prix du produit qu’il paie, c’est le prix le plus juste, comment pouvons-nous accepter qu’en 2019, dans certains rayons de supermarchés, nous trouvions une bouteille de lait bio moins chère qu’une bouteille de lait conventionnel ? C’est bien parce que les négociations commerciales sont totalement dénaturées. Il y a un système de captation de richesse et de destruction de valeur. C’est cela que je remets en cause.

M. Stéphane de Prunelé. Je peux vous donner les prix d’achat sur le lait bio, sur le lait conventionnel et les prix de vente.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vous l’avez dit vous-même, il n’y a pas de corrélation entre le prix payé au producteur et le prix payé par le consommateur.

Nous aborderons ensuite les questions immobilières.

M. Stéphane de Prunelé. Juste pour terminer sur la difficulté des négociations, Olivier Huet tout à l’heure vous disait que nous avions 11 500 contrats d’« Alliances locales ». Quand les adhérents d’E. Leclerc achètent directement aux producteurs, il n’y a pas de problème. Cela se passe très bien. Les difficultés sont avec les multinationales. Quand nous traitons directement avec les agriculteurs, cela se passe très bien.

Monsieur le président Thierry Benoît. Bien sûr, mais cela représente 1 % de l’activité. C’est quelque chose de récent et c’est vrai que c’est très bien perçu dans les territoires à l’échelle des 70 ans d’activité du groupe E. Leclerc. Nous ne pouvons que vous en féliciter. Il n’y a pas de souci.

Lorsque vous allez à Fougères – où je vis – voir un producteur de lait de Normande, comme la race normande est une race mixte qui produit du lait et qui produit de la bonne viande et que nous pouvons démontrer au centre E. Leclerc de Fougères qu’il y a de la viande normande de l’éleveur de Javené, c’est sûr que c’est vendeur et nous ne pouvons que nous en féliciter. Toutefois, ce n’est – comme diraient certains – qu’une piqûre de moustique.

M. Sébastien Chellet. Ce qu’évoque Stéphane de Prunelé, c’est la transparence. Nous sommes bien d’accord sur les « Alliances locales ». Maintenant, vis-à-vis des industriels de l’agroalimentaire, le sujet c’est quand même la transparence.

D’autre part, vous évoquez l’avenir de l’agro-industrie, l’avenir du modèle agricole français. Nous y sommes très attachés, nous n’avons rien contre les industriels.

Nous ne sommes pas des prédateurs qui regardent leurs résultats tous les ans pour savoir combien nous pourrons leur prendre. Ce n’est pas ça, notre démarche. Notre démarche, c’est d’avoir les bons produits dans les rayons pour nos clients.

Il y a aussi un modèle de distribution français qu’il faut défendre. Parce que nous avons des concurrents qui ne se portent pas forcément très bien. Ce matin, nous parlions de Conforama, il n’y a pas que la grande distribution alimentaire. Il y a des gens qui sont dans la difficulté et je pense que vous devez – si je peux me permettre – prendre cela aussi en compte. Parce que des gens comme Amazon… je ne veux pas stigmatiser mais il y a un modèle de distribution français, et ils méritent aussi une attention et méritent aussi d’être défendu.

Monsieur le président Thierry Benoît. Vous savez, vous allez vous poser les mêmes questions que le petit commerçant s’est posées il y a 70 ans quand le père de Michel-Edouard Leclerc est arrivé. Lorsqu’il est arrivé dans les années 70 dans la région où je vis, on a vu les commerçants de proximité se poser des questions. Ils ont fermé les uns après les autres.

Aujourd’hui en 2019, 70 ans après, vous êtes dans cette situation. Vous n’allez pas fermer, mais vous allez faire évoluer, faire muter votre modèle de distribution. D’ailleurs, c’est déjà en cours. Nous ne pouvons que souhaiter que des enseignes françaises se développent, prospèrent en France, en Europe et dans le monde. Nous ne pouvons qu’encourager cela.

Vous êtes ensemble des hommes et des femmes d’affaires, vous êtes des businessmans. Tant mieux, le commerce c’est cela. Le commerce, c’est communiquer. Celui qui communique le mieux, c’est Michel-Édouard Leclerc ! Nous communiquons avec les consommateurs, avec les industriels et avec le pouvoir politique. C’est cela, commercer. Nous ne pouvons que souhaiter la prospérité, il n’y a pas de souci, mais vous vivez en ce moment en termes de questionnements ce que vous avez fait vivre comme questionnements aux commerçants locaux il y a 70 ans.

M. Grégory Besson-Moreau. Lorsque je suis arrivé en tant que parlementaire, le discours de Michel-Édouard Leclerc sur Amazon – et c’est la première chose que l’on nous a dite – c’était : Amazon va écraser tout le monde !

Or, le numéro 1 aujourd’hui de l’achat de denrées agroalimentaires en France, c’est le groupe Leclerc. Je veux bien que l’on me parle d’Amazon, mais vous êtes le groupe numéro 1 de vente sur internet de denrées agroalimentaires. Dès lors, le discours Amazon, ne vous inquiétez pas, il est là, on l’a en tête. Amazon est convoqué. Mais arrêtez de nous le « repasser », dès le propos liminaire, en nous disant qu’Amazon c’est l’arbre qui cache la forêt. Cela l’est autant que certaines des inflations que vous avez pu faire sur la bouteille de lait qui ont pu cacher peut-être une forêt amazonienne qui est en pleine perdition !

Monsieur le président Thierry Benoît. Pour conforter ce que vient de dire le Rapporteur, le centre E. Leclerc du territoire où je vis vient de se faire octroyer un agrandissement. C’est que tout ne va pas si mal. Cela veut dire que la France est encore un pays prospère où il reste des parts de marché à prendre.

Nous abordons les questions immobilières.

M. Olivier Huet. Je souhaiterais, si vous permettez avant d’aborder les questions immobilières, revenir sur quelques points.

Tout d’abord, sur les lois que vous avez citées en parlant de la loi « Galland », la LME, etc. Je voudrais quand même vous dire que cette incertitude juridique permanente qui existe en France favorise les grands groupes, notamment Amazon.

Vous avez peut-être un peu de mal à l’entendre mais je vous le dis quand même. Il faut s’adapter en permanence et cela permet à des entreprises qui sont hors territoire français de pouvoir venir vendre sur notre territoire sans aucune contrainte.

Ensuite, sur le bio et en particulier sur le prix du lait bio, je ne suis pas d’accord pour dire que nous vendons un lait bio moins cher que le lait conventionnel. Cela a pu arriver dans un magasin, mais ce n’est pas une volonté. Ce qui est sûr, c’est que sur le lait demi-écrémé bio, nous avons souhaité avoir un prix sur lequel nous avons limité le niveau de marge, parce que nous considérons que le lait bio, c’est pour les clients, pour les jeunes enfants, un accès à un produit bio de bonne qualité. Nous ne l’avons fait que sur le lait bio.

Pour le reste des produits, il y a un écart entre le bio et les produits conventionnels qui doit être de l’ordre – de tête – de 30 %. Il ne faut pas non plus que le lait bio soit l’arbre qui cache la forêt. Ce n’est pas une démarche globale de destruction de valeur. Nous ne sommes pas idiots à vouloir écraser toute la valeur sur le bio, dans un intérêt d’ailleurs que je ne verrais pas bien. C’est toutefois vrai que nous avons fait du lait bio une sorte d’étendard.

Je peux vous dire aussi qu’il y a une étude qui dit que les Français sont capables de payer 11 % plus cher le bio. Nous sommes quand même dans un environnement économique aujourd’hui où le pouvoir d’achat des gens est compliqué.

Concernant votre remarque sur le petit commerce, mon grand-père était épicier à Sancheville en Eure-et-Loir. Je vous passe la Seconde Guerre mondiale, l’épicerie qui a été pillée. Mon père et mon grand-père se sont retrouvés à livrer chez nous les agriculteurs en descendant au fond des caves les « cubis » de vin et des matières premières. Progressivement, le magasin a connu des difficultés.

Vous dites – si j’ai bien compris – que l’arrivée de la distribution a accéléré la chute de ces commerces. Il n’en est absolument rien. Ce n’est pas le cas. Ce qui s’est passé, c’est que les agriculteurs se sont automatisés. Nous avions des fermes dans lesquelles il y avait une vingtaine de personnes qui tous les midis déjeunaient au sein de la ferme pour faire la moisson, le labour, enfin tout ce qui est fait dans une ferme. L’automatisation a conduit ces fermes à n’avoir plus qu’un ou deux salariés, ce qui a balayé la totalité du commerce rural, mais pas que les épiceries : les coiffeurs, les bars et tout le tissu économique rural.

C’est cela la réalité. Ces gens qui travaillaient dans les fermes sont allés vers les villes. À ce moment, nous avons eu un développement des commerces, des supermarchés, parce que nous étions plutôt – pardonnez-moi le mot –face à des travailleurs pauvres qui avaient besoin d’avoir accès à une offre la moins chère possible. C’est comme cela que le tissu économique de la grande distribution s’est développé, mais surtout pas en tuant le commerce de proximité. En tout cas, ce n’est pas cela qui dans ma famille a condamné l’épicerie familiale.

Monsieur le président Thierry Benoît. Je conteste totalement votre analyse. Lorsque la grande distribution s’est installée et qu’elle s’est développée, Édouard Leclerc (le père de Michel-Édouard) a expliqué, il y a 70 ans, qu’il voulait le prix bas pour le consommateur. Ensuite, il a expliqué qu’il avait les prix, pas les volumes. Nous, nous savons négocier les volumes. C’est ce qui a fait la première différence entre un petit commerce local et ce qu’on appelait le supermarché où il évolue.

Ensuite, les distributeurs ont commencé à institutionnaliser leurs pratiques, que le législateur a accompagnées. Vous dites qu’en France, vous changez les lois régulièrement. Forcément. Nous avons affaire à des acteurs – dont vous faites partie – qui sont créatifs et imaginatifs. Notre sujet, c’est le déséquilibre dans les relations commerciales.

De fait, comme vous êtes créatifs, il y a eu cette fameuse question des délais de paiement. Nous avons eu les délais de paiement, puis les marges arrière, les promotions insensées dans tous les sens, des produits qui viennent de l’étranger, manufacturés dans d’autres régions du monde.

C’est mon analyse. Nous l’avons vu – c’est un constat –, c’est une mutation.

Vous avez les mêmes questionnements aujourd’hui vis-à-vis des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) que les petits commerçants avaient vis-à-vis de la grande distribution il y a 50-60 ans. Lorsque vous êtes arrivés, ils vous ont regardés avec des grands yeux.

Dès lors, je vais être aujourd’hui dans la même situation de questionnement. Pour moi, ce sont les distributeurs qui ont été imaginatifs et le premier d’entre eux en France s’appelait Édouard Leclerc, bien relayé par son descendant, Michel-Édouard.

On parle de l’immobilier.

M. Olivier Huet. Je ne partage pas ce point de vue, mais nous ne serons pas d’accord.

Concernant l’immobilier, chez moi c’est très simple, je n’ai qu’une entreprise qui s’appelle Dunois Distribution. Je suis propriétaire de mon exploitation et de mon immobilier dans la totalité, à 99,5 %, les 5 % restants étant liés au parrainage. Nous avons des actions qui sont données aux parrains. Je n’ai aucune SCI (société civile immobilière). C’est simplissime.

M. Stéphane de Prunelé. La situation d’Olivier Huet – à peu de choses près – est celle de la totalité des adhérents E. Leclerc. C’est-à-dire que notre modèle repose sur la possession par le chef d’entreprise de la quasi-totalité de son entreprise, c’est-à-dire du capital de son entreprise.

Dans la majorité des cas, tout est dans la SAS (société par actions simplifiée) d’exploitation. Il y a des cas où il y a effectivement le foncier dans une SCI, et la SCI est une filiale à 100 % de la société d’exploitation. Cela ne change pas grand-chose sur le plan de l’organisation.

Par ailleurs, il n’existe pas de société foncière chez E. Leclerc qui prenne des participations au capital, ni dans l’immobilier ni dans l’exploitation des entreprises. C’est un peu dans les gènes de l’enseigne, la totale maîtrise du chef d’entreprise sous l’enseigne E. Leclerc sur sa capacité de développer son entreprise, sans qu’une structure centrale puisse intervenir d’une façon ou d’une autre. C’est la responsabilité du chef d’entreprise avec ses parrains. Olivier a évoqué ces parrains qui ont en effet un rôle très important dans le système E. Leclerc. C’est la responsabilité du chef d’entreprise.

Il n’y a pas de lien – ni en capital ni autre d’ailleurs – entre son entreprise et une structure centrale quelle qu’elle soit, ni à l’Association ni à la coopérative.

M. Grégory Besson-Moreau. Concernant les hypermarchés et les boutiques qui louent les espaces à l’intérieur des hypers, les galeries, etc. Aujourd’hui, sur la part du résultat net de l’activité de vente de produits et le reste d’un hyper, quel est le pourcentage pris sur la vraie vente de produits ? Dans le métier de base et tout le reste, que ce soit le drive, que ce soit le bricolage, etc. Toute l’activité du groupe E. Leclerc et d’un patron d’une zone industrielle qui a l’intégralité des activités. Si l’on devait décorréler, où est le résultat ?

M. Stéphane de Prunelé. C’est assez difficile de répondre à votre question, parce que de même qu’il y a 600 adhérents, il y a 600 situations différentes.

Olivier Huet a trois commerçants dans sa galerie marchande. Il y a des adhérents E. Leclerc qui ont un hyper dans un centre commercial beaucoup plus important. Il y en a qui sont propriétaires de leur galerie marchande. Enfin, il y en a qui ne sont pas propriétaires de la galerie marchande. En conséquence, il est très compliqué de faire une moyenne.

Ce que je peux vous dire quand même, c’est que ce qui nous intéresse – et c’est la seule chose que nous connaissions – c’est ce qui est exploité sous enseigne E. Leclerc. C’est‑à-dire que la galerie marchande, nous ne la connaissons pas. Qu’elle appartienne à l’adhérent ou à une foncière, à n’importe qui, nous ne la connaissons pas.

Voilà pourquoi nous sommes incapables de répondre à votre question de façon chiffrée, ce n’est pas dans notre scope. Tout ce qui est dans notre scope, c’est ce qui est sous enseigne E. Leclerc.

M. Olivier Huet. Vous voulez que je vous réponde sur mon entreprise ?

M. Grégory Besson-Moreau. Non, je vous pose cette question parce que quand les magasins E. Leclerc se sont créés et ont permis l’accessibilité à ces produits – et je me félicite de la capacité de ces magasins – nous étions sur un modèle coopératif. Dès lors, vous êtes sous le régime fiscal de la coopérative.

Sauf que le monde évolue, vous avez évolué, vous tendez vers le monde digital avec Leclerc Drive, maintenant nous pouvons aussi acheter du matériel de bricolage en ligne.

Je me demande, pour une question de compétitivité, d’analyse, de commissaire aux comptes, de structuration de l’entreprise, si le modèle coopératif est encore le bon modèle. Le bon modèle aujourd’hui ne serait-il pas tout simplement d’être une SAS ou une SA (société anonyme) avec peut-être une meilleure analyse des tiers croisés que nous pouvons avoir sur les parrains et le fait d’être filleul ?

Parce qu’aujourd’hui, c’est vrai qu’il y a des échanges de flux financiers qui sont opérés entre le parrain et le filleul. Si le filleul a un problème, il lui manque 500 000 euros pour finir le mois, le parrain peut transférer. Les patrons de magasins me l’ont expliqué. En SAS, vous ne faites pas cela, c’est illégal.

M. Stéphane de Prunelé. Faut-il comprendre que vous remettez en cause le modèle coopératif, qui est pour nous le modèle de la solidarité ? Ce que vous évoquez entre les parrains et leurs filleuls, c’est l’expression financière de la solidarité des chefs d’entreprise.

Je rebondis sur ce que disait le Président tout à l’heure. Il y a 70 ans, lorsque nous avons créé la grande distribution, E. Leclerc c’étaient des petits commerçants qui se sont regroupés et qui se sont organisés. Ceux qui sont morts sont ceux qui n’ont pas voulu ou qui n’ont pas su s’organiser et se regrouper.

Le problème qui est le nôtre aujourd’hui, c’est de rester dans ce modèle de commerçants, de chefs d’entreprise indépendants, qui continuent de moderniser leur organisation collective, dont la solidarité est un élément essentiel pour rester performant. Parce que nous croyons au modèle de ces chefs d’entreprise, de ces PME qui sont regroupées entre elles par des structures coopératives qui leur permettent de résister au groupe intégré. C’est cela qui est en cause aujourd’hui et c’est cela que nous défendons.

M. le président Thierry Benoît. Ces petits commerçants qui se sont regroupés à l’achat et regroupés pour la distribution, aujourd’hui ils ont prospéré et tant mieux. Il y a 70 ans, ils vendaient essentiellement de l’épicerie, des produits de première nécessité, alors que maintenant chez E. Leclerc on trouve de tout : des billets d’avion, de la lessive, du café, mon entrecôte de race normande dont je parlais tout à l’heure, de l’électricité, du fioul, du gasoil, de l’énergie « à prix coûtant ».

Nous sommes très éloignés de la philosophie d’origine, même si l’esprit coopératif fait que la camaraderie permet de faire fructifier les affaires. C’est bien, mais il faut que tout cela soit équilibré. Ce que nous constatons depuis un certain nombre d’années, c’est une accentuation du déséquilibre dans les relations commerciales.

M. Grégory Besson-Moreau. Le Président l’a très bien dit. Je pense que le modèle coopératif était le bon modèle. C’est grâce à ce modèle coopératif, à l’époque, que nous avons pu donner des produits accessibles. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde de concurrence qui doit être loyale sur le territoire français. Toute la réflexion de cette commission d’enquête amènera des propositions pour que la concurrence soit loyale et sur un territoire français.

Je pense que le modèle coopératif du groupe E. Leclerc doit peut-être s’adapter à l’époque actuelle pour faire en sorte que – y compris avec vos concurrents – vous puissiez être plus forts pour justement contrer le tout on line qui n’ira pas dans le bon sens du prix du panier bas ou juste.

Comparer l’équivalent d’un chariot que l’on remplit le samedi à nos courses sur internet, c’est impossible. On ne peut comparer les prix que lorsque l’on est devant un rayon.

On se doit de protéger le consommateur. Je pense que le modèle coopératif crée peut-être une concurrence déloyale sur des acteurs locaux avec une fiscalité locale et française, et il est peut-être inadapté.

Il n’y a pas de décision prise. Nous disons juste que nous devons réfléchir pour voir quel est le modèle le plus adapté aujourd’hui en France sur le modèle de la grande distribution.

M. Stéphane de Prunelé. Ce que vous dites est quand même très paradoxal parce que nous sommes le seul modèle où la totalité des profits est fiscalisée en France et à taux plein. Tous les modèles de société intégrée bénéficient d’architecture d’optimisation fiscale.

Vous êtes en train de me dire qu’aujourd’hui le système coopératif est peut-être un peu déséquilibré. Cependant, quel autre système que le système coopératif pour des groupes de notre taille, de notre importance, permet-il et garantit-il que la totalité des profits soit fiscalisée en France. Je n’en connais pas.

M. Grégory Besson-Moreau. Je suis désolé ce n’est peut-être pas le bon mot, mais vous regardez votre nombril. Vous ne regardez pas les dommages collatéraux. Je ne remets en rien la performance du groupe E. Leclerc en cause, et la rentabilité d’une coopérative du modèle coopératif qui est le vôtre, mais vous êtes en train de regarder votre nombril et vous ne vous rendez pas compte des dommages collatéraux.

Peut-être que les autres groupes essaient de procéder à des montages à l’étranger. C’est de notre responsabilité de l’empêcher. Le montage que vous avez créé à l’époque est en train de complètement déréguler le marché, puisqu’il permet en permanence d’accéder à un modèle déflationniste sur une très grosse partie des achats. Nous parlons de plusieurs milliards. Les effets collatéraux sont en train d’emmener tout le monde dans le mur.

Je ne remets pas en cause le modèle coopératif ou la bonne foi de la fiscalité qui est la vôtre, au sein de notre entreprise.

Je dis juste que nous devons retirer nos œillères. Dans l’écosystème global économique français, je pense que le modèle coopératif qui est le vôtre n’est plus adapté.

M. Sébastien Chellet. Je vais vous donner deux points qui me semblent importants. D’abord, je ne pense pas que le statut coopératif est une fiscalité dérogatoire de la fiscalité générale. Au Galec, les magasins sont des sociétés commerciales qui sont soumises au régime de l’impôt sur les sociétés. Il n’y a pas de système fiscal dérogatoire pour les coopératives en France, en tout cas pas à ma connaissance. Je me permets d’insister sur ce point.

Ensuite, vous semblez poser des questions sur le modèle coopératif. Le modèle coopératif touche aussi les banques, les coopératives maritimes, les coopératives agricoles. Attention, le statut coopératif est un vrai tissu économique. C’est de mon point de vue une vraie richesse. Ce que j’observe dans la distribution, c’est que les modèles qui semblent se porter le mieux – en tout cas en ce moment – ce sont plutôt les modèles coopératifs avec nos concurrents Intermarché et Système U que les modèles intégrés.

Monsieur le président Thierry Benoît. Messieurs, cette audition est terminée. Le cas échéant, nous vous écrirons pour vous demander des précisions.

L’audition s’achève à midi.

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84.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour, de M. Laurent Vallée, secrétaire général de Carrefour France, et M. Jérôme Hamrit, directeur marchandises de Carrefour France

(Séance du jeudi 11 juillet 2019)

L’audition débute à quatorze heures quarante.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons cet après-midi une délégation du groupe Carrefour, à savoir M. Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour, M. Laurent Vallée, secrétaire général de Carrefour France, et M. Jérôme Hamrit, directeur marchandises de Carrefour France.

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Alexandre Bompard, monsieur Laurent Vallée, monsieur Jérôme Hamrit, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Alexandre Bompard, Laurent Vallée et Jérôme Hamrit prêtent successivement serment.)

Nous sommes en commission d’enquête en audition publique ouverte à la presse. Si vous jugez, monsieur le président-directeur général, qu’une partie de nos échanges nécessite le huis clos, nous pourrons naturellement l’organiser, si vous considérez que des points d’ordre stratégique ou hautement confidentiels sont abordés. Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau, qui est rapporteur de notre commission d’enquête, et avec les membres de la commission qui sont présents, nous allons pouvoir procéder aux échanges et questions.

M. Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour. Pour être tout à fait sincère, puisque c’est l’exercice, je dois vous avouer que je suis à la fois heureux et préoccupé par cette audition.

Heureux d’un échange avec vous, bien sûr, d’abord en raison de la considération que je dois, avec mes collaborateurs, à la Représentation nationale. En prenant connaissance des premières auditions, je vous avais écrit que j’avais le sentiment que les questions soulevées relevaient davantage des pures questions et relations commerciales et que mes collaborateurs seraient mieux placés pour vous répondre techniquement. Vous m’avez indiqué que vous souhaitiez évoquer la stratégie et l’avenir de la grande distribution – ce qui me paraît à la fois tout à fait utile et, à mon sens, plus essentiel – et comme beaucoup de gens qui n’y ont jamais mis les pieds se sont exprimés depuis trois mois sur ce secteur, qu’un acteur qui y travaille donne son avis ne peut pas faire de mal.

Préoccupé ensuite, parce que si je dois reconnaître que je n’ai pas pris connaissance de l’ensemble de vos travaux, les comptes rendus qui m’ont été transmis, ce que j’ai pu lire de certaines auditions publiques m’ont donné parfois le sentiment qu’au lieu d’un débat constructif et serein sur l’ensemble de la filière agroalimentaire, s’était exprimée trop souvent devant vous une nouvelle volonté – je dis « nouvelle », parce qu’elle est finalement très ancienne et très classique – de diabolisation des – je cite, puisque je crois que c’est le titre de votre commission – « … pratiques de la grande distribution ». Je ne suis pas convaincu, pour être tout à fait honnête, que ce soit le meilleur moyen d’aborder le sujet, assez « franco‑français » dans son approche et traité d’ailleurs sous cet angle-là à de multiples reprises.

Bien sûr, il existe des dysfonctionnements dans les relations entre l’industrie et la distribution. Bien sûr, il y a des excès condamnables. Sans doute ces relations connaissent‑elles des désaccords – j’allais vous dire, comme dans toutes les relations d’affaires. Au contraire d’un certain nombre de personnes qui se sont succédé, il m’est arrivé d’être dans d’autres secteurs, je vous avoue que je n’ai pas vu de grandes différences dans les relations d’affaires entre les secteurs que je connaissais avant et celui-là. J’ai l’impression que l’on a parfois devant vous exagéré un peu l’anomalie et généralisé la caricature. Pour ma part, puisque vous m’y invitez, je vais essayer d’apporter une contribution à votre réflexion, d’abord en rappelant quelques éléments sur le contexte des relations entre la distribution et ses fournisseurs. Ensuite, en vous livrant quelques commentaires sur les différents points qui ont été régulièrement soulevés devant vous.

D’abord, vous m’autoriserez à vous rappeler dans quel cadre la distribution évolue. Contrairement à ce que j’ai beaucoup entendu, la grande distribution a un rôle dans un pays, dans une société, dans une économie. Carrefour a 60 ans cette année. Au cours de ces 60 années, la distribution a eu un rôle principal, premier, pas le seul, mais celui-là est essentiel : démocratiser l’accès à la consommation. Vous le savez, dans les années 50, 60, c’était des produits dits « de luxe » : le foie gras, le saumon, certains vins frais etc. Dans les années 60, c’était des produits liés au non alimentaire, micro-informatiques, téléphones portables. Aujourd’hui, nos clients attendent de nous de rendre accessibles le bio, le manger sain, la qualité. C’est l’ambition de carrefour, résumée par ce qui est devenu, vous le savez sans doute, dans nos statuts, comme la loi PACTE nous y autorisait, notre raison d’être : « la transition alimentaire pour tous ». Au cours de ces 60 années, la distribution a répondu aux exigences de plus en plus fortes des consommateurs. Elle est aujourd’hui en position de garant de la qualité et de la sécurité alimentaires. Elle est le relais des industriels et du monde agricole, car elle est aux avant-postes de la relation avec les clients. La distribution française, Carrefour en particulier, est aussi aux avant-postes du commerce mondial. Carrefour, groupe le plus mondial parmi les acteurs français, a permis la diffusion des produits français et, au-delà, d’une image de la France dans les 40 pays où nous sommes aujourd’hui présents.

Aujourd’hui, la distribution française est confrontée à une rupture historique liée aux nouveaux modes de consommation, liée à la transformation digitale. Ses grands concurrents mondiaux ont changé de visage. Ils s’appellent Amazon, ils s’appellent Alibaba. Leur chiffre d’affaires est trois fois plus important que celui du groupe Carrefour, leur capitalisation boursière, 50 fois supérieure, et leur taux de croissance était situé entre 30 et 50 %. Vous le savez parce que vous suivez bien d’autres secteurs, dans de nombreux secteurs, ce qui nous guette, ce qui nous menace, c’est qu’il n’y ait plus guère d’espace entre les États-Unis et la Chine. Cela peut être le cas pour la distribution.

Cette logique de globalisation qui voit s’affronter des géants disposant de marchés intérieurs vastes et solides impose une taille critique que les entreprises européennes, et parmi elles les entreprises françaises, n’atteignent pas. Cela a entraîné des regroupements, parfois capitalistiques, parfois non capitalistiques qui sont à tort critiqués. À mon avis, il est inévitable et souhaitable qu’il y en ait d’autres. Alors que nous devons affronter une transformation sans précédent pour mener cette bataille, nous sommes aussi, vous le savez évidemment, pénalisés par une fiscalité inadaptée. L’impératif aujourd’hui est de mettre un terme au déséquilibre fiscal entre des enseignes comme les nôtres et les plateformes universelles, qu’elles soient américaines ou chinoises.

Nous avons le grand bonheur de payer en France 83 impôts différents. À chiffre d’affaires équivalent, nous créons quatre fois plus d’emplois, et ces plateformes déversent leurs produits sur nos marchés sans payer de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ni quasiment aucun impôt. Nous faisons face – et c’est le sujet notamment de votre commission – à de grands industriels mondiaux. Ces grands industriels trouvent une croissance nouvelle chez les « géants » que je viens d’évoquer. Les caractéristiques de ces grands industriels, c’est qu’ils sont plus importants, plus internationaux, plus concentrés, souvent dominants sur leurs marchés ou leurs familles de produits, et surtout, ils sont plus rentables. En vous rejoignant il y a quelques minutes, je lisais l’étude qui vient d’être publiée par le cabinet de stratégie OC&C qui montrait que la profitabilité moyenne des 50 premiers acteurs des produits de grande consommation dans le monde était à un niveau record de 18,5 %. Je me suis donc livré au même exercice pour les 50 premiers distributeurs mondiaux. Nous sommes à 0,7 %. Vous mesurez là la différence de puissance, puisque la puissance économique ne vient pas du montant de chiffre d’affaires, elle vient de la profitabilité des modèles. Vous les connaissez ces entreprises qu’on a beaucoup entendues ici, elles s’appellent Coca-Cola, Unilever, Nestlé, Procter & Gamble.

Avec le temps, le marché français est devenu de moins en moins essentiel. C’est le cas y compris pour les entreprises françaises avec lesquelles Carrefour a une relation historique. Prenons le cas de nos partenaires, de Danone, ils réalisent 10 % de leur chiffre d’affaires en France. Pour Carrefour, la France c’est 60 % de son chiffre d’affaires. En France, Carrefour dispose d’une part de marché qui est autour de 20 %. Cela vous donne une idée du très faible poids que représente aujourd’hui Carrefour pour un acteur comme Danone : 2 % de son chiffre d’affaires mondial. Un point distingue la France et la distribution française : la part des petites et moyennes entreprises (PME). Carrefour travaille avec 6 000 PME en France. Ces marques, des PME, des très petites entreprises (TPE), des entreprises de taille intermédiaire (ETI) représentent 22 % du chiffre d’affaires de notre enseigne, mais 50 % de notre croissance. Chez Carrefour, nous avons une relation ancienne et durable avec ces PME. Elles jouent un rôle stratégique d’équilibre par rapport aux grands industriels mondiaux. C’est l’importance des marques de distributeurs (MDD). Elles assurent la diversité de nos assortiments. Elles favorisent l’innovation.

La distribution, enfin, continue de contribuer à l’emploi alors même qu’elle souffre. Prenons encore le cas de Carrefour, c’est 10 000 personnes en France. Si nous avons eu un plan de départs en 2018, nous avons embauché au cours de cette même année 40 000 nouveaux collaborateurs, dont près de 10 000 en CDI. Je ne compte pas les emplois indirects qui sont liés aux activités de la distribution.

J’en viens, mesdames et messieurs les députés, à certains points qui ont été soulevés au cours des auditions publiques. Je n’ai pas eu accès aux propos qui ont été tenus en commission à huis clos, évidemment. D’abord, oui, je l’ai dit en introduction, je le répète, il peut y avoir des dysfonctionnements ou des excès dans les pratiques de la distribution. Pour autant, il ne me paraît pas acceptable de jeter régulièrement l’opprobre sur un secteur tout entier. S’il y a des dysfonctionnements, que représentent-ils par rapport aux milliers d’entreprises avec lesquelles nous travaillons de manière constructive et positive, aux accords réussis avec ces mêmes partenaires, aux millions de commandes que nous passons chaque année, aux millions de factures que nous réglons chaque année, aux tonnes de documents contractuels qui nous imposent une réglementation sourcilleuse ?

Venons-en à quelques-uns des points qui ont été évoqués devant vous. Je voudrais m’exprimer sur cinq d’entre eux. Premier point. J’ai lu que notre secteur ne serait pas concurrentiel. J’ai même entendu les mots « collusion », « cartel », « oligopole ». Je me suis interrogé, plongé dans des affres de perplexité. Je me suis demandé si c’était un coup de chaud des 15 derniers jours de juin, un trait d’humour devant votre commission, ou un mensonge éhonté, mais comme ceux qui ont tenu ces propos ont fait le même exercice que moi en ouvrant la séance, je me suis dit que cela devait plus probablement être un trait d’humour. C’est un trait d’humour, monsieur le président, parce que le marché français – c’est un acteur dans 40 pays qui vous parle – est le plus compétitif du monde. Quand je parle avec mes camarades de Tesco en Angleterre ou de Walmart aux États-Unis, ils me disent : « Mais comment faites-vous dans un marché aussi compétitif ? » Aucun marché dans le monde n’a, comme le marché français de la distribution, autant d’acteurs qui disposent d’une part de marché entre 7 et 20 %. Aucun marché ne connaît une telle intensité concurrentielle, aucun marché n’est aussi faiblement concentré.

Deuxième point : certaines personnes auditionnées soutiennent que les regroupements à l’achat français ou internationaux seraient des « monstres » conçus pour imposer la loi du plus fort ou facturer des prestations, même fictives. La domination des enseignes et des alliances à l’achat est proprement inexistante vis-à-vis des grands industriels mondiaux qui contrôlent leurs marques, qui sont, comme je le disais tout à l’heure, 20 fois plus rentables en moyenne que les acteurs de la distribution, et génèrent une part de notre chiffre d’affaires plus grande que la part que nous représentons dans leur chiffre d’affaires. Or ce sont eux qui constituent, vous le savez, le périmètre des alliances à l’achat. Un seul chiffre pour illustrer cette idée : nos achats pèsent 1 % du chiffre d’affaires mondial de nos 20 premiers fournisseurs. Si nous ajoutons Envergure, 1,5 %. Qui peut, avec un raisonnement économique vraiment très simple, croire que les fournisseurs qui sont compris dans le périmètre de ces regroupements, qui sont parmi les groupes les plus puissants au monde, se retrouvent en situation de dominé par ces alliances à l’achat ?

Troisième point, mesdames et messieurs les députés, les négociations. Mon Dieu, que de légendes cette activité emporte avec elle. Laissez-moi d’abord exprimer une conviction forte. Le commerce, c’est et cela doit rester le fruit d’une négociation entre un distributeur et un fournisseur. La négociation, c’est un acte fondateur, incontournable, nécessaire de notre métier ! Quel est l’arbitre final de cette négociation ? Une seule personne : le client. L’échec d’une négociation, c’est dans les magasins qu’il se constate. Depuis 60 ans, la négociation, cela ne sert pas à rien, contrairement à ce que j’ai pu lire. La négociation, c’est ce qui permet de redistribuer du pouvoir d’achat aux Français. C’est ce qui permet de lutter contre quelque chose dont on a oublié que c’est un problème macroéconomique : l’inflation. C’est ce qui permet de maintenir et d’améliorer le niveau de vie de la plupart de nos concitoyens. Ces négociations, bien sûr, elles peuvent être difficiles, parfois elles se terminent in extremis. Elles peuvent aussi, dans l’immense majorité des cas, très bien se passer, comme toutes les négociations dans tous les secteurs d’activité. Lorsqu’il y a des excès, croyez-moi, ils sont vite connus et réprimés.

Quatrième point : les déréférencements. Le principe est simple. Les déréférencements sont réprimés lorsqu’ils sont abusifs, comme tout contrat qui est violé abusivement. Le problème – parce qu’il y en a un s’agissant de la distribution –, c’est que même un déréférencement parfaitement légal, auquel il est procédé après un échange, un préavis, un délai raisonnable, est critiqué et remis en cause. Pardon, mais ce n’est pas acceptable. La liberté de choix du distributeur doit pouvoir pleinement s’exercer. C’est une autre forte conviction que je veux partager avec vous. Le commerce est une activité qui ne peut s’épanouir que dans la liberté.

Cette liberté est essentielle, en particulier pour procéder chaque année à de très nombreux arbitrages, arbitrer entre des produits, en ajouter, en supprimer, en créer. C’est une liberté qui touche à l’essence de notre métier, le commerce. Ne pensez pas, mesdames et messieurs les députés, que notre liberté n’est pas étroitement surveillée. Le droit de la concurrence français, les contrôles de l’administration, les enquêtes de l’autorité et de la concurrence, croyez-moi, ne sont pas défaillants. Un seul chiffre sur ce point : Carrefour a fait l’objet de 2 000 enquêtes de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) depuis 2015. Carrefour est présent dans 40 pays, je vous le disais, nulle part existe-t-il un tel encadrement.

Cinquième point : les marques de distributeur (MDD). Elles sont critiquées depuis leur naissance par les grands industriels. Pourtant, elles sont essentielles. Carrefour a inventé les produits libres en 1976. Depuis plus de 40 ans, les MDD y ont trouvé leur place. Les clients les apprécient. Sans doute à l’origine les produits des distributeurs avaient-ils un côté générique imitant la qualité et le packaging choisi par les industriels, mais les marques propres, vous le savez, ont beaucoup évolué. Elles ne sont pas des substituts médiocres ou low cost de marques emblématiques. Beaucoup de MDD, notamment de Carrefour, sont désormais des produits de qualité, parfois même des produits premium, qui sont développés pour répondre à de nouveaux besoins du consommateur. Il peut même s’agir de produits de niche, du prêt à manger, ou encore de produits responsables. Certains produits distributeurs viennent également combler des manques au sein de catégories qui ne sont pas totalement couvertes par les grandes marques. Ces produits apportent de l’innovation. Mettons-nous dans la position du client, dont je n’ai pas beaucoup entendu parler ici. Voici des produits qui sont compétitifs du point de vue du prix ou de la qualité, ou des deux, élargissent le choix qui lui est offert, apportent de l’innovation qui poussent les grands industriels à améliorer leur propre offre et conduisent à singulariser les distributeurs. Le rôle de ces MDD est donc particulièrement important.

Je voudrais terminer par trois points en conclusion. Premier point. Imputer à la distribution les difficultés du monde agricole est simpliste, fallacieux et, pardonnez-moi, irresponsable. Nous achetons chaque année en direct pour un milliard d’euros de produits agricoles. Nous avons d’ailleurs pris des engagements encore supérieurs cette année à l’égard de la production française. Depuis près de 30 ans, Carrefour travaille avec plus de 25 000 producteurs autour de ce que nous appelons les « Filières qualité Carrefour », des filières agricoles avec des milliers de producteurs et d’éleveurs, en leur donnant de la visibilité sur des contrats pluriannuels, sur des volumes, des prix, et des cahiers des charges extrêmement exigeants pour le consommateur. Le monde agricole, vous le savez, a des sujets de transformation, des sujets de transition, des sujets difficiles. Je sais qu’ils s’y engagent fermement, mais continuer, comme je l’entends parfois de la bouche des industriels, à entendre dire que c’est le comportement de la distribution qui explique les difficultés du monde agricole, encore une fois, c’est fallacieux, et peu responsable.

Deuxième point, l’équation demandée à la distribution est extrêmement difficile à résoudre. Il nous est demandé, monsieur le rapporteur, de faire trois choses : maîtriser les prix aux consommateurs, car nous sommes redevables de quelque chose d’assez important : le pouvoir d’achat des ménages, de bien rémunérer les producteurs, car sinon nous les fragilisons, et de garantir la qualité. C’est notre responsabilité à l’égard des clients. Vous avez, mesdames et messieurs les députés, l’habitude de travailler sur des textes qui doivent concilier des impératifs contradictoires. Nous devons aussi exercer cette contradiction. C’est la noblesse de ce métier, d’ailleurs. Je ne dis pas que nous y parvenons chaque jour, mais croyez-moi, si nous n’y parvenons pas, ce seront les clients qui nous sanctionneront les premiers.

Troisième et dernier point. Au fond, je dois vous dire que je trouve simpliste, et là aussi déplacé, de faire croire que les relations entre les distributeurs et les fournisseurs ne sont fondées que sur des rapports de force. Face aux grands groupes industriels mondiaux, il faut des distributeurs forts pour maintenir l’équilibre entre les PME. La concurrence n’est pas verticale, elle est horizontale. Chez Carrefour, nous considérons que la contractualisation des relations entre les acteurs du commerce est la seule voie du progrès. C’est la démarche que nous suivons avec nos partenaires, c’est la seule manière de mettre un terme à la chaîne de défiance qui s’est installée entre les producteurs et les industriels. Mettre un terme à cette défiance est aussi, me semble-t-il, un des rôles de votre commission. Cela impose une analyse du secteur loin des caricatures et des clichés. Une analyse du secteur objective, impartiale et des passionnés.

M. le président Thierry Benoit. Merci, monsieur le PDG, vous aurez eu 25 minutes de propos introductif. Vous serez certainement celui qui, depuis le départ de nos auditions, aura eu entre deux et trois fois plus de temps que l’ensemble des invités à cette commission.

M. Alexandre Bompard. Comme cela fait trois mois que l’on parle de moi…

M. le président Thierry Benoit. S’il vous plaît, je ne vous ai pas interrompu. Vous aurez eu entre deux et trois fois plus de temps que l’ensemble des personnes que nous avons auditées dans cette commission d’enquête afin d’introduire le sujet qui est le nôtre. Tout d’abord, vous dire que cette commission d’enquête n’est pas consécutive aux travaux d’atelier des États généraux de l’alimentation et de la loi qui en a suivi. Cette commission d’enquête a été voulue par les députés, et notamment par la majorité, parce qu’à titre personnel, c’est un dossier que j’ai été à même de suivre – la question des négociations commerciales – étant à l’Assemblée nationale depuis un certain nombre de mandats, trois mandats. Beaucoup de questions tournent autour des relations et des négociations commerciales en France avec plusieurs projets de loi dont les parlementaires ont été à même de se saisir depuis 10 ans, notamment la loi de modernisation de l’économie (LME), la loi Sapin 2, et puis la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation (EGA) voulue par le Président Emmanuel Macron.

Monsieur Bompard, monsieur le PDG, vous ne pouvez pas contester qu’il y a une question en France qui tourne autour du déséquilibre des relations commerciales. Premier point.

Deuxième point, vous ne pouvez pas contester qu’il y a une question qui tourne autour du juste partage de la valeur ajoutée créée par l’ensemble des maillons d’une chaîne qui s’étire de la terre à l’assiette en passant par les producteurs, les agriculteurs notamment, les transformateurs, les industriels, les distributeurs, pour arriver au consommateur. Vous ne pouvez pas nier non plus qu’au cours des auditions auxquelles la commission d’enquête a procédé depuis trois mois, l’ensemble des acteurs, en partant des producteurs, des interprofessions, des industriels, PME, ETI, groupes nationaux et internationaux, multinationales, nous a décrit le contexte tendu de relations et de négociations commerciales, particulièrement tendu en France, plus en France que dans d’autres pays, notamment de l’Union européenne.

Vous avez fait référence aux GAFA, notamment Alibaba et Amazon qui sont de nouveaux venus dans le monde de la distribution, mais le sujet qui nous préoccupe – même s’il se télescope avec l’arrivée de ces nouveaux venus dans le secteur du commerce – est antérieur. Vous avez évoqué les regroupements capitalistiques ou non capitalistiques. Vous avez évoqué des plateformes qui déversent leurs produits sans TVA et impôts dans notre pays.

Vous avez évoqué des mots qu’à titre personnel, en tant que président de la commission d’enquête ou en tant que député, lorsque nous avons débattu de diverses lois, que ce soit la loi Sapin 2, ou la loi consécutive aux États généraux de l’alimentation, j’ai prononcés, comme d’autres députés, notamment le mot « oligopole ». En effet, parce qu’un certain nombre de députés depuis une dizaine d’années ont assisté, ont observé ce regroupement et cette concentration à l’achat. Certains députés ont employé le mot de « cartel », c’est vrai, en commission, et dans l’hémicycle, et j’ai jugé bon en tant que président de la commission d’enquête de relayer ce mot.

Enfin, vous avez expliqué que la domination supposée des enseignes à l’achat était liée au périmètre délimité par les multinationales. Vous nous avez dit que vous étiez heureux de pouvoir être auditionné, et vous nous avez fait part d’un certain agacement, mais il faut comprendre la chronologie des éléments, puisque depuis plus de trois mois, nous auditionnons un certain nombre d’acteurs qui décrivent et qui pointent comme les principaux auteurs des tensions dans les relations commerciales, les distributeurs qui se sont structurés en centrales d’achat au niveau national, mais aussi en centrales de négociations et en centrales de services au niveau européen et international.

Monsieur le PDG, au préalable, j’ai des questions d’ordre personnel à vous poser : votre âge, votre formation, votre parcours, et je souhaite vous demander combien le PDG de Carrefour est rémunéré.

M. Alexandre Bompard. J’ai 47 ans. Mon parcours : je suis à l’origine haut fonctionnaire. Ensuite, j’ai rejoint le groupe Canal+ où j’ai passé quatre années, puis j’ai été PDG d’Europe 1. En 2011, je suis arrivé dans la distribution spécialisée pour devenir PDG du groupe Fnac. Nous avons été cotés en bourse deux ans plus tard. Quelque trois années ensuite, nous avons réalisé une opération de fusion en rachetant Darty, contre, à l’époque, Steinhoff Conforama. Nous avons constitué le Groupe Fnac Darty. Il y a deux ans, j’ai rejoint le groupe Carrefour – deux ans presque jour pour jour – en qualité de PDG. Mes éléments de rémunération – vous vous en doutez – sont publics. Contrairement à d’autres acteurs, nous sommes un groupe coté donc bien sûr, soumis à des obligations fortes de publicité et de transparence de l’ensemble de ses informations. Je gagne 1 500 000 euros de rémunération fixe qui peuvent être augmentés d’une rémunération variable qui peut atteindre 165 % de cette rémunération fixe, et qui sont liés à l’atteinte d’objectifs à 80 % de nature économique et financière. Je suis également attributaire de plans de longs termes de rémunérations qui sont en gros des actions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je tiens quand même à rappeler que j’ai reçu un e-mail il y a à peu près deux heures m’indiquant votre présence. Je suis donc très heureux qu’au dernier moment vous ayez pris la décision de finalement venir devant la représentation nationale, ce qui est pour moi quelque chose de normal. En tant que bon citoyen, on se doit de respecter les demandes de la représentation nationale que nous sommes aujourd’hui.

Je suis préoccupé aussi. Je me suis dit : « C’est bizarre, M. Bompard n’a pas l’air de vouloir venir , alors que je me rappelle vous avoir vu à l’époque lors de la commission d’enquête sur Lactalis, parce que j’étais également rapporteur. Je me suis dit : « M. Bompard est peut-être plus spécialisé dans la sécurité alimentaire , puisque je ne me rappelle pas avoir eu autant de problèmes pour vous faire venir.

Comme le simple parlementaire que je suis, je suis allé sur Wikipédia regarder votre CV et j’ai un très grand respect pour la carrière que vous avez. Ce que je vous dis n’est pas du tout un trait d’humour.

À la base, je suis moi-même entrepreneur et je ne peux que respecter votre CV. Je me suis dit : « On va parler finances ». Je ne comprenais pas pourquoi vous ne souhaitiez pas venir devant nous aujourd’hui. Je vous remercie, puisque vous êtes présent.

Je tiens juste à vous rassurer, parce que j’ai senti un peu d’amertume dans vos propos liminaires. Je voulais vous rassurer, en tant que rapporteur, je crois au modèle de la grande distribution. Je fais partie des rares parlementaires qui croient au modèle hypermarché. Je crois en l’expérience client. Je ne crois pas au « tout Amazon ». Je ne crois pas au « tout Internet ». Je crois aussi aux circuits courts et à la vente directe. Que les choses soient très claires, entre vous, entre la grande distribution en règle générale, le monde industriel et le rapporteur que je suis, je serai impartial et vous connaissez ma tendance à la croyance au modèle de la grande distribution.

Concernant les chiffres que vous nous avez annoncés, monsieur le PDG, j’estime que vous avez quand même fait preuve d’un tour de passe-passe de chiffres. Je tiens à rappeler, pour les personnes qui nous regardent, que le produit le plus connu au monde, c’est le Coca‑Cola. Coca-Cola, c’est trois fois moins de chiffre d’affaires que le groupe Carrefour. Vous parliez de Danone. Danone est quatre fois plus petit que le groupe Carrefour. Si l’on prend notre fleuron national dont tout le monde parle, Lactalis, c’est presque cinq fois plus petit que vous. Tout à l’heure, vous nous disiez : « On a un gros problème avec Danone, qui fait tant, et nous, en magasin, on ne fait qu’un très faible chiffre d’affaires », mais je vais vous poser une question. Aujourd’hui, combien le « roi du pain », le « roi des céréales pour le matin » et le « roi de l’eau » représentent sur le chiffre d’affaires d’un magasin ? Nous le savons : entre 0,2 % pour ce que je viens de vous annoncer et 0,6 % du chiffre d’affaires d’un magasin. Notre fleuron français, Lactalis, représente pour un magasin environ 3 à 4 % – suivant les magasins – du chiffre d’affaires d’un magasin. Oui, quand il y a pressions, on est légitimes à se poser cette question : est-ce au final la grande distribution qui met une pression à l’industriel, ou est-ce l’industriel ? Au regard de ces chiffres, qui sont, pour la plupart des industriels, inférieurs à 1 %, je me pose la question. Nous avons mené des auditions avec le président et les autres commissaires, en commençant par le monde agricole industriel et nous finissons avec le monde de la grande distribution. Il n’y a aucun a priori. Dans les propos liminaires, je sentais quand même une petite touche d’amertume sur les auditions passées, mais croyez-moi, on va continuer. Certains auront peut-être aussi cette touche d’amertume. En rien je ne souhaite détruire le modèle de la grande distribution.

Ma première question, monsieur le PDG, est sur le chiffre d’affaires global Carrefour France – ce qui nous importe aujourd’hui à l’Assemblée nationale: quelle est la part du chiffre d’affaires qui est signée en déflation ? Car je ne suis pas du tout d’accord avec ce que vous avez dit tout à l’heure. Je suis opposé, et j’ai moi-même cette fois une petite touche d’amertume dans les mots que vous avez utilisés, car pour vous, les prix bas n’ont pas amené le monde agricole à souffrir. Je vais vous dire une chose. Quand, au bout de trois ans, quatre ans, cinq ans, 50, 70 % de votre chiffre d’affaires part en déflation, je peux vous assurer une chose, c’est qu’au bout de la chaîne, l’agriculteur ne voit pas son prix monter. Peut-être que l’industriel gagne bien sa vie, je sens aussi une touche de jalousie à ce que l’autre gagne plus que soi-même. Mais la réalité économique est là. La déflation, j’en suis persuadé, monsieur Bompard, que vous opérez depuis des années ne va pas spécialement dans le bon sens du monde agricole.

M. Alexandre Bompard. Première chose, je suis ravi d’être ici. Vous m’avez beaucoup rassuré dans la réponse à mon courrier puisque vous m’avez dit que vous vouliez en effet parler de la vision économique et stratégique du secteur, c’est ce que l’on est en train de faire. Je crois que c’est plutôt ma place et que je peux vous apporter quelque chose. Le but du jeu est que cela soit efficace pour vous.

Vous avez utilisé en fin de votre propos le terme de « réalité économique ». Voyez‑vous, monsieur le rapporteur, vous avez été entrepreneur. Quand vous étiez entrepreneur, je suis sûr que vous regardiez la manière dont votre chiffre d’affaires se développait – c’est l’activité commerciale –, comment cela marchait. Mais ce n’était pas le développement de chiffre d’affaires qui vous fragilisait ou qui pouvait faire qu’un beau matin vous mettiez la clé sous la porte. C’était votre résultat économique et c’était la situation de votre trésorerie. On ne mesure pas la puissance d’un groupe au montant de son chiffre d’affaires. Si c’était le cas, je pèserais autant, jusqu’à il y a 18 mois, qu’Amazon. Amazon fait 40 fois, 50 fois selon les semaines, la capitalisation de Carrefour.

Vous parliez des grands industriels mondiaux. Si c’était le cas, j’aurais une capitalisation boursière, puisque c’est un juge de Paix économique de la puissance, de la bonne santé, de l’avenir, etc. Elle serait supérieure à celle de Danone. L’est-elle ? Bien sûr que non. Coca-Cola ? Bien sûr que non. Procter & Gamble ? Bien sûr que non. Nestlé ? Bien sûr que non. Les grands acteurs de la distribution française sont des nains économiques à l’égard de ces industriels. Ce n’est pas le montant du chiffre d’affaires qui fait la puissance d’une entreprise, c’est son équilibre, sa profitabilité, sa croissance organique. C’est l’ensemble de ces éléments-là. Vous disiez : « Je comprends le terme ». Ne croyez pas que je suis agacé. J’ai été parfois triste des débats que vous avez eus, mais là c’est le nouveau converti à la grande distribution qui vous parle, je dois avoir une passion naissante. Lorsque l’on travaille dans la grande distribution, que l’on voit les 300 métiers que font les femmes et les hommes – nous avons 400 000 collaborateurs dans ce groupe – et que nous avons parfois le sentiment que ces 300 métiers sont résumés au montant des marges, à « On écrase l’industriel, la PME, ou l’agriculture », ce qui n’est absolument pas le cas de ces métiers, parfois, on a un peu d’agacement ou de tristesse pour les équipes. Ce sont des métiers.

Je vous remercie d’avoir dit avec beaucoup, j’en suis sûr, de convictions que vous n’étiez pas contre le modèle de la grande distribution. Non, nous ne sommes pas plus puissants que ces groupes-là. Tous les indicateurs économiques le montrent. Je vous citais ce chiffre, je suis peut-être passé un peu vite dessus : 18 % de profitabilité moyenne des 50 plus grands industriels mondiaux du secteur. Pour les meilleurs du secteur de la grande distribution, c’est 2 %. C’est le juge de paix de la puissance économique. Non, nous ne sommes pas à égalité sur ce terrain-là. Nous sommes même bien loin. Comme je sais que ce secteur vous passionne, si vous regardez un peu l’état de la grande distribution dans le monde, vous mesurez, France incluse, le nombre de grands acteurs dont on se disait : « Ils font 10, 20, 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires », mais qui sont en difficulté, qui licencient, qui sont en phase de restructuration, ou qui parfois disparaissent. C’est un secteur qui est en proie, parce qu’il y a des difficultés, à des transformations extrêmement délicates à mener avec des risques de sinistralité très forts.

Pour répondre à votre question sur la déflation. Vous savez quel est mon métier, je vous le disais, dans un contexte de concurrence. Pardon, monsieur le président, mais ce n’est pas un cartel ; ce n’est pas un oligopole ; là non plus ce n’est pas la définition du cartel ou de l’oligopole. Quand huit acteurs font plus de 8 % de marché, qu’ils se mènent une compétition tous les jours, c’est de la concurrence quasi pure et parfaite. Il n’y a pas de secteur où il y a autant de concurrence pure et parfaite que le nôtre. Donc quand huit acteurs se font une compétition tous les jours pour attirer les clients, les faire venir, les fidéliser, etc., quand huit acteurs se font une compétition comme cela, que nous demandent les clients ? Ils nous demandent le bas prix, parce qu’il y a la contrainte de pouvoir d’achat que vous parlementaires vous connaissez mieux que quiconque. Vous connaissez cette contrainte, c’est ce qui nous a conduits aussi le 17 novembre dernier, à travers cet épisode très difficile pour notre pays, à prendre conscience du poids, de la prégnance de ces contraintes de pouvoir d’achat. Donc les clients nous demandent des prix bas. Ils nous demandent de la qualité, et c’est le formidable mouvement d’aspiration à la qualité alimentaire aujourd’hui. Et puis ils nous demandent, vous avez raison, c’est le troisième élément, de la responsabilité dans la relation avec le producteur. Le producteur agricole n’est pas notre ennemi. Je vous parlais des filières qualité, c’est extraordinairement important pour nous. Nous avons besoin d’un monde agricole qui va bien. J’achète pour un milliard d’euros, rien que pour le groupe Carrefour, de produits agricoles. J’ai besoin d’une agriculture française qui va bien. C’est absolument nécessaire.

Venons-en à inflation ou déflation. Venons-en au fond à la manière dont sont structurées ces opérations. Je suis industriel, je viens voir un jour – enlevons les centrales, ce sera plus simple – Carrefour. Je dis : « Voilà, moi j’ai une inflation de 5 %. Je propose 5 % d’augmentation. » Moi, mon objectif, ce n’est pas de transmettre ces 5 % au consommateur final. Sinon, si je fais le même exercice, moi aussi, comme j’ai des coûts aussi qui augmentent chaque année, moi aussi j’ai 5 % d’inflation, vous le mesurez bien : j’ai l’augmentation des matières premières, l’augmentation du coût du travail. Bref, nous avons les uns et les autres de l’augmentation de coûts. Notre travail, c’est d’abaisser, de compenser, par des plans d’économie ou par des gisements de productivité ou par nos organisations, ces éléments-là. L’industriel, quand il y a une augmentation de coût, de la matière première, c’est à travers sa taille de faire le travail qui lui permet de se retrouver dans un bon équilibre économique autour de 0,1 %. Comme moi, exactement de la même manière, je dois être capable de compenser mon augmentation naturelle de 5 % pour arriver à un prix assez stable. Au fond vous le voyez, les coûts alimentaires depuis 10 ans, les prix alimentaires, ont évolué comme l’inflation dans notre pays. Ils n’ont pas baissé. Ils ont été au même niveau, une inflation autour de 0,1 %. Notre travail d’industriel et de grand distributeur, c’est à travers nos organisations, nos volumes, nos opérations de productivité, notre meilleure organisation, d’arriver à compenser l’augmentation des prix de matières premières éventuelles, pour arriver à une inflation zéro, que nous demandent les consommateurs et le client final. Ils nous le demandent, évidemment, parce que la contrainte du bas prix est importante. C’est comme cela qu’on arrive à ce 0,1 %.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’entends le discours que vous donnez, vous feriez un très bon homme politique, mais vous n’avez pas répondu au montant. Vous me dites qu’effectivement l’objectif est d’être proche de cette inflation : 0 à 1 %. Je vais vous le donner le chiffre si vous ne l’avez pas, parce qu’on a eu votre centrale d’achat.

M. Jérôme Hamrit, directeur marchandises de Carrefour France. Autour de zéro. Je sais que vous avez eu nos collègues d’Envergure. Nous avons à peu près 40 % des contrats qui se terminent en légère déflation. J’insiste sur le point que mentionnait Alexandre, c’est‑à‑dire que ce sont des déflations qui sont très contenues. Vous n’avez pas posé la question « qu’est-ce qui est en dessous de moins de 0,5, moins de 0,6 ou ainsi de suite . À la fin de l’année, ce que Laurent allait vous dire : on va terminer, notamment sur les filières qui ont des produits agricoles derrière, sur quelque chose qui est très proche de zéro en moyenne.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’avais bien reposé cette question il n’y a pas très longtemps à votre centrale d’achat. Je ne parlais pas des contrats. Je parlais de la masse échangée du chiffre d’affaires. Parce que sur le nombre de produits, cela ne veut rien dire. Il faut parler du volume, et sur le volume que l’on a eu en échange, on nous expliquait qu’en gros à peu près 60 % du volume échangé avec l’industrie de l’agroalimentaire avaient été signés en déflation. C’est cela que je veux vous dire.

Sur le volume, il y a plus de parts de vos achats signés en déflation qu’en inflation. Et là je vous parle de déflation, je ne vous parle même pas du « flat ». Sur le volume en inflation, le retour que l’on a eu, c’est que oui, vous étiez en inflation. Pour cela, je me félicite de la grande distribution, les circuits courts, quand vous faites vivre l’économie locale, vous êtes en inflation. Mais cela représente entre 1 et 2 % de votre chiffre d’affaires. Sur les PME, vous êtes en « flat » ou en inflation, cela représente en gros 5 à 10 % suivant les magasins, du chiffre d’affaires. C’est-à-dire que sur tout le reste, vous êtes, d’après ce que j’ai eu en audition, en déflation. C’est cela que je veux vous dire, monsieur Bompard. C’est pour cela que je vous dis que vous feriez un bon homme politique. Le message est clair et beau. La réalité caractérisée est tout autre. La réalité est caractérisée : c’est de la déflation à - 1,5, -2 %. Cette addition de déflation, c’est ce que l’on comprend, mais peut-être que vous avez d’autres chiffres à nous fournir.

M. Jérôme Hamrit. Permettez-moi de vous donner d’autres chiffres en effet. Si l’on prend le chiffre des filières alimentaires – temporairement et je peux y revenir après, j’exclus les produits de Droguerie, Parfumerie et d’Hygiène (DPH) –, si vous prenez l’intégralité de nos dépenses à l’achat, et j’entends bien que vous souhaitez différencier le nombre de contrats de l’assiette d’achat, qui est une chose différente, nous allons avoir quelque chose d’assez équilibré. Je vous rappelle que mes collègues d’Envergure ne négocient que pour les plus grands groupes. Quand on étend à l’intégralité de la base achats de Carrefour – j’entends que vous me posez la question uniquement pour les marques nationales (MN), pour les MDD, je pourrai y revenir si vous le souhaitez – cela a trait avec la culture française. On va avoir quelque chose d’assez équilibré. C’est-à-dire que l’on va avoir quelque chose de l’ordre de 25 % de la masse achat qui va être en inflation, 20 à 25 % vont être « flat », entre - 0,1 et + 0,1. On va avoir un peu moins de 50 % qui vont être en déflation. Là où j’insiste beaucoup, c’est que sur ces métiers, on va avoir une déflation. Techniquement, on peut dire que c’est une déflation, parce que c’est inférieur à - 0,1, mais je vais avoir un nombre très minoritaire de masses à l’achat qui va être dans une déflation de l’ordre de 1,5 à 2 que vous mentionniez. Vraiment très peu. J’insiste aussi sur le temps long que mentionnait Alexandre, à savoir que sur un temps long – je suis dans ce métier depuis 20 ans – on a quelque chose qui est en réalité en moyenne assez « flat ».

Je tiens à rappeler quand même qu’il y a un lien qui est un peu plus indirect entre un agriculteur et un shampoing, mais sur le DPH en moyenne, en effet nous avons des inflations plus fortes qui sont enregistrées. Je ne peux pas exactement vous donner tous les mécanismes. Pour votre information, j’ai commencé ma carrière chez Procter & Gamble donc il me semble que je connais un petit peu ce monde-là. Il y a dans ce métier, des mécanismes de productivité, des capacités à générer des économies année après année, et des mécanismes d’innovation également qui permettent de générer ce type de déflation. C’est un monde un peu différent, le DPH. J’en viens, je crois que vous en venez également.

M. le président Thierry Benoit. Puisque nous évoquions Envergure, pouvez-vous nous indiquer la part des produits qui est négociée par Envergure pour le compte du groupe Carrefour ?

Deuxième question, monsieur le PDG, puisqu’on était dans le pilotage stratégique ou politique du secteur du commerce et de la grande distribution, comment expliquez-vous que la France soit le pays où les négociations et les discussions commerciales sont les plus rudes ? Ce mot, ou tout au moins cette description de la nature des négociations a été présentée à l’unanimité par l’ensemble de nos intervenants, qui nous a dit : « C’est en France que c’est le plus compliqué ». J’observe que vous êtes un nouveau venu, monsieur Bompard, dans le secteur de la grande distribution, mais malgré tout, vous vous êtes déjà forgé un nom aux côtés de l’autre grand nom de la distribution qu’est Michel-Edouard Leclerc. J’emploierais bien le mot de « caïd », ce n’est pas un mot péjoratif. Un caïd, c’est un chef, un manager juridique, financier, stratégique, économique. Il y a deux caïds de la distribution et de la communication du commerce en France. Le premier, c’est Michel-Edouard Leclerc, et puis il y a le jeune Alexandre Bompard qui vient d’arriver dans le secteur de la grande distribution, mais qui se forge une place.

Je ne suis pas comme le rapporteur, je ne déclare pas ma flamme pour la grande distribution, mais je n’ai rien contre. De nature, je suis très ouvert aux évolutions. Je comprends que le commerce, en un siècle, dans notre pays et dans cet espace du monde qu’est l’Union européenne, je comprends qu’il évolue, qu’il a évolué et qu’il est encore en phase de mutation. Et cela ne me crée pas de souci. Moi ce que je voudrais, c’est que dans cette affaire, tout le monde tire profit du commerce, ce que j’appelais « le juste et équitable » partage de la valeur ajoutée.

M. Jérôme Hamrit. Sur la première question, sur la part d’Envergure dans nos achats de marques nationales (MN), c’est de l’ordre de 80 %. Je reviens sur le point que j’évoquais tout à l’heure sur la MDD. Si l’on intègre l’intégralité des achats – nous avons la charge de l’intégralité des achats du groupe Carrefour en France – si l’on prend les MDD sur lequel nous devrions encore boucler l’année 2019 avec une évolution en inflation des prix à l’achat, cela nous donne pour la totalité du groupe Carrefour, « MN + MDD », une évolution positive des prix d’achat pour l’année 2019 versus 2018. Je pense que c’est intéressant à évoquer quand même, parce que cela veut dire que dans l’économie, nous ne générons pas une déflation globale.

M. Alexandre Bompard. Monsieur le président, je retiens donc que le terme « caïd » désormais n’est pas péjoratif.

M. le président Thierry Benoit. « Caïd » est à l’origine un mot arabe qui veut dire chef.

M. Alexandre Bompard. Absolument. Je le prends avec le plus grand sourire.

M. le président Thierry Benoit. Après 27 minutes de propos liminaire…

M. Alexandre Bompard. Vous ne l’avez pas trouvé trop long, ce propos liminaire ? J’ai essayé de répondre à certaines de vos questions.

M. le président Thierry Benoit. Non. Cependant, j’ai bien enregistré ce que c’était qu’un chef. D’ailleurs, c’est pour cela que vous êtes le PDG. « Caïd » n’est pas péjoratif et c’est pour cela que je l’ai rappelé.

M. Alexandre Bompard. Je l’ai pris avec le sourire. Je vais essayer de répondre à votre question parce qu’en effet, vous avez raison, c’est une bonne question. Au fond, pourquoi, dans un secteur où il y a autant de discussions partenariales entre les uns et les autres, autant de sujets de développement commun, de relations commerciales, d’innovations sur les produits, etc., comment cet objet de négociation annuelle donne-t-il lieu à une telle sensibilité ? Vous avez raison, je suis certain qu’un certain nombre des personnes qui se sont succédé à ce micro vous disaient la vérité en disant : « Dans d’autres pays, nous ne ressentons pas cela ». Souvent, j’ai tendance à penser que c’est assez largement lié à ce cycle annuel qui est un peu particulier. Vous savez que dans la plupart des autres pays où nous nous trouvons, on a une espèce de négociation permanente non ritualisée. C’est le seul avantage quand vous rejoignez un secteur, vous avez un regard un peu nouveau sur ces sujets-là. Vous avez l’impression qu’il y a un peu un rite de la négociation avec son point de départ, sa crise paroxystique et son dénouement, dans 99,9 % des cas, dans de bonnes conditions.

Vous avez un élément un peu paroxystique qui est lié aux rituels de la négociation annuelle. Je crois que cela joue beaucoup. Le fait que cela soit très concentré, que tout le monde connaisse les dates, que vers le 15 janvier il y ait forcément un article de presse pour dire : « Cette année les discussions sont particulièrement difficiles, encore plus difficiles que l’année précédente ». Ce n’est pas ce que l’on vit dans les autres pays parce que la négociation est un peu permanente.

Je m’en félicite parce que j’aime la Représentation nationale et j’aime la politique, comme vous me le disiez, je pense que l’on est un des seuls pays où ces sujets-là font l’objet parfois d’une interpellation de nature politique. C’est le poids du politique dans notre pays, qu’on ne retrouve pas forcément sur ces sujets-là dans d’autres géographies.

Le rite de la négociation et sa « calendarisation », et puis quelques éléments qui ont très probablement une faculté d’interpellation des uns et des autres qui sont de nature un peu différente. C’est ce que je ressens moi parce que, vous avez raison, on voit ces négociations dans tous les pays, mais je voulais vous ajouter juste un petit point, qui va vous éclairer sur cet élément précis. Vous vous en doutez, je connais les 80 patrons des fournisseurs d’Envergure ou ceux qui passent par Carrefour World Trade (C.W.T.) ou etc. Savez-vous combien de fois – je suis assez ouvert, je suis assez réactif de manière générale – mon téléphone sonne par an pour que l’un de mes collègues me dise : « Je voulais juste dire que les négociations, c’est terrible, c’est violent, c’est difficile, je ne m’en sors pas », d’après vous ? Je suis là depuis deux ans. J’ai connu deux campagnes, la première, on pourrait dire que je n’avais pas tant de coresponsabilités, la deuxième, je l’assume pleinement. Combien de fois diriez-vous ? Zéro.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous allez avoir un paquet d’appels en absence en sortant.

M. Alexandre Bompard. Mon téléphone sonne de la part des dirigeants sur bien d’autres questions, et parfois de mécontentement sur ce que nous faisons sur d’autres sujets. Mais ce que je veux dire, c’est que si vous demandez à un directeur commercial d’un industriel…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous leur avons posé la question.

M. Alexandre Bompard. Bien sûr, vous avez raison, et lui va le vivre comme quelque chose de très tendu, mais pour que cela remonte et que ce soit un vrai sujet qui mette en péril – puisque tout à l’heure vous parliez un peu de « péril » pour l’industriel... En réalité, ils ont le calme des vieilles troupes. Quand je parle au patron de Nestlé, ou de Danone ou de Procter & Gamble, il ne se dit jamais : « Mon Dieu, les négociations en France, quel problème pour l’industriel que je suis, la déflation de 0,5, comment est-ce que je vais faire ? » Pour eux, ce n’est pas un sujet. C’est de la négociation commerciale classique. Mais le rite fait qu’en effet il y a une sensibilité, une crispation, un élément un peu paroxystique. Je le regrette, parce que je crois que c’est très négatif.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cette interrogation que vous avez, je l’ai posée presque à chaque fois. J’ai presque eu tout le temps la même réponse. Le monde des patrons est un petit monde et tant mieux, au moins il y a de la communication. Si j’appelle, il va forcément redescendre l’information, mais dans ce cas la négociation est foutue. Donc c’est de la crainte. Certains l’ont fait avec certains de vos concurrents – moi j’estime qu’il n’y en a pas huit, mais quatre, mais nous aurons l’occasion d’y revenir. Pernod Ricard l’a fait. Coca l’a fait. Ils ont eu des problèmes. Et vous avez beau être tout là-haut, quand vous appelez, l’information redescend, et vous n’êtes plus dans le box de négociation, et la négociation se passe très mal. Ceux qui ont essayé ont eu tellement de soucis après pour rattraper le coup de téléphone, qu’ils n’appellent pas. Voilà le retour. Je réponds à cette interrogation puisque cette question-là, je la pose très souvent à huis clos. Tous ne m’ont pas répondu la même réponse, mais ils ont été nombreux.

M. Hervé Pellois. Je ne voudrais pas être redondant parce que des choses ont déjà été dites, mais je voulais quand même rappeler, pour m’intéresser principalement au monde agricole dans cette noble assemblée, qu’un certain nombre de propos que vous avez dits en préalable m’ont quand même un peu heurté. Si vous considérez que le fait de faire un milliard de chiffre d’affaires pour le monde agricole est quelque chose de bien, c’est vrai que l’on peut considérer que vous êtes un élément important, mais je pense que l’on va du producteur au consommateur, et que le producteur est quand même majeur dans cette situation. Tous les chiffres nous indiquent en ce moment que l’on a une perte de notre influence au niveau de l’agroalimentaire et de l’agriculture en France, ce qui est très dommageable. Les chiffres qui viennent d’être publiés montrent que notre déficit commercial en Europe, au niveau de l’Union européenne, est pour la première fois négatif de 300 millions, alors qu’il a été de sept milliards positif il y a six ou sept ans. Je ne suis pas sûr que les agriculteurs pendant ce temps n’ont rien fait, n’ont pas essayé de développer leur business, n’ont pas essayé de gagner en productivité. Ils font un maximum. Malheureusement, ils font un maximum souvent en reprenant des exploitations d’autres agriculteurs qui sont eux-mêmes en difficulté et on est dans une situation qui est très fragile. Le fait d’avoir la discussion que l’on a, où on a surtout une discussion jusqu’à maintenant en disant : « Il y a les géants de la grande distribution, il y a les multinationales », c’est bien. J’ai bien compris aussi qu’il y a des PME et des ETI, et notamment des ETI qui sont relativement spécialisées, qui ont des niveaux de marge qui sont absolument proches des vôtres. Mais quand on est une ETI industrielle, avec des niveaux de marge qui sont proches des vôtres, il ne reste pas grand-chose pour développer un business et faire de la recherche, et essayer d’innover. J’ai entendu le propos en disant que l’on faisait un petit effort supplémentaire sans doute vis-à-vis de certaines PME ou autres, mais il y a quand même un grand malaise dans nos PME et dans nos ETI que l’on rencontre sur le terrain. Moi je suis député breton, je peux vous dire qu’il y a une vraie difficulté. Eux me parlent de déflation, pas d’inflation au niveau des prix. On s’interroge pour savoir qui dit la vérité. C’est vrai que vous avez développé Carrefour avec un certain nombre de filières sur des éléments très précis. Vous avez développé des plus-values avec les agriculteurs. Cela s’est fait. Est-ce que ces plus-values sont suffisantes pour permettre une rentabilité des exploitations, je n’en suis pas sûr. Mais en tout cas, il y a un problème de fond. Même si aujourd’hui nous ne sommes pas là pour parler uniquement de l’agriculture, je pense que le milieu agricole est particulièrement le parent pauvre de la guerre que se jouent les grands distributeurs.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le PDG, il faut que nous abordions les points sensibles, c’est-à-dire le rôle d’Envergure, de C.W.T. ou encore comment se passent les négociations. L’objectif de la commission, c’est d’en ressortir plus intelligents avant qu’après.

M. Alexandre Bompard. Monsieur le député, quand vous avez cité le chiffre de Carrefour, ce que j’essaie de vous faire toucher du doigt, mais vous le savez puisque vous connaissez bien les territoires, c’est que deux tiers des débouchés de l’agriculture, c’est la grande distribution française. Le mode de commercialisation se fait principalement par la grande distribution française, donc l’idée que ce sont deux mondes qui s’opposent, ce n’est pas possible. Moi, j’ai besoin d’une agriculture française qui va bien. J’en ai vraiment besoin, et plus d’ailleurs les consommateurs, comme c’est le cas aujourd’hui, sont à la recherche de circuits courts, de produits locaux, de produits frais, plus j’ai besoin, sans doute plus qu’il y a 30 ou 40 ans, d’une agriculture qui va bien.

La transformation du modèle agricole français, vous la connaissez bien, il y a plein d’éléments qui aujourd’hui expliquent les difficultés de l’agriculture française. Vous les connaissez par cœur. Je lisais un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) avant de vous rejoindre. Il y a la non-concentration des terres, il y a le coût du travail, il y a les normes phytosanitaires, il y a l’adaptation de l’offre et de la demande et puis vous avez raison, il y a aussi la capacité à augmenter les prix. Vous avez vu qu’à la suite des États généraux de l’agriculture, on a dit qu’il ne s’était rien passé. Moi je ne crois pas. Je ne pense pas que du jour au lendemain, tout ait changé, ce n’est pas le cas, mais les augmentations ont été passées sur un certain nombre de filières. On dit qu’il n’y a que le lait. Oui, mais que n’aurait-on dit s’il n’y avait pas eu le lait ? Il y a des efforts qui sont faits et qui ont été faits, pas seulement par Carrefour, mais par tous les acteurs pour passer des augmentations. Pour Carrefour par exemple, nous avons augmenté de 35 millions d’euros ce que l’on versait aux producteurs laitiers, à la suite des ÉGA. Il y a eu aussi une initiative récente, vous le savez, sur le porc, et dans bien d’autres domaines. Est-ce que c’est assez ? Vous avez raison, ce n’est pas assez. Est-ce que les filières agricoles qui ont inventé les filières qualité Carrefour sont assez ? Ce n’est pas assez, mais on est très largement leader dans ces domaines-là. Il y a 25 000 producteurs et éleveurs avec qui on travaille toute l’année en contractualisant et en enlevant ce qu’est le cauchemar de l’agriculteur : « si j’ai une variation des volumes et des prix, qu’est-ce qui va se passer pour moi ? ». On a pluriannualisé, c’est sur la durée, et on les aide à opérer cette conversion nécessaire qu’ils ont envie de faire, qui est la conversion vers le bio. Est-ce que tout est parfait ? Évidemment que non. Est-ce que la relation est parfaitement aplanie ? Évidemment que non. Est-ce que cela va dans le bon sens ? Est-ce que c’est une priorité ? Est-ce qu’il y a des signes tangibles que nous avançons sur ces sujets ? Vraiment, oui.

Mme Cendra Motin. Monsieur Bompard, dans votre programme « Act for food », vous expliquez que vous voulez être le leader de la transition sur l’alimentation, pour plus de qualité. Vous faites dans votre marque de l’innovation, vous faites du bio. Bien évidemment, vous êtes conscients que cela a un prix et qu’il y a une différenciation nécessaire, puisque quand on fait du commerce, on cherche aussi à différencier ces produits, et donc vous travaillez sur cette différenciation. Vous savez que cela nécessite des investissements de la part aussi des partenaires agricoles, notamment pour l’alimentation. Cela nécessite des investissements de la part de vos partenaires agricoles. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi vous le comprenez pour vous, et vous ne l’acceptez pas pour des industriels qui, eux aussi, ont ce type de démarche, qui eux aussi ont cette différenciation et cette valorisation à faire valoir, qui eux aussi travaillent avec des producteurs ?

Quelque part, l’enchaînement de nos auditions nous dit plutôt la crainte qu’ont les producteurs, qu’ont des industriels, à ne pas pouvoir valoriser auprès de vous ces innovations, cette qualité. Tout cela pour défendre aussi les consommateurs, c’est ce que vous dites vouloir faire. J’ai du mal à comprendre cette antinomie que vous avez entre votre propre démarche et celle que peuvent avoir des industriels qui, comme l’a dit monsieur le rapporteur effectivement, mais parce que c’est le modèle de la grande distribution, représentent chacun une toute petite partie de ce que vous vendez, puisque c’est le modèle même de la grande distribution. Mais effectivement, nous n’oublions pas que vous êtes pour ainsi dire leur seul canal de distribution, puisque la grande distribution, c’est entre 90 et 95 % du mode de distribution qu’ont tous ces industriels.

Enfin, j’aurais aimé vous entendre rapidement sur votre stratégie de développement sur les territoires. Vous nous parlez des territoires. Si vous pouviez nous rappeler combien d’hypers, combien de supers, comment vous développez aussi les petites surfaces ? Parce que s’il est facile pour un directeur d’un hyper ou d’un super de faire du circuit court, j’aimerais comprendre comment vous comptez continuer à développer ce type de démarche avec des toutes petites surfaces urbaines.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur le PDG, vous n’avez pas répondu tout à l’heure à ma question. Pour rebondir sur les problèmes des industriels et du monde agricole, 50 % du monde industriel dans l’agroalimentaire en déflation, 25 % flat, 70 % du monde industriel en DPH en déflation. Vous l’avez très bien dit tout à l’heure, tout augmente. Quand on signe en déflation, comment ces gens-là font-ils pour investir en R et D ? Comment ces gens-là font-ils pour augmenter leurs salariés ? Comment ces gens-là font-ils pour développer de nouveaux produits ? Sachant que cette déflation-là et ces chiffres, nous les avons, ils sont légèrement différents, mais très proches. C’est comme cela depuis cinq ans.

M. Alexandre Bompard. Vous avez raison, madame la députée, l’innovation, la montée en gamme, la transition alimentaire pour tous sont l’affaire de tous les acteurs, évidemment pas la grande distribution toute seule, pas Carrefour tout seul. Cela impose que l’agriculteur opère et qu’on l’aide à opérer cette conversion au bio et que les industriels jouent leur rôle d’innovateur sur le marché et ils le font bien sûr. On a la chance d’avoir des industriels partout dans le monde qui ont conscience de cette aspiration-là, qui ont conscience de son potentiel économique et qui mènent ce combat-là, d’ailleurs parfois pour des raisons de responsabilité d’entreprise. Prenons une entreprise française comme Danone, qui a mis vraiment ce sujet au cœur de son modèle.

Là où je ne suis pas totalement de votre avis, c’est que l’innovation, et c’est bien naturel, nous sommes prêts à la financer, à la payer. C’est plus cher, un produit d’innovation. Je vais vous donner un chiffre, la part de marché de Carrefour sur les innovations est supérieure de 30 à 40 % à sa part de marché naturel. Faites-moi confiance, si vous parlez aux acteurs industriels et vous leur dites : « Quand vous faites de l’innovation, quel est l’endroit où vous la présentez de manière préférentielle ? Quelle est l’entreprise qui l’accueille le plus facilement ? » C’est le groupe Carrefour. Nous sommes l’enseigne de l’innovation produit, nous l’avons toujours été. C’est la marque de fabrique. Cela l’est encore plus, à travers la transition alimentaire, et cela a un coût, cela veut dire des prix un peu supérieurs.

Après, j’ai une deuxième mission. Mon objectif est que la transition alimentaire ne soit pas un phénomène de bobos parisiens, qu’elle soit accessible à tous. Cela veut dire que mon travail – et cela rejoint votre question sur la déflation ou l’inflation – consiste à ce que les prix soient certes plus élevés que le prix conventionnel, que le prix biologique soit toujours plus élevé que le prix conventionnel, mais pas trop élevé pour que le plus grand nombre des clients aient accès à ces produits.

Pour répondre, monsieur le rapporteur, à votre question, quand je regarde L’Oréal, quand je regarde, Procter & Gamble, quand je regarde ces groupes-là qui sont censés souffrir de la déflation, je vous assure, j’ai l’impression qu’elles ont encore des capacités d’investissement en R&D – et je m’en félicite, ce sont des partenaires –, des capacités à faire du développement économique, à ouvrir partout dans le monde, etc., absolument exceptionnelles. Il n’y a aucun de ces acteurs-là qui se retrouvent fragilisés parce qu’éventuellement les équipes achats auraient fait un - 0,5 % sur une catégorie.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Même l’alimentaire ?

M. Alexandre Bompard. Cela dépend des acteurs, par nature.

Au fond, elles se présentent dans une négociation à + 5. Moi, je me présente dans une négociation à - 5. On sait très bien qu’il y a un point d’équilibre. Je parle pour les grands groupes, elles n’ont pas besoin d’un + 3, +4, pour avoir un équilibre économique, sinon elles n’auraient pas 20 % de profitabilité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La logique que vous avez, vous êtes nombreux à l’avoir, même si vous êtes peu nombreux dans la grande distribution en France : « puisqu’elles ont, on peut continuer d’aller chercher ». Moi, j’ai été critiqué parce que j’avais dit : « Il n’y a pas de honte à gagner de l’argent en France . Parce qu’il n’y a pas de honte à gagner de l’argent en France, j’avais même proposé un amendement, qui est passé, pour que les patrons de plus de 1 000 employés déclarent leur salaire. Parce que j’estime qu’il n’y a pas de honte à gagner de l’argent en France. On doit être fier de ce que l’on gagne. Mais là vous me dites : « Ils gagnent, donc on peut y aller ». 75 % de vos achats sont signés en déflation ou en « flat » depuis cinq ans, tout augmente. J’aimerais que vous m’expliquiez avec l’expérience et la carrière que vous avez et les réussites qui ont été les vôtres, comment, avec moins, on peut faire plus.

M. le président Thierry Benoit. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment se passent les négociations, avec qui on négocie lorsque l’on veut vendre des produits chez Carrefour ? C’est-à-dire l’articulation entre Carrefour, la centrale nationale Envergure, et la centrale internationale, C.W.T.

M. Alexandre Bompard. Vous avez raison, il n’y a pas de honte à ce qu’il y ait des grands groupes français de l’industrie agroalimentaire qui se portent bien, qui se développent et qui conquièrent le marché. Et moi, ma mission, ma responsabilité, c’est d’assurer la pérennité et le développement du groupe Carrefour. Un secteur qui, vous l’avez compris, est aujourd’hui en proie à des transformations, des mutations, des difficultés extraordinairement importantes. Je dois concilier des objectifs – je le disais tout à l’heure – qui peuvent apparaître contradictoires, c’est ma mission.

Quand les équipes négocient avec Nestlé, elles savent quel est le niveau de tension économique qui est le nôtre, et donc il faut que le modèle puisse se développer. Moi aussi j’ai de l’inflation, l’énergie augmente, les coûts du travail augmentent, les loyers augmentent. J’ai une inflation naturelle de 3 %. Je vais vous redonner l’exemple de tout à l’heure. Si je transmettais le + 5 de l’industriel, que j’ajoutais mon inflation naturelle, et que je le transmettais au consommateur, cela ferait + 8. Est-ce que vous pensez que le modèle économique français en macroéconomie tiendrait à + 8 ? On a 0 ou 1 % d’inflation dans ce pays. Si on a 1 % d’inflation en moyenne depuis dix ans, on a aussi 1 % ou 0 % sur les produits alimentaires. Je vous assure que quand je vois l’état – et je m’en félicite, parce que j’ai besoin d’une industrie agroalimentaire qui va bien – je vous assure qu’avec le 0 ou le 1 %, ils arrivent à faire un développement économique de leur groupe de manière extraordinairement réussie.

M. Laurent Vallée, secrétaire général Carrefour France. Vous avez auditionné les équipes de C.W.T. et les équipes d’Envergure. Je crois qu’ils vous ont indiqué que C.W.T. ne négocie pas, n’achète pas. Ce n’est pas un échelon d’achat. C’est assez clair, je crois. Envergure a un périmètre défini d’un certain nombre de fournisseurs, 82 alimentaires et non alimentaires, 69 pour l’alimentaire et le reste est non alimentaire, vous devez savoir tout cela maintenant. Donc ils ont ce périmètre en charge. Le reste des fournisseurs est géré par Carrefour France. S’agissant de l’articulation ou des questions que vous avez sur l’articulation éventuellement entre Envergure et l’échelon France, Jérôme Hamrit qui est directeur des marchandises France et qui pilote les équipes « Achats » pourra mieux vous répondre sur les points d’articulation qui faisaient partie de vos questions.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le PDG, Carrefour est fondateur de C.W.T. : Carrefour World Trade. On peut imaginer que vous avez des responsabilités dans cette organisation, et puisque nous parlions de pilotage stratégique, quel rôle, quelle mission incombe finalement à C.W.T. ? La centrale internationale, puisque C.W.T. ne fait pas d’achats.

M. Jérôme Hamrit. En effet, je suis en charge de la marchandise pour la France. Je ne peux pas vous parler de C.W.T. qui est à l’international et dont je ne m’occupe absolument pas. Pour la France, je peux vous répondre sur des points techniques sur l’articulation entre Envergure et nos services. Et puis il y a tout un tas d’achats auxquels on procède sans lien avec Envergure.

Je rappelle juste les grandes répartitions, il y a en effet, comme le rappelait Laurent, à peu près 82 ou 83 fournisseurs, de mémoire, qui sont négociés par Envergure. L’énorme majorité des contrats, mais qui représente en effet une masse moindre à l’achat, est négociée directement par mon équipe sans être négociée par envergure.

Je reviens également sur la MDD, car nous parlons beaucoup de MN, mais vous savez que nous avons comme cap d’essayer d’avoir plus d’un tiers de nos achats en valeur de nos ventes, en valeur qui passent pour la MDD, c’est également au sein des équipes de Carrefour France et groupe que cela se passe. Il y a cette répartition. Je précise également qu’une partie – et cela fait écho à la question de madame Motin – de nos équipes à l’achat sont distribuées en région. C’est quelque chose que l’on a développé et déployé au cours des dernières années et qui nous permet justement d’accompagner les producteurs locaux et régionaux au plus proche des territoires et dans les petits magasins pour lesquels il n’y a pas un directeur de magasin qui peut se déplacer pour prendre le contact direct.

Une fois que j’ai positionné les responsabilités des uns et des autres, le lien avec Envergure, qui je pense, vous intéresse plus, il est assez simple. Nous, département marchandises France, nous avons la politique commerciale de Carrefour en responsabilité. Une des responsabilités de mon équipe est de définir commercialement quels types d’assortiments, quels types de catégories on veut développer, dans quelles marques on croit que l’on peut le plus se développer. Moi, je transmets des possibilités de plan d’affaires à Envergure. Il y a un négociateur d’Envergure qui – ce plan d’affaires permettant de dynamiser les marques au sein de Carrefour France – négocie sur la base de ce plan d’affaires et convient d’un prix d’achat qui sera contractualisé par mon équipe et qui va être, derrière, activé pendant toute l’année parce qu’il y a un moment dans l’année où l’on convient d’un prix d’achat, puis d’activer à chaque commande.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Bompard, sur CWT.

M. Alexandre Bompard. Je vais répondre à madame la députée, je ne vous ai pas répondu sur le nombre. Nous avons à peu près 250 hypermarchés en France. Le reste des formats – puisque nous sommes le seul groupe totalement « multiformat » – ce sont des supermarchés, Carrefour Market. Et après, ce sont des magasins de proximité, soit généralistes sous différentes marques, soit spécialistes aujourd’hui autour du bio. La transformation que nous sommes en train d’opérer et contrairement à ce que font d’autres acteurs nous croyons en l’hypermarché. C’était très agréable d’entendre les propos que vous avez tenus tout à l’heure sur les hypermarchés. Je crois que l’hypermarché a un avenir, mais sa transformation est évidemment hautement nécessaire. L’hypermarché de 20 000, 25 000 à 30 000 m² où l’on venait passer trois heures le week-end n’est plus le mode de consommation privilégié, mais l’hypermarché comme lieu où sont présents à la fois les producteurs locaux, les circuits courts, où l’offre de produits frais est là, où il y a des services nouveaux, où il y a de la restauration, etc., moi, j’y crois. Nous avons engagé une transformation de l’hypermarché, pas une fermeture de nos hypermarchés. On y tient beaucoup. On est dans une transformation de ce modèle-là et dans une accélération des formats de petite taille. Nous avons annoncé ouvrir 3 000 magasins, dans le monde, dont un tiers en France, des magasins de petite taille d’ici à 2022. Nous sommes absolument convaincus que Carrefour n’est pas seulement l’hypermarché, c’est aussi des magasins de proximité, c’est aussi des supermarchés qui conviennent parfaitement à nos clients urbains. C’est ce maillage extraordinairement complet d’offres multiformats que nous proposons à nos clients.

M. Laurent Vallée. Sur C.W.T., je ne sais pas quelle est la nature de vos interrogations après l’audition. Je comprends qu’il a été beaucoup dit que nous vendions du vent, que c’était totalement fictif. J’ai entendu cela.

Monsieur Richard Panquiault, président de l’Ilec, a explicitement dit au cours de son audition qu’à C.W.T., il y avait des services qui fonctionnaient. Cela ne doit pas être que du vent ! Depuis 30 ans, avec les industriels qui sont là, je trouverais curieux que depuis 30 ans ils payent pour du vent.

En plus, je trouve qu’il y a des services innovants qui sont chez C.W.T. Il se trouve que j’ai dans mon périmètre la responsabilité sociale de l’entreprise, et je vais vous prendre un exemple qui est en train de se développer grâce à C.W.T. Je prends l’exemple d’une initiative qui a été faite par Carrefour et un industriel, Procter & Gamble, et qui est née chez C.W.T. La beach bottle est une bouteille qui a été faite à partir de plastique recyclé et recueilli sur les plages. Cela a été lancé en 2016 ou en 2017. Cela a été une initiative d’un partenariat entre un très grand industriel et Carrefour, autour d’une initiative innovante, de dire : il y a un sujet qui monte. C’était il y a trois ans, on ne parlait pas du plastique autant qu’aujourd’hui. Ils viennent voir un grand distributeur mondial pour une initiative qui demande un peu de taille et un peu de volume, parce que vous n’allez pas faire cela sur un seul territoire ou sur très peu de magasins. Ils viennent pour discuter avec Carrefour, TerraCycle, qui est une entreprise spécialisée dans le recyclage nous appuie, que Carrefour connaît, on construit ce partenariat avec Procter et Gamble et on le déploie en exclusivité chez Carrefour. Et là, en plus de ce que je comprends – je n’étais pas là, j’en parle d’autant plus aisément, et c’est d’autant plus facile pour moi de le dire – à l’époque en réalité, quand C.W.T. discute et négocie cette proposition qui est conclue avec un industriel pour déployer une innovation, pour déployer un service que possiblement Carrefour est seul à pouvoir rendre et à travailler avec lui, quand ils viennent voir le directeur des marchandises France – ce n’était pas Jérôme Hamrit à l’époque – ils viennent le voir en lui disant : « Il y a une référence supplémentaire, il y a une bouteille grise, on n’est pas sûrs que cela va se vendre », et je crois que c’était 18 000 bouteilles. En réalité, le directeur « marchandises France » n’était peut-être pas très content d’avoir cette proposition qui avait été négociée au niveau de C.W.T. Aujourd’hui, on a des partenariats avec les industriels, certains vont se faire, certains ne vont pas se faire, qui vont ressembler à cela, sur des choses innovantes, sur des choses différentes. Parfois, cela ne se fera pas, parce que là pour le coup on travaille ensemble, et cela ne peut se faire qu’avec un grand industriel mondial, avec un distributeur de taille mondiale. C.W.T. notamment sert à cela. Donc je crois qu’avoir beaucoup dit que cela ne servait à rien, avoir beaucoup redit qu’on ne payait pas le prix...

J’ai aussi entendu dire qu’il n’y avait que 20 personnes pour un chiffre d’affaires incroyable. C’est ce que j’ai cru comprendre lors de l’audition. C’est comme si vous me disiez que les 20 commerciaux de L’Oréal, en faisant 600 millions d’euros de chiffre d’affaires chez un distributeur, c’est anormal. Non, c’est exactement la même chose. Vous avez 20 commerciaux, 25 commerciaux ou 30 commerciaux, peu importe, qui vendent une prestation qui est exécutée par l’ensemble de Carrefour. Évidemment, ce n’est pas la valeur ajoutée de ces 20 personnes.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous mélangez les pommes et les poires, monsieur le secrétaire général.

M. Laurent Vallée. Pas du tout.

M. le président Thierry Benoit. L’Oréal vend des produits.

M. Laurent Vallée. C.W.T. vend des services qui s’exécutent sur l’ensemble des magasins Carrefour.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le secrétaire général, au terme d’une heure et demie d’échanges, les directeurs de C.W.T. ne m’ont pas convaincu de l’utilité, de la pertinence de la justification d’une centrale internationale, autre que le fait de capter des contributions financières à des interlocuteurs qui sont des multinationales. Dans le même temps, vous nous expliquez depuis une heure et demie que les multinationales sont des mastodontes puissants financièrement, implantés dans le monde entier, mais vous nous dites : « Mais nous, on sait faire, on sait diffuser, on sait leur proposer », pas vous, mais C.W.T. sait faire, sait diffuser l’innovation, sait proposer des services. Ce qui nous étonne avec monsieur le rapporteur depuis que nous auditionnons ces centrales internationales, c’est qu’en termes de services, on n’est pas capables de nous présenter un catalogue précis de services, avec un tarif afférent aux services. On a compris que c’étaient des centres de profit facile, et que pour un certain nombre d’enseignes de la distribution – pas tous – c’est ce qui leur permettait, dans le contexte du moment, de vivre et de survivre. Et puis on nous dit : « Vous comprenez, on a affaire à des multinationales, et comme un certain nombre d’acteurs de la distribution se sont structurés en centrales internationales, on est obligés de faire la même chose ». C’est un petit peu comme la guerre des prix. Michel-Édouard déclare la guerre des prix, il décrète en France la guerre des prix, à tout prix, le prix bas. Tout le monde s’aligne. Vous-même, vous l’avez dit, on l’a lu dans quelques revues spécialisées. C’est-à-dire que Leclerc donne le tempo en termes de prix, et les autres se battent pour obtenir le même prix. C’est ce qui m’a fait dire qu’au terme d’une heure et demie d’audition des représentants de C.W.T. cette semaine qu’ils n’avaient pas grand-chose à vendre, du vent en effet.

Lorsqu’il y a un process innovant, lorsque l’on vend un shampoing, lorsque l’on vend un produit laitier, il y a un produit, il y a quelque chose de concret avec des coûts de fabrication, avec des frais de recherche, avec des frais d’innovation, avec de la main-d’œuvre, mais quand on voit un service, c’est un petit peu comme une banque. Vous savez, comme une banque qui vend un certain nombre de services dont des prix parfois sont prohibitifs. Pourquoi le législateur est-il obligé d’encadrer certaines prestations de certains groupes bancaires ? Parce que c’est prohibitif. Ce qui apparaît au cours des auditions, c’est qu’un certain nombre de vos fournisseurs nous explique qu’un certain nombre de pratiques et un certain nombre de prix sont abusifs, déloyaux, voire prohibitifs.

Comme M. Bompard est PDG d’un grand groupe de la distribution française et que Carrefour est fondateur et partie prenante de C.W.T, et que j’ai devant moi un jeune PDG, un jeune dirigeant de la distribution en France, j’aimerais qu’il puisse m’exposer son analyse de la situation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Sur ce que vous avez eu en lecture, je vais vous dire aussi ce qui se dit à huis clos, sans pour autant vous donner les noms. Effectivement, quand on pousse un peu dans ses retranchements les dirigeants de C.W.T. en leur disant que les services ne servent à rien, cela choque un peu, surtout que l’on fait du travail. Il y a du travail derrière, les 20 personnes qui sont là, elles bossent. Mais ce qui nous est dit par de très nombreuses entreprises est qu’effectivement, à la limite de beaucoup de centrales d’achat, vous êtes presque la plus légitime, parce que vous êtes en Chine – vous y étiez – parce que vous êtes dans d’autres pays. D’ailleurs si vous n’êtes plus en Chine, peut-être que les taux vont baisser. Vous pouvez peut-être nous le dire, peut-être que cela en rassurera certains. Vous vous dites qu’il y a quand même un peu de légitimité derrière, mais elle est estimée à 10 % à peu près du montant qui est facturé. Le problème, c’est la disproportion dans le montant qui est facturé. Le problème c’est que vous facturez des entreprises qui ont, au sein de leur chiffre d’affaires uniquement, et c’est important, des produits vendus sur le territoire français et vous leur prenez quand même un pourcentage de leur chiffre d’affaires. Cela les choque.

Ensuite, le data sharing peut représenter environ 25 % du taux que vous prenez à l’internationale en moyenne, ce sont les chiffres que nous avons. Nous avons fait venir en off des personnes qui maîtrisent le data sharing. Le data sharing, en trois minutes, ils vous sortent une centaine d’industriels et leurs milliers de références. C’est un fichier Excel. On l’a vu, c’est un fichier Excel distribué sur de la sortie caisse avec des systèmes SAP, et la genèse du rapporteur fait que j’ai peut-être aussi la maîtrise de cette technologie. Vous voyez, c’est la disproportion dans le service.

Nombreux sont vos co-acheteurs, les autres entreprises avec qui vous avez contractualisé qui, même hors audition, en off, nous le disent, et pas que d’ailleurs, avec CWT. Tout le monde. Sans les accords internationaux, nos groupes respectifs déposeraient le bilan. Ce qui montre l’importance de ces accords internationaux, monsieur le président, c’est que si on les retirait et que vous ne faisiez que 10 % de marge sur un service, ce ne serait pas très grave, vous ne perdriez que 10 % des « x » % que vous prenez. Mais parce que la marge est énorme, le fait de retirer ces services serait effectivement catastrophique pour votre groupe. Tout est dans la proportion, et j’ai envie de dire plutôt dans la disproportion des services que vous proposez. Je ne sais pas si vous avez conscience de cela, monsieur Bompard, si vous maîtrisez le sujet C.W.T, et réellement les services qui sont demandés.

M. Alexandre Bompard. Je le maîtrise assez bien. Pardonnez-moi, j’ai tendance à penser que vous le grossissez un peu. Cela fait 15 ou 20 minutes que je vous entends sur ce sujet, laissez-moi vous répondre. Je crois que vous en grossissez un petit peu l’importance, y compris pour le groupe Carrefour, un tout petit peu. Je ne pense pas à C.W.T. du matin au soir, et aucun de mes collaborateurs non plus. Ce n’est quand même pas le centre névralgique de l’entreprise. Ce n’est pas une centrale d’achat à la Leclerc – ce n’est pas un reproche que je fais à Leclerc, là c’est une vraie centrale d’achat qu’il a construite avec un groupe allemand. C’est une vraie centrale d’achat qui permet de bénéficier des prix plus bas qui sont en Allemagne. Cela n’a rien à voir, ce sont des services. Vous pouvez les estimer inutiles. On peut passer du temps à essayer de vous démontrer qu’ils le sont, vous pouvez estimer qu’ils sont trop coûteux. Si vous demandez à un industriel s’il trouve que le prix est trop élevé, il va probablement vous dire qu’il est trop élevé. Si vous me demandez à moi, il est possible que je vous dise qu’il n’est pas assez élevé vu tout ce que l’on fait.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les services, ça se refuse.

M. Alexandre Bompard. Bien sûr que les services se refusent. Il y a un principe au centre de cela. C’est une relation contractuelle entre un distributeur et un industriel. L’industriel peut dire non, Procter & Gamble, quand ils ne veulent pas, ils ne font pas ! Bien sûr que non, ils ne font pas. Ça ne référence pas, C.W.T. Ce n’est pas une centrale d’achat. Vous n’avez pas besoin de passer par C.W.T. pour être dans les étagères Carrefour. Quand vous lancez un produit mondial – cela va vous étonner – avec de l’innovation comme le disait madame la députée, vous êtes extraordinairement intéressés à savoir comment il va être lancé, comment vous l’optimisez, quelle est la personnalisation. Vous parlez de data sharing. Je suis ravi que vous connaissiez bien ce sujet, c’est un sujet tellement compliqué, moi-même je le connais très peu encore. Mais nous sommes au début de cela, la capacité quand vous avez quatre milliards de transactions par an – quatre milliards, c’est le groupe Carrefour – à donner de l’information aux industriels, à leur dire : « Voilà ce que l’on sait précisément pour le lancement d’un produit. Voilà ce que l’on sait de nos clients. Voilà ce que l’on sait des services que nous pouvons vous apporter », cela a une valeur.

Vous la jugez trop importante, moi je la juge équilibrée. C’est une discussion qui est un peu sans fin, si je peux me permettre, mais encore une fois, ce n’est pas une centrale d’achat, ce n’est pas du référencement, ce sont des services additionnels. Depuis de longues années, les grands industriels mondiaux collaborent, coopèrent avec C.W.T. sans difficulté particulière.

M. le président Thierry Benoit. Est-ce que ces grands industriels mondiaux peuvent refuser de négocier avec C.W.T. et voir leurs produits distribués dans les magasins Carrefour ?

M. Alexandre Bompard. Oui, parce que ce n’est pas du référencement.

M. le président Thierry Benoit. Dans l’écosystème que les distributeurs ont créé, dont Carrefour, comme il y a plusieurs étages de négociation, on a un industriel nous a dit : « Carrefour a récemment réclamé 200 000 euros au motif que le résultat financier n’était pas atteint. Or, la négociation a eu lieu avec Envergure, et c’est Carrefour qui réclame cette compensation de marge ». Cela nous a été dit en audition, à huis clos.

M. Alexandre Bompard. Ce n’est pas C.W.T.

M. le président Thierry Benoit. Rien à voir. Vous pouvez vous agiter, monsieur Vallée, sur votre chaise, mais cela décrit la complexité des niveaux de négociation. Lorsque je vous posais l’articulation entre le groupe Carrefour, Envergure, la centrale d’achat France, et C.W.T., reconnaissez que tout cela est un mode de négociation complexe. Je crois que c’est vous qui aviez dit qu’en France on faisait preuve d’imagination et que le législateur faisait souvent bouger la loi, mais s’il y a un sujet vers lequel il y a matière à porter le regard, c’est certainement celui-là, tous ces niveaux de négociation. Parce que si les distributeurs avaient face à eux un certain nombre de fournisseurs, quelle que soit leur taille, fournisseurs locaux, PME, entreprises de taille intermédiaire, ou groupes internationaux, multinationales, s’il y avait un interlocuteur avec un échelon de négociation, les choses seraient sans doute un peu plus simple et il y aurait une corrélation plus réelle entre le prix de vente, donc le prix payé par le consommateur, et le prix payé aux producteurs, que ce soit un agriculteur ou un producteur de lessive ou de shampoing.

M. Alexandre Bompard. Je peux comprendre votre sentiment, et je peux comprendre le sentiment de complexité que vous ressentez. Comprenez bien que je ne me sente pas aussi concerné par ces niveaux de négociation que d’autres acteurs, parce que je n’ai pas une centrale d’achat européenne. J’ai une centrale d’achat française pour les 80 principaux fournisseurs qui s’appelle Envergure, qui négocie des plans d’affaires. J’ai des services internationaux qui sont vendus par C.W.T. à des groupes qui lancent des produits à l’internationale, et nous sommes présents dans 40 pays. Cela ne veut pas dire trois échelons de négociation avec les mêmes interlocuteurs sur les mêmes produits comme c’est le cas – ce n’est pas du tout une critique, mais c’est un modèle qui a été construit – pour un certain nombre de mes concurrents. Ce n’est pas le modèle que nous avons. Je comprends que vous trouviez cela complexe, mais je vous assure que nous n’avons pas trois niveaux de négociation avec les mêmes partenaires.

M. le président Thierry Benoit. Je répète ce qui a été dit par le rapporteur tout à l’heure. Certains de vos fournisseurs, certains des fournisseurs de la grande distribution, nous ont expliqué qu’eux ne diffusent pas de produits à l’international, mais que, de toute façon, il n’y a pas le choix, il faut discuter avec la centrale internationale, passer par la centrale nationale et discuter avec l’enseigne. C’est une embrouille, un petit peu comme dans cette commission. Il y a une gymnastique entre les différents niveaux de négociation, entre celui qui négocie un service, celui qui négocie le produit, et celui qui négocie directement le plan d’affaires. Reconnaissez que tout cela n’est pas simple. Je ne vais pas dire que ce n’est pas clair. Mais ce n’est pas simple, et ce n’est quand même pas très clair.

M. Alexandre Bompard. Je comprends que vous ayez le sentiment de la non‑simplicité, mais encore une fois, les industriels qui passent des contrats avec C.W.T. ont une présence qui dépasse la France. Ils ne sont pas forcément mondiaux, mais ils ont plusieurs pays dans lesquels Carrefour est présent.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vraiment, je ne grossis pas le trait. Mon rôle de parlementaire aujourd’hui est juste de comprendre. Si le trait est gros, c’est parce qu’il nous est présenté comme gros, et c’est pour cela que l’on fait ces auditions. Ce n’est pas une commission d’enquête à charge. Je me répète, mais je vous l’assure, je pense que je vais vous rassurer.

Mais ces industriels nous disent bien que si nous ne signons pas C.W.T, nous ne pouvons pas continuer de négocier dans un état normal avec Envergure et ensuite la distribution en règle générale : « Si nous ne signons pas C.W.T, on va nous coincer dans tel pays ou tel pays ou tel pays ». On leur dit : « Il n’y a rien d’écrit ». C’est pour cela que vous pouvez être sûrs de vous. Mais la négociation, ce qui se fait dans les box, même si le coup du box, pour les connaître un peu, oui un box, c’est une salle de réunion. Le coup du trop chaud, trop froid, pas de café et quatre heures du matin, cela arrive, mais ce n’est pas une généralité. Mais ce qu’il se dit réellement est vrai. Ce qui se dit, c’est : « Si tu n’as pas assuré au niveau international, à Genève, si tu n’as pas fait de virement comme tout le monde, tu n’auras pas de plan d’affaires, tu seras peut-être déréférencé, il y aura peut-être des arrêts commande ». Je ne sais pas si vous êtes le plus apte à en parler, mais je tiens juste à vous informer que chez vous, c’est ce qu’il se passe, et cela, je peux vous l’assurer. Cela nous a été décrit. Vous avez l’air très rassuré. Quand j’ai commencé cette commission d’enquête, je ne pensais pas entendre des choses comme cela de la part de personnes qui ont des niveaux d’étude très poussés, qui ont la responsabilité de milliers d’emplois. On a vu des gens les larmes aux yeux. J’ai vu des patrons d’entreprise tremblants. Les mots que je vous donne, c’est ce que j’ai ressenti, c’est personnel. Ils nous disent que les relations ne sont même pas tendues, ce sont des relations de soumission. Ce sont des abus de position dominante. Je vous le dis, vous êtes le PDG, à un moment donné, faites attention, parce que j’ai toujours privilégié le contrat de confiance à la contrainte législative, mais la logique risque de changer.

M. le président Thierry Benoit. Ce qui est grave dans cette affaire, depuis le temps que nous auditionnons, c’est que les enseignes de la distribution par délégation confient à d’autres un certain stade de discussions et de négociations. Ces discussions et ces négociations sont très dures, très âpres. Ce qui est encore plus grave, c’est que comme il y a peu de choses qui sont écrites, un certain nombre de choses qui se disent, mais d’autres qui se pratiquent, tout cela échappe à l’Autorité de la Concurrence et à la DGCCRF.

Les pratiques abusives, les intimidations, les menaces de déréférencement, les discussions pour demandes de paiement pour perte de marge, les pénalités logistiques, tout cela a été évoqué, nous ont été énoncées ici en commission d’enquête, et il nous paraît de notre responsabilité, lorsque nous avons un responsable, qui a accepté de venir en audition – et on vous en remercie – nous pensons qu’en tant que député, avant d’être président de la commission d’enquête et avant d’être rapporteur, c’est de notre responsabilité de vous dire ce qu’il se pratique. Pourquoi je vous le dis ? Parce que vous êtes un jeune PDG, et je pense que seuls des gens comme vous – je l’ai dit au PDG de Super U et nous le dirons aussi à Michel-Edouard Leclerc – sont habilités à changer l’ordre des choses, j’en suis convaincu. Il n’y a que vous. Parce que par la loi, on ne fera pas tout, et nous n’avons pas de toute façon l’ambition de faire la révolution, mais je pense que c’est de notre responsabilité de vous avertir, parce que c’est grave, ce qui nous a été remonté.

M. Jérôme Hamrit. Je vais revenir sur ce qui se passe entre l’international et la France. Je remarque, monsieur le président, que vous avez mentionné un certain nombre de pratiques déloyales ou condamnables. J’ai bien compris que vous ne nous associiez à aucune d’entre elles. Vous avez bien compris, je crois, de par vos débats avec Envergure, avec C.W.T. ou avec nous aujourd’hui, qu’aucune de ces pratiques ne nous concernait. C’est ce que j’interprète de vos propos. Sachez que pour moi c’est extrêmement important, parce que là, monsieur le président, on parle de l’éthique de travail de mes collaborateurs. En ce qui concerne les box, qui sont des salles de réunion dans lesquelles il fait une température tout à fait agréable, avec des collaborateurs qui parlent de manière tout à fait polie, je pense que Carrefour a un comportement d’une manière générale beaucoup plus correct en tout cas que ce qui est l’imagerie collective sur le sujet. C’est quelque chose qui me tient beaucoup à cœur néanmoins.

Sur l’international et sur la France, je vais vous dire quelque chose d’assez simple. Je m’occupe, avec mon équipe, des négociations en France. Je n’ai pas eu de perturbation. Cela fait un an et demi que je suis en poste. Je n’ai pas eu de perturbations notables de négociations, de discussions liées à quoi que ce soit qui se passent à C.W.T. Nous avons une bonne continuité de discussion. Le job de mon équipe, le job d’Envergure, c’est de trouver un équilibre de contrats, de business, de contrats d’affaires, qui nous amène à un prix d’achat et surtout à un développement des affaires.

Je voudrais rajouter un dernier point. On parle beaucoup d’Envergure pour la France. Nos équipes, les équipes de Carrefour, parlent avec les fournisseurs pendant toute l’année. Heureusement, la plus grosse partie de nos discussions, c’est comment développer du business ensemble, quel chiffre d’affaires on a fait ensemble le mois dernier. C’est comment on peut accélérer. C’est : est-ce que l’on fait des animations en magasin? C’est comment avoir des produits au catalogue qui sont plus performants. C’est de cela dont on discute le plus avec les industriels. Je voulais le rappeler parce que c’est un peu regrettable que l’on ramène cela à une petite période pendant laquelle il est vrai qu’il y a un pic de tension, mais ce n’est pas la majorité de nos échanges.

M. Alexandre Bompard. Monsieur le président, merci de m’accorder votre confiance dans la volonté que les choses évoluent. Si tout fonctionnait à la perfection, j’imagine que vous travailleriez sur d’autres sujets. Évidemment, il y a, non pas dans les pratiques de la grande distribution – qui n’est pas un terme que pour ma part j’aime beaucoup –, mais dans la manière dont se déroulent ces relations commerciales, manifestement des choses non contestables. Et moi je l’attribue très largement à ce rite de la négociation annuelle, à sa « calendarisation ». Il y a une forme de tension qui n’apporte rien. Si la jeune génération doit apporter quelque chose, c’est un esprit de responsabilité, d’éthique individuelle encore plus renforcé, et je vous assure qu’il n’y a pas dans les équipes de Carrefour, dans les équipes d’achat, de comportements et de volonté de comportements de domination, de violence verbale, etc. Ce n’est pas cela qu’est cette entreprise fondamentalement. Il y a beaucoup de box de négociation. Il peut y avoir un moment de tension entre untel et un autre. Ce n’est pas du tout l’esprit avec lequel je dirige une entreprise. Ce n’est pas ce qu’était cette entreprise avant que je la rejoigne non plus.

Vous avez raison, il y a une tension pendant quelques jours parfois avec un certain nombre d’acteurs. Je crois qu’elle ne doit pas faire oublier que nous signons, je vous le disais, des centaines de milliers de contrats, que les relations sont partenariales tout au long de l’année, que nous développons ensemble un flux d’affaires, parce qu’avant de négocier, il faut aussi vendre des produits et innover, et que l’état d’esprit avec lequel nous le faisons est un état d’esprit de responsabilité. On ne délègue à personne le soin de mener ces négociations. C’est la responsabilité de Carrefour, et au fond c’est ma responsabilité, à titre principal. Nous essayons de le faire en prenant en compte les transformations que nous devons effectuer qui nous obligent à beaucoup de rigueur, et beaucoup d’exigences, et des résultats. Parce que la transformation de Carrefour est difficile. En effet, il y a une exigence de résultat. Nous essayons de le faire dans l’esprit le plus responsable, le plus coopératif possible, avec des entreprises qui sont nos partenaires tout au long de l’année. Jérôme Hamrit vient de le dire, le lendemain des négociations, les gens se retrouvent pour décider comment on va développer le mois suivant, encore le mois suivant, et le mois suivant … Je comprends que vous ayez ce sentiment, je regrette que des gens vous aient apporté ces propos. Non pas qu’ils les aient apportés, mais que ce soit leur ressenti. On a peut-être besoin de plus de pédagogie et plus de discussions. Je vous assure que ce n’est pas la manière dont est dirigée l’entreprise ni celle avec laquelle les équipes fonctionnent.

M. le président Thierry Benoit. Puisque M. Hamrit nous dit : « Nous ne sommes pas concernés. Merci de saluer notre travail ». Sur C.W.T, voici ce que nous disent un certain nombre d’industriels : « Il y a disproportion entre les services, et parfois il y a un service fictif. Nous devrions pouvoir acheter le service ou ne pas l’acheter, ce qui n’est pas le cas ». Un autre industriel nous dit : « On ne peut pas sortir ou refuser de payer ». Un autre, sur la diffusion d’informations confidentielles, nous dit que par exemple, C.W.T. et Système U ont formulé une demande d’alignement des conditions, puisque dans la centrale d’achat C.W.T, il y a Carrefour, il y a Système U, entre autres, « demande d’alignement des conditions ». Un autre : « la dérive additionnelle sur les centrales internationales représente, pour CW.T, un certain nombre de centaines de milliers d’euros ». Je ne veux pas dire le nombre de centaines de façon à ce que vous ne puissiez pas l’identifier. Un autre : « C.W.T. vend par exemple des rendez-vous stratégiques dont le montant est fixé en pourcentage du chiffre d’affaires. » Un autre, qui est un industriel diffuse ses produits dans d’autres pays du monde. Il les diffuse actuellement. « C.W.T. fait état de sa présence dans ce pays et nous facture », et ils nous mettent : « il n’y a pas de service en face ». Enfin, j’en ai un autre qui nous dit : « d’après la facture transmise, le paiement est effectué sous forme de virement sur un compte en Suisse appartenant à C.W.T. Sur la facture, ne figure pas le détail des services facturés ».

C’est ce qui me fait dire aux représentants de C.W.T, il y a quelques jours : « C’est du vent . C’est-à-dire que l’on est capable de facturer des centaines de milliers d’euros qui sont virés en Suisse, sans avoir le détail des prestations. Je trouve que cela est choquant. Je trouve que c’est grave. Je trouve que c’est notre responsabilité de députés, de président de commission d’enquête et de rapporteur, monsieur le PDG, de porter ces faits qui nous ont été relatés en audition à huis clos devant cette commission. Je pense, en effet, que c’est notre responsabilité, de façon à ce que vous puissiez réaliser un travail approfondi d’examen de ces pratiques que l’on peut qualifier de déloyales, d’abusives, pour le moins.

Mme Cendra Motin. Je vais avoir une analyse peut-être un peu différente, mais en vous écoutant, et en me rappelant de ce que nous ont dit les industriels, notamment sur le data sharing, je vous rejoins, l’enjeu de demain, c’est la data, on le sait tous. Sauf que là, finalement, ce que vous leur proposez quelque part, ce sont des données marketing : comment vendre, comment mieux exposer, quelle doit être leur stratégie. On est tous les deux d’accord, L’Oréal, Danone et consorts ont tous déjà de très bons services marketing qui travaillent sur ces sujets-là. Ce qui m’inquiète, c’est qu’aujourd’hui quand on les a reçus, ils nous ont à peu près tous dit que pour pouvoir absorber la charge que représente le service qu’ils se sentent obligés d’acheter chez C.W.T. ou autre, ils baissent leur budget marketing, publicité, ils font moins de promotions de leurs produits. J’ai l’impression dans un sens que vous êtes en train, avec cette méthode, de les forcer à externaliser leur marketing, leur stratégie, parce que finalement vous leur donnez toutes les infos, vous leur dites presque comment il faudrait qu’ils fassent, sauf que vous êtes juge et partie dans l’affaire, parce que vous êtes à la fois leur client et celui qui distribue. C’est là où il y a un véritable problème qui va se présenter à vous dans cette politique de data sharing que vous menez actuellement, parce que non seulement vous êtes juge et partie, mais en plus de cela, vous le faites pour différents industriels qui sont concurrents entre eux. Tout cela me semble poser ce problème-là aussi, parce que ce vous leur vendez, qu’ils se sentent forcés d’accepter, c’est la valeur ajoutée du marketing et de leur lancement produit, de leurs achats, et de leurs stratégies commerciales au travers de données.

M. Alexandre Bompard. Il y a vraiment un élément sur lequel nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord. C’est dommage parce que normalement c’est l’élément qui est le plus simple, sur lequel on devrait se mettre d’accord le plus facilement. C’est que nous ne sommes pas en capacité de forcer des entreprises de taille mondiale à recourir à des services. Je ne suis pas en position de dire à M. Coca-Cola, à M. Procter, à M. Nestlé, à M. Unilever, à M. L’Oréal, à M. Danone : « J’ai des services, qui plus est fictifs, c’est sur un compte en Suisse, il faut que tu y recours parce que sinon, tu ne seras pas chez moi ». Même si j’étais un voyou et que je voulais le faire, je n’ai pas cette puissance économique là.

Je m’excuse d’y revenir, le rapport de force économique n’est pas celui auquel vous pensez. Qu’il y ait des comportements individuels – vous en mentionnez – qui font souffrir un certain nombre de gens, etc., j’ai pris le point, je vous l’ai dit tout à l’heure. En revanche, sur l’équilibre économique, forcer un acteur à rentrer dans C.W.T. parce que sinon il n’est pas là, sachant qu’en plus, ce n’est pas, comme vous l’avez compris, une instance qui fait du référencement, ce n’est pas le cas.

Sur votre point, madame, je suis un peu surpris, parce que c’est justement notre métier, il faut bien qu’on ait des métiers qui sont les nôtres. Notre métier, c’est la relation avec le client. Il se trouve qu’il y a – je vous le disais tout à l’heure – quatre milliards de transactions par an dans les enseignes du groupe Carrefour. Cette richesse-là d’informations qui est le lien que nous avons avec le client, qui nous permet quand Danone sort un nouveau produit de leur dire : « Ce qu’on a observé au moment d’un lancement sur un produit de ce type avec ce niveau d’innovation, ce qu’on a observé comme potentiel dans telle zone géographique, dans tel pays, dans tel format de magasin, c’est cela, et on est capable d’accélérer ton lancement grâce à cette connaissance du client que nous avons ».

En effet, l’industriel n’a pas ce lien avec le client, c’est le rôle du distributeur. Le distributeur a le lien avec le client. Quand j’étais à la Fnac, j’avais plus d’informations sur le client que Samsung, et d’ailleurs cette donnée-là l’intéressait. C’est le rôle même du distributeur d’être au contact, d’être en avant-poste de la relation avec les clients. Comme nous avons cette relation avec le client, qui est une relation à travers les transactions, les quatre milliards, mais aussi tout ce qui se passe dans les magasins, la compréhension qu’ont nos équipes de vente de ce que souhaitent les clients, nous avons une capacité d’aller voir les grands industriels, en leur disant : « Pour vos lancements, pour vos innovations, voilà ce que l’on peut faire, voilà comment on peut favoriser une réussite d’un lancement d’un produit  C’est parce que nous avons un lien avec le client. C’est cela le rôle du distributeur : un entre‑deux entre le producteur éditeur et le consommateur.

M. le président Thierry Benoit. Nous arrivons au terme de cette audition, monsieur le PDG, souhaitez-vous évoquer quelques points à huis clos ou est-ce que vous considérez que nous avons fait le tour du sujet, pour l’instant ?

M. Alexandre Bompard. La grande transparence de nos échanges me permet de vous dire que nous n’avons pas de points particuliers à évoquer à huis clos.

M. le président Thierry Benoit. Nous vous remercions pour la nature de nos échanges.

L’audition s’achève à seize heures trente.

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85.   Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Hervé Daudin, membre du comité exécutif de Casino, président de Achats Marchandises Casino

(Séance du jeudi 11 juillet 2019)

L’audition débute à seize heures trente-cinq.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons une délégation du groupe Casino : M. Hervé Daudin, membre du comité exécutif et président des achats marchandises du groupe, Mme Esther Bitton, directrice juridique « marchandises et concurrence », M. Jean‑Yves Haagen, directeur juridique du groupe, et M. Jean-Claude Risac, directeur des relations extérieures.

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Hervé Daudin, madame Esther Bitton, monsieur Jean-Yves Haagen, monsieur Jean-Claude Risac, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(M. Hervé Daudin, Mme Esther Bitton, M. Jean-Yves Haagen et M. Jean-Claude Risac prêtent successivement serment.)

M. le président Thierry Benoit. Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau, rapporteur de notre commission d’enquête. Celle-ci est ouverte à la presse, l’audience est publique. Si une partie de nos échanges le nécessite et que vous souhaitez aborder des points d’ordre hautement stratégique ou confidentiel, nous sommes disposés à organiser le huis clos.

M. Hervé Daudin, membre du comité exécutif et président achats marchandises du groupe Casino. Nous sommes à votre entière disposition, les autres représentants du groupe Casino ainsi que moi-même, pour répondre à toutes vos questions.

Depuis le début des auditions, j’imagine que tous les intervenants ont présenté les changements profonds que notre secteur connaît, tant en amont qu’en aval. J’insisterai simplement sur ceux qui sont à l’œuvre dans notre groupe, avec trois orientations fortes :

La fonction achats, et plus largement la relation fournisseur-distributeur, est partie intégrante des changements profonds que le groupe connaît et que je viens d’énoncer. Lorsque le modèle dominant est celui du commerce de masse et de la standardisation, le prix d’achat est naturellement le référent essentiel de la relation fournisseur-distributeur, coûte que coûte. Et, pour obtenir le meilleur prix, il y a une course à la masse, à la puissance, des deux côtés : côté fournisseur comme côté distributeur. La standardisation appelle la puissance, et la puissance appelle la standardisation. L’acheteur est alors à l’image de ce mouvement, souverain, univoque.

De notre point de vue, ce modèle de distribution, avec comme corollaire sa fonction achats, est dépassé. Lorsque le modèle de la précision ou de la différenciation de l’offre l’emporte – ce qui est le cas dans le groupe Casino, avec la diversité de ses enseignes et de ses formats –, c’est une tout autre relation distributeur-fournisseur qui se met en place. La puissance n’est plus la qualité essentielle, mais c’est l’agilité et la capacité à trouver des compromis collaboratifs, en intégrant beaucoup d’autres dimensions que le seul prix, en incluant la santé, l’innovation, la différenciation, la taille, la proximité.

Le basculement en cours du modèle de commerce de masse, aujourd’hui dépassé, vers celui de la précision s’accompagne ainsi d’une refonte complète de la fonction achats. Aussi, de notre point de vue, il convient de juger le métier d’acheteur non tant au regard de ce qu’il faisait hier, lorsque le modèle du commerce de masse dominait, mais au regard de ses nouvelles pratiques conforme au nouveau modèle dit « de la précision ».

Pour mettre en œuvre ces changements aux achats, nous avons lancé il y a près de deux ans un plan d’action modèle drastique, dont nous commençons à percevoir les premiers effets. Et, même si ce plan est antérieur à la loi EGAlim, il a trouvé de notre point de vue son plein accomplissement avec une loi que nous jugeons complètement salutaire. Au cours des deux dernières années, nous avons ainsi fait trois avancées essentielles.

Tout d’abord, nous avons différencié notre stratégie d’achat en fonction de la taille de nos fournisseurs et de la nature de nos marchés. Nous avons en effet trois stades possibles de négociation : au stade d’une enseigne, au stade de la centrale d’achats du groupe Casino – c’est-à-dire au stade de l’ensemble des enseignes du groupe – ou au stade d’un partenariat avec des concurrents, en l’occurrence Horizon. Nous avons aussi plusieurs méthodes d’achat possibles : appels d’offres, gré à gré, contrats pluriannuels. L’objectif est d’adapter le bon niveau de négociation – un de ces trois niveaux – à la bonne méthode d’achat au fournisseur et au marché.

Comme exemple des changements récents que nous avons opérés, les achats fruits et légumes, boulangerie-pâtisserie, boucherie et marée ont récemment été sortis de la centrale d’achats du groupe, pour être confiés en direct aux enseignes, pour plus de réactivité et de différenciation sur l’offre. Pour prendre un autre exemple, notre marque distributeur ne se distribue plus de gré à gré – cela conduisait trop souvent à privilégier le fournisseur en place, au détriment de l’innovation –, mais via des appels d’offres transparents et ouverts. Autre exemple : nous avons développé des filières, dans le cadre d’accords tripartites ou pluriannuels. À ce jour, il existe plus de 110 accords au sein du groupe, dans tous les domaines.

Pour prendre un dernier exemple, pour la centaine de nos plus gros fournisseurs, de dimension internationale, nous avons changé de partenaire et créé une centrale d’un nouveau type. Abel Mercier est le directeur général délégué de cette entité. Il ne s’agit pas de s’allier uniquement pour baisser les prix, au profit ultime du consommateur, mais pour promouvoir plus efficacement un nouveau mode de relation, plus collaboratif et plus apaisé, pour favoriser aussi l’innovation.

Nous nous sommes également dotés de nouvelles règles comportementales. Tous nos acheteurs reçoivent désormais lors de leur recrutement un kit juridique et éthique. Je peux citer également tous les engagements pris par Horizon sur la façon collaborative de négocier.

Nous avons formalisé nos engagements en matière de qualité, afin qu’ils puissent être respectés par toutes les parties prenantes, y compris en interne. Il s’agit d’engagements santé, d’engagements goût, d’engagements précurseurs.

Tout n’est pas fini dans le changement à opérer dans les modes de relation entre distributeurs et industriels. Il y a encore beaucoup à faire, tant la restructuration de notre secteur est profonde, mais de premières étapes importantes ont été franchies.

M. le président Thierry Benoit. Comment se porte le groupe Casino ? L’on dit en effet que les indépendants se portent mieux que les intégrés. Comment peut-on expliquer cet état de fait ?

M. Hervé Daudin. Le groupe se porte bien. Nous présenterons dans une quinzaine de jours les résultats semestriels du groupe, je ne pourrai donc vous en dire plus sur la conjoncture des derniers mois. Mais les résultats que nous avons présentés au titre de 2018 montrent un groupe en pleine transformation, qui continue à faire croître sa rentabilité et qui a une maîtrise complète de son endettement. L’endettement en 2014 était deux fois celui que nous avions en 2018. Cette baisse drastique est notamment liée à un plan de réduction d’endettement, consécutif à des cessions d’actifs. Ce sont des actifs non stratégiques aujourd’hui, principalement dans l’immobilier.

La situation du groupe Casino est bonne tant en ce qui concerne les opérations que sur le plan financier. Lors de ces résultats annuels, nous avons eu l’occasion de présenter la trésorerie du groupe, qui est également tout à fait satisfaisante. Vos questions font probablement allusion à la procédure de sauvegarde qui a été engagée.

M. le président Thierry Benoit. Tout à fait.

M. Hervé Daudin. Elle ne concerne en rien le groupe Casino. Elle est relative au groupe Rallye. Cette procédure que la loi, via la représentation nationale, a mise en œuvre en 2005 lui a permis de se protéger des attaques spéculatives excessives au cours des trois dernières années et demie.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans vos propos liminaires, vous avez évoqué les magasins qui peuvent acheter en circuit court, la centrale française, et vous avez fait une allusion à Horizon, pour les achats des 100 plus gros fournisseurs. Quid de Horizon International ? Vous n’avez pas parlé de la dimension internationale. Faites-vous partie d’une centrale qui propose des services à l’international ?

M. Hervé Daudin. Tout à fait. Nous avons également une centrale internationale, que nous partageons avec Auchan monde, Metro monde et Dia monde. Il s’agit de notre partenaire espagnol Horizon International Services. Il propose des services qui s’inscrivent dans l’esprit « originel » des centrales d’achats internationales. Ils permettent d’aider l’ensemble des gros industriels à se développer à l’international, en particulier dans les 40 pays représentatifs de cette alliance.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ma fiche mentionne le chiffre d’affaires global de Casino. Casino Europe représente quelle part de ce chiffre d’affaires ?

M. Hervé Daudin. Casino en Europe, c’est Casino en France, puisque le groupe n’est présent en Europe qu’à travers la France. Le chiffre d’affaires s’élève à 19 milliards d’euros. Casino est en revanche très présent à l’international. C’est par exemple le leader de la distribution en Amérique latine :

Le chiffre d’affaires de l’international représente un peu moins de 50 % du chiffre d’affaires du groupe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Mais il me semble que les services d’Horizon International concernent principalement l’Europe ?

M. Hervé Daudin. Non. De tout temps – c’est un fonctionnement qui existe depuis plus de vingt ans –, le groupe Casino a essayé d’offrir à ses gros partenaires qui voulaient se développer à l’international la possibilité de le faire. Ils le faisaient donc dans les pays où le groupe était présent. Le groupe a été présent un certain nombre d’années en Asie, des services leur ont ainsi été proposés pour se développer en Asie, mais aussi en Amérique latine. Nous avons complété notre dispositif en faisant en sorte que, par cette centrale d’achats internationale, nous puissions offrir cette possibilité à l’ensemble des pays du groupe, mais aussi à l’ensemble des pays des autres partenaires d’Horizon International Services :

Il ne s’agit pas de disposer d’une centrale européenne qui serait la somme d’acteurs présents uniquement sur leurs marchés d’origine. L’esprit initial de ces alliances internationales, c’est de faire en sorte de proposer à des acteurs de premier plan toute une série de services qui leur permettent de se développer dans les 40 pays constitutifs de cette centrale internationale.

M. le président Thierry Benoit. Quels sont ces services ? Certains interlocuteurs ont en effet bien du mal à évoquer précisément la nature des services qui représentent une valeur ajoutée par rapport à ce qui peut déjà exister dans des entreprises au rayonnement international.

M. Hervé Daudin. J’ai devant moi la liste des dix plus importants services qui sont proposés par cette centrale, je la tiens à la disposition de la commission d’enquête. Ce tableau précise de plus quelle est la valeur de ces services et quel est le pourcentage de cette valeur dans la valeur globale des services délivrés. Les principaux services sont :

1)     un service de développement de la catégorie, qui pèse pour 23 % de l’ensemble des services offerts. Il offre aux industriels à l’international la possibilité de se développer dans des catégories qui parfois existent dans un pays mais non dans un autre. Il leur permet de développer la diffusion de leurs produits dans tous les pays où sont présents les divers partenaires de Horizon International ;

2)     un service de promotion à hauteur de 22 %. Il offre aussi la possibilité d’exposer la marque de ces grands industriels, via des campagnes promotionnelles plusieurs fois dans l’année et en même temps dans l’ensemble des pays constitutifs de Horizon International.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous allons vous demander la liste par écrit, de façon à l’analyser avec le président et le commissaire. Précisez-nous si vous souhaitez que nous la reprenions dans l’intégralité ou si des chiffres doivent rester confidentiels. Par rapport à ces chiffres, 22 % représentent donc du promotionnel. Mais les industriels nous disent qu’ils négocient les prix. Les centrales d’achats nous disent : « Nous négocions les prix, mais le plan d’affaires et le plan promotionnel sont élaborés localement, dans chaque pays. » Le prospectus que l’on reçoit dans la boîte aux lettres, on pense qu’il est envoyé par Casino France. À quoi ressemble donc un plan promotionnel international ?

M. Hervé Daudin. Ces activités ne sont absolument pas redondantes. Un plan promotionnel est élaboré au niveau national, mais nous parlons là d’un plan promotionnel élaboré au niveau international. Au même moment, l’ensemble des pays exposent une gamme de produits dans le cadre d’une opération. C’est souvent une opération originale, qui fait parfois l’objet de l’achat d’une licence. Par exemple, quand Disney lance un nouveau film dans le cadre d’une sortie mondiale, il profite de l’achat de cette licence pour mettre en place une opération promotionnelle liée à cette licence. La notoriété internationale de Disney est donc utilisée pour lancer une opération transversale. Celle-ci expose le produit et, ainsi, le promeut partout à l’international, et promeut de fait la marque de l’industriel partout.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Mais, concrètement, en quoi consiste le plan promotionnel à l’international pour le produit initial ? En quoi consiste le partenariat ? Par exemple, si je suis brésilien et que je reçois un plan promotionnel qui a été payé dans un pays européen par un industriel français, comment cela se présente-t-il ?

M. Hervé Daudin. Là, il s’agit vraiment d’un niveau international, ce n’est donc pas quelque chose qui viendrait de la France et qui serait un oukase adressé à l’ensemble des pays. Ce ne seraient du reste pas forcément des pays du groupe Casino. C’est une liste de produits, un catalogue, une animation commerciale sous-jacente, en s’appuyant notamment sur cette licence. Au-delà de cela, nous organisons même des concours dans les divers magasins pour récompenser celui qui mettra le mieux en valeur la promotion liée à Disney. Cette promotion n’aurait aucun rapport avec la promotion qui aurait été négociée localement avec un industriel.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cela signifie que si je suis un citoyen brésilien et que je reçois régulièrement un prospectus de la part de Casino et qu’à un moment donné je reçois un autre prospectus – avec un personnage Disney et une série de produits de marques internationales – ce prospectus n’a pas été payé à Casino au Brésil ? Il ne fait pas partie du plan d’affaires de Casino au Brésil, il fait partie du plan d’affaires promotionnel Horizon ? Il n’a pas été payé dans le pays ?

M. Hervé Daudin. Il ne doit pas l’être, non. Ce n’est pas redondant, c’est quelque chose de supplémentaire qui correspond à un service supplémentaire : une opération promotionnelle supplémentaire. L’ensemble des recettes récoltées par ce service promotionnel précis passent par Genève, où se trouve notre centrale, et sont entièrement reversées – notamment les frais de fonctionnement de cette centrale à Genève – aux pays qui sont chargés de mettre en œuvre cette promotion.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je suis désolé d’insister, mais je voudrais que tout le monde comprenne bien. Quand l’on reçoit un prospectus, qui paye l’imprimeur : Horizon à Genève ou Casino au Brésil ?

M. Hervé Daudin. Pour ce cas précis, le papier est payé par le Brésil, la Colombie, l’Uruguay, l’Argentine… En revanche, la licence – qui représente la somme la plus importante – est payée par Genève, en contrepartie d’un service vendu par Genève.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La façon dont fonctionnent ces prospectus nous est parfaitement détaillée par des documents. Ce que l’on nous dit, c’est qu’un plan promotionnel mis en œuvre localement – avec « x » prospectus, telle bannière sur internet, telle scénographie, etc. – à tel coût et n’engendre globalement pas beaucoup de plaintes. Même si c’est difficile, le service est rendu.

En revanche, l’on nous dit que les plans promotionnels d’Horizon International sont complètement disproportionnés. En pratique, cela signifie par exemple que deux plans promotionnels vont être mis en place, pour un vague produit envoyé, avec quelques bannières, deux ou trois rendez-vous catégoriels, et il faut faire un chèque de « x » millions. Si on les compare aux plans promotionnels nationaux, cela n’a rien à voir, en regard de la somme injectée. Si l’on compare les sommes, il y a une véritable disproportion. De fait, en tant que parlementaires, nous nous interrogeons sur la proportionnalité du coût de ces services.

M. Hervé Daudin. Je vous transmettrai des photos relatives à ces opérations, puisque ces concours font l’objet d’une mobilisation de l’ensemble des équipes. Vous verrez que ces opérations sont théâtralisées de façon exceptionnellement plus forte que des opérations standard et nationales.

Par ailleurs, ces opérations ont pour objectif de développer les marques internationales. Cela signifie que des marques n’auraient probablement pas eu l’opportunité de faire l’objet d’un catalogue, et d’un catalogue attractif, dans un pays où elles étaient peu représentées. Par cette opération, nous leur offrons la possibilité de bénéficier de la visibilité nécessaire, qu’une opération promotionnelle, y compris nationale, ne leur aurait pas forcément donnée.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Daudin, puisque vous êtes le président des achats, comment se passent concrètement les discussions ? Si une entreprise veut voir ses produits distribués par Casino, comment sont conduites les négociations, sachant qu’il y a plusieurs niveaux de discussion ? Sont-elles conduites parallèlement : Casino, l’enseigne, discute les achats ; Horizon International négocie parallèlement ses coordonnées ? Est-ce vous qui donnez le tempo aux négociations ?

M. Hervé Daudin. Achats marchandises Casino (AMC), la structure que je préside, se charge des conditions d’achat, mais aussi et surtout du référencement des produits. Ou bien AMC le fait lui-même, ou bien il délègue cette fonction, selon un mandat très clair pour les plus gros fournisseurs, à Horizon National, ou bien il le garde pour lui-même. D’une certaine façon, il a reçu mandat de la part des enseignes du groupe pour négocier, et il négocie à la place des enseignes du groupe. Dans les négociations, tout part systématiquement d’un plan d’affaires. Le plan d’affaires est centralisé, analysé par Achats marchandises Casino. AMC synthétise, en quelque sorte, l’ensemble des plans d’affaires du groupe.

Un plan d’affaires est pour nous un plan de création de valeur, à la fois pour le groupe Casino et pour les industriels. Tout part de l’idée qu’en référençant un produit nous allons créer de la valeur pour eux et pour nous. Ce que nous confions comme mission à Horizon National ou que nous gardons pour nous-mêmes, une fois que nous avons identifié la création de valeur – via le plan d’affaires que nous aurons négocié et défini –, c’est de faire en sorte que mandat soit confié aux acheteurs pour « se répartir » cette création de valeur, par une négociation ad hoc entre l’industriel et le distributeur. Tout part de la création de valeur : j’insiste sur ce point. Et nous avons un seul objectif : créer la valeur. Une fois qu’elle est créée, nous nous la répartissons.

M. le président Thierry Benoit. Lorsque l’on vous entend, cela paraît simple et sain. Comment expliquez-vous que, à la quasi-unanimité, les personnes que nous avons auditionnées nous ont décrit les négociations commerciales comme rudes, tendues, difficiles ? L’on nous a aussi dit que la France se caractérisait par ce contexte de négociations difficile. Vous nous expliquez qu’il y a une phase de négociation, d’achat et de référencement des produits dans l’enseigne Casino. Ensuite a lieu l’élaboration d’un plan d’affaires. Le plan d’affaires est in fine un plan stratégique, avec une recherche de création de valeur. Si possible, l’on vend mieux et plus. Et on en tire tous un bénéfice, l’enseigne Casino et ses fournisseurs. Comment expliquez-vous que ce n’est pas ce qui transpire en France ni ce qui nous a été expliqué par les fournisseurs ? Ressentez-vous ce contexte de tensions ?

M. Hervé Daudin. Nous ressentons bien entendu le contexte de tensions, qui nous amène à nous interroger. Dans ce propos liminaire, j’ai essayé de montrer que les choses changent. Quand le métier est basique, autour de produits standardisés, avec un format roi qui est celui des hypermarchés – un commerce de masse –, il n’y a quasiment pas de plan d’affaires à établir. Tous les magasins ont en effet à distribuer les mêmes produits, les plus standardisés possibles, etc. Il reste alors simplement une négociation sur le prix. Nous avons une vision différente du commerce.

Au sein du groupe Casino, nous avons une certaine expérience du non-alimentaire. De notre point de vue, le non-alimentaire représente l’avant-garde de ce qui va se passer pour l’alimentaire. Avec Cdiscount, nous sommes très présents sur le non-alimentaire depuis quelques années. Dans le non-alimentaire, nous observons un transfert progressif des clients vers internet. Cdiscount est le n 2 en France derrière Amazon. Dans un premier temps, voilà une dizaine d’années, Cdiscount se positionnait – un peu comme un hypermarché – sur le prix, le discount, l’agressivité, etc.

Très vite, nous nous sommes rendu compte que rivaliser avec Amazon était peine perdue. La seule chose qui permettait de l’emporter était la diversité de l’offre. À titre d’exemple, en 2010, quand Cdiscount était clairement numéro 2 face à Amazon qui montait en puissance, entre 35 000 et 50 000 références étaient vendues sur le site. Désormais, le site de Cdiscount vend 55 millions de références différentes. Quand l’on met en vente 55 millions de références, l’on ne peut pas faire une négociation de produits standardisés. Elles sont vendues en direct, ou plutôt sur la marketplace, avec la participation de vendeurs.

L’évolution du métier va forcément se développer également sur l’alimentaire, avec une montée en puissance de la diversité de l’offre. De plus en plus de produits alimentaires seront proposés, pour correspondre à la « fragmentation » des besoins des clients, vers des produits très qualitatifs par exemple. La nature même de la négociation, qui correspond à la nature même du référencement du produit, va changer. Et nous devons alors nous inscrire dans une relation totalement différente, beaucoup plus complexe, beaucoup plus flexible. Cette relation différente nécessite également un plan d’affaires. L’on sort complètement de la stratégie classique qui était liée à l’acheteur, mais selon un ancien modèle. Elle était peut-être critiquable, mais vraiment liée à l’ancien modèle, univoque.

Désormais, c’est différent. Le plan d’affaires va d’une certaine façon être nécessaire. Du fait de notre histoire, nous sommes en avance – même si cela va paraître un peu présomptueux – sur la diversité des formats, le nombre de magasins, la diversité des enseignes. Nous n’avons par exemple pas fait converger nos enseignes en France : nous avons toujours Leader Price, Monoprix, Franprix, Vival, Petit Casino, etc. Nous avons toujours maintenu cette diversité, qui correspond aussi à une diversité des assortiments. De fait, nous avons eu un avantage historique pour travailler ces assortiments différents, travailler ce référencement différent, travailler cette création de valeur différemment. C’est ce qui explique que nous abordons un peu différemment les négociations ces dernières années, par rapport au temps où le modèle de l’hypermarché était le modèle-roi. Ce n’est certes pas parfait, et l’on peut toujours faire mieux.

M. Jean-Yves Haagen. Monsieur le président, je me permets d’apporter un éclairage juridique à votre question initiale. Il faut préciser que la France est l’un des seuls pays, sinon le seul, à imposer autant de contraintes législatives et réglementaires à l’appui des négociations commerciales dans la grande distribution. Cet élément doit être pris en compte. Les acteurs économiques faisant face à la nécessité impérative de conclure leurs négociations avant le 1er mars de l’année civile, la discussion sur le prix est exacerbée – toutes choses égales par ailleurs. Il n’y a en effet pas vraiment de négociation sur les autres éléments de l’offre.

Par nature, la négociation commerciale porte essentiellement sur le prix. Ayant compris cela, chez Casino, nous cherchons à inverser le rapport de force, vers un système beaucoup plus qualitatif, et avec une anticipation beaucoup plus prononcée. Mais je crois que le « carcan » juridique est aussi une des raisons qui, depuis une vingtaine d’années, ont détruit le rapport équilibré que l’on aurait pu imaginer et qui existe dans beaucoup d’autres pays, y compris à nos frontières, entre les acteurs économiques.

M. Hervé Daudin. La date butoir constitue effectivement un problème, qui est source de tensions. Étant dans un groupe international, nous pouvons comparer la façon dont les négociations se passent avec les mêmes gros industriels dans d’autres pays et en France. Et il y a un autre problème, celui du 1er mars versus une date butoir qui serait plus avancée. Je m’explique : quand l’on fait un budget dans une entreprise, il faut que l’exercice fiscal soit terminé le 31 décembre de l’année précédente. Et le 1er janvier on commence à investir.

Dans la grande distribution, les choses se passent différemment. En France par exemple nous achetons pour 12 milliards d’euros chaque année. Nous ne savons pas quels vont être les prix d’une grande partie de ces 12 milliards – ceux qui sont liés à la négociation annuelle – pour l’année à venir. Mais, pour le budget, nous mettons un chiffre. L’on va vous dire : « Tu vas bien être capable d’obtenir tant cette année. Et, si l’année dernière tu as obtenu tant, tu dois être capable de faire un peu mieux, puisque tu dois progresser année après année ».

Les négociations annuelles sont donc des négociations précontraintes par l’exercice budgétaire que chaque distributeur a dû préalablement mener avant le 31 décembre de l’année en cours. Dans le cadre de la négociation, l’on se rend compte que l’inflation des matières premières, par exemple, peut être différente de ce qui était initialement prévu dans le budget. Il faut quand même aller au combat, avec une contrainte.

Le 1er mars est en soi une date butoir qui nous met de la pression, par rapport à d’autres pays, mais le fait que ce soit le 1er mars et non par exemple le 15 décembre crée une pression encore plus forte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je le comprends bien, et, avec le président et les différents commissaires, nous menons une réflexion sur la date. Il faut en effet aussi prendre en compte le cycle des productions du blé, de tout ce que l’on récolte. Cela paraît donc décorrélé de signer à fin février. Quant au fait de mettre une date ou de ne pas en mettre, c’est à double tranchant. Si nous n’en fixons pas une, vous être libres de négocier en permanence. Vu la qualité des personnes qui négocient chez vous, cela va engendrer une tension permanente.

Si nous ne fixons pas de date, il peut être indiqué dans les contrats que les prix pourront évoluer en fonction de l’évolution des indicateurs de coût de revient, pour les produits agroalimentaires, de l’évolution du coût du pétrole pour le DPH, etc. Cela permettra de remettre des innovations en route. Aujourd’hui les industriels nous disent que cela revient à rouvrir la boîte à claques et à renégocier tout ce qui a été négocié le 28 février, et qu’ils vont attendre septembre ou octobre pour commencer à parler du nouveau produit. C’est ce qui se passe. J’entends bien votre demande de ne pas mettre de date, mais, si nous n’en mettons pas, cela signifie que vous pourrez négocier tout le temps.

M. Hervé Daudin. Le marché français n’est peut-être pas suffisamment mature pour passer d’une date à pas de date. Un premier mouvement pourrait consister à avancer cette date. Ensuite, lorsque le marché aura atteint la maturité qu’il a parfois dans d’autres pays, la suppression de la date pourra être envisagée.

M. le président Thierry Benoit. Nous avons évoqué avec d’autres distributeurs le fait d’avancer la période de négociations, mais aussi de la réduire. Elle va actuellement de la Toussaint au 28 février ; elle pourrait commencer à la Toussaint et se terminer au 31 décembre de l’année civile. Cela expliquerait un lien entre, notamment, tout ce qui concerne les denrées alimentaires et les périodes de récolte, qui ont lieu en ce moment. Pour les denrées alimentaires, cela pourrait être connecté avec la volonté du gouvernement d’avoir des indicateurs de production pour le maillon amont, c’est-à-dire les producteurs, les agriculteurs, les discussions avec les industriels.

Ensuite, les industriels se tournent vers les enseignes de la distribution, négocient le plan stratégique : le plan d’affaires, la stratégie de développement. Ils négocient le prix et donc les achats, en tenant compte d’un indicateur réel, même s’il prend en compte les aléas climatiques, les aléas politiques, l’embargo en Russie, la fièvre porcine africaine… Nous pourrions parler davantage de ces réalités dans les négociations commerciales. Elles seraient intégrées non seulement dans le prix d’achat, mais aussi dans le plan stratégique, dans le plan d’affaires. Cela aurait un peu plus de sens.

M. Hervé Daudin. D’un point de vue pratique, si nous voulons être ambitieux sur le plan d’affaires, je pense qu’il faut donner du temps au plan d’affaires. A contrario il faut réduire le temps post-plan d’affaires, qui conduit à la négociation stricto sensu, à la répartition de valeur. Une assez longue phase d’alignement stratégique – sur comment allons-nous créer de la valeur ? – est nécessaire. Une fois que cette valeur est créée, il faut s’interroger à deux niveaux : comment nous répartissons-nous de la valeur entre un distributeur et un industriel, mais surtout entre l’industriel et ce qui est en amont de l’industriel ? C’est le point-clé. Il faut que cette période soit restreinte, mais il faut aussi laisser suffisamment de temps à l’industriel pour qu’il ait le temps de discuter en amont.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes d’accord sur ces négociations en amont pour les denrées alimentaires, et ensuite on se tourne vers les distributeurs.

Dans votre discours, vous apparaissez comme des acteurs raisonnables. La guerre des prix est pourtant une réalité. Un bon nombre d’interlocuteurs que nous avons auditionnés nous ont expliqué que la guerre des prix détruisait de la valeur. En fin de compte, cela va à l’encontre de ce qui est bénéfique pour le consommateur. Déjà, cela dénature sa relation au produit. Quand l’on voit 70 % de réduction sur du Nutella, ça n’apparaît pas comme raisonnable.

Ensuite, cela fragilise les filières industrielles. Même les multinationales qui négocient avec les centrales nationales ou internationales, et notamment ces dernières, ont des groupes qui ont de la production industrielle en France. Et nous les fragilisons si nous tirons trop sur la ficelle. Enfin, pour le maillon amont, à force de tirer sur les industriels, non seulement on détruit de la valeur, mais les prix ne rémunèrent plus les producteurs. Nous avons connu l’exemple du lait il y a quelques années. Selon vous, la guerre des prix est-elle quelque chose de spécifique à notre pays ? Cette destruction de valeur va-t-elle finalement à l’encontre de ce qui est bon pour le consommateur, la production industrielle, l’emploi industriel en France, mais aussi les producteurs, les agriculteurs ?

M. Hervé Daudin. Des débats ont eu lieu sur la guerre des prix en 2013-2014, lorsque Géant – notre enseigne hypermarchés – a réduit drastiquement ses prix. On a parfois commenté cette réduction en considérant que le groupe Casino était à l’origine de cette guerre des prix. Je n’entre pas dans cette polémique. Notre part de marché en matière d’hypermarchés est de 3,5 %. Penser qu’avec ces 3,5 % nous aurions orienté la politique prix de nos concurrents paraît relativement absurde, d’autant que cette guerre des prix se constatait partout ailleurs en Europe. Ce qui est important pour nous, c’est que, demain, il ne pourra pas s’agir d’une guerre des prix. Ce sera une guerre des prix-services-offres.

Il y aura toujours des éléments comparatifs en matière de prix, mais c’est la guerre des offres qui va l’emporter, comme le montre l’exemple du e-commerce. Pour Cdiscount, c’est la possibilité de l’emporter sur ses concurrents, et son concurrent principal, en étant le « seul » à proposer sur son site des produits qui ne sont pas proposés ailleurs. C’est cela qui va l’emporter plus que le prix du produit. Tellement de coûts vont être engagés pour que ce produit soit disponible que le prix de ce produit en soi qui va répondre très précisément à la demande d’un consommateur ne sera finalement pas la variable essentielle. C’est la variable de l’offre et du service qui risque de l’emporter. Il restera toujours une attention sur les prix, mais nous sommes persuadés que prix-service-offre sera la variable déterminante du commerce de demain.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous êtes le seul à ne pas avoir commencé vos propos liminaires en disant : « Les industriels sont très gros, et avec Amazon nous allons tous mourir. » Je pense que le commerce en ligne du DPH ou des produits agroalimentaires a un avenir, surtout le DPH et un peu moins l’agroalimentaire. Beaucoup de personnes ont des habitudes d’achat en magasin, et tout le monde n’a pas le réseau internet ou simplement l’envie de commander en ligne. Surtout, il faudrait déporter tant de savoir-faire de la grande distribution à l’intérieur même d’un entrepôt Amazon que je n’imagine pas Amazon se développer seul aujourd’hui. Il est obligé de se développer avec quelqu’un. Quand j’entends « Amazon va tous nous tuer », dois-je donc comprendre « Amazon-Casino va tous nous tuer » ?… Je crois que vous avez un accord avec Amazon. Quelle est votre relation avec Amazon aujourd’hui ? Êtes-vous in fine « le nouveau prédateur » ?

M. Hervé Daudin. Non. Amazon est d’abord un concurrent frontal, direct de Cdiscount, sur le non-alimentaire.

C’est un combat de tous les jours, et qui nous pousse à l’excellence. Cette concurrence est donc en un sens profitable pour le groupe. En ce qui concerne l’alimentaire, nous avons un accord avec Amazon, qui a plusieurs dimensions. C’est un peu ce que nous appelons la « coopétition » : la capacité à trouver des accords qui soient à la fois des accords de coopération et des accords de compétition. C’est la « coopération-compétition ». Nous sommes en l’occurrence persuadés que la refonte, la transformation du e-commerce fait que nous n’y arriverons pas tout seul. Nous avons besoin de nous appuyer sur d’autres. Et ces autres ont besoin de s’appuyer sur nous.

Nous considérons que le e-commerce alimentaire comprend deux types de marché :

Là aussi, pour être les meilleurs ou pour monter en puissance sur ce marché du J + 0 en e-commerce alimentaire, nous nous sommes dit que nous devions avoir un partenaire. Ce partenaire, c’est Amazon. Nous pensons que le couple « Casino-Amazon » est le couple gagnant, qui s’appuie sur les meilleures pratiques de l’un et les meilleures pratiques de l’autre.

Les meilleures pratiques de l’un se réfèrent à notre réseau très dense de magasins. En plus, en Île-de-France, nous avons avec Monoprix une enseigne de magasin très qualitative, très appréciée des Franciliens.

À côté se trouve Amazon. Grâce notamment au partenariat qu’il a avec Morrisons en Grande-Bretagne, avec Dia en Espagne, il a une maîtrise de la livraison, de la préparation, de la logistique qui est inégalée dans le monde. Ce mariage entre la connaissance de l’offre, la connaissance intime du client alimentaire, le réseau de magasins dont nous disposons en Île-de-France et plus largement en France, plus l’expérience inégalée d’Amazon en matière de logistique – j’y ajoute le trafic qu’Amazon peut procurer à un site comme celui de Monoprix – tout cela nous conduit à considérer que ce mariage est un mariage parfait pour nous développer.

Il n’existe pas que ce type de partenariat avec Amazon. Nous avons également un partenariat sur les lockers. Plus de 1 000 lockers vont être implantés dans nos magasins. Cela crée aussi du trafic en magasin.

Un autre accord avec Amazon va nous permettre de diffuser nos produits de marque distributeur sur les trois sites principaux d’Amazon. Ce sera l’occasion pour nous de mettre en évidence notre marque – la marque Casino – et de bénéficier de ventes additionnelles de nos produits de marque distributeur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. L’on nous parle beaucoup de Amazon – j’essaie de parler plutôt de business on line –, mais je pense que le véritable compétiteur n’est pas Amazon. Pour moi, le véritable compétiteur est Ocado. Je pense que les Français n’ont pas encore découvert la puissance du groupe Ocado. Ce groupe m’a l’air très intelligent, avec sa gestion industrielle de la façon de préparer des paniers. Cela nécessite tellement moins de personnels. Ocado est à un niveau beaucoup plus avancé que simplement mettre un produit dans un papier, puis dans un caddie, pour qu’il soit ensuite livré. Je pense que les Français découvriront très rapidement Ocado.

M. Hervé Daudin. C’est également notre avis.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En ce qui concerne Ocado et Amazon, l’on nous dit toujours que les négociations chez Amazon sont catastrophiques, qu’ils achètent à des prix extrêmement bas, etc. Je ne comprends pas, car Ocado comme Amazon ne font finalement que distribuer des produits que vous achetez pour eux. Est-il donc vrai de dire qu’Amazon a des conditions que n’a pas la grande distribution ? Ou est-ce que 100 % de ce qui est vendu par Amazon aujourd’hui en Prime ou par Ocado a été négocié par le groupe Casino ?

M. Hervé Daudin. Nous n’apportons effectivement aucune de nos conditions d’achat à Amazon. Ce n’est pas un accord aux achats que nous avons avec Amazon. L’accord que nous avons porté sur Prime Now, ce qui signifie que nous mettons à disposition notre offre, et c’est Amazon en tant que « prestataire technique » qui livre les produits. Mais à aucun moment Amazon n’a connaissance de nos conditions d’achat.

C’est la même chose pour Ocado qui est en quelque sorte un prestataire logistique. Il va nous apporter son savoir-faire relatif à la robotisation des entrepôts. Les produits seront préparés par ses robots. Lorsque notre entrepôt de Fleury-Mérogis sera inauguré et entièrement prêt, au premier trimestre 2020, je vous invite à venir le visiter. C’est très impressionnant. C’est un prestataire logistique et, dans le cadre de cette « coopétition », à aucun moment nous ne faisons part de nos conditions d’achat au partenaire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En fin de compte, Amazon est pour l’instant le seul à pouvoir commercialiser, avec Cdiscount, du DPH ? Pour l’agroalimentaire, il passe par vous, pour la livraison rapide. Le DPH ou de gros produits comme l’eau et le lait sont les seuls que l’on peut trouver. Si l’on achète un kiwi sur Amazon, il vient de chez Casino ?

M. Hervé Daudin. Quand vous l’achetez sur Prime Now, vous avez accès à cette offre, qui vous est proposée via Monoprix. On est redirigé vers le site de Monoprix. Amazon a néanmoins un sourcing en propre, principalement sur le DPH, mais il a aussi des accords spécifiques en direct avec les fournisseurs. Il n’a probablement pas la masse qu’un distributeur installé peut avoir, et je ne sais pas de quelle façon il négocie avec ses industriels ni quelles sont ses conditions d’achat, mais c’est une négociation en propre, qui ne passe pas par la centrale Casino.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. L’on nous parle toujours d’internet qui tue la grande distribution, mais les chiffres montrent qu’internet ne tue pas encore la grande distribution. Pouvez-vous nous donner des chiffres sur la répartition de l’achat de produits agroalimentaires sur internet ? Je n’arrive pas à les obtenir de la part de vos concurrents. Les Français cliquent sur un site internet : Leclerc Drive, Carrefour Drive, Auchan Drive, Cdiscount… Comment se répartit aujourd’hui cette masse d’argent issue des produits commandés par nos concitoyens ? Qui est leader ? J’ai l’impression qu’il y a un grand leader de l’achat sur internet.

M. Hervé Daudin. Je vous propose de vous transmettre des éléments plus précis ultérieurement, mais les chiffres sont pour l’instant de quelques pourcents. La vente de produits agroalimentaires via le e-commerce représente une part modeste. Le drive est le leader incontesté, porté par l’ensemble des distributeurs. Il représente quelque 3 ou 4 %, maximum, de leur chiffre d’affaires. Au-delà du drive, il y a peu d’activité e-commerce alimentaire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Qui est le leader du drive actuellement ?

M. Hervé Daudin. Ce n’est pas nous. Je pense que celui qui l’est n’a pas encore été auditionné…

M. le président Thierry Benoit. Ce sera le mot de la fin. Nous vous remercions tous les quatre d’avoir participé à notre audition.

 

L’audition s’achève à dix-sept heures quarante.

 

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86.   Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Olivier Petit, directeur général adjoint de la central d’achat Eurelec Trading SCRL (Belgique)

(Séance du lundi 15 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi une délégation de la centrale d’achat Eurelec Trading : M. Olivier Petit, directeur général adjoint, et M. Stéphane Henry, administrateur, sont accompagnés de M. Jérémie Vilain, directeur de la relation client chez le distributeur allemand Rewe, et qui sera directeur général d’Eurelec à partir du 1er août 2019. Je présume que Rewe est membre d’Eurelec. M. Vilain vous nous expliquerez votre présence aux côtés de la délégation d’Eurelec.

Je suis accompagné de M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur de la commission d’enquête. Cette audition est publique, ouverte à la presse, mais si, pour une raison ou une autre, vous souhaitez nous parler à huis clos, nous pourrons interrompre sa diffusion.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment)

M. Olivier Petit, directeur général adjoint de la centrale d’achat Eurelec Trading SCRL (Belgique). Même si une société belge n’est pas tenue de se présenter devant vous, je le fais, conscient de ma responsabilité en tant que citoyen français, pour vous expliquer ma fonction et mon rôle de directeur d’Eurelec.

J’espère que vous serez sensibles à ma volonté de totale transparence, raison pour laquelle, pour vous éclairer au mieux, je suis accompagné de M. Stéphane Henry, membre du conseil d’administration d’Eurelec, qui complètera mon propos introductif en vous présentant la genèse d’Eurelec et en vous expliquant le mode de gouvernance de notre société, et de M. Jérémie Vilain, actuel directeur de la direction client de Rewe et futur directeur général d’Eurelec.

M. Vilain vous présentera également notre partenaire allemand, Rewe, et les raisons pour lesquelles le groupe Rewe s’est rassemblé autour de Leclerc pour constituer notre coopérative européenne d’achat et de revente, Eurelec.

Eurelec a été créée le 22 juin 2016. Il s’agit d’une coopérative européenne de droit belge, détenue à parts égales par Rewe, dont les magasins ont réalisé, en 2018, un chiffre d’affaires de 60 milliards d’euros, répartis dans les douze pays où sont présents les magasins Rewe, et Leclerc, dont les magasins, répartis dans cinq pays en Europe, ont dégagé 48 milliards d’euros l’an passé.

Eurelec est une centrale d’achat mutualisée. Elle négocie, pour le compte de plusieurs pays, des prix de grandes marques, a minima européennes, le plus souvent mondiales. À titre d’exemple, les cinq plus gros industriels partenaires d’Eurelec pèsent 250 milliards d’euros de chiffre d’affaires, quand Eurelec pèse en moyenne 1 % de ce chiffre d’affaires.

Concrètement, Eurelec achète les produits en centralisant, pour tous les pays, les commandes, les factures et les paiements, pour les revendre dans chacun des territoires nationaux avec lesquels nous travaillons.

Depuis 2018, nous achetons ces produits pour quatre pays, l’Allemagne, l’Autriche, le Portugal et la France, sachant que la France pèse un peu plus de 40 % des achats d’Eurelec. De nouvelles extensions de territoires sont aujourd’hui en instruction, notamment en Europe de l’Est.

Sur les dix-sept pays « potentiels » que pourrait couvrir le périmètre d’Eurelec, un magasin Leclerc n’est jamais en concurrence avec un magasin Rewe. En effet, jamais l’intérêt de l’un ne vient en confrontation avec l’intérêt de l’autre. C’est ce qui assure la pérennité de cette alliance.

En 2017, première année de son activité, Eurelec a réalisé avec ses quatre premiers partenaires industriels, pour le marché franco-allemand, un chiffre d’affaires de 812 millions d’euros. En 2018, année de consolidation, avec quinze industriels négociés par Eurelec, nous avons acheté pour 2,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, répartis dans quatre pays. Ces chiffres d’affaires sont extraits de nos comptes, qui sont publics et que vous pouvez consulter sur internet.

Pour 2019, nous avons prévu de réaliser, toujours pour quatre pays, plus de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires répartis, en termes d’achat, sur vingt-cinq industriels.

J’ai rejoint Eurelec, en vivant à Bruxelles, en juin 2017, et mon objectif, en acceptant ce défi, est de pouvoir élargir mon parcours professionnel en l’enrichissant d’une expérience européenne.

Il s’agit d’abord d’une expérience culturelle, puisque, en tant que manager, je suis responsable de treize personnes – l’équipe grandit un peu plus chaque année – de diverses nationalités : française, allemande, belge et autrichienne. L’une de mes missions est de rassembler ces nationalités différentes et leurs valeurs pour construire une identité d’entreprise à part entière, une culture d’entreprise propre à Eurelec, qui sera exprimée dans notre modèle unique de négociation.

Mais il s’agit également d’une expérience professionnelle, car en 2016, Eurelec est partie de rien, tout était à construire. Ma mission est de faire converger les process, les outils informatiques et les cultures en une vision commune qui doit nous permettre de négocier et d’acheter ensemble.

Je laisse maintenant la parole à M. Henry, qui vous détaillera la gouvernance et la genèse d’Eurelec.

M. Stéphane Henry, administrateur de la société Eurelec. Je suis administrateur d’Eurelec, dont le conseil d’administration comprend quatre membres, deux Allemands de chez Rewe, et deux adhérents Leclerc français. Il se réunit tous les trimestres, dans les locaux d’Eurelec, à Bruxelles, pour valider les orientations stratégiques et budgétaires de l’entreprise, de façon consensuelle.

Eurelec a été créée pour faire face à la concurrence grandissante, notamment de Lidl, premier distributeur européen aujourd’hui, qui a modifié sa stratégie en incorporant dans ses gammes des produits de marque, provenant d’industriels internationaux, mais également Metro ou Amazon, géant du net.

Eurelec a également été créée pour faire face au regroupement des industriels internationaux. Sa mission est l’achat et uniquement l’achat des produits. Eurelec contribue à la performance de nos points de vente.

Je suis avec mon épouse propriétaire, en zone rurale, de deux magasins de 2 500 mètres carrés et de 2 800 mètres carrés, à Saint-Laurent-les-Tours et Biars-sur-Cère. Nous employons 170 personnes.

M. Jérémie Vilain, directeur de la relation client chez Rewe. Je vous remercie de m’avoir permis de me joindre à MM. Petit et Henry pour cette audition, en tant que collaborateur du groupe Rewe, pour qui je travaille depuis sept ans.

Je vous apporterai un éclairage sur ce groupe et sur la raison pour laquelle il a créé la société Eurelec avec Leclerc.

Rewe est un groupement assez peu connu du public français. Il s’agit d’une société allemande dont le siège est situé à Cologne, qui réalise un chiffre d’affaires de 60 milliards d’euros et qui emploie plus de 360 000 collaborateurs.

Le cœur de métier du groupement Rewe est la distribution alimentaire, qui représente 54 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et qu’il exerce au travers de près de 15 000 points de vente, dans douze pays européens, via les formats du supermarché et du discount.

Le groupement Rewe est implanté en Allemagne, son berceau historique. Il occupe la troisième place du marché, avec 17 % de parts de marché, derrière le groupe Edeka et Schwarz gruppe, qui possède l’enseigne Lidl. Rewe est également présent en Autriche, où il est numéro un, ainsi que dans dix pays d’Europe centrale et orientale : République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Lituanie, Ukraine et Fédération de Russie.

Le groupement Rewe, comme le groupe Leclerc, est un distributeur indépendant ; il n’est pas coté sur les marchés financiers. Rewe est en effet une société coopérative, depuis sa création en 1927, et son capital est détenu par ses 1 800 adhérents qui sont, de même que les adhérents Leclerc, des directeurs et des exploitants de leurs points de vente. Comme chez Leclerc, ces adhérents sont parties prenantes de la gouvernance du groupement.

Le plus important, pour Rewe, ce sont ses clients. Nous servons plus de 40 millions de clients au travers l’Europe, à qui nous offrons à la fois des prix bas – le discount représente 40 % de parts de marché en Allemagne – de la qualité, de la proximité et de la responsabilité. Si vous connaissez l’Allemagne, vous connaissez l’appétence des consommateurs allemands pour le bio, ainsi que leur sensibilité aux questions écologiques et de développement durable – qui sont également de notre responsabilité, en tant que distributeur.

La question qui anime cette commission aujourd’hui, c’est Eurelec. Pourquoi le groupement Rewe a-t-il créé la société Eurelec, en tant que cofondateur et coactionnaire, à hauteur de 50 %, avec Leclerc ? Je vous donnerai un exemple concret pour expliquer cette création.

Aujourd’hui, un client du centre Leclerc de Strasbourg achète des couches Pampers Baby-Dry taille 6 40 % plus cher que de l’autre côté du Rhin, quatre kilomètres plus loin, chez DM dans la ville de Kehl. Malheureusement, cet exemple n’est pas anecdotique et peut se répéter pour différentes marques et de nombreux produits. La bouteille de Coca Cola, par exemple, est achetée par le consommateur de Leclerc à Strasbourg 10 % plus cher que dans un magasin Rewe, situé à trente kilomètres.

Les exemples jouent aussi dans l’autre sens, malheureusement pour les Allemands. Ces mêmes consommateurs de Rewe achètent leur barre de Snickers glacée 25 % plus chers qu’au Leclerc de Strasbourg, alors qu’elle est produite dans l’usine d’Haguenau, à mi-distance entre les deux magasins. Les coûts logistiques n’expliquent donc pas la différence de prix.

C’est la raison pour laquelle, nous avons décidé de créer la société Eurelec, pour apporter plus de transparence et d’équilibre dans la négociation avec nos partenaires industriels européens. Et je rappelle que tous les partenaires industriels d’Eurelec sont des fournisseurs internationaux, à dimension européenne, présents dans tous les marchés dans lesquels nous évoluons. Nous pensons, en effet, pour le bénéfice de nos clients, qu’il est utile de négocier entre fournisseurs européens et distributeurs européens pour le compte du consommateur européen ; nous sommes fidèles aux valeurs européennes du groupe Rewe – nous sommes un groupe communautaire, par notre présence et notre nationalité.

La deuxième raison pour laquelle nous avons voulu créer Eurelec est de gagner en efficience. Il est assez aisé de s’imaginer qu’en ayant un unique point d’entrée pour la négociation, les achats, les facturations sont plus simples pour tout le monde, notamment pour nous, qui sommes présents dans douze pays. Nous partageons gain d’efficience dans toute la chaîne de valeur.

La troisième raison, sans doute la plus importante, est stratégique. Nous avons créé cette alliance pour favoriser le partage d’expérience entre nos entités. Nous rassemblons, à Bruxelles, des équipes qui viennent d’Allemagne, de France, du Portugal et d’Autriche, et qui négocient ensemble avec nos fournisseurs.

Il a été beaucoup question dans cette commission de ce qui se passe à l’extérieur de nos frontières hexagonales ; au sein d’Eurelec, nous partageons et apprenons mutuellement pour nous améliorer. Nous partageons également volontiers avec nos partenaires industriels, pour mieux négocier ensemble au niveau européen.

M. le président Thierry Benoit. La raison de votre présence, est que nous avons compris que dans l’organisation stratégique du groupe Leclerc il y avait plusieurs niveaux : une présence territoriale, avec les coopératives locales ; l’Association des centres Leclerc, présidée par Michel-Édouard Leclerc ; le groupement d’achat des centres Leclerc, Galec, dont nous avons reçu une délégation la semaine dernière – elle nous a d’ailleurs expliqué le partenariat stratégique entre Leclerc et Rewe, au niveau européen ; enfin – ai-je bien compris ? – après Eurelec, il y a un autre étage stratégique, qui a une dimension plus internationale et une notion de services.

Eurelec ne vend pas de services, vous êtes dans la négociation de prix, dans l’achat de produits, avec des entreprises multinationales, dont le périmètre est, a minima, l’Europe.

M. Olivier Petit. Eurelec n’est pas un étage supplémentaire de la négociation. La négociation des prix qui, auparavant, était effectuée au niveau national, en France, en Allemagne, au Portugal et en Autriche, se fait dorénavant, en une fois, et pour tous les pays, à Bruxelles. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle négociation, mais d’une négociation européenne qui remplace ces quatre négociations nationales.

Notre métier est de discuter et de négocier les prix annuels avec les multinationales, pour ces quatre pays. Une fois que les prix sont convenus, nous achetons les produits et les revendons dans les territoires.

M. le président Thierry Benoit. En parallèle de ces négociations européennes, il y a bien des centrales internationales – Coopernic, Coopelec ? Des centrales de services ? Nous voudrions comprendre l’organisation.

M. Olivier Petit. Ces centrales sont totalement « décorrélées » de notre métier, à savoir la négociation des prix des produits que nous proposent les multinationales.

M. le président Thierry Benoit. Vous achetez et vous revendez ?

M. Olivier Petit. C’est bien cela.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous donner le nombre d’industriels qui sont aujourd’hui invités à participer aux négociations – vous avez démarré avec combien d’industriels et à combien en êtes-vous ? Et quel est l’objectif exact d’Eurelec à n + 1 et n + 2 ?

Enfin, quel est le pourcentage du chiffre d’affaires réalisé par le groupe Leclerc en vente, dont les achats sont effectués par Eurelec ?

M. Olivier Petit. L’idée d’Eurelec a germé en 2015 et nous avons mis deux ans avant de pouvoir rencontrer les quatre premiers industriels avec qui nous avons négocié. Nous partions de rien, et centraliser des commandes, des factures et des flux financiers, de quatre pays, prend du temps. Techniquement, il a fallu travailler pour rassembler tous ces flux et garantir aux industriels cette simplification.

Quatre industriels, car il fallait mettre à l’épreuve ce schéma et cette structure. Nous avions à cœur de choisir des industriels au profil différent, certains étant issus de l’alimentaire, d’autres de l’univers droguerie, parfumerie et hygiène (DPH), avec des schémas logistiques différents, afin de tester, d’éprouver l’élasticité de notre modèle de commande, notre modèle financier, de factures et de paiements.

À l’issue de cette année test, nous avons étendu, en 2018, notre périmètre à onze industriels, puis à dix autres pour 2019. Nous discutons chaque année avec les partenaires de l’intégration de nouvelles multinationales dans le périmètre Eurelec, pour en retenir une dizaine.

Notre développement est volontairement progressif, pour garantir cette simplification et cette efficience que recherchaient Rewe et Leclerc et que nous proposons aux industriels. Nous souhaitons garantir la performance de notre modèle.

Le chiffre d’affaires d’Eurelec était de 812 millions d’euros, quasi à parité entre la France et l’Allemagne, en 2017 ; en 2018, il était de 2,8 milliards d’euros, avec onze nouveaux industriels, discutés pour quatre pays – se sont ajoutés l’Autriche et le Portugal ; en 2019, nous rencontrerons vingt-cinq industriels et discuterons avec eux, et nous pensons réaliser un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros sur les quatre pays.

M. le président Thierry Benoit. Les deux membres fondateurs sont français et allemand, Leclerc et Rewe. Comment expliquez-vous le choix d’héberger Eurelec en Belgique ?

M. Olivier Petit. L’idée est de ne pas favoriser l’un au détriment de l’autre, les deux groupes représentant chacun 40 % des achats à Eurelec – qui est garant de l’équilibre de la relation des deux partenaires. Par ailleurs, grâce à la liberté d’établissement des sociétés, nous avons souhaité établir Eurelec dans un pays neutre et européen ; Bruxelles s’est imposée, se situant à équidistance de Cologne, siège de Rewe, et Paris, site de la centrale de référencement de Leclerc. Un confort qui convient également aux industriels qui viennent négocier.

M. le président Thierry Benoit. Pouvons-nous qualifier la structure Eurelec de « négociant » ?

Par ailleurs, Rewe a-t-il également un statut coopératif ?

M. Jérémie Vilain. Oui, Rewe est une coopérative.

M. Olivier Petit. Eurelec est un grossiste.

M. Hervé Pellois. Je vous prie d’excuser mon retard, je n’ai pas assisté au début de l’audition, mais j’ai entendu les propos de M. Vilain. Pourquoi les couches Pampers ne sont-elles pas vendues au même prix, alors qu’Eurelec les achète à un prix unique ?

M. Olivier Petit. À partir des achats qu’effectue aujourd’hui Eurelec, je ne suis pas en capacité de proposer un prix unique en France et en Allemagne.

La mission d’Eurelec est de négocier un tarif unique afin de proposer, de façon transnationale, un même produit au même prix. Cependant, depuis sa création, Eurelec est confrontée à l’exigence des industriels qui compartimentent leur politique tarifaire, de façon différenciée, par pays. De fait, si Eurelec travaille à la convergence des tarifs, elle n’arrive pas, aujourd’hui, à négocier un tarif unique pour tous les pays.

M. le président Thierry Benoit. Comment vos fournisseurs ont-ils perçu la création de cette centrale d’achat ? Et quelle est sa conséquence sur les prix d’achat ?

M. Olivier Petit. Bien entendu, au départ, les fournisseurs, que nous avons invités à Eurelec, ont été surpris par l’existence d’un nouvel intervenant. Mais ils assistent, chaque année, à la fois au développement de notre périmètre et à l’accroissement du nombre de multinationales et d’industriels avec qui nous négocions.

Nous attaquons notre quatrième année d’existence – nous avons déjà reçu les industriels pour les achats de 2020 – et ces industriels et multinationales n’en sont plus à comprendre qui nous sommes, mais souhaitent profiter des bénéfices d’Eurelec. Mais effectivement, durant les premières années, il y avait un réel besoin de pédagogie.

C’est la raison pour laquelle Eurelec reçoit très tôt ses partenaires industriels pour leur expliquer qui nous sommes, comment nous fonctionnons commercialement, techniquement – la centralisation des commandes, des factures et des paiements doit être expliquée pour ne pas les effrayer – et juridiquement ; un fonctionnement qui vise à leur simplifier la vie. Nous discutons ensuite des prix.

Eurelec souhaite une convergence des prix. Notre volonté est d’acheter un produit à un prix unique pour le distribuer dans plusieurs territoires.

L’intérêt du fournisseur est de pouvoir conserver sa politique tarifaire différenciée par pays. C’est un point auquel nous nous heurtons encore aujourd’hui, mais avec lequel nous composons.

La grande majorité des produits dont nous discutons sont internationaux, avec des composants internationaux. Un grand nombre d’entre eux sont orientés à la baisse depuis plusieurs années – le café, le cacao… À partir du moment où les composants coûtent moins cher, et que la fabrication industrielle coûte, elle aussi, aussi moins cher, nous pouvons discuter du partage de la valorisation d’une production – qui coûte, de fait, moins cher. Oui, globalement, pour ce type de produits, Eurelec achète moins cher, quand le marché le justifie.

Cependant, pour d’autres produits, tels que le cabillaud ou le colin, qui étaient cette année en crise, nous accompagnons la filière internationale en revalorisant les prix. En revanche, Eurelec est très peu concernée par les filières nationales. Mises à part certaines filières internationales qui peuvent dépendre des produits français – je pense à la pomme de terre, au lait ou au blé –, que nous avons achetés plus chers, notamment le lait qui pèse un peu moins de 10 % du chiffre d’affaires France d’Eurelec pour les fournisseurs concernés, nous n’avons jamais acheté moins cher depuis qu’Eurelec a été créée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous fournir le pourcentage du chiffre d’affaires du groupe Leclerc, réalisé en France et celui réalisé à l’étranger ?

Si nous transposions les contrats Eurelec en droit français, seraient-ils légaux ? Le calendrier des négociations est-il conforme à la législation française ?

M. Olivier Petit. Concernant le chiffre d’affaires de Leclerc, n’étant pas représentant de Leclerc, je ne peux que vous rappeler le poids des achats que nous effectuons pour Leclerc, en France, à savoir un peu plus de 40 %. Je ne peux vous renseigner sur sa part, à l’étranger.

S’agissant des contrats, nous sommes une société belge qui se conforme au droit belge. Nos contrats sont légaux en Belgique, qui n’est pas une jungle juridique, qui est même parfois plus stricte que le droit français.

Les contrats, notamment pour la partie logistique, qui encadrent la distribution des produits, en France, en Allemagne, en Autriche ou au Portugal, sont bien rédigés dans le respect des dispositions nationales. Nous ne sommes donc pas hors la loi dans la distribution des produits, par rapport aux pratiques nationales.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quelle est la date des débuts de négociations avec les industriels – avec l’envoi des conditions générales de vente (CGV) – et celle des dernières négociations ? Pour l’année 2019, par exemple, à quelle date avez-vous signé avec le dernier industriel ?

M. Olivier Petit. Nous démarrons les négociations un peu plus tôt qu’en France, effectivement, puisque dès le mois de septembre, nous recevons les industriels pour valoriser les leviers de croissance et les perspectives de business qu’ils pourront réaliser dans chacun des pays. Les prix y sont discutés, pour qu’ils aient accès à cette croissance. Plus des deux tiers de notre périmètre 2019 ont été négociés, validés et clôturés avant le 31 décembre 2018. Le tiers restant, qui engageait aussi bien la France que les trois autres pays, a été discuté pour l’essentiel sur le mois de janvier, et clôturé début février.

Les négociations se terminent donc largement avant le 28 février, conformément à la législation française.

Mme Cendra Motin. Monsieur Petit, je reviendrai sur le début de vos propos, car je n’ai pas tout saisi. D’abord, qui est votre client au sein du groupe Leclerc ?

Ensuite, que négociez-vous réellement, durant ces fameuses périodes de négociation ? J’ai bien compris que vous négociez des tarifs, mais négociez-vous également des volumes, des plans d’affaire, des promotions ?

Enfin, votre activité est très récente, sur quelle base avez-vous débuté les négociations ? Vous avez évoqué des prix bas, une déflation par rapport aux industriels ; sur quelle base ? Par rapport à quoi ?

Je voudrais aussi dire à M. Alain que je connais très bien l’Alsace, et si, effectivement, de nombreux Alsaciens vont faire leurs courses de l’autre côté de la frontière, cela est beaucoup plus difficile pour un Breton, comme M. Pellois ! Vos exemples ne valent donc pas pour l’ensemble de la France et des Français.

M. Olivier Petit. Nous revendons nos produits à chacune des entités de nos partenaires. Une entité de Rewe s’occupe des achats que j’ai réalisés pour ce groupement et, de la même façon, le groupe Leclerc s’est organisé pour que je puisse délivrer les achats réalisés pour lui, que ce soit pour la France ou le Portugal. La marchandise redescend ensuite dans chacun de leurs entrepôts régionaux.

M. le président Thierry Benoit. La question de madame la députée était : à qui revendez-vous dans le groupe Leclerc ? À l’Association des centres Leclerc ? À Galec ? Aux sociétés coopératives régionales ?

M. Olivier Petit. Je n’ai aucun contact avec Galec. Je revends à la Scabel, la centrale de Leclerc, qui fait office de backoffice informatique, pour la France et le Portugal.

M. le président Thierry Benoit. La Scabel est une société coopérative hébergée en Belgique ?

M. Olivier Petit. Vous me posez une colle, monsieur le président.

M. le président Thierry Benoit. Le négociant Eurelec vend à Scabel ; qui est Scabel ?

M. Olivier Petit. C’est Leclerc.

M. le président Thierry Benoit. Leclerc, quoi ?

M. Olivier Petit. Leclerc Europe. Je revends mes commandes françaises, portugaises et demain polonaises, à Leclerc via la Scabel, qui ensuite ventile la marchandise.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Henry, vous êtes administrateur d’Eurelec ; qui est Scabel ? Où est cette société ?

M. Stéphane Henry. Je suis, comme vous venez de le dire, administrateur d’Eurelec.

M. le président Thierry Benoit. Les quatre administrateurs d’Eurelec doivent connaître le travail de leur entreprise, dont le directeur adjoint vient de s’exprimer. Vous savez, en tant qu’administrateur, à qui vous vendez. Vous connaissez la société Scabel et savez où elle est hébergée. D’autant que vous êtes directeur de deux centres Leclerc.

Scabel est-elle une société coopérative belge ?

M. Stéphane Henry. Je ne suis pas dans la gouvernance de Leclerc. Je peux simplement vous dire qu’Eurelec a pour mission de livrer Rewe et Leclerc à travers deux structures logistiques.

M. le président Thierry Benoit. Pour Leclerc, cette structure est la Scabel. Je vous repose donc la question : qui est Scabel et où est-elle hébergée ?

M. Stéphane Henry. Scabel ventile la marchandise auprès des centrales régionales. J’achète donc les produits pour mes magasins à ma centrale régionale, la Scaso.

La Scabel regroupe tous les flux, comme les Allemands…

M. le président Thierry Benoit. Scabel regroupe les flux pour Leclerc en France et au Portugal, d’accord. Mais qui est Scabel, le client d’Eurelec ? Et où est hébergée cette société ?

M. Stéphane Henry. Scabel est en Belgique, il s’agit d’une centrale logistique ; simplement un flux logistique.

M. le président Thierry Benoit. Scabel est client d’Eurelec. C’est une société hébergée en Belgique qui distribue les produits achetés à Eurelec aux magasins Leclerc, en France et au Portugal. Est-ce bien cela ?

M. Stéphane Henry. Oui. Il fallait créer le miroir de l’Allemagne s’agissant du flux logistique. Cette entité permet de regrouper l’ensemble des centrales françaises et portugaises.

M. le président Thierry Benoit. Selon vous, quel regard porte les autorités de la concurrence sur ce montage juridique ? Entre les sociétés coopératives régionales, la Scabel qui est hébergée en Belgique, Eurelec qui est un négociant pour le compte de Leclerc qui vend à la Scabel, qui elle-même distribue aux magasins Leclerc français et portugais… C’est très compliqué à suivre, juridiquement et réglementairement, non ?

M. Stéphane Henry. Je ne peux pas parler pour la Scabel, je suis administrateur d’Eurelec ; et c’est la raison pour laquelle je suis ici !

M. Olivier Petit. Vous m’avez également demandé, madame la députée, ce que nous négocions. Eurelec négocie uniquement le prix annuel de chaque produit.

Concernant la base de départ, nous examinons les prix convenus l’année antérieure. Le fournisseur me propose alors un prix que je vais discuter, « challenger » en fonction de la valeur que nous allons percevoir des produits.

Mme Cendra Motin. Mais quand vous avez démarré votre activité, en 2017, sur quels prix vous êtes-vous basés ?

M. Olivier Petit. Nous avons, avec chaque nouvel industriel, des réunions techniques, d’alignement, d’échanges pour convenir de la base de départ.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais revenir sur la Scabel, je voudrais comprendre la mécanique des facturations, entre autres. Vous ne maîtrisez pas trop le sujet de la Scabel, ce que je peux comprendre : vous n’y travaillez pas.

Eurelec achète ; les flux financiers ne passent donc pas cette centrale. Vous prenez une commission, ce qui est normal, pour faire vivre Eurelec. Où sont-ce les centrales régionales qui font vivre Eurelec ?

Votre client en tous les cas, c’est la Scabel. Vous rencontrez leurs représentants régulièrement ? Vous les connaissez ?

M. Olivier Petit. Eurelec prend-elle une commission ? Non. Pourquoi ? Parce que j’achète un produit 1 euro que je revends 1 euro. Et les charges de la société sont partagées par les deux partenaires, Rewe et Leclerc.

Par ailleurs, oui, bien sûr, nous connaissons les salariés de la Scabel, puisque ce sont eux qui, informatiquement, vont consolider les flux qui me permettent d’assurer cette prestation de centralisation et de simplification pour les industriels. C’est pour être cohérent avec son partenaire Rewe que Leclerc a créé la Scabel.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Et où est basée cette société Scabel ? Monsieur Henry, lorsque vous vous déplacez chez Eurelec, vous rencontrez les gens de chez Scabel ?

M. Stéphane Henry. Je les connais peut-être, mais je ne les vois pas. Lorsque je vais à Bruxelles, je vais uniquement chez Eurelec – pour les négociations, les conseils d’administration… Scabel n’est qu’un flux logistique.

M. le président Thierry Benoit. Un flux logistique et financier.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. L’adresse d’Eurelec est « 23 square de Meeûs », à savoir la même que la société Scabel. Il y a des gens chez Scabel ou est-ce une boîte postale ? Comment fonctionne-t-elle financièrement – ce sont les mêmes locaux ? Alors peut-être qu’elle n’est pas au même étage et que vous ne connaissez pas vos voisins… En tout cas, l’adresse est la même. J’ai besoin de comprendre.

Galec négocie les plans d’affaire, les promotions. Coopernic et Coopelec négocient les services. Et il y a un quatrième larron, la Scabel ! À quoi sert la Scabel ? Combien de personnes y travaillent ? Qui la paie ?

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Henry, vous nous avez indiqué qu’Eurelec compte quatre administrateurs. Pouvez-vous nous dire qui sont les administrateurs de chez Scabel ?

Par ailleurs, vous nous dites, monsieur Petit, que les fondateurs d’Eurelec sont l’Allemand Rewe et le Français Leclerc ; mais qui est précisément le membre fondateur : Michel-Édouard Leclerc ? Scabel ? L’Association des centres Leclerc ? Galec ? Juridiquement, qui est le fondateur d’Eurelec ? Et combien y a-t-il d’administrateurs chez Scabel ?

M. Olivier Petit. Je vous l’ai indiqué dans mes propos, je souhaite être le plus transparent possible. Mais Scabel n’est pas Eurelec, c’est Leclerc. Eurelec achète des produits et les revend à Rewe et Leclerc, par le biais de leur outil de centralisation.

Je peux vous dire comment les flux d’Eurelec sont organisés, mais pas ceux de la Scabel.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le directeur adjoint d’Eurelec, monsieur Petit, vous facturez bien vos produits achetés aux multinationales à la Scabel ?

Et vous, monsieur Henry, vous assurez bien le pilotage stratégique d’Eurelec ?

M. Stéphane Henry. Absolument.

M. le président Thierry Benoit. Et la facturation ?

M. Olivier Petit. Voici comment cela se passe : Eurelec commande un produit à un fournisseur, qui lui envoie sa facture, et Eurelec le paie en retour. Eurelec revend à Rewe, via son outil de centralisation, et à la Scabel, pour Leclerc France et au Portugal.

M. le président Thierry Benoit. Vous facturez donc bien à la Scabel ; et ensuite, elle se tourne vers qui ?

M. Stéphane Henry. Vers ses centrales régionales !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Comment s’appelle le directeur général – ou la directrice, mais si j’ai l’impression qu’il s’agit d’un monde très masculin ? Dans les faits, comment s’appelle votre collègue de bureau ?

M. Olivier Petit. Il ne s’agit pas d’un collègue de bureau et je vous recevrai bien volontiers, mesdames et messieurs les députés, au 23, square de Meeûs pour vous faire visiter nos locaux. Nous occupons maintenant pratiquement tout un étage et nous serons bientôt une vingtaine de collaborateurs pour assurer le travail qui nous attend en 2020.

L’équipe Leclerc est effectivement dans le même bâtiment, qui compte une quinzaine d’étages. Oui, je connais la personne qui s’occupe de la Scabel, mais non, nous ne sommes pas collègues de bureau.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Comment s’appelle votre collègue de chez Leclerc, si ce n’est pas un collègue de bureau ? Nous aurons peut-être besoin de le rencontrer pour parler de la Scabel.

M. Olivier Petit. Le directeur général de la Scabel se nomme M. Patrick Skwara.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. M. Skwara était directeur général d’Eurelec en 2016 ?

M. Olivier Petit. Non, c’était Jean-Marie Malbranke, issu de Rewe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. M. Skwara n’a jamais fait partie d’Eurelec ?

M. Stéphane Henry. Uniquement la première année.

M. Hervé Pellois. Je lis que la Scabel compte 350 collaborateurs ; est-ce exact ?

M. Stéphane Henry. Nous ne sommes pas habilités à répondre, nous ne représentons pas la Scabel.

M. Hervé Pellois. Vous êtes auditionnés par une commission d’enquête, nous pouvons vous poser un certain nombre de questions. Si vous connaissez la réponse à nos questions, vous devez nous la livrer.

M. le président Thierry Benoit. Étant donné que vous êtes hébergés à la même adresse, peut-être au même étage, vous devez vous connaître.

Vous devez par ailleurs répondre à ma question : qui est le fondateur d’Eurelec, dans le groupe Leclerc ? Michel-Édouard Leclerc ?

M. Stéphane Henry. Nous ne sommes pas au même étage que la Scabel et, très sincèrement, je ne sais pas quel est l’effectif de cette société.

C’est bien Michel-Édouard Leclerc qui est le fondateur d’Eurelec.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Siégez-vous dans d’autres conseils d’administration, messieurs ?

M. Stéphane Henry. Je siège au conseil d’administration de la Scaso et de mes deux magasins, Grimen SA et Biars distribution.

M. Olivier Petit. Je ne suis, pour ma part, membre d’aucun conseil d’administration. En revanche, je participe chaque trimestre au board d’Eurelec, en ma qualité de directeur général adjoint.

M. Jérémie Vilain. Je n’ai aucun mandat d’administrateur.

Mme Cendra Motin. Je reviens sur les négociations, monsieur Petit, car je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez négocier des tarifs sans vous engager sur des volumes ! Je connais le monde de l’entreprise, j’ai eu des industriels comme clients, je ne vois pas comment on peut négocier un tarif à l’unité si on ne sait pas combien d’unités nous allons vendre ou acheter.

C’est d’autant plus vrai que vous négociez pour du discount. Il est donc encore davantage nécessaire de jouer sur les volumes pour proposer des prix bas. Comment réagissent les industriels quand vous négociez des prix sans vous engager sur un volume ou des plans d’affaire ?

M. Olivier Petit. Nous rencontrons les industriels, dès le mois de septembre, chaque délégation nationale et/ou leurs responsables européens – des industriels étant eux aussi organisés et centralisés au niveau européen. Avant même de discuter des prix, nous avons un grand rendez-vous, intitulé shopper marketing, où nous présentons, de la part des deux partenaires, par pays, où en est le business de chaque industriel, avec des clés de compréhension des leviers de croissance actionnables pour accélérer le business. Nous demandons également aux industriels de confronter leur propre diagnostic de leur business chez Rewe et Leclerc.

Cette discussion a pour objectif de faire se concorder les leviers de croissance à activer chez les partenaires, puisque nous avons la chance d’avoir des partenaires qui, dans leur pays, sont les plus dynamiques du marché.

Les industriels sont effectivement désireux de bénéficier du dynamisme et de la croissance de nos partenaires Rewe et Leclerc ; une fois que nous nous sommes accordés sur un potentiel chiffre d’affaires, qui figurera dans les contrats, la discussion des plans d’affaire s’effectue dans les entités nationales. Mais, effectivement, les industriels viennent discuter des prix à Eurelec en ayant conscience du chiffre d’affaires qu’ils pourront réaliser l’année suivante, et des moyens qui seront mis à disposition des enseignes, nationalement, pour assurer la promotion de leurs marques et produits.

C’est la raison pour laquelle, avant la fin de l’année, nous arrivons, dans la grande majorité des cas, à nous accorder sur les prix.

M. Jérémie Vilain. Je souhaiterais revenir sur la croissance du groupe Rewe, madame la députée. Contrairement à l’idée que nous avons du discount, celui-ci est en forte croissance dans les pays où nous opérons. Rewe croît de 6 % en Allemagne, à la même vitesse que Lidl ; le discount ne croît pas moins vite que les supermarchés. Et si le discount croît aussi vite en Allemagne, c’est parce qu’il vend désormais des marques nationales ; 80 % de la croissance de Lidl et d’Aldi en Allemagne proviennent de la vente de produits de marque.

M. Petit vient de l’indiquer, en Allemagne, Rewe apporte aux industriels une croissance. D’après notre rapport annuel, qui a été publié il y a quelques semaines, le groupe Rewe a crû l’année dernière de 8 % ; une croissance que nous apportons aux industriels pour fait croître les débouchés de leurs produits.

M. le président Thierry Benoit. Que se passerait-il si l’un de vos fournisseurs refusait de discuter avec Eurelec ? Imaginons une multinationale française qui distribue ses produits dans les centres Leclerc et qui ne veut pas discuter avec Eurelec ?

Mme Cendra Motin. Quel est votre objectif ? Avec combien d’industriels souhaitez-vous discuter ? Et pouvez-vous faire la différence entre les produits alimentaires et les DPH ?

M. Olivier Petit. Nous envisageons de développer notre périmètre d’industriels encore deux ou trois ans. Nous négocions aujourd’hui avec vingt-cinq groupes industriels, nous envisageons d’en avoir quarante à cinquante.

Il s’agit d’une question qui est débattue chaque année avec le conseil d’administration, les deux partenaires devant s’accorder sur la définition du nouveau périmètre.

Concernant votre question, monsieur le président, effectivement, des industriels se sont déjà regroupés et nous ont fait comprendre que nous devions désormais, non pas discuter avec eux, mais avec un groupement – ou une entité. Je pense à Wrigley, qui était une entité différente de Mars et qui négocie maintenant avec Mars. Le phénomène de concentration ou du changement d’interlocuteur fait partie des règles du commerce. Et, au même titre qu’Eurelec a accepté de discuter pour deux partenaires, nous estimons normal que les fournisseurs se regroupent.

M. le président Thierry Benoit. Ma question était : que se passe-t-il en cas de refus ?

M. Olivier Petit. Un industriel qui refuse de négocier avec Eurelec n’engage que sa responsabilité. Mais une fois que les deux partenaires ont décidé que désormais l’un de leurs industriels devait négocier avec Eurelec, celui-ci devient l’unique metteur en marché des marques de cet industriel pour les pays que nous avons en responsabilité.

S’il refuse, la relation commerciale est dénoncée. Le contrat prendra fin avec une période de préavis, qui dépendra de l’antériorité nationale de la relation commerciale. Durant ce préavis, je rencontrerai l’industriel pour lui expliquer qui nous sommes, techniquement et juridiquement, et m’assurer de la bonne bascule des flux et de la continuité du business.

M. le président Thierry Benoit. Si je comprends bien, un industriel qui refuse de négocier avec Eurelec est écarté de la négociation ; c’est à prendre ou à laisser.

M. Olivier Petit. Oui, à partir du moment où Eurelec est devenue la clé de la mise sur le marché national de ses produits, l’industriel ne peut qu’accepter ou refuser. S’il refuse, le contrat est dénoncé nationalement, avec un préavis.

Pour l’instant, les vingt-cinq industriels proposés par Rewe et Leclerc ont accepté de discuter avec Eurelec.

M. le président Thierry Benoit. Convenez-vous, avec nous, que cet écosystème créé par les deux distributeurs français et allemand est complexe, tant pour les fournisseurs qui ont à travailler avec vous, que pour nous autres, qui sommes censés travailler au bon équilibre des relations commerciales, au bon partage de la valeur entre les différents acteurs d’une chaîne commerciale. Êtes-vous conscients qu’il y a matière à questionnement ?

M. Olivier Petit. Ne voyez aucune provocation de ma part, mais là où vous voyez une complexité, nous voyons une simplification. En effet, nous invitons les acteurs européens ou mondiaux à discuter à un échelon européen et nous leur offrons un plan de développement. Cependant, les industriels à vocation nationale continuent de travailler en direct avec les entités locales – nationales, voire régionales – via les centrales locales.

La raison d’être d’Eurelec est de pouvoir mettre à disposition des multinationales centralisées, au niveau européen, voire mondial, un grossiste qui est organisé de la même façon, par réciprocité.

M. le président Thierry Benoit. Ne voyez-vous pas, même pour des multinationales qui ont des filiales dans différents pays d’Europe, un élément de vulnérabilité, à terme, pour l’industrie française ? Et nous ne parlons pas, aujourd’hui, des centrales de services, Coopernic et Coopelec.

À force de presser les interlocuteurs à tous les niveaux, pour obtenir des marges, et des résultats, une partie des fournisseurs est obligée d’aller investir en dehors de la France ? Vous en êtes conscients ?

M. Stéphane Henry. Eurelec n’a rien changé. Et nous, distributeurs, nous pouvons rencontrer la même difficulté : un industriel peut décider du jour au lendemain de racheter un autre industriel ; il ne nous laisse pas le choix. Eurelec négocie avec des multinationales.

M. le président Thierry Benoit. Dont une partie des filiales se trouve en France.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous parlez de simplification, je pense plutôt que vous voyez cette centralisation comme une protection. Une protection du modèle économique de la grande distribution. Je crois au modèle de la grande distribution, mais en tant que parlementaire, nous nous devons de protéger le modèle agricole et le modèle industriel français.

Une entreprise qui réalise 97 % de son chiffre d’affaires en France, qui achète ses produits en Belgique, qui doit refacturer à une autre SCA, elle aussi en Belgique et qui doit négocier des services via Coopernic et Coopelec, elles aussi hébergées en Belgique, pose question, non ?

Alors vous nous dites, monsieur Petit, que le droit belge colle au droit français afin qu’il y ait une certaine homogénéité dans les négociations. Mais vous nous dites aussi que vous demandez aux industriels de l’agroalimentaire leurs CGV et leurs tarifs début septembre. Selon la loi française, les fournisseurs doivent donner leurs CGV au 1er décembre, et la fin de la négociation est le 28 février. Soit trois mois de négociation – et non cinq ou six.

Ensuite, il y a ce que vous faites et ce que vous êtes capables de faire. Eurelec, est régi par le droit belge ; que se passerait-il si vous décidiez de négocier tous les deux mois ? Ou que vous demandiez à un industriel ses CGV au mois de juin pour acheter le 15 décembre ?

M. Olivier Petit. Dans le droit belge, les CGV ne sont pas le socle de la négociation, comme en France. Si je voulais respecter strictement le droit belge, je serais même en capacité de dire aux industriels que leurs CGV ne m’intéressent pas. Bien évidemment, nous ne le faisons pas, car, vous l’avez indiqué, il y a la théorie et la pratique. En pratique, nous invitons les industriels à nous faire connaître leurs CGV – ils ont la possibilité de les modifier jusqu’au mois de décembre.

Comprenez qu’Eurelec, en tant que nouveau partenaire commercial et économique des industriels, n’est pas une rupture de la relation commerciale qu’ils entretenaient avec chacune des entités nationales. Nous faisons en sorte de maintenir ce qui fonctionnait bien et d’améliorer, ensemble, la relation dans sa globalité.

Quand nous discutons du contrat unique d’Eurelec avec les juristes des différents industriels, je leur demande leurs CGV, alors que je n’y suis pas obligé. Je leur demande ce qu’ils veulent que je garantisse et encadre dans le contrat, et je compose avec cela. Aujourd’hui, j’ai autant de contrats que d’industriels. Je m’adapte à chacun d’eux.

Par ailleurs, vous me demandez si Eurelec peut négocier tous les deux mois ? D’abord, je n’ai pas les moyens humains pour le faire. Ensuite, le contrat le prévoit-il ? Oui. Même si je négocie des prix annuels, le contrat prévoit que si un industriel, quelle que soit la raison, a besoin de modifier un tarif, nous pouvons le renégocier. Cela est-il déjà arrivé ? Non, pas encore.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous avez indiqué que votre objectif est de négocier avec une cinquantaine d’industriels. Ce qui va représenter 70 % du chiffre d’affaires de la grande distribution ; la quasi-totalité de la partie agroalimentaire – je ne parle pas du DPH.

Vous nous dites que les CGV, dans le droit belge, ne sont pas le socle des discussions – et donc des contrats –, contrairement au droit français. Vous nous dites également que l’industriel peut, à tout moment, rouvrir la discussion ; vous pouvez donc également le faire. Enfin, vous nous dites « Nous les invitons » ; sachez que moi, je comprends pourquoi ils ont peur de venir.

Alors d’accord, aujourd’hui, vous ne le faites pas. Vous avez même dit « Ce n’est pas encore arrivé ». Je crains, pour le modèle industriel alimentaire, et même non-alimentaire, de mon pays, quand j’entends ce type de phrase : « pas encore ». Sous-entendu « nous ne sommes pour l’instant pas assez nombreux ».

Michel-Édouard Leclerc a dit un jour : « La loi, quand elle est contre moi, je m’assois dessus ». Eh bien, j’ai l’impression, qu’aujourd’hui, on s’assoit sur la loi. Je ne sais pas, dans le cadre cette centrale d’achat européenne, à quoi sert le législateur. À quoi sert la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable (ÉGAlim.)

Avec les mots que vous utilisez « … les CGV ne sont pas le socle de la négociation en droit belge, nous pouvons renégocier le contrat à tout moment », je me demande aujourd’hui à quoi la loi ÉGAlim a servi, à quoi nous servons. Vous respectez aujourd’hui le pseudo-engagement de transposer le droit français au droit belge, mais rien ne vous empêche de ne plus le faire ; ou comme vous l’avez dit « pas encore ».

M. Olivier Petit. Je vous prie, monsieur le rapporteur, de m’excuser pour le manque de précision. Je vais tenter d’être plus clair.

D’abord, lorsque j’ai dit « pas encore », je vous disais juste que, jusqu’à aujourd’hui, aucun industriel ne nous a demandé de rouvrir les négociations, avec de nouveaux tarifs.

Ensuite, vous me dites que les industriels ont peur de venir négocier avec nous. Je ne le nie pas, puisque j’anime depuis plus de deux ans les réunions pédagogiques à Eurelec ; je sens bien une peur de l’inconnu de leur part. Nous devons donc les rassurer.

Par ailleurs, une fois que la négociation des prix est terminée, nous nous voyons pour évaluer comment se passe la relation commerciale, et comment se porte le chiffre d’affaires. Les industriels que nous recevons nous confirment que leur chiffre d’affaires est en croissance, grâce au modèle d’Eurelec – simplification et centralisation du modèle, des négociations qui se déroulent plus tôt que ce que prévoit le calendrier français – non pas de 4 %, comme connaissent les produits de grande consommation Leclerc, mais entre 4,5 et 18,5 %. Les industriels qui appréhendaient un peu les négociations avec Eurelec, s’y retrouvent aujourd’hui.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous avez une vision « achats », et c’est bien normal. Mais en tant que parlementaire, nous avons le devoir de protéger les industriels français. En quoi, aujourd’hui, le modèle belge protège-t-il le modèle français ? D’après ce que vous nous dites, le droit belge ne protège en rien le modèle industriel agroalimentaire français.

M. Stéphane Henry. À Biars-sur-Cère ou à Saint-Laurent-les-Tours, je suis en concurrence avec Lidl – entre autres. J’ai donc tout intérêt à avoir dans mes rayons les marques que je vends toute l’année, si je veux que mon entreprise soit pérenne. Je ne peux pas, demain, m’arrêter de vendre ces marques ; si je n’ai plus ces produits, je ne fais plus de chiffre. Je ne comprends pas où vous voyez un risque pour l’industrie française.

M. le président Thierry Benoit. M. Petit nous a indiqué qu’Eurelec évalue le potentiel de croissance, d’autres nous ont dit « adapter la négociation » à la capacité de leurs interlocuteurs à faire du résultat. La négociation ne tourne donc pas autour d’un produit, de sa qualité… Nous sommes bien loin de ce qui a été débattu il y a six mois, aux États généraux de l’alimentation (EGA) – pour ne parler que d’agroalimentaire.

Lorsque les commerciaux d’Eurelec négocient, cela n’a rien à voir avec la Scabel, qui elle-même n’a rien à voir avec les coopératives d’achat régionales et encore moins avec les centres Leclerc, qui sont directement concernés.

Tout cela est compliqué et je partage les propos du rapporteur. Nous sommes en droit de nous interroger sur la question des filières industrielles, qu’elles soient agroalimentaires ou non.

De nombreuses multinationales que nous avons auditionnées nous ont parlé de méthodes de déréférencement, de pénalités et de compensation de marges – une pratique déloyale.

Dans votre organisation, à votre niveau, quand ces objections – qui ne sont ni argumentées ni motivées – se présentent-elles ?

M. Olivier Petit. Lorsqu’un fournisseur intègre Eurelec, les flux de commandes ne passent par Eurelec qu’à partir du moment où nous sommes convenus d’un prix, avec un contrat et que, techniquement, nous sommes prêts à connecter les flux entre l’industriel et Eurelec. Est-ce que pendant la négociation Eurelec procède à du déréférencement ? Non, puisque nous avons ni les flux, ni les commandes, ni les produits.

M. le président Thierry Benoit. Vous vous parlez bien entre acheteurs. Il nous a en effet été indiqué, à plusieurs reprises, que des déréférencements se produisaient, comme par enchantement, un peu avant les négociations. Ou, si les négociations étaient tendues, s’opéraient des suspensions de commandes. Il nous a été clairement dit que le déréférencement, la suspension ou l’arrêt de commandes étaient des moyens de pression.

M. Olivier Petit. Monsieur le président, nous sommes incapables d’annuler ou d’interdire une commande qui ne passe pas par Eurelec. Le flux ne passe pas par Eurelec.

Mme Cendra Motin. Vous nous avez indiqué que si un industriel refusait de négocier avec vous, vous vous adresseriez à la centrale nationale pour qu’elle ne livre plus ce client, le temps que vous expliquiez à l’industriel qui vous êtes et ce que vous pouvez faire pour lui.

De fait, vous avez une action, non pas d’arrêter des commandes, puisqu’il s’agit d’un industriel qui n’a pas commencé à négocier avec vous, mais qui vise à le convaincre.

Ensuite, le président vous a fait part de témoignages de vos actuels clients. Pouvez‑vous nous affirmer, sous serment, que vous n’avez jamais demandé à des pays de ralentir des commandes sur certains produits ou que vous n’avez jamais retenu une commande d’un industriel, entre septembre et janvier, le temps de négocier le tarif que vous souhaitez ?

M. Olivier Petit. Si un fournisseur refuse de négocier avec Eurelec, nous ne demandons pas, au niveau national, d’arrêter de lui passer des commandes.

En effet, encore une fois, nous mettons sur le marché les plus grosses marques européennes et mondiales. Si je coupe, demain, mes coopérateurs de ces marques, je suis renvoyé d’Eurelec. Ce n’est pas mon métier de priver les magasins de mes coopérateurs des plus grandes marques génératrices de trafics.

Quel est mon rôle à Eurelec ? En fonction de l’avancée des négociations, j’informe mes clients, mes coopérateurs. Que se passe-t-il si ma demande ne trouve pas écho auprès d’un industriel ? Eurelec va-t-il lui mettre la pression ? Non, je n’ai pas les moyens de lui mettre la pression.

Quand, sur la plupart des catégories, mes fournisseurs réalisent entre 30 et 70 % de linéaire des rayons, je ne suis pas en capacité de discuter avec eux. Je vous donnerai l’exemple d’un industriel de café qui, sur les dosettes, est dans une position archi dominante ; quand il m’annonce un prix, me disant « C’est à prendre ou à laisser ! », je prends. Qui sera le juge de paix, au final ? Le client. S’il se détourne du produit parce qu’il est trop cher, je passerai moins de commandes à cet industriel.

M. le président Thierry Benoit. J’ai en main l’organigramme de Leclerc. Nous n’avons pas cité la Scamark, qui est l’équivalent de Galec pour les marques de distributeur (MDD).

J’ai du mal à vous croire, je dirais même que je ne vous crois pas, monsieur Henry, quand vous nous dites que les gens d’Eurelec ne parlent pas aux gens de la Scabel. Il s’agit d’ailleurs du problème de notre commission d’enquête, depuis quelques mois : quelle que soit l’enseigne, l’organisation est complètement cloisonnée. Bien sûr, juridiquement, je suis convaincu que chaque entité à un rôle. Mais je suis convaincu aussi que, dans la réalité, tout ce monde se parle, afin de tirer le meilleur parti de négociations.

Et je n’ai là que l’organisation nationale. Maintenant, une entité est en Belgique ; le dossier se corse. Pour d’autres enseignes, la centrale est hébergée en Suisse ou encore au Luxembourg. Et Eurelec n’a que trois ans d’existence !

Nous avons auditionné l’Autorité de la concurrence européenne, qui n’a pas l’air bien vaillante sur le dossier. Si personne ne s’intéresse à tout cela, je me demande jusqu’où vous irez en termes de créativité. Et tout cela sous la bannière d’un prix bas à tout prix !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce que vous avez dit tout à l’heure est extrêmement important – je l’ai bien noté. Effectivement, vous n’avez pas les moyens de stopper les commandes, mais quand nous recevons les centrales qui se situent en dessous de vous, elles nous disent qu’elles n’ont pas les moyens de parler des prix. Et quand nous interrogeons les centrales de services – nous n’avons pas encore reçu celles de Leclerc – elles nous tiennent le même discours : « Nous proposons des services et si les industriels ne les acceptent pas, nous n’arrêtons pas les commandes ».

Alors pourquoi, quand nous recevons les industriels, ils se présentent tous avec des arrêts de commandes ? Il y en a bien un qui appuie, à un moment donné, sur le bouton.

Monsieur Petit, vous venez de nous dire : « Je ne suis pas là pour arrêter les commandes, mais pour informer » ! Mais quand vous informez la Scabel, Galec ou Scaso, un courrier part et on arrête de commander la marque.

M. Stéphane Henry. Pour ma part, j’ai simplement dit que je ne connaissais ni les effectifs ni la structure administrative de la Scabel. Nous leur transférons juste les prix.

M. le président Thierry Benoit. Eurelec et la Scabel se parlent.

M. Stéphane Henry. Sur le flux des prix que nous leur communiquons.

M. le président Thierry Benoit. Vous parlez des négociations en cours, si elles se passent bien ou mal avec tel ou tel industriel. Et ces informations redescendent aux SCA régionales, à l’association des distributeurs des centres Leclerc, etc. Ce qui est logique, puisqu’il s’agit de la même entreprise.

M. Olivier Petit. Je n’arriverai pas à vous convaincre. Je vous ai cité les chiffres de croissance – de 4,5 à 18,5 % –, supérieurs à la moyenne nationale, qui est de 4 %. Si des commandes sont arrêtées, cela va entraîner des ruptures en magasins, des rayons vides, une perte de clients. Si nous arrêtions des commandes, nous serions incapables de dégager cette croissance !

Mme Cendra Motin. Je suis moi-même cliente d’un magasin Leclerc. Tous les ans je constate des déréférencements ; des produits manquent dans les rayons. Pire encore, je vois tous les ans Leclerc faire de la publicité : il y a des petits mots dans les rayons vides qui expliquent, à moi la petite ménagère, que, pour protéger mon pouvoir d’achat, Leclerc est en train de négocier avec des méchants industriels qui veulent, eux, me taxer au maximum ! Et que mon produit reviendra au juste prix !

M. Stéphane Henry. Madame la députée chaque magasin est indépendant et libre de ses rayonnages. Il ne s’agit donc pas d’une directive nationale.

M. Olivier Petit. Madame la députée, mes chiffres ne sont pas farfelus. Les croissances que je vous indique sont réelles. Si nous étions dans la situation infernale que vous décrivez, nous serions incapables de dégager ces chiffres.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Avez-vous des relations avec Coopernic et Coopelec – en tant que collègue Leclerc bruxellois ?

M. Olivier Petit. Je ne fais pas partie de l’entreprise Leclerc, je n’ai donc pas de relation avec eux.

Mme Cendra Motin. Concernant les CGV et le droit belge, je suis d’accord avec vous, vous êtes totalement dans votre droit. Mais pouvez-vous comprendre que pour une entreprise française, ces CGV sont sa seule assurance ? J’ai été cheffe d’entreprise, je vendais des services et chaque mot de mes CGV comptait. Personne ne pouvait venir faire son marché dedans ; tout est important dans les CGV.

Pouvez-vous comprendre que, lorsque vous demandez à un industriel français ce qui est important pour lui dans ses CGV, vous le mettez dans une insécurité juridique, d’office ? Il ne peut pas se défendre avec les armes que le législateur français lui a données, alors même que vous négociez, aussi, pour le marché français.

M. Olivier Petit. Ce n’est pas Eurelec qui fait son marché, puisque j’invite le fournisseur à me dire ce qui est important pour lui dans ses CGV. Pourquoi ? Parce que certaines dispositions ou pratiques sont déjà couvertes par mon contrat – voire mieux couvertes. Nous rassurons les juristes français, en leur assurant que nous ne cassons pas tout, et que ce qui fonctionne bien sera encadré dans la même façon.

En Allemagne, il n’y a pas de contrat. Eurelec, face à des multinationales européennes ou mondiales, apporte un rééquilibrage des relations commerciales et juridiques. Les Allemands bénéficient aujourd’hui d’un contrat structuré, sécurisant.

Le contrat n’est pas là pour contraindre les fournisseurs, mais pour encadrer et servir de garde-fous.

Au Portugal, il y a des contrats, mais essentiellement en faveur des industriels, les magasins ne faisant pas le poids pour discuter avec les fournisseurs. Aujourd’hui, grâce à Eurelec, les magasins portugais discutent un peu plus librement de ce qui les concerne, de leur propre encadrement commercial ; ils sont plus à même de discuter certains points.

Ce qui vous intéresse, c’est le droit français. Je connais les industriels, je les vois, j’assiste à des rendez-vous avec leurs juristes, je vois donc bien l’appréhension qu’ils ont au début. Mais mon rôle, et celui de nos juristes, est de déverrouiller cette appréhension et d’arriver à un contrat équilibré.

Le contrat n’est pas renégocié chaque année, puisqu’il est pluriannuel. Seuls les prix sont renégociés annuellement. La base de travail est renouvelée chaque année, avec l’accord de l’industriel.

S’agissant des pénalités, oui, effectivement, quel que soit le pays, des pénalités sont prévues dans les contrats d’Eurelec. Il ne s’agit pas de cash que nous pourrions dégager pour nos partenaires. Ce sont des garde-fous. À partir du moment où un industriel accepte une commande, il a 48 heures pour s’assurer qu’il pourra la livrer. Une fois qu’il la valide, il est engagé à la respecter.

Pourquoi ? Parce que si cette commande n’arrive pas, l’un des partenaires peut se trouver dans une situation difficile. Il peut être accusé de publicité mensongère, s’il s’agit d’un produit en promotion, annoncé, imprimé – 30 millions de consommateurs pour Rewe et 17 millions pour Leclerc en France sont concernés. Il existe, quoi qu’il arrive, un risque juridique pour les deux enseignes si la livraison n’est pas effectuée.

Par ailleurs, si le produit n’est pas approvisionné, et qu’il y a une rupture de stock en magasin, le client est mécontent et risque de changer d’enseigne. Des pénalités sont donc prévues pour encadrer, servir de garde-fous au bon fonctionnement logistique des points de livraison. Elles servent à couvrir un dysfonctionnement organisationnel en cas de non‑livraison, de livraison d’un mauvais produit ou de retard de livraison.

Comment fonctionnent les pénalités d’Eurelec ? Lorsqu’un dysfonctionnement logistique est constaté dans l’un des points de vente de nos partenaires, il est notifié, dans notre portail extranet, à l’industriel ; il s’agit d’une notification circonstanciée. Le point de livraison doit justifier le dysfonctionnement, document à l’appui. Si un dysfonctionnement est notifié sans justificatif, nous ne le prenons pas en compte.

L’industriel, au vu des pièces, a le choix d’accepter le dysfonctionnement ou de le refuser. En cas de refus, il dispose de trente jours pour faire le point avec ses équipes. S’engage ensuite une discussion avec le point de livraison pour se mettre d’accord sur la raison du dysfonctionnement – ils ont soixante jours – et sur le montant du dédommagement.

Si le point de livraison et l’industriel ne sont pas d’accord, ils font appel à un médiateur qui jugera si le dysfonctionnement est justifié ou pas. Si les deux parties sont d’accord pour dire qu’il n’y a pas eu de dysfonctionnement, celui-ci est annulé sur le portail. Et si elles sont d’accord, sur le dysfonctionnement et le montant dû par l’industriel, Eurelec envoie une note de dysfonctionnement – une facture – à l’industriel qui doit la régler sur son paiement de marchandises.

Les pénalités sont donc transparentes, très clairement encadrées et l’industriel ne paie que les dysfonctionnements, justifiés, qu’il a reconnus.

M. le président Thierry Benoit. Cette démonstration est tellement claire, qu’elle prouve qu’Eurelec s’occupe des questions de logistique à la place de la Scabel. Vous avez passé une heure quarante-cinq à nous expliquer qu’Eurelec n’était qu’un négociant qui achète et revend, M. Henry nous affirme qu’il ne connaît pas les gens de Scabel et en deux minutes, vous nous démontrez que vous vous occupez des pénalités, des questions de logistique, puisque c’est Eurelec qui a la main sur le portail des pénalités. Vous voyez bien que chez vous, tout est dans tout.

Ce qu’il conviendrait de retenir dans cette audition, c’est qu’un certain nombre de centrales, dont Eurelec, sont hébergées en Belgique, en Suisse ou au Luxembourg, pour des raisons géographiques – c’est le centre de l’Europe… – mais surtout pas pour échapper au droit français.

Ensuite, vous nous expliquez que dans l’organisation juridique des centrales Leclerc, tout est bien cloisonné, chacun a sa mission. Les équipes ne se parlent pas. Vous nous avez bien expliqué que vous êtes directeur adjoint, non pas du groupe Leclerc, mais d’Eurelec. Mais en deux minutes, sur une question anodine, vous nous faites la démonstration qu’Eurelec vient bien « mettre son nez » dans les affaires aussi « pratico-pratiques » que la logistique.

M. Olivier Petit. Ce que je vous ai décrit, c’est ce qui est écrit dans mon contrat Eurelec, qui me lie à l’industriel.

M. le président Thierry Benoit. Vous ne fournissez pas les industriels, puisque c’est le rôle de la Scabel. Vous achetez aux fournisseurs et vendez à la Scabel. Ensuite, c’est bien la Scabel qui discute avec les SCA régionales, et non pas Eurelec.

M. Olivier Petit. Les produits que j’achète sont livrés par l’industriel dans chaque territoire national. Ce qui encadre la livraison fait partie de mon contrat Eurelec, avec des pénalités qui couvrent des dysfonctionnements dans la livraison des produits que j’ai achetés – la logistique des pénalités étant différente dans chaque pays.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Eurelec facture les pénalités à l’industriel. Mais ensuite, qui vous facture la pénalité ?

M. Stéphane Henry. La centrale régionale.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La SCA Ouest, par exemple, va donc envoyer une facture directement en Belgique puis va se tourner vers le magasin qui a subi le dommage ?

M. Stéphane Henry. Non la SCA Ouest est le centre de livraison.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. D’accord, mais certains magasins auront subi un dommage – un retard ou une non-livraison. C’est le magasin qui va manquer de boîtes de conserve qui est concerné. Comment cela se passe ?

M. Stéphane Henry. Oui, tout redescend au magasin. S’il y a des pénalités au niveau de la centrale, elles vont être entrées dans son compte d’exploitation, puis elle va se tourner vers les magasins. Fiscalement, c’est le magasin qui est concerné.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les pénalités entrent dans le compte d’exploitation de la SCA et l’ensemble des magasins Leclerc, qu’ils aient été touchés ou pas, paient.

M. Stéphane Henry. Oui, car tous les magasins dépendant de la SCA régionale.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Tout le monde paie, finalement.

M. Stéphane Henry. Quand nous parlons d’Eurelec, nous parlons de multinationales. S’il y a un gros problème de livraison sur des produits très importants de nos linéaires, une grande majorité de magasins sont touchés rapidement. Et s’il s’agit d’une publicité, ce sont 100 % des magasins qui le sont.

M. le président Thierry Benoit. Si j’ai bien compris, la SCA régionale se tourne vers la Scabel, qui se tourne vers Eurelec, laquelle déclenche la pénalité.

M. Stéphane Henry. Qui est encadrée dans le contrat.

M. le président Thierry Benoit. Eurelec négocie les pénalités, qui sont ensuite facturées…

M. Stéphane Henry. Les pénalités sont encadrées dans le contrat d’Eurelec.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Mais elles ne sont pas encadrées comme elles pourraient l’être par le droit français. Je vois que vous êtes des personnes de bonne foi, mais la réalité est que le taux de service peut être monté à 100 quand vous voulez !

Le droit belge vous permet de modifier le contrat, à n’importe quelle date.

M. Stéphane Henry. Nous négocions avec des multinationales, nous ne pouvons pas imposer des changements comme cela. Nous avons déjà tellement de rendez-vous à Bruxelles pour négocier les contrats que nous n’avons pas les moyens, ni le temps de recommencer.

M. le président Thierry Benoit. Mais le droit belge vous permet de changer le contrat.

M. Olivier Petit. Effectivement, le droit belge nous permet de prendre en considération le guide des bonnes conduites, notamment celles qui sont discutées en ce moment en France et, dans le cadre du contrat Eurelec, de s’adapter et de respecter ce qui concerne les pratiques nationales. Des pratiques qui sont d’ailleurs appliquées au Portugal. Nous avons déjà des taux de service dans nos contrats, pour certains pays.

M. le président Thierry Benoit. Il s’agit d’une centrale d’achat hébergée en Europe. Imaginons une centrale hébergée en Suisse !

Messieurs nous vous remercions.

L’audition s’achève à dix-neuf heures.

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87.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Edgard Bonte, président d’Auchan Retail, de M. Jean-Denis Deweine, directeur général d’Auchan Retail Franc et de M. Franck Gerezthuber, secrétaire général d’Auchan Retail France

(Séance du mercredi 17 juillet 2019)

L’audition débute à quatorze heures trente.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Edgar Bonte, président d’Auchan Retail, M. Jean-Denis Deweine, directeur général d’Auchan Retail France, et M. Franck Geretzhuber, secrétaire général d’Auchan Retail France.

Cette audition est publique, donc ouverte à la presse, mais si la nature de nos échanges le nécessite, notamment si nous abordons des sujets considérés comme hautement confidentiels et stratégiques, il est possible qu’elle se poursuive à huis clos.

Messieurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais demander à chacun d’entre vous de prêter serment.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Edgard Bonte, M. Jean-Denis Deweine et M. Franck Geretzhuber prêtent successivement serment.)

M. Edgard Bonte, président d’Auchan Retail. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je veux tout d’abord vous remercier pour votre invitation. Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous transmettre quatre messages.

Premier message : dans le monde de la grande distribution, Auchan est une enseigne différente. Créée en 1961 à Roubaix, elle avait pour premier objectif, pour raison d’être, d’augmenter le pouvoir d’achat des ouvriers de l’industrie textile de cette ville.

Auchan est une entreprise différente en ce qu’elle est un groupe familial qui a développé l’actionnariat salarié. Ainsi, en France, 89,9 % de nos collaborateurs en contrat à durée indéterminée (CDI) sont actionnaires. Il en résulte une véritable solidarit entre actionnaires, dirigeants et collaborateurs de l’entreprise. Pour preuve, en 2018, année très difficile en termes de résultats, l’actionnaire a renoncé à prendre ses dividendes.

Elle est différente parce que, guidés par les valeurs fortes puisées dans la culture humaniste du Nord, nous plaçons l’humain au cœur de nos préoccupations. En conséquence, en France, Auchan emploie 73 000 collaborateurs, dont 86 % en CDI, et recrute 13 000 personnes par an, auxquelles sont proposés un parcours de réussite et un dispositif complet de partage des résultats.

Elle est différente parce que, n’étant pas cotés en Bourse, nous pouvons nous développer de façon durable, sans dépendre des aléas de la bourse ni des fonds de pension. Nous savons donner du temps au temps, prendre le temps nécessaire pour tester les produits, les innovations proposées par nos fournisseurs.

Elle est différente, enfin, parce que nous avons une culture d’entrepreneur. Nous formons nos collaborateurs à l’économie d’entreprise, ce qui donne en particulier à nos acheteurs une culture de discernement dans leurs relations avec les PME.

Deuxième message : cette différence est connue et reconnue par nos partenaires commerciaux. C’est ce que les représentants de certaines fédérations industrielles et agricoles que vous avez auditionnées ont mis en avant. Je pense à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et à la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB), ainsi qu’à l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et à l’Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC), qui ont souligné l’esprit collaboratif de nos négociations commerciales.

Je me réjouis que nos convictions soient partagées par d’autres. En France, la grande distribution n’est pas homogène ; elle est composée d’entreprises de distribution différentes, qui ont des valeurs, des cultures, des politiques et des relations commerciales spécifiques. Chacune a une façon tout à fait particulière de faire son métier.

Troisième message : notre différence majeure réside dans la confiance que nous plaçons au cœur de nos relations commerciales.

Confiance, d’abord, dans nos partenaires grands industriels. C’est la raison pour laquelle nous avons créé l’alliance à l’achat Horizon et l’avons mandatée pour développer un nouveau mode de négociation commerciale, plus collaboratif.

Confiance, ensuite, dans nos partenaires PME, pour lesquels Auchan est un partenaire majeur.

Confiance, enfin, en l’agriculture française, comme le démontrent nos approvisionnements. Ainsi, 100 % du porc frais, du bœuf frais – hors Angus – et de la farine destinée à nos ateliers de boulangerie, 95 % de la volaille et les deux tiers des fruits et légumes vendus par Auchan sont d’origine française, de même que 100 % des steaks hachés frais et surgelés, du jambon cuit, des œufs, du foie de canard, du lait de consommation, de la crème et de l’emmental de marque Auchan.

Résultat : lors de nos négociations 2018-2019, 100 % des dossiers de négociations ont été finalisés dans une relation jugée constructive par nos interlocuteurs industriels. Les prix d’achat des produits « États généraux de l’alimentation » (EGA) jugés sensibles – pommes de terre, steaks hachés – ont été revalorisés, conformément à l’esprit de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite « EGAlim », 40 % du montant final des accords de négociation ont été signés un mois avant la date légale et sept accords pluriannuels ont été conclus.

Quatrième message : notre métier est de proposer au consommateur une alimentation saine, locale, durable mais aussi accessible en prix. À cette fin, nous développons des « Filières responsables Auchan », axées sur la qualité du produit, le respect de l’environnement et du bien-être animal, et la juste rémunération des producteurs agricoles. Ces filières sont au nombre de 115 en France à date – de 350 dans le monde –, pour un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros en France, dont la filière du veau d’Aveyron, qui a déjà 23 ans.

Nos approvisionnements en produits frais sont majoritairement français. Nous développons les circuits courts avec 2 800 PME ou producteurs agricoles, qui livrent directement nos points de vente. Nous travaillons au quotidien avec 2 500 PME, qui nous fournissent en produits à leur marque, et nous proposons des produits Auchan de qualité fabriqués à plus de 80 % par des entreprises françaises.

Pour que cette offre soit accessible à tous les consommateurs, nous négocions avec exigence, parce que le prix est le premier critère de choix pour la majorité des consommateurs et que la concurrence entre distributeurs est très forte en France. Mais nous négocions avec le souci permanent de l’équilibre. Un exemple : l’exigence de qualité nutritionnelle pour nos produits Auchan, avec le Nutriscore, et notre refus, pour ne pas entretenir la guerre des prix, de baisser les prix de vente de ces mêmes produits au moment où est publiée l’ordonnance sur le seuil de revente à perte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour que l’on comprenne bien la répartition de votre chiffre d’affaires, pourriez-vous m’indiquer, d’une part, le montant des chiffres d’affaires réalisés respectivement en France et à l’international par le groupe Auchan Retail dans sa globalité et, d’autre part, le pourcentage du chiffre d’affaires dans le domaine agro-alimentaire qui est signé, au niveau des achats, en déflation, en « flat » et en inflation ?

M. Edgard Bonte. Je vais répondre à votre première question, puis je laisserai mes collègues répondre à la seconde. En France, nous réalisons un chiffre d’affaires de 17 milliards sur un total groupe de 50,5 milliards, dont 12 milliards en Chine.

M. Franck Geretzhuber, secrétaire général d’Auchan Retail France. Nous pouvons seulement vous indiquer qu’en France, cette année, 32 % de la masse d’achat est en inflation, soit une hausse de 1,76 %. En ce qui concerne les 68 % restants, nous vous communiquerons l’information d’ici à la fin de la semaine.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le président, vous avez fait référence à la genèse de la construction du groupe Auchan, un groupe familial dont les valeurs, avez-vous dit, sont celles des gens du Nord. Les personnes que nous avons auditionnées nous ont quasi unanimement expliqué que la France était le pays où les négociations commerciales étaient les plus difficiles, les plus tendues. Pourtant, lorsque l’on vous écoute, on perçoit une volonté de bien faire. Lorsque vous évoquez une offre saine, locale, durable et accessible ou la filière du veau d’Aveyron, on voit bien que vous adoptez une démarche de territoire, qui donne du sens à l’acte de négociation, d’achat et de vente. Comment expliquez-vous que les négociations soient, en France, si tendues et si crispées qu’un certain nombre de députés ont éprouvé le besoin de créer une commission d’enquête sur le sujet ?

M. Edgard Bonte. Tout d’abord, cette situation s’explique par le fait que la France est l’un des pays où le secteur de la distribution alimentaire compte le plus grand nombre d’acteurs significatifs. Il y a donc une guerre des prix. En fait, la négociation avec les industriels est historique et elle dure. Il est vrai que l’on ne rencontre pas les mêmes difficultés dans les autres pays où nous sommes exposés : que ce soit en Espagne, en Russie ou au Portugal, les négociations sont moins complexes. Cela dit, en tant que cinquième ou sixième distributeur, nous sommes un peu suiveurs et, sans vouloir jouer à Calimero, nous essayons de nous battre avec les mêmes armes que les autres. Or, il est vrai que, avec le temps, les dispositifs se sont complexifiés, sans pour autant devenir forcément plus efficaces.

Ensuite, nous sommes intimement convaincus, en tant que famille du Nord, avec nos valeurs, que remettre du sens dans la filière globale a du sens. Auchan – c’est son gros défaut – communique mal dans ce domaine, mais nous réalisons énormément de choses. Je pense notamment aux filières, au bio, aux circuits courts ou aux contrats pluriannuels que nous nous efforçons de développer avec les PME ou les agriculteurs, pour leur permettre d’avoir de la visibilité et d’investir dans la durée. Nous estimons que c’est important, que cela fait partie de notre rôle dans la société. Je ne vais pas dire que nous le faisons toujours bien, mais nous y consacrons beaucoup d’énergie.

Contrairement à beaucoup de nos confrères, et c’est une différence importante, notre actionnaire est le même depuis 60 ans : c’est une famille et elle veut rester actionnaire dans la durée. C’est un discours que nous tenons à nos partenaires, notamment nos fournisseurs, et à nos collaborateurs et auquel nous attachons beaucoup d’importance.

M. Jean-Denis Deweine, directeur général d’Auchan Retail France. Permettez-moi d’ajouter un mot sur la spécificité française. Toute phase de négociation est marquée par une tension entre les acteurs. Ce qui élève le niveau de tension en France, c’est en particulier la date à laquelle nous sommes contraints de contractualiser, pour le dire ainsi. En effet, une telle date n’existe nulle part ailleurs au monde. Or, cette pression du temps augmente la tension inhérente à tout exercice de négociation – c’est une véritable question. Le second facteur de tension est lié au fait que, nulle part ailleurs dans le monde, l’encadrement administratif, légal, des négociations n’est aussi élevé qu’en France. Ces deux éléments sont probablement de nature à éclairer les réponses qui vous ont été faites par les personnes que vous avez auditionnées.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le président, la complexité que vous évoquez n’est-elle pas due à la créativité des acteurs de la distribution, qui ont élaboré un système de négociation d’une complexité telle qu’elle conduit le législateur français à s’employer à équilibrer les discussions par la régulation et l’encadrement ? Quel est, par exemple, le nombre des étapes de négociation qu’un fournisseur doit franchir avant de pouvoir fournir les magasins Auchan ? Je pense aux centrales et à tous les dispositifs créés par vous, ou vos concurrents.

M. Edgard Bonte. Vous avez raison. Du reste, c’est ce qui nous prive parfois de certains bons fournisseurs. J’imagine, en effet, que ceux d’entre eux qui ne savent pas produire suffisamment ne prennent plus la peine de passer par nos fourches caudines pour se faire référencer chez nous, tant le système est compliqué. Nous sommes, du reste, en train de réfléchir à une simplification des démarches, afin de ne nous priver de personne et d’être accessibles au plus grand nombre de ceux qui sont capables de nous fournir – je ne suis pas en train de faire de la politique. Je ne vais pas vous raconter mon cursus mais, pour tout vous dire, je suis arrivé dans ce métier il y a neuf mois. Donc, je découvre, et je découvre notamment la complexité de nos démarches, qui est due, certes, comme le disait M. Deweine, à une réglementation extrêmement difficile, mais aussi, peut-être, à l’industriel ou au retailer – c’est le problème de la poule et de l’œuf.

M. Jean-Denis Deweine. Pour éclairer le mode de fonctionnement de la négociation, puisque j’ai pratiqué ce métier un certain temps…

M. le président Thierry Benoit. Pouvez-vous nous dire quel est le nombre d’étages, d’interlocuteurs : magasin local, éventuellement centrale régionale… ? Dites-nous quel est « l’arsenal institutionnel » d’Auchan.

M. Jean-Denis Deweine. Chez Auchan, c’est finalement assez simple. La négociation est d’abord la conséquence d’une stratégie commerciale dont le but est la création de valeur. À la base, nos enseignes élaborent des stratégies commerciales dans cette perspective. Ces stratégies sont ensuite transmises à une équipe d’achat unique – située au 200, rue de la recherche, à Villeneuve d’Ascq –, qui les transforme en stratégie d’achat, en répartissant les volumes entre les différents acteurs, puis engage la négociation.

À ce stade, Auchan a créé une dérivation : d’un côté, les fournisseurs de très grande taille, au nombre de 113 actuellement, sont négociés par Horizon, donc en alliance avec des partenaires ; de l’autre, les autres fournisseurs sont négociés par des acheteurs d’Auchan, basés à Villeneuve d’Ascq, qui sont la porte d’entrée dès lors que ces fournisseurs veulent avoir une audience nationale. Si leur rayonnement est plus régional, il leur est possible de négocier, sans venir à Villeneuve d’Ascq, soit directement avec les magasins, soit avec des représentations régionales. Mais, en définitive, il n’y a qu’un seul niveau de négociation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Restons sur les pourcentages. J’aurais besoin de connaître le pourcentage du chiffre d’affaires sur les ventes d’Auchan représenté par ces 113 fournisseurs.

Par ailleurs, tout à l’heure, vous avez indiqué que 68 % du chiffre d’affaires des achats étaient négociés, soit à zéro, soit en déflation. Qu’en est-il dans les autres pays ? Si vous ne pouvez pas nous communiquer cette information dès maintenant, pourriez-vous nous la transmettre le plus rapidement possible ? Elle nous permettra de comprendre quel est le niveau de négociation à l’export.

M. Jean-Denis Deweine. Comme je le disais tout à l’heure, dans les autres pays, nous ne sommes pas tenus de respecter la date du 28 février. Les réponses que nous pourrons vous apporter concernent donc l’année 2018, qui vous permettra d’établir une comparaison. De mémoire, les 113 fournisseurs représentent 4,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit environ 30 % de notre chiffre d’affaires global, qui est de 15 milliards.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous expliquer plus en détail le rôle d’Horizon International ? Quels services proposez-vous aux industriels concernés ? Quelles sont les relations entre le groupe Auchan en France et cette centrale de services et où celle-ci est-elle située ?

M. Jean-Denis Deweine. Horizon International est une centrale de négociation et de prestation de services qui réunit quatre partenaires : Casino, Métro, Dia et Auchan. Elle est basée à Genève – et ce depuis très peu de temps, puisqu’elle a été créée au mois de février dernier – et concerne aujourd’hui 78 fournisseurs, dont 62 appartiennent au secteur alimentaire. Elle a été créée pour offrir un nouveau panel de services au monde des grands fournisseurs internationaux. Elle a, en effet, une caractéristique propre : c’est la seule centrale de ce type à réunir exclusivement des intervenants internationaux. De fait, Casino, Métro, Dia et Auchan sont des entreprises de retail internationales ; elles interviennent dans 48 pays.

J’ajoute que ces quatre intervenants ont pour caractéristique d’être parfaitement complémentaires du point de vue des formats proposés aux industriels. En effet, nous couvrons, avec Dia, le hard ou le soft discount, avec Métro, le cash-and-cary, et avec Casino et Auchan, l’ensemble ou presque des formats retail BtoC qui existent actuellement dans la distribution. C’est pour cette raison que nous nous sommes associés. Nous avons ainsi la première couverture géographique et la première couverture des formats. Par ailleurs, cette centrale propose aux fournisseurs 19 services répartis entre quatre grands piliers : joint business plan, data sharing, opérationnel et croissance. Nous pourrons vous donner le détail de ces 19 services, qui figurent d’ailleurs aux statuts de cette alliance.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Auchan est une entreprise française du Nord, dont vous avez vanté les qualités, que je reconnais, du reste : c’est une très belle entreprise, et je vous en félicite. Mais il y a une chose que je ne parviens pas à comprendre. Les distributeurs prennent une marge sur le business fait à l’exportation ; vous, vous prenez une marge sur le chiffre d’affaires réalisé en France – que vous facturez, qui plus est, en Suisse, d’où la complexité de la mécanique qui est la vôtre. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous prenez un pourcentage du chiffre d’affaires français pour du business qui, en définitive, est réalisé à l’exportation. Je sais que vous prenez aussi un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé à l’exportation, mais il y a là une certaine logique : vous êtes un gros groupe, qui permet à des entreprises françaises – je pense à des groupes comme Lactalis ou Danone, qui ont peut-être besoin de votre aide pour cela – de se développer à l’export.

M. Jean-Denis Deweine. En fait, ces pourcentages sont la rémunération de services que nous rendons au niveau international, France comprise. La valeur ajoutée de ces services tient précisément au fait qu’ils s’appuient sur la puissance de feu que peut avoir Auchan au niveau international et qu’ils sont exactement les mêmes dans les 14 pays où nous sommes présents. Ils sont donc tarifés, d’une certaine manière, au même niveau, en pourcentage, quel que soit le pays dans lequel on se trouve. La France, à cet égard, n’est pas, pour nous, un pays différent, dès lors que nous rendons un service à caractère international.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Désolé, je n’arrive pas à comprendre. Joint business plan, plans promo internationaux… Pourtant, on prend un pourcentage du chiffre d’affaires français d’industriels avec lesquels vous aviez, en plus, l’habitude de travailler avant de créer cette centrale de services, de sorte que le business était déjà lancé. Grâce à vous, ces entreprises ont pu se développer : la grande distribution a aidé les industriels français à devenir des fleurons internationaux. Pour l’international, je le comprends. Mais pourquoi prendre, pour des plans promo internationaux, un pourcentage du chiffre d’affaires 100 % français ? Cela, je n’arrive pas comprendre.

M. Jean-Denis Deweine. Vous partez du principe que l’essentiel des fournisseurs avec lesquels nous négocions à l’international sont français ; mais, sur les 78 fournisseurs dont je vous ai parlé, il n’y en a pas quinze qui le sont, tous les autres viennent d’autres pays. Coca-Cola par exemple n’est pas vraiment française, or elle fait partie de ces 78.

Ce n’est pas une « taxe » que nous prélevons sur le chiffre d’affaires français des fournisseurs pour financer l’international. C’est une prestation que nous rendons à l’identique, qu’il s’agisse de promotion, de marchandising, etc., mais elle a pour caractéristique et pour valeur de ne pas être réalisée à l’identique pour chacun des pays. La prestation réalisée à l’international est exclusivement réalisée internationalement par tous les pays.

Nous ne pourrions pas atteindre un tel niveau de prestation puisque nous ne le rendons pas dans le pays en question. Les prestations négociées par Horizon International ne sont pas rendues à l’identique dans les autres pays ; par plus d’ailleurs par la France, zone d’activité que je dirige et dont je peux facilement vous parler.

Mme Cendra Motin. Ma question portera sur la stratégie ; car on sait que le groupe Auchan traverse un moment compliqué, comme beaucoup d’acteurs du retail actuellement. À quoi attribuez-vous cette situation, alors que cette guerre des prix pour le consommateur, qui est censée vous faire gagner des parts de marché, est installée depuis plusieurs années ? Malgré tout, on constate que ce n’est pas ce qui aide votre groupe à être en forte croissance.

Vous existez depuis neuf mois, ce qui n’est pas le fait du hasard, mais parce que votre prédécesseur n’a hélas pas obtenu les résultats que le groupe attendait. Quels axes stratégiques allez-vous privilégier ? Quels seront leurs impacts sur votre relation avec vos fournisseurs ?

M. Edgard Bonte. Effectivement depuis quelques années le groupe Auchan a été très orienté vers son développement à l’international, peut-être au détriment de son réseau français, en tout cas de la France, et cela pas uniquement par des capitaux, aussi par les hommes que nous avons envoyés un peu partout dans le monde. Nous sommes d’ailleurs très fiers et très heureux d’être premier employeur étranger en Russie et en Chine, cela avec succès.

Toutefois, année après année, la pression sur la France a continué à s’exercer, et notre rentabilité s’est érodée de manière très significative.

Il est vrai que si vous faites allusion aux annonces parues dans la presse sur nos résultats, il y a effectivement eu une moins forte performance, puis aussi une dépréciation d’actifs. C’est pourquoi il nous a fallu être transparents avec nous-mêmes au sujet de la valeur réelle de nos actifs.

Le premier axe de ma stratégie a été nommé Renaissance, dont la mise en œuvre a commencé il y a quelques mois. Nous travaillons sur nos structures de coûts, notre efficacité, sur l’ensemble de la chaîne de notre métier, mais aussi sur les foyers de pertes, ce qui a malheureusement conduit à quelques cessions ainsi qu’à un nombre très limité de fermetures en France. Il était en effet urgent de faire en sorte que l’entreprise renoue avec la rentabilité.

Il faut ensuite incarner un vrai projet pour redynamiser l’entreprise, et tout notre projet est organisé autour du produit, qu’il soit conçu ou sélectionné. Nous avons en effet été trop longtemps des référenceurs, ce qui nous a conduits à référencer trop de produits avec des besoins clients redondants, au détriment de notre rôle de sélectionneurs et de concepteurs de produits.

Si nous nous sommes positionnés comme une enseigne voulant être une référence dans l’alimentaire de confiance, et si nous souhaitons le demeurer, nous avons le devoir de sélectionner beaucoup plus précisément. À cette fin, nous travaillons avec les équipes « Achats », des nutritionnistes et des équipes spécialisées pour pouvoir acquérir cette expertise et offrir à nos consommateurs une charte qualité.

Nous sommes convaincus que ce deuxième axe de notre action sera fondé sur des producteurs locaux, des PME. Avec les PME fournissant notre enseigne, nous voulons poursuivre dans cette voie, en plus de ce que nous faisons dans les filières, et développer une communication plus percutante sur le sujet, car nous sommes peut-être trop discrets sur ce que nous faisons de bien. Je ne puis pas toutefois en dire plus à ce stade et encore moins donner de dates précises.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les centrales de la grande distribution ont une certaine faculté à se ressembler, notamment en constituant des centrales d’achats proposant certains services. Un acteur de la grande distribution a d’ailleurs décidé de déporter ses centrales d’achats en Belgique, échappant ainsi à la réglementation française à mesure du transfert des parts. Le groupe Auchan envisage-t-il, à court, moyen ou long terme de déporter lui aussi une centrale d’achats ?

M. Edgard Bonte. Nous avons déjà au Luxembourg une centrale d’achat historique qui a pour nom Patinvest, mais nous y sommes aussi acteurs avec 1 300 collaborateurs et trois magasins. Le Luxembourg était une sorte de plaque centrale pour nos exportations, notamment dans les pays de l’Est, dans lesquels nous sommes assez bien développés ainsi qu’en Russie.

À part cette exception, nous n’avons pas prévu de délocaliser nos sièges sociaux et nous restons à Roubaix, plus précisément à Croix, et nous n’avons pas la volonté de déplacer nos centrales d’achats en plus des dispositifs déjà en place.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je reformule la question afin que les choses soient bien claires : envisagez-vous, à court, moyen ou long terme, d’acheter les produits qui seront commercialisés sur le territoire français à une centrale d’achats qui ne serait pas située en France ?

M. Edgard Bonte. Nous n’avons pas de nouveaux projets à ce titre, mis à part ce qui existe aujourd’hui.

M. le président Thierry Benoit. C’est toutefois une chose qui pourrait se produire…

Comment analysez-vous cette situation ? Car le rapporteur évoquait des similitudes – que j’appelle du mimétisme – entre les différentes enseignes de la distribution ; ce qui vous a amené à considérer que vous étiez en queue de peloton, mais que vous suiviez le mouvement. Ce que nous ont d’ailleurs dit d’autres distributeurs ; qu’ils avaient adhéré à une centrale internationale parce que les collègues le font et qu’ils y voient une source possible de revenus supplémentaires, car sinon ils risquaient de perdre la compétition, de mourir et d’être rachetés par le voisin.

M. le directeur général a considéré le droit français compliqué, et qu’en France le commerce était très encadré : est-il plus facile de faire du commerce en Belgique ou en Suisse, par exemple ?

M. Jean-Denis Deweine. Je vais tâcher de formuler la réponse la plus claire possible ; car il me semble avoir identifié l’acteur auquel vous faites référence.

Nous observons très attentivement ce qui est en train de se passer du côté de Bruxelles, particulièrement cette pratique, car elle pourrait être source d’un niveau de compétitivité auquel nous n’aurions pas accès.

Cette pratique consiste, entre deux acteurs de pays différents où les niveaux de prix d’achat nets sont différents, à aligner les prix sur les plus bas des deux. C’est l’objectif poursuivi par cette structure totalement innovante qui a vu le jour il y a quelques années.

Le deuxième objectif poursuivi est de bénéficier des conditions juridiques plus simples en Belgique qu’en France dans le domaine des délais de paiement par exemple. Un modèle comme le nôtre, qui vit par le BFR (Besoin en fonds de roulement), etc., avec tous les dispositifs successifs, a subi une érosion de nos délais de paiement et donc de nos BFR.

Si l’entreprise en cours, dont le chiffre d’affaires s’apprécie désormais en milliards, si ce type d’organisation devait croître et embellir, nous Auchan, animés de la volonté d’être pérennes dans notre métier qui est le retail, serions contraints de chercher à atteindre ces niveaux de compétitivité qui nous échappent aujourd’hui. Je veux être très clair dans ma réponse.

M. le président Thierry Benoit. Curieusement, une des enseignes que nous avons entendues a indiqué qu’elle souhaitait sortir du système des centrales, notamment de services, et une autre a estimé que le principe devra évoluer, car il n’est pas sans interpeller.

Vous êtes d’accord avec nous pour considérer que ces centrales de services, dont pour votre part vous fournissez la liste, recherchent plus une contribution financière qu’autre chose. Nous avons ainsi bien compris que le rôle principal des centrales internationales consiste à jauger le fournisseur, notamment sa capacité à faire du résultat, et à « l’encourager » à prendre des services, à les facturer, et donc à générer de l’activité financière. L’argent étant ensuite redistribué aux bénéficiaires que sont les enseignes ; c’est a priori le circuit normal que nous essayons de comprendre.

M. Jean-Denis Deweine. L’ADN d’Auchan, qui est une entreprise familiale, a poussé le groupe à monter Horizon International, qui est une centrale de services, avec un contenu et un sens. Nous n’avons pas pour objet de faire de cette entité une sorte de péage. Vous faites allusion à des entités concurrentes à la nôtre, qui allient des opérateurs « monopays » et ont la possibilité de prendre des mesures dites de rétorsion dans leur pays.

De ce fait, l’organe international sort de sa finalité originelle de vente de services pour devenir une sorte de zone de récupération de remises supplémentaires. Pour notre part, nous sommes clairs sur notre finalité : nous avons structuré et développé notre structure, et nous « vendons » des services qui rencontrent un écho réel auprès des industriels.

Je parlais bien des centrales de service, celle dont nous parlions et qui est hébergée à Bruxelles est une centrale de négociation d’achat ; ce n’est pas la même nature.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes d’accord. Ce qui explique, s’il ne s’agit pas d’un péage, qu’un fournisseur, une entreprise internationale, peut refuser de bénéficier des services proposés par Horizon International. Cependant, tout en refusant ces services, elle peut vendre des services à Auchan ; il n’y a pas de péage ou de passage obligé. Ce que M. le rapporteur appelle un péage sans autoroute desservie…

M. Jean-Denis Deweine. C’est pour cela que je me suis permis de reprendre le terme. Horizon International ne conditionne pas le fait de pouvoir travailler dans les pays, et je puis dire que, parmi les grands industriels, deux pour l’instant n’adhèrent pas à la proposition de service et sont malgré tout présents dans les quatorze pays où nous travaillons.

Nous nous inscrivons véritablement dans une logique de sens et de contenu.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Que représente, en pourcentage de votre résultat net, le montant global reversé de Genève à la France ?

Quel est le pourcentage du résultat net de l’entreprise par rapport au résultat net dégagé par ces centrales de services ?

M. Edgard Bonte. Il est difficile de répondre, car le résultat net est négatif…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quel est le chiffre d’affaires en pourcentage de ces centrales de services par rapport au chiffre d’affaires du groupe ?

M. Jean-Denis Deweine. Me demandez-vous quel est le chiffre d’affaires des fournisseurs dont le dossier se trouve là-bas, ou quel est le montant de ristourne que nous récupérons ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous ne parlons pas de ristourne, nous revenons à Horizon 1 ; pas de lapsus !

Les services proposés par Horizon International dégagent un chiffre d’affaires. Combien ce volume de chiffre d’affaires représente-t-il en pourcentage du chiffre d’affaires d’Auchan retail France ?

M. Edgard Bonte. Horizon International a été créé au mois de février dernier, nous ne disposons donc pas encore de chiffres. En revanche le chiffre d’affaires de Patinvest représente 0,28 %.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je rappelle que le but de cette commission d’enquête est de bien comprendre comment se passent les négociations ; rien n’est à charge, il s’agit de comprendre comment cela fonctionne.

Si, à l’époque de Patinvest et le cas échéant avant, à l’international un industriel invité à acheter des prestations de service déclinait l’offre, l’information circulait-elle entre les centrales d’achats françaises ? Existe-t-il une communication signalant les bons fournisseurs ayant acheté des services afin de leur proposer des plans d’affaires plus efficients et plus intelligents ? Y a-t-il une communication entre les services ?

M. Jean-Denis Deweine. Un peu de la même manière dont je vous le décrivais tout à l’heure lorsque je disais que les enseignes briefent les négociateurs, une pratique de même nature existe pour les services internationaux. Chaque pays identifie la nature des services susceptibles d’être internationalisés.

De façon bilatérale, un débriefing de ces négociations est réalisé, au cours duquel sont signalés ceux qui jouent le jeu et ceux qui ne le jouent pas, cela jusqu’à la nature des services qui ont été acceptés ou non.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Peut-il se produire que, dans le cadre des négociations françaises, si on constate, à l’époque de Patinvest, que tel industriel ne souhaite pas adhérer à ces services, car il dispose de ses propres services de data sharing internes ou qu’il achète des études à un prestataire externe – même si la prestation SAP (Systems, Applications and Products for data processing) n’est pas fournie –, ses commandes soient ralenties ou certaines de ses références bloquées ? Quitte à les reprendre trois mois après ; je ne parle pas de déréférencement, mais d’arrêt de commandes, de dégressivité…

Car des chiffres nous ont été transmis, qui montrent peut-être des similarités annuelles, des périodes au cours desquelles certains produits sont moins commandés. Cela est-il normal à vos yeux et fait-il partie de la négociation ?

M. Jean-Denis Deweine. À ma connaissance, ce que vous décrivez entre l’international et le pays France n’existe pas. Il n’y a pas de pressions qui pourraient être exercées depuis la France pour faire en sorte que le contrat international puisse être d’une certaine manière signé.

M. le président Thierry Benoit. Il n’existe pas de mesures pouvant s’apparenter à des formes de pression, des mesures de rétorsion, des pratiques que l’on pourrait qualifier de discutables, déloyales, voire abusives ? C’est ce qu’il nous a été parfois rapporté, quelques fois en huis clos, par certaines des personnes que nous avons entendues.

M. Jean-Denis Deweine. Véritablement, à ma connaissance, non.

En revanche, il fait partie du savoir-faire d’utiliser les bonnes relations ou les relations que l’on peut avoir dans un pays. Si nous rencontrons une difficulté à un niveau de négociation international alors que les négociations se passent très bien en France, on peut utiliser ces bonnes relations pour demander à notre interlocuteur de contacter son correspondant à l’international pour essayer d’amener le fournisseur à de meilleures dispositions.

C’est le maximum que nous faisons, et c’est une action plus positive que négative. Nous cherchons à utiliser les aspects positifs de nos relations sans nous livrer à des manœuvres négatives.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Est-ce que cela vous parle si j’évoque des industriels de l’agroalimentaire réalisant la plus importante partie de leur chiffre d’affaires en France, adhérents parce qu’ils avaient besoin de services à l’international, mais dont les chiffres d’affaires avec Auchan, donc Patinvest, seraient très faibles dans l’activité services, et dont l’ensemble ou la moitié de ce chiffre d’affaires serait consommé par les taux d’accords ?

M. Jean-Denis Deweine. Spontanément non. Il y a peu, nous nous sommes fixé des règles, particulièrement lors de la constitution d’Horizon, afin d’évacuer tous ces risques.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je ne parle pas d’Horizon, mais de Patinvest. En 2017, de telles choses auraient-elles pu se produire ?

M. Jean-Denis Deweine. À titre personnel, je n’ai pas en tête d’exemple de cette nature ; je ne vois pas…

Mme Cendra Motin. Comment gérez-vous les pénalités logistiques dans vos contrats avec vos fournisseurs français ? Quelles sont vos pratiques dans ce domaine ? Quels sont les taux de services que vous demandez dans les secteurs alimentaire et non alimentaire ? Garantissez-vous à vos fournisseurs la transparence sur les raisons de l’application de ces pénalités ?

Comment leur garantissez-vous le taux d’approvisionnement dans les rayons ? Comment un fournisseur peut-il s’assurer que vos rayons sont bien fournis avec ses produits ?

M. Jean-Denis Deweine. Le taux de services demandé à nos fournisseurs français sur les produits alimentaires est de 98,5 %, il me semble que c’est le niveau normatif dans la profession.

Pour ce qui regarde le taux de service « magasin » que nous assurons à nos fournisseurs, nous disposons d’instruments de mesure de la rupture – car c’est ainsi que le défaut de service se mesure chez nous – avec lesquels nous travaillons et pouvons entrer en relation avec nos fournisseurs. Au sujet du On Shelf Availability nous développons avec un panéliste un service qui est un des plus attendus par les grands fournisseurs, car si nous sommes exigeants à l’entrée, eux le sont à la sortie.

C’est d’ailleurs un de nos services internationaux, à cet effet nous avons passé contrat avec un grand panéliste international afin de proposer ce service dans tous les pays où nous sommes présents.

Mme Cendra Motin. Vous ne m’avez pas répondu au sujet de la transparence et de la façon dont vous justifiez des pénalités auprès de vos fournisseurs.

M. Franck Geretzhuber. Les pénalités de retard font partie des plans d’affaires à l’année, qui sont contractuels ; elles sont donc le fruit d’une négociation avec le fournisseur.

Par ailleurs, vis-à-vis des PME il n’y a aucune application systématique des pénalités facturées tout au long de l’année, qui pourraient l’être en fin d’exercice. Une facture retraçant le montant annuel des pénalités est adressée, que les PME concernées ont le droit de contester.

Enfin, pendant la durée du conflit des « gilets jaunes », soit du 17 novembre jusqu’au début du mois de janvier dernier, nous avons décidé de n’appliquer aucune pénalité de retard aux PME.

M. Jean-Denis Deweine. Pour revenir au sujet de la transparence, j’indique que le non-respect du taux de service s’apprécie ligne à ligne ; soit le produit n’est pas livré dans les quantités souhaitées, soit il est absent ou en retard, etc.

La transparence sur la pénalité est donc établie de fait puisque c’est au moment de l’avis de réception que le défaut de respect du taux de service est constaté.

Mme Cendra Motin. Comment gérez-vous les pénalités logistiques dans les contrats vous liant à vos fournisseurs français ? Quelles sont vos pratiques dans ce domaine ? Quels taux de service demandez-vous dans les secteurs alimentaire et non alimentaire ? Pratiquez‑vous la transparence avec vos fournisseurs sur les motifs des pénalités ? Comment leur garantissez-vous le taux d’approvisionnement dans les rayons ? Comment un fournisseur peut-il s’assurer que vos rayons sont bien garnis de ses produits ?

M. Jean-Denis Deweine. Le taux de service demandé à nos fournisseurs français sur les produits alimentaires est de 98,5 %. C’est la norme, me semble-t-il, dans la profession pour ce qui touche l’alimentaire.

Nous garantissons un taux de service en magasin à nos fournisseurs et employons à cet effet des instruments de mesure de la rupture – c’est ainsi que nous évaluons le défaut de service –, qui nous servent de base dans nos relations avec eux. Nous développons un service avec un panéliste, nommé « On Shelf Availability ». Cette disponibilité est l’un des services les plus attendus des grands fournisseurs car, si nous sommes exigeants à l’entrée, ils le sont à la sortie. C’est d’ailleurs l’un de nos services internationaux. Nous avons conclu un contrat avec un grand panéliste international pour rendre ce service dans tous les pays où nous sommes présents.

Mme Cendra Motin. Vous ne m’avez pas répondu sur la transparence et la façon dont vous justifiez les pénalités auprès de vos fournisseurs.

M. Jean-Denis Deweine. Les pénalités de retard sont contractualisées dans les plans d'affaires, à l'année. C’est le fruit d'une négociation avec le fournisseur. Toutefois, les PME ne se voient pas appliquer systématiquement les pénalités. Celles-ci sont facturées tout au long de l'année, et peuvent parfois l’être à son issue. Nous adressons au fournisseur des factures regroupant le montant annuel des pénalités. Celui-ci – en l’occurrence, la PME – a évidemment le droit de contester le montant des pénalités que nous voulons lui appliquer. Par ailleurs, nous avons décidé, en raison du conflit des « gilets jaunes », de n’appliquer aucune pénalité de retard aux PME du 17 novembre 2018 au début du mois de janvier 2019.

Pour revenir sur la transparence, le non-respect du taux de service s’apprécie ligne par ligne : soit le produit n’est pas livré dans les quantités voulues, soit il est absent, soit il est en retard, etc. La transparence sur la pénalité est effective, puisque c'est lors de la remise de l'avis de réception que l’on constate le défaut de respect du taux de service, lequel est immédiatement relevé et transmis au fournisseur.

Mme Cendra Motin. Vous nous dites que les pénalités font l’objet d’une facturation annuelle, mais que le fournisseur a connaissance des problèmes au fur et à mesure de leur survenance. Comment les prévenez-vous des incidents intervenus ?

M. Jean-Denis Deweine. Si la livraison porte sur les bons produits, dans les quantités prévues et les délais impartis, nous établissons un bon de livraison. Nous mettons ensuite en regard, ligne par ligne, le bon de livraison et le bon de commande. Si l’écart excède un point et demi – le taux de service attendu étant de 98,5 % – nous constatons immédiatement le défaut imputable au fournisseur, lequel va donner lieu à l'émission d'une facture de pénalité, à moins que nous n’engagions des discussions et des négociations permettant de compenser l'éventuelle défaillance de l’entreprise.

Mme Cendra Motin. Pouvez-vous nous dire à combien se sont élevées, en 2018, les pénalités que vous avez appelées et recouvrées ?

M. Jean-Denis Deweine. Je suis désolé, mais je ne dispose, dans l’immédiat, que du montant perçu. Nous avons encaissé 32 millions d'euros au titre des pénalités relatives à la logistique, concernant 1 400 fournisseurs. Ce n’est donc pas un phénomène concentré. Nous facturons la non-réalisation : ce n’est pas une taxe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voudrais que l’on comprenne la philosophie d'Auchan Retail. L’objectif d’Auchan est d'emmener des fleurons alimentaires français et internationaux à l'export. Pour cela, peut-on dire que vous leur fournissez des services qui vont vous permettre de faire du business, c'est-à-dire de gagner de l’argent sur votre cœur de métier, ou ces centrales de services sont-elles là aussi, en tant que telles, pour réaliser des bénéfices ? Autrement dit, votre but est-il de gagner beaucoup d’argent à l’exportation, sur votre cœur de métier, grâce à la fourniture de services qui, eux, vous procurent des revenus accessoires, ou l'objectif d'Horizon international est-il aussi de réaliser des bénéfices sur les services ?

M. Edgard Bonte. L’objectif n’est pas de gagner de l'argent sur les services. Ce n’est pas cela, mon métier. Mon métier est de faire de la distribution alimentaire de confiance localement. Je comprends votre préoccupation et votre volonté d’avoir un éclairage sur le sujet.

Notre action est souvent très bénéfique pour les industriels ou les fournisseurs qui nous accompagnent, parce que nous leur ouvrons les portes de marchés qui sont parfois difficiles à pénétrer – je pense, par exemple, à la Russie ou à la Chine, où la langue, les normes sont complexes. Nous avons une véritable capacité à les emmener, d'une part, et à leur fournir de la connaissance client, d'autre part. Vous allez me dire qu’on dispose des sorties de caisse, des analyses de caisse, pratiques assez basiques employées en France. Mais cela permet aussi à des industriels de mettre un pied de manière plus efficace dans des pays comme la Russie ou la Chine, dont les typologies de consommation sont parmi les plus singulières. Lorsque je leur ouvre cette possibilité – comme l’a dit M. Deweine, c’est une opportunité que nous leur offrons, et non une obligation –, je renégocie un accord global, puisque la volumétrie augmente. Nous renégocions l’ensemble. Mais faire grossir les centrales d'achat n’est en aucun cas un objectif final, ce n'est pas notre métier.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’emploierais volontiers l’expression de « péage sans route » quand la barrière s’ouvre. Le trait est peut-être un peu forcé, mais pas si éloigné de la réalité, telle qu’on nous l’a rapportée. On nous a expliqué que certains services ne sont pas du tout utilisés : vous les fournissez alors que les entreprises ne souhaitent pas les acheter. On nous a également rapporté les prix astronomiques de réunions catégorielles… J'en passe et des meilleures. Étant donné que votre but n'est pas de gagner de l'argent avec ces centrales de services, seriez-vous prêt, aujourd'hui, en votre qualité de président, vous qui êtes toujours en pointe sur la façon de faire du business en France et à l’étranger, à jouer véritablement la carte de la transparence ? Seriez-vous prêt à annoncer que telle réunion est facturée 10 000, 100 000, 400 000 euros de l'heure ? Pourriez-vous admettre que le data sharing vous a coûté 100 000 euros cette année et que vous appliquez une marge de 20 % ? Pourriez-vous reconnaître qu’un plan promotionnel – par exemple une campagne de publicité au Brésil, en Chine et en Russie, dans des catalogues – a coûté 25 000 euros, en présentant les factures, éventuellement en demandant à un tiers d’exercer un contrôle, et annoncer que vous appliquez une marge de, mettons, 20 % ? Seriez-vous capable, en votre qualité de président, de jouer la transparence totale ?

On nous a rapporté qu’il n’y avait, à l’heure actuelle, aucune transparence. Vous facturez une prestation, chaque mois ou chaque trimestre, mettons un douzième ou 25 % d’un montant de 2 millions d'euros, sans même fournir un intitulé. Vous ne dites pas que vous allez facturer le data sharing à 70 % de l'année, avec trois réunions et deux plans de promotion. On nous a indiqué que vous facturiez sur la base d’un pourcentage négocié, mais qu’il n’y avait rien derrière la facture mensuelle. Quand je fais des travaux de service, chez moi, on me facture d’abord, mettons, la peinture, puis, le mois suivant, le changement de l’évier !

Je ne veux pas grossir le trait, mais il faudrait une vraie transparence. Je sais que vous demandez de la transparence aux industriels, mais êtes-vous capable, pour votre part, d'offrir une véritable transparence sur les services que vous apportez ?

M. Edgard Bonte. Vous avez fait allusion à des réunions à des coûts horaires astronomiques. Chez nous, ça n’existe pas. Depuis que je suis arrivé, je n’ai jamais adressé de telles facturations à qui que ce soit que j’ai rencontré en talk to talk.

M. le président Thierry Benoit. En avez-vous entendu parler chez d’autres ? Même si vous n’êtes chez Auchan que depuis neuf mois, j’imagine que vous en avez connaissance. Plusieurs fournisseurs nous ont expliqué les choses dans le détail. L’un d’eux s’est vu proposer une mise en contact, à 340 000 euros, avec M. « X », qui devait lui permettre de faire du business dans tel pays, mais derrière, ça s’est révélé un courant d'air, du vent. Ça, nous ne l'avons pas inventé ! C'est ce qui nous a fait dire à certaines auditions – M. le rapporteur l’a indiqué – que les services proposés par plusieurs centrales étaient davantage de l'ordre du virtuel que du réel : un tampon, une facture, un montant viré en Suisse ou en Belgique, et puis c’est terminé !

M. Edgard Bonte. Ça n’existe pas chez moi et, à ma connaissance, ça n'a pas existé. J'ai découvert ce genre de pratiques en écoutant vos auditions, tout simplement.

Je suis tout à fait favorable à ce que l'on ait une transparence complète. De toutes les façons, il ne faut pas être dupe. D’abord, quand nous négocions un plan d'affaires avec un fournisseur, nous stipulons tout dans le détail, point par point. Les facturations que reçoivent les fournisseurs – partons du principe qu’elles arrivent mensuellement, bien que je n’aie pas vérifié ce point – ne constituent donc sûrement pas une surprise. Les choses ont été convenues et, même si le motif n'est pas indiqué précisément, je pense – sans chercher à défendre qui que ce soit – que tout est stipulé dans le contrat.

Ensuite, quand nous facturons des services de publicité portant, par exemple, sur des plans promotionnels, nos fournisseurs ne sont pas dupes ; ils sont de grands professionnels et connaissent le coût réel des choses. Encore une fois, il n’y a pas de tromperie de la part de distributeurs – j'espère, en tout cas, que ce n’est pas le cas.

Vous me demandez si je serais capable de mettre cartes sur tables pour parvenir à une transparence totale. Je n'ai aucun problème avec ce sujet-là. Nous le faisons d’ailleurs plus facilement ailleurs qu'en France, pour toutes les raisons que nous avons évoquées jusqu'à maintenant. Nous serions évidemment preneurs de cette facilité de négociation, en tout cas de cette simplification. Vous comprendrez aussi que nous devons consacrer des ressources à ces procédures, instituer des contrôles, par exemple du contrôle de gestion ; cela induit une complexité qui, au fond, n'apporte de valeur ajoutée pour personne dans la chaîne de valeur.

M. le président Thierry Benoit. À plusieurs reprises, vous avez évoqué la date butoir du 28 février pour la conclusion des négociations commerciales. Quelles seraient vos propositions pour détendre les conditions, réduire la tension liée à ce délai ? Faut-il, par exemple, raccourcir le temps de la négociation ?

M. Jean-Denis Deweine. Comme je vous le disais, la négociation relative à l'année n + 1 marque la fin d’un processus qui nous amène à envisager la création de valeur de l’année à venir. Ma première réponse consisterait à vous dire que, plus vite on termine les négociations – par exemple, autour du 31 décembre de l'année n –, mieux c'est. L'enjeu, c'est la création de valeur. La négociation n'a de sens qu’en vue de celle-ci. Quand on termine le 28 février ou le 1er mars les négociations de l'année n, on a déjà perdu trois mois. On se met en mouvement en avril ou en mai – pour les plus lents, c’est parfois pendant l'été. D'ailleurs, chez Horizon, nous nous sommes astreints, cette année, à achever 30 % de nos négociations au 31 décembre, non pas par volonté de fixer des règles, mais parce que nous savons que les fournisseurs apprécient la mise en mouvement commerciale que cela entraîne. J’aurais donc tendance à vous répondre en évoquant la date du 31 décembre ou, à défaut, à proposer qu’on ne fixe pas de date et que la négociation devienne permanente. En effet, avant la date limite du 31 décembre, il faut qu’on trouve le moyen, en cours d'année, de rouvrir les négociations pour s’adapter à la vie commerciale. Des événements – par exemple, des innovations – doivent pouvoir donner lieu à de nouveaux échanges, parce qu’ils modifient les conditions de création de valeur qu'on avait imaginées. On devrait donc fixer la date du 31 décembre, tout en prévoyant la possibilité de rouvrir les négociations en cas de changement de conditions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je suis d’accord avec vous sur le fait que la gestion comptable est facilitée si l’on connaît le montant prévisionnel des achats entre le 1er janvier et le 31 décembre de l’année suivante. Dans l’hypothèse où, de surcroît, l’entreprise est cotée, c'est beaucoup plus pratique. Cela évite de subir une pression permanente, de se demander si on va tenir le choc, alors que l'année a déjà commencé.

S’agissant de la renégociation, je m’interroge. Certains industriels nous ont expliqué ce qu’il se passait lorsqu'ils proposaient une nouveauté. À cet égard, le modèle français se distingue des systèmes étrangers. Dans certains pays, des nouveautés peuvent être mises en place très rapidement – il semblerait qu’en Hollande, le délai moyen pour l’installation d'un produit soit de quinze jours à un mois – quand en France, en moyenne, il faut entre six et huit mois pour mettre en place une nouveauté dans la grande distribution. En effet, il est souvent demandé aux industriels une participation à l’effort commercial, qui n'est pas fondée sur la mise en place du nouveau produit mais sur la vente des produits qui ont été négociés auparavant. Cela revient à négocier sous la menace d’une épée de Damoclès. On se dit : j'ai l'impression qu'on n'a pas vendu assez de produits, la grande distribution va nous demander de payer son manque de marges. Il s’agit là, comme le président le rappelle souvent, d’une forme de compensation des marges. Vous allez nous dire que vous ne le faites pas, mais la réalité, qui nous est relatée par les industriels, c'est qu'une véritable compensation des marges est demandée à chaque fois qu'on veut installer une nouveauté. Comment pourrait-on éviter ce genre de méthodes ? Peut-être ne les pratiquez-vous pas, ce dont je me féliciterais, mais, apparemment, certains y recourent.

M. Jean-Denis Deweine. S’agissant des nouveautés, nous sommes également lents, non pas parce que nous négocions beaucoup mais parce que nos systèmes sont un peu lourds, comme l’a dit Edgard Bonte tout à l'heure. C'est paradoxal, puisque nous avons un ADN de commerçants. Nous avons longtemps été et nous demeurons réputés pour notre rapidité de référencement, parce que nous sommes orientés business. Nous savons très bien que l'essentiel de la croissance d'une année avec un fournisseur est tirée par les produits nouveaux. Nous démarrons toujours une année de négociations par ce qu'on appelle une « business review » avec l'industriel. Nous lui demandons, dans ce cadre, de nous indiquer combien il va sortir de nouveautés – sans nous dire exactement quel produit à quel endroit – de telle sorte que nous puissions anticiper les plans de sortie. En général, l’année est ponctuée de deux vagues de sortie de nouveautés par les industriels. Nous n’avons pas pour habitude de prendre les produits nouveaux « en otage » des négociations parce que nous savons que, d'une certaine façon, ce serait se tirer une balle dans le pied !

Ce n’est pas cet exemple que j’avais à l’esprit quand je parlais de rouvrir les négociations. Le prix de certains produits au sujet desquels nous négocions peut être affecté par des variations, parfois élevées, du cours des matières premières, dans un sens ou dans un autre. La survenance d’un fait de marché, par exemple l’effondrement du prix de telle matière première, pour une raison « x » ou « y », ou, inversement, une flambée des prix, serait un moment assez légitime pour rouvrir les négociations.

L’apparition d’une nouveauté, quant à elle, ne me paraît pas justifier la reprise des négociations, puisqu’on est tout à fait en mesure de l'anticiper.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voudrais revenir sur le pourcentage de votre chiffre d'affaires réalisé en déflation, voire en « flat », c’est-à-dire à un niveau de prix stable. Nous disposons, pour nombre d'entreprises de la grande distribution, de chiffres similaires aux vôtres. Vous n'êtes ni le meilleur, ni le plus mauvais élève. La moitié, à peu près, de votre chiffre d'affaires, devrait apparaître en déflation – j'attends les chiffres avec impatience. De manière générale, on connaît, depuis cinq ans, un phénomène de déflation. Lors des EGA, on s’est tous tapé dans le dos en se disant qu’on allait faire en sorte que le monde agricole puisse vivre dignement du travail produit dans la ferme France, chez nos 400 000 agriculteurs. Je voudrais vous interroger sur les 68 % de votre masse d’achat qui seraient en « flat » ou en déflation. On estime la déflation à 15 % sur les cinq dernières années. Alors que les EGA devaient redonner du pouvoir d'achat aux agriculteurs, pouvez‑vous nous expliquer comment cinq années de baisse consécutives pourraient conduire à une hausse du revenu des agriculteurs ?

M. Edgard Bonte. Je suis d'accord avec vous, si on pose l'équation comme cela, on ne peut pas aboutir à une augmentation. Il faut entrer dans le détail et ne pas s’en tenir aux masses. L'évolution de nos prix d'achat, pour 2018, se caractérise par une baisse de 0,48 %. Toutefois, cela ne concerne pas uniquement des produits qui touchent le monde agricole. Il faut mener une analyse un peu plus poussée pour répondre précisément à votre question.

M. Franck Geretzhuber. Cette année, dans le cadre d’Horizon achats France, nous avions assez tôt identifié les produits « EGA sensibles » qui avaient été affectés par une augmentation du coût de la matière première. Le nouveau mode de négociation s’étant installé avec peine, il a fallu un peu anticiper. Nous ne pouvons pas vous communiquer de chiffres, si ce n’est à huis clos, mais, sur ces produits « EGA sensibles » – je pense au steak haché, à la pomme de terre, cette année en particulier, au lait, évidemment et pour lequel tout le monde l'a fait –, nous avons conclu des accords sur les prix d'achat qui prenaient en compte l'augmentation de la matière première. Nous l'avions déjà fait l'an passé, notamment sur le beurre, lorsque les cours de ce produit avaient progressé. Le ministre de l'agriculture de l'époque avait publiquement salué le fait que nous avions pris les devants sur ce sujet.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez évoqué les plans d’affaires, qui se caractérisent par leur précision. Les fournisseurs prennent-ils des engagements tout aussi précis en termes de volume d’approvisionnement ?

M. Jean-Denis Deweine. Oui, tous les plans d'affaires partent d'un postulat de volume, qui est défini avec le fournisseur.

M. le président Thierry Benoit. Nous allons maintenant aborder l’audition à huis clos.

(Après une brève suspension, l’audition se poursuit à huis clos
et se termine à seize heures quinze.)

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88.   Audition, à huis clos, en vision-conférence (par skype), de M. Loïc Hénaff, président du directoire de Jean Hénaff S.A

(Séance du mercredi 17 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


89.   Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Alexandre Masiak, directeur de Coopelec SCRL (Belgique), et de Mme Anne Magré, adhérente Leclerc à Varsovie (Pologne)

(Séance du lundi 22 juillet 2019)

L’audition débute à seize heures.

M. le président Thierry Benoit. Chers collègues, nous accueillons Alexandre Masiak, directeur de la société Coopelec SCRL et Anne Magré, adhérente Leclerc à Varsovie et responsable du pôle commercial en Pologne.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Masiak et Mme Magré prêtent successivement serment)

Cette audition est ouverte à la presse et fera l’objet d’un compte rendu. Toutefois, si nos échanges le nécessitent et que des sujets s’avèrent confidentiels et stratégiques pour votre société, nous pouvons organiser un huis clos partiel.

M. Alexandre Masiak. Je suis directeur salarié de Coopelec depuis 2014. J’ai travaillé pour le groupe des Galeries Lafayette pendant dix ans et je suis salarié dans le mouvement Leclerc depuis quinze ans. Je réside à Bruxelles avec ma famille depuis 2014.

Je suis ici en tant que représentant légal de Coopelec qui est une société de droit belge. Nous répondons volontiers à votre demande, afin d’apporter un éclairage sur l’activité de Coopelec. Cependant, au regard des dispositions du droit belge, nous ne sommes pas en mesure d’apporter des éléments qui relèvent du secret des affaires, ce que nous a confirmé notre conseil belge.

Anne Magré est une collaboratrice active ; en tant qu’adhérente, elle pourra vous apporter un éclairage concret sur l’apport de Coopelec pour son magasin, les pays où Leclerc est présent, mais aussi l’industrie française et européenne.

Coopelec est une société coopérative à responsabilité limitée (SCRL) de droit belge. Créée en 2013, son siège est à Bruxelles et ses comptes sont publiés. En sa qualité de commissionnaire, Coopelec réalise différents « services support » pour le compte de ses coopérateurs, les différentes centrales Leclerc, généralistes ou spécialisées, présentes en Espagne, en France, en Pologne, au Portugal et en Slovénie. Coopelec est l’organe de notre coopération en Europe, l’expression de la solidarité qui anime l’ensemble de nos coopérateurs européens, ainsi que Mme Magré pourra en témoigner. La mission principale de notre équipe est d’apporter aux coopérateurs un support technique et administratif.

À l’origine de Coopelec, il y a Coopernic, une alliance européenne de quatre enseignes, présentes dans plus de vingt pays. Au fil du temps, il s’est avéré très compliqué de gérer cette structure, avec une trentaine de coopérateurs Leclerc. Il a alors été décidé de créer Coopelec, pour qu’il devienne l’interlocuteur unique Leclerc au sein de Coopernic.

Coopelec est désormais un centre de coordination et un lieu d’échange de bonnes pratiques pour les coopérateurs Leclerc à l’échelle européenne. Logiquement, il est devenu aussi l’interlocuteur des industriels pour la vente des services au niveau européen.

En effet, nous avons développé d’autres missions. Nous avons réalisé que, grâce à l’évolution des modes de consommation, nous possédions une multitude de données à exploiter. Je précise au passage que ce sont les industriels qui nous ont demandé de les partager. Nous avons donc utilisé la structure Coopelec pour nous adresser aux industriels au niveau européen et coordonner, avec eux, l’exploitation de ces données.

Quels sont les services que nous proposons ? Le data sharing permet de qualifier la performance des ventes de produits au sein de notre enseigne, au niveau européen. Nous mesurons cette performance à l’aide de différents indicateurs, ce qui permet aux industriels d’orienter leur stratégie marketing et de décider d’actions commerciales.

Nous apportons une coordination et une facilitation stratégique. Notre plateforme de discussion offre aux fournisseurs européens la possibilité de rencontrer de façon centralisée et simultanée les acteurs des coopérateurs. Cela permet d’harmoniser la relation globale au niveau européen et de mener des actions concrètes, pour un bénéfice mutuel.

Les contrats sont signés de gré à gré, sur une durée convenue avec les industriels, en fonction de leurs souhaits : elle peut être d’un, de deux, de trois ans, exceptionnellement de quatre ans.

Je précise qu’un industriel peut tout à fait mettre fin à sa collaboration avec Coopelec.

Les services proposés forment généralement un tout. Cet ensemble est adaptable, en fonction des demandes reçues.

Coopelec est actionnaire de Scabel mais il s’agit uniquement d’un lien capitalistique et statutaire.

Coopelec est l’interlocuteur du groupement Leclerc dans l’alliance Coopernic. À ce titre, il assure principalement le suivi de la mise en place et de la bonne exécution de contreparties, négociées au niveau de Coopernic, mais exécutées dans les pays européens où Leclerc est présent.

Notre secteur est en mutation. Nous devons rester proactifs et anticiper les évolutions. Nous organisons ainsi la mise en place d’outils qui nous permettent d’être plus performants face à la montée en puissance de nouveaux acteurs comme Amazon, qui ont l’Europe et le monde pour terrain de jeu !

Mme Anne Magré. De nationalité française, je vis en Pologne avec ma famille depuis vingt ans, et j’exploite un magasin Leclerc à Varsovie depuis dix-sept ans. Je suis conseiller du commerce extérieur de la France en Pologne depuis de nombreuses années, un membre actif de la communauté française et de la promotion des produits français en Pologne – action pour laquelle j’ai été décorée.

Je suis en charge de la coordination commerciale pour les 47 magasins Leclerc – supermarchés et hypermarchés – en Pologne. C’est à ce titre que je participe aux activités de Coopelec et que je suis présente aujourd’hui devant vous.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour mieux comprendre cette nébuleuse, parfois difficile à appréhender pour notre commission d’enquête, pouvez-vous préciser où se situent les bureaux de Coopelec ? Sont-ils voisins de ceux de Copernic, de ceux de Scabel ? Vous avez dit avoir un lien capitalistique avec Scabel, en existe-t-il un autre avec Coopernic ? Pouvez-vous donner des précisions sur votre structure ? Michel-Édouard Leclerc siège-t-il aux conseils d’administration de Coopelec, de Coopernic, de Scabel ?

M. Alexandre Masiak. Coopernic est situé à Bruxelles, à une adresse différente. Notre siège se trouve au 23, square de Meeûs ; nous partageons l’immeuble avec une quinzaine de sociétés, dont Scabel et Eurelec.

Les locaux de Scabel sont au même étage mais les espaces sont totalement cloisonnés, et leur accès est réservé aux détenteurs d’un badge. Il est impossible de circuler d’une entité à l’autre. Le siège d’Eurelec se trouve dans le même immeuble, mais à un autre étage.

Coopernic est une alliance européenne entre Leclerc, Rewe, Delhaize et Coop Italia. Coopelec y représente Leclerc.

Eurelec est une société d’achat en commun pour Rewe et Leclerc, elle n’a rien à voir avec Coopelec.

Coopelec n’a aucun lien opérationnel avec Scabel, qui est cependant une société filiale de Coopelec. Elle assure des services administratifs liés à l’achat-revente des produits entre Eurelec et les centrales d’approvisionnement Leclerc, particulièrement la consolidation des commandes, l’organisation des flux d’information.

Coopelec est une SCRL de droit belge proposant des services aux industriels, et dont les coopérateurs sont les différentes centrales Leclerc en Europe. Coopelec représente Leclerc au sein de Coopernic.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Afin de mieux saisir le rôle du président Michel-Édouard Leclerc, nous souhaiterions savoir s’il siège aux conseils d’administration de Coopelec, de Coopernic et de Scabel.

M. Alexandre Masiak. M. Michel-Édouard Leclerc n’est pas administrateur de Coopelec. Pour ce qui est des autres structures, je ne saurais vous répondre.

M. le président Thierry Benoit. Combien d’administrateurs compte Coopelec, et qui sont-ils ?

M. Alexandre Masiak. Ils sont quatre : M. Stanislas Brabant, M. Olivier Magré, M. Fabrice Faure et M. Marc Vasseur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quelle est la nature de vos relations avec Michel-Édouard Leclerc ? Madame Magré, le voyez-vous régulièrement, parlez-vous d’affaires ensemble ? Comment cela se passe-t-il ?

M. Alexandre Masiak. C’est au hasard des rencontres, car il n’y a pas de lien. S’il existe des liens avec les coopérateurs et le conseil d’administration de Coopelec, il n’y a aucun échange opérationnel avec M. Michel-Édouard Leclerc.

M. le président Thierry Benoit. Quel est le rôle des administrateurs et quel est le vôtre, monsieur Masiak ? Qui assure le pilotage stratégique de Coopelec ?

Si j’ai bien compris, Coopelec offre des services. Existe-t-il une liste exhaustive de ces services ou devez-vous puiser dans votre imagination et dans celle de vos équipes pour proposer à chaque fois des services qui collent à la réalité du commerce européen et mondial ?

Eurelec compte quatre administrateurs et un directeur général, qui assure la stratégie d’achat. Vous êtes pour votre part dans une stratégie de services : votre structure peut, pour les dirigeants des différentes enseignes, jauger la capacité de leur interlocuteur à répondre, financièrement, aux offres de service.

M. Alexandre Masiak. Le rôle du conseil d’administration et des coopérateurs est d’animer la structure et de prendre les décisions stratégiques. Je me situe davantage comme un opérationnel qui apporte des informations techniques et précises, des conseils.

Si j’ai bien compris votre question, vous souhaitez savoir comment s’organise l’échange avec les industriels, une fois le service activé.

M. le président Thierry Benoit. La quasi-totalité des enseignes nous ont expliqué que ces centrales de services voyaient dans les fournisseurs, selon leur taille et leur capacité économique, un potentiel financier à mobiliser. Celui-ci se cumule aux prix négociés par les centrales d’achat. Lorsque vous offrez des services, votre objectif n’est-il pas de les facturer et de récupérer ainsi une contribution financière ?

M. Alexandre Masiak. Il n’y a pas de corrélation entre Coopelec et l’achat-vente. L’une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles nous sommes localisés à Bruxelles est que nous ne souhaitons pas mêler les sujets. L’achat-vente n’influe en aucun cas sur notre relation avec les clients ; nous respectons intégralement l’exécution des éléments que nous avons prévus et précisés.

M. le président Thierry Benoit. Madame Magré, vous êtes directrice d’un centre Leclerc à Varsovie et responsable du pôle commercial de Leclerc en Pologne. Olivier Magré, administrateur de Coopelec, est-il votre conjoint ?

Mme Anne Magré. Il s’agit de mon beau-frère.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pourrions-nous revenir sur ce qui différencie Coopelec de Coopernic ? L’alliance Coopernic a évolué, avec le départ d’un des distributeurs, mais Coopelec a conservé ses statuts. Pourriez-vous retracer brièvement l’histoire de ces deux structures ?

M. Alexandre Masiak. Je ne suis pas en mesure de vous apporter des éléments sur la période qui a précédé ma prise de fonctions à Bruxelles, en 2014. Je ne doute pas que les dirigeants de Coopernic, que vous auditionnerez prochainement, pourront vous donner des précisions.

Nous avons cependant un lien clair avec Coopernic, puisque nous sommes présents dans cette alliance de quatre enseignes internationales. Coopernic négocie un ensemble de services, qui doivent être exécutés par chacune des enseignes. Le rôle de Coopelec est de recevoir ce brief d’informations, avec les éléments à exécuter au bénéfice des industriels, d’apporter tous les moyens organisationnels nécessaires à la mise en œuvre du plan d’action, de diffuser cette information, de veiller au respect des rétro-plannings convenus à Coopernic et à l’exécution intégrale du plan contractualisé.

Coopelec travaille uniquement pour les coopérateurs Leclerc présents dans les cinq pays européens. Il existe certainement d’autres organisations similaires chez les alliés de Leclerc au sein de Coopernic, mais je ne connais pas les détails.

Le volume de mise en œuvre et de suivi est très conséquent – Mme Magré peut témoigner de ce que cela représente pour la Pologne. Il peut même s’agir de services individualisés, dans la mesure où le brief est assez flexible – ce que les industriels apprécient. Notre tâche est d’autant plus complexe que les actions peuvent être particulières et adaptées à chacun des marchés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je résume vos propos et vous me direz si je me trompe. Coopelec est une entité qui est dans la « boîte » Coopernic. Coopernic propose à un industriel des services type data sharing, réunions catégorielles, déploiement à l’international, à un taux donné. Coopelec est chargé de réaliser ces études, de fournir, entre autres, le data sharing à Coopernic, qui est en lien avec l’industriel. Si j’ai bien compris, Coopelec ne contractualise pas directement avec l’industriel.

M. Alexandre Masiak. Permettez-moi de préciser l’image de la « boîte » Coopernic : Coopelec est coopérateur de Copernic et participe à ses activités. Le data sharing et la plateforme spécifique – qui permet d’évoquer dans un univers Leclerc des sujets particuliers aux partenaires Leclerc – sont deux activités propres à Coopelec.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je poursuis, toujours dans le souci de rendre les choses plus concrètes. Un industriel peut acheter des services de data sharing ou de réunions catégorielles chez Coopernic ; mais il peut aussi aller voir plus spécifiquement Coopelec, et s’adresser ainsi aux coopérateurs.

M. Alexandre Masiak. Je n’ai pas l’habitude de faire ce type d’exposé, et sans doute n’ai-je pas été assez précis. Le service du data sharing est un service spécifique de Coopelec. On ne peut le retrouver en aucun cas à Coopernic.

Le data sharing et la plateforme unique sont deux services exclusifs de Coopelec.

À Coopernic, les services sont définis de façon assez large. On donne plutôt une indication quantitative, un nombre de mises en oeuvre que chaque partenaire doit prendre en compte et individualiser dans son exécution. C’est ce que Coopelec doit réaliser pour le compte de Leclerc.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On sépare donc les services : business review pour Coopernic, data sharing pour Coopelec ; plan promotionnel international pour Coopernic, plan promotionnel national dans les pays européens pour Coopelec. C’est bien cela ?

M. Alexandre Masiak. À Coopernic, le brief est très large et ne détaille pas l’exécution des contreparties : il définit simplement un nombre de services à mettre en oeuvre au bénéfice des industriels. À Coopelec, nous fournissons un service très précis avec le data sharing, dont une partie est clairement contractualisée.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Combien d’industriels ont acheté des services à Coopelec ?

M. Alexandre Masiak. Une centaine environ.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. S’agit-il de PME ou plutôt des cent grands groupes de l’agroalimentaire ?

M. Alexandre Masiak. Ce sont des structures assez conséquentes, organisées pour travailler la donnée.

M. le président Thierry Benoit. Les interlocuteurs de Coopernic ou de Coopelec se voient-ils proposer un catalogue des prestations, assorti d’une grille tarifaire ? Ainsi que vous l’avez indiqué tout à l’heure, ce sont des prestations qu’ils sont libres de refuser.

M. Alexandre Masiak. Pour plus de clarté, je préfère limiter mes propos à Coopelec. Nous sommes organisés avec des coopérateurs qui animent la négociation et proposent un ensemble de services aux clients. Il existe différents niveaux de services, adaptés aux demandes des industriels, parfois individualisés.

Je ne comprends pas l’intérêt de proposer une grille, alors que nous devons nous adapter aux besoins exprimés par le client.

M. le président Thierry Benoit. Ce sont donc les industriels qui vous ont demandé de créer des coopératives internationales, en Belgique par exemple, pour leur fournir un certain nombre de services ? Si je comprends bien, vous n’avez pas fait preuve de créativité ; ce sont les industriels qui ont demandé à Michel-Édouard Leclerc de créer Coopelec !

M. Alexandre Masiak. Non, j’ai simplement expliqué que, depuis longtemps, les industriels nous demandaient de partager les données.

Il est important de revenir sur ce point. On vous a présenté des éléments, probablement sans tout vous dire. Or j’imagine ce que l’on peut penser de la donnée en général.

Le data est, à l’heure actuelle, quelque chose d’extrêmement important. Je me réfère, parmi d’autres sources, au magazine Big Data de janvier 2018. Le marché de la donnée, de manière générale, est en pleine croissance. Le volume des données explose, les entreprises sont plus nombreuses à adopter les technologies analytiques : 75 % des 200 plus grandes entreprises américaines comptent recourir à l’intelligence artificielle et au big data. SAP prédit que 60 % des fabricants dans le monde utiliseront ce dernier. Par ailleurs, 50 % des requêtes de business intelligence seront effectuées vocalement d’ici à 2020.

M. le président Thierry Benoit. D’une manière générale, dans le cadre de l’économie mondialisée, comme vous venez de l’indiquer, les données statistiques sont devenues hautement stratégiques. On voit bien de quelle façon les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se sont emparés du sujet des données. Le rapporteur énumérait tout à l’heure un certain nombre de services – facturés – que vous pouviez proposer, tels les réunions catégorielles, le déploiement à l’international, les données statistiques – le fameux data sharing –, les plans promotionnels ou encore la mise en contact avec des interlocuteurs à l’étranger. Le directeur de Coopelec dispose-t-il d’une liste précise des services et donne-t-il mission à ses négociateurs de la présenter ? Les négociateurs proposent-ils, par exemple, de réactualiser le catalogue de services chaque année et indiquent-ils les tarifs correspondants ? Je vous pose cette question parce que plusieurs fournisseurs nous ont expliqué qu’ils subissaient une forte pression de la part de vos négociateurs pour accepter vos services. On nous a fait part à plusieurs reprises de la disproportion entre la nature des services proposés et la facturation. Certains nous ont dit que les factures sont parfois très globales et ne mentionnent aucun détail. Il y a une somme en bas à droite, mais on ne voit pas très bien à quelle nature précise de services cela correspond ! Cela m’a fait dire à certains de vos homologues, dans d’autres auditions, qu’il n’y avait parfois de services que le nom. Je souhaiterais donc que vous me répondiez sur la liste des services et la grille des tarifs.

M. Alexandre Masiak. Il est en effet important de préciser ces points, à commencer par le data sharing.

M. le président Thierry Benoit. Proposez-vous, oui non, une liste de services exhaustive à vos interlocuteurs, c’est-à-dire aux industriels qui vous fournissent ?

M. Alexandre Masiak. Les éléments organisés par Coopelec comprennent un ensemble de services convenu avec l’industriel et contractualisé. Il donne lieu en effet à une facturation globale, mais qui est la somme de l’ensemble des services, dont la plus grande partie est organisée dans le contrat. Le contrat n’est en aucun cas restrictif ; il met en évidence les obligations jugées nécessaires par Coopelec. Si, dans le cadre d’un échange, Mme Magré doit apporter des précisions sur son marché à un industriel, elle le fait spontanément. Ce n’est pas nécessairement organisé ; on ne va pas reprendre l’ensemble des discussions et se remettre à contractualiser. Le service a été précisé et l’organisation a été ajustée avec le client.

Vous m’avez demandé si des pressions avaient cours lors des négociations. Certains industriels travaillent avec nous de longue date. Les clients s’engagent sur des contrats d’un, deux, trois, quatre ans, uniquement en fonction de leurs souhaits.

M. le président Thierry Benoit. Dans le cadre des négociations, qui portent sur des prestations de services, j’imagine que vous passez tous les services en revue et que vous vous mettez d’accord sur un certain nombre d’entre eux et un montant global. Vous formalisez peu les choses par écrit. Ensuite, la facture arrive, et il faut souhaiter que les services soient réalisés. Il n’y a pas, sauf erreur de ma part, d’évaluation, d’objectif précis : vous passez en revue l’ensemble des prestations, vous proposez des réunions catégorielles, un déploiement à l’international, des données statistiques, un plan promotionnel, des mises en contact ou encore des meetings stratégiques. Vous facturez cela plusieurs centaines de milliers d’euros. C’est bien ce que vous appelez la « coordination stratégique » ?

M. Alexandre Masiak. Les services de Coopelec sont uniquement le data sharing et l’animation de la plateforme commune. L’ensemble des services organisés dans le cadre du data sharing sont clairement contractualisés avec les industriels, aussi bien en ce qui concerne les services à fournir que les délais à respecter. C’est clairement défini, c’est mesurable et cela peut être évalué dans le temps. Grâce à un site de partage de données sécurisé, adapté à nos clients, nous les accompagnons, les aidons à utiliser les données. C’est mesurable et évaluable. Coopelec exécute toutes ses obligations. De nombreux clients nous ont demandé, au cours du premier semestre, des données complémentaires aux dispositions contractuelles. Certains d’entre eux nous ont affirmé, par exemple, que, bien que Coopelec ait pleinement répondu à la demande exprimée, la qualification qu’ils avaient indiquée lors de la présentation de leur requête n’était plus celle qu’ils souhaitaient voir exécuter. Nous essayons évidemment de leur donner satisfaction et de travailler avec eux. Nous n’allons pas rester cantonnés à l’accord originel et leur dire que, s’ils veulent des prestations supplémentaires, il faut commencer par en discuter : ce n’est pas du tout l’esprit de la relation que nous entretenons avec eux.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous essayons de comprendre, avec le président, comment fonctionnent ces prestations de services. Quand on achète des services, on a l’habitude d’avoir une grille tarifaire correspondant à une typologie de services, ce qui est pratique. Vous dites que le data sharing est mesurable, c’est-à-dire évaluable … Précisément, comment alors établissez-vous la facture ? Comment structurez-vous l’offre ? Facturez-vous le data sharing en fonction d’un « prix à la ligne », du nombre de références, ou par application d’un pourcentage du chiffre d’affaires ?

M. Alexandre Masiak. Je parlais de l’évaluation de la production du data sharing. En effet, celui-ci est suivi, évalué de façon régulière et ne peut en aucun cas s’écarter de l’objectif à atteindre – c’est inenvisageable. La facturation dépend d’un ensemble de services négociés par les coopérateurs. Avec notre équipe, nous sommes en charge du soutien administratif et de l’organisation qui sous-tend la négociation. Au sein de Coopelec, nos coopérateurs négocient un pourcentage du chiffre d’affaires.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. S’agissant du data sharing, vous citez des éléments extrêmement concrets, tels que des typologies, le format sous lequel les données sont remises, l’évaluation et la mesure. En revanche, pour la facturation, vous mettez tout au pot commun, à savoir un pourcentage du chiffre d’affaires. Cela concerne des magasins dont vous avez la direction, en Pologne ou dans d’autres pays. J’en déduis que vous facturez sur la base d’un chiffre d’affaires réalisé dans d’autres magasins, puisque Coopelec réalise le data sharing pour l’exportation, a vocation à emmener les industriels sur des marchés étrangers. Sur quel chiffre d’affaires appliquez-vous le pourcentage ?

M. Alexandre Masiak. Nos services sont exclusivement européens. Ça ne présenterait aucun intérêt d’offrir un service national. La donnée qualifie la performance des produits au niveau européen de différentes manières, du point de vue du réseau, de la géographie, au moyen de différents recoupements, segmentations ou projections. Ce service européen est rémunéré sur la base du chiffre d’affaires européen du client.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour ces services à l’international, prenez‑vous en compte un chiffre d’affaires global, qui comprend celui réalisé sur le territoire français ?

M. Alexandre Masiak. Nous prenons en considération le chiffre d’affaires réalisé dans les cinq pays dans lesquels le service est offert.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Même si je suis persuadé que Michel‑Édouard Leclerc nous l’expliquera mercredi plus en détail, pouvez-vous nous indiquer comment se répartit le chiffre d’affaires du groupe Leclerc, aujourd’hui, entre la France et l’international ? Se partage-t-il en deux parts égales ?

M. Alexandre Masiak. Je suis désolé, monsieur le rapporteur, mais je ne comprends pas très bien votre question. Nous parlons de services. Or, vous évoquez ici les achats.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous dites que la facturation est faite en pourcentage du chiffre d’affaires du client. Je vous demande donc quel est le chiffre d’affaires de Leclerc en France et à l’export.

M. Alexandre Masiak. Le groupe Leclerc, c’est 39 milliards, dont, schématiquement, 37 milliards sont réalisés en France.

M. le président Thierry Benoit. Il y a donc peu de magasins Leclerc hors de France. Combien y en a-t-il en Pologne, par exemple ?

Mme Anne Magré. Quarante-sept.

M. le président Thierry Benoit. Les magasins situés hors de France se trouvent-ils principalement en Pologne ? Quels sont les autres pays abritant des centres Leclerc ?

M. Alexandre Masiak. Nous avons presque 700 magasins en France et 100 magasins à l’étranger. Le réseau international est donc important. Toutefois, nous faisons face à une pression concurrentielle à l’étranger qui ne nous permet pas de nous déployer comme nous le souhaiterions. Nous développons de bonnes pratiques pour aider les magasins à mieux exécuter, à se développer. Nous aimerions avoir plus de magasins à l’étranger, lesquels subissent davantage de pression pour déployer du chiffre.

M. le président Thierry Benoit. L’équipe que vous dirigez est composée de combien de négociateurs ?

M. Alexandre Masiak. Les négociateurs sont les coopérateurs. L’équipe de Coopelec est constituée de six salariés. Je précise immédiatement que le mouvement Leclerc emploie des personnes qui – telle Mme Magré, qui est adhérente – travaillent, dans le cadre d’un tiers temps, dans différentes structures. Il serait donc réducteur de considérer que Coopelec n’emploie que six collaborateurs : une cinquantaine, une soixantaine de coopérateurs viennent y exercer leurs activités. Mme Magré a ainsi une dizaine de collaborateurs. Ces personnes peuvent être détachées en fonction des besoins, s’il faut approfondir une question de marketing, un sujet catégoriel. La personne compétente pour le pays concerné va venir.

M. le président Thierry Benoit. Hormis les six salariés, vous avez donc recours aux services de coopérateurs, à savoir des directeurs de magasin, comme Mme Magré. Il peut donc y avoir des Français, des Italiens, des Slovènes, des Espagnols…

M. Alexandre Masiak. Ce sont des adhérents ou des collaborateurs. Ce sont toujours des représentants des cinq pays européens, ce qui permet de répondre à la problématique posée dans le cadre d’une lecture globale.

M. le président Thierry Benoit. Les personnes qui discutent des services peuvent donc également négocier les achats dans d’autres structures de l’organisation Leclerc. En effet, lorsqu’on est directeur d’un centre Leclerc, on peut travailler pour Galec, le groupement d’achats Leclerc, Eurelec, où l’on négocie les achats, Coopelec, où l’on négocie les services, et être membre de Scabel, puisque Eurelec facture à Scabel, qui refacture aux magasins ou aux coopératives régionales. C’est bien cela ?

M. Alexandre Masiak. Je répondrai uniquement pour Coopelec. Nous travaillons avec des coopérateurs, des adhérents, qui peuvent accomplir, dans le cadre de leur tiers temps, différentes missions.

M. le président Thierry Benoit. Donc, les notions d’« achats » et de « services » ne sont pas totalement dissociées, contrairement à ce que vous avez expliqué tout à l’heure. Vous nous avez dit, en effet, que chacun – Coopelec, Coopernic – était à son étage, que vous vous retrouviez uniquement à la machine à café, parce que vous occupiez le même immeuble. Toutefois, les coopérateurs, directeurs de magasins, sont en charge tant de l’exécution des achats que des négociations de services.

M. Alexandre Masiak. À ma connaissance, aucun des adhérents venant travailler chez Coopelec n’occupe d’activités dans d’autres centrales. À côté de cela, ils exercent une activité dans les magasins – ce qui est la base du métier de distributeur – et assurent peut-être d’autres fonctions locales.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je souhaiterais entrer dans le détail de la négociation. Si un industriel – mettons, le plus grand fabricant de produits x – vous dit qu’il ne veut plus avoir recours à vos services parce qu’il achète des services similaires à une entreprise établie en Suisse, comment réagissez-vous, en votre qualité de directeur ?

M. Alexandre Masiak. Le service que nous fournissons ne peut pas être acheté ailleurs, car c’est un service exclusif. Nous travaillons très peu avec les panélistes. Ma spécificité est que je ne vends la donnée qu’une fois, au bénéfice de nos clients. Je ne la cède pas, par exemple, aux experts panélistes. On ne peut pas retrouver ailleurs cette information.

Les délais de fin de contrat sont fixés contractuellement à trois mois. Je prendrai l’exemple d’une demande de fin de service qui nous a été adressée récemment. Nous avons eu un échange pour tenter de valoriser de nouveaux services, mais le client n’a pas souhaité poursuivre la relation avec nous. Celle-ci s’est donc normalement arrêtée, le client ayant malheureusement jugé que nous ne lui avions pas apporté les éléments attendus. Notre métier consiste à négocier, à trouver des solutions, à développer les services, à accompagner le client et à lui apporter une satisfaction complète.

Afin d’assurer le développement de Coopelec, je fais le maximum pour satisfaire mon client. J’aimerais aussi travailler avec d’autres industriels, qui occupent une place majeure dans leur métier, et qui font, depuis le début, sans nous. Je n’ai pas encore trouvé le moyen de les sensibiliser à la valeur de la donnée.

M. le président Thierry Benoit. Comment qualifieriez-vous, depuis la Belgique, le contexte des négociations commerciales en France ?

M. Alexandre Masiak. C’est assez difficile à apprécier, parce que je travaille sur cinq pays et suis établi en Belgique depuis 2014. J’ai encore beaucoup à apprendre en Belgique, qui offre des particularités au regard de ma culture et de mes connaissances professionnelles. Les marchés y sont très différents. Pour répondre à votre question, la relation de mes clients avec Coopelec est apaisée. Je suis convaincu qu’ils sont satisfaits par nos échanges.

M. le président Thierry Benoit. À la quasi-unanimité, vos clients – que nous appelons vos « fournisseurs » –, nous disent que la France est le pays où les négociations commerciales sont les plus tendues, les plus difficiles.

M. Alexandre Masiak. Encore une fois, je peux vous fait part de mon sentiment à Coopelec qui, je vous l’assure, n’est pas celui-ci. Je suis en charge de ce périmètre d’activité.

M. le président Thierry Benoit. En introduction, vous nous avez dit que Coopelec était une entreprise de droit belge. Ce droit offre-t-il des avantages comparativement au droit français ?

M. Alexandre Masiak. J’ai une connaissance limitée de ces questions. Mon organisation se trouve en Belgique, mais je travaille avec la France, le Portugal, l’Espagne, la Pologne et la Slovénie. Chacun de ces pays présente des spécificités, des particularités, et il m’est difficile d’établir une comparaison.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je voudrais revenir sur le client qui ne veut pas renouveler son contrat : s’agit-il d’un industriel particulièrement audacieux ? Par ailleurs, pourriez-vous citer le nom d’une entreprise qui ne souhaite pas recourir à vos services ? Enfin, Coopelec est tout à fait distinct de Coopernic, puisque vous n’êtes qu’administrateur et venez ajouter la brique du « data sharing ». Or, Leclerc réalise 97 % de son chiffre d’affaires en France. Pouvez-vous m’expliquer clairement pourquoi Coopelec n’est pas localisé en France, alors que le groupe Leclerc ne réalise que 3 % de son chiffre d’affaires à l’international ? Pourquoi Coopelec ne se trouve-t-il pas, tout simplement, au siège du groupe Leclerc, en France ?

M. Alexandre Masiak. S’agissant de la fin de contrat, je ne vois pas de raison particulière ayant motivé cette rupture. Cela relève d’un libre choix. Le fait que le fournisseur ne souhaite pas continuer ne démontre pas une particulière audace. Peut-être était-ce un moyen de jauger la relation entre les entités. Je suis tenu au secret des affaires, mais je vais m’efforcer de partager, autant que faire se peut, des informations d’ordre général. En revanche, je ne peux divulguer – même si j’aimerais pouvoir le faire – tout ce qui est particulier, unique, nominatif. J’ai une lettre de mon conseil à ce sujet. Je suis en porte-à-faux, car je dois protéger mon client, qui a souhaité travailler avec nous, avant de prendre la décision d’arrêter.

Il en va de même des industriels qui ne travaillent pas avec Coopelec. Je ne vais pas communiquer d’information à caractère personnel. Je ne peux que répéter que des acteurs majeurs n’ont pas contracté avec nous, à ma grande déception. J’aimerais parvenir à les sensibiliser.

S’agissant de la dernière question, Leclerc réalise 95 % de son chiffre d’affaires en France, mais la donnée produite n’est pas liée au chiffre d’affaires ; elle qualifie des produits à partir de demandes d’études particulières déconnectées de l’achat-vente. Les services sont organisés à différents échelons, au niveau européen ; ils sont globalisés et n’ont de sens que s’ils s’inscrivent dans le cadre d’une lecture internationale.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous nous dites qu’il est extrêmement important de facturer les services sur la globalité du chiffre d’affaires réalisé par le groupe Leclerc, y compris en France, puisque cinq pays sont concernés. Pourquoi, quand vous faites 97 ou 95 % du chiffre d’affaires uniquement en France, n’êtes-vous pas établi dans ce pays ? Si vous réalisiez 99,999 % de votre chiffre d’affaires en France et que vous n’aviez qu’un magasin à l’export, me diriez-vous encore que, compte tenu de l’existence de cet unique magasin, il est normal que votre entreprise soit localisée en Suisse ou en Belgique ? Je vous demande une réponse concrète. Lorsqu’on réalise 97 % de son chiffre d’affaires en France et que l’on facture un pourcentage du chiffre d’affaires français – vous parlez de service à « l’export » –, pourquoi est-on établi en Belgique ? Nous n’arrivons toujours pas à comprendre pourquoi cette structure a été créée outre-Quiévrain – j’ai l’impression, d’ailleurs, que nous ne sommes pas les seuls.

M. Alexandre Masiak. Cela s’explique par le fait que la France n’a pas créé les conditions, pas plus qu’aucun des autres pays, pour organiser un service au niveau européen. Il a fallu mettre en place des moyens pour organiser ce service. Aucune des structures existantes dans des pays comme la France, la Pologne ou la Slovénie n’est capable d’offrir le service proposé par Coopelec. Il a été organisé dans cette structure qui regroupe l’ensemble de nos trente coopérateurs européens.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Peut-être nous direz-vous à huis clos, si vous le souhaitez, le pourcentage que vous prélevez aux entreprises sur les services que vous proposez. Une très grosse partie de leur facture de services s’explique par le fait que vos clients réalisent en France 97 % de leur chiffre d’affaires avec le groupe Leclerc. Remontez‑vous du data sharing des magasins français ? Je suppose que oui, puisque vous facturez du service sur les cinq pays européens. Il me semblerait logique que 97 % de vos trente ou quarante coopérateurs viennent de France. Or, puisque vous proposez du service dans plusieurs pays, les coopérateurs devraient être représentatifs des États concernés. Je vous pose donc la question : vos coopérateurs viennent-ils, pour 97 % d’entre eux, de France ? Si l’on a plus de magasins en France, il y a logiquement davantage de coopérateurs français, et l’on perçoit les raisons ayant déterminé le choix d’un pays neutre. Mais je ne comprends pas pourquoi vous facturez sur la base d’un chiffre d’affaires français tout en étant en Belgique.

M. Alexandre Masiak. Dans la réflexion, il y a en préalable un rapport entre l’achat‑vente et le service. Le client qui vient à Coopelec connaît une relation d’activité avec deux ou trois pays Leclerc uniquement. En achetant le service, il va constater que ses produits, bien qu’il ne les vende qu’à deux ou trois pays, sont présents en fait dans tous nos pays. Mais il ne le sait pas parce que dans ces pays l’achat peut être réalisé par exemple par un grossiste et parce qu’il n’y a pas déployé une organisation commerciale. Cela veut dire que l’on peut retrouver dans nos pays des études à réaliser sur les produits de l’industriel, bien que celui-ci ne nous ait pas directement vendu ces produits. C’est aussi l’intérêt du data sharing d’avoir une vision claire et transparente de l’ensemble des sorties caisse au sein du groupe parce lui n’a que la vision achat-vente. Ce sont deux choses différentes.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à ma question…

Sur les trente, quarante ou cinquante coopérateurs, combien viennent de magasins étrangers et combien viennent de France…

M. le président Thierry Benoit. … sachant qu’il y a 700 magasins Leclerc en France et peu à l’international ? J’imagine que c’est la majeure partie.

M. Alexandre Masiak. Oui, c’est la majeure partie.

M. le président Thierry Benoit. C’est-à-dire 99 %.

M. Alexandre Masiak. Nous avons des centrales à l’étranger, dans l’ensemble des pays.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Lors d’une précédente audition, des intervenants nous ont expliqué que s’ils étaient à l’étranger, c’était parce que c’était plus pratique pour le train. Essayez, pour votre part, de nous donner au moins une bonne raison...

Pourquoi, alors que la majeure partie des coopérateurs viennent de magasins français, qu’ils vendent des services français et que le chiffre d’affaires est à 97 % français, la centrale de services Coopelec est-elle basée en Belgique ?

M. Alexandre Masiak. La France fait des services français, et Coopelec amène les services internationaux et la lecture de l’activité internationale. Chacun est dans sa mission.

Ensuite, il était intéressant de décorréler les choses pour avoir une relation de services avec ces clients-là et ne pas tout mélanger. Il n’y avait pas d’intérêt à avoir une proximité avec quelques pays. C’était plutôt défavorable à cette organisation. Ce mélange créait des questionnements inutiles alors que nous souhaitons avoir une relation transparente et totalement satisfaisante, je pense, pour nos clients.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Si je comprends bien, grâce à vos services les industriels comme le groupe Lactalis, le groupe Danone, le groupe Coca-Cola France, le groupe Mars France, le groupe Lu, etc. qui, je le précise, n’ont manifesté aucune rancœur envers vous, savent maintenant comment vendre une brique de lait à Varsovie, un yaourt à Varsovie, un paquet de céréales à Varsovie, une bouteille d’eau à Varsovie, un yaourt à Varsovie, etc. Ils avaient besoin de vous, parce qu’ils ne savaient pas qu’il y avait des distributeurs, parce qu’ils ne faisaient pas de business avant ?

Pourquoi êtes-vous en Belgique ? À quoi servent les services à l’international d’une entreprise qui ne fait que 3 % de chiffre d’affaires à l’international et qui va expliquer à des groupes comme Lactalis, Danone, Lu, Mars, etc. qui, je le répète, ne sont pas plaints, comment faire du business à l’étranger. C’est bien cela ?

M. Alexandre Masiak. Pas du tout. Les industriels n’ont pas besoin de nous pour savoir comment faire du business, mais pour qualifier la performance de leurs produits au sein de notre réseau. Les industriels vous ont-ils dit comment ils prenaient les informations, comment ils les intégraient dans leur système d’information, comment ils les exploitaient avec leur force de vente, comment grâce à la stratification de certains services on peut optimiser la force de vente pour l’orienter dans une région plutôt qu’une autre, la faire travailler sur une catégorie plutôt qu’une autre, parce qu’une catégorie sera en décélération ? C’est intéressant, parce que cela leur permet de faire des choix d’investissement, de prendre des directions européennes. Je le répète, nous venons en réponse à une demande de notre client. Le client a une organisation européenne. C’est ce niveau-là qui est l’interlocuteur majoritaire de Coopelec. La majorité des entités avec lesquelles nous contractualisons ne sont pas françaises, la majorité de nos clients qui contractualisent avec Coopelec ne sont pas français.

M. le président Thierry Benoit. Ne trouvez-vous pas curieux d’avoir créé finalement une structure Coopelec qui cible les entreprises multinationales, autrement dit des entreprises qui, par définition, ont vocation à produire et à distribuer dans le monde entier, alors que la majeure partie de votre activité se fait avec la France ? En fait, vous vendez des services à ces multinationales pour qu’elles diffusent à l’étranger, alors que vous ne distribuez pas beaucoup à l’extérieur de la France. De plus, elles n’ont pas vraiment besoin qu’on leur explique comment distribuer leurs produits dans le monde puisque ce sont par nature des entreprises multinationales. Il y a une anomalie dans le système.

M. Alexandre Masiak. Le principe de Coopelec n’est pas d’accompagner dans la data uniquement l’export, c’est de qualifier l’ensemble de la performance au niveau européen pour les cinq pays. La France les intéresse, tout comme la Slovénie, la Pologne. Je le répète : oui, des industriels découvrent des produits dans nos magasins alors qu’ils ne savent pas que nous les avions achetés par des circuits de grossistes. Lorsqu’ils découvrent cette information, cela peut les amener peut-être à réfléchir à une activation d’affaires avec nous. Je vous assure, monsieur le président, que cela existe même dans les grosses structures, et c’est l’une des illustrations du bénéfice de la lecture des sorties caisse. En faisant de l’achat-vente, en aucun cas on ne peut qualifier une performance en sortie-caisse. L’industriel ne peut pas savoir ce qui se passe au sein du réseau. Il est impossible de modéliser l’organisation des flux, un achat via un grossiste, les destructions de marchandises. Cette information est vraiment nécessaire pour l’industriel et elle lui permet d’activer un plan affiné.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pourriez-vous nous expliquer ce que certains appellent le folding ?

M. Alexandre Masiak. Pouvez-vous préciser la question ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Dans le cadre du « trois net » qui était facturé à l’époque sur Galec et qui est passé à Eurelec, les accords de négociations étaient différents. Y a-t-il eu, à un moment donné, des différences payées de Coopernic à Coopelec ? C’est ce qu’on appelle le folding. Certains industriels nous expliquent qu’il y a des principes de vases communicants entre des services d’achats pour qu’on reste toujours au même taux de services.

M. Alexandre Masiak. En fait, vous me demandez si les industriels font des arbitrages au niveau de leurs investissements. L’industriel fait ses choix. Dans l’univers du commerce, il a un éventail d’offres de choix, et normalement il investit en fonction de ce qui lui est le plus profitable pour lui. S’il a la possibilité d’investir à Coopelec, cela va lui apporter des services supplémentaires. Je pense qu’on parle d’arbitrages d’investissements à l’origine de l’industriel dans les différents services qui peuvent lui être proposés.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quand un industriel est passé de Galec à Eurelec, avez-vous eu une demande de Coopernic pour aller récupérer un delta chez l’un ou chez l’autre pour un réajustement au final d’un taux de services ?

M. Alexandre Masiak. Coopernic ne passe pas ce type d’information. La négociation est permanente, continue sur l’évolution des services. Même si, chez nous, la moitié de nos industriels ont bénéficié cette année d’une évolution des services, cela n’a pas donné lieu pour 80 % d’entre eux – je n’ai pas le chiffre exact en tête – à un investissement supplémentaire. À un certain moment, les négociateurs doivent probablement juger qu’elle doit être réarticulée en fonction du service mis en face d’un investissement en fonction des échéances de contrats et des services déployés, parce qu’il est évident que la négociation et l’échange animés par les coopérateurs sont continus.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Que je comprenne bien : quand un industriel passe de chez Galec à Eurelec, un de vos négociateurs peut-il aujourd’hui faire monter mécaniquement le taux de services au niveau de Coopelec ?

M. Alexandre Masiak. La base de la négociation est l’évolution du service. Qu’est-ce qui peut être un élément complémentaire autour des différents dossiers ? Chaque dossier est particulier, il a un environnement, et les négociateurs vont apprécier l’opportunité de négocier un déploiement de services complémentaires.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il est difficile d’y comprendre quelque chose en l’absence de fiche tarifaire avec des services ou des prestations clairement expliqués. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir dans les propositions que j’émettrai à la fin de mon rapport.

Pouvez-vous m’expliquer ce qu’est la pratique du back to home ?

M. Alexandre Masiak. C’est un jargon professionnel. Ce sont des choix d’investissements d’industriels qui préfèrent investir dans l’une ou l’autre des entités en fonction de leurs intérêts.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous être plus précis ? Quand on achète du data sharing, cela signifie-t-il que l’on peut en acheter un peu moins là, mais acheter un peu plus de « plans promo » chez Coopernic, par exemple ? Qu’est-ce que le back to home chez Coopernic Coopelec ?

M. Alexandre Masiak. Je ne sais pas vous communiquer d’éléments sur Coopernic. Ce n’est pas mon périmètre de responsabilité.

À Coopelec, les négociateurs tentent régulièrement de valoriser le service et de saisir des opportunités d’investissements des industriels en fonction de leurs possibilités. Les industriels arbitrent leurs investissements, ils ont une limite d’investissements, et ils doivent forcément faire des choix. Il y a des choix qui s’opèrent avec les industriels et des accords qui se trouvent dans le cadre de la négociation.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Quand on parle du back to home à certains services français comme la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), on a du mal à comprendre ce que c’est puisque la négociation a lieu ailleurs que sur le territoire français. Je vous félicite puisque vous êtes au moins en Europe.

Imaginons que le taux était de 4 % avec Coopernic 1. Quand Coopernic 1 a explosé et que vous avez créé Coopernic 2, les taux étaient différents. A-t-on transféré une partie du taux de services chez l’un pour conserver le montant global du taux de services qui était demandé à l’industriel, ou est-ce quelque chose qui ne s’est jamais fait ?

M. Alexandre Masiak. Je le répète, je ne peux pas vous répondre en ce qui concerne l’organisation et l’animation de Coopernic car ce n’est pas dans le périmètre de mes responsabilités.

M. le président Thierry Benoit. Êtes-vous conscient que les négociations commerciales, les ventes de services nous éloignent totalement du code de commerce français et de la réglementation française ? Alors que le « trois net » est finalement le prix convenu dans le cadre du code de commerce en France, il est dégradé par les nouveaux instruments promotionnels – c’est le « quatre net » – auxquels s’ajoutent d’éventuelles pénalités, par exemple les pénalités logistiques – c’est le « cinq net », puis par des organismes comme les vôtres pour négocier des services.

Êtes-vous conscient que tout cela brouille au final la relation que le consommateur français mais aussi le consommateur européen doit avoir avec l’acte d’achat ? C’est sans doute ce qui explique qu’il y a parfois des promotions sans commune mesure avec la réalité – je pense à la promotion insensée de moins 70 % faite par l’un de vos concurrents, Intermarché, sur le pot de Nutella. Le système de négociation déporté à l’étranger – en Belgique pour ce qui vous concerne – dénature totalement la relation du consommateur au produit. Cela détruit aussi de la valeur. Finalement, l’objectif de Coopelec est de juger la capacité de son interlocuteur – que vous appelez votre client et que nous appelons votre fournisseur – à faire du résultat, et en fonction de cela à négocier au plus haut un certain nombre de services. Où retournent tous les fruits de vos négociations ? Chez les coopérateurs Leclerc : c’est cela la finalité de Coopelec.

Je voudrais vous entendre sur la relation du consommateur avec le produit, sur la destruction de valeur que vous avez gentiment contribué à déporter des producteurs, puis des industriels vers les distributeurs par le truchement de négociations de services, vous à votre niveau, et Coopernic au sien.

M. Alexandre Masiak. Pour Coopernic, je vous le dis encore une fois : je ne sais pas répondre.

Vous avez dit que cela dénaturait le produit.

M. le président Thierry Benoit. Cela dénature la relation du consommateur à ce qu’il veut acheter. Pour votre part, vous ne parlez pas du tout du produit. J’ai commencé ma question en disant que les centrales de services s’éloignaient totalement, qu’elles étaient à des années-lumière du code de commerce et du principe du « trois net », « quatre net » et « cinq net ».

M. Alexandre Masiak. Nous n’avons rien à voir avec l’achat-vente. Nous faisons du service.

M. le président Thierry Benoit. Mais au final, les services que vous vendez à vos fournisseurs viennent encore dégrader le prix qui est déjà initialement négocié au plus serré.

M. Alexandre Masiak. Je reprends mon propos : nous n’avons rien à voir avec l’achat-vente. Nous travaillons au profit du consommateur puisque notre métier est justement de qualifier la performance du produit pour que notre client puisse ajuster son offre au bénéfice du consommateur. Ce que fait Coopelec est un apport pour l’industriel, notre client, un apport pour le marché, et un apport pour le consommateur. Je ne partage pas votre analyse.

Peut-être Mme Magré peut-elle vous dire si les demandes de Coopelec allaient de soi et si elles ont nécessité une organisation et un travail particuliers.

Mme Anne-Magré. Il faut être conscient que dans les pays étrangers où Leclerc est implanté, sa part de marché est très faible, qu’il doit faire face à une concurrence féroce de chaînes internationales et qu’il dispose de moyens limités en termes humain et financier.

L’élaboration d’un projet comme le data sharing qui était une demande de nos interlocuteurs au niveau local a nécessité d’énormes moyens financiers et humains. En effet, cela suppose de recruter des gens qui gèrent la data, des informaticiens et un suivi au quotidien du traitement de cette data, ainsi que des échanges avec Coopelec. Ces gens ont été recrutés spécialement pour assurer ce service avec le maximum de professionnalisme que les industriels sont en droit d’attendre.

M. le président Thierry Benoit. Un certain nombre de vos clients ne voient pas les centrales services comme apportant une réelle plus-value mais plutôt comme destructrices de valeur : on déporte la valeur ajoutée de l’amont vers l’aval, du producteur et des transformateurs vers les distributeurs et on détruit de la valeur.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous donner votre chiffre d’affaires ? Si vous le souhaitez, on peut poursuivre l’audition à huis clos.

M. Alexandre Masiak. Tout est transparent. Vous pouvez voir l’ensemble de nos chiffres. Nos comptes sont déposés. Vous pouvez consulter les comptes, ils sont publics.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour qu’on comprenne bien quelle est la valeur du data sharing et de certaines prestations, quel est votre chiffre d’affaires ?

M. Alexandre Masiak. Notre chiffre d’affaires n’est pas ce que vous entendez en France comme les ventes. Le chiffre d’affaires qui est dans notre comptabilité est la somme des coûts. Comme je le disais en introduction, Coopelec a un rôle de commissionnaire. Nous travaillons au bénéfice des coopérateurs, nous représentons un coût et c’est ce coût sur lequel nous appliquons une marge bénéficiaire, qui est une obligation fiscale belge, qui va constituer le chiffre d’affaires de Coopelec. Les ventes de Coopelec en fait, ce sont plutôt les ventes réalisées pour le compte des coopérateurs que vous mentionniez.

Le chiffre d’affaires que vous allez lire est la somme des coûts engagés par Coopelec au profit des coopérateurs, avec une marge bénéficiaire complémentaire.

M. le président Thierry Benoit. Les différents services qui sont facturés génèrent au final un chiffre d’affaires.

M. Alexandre Masiak. Encore une fois, dans notre rôle de commissionnaire, le chiffre d’affaires est très particulier. Le chiffre d’affaires de Coopelec est la somme de ces coûts avec une marge bénéficiaire. Il ne correspond pas à un esprit de ventes tel que vous l’entendez en France.

M. le président Thierry Benoit. À combien s’élève le chiffre d’affaires plus la marge bénéficiaire ?

M. Alexandre Masiak. Le chiffre d’affaires statutaire est de 1,050 million.

M. le président Thierry Benoit. Et quel est le montant total des prestations de service vendues à vos clients ? Autrement dit, à combien s’élève le montant des services des négociateurs, pour l’année 2018 par exemple ?

M. Alexandre Masiak. Cette information de compétitivité est liée au secret des affaires.

M. le président Thierry Benoit. Je suppose que le chiffre d’affaires de ces services doit être conséquent, puisque vos négociateurs doivent être bien briefés, ils doivent bien travailler et bien jauger leurs clients.

Où part ce chiffre d’affaires ? Redescend-il aux centres Leclerc ? Il redescend aux coopérateurs qui ont été chargés des négociations.

M. Alexandre Masiak. Le chiffre d’affaires étant un coût, ce coût vient au contraire en déduction des montants facturés aux clients.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce montant-là n’est pas communiqué aux autorités belges ? Je crois qu’on l’a pour Coopernic et pour d’autres. Peut-on lire ce chiffre sur internet ? J’ai l’impression qu’on ne peut pas puisque vous hochez de la tête…

Si j’ai bien compris, comme vous l’avez dit Madame Magré, il y a dans les magasins des informaticiens, des personnes qui gèrent la data, etc. Une somme est prélevée chez les industriels. Vous appliquez une micro marge sur ce montant global qui vous permet de vivre en tant qu’entreprise. Le montant que vous venez de nous donner ne me paraît pas extravagant, il est plutôt normal. Ensuite, vous redonnez directement ce delta qui est pris à l’ensemble du monde industriel aux magasins pour financer les informaticiens, etc. C’est bien cela ?

M. Alexandre Masiak. L’ensemble des sommes facturées à nos clients est redistribué à l’ensemble des coopérateurs, non pas, j’imagine, principalement pour leurs investissements, mais simplement pour rémunérer la valeur de la donnée qu’ils nous ont concédée et qu’on a valorisée auprès de nos clients.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous ne voulez pas nous donner ce montant, même à huis clos.

M. Alexandre Masiak. Malheureusement, je suis tenu au secret des affaires sur ce point-là. Mon conseil me l’a notifié expressément. Je ne peux pas entrer plus dans le détail.

M. le président Thierry Benoit. Nous nous contenterons donc des réponses que vous avez apportées à ce stade de notre audition.

Madame, monsieur, nous vous remercions.

L’audition s’achève à dix-sept heures trente-cinq.

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90.   Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de MM. Laurent Collot, général manager, et Frédéric Louis, avocat responsable de la conformité juridique de Coopernic SCRL

(Séance du ludi 22 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures quarante.

M. le président Thierry Benoit. Nous poursuivons nos auditions et accueillons maintenant les représentants de la société Coopernic, M. Laurent Collot, directeur général, et M.  Frédéric Louis, avocat, responsable de la conformité juridique.

Je précise que cette audition est ouverte à la presse mais, si une partie de nos échanges le nécessite, elle pourra, le cas échéant, se poursuivre à huis clos.

Avant de vous passer la parole, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(MM. Laurent Collot et Frédéric Louis prêtent successivement serment.)

M. Laurent Collot, directeur général de Coopernic SCRL. Nous avons répondu à votre convocation, dans le but d’avoir un échange sur nos activités dans le cadre de votre commission d’enquête, nonobstant le fait que, compte tenu de la loi belge qui régit les activités de la société Coopernic SCRL, je suis soumis au respect des clauses de confidentialité de mon contrat de travail, ce qui pourrait m’interdire de répondre à certaines de vos questions qui ouvriraient sur la révélation potentielle de secrets d’affaires.

Pour autant, notre intention est d’être les plus ouverts et collaboratifs possible, pour vous permettre de bien appréhender les éléments-clés du fonctionnement de Coopernic.

Je commencerai mon propos liminaire par la description de Coopernic, les missions qui lui incombent, sa gouvernance, son équipe et le fonctionnement afférents à la négociation collaborative de la coopérative.

Avant cela, permettez-moi de vous donner une idée de mon parcours professionnel, un peu « hybride ».

En 1985, j’ai commencé à travailler pour le groupe BSN, devenu, peu de temps après, le groupe Danone ; j’y suis resté jusqu’en 2000. J’ai ensuite rejoint le groupe Unilever où j’ai pratiqué la négociation au niveau régional, national, puis international : à partir de 2009, j’étais ainsi responsable des accords nationaux puis internationaux pour trois  distributeurs, dans seize pays et trois continents ; en d’autres termes, je négociais les contrats accompagnant et structurant notre développement international.

En 2014, j’ai rejoint Coopernic à Bruxelles. Coopernic est une société coopérative de droit belge, créée en 2006 par cinq distributeurs européens indépendants, pour coopérer avec les grands fournisseurs multinationaux.

Cette alliance est une alliance stratégique qui, sur la forme, diffère de bien d’autres organisations internationales. Aujourd’hui, les membres associés coopérateurs de Coopernic sont le groupe belgo-néerlandais d’origine familiale Ahold-Delhaize, également présent aux États-Unis et en Indonésie, ainsi que la société coopérative italienne Coop Italia, Leclerc, et le groupe allemand Rewe. Au total, les quatre associés sont présents dans vingt-deux pays : ils y détiennent quarante enseignes alimentaires de tous types ; on parle au total de vingt-deux mille magasins à travers l’Europe, du Portugal à la Russie, de la Grèce à la Lituanie.

Chaque membre dispose d’une voix, conformément aux statuts de la coopérative RCRL, statuts qui sont disponibles sur le site ouvert du Moniteur belge, comme le sont tous nos bilans.

Coopernic a trois missions principales. La première consiste à coordonner la négociation et l’exécution de contrats internationaux portant sur des prestations de service avec les grandes marques internationales pour différentes catégories de produits : épicerie, liquides, frais, surgelés, parfumerie, droguerie et non-alimentaire. Pour cela, nous organisons les réunions au cours desquelles s’assoient à une même table les représentants choisis de nos quatre associés et les industriels, pour fixer le cadre et définir les prestations qui font l’objet d’un contrat.

Ensuite, nous avons des revues trimestrielles à Bruxelles avec le fournisseur et les associés coopérateurs pour faire le point sur l’exécution des services et corriger le tir, le cas échéant.

Ce sont les représentants des associés coopérateurs et des fournisseurs qui assurent au niveau local le suivi de l’exécution des engagements pris à Bruxelles. D’une manière générale, les services portent sur des activités additionnelles – on top –, telles que le développement de produits et l’augmentation de la visibilité des marques via des promotions ou différents outils de merchandisingboxes, cross category ou offres thématiques liées à certaines périodes de l’année, comme Noël, Pâques ou la rentrée scolaire.

À la demande des fournisseurs, nous les aidons également à développer leur réseau de relations, en opérant des médiations avec les pays où les métiers dans lesquels ils n’ont pas encore d’entrée, ou en leur obtenant des rendez-vous avec les décideurs-clés des enseignes ou des revues d’affaires.

Enfin, nous leur apportons un support à l’innovation permettant d’accélérer la disponibilité des produits sur les étagères, grâce à la mise en place des outils idoines.

L’ensemble de ces services se déclinent en une grande variété d’actions, mises en œuvre chez nos partenaires avec les représentants des fournisseurs, sachant, par ailleurs, qu’il existe également une bonne douzaine de leviers permettant des actions locales et ciblées, lesquelles ont l’avantage d’offrir souplesse et liberté d’exécution aux deux parties. Cette souplesse et cette liberté sont particulièrement appréciées des fournisseurs, qui les préfèrent à d’autres modèles de fonctionnement plus centralisés.

De fait, les associés de Coopernic réfléchissent en permanence à ce qu’ils pourraient offrir aux consommateurs, en lien avec le fournisseur, pour coller au plus près à des attentes qui ne cessent d’évoluer.

J’insiste donc sur ce point : nos services se traduisent concrètement sur les étagères des magasins ; dans les vingt-deux pays européens où sont présents nos associés coopérateurs, ils contribuent au développement des produits, amplifient voire redressent les plans commerciaux des fournisseurs.

Notre deuxième mission, peu connue du grand public, concerne les marques de distributeurs (MDD) de nos associés coopérateurs – Coop pour Coop Italia, Repère pour Leclerc, Rewe, Beste Wahl, Penny ou Ja ! pour Rewe, ainsi que les marques d’Ahold‑Delhaize.

Pour ces marques de distributeurs (MDD), Coopernic est une plateforme de sourcing à l’échelle européenne. Avec les équipes des associés coopérateurs, nous organisons la préparation d’appels d’offres internationaux, qui permettent à des fournisseurs de marques de distributeurs, y compris français, d’élargir leur espace – et donc leurs volumes – de vente, en ayant accès à un vaste marché européen sur lequel ils peuvent promouvoir le meilleur de ce qu’ils veulent développer. Ces marchés portent sur des produits transformés, comme les glaces, mais aussi sur des produits plus basiques, comme le riz.

Notre troisième mission enfin est également d’une grande importance pour nos associés, puisqu’elle concerne la réalisation d’appels d’offres pour les achats indirects, c’est-à-dire tous les produits nécessaires à l’exploitation des magasins – gondoles, caddies, ampoules, gants et produits de nettoyage –, qui peuvent faire l’objet d’un sourcing international.

Dans ce cadre, nous œuvrons au rapprochement des spécifications et à l’amélioration des propositions de produits ou de solutions, notamment à travers le partage d’expérience.

J’en viens à la gouvernance et à la manière dont fonctionne la négociation collaborative. La société coopérative Coopernic est constituée d’une équipe de onze salariés, de nationalités française, belge, danoise et portugaise, qui parlent au total sept langues.

En tant que directeur général, je rapporte au conseil d’administration, constitué des représentants dirigeants des associés coopérateurs. Le conseil d’administration vérifie les résultats de la coopérative, valide son budget de fonctionnement et fixe les axes de développement à moyen terme sur les trois missions majeures de l’alliance.

Jouant un rôle de coordinateur, Coopernic contribue à la préparation et au bon déroulement des entretiens de négociation tout au long du processus, veille au bon fonctionnement de la relation commerciale entre les fournisseurs et les associés coopérateurs, s’efforçant de construire les meilleures offres de service, adaptées aux besoins des uns et des autres.

Enfin, les coordinateurs Coopernic – vous noterez que l’on ne parle pas d’acheteurs –, s’efforcent de rapprocher les différentes cultures propres aux associés coopérateurs et aux fournisseurs, pour que le point de rencontre coïncide avec l’intérêt commun. Avant de terminer mon propos, je souhaitais aborder la question de la confidentialité, qui a été beaucoup évoquée au cours des différentes auditions que vous avez menées. C’est une donnée importante tant pour nos coopérateurs que pour les fournisseurs, et c’est également l’une des raisons pour lesquelles nos coopérateurs ne sont pas concurrents entre eux, ce qui est une garantie pour les fournisseurs.

Coopernic a toujours veillé au respect de la confidentialité et du secret des affaires. La préservation des informations détenues par les collaborateurs, la robustesse de l’engagement réciproque des associés, qui signent pour une durée de cinq ans – le texte d’engagement est consultable sur Le Moniteur belge –, font de Coopernic une alliance exemplaire dans son domaine.

Les collaborateurs Coopernic signent dans leur contrat de travail une clause de non‑concurrence et de confidentialité. Les coordinateurs internationaux associés aux activités de Coopernic sont soumis à la procédure dite de « La Muraille de Chine » (Chinese Wall), qui leur interdit d’être en relation avec les acheteurs locaux. Ils ne traitent et ne coordonnent que des activités internationales, ne s’intéressent qu’aux activités de nos associés et ont signé un engagement de confidentialité à ce sujet.

Le contrat commercial de Coopernic contient également une clause de confidentialité, qui engage Coopernic – nous jouons en quelque sorte le rôle d’une black box – et le fournisseur à ne pas communiquer à des tiers des informations sensibles figurant au contrat.

Un avocat indépendant, spécialiste du droit de la concurrence – il s’agit en l’occurrence de Frédéric Louis, qui travaille pour nous depuis six ans –, assure au quotidien la formation des équipes en matière de conformité juridique, de respect des bonnes pratiques, de rédaction des contrats et de contact avec les fournisseurs. Toutes ces dispositions ont contribué à instaurer au cours de ces dernières années, un haut niveau de confiance entre nos fournisseurs et Coopernic.

Telle est, dans un secteur en pleine mutation notre vision des relations entre coopérateurs et fournisseurs. Coopernic renouvelle sa collaboration avec les fournisseurs internationaux depuis quatorze ans, dans le cadre de contrats bisannuels pour la plupart d’entre eux, mais qui peuvent également être trisannuels pour une minorité des fournisseurs, avec lesquels la collaboration est plus approfondie.

Cette collaboration ne cesse d’évoluer et de se réinventer, pour suivre les attentes des consommateurs et le développement des marchés. À ce titre, nous avons une approche très pragmatique de notre métier, et des projets-pilotes sont engagés avec certains de nos fournisseurs dans l’objectif de développer conjointement de futurs services innovants, engageant les parties sur des concepts collaboratifs de plus long terme.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous nous expliquer qui siège au conseil d’administration de Coopernic ?

M. Laurent Collot. Le conseil d’administration est composé de huit membres, soit deux cadres dirigeants par associé.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Michel-Édouard Leclerc fait-il partie des administrateurs ?

M. Laurent Collot. Oui.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pourriez-vous nous préciser le rôle du conseil d’administration, car nous avons toujours beaucoup de mal à comprendre qui dirige Eurelec, Scabel ou Coopelec ? En d’autres termes, quel est le rôle de Michel-Édouard Leclerc au sein du conseil d’administration de Coopernic ?

M. Laurent Collot. Aussi médiatique qu’il soit, Michel-Édouard Leclerc ne représente que l’un des quatre associés au sein du conseil d’administration.

Coopernic n’est pas une société de Leclerc mais une coopérative regroupant quatre associés distributeurs européens, présents dans une vingtaine de pays. Elle est administrée par les quatre PDG de ces entités et quatre administrateurs choisis parmi leurs cadres.

Quant à leur rôle, le conseil d’administration se réunit deux à trois fois par an pour un bilan, présenté par le directeur général, de nos trois missions essentielles, à savoir le développement des marques internationales, des marques de distributeurs et des achats indirects. Il vise nos résultats et valide le budget de fonctionnement de la coopérative.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. On peut donc considérer que Monsieur Leclerc occupe des fonctions exécutives, puisque, même s’il n’assume pas la gestion quotidienne de la coopérative, il participe au conseil d’administration, qui fixe les grandes lignes et le budget.

M. Laurent Collot. Il faut s’entendre sur la définition d’une fonction exécutive. Selon moi, les membres du conseil d’administration ne sont pas des opérationnels. Nous leur présentons notre fonctionnement, qu’ils peuvent éventuellement infléchir, ainsi que nos résultats, mais ce n’est en aucun cas eux qui définissent les grandes orientations de Coopernic. C’est à notre équipe qu’il revient de leur faire des propositions, qu’ils valident ou non.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ils jouent malgré tout un rôle dans la gestion de l’entreprise puisqu’ils se prononcent sur les orientations que vous leur soumettez, qu’ils peuvent ajourner les conseils et vous demander de revoir votre copie.

Qu’on bénéficie ou non de jetons de présence, lorsqu’on est membre d’un conseil d’administration, on fixe des orientations, ce qui s’apparente à une fonction exécutive.

M. Frédéric Louis, responsable de la conformité juridique de Coopernic SCRL. C’est en effet le conseil d’administration qui valide les grandes orientations politiques de la coopérative, sur la base des propositions qui lui sont faites. Dans de nombreuses sociétés européennes, à l’exception toutefois des sociétés allemandes où il existe de fait deux conseils d’administration, le conseil d’administration est composé pour partie de membres ayant une fonction exécutive et de membres n’en ayant pas.

Ce n’est pas le cas chez Coopernic. Il n’existe pas d’administrateurs plus opérationnels que d’autres et qui auraient, contrairement aux autres, les « mains dans le cambouis ! ».

Aucun des administrateurs n’a de fonction exécutive, dans l’acception anglo-saxonne du terme, même si ce sont évidemment eux qui prennent les décisions de politique générale, sur la base de des propositions qui sont faites par les salariés permanents de Coopernic et Laurent Collot.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous posais cette question car, chaque fois que j’envoie un courrier à Michel-Édouard Leclerc qui, à mes yeux, est le président de l’entreprise, j’obtiens la même réponse, à savoir qu’il n’assume aucune fonction exécutive.

Pourriez-vous par ailleurs nous donner le nombre d’industriels qui ont contractualisé avec vous et ont été amenés à acheter des services Coopernic ?

M. Laurent Collot. En ce qui concerne notre activité liée aux marques internationales, nous avons cent cinq fournisseurs. Pour les marques distributeurs, je ne suis pas autorisé à être aussi précis, mais nous avons plusieurs centaines de fournisseurs, dont un quart sont français.

M. le président Thierry Benoit. Votre coopérative propose ses offres de services à cent cinq marques internationales, qui, par définition, diffusent leurs produits et ont des activités partout dans le monde. Quelle est donc la valeur ajoutée que peut leur offrir Coopernic ?

M. Laurent Collot. Comme je vous l’ai dit dans mon propos liminaire, j’ai eu, à l’époque où je travaillais pour un fournisseur, à négocier des contrats internationaux.

Un fournisseur de marques internationales a pour objectif de gagner des parts de marché contre – ou face à – ses concurrents. Pour gagner ces parts de marché, il lui faut se développer, soit en lançant de nouveaux produits, soit en augmentant son chiffre d’affaires, ce qui signifie que l’entreprise est en croissance. Pour cela, ces multinationales, dont la plupart ne sont pas françaises, même si elles ont des sites en France, ont des business units dans chaque pays où elles sont implantées. Cela pourtant ne suffit pas pour gagner les batailles commerciales qui se jouent à l’échelle européenne ou mondiale. Il faut donc des accélérateurs, et Coopernic est exactement un accélérateur de croissance, qui fonctionne comme un guichet unique. En d’autres termes, au lieu que chaque business unit ait à construire sa relation commerciale dans les vingt-deux pays et les quarante enseignes alimentaires et non alimentaires de nos associés, on s’adresse à Coopernic, comme à un unique interlocuteur qui officie sur l’ensemble du périmètre, avec cet avantage que, lorsqu’une innovation est lancée de manière concertée dans vingt-deux pays, sa contribution à la croissance est tout autre.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Prenons un exemple français. Le compte‑clé d’un vendeur de yaourts en charge de Leclerc va négocier en France avec le Galec. Mais, si ce roi du yaourt veut se développer en Pologne, je suppose qu’il y dispose aussi d’un compte-clé, en relation avec les « Galec locaux », et qu’il n’a pas attendu Coopernic pour vendre ses produits là-bas.

Ce que nous n’arrivons pas à comprendre c’est la disproportion entre les taux prélevés par Coopernic et les services rendus.

Les industriels que nous avons auditionnés n’ont pas remis en cause la réalité de ces services rendus par Coopernic, Coopelec ou les centrales d’achat. Ce que la plupart dénoncent ce sont les tarifs de ces prestations, assimilables, si on grossit le trait, à des péages censés ouvrir sur des autoroutes mais qui ne débouchent en réalité que sur de simples chemins. Il y a donc manifestement un problème de proportionnalité entre le prix demandé – nous vous poserons d’ailleurs, comme à Coopelec, la question des montants que vous facturez – et la prestation fournie.

Faire du data sharing ne requiert qu’un logiciel SAP. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour avoir les sorties de caisses de l’ensemble des magasins en réseau, et on nous a expliqué, lors de nos auditions, qu’il suffisait d’une trentaine de seconde pour obtenir les données relatives à une centaine de références provenant de dix fournisseurs différents et commercialisées dans plusieurs centaines de magasins !

Sans remettre en cause le travail que vous effectuez, nous nous interrogeons sur un potentiel abus de position dominante, sachant qu’en n’achetant pas certaines prestations, on n’a pas accès aux data et que, si l’on se prive globalement des services de Coopernic, on se ferme peut-être la porte des marchés espagnols ou polonais, ou on court le risque de voir certains de ses produits déréférencés.

Laurent Collot. Il y a toujours un responsable compte-clé dans chaque pays. C’est un poste que j’ai occupé en France pendant plusieurs années ; et pour faire un mauvais jeu de mots, je dirais que l’on n’a pas toutes les clés lorsque l’on est compte-clé.

Quand vous achetez une voiture et que vous prenez un modèle de base, vous n’avez que le modèle base. Ainsi, le compte-clé négocie-t-il les éléments qui font partie de son périmètre de responsabilité dans le cadre de la relation de service local ; et il fait au mieux. Il peut s’agir d’assortiment, de promotion ou de marchandising.

Au niveau international, comme j’ai tenté de vous l’expliquer tout à l’heure, à travers le guichet unique, on passe de quelqu’un qui est généralement un compte-clé à quatorze comptes clés « accords ». C’était le cas de la multinationale pour laquelle j’ai travaillé, qui comptait quatorze comptes-clé « accords » pour une seule société ; il y avait donc un compte‑clé derrière chaque clé « accords ».

Non seulement on passe d’une catégorie à quatorze, mais on passe à quatorze catégories sur quatorze pays ; ça n’est pas du tout le même terrain de jeu ni le même niveau de discussion. L’idée n’est pas de refaire le plan de promotion locale, mais d’apporter ces éléments accélérateurs de croissance que recherchent les multinationales. Ce sont donc des activités distinctes, qui, dans le cadre de la relation, font sens pour ces entreprises.

Pour ce qui regarde la proportionnalité, elle réside dans la proportion existant entre la valeur de l’investissement d’un compte-clé sur une catégorie en France et la valeur de ce dont celui-ci s’occupe. La valeur d’une activité d’un service n’est plus la même dans l’exécution, la réalisation lorsque l’on passe à vingt-deux pays ; et cela est très important pour expliquer la singularité de Coopernic. Encore une fois, notre contrat et nos services sont négociés dans le cadre de discussions menées de gré à gré ; et cette valeur est reconnue par nos fournisseurs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’entends que le fait de travailler avec quatorze accords dans vingt-deux pays et beaucoup de références est compliqué, et que beaucoup de monde serait nécessaire. Cela est particulièrement vrai pour les eaux, les boissons gazeuses, les charcuteries, les céréales, les couches, les alcools… Nous les avons tous entendus en audition.

Vous considérez que les accords sont compliqués, mais vous n’êtes que onze à Coopernic ! Vous comptez dans vos clients des entreprises comme Danone, Lactalis, CocaCola, Mars et Hertha entre autres, nombre d’entre elles sont satisfaites des relations qu’elles entretiennent avec Coopernic, Coopelec, les groupes Leclerc et la grande distribution, mais d’autres se plaignent. C’est pourquoi vos explications sont peut-être un peu courtes.

Laurent Collot. La valeur n’attend pas le nombre des années, et le nombre non plus ne fait pas la valeur ! En tant que salarié de la coopérative Coopernic, nous sommes onze, mais j’ai déjà indiqué qu’il s’agit d’une « coopérative collaborative ». Nous ne sommes pas onze : cette activité doit être démultipliée par le nombre de coopérateurs qui participent aux activités de Coopernic à Bruxelles, ce qui fait que nous constituons un groupe d’acteurs beaucoup plus importants et connectés au business.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il nous est revenu que le rôle du coopérateur est de fédérer l’ensemble des données pouvant être recueillies dans certains magasins, et de faire remonter l’information à l’échelon de la centrale de services. Le coopérateur ne fait que remonter de l’information ; il ne met pas les mains dans le cambouis pour appeler en Pologne, au Portugal ou en Espagne pour essayer de monter un plan de promotion portant sur trois pays. Or, vous n’êtes que onze pour réaliser votre chiffre d’affaires.

Laurent Collot. Je précise que nous sommes onze salariés à Coopernic pour les trois activités que nous avons évoquées.

Vous centrez vos travaux sur la France, alors que Coopernic est une centrale européenne. Notre activité portant sur les marques internationales occupe quatre coordinateurs, dont moi-même, parmi les onze.

Afin de répondre à votre question, il faut que je vous en dise plus au sujet de Coopernic. Lorsque nous rencontrons un fournisseur pour passer des « accords d’accélération de croissance » au niveau européen, nous disposons des trois types de leviers que j’ai évoqués : le développement produit, le support innovation et le développement de la relation. Dans le cadre du contrat, nous discutons avec le fournisseur des services, qui sont préférentiels, tous nos interlocuteurs n’ont pas le même degré de maturité dans le développement de leurs relations, certains ont déjà de bons contacts et préfèrent développer d’autres activités ; nous adaptons donc notre offre à chacun d’entre eux.

Une fois le contrat décidé, les représentants locaux du fournisseur et les représentants de nos associés passent à l’exécution, qui est toujours locale ‑ sur les étagères des magasins ‑, de ces contreparties. C’est là qu’ils optimisent les activités du plan à l’international. Les représentants du fournisseur dans chacun des vingt-deux pays donnent la contrepartie réalisée dans le contrat pour chacun de nos partenaires à leur compte-clé, celui ou ceux qui viennent nous voir – car ils viennent parfois de différents pays –, dans le cadre d’une « scorecard », une feuille de pilotage. Ce document décrit le service, la période, l’exécution, etc., et indique aux comptes clés les points d’accord ou de désaccord ; l’accord impliquant la rémunération du service tel qu’il était prévu.

À Bruxelles, nous exerçons une action de coordination avec les partenaires associés pour faciliter la mise en place ; c’est cela que nous faisons. Nous ne sommes donc pas trois salariés chez Coopernic à Bruxelles plus les représentants des associés négociateurs à Coopernic ; tout cela est démultiplié par le nombre des représentants des fournisseurs, qui – je me permets de vous le préciser – disposent d’une organisation miroir à la nôtre. Le fournisseur a donc son propre représentant dans chacun des pays.

Mme Cendra Motin. Les choses ne sont pas encore très claires, si ce n’est que j’ai l’impression que vous vous servez de la force de vente de vos fournisseurs pour faire votre travail et démultiplier vos conditions de vente.

Vous avez évoqué la question de la confidentialité de vos accords. Quelles sont vos relations avec les différentes structures, notamment avec le groupe Leclerc en France, qui est aussi présent en Belgique ; avec qui travaillez-vous ?

Au sujet de votre second axe stratégique, vous avez mentionné les entreprises qui créent des marques de distributeur (MDD). Comment les choses se passent-elles avec elles ? Car il ne s’agit pas de marques internationales ni de groupes internationaux, mais la plupart du temps de PME, qui en général n’ont ni la volonté ni la capacité d’aller à l’international.

Laurent Collot. Nous n’utilisons pas la force de vente comme moyen de pression, je dirais plutôt que les fournisseurs font leur travail. Lorsqu’on leur signale un accord international à mettre en place, les représentants internationaux des fournisseurs les transmettent à leurs comptes clé locaux, et ils se chargent de l’exécution de la contrepartie de ce qui est négocié à l’échelon local. J’ai indiqué tout à l’heure que les intéressés ne disposant pas de toutes les clés, nous leur donnons une clé internationale supplémentaire qu’ils doivent mettre en place avec les représentants des associés.

S’agissant de la confidentialité, je rappelle que Coopernic travaille sous contrat de confidentialité avec une clause de non-concurrence, et nos représentants associés coopérateurs participant à la négociation qui travaillent chez nous ont aussi signé une clause de confidentialité. Lorsque le contrat international est finalisé, l’information est transmise à l’ensemble des coopérateurs associés qui sont sous contrat de confidentialité. Ils communiquent alors à leurs représentants locaux les informations d’obligation de contreparties qu’ils ont à réaliser.

Par exemple, une contrepartie doit être réalisée sur une marque d’eau pour l’accélération de l’innovation attendue ; il revient à l’acheteur local de le mettre en place avec son interlocuteur local, et le pourcentage lié au service n’est pas communiqué.

M. le président Thierry Benoit. Vous répondrez tout à l’heure à la question que M. le rapporteur vous a posée au sujet du chiffre d’affaires réalisé par Coopernic.

Laurent Collot. Au-delà du fait que cette audition est publique et que nous ne souhaitons pas renseigner nos concurrents, notre chiffre d’affaires constitue une information relevant du secret des affaires, que nous ne pourrons malheureusement pas vous communiquer.

M. le président Thierry Benoit. Il pourrait être communiqué à huis clos.

Laurent Collot. Non.

M. le président Thierry Benoit. Vous pourriez, en revanche, terminer votre réponse à Mme Motin.

Laurent Collot. Nous avons plusieurs centaines de fournisseurs de MDD, dont un quart est français. Vous pouvez imaginer que dans ce contexte la fonction de Coopernic est de promouvoir à l’international l’entreprise, le tissu industriel français, qui fabrique des marques pour les distributeurs que sont nos associés.

Encore faut-il, et je suis d’accord avec vous, qu’elles le veuillent et qu’elles en aient les compétences et la capacité. Nous faisons la promotion des entreprises françaises qui veulent fabriquer des marques de distributeur lorsqu’elles le souhaitent. Si un distributeur français a un plan de charge dans son usine, qu’il fabrique par exemple des bâtonnets de glace, et qu’il est à 60 % de sa capacité, il peut venir chez nous en souhaitant utiliser 30 % de sa capacité résiduelle pour fabriquer des bâtonnets de glace pour nos associés.

Il a alors la possibilité d’entrer dans un appel d’offres international, un cahier des charges lui sera remis, qui devra présenter la composition du produit ainsi que toutes les spécificités. Dans le cadre de l’appel d’offres, nous discuterons avec lui du prix et des conditions de livraison pour d’autres associés de Coopernic. S’il est déjà fabricant pour Leclerc, par exemple, il peut devenir fabricant pour Rewe.

M. le président Thierry Benoit. M. Collot, notre commission d’enquête a été créée au mois de mars dernier ; et, depuis de nombreuses années, des parlementaires s’intéressent à la question des négociations commerciales en France, aux déséquilibres constatés. Ils s’intéressent aussi au fait que les enseignes de la distribution se sont regroupées en centrales d’achats et de services afin de mieux négocier les prix, mieux vendre des prestations de services et obtenir des contributions financières.

L’enseigne Leclerc, par exemple, est une entreprise familiale, dont, au terme de quatre mois d’auditions, nous nous demandons toujours qui en est le véritable patron ! On trouve des structures et des satellites à tous les niveaux, dont les magasins locaux, les sociétés coopératives régionales, l’Association des centres distributeurs E. Leclerc, présidée par Michel-Édouard Leclerc, Galec, Eurelec, qui négocie des achats et facture à Scabel ; il y a encore Coopelec et Coopernic… À vous entendre, tout va bien et tout est sous contrôle ; depuis quatre mois nous procédons à un certain nombre d’auditions, or, à la quasi-unanimité des entreprises que nous entendons, qu’il s’agisse de PME, d’entreprises intermédiaires ou multinationales : tout le monde dépeint des négociations difficiles et tendues.

Et nombre de nos interlocuteurs, qui sont vos clients, mais aussi clients d’autres centrales, car cela ne concerne pas le seul groupe E. Leclerc, nous parlent de pratiques déloyales et abusives, de déréférencement, de suspension de commandes, de demandes de paiement de compensation de perte de marge, de pénalités.

Cela à tel point que, ce week-end, Bercy et le Gouvernement français ont assigné le groupe E. Leclerc pour lui infliger une amende de 117 millions d’euros. Cela parce que les travaux de la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) corroborent l’analyse faite par cette commission d’enquête, celle de pratiques abusives et déloyales dénoncées devant elle.

Par le passé, E. Leclerc s’est déjà vu infliger une amende, il est membre de Coopernic…

M. Frédéric Louis, avocat responsable de la conformité juridique de Coopernic SCRL. Leclerc est un actionnaire minoritaire de Coopernic, il représente une voix sur quatre. Nous ne sommes pas une filiale du groupe Leclerc, nous ne pouvons pas parler pour lui, nous ne pouvons rien vous dire au sujet des accusations de la DGCCRF à propos de l’entité Eurelec…

M. le président Thierry Benoit. Vous pouvez nous parler des pratiques, donc des négociations de prestation de services. Lesquelles sont contestées en France, notamment par Bercy. Nous ne sommes pas en Belgique, mais en France, et, en tant que parlementaires français, nous sommes en droit de vous parler de l’actualité sans parler du détail du dossier puisque nous ne le connaissons pas.

Il n’empêche que certaines pratiques sont en cause ; la ministre, Mme Pannier-Runacher, a évoqué des pratiques répétitives et de récidives. C’est pourquoi je souhaite, qu’en tant que General manager, monsieur Collot, vous nous parliez du travail de ces négociateurs et de ces pratiques qui créent des tensions dans les négociations commerciales en France. Nous sommes bien au cœur du sujet !

Je ne vous demande pas de commenter l’« affaire Leclerc » qui est au cœur de l’actualité, mais de parler des pratiques qui sont source de tensions qui sont revenues aux oreilles de la commission d’enquête. Une grande partie des auditions ont été publiques, vous avez donc pu prendre connaissance des propos qui nous ont été tenus.

M. Frédéric Louis. Monsieur le président, mon propos était de dire que Coopernic ne peut faire de commentaires que sur ses seules activités ainsi que sur les négociations qu’elle conduit…

M. le président Thierry Benoit. C’est ce que je vous demande : évoquer les relations avec marques internationales, à savoir la coordination des négociations et le fait de veiller à leur exécution ; ensuite les négociations avec les marques distributeurs.

Le premier sujet concerne 105 entreprises multinationales, et le deuxième, concerne les marques distributeurs (MDD).

Je vous invite à être clair, net et précis !

Laurent Collot. Je serais, monsieur le président, clair, net précis et calme.

Au sujet des marques distributeurs – et ce sera pour moi l’occasion de répondre hors enregistrement à Mme Motin au sujet d’une entreprise précise –, nous travaillons avec des PME pour ces marques.

L’objet de la coordination des appels d’offres internationaux est de promouvoir ces PME à l’international lorsqu’elles le veulent. Une fois qu’elles sont retenues, au lieu de simplement vendre des produits de marque distributeur en France, elles ont la possibilité de développer leurs activités à l’international.

Pour prendre un exemple récent, je dirai qu’aujourd’hui une société vend ses produits dans l’ensemble des enseignes du groupe Rewe en Allemagne pour les marques de ce groupe. C’est donc une entreprise qui fabrique des produits de marque distributeur (MDD), par exemple la marque Leclerc, et grâce à Coopernic, cette même entreprise – en changeant l’étiquette, qui correspond à une recette – vend en Allemagne des volumes énormes sous les enseignes de trois grandes marques.

Cela est l’effet de la promotion de l’entreprise à l’international. Les discussions portent sur les recettes, les prix, qui dépendent du cours des matières premières, les données sont partagées de façon officielle et publique. Les choses se passent très correctement ; nous construisons une collaboration.

Mme Cendra Motin. Selon vous quel pourcentage de l’activité de ces centaines d’entreprises de marques distributeur représente leur business à l’international, lorsqu’elles y sont parvenues ?

Laurent Collot. Votre question me fait plaisir ; elle me donne l’occasion de dire que 30 % de nos fournisseurs français livrent au moins un autre pays que la France dans le cadre de notre collaboration.

Quant à votre question portant sur les marques internationales, monsieur le président…

M. le président Thierry Benoit. Ma question concerne les pratiques. Et je rappelle à M. Louis, avocat, que si Coopernic a été invitée par la commission d’enquête, c’est parce que le groupe Leclerc est membre de cette centrale internationale de services ; il ne s’agit pas d’Horizon, d’Envergure ou de C.W.T. En France, toutes les enseignes se sont regroupées en centrales européennes et internationales : il s’agit de centrales d’achat, de centrales dites de services avec des satellites à tous les niveaux !

Pour dénouer tout cela, il serait bon que la France s’y intéresse et que la France se secoue ; notamment l’autorité de la concurrence européenne !

M. Frédéric Louis. C’est pour cela que nous sommes là ; vous avez le droit de nous interroger. Le problème est que nous ne faisons pas partie du groupe Leclerc, qui est un de nos actionnaires minoritaires. Nous ne savons pas ce que font les autres entités, et nous ne pouvons commenter leurs activités.

M. le président Thierry Benoit. Je comprends. Mais il est normal que je ramène M. Collot à notre actualité en France.

Donc, monsieur Collot, parlez-nous de ces fameuses pratiques : sont-elles discutables ? Quelles sont les tensions, les pratiques abusives ou les pratiques qualifiées de déloyales ?

M. Laurent Collot. Bien que je vive à Bruxelles, j’ai suivi un certain nombre d’auditions en tant que citoyen qui s’intéresse à l’actualité et j’ai constaté que vous étiez préoccupés par les problèmes liés aux tensions susceptibles de se produire puisque vous considérez que ces activités doivent avoir du sens, bien sûr, mais qu’elles doivent aussi s’exercer en respectant les personnes.

L’une des personnes que vous avez auditionnée a souligné qu’il y avait quelque chose de culturel chez les Français. Je me suis permis de vous apporter un petit article de la Harvard Business Review avec un graphique suivi d’analyses qui vous éclaireront. Il y a bien un atavisme culturel des Français mais, aussi, des Européens de l’Ouest, qui se divisent en deux groupes : ceux qui sont dans la confrontation ou la non-confrontation, ceux qui sont dans la collaboration ou la non-collaboration. Vous serez étonnés de constater sur le graphique que ceux qui se situent le plus dans la confrontation et qui éprouvent le plus de difficultés à collaborer forment un groupe, tout en haut à gauche, constitué par les Russes, les Israéliens et les Français ; au milieu, les Américains – mais, généralement, un contrat juridique est signé – et tout en bas à droite : les Japonais, qui détestent ce fonctionnement, les Coréens et les Suédois - comme quoi il n’est pas nécessaire d’être très éloignés pour être très différents !

M. Alexandre Bompard a parlé du jeu de la négociation et des caricatures qui en sont faites. Je négocie aujourd’hui au service de la coopérative Coopernic et j’ai négocié jadis en tant que négociateur international. Le jeu de la négociation implique des concessions et des contreparties tant les enjeux sont importants. Les fournisseurs veulent avoir un maximum de contreparties en payant le minimum et les distributeurs – dont les étagères ne sont pas extensibles – doivent faire des choix et des compromis. Eux tendent plutôt à obtenir un maximum de collaborations en offrant un minimum. De ce jeu qui, parfois, peut être tendu, ressort un accord.

J’ai vu que vous aviez auditionné environ 23 industriels, que je connais bien. Peut-être le huis clos favorise-t-il un positionnement opportuniste. Je trouve que les caricatures et les exagérations sont nombreuses. Les relations de Coopernic avec ses fournisseurs ne relèvent pas des propos que j’ai pu entendre précédemment.

M. le président Thierry Benoit. Lorsque vous parlez de services avec vos équipes, vous parlez de tout sauf du produit qui fait l’objet de la négociation car le niveau de celle-ci est très éloigné du distributeur local et des différents producteurs et transformateurs. Le service que vous proposez et facturez vise à négocier des contreparties et à obtenir des contributions financières qui s’ajoutent aux prix que d’autres équipes ont déjà négociés pour l’enseigne de distribution, lesquels sont souvent serrés. Tout cela tend à dégrader, à détruire de la valeur, comme nous disons en France, alors que nous, nous passons notre temps à encourager, en amont, les producteurs et les industriels à en créer. Il y a donc une anomalie dans cette négociation qui se situe plutôt dans le registre de la confrontation que dans celui de la collaboration.

Vous avez parlé de négociation collaborative, or, cela ne correspond pas tout à fait à ce que l’on nous a dit lors des auditions. Au contraire, c’est un manque de négociation collaborative qui a été souligné, un manque de négociation gagnant-gagnant pour les industriels, c’est-à-dire les fournisseurs, et vous, les représentants des distributeurs.

M. Laurent Collot. Je sais que vous êtes breton mais je vais vous faire une réponse de Normand, quoique je ne le sois pas. Nos services sont-ils loin des produits ? Oui et non. Ils sont éloignés, en effet, parce que nous ne les achetons pas. Ils ne le sont pas et ils sont très près de l’activité commerciale car, comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, ils se retrouvent concrètement sur les étagères. Il n’est rien de plus connecté aux produits, à la promotion des marques et au développement de leur visibilité qu’un accord passé avec Coopernic - et, je me répète, avec l’ensemble de ses collaborateurs dans 22 pays – pour un industriel qui effectue des opérations transversales, thématiques, catégorielles, « cross-catégorielles » même. Ce n’est pas parce que nous n’achetons pas les produits que nous ne sommes pas connectés à eux.

Mme Cendra Motin. Comment, avec onze salariés, pouvez-vous assurer à un industriel de soda, par exemple, que des stocks pourront être déployés en plein été, en même temps, dans 22 pays, même en vous asseyant sur les représentants de sa force de vente, alors même que vous n’achetez pas et que vous n’avez pas forcément de garanties de Rewe, d’E. Leclerc ou de Colruyt ?

M. Laurent Collot. C’est une question très pertinente car ce n’est pas comme cela que cela se passe. Si je vous répondais que c’est possible, ce serait erroné ou, pire, un mensonge, ce qui n’est pas le but.

Lorsqu’un fournisseur convient d’une opération catégorielle, thématique, de visibilité de ses marques dans nos magasins en contractant avec Coopernic, il a la garantie qu’elle sera effective dans le cadre d’un engagement coordonné, chaque trimestre, avec nos équipes, qui voient ses représentants internationaux. En revanche, cette réalisation n’est jamais simultanée et n’a jamais lieu de la même manière.

Monsieur le rapporteur a évoqué les couches mais on peut aussi parler des rasoirs. Même la marque qui a lancé la « cinquième lame », celle qui coupe le mieux, ne souhaite pas que son produit soit présent en même temps dans tous les magasins de 22 pays : les plans de communication et de fabrication sont différents. Comme je le disais dans mon propos liminaire, les industriels veulent de la souplesse, de la flexibilité, de la liberté. Avec leurs interlocuteurs locaux, ils s’adaptent à chaque pays. La période, comme le produit, peut donc être différente.

Vous avez évoqué une même marque dans les 22 pays, or, le consommateur européen est un mirage et n’existe pas encore. Les grands groupes que vous avez cités ont peut-être une marque à destination de la moitié des pays mais ils en ont une deuxième ou une troisième pour d’autres pays et ce n’est jamais la même en raison d’une histoire, des liens de chacune d’entre elles avec les consommateurs respectifs de ces derniers. Nos représentants, en association avec ceux des fournisseurs, ont la capacité d’adapter les plans.

Je vous ai parlé tout à l’heure de la « scorecard », de la feuille de pilotage remplie par les fournisseurs. Ceux-ci nous disent alors, en fonction de l’engagement que nous avons pris à Bruxelles, qu’ici, c’est fait et que là, cela ne l’est pas. Dès lors, soit nous pouvons « rattraper le coup », soit, nous ne sommes pas payés, voilà tout.

M. le président Thierry Benoit. Un industriel peut-il refuser de contractualiser avec Coopernic ? Si oui, ses produits seront-ils distribués dans les centres E. Leclerc, en France, dans d’autres pays européens, à l’étranger ? Une multinationale vend un certain nombre de produits, elle juge sa stratégie suffisamment forte, elle a besoin de l’enseigne E. Leclerc parce que c’est une belle signature de la distribution – je n’ai rien contre Michel-Édouard Leclerc, j’ai souvent dit que j’aimais bien le patron… breton – mais peut-elle refuser de contractualiser avec vous ?

M. Laurent Collot. Notre contrat international n’est pas d’adhésion et est négocié de gré à gré avec nos interlocuteurs. La réponse à votre question est donc simple : oui.

M. le président Thierry Benoit. Vous travaillez actuellement avec 105 industriels et je gage que de plus en plus seront sollicités ou contactés par vos services. Comment cela se passe-t-il lors d’une première sollicitation ? Une entreprise a des habitudes de négociation sur les plans local, régional, national mais comment cela se passe-t-il lorsqu’il faut passer à la vitesse supérieure ?

Tout est en effet coordonné : la négociation avec Coopernic, avec Coopelec, avec Eurelec ; j’imagine qu’il faut cocher toutes les cases pour pouvoir signer le contrat final.

M. Laurent Collot. Je ne sais pas de quel contrat final vous parlez, monsieur le président.

M. le président Thierry Benoit. Comment cela se passe-t-il lorsqu’une entreprise française, dont la distribution est assurée par des centres E. Leclerc, est amenée à discuter avec Coopernic ? Comment s’effectue la coordination avec l’ensemble des autres acteurs qui travaillent pour le compte de la signature E. Leclerc ?

M. Laurent Collot. Encore une fois, je ne comprends pas le concept du contrat général « E. Leclerc ». En ce qui me concerne, je m’occupe du contrat « Coopernic », et c’est déjà beaucoup.

Vous avez dit que nous avions vocation à avoir plus de fournisseurs - je vous ai répondu que nous en avions 105 - mais je ne crois pas que ce soit exact. L’année dernière, j’ai même refusé deux candidats. Tout fournisseur n’a pas vocation à intégrer Coopernic, quand bien même il travaille avec un ou plusieurs de nos associés. Il y a une question de taille – nous ne travaillons qu’avec des multinationales – et nous ne regardons pas l’annuaire des fournisseurs qui pourraient être à l’international.

M. le rapporteur. Je reviens sur la question posée par le président.

Vous avez des difficultés à contracter avec un industriel estimant que vos services sont un peu trop onéreux ou que leur coût, disons-le ainsi, n’est pas en adéquation avec le budget qu’il a prévu en début d’année. Lorsqu’il négocie avec vous le renouvellement de son contrat, il juge que la partie « E. Leclerc » ne lui convient pas, que le chiffre qu’il réalise avec ce groupe sur le plan international ou en France n’est pas satisfaisant, bref, que le taux n’est pas bon. Vous arrive-t-il d’appeler la centrale d’achat, Eurelec ou Scabel ? Appelez-vous Coopelec pour savoir comment cela se passe avec l’industriel ? Grossièrement, en 2018 ou cette année, l’un de vos dix employés, vous-même, avez-vous décroché votre téléphone pour appeler ne serait-ce qu’une seule fois Eurelec, Scabel ou Coopelec ?

M. Laurent Collot. À quoi sert donc mon abonnement téléphonique… ?

Un tiers des représentants des entreprises que vous avez auditionnés sont d’anciens collègues, des camarades, des connaissances qui travaillent dans le secteur de la distribution depuis une trentaine d’années et dont la carrière a évolué.

La plupart du temps, si l’on excepte la tension inhérente à ce type de situation pour un fournisseur ou un distributeur,  on s’aperçoit que la difficulté des négociations résulte d’un problème de communication. Quel est l’intérêt commun du fournisseur et du distributeur ? Monsieur le rapporteur a utilisé tout à l’heure une formule importante : le renouvellement du contrat.

Depuis quatorze ans, Coopernic reconduit ses contrats tous les deux ou trois ans avec les fournisseurs, ce qui permet à tous de disposer d’un historique. Nous faisons preuve de discernement en situant le fournisseur au sein d’une catégorie : s’il travaille dans le secteur laitier, on ne le compare pas avec un fournisseur de piles fabriquées en Chine.

Je reviens donc sur la question téléphonique : il m’arrive d’appeler mes anciens collègues et de voir avec eux comment avancer et comment mieux nous retrouver. Parfois, ce sont aussi eux qui m’appellent. J’imagine que les associés négociateurs en font de même lesquels, eux aussi, ont des contacts locaux.

Est-ce que j’appelle, moi, les acheteurs locaux ? Non.

M. le rapporteur. Si ce n’est pas vous, ce sont vos collègues, vos employés ? À un moment donné, des contacts s’établissent pour savoir comment se passe la négociation : « En ce qui me concerne, c’est difficile. Nous avons du mal à les faire signer au taux de 1 %, 2 %, 3 %. Ils ne veulent plus, ils rencontrent des problèmes, ils ont signé en déflation en France, en Allemagne, en Espagne, lorsque le coût des services augmente, l’argent vient à manquer… ».

Apparemment, lorsque les coups de téléphone fusent, il peut arriver que l’on mette la pression sur l’industriel en lui disant gentiment qu’il serait tout de même bien qu’il investisse dans vos services. Pour lui montrer votre importance, on met fin, ainsi, à un certain nombre de commandes ou on en ralentit le rythme. Peut-être lui enverra-t-on une lettre lui annonçant certains déréférencements - sachant qu’ils seront annulés plus tard, mais pour certaines entreprises, trois mois de chiffre d’affaires en moins, c’est peut-être une usine qui ferme.

Vous comprenez que le coup de téléphone que vous passez a peut-être, ensuite, des conséquences importantes. En êtes-vous conscient ? Nombre d’industriels, de vos anciens collègues nous le disent très souvent, à huis clos ou non, en réunion directe, hors de l’Assemblée nationale. Est-ce « du pipeau » ? Est-ce une tentative pour vendre un peu plus cher l’année d’après ou, au contraire, est-ce une réalité dont vous ne maîtrisez pas les conséquences ?

M. Laurent Collot. Je ne vous l’ai pas dit en présentant une partie de mon itinéraire professionnel mais, pendant un an, j’ai été responsable au bureau commercial de l’ILEC, l’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation. Les discussions entre fournisseurs, je connais, y compris dans cette belle assemblée, dont la vocation n’est pas de faire un piédestal aux distributeurs.

J’ai retenu de l’audition de M. Panquiault, directeur général de l’ILEC, qu’il existe deux types de centrales : celles qui proposent de vrais services, et les autres. Parmi les premières, il a cité Coopernic. Je ne fais pas de publicité mais cela pose l’entreprise, son renom et son sérieux.

C’est la liberté d’un fournisseur que de décider de réviser ses investissements parce qu’il juge que c’est une priorité. À ce propos, des intervenants précédents ont évoqué l’équation économique. Je parlerai quant à moi de choses assez simples. Pour vous, cela ne fait plus de doute que lorsque les résultats nets de grandes marques internationales se situent entre 18 % et 20 %, ils sont de 1,5 % pour le distributeur. La marge entre le succès et la banqueroute ou, a minima, l’inévitable cession de magasins, est donc très faible.

Les distributeurs révisent en permanence leur équation économique. Quelle est-elle ? J’ai trois fournisseurs dans une même catégorie. Leur dynamique naturelle repose sur leur marque mais elle s’exerce aussi à travers des leviers qu’ils sont prêts à actionner et des investissements qu’ils sont prêts à faire. Si un fournisseur décide de ne plus investir, les nerfs de nos associés n’étant pas extensibles, ceux-ci auront tendance à privilégier ceux qui apportent de la dynamique, qui favorisent la meilleure équation économique.

Certains fournisseurs appellent cela des sanctions ? Mais il s’agit seulement de la loi du marché : ceux qui contribuent le plus à la croissance et à la dynamique de nos associés aident et s’aident à gagner des parts de marché.

M. le président Thierry Benoit. Quelle analyse faites-vous, depuis la Belgique, de la guerre des prix en France ?

M. Laurent Collot. Je suis désolé, président, mais je n’ai pas d’analyse. Je n’ai pas de fonction d’achat…

M. le président Thierry Benoit. Le culte du prix bas, les négociations en déflation ?

M. Laurent Collot. Tout à l’heure, Frédéric Louis a été assez clair : nous gérons les activités de Coopernic. Je n’ai pas de prérogatives « en local », je n’achète pas de produits, je n’ai pas de responsabilités dans l’élaboration des politiques commerciales, je ne connais pas le niveau de concurrence de chacun de mes quatre associés.

Vous avez pu voir qu’en Italie, par exemple, le groupe Auchan s’est retiré, ce qui emporte sans doute des conséquences pour les coopérateurs Conad ou Coop Italia, qui est notre associé. Si je peux vous parler de Coopernic, je suis un peu court quant à la guerre des prix en France …

M. le président Thierry Benoit. Nous n’en saurons donc pas plus.

M. Frédéric Louis. J’assiste à tous les conseils d’administration. J’y ai souvent entendu parler de la guerre des prix mais jamais en France, toujours dans le pays principal de l’un de nos autres associés, où la concurrence est très féroce. Ce dernier nous a d’ailleurs souvent demandé s’il était possible de réviser certaines de nos règles opérationnelles pour lui permettre de pouvoir réagir plus rapidement.

Je suis belge, je n’ai aucune information s’agissant de la France mais je peux vous dire que je n’ai jamais entendu parler de la guerre des prix dans votre pays. Dans un autre pays – dont je pourrai, peut-être, vous dire le nom hors audition – j’en entends parler tout le temps !

M. le président Thierry Benoit. Nous vous remercions et vous souhaitons un bon retour en Belgique pour poursuivre vos activités.

M. Laurent Collot. Je vous remercie.

Je vous laisse donc l’article dont je vous ai parlé, qui est très éclairant sur la situation des Français.

M. le président Thierry Benoit. Il nous place donc aux côtés des Russes…

M. Laurent Collot. Et des Israéliens. Les Espagnols ne sont pas très loin…

M. le président Thierry Benoit. Nous transmettrons au Président de la République pour qu’il poursuive son travail diplomatique !

L’audition s’achève à dix-neuf heures.

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91.   Audition, ouverte à la presse (et éventuellement à huis clos), de M. Frédéric Duval, délégué général d’Amazon France

(Séance du mardi 23 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Frédéric Duval, délégué général d’Amazon France, et M. Yohann Bénard, directeur de la stratégie.

Cette audition est ouverte à la presse mais elle pourra se poursuivre à huis clos si les réponses à certaines de nos questions exigent un haut degré de confidentialité.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Frédéric Duval et M. Yohann Bénard prêtent successivement serment.)

M. Frédéric Duval, délégué général d’Amazon France. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, vous avez souhaité entendre Amazon dans le cadre de vos travaux sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs. Il est vrai que la société Amazon, qui s’est spécialisée dans la vente de divers biens et services, fait partie intégrante du secteur de la distribution. Son ADN et ses spécificités la démarquent toutefois des enseignes de la grande distribution que vous avez eu l’occasion d’entendre. La place qu’elle occupe en France doit être relativisée par rapport à celle des acteurs traditionnels de la grande distribution. Le chiffre d’affaires de notre activité de distribution en France, bien que significatif, est en effet limité par comparaison avec celui que réalisent les acteurs et les centrales d’achat de la grande distribution. Cela est encore plus vrai s’agissant de l’alimentaire, qui ne représente qu’une part très réduite de notre activité. En réalité, plus de la moitié des produits vendus aujourd’hui sur notre site le sont par des marchands tiers.

Dans le cadre de cette introduction, je souhaiterais vous présenter brièvement le groupe Amazon, son histoire, sa vision, sa stratégie, puis revenir plus en détail sur son modèle d’activité. Je voudrais vous faire comprendre aussi l’importance de la contribution économique d’Amazon en France.

Amazon.com a ouvert ses portes virtuelles en 1994 en proposant d’abord une large sélection de livres puis elle a diversifié ses activités et élargi son offre. Elle a aujourd’hui plus d’une trentaine de boutiques allant des produits culturels, de l’équipement de la maison, de la mode aux produits de grande consommation. Amazon est aujourd’hui une entreprise internationale. Elle opère dans de nombreux pays en dehors des États-Unis, dont le Canada, le Japon, l’Australie, l’Inde, le Mexique, le Brésil et, en Europe, la France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et le Royaume-Uni.

Amazon est installée en France depuis l’année 2000 et pendant longtemps, elle a privilégié dans notre pays la vente de produits culturels – des livres, des disques et des DVD. L’ouverture de nouvelles boutiques en ligne s’est faite progressivement. Citons en 2015 la « Boutique épicerie, bières, vins et spiritueux » et plus récemment, en 2018, la « Boutique des producteurs ».

Depuis sa création, Amazon s’est développée avec la volonté forte d’être l’entreprise la plus tournée vers ses clients. Cela se traduit par une obsession pour le client, une passion pour l’innovation, un engagement pour l’excellence opérationnelle et une volonté de penser à long terme.

La satisfaction et la protection des consommateurs sont au cœur de l’activité et de la stratégie de l’entreprise. Amazon a pour ambition de faire de ses boutiques un espace au sein duquel chacun peut trouver tout ce dont il a besoin en bénéficiant d’une expérience d’achat intuitive et sécurisée. Amazon permet à toute personne où qu’elle se trouve sur le territoire métropolitain, qu’elle habite dans une ville, un village ou même en pleine campagne, de bénéficier d’une égalité d’achat et de prix. Ce n’était pas usuel dans le domaine de la distribution il y a encore quelques années. Chaque mois, chaque code postal de France reçoit une livraison d’Amazon. Nous contribuons ainsi à décloisonner le territoire et à réduire la fracture territoriale. La multitude des produits proposés par Amazon est accessible sans avoir à supporter les frais et les temps de déplacement, que l’on habite dans la Creuse, à Lille, à Paris ou dans un petit village de Bretagne. Les habitants des zones rurales représentent d’ailleurs une large proportion des clients d’Amazon en France. Ainsi nous livrons chaque mois à nos clients des milliers de livres dans plus de 6 000 codes postaux, soit la totalité des codes postaux français. Proportionnellement, nous livrons plus dans les territoires que dans les villes. Le poids de nos livraisons est plus important dans les villes de plus de 3 000 habitants et 30 % de nos ventes se font à destination de villes de moins de 10 000 habitants. Grâce à notre entreprise, les Français sont à égalité de choix et de prix partout, où qu’ils se trouvent.

L’objectif permanent de notre entreprise est de gagner et de conserver la confiance de ses clients en s’assurant que ceux-ci trouvent dans ses boutiques des prix justes, un très large assortiment de produits et une solution de livraison fiable et rapide.

Je voudrais vous expliquer maintenant comment nous parvenons à apporter cette expérience aux clients. Nous nous appuyons sur deux catégories de vecteurs économiques : d’une part, les fournisseurs à qui nous achetons des produits, d’autre part, les vendeurs tiers que nous laissons vendre sur nos sites partout dans le monde.

Afin de proposer à ses clients les meilleures offres possibles, Amazon accueille de nombreux fournisseurs sans imposer de barrières à l’entrée. Notre entreprise offre des débouchés à un très grand nombre d’entre eux en leur permettant d’accéder à une clientèle nombreuse en plus des possibilités qui leur étaient offertes jusqu’alors. Contrairement à la distribution traditionnelle, nous avons très peu de barrières concernant la taille de nos rayonnages. Cela nous permet d’accueillir le référencement de toutes les entreprises, qu’il s’agisse de grosses multinationales comme Danone, Procter & Gamble ou de PME, avec les produits desquelles nous pouvons librement approvisionner nos rayonnages. Amazon permet à des milliers de fournisseurs d’avoir un accès rapide et simplifiée à ses clients, sur l’ensemble du territoire et non pas seulement sur une zone de chalandise délimitée, grâce aux outils de gestion simples, innovants, disponibles en libre-service développés par notre entreprise.

Amazon travaille quotidiennement avec ses fournisseurs pour élargir la sélection, améliorer l’information des clients, faciliter leurs achats, éliminer les défauts d’exécution opérationnels, et gagne la confiance de ses clients et de ses fournisseurs grâce à une vision et un partenariat inscrits dans le long terme, une stratégie claire, cohérente, toujours orientée vers la satisfaction du consommateur.

Les fournisseurs ne représentent toutefois qu’une fraction minoritaire des ventes réalisées sur notre site. Près de 60 % des produits sont vendus par des marchands tiers. Afin de proposer à ses clients les meilleures offres possibles, Amazon a pris la décision en l’an 2000 d’ouvrir ses sites à toutes les entreprises qui le souhaitent en leur permettant de proposer leurs produits à ses clients. Depuis cette date, un même produit peut être vendu indistinctement par Amazon ou par un vendeur tiers. Ce qui compte pour notre entreprise, c’est que la vente sur ses sites optimise l’expérience d’achat du consommateur. Les vendeurs tiers déterminent librement l’assortiment des produits qu’ils veulent vendre, leurs prix, les éventuelles promotions opérationnelles ainsi que leur expérience de livraison. Ajoutons que ces produits et services sont proposés aux clients sur les mêmes pages que les produits vendus par Amazon afin d’assurer une égalité de mise à disposition.

Vous l’avez compris, je vous parle ici de la place de marché, autrement dit d’Amazon Marketplace. En Europe, ce sont plus de 100 000 vendeurs tiers qui sont actifs, dont 10 000 entreprises françaises basées sur tout le territoire. À travers sa place de marché, Amazon place à égalité toutes les entreprises, où qu’elles se trouvent sur le territoire. Une PME implantée en Ariège a les mêmes possibilités qu’une grosse société proche d’une métropole. Le succès des vendeurs tiers sur les sites internet d’Amazon est exceptionnel. En 2018, près de 60 % de produits vendus dans le monde sur Amazon l’ont été par des vendeurs tiers. Ce chiffre est en constante progression et depuis 1999, la croissance des ventes des vendeurs tiers sur les sites a été deux fois plus rapide que celle des ventes propres d’Amazon. La place de marché est un superbe exemple de circuit court. Les commissions prélevées par Amazon, qui représentent en moyenne 15 % du chiffre d’affaires réalisé, n’ont rien de comparable avec les frais auxquels s’exposent les producteurs dans les circuits de distribution traditionnels. Je citerai ici l’exemple de la Papeterie Neveu, située dans le centre du Havre, qui réalise aujourd’hui 60 % de ses ventes grâce à Amazon, dont près de 200 000 euros à l’exportation. Grâce à cette activité en ligne, elle a créé deux emplois pour l’aider à la préparation et à la gestion des commandes.

Amazon est un formidable outil pour développer les entreprises, quelle que soit leur taille, notamment parce que notre société leur permet d’avoir accès à l’innovation. Elle offre des avantages importants tant aux vendeurs tiers qu’aux fournisseurs. Elle leur donne la possibilité de s’affranchir de contraintes logistiques, techniques ou informatiques, de mieux se concentrer sur leur métier et de développer leurs ventes dans toute l’Union européenne. Nous mettons à disposition des vendeurs tiers le service « Expédié par Amazon », qui leur offre la possibilité de nous confier leur logistique et de livrer les clients dans des délais réduits sans qu’ils aient à financer un outil de logistique propre. Amazon a investi dans un réseau d’une vingtaine de sites en France : centres de tri, centres de distribution, logistique du dernier kilomètre.

Les investissements que nous avons réalisés pour développer et conserver une image de marque et de confiance auprès des consommateurs permettent à des milliers d’entreprises de toute taille d’avoir accès à une zone de chalandise quasiment sans limites. Celles-ci peuvent vendre directement leurs produits et services à des clients de l’Union européenne et du reste du monde. Je citerai un autre exemple, celui de la société Dodow, une start-up française qui s’est lancée sur Amazon en 2016, à l’occasion d’un Black Friday : elle réalise aujourd’hui plus de 4,3 millions d’euros, dont 90 % à l’exportation. Amazon permet aux vendeurs de ne pas avoir à choisir les produits proposés aux clients et de commercialiser l’intégralité de leur catalogue. Chaque produit peut ainsi avoir sa chance. Amazon propose en outre aux fournisseurs et aux vendeurs tiers des outils de services opérationnels compétitifs qui facilitent la gestion et le suivi de leurs ventes.

Enfin, Amazon investit dans la sécurité des transactions et la protection des vendeurs tiers, des fournisseurs et des consommateurs contre les abus et les fraudes sur ses sites. En 2018, nous avons consacré environ 350 millions d’euros à ces missions.

J’ai envie de dire que pour les entreprises, se voir offrir toutes ces possibilités, ça marche. Aujourd’hui, 80 % des entreprises françaises qui utilisent les services de la place de marché Amazon exportent. Le montant des exportations réalisées par des entreprises françaises grâce à des ventes sur www.amazon.fr. a été d’environ 350 millions d’euros l’an dernier.

Pour finir, monsieur le président, monsieur le rapporteur, je tiens à vous remercier de nous avoir invités à participer à vos travaux. Vous l’aurez compris, la place d’Amazon au sein de la distribution en France est un peu atypique. Notre activité est limitée dans le domaine de l’alimentaire et des produits de grande consommation. Amazon constitue en revanche pour toutes les entreprises françaises une opportunité pour accéder à de nouveaux débouchés.

Nous nous tenons maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie de votre présence, monsieur le délégué général, monsieur le directeur de la stratégie.

Comme vous le savez, j’ai la lourde responsabilité de la rédaction du rapport et des propositions qui en seront issues. Je dis souvent que je crois au modèle de la grande distribution, de l'hypermarché, du supermarché. Je crois également aux circuits courts et à la vente directe mais il m’arrive d’oublier le modèle de la vente par internet. Je fais amende honorable : j’y crois également, même si les auditions que nous avons réalisées montrent qu’un cadre, une réglementation font parfois défaut – d’où l’intérêt de cette audition, qui nous permettra de mieux comprendre le fonctionnement d'Amazon et son mode d’intégration à la réglementation française.

Mes premières questions concerneront les fournisseurs.

Soit la bouteille d’eau que j’ai devant moi. Le fournisseur souhaite la vendre sur votre plateforme. Où l’accueillez-vous ? En France ? En Pologne ? Aux États-Unis ? Au Royaume-Uni ? Comment accueillez-vous les industriels de l’agroalimentaire qui souhaitent vendre à travers votre plateforme ? Sur le fondement de quelle réglementation négociez-vous les contrats avec eux – nous verrons ensuite ce qu’il en est pour le département DPH, droguerie, parfumerie, hygiène ? Enfin, si j’ai bien compris il y a, d’un côté, les industriels auxquels vous faites appel directement et, de l’autre, la Marketplace. Comment contrôlez-vous les marchandises des tiers ? Sont-elles produites en France ?

Je m’explique, en en venant au secteur DPH. Il semble que les couches se vendent beaucoup sur votre site. L’industriel leader ou numéro 2 de ce secteur, qui les produit et les commercialise en France, peut-il les vendre via des marketplaces d’autres pays, par exemple, en Pologne ? En France, il a l’habitude de passer par des magasins de la grande distribution pour vendre ses produits après des négociations effectuées dans un cadre juridique et réglementaire français mais peut-il se retrouver sur la plateforme avec d’autres produits vendus en France, fabriqués dans d’autres pays, européens ou non, dans le cadre d’une réglementation différente ?

M. Frédéric Duval. Vous m’avez posé trois questions.

La première : comment accueillons-nous les fournisseurs dans le domaine de l’alimentaire ? Pour y répondre, je dirai d’abord deux mots sur notre stratégie alimentaire. Lorsque nous avons commencé notre activité sur internet, nous vendions des livres puis nous avons complété cette offre, notamment par l’alimentaire, considérant que c’était un secteur important puisqu’il représente une part considérable et renouvelée du budget des consommateurs, ce qui ne peut qu’intéresser les distributeurs, dont Amazon. Toutefois, nous n’avons pas de stratégie particulière dans ce domaine : nous appliquons à peu près la même avec tous les produits. Notre société est européenne, basée au Luxembourg. À ce titre, elle travaille son segment de marché de manière internationale et entretient des relations avec les fournisseurs dans chacun des pays.

La deuxième question concernait le droit appliqué à nos contrats. Cela dépend : nous avons des relations européennes dans le cadre du droit luxembourgeois avec des sociétés internationales mais nous pouvons entretenir des relations avec des sociétés nationales dans le cadre des droits nationaux.

La troisième question portait sur la marketplace : une couche peut-elle venir de Pologne et être vendue en France ? Théoriquement, c’est possible.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Connaissez-vous la réglementation française relative à l’industrie agroalimentaire ? Par exemple, la loi dite ÉGAlim pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine, durable et accessible à tous vous dit-elle quelque chose ou est-ce une abstraction à vos yeux ?

M. Frédéric Duval. Nous connaissons bien évidemment les lois mais je tiens à préciser qu’aujourd’hui, notre activité alimentaire est extrêmement faible. Ce secteur ne correspond qu’à une très petite partie de notre agrégat « PGC », les produits de grande consommation, et nous ne représentons qu’une poignée d’hypermarchés.

M. le président Thierry Benoit. Ma question sera très basique.

Comme M. le rapporteur et les membres de la commission d’enquête ici présents, je crois aux différentes formes de commerce. La nature humaine implique une capacité d’adaptation en utilisant les outils à notre disposition, donc, en l’occurrence, internet. Le commerce implique quant à lui la communication. Amazon est un vendeur, un distributeur, qui entretient des relations avec des clients. À vos yeux, quels éléments déterminent-ils leur fidélisation ?

Les produits alimentaires sont essentiels à la vie d’un ménage, d’une famille, d’un foyer et les membres de la commission s’intéressent beaucoup à la question des négociations commerciales en ce domaine, à l’équilibre entre les différents maillons et acteurs mais, aussi, au partage de la richesse créée, au juste partage de la valeur ajoutée. Comment le distributeur « virtuel » que vous êtes – puisque vous n’avez pas de contact direct avec le client –, comment le délégué général et le directeur de la stratégie d’Amazon France abordent-ils dans le contexte des moyens modernes des questions aussi fondamentales qui ont trait à la définition du commerce en France et en Europe ?

M. Frédéric Duval. Je vous remercie de votre question.

Le commerce est en effet une activité qui nécessite de fidéliser des clients et de leur donner envie de revenir. Nous sommes intimement convaincus que cette fidélisation implique de remplir un certain nombre de conditions assez simples en faveur de nos clients.

La première chose qu’un client demande, c’est d’avoir un large choix – je n’ai pas vu beaucoup de clients déplorer qu’il y en ait trop. La deuxième : que les prix soient justes – je n’ai jamais entendu un client me dire que ce n’était pas assez cher. La troisième : que le produit soit disponible, qu’il puisse arriver facilement chez lui ou dans un commerce physique. Si l’offre est large, si le prix est juste et si le produit est disponible chez le distributeur, le client a tendance à revenir régulièrement.

Quid de l’équilibre de la valeur ? Je me pose la question de temps en temps et il est difficile d’y répondre de façon précise, certaine et, surtout, tranchée. Je constate néanmoins que la rentabilité des grands industriels des produits de grande consommation – Procter & Gamble, Mars, Nestlé… – est supérieure à celle des distributeurs physiques ou « virtuels ». Compte tenu des chiffres, je considère que pour ces grands groupes industriels, la valeur est plutôt bien partagée.

La très grande majorité des plus petits acteurs interagit quant à elle avec Amazon par l’intermédiaire de la marketplace. Ces derniers fixent leurs prix et l’assortiment qu’ils vendent. La commission de 15 % que nous prenons participe-t-elle d’une juste répartition de la valeur ? Je suis assez convaincu que les choses vont très bien.

J’ai discuté récemment avec des agriculteurs bretons du Nord Finistère producteurs d’échalotes – étant moi-même breton, je puise là-bas quelques références ! Ils m’ont dit qu’ils les vendent un euro le kilo et que, sur le marché, ce kilo est revendu cinq ou six euros. En l’espèce, le coefficient est donc de cinq ou six. Comparativement, sur nos places de marché où 15 % sont prélevés, la répartition de la valeur dont vous parliez bénéficie largement au producteur.

M. le président Thierry Benoit. Voilà où je voulais en venir : à votre homologue breton Michel-Édouard, auquel le rapporteur a fait allusion en séance publique lors des questions au Gouvernement de cet après-midi.

J’imagine que lorsque les acteurs traditionnels de la distribution voient arriver des opérateurs tels que vous, ils raisonnent comme vous venez de le faire : les multinationales ont une capacité à générer de la croissance et à produire des résultats et, pour des nouveaux acteurs de la distribution comme Amazon, c’est là une possibilité de prendre sa part de la richesse ainsi créée, pour ne pas dire « du gâteau » !

Le nouveau venu sera donc tenté d’amplifier la recherche d’un prix bas à proposer aux consommateurs par n’importe quel moyen. Or, cela ne se fera-t-il pas au détriment d’un certain nombre d’acteurs comme les producteurs mais aussi les transformateurs de l’industrie agroalimentaire – je cite cette dernière parce qu’elle est étroitement connectée à la production agricole ? Autrement dit, la société Amazon a-t-elle l’ambition de parvenir aux prix les plus bas, y compris en structurant des centrales d’achats telles celles qui ont été constituées par les enseignes de la distribution française pour concentrer leurs achats par regroupement avec leurs homologues européens ?

M. Frédéric Duval. Je ne ferai pas de commentaire à propos de M. Michel-Édouard Leclerc, hors sur le fait qu’il est en effet un compatriote breton.

S’agissant des prix, je vais me répéter : 60 % des produits vendus sur amazon.fr le sont par des marchands tiers qui fixent librement leurs prix. Ce n’est pas nous qui le faisons mais eux. En ce qui concerne les autres articles, notre politique de prix est assez simple : nous ne sommes jamais moins-disant que le compétiteur pertinent. Si je dois définir le prix d’un Iphone, j’ai envie qu’il soit celui proposé par la FNAC. Dans le domaine de l’électroménager, j’ai envie que le prix proposé soit celui de Boulanger ou de Darty. Je n’ai donc pas du tout l’impression d’encourager la déflation des prix.

Le juste prix est l’un des piliers de notre expérience client mais il n’est pas le seul. Celui de la largeur d’offre est également essentiel et on ne le trouve quasiment pas ailleurs. Le site Amazon présente 250 millions d’articles différents disponibles et livrables en tout point du territoire, je l’ai dit, ce qui confère un avantage important à notre activité.

Par ailleurs, dans le domaine de l’alimentaire, nous sommes en train de développer des boutiques dites de circuits courts. La « Boutique de producteurs » permettra à ceux qui sont de premier plan de vendre directement à des consommateurs, en circuit court, dans le cadre de la réglementation française, sans avoir à passer par des intermédiaires. Ils pourront là encore fixer librement leurs prix.

Vous avez terminé votre propos en évoquant les centrales d’achats et la concentration des achats. Aujourd’hui, Amazon n’en dispose pas et ne procède pas de la sorte.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je dois être un peu long à la détente tant la journée a été chargée mais je ne parviens pas encore à comprendre vraiment comment vous procédez avec les 40 % de produits restants. Je suis un homme de la terre et je vais me montrer très pragmatique.

Je reviens sur la bouteille d’eau. Un producteur veut la vendre. Vous allez examiner la base de prix et ses conditions générales de vente. Si les prix sont trop élevés, lui direz-vous que vous ne voulez pas vendre ce produit ? Comment négociez-vous ? Y a-t-il des négociateurs et des box de négociations pour ces 40 % de produits ? Même si le volume est infime, il n’en reste pas moins qu’il est appelé à croître. Nous avons donc besoin de cadrer tout cela.

Comment négociez-vous donc les prix-tarifs ? Faites-vous des plans promotionnels ? Le concept d’un, deux, trois « nets » existe-t-il ? Ces termes vous parlent-ils ?

Enfin – et je vous demanderai une réponse précise – le groupe Amazon a-t-il déjà envoyé une lettre de déréférencement sur quelque type de produits que ce soit ?

M. Frédéric Duval. Comment négocie-t-on ? Très classiquement. Nous disposons d’équipes dédiées et avons défini un certain nombre d’outils à destination de tous les fournisseurs afin qu’ils puissent proposer leurs produits en self-service, ce qui permet de les placer sur un pied d’égalité.

Je n’entrerai pas dans le détail des négociations. Un, deux, trois « nets », ces termes ne me sont pas familiers. Simplement, nous parlons des tarifs, des plans de promotion, des remises inconditionnelles, de celles de fin d’année en fonction des volumes et l’on parvient ainsi à définir des conditions d’achat avec nos fournisseurs.

Nous nous positionnons sur un horizon de long terme. C’est notre ADN, c’est ainsi que nous envisageons un partenariat avec un fournisseur. Il arrive donc que sur l’ensemble du catalogue de référencement du fournisseur, certains articles ne correspondent pas à certains critères, en particulier financiers, compte tenu du fait que nous devons les expédier. Dans ce cas-là, il faut discuter avec lui : que fait-on, que ne fait-on pas de ces produits ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pour que l’on comprenne bien : il n’y a pas que la vente directe sur la marketplace et vous disposez aussi d’acheteurs. Finalement, vous vous structurez comme la grande distribution avec des équipes dédiées à l’achat. Où sont-elles basées ? Travaillez-vous sous droit français pour le marché français ? Je vous demande une réponse claire et concise.

J’entends bien que certains produits marchent et d’autres pas, mais avez-vous déjà envoyé une lettre de déréférencement ? Je vous ai posé la question et vous ne m’avez pas répondu. En cas de déréférencement, a-t-il lieu, conformément au cadre légal français, un an après les négociations sauf si une lettre avec accusé de réception a été envoyée entre un et trois mois, selon les contrats et les types de produits ?

M. Frédéric Duval. Nos équipes d’achats sont en Europe.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Ce n’est pas précis.

M. le président Thierry Benoit. Plus précisément, dans quels pays d’Europe ?

M. Frédéric Duval. Dans tous les pays d’Europe où nous opérons. Je vous ai dit dans mon propos liminaire que la société Amazon est européenne, qu’elle intervient en Europe et qu’elle achète donc selon les modalités européennes.

J’essaie d’être concis : les équipes d’achats peuvent être en France, au Luxembourg, en Allemagne, en Italie, en Espagne ou en Angleterre.

M. le président Thierry Benoit. Concis et précis ! Vos équipes sont donc basées dans différents pays. Monsieur le rapporteur vous a demandé quel droit s’applique : en Belgique, par exemple, est-ce le droit belge ?

M. Frédéric Duval. En général, je l’ai dit, nos conditions d’achat étant luxembourgeoises, c’est le droit luxembourgeois qui s’applique mais il arrive que des contrats soient signés en droit français, allemand ou espagnol.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je reviens encore sur ma bouteille d’eau française. Lorsqu’elle est négociée en France, pour un marché français, avec des négociateurs français, pour des consommateurs français, c’est normalement la réglementation française qui s’impose. Or, vous me dites que l’on peut très bien négocier un produit français mais que, en l’état, chez Amazon, c’est la réglementation luxembourgeoise qui s’applique. Est-ce bien cela ?

M. Frédéric Duval. Une grande majorité de nos contrats est signée en droit luxembourgeois mais la compétence du droit n’est pas exclusive et chaque fournisseur, s’il le juge nécessaire, peut porter plainte – mais c’est très rare – devant une juridiction française.

M. le président Thierry Benoit. Une entreprise de la Creuse qui, par exemple, veut distribuer un produit via Amazon en France peut être amenée à négocier au Luxembourg ?

M. Frédéric Duval. Une entreprise de la Creuse peut s’enregistrer elle-même sur le site, grâce à nos outils, et signer nos conditions d’achat de droit luxembourgeois avec des clauses de compétence non-exclusives, mais elle peut également demander à négocier en France. Tout cela est très flexible.

M. le président Thierry Benoit. Vous allez discuter du prix du produit que cette entreprise creusoise veut distribuer via Amazon. Il y a bien quelqu’un, chez vous, qui veut connaître ce produit ! S’agissant de l’eau, vous savez bien qu’il existe différents volumes, qu’il y a de l’eau plate, de l’eau pétillante, des bouteilles avec un bouchon à dévisser, d’autres avec des capsules, etc. À un moment donné, vous parlez tout de même du produit dans les discussions commerciales ! Vous discutez ensuite du prix, vous l’avez dit, tout comme vous avez parlé de plan d’affaires – il y a donc un programme stratégique – et tout cela ne se fait pas uniquement par voie électronique ! Une rencontre physique, à un moment ou à un autre, a bien lieu, ainsi que des discussions qui aboutissent à une contractualisation sous une forme ou sous une autre.

Où se rendent donc les représentants de l’entreprise de la Creuse qui veut distribuer ses produits en France ? Au Luxembourg ? Si elle négocie, quel droit s’applique-t-il ?

M. Frédéric Duval. Ce cas de figure est très théorique mais l’entreprise qui est dans la Creuse peut, si elle le veut, ne rencontrer personne et distribuer ses produits. Pour que ce soit plus pratique, elle peut aussi rencontrer quelqu’un en France et, si elle ne souhaite pas signer un contrat dans le cadre du droit luxembourgeois, elle peut discuter avec nos équipes, nous négocierons.

M. le président Thierry Benoit. De combien de personnes sont composées les équipes d’Amazon chargées de négocier dans le cadre du marché français ? De Combien de collaborateurs le délégué général d’Amazon France que vous êtes dispose-t-il ?

M. Frédéric Duval. En début d’année, nous comptions en France 7 500 collaborateurs en contrat à durée indéterminée. Nous avons annoncé que nous nous apprêtions à créer 1 800 postes, ce qui portera le nombre de collaborateurs en CDI à 9 300 à la fin de l’année 2019. Je ne saurai pas vous dire exactement combien de personnes font partie des équipes d’achat mais c’est une partie substantielle.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je suis têtu et obtus : combien avez-vous envoyé de lettres de déréférencement à des industriels qui ont négocié en France pour vendre un produit français ?

M. Frédéric Duval. Je l’ignore. Il nous est arrivé de discuter avec des fournisseurs de produits problématiques : vous comprenez bien qu’expédier pour un coût d’environ cinq euros une bouteille d’eau qui, comme celle-ci, vaut 50 centimes n’est pas viable pour l’entreprise ! Face à ce type de situation, nous avons dû envoyer quelques notifications de déréférencement.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. La question du déréférencement est très importante dans la législation française. En l’occurrence, faute de cadre, peut-on considérer comme un déréférencement la suppression de votre site, du jour au lendemain, d’un produit de volume produit par de très grands industriels, par exemple dans le secteur DPH ? En tant que rapporteur de cette commission d’enquête, j’estime que oui et que tout déréférencement doit faire l’objet d’un courrier en recommandé dans un délai allant d’un à trois mois selon les conditions générales d’achat et de vente respectives des deux entreprises. Telle est la philosophie du droit du commerce français avec, en ligne de mire, la protection du consommateur, de l’industriel et, même, du distributeur.

M. Frédéric Duval. Votre point de vue, monsieur le rapporteur, est extrêmement théorique et juridique, mais ce n’est pas de cette manière que le commerce fonctionne. Il repose sur une discussion de confiance entre deux acteurs – celui qui vend et celui qui achète – qui décident ensemble. C’est ainsi que les choses se passent, pas à coups de lettres recommandées. Ce que je peux vous dire, en tout cas, c’est que l’immense majorité des relations que nous avons avec nos fournisseurs sont bonnes. Je ne dis pas que c’est le paradis, mais nous avons très peu de contentieux et je considère donc que les choses se passent bien.

M. Mounir Mahjoubi. Monsieur Duval, monsieur Bénard, je suis très heureux de vous retrouver…

Vous avez dit que chaque code postal français avait déjà reçu un colis de la part d’Amazon. Sachez que les petites et moyennes entreprises françaises sont, elles aussi, présentes partout en France et qu’elles y représentent un emploi sur deux. Si nos territoires sont encore vivants aujourd’hui, c’est grâce à ce tissu économique de très petites et de moyennes entreprises. Elles sont en train, elles aussi, de s’adapter aux transformations environnementales et numériques. Elles cherchent à trouver des débouchés en ligne.

Ce qui est formidable, dans votre modèle d’affaires, c’est que vous avez réussi à transformer le fournisseur, qui avait des droits, en client qui en a beaucoup moins. Vous nous avez beaucoup parlé des vendeurs tiers, ceux qui vendent leurs produits sur la marketplace. Le cycle de vente avec un fournisseur peut être résumé de la manière suivante : vous achetez un produit à un certain prix, vous le stockez, puis vous entrez en relation avec des consommateurs, à qui vous le vendez et l’expédiez. Avec vos vendeurs tiers, qui paient l’abonnement, la mise en avant et l’envoi par Amazon, on arrive à peu près à la même chose : vous recevez le produit, vous le stockez, vous établissez une relation avec le consommateur et vous l’expédiez.

Je voudrais aborder quatre sujets avec vous, qui concernent tous la relation que vous pouvez avoir avec les PME qui utilisent votre plateforme comme vendeurs tiers : la question du partage de la valeur, celle du prix et de la concurrence, celle de la relation et celle de l’impact social et fiscal.

Sur le partage de la valeur, vous avez beaucoup parlé de la commission de 15 %, mais j’aimerais que vous nous disiez quel est le taux net réel si l’on additionne les frais d’abonnement et les coûts moyens de mise en relation et de mise en avant. C’est un chiffre que je n'ai pas réussi à trouver dans les données que vous rendez publiques. Combien vos clients, lorsqu’ils souhaitent vendre plus ou mieux, paient-ils en moyenne pour la mise en avant de leur produit ? Comme Google, vous leur proposez en effet de payer un peu plus pour être mis en avant. Cette pratique, vous ne l’avez pas inventée puisqu’elle existait déjà dans les centres commerciaux, mais elle y a été régulée. Le coût de ce service, qui fait partie de votre modèle d’affaires, peut représenter 1 % à 5 % du prix qui s’ajoutent aux fameux 15 %. En incluant l’envoi par Amazon, combien représente, à la fin, le « pack complet » ? Pouvez-vous nous dire, par exemple, quel est le coût total pour un pot de miel à 40 euros le kilo ?

Ma deuxième série de questions concerne le prix de vente final. Vous avez dit que le vendeur tiers était libre de fixer son prix, mais ce n’est pas vrai. S’il fixe un prix très supérieur à celui qui est généralement pratiqué pour un même produit, il est sûr de ne rien vendre. En réalité, votre machine est intéressante pour le consommateur final, mais elle est destructrice de marge pour le vendeur. Si un produit n’a ni marque, ni origine, ni protection, ni typicité, s’il est basique et peut être concurrencé par d’autres produits, alors son prix baisse. Toutes les études qui ont été faites sur Amazon le montrent : les prix ne cessent de baisser et la marge se contracte.

J’ai une deuxième question à vous poser au sujet du prix et de la concurrence. Elle concerne la concurrence « quasi-prédative » que vous faites – ou feriez – vous-mêmes subir à certains de vos vendeurs tiers. D’après une centaine de témoignages en ligne, quand un produit se vend bien et que son prix pourrait encore être baissé, il peut arriver qu’Amazon achète ce produit à un fournisseur pour le revendre directement et faire encore baisser son prix. Et je ne parle pas de votre nouvelle stratégie, qui n’est pas encore vraiment développée en France, mais que vous avez déployée dans de nombreux autres pays : l’entreprise Amazon se met à produire elle-même certains produits, notamment avec les gammes AmazonBasics. Quand on voit les nouvelles gammes que vous développez à travers le monde, on se dit qu’un jour, vous pourriez même exploiter des champs et vendre de la nourriture en direct ! Tout cela ne donne pas le sentiment que les gens sont libres de fixer leurs prix : ils sont obligés de les baisser.

Le troisième sujet est celui de la relation avec le client. Vous avez dit, et c’est formidable de vous l’entendre dire, que le commerce est avant tout un échange entre des humains. Mais les humains, il faut leur répondre au téléphone. Or, aujourd’hui, des petites PME françaises se plaignent de ne plus avoir d’interlocuteur humain lorsqu’elles s’adressent à vous. On vous a donné la chance, il y a quelques mois, de signer une Charte qui vous aurait engagé à entretenir cette relation avec les TPE-PME, et vous avez été le seul site en ligne français à refuser d’y adhérer. Cette relation au client qu’est devenu le fournisseur est essentielle. Monsieur le rapporteur a parlé tout à l’heure des lettres de déréférencement. Les PME qui vendent des produits sur votre site doivent être protégées. Quand vous déréférencez un produit du jour au lendemain, cela peut avoir un impact massif sur une entreprise. Or vous le faites plusieurs dizaines de fois par an.

La dernière question que je veux aborder est celle de l’impact social et fiscal de votre modèle économique. Cela fait plusieurs années que je vous observe attentivement, parce que j’ai vraiment envie de comprendre comment vous fonctionnez – j’ai longtemps été un consommateur, mais je le suis de moins en moins.

Prenons, premièrement, le cas des vendeurs tiers. Lorsqu’on achète un produit à ce type de vendeur, où est fiscalisée la part du prix que vous gardez et dont je vous ai demandé l’ordre de grandeur – 25 %, 30 %, 40 % ? Cette somme est-elle fiscalisée à 100 % au Luxembourg ? Une partie de cette somme est-elle fiscalisée en France ? Deuxièmement, lorsque vous achetez des produits pour les revendre vous-mêmes, une petite partie de la somme est-elle au moins fiscalisée en France ?

Quand on pose cette question aux dirigeants de Facebook, ils nous expliquent que quand le client se débrouille en ligne, c’est qu’il a eu affaire à la plateforme : celle-ci n’étant pas en France, Facebook fiscalise à l’étranger. En revanche, si le client traite avec un être humain de Facebook France, alors Facebook fiscalise le chiffre d’affaires en France, en droit fiscal français.

Voilà les quatre champs que je voulais explorer avec vous. Quand vous m’aurez répondu, nous vous poserons une nouvelle série de questions, afin d’arriver au niveau de précision que le président et le rapporteur attendent.

M. Frédéric Duval. Monsieur Mahjoubi, à vous entendre, je suis comme Satan et je cherche à nuire aux marchands tiers et aux PME françaises ! Si tel était le cas, les ventes des marchands tiers sur les sites Amazon n’auraient pas, depuis 1999, connu une croissance double de celle des ventes d’Amazon dans le monde. Ce secteur d’activité est très important pour nos consommateurs et pour Amazon. Il faut que vous soyez convaincu que nous souhaitons le bon développement de l’activité des marchands tiers sur les sites d’Amazon dans le monde. Je sais que vous en doutez et que c’est la raison pour laquelle vous nous avez demandé de signer la Charte que vous évoquiez. Mais les faits sont têtus : la part des produits vendus sur Amazon par des marchands tiers représentait 3 % de l’activité globale en 1999 et elle en représente près de 60 % aujourd’hui. Si nous étions aussi agressifs et inhumains que vous le dites, les chiffres seraient différents !

M. Mounir Mahjoubi. Regardez le modèle Groupon !

M. Frédéric Duval. S’agissant du partage de la valeur, je vous ai expliqué que lorsqu’un industriel se tourne vers un réseau de distribution classique, il se voit appliquer au minimum un coefficient de 2,5, qui peut atteindre 5, par exemple pour les échalotes du Nord Finistère que j’évoquais tout à l’heure. Lorsqu’on compare ces chiffres à la commission de 15 % que nous prenons sur les transactions, on voit bien que la marge que nous demandons est nettement inférieure à celle des réseaux de distribution classiques. Je ne sais pas comment vous le dire autrement…

Vous dites qu’en ajoutant les frais d’expédition par Amazon, on atteint des sommes encore plus importantes. Mais si un acteur économique décide de livrer lui-même, il paiera à l’un des grands groupes de distribution de colis que sont La Poste, Chronopost, UPS ou TNT des frais d’expédition beaucoup plus élevés. Nous faisons bénéficier les vendeurs tiers des économies que nous réalisons en achetant, en gros volume, des services à La Poste et à Chronopost. Vous semblez penser qu’une commission de 12 % ou 15 %, selon les catégories de produits, représente un coût important, auquel il faut ajouter les frais de port. Je soutiens pour ma part que cette commission est très modérée et que le vendeur fait des économies sur les frais d’envoi en s’adressant à nous. Je trouve vos propos assez polémiques et ils ne me semblent pas du tout refléter la réalité.

Je vous invite d’ailleurs – je l’ai déjà fait, mais vous n’êtes jamais venu – à vous rendre à l’Amazon Academy, qui se déroule chaque année à Paris et qui réunit un grand nombre de nos marchands tiers. Cette année, elle se tiendra les 6 et 7 novembre et réunira 1 000 des 10 000 entreprises françaises qui vendent sur le site www.amazon.fr. Vous pourrez rencontrer ces vendeurs, qui constituent un échantillon représentatif. Ils vous diront, premièrement, que les frais ne sont pas si élevés que cela et, deuxièmement, que l’expédition par Amazon leur est très utile pour développer leurs ventes, non seulement en France, mais aussi dans toute l’Europe. Il n’est pas facile, pour un marchand tiers installé en Ariège ou dans le Finistère, de vendre ses produits en Espagne, en Italie ou en Allemagne, et de répondre à ses clients en espagnol, en italien ou en allemand lorsqu’un problème survient. L’expédition par Amazon, qui n’est pas chère, leur donne cette possibilité. Vos propos, je le répète, me semblent assez polémiques et peu factuels.

S’agissant du prix de vente, je répète que l’acteur économique vend ses produits au prix qui lui convient : c’est son libre choix. Les frais que nous facturons étant relativement peu élevés, il peut fixer un prix compétitif. Si les prix pratiqués sur les sites Amazon n’étaient pas compétitifs, l’activité des marchands tiers se développerait moins vite que l’activité d’Amazon. C’est l’évidence même !

J’en viens à la question des relations, et je dois dire que j’ai été assez piqué par vos propos. Quand un client ou un fournisseur appelle Amazon, il est assuré de pouvoir parler à quelqu’un : pour un client, l’attente ne dépasse pas trente secondes dans 98 % des cas. Je peux vous dire que ce n’est pas le cas de toutes les entreprises françaises. C’est d’ailleurs pour cela que la Sofres nous a élus, la semaine dernière, « Premier service client » de France.

Vous avez évoqué la Charte de bonne conduite : je ne l’ai pas signée pour la raison simple que cette Charte nous demandait de nous engager sur des choses qui fonctionnent déjà très bien.

M. Mounir Mahjoubi. Alors il était encore plus facile de la signer !

M. Frédéric Duval. Les outils de l’activité marketplace fonctionnent très bien et ont fait la démonstration de leur efficacité. La marketplace se développe très bien et nous avons très peu de problèmes avec nos marchands tiers. Je n’ai donc pas compris pourquoi on voulait placer un intermédiaire entre les marchands tiers et nous – puisque tel était le but de la charte. Aujourd’hui, les marchands tiers peuvent nous contacter vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, de façon efficace et il existe des mécanismes d’alerte. Nous estimons que c’est de cette manière qu’il faut gérer la marketplace et que l’intervention d’un intermédiaire ne ferait que dégrader l’efficience de nos relations.

Vous m’avez interrogé aussi sur l’impact social et fiscal de notre activité. En ce qui concerne la fiscalité, Amazon paie ses impôts en France : ce n’est pas moi qui le dis, mais M. Gérald Darmanin, et il l’a rappelé publiquement à plusieurs reprises. Je ne souhaite pas détailler davantage cette question dans le cadre d’une audition publique.

M. Mounir Mahjoubi. Il n’a pas dit les choses exactement de cette manière… Nous pourrons peut-être prolonger cette discussion sur la question fiscale à huis clos. J’aimerais, pour l’heure, revenir sur la composition du prix. Pour un vendeur tiers, le prix est composé de quatre éléments – et peut-être d’un cinquième que je ne connais pas : l’abonnement, le taux moyen de la commission, la mise en avant et l’expédition.

L’abonnement s’élève, me semble-t-il, à 39 euros, ce qui pèse assez peu quand on commence à faire du volume. Je crois que le taux de la commission est compris entre 7 % et 25 %, mais j’aimerais que vous nous précisiez les choses. Vous avez totalement éludé la question de la mise en avant : combien un vendeur paie-t-il, en moyenne, pour que son produit soit mis en avant ? Et quelle est la proportion de vendeurs qui paient pour être mis en avant ? S’agissant, enfin, de l’expédition, personne ne remet en cause la qualité de ce service : les consommateurs sont très heureux, comme de nombreuses PME. Mais si l’on veut comparer le prix du kilogramme d’échalotes vendu à Franprix et sur Amazon, il faut prendre en compte le coût complet, jusqu’à l’expédition : le ratio sera alors peut-être un peu différent de celui, assez délirant, que vous avez donné.

M. Frédéric Duval. L’abonnement est effectivement de 39 euros par mois. À ma connaissance, le taux des commissions est compris entre 9 % et 15 % – mais je pourrai vérifier.

M. Mounir Mahjoubi. Et ce taux dépend de la catégorie du produit ?

M. Frédéric Duval. Oui, et vous voyez que l’écart entre deux catégories de produits n’est pas énorme.

S’agissant de la mise en avant, les décisions sont prises par les vendeurs tiers en fonction de leurs envies et de leurs besoins : il n’y a aucune obligation. Certains peuvent vouloir créer un appel d’air au moment de la mise en ligne de leur produit, tandis que d’autres peuvent faire le choix de laisser le produit vivre sa vie, sur la base de ventes déjà réalisées, avec des avis positifs des clients. Les situations étant très diverses, il me serait très difficile de vous donner des chiffres : cela varie beaucoup, selon le cycle de vie du produit et le type d’activité. Certains vendeurs tiers ne font pas du tout de mise en avant et préfèrent profiter de grosses occasions promotionnelles, comme le Black Friday ou le Prime Day, pour vendre beaucoup de produits. Ce faisant, ils récupèrent un grand nombre d’avis positifs de la part de leurs clients, ce qui valorise leur produit. Je ne peux pas répondre de façon précise à votre question, car cela dépend beaucoup des vendeurs tiers et des clients.

M. Mounir Mahjoubi. Il est dommage que vous ne puissiez pas répondre, parce que vous ne nous donnez pas les moyens de connaître la valeur créée par cette opération.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Pouvez-vous au moins nous dire quel est le montant minimum et le montant maximum ? En tant que délégué général, je suppose que vous connaissez ces chiffres.

M. Frédéric Duval. Le montant minimum, c’est zéro, puisqu’un vendeur peut très bien décider de ne faire aucune mise en avant. Mais il est libre, aussi, d’investir autant qu’il le souhaite, en fonction de ses moyens. Je ne peux pas vous donner d’autres chiffres que ceux-là.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. En fait, rien n’est cadré : ni la promotion, ni le volume des ventes. Que l’on parle d’un investissement dans de la publicité ou d’une offre du type « Un produit acheté, Un produit offert », c’est blanc bonnet et bonnet blanc ! Cela s’appelle la marge arrière. Ce qui compte, à la fin, c’est le résultat de l’entreprise. Nous, nous voulons comprendre comment les prix sont construits.

Vous ne pouvez pas chiffrer le prix de la mise en avant, vous dites qu’il peut aller de zéro à l’infini. Mais notre propos, c’est précisément d’encadrer les choses, notamment dans le secteur agroalimentaire, pour éviter les dérives qui empêchent les entreprises de vendre leurs produits. Si un petit producteur de fromages de chèvre fermiers est obligé d’investir 100 euros pour vendre dix fromages, c’est comme s’il en offrait quatre pour cinq achetés. Dans la mesure où nous cherchons à encadrer les pratiques, votre réponse, qui consiste à nous dire que le prix de la mise en avant est compris entre zéro et l’infini, n’est pas très satisfaisante.

M. Frédéric Duval. Ce que je crois important de souligner, c’est qu’il n’y a aucune opacité en la matière. Les vendeurs tiers font ce dont ils ont besoin : certains n’ont pas besoin de mise en avant, et d’autres ont envie d’investir dedans. Cela relève, pour moi, de la liberté de choix de chacun.

M. le président Thierry Benoit. Il faudra que vous nous répondiez aussi sur la fiscalité : il n’y a aucune raison d’aborder cette question à huis clos, sauf si vous voulez nous révéler le montant de ce que paie Amazon en France.

M. Mounir Mahjoubi. J’aimerais vous poser la question d’une autre façon : dans votre reporting financier, dans vos résultats, que représente la mise en avant par rapport à la commission ? Représente-t-elle un business pour Amazon ? Représente-t-elle une proportion importante de votre chiffre d’affaires, de l’ordre par exemple de 10 % ? Ou bien est-ce quasi nul ? Google dit assez clairement ce que lui rapporte la publicité en ligne par mots-clés ou le service Google for business.

M. Frédéric Duval. Je ne peux pas répondre à votre question. Je peux essayer de trouver des éléments de réponse et vous adresser une réponse écrite ultérieurement.

M. le président Thierry Benoit. Et si nous revenions à la quatrième question de M. Mounir Mahjoubi, qui concernait la fiscalité ?

M. Mounir Mahjoubi. Personne ne dit que vous ne payez pas vos impôts. Mais nous voulons comprendre ce que vous payez, et il me semble qu’il faut distinguer deux schémas : le cas où vous achetez à un fournisseur un produit que vous vendez vous-même et celui où vous êtes uniquement une marketplace virtualisée pour des vendeurs tiers. Nous voulons comprendre s’il y a deux impositions différentes. On se doute bien que vous payez les taxes sur les salaires pour vos salariés qui sont basés physiquement en France ; on se doute bien que vous payez vos taxes locales pour les bâtiments qui sont en France.

M. le président Thierry Benoit. Heureusement ! Le ministre Darmanin ne nous a pas surpris quand il nous a dit qu’Amazon était une entreprise honnête : cela tombe sous le sens ! Vous êtes une entreprise sérieuse et vous payez ce que vous devez payer en France : voilà ce qu’a dit le ministre, ni plus, ni moins. Ce que nous voulons comprendre, c’est la fiscalité qui s’applique sur les transactions que vous faites, comme acheteur et comme vendeur. Vous voyez très bien où nous voulons en venir : nous parlons de la fiscalité des GAFA : Google, Apple, Facebook et Amazon. Vous feignez de ne pas avoir compris, mais nous nous sommes compris !

M. Frédéric Duval. Puisque vous m’en donnez l’occasion, monsieur le président, je voudrais souligner que nous ne sommes pas, que je ne me considère pas, comme étant partie prenante du groupe des GAFA.

M. le président Thierry Benoit. Le deuxième A est pourtant bien celui d’Amazon !

M. Frédéric Duval. On regroupe, sous cet acronyme, des sociétés qui sont très différentes. Notre business model, par exemple, est fondé sur une activité matérielle, le déplacement de produits physiques, qui emploie de nombreuses personnes. Nous aurons, je le rappelle, 9 300 salariés en France à la fin de l’année. Nous investissons beaucoup – plus de 2 milliards d’euros en France depuis l’année 2010 – et nous développons un service de logistique : ce business model est très différent de celui des autres sociétés réunies sous l’appellation GAFA. À ce titre, Amazon a aussi un niveau de profitabilité beaucoup plus faible que celui d’autres sociétés que vous évoquez. En France, il faut davantage nous voir comme une entreprise de distribution que comme une entreprise qui fait de la publicité, ou que sais-je encore. Je répète, par ailleurs, que je ne souhaite pas aborder la question de la fiscalité dans le cadre d’une réunion publique : nous pourrions en parler à huis clos.

M. le président Thierry Benoit. Sans révéler de secret, pouvez-vous nous dire où vous payez la fiscalité qui pèse sur les transactions engagées avec vos fournisseurs ?

M. Frédéric Duval. Je vous ai déjà dit que nous payons notre fiscalité en France sur l’activité qui est faite en France.

M. le président Thierry Benoit. Tout ce qui est négocié avec vos fournisseurs, et qui représente 40 % de votre activité, est donc fiscalisé en France ?

M. Frédéric Duval. Depuis 2015, nous avons un établissement stable en France pour cette activité et nous payons nos impôts en France.

M. le président Thierry Benoit. Reprenons l’exemple d’une entreprise de la Creuse qui négocierait la distribution de ses produits en France : la facturation est-elle obligatoirement faite en France ? Ou bien, peut-il arriver qu’une entreprise française soit amenée à payer une facture dans l’un des différents pays d’Europe où l’entreprise Amazon est présente ?

M. Frédéric Duval. En l’occurrence, lorsqu’on achète des produits à une entreprise de la Creuse, c’est nous qui payons l’entreprise.

M. le président Thierry Benoit. Certes, mais vous nous avez dit que vous avez des équipes dans diverses parties du monde et que vous vous approvisionniez dans diverses parties du monde. Que se passe-t-il si un produit est destiné au marché français ?

M. Frédéric Duval. Aujourd’hui, la société qui achète les produits en France est la succursale française de la société Amazon EU SARL, et cette société est en France.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vais reformuler la question. Imaginons que vous ayez affaire à un gros industriel, du type Procter & Gamble, Lactalis ou Danone. Imaginons que votre équipe d’achat décide d’acheter des couches en Pologne et de les vendre en France – je parle toujours des 40 % de produits que vous achetez à des fournisseurs avant de les revendre, et non de la marketplace. C’est un cas de figure qui existe aujourd’hui. La facture est bien payée en Pologne, et pas en France, n’est-ce pas ? C’est bien Amazon Pologne qui rémunère l’industriel en Pologne ?

M. Frédéric Duval. Dans le cas que vous signalez, la société qui a acheté les couches en Pologne est Amazon EU SARL, société luxembourgeoise possédant une succursale en France.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous demanderai de m’adresser par courrier, pour l’intégralité des pays européens, le montant exact de vos achats chez les cinq plus gros industriels que nous citons habituellement dans cette commission afin que nous puissions comprendre exactement où vous achetez, où vous facturez et où vous vendez. Pour en revenir à l’exemple des couches achetées en Europe, où sont-elles achetées, où sont-elles revendues et quel est le montant de ces ventes ? Je souhaite que vous précisiez également dans ce courrier le montant de l’impôt versé dans chacun des pays pour l’intégralité de ces références.

M. Frédéric Duval. Je note votre question : je ne sais pas si nous sommes en mesure de vous donner toutes ces précisions mais nous ferons de notre mieux pour vous répondre.

Mme Martine Leguille-Balloy. Amazon est une marketplace, autrement dit un revendeur mais, si je vous ai bien compris, vous seriez en réalité un distributeur. Selon vous, le choix de fixer le prix revient aux personnes qui passent par vos services pour vendre. Vous donnez l’impression d’oublier les règles de droit : étant celui qui met sur le marché, c’est vous qui êtes responsable en la matière. Pour ma part, ce ne sont pas sur les couches que je fais une fixation mais sur les produits agroalimentaires. Concernant le seuil de revente à perte, par exemple, la responsabilité incombe non au fournisseur qui vous demande de vendre mais à vous, même si vous semblez l’occulter.

Par ailleurs, je ne raffole pas de certaines émissions télévisées mais l’une d’elles a évoqué la destruction de produits par Amazon. J’aimerais savoir comment cela se passe quand des produits agroalimentaires ne sont pas vendus et comment cela affecte celui qui vous les a vendus.

M. Frédéric Duval. Concernant le seuil de revente à perte, nous appliquons la réglementation en vigueur. Nous avons des systèmes nous permettant de ne pas baisser les prix en dessous de ce seuil.

Le site Amazon propose deux catégories de ventes : les ventes qu’Amazon effectue après avoir acheté des produits à des fournisseurs, qui sont minoritaires, et les ventes opérées par des tiers, qui décident de vendre des produits par l’intermédiaire de notre site. Dans ce dernier cas, il relève de la responsabilité de ces vendeurs tiers d’appliquer la législation française en fixant leurs prix car je n’ai pas, pour ma part, le droit d’imposer un prix à un marchand tiers. En ce qui concerne les 40 % des articles que nous vendons en notre nom, nous respectons les seuils de revente à perte.

Mme Martine Leguille-Balloy. Le consommateur sait-il clairement qu’il ne pourra exercer de recours contre vous ? A-t-il vraiment l’impression d’acheter directement à un autre vendeur que vous ?

M. Frédéric Duval. Le site est extrêmement clair : juste à côté du prix du produit, il est indiqué que celui-ci est « Expédié et vendu par Amazon », ou bien « Expédié et vendu par M. X » ou simplement « Vendu par M. X et expédié par Amazon », puisque les trois possibilités existent.

J’ai vu la même émission que vous, madame la députée : elle ne reflète pas la réalité des pratiques d’Amazon en Europe et dans le monde. Nous avons des procédures très avancées pour que les produits retournés soient recyclés, réparés, reconditionnés ou bien donnés. Nous faisons beaucoup de dons, notamment à l’association Dons Solidaires, et nous avons fait des essais avec Emmaüs. Seule une très petite fraction de produits est détruite.

Par ailleurs, en France, on doit acquitter la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur la valeur du don sauf lorsqu’il est destiné à des associations reconnues d’utilité publique. Or ces associations, dont la liste a été mise en ligne par le Gouvernement, sont peu nombreuses et il est très difficile de trouver des associations caritatives acceptant des dons de marchandises. Ainsi, Emmaüs n’est pas considérée comme une association reconnue d’utilité publique pour le type de marchandises que nous serions susceptibles de lui donner.

Nous n’avons pas de procédures différentes pour l’alimentaire. Nous souhaitons vraiment détruire un minimum de choses, qu’il s’agisse de produits alimentaires, de produits de grande consommation ou encore de produits électroniques.

M. Jean-Claude Leclabart. L’alimentaire est un domaine d’activité dans lequel vous n’êtes pas très présents mais je ne peux croire que vous n’ayez pas très envie de l’investir. Il se trouve que certains distributeurs sont très désireux de travailler avec Amazon, à tel point que vous avez négocié et contractualisé avec Monoprix et d’autres.

J’aimerais que vous nous expliquiez la théorie du dernier kilomètre. Comment voyez‑vous le développement d’Amazon pour les produits alimentaires ? Les plus grands distributeurs français ont en effet très peur de votre modèle : Michel-Édouard Leclerc ne cesse de nous expliquer que le péril, c’est Amazon, et que si nous ne le laissons pas faire tout ce qu’il veut, cela ira très mal pour la grande distribution française. J’aimerais donc que vous nous éclairiez de façon simple sur votre stratégie future de développement. Au profit de qui se fera-t-elle : la distribution ou le producteur ?

M. Frédéric Duval. Qu’entendez-vous par la théorie du dernier kilomètre ?

M. Jean-Claude Leclabart. Selon les distributeurs, le dernier kilomètre est celui qui coûte le plus cher pour livrer un produit chez le consommateur. Amazon, comme d’autres, représente donc une solution. Votre approche future du développement des produits alimentaires passe-t-elle par des accords avec la grande distribution française ?

M. Frédéric Duval. Vous avez raison : nous ne sommes pas très présents dans le domaine de l’alimentaire mais nous avons envie de l’être davantage. Il faut pour cela trouver le bon modèle pour fournir à nos clients une prestation vers laquelle ils se tournent de façon récurrente via un mode d’interaction performant.

Nous avons commencé en 2016 en sélectionnant des produits alimentaires sur le site www.amazon.fr. Puis, en juin 2018, nous avons signé un premier partenariat avec l’enseigne Monoprix. Il nous permet, sur une zone géographique limitée à la moitié de Paris, de proposer à nos seuls clients Amazon Prime Now la livraison rapide de produits de grande consommation, livraison préparée par les équipes Monoprix. Cette initiative a été un succès et les dirigeants de Monoprix s’en sont publiquement déclarés satisfaits. Nous avons récemment étendu l’offre Monoprix à l’ensemble de Paris en ouvrant un deuxième magasin.

Par ailleurs, nous avons annoncé la signature d’un partenariat étendu avec l’enseigne Casino. Il s’agit de proposer les produits Casino dans le cadre de deux programmes alimentaires, à savoir le magasin Amazon Prime Now et le service Amazon Pantry, que nous offrons à nos clients Prime sur tout le territoire. Ce dernier consiste en la livraison en grosses boîtes de produits alimentaires et de produits de grande consommation. Ce partenariat est l’illustration d’une certaine complémentarité entre des acteurs physiques et l’acteur internet que nous sommes. Les équipes de Casino sont satisfaites de cette collaboration ; nous le sommes aussi car nous pensons que les produits Casino sont de bons produits, recherchés par les Français.

Nous offrons, par ailleurs, la possibilité de prendre en charge le dernier kilomètre. Assurer la livraison chez le particulier revient à organiser les transports en commun de la livraison de produits à domicile. Cela ne concerne pas particulièrement les Parisiens, qui peuvent faire leurs courses à pied, mais plutôt les provinciaux qui n’auront plus à prendre leur voiture pour se rendre dans une grande surface. Les tournées étant optimisées au jour le jour, la livraison à domicile permet de minimiser les coûts de l’entreprise et de diminuer l’empreinte carbone, que vous ayez commandé un petit ou un gros colis. Nous ambitionnons d’innover dans ce domaine. Nos clients sont parfois en dehors de chez eux quand nous les livrons : il est donc important de trouver les moyens de livrer dès le premier passage. Il y a des progrès à faire de ce côté.

Enfin, concernant notre ambition dans le domaine de l’alimentaire, je ne souhaite pas évoquer nos plans futurs. Mais si l’on regarde le passé, il n’y a pas de raison que nous procédions différemment pour l’alimentaire que nous l’avons fait pour les autres catégories de produits. Nous voulons bâtir à long terme, de façon déterminée, une expérience client fondée sur un choix large, des prix justes et une livraison rapide. Notre objectif est de répondre aux besoins de l’ensemble de nos clients, où qu’ils se trouvent et quand ils le veulent.

Mme Barbara Bessot Ballot. Le système d’Amazon est tout simplement génial : nous aurions tous aimé l’inventer ! Votre entreprise a fait preuve d’ingéniosité à un moment où il fallait répondre à la demande des consommateurs et des fournisseurs – sans jamais produire vous-mêmes, d’ailleurs. Mais vous êtes un peu comme l’inventeur de l’avion, qui ignorait qu’il inventerait également le crash aérien. Aujourd’hui, les consommateurs et les PME ne peuvent plus se passer de vous et c’est complètement déloyal ! Les sociétés du commerce indépendant auront beau référencer leurs produits sur des sites internet propres, elles n’arriveront jamais à la cheville d’Amazon ! Certaines le vivent comme une sorte de prise d’otages. C’est la raison pour laquelle le législateur tente de remettre de la loyauté entre les commerçants. Qu’en pensez-vous ?

M. Frédéric Duval. Je ne sais si le système d’Amazon est ingénieux, en tout cas, il est innovant en ce qu’il s’adresse à l’ensemble des acteurs économiques, où qu’ils se trouvent sur le territoire. Ici, à Paris, nous avons tendance à penser que tous les services sont disponibles partout sur le territoire. Pour ma part, je viens de la presqu’île de Crozon, dans le Finistère : il n’est pas facile d’établir une entreprise et de vendre dans toute la France depuis ce petit territoire. Cette innovation est donc essentielle pour une PME.

Vous dites qu’on invente le crash en inventant l’avion : je n’ai pas l’impression d’être dans ce cas de figure. J’ai plutôt l’impression d’offrir des débouchés à des entreprises et de leur permettre de conquérir des marchés extérieurs. Le Conseil national du numérique, dont M. Mahjoubi a été président, a établi des mesures selon lesquelles à peine 16 % des TPE et PME françaises vendent en ligne, ce qui nous place au treizième rang européen, derrière les Allemands, les Suédois, les Italiens et les Espagnols. Nous offrons la possibilité à tous les acteurs économiques français de vendre partout en Europe.

Autre chiffre très important, selon des études indépendantes, 66 % des Européens sont acheteurs en ligne et parmi eux, 40 % ont acquis un produit en dehors de leurs frontières. Cela signifie que les marchandises circulent : les PME allemandes vendent en France, les PME françaises vendent en Italie, etc. Il est essentiel d’inciter nos PME à développer très fortement leur activité par le commerce en ligne. On aime les produits français en Allemagne, en Angleterre ou en Italie : il faut que les consommateurs de ces pays y aient accès.

Je voudrais vous raconter une anecdote personnelle. Vous connaissez peut-être la boutique spécialisée en arts graphiques, rue Soufflot ; elle était tenue par M. Dubois, un ami d’enfance. J’ai mis sept ans à le convaincre de commercialiser des produits de sa boutique en ligne. Petit à petit, il s’est mis à vendre à des Anglais, à des Espagnols, à des Italiens, et même à des Français qui ne seraient pas venus dans sa boutique. Cela ne représentait pas une part importante de son chiffre d’affaires – 5 % à 10 % – mais, grâce à cela, il a pu conserver son pas-de-porte plus longtemps. Ce mécanisme n’a donc rien d’un crash !

J’ai donc le sentiment qu’en faisant en sorte que les entreprises françaises vendent en ligne sur le site www.amazon.fr, je développe une certaine loyauté à l’égard de la France et de son tissu économique. Si j’organise l’Amazon Tour, qui va à Strasbourg, au Havre, à Lille, à Toulouse, à Marseille et même à Clichy, à côté de nos bureaux, c’est permettre aux entreprises locales de se développer et d’avoir du succès dans toute l’Union européenne.

Mme Barbara Bessot Ballot. Oui, vous avez raison, le modèle est bon en lui-même. Au départ, il représente une opportunité pour les commerçants indépendants, qui sont très tentés de la saisir. Mais tout se complique ensuite car cela revient à mettre le doigt dans l’engrenage, aucun autre canal de vente ne s’offrant à eux. Si eux-mêmes devaient développer un site internet, cela impliquerait un coût minimum de 15 000 ou 20 000 euros, qu’ils auraient bien du mal à absorber. En réalité, ils n’ont pas le choix : cela pose un problème d’équité.

M. Frédéric Duval. À vous écouter, Amazon serait le seul débouché possible en ligne : ce n’est pas vrai. Les places de marché sont nombreuses en France ; j’en ai recensé au moins six, qui sont des acteurs importants de l’internet français et qui offrent elles aussi des débouchés. Nous ne sommes donc pas les seuls présents en ligne, bien au contraire : nous sommes une entreprise plutôt petite en France.

M. le président Thierry Benoit. Disons que vous êtes l’illustration même de la mondialisation du commerce, puisque le consommateur, le producteur et le distributeur peuvent respectivement acheter, produire et distribuer des produits dans le monde entier.

Pour notre part, il est logique que nous regardions le commerce par le prisme français et que nous nous employions à organiser ce domaine en veillant, comme je le dis souvent, à ce qu’il y ait autant de liberté que possible et autant de régulation que nécessaire.

Les acteurs de la grande distribution, qui ont fait preuve de créativité depuis un demi‑siècle, ont souvent institutionnalisé leurs pratiques, contraignant le législateur, en quelque sorte, à leur courir après. J’observe que les nouveaux opérateurs, tels Amazon, avec la fougue des jeunes créateurs, sont tentés d’institutionnaliser eux aussi leurs pratiques. Sans doute est-ce ce qui vous a empêché de signer la charte chère au ministre Mounir Mahjoubi ?

M. Mounir Mahjoubi. Personne ici ne pense que vous êtes Satan et tout le monde connaît les histoires formidables de PME qui, grâce à Amazon, ont réussi à augmenter de 30 % ou 40 % leur chiffre d’affaires. Un jour, cela ne fonctionne plus, mais dans l’intervalle, ces anecdotes sont jolies à raconter. Je suis député du 19e arrondissement : trois habitants de mon immeuble ont réussi à décrocher un emploi dans le centre Amazon Prime Now que vous avez ouvert à la Porte d’Aubervilliers. C’est vrai, lorsque vous arrivez, on se bat pour figurer sur la photo et célébrer le fait que vous êtes en train de créer des centaines et des milliers d’emplois ! Mais cela ne change rien à la responsabilité et à la transparence que l’on est en droit d’exiger de vous.

La grande distribution française a permis de faire baisser les prix, a offert des expériences d’achat comme nulle part ailleurs en Europe, a donné aux consommateurs un pouvoir – un pouvoir d’achat, un pouvoir de décider – mais elle a aussi institutionnalisé des pratiques que nous avons dû réguler. Nous n’avons jamais considéré ces acteurs de la grande distribution comme des grands méchants N’allez pas croire que nous vous considérons comme tels simplement parce que nous voulons réguler et donner à vos clients de bonnes raisons de vous apprécier.

Il ne faut pas voir dans la création de ces 1 700 emplois un amour particulier pour la France ou un geste sympathique de la part du siège social américain vis-à-vis de notre pays : la France est l’un des plus beaux marchés en Europe et dans le monde ! Les Français sont riches, ils aiment acheter sur internet, le potentiel de transformation des non-consommateurs numériques en consommateurs numériques est très élevé, et de surcroît, les PME étaient en retard. J’ai adoré vous entendre, monsieur Duval, retourner l’une de mes déclarations contre moi : oui, ces PME doivent se numériser.

Toutefois si aujourd’hui nous vous parlons de cas de déréférencement, si nous évoquons avec vous la logique du prix toujours plus bas et celle d’auto-concurrence, si nous vous demandons de nous expliquer l’impact fiscal de vos pratiques, ce n’est pas parce que nous voulons que vous partiez mais parce que nous souhaitons que vous fassiez preuve de plus de transparence. Je ne crois pas que vous êtes le diable, mais je pense que votre peu d’appétence pour la transparence est profondément ancrée dans la culture de votre entreprise. Vous rendez-vous compte ? Aux six questions que je vous ai posées, vous avez répondu à deux reprises que vous ne saviez pas et vous avez expliqué quatre fois que je n’avais franchement rien compris, que j’étais peut-être un peu trop bête parce que cela coulait pourtant de source. Autrement dit, vous n’avez répondu à aucune de mes questions, vous contentant de tourner autour. Il est très agréable de vous écouter car vous parlez fort bien – vous avez été recruté pour cela –, mais comme M. Bénard, vous ne répondez jamais. Lorsqu’un dirigeant d’entreprise m’explique qu’il ne sait pas ce que représente son quatrième produit le plus vendu dans son chiffre d’affaires, je ne le crois pas. Demandez donc à Michel-Édouard Leclerc combien lui a rapporté une remise sur une période donnée, il vous donnera immédiatement le montant – c’est d’ailleurs ainsi qu’il évalue ses directeurs de magasin, ses acheteurs et toute la bande !

Je ne vous crois donc pas. Vous devez réaliser – cela a été long pour Facebook et sans doute vous faudra-t-il plus de temps encore – que la plus grande des intelligences consiste à discuter avec le législateur de façon pertinente et transparente, pour trouver avec lui la meilleure solution. Mon rêve, c’est que vous ouvriez plein d’entrepôts et que vous créiez plein d’emplois en France, mais que les consommateurs puissent avoir le choix entre Amazon et d’autres, qu’ils puissent se poser la question de l’impact des différentes formes de commerce, que les centres villes soient revitalisés. Et à la fin, nous serons tous très heureux.

Reste que je sortirai de cette audition avec le sentiment que vous n’avez répondu à rien.

M. Frédéric Duval. Ce n’est pas une question, c’est une affirmation…

M. Mounir Mahjoubi. Je vous ai questionné à nouveau.

M. Frédéric Duval. … je ne répondrai donc pas.

M. le président Thierry Benoit. Je voudrais appuyer le propos de Mounir Mahjoubi. Nous arrivons au terme de nos travaux, le rapporteur s’apprête à rédiger son rapport, et nous constatons que certaines personnes auditionnées ont eu l’art de ne pas répondre à nos questions, du moins pas aussi précisément que nous le souhaitions.

M. Hervé Pellois. La France a connu au quatrième trimestre 2018 et au début de l’année 2019 un phénomène social qui a largement perturbé le commerce de proximité, en entraînant notamment des difficultés dans les transports. Un rapport d’information de l’Assemblée nationale, présenté la semaine passée, fait état des pertes occasionnées dans les différents secteurs d’activité. Or il semble qu’un secteur ait bénéficié de cette situation, le vôtre. Pouvez-vous nous fournir des chiffres ? J’imagine que vos activités font l’objet de bilans mensuels.

M. Frédéric Duval. Je me suis déjà exprimé sur ce sujet. En effet, la France a connu, du 17 novembre jusqu’à la fin du mois de décembre, une situation très difficile. Très vite, certains ont expliqué qu’un report de ventes se produisait vers internet et un certain nombre d’acteurs économiques majeurs, dont des ministres, se sont exprimés en ce sens. Depuis, on a pu mesurer la réalité de ce prétendu report. Il n’a pas eu lieu. Ce n’est pas moi qui le dis, mais la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD), des gens sérieux. C’est l’activité de commerce dans son ensemble qui s’est contractée, ce que j’ai d’ailleurs pu mesurer sur le site www.amazon.fr.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je dois malheureusement m’absenter, mais je voudrais abonder dans le sens de M. Mahjoubi. Cette commission d’enquête a beaucoup travaillé, nous nous sommes efforcés de décortiquer et de comprendre la mécanique de la grande distribution. Je dois avouer que le fonctionnement d’Amazon me paraît très complexe. Pourtant, les termes que vous utilisez se rapprochent de ceux de la grande distribution – vous parlez de plans promotionnels, d’acheteurs, d’espaces de vente, de déréférencement –, et vos fonctionnalités sont presque les mêmes. Mais il n’y a aucune réglementation derrière, si bien que vous passez complètement sous le radar de la loi française. C’est en tout cas mon sentiment.

Peut-être que ce manque de transparence m’obligera, en tant que rapporteur de la commission d’enquête, à faire des propositions qui n’iront pas dans votre sens. Je peux le déplorer. J’espère que nous pourrons travailler ensemble avant la rédaction du rapport afin que ma vision de votre entreprise et de son fonctionnement change. Autrement, je serai contraint de proposer des mesures qui ne vous conviendront peut-être pas. Iront-elles dans le sens de l’histoire ? Ce que je sais, c’est que je ferai tout pour protéger le consommateur, l’agriculteur, le transformateur, l’industriel français, face à un groupe qui, à mon goût, manque de transparence. J’ai besoin de personnes qui m’aident, pas d’individus qui bâtissent des murs et qui empêchent toute communication pour faire leurs affaires de leur côté et laisser le législateur légiférer de l’autre.

Un grand dirigeant de la grande distribution a déclaré : « La loi, je m’assois dessus quand elle est contre moi ! » – nous le recevrons demain. Je pense qu’il révisera son jugement car il aura sans doute besoin de nous contre les nouvelles initiatives des sites internet.

J’espère que nous pourrons nous revoir dans un contexte différent, où la transparence prévaudra.

M. Frédéric Duval. J’ai pourtant le sentiment d’avoir répondu à vos questions, monsieur le rapporteur, mais sans doute n’était-ce pas suffisant. Je comprends que la mécanique de l’entreprise Amazon soit difficile à appréhender, elle est nouvelle et différente de celle de la distribution classique ; mais comme vous l’avez dit, nos pratiques sont assez comparables. Je veux vous convaincre qu’elles sont bonnes, qu’elles donnent lieu à des relations équilibrées avec les fournisseurs et qu’elles protègent très efficacement les consommateurs dans leur acte d’achat.

Les visites sur notre site en France sont de plus en plus nombreuses, nous comptons désormais chaque mois 30 millions de visiteurs uniques. Des dizaines de milliers d’entreprises vendent maintenant par notre intermédiaire et trouvent un débouché à leurs produits. Légiférer et faire obstacle à une telle évolution seraient dommageable pour les consommateurs comme pour les entreprises.

M. le président Thierry Benoit. Bien que vous soyez une entreprise internet, agissant dans le domaine virtuel, vos quelque 10 000 collaborateurs, vos négociateurs, vos entrepôts sont physiquement installés en France. Quel lien l’entreprise Amazon France entretient-elle donc avec les territoires ? Vous avez fort habilement parlé de la Creuse ou du Finistère et nous ne pouvons que nous en féliciter, car la territorialité fait partie de nos préoccupations. Le rapporteur me glissait à l’oreille qu’Intermarché, Leclerc, Super U, Carrefour sont aussi des acteurs territoriaux, qui donnent un coup de main au club de football ou à l’association de basket et aident au financement de divers équipements locaux.

Par ailleurs, vous partagez avec vos prédécesseurs – ou vos précurseurs – que sont les grands distributeurs classiques, les mêmes éléments de langage, la même stratégie. Comptez‑vous aussi développer leurs marques, ainsi qu’une marque de distributeur (MDD) qui vous serait spécifique ? Je reprends l’exemple de l’entreprise creusoise : si son savoir-faire sied aux consommateurs français, vous pourriez lui suggérer d’apporter à ses produits une touche allemande ou une connotation espagnole qui pourrait séduire au-delà des frontières.

M. Frédéric Duval. Merci de me permettre de m’exprimer sur la territorialité, un élément essentiel qui fait notre différence par rapport à certaines grandes entreprises américaines.

Quand je suis arrivé chez Amazon, il y avait deux sites en France : des bureaux de 300 m2 à Paris où travaillaient dix-neuf personnes et un petit centre de distribution, qui louait des entrepôts à l’entreprise Lexmark à Boigny-sur-Bionne, à côté d’Orléans. Depuis, nous avons ouvert vingt sites, répartis sur l’ensemble du territoire. Les cinq centres de distribution se situent à Lauwin-Planque, à Boves, à Saran, à Chalon-sur-Saône et à Montélimar et un sixième ouvrira prochainement à Brétigny-sur-Orge. Nous y employons des personnes sans forcément beaucoup de qualification, nous les formons et leur permettons ainsi d’entrer dans la vie professionnelle – il y a très peu de turn over, nos personnels ne nous quittent quasiment pas – ; chaque centre de distribution compte entre 500 et 1 500 CDI. En aval de ces centres de distribution fonctionnent deux centres de tri de colis. Enfin, des dizaines d’agences de livraison, en région parisienne, à Lyon, à Lille, à Strasbourg, etc., se chargent du dernier kilomètre.

L’empreinte territoriale de notre activité est pour nous déterminante : lorsque nous sommes implantés quelque part, nous participons à la vie de la commune, par nos impôts par exemple. Vous avez parlé d’implication dans le sport : Amazon subventionne la Ligue nationale de basket-ball et trente-six clubs des divisions A et B bénéficient aujourd’hui de ce partenariat. Nous avons des activités plus locales autour de nos vingt sites, partout en France, et nous travaillons notamment avec des associations caritatives.

Sur le même sujet, permettez-moi d’évoquer encore la « Boutique des producteurs », où nous vendons des produits finis « made in France », offrant aux producteurs locaux des débouchés qui leur permettent de se développer.

Les MDD d’Amazon représentent moins de 1 % de notre chiffre d’affaires, la plus connue étant AmazonBasics. Nous tentons de développer ces marques dans les catégories ou les parties de catégories où il y a peu d’offres afin d’apporter un complément.

Mme Martine Leguille Balloy. Une question en marge, mais qui nous intéresse beaucoup car elle a trait aux territoires et à l’agroalimentaire : il a été annoncé à grand bruit que Jeff Bezos avait pris des actions dans Beyond Meat, une société spécialisée dans la production de substituts de viande et de viande in vitro, et qu’il s’apprêtait à utiliser les relais d’Amazon pour distribuer ces produits en Europe. Je vois que vous n’avez pas l’air au courant.

M. Frédéric Duval. Non, vous me l’apprenez. Je n’ai pas de commentaires à faire.

Mme Martine Leguille Balloy. Peut-être pourrez-vous vous informer et nous dire ce qu’il faut craindre de cette initiative ?

M. le président Thierry Benoit. Messieurs, il me reste à vous remercier et à vous demander de nous transmettre les éléments que le rapporteur vous a indiqués.

L’audition se termine à dix-neuf heures.

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92.   Audition, ouverte à la presse, de M. Michel-Édouard Leclerc, président de l’Association des centres distributeurs E. Leclerc, et de M. Alexandre Tuaillon, directeur des affaires publiques E. Leclerc

(Séance du mercredi 24 juillet 2019)

L’audition débute à quinze heures cinq.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux, en accueillant cet après‑midi M. Michel‑Édouard Leclerc, président de l’Association des centres distributeurs E. Leclerc, plus communément appelée Acedelec, ainsi que M. Alexandre Tuaillon, directeur des affaires publiques.

Avant de vous donner la parole, monsieur Leclerc, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Michel-Édouard Leclerc et M. Alexandre Tuaillon prêtent successivement serment.)

L’audition est ouverte à la presse. Mais si nous abordions des questions d’ordre confidentiel ou hautement stratégiques pour vous, nous pourrions sans difficulté organiser un huis clos.

M. Michel-Édouard Leclerc. Pour commencer, je voudrais vous remercier d’avoir reporté cette audition. J’ai été très sensible à votre geste.

C’est avec passion, sincérité et pugnacité que je me présente devant vous. Sans vouloir nourrir le moindre sentiment d’anti-parlementarisme, ni vous donner des leçons, je trouve, à l’instar d’Alexandre Bompard de Carrefour, que votre commission est « à charge » contre mon métier de distributeur. Vous ne faites pas trop dans la nuance : ni dans vos questions et vos investigations, ni dans vos commentaires sur les réseaux sociaux. C’est un parti pris, qui m’incite à défendre le mien, c’est-à-dire à valoriser mon métier. Celui-ci, comme beaucoup d’autres, est dans une phase de mutation considérable, du fait de la digitalisation, de la mondialisation, du changement de dimension et de l’accroissement du nombre d’acteurs.

En vous focalisant sur la distribution, plus particulièrement dans sa relation commerciale avec l’industrie, notamment au regard de la négociation, vous avez pas mal dérivé par rapport au projet initial. Vous ne pouvez pas, de ce fait, resituer ces points dans un contexte qui les explique.

La spécificité française a une explication. Or, à vous concentrer exclusivement sur la distribution, vous exonérez dans votre étude les autres acteurs économiques et, peut-être, vous-mêmes.

La loi EGAlim, que M. Stéphane Travert, ici présent, a fait voter lorsqu’il était ministre de l’agriculture, se fonde sur des principes qui avaient été définis par le Président de la République dans son discours de Rungis : il avait fait appel au bon vouloir de tous et interpellé les acteurs de la filière pour que chacun se bouge. Je n’ai, alors, ni entendu ni vu Monsieur Macron donner de coup de pied à la distribution. Même si Leclerc a été présenté comme le mouton noir de l’opération, la distribution est le vecteur sur lequel tout le monde a compté, pendant les États généraux de l’alimentation, pour faire évoluer le modèle alimentaire français, en matière de durabilité, de qualité, de sécurité ou de valorisation. Tout le monde a bien vu qu’avec cette narration collective fédérant l’ensemble des acteurs, nous avions les arguments pour mieux rémunérer les agriculteurs et les producteurs.

De fait, ce référent fonctionnait plutôt positivement puisqu’il a participé à l’accélération des ventes de bio ou encore à la prise en compte de la diversité des modèles alimentaires – et des disputes auxquelles ils donnaient lieu –, ce qui a permis de créer, pour reprendre vos mots, monsieur le Président Benoit, des « poches de valeur » qu’ont très bien assumées les producteurs et qui ont trouvé preneurs chez les consommateurs. Tout ce qui suscite le débat attire l’attention et, pour peu qu’elle soit bien rattachée à l’histoire collective qu’on est en train de bâtir, toute allégation nouvelle est positive. Leclerc, par exemple, a tout de suite adhéré au système d’étiquetage Nutri-Score. Nous avons également été parmi les premiers à souscrire au plan santé du Gouvernement ou encore aux plans relatifs aux énergies alternatives et à l’économie circulaire. Tout cela constituait un socle positif pour participer à la construction du nouveau monde.

Par la suite, les états généraux de l’alimentation ont été la cible d’une « OPA » (offre publique d’achat). Peut-être aurait-il fallu, pour équilibrer la toute‑puissance du ministre de l’agriculture, son aura et son efficacité, qu’existe un ministre de la consommation qui aurait représenté l’intérêt des consommateurs et permis un arbitrage. Il n’aurait pas été mal non plus de voir au Gouvernement un ministre du commerce. Cela fait au moins quatre ou cinq ans que je n’ai pas rencontré de ministre du commerce – je ne m’en plains pas s’il doit être à charge. En tout cas, ce serait bien que les intérêts de notre profession puissent être défendus, voire que nos initiatives puissent être stimulées, au lieu de nous diviser.

J’ai écouté, très scrupuleusement, toutes les auditions de votre commission, ce qui m’a permis d’étudier aussi bien le contenu de vos interventions et vos postures que vos questions. Entre nous soit dit, vous ne nous avez pas beaucoup mobilisés pour la prochaine négociation, ni donné beaucoup de crédit pour participer aux prochaines filières. Alors que nous sommes censés travailler à trois, plus l’administration, vous n’avez pas valorisé le travail de l’ancien ministre ici présent ni celui du ministre actuel. Il sera compliqué de rabibocher tout le monde à la rentrée…

Un distributeur a une activité propre, qui n’est pas seulement de distribuer des produits agricoles. Un distributeur a un métier qui ne se limite pas à la négociation : il choisit des offres et fait des sélections de produits, et le consommateur tranche. On a attisé les querelles corporatistes, alors que le politique – législatif ou exécutif – aurait dû essayer de fédérer les hommes.

Par ailleurs, il est incroyable de voir à quel point vous avez oublié, dans tous vos travaux, le paramètre de la concurrence. Les producteurs sont concurrents entre eux. Le concurrent du producteur de porcs breton, c’est le producteur du Sud-Ouest, le producteur espagnol, belge ou allemand.

Les industriels sont concurrents ! Le rival de Coca‑Cola, c’est Pepsi, ce n’est pas Leclerc. Le rival de Herta, c’est Fleury-Michon, ce n’est pas Carrefour. Le rival de Danone, c’est Sodiaal, ce n’est pas Casino ! Réduire la relation entre l’industrie et le commerce à la description des relations interprofessionnelles, c’est oublier qu’il existe des relations horizontales et, partant, c’est oublier que c’est vous qui avez façonné le droit de la concurrence, avec cinq lois en dix ans. Il est donc paradoxal que vous espériez nous voir nous entendre sur nos marges et sur nos prix avec l’amont, alors que vous nous l’avez interdit et que l’Autorité de la concurrence et la Commission européenne le sanctionnent. Vous n’avez pas suffisamment pris en compte la place de la concurrence dans votre questionnement. Vous ne pouvez pas demander aux salariés de filiales de Leclerc ou de Carrefour marchandises que vous interrogez, qui sont en bout de chaîne et ont des demandes contradictoires, d’appliquer un morceau de la loi que vous n’avez pas forcément bien écrite au détriment de l’application d’autres lois que vous avez faites.

Qui plus est, vous ramenez tout à la négociation. La négociation est un métier noble. Après tout ce que vous avez dit, vous aurez du boulot pour réhabiliter cette fonction, y compris dans le service public et au Parlement. La négociation, c’est ce qui fait que, dans votre rôle de gestionnaire de collectivité locale, vous ne prenez pas n’importe qui dans les cantines scolaires, pour construire les hôpitaux ou pour faire les ronds-points. Vous respectez une certaine codification, faites des appels d’offres, puis sélectionnez. Vous ne choisissez pas systématiquement le plus cher : vous ou vos négociateurs, qui ne sont pas des Bisounours et qui, je l’espère pour nous, citoyens et contribuables, n’y vont pas en enfants de chœur, négociez. Dans nos métiers, nous avons des négociateurs. Si ce n’est pas facile de négocier en période de déflation, ils ne méritent pas, pour autant, d’être stéréotypés.

Enfin, j’ai lu, monsieur le président, il y a deux jours, votre commentaire sur Twitter, selon lequel « C’est fini les prix bas ! ». Vous pouvez peut-être dire cela et ne pas être réélu. Mais si je me mets, moi, à le dire, non seulement je perds mes clients, mais ceux de vos électeurs qui viennent chez moi m’attribueront le fait que vous m’empêchez de faire des prix bas. Le prix bas n’est pas l’ennemi. Le législateur a prévu la possibilité d’établir des prix de crise. Si vous estimez que les prix sont trop bas, prenez des dispositions et venez nous chercher pour aller plaider tous ensemble à Bruxelles en faveur de nouvelles dispositions. Dans le contexte européen de déflation, vous êtes très peu nombreux à avoir plaidé en faveur de la création d’un système de prix bas que nous aurions tous pu respecter, dans la mesure où il n’y aurait pas eu de discrimination. Vous n’avez pris aucune disposition sur les prix bas. Notre métier, chez Leclerc, notre différence, notre revendication, c’est d’essayer d’être moins chers que nos concurrents. Moins cher, cela ne signifie pas le prix le plus bas sur n’importe quoi. Mais notre idée est d’être le plus bas, que l’on vende une 2 CV ou une DS, ce qui ne veut pas dire que nous ne vendons pas de DS !

Vous parlez indifféremment du prix pour le consommateur et du prix tarif du fournisseur, alors que ce n’est pas la même chose. Si Leclerc, Intermarché ou Lidl sont moins chers sur le marché de 25 % par rapport à Monoprix, ce n’est pas parce que Monoprix a acheté 25 % plus cher à l’agriculteur ou à l’industriel, c’est parce que nous n’avons pas le même modèle économique, ni les mêmes clients. À Landerneau, le Monoprix a fermé, parce que personne n’est capable d’y vendre à un tel prix. C’est pourquoi il me semble injuste de nous reprocher de vendre moins cher, parce que nous avons une clientèle dont on a désindexé les salaires et qui rame pour finir le mois. Il y a un paradoxe à exiger de nous que nous augmentions nos prix, quand le politique ne l’assume pas. Lors de son audition, monsieur Philippe Chalmin vous a dit, de manière très imagée, comme à son habitude, que le prix de la tranche de jambon vendue en magasin ne faisait pas le prix du porc versé à l’agriculteur. Le président de l’Interprofession nationale porcine (INAPORC) vous a dit la même chose. Il faudrait donc arrêter de cibler le distributeur pour dire le contraire !

Monsieur Benoit, il y a deux jours, vous vous interrogiez sur la destruction de valeur. Là aussi, nous sommes en pleine confusion sémantique. Victor Hugo est enseigné dans toutes les écoles françaises. Est-ce que cela le dévalorise qu’il soit vendu en livre de poche ou que son œuvre soit accessible gratuitement dans sa version numérique ? Est-ce que c’est le prix de vente du livre de Victor Hugo qui fait la valeur de Victor Hugo ? Cela dévalorise-t-il le livre que Leclerc fasse une remise systématique de 5 %, comme la loi Lang l’y autorise, et qu’un libraire ne la fasse pas systématiquement ? Une telle terminologie renvoie à une idéologie soviétique très planificatrice. Chaque profession peut créer de la valeur.

Quand j’étais adolescent et que j’accompagnais mon père, des viticulteurs ont mis le feu aux chais de M. Doumeng, à Sète. À cette époque, dans la presse locale, il y avait une page consacrée au cours du vin qui déterminait le revenu des viticulteurs. Ils se sont pris en main ; ils ont arraché les mauvaises vignes, fait de la qualité, travaillé les AOC et développé des labels. Tous ne sont pas Crésus, mais il n’y a pas un viticulteur pour venir demander aux distributeurs, même à l’occasion des foires au vin, de faire un transfert de valeur ajoutée de l’aval vers l’amont. Nous travaillons bien ensemble, parce que chacun a pris sa part dans le processus de création de valeur. Le rôle du distributeur est précisément de promouvoir le travail de l’agriculteur sur la valeur.

Leclerc, qui est devenu votre mouton noir, est d’accord pour travailler avec l’ensemble des professionnels à une meilleure rémunération des agriculteurs. Par ailleurs, M. Travert pourra vous le dire, on m’avait mis de côté, mais j’ai signé…

M. Stéphane Travert. C’est moi qui suis venu vous chercher !

M. MichelÉdouard Leclerc. Je vous ai arraché des mains la version numéro vingt-sept, la veille de la signature !

M. Stéphane Travert. Pas la veille !

M. MichelÉdouard Leclerc. Soit, quatre jours avant ! Pour la petite histoire, c’est quand même grâce à Mme Lambert qui a fait une erreur de sms que j’ai su que vous étiez tous d’accord pour signer la charte…

Nous ne voulons pas être le mouton noir des accords de la loi Egalim et des états généraux, auxquels nous avons participé et dont nous sommes aujourd’hui un très bon acteur. Vous avez dit, et votre successeur après vous, que les choses bougeaient lentement, mais que le temps de l’entreprise n’était pas celui des médias. Nous nous sommes associés, avec Intermarché, au sein de la Fédération du commerce associé (FCA) pour être représentés dans les filières – nous n’avons d’ailleurs pas encore reçu beaucoup de réponses des personnes concernées. Je voudrais que nous retrouvions un peu de sérénité et que le politique cherche à nous rassembler, pour atteindre l’objectif d’une meilleure rémunération grâce à une plus grande valorisation des produits français, dans le respect du métier de chacun.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie, monsieur Leclerc. Je vais vous donner quelques éléments pour resituer le contexte de notre commission d’enquête et des auditions. Cela fait des années que je souhaitais la création d’une telle commission. Député depuis 2007, j’ai suivi d’assez près les travaux de la loi de modernisation de l’économie (LME), que l’on appelait, à l’Assemblée nationale, « la loi Michel-Édouard Leclerc » – sans être affectueux, ce n’était pas non plus méchant. Les députés disaient que Michel-Édouard Leclerc était venu faire son marché à l’Élysée…

Depuis cette époque, il a toujours subsisté une interrogation autour du déséquilibre dans les relations commerciales. Comme moi, vous avez connu les lois Royer, Galland, LME, Sapin 2 et EGAlim. Je pense qu’il n’y a rien de mieux, pour un parlementaire, que de réaliser un travail de fond, et c’est ce que nous faisons, avec Grégory Besson-Moreau, depuis le 26 mars.

Nous avons décidé d’auditionner l’ensemble des acteurs, de l’amont à l’aval, en commençant par les fédérations professionnelles, les interprofessions, les PME, les entreprises de taille intermédiaire et les multinationales, pour arriver aux enseignes de la distribution et à leurs regroupements. Depuis plusieurs années, des députés sont interpellés sur la question du regroupement à l’achat. Cela fait quatre mois que la quasi-totalité des acteurs que nous auditionnons nous disent que le contexte français des négociations commerciales est très tendu, mais également qu’il existe des pratiques que l’on peut qualifier d’abusives et de déloyales, qui ont tendance à se déporter des multinationales, qui sont les interlocutrices des centrales européennes et internationales, vers les entreprises de taille intermédiaire et les PME.

Il est vrai que votre nom, et celui de vos centres, a été cité à plusieurs reprises. Mais vous aurez pu constater sur mon fil Twitter que j’ai bien pris garde de ne faire aucun commentaire personnel. J’attends pour cela, volontairement, la fin des auditions. Si j’ai procédé à quelques retweets et parfois retweeté également quelques journalistes qui avaient repris certaines expressions, monsieur Leclerc, je n’ai jamais parlé de la fin des prix bas. Je pense que le consommateur doit payer le « juste prix ». Le nom de Leclerc apparaît, parce que vous êtes, en matière de communication, le n° 1 ! Cela me fait un peu plaisir, parce que vous êtes un Breton, comme moi. J’aime l’entrepreneur breton qu’est Michel-Édouard Leclerc ! Mais vous êtes aussi le chantre du prix cassé, du prix bas à tout prix.

Sans être le porte‑parole du Gouvernement ni du Président de la République, je sais que ce qui a animé Emmanuel Macron et son ministre de l’agriculture, Stéphane Travert, pour créer les états généraux de l’alimentation. C’était l’idée que chacun des acteurs devait prendre ses responsabilités. Le Président a aussi encouragé chacun à tirer la production française, plus particulièrement la production agricole et agroalimentaire, vers l’excellence sanitaire, alimentaire et environnementale, des enjeux qui ont été au cœur du débat des États généraux de l’alimentation. Ce qui me peine, monsieur Leclerc, comme je vous l’ai dit dans le TGV un jour, c’est de voir les agriculteurs trimer et avoir du mal à tirer un revenu correct du fruit de leur travail, notamment dans l’élevage, qui nécessite un travail sept jours sur sept, alors même qu’ils répondent à toutes les attentes des gouvernements et des politiques publiques depuis l’après-guerre : du volume, de la qualité, de la sécurité sanitaire, de l’environnement, du bien-être animal.

Pour mon troisième mandat de député, j’ai considéré qu’il était de ma responsabilité de créer une commission d’enquête pour travailler sur le fond de cette question. Votre nom apparaît, mais c’est normal, puisque vous êtes le fer de lance de la distribution en France et celui qui communique le plus. Vous n’hésitez d’ailleurs pas à piquer, voire à moucher les pouvoirs publics, notamment politiques.

Pour revenir aux négociations commerciales, ce que nous appelons de nos vœux, avec le rapporteur, ce sont des négociations collaboratives et non plus menées dans la confrontation. Le bas prix à n’importe quel prix détruit de la valeur. Je comprends le principe du regroupement à l’achat, il y a trente ou quarante ans, pour travailler sur les volumes, les délais de paiement, les marges arrière, le seuil de revente à perte (SRP) ou les promotions – il y a, dans ce cas, une connexion directe avec le produit. Mais, aujourd’hui, la question des centrales et de leurs services m’interpelle, surtout lorsque, comme on nous l’a souvent dit, la nature des services est mal définie et que l’on sent qu’elles sont là pour jauger la capacité de leur interlocuteur à faire de la croissance et capter des contributions financières en fonction de leur état de santé. J’ai peur pour la production industrielle en France. De fait, les multinationales qui investissent chez nous pourraient aussi le faire ailleurs : si les négociations commerciales deviennent trop difficiles, elles limiteront leurs investissements en France.

Vous m’aurez aussi entendu dire à plusieurs reprises, monsieur Leclerc, que l’Union européenne, les parlementaires européens, doivent faire le même boulot. Je comprends la mondialisation et la globalisation du commerce. Hier, nous avons auditionné le délégué général d’Amazon – une firme emblématique de l’évolution du commerce. Pour ma part, je considère que faire du commerce, c’est communiquer. Vous-même êtes un excellent commerçant parce que vous êtes un excellent communicant. Mais, bon sang, il me semble qu’on doit pouvoir s’adapter au monde moderne dans le respect de l’humain !

C’est d’ailleurs un peu votre angle d’attaque, puisque ce qui ressort de votre discours, c’est votre volonté d’apprendre aux personnes ayant de faibles revenus comment mieux vivre en achetant des denrées alimentaires à bon marché. De mon côté, je préférerais que les gens perçoivent des salaires plus élevés, que chacun puisse tirer un revenu décent de son travail, et que la valeur ajoutée, la richesse créée, soient équitablement réparties entre l’ensemble des acteurs – les producteurs, les industriels et vous autres, les commerçants.

Monsieur le président, j’ai sous les yeux l’organigramme du groupe Leclerc. Il me semble complexe : il y a l’Association des centres distributeurs Leclerc, le groupement d’achats Leclerc, Scamark, les centrales régionales territorialisées – notamment la SCAOuest dans l’ouest –, la Scabel en Belgique, Coopelec et Coopernic. Vous qui êtes le président de l’Association des centres Leclerc, pouvez-vous nous préciser qui est le patron de ces centres en France ?

M. Michel-Édouard Leclerc. J’ai bien noté, en visionnant les auditions précédentes, que vous aviez un problème avec notre organigramme, mais le problème vient vraiment de vous ! Une coopérative, c’est une coopérative. J’ai vu que vous aviez parfois fait des remarques aux agriculteurs et à certains représentants des coopératives agricoles, en émettant des doutes sur la transparence de leur mode de fonctionnement et en soulignant que certains agriculteurs ne savaient pas combien leur coopérative vendait les biens qu’ils avaient contribué à produire. De tels reproches ne sauraient nous être adressés, car nous sommes une vraie coopérative.

M. le président Thierry Benoit. Qui en est le président ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Olivier Huet, que vous avez reçu, est le président de la coopérative nationale. Il y a, par ailleurs, seize coopératives régionales en France, et nous sommes présents dans quatre autres pays au moyen de représentations coopératives.

Au cours de notre histoire, il nous est arrivé d’acheter des sociétés anonymes. Vous connaissez les règles de l’exclusivisme coopératif : on ne peut pas toujours vendre à des tiers à partir d’une coopérative et une coopérative ne peut pas toujours posséder une société anonyme. Mes cours de droit remontent à assez loin, mais je me rappelle tout de même qu’il existe des organes intermédiaires permettant à une coopérative d’acheter une société anonyme. La société agroalimentaire Kermené, dans les Côtes-d’Armor, qui emploie 3 500 personnes dans le secteur de la charcuterie et des plats transformés, est une société anonyme, filiale du groupement d’achats Leclerc – qui, à l’origine, n’en était pas un.

Le groupement coopératif des centres Leclerc a aussi acheté une banque, qui était l’une des dernières sociétés en nom collectif (SNC) de France – je ne sais même plus ce que la Commission bancaire avait exigé à l’époque. Ce que je veux dire, c’est que notre organigramme est hyper facile à lire par rapport à d’autres, par exemple ceux de Nestlé, de Total, de Procter, d’Unilever ou de Sodiaal. Il ne faut pas exagérer ! Si vous avez vraiment besoin d’un tableau récapitulatif, je vous le ferai tout à l’heure sur un coin de table, mais franchement, il n’a rien de très compliqué, et il est même enseigné dans toutes les écoles de commerce !

Ce que vous devez retenir, c’est que ni mon père ni moi n’avons jamais été président du groupement des centres Leclerc, ni au niveau local, ni au niveau régional, ni au niveau international. La seule mission que j’assume actuellement est celle de membre fondateur de Coopernic, notre alliance internationale. Cette alliance est née de la rencontre d’hommes qui ont estimé que, quelles que soient leurs fonctions, ils devaient être là pour assurer un montage un peu chaotique d’une entité dont nous ne savions pas trop, à l’heure où les technologies digitales arrivaient, ce qu’elle ferait. Je note que vous avez consacré une dizaine d’heures à auditionner des représentants de notre groupe – à ce jour, celui que vous avez ausculté le plus minutieusement.

M. le président Thierry Benoit. Leclerc est aussi l’organisation la plus tentaculaire, du niveau régional au niveau européen !

M. Michel-Édouard Leclerc. Je ne suis pas d’accord. Mes principaux fournisseurs et ceux que vous avez reçus à huis clos ont des organisations beaucoup plus complexes que la nôtre, du fait qu’ils entretiennent une séparation entre le management financier et l’actionnariat.

M. le président Thierry Benoit. Ce n’est pas évident.

M. Michel-Édouard Leclerc. Le groupe de Jean-Charles Naouri, par exemple, est tellement complexe que je connais plus d’un banquier qui a du mal à s’y retrouver ! Notre organisation est simple, mais vous devez comprendre qu’elle s’est forgée au cours d’une histoire de soixante-dix ans. Quand vous interrogez des salariés qui ne sont là que depuis quatre ou cinq ans, il est évident qu’ils ne connaissent pas toujours cette histoire.

D’ailleurs, si je peux me permettre une petite pique, je note que vous n’interrogez pas Bernard Arnault, qui est le principal actionnaire de Carrefour ; vous n’interrogez pas davantage Jean-Charles Naouri, à la tête d’un groupe immense. Or ils sont tous deux concepteurs d’une organisation ayant des finalités fiscales et financières, et faisant intervenir des fonds d’investissement. Par rapport à eux, notre organisation actuelle porte peut-être un peu la marque des tâtonnements ayant présidé à son élaboration au fil du temps. D’aucuns diront que nous sommes une armée mexicaine, oubliant, d’ailleurs, que l’armée mexicaine a battu celle de Napoléon III et repris le Nouveau-Mexique à la France !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Monsieur le président Leclerc, je vous remercie de vous être déplacé aujourd’hui. Je ne suis guère convaincu par le numéro de victimisation auquel vous vous livrez ici. Vous vous doutez bien que je ne peux qu’être étonné de vous entendre dire qu’on ne vous appelle pas, alors qu’au moment de l’examen de la loi EGAlim, j’ai fait cinq tentatives, restées vaines, pour contacter vos services ! Vous aviez beau dire et répéter qu’il n’y avait pas de meilleure méthode que celle de Leclerc, on vous sentait un peu fébrile à l’annonce du relèvement du seuil de revente à perte ; c’est pourquoi j’aurais souhaité que vous vous exprimiez sur ce point. Or, à cinq reprises, on m’a répondu que vous ne souhaitiez pas travailler avec moi – mais c’est le passé, et je ne m’appesantirai pas sur ce point.

Vous parlez souvent de courage politique au sujet des prix bas. Pour ma part, j’ai le courage politique de dire que le prix bas n’est peut-être pas l’avenir, mais que le prix juste et le prix éthique le sont. La politique consistant à menacer ses partenaires et à chercher à se soustraire à la réglementation française n’est pas la mienne, et je ne doute pas qu’avec la bonne foi qui vous caractérise, vous saurez convaincre le tribunal devant lequel vous irez prochainement qu’elle n’est pas la vôtre non plus.

Vous avez évoqué tout à l’heure les revenus du monde agricole. Aujourd’hui, un caddie de grande surface est composé aux trois quarts de produits agroalimentaires. Selon vos services, environ 60 % de ces produits sont achetés à la baisse, en moyenne de 10 % à 15 %, depuis cinq ans. Même si votre méthode est enseignée dans les meilleures universités, monsieur Leclerc, je suis curieux de comprendre comment une addition de moins peut aboutir à plus de revenus pour les agriculteurs. J’aimerais surtout savoir quelle sera leur situation dans dix ans, quand la poursuite de cette logique déflationniste aboutira à une baisse de 30 % ou 35 % des prix qui leur sont servis. Peut-être que quelque chose m’échappe, mais j’ai vraiment envie de comprendre cette mécanique.

M. Michel-Édouard Leclerc. Sachez que si vous avez besoin de ma contribution pour aider à améliorer le revenu des agriculteurs, j’ai des idées ; mais vous ne les avez, malheureusement, jamais reprises. Je suis d’accord avec M. Biero, le directeur exécutif achats et marketing de Lidl, pour souhaiter l’instauration de prix minimum. Quand le marché ne rémunère pas suffisamment les hommes, il faut savoir faire de la politique pour y remédier – c’est précisément votre rôle. De notre côté, nous pouvons respecter un prix minimum, mais nous demander de le mettre en place sans consacrer ce principe par la loi, ce n’est pas correct !

Avant votre arrivée, c’est-à-dire dans l’ancien monde – où l’on croisait néanmoins les mêmes hommes –, Leclerc et Intermarché ont eu droit à un beau chantage, pratiqué en haut lieu – j’aurai l’élégance de ne pas citer de noms –, pour les obliger à soutenir le cours du porc à Plérin. Nous l’avons fait, montrant ainsi que nous sommes mobilisables. C’est pourquoi je trouve malvenu de sous-entendre aujourd’hui que nous serions systématiquement opposés à la mise en œuvre de solutions visant à soutenir le revenu des agriculteurs. Vous pourrez en demander confirmation à M. Le Foll et à M. Le Drian, nous avons proposé les prix minimums, nous avons proposé de participer à un fonds d’entraide aux producteurs, auquel auraient contribué tous les distributeurs et les industriels de l’agroalimentaire. Cela me paraissait une bonne idée, et je crois que vous y étiez également favorable, Monsieur Travert.

M. Stéphane Travert. C’est vrai.

M. Michel-Édouard Leclerc. Mais l’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation (ILEC) et l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) se sont prononcés contre, et cette proposition n’a pas été retenue. J’insiste sur le fait que nous acceptions de prendre sur nos marges, sans répercussion sur les consommateurs, afin de participer à ce fonds. Nous avions déjà bien fait avancer ce projet, notamment avec Guillaume Roué, le président d’INAPORC, que vous avez reçu.

Il serait temps d’arrêter de prendre la grande distribution pour le cache-sexe couvrant l’absence d’une politique agricole qui soutiendrait les revenus des agriculteurs, par exemple en répartissant les subventions en fonction des objectifs alloués. On voudrait bien comprendre où sont passés les 100 milliards d’euros de subventions à l’agriculture – une somme payée par les consommateurs et les contribuables – et comment il se fait qu’avec cette somme colossale, il y ait encore des pauvres dans l’agriculture. Pour ma part, je suis prêt à prendre part à une réflexion sur ce point.

M. le président Thierry Benoit. Nous avons compris…

M. Michel-Édouard Leclerc. Je n’en suis pas certain !

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Leclerc, je veux bien croire que vous feriez un excellent ministre du commerce, mais nous devons avancer et je constate que vous n’avez pas répondu à la question posée par notre rapporteur.

M. Michel-Édouard Leclerc. Si vous avez retenu ma bonne volonté, c’est déjà ça, monsieur le président.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le président, je n’ai jamais douté de votre capacité de collaborer avec nous de manière constructive. Ce que je veux, c’est que nous puissions sortir un rapport en septembre. En attendant, je me garde bien de communiquer de quelque manière que ce soit. Je veux que ce rapport soit utile, que l’on puisse y puiser des choses intelligentes.

Par conséquent, pouvons-nous revenir à la question précise qui vous a été posée par M. le rapporteur, portant sur les notions de prix bas et de prix juste ? Nous devons être concis et avancer, car d’autres membres de cette commission ont des questions à vous poser.

M. Michel-Édouard Leclerc. Après en avoir discuté avec nombre de chefs d’entreprise des centres Leclerc ainsi qu’avec plusieurs de nos concurrents – qui, comme nous, en ont assez de jouer les boucs émissaires –, je peux vous répondre très clairement sur ce point. La législation que vous avez façonnée nous oblige tous à travailler au prix du marché. On peut déroger à ce prix quand le produit est transformé, argumenté, et qu’il peut dire son originalité : du point de vue du marketing et de la psychologie du consommateur, personne ne trouve à redire que l’on doive payer plus cher un produit bio, un produit régional, ou un produit bénéficiant d’une appellation justifiant de son origine.

À l’inverse, qu’est-ce qui justifie de payer plus cher un produit de mass market, sur un marché désormais largement ouvert – par la volonté du législateur – à l’Europe, voire au monde entier ? Dans ce contexte, conclure une entente verticale avec des producteurs, c’est compliqué. Je vous réponds donc très simplement que oui, nous acceptons de payer les produits un peu plus chers. D’ailleurs, quand nous avons dû signer des accords avec Danone et Lactalis – à l’aveugle, puisqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement –, nos acheteurs avaient compris que le surprix payé à Danone et à Lactalis permettrait une meilleure rémunération du producteur. Nous n’avons pas bénéficié de la transparence dans cette intermédiation, et je m’étonne que vous m’interrogiez puisque vous avez reçu, dans le cadre d’une audition à huis clos, Danone et Lactalis, qui nous ont interdit eux-mêmes – je peux le prouver – de communiquer au sujet de l’obligation sur laquelle ils s’étaient engagés. Le groupe Bel, qui avait signé un accord avec Intermarché, a été le seul à le faire ; pour ce qui est de l’industriel ayant contracté avec Lidl, il ne l’a fait que quinze jours après la clôture des négociations.

Je vous redis donc très clairement, même si je n’ai pas un mandat pour cela, que, dans le cadre des discussions, les centres Leclerc sont prêts à acheter plus cher certains produits, même ceux issus du mass market, qui peinent à dire leur différence. Pour ce qui est du reste, notre position est actée depuis les états généraux de l’alimentation, et même si vous considérez que 5 % en deux ans ne sont rien, je trouve que les choses évoluent rapidement. Nous sommes prêts à travailler sur des formes d’entente et à les soutenir devant la Communauté européenne, avec vous. Vous nous encouragez à conclure des accords tripartites ; savez-vous combien on nous en a proposé ? Je peux vous dire que c’est négligeable : seuls quelques grands industriels que j’ai cités tout à l’heure l’ont fait.

C’est un fait, le prix de marché peut ne pas être juste, mais une fois ce constat effectué, comment fait-on pour en sortir sans être sanctionnable dans le cadre de la législation actuelle ?

Pour ma part, je propose qu’on nous autorise à conclure des ententes : quand les prix sont trop bas pour nourrir les hommes et les femmes, les centres Leclerc, qui ne sont pas des partisans outranciers du libéralisme et ne prônent pas le prix bas à tout prix – il faut arrêter de dire ça, monsieur le président –…

M. le président Thierry Benoit. La guerre des prix, vous l’alimentez tout de même !

M. Michel-Édouard Leclerc. Qu’il y ait des butoirs sur les prix ne nous choque pas, d’autant qu’il y en a un sur les salaires, à savoir le SMIC.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous tenez des propos à caractère très politique, et votre dernière intervention me donne l’impression d’avoir entendu deux propos liminaires de votre part. Reste que vous n’avez pas répondu à ma question, qui est simple : quand 60 % d’un caddie a été payé à la baisse aux industriels, comment les agriculteurs font-ils pour vivre ? Vous nous parlez de contrats tripartites, d’achats directs, d’alliances locales permettant des prix planchers, soit, mais ces marchés ne représentent au total que 1 % ou 2 % de votre chiffre d’affaires.

M. Michel-Édouard Leclerc. Mais non !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Moi, je vous parle des cent plus grands industriels, qui fabriquent des biscuits, des céréales pour le petit-déjeuner, de la lessive, des produits transformés, et recourent pour cela à de la R&D et à du marketing. Ces acteurs-là, qui représentent la plus grosse partie de vos achats et fabriquent pour la plupart en France – c’est le cas de tous ceux que nous avons entendus dans le cadre de nos auditions – signent en déflation depuis cinq ans.

Monsieur Leclerc, pouvez-vous m’expliquer comment, alors que vous achetez tous les ans moins cher depuis cinq ans, celui qui est en bout de ligne, c’est-à-dire l’agriculteur, pourrait être mieux rémunéré par l’industriel ?

Vous nous parlez de Lactalis, un industriel qui commercialise un produit essentiellement brut, sur lequel on peut facilement mettre un prix plancher. Mais il en va autrement des produits ultra-transformés : quand vous négociez en déflation depuis des années, comment voulez-vous que l’agriculteur soit rémunéré correctement ? Vous achetez et vendez moins cher, tant mieux pour le consommateur, mais il faut bien comprendre qu’à terme, le prix bas nous emmène dans le mur, car à force d’être soumis au régime que vous leur imposez, les industriels finiront par aller fabriquer ailleurs.

À l’inverse, je pense que le prix éthique et le prix juste sont bons pour le consommateur, pour l’industrie française et pour la grande distribution, qui est un modèle à sauver. En disant cela, j’espère vous convaincre que notre commission n’est pas à charge. Nous avons d’ailleurs reçu des représentants d’Amazon, et des propositions vont être faites, allant dans le sens d’une protection du modèle de la grande distribution. J’espère qu’en cette occasion, vous répondrez à mes appels, et que nous pourrons travailler ensemble de façon constructive. En attendant, j’aimerais que vous m’expliquiez comment une addition de moins peut aboutir à un plus, c’est-à-dire à une amélioration du revenu des agriculteurs.

M. Alexandre Tuaillon, directeur des affaires publiques. Monsieur le rapporteur, je tiens à vous dire que je me tiens à votre disposition si vous rencontrez la moindre difficulté pour contacter les centres Leclerc. Je crois que vous connaissez très bien le cabinet de lobbying qui nous représente mais, en tout état de cause, je vous laisserai mon numéro de portable pour que vous puissiez me joindre très facilement – nous avons d’ailleurs au moins un point commun, puisque nous avons tous deux vécu dans la même ville.

Je vais vous répéter ce que nous avons déjà eu l’occasion de vous dire à plusieurs reprises, car j’ai l’impression que nous refaisons sans cesse le même débat. Si, comme vous le dites, le contenu d’un caddie a connu des baisses, il a également connu des hausses. Comme les représentants du Galec vous l’ont dit ici même il y a deux semaines, ce sont des hausses de près de 110 millions d’euros qui ont été passées cette année au titre des accords relatifs à la loi EGAlim, et 31 millions d’euros sur les marques de distributeurs pour les consommateurs.

Il faut donc prendre conscience du fait que, s’il y a des baisses, il y a aussi des hausses – et quand il y a de fortes baisses sur le cours du café ou du sucre, elles tiennent compte de l’analyse des cours effectuée par nos acheteurs, ainsi que du suivi du flux de matière première des producteurs.

Selon certains documents fournis par Bercy, 332 opérations de concentration ont été dénombrées dans le secteur de l’industrie agroalimentaire. Rien qu’en dix-huit mois, Lactalis a pris le contrôle de Parmalat et de Nuova Castelli en Italie, ainsi que d’Itambé au Brésil – ce qui en fait l’un des acteurs majeurs de l’agroalimentaire –, Pepsico de SodaStream, Lavazza de Mars Drinks, Danone de WhiteWave aux États-Unis – une entrée fracassante sur le marché américain pour Danone –, et Coca-Cola de Tropico… Si la situation est si catastrophique que vous le disent les industriels, où trouvent-ils les moyens d’investir jusqu’à plusieurs milliards d’euros pour effectuer ces rachats ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je trouve cette logique pour le moins étonnante : parce que l’autre réussit, il faut que je récupère une partie de sa valeur.

M. Michel-Édouard Leclerc et M. Alexandre Tuaillon. Non, pas du tout !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. C’est pourtant exactement ce que vous venez de nous expliquer.

M. Michel-Édouard Leclerc. Ce ne sont pas les produits directement issus de l’agriculture que vous nous avez fait augmenter, mais ceux fabriqués par les grandes multinationales. On aurait pu trouver logique que vous nous obligiez à acheter plus cher les produits agricoles, mais ces produits agricoles français n’entrent pas dans la composition des produits que vous nous avez fait augmenter : s’il peut y avoir un peu de sucre français dans le Coca-Cola, il n’en est pas de même des oranges pressées pour obtenir le jus de la marque Joker, du café Nescafé ou des ingrédients entrant dans la composition du Ricard.

Par ailleurs, vous n’avez prévu aucun mécanisme de redistribution. Je vous rappelle qu’en ce qui concerne le SRP que vous m’avez fait signer, les industriels n’ont, eux, pas engagé leurs entreprises. Ils n’en ont d’ailleurs pas la capacité : comment voulez-vous que des actionnaires de Nestlé à Vevey, en Suisse, signent un accord s’appliquant à sa filiale Herta, dont la production est composée à 50 % de cochon français, et pour le restant de cochon espagnol et allemand, et distinguant la hausse que Leclerc ou Carrefour aura appliquée sur le cochon français, qui ne devra pas rémunérer les actionnaires suisses, mais aller directement aux agriculteurs français ? Cette mesure, c’est du pipeau ! Il est de l’intérêt de tous que nous sortions de la situation actuelle si nous voulons que chacun retrouve sa crédibilité. Je n’ai jamais cru à l’efficacité de l’augmentation du seuil de revente à perte mais, si elle s’était appliquée aux produits agricoles, au moins aurait-on eu quelque chose à dire aux agriculteurs. Ce n’est pas le cas en l’état actuel des choses, où elle ne sert qu’à enrichir les grands industriels.

Selon l’étude d’impact de la loi EGAlim – un document rédigé par le
Gouvernement –, « Cette majoration est justifiée par les acteurs de la grande distribution par la nécessité de contribuer à l’effort généralisé de rétablissement du niveau de marge moyen requis par l’équilibre financier des enseignes ». Comme on le voit, l’augmentation du SRP n’était pas destinée à améliorer la situation des agriculteurs.

Vous avez auditionné M. Richard Panquiault, directeur général de l’ILEC, qui a déclaré devant vous, sans états d’âme : « Nous avons soutenu cette mesure qui allait plutôt à l’encontre des intérêts des acteurs que nous représentons, parce que nous voyions bien que la distribution avait des difficultés et nous avons considéré qu’elle lui procurerait une forme de bouffée d’oxygène. ». En fait, on a enfumé les agriculteurs, et à nos dépens car, la mesure devant être appliquée par la grande distribution, c’est à elle qu’on a reproché cette mesure n’apportant rien à l’agriculture ! Si vous n’avez pas cautionné cette mesure, vous avez à tout le moins été instrumentalisés ! Il ne faut pas poursuivre sur cette voie.

Oui, nous devons travailler à l’amélioration du revenu des agriculteurs mais, conformément à ce qu’avait déclaré le Président de la République et à ce qu’ont souhaité M. Travert, puis M. Guillaume, cela doit se faire par le contrat tripartite et par la mise en place d’indicateurs de prix de référence. Nous disons banco à de telles mesures ! Mais, compte tenu des délais qui nous étaient impartis, vous ne sauriez nous reprocher de ne pas l’avoir déjà fait : votre commission d’enquête a commencé ses travaux en mars, les négociations avaient pris fin en février, et nous n’avons même pas disposé d’un exercice comptable entier pour nous pencher sérieusement sur cette question !

M. le président Thierry Benoit. Notre commission d’enquête n’a nullement pour objet de procéder à l’évaluation des États généraux de l’alimentation. Pour moi, les choses sont très claires.

M. Michel-Édouard Leclerc. Hier encore, Monsieur le rapporteur, dans le cadre d’une question au Gouvernement, déclarait : « Le groupe Leclerc n’a pas souhaité utiliser la loi EGAlim et a décidé de se passer du nécessaire équilibre dans les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. » Vous avez beau dire que votre commission d’enquête ne porte pas sur la loi EGAlim, vous y revenez pourtant sans cesse.

M. le président Thierry Benoit. Dans le cadre des questions au Gouvernement, Grégory Besson-Moreau a posé, hier, une question à la Secrétaire d’État, Madame Pannier-Runacher, mais cela n’a rien à voir avec les travaux de notre commission d’enquête. Dans mon esprit, lorsque j’ai suscité la création de cette commission d’enquête, le cœur de son travail devait porter sur les relations commerciales et le déséquilibre les caractérisant. Il s’agit de comprendre le rôle joué par les enseignes de la grande distribution et les centrales d’achat dans ces relations commerciales. À ce titre, nous évoquerons tout à l’heure les pratiques parfois qualifiées d’abusives ou de déloyales.

M. Daniel Fasquelle. J’ai, pour ma part, toujours été réservé sur le relèvement du seuil de revente à perte. J’avais d’ailleurs fait remarquer, au cours des débats, que, selon l’étude d’impact, cette mesure avait pour objectif de rétablir les marges de la grande distribution, ce qui était en complet décalage avec le discours officiel du Gouvernement, selon lequel il s’agissait de rétablir le pouvoir d’achat des agriculteurs.

Cela dit, nous n’allons effectivement pas refaire tout le débat de la loi EGAlim. Notre commission d’enquête porte sur les pratiques de la grande distribution, et j’ai des questions très concrètes à vous poser à ce sujet. Le ministre de l’économie vient justement de décider de saisir les tribunaux à propos de certaines de vos pratiques. Alors que celles-ci apparaissent très clairement illégales, tant au regard du code de commerce que de la jurisprudence, désormais constante, comment se fait-il que vous vous trouviez « en état de récidive courante », pour reprendre les termes employés par le ministère ?

Il vous est notamment reproché d’imposer des tarifs sans contrepartie et d’exiger des remises aux fournisseurs ; pour cela, vous avez fait l’objet de sept assignations en quatorze ans, ce qui fait beaucoup. D’autant que les fournisseurs, par crainte des représailles que vous pourriez exercer, ne saisissent pas la justice, et que les pratiques qui vous sont reprochées le sont uniquement parce qu’elles ont été repérées par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) : on peut donc penser qu’elles ne constituent que la partie émergée de l’iceberg ! Nous sommes ici pour nous dire les choses clairement : comment expliquez-vous que votre groupe, qui se veut exemplaire, se trouve si régulièrement mis en cause par la DGCCRF et condamné par les tribunaux ?

J’ai une seconde question, portant sur la dimension européenne de votre groupe. Aujourd’hui, certaines des pratiques imputées à Leclerc sont le fait de votre centrale d’achat située en Belgique, Eurelec Trading, que vous avez créée avec le groupe allemand Rewe, et qui est sans doute la première centrale d’achat en Europe. Vous avez réagi au communiqué du ministre de l’économie en déclarant que vous alliez saisir la Cour de justice de l’Union européenne sur ce point mais, sur le fond, que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir créé cette centrale d’achat en Belgique pour contourner la loi française ? Par ailleurs, dans la mesure où les centrales d’achat sont de plus en plus souvent créées à l’échelle européenne, quelles réponses pourrait-on trouver, selon vous, sur le plan européen ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Je ne vais pas répondre sur l’aspect judiciaire de l’affaire, et je pense que vous ne devriez d’ailleurs même pas m’interroger sur ce point.

M. le président Thierry Benoit. Vous n’avez effectivement pas à vous exprimer sur ce point.

M. Michel-Édouard Leclerc. Au demeurant, je m’étonne que vous invoquiez une affaire qui n’a pas encore été jugée. Un reproche ne fait pas une condamnation – vous devriez le savoir, vous qui, dans le monde politique, êtes souvent victimes de ce genre de raccourci !

L’ère des assignations a commencé avec Hervé Novelli et s’est poursuivie avec Benoît Hamon, et il semble bien que cette pratique soit aujourd’hui devenue un nouvel outil de la politique économique : quand on ne sait pas quoi donner aux agriculteurs, on tape sur le distributeur ! Je vous fais tout de même remarquer que, si chaque enseigne a été assignée, et même quand les contrats ont été disqualifiés, jamais les industriels n’ont été condamnés. Je veux bien qu’on défende les plus faibles, mais quand Système U se retrouve face à Danone ou à Nestlé, j’ai du mal à voir ces multinationales comme des victimes ! Même associé à Rewe, Leclerc ne représente que 2 % du chiffre d’affaires de Nestlé au niveau mondial. Nous aurions tous à gagner en sortant de la caricature selon laquelle l’industriel serait « le gentil », le distributeur, « le méchant » et le consommateur, « le payeur ».

Cela dit, ce qui est mal fait doit être sanctionné. Cette phrase que l’on m’attribue, « La loi, je m’assois dessus ! », ne correspond pas du tout à ce que j’ai dit – je vous invite à réécouter mon interview par Thomas Sotto sur Europe 1 pour le vérifier. Ce qui n’était, à l’origine, qu’un tacle de ma part contre feu Jean-Paul Charié, un député avec qui j’avais d’ailleurs des rapports exempts d’agressivité, est devenu, sous l’effet des réseaux sociaux, une phrase qui me colle à la peau.

Nous sommes légalistes. Vous ne nous avez pas pris en défaut sur l’augmentation du SRP et nous avons respecté la loi EGAlim. Vous avez reçu, ici, des membres de la Commission européenne qui vous ont rappelé que la constitution de centrales d’achat européennes est légale et que l’on ne peut pas déduire de ces initiatives une volonté de contournement de la loi. Au demeurant, la loi française est adaptée de la loi européenne.

Les centres Leclerc, nous l’avons dit tout à l'heure, sont des coopératives. Nous n’avons pas de centre de profit extérieur aux magasins. Toutes les conditions d’achat, tous les services et les rémunérations obtenues dans la chaîne des centres Leclerc ont pour mission d’aller vers le coopérateur, au profit, je le souhaite, du consommateur. Nous n’avons jamais été mis en défaut sur ce point, jamais !

À la différence de la commission d’enquête, ce que je comprends, nous sommes transparents. Les administrations le savent, qui ont tout pompé dans nos ordinateurs. D’ailleurs, Mme la secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances l’a revendiqué : elle dispose de tous les mails, de tous les éléments. Ce qu’elle nous adresse aujourd'hui, c’est un reproche en opportunité sur des contrats, mais la société Eurelec n’est pas une filiale du mouvement Leclerc.

Si vous voulez remettre en cause toutes les opérations communes au niveau européen, c'est l’Europe que vous reniez : l’alliance entre Deutsche Telekom et Orange, Airbus, le groupe Avril, que dirigeait feu le président de la FNSEA et qui a des filiales partout. Ce n’est pas parce que vous vous mettez à la dimension de vos industriels que vous avez tort.

Je l’ai dit, j’ai été membre fondateur de Coopernic. J’ai toujours participé à des travaux sur le droit à la concurrence, dès 1986, lorsque M. Balladur a créé le Conseil de la concurrence. À cette époque, professionnels, journalistes et analystes pouvaient se parler sans que cela pose des problèmes déontologiques, et nous avons travaillé ces questions.

Lorsque nous avons voulu développer les centres Leclerc à l’international, nous nous sommes rapprochés du groupe italien, Conad. Nous avons eu cette idée simple de rechercher des fournisseurs locaux pour le marché local, des fournisseurs nationaux pour le marché national et des fournisseurs internationaux à l’international. Ce n’était pas plus compliqué que cela.

Lorsque nous avons créé Coopernic, M. Collot vous l’a dit, nous avons décidé de ne retenir qu’un nombre de fournisseurs limité, de dimension internationale. Jamais un agriculteur ou une coopérative agricole nationale ou régionale n’a été appelé à venir discuter avec nous à la même table que Nestlé, Procter & Gamble ou Unilever.

Il faut que vous soyez pro-français. Si vous nous ramenez en permanence à la dimension nationale, vous faites le jeu du cloisonnement de chaque marché européen contre lequel la Commission européenne se bat, car il empêche les consommateurs français de bénéficier du meilleur prix pratiqué sur le marché européen.

M. le président Thierry Benoit. Si Eurelec, qui négocie l’achat à l’échelon européen, facture à Scabel, dans la mécanique, celle-ci se tourne vers les centrales d’achat régionales ou territoriales. Reconnaissez, monsieur Leclerc, que tout cela est tout de même compliqué.

M. Michel-Édouard Leclerc. Non, franchement, c'est une organisation très simple. Il est normal que nos seize coopératives se regroupent face à une société allemande. Point barre. Cela peut vous évoquer des tas d’intentions frauduleuses, mais reconnaissez que c'est une interrogation que vous-mêmes avez ; n’en faites pas un fait.

Ce n’est pas moi, Michel-Édouard Leclerc, qui fais ces constructions. Nous avons les mêmes cabinets juridiques que nos fournisseurs : ce sont les cabinets de consultants internationaux de la place. Nous essayons de faire simple, ne serait-ce que pour nous y retrouver nous-mêmes. Ce n’est pas bien de votre part d’introduire le doute ! C'est un peu fort de café, alors que nous sommes déjà beaucoup sous la pression. Permettez-moi de dire, car je connais mon monde, que l’on veut aussi nous faire payer notre attitude sur le SRP. On me l’a assez signifié. Ce qui aura été mal fait sera sanctionné, mais acceptez que nous le plaidions devant les juridictions compétentes. Et ne faites pas le procès avant le procès.

M. le président Thierry Benoit. Tout à fait !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Il est tout aussi fort de café d’entendre le directeur d’Eurelec expliquer que les négociations et les achats sont effectués à Bruxelles, conformément au droit belge, car il est plus pratique pour les fournisseurs de se rendre dans les bureaux par le train ! D’ailleurs, puisque nous parlons aujourd'hui des relations commerciales, ces industriels craignent de se rendre chez Eurelec. Ricard s’est ainsi fait déréférencer, car il refusait d’accéder à votre invitation de participer à Eurelec.

Bien que le directeur d’Eurelec affirme ne pas le faire, il dit qu’il serait capable de renégocier tous les deux mois des prix ou pénalités logistiques, de référencer ou déréférencer comme il le souhaite, car le droit belge est beaucoup plus flexible que le droit français. Mais, effectivement, il ne le fait pas et Eurelec s’est installée à Bruxelles parce qu’il est plus pratique pour les fournisseurs d’y venir en train…

La représentation nationale a besoin de comprendre pourquoi vous êtes présents en Belgique. De quatre industriels au départ, vous êtes maintenant quatorze, l’objectif étant d’arriver à vingt-quatre, pour finir, comme l’a dit le directeur d’Eurelec, à cinquante ou soixante-dix. Si ces industriels représentent les trois quarts des produits d’un caddie, nous sommes en droit de nous inquiéter : derrière un paquet de céréales, de gâteaux pour enfants, de pâtes, de fromage se trouve non seulement un grand groupe comme Kellogg’s ou Lactalis, mais aussi, toujours, un agriculteur producteur. Bien sûr, vous n’emmenez pas les agriculteurs directement chez Eurelec, mais ils y vont, finalement, à travers l’industriel qui s’y rend.

Donc, hormis la praticité des transports, pour quelle raison Eurelec est-elle présente à Bruxelles ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Si j’étais agriculteur, je me poserais des questions à entendre un député défendre Ricard plutôt que l’agriculture française !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je défends l’industrie française !

M. Michel-Édouard Leclerc. On parle de Pepsi, d’Unilever, de Procter, qui sont des sociétés internationales. Tout le monde sait que ces entreprises segmentent leurs politiques tarifaires sur les marchés européens. L’Union fédérale des consommateurs, qui était contre l’augmentation des prix et dont on n’a pas tenu compte de l’avis, a déjà comparé les prix sur les marchés européens. Contrairement à ce que vous dites, le marché français n’est ni le moins cher, ni le plus en déflation. La guerre des prix, ce n’est pas ici.

Quand bien même il y a la séparation des pouvoirs, n’y a-t-il pas quelque inconséquence de la part d’hommes publics de pousser à des regroupements au niveau européen dans l’automobile, le ferroviaire, les transports, le multimédia et la pharmacie, et de les interdire aux acteurs de la distribution ? Avec ce tandem franco-allemand, j’ai dit, de manière un peu fanfaronne, que nous voulions créer l’« Airbus de la distribution ». Au fait, le siège d’Airbus n’est pas à Paris ! À plusieurs, il faut procéder à des arbitrages pratiques, c'est aussi simple que cela. Au départ, lorsque nous étions peu de partenaires, le groupe italien a voulu installer le siège à Bologne.

Nos partenaires allemands, hollandais et autres nous regardent en ce moment. Pensez-vous franchement qu’ils aient envie de venir à Paris ?

M. Hervé Pellois. Il est vrai qu’il y fait chaud.

Des auditions auxquelles nous avons procédé ces dernières semaines, nous retirons le sentiment que les discussions menées en France sont bien différentes de celles qui ont lieu en Allemagne ou dans d’autres pays. Il semble que vos associés allemands n’agissent pas en Allemagne, comme vous le faites en France, et cela nous interpelle.

Vous et vos confrères avez souvent évoqué les industries agroalimentaires dont les marges sont bien supérieures aux vôtres, mais je veux parler des coopératives, des artisans, des petites et moyennes entreprises de nos régions, dont les marges sont extrêmement faibles. Celles-ci passent à la moulinette de la négociation de la même manière que les grosses entreprises, car elles sont néanmoins des acteurs importants du marché national, que d’autres ont abandonné car non rentable. Nous avons donc l’impression que toutes les entreprises sont logées à la même enseigne, qu’elles affichent des marges de 0,5 %, 1 %, ou entre 15 et 20 %.

Nous avons reçu ces industriels ou ces coopératives – de vraies coopératives d’agriculteurs. J’ai du mal à concevoir la coopération à votre niveau, car cela ne correspond pas à ce que j’en connais sur le terrain. Ces coopératives nous ont dit demander des aides, notamment aux régions, car elles n’arrivaient plus, alors même qu’elles ont une dimension nationale, à se maintenir sur les marchés au niveau national. De telles situations ne sont pas normales, qui font subir aux agriculteurs des conditions très défavorables.

Vous parliez de Herta qui est lié à Nestlé, mais Herta n’est pas le seul acteur de la filière porcine. Vous savez très bien, à travers Kermené, que les situations de l’aval ne sont pas les plus lucratives. Vous gagnez sûrement plus d’argent avec vos autres activités qu’avec Kermené. Vous dites avoir pleinement conscience des difficultés des éleveurs. J’ai le sentiment qu’un effort incontestable a été consenti sur le marché du lait mais que, sur le reste, les attentes restent considérables.

M. Michel-Édouard Leclerc. On a beau s’en défendre, dans les jeux de rôles, on force le trait. Aujourd'hui, j’aimerais que vous entendiez mon souhait réitéré de participer à la revalorisation des revenus agricoles à travers mon métier, chacun prenant sa responsabilité.

J’ai beaucoup souffert d’avoir tu ma vie privée. Sachez que, pendant vingt-sept ans, j’ai été marié à une éleveuse. J’étais les pieds dans le pédiluve, à répondre à des tas de questions, y compris de la part de la FNSEA, qui me considérait comme le massacreur d’agriculteurs, alors que je voyais bien quelle était la situation de mes voisins. Dans toute mon activité professionnelle, j’ai joué le rôle de facilitateur, de médiateur, non seulement au sein des centres Leclerc, mais aussi auprès de concurrents, pour essayer de résoudre des problèmes de revenus et de débouchés.

Quant à agir au sein même de la profession, c’est très compliqué. Il faudrait revoir bien des mécanismes de mises en marché. Je ne suis pas celui qui a fait sauter les quotas laitiers. Certains ont soutenu cela, et aujourd'hui, des petites exploitations n’arrivent pas à suivre après l’ouverture des marchés. La grande distribution n’achète que 12 % du lait de consommation. Elle n’est pas d’une grande aide lorsque, avec l’ouverture des marchés à tout vent, on laisse entrer la poudre de lait de Nouvelle-Zélande. Certes, on peut faire des laits « C'est qui le patron ?! » ou des laits de montagne mais, M. Benoit a raison, cela reste marginal ; on n’est pas dans le traitement du mass market. On démontre une volonté ; c'est toujours ça.

Les alliances locales fonctionnent entre les hommes. Elles ne rémunèrent pas assez encore, comme sur le marché du bœuf, mais on évolue.

M. le président Thierry Benoit. Vos coéquipiers nous ont dit que les alliances locales ne représentaient que 1 %.

M. Michel-Édouard Leclerc. C'est le cas du seul label « Les Alliances locales ». C'est en construction. Le bio ne représentait que 1 %, il y a cinq ans ; aujourd’hui, sa part est proche de 4,5 %.

M. le président Thierry Benoit. Puisque vous parlez du bio, estimez-vous normal de trouver, dans un rayonnage de supermarché, un litre de lait bio moins cher qu’un litre de lait conventionnel ? Voilà l’anomalie à laquelle nous conduit tout ce système de négociations commerciales.

N’hésitez pas à retirer votre veste, monsieur Leclerc. Je ne comprends pas pourquoi la climatisation a été arrêtée…

M. Michel-Édouard Leclerc. Pour nous faire parler, peut-être ? (Sourires.)

M. le président Thierry Benoit. Ou pour simuler un box de négociation. (Nouveaux sourires.)

Je pense que les négociations tripartites dont vous avez parlé sont le bon schéma. Le Gouvernement a travaillé sur la partie amont, des producteurs vers les industriels, pour avoir un accord sur des indicateurs de coûts de production, qui aident à déterminer le prix. Serait-il crédible que, sur la partie aval, des industriels vers les distributeurs, la base de négociation tienne aussi compte d’indicateurs de coût de fabrication et de transformation ? Il s’agirait de prendre en compte notamment l’évolution du prix de l’énergie et du coût des matières premières. Ainsi, nous allons avoir un été vraisemblablement très chaud qui aura, pour les céréales, par exemple, des conséquences sur les volumes et les prix.

Dans les centrales, à Bruxelles, en Suisse ou je ne sais où, on parle de tout sauf du produit qui fait l’objet de la négociation. Ou alors, cela signifie qu’il y a une connexion entre les centrales européennes, les centrales nationales et les échelons locaux. On nous a expliqué que ce sont les coopérateurs, propriétaires des magasins, qui consacrent une partie de leur temps, parfois jusqu’à un tiers, aux négociations nationales et internationales. Mais, tout de même, le cœur de la négociation devrait être le produit assorti d’indicateurs de coûts de production.

Peut-on avancer comme piste de travail une connexion du distributeur à l’industriel et de l’industriel au producteur, de sorte qu’il y aurait une corrélation entre le prix payé à la production et le prix payé par le consommateur en magasin ? Cela est-il envisageable ?

M. Michel-Édouard Leclerc. La réponse est oui. Cela existe.

L’agriculture n’est pas à la ramasse ; il existe des groupements de producteurs qui fonctionnent très bien. Sur le marché de la volaille, les éleveurs des poulets de Loué ou des poulets des Landes ont fait un excellent travail. Ils ne vivent peut-être pas comme Crésus, mais au moins, ils maîtrisent leur marque et leurs campagnes publicitaires. C’est nous qui leur courons après pour les référencer. La SICA de Saint-Pol-de-Léon ou des groupements comme Savéol – que l’on aime ou pas le produit, cela n’est pas le sujet – aussi ont fait un vrai travail.

M. le président Thierry Benoit. Mais il est souvent limité à de petites productions.

M. Michel-Édouard Leclerc. Non, c'est énorme. Nous travaillons, par exemple, avec Bonduelle pour les marques de distributeurs. Pour toutes ces marques, aujourd'hui, nous sommes engagés avec les industriels dans un processus long de diminution, voire de substitution, des pesticides, avec rémunération de la période transitoire.

C'est ce que l’on appelle le modèle « Haute valeur environnementale » (HVE). Il est marginal, c'est certain, puisqu’il n’en est qu’au démarrage. Cette période transitoire durera quatre à cinq ans. Un dialogue est noué entre des hommes qui s’entendent bien ; il ne faut pas les discréditer. Sur le marché de la viande, principalement à l’initiative des éleveurs de Charolais, une démarche a été engagée pour mieux rémunérer les races à viande. En Bretagne, nous devons gérer la vache de réforme, qui n’est pas une race à viande. Si vous commencez à augmenter l’un, l’autre réclamera aussi une augmentation. Néanmoins, en termes de marketing, il faut bien un écart entre les deux, sinon le consommateur ne comprend plus.

Globalement, depuis les États généraux de l’alimentation, et bien avant pour les distributeurs – Carrefour avait monté ses filières il y a vingt ans –, le travail qui a été accompli en deux ou trois ans est énorme.

Je remarque que l’on parle tantôt des agriculteurs ou des groupements de producteurs, tantôt de Ricard ou de Pepsi. Ce que vous avez entendu à propos des négociations internationales concerne des groupes qui, comme Pepsi, atteignent des marges de 15 à 18 %. Ni moi ni les centres Leclerc n’avons d’états d’âme les concernant. Ricard est le roi de la marge en Europe, sinon dans le monde, où il peut représenter 90 % de sa catégorie. Arrêtez de défendre Ricard ! La défense de l’agriculture française ne passe pas par celle de Ricard. Si des choses ont été mal faites dans les contrats, je comprends que la justice soit saisie, mais n’en faites pas un dossier emblématique.

Savez-vous que l’augmentation du prix du lait dont on a fait valoir qu’elle avait été obtenue de Lactalis et Danone dans le cadre de la loi EGAlim, a été négociée à Eurelec, avec les Allemands ? Ne cassons donc pas l’outil pédagogique qui a été le creuset de cette réalisation. Tant mieux si nos amis allemands nous apprennent à négocier autrement. Si ce sont eux le modèle, pourquoi nous reprocher de nous être alliés avec le modèle ?

M. le président Thierry Benoit. Le problème, ce sont les fameuses centrales services, qui nous ont été décrites unanimement comme un outil qui jauge l’entreprise multinationale et sa capacité à faire du profit afin d’en obtenir des contributions financières.

Si certains distributeurs fournissent une liste précise de services concrets, qui font l’objet d’une négociation commerciale, donc, logiquement, d’une contribution financière, chez d’autres – le rapporteur l’a indiqué dans sa question au Gouvernement, hier, mais je ne dis pas que c'est le cas chez Leclerc –, ces services sont fictifs ou facturés à des prix prohibitifs et totalement disproportionnés par rapport à leur nature. Ce sont là ce que certains ont appelé « des pratiques déloyales abusives ».

M. Michel-Édouard Leclerc. Il faut distinguer entre les services tels que la loi française a demandé de les qualifier, qui sont les fameuses contreparties « effectives et proportionnées », et les services que les distributeurs peuvent apporter dans le cadre de leur métier et de leur savoir-faire.

Dans la loi française, vous le savez, pour négocier un prix, il faut proposer un service. Je trouve cela incongru, mais c'est la loi ! Cela revient à autoriser un concessionnaire Renault à proposer à un client une remise plus importante que celle offerte par un de ses concurrents à condition qu’il lui demande de lui nettoyer son garage. Il faut offrir une prestation de services qui soit effective, c'est la loi française. Nous devons la respecter, même si cela semble incongru – du point de vue du négociateur, il s’agit bien de deux offres, l’une plus chère, l’autre moins chère.

Ce qu’ont essayé de dire les salariés des entités Leclerc qui sont venus vous voir. Ce n’était pas facile pour eux, vous êtes impressionnants !

M. le président Thierry Benoit. Non ! Vous avez d’excellents disciples. Vous pouvez leur faire confiance, ce sont des professionnels et ils n’ont pas été impressionnés, croyez-moi.

M. Michel-Édouard Leclerc. Un informaticien ou un spécialiste de l’internet n’est pas Michel-Édouard Leclerc avec quarante ans de passages devant les commissions de l’Assemblée nationale à son actif. Ils voulaient vous dire que toutes les données qu’Amazon, Google, Facebook vendent, avec des commissions allant parfois jusqu’à 8, 10 ou 15 %, ne valent pas rien. Ne venez pas nous dire que ce que le fournisseur accepte de payer dans un réseau de distribution, qui n’est même pas encore effectif, ne fonctionne pas.

Il y a quatre ans, Jean-Paul Agon, patron de L’Oréal, et Franck Riboud, patron de Danone, me disaient que leur premier client en Chine était Auchan. Aujourd'hui, Emmanuel Faber, qui a succédé à Franck Riboud, et Jean-Paul Agon vous diront que leur premier client y est Alibaba. Vous voyez, au passage, que nous avons tout de même intérêt à soutenir la distribution – je parle là de mes concurrents. Vous ne convoquerez pas comme cela les patrons d’Alibaba et d’Amazon dans les ministères pour signer des accords sur l’énergie ou l’économie circulaire. De ce point de vue, nous sommes tout de même d’assez bons Français ! Cela pour dire qu’Alibaba et Amazon sont des plateformes qui vendent leurs services très chers. Même si cela est complexe, je voudrais que vous compreniez que les services apportés par un distributeur, qui dispose aujourd'hui d’un excellent réseau, d’une notoriété et de la confiance des consommateurs, valent beaucoup d’argent. Que certains ne veuillent pas les payer alors qu’ils les achètent à Amazon m’incite à vous demander de ne pas vous laisser instrumentaliser.

M. le président Thierry Benoit. Cela, je peux le comprendre. Je veux parler des entreprises qui, en audition à huis clos, nous ont expliqué comment se passaient les négociations avec des centrales services – je ne vise pas nécessairement celles de Leclerc. Je pense qu’il est de notre responsabilité de vous dire, à vous, président d’un grand groupe parmi les acteurs majeurs de la distribution en France, la même chose que nous avons déjà dite à Alexandre Bompard. Certaines entreprises nous ont dit qu’on leur avait tordu le bras pour signer un prétendu accord pour exporter alors qu’elles ne vendent pas à l’international, qu’elles n’y ont pas de marchés. On leur a pourtant demandé de payer. Ces pratiques existent ; elles sont abusives et déloyales, et doivent être sanctionnées.

Depuis quatre mois, nous en avons entendu, des choses, en procédant à des auditions à huis clos ! Je vous assure que tout cela n’est pas très catholique ! Il y a de quoi semer des questionnements dans l’esprit du rapporteur, des membres de la commission et dans mon esprit.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les conditions générales de vente (CGV) de l’industriel et les conditions générales d’achat sont-elles le socle de la négociation ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Sans vouloir me défiler, je ne participe plus aux négociations depuis dix ans. Aujourd'hui, la loi fixe les conditions pour l’une et l’autre des parties ainsi que leur statut respectif. Je respecte la loi même si je ne suis pas d’accord avec elle et que je n’en comprends pas certains aspects. Mais les lois évoluent aussi. J’étais fier que l’on m’attribue la paternité de la loi de modernisation de l’économie pour le combat que j’avais mené contre les marges arrière que les parlementaires avaient créées. J’étais tout seul, avec les centres Leclerc et quelques députés alliés. C'est le Parlement qui avait créé les marges arrière, avec interdiction de les répercuter sur les prix au consommateur. Je suis fier, avec les centres Leclerc, de les avoir fait sauter. Par contre, je ne revendique pas la paternité des sanctions à l’égard de la distribution et de la discrimination des sanctions entre industriels et distributeurs dans la loi LME. C'est la limite de ma paternité.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’aimerais connaître la philosophie du président de l’association que vous représentez. Pour vous, Michel-Édouard Leclerc, les conditions générales de vente et les conditions générales d’achat représentent-elles le socle d’une négociation avec un industriel, une entreprise de taille intermédiaire (ETI) ou une PME ?

M. Michel-Édouard Leclerc. C'est ainsi que l’organise la loi française, mais, sur le marché international, si vous achetez à des Chinois, des Japonais, des Coréens, des Américains, ils considèrent que le marché est libre. En France, il est formalisé de cette manière, et il faut le respecter.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les industriels – mais ils seront invités à venir nous le dire – ont fait remonter jusqu’à notre commission que, justement, tel n’est pas le cas du droit belge. Et le directeur général d’Eurelec nous a bien expliqué que, pour lui, les conditions générales de vente et les conditions générales d’achat ne forment pas le socle de la négociation.

Pour un industriel qui réalise 97 % de son chiffre d'affaires en France, dont les fournisseurs sont français et produisent en grande partie en France, il est normal de s’inquiéter de la concurrence lorsque certaines transactions se font selon une autre réglementation que le droit français, dans laquelle le contrat est secondaire. Telle est la difficulté que rencontrent certains industriels.

Si la réglementation était identique dans l’ensemble de l’Europe, vous ne seriez peut-être pas là, Monsieur Leclerc. Or chaque pays a la sienne propre, et c'est là où le bât blesse. Les industriels commercialisent, achètent, vendent et font vivre des Français dans nos territoires, mais les consommateurs achètent dans vos magasins ces produits qui y sont arrivés sous un droit différent. Voilà ce que je n’arrive pas à comprendre. Peut-être devrions-nous faire évoluer le droit belge, en fin de compte.

M. Alexandre Tuaillon. Le directeur général d’Eurelec n’a pas dit que les CGV ne constituent pas le socle de la négociation ; il a dit que la loi belge ne l’imposait pas. Les contrats négociés par Eurelec avec Danone ou Lactalis tiennent compte du contexte français et de la loi EGAlim ; n’opposez pas toujours l’un à l’autre. Par ailleurs, les conditions générales de vente sont un des éléments de départ de la négociation, et le fournisseur a tout intérêt à y faire figurer toutes ses demandes. Tout n’est donc pas aussi négatif ; ce n’est, en tout cas, pas ce j’ai entendu des propos du directeur d’Eurelec.

Monsieur Pellois, il doit y avoir un malentendu à propos des bases de négociations évoquées par un collègue, qui n’appartient d’ailleurs pas au réseau Leclerc. Si nous partions vraiment de la marge de rentabilité, du résultat net du fournisseur, nous fermerions vite nos magasins. Nous négocions d’abord en fonction des souhaits des clients, de la gamme et des assortiments que nous souhaitons leur présenter, et de notre politique commerciale. Ensuite, nous nous intéressons aux qualités gustatives et nutritives des produits, au marketing talentueux de nombreux industriels qui donne envie aux clients. C’est tout cela qui entre dans la discussion de la négociation. Les coopérateurs de notre réseau qui s’occupent des achats n’étudient pas le bilan d’un fournisseur avant de le recevoir pour savoir ce qu’ils vont pouvoir lui demander ; ils étudient les cours. Maintenant que nous fabriquons nos propres marques de distributeur, nous avons accès à diverses mercuriales et autres cours de marchés, et nous savons ainsi comment se fabrique la valeur. Nous pouvons en déduire le budget de marketing des fournisseurs, et nous avons donc une vue globale qui nous est utile dans la négociation. Et puis, entrent aussi en ligne de compte, sans que ce soient des gros mots, la rentabilité et la profitabilité d’un produit – les conditions offertes par Lactalis sont-elles plus intéressantes que celles consenties par son concurrent Danone ? Tous ces éléments entrent dans la négociation, pas le résultat net de l’entreprise.

Pourquoi mettons-nous toujours en avant le résultat net des multinationales ? Parce qu’on nous accuse constamment de les étrangler. Tous les ans, l’ANIA publie un communiqué en décembre puis un autre en février, et c’est toujours le même discours. Pourtant, 332 opérations de fusion-acquisition ont été recensées dans le secteur l’année dernière. Les choses ne vont pas si mal !

S’agissant enfin des PME, l’atout que nous avons en tant que coopérative, c’est que nos négociateurs, à Paris ou à Bruxelles, sont adhérents. Lorsqu’ils ne sont pas en train de travailler au sein des structures nationales, ils sont sur le terrain, dans les chambres de commerce, dans les clubs d’entreprises ; ils visitent, le dimanche, des clubs de football que nous sponsorisons, et ils rencontrent les dirigeants des PME. Le dialogue se noue.

M. le président Thierry Benoit. Nous le savons bien, et nous avons rappelé l’importance de la dimension territoriale lors de l’audition d’Amazon, hier.

M. Alexandre Tuaillon. Le lien avec les PME existe dans les territoires. Lorsqu’ils ont des difficultés, ils éprouvent moins de problèmes à nous joindre que M. le rapporteur !

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Leclerc, vous êtes l’un des administrateurs de Coopernic. J’ai l’exemple d’une entreprise de ses membres – vous tomberiez sans doute de votre chaise en apprenant de laquelle il s’agit –, qui n’a aucune activité internationale, mais à qui Coopernic a facturé des services à l’international pour une somme proche de 200 000 euros. Cela nous a été rapporté à huis clos. Il y a donc des pratiques abusives chez Coopernic.

M. Michel-Édouard Leclerc. Nous ne sommes pas saisis d’une telle affaire, mais si ce n’est pas bien, ce n’est pas bien ; je ne vais pas défendre l’indéfendable. Toutefois, cela n’est ni la norme ni la majorité des situations. L’ensemble des opérations commerciales effectuées pendant dix ans par le groupe Leclerc représente un chiffre d’affaires de 43 milliards d’euros – cela en fait des produits et des contrats ! Lorsque des dérapages et des problèmes sont constatés, je ne demande qu’à les corriger. Et si je peux jouer un rôle de médiateur, j’y suis prêt. Toute ma vie, on m’a demandé d’être médiateur, seulement, parfois, je m’en mords les doigts.

M. le président Thierry Benoit. À huis clos, certains nous ont dit qu’il leur était arrivé de vous solliciter. Même si vous n’êtes pas au cœur des négociations, il semble que vous soyez parfois la personne idoine pour fluidifier les négociations et apaiser les conflits.

M. Michel-Édouard Leclerc. Un peu comme vous, j’ai toujours tendance à me placer du côté de la victime. Si je peux être utile, je le fais mais, honnêtement, je me suis souvent fait avoir par le discours des industriels, même si je reconnais qu’ils n’ont pas la tâche facile en période de déflation.

M. le président Thierry Benoit. Les entreprises entendues à huis clos, sous serment, ont donné des exemples précis et communiqué des éléments factuels. Ces éléments nous conduisent à nous interroger sur le fonctionnement et le rôle des centrales de services, qui n’ont rien à voir avec les regroupements d’achat.

M. Alexandre Tuaillon. Toutes les entreprises en relation avec Coopernic ont des activités à l’international. Il n’est donc pas possible qu’un fournisseur soit dans le cas que vous nous rapportez. Nous sommes prêts à en discuter, mais une telle situation n’est pas possible.

M. le président Thierry Benoit. Nous avons auditionné la DGCCRF. Selon elle, les entreprises, dont celles qui nous ont parlé, ne portent pas plainte contre des clients aussi importants que le groupe Leclerc, Carrefour ou Casino, au risque d’entrer en conflit pendant un certain nombre d’années et de se trouver déréférencées.

En matière de pratiques contestables ou discutables, quasiment toutes les entreprises auditionnées nous ont rapporté, de manière récurrente, les unes, des déréférencements abusifs, les autres, des suspensions de commandes abusives ou encore des pénalités, des demandes de paiement pour compensation de marge – celle qu’un distributeur a perdue du fait de conditions commerciales plus profitables consenties à un distributeur concurrent. Ce n’est pas spécifique au groupe Leclerc, mais toutes les entreprises en ont fait état.

M. Michel-Édouard Leclerc. Par respect pour les institutions et les personnes, il ne faut pas se fonder sur les on-dit. L’administration dispose de tous les éléments, et si l’on discute, faisons-le à partir de faits avérés. Le discours que vous relayez, je l’entends depuis que je travaille dans la distribution, alors même que nous étions tout petits. Quand mon père a commencé à vendre moins cher, je l’ai accompagné dans une chambre de commerce. Il s’y disait qu’il vendait les petits pois moins cher parce qu’il y avait dans les boîtes un gros oignon, qui coûte moins cher que les petits pois.

Quand, avec les centres Leclerc, je me suis attaqué au prix des carburants, tout le monde a dit que le carburant que je vendais n’était pas le même. Pour pouvoir vendre l’essence moins cher, il a fallu que j’aille défendre devant la Cour de justice de l’Union européenne – quel plaisir de l’entendre, pour le Breton que je suis ! – l’affaire Leclerc contre l’État français, car celui-ci m’empêchait de vendre l’essence moins cher et cautionnait le discours d’Elf et Total prétendant qu’il ne s’agissait pas de la même essence alors même qu’ils nous la livraient !

Tout au long de notre vie, les fédérations d’industriels nous ont discrédités. Je vous demande de prendre du recul par rapport à ces critiques, car, aujourd’hui que nous avons des alliés hollandais ou belges, nous voyons comment ils travaillent sur les autres marchés ; de telles polémiques n’y existent pas. Cette spécificité française vient d’une culture de nos élites, qui ne touche pas que la fonction publique, selon laquelle le commerce est parasite et ne crée pas de valeur. On en est encore aux physiocrates, aux industrialistes ou aux agrariens, qui ne reconnaissent pas la société postindustrielle.

Je n’accepte plus les arguments non démontrés. Toute ma vie, dans les émissions de télévision ou de radio qui m’ont fait connaître, on m’a opposé des industriels qui m’ont tenu ce discours. Au fond, ce qui nous est reproché, c’est de vendre moins cher. Nous sommes prêts à régler un problème de non-respect de la loi par un adhérent ou une société, mais, pour le reste, je relève que ces polémiques se sont accélérées depuis les discussions sur la loi Egalim et notre refus de discuter du seuil de revente à perte.

Monsieur le président, j’en appelle à votre âme et conscience pour prendre de la hauteur par rapport aux dires et ne considérer que les faits.

M. le président Thierry Benoit. Je ne souhaite pas m’appuyer sur des on-dit, et les responsables et patrons d’entreprises que nous auditionnons s’expriment sous serment. Au passage, j’ai eu le plaisir de les entendre confirmer ce que je pensais : notre beau pays abrite de belles entreprises industrielles menées par d’excellents dirigeants, quelle que soit la taille des entreprises. Mais, monsieur Leclerc, pendant des mois, nous avons entendu dérouler une litanie de mauvaises pratiques, dont l’Autorité de la concurrence et la DGCCRF nous ont dit avoir connaissance sans que personne ait déposé plainte.

Je comprends les industriels : comment se mettre en délicatesse avec les sept ou huit grands groupes qui ont le monopole de la distribution en France ? Vous prétendez qu’il s’agit d’un règlement de comptes suite aux États généraux de l’alimentation, mais c’est vous qui montiez au créneau sur les plateaux de télévision ou de radio en disant que le Gouvernement voulait faire augmenter le prix du Ricard ! Pour ma part, je n’ai jamais défendu le Ricard.

M. Michel-Édouard Leclerc. Mais vous nous avez fait augmenter les prix, il faut que vous l’assumiez !

M. le président Thierry Benoit. Vous pourrez vous adresser à l’ancien ministre de l’agriculture. Moi, je suis député, je ne suis pas porte-parole du Gouvernement, et je ne suis ni dans la majorité ni dans l’opposition.

M. Michel-Édouard Leclerc. Vous n’êtes nulle part, comme moi !

M. le président Thierry Benoit. Je me suis abstenu lors du vote de la loi EGAlim, même si je reconnais que la volonté de prendre en compte les indicateurs de prix de production va dans la bonne direction.

En tout cas, je vous dis que l’Autorité de la concurrence et la DGCCRF n’ont pas été saisies officiellement, mais ces pratiques existent ; elles ont été dénoncées ici, sous serment, à huis clos.

M. Michel-Édouard Leclerc. Je souhaite rééquilibrer la balance. Je n’aime pas la délation, et je ne trouve pas correct que vous ayez reçu certains à huis clos. Il ne s’agit pas d’une enquête judiciaire.

M. le président Thierry Benoit. Si vous le demandez, nous organisons le huis clos. Le traitement est le même pour tout le monde.

M. Michel-Édouard Leclerc. Je veux vous dire ce qui suit. En 2018, dans un cartel du jambon, quatorze industriels se seraient coordonnés pour faire baisser le prix du jambon auprès des abatteurs. En 2015, vingt et un industriels formant un cartel de la volaille ont été condamnés. En 2015, neuf industriels du cartel des yaourts ont été condamnés d’une sanction de 192 millions d’euros – tous avaient prêté serment. En 2014, il y a eu le cartel de l’hygiène et des produits d’entretien, pour lequel treize industriels ont été condamnés à des amendes allant de 345 à 605 millions d’euros, et le cartel du porc, avec cinq abatteurs condamnés. En 2011, quatre industriels ont été condamnés à payer 361 millions d’euros pour entente formant le cartel des lessives. En Espagne, le 12 juillet 2019, a été révélé le cartel des produits laitiers impliquant trois multinationales – Danone, Nestlé et Lactalis.

Entre la parole des uns et la parole des autres, je me permets donc de vous inviter à prendre de la hauteur. Chacun peut faire les dossiers noirs de l’autre. Dans le monde politique, vous n’aimez pas cela, car les généralisations à partir des dossiers noirs de chacun éclaboussent tout le monde.

Aujourd’hui, je veux justifier l’organisation actuelle des coopérateurs des centres Leclerc. Quand mes parents ont créé les centres Leclerc, ils ne pensaient pas qu’ils prendraient une telle dimension. Des désaccords d’ordre organisationnel ont conduit à la scission du groupement, de laquelle est née Intermarché, de construction plus intégrée que Leclerc. Ces groupes coopératifs ont néanmoins gardé ce fonctionnement commun – ce n’est donc pas une spécificité du groupe Leclerc puisqu’on la retrouve aussi chez Système U – de l’assemblée des hommes – la Société civile des Mousquetaires, pour Intermarché – et le groupe coopératif.

Nous ne sommes que trois mouvements d’indépendants à avoir survécu à cinquante ans de concurrence dans la distribution. Nous avons survécu à la fusion de Carrefour et Promodes, alors que tout le monde écrivait que nous allions disparaître et que les hommes politiques avaient tiré un trait sur nous. Puis les hard discounters sont arrivés, et nous nous sommes organisés en créant une gamme « Premiers prix » qui n’existait pas auparavant. Aujourd’hui, des plateformes digitales apparaissent, qui vendent des marques sans être des logisticiens, et qui prélèvent 8 à 10 % pour figurer sur leur portail internet. Nous, distributeurs français, nous sommes capables de relever ce défi ! Et nous allons le faire. Je ne vous téléphonerai pas pour vous reprocher de n’avoir pas encore su taxer Amazon. J’aimerais pourtant que la concurrence se fasse à conditions égales, et je comprends que d’autres aient le même discours à notre égard. Nous allons relever ce défi, mais ne discréditez pas nos outils de collaboration et d’alliances, nos coopératives grâce auxquelles nous allons le faire.

Aujourd’hui, Leclerc achète 97 % de porc français et autant de lait français. Il en résulte des situations très compliquées, car nous sommes le débouché principal pour beaucoup de producteurs, ce qui nous fait porter une très lourde responsabilité. Mais on ne peut pas à la fois nous demander d’aider la production française et nous reprocher d’être trop gros !

Si les prix étaient plus rémunérateurs à l’étranger pour les industriels français, nos résultats à l’export seraient spectaculaires. Si les distributeurs allemands ou belges – que nous connaissons bien – rémunéraient mieux leurs agriculteurs, la France n’aurait pas de problème d’exportations.

La France est un pays de corporations qui se cherchent querelle, et je vous demande, plutôt que de faire le procès général de la distribution, d’aider à les fédérer. Venez à nos côtés !

C’est aussi l’intérêt des consommateurs. Vous nous avez fait augmenter les prix alors que les gilets jaunes descendaient dans la rue. Il en a coûté au Président de la République et au Gouvernement 11 milliards d’euros en mesures d’aides au pouvoir d’achat non financées, alors même que vous avez longtemps nié les problèmes de pouvoir d’achat. Ne nous mettez pas cela sur le dos !

M. le président Thierry Benoit. Ce n’est pas l’objet de cette commission d’enquête.

M. Michel-Édouard Leclerc. Ce n’est certes pas votre projet, mais comprenez que cela joue sur nos rapports avec le Gouvernement. Nous ne nous posons pas en victimes, mais nous ne sommes pas naïfs non plus. N’oubliez pas que nous avons eu des réunions avec les responsables politiques, et, monsieur le rapporteur, lorsque vous dites que nous n’étions pas joignables, c’est une plaisanterie : nous nous sommes vus !

Mme Sophie Auconie. Je note que lorsque vous êtes dans une salle, la chaleur grimpe ! (Sourires.) Vous venez de répondre à la question que je souhaitais poser, je vais laisser la parole à mes collègues.

M. Stéphane Travert. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, monsieur Leclerc, je n’ai donc pas de question à vous poser aujourd’hui. Je souhaite rappeler ce que cette commission d’enquête représente et comment ses travaux sont conduits par son rapporteur et son président. Je leur fais entièrement confiance, et je sais qu’ils ne sont pas guidés par un désir de vengeance contre la grande distribution. Eux comme moi, et bien d’autres ici, vivons dans des territoires ruraux où la grande distribution est bien souvent le premier employeur du canton.

La grande distribution a toujours été considérée comme un partenaire essentiel dans le triptyque producteur-transformateur-distributeur. L’intention à l’origine des états généraux de l’alimentation était de ramener autour de la table des négociations des acteurs qui ne savaient plus se parler ni se mettre d’accord, et faire en sorte qu’ils sachent, comme dans d’autres pays, terminer une négociation. En France, une négociation n’est jamais terminée. Industriels, producteurs et distributeurs nous l’ont dit, les négociations se concluent au moment du Salon de l’agriculture, qui offre une énorme caisse de résonance, mais continuent par la suite. Jamais cela ne s’arrête de sorte qu’on puisse commercer sur des bases saines et durables. Il est donc important de rassembler ces partenaires.

Vous vous souvenez que, le 17 novembre 2017, lorsque nous avons signé la charte, 16 % du PIB français était rassemblés autour de la table. Vous êtes venu parce que, comme ministre de l’agriculture et de l’alimentation, j’ai souhaité qu’on vous sollicite. Nous étions réunis avec l’ensemble des interlocuteurs habituels – la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), l’ANIA, les organisations syndicales de producteurs – et nous nous étions mis d’accord sur un texte. Mais il manquait un acteur qui représente 20 % du marché. Fallait-il continuer sans en tenir compte ou fallait-il chercher à atteindre l’objectif des états généraux de l’alimentation, d’avoir une chaîne qui, du producteur au consommateur, permette de dialoguer, de négocier et de mettre en place la contractualisation assurant une juste rémunération et une répartition équitable de la valeur ?

Cette charte a été signée ; elle constitue un engagement. Puis la loi a été adoptée, suivie par la négociation de trente-cinq plans de filière. J’ai toujours considéré que les filières devaient être les plus longues possibles, car les filières courtes qui ne comptent qu’un producteur et un transformateur ne fonctionnent pas toujours bien. En revanche, si l’on réunit les producteurs, les transformateurs et les distributeurs, comme dans la filière porcine, on peut travailler sur les indicateurs de coût de production, qui déterminent le prix sur lequel il faut se mettre d’accord.

La loi a créé un certain nombre de mécanismes. Vous n’étiez pas d’accord sur le SRP, mais vous l’appliquez car c’est la loi. Or le SRP n’est pas prévu pour imposer au distributeur d’augmenter les prix de manière générale. Ce dispositif porte uniquement sur les produits à prix cassés, qui représentent 6,6 % des produits alimentaires ; il a pour objet de mieux rémunérer les agriculteurs. Nous avons toujours demandé de ne pas confondre les prix de vente dans les magasins et la marge que le distributeur réalise. Nous souhaitions que ces marges soient mieux réparties, pour augmenter celle des agriculteurs. Ce rééquilibrage peut se faire sans modification du prix.

La commission d’enquête n’a pas pour objet de refaire les états généraux de l’alimentation. Aujourd’hui, mon successeur veille à la bonne application de la loi ; les négociations se passent mieux dans certaines filières comme celles du lait, de la volaille, des œufs. Chacun a su faire des efforts. Dans certaines filières, les contrats tripartites donnent pleine satisfaction, à l’exemple de la filière « Qualité Race Normande », chez Carrefour. Tous ces éléments nous permettent d’avoir une agriculture riche, innovante et rentable.

La commission d’enquête a été créée pour comprendre les mécanismes internationaux de négociation qui nous ont été expliqués par bon nombre d’interlocuteurs. Pourquoi les entreprises sont-elles conduites à créer un groupement à l’étranger, avec des répercussions très importantes sur le revenu de nos producteurs ? Il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur qui que ce soit, car nous avons besoin de tout le monde pour conduire cette réforme.

Notre discours a toujours été le même : la juste répartition de la valeur doit se faire chez le producteur, chez le distributeur et chez le transformateur.

Chacun doit y trouver profit, car distributeurs et transformateurs sont également des employeurs. On a vu des entreprises industrielles faire faillite, poussées, sous la pression excessive de la distribution, à faire des achats à l’étranger. Quant au consommateur, il était souvent schizophrène : il voulait des produits de qualité mais ne se souciait pas de leur provenance. Aujourd’hui, on lui demande de faire des choix, en privilégiant le revenu des agriculteurs, la traçabilité et la qualité de travail des entreprises françaises, et de faire confiance aux marques de distributeurs qui proposent les meilleures productions aux meilleurs prix.

Nous souhaitons comprendre pourquoi des blocages apparaissent à un moment. Nous en connaissons certains. Dans le secteur de la viande bovine, que les accords internationaux ont mis sous les feux de l’actualité cette semaine, nous savons que lorsqu’un opérateur peut bloquer le référencement d’abattoirs et n’envoie pas vers la Chine ce que demandent les consommateurs chinois, des entreprises françaises perdent de l’argent. Dans la restauration collective, 70 % de la viande ne vient pas de France, et chacun, du producteur, du transformateur et du distributeur, en porte une part de responsabilité. Les débouchés commerciaux existent, je pense qu’il y a des moyens de s’entendre pour faire avancer les choses.

Ne vous méprenez pas sur les intentions de cette commission d’enquête : elle cherche à comprendre les mécanismes de fonctionnement des relations commerciales, et à proposer des solutions pour que les choses se passent mieux au sein du triptyque producteur- transformateur-distributeur, dont les membres sont condamnés à travailler ensemble.

M. Michel-Édouard Leclerc. Monsieur le ministre, j’adhère à vos propos. Je ne fais d’ailleurs de procès d’intention à personne. En outre, nous nous sommes affrontés mais je vous apprécie. Ce n’est pas un problème de personne. Reconnaissez tout de même qu’avant cette commission d’enquête qui cible la distribution, vous-même, monsieur le ministre, vous n’avez pas fait signer les accords des États généraux aux industriels ; seuls les distributeurs sont venus apposer leur signature.

M. Stéphane Travert. Et l’ANIA !

M. Michel-Édouard Leclerc. Franchement, c’est facile pour les fédérations ! On n’est pas chez les soviets, tout de même ! Il n’y avait ni Emmanuel Faber ni Emmanuel Besnier. Pourquoi cette mise en scène sur les distributeurs ? C’est là que ça a démarré et c’est ce que je vous reproche. Dans les magasins, nous avons eu ensuite la visite des agriculteurs qui attendaient les effets du ruissellement parce que les distributeurs sont les seuls à avoir signé. C’est cela qui est compliqué. Nous allions à la casse et c’est ce que je vous ai reproché. Nous connaissons tous les deux les conditions dans lesquelles nous avons été amenés à signer. Je ne mens pas et vous pourrez en témoigner.

Vous êtes venu me chercher parce qu’il en manquait un. Je n’y étais pas avant et ma venue n’était pas de mon fait. Je voudrais que les députés ici présents l’entendent.

M. Stéphane Travert. Parce que vous n’étiez pas dans la FCD, la Fédération du commerce et de la distribution !

M. Michel-Édouard Leclerc. Intermarché et Système U n’y étaient pas non plus. À présent, l’histoire est écrite et j’ai envie d’en sortir par le haut. Entendez-le, même si vous avez parfois l’impression que j’en fais trop. Les centres Leclerc veulent sortir de cette affaire par le haut. Cela dit, nous avons trouvé la situation injuste : les agriculteurs étaient envoyés déverser du lisier dans nos magasins alors que nous ne sommes pas ceux qui ont développé la théorie du ruissellement. Je ne sais même pas si vous vous y croyiez à l'époque. Comme vous êtes très malin, je pense que ce n’est pas possible.

La théorie du ruissellement ne peut se vérifier que dans le domaine public, car seul l'État peut se permettre de prendre à un endroit pour le redéposer dans un autre, par le biais des transferts sociaux ou de la fiscalité. Comment imaginer, en revanche, que le conseil d'administration d'une entreprise privée comme Carrefour puisse décider, en plein plan social, de payer les agriculteurs plutôt que des salariés ? Cela n’existe pas !

C’est pourtant ce que vous avez vendu et que vous vouliez nous faire faire en pleine période de tension sur le pouvoir d'achat dans la société française. Il était normal que nous vous disions que nous n’étions pas d’accord. Je n’ai pas apprécié la manière dont nous avons été désignés à la vindicte, peut-être pas par vous – je ne sais pas comment les choses se sont passées. Depuis, ça n'arrête pas.

Aujourd’hui, je vous propose une sortie par le haut, positive. Je pense qu’Alexandre Bompard de Carrefour, Michel Biero de Lidl ou Thierry Cotillard d'Intermarché vous disent la même chose que moi. Les industriels sont confrontés à une déflation qui touche tout l’Occident et qui dure depuis très longtemps. Les entreprises exportatrices savent travailler avec des chiffres d’affaires en baisse, car elles ont l’habitude des variations monétaires. Ce n’est pas le cas des entreprises nationales et des PME : on n'apprend pas à gérer des chiffres d'affaires en baisse à l’école.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas attribuer la déflation à la distribution. Vous ne disposez d’aucune étude montrant que les distributeurs français ont payé moins cher que les distributeurs allemands ou belges – je le tiens de députés.

M. le président Thierry Benoit. La guerre des prix et les négociations à la baisse ne contribuent pas à inverser la tendance.

M. Michel-Édouard Leclerc. On en revient à la même confusion. En matière de concurrence par les prix de vente, la France se situe dans la moyenne européenne. Depuis l’adoption de la LME, elle n'a d’ailleurs repris sa place dans la moyenne que récemment. La France n’est pas le pays le moins cher. S’agissant de la rémunération des producteurs, les indices sur les grands acheteurs dont disposent les industriels, le MEDEF – et d’autres, ne montrent pas que les distributeurs français sont ceux qui rémunèrent le moins les agriculteurs. Vous n’avez pas d’indicateur en ce sens, vous ne pouvez donc pas dire cela.

M. le président Thierry Benoit. Le fil conducteur de toutes nos auditions a tout de même été la guerre des prix, les négociations commerciales. Tout le monde nous a dit que cette tension lors des négociations n'avait pas son pareil en Europe.

Curieusement, monsieur Leclerc, vous venez de tenir le même discours qu’Alexandre Bompard de Carrefour, Thierry Cotillard d'Intermarché et Marc Schoelcher de Système U. En vous écoutant, je comprends que vous convenez que le schéma actuel des négociations n’est pas idéal. Il doit en effet évoluer pour tous les acteurs. Je me souviens très bien des propos de Thierry Cotillard, qui fait partie des jeunes dirigeants. Je constate avec satisfaction que vous faites le même constat qu’eux, ce qui signifie qu’il ne tient pas au seul renouvellement de génération dans la distribution. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut retricoter les liens, créer un climat plus serein et plus propice à des négociations dites collaboratives, constructives dans l’intérêt de tous.

M. Michel-Édouard Leclerc. Il ne faut pas non plus attiser les antagonismes comme depuis les états généraux de l'alimentation. Vous nous reprochez souvent de ne parler que de prix et jamais de produits, mais vous faites la même chose. En réalité, à l’occasion des états généraux de l'alimentation, on s'est mis à parler du bio, des filières, des labels. Dans l'intérêt de tous, disons aussi ce qui a été positif. Ensuite, que chacun prenne sa part de responsabilité.

Moi, j’habite en Bretagne. Vous avez reçu le président de l’INAPORC. Ce n’est pas moi qui ai fermé les frontières russes aux débouchés porcins, et je vous ferais remarquer que c'est le résultat d’un arbitrage politique.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes d’accord.

M. Michel-Édouard Leclerc. Oui, nous sommes d'accord, monsieur le président, et c’est enregistré. Pendant ce temps-là, on a sacrifié l'agriculture pour faire tirer nos satellites par des fusées Soyouz à partir de Kourou, parce que c’était moins cher. On a aussi ménagé tout ce qui concernait le gaz et le pétrole. Je ne vous refile pas le bébé, mais…

M. le président Thierry Benoit. Chacun doit prendre sa part.

M. Michel-Édouard Leclerc. …il serait bon, en effet, que vous preniez votre part.

M. le président Thierry Benoit. Je pense que nous le faisons et que nous le ferons. J’espère que notre rapport y contribuera.

Mme Martine Leguille-Balloy. Pour ma part, je vais partir d'un raisonnement très simple, car je suis un peu simple. Je suis de la campagne et j'ai beaucoup participé à EGAlim, parce qu’à la campagne, on croyait beaucoup à EGAlim. Nous ne pensions pas au ruissellement, monsieur Leclerc, mais nous voulions construire le prix de vente par rapport au coût de production.

Cette année est un peu particulière puisque vous avez négocié avant que les contrats ne soient signés. Je ne suis absolument pas d’accord avec mon collègue Travert quand il estime que ça a bien fonctionné. Vous n'ignorez pas, monsieur Leclerc, que les contrats avec les producteurs de lait ne sont toujours pas signés.

M. Stéphane Travert. Pas partout !

Mme Martine Leguille-Balloy. Dans la grande majorité des cas, ils ne sont pas encore signés. Le médiateur est saisi mais ils ne seront probablement pas signés à la fin du mois de juillet.

M. Michel-Édouard Leclerc. Entre les industriels et les producteurs !

Mme Martine Leguille-Balloy. Bien sûr. Les industriels font évidemment valoir qu’ils ne peuvent pas payer plus, compte tenu des négociations avec les distributeurs. Ils expliquent qu’ils doivent, eux aussi, gagner leur vie et qu'ils ne peuvent pas redonner plus que ce qu'on leur laisse. Comme il n’y a aucune transparence dans les négociations entre les industriels et les distributeurs, on ne peut pas savoir qui se taille la meilleure part.

Vous nous dites, monsieur Leclerc, que vous allez jouer le jeu. Nous attendons donc de vous que, l'an prochain, vous jouiez EGAlim. En même temps, vous nous dites que la loi EGAlim vous a conduit à augmenter les prix, ce qui a déclenché la crise des gilets jaunes : les prix bas sont nécessaires pour les braves gens qui ne peuvent pas acheter cher.

À ce stade, nous sommes en échec. Va-t-on y arriver ou pas ? Comment voyez-vous les choses ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Madame, il y a un problème : on se réfère tantôt au prix payé par le consommateur, tantôt à celui payé à la coopérative, au groupement de producteurs ou au producteur. Ce n’est pas le même prix.

Mme Martine Leguille-Balloy. Nous sommes capables de le comprendre !

M. Michel-Édouard Leclerc. Précisément, vous ne nous avez pas fait augmenter les prix agricoles. Pour pouvoir augmenter les prix d'achat agricoles…

M. le président Thierry Benoit. Ne refaisons pas le débat que nous avons déjà eu. C’est toujours le problème, certains députés, qui ont d’autres obligations, ne peuvent pas assister à toute l'audition. Nous avons déjà bien débattu de ce sujet.

Mme Martine Leguille-Balloy. Mes collègues me raconteront.

M. le président Thierry Benoit. J’avais une autre question avant de passer la parole au rapporteur. Cet écosystème des centres Leclerc vise à faire redescendre le fruit des négociations au niveau local. Pourriez-vous nous décrire la manière dont les contributions financières circulent entre Coopernic, Coopelec, Eurelec, Scabel et Galec ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Tout redescend.

M. le président Thierry Benoit. Tout redescend ? Si vous pouviez expliciter de manière simple. Nous pouvons vous entendre à huis clos, si vous le souhaitez, car ce n’est pas une question piège.

M. Michel-Édouard Leclerc. Non, non !

M. le président Thierry Benoit. Dans mon propos introductif, je disais que vous avez une belle organisation, mais elle est quand même subtile.

M. Michel-Édouard Leclerc. Non, elle est très simple. Il n’y a aucune rétention de profit dans aucun des outils. Aucun acheteur n'est rémunéré au pourcentage de gains sur l'achat de biens ou de services vendus. Notre modèle est vraiment coopératif. Comme mon père l’a voulu, ce sont les patrons des magasins qui s’organisent en groupes de travail – cela pourrait être les agriculteurs dans une coopérative. La famille Leclerc n'intervient pas.

Les propriétaires de magasins s'organisent en groupes de travail et fonctionnent par délégation, par mandat. Quel que soit le produit référencé – ils achètent, par exemple, du pétrole par l’intermédiaire de la société Siplec –, tout va au point de vente. Tous les outils sont transparents ; ils ne fonctionnent que par adoption d’un budget. Avant chaque exercice, nous votons sur un budget : salariés, investissements, etc. À la fin, nous redistribuons tout et il ne reste rien. En fait, la redistribution s’effectue de plus en plus en temps réel, car l’informatique le permet. Tout est transparent pour nos adhérents. Il n'y a pas de ponction en cours de route.

Mon rôle actuel est celui d’un influenceur. Je ne supporterais pas de partir à la retraite alors que le nom ne nous appartiendrait plus. C'est une marque collective. Je n’aimerais pas qu'elle soit dézinguée. Je n’arriverais pas à rester à la pointe de Trévignon, à regarder la mer, si le groupe ne respectait pas la charte.

Par convention, les centres Leclerc me demandent de les guider, de les inspirer, de prendre des initiatives et de fédérer les hommes afin de réaliser nos projets. Au passage, vous allez voir que je ne crache pas sur les États généraux de l'alimentation !

Nous voulons, dès 2022, mettre les centres Leclerc sur le podium des enseignes les « mieux-disantes » en matière de responsabilité sociétale des entreprises – RSE – et de développement durable. J’y insiste et vous pourrez me convoquer si vous me prenez en défaut. Nous nous engageons à réduire l’usage des plastiques, à lutter contre le gaspillage et à développer les énergies renouvelables. J’ai signé un accord avec M. Lecornu et je vais en signer un autre avec Mme Poirson sur le Nutri-Score. Je souhaite que Leclerc soit une marque d'excellence dans ce domaine.

Je n’ai pas parlé de prix, mais je vais y venir : il faut que le beau, le bon et le bien-être soient accessibles.

Comme certains d’entre vous, je pense qu’il ne suffit pas de soutenir le pouvoir d'achat par le biais des transferts sociaux et qu’il faut revoir collectivement la rémunération du travail. Certains ne voient pas d’augmentation de salaire depuis cinq ans et il faut répondre à leur aspiration en rémunérant mieux le travail. Les centres Leclerc joueront sur la participation et l’intéressement, qui font partie de la RSE.

S’agissant de l'organisation, je vous ai entendu émettre des critiques ou des réserves sur le modèle coopératif, notamment sur le mien. Pour ma part, je souhaite que les centres Leclerc puissent rivaliser avec les plateformes logistiques, avec Amazon, Alibaba et autres, tout en restant des coopérateurs ancrés dans leur territoire local, régional, national. En bon Breton, je veux que les impôts, les emplois, les salaires et les investissements restent en France.

Les centres Leclerc ont investi près de 1 milliard d’euros en trois ans dans des bases logistiques qui vont pouvoir faire des livraisons à domicile, développer les Drives, rivaliser avec le commerce digital. C'est très important. Du coup, j'ai l'impression que nos adhérents sont complètement dans le mouvement que vous avez voulu initier, monsieur le ministre, lors des États généraux de l'alimentation et que M. Guillaume reprend aujourd’hui.

C’est pourquoi je ne voudrais pas que l’on fasse la part belle aux grandes sociétés multinationales, par une critique systématique de nos métiers de négociation et de distribution, par la négation par avance de la valeur ajoutée et du service que nous créons. Je voudrais que l’on reste consumériste, que l’on pense au consommateur. Je voudrais que l'on arrête d'opposer l'intérêt du consommateur à celui des agriculteurs.

C’est un vaste débat. Monsieur le rapporteur, je ne vous ai pas facilité la tâche si vous vouliez faire une conclusion courte. Les centres Leclerc m’ont mandaté pour vous dire cela. Nous pouvons certainement mieux faire, mais ne nous faites pas passer pour les plus mauvais de la classe ! En tout cas, nous sommes volontaires.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Loin de moi l’envie de vous faire passer pour un mauvais élève, monsieur le président.

Revenons au sujet de la commission d'enquête, c'est-à-dire aux relations commerciales entre les distributeurs et les industriels quels qu'ils soient, qu’ils approvisionnent le rayon alimentaire ou le rayon droguerie, parfumerie, hygiène – DPH. Le nerf de la guerre, c'est le prix tarif, le « triple net ». Vous avez dû le connaître et peut-être le connaissez-vous encore.

Les industriels nous disent que vos centres commencent en permanence à la baisse : le fournisseur envoie les CGV et vous réclamez directement une baisse de 4 %. La grande distribution rétorque que les industriels réclament d’emblée une hausse de 5 % dans leurs CGV. On sent les frères ennemis obligés de travailler ensemble.

Nous allons vous faire des propositions. Êtes-vous prêt à justifier vos demandes de baisse de prix ? Si les centres Leclerc demandent une baisse de 2 % sur une référence donnée, ils pourraient invoquer une chute de cours ou autres. À l’inverse, un industriel qui vous demande une hausse de 5 % doit la justifier. Si la hausse n’est pas justifiable, il est normal de la refuser.

Je pense qu'un prix bas peut aussi être juste et éthique – vous voyez, j’évolue. Cependant, les deux côtés doivent aller vers le juste et l'éthique. Êtes-vous prêt à accepter qu'une déflation de 4 % n'est pas une bonne chose et qu’elle peut n’être qu’un argument de négociation primaire ? Ma proposition revient à demander à chacun de justifier sa demande. Pensez-vous que c’est une bonne proposition, monsieur le président ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Effectivement, vous évoluez bien ! (Sourires.) Mon propos n’est pas très correct, mettez-le sur le compte de la chaleur.

Ce que vous décrivez, je l’ai toujours connu. L’industriel réclame une hausse de 8 % en arrivant, sans la justifier, même si le cours du café ou du polyéthylène terephthalate
– PET – a baissé. Il y a des Trump partout. Certains forcent le trait pour que l'on arrive sur une ligne. Une négociation n’est pas codifiée, c’est un rapport de force. Je comprends que vous interveniez pour protéger le faible, que le régulateur ou le médiateur intervienne pour rééquilibrer le rapport. Mais ne dites pas que le rapport est systématiquement déséquilibré.

Vous savez sans doute qu'il n’y a pas eu de Coca-Cola dans les centres Leclerc pendant longtemps, y compris pendant la Coupe du monde de football. Ce n'est pas Leclerc qui a déréférencé Coca-Cola ! L’affaire a fini chez le médiateur et je n’ai pas le droit de développer. Que voulez-vous faire face à Coca-Cola ? Vous dites que nous sommes les plus forts, mais ces gens-là sont très bons et bagarreurs ; ils travaillent à l'échelle mondiale.

Monsieur Travert, je vais utiliser une métaphore pour ne pas citer les industriels par leur nom – la chaleur, ici, est telle que certains pourraient m’échapper. M. Trump menace de taxer le vin français – il n'a rien à perdre et, en plus, je crois qu’il est viticulteur – quand la France veut taxer les GAFA. À l’échelle internationale, les pays font exactement la même chose que nous. D'ailleurs, heureusement que les pouvoirs publics le font ! Dans un appel d'offres lancé par une commune, il y a toujours des entreprises laissées pour compte parmi celles qui répondent. C'est la règle du marché. Il ne faut pas en faire un truc moral.

M. le président Thierry Benoit. Je reprends la question de M. le rapporteur. Pouvez-vous, monsieur Leclerc, objectiver les refus d’augmentation de tarif ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Oui, c’est obligatoire.

M. le président Thierry Benoit. Le rapporteur peut-il faire cette proposition dans son rapport ?

M. Michel-Édouard Leclerc. C’est ce qui se passe.

M. le président Thierry Benoit. Ce n’est pas ce que l’on nous a dit. Les fournisseurs interrogés expliquent qu’on leur demande d’emblée une baisse de 4 % ou 5 %.

M. Michel-Édouard Leclerc. En fait, ils arrivent systématiquement avec des demandes de hausse. Je vais vous donner un exemple sans citer le nom parce que l’audition est publique et que ce n’est pas la peine de faire un huis clos – vous le reconnaîtrez. Un industriel breton de la charcuterie que nous aimons tous est venu m'appeler au secours. J’ai demandé que tout ce qui s’était passé soit mis sur la table, d’autant que le Crédit Agricole m'avait dit qu’il fallait faire attention à cette entreprise. Il était arrivé en demandant une hausse de 8 %. Le type d’en face, qui n’était pas breton, lui a rétorqué que la hausse serait de 3 %. C’était le premier jour d’une négociation non codifiée. Quand Teddy Riner est défié, il commence par taper !

Nous ne sommes pas dans la fonction publique et le service public. Il y a des enjeux et, en plus, le législateur nous oblige à nous battre. Ne l’oubliez pas. Pourquoi la Commission européenne est-elle venue vous dire – et ce n'était pas à demi-mot – que ces constructions intracommunautaires sont importantes ? Parce que le consommateur doit pouvoir trouver le meilleur produit et au prix le plus accessible dans n'importe quel pays de la Communauté européenne.

Certains industriels ont établi leurs CGV par pays. En France, on essaie de vitrifier la concurrence et de faire passer des hausses sur des produits dont nous savons qu’ils sont moins chers ailleurs. Cela laisse deux solutions : négocier ou faire de l’importation parallèle. C'est notre métier. Les coopératives agricoles font la même chose pour acheter leurs intrants.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Vous n'avez pas spécialement répondu à la question, donc je vais la reposer différemment. Je voudrais seulement savoir si nous pouvons réellement travailler ensemble et nous voir pour établir de bonnes propositions. Vous savez, le législateur est très fort pour augmenter les taxes ou en créer de nouvelles.

M. Michel-Édouard Leclerc. Je confirme !

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les prix de l’énergie augmentent et les salaires aussi, heureusement, sauf pour les parlementaires. Le prix des voitures augmente, tout augmente. Le consommateur qui va dans vos magasins, c'est aussi le salarié de votre fournisseur. Les industriels viennent nous voir pour nous dire que, depuis cinq ans, les négociations sur leurs produits se font à la baisse. La demande déflationniste du négociateur Leclerc n'est pas justifiée alors que le coût de la vie augmente. En tant que législateurs, nous nous posons des questions. Pourquoi le prix de cette bouteille, identique depuis des années, a-t-il baissé de 10 % ?

Nous demandons une explication. Pourquoi, les distributeurs réclament-ils d’emblée une baisse de prix ? Êtes-vous capable de dire pourquoi vous avez une baisse de prix sur 60 % des produits que vous achetez ? Vous pouvez dire que c’est 40 %.

M. le président Thierry Benoit. Vous achetez moins cher la majeure partie de vos produits.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Cela concerne la majeure partie de vos références. Si l’on prend une base 100, le taux moyen des achats est en déflation. Êtes-vous capable, Michel-Édouard Leclerc, de me dire que vous pouvez vous mettre autour de la table et justifier vos demandes de baisses de prix ? Que si vous demandez une baisse du prix de telle bouteille d'eau, vous pourrez la justifier par une baisse du prix de l'électricité, des salaires, des impôts ou autres ?

M. Michel-Édouard Leclerc. La réponse est oui ; il faut argumenter pour défendre ses positions. Les coûts varient d'une année à l'autre. Pour cette eau que vous prenez en exemple, le prix va augmenter ou baisser en fonction du coût des transports et du PET contenu dans l’emballage, c'est-à-dire des deux éléments qui coûtent le plus cher dans le produit. Oui, nous justifions nos demandes, même si vous pouvez critiquer la manière dont nous le faisons. Pour ma part, je pense que nous ne sommes pas si mauvais que cela, et même les industriels le reconnaissent. Certains panélistes font des sondages sur l'image des distributeurs en tant qu’acheteurs et, honnêtement, nous ne sommes pas mauvais même si nous ne sommes pas les premiers.

M. le président Thierry Benoit. J’en viens à ma dernière question. J’ai déjà évoqué la négociation en amont, entre les producteurs et les industriels, et la négociation en aval, entre les industriels et les distributeurs. Pourrait-on imaginer une réduction de la durée des négociations commerciales, dont Stéphane Travert a situé la fin vers la fameuse date du 28 février ?

On pourrait imaginer que la négociation en amont se déroule à la période des récoltes. Autour de la Toussaint, les distributeurs pourraient enchaîner avec la négociation aval qui se terminerait le 30 décembre. Vous pourriez alors vous appuyer sur des éléments factuels de l'année : activité économique, réalités climatiques et autres.

Cette pratique ferait baisser le niveau de tension. Actuellement, les trois ou quatre mois de négociations se terminent par une annonce autour du 28 février, en plein Salon de l'agriculture, un événement qui peut être utilisé comme une caisse de résonance et un outil de communication. Cette proposition des négociations commençant à la Toussaint et finissant le 30 décembre vous paraît-elle aller dans le bon sens ?

M. Michel-Édouard Leclerc. Oui, Monsieur le Président, à défaut de pouvoir changer la date du Salon de l'agriculture ! Nous pratiquons déjà de cette manière avec les PME : nous essayons de clôturer toutes nos négociations avant les premiers jours de janvier.

M. le président Thierry Benoit. On pourrait généraliser cette pratique.

M. Michel-Édouard Leclerc. Oui, nous sommes preneurs. Je ne sais pas pourquoi cela ne s’est jamais fait. Ce n’est pas marrant pour nous de négocier pendant le Salon de l’agriculture.

M. le président Thierry Benoit. Nous pourrons conclure l’audition sur ce point d’accord. Nous vous remercions, Monsieur Leclerc, Monsieur Tuaillon, d’avoir participé à cette audition qui a duré plus de deux heures trente. J’espère que nos échanges, intéressants et constructifs, serviront la bonne cause.

M. Michel-Édouard Leclerc. Si vous avez besoin d’un négociateur pour que l’on vous installe une climatisation efficace et pas chère, vous pouvez faire appel à moi. (Sourires.)

M. le président Thierry Benoit. C’est bien vu. Nous avons un certain nombre de salles à notre disposition et nous avons eu le don d’en choisir une dont la climatisation est tombée en panne au bout d’une heure.

 

L’audition s’achève à dix-sept heures quarante.

 

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93.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des finances

(Séance du mercredi 24 juillet 2019)

L’audition débute à dix-huit heures trente.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances chargée, notamment, des questions liées au commerce. Elle est accompagnée par Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), M. Malo Carton, conseiller entreprises et participations de l’État, et Mme Aigline de Ginestous, cheffe de cabinet, conseillère territoires et Parlement.

Avec M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, et les membres de notre commission d’enquête, nous allons procéder à votre audition, madame la secrétaire d’État, puis à des échanges portant sur les négociations commerciales, leur équilibre, la part prise par les enseignes de la distribution et les centrales d’achat.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

Je précise que cette audition sera d’abord publique, puis, que nous passerons au huis clos car nous souhaitons évoquer avec vous des points plus stratégiques et confidentiels qui ont été abordés lors de certaines auditions, en particulier à huis clos.

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Je vous remercie d’avoir organisé cette commission d’enquête sur un sujet d’actualité.

La régulation des relations commerciales et, partant, la lutte contre les abus auxquels peut conduire la puissance de marché ou d’achat sont fondamentales pour le bon fonctionnement et les performances de notre économie. À ce titre, le ministère de l’économie et des finances assure une mission d’ordre public économique analogue à celle qu’assure le ministère de l’intérieur entre les Français.

Il faut prendre la juste mesure des rapports de force à l’œuvre sans bien évidemment succomber à la tentation de la caricature mais tout en prenant en compte les points forts et les points faibles de l’ensemble de la filière – on parle d’ailleurs beaucoup de la filière agricole mais il faut également parler des autres filières, dont la droguerie-parfumerie- hygiène (DPH), qui fait partie du même écosystème.

Il convient tout d’abord de brosser un tableau de la situation de la distribution française.

Force est de constater que nous traversons un moment de profonde transformation des modèles, des modes de consommation et de la concurrence sur le plan tant national qu’international. Il faut en tenir compte, en statique et en dynamique.

Vous le savez, la distribution française est confrontée à des difficultés financières : pertes importantes d’Auchan, licenciements chez Carrefour, endettement de la holding du groupe Casino – dont la communication financière nous renseigne sur ce qu’il en est.

Il faut également compter avec des concurrents « entrants » du numériques, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement sur le territoire français – ce qui soulève des questions d’application de la loi – et avec des concurrents étrangers comme Action, qui vont se positionner d’une manière extrêmement agressive, pas nécessairement d’ailleurs dans le domaine de l’alimentaire mais, plutôt, dans celui de la DPH.

L’industrie agroalimentaire est confrontée à un certain nombre de défis sur lesquels vous et les parties prenantes de la filière avez travaillé dans le cadre des États généraux de l’alimentation (EGA). Il s’agit notamment d’assurer un juste revenu aux agriculteurs, donc de réfléchir à la manière de créer de la valeur et de la répartir dans l’ensemble de la filière. Les taux de rentabilité de l’industrie de transformation de ces produits premiers semblent plutôt meilleurs que ceux de la distribution mais les pertes sont réelles à l’international – je pense à la perte de parts de marché à l’exportation. En fait, si l’on ne tient pas compte des boissons, nous sommes en déficit commercial Et ce déficit a tendance à se creuser. Là encore, nous sommes potentiellement confrontés à un déficit d’investissements, d’innovation et d’ambition. La question de la création de la « juste valeur », dont on peut faire profiter le consommateur et qui répond à ses attentes, est donc essentielle.

Je tiens à rappeler le cadre général de l’action qui est déployée pour réguler les relations commerciales et lutter contre les abus.

Le droit des pratiques restrictives de concurrence répond à la volonté de préserver des relations commerciales transparentes et loyales entre professionnels et à la nécessité d’éviter que le pouvoir de négociation d’un opérateur ne conduise à une compression excessive des marges en amont, préjudiciable à l’investissement et à l’innovation, pouvant conduire à l’évincement du marché des acteurs efficaces.

La signature, en 2014, de plusieurs accords de coopération à l’achat concernant six grands distributeurs et l’apparition récente de centrales de référencement internationales ont intensifié la concurrence par les prix entre ces enseignes et créé des tensions entre les différents maillons des filières agricoles et alimentaires. C’est sans doute là l’une des raisons pour lesquelles nous sommes réunis aujourd’hui.

Le déséquilibre des relations inter-commerciales entre les entreprises se manifeste également dans d’autres secteurs : l’hôtellerie, les télécommunications, le commerce électronique.

Vous savez que le ministère de l’économie et des finances a récemment assigné Amazon en raison de ses pratiques contractuelles déséquilibrées à l’encontre de ses partenaires commerciaux. Il est intéressant de noter que cet acteur a été assigné parce qu’il est en train d’étudier des entrées dans d’autres marchés, dont ceux qui intéressent la grande distribution, en particulier, la DPH. Je vous renvoie à l’offre en ligne sur les couches culottes qui, au regard des prix pratiqués, même parmi les plus compétitifs, est particulièrement agressive ; de surcroît, nul besoin de se déplacer ! Sur d’autres marchés, notamment le marché américain, une offre est également proposée dans le domaine alimentaire. Nous devons donc nous montrer particulièrement vigilants dans le secteur du commerce électronique.

Le législateur a conféré au ministre de l’économie et des finances le pouvoir d’agir en justice au titre de la défense de l’ordre public économique, je l’ai dit, cette action contentieuse pouvant donner lieu à des sanctions dont le plafond a été récemment renforcé : amende civile de 5 millions, de 5 % du chiffre d’affaires ou de trois fois l'indu. C’est ce qui nous a permis, la semaine dernière, d’assigner en justice le premier acteur de la distribution française en visant trois fois l’indu car, compte tenu des éléments dont nous disposions, de la séquence et de l’historique des assignations transmises au juge le concernant, l’amende maximale nous semblait justifiée. Il s’agit donc d’une appréciation du cas d’espèce, également fondée sur la façon dont cet acteur a pris en compte ou non les messages qui lui ont été adressés par la puissance publique.

Cette assignation, semble-t-il, fait réfléchir d’autres distributeurs. Depuis lundi, j’ai noué quelques contacts qui témoignent d’un vrai questionnement dans ce secteur sur la façon de se repositionner et de sortir d’une « guerre des prix » qui, finalement, détruit de la valeur pour l’ensemble de la filière. J’ajoute que chacun est particulièrement pénétré de l’idée que si la défense du pouvoir d’achat constitue d’évidence un enjeu majeur, il est aussi possible, à partir de la structure de coûts, de travailler sur la logistique, qui représente quasiment 70 % des coûts de distribution. Nous avons donc des leviers d’action.

Nous nous situons presque dans le contexte de la théorie des jeux : quand un acteur bouge, les autres bougent aussi, ce qui entraîne une escalade dont il nous semble qu’elle doit être aujourd’hui remise en cause à travers ce « tropisme » du prix bas à aller chercher dans la chaîne des fournisseurs.

Depuis trois à cinq ans, l’administration prend de plus en plus en compte les enjeux liés à cette situation à travers un certain nombre de lois – loi Hamon de 2014, loi Macron de 2015 –, le renforcement des sanctions, des assignations plus régulières assorties d'amendes plus élevées. La volonté de faire bouger les lignes est bien présente.

Dans le cadre de la loi ÉGAlim pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine, durable et accessible à tous, j’ai appuyé l’action de la DGCCRF afin que l’arsenal dont nous disposons soit intégralement utilisé. C’est ainsi, je crois, que la situation évoluera car je ne suis pas persuadée qu’une mesure législative seule puisse faire bouger les lignes. Nous pourrons par exemple revenir sur la question des promotions mais l’histoire a toujours montré que des trésors d’habileté sont déployés pour contourner la loi d’une manière ou d’une autre.

Une jurisprudence constante montre qu’aujourd’hui, le juge appuie l’action de l’État, ce qui facilite celle du ministre. Nous pouvons quant à nous nous y appuyer pour aller plus loin mais à travers des actions proportionnées car, encore une fois, il ne s’agit pas de désigner tel ou tel acteur à la vindicte populaire mais de faire en sorte qu’il n’y ait aucun intérêt à franchir les bornes du déséquilibre économique.

Au cours des dix dernières années, l’activité du ministère en matière de contentieux devant les juridictions civiles, tribunaux de première instance, cours d’appel, cour de cassation, a donné lieu à près de 270 décisions de justice sur le fond et de procédure confondues.

Elles ont contribué à dessiner le cadre procédural dont j’ai parlé mais, aussi, à définir très finement la notion de déséquilibre significatif. Nous pensons qu’il s’agit là d’un outil assez utile au regard d’une transcription européenne qui reviendrait à faire l’inventaire de toutes les modalités de ce déséquilibre mais qui présenterait l’inconvénient de ne pas intégrer tous les éléments auxquels nous pourrions être confrontés, ce qui interdirait certaines actions.

La définition française, qui a d’ailleurs été simplifiée dans l’ordonnance du 24 avril 2019, est donc précieuse même si l’on peut, bien sûr, transcrire dans le droit français la directive européenne en en reprenant les têtes de chapitre. Il convient toutefois de maintenir une ouverture d’appréciation de cette notion.

Je tiens également à dire que la DGCCRF a été la première, en 2017, à engager une action judiciaire contre une centrale d’achat, l’INCA-A, centrale commune à Intermarché et Casino, qui, depuis, a été dissoute.

L’action de l’administration se resserre donc et je suis intimement persuadée qu’il faut continuer d’agir en ce sens, avec détermination et dans la transparence, tant avec les parlementaires qu’avec les acteurs de la filière et en utilisant le levier de la communication. Le name and shame est ainsi utile pour assurer la transparence sur la réalité de ce que sont les relations commerciales auprès des consommateurs

S’agissant des perspectives, le Gouvernement est évidemment par principe très ouvert à des adaptations si elles peuvent améliorer la régulation des relations commerciales. Il examinera très attentivement les propositions de la commission d’enquête.

Les progrès sont d’ores et déjà patents, notamment grâce aux évolutions récentes – je pense à la loi ÉGAlim et à ses ordonnances. Je recommande principalement de répondre aux attentes de stabilité législative des entreprises, de jouer de tous les leviers dont nous disposons et de réaliser une évaluation – qui a d’ailleurs vocation à vous être confiée, d’une manière ou d’une autre. Nous verrons ainsi comment il conviendrait de faire évoluer le droit.

S’agissant des promotions, même si cette question ne relève pas tout à fait de cette audition, on commence à entendre que nous sommes peut-être allés trop loin dans certaines filières, avec certains acteurs, et que nous sommes en train de déséquilibrer des PME qui n’avaient rien demandé. Nous devons, là aussi, faire preuve de souplesse. Nous avons voulu réaliser une expérimentation dans un cadre adapté mais n’hésiterons pas à nous saisir à nouveau de la question.

Je tiens aussi à rappeler le travail effectué concernant les pénalités logistiques. A ainsi été remis à votre assemblée, en février 2019, un guide sur lequel nous nous appuyons pour effectuer les contrôles. Un travail doit être fait sur les autres secteurs d’activité – je pense à la DPH, secteur un peu ignoré alors qu’il subira les conséquences d’autres éléments de la loi.

Enfin, je vous suggère de vous rendre dans une Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), plus particulièrement dans celle de l’Île-de-France, qui effectue en ce moment un certain nombre de contrôles. Vous connaîtrez ainsi les conditions pratiques d’exercice de son métier sans qu’il soit besoin, en tout cas pour le président et le rapporteur de la commission d’enquête, de quelques formalités administratives que ce soit. J’ignore si d’autres parlementaires peuvent s’y rendre mais cela contribuerait à alimenter vos réflexions : qu’est-ce qu’une procédure, combien d’enquêteurs y sont-ils impliqués ? Vous pourriez discuter avec eux de leur expérience.

Si, à un stade ou à un autre, il nous est possible de connaître certaines pratiques que des industriels auraient mentionnées et qui pourraient permettre de mieux cibler nos contrôles, sachez que nous sommes évidemment ouverts. Toutes les informations ne peuvent peut-être pas être partagées mais, sachant que les fournisseurs sont désormais protégés par un récent arrêt « General Electric » autorisant à dresser des procès-verbaux sous anonymat, nous pourrons protéger ceux d’entre eux qui craignent de perdre des référencements, dont nous savons combien ils sont importants.

M. le président Thierry Benoit. J’ai écouté attentivement votre réponse à la question au Gouvernement posée, hier, par Grégory Besson-Moreau sur les négociations commerciales, notamment concernant un certain nombre de mauvaises pratiques identifiées. J’ai perçu votre volonté et votre détermination de les cerner et de les corriger, ce dont je me félicite. Je m’intéresse à ce sujet depuis des années. Je vous avoue que, parfois, je me suis interrogé sur la volonté réelle du pouvoir politique, en haut lieu, d’apporter les corrections nécessaires. En l’occurrence, l’envie d’avancer est là pour travailler à l’émergence de négociations plus collaboratives et faire reculer la confrontation. Je tenais à vous le dire.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je vous remercie pour le pragmatisme dont vous, votre cabinet et Mme la directrice générale de la DGCCRF faites preuve.

Nous vous avons entendu parler des centrales d’achat, des regroupements actuels, passés et, lors de certaines auditions, de ceux qui seraient à venir, mais vous ne nous avez pas parlé des centrales de services. Leclerc vend ainsi des services via Coopelec et Coopernic, Système U via Carrefour C.W.T., basé à Genève, et Intermarché via AgeCore, basé aussi en Suisse. Ces trois acteurs réalisent entre 95 % et 98 % de leur chiffre d’affaires en France. Peut-être devrait-on les remercier d’envisager d’emmener des acteurs importants de l’industrie agroalimentaire internationale à l’étranger mais les industriels de ce secteur ne critiquent pas moins assez souvent leurs taux de service ! D’aucuns ont parlé de fictions ou, même si le trait a peut-être été un peu forcé, de barrières de péage qui seraient à l’horizon dès que l’ouverture pointe…

Que pensez-vous de ces centrales de services ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Les acteurs de la grande distribution en parlent assez peu, à la différence des centrales de référencement et d’achat, les centrales internationales, qui n’ont aucune fonction de référencement ou d’achat mais vendent des services. Les termes sont un peu confondus mais il est certain que plusieurs assignations ont visé à contester la valeur des services rendus. Cela ressemble terriblement au management fees, où toute la question est de savoir si le pourcentage à verser correspond à un nombre de « jours-homme », à une prestation correspondant à la part de chiffre d’affaires ou au montant payé.

Nous avons donc procédé à des assignations pour contester la valeur des services rendus par les enseignes par rapport aux coûts que cela représente pour les fournisseurs. Ce fut le cas pour Carrefour et Système U, assignés sur la base d’un avantage sans contrepartie.

Carrefour vendait ainsi des plans d’implantation des produits par types de magasins
– ce qui ne semblait pas avoir une utilité immédiate ou, en tout cas, les fournisseurs n’étaient pas demandeurs – ou des services statistiques pour la « panélisation » dont le coût était manifestement disproportionné par rapport à ceux d’entreprises spécialisées comme Nielsen ou Iri. Le groupe a été condamné à une amende de deux millions d’euros et à la restitution de 16 millions à ses fournisseurs. C’est donc un élément de contrôle que nous prenons en compte.

L’enseigne Système U, quant à elle, vendait des services de diffusion du tronc d’assortiment commun qui ne comportaient que des informations générales sur les produits des fournisseurs et ne correspondaient à aucun service commercial effectif. Nous l’avons condamnée à une amende de 100 000 euros – qui serait probablement plus élevée aujourd’hui – et elle a dû restituer 77 millions à ses fournisseurs.

Je partage donc votre préoccupation. De tels contrôles doivent être systématiquement effectués, de préférence à la suite de signalements de la part des fournisseurs ; l’analyse des risques nous permettant de chercher au bon endroit. Ces enquêtes sont un peu longues et assez complexes puisqu’il faut justifier la restitution de l’indu. Il faut également faire en sorte que l’amende ne soit pas trop faible. Soit les distributeurs restituent ce qui ne leur appartient pas, soit ils passeront entre les gouttes et ne rendront rien. L’espérance du gain étant nécessairement positive, ils ne sont pas incités à avoir une conduite proportionnée.

Je vous rejoins donc et vous confirme que nous avons quelques dossiers sur le feu concernant ces centrales.

M. le rapporteur. Nous avons quelques difficultés pour faire venir certains acteurs de la négociation internationale dans le domaine des services, du référencement et du développement : je le disais, ils sont souvent basés à Zürich, Genève ou Bruxelles. Si certains ont joué le jeu, d’autres sont en train de le jouer ou… ne le jouent pas.

Nous ressentons d’ailleurs une certaine pression au sein de cette commission d’enquête. Des avocats montent vite sur leurs grands chevaux et nous envoient des lettres dont nous ne comprenons pas forcément tous les termes.

De quels moyens l’État, c’est-à-dire le Gouvernement français, dispose-t-il face à ces centrales, principalement localisées en Suisse – nous pourrions d’ailleurs nous focaliser sur des pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Dès lors que nous sommes capables de mettre en évidence la matérialité de la construction et des relations contractuelles avec la France, nous considérons qu’il est possible d’enquêter – nous l’avons fait sur la centrale Eurelec – même si, en l’état, nous sommes limités au territoire français.

En l’occurrence, compte tenu de ce que sont les centres de décision de ces centrales, nous sommes parvenus à prélever 8 000 pages de documents et 5 000 messages d’une centrale basée en Belgique. Nous avons donc de la matière mais il n’en reste pas moins que les enquêteurs de la DGCCRF ne peuvent pas enquêter directement dans une centrale localisée, par exemple, en Suisse.

La récente directive européenne ENC+ vise à faciliter les enquêtes des différentes autorités de la concurrence. Il s’agit probablement d’une aide, mais plus concentrée sur les questions qui relèvent du droit de la concurrence que de l’équilibre des relations financières. Sur le plan européen, nous pouvons progresser, la Commission européenne s’étant saisie de ce sujet, notamment pour des raisons qui tiennent à la consommation, en particulier à la traçabilité alimentaire. La directive PCD peut également nous aider.

L’impossibilité de mener une perquisition dans une société basée en Suisse et la limitation au territoire national, en l’état, n’a pas constitué une restriction pour la conduite de nos investigations. Par ailleurs, dans d’autres enquêtes actuellement en cours, nous disposons d’un certain nombre d’éléments, plusieurs d’entre eux pouvant être saisis par voie électronique.

M. le président Thierry Benoit. Pendant quelques années, la France a été confrontée aux délocalisations industrielles. Ces centrales internationales et européennes, notamment, dites de services, relèvent-elles d’une délocalisation partielle ou totale des négociations commerciales, en l’occurrence en Belgique, au Luxembourg ou en Suisse ?

Monsieur le rapporteur a rappelé, hier, à l’occasion de la question qu’il vous a posée en séance publique que certaines prestations de service sont plus virtuelles que réelles – il a parlé de services fictifs. Certaines centrales internationales peuvent donc être assimilées à des centres de profit facile ; bon nombre de leurs représentants nous ayant expliqué que, finalement, elles permettent surtout de jauger le fournisseur, l’industriel – souvent, des multinationales –, sur sa capacité à faire du résultat et, en fonction de son état de santé financière, de lui proposer des services contre une contribution prétendument reversée localement.

Enfin, les représentants des centrales d’achat et des grandes signatures de la distribution française nous objectent que ces dernières ne sont que l’« effet miroir » de ce que les multinationales ont créé, des écosystèmes internationaux de commercialisation qui les amènent à se regrouper à l’achat, puis, à proposer des prestations de service à des prix dont nous avons pu constater qu’ils pouvaient être prohibitifs et disproportionnés. Qu’en pensez-vous ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Je ne ferai pas totalement le parallèle entre délocalisations industrielles et délocalisation de négociations : la matérialité n’est pas la même en termes de nombre d’emplois et de sites permanents. Ces centrales se font et se défont ; elles vivent au gré de partenariats qui peuvent évoluer. Il s’agit donc plutôt d’organisations reflétant des rapports de force dans les négociations commerciales entre acheteurs et fournisseurs. Mais le « déménagement de valeur » n’est pas aussi massif qu’avec une délocalisation industrielle.

Votre deuxième question concerne les centres de profit. Elle sous-entend la délocalisation du revenu, donc de la fiscalité – c’était d’ailleurs présent dans la question de M. Besson-Moreau, hier.

M. le président Thierry Benoit. C’est pourquoi j’ai parlé de centres de profit facile.

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Nous avons interrogé la direction générale des finances publiques (DGFiP). Bien sûr, elle est tenue au secret fiscal. Dans le cadre de sa politique de contrôle fiscal, qui cible plus particulièrement tous les dispositifs d’optimisation fiscale agressive, elle est très attentive aux schémas de transfert de valeurs et aux prix de transfert, mais n’a pas émis d’alertes spécifiques à ce stade.

Les centrales d’achat sont-elles le miroir d’entreprises multinationales ? Il s’agit peut-être d’une vision maximaliste. Les centrales référencent une centaine d’entreprises ; certaines ont de très beaux chiffres d’affaires et exportent, mais toutes ne sont pas de grandes multinationales, puissantes, sans frontières et sans identité. Pour certains fournisseurs – ainsi pour le lait –, la négociation a vocation à se situer en France : le marché est français et le fournisseur produit très majoritairement en France. En réalité, les équipes sont souvent localisées en France.

Mon seul bémol concerne les plateformes internationales d’e-commerce comme Amazon. D’un point de vue concurrentiel, nous devons nous interroger : à quel niveau est-il le plus pertinent de négocier pour créer un rapport de force efficace ? Mais cela concerne un nombre limité de groupes.

M. le président Thierry Benoit. Comment vous et vos services appréhendez la confidentialité – mariages, séparations, remariages alliances, etc. ?

Nous venons d’auditionner Michel-Édouard Leclerc. Eurelec, la Scabel, Coopelec, toutes ces sociétés sont hébergées en Belgique, dans le même immeuble. On prétend qu’elles ne se parlent pas, mais on peut supposer que leurs salariés ont le même badge et la même machine à café ! Nous avons donc du mal à croire que ces structures sont totalement cloisonnées, même si elles le sont juridiquement. Comment le gérez-vous au regard du droit de la concurrence français, alors que les entreprises sont situées en Belgique ?

Le rapporteur y a fait allusion dans sa première question : nous avons échangé de nombreux courriers avec des femmes et des hommes de loi, initialement pour refuser les auditions – il a fallu insister – puis pour nous indiquer que, de toute façon, le droit belge s’appliquait…


Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. En matière de droit de la concurrence, la bonne nouvelle est que le droit est communautaire. En conséquence, la lutte contre les ententes concurrentielles s’applique en France comme en Belgique.

L’Autorité de la concurrence française, comme la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, classent ces montages comme « à fort risque » et les surveillent. Vous avez souligné la détermination du Gouvernement français et de ses équipes administratives, mais cette détermination est aussi forte au niveau européen. Nous avons pu le constater récemment, à la suite de décisions courageuses, au terme d’enquêtes très fournies.

Il y a deux leviers pour faire évoluer ces rapports de force : la mise en lumière et la sanction des mauvaises pratiques, mais également la mise en valeur des bonnes pratiques, auprès des consommateurs et de l’industrie agroalimentaire. Il faut jouer sur les deux tableaux car cela fait évoluer le chiffre d’affaires des distributeurs et leur permet de gagner, ou pas, des parts de marché. In fine, seul cela les fera bouger. C’est d’ailleurs la limite de l’exercice administratif…

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Nous allons parler de la valeur du produit. Depuis 1996, nous avons adopté la loi du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales, dite « loi Galland », la loi du 28 janvier 2005 tendant à conforter la confiance et la protection du consommateur, dite « loi Chatel », la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie (LME) et la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron ». Or on constate une forme de dégradation de la valeur depuis le vote de la LME. Elle permet la libre négociation du tarif dans les conditions générales de vente (CGV). Que penseriez-vous de revenir sur la « loi Chatel », qui a introduit la notion de « triple net », sans conséquences sur le prix tarif ? Ne pourrait-on imaginer une plus grande flexibilité et un meilleur encadrement ? On parle beaucoup de déflation et d’inflation. Certes, les industriels ne jouent peut-être pas le jeu en arrivant dans les box de négociations avec des + 1,7 ou + 1,8 % mais, à l’inverse, la grande distribution est à – 4 ou – 5 % ! Rien n’est caractérisé. C’est du poker menteur !

Ne pourrait-on fixer un plafond et un plancher au-delà desquels il faudrait se justifier et caractériser la déflation ou l’inflation ? En l’absence d’entente, les services de l’État ou un médiateur pourraient trancher.

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, à ce stade, je ne suis pas à l’aise avec l’idée de modifier les contours de la loi. Pourquoi ?

Un rapport de force s’installe toujours dans les box de négociations et, quelle que soit la loi, elle risque toujours d’être contournée… Ensuite, certaines dispositions de la « loi Galland » avaient produit des conséquences non favorables à l’économie. C’est pourquoi la LME était revenue dessus. Nous avons ensuite travaillé sur la question des marges arrières – qui n’ont pas disparu.

Que la négociation ait lieu sur le tarif ou sur les marges arrières, c’est toujours le rapport de force qui prévaut. Dans l’esprit de la loi ÉGAlim, je préfère que la réflexion se situe au sein des filières. Donnons leur chance aux produits – sans mauvais jeu de mots – et réfléchissons à la construction du prix. C’était l’objectif initial de la loi et cela a permis de sortir par le haut dans certains contrats de la filière lait. Ce travail, en amont des interprofessions, et des industriels, serait précieux. Il permettrait d’éviter le jeu de poker menteur que vous évoquez. Il faut également revenir aux plans d’affaires. On entend qu’ils disparaissent : on les regarde une minute, puis on passe aux négociations des prix à la hausse ou à la baisse. La construction aurait vocation à être un peu plus sophistiquée, mais dans un cadre contractuel, car les plafonds et planchers réglementaires seront toujours à côté des réalités de marché.

Lors des négociations annuelles, nous devons pousser chaque filière à faire un pas de plus dans l’organisation de la filière et à donner de la valeur aux contrats pluriannuels. Ainsi, dans la filière porc, certains contrats de passage au bio sont signés sur douze ans, ce qui est très intéressant car, si la filière a beaucoup à faire pour monter en gamme, l’engagement sur une telle durée est compatible avec les investissements nécessaires. Dans d’autres filières, il n’est pas nécessaire de passer des contrats de douze ans entre transformateurs et distributeurs, mais on doit aboutir à un minimum de vérité des prix, sinon la négociation se termine par un rapport de force…

Nous pourrions également faire des recommandations en faveur d’une plus grande transparence de la rémunération des acheteurs et de leurs incitations (ou incentives). J’ai travaillé dans la sous-traitance automobile et peux vous dire que certaines incitations vous amènent à adopter des comportements beaucoup plus agressifs que vous ne vous l’imaginiez pour atteindre vos objectifs.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. J’en viens aux questions de monopole. Dans son rapport de 2015, l’Autorité de la concurrence estime que le rapport de force commence à 15 % de parts de marché. Êtes-vous d’accord ? Si, demain, E. Leclerc fusionne avec Intermarché et récupère 50 % du marché, serait-on dans un rapport de force ? Ne devrait-on pas réduire la voilure ?

La France, forte de toutes ses petites spécificités, fixe la date de fin des négociations au 28 février. Est-ce utile ? Doit-on les limiter dans le temps ? Les acteurs continuent malgré tout à négocier. En outre, quand une nouveauté sort, c’est l’intégralité du contrat qu’il faut rouvrir… Ne faudrait-il pas tout simplement supprimer cette date ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence de la consommation et de la répression des fraudes, m’indique que cela avait été proposé aux acteurs qui, dans leur ensemble, ne l’avaient pas souhaité. Le ministère de l’économie et des finances n’a pas de religion sur le sujet. Mais j’y vois malgré tout un intérêt : cela nous donne des leviers pour déclencher des sanctions administratives quand les contrats ne sont pas conclus et cela nous permet aussi de calculer correctement les demandes reconventionnelles postérieures à l’entrée en vigueur du contrat. Les avantages ne sont donc pas économiques, mais liés aux contrôles.

Vous m’interrogez sur les rapports de force. La concurrence peut être effrayante, même quand vous êtes trois sur un marché, croyez-en mon expérience… Ce n’est pas la répartition des parts de marché qui compte, mais la puissance en face de vous. Les industriels ne se sont pas organisés au mieux pour faire face à ce rapport de force, alors que la distribution explique qu’elle s’est organisée face aux multinationales. Peut-être les industriels ont-ils peur qu’on leur reproche des ententes. Mais ils pourraient utiliser différents leviers pour être plus forts dans la négociation face aux distributeurs.

Le point de basculement – un peu théorique – qui doit alerter, c’est plutôt 25 % de parts de marché, mais il n’est pas gravé dans le marbre et tout dépend des conditions de marché.

Vous avez raison, le droit de la concurrence a toujours été orienté vers les consommateurs. Mais, même aux États-Unis, des universitaires s’interrogent sur l’impact des regroupements – notamment des centrales d’achat – sur toutes les parties prenantes, donc également sur l’amont des filières. C’est particulièrement vrai dans les industries numériques, mais cela peut aussi s’appliquer aux industries plus classiques : les monopsones et les oligopsones peuvent potentiellement faire autant de dégâts que des oligopoles ou des monopoles, et sortir des entreprises compétitives du marché.

J’accueillerai donc positivement une évolution du droit de la concurrence qui tirerait toutes les conséquences du regroupement d’acteurs sur le marché, en appréciant son impact à la fois en statique et en dynamique, et pas uniquement sur les consommateurs, mais aussi sur les sous-traitants, les fournisseurs et l’ensemble de la filière. La problématique est similaire à celle de l’exclusion des petits par achat.

Nous réfléchissons et souhaitons alimenter la Commission européenne – pas seulement dans le secteur commercial. Nous devons adapter notre droit aux nouvelles pratiques de prédation des acteurs qui détiennent une puissance de négociation.

Mme Cendra Motin. Beaucoup d’industriels ont souligné la durée très longue des enquêtes. En matière de name and shame, il est bon d’aller vite pour ne pas oublier. Les industriels nous l’ont dit, leurs livres sont ouverts : la DGCCRF vient quand elle veut, voit tout ce qu’elle veut et ils ne cachent rien. Comment pourrait-on améliorer l’efficacité de ces enquêtes ? Cela va de pair avec la proportionnalité des sanctions. Beaucoup l’ont regretté : du fait de la durée des procédures, avant même que la sanction ne soit prononcée, le contrevenant récupère souvent largement la mise – on nous a donné l’exemple d’un distributeur.

Disposez-vous d’une étude de l’incidence des différents modèles économiques de la distribution sur leurs pratiques ou leur robustesse ? Carrefour ou Auchan sont des modèles intégrés. Mais, ceux qui résistent le mieux – Système U, E. Leclerc – sont plutôt des coopératives. Avez-vous analysé les franchises, qui se développent dans les territoires ? Ce modèle, particulier, ne bénéficie par exemple pas toujours des mêmes prix d’achat auprès des centrales. Les conditions sont très différentes et peuvent les mettre en compétition directe avec des distributeurs intégrés.

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Vous avez raison, nous entendons nous aussi la frustration des industriels. Nos enquêtes sont organisées en deux temps : dans un premier temps, nous recueillons les signaux faibles, qui nous permettent ensuite d’alimenter les contrôles. Le second temps est celui de l’enquête, c’est-à-dire du recueil de pièces qui pourront former un dossier qui puisse être communiqué à un juge. L’enquête Eurelec a ainsi duré dix-sept mois, pour 8 000 pages de documentations saisies et analysées. L’assignation, transmise au juge, ne comporte qu’une petite centaine de pages, mais également des annexes.

Nous souhaitons bien entendu éviter tout vice de procédure – du fait d’une pièce manquante par exemple – et ne voulons pas que l’enquête réalisée puisse être contestée par le juge – nous n’avons pas eu trop de soucis jusqu’à présent. C’est la raison pour laquelle nous sommes très vigilants sur la qualité des enquêtes.

Quelles sont nos marges d’amélioration ? Nous avons développé une nouvelle stratégie cette année, en séparant clairement les sanctions administratives et les assignations. Les premières ont le mérite d’être rapidement prononcées et de constituer une petite piqûre de rappel – certaines peuvent tout de même peser plusieurs millions d’euros ! Il faut qu’elles soient proportionnées. Elles sont, par exemple, prononcées quand la contractualisation n’est pas intervenue dans les temps. Mais les sujets ne sont pas de même importance que pour les assignations : ainsi, selon nos calculs, dans le cas d’Eurelec et de l’assignation de E. Leclerc, le distributeur a indûment prélevé 39 millions d’euros l’an passé et 83 millions cette année.

Le feu roulant de l’enquête nous permet d’adresser des signaux plus réguliers au marché. Il est difficile de réaliser une enquête en moins de dix-huit mois. Peut-être pouvons-nous informer plus régulièrement les industriels de l’avancée de la procédure ? Mais c’est surtout la hausse des sanctions qui a crédibilisé l’action de contrôle de l’État. Bien sûr, les sanctions doivent être proportionnées et suffisamment élevées pour que le mis en cause n’ait pas intérêt à tricher. En l’espèce, la répétition de trois fois l’indu protège le distributeur deux ou trois ans. Vous aurez également noté que nous ne reprenons pas l’indu mais qu’il appartiendra aux industriels – dont certains sont de gros acteurs – de le réclamer. Ces 117 millions d’euros sont donc une pure sanction.

En résumé, les sanctions administratives sont rapides, les enquêtes plus longues, mais assorties de sanctions proportionnées à l’indu perçu et au caractère intentionnel ou non de la faute. Certaines enquêtes démontrent une volonté explicite de contourner la loi quand d’autres acteurs font preuve de remords – « J’ai suivi la concurrence pour faire comme les autres, mais j’ai bien compris le message et je suis en train de remettre les choses en ordre ». Enfin, le name and shame permet d’alimenter la chronique, en particulier dans des moments importants des relations entre industriels et distributeurs. Pour mémoire, la procédure lancée contre Google Shopping par la direction générale de la concurrence de la Commission européenne a duré dix ans !

Peut-être un des leviers consisterait-il à élargir les possibilités d’utilisation des sanctions administratives, mais il faut préserver la place du juge et les droits de la défense.

Vous m’avez interrogée sur les modèles économiques : les groupes intégrés sont souvent des entreprises cotées, dont les difficultés sont de ce fait plus rapidement visibles par les actionnaires et le grand public. Les résultats favorables des modèles coopératifs sont probablement liés à des choix opérés il y a trente ou quarante ans, en termes de limitation des frais de structure et immobiliers.

Mais les transformations et les défis sont les mêmes : concurrence du e-commerce sur les produits blancs, changement d’habitudes de consommation, baisse de fréquentation, augmentation de la concurrence. Aujourd’hui, un acheteur peut fréquenter jusqu’à huit enseignes, alors qu’il y a vingt ans, on faisait des infidélités au plus deux ou trois fois à son enseigne préférée ! L’e-commerce se développe, ce qui a des conséquences sur les hypermarchés, d’autant que les consommateurs se tournent de plus en plus vers des structures plus modestes – c’est tout le paradoxe des progrès du commerce de proximité. Le modèle des franchisés se développe, notamment dans des formats de proximité. Nous sommes particulièrement vigilants au risque de verrouillage de la concurrence entre enseignes par l’utilisation de contrats de franchise. La « loi Macron » a facilité les possibilités de changement d’enseigne pour les franchisés. C’est important pour éviter la surconcurrence.

Mais les différences de performances sont aussi liées aux cultures d’entreprise : on a le droit d’être meilleur que les autres, ce n’est pas interdit !

M. Hervé Pellois. Ma question est la même que celle de Cendra Motin sur la durée des procédures et le travail des agents de la DGCCRF. En outre, on nous a signalé un manque de contrôles. En avez-vous conscience ? Le ministère y réfléchit-il ? Les Français recherchent la transparence : mettre les moyens nécessaires afin d’effectuer ces contrôles serait donc intéressant.

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Je suis un ministère dépensier et je n’en connais pas qui s’opposerait farouchement à une augmentation de ses moyens ! Plus sérieusement, votre remarque doit nous conduire à nous interroger sur les missions de la DGCCRF. Depuis que je suis arrivée à Bercy il y a dix mois, je constate que cette direction est extrêmement proche des préoccupations des Français. C’est un outil formidable, qu’il faut savoir utiliser plus puissamment. Nous y travaillons, afin de faire en sorte que la DGCCRF se positionne sur des missions stratégiques et qu’elle ne soit pas mobilisée sur celles à faible valeur ajoutée – notamment les diverses commissions auxquelles elle doit participer. Nous avons fait des propositions. De même, le contrôle de premier niveau pourrait être soit délégué, soit repris par d’autres instances. Actuellement, dès qu’un sujet concerne la consommation, on estime que la DGCCRF est compétente. Or tous les contrôles n’ont pas la même valeur. Certaines thématiques prennent de l’importance : équilibre économique dans les négociations, eplateformes, sécurité, traçabilité et fausses allégations sur les produits, ventes et fraudes
– ainsi, en matière de transition énergétique, les enquêtes contre les vendeurs de rêve, de panneaux photovoltaïques qui ne fonctionnent pas ou de fenêtres et d’isolation. Il s’agit d’importants sujets d’enquête. Nous devons donc améliorer notre efficacité et, pour cela, nous délester de certaines missions.

Il nous faut orienter la DGCCRF sur les justes missions, utiliser les moyens numériques pour analyser les signaux faibles, faciliter les signalements – la plateforme SignalConso est testée dans tout le territoire – et alléger le travail des enquêteurs en les équipant de tablettes, qui leur permettent de réaliser leurs contrôles et d’imprimer les procès-verbaux plus rapidement. Tout cela n’a l’air de rien, mais améliore l’efficacité et permet de mobiliser les enquêteurs sur les justes missions.

La réflexion s’étend à l’ensemble des services de Bercy compétents en matière d’ordre public économique. Nous devons développer des continuums. Ainsi, nous disposons de laboratoires communs avec les Douanes et d’experts des deux côtés. Ces deux administrations gagneraient à mieux travailler ensemble. Il nous faut apprendre à mener des enquêtes communes, dresser des procès-verbaux et traiter ensemble les sujets complexes.

Mme Cendra Motin. À la suite de l’adoption de la loi ÉGAlim, on a assisté à des « promotions folles » sur les DPH, engendrant une perte totale de valeurs et de références quant à la valeur intrinsèque des produits, sur lesquels on propose des réductions allant jusqu’à 80 % ! Du fait des cartes de fidélité et autres, ces promotions échappent à notre contrôle.

Y a-t-il, finalement, des moyens pour un industriel de protéger la valeur de son produit ? Ou est-il aujourd’hui complètement pieds et poings liés ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. On a constaté qu’en 2019, le secteur de la DPH a connu une très forte augmentation des budgets promotionnels demandés par les enseignes, ainsi qu’une multiplication de mécaniques promotionnelles très avantageuses pour les consommateurs, menant effectivement à des remises d’au moins 70 %. Certains fournisseurs ont indiqué avoir parfois connu des augmentations des budgets promotionnels de l’ordre de 50 % par rapport aux années précédentes. Ce développement des promotions sur les DPH peut être analysé comme l’une des conséquences des dispositions de l’encadrement des promotions par la loi ÉGAlim, les produits d’appel se déplaçant vers des produits d’hygiène et d’entretien, telles les couches et les lessives.

Mais je veux également mettre en rapport ce phénomène avec ce qu’on a mentionné au début de l’audition, à savoir que de nouveaux acteurs de la distribution, tel Amazon, sont aussi en train de déplacer les enjeux. Quelle est la part du seuil de revente à perte (SRP) et quelle est la part d’acteurs comme Amazon dans la situation, voilà qui est difficile à dire. En tout état de cause, le résultat est que la DPH est sous pression, avec des phénomènes de promotion extrêmement forts.

Une partie des consommateurs met systématiquement en concurrence les produits sur le critère du prix, chaque fois qu’ils remplissent leurs caddies. En s’appuyant sur les catalogues et sur les informations dont ils peuvent disposer par ailleurs, ils vont chercher la bonne affaire. Les distributeurs répondent donc à un comportement du consommateur, même si d’autres consommateurs deviennent de plus en plus responsables et vont chercher des produits qu’ils jugent bons d’un point de vue environnemental, de la santé ou de l’équilibre économique des petits producteurs.

Pour les autres, le signal prix est en train de prendre une importance majeure, sans qu’ils soient d’ailleurs nécessairement ceux qui sont le plus en difficulté financière. Ils sont en effet entrés dans le jeu du basculement d’une enseigne à l’autre sur la base des prix. Nous avons donc raison de faire preuve de vigilance.

Quant aux moyens d’action, c’est un point qu’on doit intégrer dans le comité d’évaluation de la loi ÉGAlim, pour examiner quels sont les secteurs qui, par répercussion ou par effet de domino, sont touchés. Cette évaluation n’aura lieu que d’ici octobre 2020 – il est vrai que les choses ne vont jamais assez vite à mon goût, mais nous n’avons pas encore beaucoup de recul sur ce qui est vendu.

Si des produits sont vendus sous le SRP, on a quand même théoriquement des sanctions. Il est donc légitime de soulever ce point, comme il est légitime de soulever celui des sanctions.

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Les industriels ont vraiment envie de faire avancer les choses, cela ressort des nombreuses auditions que nous avons menées. Ils seraient même prêts à accepter que soient sanctionnés ceux qui ne dénoncent pas les dérives dans l’application des contrats de la part de la grande distribution.

Au début, ils y étaient plutôt opposés, puis ils sont rendu compte que cela leur fournirait peut-être une petite excuse pour aller porter plainte auprès de la DGCCRF – faute de quoi ils encourraient une sanction. Une sanction qui serait appliquée aux industriels s’ils ne dénoncent pas une mauvaise pratique serait-elle envisageable ? À mes yeux, il s’agit surtout de défendre ceux qui travaillent au sein même de leurs usines, dans les territoires, c’est-à-dire ceux qui subissent au final la pression de la grande distribution, alors qu’ils n’ont rien demandé !

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Après l’amende de 117 millions que nous avons prononcée, il est clair que pouvoir nous appuyer sur de telles interventions d’industriels nous aiderait auprès du juge.

Même si je comprends complètement votre propos, je me pose cependant la question de savoir comment cela fonctionne. Car, pour qu’une pratique soit sanctionnée, il faut qu’on l’ait vérifiée. Or, comment arriver à la mesurer pour appliquer la sanction ? Que faire de la demande d’un industriel qui se voit imposer un service dont il n’a pas besoin, parce qu’il dispose déjà de métadonnées Nielsen ? De leur côté, les distributeurs ne seront pas dupes. Quant aux services de l’État, ils ne vont pas commencer à faire la chasse aux industriels pour leur reprocher de ne pas avoir indiqué qu’ils ont été maltraités… Le point que vous soulevez est donc pour moi nouveau dans la discussion.

Notre sentiment c’est que le PV anonyme est une bonne protection. Encore faut-il effectivement le faire connaître. S’ils sont suffisamment vagues et suffisamment concentrés sur une même enseigne, comme dans le cas où vous auriez 25 PV anonymes pour un même cas, ils finissent par établir une vérité et il devient un peu plus difficile de savoir qui a dénoncé l’enseigne. C’est pourquoi nous irions plutôt dans le sens du PV anonyme que dans celui des sanctions prises à l’encontre de l’enfant maltraité parce qu’il n’a pas dit qu’il était maltraité !

Peut-être un guide des bonnes pratiques et des bonnes relations serait-il également utile. Sans doute les fédérations peuvent-elles aussi plus facilement dénoncer. Cela est plus facile pour une organisation comme l’ANIA, par exemple, que pour un simple industriel. Il faut s’interroger sur la manière dont les fédérations jouent leur rôle et dont elles peuvent, sans qu’il y ait toutefois entente, organiser un rééquilibrage du rapport de force.

M. Thierry Benoit, président. Nous arrivons presqu’au terme de cette audition. Nous souhaiterions, avant de vous libérer, Madame la ministre, évoquer avec vous le contenu du rapport et un certain nombre de propositions stratégiques qui pourraient être faites. Je vous propose pour cela de passer à la partie à huis clos de l’audition.

(L’audition se poursuit à huis clos et la délégation qui accompagne la ministre se retire. L’audition prend fin à vingt heures dix.)

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94.   Audition, sous X

(Séance du jeudi 25 juillet 2019)

Cette audition, qui s’est tenue à huis clos et sous X, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 


95.   Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation

(Séance du mardi 3 septembre 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Thierry Benoit. Nous accueillons aujourd’hui M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande, Monsieur le ministre, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur le ministre, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Didier Guillaume prête serment.)

Je suis accompagné de M. Grégory Besson-Moreau, notre rapporteur, et, avec les membres de notre commission d’enquête, nous aurons plaisir à vous auditionner. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de quelques minutes afin d’avoir la vision, de la part du ministère de l’agriculture et surtout celle du ministre de l’agriculture et de l’alimentation, sur le sujet des négociations commerciales et du nécessaire équilibre de ces relations commerciales, du partage de la valeur ajoutée, notamment pour ce qui concerne les pratiques de certains acteurs de la grande distribution et autres centrales d’achat. Voilà autant de thèmes qui animent les travaux de la commission.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je tiens à vous adresser un grand merci pour la mise en place de cette commission d’enquête qui traite d’un sujet éminemment complexe. Je suis très heureux que deux groupes de l’Assemblée l’aient décidé car nous sommes aujourd’hui à un tournant de l’équilibre économique des exploitations agricoles et de la filière dans son ensemble.

À l’heure où l’agriculture s’interroge, le Président de la République a souhaité lancer, en 2017, les États généraux de l’alimentation (EGA) qui furent, comme jamais, un événement de concertation. Pour la première fois, tous les acteurs de la chaîne, de l’amont à l’aval, s’asseyaient autour de la table : producteurs, agriculteurs, consommateurs, distributeurs, toutes celles et tous ceux qui, de près ou de loin, travaillent sur les sujets de l’alimentation étaient présents. Cette rencontre a été un réel succès. Il s’ensuivit la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi EGAlim, que le Parlement a votée. Lorsque cette loi est venue devant le Parlement, j’étais alors sénateur et, à ce titre, j’ai contribué à ce travail. Devenu, depuis une dizaine de mois, ministre de l’agriculture et de l’alimentation, me voici de l’autre côté de la barrière, pour sa mise en application.

Ces États généraux de l’alimentation ont donné un fol espoir à celles et ceux qui s’intéressent à l’agriculture et à l’alimentation, et à raison. La loi EGAlim a en effet permis de cadrer, tant dans son titre I que dans son titre II, les grands sujets mais elle a surtout cherché à répondre au souhait de la profession agricole, des distributeurs et des hommes politiques, à savoir que la profession agricole ne pouvait continuer à travailler de la sorte, sans compter ses heures et sans gagner sa vie. Tout l’intérêt de cette loi EGAlim et de ces États généraux de l’alimentation était de parvenir à une meilleure répartition de la valeur entre les maillons de la chaîne.

La loi a été promulguée le 1er novembre 2018. Les ordonnances sur le seuil de revente à perte (SRP), sur les promotions et autres n’ont été prises qu’en début d’année, au cours du trimestre. La loi EGAlim n’a donc pas encore donné sa pleine mesure et nous ne pouvons pas encore en percevoir l’entière concrétisation. L’année 2019 étant, si je puis dire, l’« année zéro », nous en mesurerons pleinement les effets l’année prochaine. Nous constatons toutefois d’ores et déjà que les négociations commerciales qui se sont déroulées entre le 1er décembre 2018 et le 28 février 2019 n’ont pas été satisfaisantes. Pour avoir rencontré les représentants des filières agricoles, je peux vous assurer que le compte n’y est pas !

Le système de ces négociations commerciales n’est pas satisfaisant puisqu’il ne permet pas aux trois maillons de la chaîne de s’en sortir. Pour ne citer que trois chiffres, nous comptons 450 000 agriculteurs, 17 000 industriels agroalimentaires, PME et grandes entreprises réunies, et sept distributeurs. Tout est dit : il existe un déséquilibre. Si le compte n’y est pas, c’est que, même si la situation s’est légèrement améliorée dans quelques filières, les agriculteurs n’ont pas vu plus de revenu retomber dans la cour de leur ferme.

C’est la raison pour laquelle le rapport de cette commission d’enquête qui touche à son terme sera très intéressant pour le Gouvernement et pour le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. Nous avons besoin de comprendre les raisons de cette situation et des solutions pour l’améliorer. L’objectif est clair : les grandes surfaces, les distributeurs doivent certes gagner de l’argent et cette commission d’enquête ne va évidemment pas les stigmatiser, car nous avons en besoin ; c’est ainsi que nos concitoyens achètent aujourd’hui et, compte tenu de la situation économique de nombre d’entre eux, et les prix bas leur permettent d’acheter. Je tiens ici à réaffirmer que, lorsqu’un consommateur achète un produit dans une grande surface, que ce produit soit bio, issu d’un circuit court ou d’un marché paysan, qu’il provienne directement d’un paysan ou soit issu de l’industrie agroalimentaire, nous avons la chance qu’il achète des produits sûrs, sains et tracés. Quel que soit son prix, l’alimentation en France est de grande qualité.

Mais, à ce stade, les chiffres parlent d’eux-mêmes : le compte n’y est pas ! Le déséquilibre dans la relation commerciale est patent. Donc, sans stigmatiser les grandes surfaces qui doivent gagner leur vie car des milliers d’emplois en dépendent, il faut absolument trouver le système qui permette aux 17 000 entreprises intermédiaires de produire et transformer des produits de qualité et de rémunérer, elles aussi, leurs collaborateurs, et surtout à l’agriculteur et à l’éleveur d’avoir un juste retour de leur travail.

Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, dans deux filières notamment. En effet, même si l’on a le sentiment que la situation de la filière laitière s’est légèrement améliorée, deux chiffres parlent d’eux-mêmes : payer un litre de lait 32, 33 ou 34 centimes n’est pas acceptable quand le coût de revient de ce litre pour le producteur est bien plus élevé et se situe, d’après la profession, entre 39 à 40 centimes. Même s’il arrive certaines années qu’il soit parfois légèrement inférieur, il ne peut pas être à 32 ou 33 centimes d’euros !

De même, lorsqu’un éleveur vend son kilo de viande à 3 ou 3,5 euros, le compte n’y est pas, parce que le coût de la viande est de 5 euros. C’est inacceptable !

C’est la raison pour laquelle les parlementaires ont eu l’intelligence d’inverser la construction des prix, considérant qu’il fallait partir du producteur pour construire ces prix. L’écart entre l’objectif de base de l’agriculteur et ce qui lui est payé reste encore trop grand. Nous avons besoin de modifier le système afin que la répartition de la valeur s’opère et que cesse la bagarre entre les trois niveaux de la chaîne.

Pour ne pas être trop long, je dirai sans développer que, pour assurer une meilleure répartition de la valeur, nous avons besoin de références, d’une part, sur ce qui est issu des négociations commerciales, d’autre part, sur ce qui est vendu de plus en plus dans la grande distribution, à savoir les marques de distributeur (MDD). Ces MDD représentent un aspect très important. Elles montent en gamme ; c’est la volonté de l’ensemble des distributeurs. Les pratiques d’achat des consommateurs ont évolué et l’organisation des circuits de distribution s’en trouve modifiée. Les grandes surfaces sont en train de faire évoluer le système en se tournant moins vers de grandes marques nationales ou internationales et plus vers les marques de distributeur. J’en suis ravi, parce que ces MDD sont systématiquement des produits issus la petite PME et de l’agriculteur du territoire. Il faut toutefois que ces marques de distributeur rémunèrent.

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de travailler la question. Lors du dernier comité de suivi des relations commerciales que nous tenons tous les trimestres à Bercy, avec Bruno Le Maire et Agnès Pannier-Runacher, qui s’est déroulé le 16 avril, nous avons été alertés sur des pressions exercées sur les produits MDD. Nous avons demandé à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) d’exercer plus de contrôles, ce qu’elle a fait et, d’après les chiffres de l’institut Nielsen, les MDD ont enregistré en avril une déflation de 0,2 %. Force est de constater que ces dernières sont au cœur des programmes de fidélisation des clients, de la communication et des stratégies de développement des distributeurs. Cela ne va pas !

Voilà ce que je pouvais vous dire en introduction. J’aurais sans doute l’occasion de répondre à des questions mais je tenais, tout d’abord, à remercier l’Assemblée d’avoir constitué cette commission, car il est indispensable d’y voir plus clair et d’étudier comment améliorer la situation demain. Je voulais vous dire ensuite qu’il ne s’agit pas de stigmatiser les grandes surfaces et les distributeurs ; nous en avons besoin, elles permettent aux agriculteurs de déstocker et aux consommateurs d’acheter à prix bas. Sauf que, et ce sera ma conclusion, pour un produit, ce n’est pas le prix bas qui compte, car la question n’est pas ce que cela coûte, mais ce que cela vaut. Or ce qui est acheté aujourd’hui aux agriculteurs vaut plus que le bénéfice qu’ils en tirent.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, vous êtes le ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Vous êtes donc le ministre des agriculteurs. Or, lorsque l'on parle d'alimentation, notre regard se porte naturellement vers le consommateur. Il était donc naturel que le Parlement interpelle celles et ceux qui sont en charge de distribuer, de commercer et de vendre aux consommateurs les produits qui sont mis à leur disposition par un certain nombre d'industriels et qui sont l'émanation de productions agricoles françaises.

Comme nombre de nos concitoyens, jeudi dernier, je suis allé faire des courses dans un magasin de proximité du groupe Carrefour, dans ma bonne ville de Fougères, au cœur même de ma circonscription. En bon citoyen, j’ai regardé Carrefour bio, le jambon de Paris ! Cela a attiré mon regard et je montre au rapporteur la photo que j’ai prise : agriculture biologique, sans le logo bleu-blanc-rouge, mais avec la petite carte de France et l’indication « Fabriqué en France ». Quant à son origine, ce jambon de Paris Carrefour bio est fabriqué en Normandie à partir de cochons élevés dans l'Union européenne, dans le respect des cycles naturels et du bien-être animal propres à l'agriculture biologique.

Tout cela pour vous interroger, monsieur le ministre, sur un sujet auquel notre commission s’est intéressée, qui touche directement les distributeurs mais aussi des industriels : celui de l'étiquetage, de l'identification et de la traçabilité du produit, en prenant en compte le débat sur la production française et la nomenclature européenne. Quelle est votre approche en la matière ? S’il est un levier sur lequel nous pouvons agir et sur lequel l'ensemble de nos concitoyens peuvent agir, c'est bien l'acte d'achat. Donc, au-delà des circuits courts et des achats locaux, cette question de l'étiquetage se pose de manière prégnante.

M. Didier Guillaume. C’est un sujet très important. Effectivement, le consommateur doit, d’une part, disposer de toute l’information, d’autre part, être responsable. On ne peut, dans son salon, défendre de belles idées et, pendant l’acte d'achat, ne pas mettre ses actes en accord avec ses idées. Ce n'est pas toujours facile mais, à cet égard, la question que vous posiez quant à l'étiquetage, l’identification et la traçabilité est essentielle.

Je ne vais pas lancer le débat sur la viande : ceux qui ne veulent pas en manger n'en mangent pas, ceux qui le veulent ou ceux, flexitariens, qui souhaitent en manger moins mais mieux, en mangent, et c’est très bien également. Il n’empêche que, si l’on veut aujourd’hui manger de la viande en France ou dans un restaurant à Paris, par exemple, il est difficile de manger de la viande française : plus de 80 % des restaurants parisiens ne proposent pas de viande française. C'est un véritable sujet de réflexion. Il faut réorganiser la filière et les circuits de distribution. Cela s’écarte un peu des travaux de votre commission, mais pas totalement. En effet, si on ne propose pas de la viande ou une alimentation de qualité dans les restaurants, c’est peut-être parce que les restaurants ne l’achètent pas, mais c’est peut-être aussi parce que, dans l'autre sens, nous ne sommes pas prêts à l'acheter.

De même, aujourd’hui, il suffit que les produits aient subi peu de transformation en France pour être français. J’ai donc annoncé hier, à l'occasion de la Foire de Chalons, la deuxième grande foire agricole de France, que nous allions travailler sur l'étiquetage. Nous en discuterons, bien évidemment, avec le Parlement, mais je souhaite que la France aille plus loin dans l'étiquetage. Sans cela, cela ne fonctionnera pas. Je sais bien qu’en disant cela, je me mets à dos beaucoup de personnes du secteur économique, notamment les 17 000 entreprises dont je parlais tout à l'heure qui considèrent que ce n’est pas possible, que ce sera une contrainte supplémentaire. Mais si nous ne sommes pas capables de demander aux 17 000 entreprises de l'industrie agroalimentaire un petit effort de traçabilité, nous n’avancerons pas. Je l'ai déjà proposé pour le miel, au nom du Gouvernement, et cela va se mettre en place.

Nous avons également besoin d'éduquer le consommateur. J’entends par là que le consommateur doit acheter en connaissance de cause, en s’attachant à savoir d'où vient le produit et quelle est son origine. Mais pour cela, l'étiquetage, l'identification et la traçabilité sont indispensables. Nous avons la meilleure alimentation au monde, que le monde entier nous envie. Sa traçabilité doit être renforcée.

M. le rapporteur Grégory Besson-Moreau. Nous vous remercions, monsieur le ministre, de vous être déplacé avec une partie de votre cabinet. Nous avons commencé les auditions avec celles des représentants du monde agricole et nous finissons avec le ministre de l'agriculture. La boucle est bouclée.

Je vous rejoins lorsque vous dites que le compte n'y est pas. Vous aviez fait déjà cette déclaration en avril de cette année. Lors de ces auditions, nous avons constaté qu'effectivement, le compte n'y était pas et qu’apparemment, il n’y sera pas non plus l'année prochaine. Je m'explique : lors des auditions de certains acteurs de l'industrie agroalimentaire et non alimentaire, puisque cette commission d'enquête encadre l'intégralité de l'industrie des produits de grande consommation, nous avons constaté que, si les indicateurs de coûts de production étaient une véritable réussite de la loi EGAlim, les relations entre la grande distribution et les industriels restaient encore extrêmement tendues. Ces indicateurs ne sont pas pris en compte par les industriels, car ils ne le sont pas par la grande distribution. La grande distribution considère que l'industrie gagne trop d'argent. Nous l’avons encore entendu très récemment lors des auditions que nous avons menées chez eux. L'industrie, quant à elle, nous dit qu'elle signe tous les ans en déflation.

En conséquence, doit-on imposer les indicateurs de coûts de production à l'ensemble des filières ? N'avons-nous pas accompli que la moitié du chemin et ne devrions‑nous pas créer également un indicateur de coût de transformation ou de coût de production industrielle afin de justifier auprès de la grande distribution qu’au-delà de l’augmentation des matières agricoles, les méthodes de production et de transformation ont aussi un coût qui augmente tous les ans ?

M. Didier Guillaume. Le compte n'y est pas, mais vous disiez que les indicateurs de coût de production étaient une réussite. Je le pense également et j’estime qu’il faudra une deuxième, voire une troisième année pour en mesurer pleinement les effets.

J'ai évoqué la question avec les représentants de toutes les filières, puisque nous faisons des suivis de filières et organisons des comités de suivi des filières. C’est un premier pas, mais les changements de comportement demandent du temps. Ce n’est pas parce qu'une loi est votée ou parce que votre commission d’enquête rendra son rapport que, dès le lendemain, la situation va changer. Je ne le crois pas un instant. En revanche, je suis persuadé, pour avoir discuté avec tous, que la volonté d'avancer est là. Les grandes et moyennes surfaces (GMS) doivent avancer parce que la demande sociétale est forte. Les industriels savent aussi qu'ils doivent évoluer parce que – tout à l'heure, Monsieur le président parlait de traçabilité et d'identification – ce sont des questions dont nous devons nous occuper sous peine de rencontrer de vraies difficultés. Il suffit de voir le débat de cet été sur le Mercosur, par exemple. Ces indicateurs de coût de production sont indispensables. Aussi bien les États généraux de l’alimentation que la loi EGAlim vont dans ce sens. Leur mise en application demandera peut-être un ou deux ans, je n'en sais rien, mais est absolument incontournable. Nous sommes déjà en train de travailler au niveau national à la mise en place d'un décret portant sur l'étiquetage de l'origine pour la restauration commerciale. C’est nécessaire et nous allons régler cette question.

En revanche, pour répondre à votre deuxième question, je ne suis pas favorable à l’imposition d’indicateurs à la transformation. Cela me semble trop compliqué. Aujourd'hui, dans les industries agroalimentaires, le coût de transformation est extrêmement variable d'un produit à l'autre. De plus, il tient vraiment au savoir-faire de l'industriel. Cela dépend de ses pratiques. Pour répondre clairement à votre question, je ne pense pas que nous puissions le faire.

Mais les relations, les négociations commerciales ne peuvent se poursuivre telles qu’elles se pratiquent, dans les box. Les Jeunes agriculteurs (JA) avaient demandé à entrer dans le box de négociation. On ne peut pas attendre sur un parking jusqu'à minuit moins une, la veille, pour savoir. Tout cela doit changer, ce sont des pratiques d'un autre temps. Mais il n’est pas possible non plus de démarrer des négociations avec des conditions générales de vente (CGV) à + 9 et des GMS qui repartent à ‑ 3 ou ‑ 4. C'est absolument ridicule. Nous sommes le seul pays en Europe à procéder de la sorte. Il faut rééquilibrer le système. J’en appelle à la responsabilité de tous et mon souhait, cette année, est qu’avant que se déroulent les négociations commerciales, chacun puisse « éclairer le tapis », dans le respect de la loi, bien évidemment. Il faudra étudier la manière dont les indicateurs de coût de production peuvent évoluer. Sinon, nous n’y arriverons pas.

Je prends l'exemple du lait : en 2018, il était à 34 centimes d’euros le litre ; en 2019, à 35,5 centimes. En 2020, ils se disent qu’ils vont maintenir la pression et que le prix va continuer d’augmenter. Mais si les coûts de production augmentent de l'amont et que rien ne bouge au milieu, cela posera problème. Il faut donc absolument parvenir à une responsabilisation de l'ensemble de la chaîne, d’autant que, cette année, nous nous heurtons à un problème particulier, celui de la sécheresse qui va coûter cher aux éleveurs. Ces derniers ont déjà utilisé une partie de leurs stocks de fourrage, et devront en acheter. Par conséquent, le coût de production va augmenter, peut-être même s'envoler. La situation sera déjà difficile. Je ne pense pas que travailler en plus sur les transformateurs serait une bonne chose. Vous me posez une question claire. Je vous réponds tout aussi clairement : pour ma part, je n’y suis pas favorable.

M. Guillaume Garot. Merci, monsieur le ministre, d'être parmi nous aujourd'hui et merci de votre franchise parce que nous avons besoin d'entendre des choses simples et surtout claires.

Vous avez dit que cela n’allait pas. Je souscris à cette affirmation. J'étais ce week-end à un rendez-vous très important dans le département de la Mayenne : le Festival de la viande, auquel je vous convie l'année prochaine. C’est le rendez-vous des éleveurs bovins, le rendez-vous de la qualité. Ceux qui travaillent sur une qualité très haut de gamme s'en sortent à peu près, au prix d'efforts que je ne vous décris même pas, mais pour l'immense majorité des éleveurs en viande bovine de mon département, comme de Bretagne, rien n'a changé depuis le vote de la loi EGAlim. Vous le dites vous-même.

Tous ici s’accordent à dire que chacun, qu’il soit agriculteur, transformateur ou distributeur, doit vivre dignement de son travail. Nous souscrivons tous à cette déclaration. Mais que faire si cela ne va pas ? Telle est la question que nous devons nous poser, et que je vous pose. Pour ma part, je constate qu’après la loi EGAlim, le sentiment de désillusion est réel et profond. Cette loi a donné un espoir et, aujourd’hui, comme vous le disiez, la situation s’est légèrement améliorée dans certains secteurs, laitier notamment, mais tout le monde se demande si cette amélioration tient à des raisons structurelles ou conjoncturelles. C'est une vraie question. La situation est meilleure également pour certains secteurs, comme celui du porc, mais sans doute aussi pour des raisons conjoncturelles.

Alors, que faire maintenant ? Quel est le chemin ? Vous nous répondez, monsieur le ministre, qu’il faut un peu de temps. Mais n’est-ce qu’une affaire de temps ? Ne devrions‑nous pas aller plus loin et peut-être emprunter un autre chemin ? Ne faudrait-il pas prévoir de nouvelles dispositions réglementaires et législatives ?

Dans le cadre de la commission d’enquête, nous formulerons des propositions pour sortir de pratiques que nous considérons comme abusives et condamnables. Je sais que le Gouvernement cherche des solutions de son côté et a agi avec fermeté durant l'été par rapport à une grande enseigne. Mais au-delà de l'application d'un arsenal de sanctions qui existent aujourd’hui, ne faudrait-il pas aller plus loin pour que chacun vive de son travail, en particulier nos producteurs ? Quand je parle d’aller plus loin ou de faire autrement, cela doit-il se faire uniquement au plan national ? Ne faudrait-il pas également œuvrer au plan européen ? C’est ma conviction. Que pouvez-vous nous dire des orientations qui seront défendues par la France pour la prochaine politique agricole commune ? Nous savons bien que la solution ne peut pas être que nationale.

Si l’on veut redonner des perspectives et des prix aux producteurs, cela passera par une maîtrise et une régulation des productions permettant d’assurer la visibilité et, donc, d’ouvrir des perspectives de revenus décents.

Nous sommes très intéressés, Monsieur le ministre, par les réponses et les propositions que vous pourriez nous apporter à ce sujet. Elles nourriront notre propre travail et les propositions que le Parlement adressera au Gouvernement.

M. Didier Guillaume. Je suis d'accord : il n’y a pas assez de choses qui ont changé. Il faut, pour cela, jouer sur trois niveaux : au niveau du Parlement, vous aurez peut-être la possibilité de légiférer ainsi qu’aux niveaux du Gouvernement et de l’Europe, dont je vous dirai un mot.

Pour ce qui est du porc, nous avons beaucoup de chance en raison de la crise conjoncturelle de la peste porcine africaine qui a décimé le cheptel en Asie du Sud-Est, notamment en Chine. J’ai rencontré les représentants de la filière. Ils retrouvent des prix plus que convenables. Tant mieux, ils ont tellement souffert ! Cela devrait durer et permettre de réaliser un certain nombre d'aménagements, de rénover les bâtiments, de travailler sur le bien-être animal et, surtout, de reconstituer de la trésorerie et de regagner de l’argent. J’en suis ravi, que cela continue ! Mais la situation est indépendante des mesures prises. L’amélioration est effectivement conjoncturelle.

En ce qui concerne le lait, nous avons noté un léger effort. À franchement parler, je pense que c'est une petite avancée, peut-être pour masquer le reste. Mais tant mieux également, et allons plus loin !

S’agissant de la viande bovine, cela ne va pas du tout, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, revenons à l'essence même de cette loi EGAlim. Je pense que vous avez dû évoquer à plusieurs reprises le seuil de revente à perte : 840 millions d'euros ont été mis en trésorerie pour les distributeurs sans contrepartie. Augmenter la bouteille d'apéritif – je ne vais pas citer de marque, mais vous aurez compris – ne pouvait évidemment pas « ruisseler » dans les cours de ferme. D’ailleurs, ce seuil de revente à perte de la loi EGAlim n’est pas du ruissellement, mais une autre répartition de la valeur. C’est ce qui a créé de la confusion. De nombreux agriculteurs pensaient, de façon très honnête et objective, que cela aurait des répercussions, mais ce n’est pas le cas. Si l’agriculteur n’augmente pas son revenu lorsque le SRP des fameuses grandes marques augmente, en revanche, quand une grande marque de distribution réalise 40 % de marge sur des produits bio ou des fruits et légumes, cela pose un véritable problème. En fait, c’est la répartition des marges à l'intérieur même de la grande distribution qui pose problème.

Pour en revenir à la désillusion que vous évoquiez, quand je dis qu’il faut un peu de temps, c’est que loi a été promulguée le 1er novembre, les ordonnances ont été prises pendant les négociations commerciales voire, pour certaines, à la fin des négociations commerciales. Il faut donc attendre de voir comment vont progresser les MDD et les prochaines négociations.

Mais il est deux axes sur lesquels, à mon avis, il faut avancer.

Tout d’abord, la filière bovine doit être mieux travaillée, mieux organisée pour progresser. Le président de la République, François Hollande, avait beaucoup négocié avec les Chinois suite à l'embargo lié à l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) pour essayer de ré-ouvrir le marché. J’avais eu la chance en tant président d’un groupe interparlementaire de me rendre en Chine avec lui et le Premier ministre Manuel Valls. J’avais assisté aux discussions. Le Premier ministre Édouard Philippe et le Président de la République Emmanuel Macron ont poursuivi ce travail, et l’ont bouclé puisque nous avons obtenu la réouverture du marché chinois. Je pense que vous imaginez parfaitement ce que cela représente. Je suis allé à Shanghai avec les représentants de la filière pour apporter la première tonne de viande bovine. Elle a été vendue en une heure sur Alibaba : les gens ont commandé et reçu la viande chez eux. Aujourd'hui, nous devrions exporter plusieurs milliers de tonnes. Cela fait dix-sept ans que la filière nous demande d'ouvrir ce marché. Il est maintenant ouvert et, à ce jour, moins de dix tonnes ont été exportées. Nous devrions en avoir exporté plusieurs milliers. La filière doit s'organiser différemment pour exporter, car si nous exportions 1 000 ou 3 000 tonnes de viande bovine, les prix augmenteraient pour l'éleveur. Cela ne réglerait pas le problème en France, mais cela réglerait celui de la filière.

La prochaine PAC est également partie prenante de la question. La précédente PAC a, fort heureusement, été grandement tournée vers les filières d'élevage, notamment sur la filière bovine. J'ai bien l'intention de faire en sorte que les aides continuent d’être orientées dans cette direction car, s’il est un secteur en grande difficulté, c'est bien celui de l’élevage, confronté comme il l’est à la sécheresse, aux aléas climatiques, au marché et aux difficultés d'organisation. Notre pays est un pays d'élevage et je tiens à rappeler ici que les prairies favorisent aussi le captage du carbone et la lutte contre le réchauffement climatique. Lorsque des animaux sont en pâture dans les prairies, c’est une excellente chose. C’est tout un ensemble, dont la PAC doit être l’outil.

La PAC sera un outil ; j'en ai pris l'engagement et nous y travaillons avec la profession et avec vous-mêmes. L'export est un outil d’envergure ; mais ceux qui contrôlent le marché français doivent faire des efforts parce que nous ne pouvons pas proposer que de la viande hachée ; il faut aussi pouvoir exporter d'autres produits. Enfin, il faudra à l’évidence revoir les négociations commerciales. Guillaume Garot le disait, la façon dont se déroulent les négociations commerciales et la façon dont les gens sont traités n’est ni humaine ni acceptable en 2020.

M. le président Thierry Benoit. Guillaume Garot et vous, monsieur le ministre, évoquiez à l’instant la filière bovine, illustrant la structuration du maillon amont. Je voudrais donc interroger le ministre de l’agriculture sur les propositions qui pourraient être faites dans ce rapport ou sur les propositions d’initiative gouvernementale quant au rôle des interprofessions dans la construction ou le repérage des indicateurs de coût de production. De plus, comment attribuer une véritable souveraineté aux organisations de producteurs (OP) et aux associations d’organisations de producteurs (AOP) ?

Par ailleurs, même si les marchés sont devenus mondiaux, globalisés, ce que l’on peut comprendre, comment améliorer la corrélation entre les prix payés aux producteurs et les prix payés par les consommateurs ? Les aléas climatiques que vous évoquiez concernent la France, mais aussi le reste de l’Europe. Les négociations commerciales doivent s’étirer de la Toussaint au 28 février. On pourrait envisager d’en limiter la durée à une période comprise entre l’automne et la fin décembre, et j’espère que le rapporteur fera une proposition en ce sens. Leur issue serait ainsi consécutive aux périodes de récolte, ce qui permettrait une meilleure connexion avec les coûts de production.

En résumé, quelle vision a le ministère de l’agriculture du rôle des interprofessions, des OP et des AOP ; et comment assurer une meilleure connexion entre les coûts de production et les prix payés par les consommateurs ?

M. Didier Guillaume. Et sur la possibilité de modifier les dates des négociations commerciales !

M. le président Thierry Benoit. Est-il possible de réduire la durée des négociations commerciales de quatre à cinq mois actuellement à deux mois, de la Toussaint à Noël ?

M. Didier Guillaume. Le Gouvernement n’est pas favorable à un changement de durée et de dates. À la suite des États généraux de l’alimentation, de grandes discussions ont été engagées entre toutes les parties prenantes et nous ne sommes pas parvenus à trouver un équilibre, certains souhaitant commencer plus tôt, d’autres plus tard. Nous avons considéré que ce qui avait été dit à l’Assemblée nationale lors de la discussion de la loi EGAlim, notamment les propositions de modification faites par le rapporteur, Jean-Baptiste Moreau, n’allait pas dans le sens d’un changement. Donc, s’agissant du cadrage des négociations, conformément à l’ordonnance du 24 avril 2019, nous pensons que la période du 1er décembre au 28 février convient bien. Il faut laisser un peu de temps à leur déroulement. Objectivement, toute la période de Noël marquée par des flux commerciaux n’est pas propice aux négociations. Le Salon de l’agriculture peut être une motivation de bonnes fins de négociation. Nous pensons plutôt qu’il ne faut rien modifier.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre de l’agriculture, on peut aussi imaginer l’inverse, c’est-à-dire une négociation démarrant à l’automne et prenant directement en compte les conditions générales d’achat et les conditions générales de vente proposées par les industriels. La période de discussion pourrait alors s’étaler sur quelques semaines, plus précisément deux mois. Avec le rapporteur, nous pensions avant les vacances, et j’espère nous le pensons encore à la rentrée, qu’avoir une déprise totale de la fin des négociations du Salon de l’agriculture, qui est souvent utilisé comme une tribune, et limiter à deux mois, au lieu de quatre, la période de négociation, en totale connexion avec ce qui s’est passé dans l’année, notamment la période des récoltes, parce que les matières premières comme le blé, par exemple, ont une forte incidence sur la négociation de certains produits.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Les négociations durent trois mois, plutôt que quatre !

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes en septembre et nous savons très bien que dès le mois d’octobre, on s’agite dans les couloirs, pour ne pas dire dans les boxes, et la pression monte à travers des suspensions de commandes, pour ne pas parler de déréférencements. Au terme de six mois d’enquête, nous avons compris comment se passent les relations entre les industriels et les responsables du secteur de la distribution.

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Nous considérons que, pour l’instant, le sujet est un peu éruptif. Les représentants de la profession agricole veulent maintenir la date butoir du 28 février, la grande distribution veut l’avancer. Le calendrier des négociations commerciales est une particularité française. Au Sénat, le Gouvernement a complété le projet de loi en vue de modifier, s’il en était besoin, les dispositions relatives aux dates d’envoi des conditions générales de vente. Cet hiver, au sommet « Choose France », de nombreux dirigeants du secteur agroalimentaire, notamment de grosses entreprises, m’ont dit qu’il n’y a qu’en France que cela se passe de la sorte. Quand une grande marque de soda américain de couleur noire ou de pâtes italiennes négocie avec la grande distribution, elles relèvent la particularité de la négociation française.

Concernant le lien entre l’orientation du coût de production et l’orientation du prix de vente, comme je l’évoquais tout à l’heure, une grande surface a bâti sa communication sur le prix le plus bas possible. C’est son choix et il est respectable, mais en matière d’alimentation, il faut faire comprendre aux consommateurs que le prix d’un produit n’est pas ce que cela coûte mais ce que cela vaut. En-deçà d’un certain prix, ce n’est pas sérieux, les producteurs se font étrangler. Or je souhaite défendre les producteurs qui parfois se font étrangler. Connaissons-nous, en France, une autre profession vendant sa production à un prix inférieur au prix de revient ?

Un menuisier qui fabrique des chaises qui lui reviennent à 100 les vend 100 fois un coefficient multiplicateur, tandis qu’un agriculteur qui produit du bœuf ou du lait pour x peut les vendre pour moins de x. Ce n’est pas possible !

Il faut donc dire aux Françaises et aux Français que l’on ne peut pas toujours avoir les prix les plus bas et qu’il faut parfois faire un effort. J’ai aussi conscience qu’il y a des Français auxquels on ne peut pas le demander. Je le dis sans état d’âme. Certains comptent à l’euro près et il est impossible de leur demander de payer plus cher. C’est la raison pour laquelle je précisais dans mon propos liminaire que tous les produits alimentaires ou agroalimentaires français sont de très bonne qualité. Certains produits sont « grand public », d’autres plus « classe supérieure »…  mais nous devons parvenir à une meilleure répartition de la valeur afin qu’elle profite davantage à l’agriculteur sans pénaliser le consommateur. Tel est, me semble-t-il, le but de votre commission d’enquête, et telle est la volonté du Gouvernement. Cela signifie qu’au milieu et en bout de chaîne, certains doivent faire des efforts. Quand on voit les conséquences de l’augmentation du seuil de revente à perte de 10 % et que, parallèlement, on voit le cagnottage, les bons de fidélité, les rabais de 80 % sur le prix du baril de lessive, quelque chose ne va pas. Je préfère ne pas avoir 80 % de rabais sur le prix de la lessive et éviter d’avoir 40 ou 50 % de marge sur les produits frais issus de l’agriculture.

Pour répondre à votre question sur les OP et les interprofessions, la loi EGALIM et les États généraux de l’alimentation ont unanimement donné mission aux interprofessions de définir le coût d’objectif. Il est parfois un peu élevé et c’est ce qu’il faut recaler. Je puis vous assurer qu’avec Bruno Le Maire, le Gouvernement sera intransigeant. Car après que la loi a été votée et que les ordonnances ont été prises, nous pourrons aborder cela en amont. De plus, l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM) peut nous fournir des éléments de nature à éclairer la situation.

Je partage votre point de vue, monsieur le président. Nous avons besoin d’éclairer un peu mieux la situation, le consommateur et l’agriculteur, lequel a besoin de savoir pourquoi lorsqu’il vend son litre de lait à 33 ou 34 centimes, il le retrouve à plus d’un euro en magasin, ce qui est un vrai problème.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez évoqué les interprofessions. En tant que ministre de l’agriculture, envisagez-vous de consacrer le rôle des organisations de producteurs et des associations de producteurs pour négocier et intervenir dans les discussions commerciales ? Je pense au secteur laitier. Aujourd’hui, les organisations de producteurs de lait n’ont pas de véritable capacité de négociation. Le pouvoir exécutif ou législatif n’a-t-il pas intérêt à envisager de redonner de la souveraineté aux agriculteurs ?

M. Didier Guillaume. Les États généraux de l’alimentation et la loi EGAlim ont consacré le rôle des OP et des filières, et je m’en félicite. Tous les trimestres, j’anime des comités de suivi des filières, filières dont je rencontre régulièrement les représentants. Je suis désolé de redire qu’il faut un peu de temps parce que c’est nouveau. J’ai lu tous les contrats de filière, ils sont pleins de bonnes intentions. Est‑on parvenu à 100 % des contrats ? Bien sûr que non, mais les choses vont avancer.

Les producteurs font beaucoup d’efforts et évoluent beaucoup. Aucun secteur économique n’a autant évolué que l’agriculture, il n’en est aucun à qui on demande autant. C’est la raison pour laquelle le rôle des interprofessions est indispensable. C’est à ces filières de fixer les coûts d’objectif, les coûts de production, d’être raisonnables et l’on verra ensuite comment cela peut se passer. Je suis plutôt optimiste pour l’année qui vient, parce que s’il n’y avait pas de résultat, si les agriculteurs continuaient à se faire étrangler dans les négociations commerciales, pour nombre d’entre eux, ce serait sûrement fini et l’expérimentation de deux ans devrait s’arrêter. Quand cela ne fonctionne pas, il faut savoir tourner la clé ou donner un coup de volant.

M. Grégory BessonMoreau, rapporteur. Monsieur le ministre, je partage votre optimisme. Malheureusement, les négociations s’achèvent le 28 février et, généralement, au mois de juin ou de juillet arrive une deuxième salve de négociations correspondant à la mise en place des nouveautés, dans le cadre de laquelle l’intégralité des contrats peut être renégociée, conformément au droit français. Or dans cette renégociation, encore récemment, les prix ont à nouveau été tirés vers le bas. Certains industriels internationaux ont été déréférencés ou sont en cours de déréférencement. Le retour que nous en avons n’est malheureusement pas positif.

Afin d’éclairer la représentation nationale, je reviendrai sur le SRP. Selon les études conduites par notre commission d’enquête et les administrateurs de l’Assemblée nationale, on estime à 0,5 % la déflation des MDD depuis la création du SRP. Le DPH, c’est-à-dire les produits de droguerie, parfumerie, hygiène, enregistre une déflation de près de 3 %, et 65 % des produits alimentaires d’origine agricole sont signalés en déflation. Autrement dit, le SRP serait passé dans la carte de fidélité !

Monsieur le ministre, serait-il possible d’engager une démarche d’analyse du SRP non dans un an et demi, comme prévu, mais au mois de janvier ou de février, afin de redresser la barre si, comme j’en suis persuadé, elle est redressable, voire d’appliquer le SRP, même si cela ne relève pas de votre compétence, sur les produits DPH ou autres ?

M. Didier Guillaume. Monsieur le rapporteur, je me contente d’évoquer les sujets relatifs à l’agriculture et non ceux concernant le code du commerce et mon collègue Bruno Le Maire, de Bercy.

En tout cas, cette prise de conscience devra traverser tout le monde. Pour ce faire, je crois à la transparence et à l’information la plus complète. Le consommateur doit savoir ce qui se passe, comme l’agriculteur ou le salarié d’une PME. Car des PME souffrent aussi dans notre pays et le tissu de PME dans le secteur agroalimentaire est vraiment important.

Nous devons remettre un rapport au Parlement au 1er octobre 2020. Avec Bruno Le Maire, nous avons donné mandat, en avril dernier, à deux économistes pour réaliser une évaluation indépendante avant de faire notre propre analyse politique et de la transmettre au Parlement en vue d’un riche débat. Il s’agit de Cécile Bonnet, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), spécialiste des politiques industrielles et des relations verticales dans les politiques agroalimentaires et nutritionnelles, et de François Gardes, professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialisé en microéconomie appliquée et en économétrie. Ce sont des personnes de très haut niveau. Cette évaluation portera notamment sur le revenu des agriculteurs à partir des données dont dispose l’administration, notamment celles de l’INSEE, de FranceAgriMer, de l’OFPM, les statistiques du ministère et de l’institut Nielsen.

Nous avons souhaité que cette évaluation soit réalisée en toute transparence vis-à-vis des professionnels. C’est la raison pour laquelle un comité de suivi rassemblant les représentants de la production, de la transformation, de la distribution, ainsi que les associations de consommateurs s’est réuni pour la première fois le 17 juillet, afin d’informer sur la méthodologie que nous souhaiterons mettre en place. Les échanges ont permis de mettre en avant plusieurs points, que je citerai rapidement.

Les OPA ont compris la difficulté de mesurer comment la répartition du revenu pouvait retomber dans la cour de ferme. Elles ont donc souhaité évaluer les stratégies des distributeurs et les comportements des consommateurs, notamment les substitutions ou reports d’achats, sujets importants auxquels vous avez travaillé. Les industriels ont demandé l’évaluation des évolutions de l’offre – le nombre de références en rayons, etc. Du côté de la grande distribution, seul un représentant a souligné l’importance de parvenir à dissocier les effets du relèvement du SRP et celui de l’encadrement des promotions. C’est un point difficile. L’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation (ILEC) a proposé de partager les données du panéliste IRI dont il dispose afin de disposer d’une analyse plus fine qui sera dans les mains de la DGCCRF.

Nous avons besoin de l’analyse la plus claire, la plus objective et la plus fine possible, afin de déterminer si ce SRP a été une bonne chose ou pas. Je n’ai jamais cru une seconde que l’augmentation du seuil de revente à perte allait ruisseler dans la cour de ferme. L’augmentation du prix du Coca-Cola ou d’autres produits n’allait pas apporter plus de revenus aux agriculteurs. En revanche, cela aurait dû avoir pour conséquence, à l’intérieur de la grande surface, une répartition de la valeur au profit de l’amont. Or tel n’a pas été le cas. Par ailleurs, lorsque nous avons pris l’ordonnance, en janvier, en plein mouvement des gilets jaunes, au moment où le pouvoir d’achat était dans tous les esprits, dans tous les débats télévisés et sociétaux et à tous les ronds-points, nous craignions que l’augmentation du SRP, tant réclamée par la profession agricole, ait un effet inflationniste. Or vous avez cité des chiffres, l’institut Nielsen a fourni des éléments montrant que cela n’a pas été le cas.

On peut donc considérer que le SRP a représenté 800 millions d’euros en direction des GMS sans contrepartie directe. Je rappelle que tous les distributeurs se sont engagés à jouer le jeu, mais qu’à l’exception de celui que vous évoquiez, cela n’a pas été le cas. C’est pourquoi nous en revenons à l’intitulé même de votre commission d’enquête : les négociations commerciales doivent-elles continuer dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui ou ne faut-il pas les modifier afin que les agriculteurs s’y retrouvent ?

Mme Martine Leguille-Balloy. Monsieur le ministre, merci de votre présence et de votre franchise. D’ores et déjà, j’exprimerai un satisfecit sur deux points que vous avez évoqués.

Je me félicite que vous ayez abordé les problèmes d’export de la viande. Je participais ce week-end à une Fête de l’agriculture où j’ai rencontré des membres de l’interprofession, qui sont désarmés devant l’inutilisation des agréments et qui disent eux-mêmes que même Bigard ne s’en sert pas. Quelle est donc la solution ? Bigard est dans l’interprofession. Je suis de l’Ouest où un problème se pose avec Elivia. Nous avons une grosse production de viande bovine, mais pas d’export ! Presque en excédent, nous pourrions exporter, mais rien ne s’organise pour cela. Que pourriez-vous faire à ce sujet ? Nous sommes désarmés : comment obliger des gens à vendre ?

Mes collègues vont sourire en m’entendant revenir à mon sujet favori. Vos services savent qu’il m’occupe depuis très longtemps, comme vous-même puisque je vous en avais saisi. À ma grande satisfaction, vous avez observé qu’il n’y avait pas seulement un problème de distributeurs mais aussi un problème dans la chaîne. Depuis le début l’adoption de la loi EGAlim, je dis à tout le monde : pour un produit vendu dix euros, s’il y a un euro pour les producteurs et trois euros pour la grande distribution, il en reste six pour lesquels il faudrait regarder ce qui se passe.

Vous parlez de transparence mais, en début d’année, vous avez cru comme nous aux chiffres issus de la négociation sur le prix du lait entre la grande distribution et les industriels, alors que c’était une illusion d’optique. Des collègues et moi étions très sollicités par des OP et par différents producteurs, mais nous nous sommes heurtés à un problème. Pour commencer, cette année, nous avons subi l’inversion des dates, puisque les négociations entre les industriels et les distributeurs ont eu lieu avant les négociations prévues par la loi EGAlim. On se retrouve aujourd’hui dans une situation inextricable, compte tenu de ce que faisaient les industriels, et pas seulement les industriels privés car les coopératives ont joué le même jeu. Nous ne savions plus trop quoi faire, car plus rien n’était respecté. On ne nous annonçait plus les mêmes chiffres que ceux qui étaient annoncés dans la presse, qui ne concernaient que des niches. Pour le tout‑venant, nous nous retrouvons avec des propositions de prix refusées par les industriels, les coopératives jouant le jeu de la descente forcée. Aujourd’hui, en ce 3 septembre, nous leur avons dit de saisir le médiateur. Même le médiateur n’arrive à rien. Certains industriels n’ont toujours pas signé de contrat avec ces producteurs. Nous savons qu’il y a des accords de collecte, des prélèvements au moment des cessions. Nous savons tout ce qui se passe. La situation est dénoncée depuis longtemps. Monsieur le ministre, nous en sommes aujourd’hui, ainsi que vos services, à recommander de saisir la justice. J’ai eu l’occasion de le dire à certains industriels que nous avons reçus : alors que la loi prévoit que les contrats doivent être signés au 1er avril, est-il normal qu’ils ne le soient toujours pas en septembre ? Transparence, sans aucun doute !

Donc, monsieur le ministre, comment peut-on obliger à exporter de la viande ? Et que fait-on pour la transparence des discussions entre les distributeurs et les industriels, ou même les coopératives ? Dans cette commission d’enquête, nous avons entendu de grands industriels dire qu’au titre de services, la grande distribution les ponctionnait de sommes phénoménales avant de mettre en rayon. N’y a-t-il pas aussi quelque chose à faire pour obtenir un retour pour les producteurs ? Nous le souhaitons mais nous ne savons pas quel outil utiliser. Comment obliger des gens à vendre ? Comment imposer la transparence ? Merci de votre aide et merci surtout pour les producteurs de lait qui attendent beaucoup de vous, à l’occasion de cette audition, parce qu’ils ont l’impression d’évoluer dans un univers où certains agissent dans l’impunité.

M. Didier Guillaume. Madame la députée, je les rencontre demain après-midi et nous allons continuer à travailler avec eux. Je l’indique tranquillement devant votre commission d’enquête : on dit que cela va un peu mieux dans le secteur laitier, mais si c’est le cas pour certains, pour d’autres, cela ne va pas du tout. Nous avons à faire face à un vrai sujet, qui est celui de la transparence.

La difficulté est que la contractualisation est inscrite dans la loi et elle est de plus en plus fréquente. C’est normal et conforme à notre souhait. Mais il existe aussi des apporteurs, qui appartiennent à des coopératives, à qui on achète le lait à tel prix sans qu’ils aient leur mot à dire. C’est pourquoi l’interprofession doit pouvoir s’exprimer, ainsi que le Parlement, et que j’avance le plus possible pour permettre cette transparence. Il faut faire comprendre aux acheteurs, aux coopératives et aux transformateurs la nécessité d’aller plus loin. Dans les filières « de niche », de transformation du Comté, du Beaufort ou du Roquefort, par exemple, le lait est très bien payé. Il y a de la richesse, et c’est tant mieux. Mais comme vous l’avez très bien dit, madame la députée, le problème concerne le lait de base – enfin, le lait est toujours un bon produit ; disons le lait standard. Quand je compare le prix d’une brique de lait dans un magasin et le prix d’achat du lait à l’éleveur, je mesure l’ampleur du problème. Il faut avancer par la transparence.

Comment forcer des gens à exporter ? Je m’en occupe. On ne peut pas avoir des entreprises – en gros, trois entreprises – préférer ne pas exporter pour éviter de voir les prix augmenter, car c’est cela la vérité. Nous avons la possibilité d’avoir un très grand marché d’exportation de viande bovine. Il faut y aller. Mais peut-être faut-il aussi changer notre façon de faire. Faut-il des animaux aussi gros ou moins gros, aussi gras ou moins gras ? Faut-il envoyer des broutards en Italie pour les voir revenir dans nos abattoirs ? Si la filière ne s’empare pas de cette réflexion, nous n’y arriverons pas.

Nous allons avancer tranquillement, parce qu’il y a un contrat de filière. Mais force est de reconnaître que la filière bovine est la plus compliquée, la plus longue, avec énormément d’intervenants.

Nous devons travailler sur toute la filière viande. J’ai confiance. Je rencontre souvent ses représentants et je les reverrai bientôt, à l’occasion du Salon SPACE à Rennes et du Sommet de l’Élevage à Clermont-Ferrand. Je connais bien leurs critiques, leurs difficultés. Nous avons bien vu leur réaction face au Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) dans un contexte difficile. Néanmoins, j’ai confiance car cette filière est en train de prendre conscience de sa force. Le législateur a peut-être des choses à faire. Le Gouvernement s’exprimera et fera des propositions, mais ils doivent aussi se prendre en main et je pense qu’ils seront amenés à le faire.

M. Nicolas Turquois. Merci, monsieur le ministre, de vos propos.

Je centrerai mon intervention sur le secteur de la viande. Nos producteurs de viande sont dans une situation de très grand découragement et ont besoin d’un soutien moral. La sécheresse vient ajouter de la tension à la tension, du découragement au découragement.

Je figure parmi les députés dont certaines permanences ont été bloquées par des agriculteurs, que je condamne pour certains. Les éleveurs de viande, bien que je sois profondément convaincu que l’origine de leurs problèmes est antérieure au Comprehensive Economic and Trade Agreement, ressentent ce traité comme une provocation supplémentaire. À ce titre, je m’en excuse auprès d’eux, même si je crois foncièrement à l’intérêt de cet accord avec le Canada, je souhaiterais que nous organisions une commission d’enquête sur les pratiques de la distribution.

Vous êtes le ministre de l’agriculture et de l’alimentation. J’aimerais vous poser des questions qui font l’interface entre la grande distribution, ses pratiques et vos responsabilités. À cet égard, j’évoquerai trois points pour savoir ce que vous comptez faire en la matière.

Premier point, j’ai suivi attentivement les débats des États généraux de l’alimentation et de la loi qui en a découlé. Pour que la répartition de la marge soit opérationnelle, il faut une filière aux rapports de force équilibrés. Or, par définition, nos agriculteurs sont très dispersés. Nos concitoyens souhaitent une agriculture à taille humaine, proche et plus écologique. Il convient donc de s’attacher au maillon suivant, qui tient dans un travail de structuration non négligeable des organisations d’agriculteurs et des coopératives de viande bovine. Selon ma vision des choses, nous assistons à une course de vitesse entre organisations de producteurs pour savoir qui vendra à des industriels très connus du secteur de la viande. Pour finir, je me demande si le problème n’émane pas davantage de la concurrence entre certains acteurs de la filière bovine que de la grande distribution. Que comptez-vous faire en ce domaine pour que les organisations de producteurs soient davantage des partenaires que des concurrents ?

Le deuxième point concerne plus directement la grande distribution. Au-delà du prix, se pose la question du contexte de la négociation. Vous ne souhaitez pas modifier la période de négociation, avez-vous dit. Par ailleurs, vous avez considéré que les temps d’attente liés aux négociations étaient inacceptables. Quelles précisions pourriez-vous nous apporter à ce sujet ? Les conditions générales de vente – les pénalités de retard de transport pour citer un exemple précis – sont un sujet souvent évoqué. Que pouvez-vous nous en dire ?

Troisième point, vous avez cité l’exemple du Comté, qui vit honorablement de son produit. Se profile l’idée que le fromage de Comté étant un produit incontournable et de qualité, la filière arrive à en vivre.

Que pouvons-nous faire sur le plan de la communication pour rendre « accrocs » les consommateurs aux qualités de la viande française qui, au-delà de ses qualités intrinsèques, permet, grâce à son élevage, d’entretenir nos territoires et à maintenir une certaine France rurale ? Si nombre de Français sont convaincus de la qualité de la viande française, tous ne le sont pas. D’où l’intérêt de communiquer pour que la grande distribution ait envie de vendre principalement de la viande française.

Sur la structuration de la filière, sur la négociation relative aux conditions générales de vente et sur la communication sur l’intérêt de l’agriculture – vous avez parlé d’identification –, disposez-vous d’actions précises de votre ministère ?

M. Didier Guillaume. Merci, monsieur le député, de vos questions très précises.

Le Gouvernement dans son ensemble, M. Bruno Le Maire et moi-même, relayés par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation en particulier, serons très sévères dans les semaines qui viennent. Je l’ai dit publiquement, je le répète aujourd’hui car si nous voulons que les choses changent, il faut faire comprendre aux acteurs la nécessité d’évoluer. Dans un premier temps, il faut leur signifier clairement les choses pour que la situation change, et si elle ne changeait pas, peut-être faudrait-il faire appel au législateur et aller plus loin. Je n’en dis pas davantage aujourd’hui. Nous disposons des outils nécessaires, dont il faut se saisir pour un bon fonctionnement du secteur.

Votre question portant sur la viande bovine est essentielle. La filière bovine est déséquilibrée. L’amont n’a pas la force de l’aval et l’amont n’a pas la force des trois ou quatre entreprises du secteur de la viande, la plus importante occupant 75 % du secteur. Je reçois ses représentants prochainement et je me rendrai au Sommet de l’élevage à Clermont-Ferrand. Nous travaillons activement avec Interbev et son président, Dominique Langlois, comme avec le président Bruno Dufayet de la Fédération nationale bovine, avec lesquels j’entretiens les meilleurs rapports. Il est absolument nécessaire de faire évoluer la situation et qu’ils deviennent partenaires, ce qu’ils ne sont pas aujourd’hui.

L’élevage est un élément positif pour le captage du carbone, la lutte contre le changement climatique, l’entretien du paysage, la filière économique qu’il représente et l’alimentation tracée que nous demandons. Des centaines de personnes travaillent sur le sujet. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que nous voulons. Si le produit que fournit la filière bovine n’est pas exactement celui souhaité, s’il faut que la viande soit un peu plus persillée, par exemple, la filière est en mesure de s’adapter. Mais la contractualisation doit lui offrir une visibilité, car l’absence de visibilité conduirait à donner des coups de volant en tous sens.

La visibilité est possible. Nous l’avons évoquée à propos de l’export, nous pouvons l’évoquer au sujet du marché intérieur. Et je reviens à votre question : comment rendre les consommateurs « accros » à la viande française ? Tout simplement en leur disant que la viande est française. Ainsi que je l’ai indiqué en évoquant l’étiquetage, je souhaite que le consommateur sache ce qu’il achète. Je ne dis pas que la viande allemande n’est pas bonne. Tel n’est pas le sujet. Mais je sais que pour rendre les gens accrocs à la viande française, il faut que l’on sache qu’elle est française. Il ne faut pas non plus qu’elle coûte x pour cent de plus que d’autres viandes, sans quoi nous n’atteindrons pas notre objectif. Nous revenons là à l’essence même de votre commission, à savoir la répartition de la valeur.

Tout cela passe par la communication. Les filières doivent y travailler. Créé par mes prédécesseurs, notamment par M. Guillaume Garot, alors ministre de l’alimentation et de l’agroalimentaire, le logo bleu-blanc-rouge « Viandes de France », « Viande d’agneau français » marque les esprits. Bien que, je vous l’accorde, je ne me rende pas tous les jours dans les rayons de supermarché – j’ai juré de dire la vérité, toute la vérité, je vous dis la vérité ! –, il m’est arrivé de faire les courses cet été pendant mes quelques jours de vacances. Je n’ai pas pris de photos comme le Président Benoit, mais j’ai vu certaines choses. Lorsque le logo bleu-blanc-rouge est affiché sur le produit, on en est fier et on achète ! Lorsque je peux acheter des fruits de France, je suis heureux. Mais quand je vois le prix auquel le producteur vend son kilo de pêches ou d’abricots et que je le compare à celui il est vendu en grande surface ou sur les marchés, je me dis qu’il y a un dysfonctionnement et qu’il est nécessaire d’y mettre un terme.

Nous sommes confrontés à une difficulté. La PAC n’est pas seule concernée ; est également en cause le rééquilibrage social et fiscal de l’Union européenne. Les fruits et légumes produits en Espagne sont vendus moins cher sur les étals du nord de la France que les légumes issus de l’agriculture locale. Il convient par conséquent de se pencher sur le sujet.

Votre troisième question portait sur les conditions générales de vente et les pénalités de retard. Je ne peux vous répondre, il appartient à M. Le Maire et à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de s’en préoccuper. M. Garot a évoqué l’amende assez lourde infligée à un distributeur. La DGCCRF a pour objectif d’effectuer 6 000 contrôles annuels, dont 2 000 ont d’ores et déjà été réalisés sur l’ensemble du territoire national.

J’ai bien indiqué aux industriels alimentaires et aux producteurs en amont qu’il fallait dénoncer les dysfonctionnements s’ils en constataient car c’est bien grâce à la transparence que le système fonctionnera.

M. Guillaume Garot. Je souscris au propos de M. Guillaume. J’y ajouterai deux ou trois éléments.

D’abord, il faut de la cohérence entre ce que nous faisons sur le plan national, les actions que nous soutenons sur le plan européen et les accords que nous signons sur le plan international. Le Mercosur a été signé à l’arraché par la précédente Commission européenne. Le Président Macron a indiqué que, pour des raisons qui tiennent au climat, à l’écologie, ce traité n’est plus satisfaisant, cela après avoir déclaré, il y a maintenant un mois et demi, qu’il y était favorable. Que pouvez-vous nous dire sur la viande et la volaille en particulier car nous savons les difficultés qui pèsent sur la production de volailles autant que sur la viande bovine ?

Je voudrais également vous interroger, monsieur le ministre, sur la politique de l’alimentation dans le cadre des relations commerciales – dans la mesure où c’est un thème traité par la commission d’enquête.

Je suis d’accord avec vous lorsque vous mettez en avant la nécessité d’une plus grande transparence, indispensable à de bonnes conditions de négociation et au marché. Le Conseil national de l’alimentation (CNA) que je préside travaille à l’étiquetage des modes d’élevage afin de présenter des propositions au Gouvernement et ainsi progresser, comme vous en aviez exprimé le souhait, monsieur le ministre. Par ailleurs, dans moins d’un mois, nous rendrons des recommandations portant sur l’éducation à l’alimentation qui représente un volet considérable.

Je voudrais maintenant vous interroger sur l’équilibre des relations commerciales. Vous avez indiqué que des mesures seraient prises si nous percevions de trop forts déséquilibres dans la négociation commerciale. Vous semblez dire que vous agirez avec fermeté et que la main de l’État ne tremblera pas. Monsieur le ministre, disposez-vous à ce jour de l’ensemble des éléments nécessaires pour intervenir avec la fermeté voulue ? Depuis longtemps, nous sommes informés par les représentants des différents maillons, notamment ceux de la transformation de l’alimentation. Pour avancer, disposez-vous donc de tous les éléments d’information utiles afin que des mesures fortes, nécessaires aujourd’hui, soient prises, de sorte à respecter les règles et à sanctionner les pratiques abusives et déloyales ?

M. Didier Guillaume. Vos questions sont nombreuses et intéressantes.

Vous avez évoqué la cohérence nationale, européenne et les accords internationaux.

Il nous faut d’abord une cohérence nationale. Nous sommes tous d’accord. Vous l’avez dit, il convient de tous avancer dans la même direction. Les États généraux de l’alimentation ont été un succès, partagé par tous. Ceux qui l’ont partagé doivent aujourd’hui continuer et, par conséquent, consentir des efforts.

Pour ce qui est de l’aspect européen, nous travaillons largement à l’étiquetage. J’ai réalisé bien des déplacements en Europe : je me suis rendu en Europe orientale et en Europe occidentale, nous œuvrons avec le groupe de Weimar et celui de Visegrád. J’ai également discuté avec mes homologues du sud de l’Europe. Nous devons progresser tant il est vrai que les différences entre les statuts économiques, sociaux, environnementaux sont trop grandes. C’est ainsi que nos principaux concurrents ne sont pas les pays extérieurs mais l’Europe elle-même. Il est nécessaire de réfléchir à ce que nous allons faire, bien sûr s’agissant de la PAC, mais pas uniquement. Dans le cadre des réunions de chefs d’État et de gouvernement, des conseils des ministres de l’économie, de l’agriculture, du travail et des affaires sociales, les choses doivent progresser, sans quoi les problèmes subsisteront. Aujourd’hui, sur le marché de Strasbourg, une salade produite en Allemagne est vendue beaucoup moins cher qu’une salade en France. Pourquoi ? Parce que, contrairement à la France, les Allemands emploient de nombreux travailleurs détachés en provenance des ex-Pays de l’Est, tels que la Pologne, pour effectuer leurs travaux agricoles.

Pourquoi, l’an dernier, le Parlement et le Gouvernement ont-ils fait évoluer la réglementation relative aux travailleurs occasionnels demandeurs d’emploi dans l’agriculture (TODE) ? Il est dramatique d’être obligés d’employer des TODE pour être à la hauteur économiquement. Sans TODE, c’en serait fini ! Il faudra le répéter cette année.

Par ailleurs, lors du G 20 à Osaka, la Commission « descendante » a indiqué aux chefs d’État et de gouvernement que le Mercosur était un accord équilibré et intéressant pour l’Europe. Le Président de la République a donc déclaré que, en l’état, il y était favorable. Dans un premier temps, nous ne disposions même pas des traductions juridiques. Ensuite, en étudiant l’accord, nous avons relevé plusieurs difficultés. Nous savons tous ce qui s’est passé cet été au Brésil, les feux en Amazonie et les problèmes climatiques.

Ainsi que cela s’est produit avec les États-Unis, la France ne valide aucun accord si les Accords de Paris ne sont pas respectés. Le Président l’a dit et répété au journal télévisé de 20 heures de France 2, le lundi 26 août. Aussi, je n’ai aucune difficulté pour affirmer que l’accord du Mercosur n’est pas ratifiable sur les plans agricole et alimentaire. Je ne veux pas que nous échangions des BMW et des Mercedes contre de l’alimentation et de la viande bovine. Je salue, du reste, l’action de l’Assemblée nationale et de la présidente Marielle de Sarnez qui, dans le cadre de la commission des affaires étrangères, a lancé une réflexion sur la définition d’un accord commercial au XXIe siècle. À l’exception de quelques-uns au sein de cette commission, nous sommes tous favorables au principe des accords commerciaux.

De toute façon, nous sommes dans un monde ouvert et des accords économiques existent. Mercosur ou non, CETA ou non, des produits transitent du Canada ou d’ailleurs, la question des barrières douanières et des taxes demeurant dans ce cas.

Je suis favorable au fait que l’agriculture et l’alimentation ne soient pas considérées au même titre que les autres objets commerciaux. Donc, je vous le répète, l’accord du Mercosur n’est pas ratifiable. S’il l’était, c’en serait fini de la filière « volaille » en France alors que, d’ores et déjà, 80 % de produits sont importés de l’étranger, notamment du Brésil, et sont vendus en grande surface, y compris sous la forme de plats transformés. Avant même l’accord du Mercosur, le Canada importait en France. Mais si cet accord était signé, ce serait pire encore : ce serait la fin de la filière « volaille ». Quant à la viande bovine, ce n’est pas celle que nous voulons consommer. Des slogans sont portés par la profession agricole, que le Gouvernement partage car nous ne voulons pas importer une alimentation que nous ne voulons pas produire !

La question ne se pose pas dans les mêmes termes pour le CETA. Si la Commission finissante n’avait pas abordé le sujet du Mercosur, le débat sur le CETA se serait déroulé différemment. En effet, le CETA a été lancé et discuté par le Président Sarkozy, travaillé par le Président Hollande et validé sous la présidence du Président Macron. Nulle raison que les représentants des principales organisations politiques ne soient pas d’accord pour valider un traité que tout le monde approuvait. Je pense sincèrement que des interférences sont intervenues et qu’à ce titre le Mercosur en a constitué une énorme. À cela s’ajoutent les craintes réelles – Nicolas Turquois l’a indiqué fort justement et je ne pourrais pas le formuler aussi bien que lui. J’ai rencontré des éleveurs, des personnes honnêtes, qui pensent que le CETA pose problème. Ce peut être le cas dans une certaine mesure et nous allons essayer de répondre aux questions soulevées. Mais avant tout, se pose la question, centrale, de l’organisation de la filière bovine et de la viande.

Nous avons instauré une commission sur le CETA qui réalisera des contrôles. Le Président de la République a indiqué qu’il ferait jouer la clause de sauvegarde si nous constations que des produits alimentaires ne répondaient pas à nos standards. Aujourd’hui, les produits canadiens émanent de trente-six fermes homologuées sur les 72 000 existantes. Nous nous penchons donc sur le sujet. Je souhaite également que nous travaillions avec le Canada pour plus de transparence et de clarté s’agissant des farines animales. Il faut appeler un chat un chat ! Voilà pour les accords commerciaux.

S’agissant du Conseil national de l’alimentation, nous œuvrons largement avec Guillaume Garot à l’étiquetage des modes d’élevage car, quoi qu’il se passe, nous devons aller vers plus d’étiquetage. J’ai évoqué précédemment l’éducation du consommateur qui réside dans l’éducation à l’alimentation, il faut apprendre à manger différemment, prendre conscience du gaspillage alimentaire, etc.

Pour répondre à votre dernière question, non, nous ne disposons pas, à ce jour, de tous les éléments. Il reste deux années d’expérimentation au cours desquelles nous allons intensifier notre action et je lirai avec grand intérêt les conclusions de la commission d’enquête.

J’ai peut-être été un peu long, monsieur le président.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, vous n’êtes pas trop long, vous vous efforcez d’être complet. Nous ne pouvons que nous en réjouir, d’autant que cette audition est publique et ouverte à la presse. Il est donc normal que le ministre de l’agriculture puisse évoquer les problèmes et apporter le niveau de réponse nécessaire aux questions posées.

Je formulerai maintenant une ou deux observations sur les traités internationaux, notamment le CETA. Il faut que nous expliquions à nos concitoyens qu’une exploitation agricole canadienne, notamment bovine, représente des lots de 5 000 à 10 000 bovins lorsque, en France, une exploitation en représente entre 50 et 100.

L’année dernière, après six mois de discussion dans le cadre des États généraux de l’alimentation qui ont conclu à un texte de loi, après avoir lancé des signaux aux producteurs français, notamment aux éleveurs, en faveur d’une alimentation sûre, saine et durable, il est affligeant que la France, membre de l’Union européenne, leur ait imposé nombre d’exigences supplémentaires. Ces producteurs, notamment les éleveurs, ont le sentiment qu’après avoir signé et ratifié ces traités internationaux, la France envoie des messages totalement contradictoires un an après, créant ainsi une réelle incompréhension chez certains éleveurs.

M. Didier Guillaume. L’accord avec le Canada vient d’être ratifié, mais cela fait un an et demi qu’il est entré en vigueur. J’entends ce que vous me dites, mais je voudrais toutefois verser quelques éléments au débat.

La concurrence avec l’élevage français ne vient pas du Canada ou du Brésil, mais de l’Europe. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de la viande sont importés d’Europe. Je peux comprendre les craintes qui s’expriment, je veux répondre à toutes les questions des éleveurs et essayer de leur apporter toutes les réponses et faire avancer encore les choses. Mais, je le répète, 97 % de la viande vient d’Europe.

Je connais la taille des élevages au Canada, si ce n’est que, depuis un an et demi, nous avons importé douze tonnes de viande à mettre en regard du million et demi de tonnes consommé par an en France.

Je comprends que les éleveurs éprouvent des craintes et s’interrogent – et ils ont raison. Il n’en demeure pas moins qu’il convient de rester rationnel, sauf à se faire peur, non pas à tort, mais il convient également de formuler les réalités.

M. le président Thierry Benoit. Si j’étais mesquin, je dirais que dans la mesure nous commerçons avec le Canada depuis dix-huit mois, nous aurions pu continuer ainsi en ne ratifiant pas le CETA. Cela aurait contraint l’Europe à continuer de négocier et à chercher des améliorations. Mais tel n’est pas l’objet de la commission d’enquête.

M. Didier Guillaume. Nous ne sommes pas seuls !

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes vingt-huit. Je suis d’accord, nous ne sommes pas seuls.

Mme Sophie Auconie. Merci, monsieur le ministre, pour la qualité de vos interventions et la franchise avec laquelle vous vous exprimez.

Premièrement, concernant les accords de libre-échange, notamment le Mercosur, tout a été dit. Mais en tant que ministre d’un État membre de l’Union européenne et en tant qu’ancien élu de la Nation, sénateur, ne trouvez-vous pas discutable que l’accord de principe du Mercosur ait été signé en catimini après que le Parlement fut renouvelé et non encore installé et avant que la nouvelle Commission ne soit en place ? Compte tenu de l’impact que ces accords auront sur les relations commerciales, je considère que ce n’est pas acceptable. Si vous voulez mon avis, cela ne s’est pas fait sans l’accord du Conseil européen, composé des chefs d’État et de gouvernement. Quoi qu’il en soit, je trouve la manière très discutable, ce dont il faudra faire état lorsque vous rencontrerez les ministres de l’agriculture.

Deuxièmement, j’entends ce que vous indiquez au sujet de l’homologation d’un certain nombre de fermes du Canada, trente-six aujourd’hui, afin que les produits arrivant sur nos marchés soient corrects et répondent aux contraintes et obligations auxquelles sont assujettis nos propres producteurs. Les Français et l’Union européenne vont-ils disposer des outils de contrôle qui permettront de vérifier la réalité des engagements, non seulement dans les fermes canadiennes, mais également aux frontières, car la problématique est bien réelle ? J’ai eu à débattre avec un député européen français très engagé dans le monde de l’agriculture qui me disait que les mailles du filet étaient parfois un peu larges et que l’aspect mercantile poussait certains producteurs de pays étrangers à ne pas toujours respecter les engagements qu’ils avaient pris. Qu’en pensez-vous ?

Troisièmement, je ne veux pas que, dans le cadre des accords de libre-échange, l’agriculture soit une variable d’ajustement par rapport à l’industrie.

M. le président Thierry Benoit. Guillaume Garot s’est fort habilement engagé sur le terrain politique et a dévié les travaux de la commission d’enquête sur la question des traités internationaux. Le ministre s’est efforcé de répondre parce qu’il a pris le sujet au sérieux. C’était aussi l’occasion pour lui de développer quelques messages sur ce thème. J’ai moi-même saisi la balle au bond. Cela dit, Monsieur le rapporteur est en passe de rédiger son rapport. Aussi bouillonne-t-il car il souhaiterait que nous revenions à la question des relations commerciales.

Mme Sophie Auconie. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet passionnant.

M. le président Thierry Benoit. Cela impactera inévitablement les relations commerciales et les producteurs.

Je précise que c’était l’ancienne eurodéputée qui s’exprimait !

Mme Martine Leguille-Balloy. Je vais repartir frustrée, car, moi aussi, j’aurais bien aimé évoquer le sujet !

Mon propos est d’une actualité brûlante. On parle de la grande distribution. Je m’attarderai sur Amazon, nouvelle grande enseigne de la distribution. Nous n’avons pas évoqué la viande avec ses représentants, du moins pas dans le sens où je vais m’en entretenir avec vous. Nous savons toutefois que Jeff Bezos, président-directeur général d’Amazon, a investi des fonds pour promouvoir le bien-être animal, mais il investit, en parallèle, dans la viande de substitution, ce que nous n’ignorons pas puisque nous travaillons sur cette question dont tout le monde parle. Carrefour, entre autres, investit dans des start-up qui fabriquent de la viande de substitution. Étant d’origine du pays Charolais, aimant la bonne viande, je me disais que personne ne pouvait se laisser séduire par un tel produit. Eh bien si ! Elle est déjà vendue aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Jeff Bezos étant investisseur tant dans la distribution que dans la confection du produit, je pense que l’on peut penser que son arrivée sur le marché est imminente.

Des industriels européens de la viande ont d’ailleurs été invités à déguster ce produit et l’ont trouvée très bon. Jeff Bezos n’est pas seul, des représentants des GAFA et autres investisseurs font partie de ce consortium. Ce produit, commercialisé en Grande-Bretagne, arrive en France.

Monsieur le ministre, vous avez parlé d’étiquetage. Il me semble essentiel d’étiqueter la viande et tous les produits français. Merci du travail que vous effectuez et que nous vous demanderons de poursuivre car il est nécessaire. Mais que fera-t-on par rapport à un produit tel que la viande de substitution ?

M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur. Je reprendrai les chiffres que vous nous avez livrés et qui correspondent à ceux dont je dispose : 400 000 agriculteurs, 17 000 industriels de l’agroalimentaire. Au sein de cette commission d’enquête, seuls quatre acheteurs ont été auditionnés. Un chiffre en commun : aucune plainte déposée auprès de la DGCCRF, aucune plainte déposée auprès de l’autorité de la concurrence ; seules quelques plaintes ont été déposées auprès du Médiateur des relations commerciales agricoles et de l’autorité de la concurrence. J’aurais souhaité avoir votre avis sur cette absence de plaintes et sur l’éventualité d’augmenter les moyens et l’autorité du médiateur des relations commerciales, qui est apparemment sollicité.

Pourriez-vous nous éclairer sur le portefeuille des ministères ? Car nous avons eu de multiples retours de l’industrie agroalimentaire qui ignore qui est le ou la ministre des biscuitiers, premier consommateur de céréales, qui est exactement le ou la ministre des conserveries de légumes, premier consommateur de légumes. La même interrogation a été portée par les producteurs de la confiserie, de pâtes, etc. Rapporté à un chiffre d’affaires de la grande distribution de 30 milliards d’euros, un milliard seulement est dépensé en achats de matières agricoles brutes qui relèvent de votre portefeuille.

Certes, Bercy est animé d’une philosophie de pouvoir d’achat que l’on peut comprendre, surtout dans des périodes très difficiles comme celles que nous avons traversées ou que nous traversons encore, même si le beau temps se profile à l’horizon. Nous connaissons votre passion à faciliter la vie des agriculteurs pour qu’ils vivent dignement de leur métier. Mais n’y a-t-il pas un trou dans la raquette en ce qui concerne l’industrie agroalimentaire sur la partie relative aux produits transformés ? La façon dont on consommait il y a vingt ans, un temps où l’on cuisinait, et la façon dont on consomme aujourd’hui en achetant via des sites internet des produits et des plats préparés que l’on se fait livrer, sont bien différentes. Le ministère de l’agriculture ou Bercy ne devraient-ils pas disposer d’un portefeuille plus large afin qu’une véritable autorité soit en charge de l’industrie agroalimentaire, qui, je le rappelle, représente 300 milliards d’euros de valeurs échangées sur le territoire ?

M. le président Thierry Benoit. Bonne observation ! Parce que cela nous a été rapporté au cours de certaines auditions, j’ajoute que cela vaut aussi pour la consommation. Je n’ai rien contre les administrations, bien au contraire, mais si on veut que ce soit le politique qui donne les impulsions, il est bon pour l’ensemble des acteurs, ce que vient de souligner Monsieur le rapporteur, que des ministres et des hommes politiques soient chargés de l’exécution. Mais le Président de la République est sans doute un peu pris à son propre piège qui veut réduire le nombre des membres du Gouvernement ; cela vaudra peut-être aussi à l’avenir pour le nombre de parlementaires.

M. Didier Guillaume. Merci, monsieur le malicieux président !

Vous avez eu raison de signaler à Mme Auconie que nous étions là pour aborder l’objet traité par la commission d’enquête et non d’autres sujets, mais d’une certaine manière, tout est dans tout. À cet égard, Guillaume Garot a bien fait d’évoquer les choses fort habilement.

Madame Auconie, rien n’a été fait en catimini, la Commission européenne a signé car tel était son mandat. Certes, les États membres n’ont pas été informés et tout le monde a été surpris que cet accord intervienne juste après les élections européennes. Les chefs d’État et de gouvernement, contrairement à ce que vous avez déclaré, n’ont pas été consultés. Ils le seront dans les mois qui viennent, lors de leurs prochaines réunions. Le Président français a dit ce qu’il en était. Dans la mesure où le vote requiert l’unanimité, je crois comprendre que cet accord ne sera pas ratifié. Quand bien même devrait intervenir ensuite un vote au Parlement européen puis dans les parlements nationaux, et donc au parlement français, il n’y aurait pas de ratification à ces différents échelons. Je voulais le souligner parce que c’est important.

Madame Auconie, vous évoquiez les outils de contrôle. Je vous enjoins à avoir confiance en notre administration. Que signifie « les mailles du filet sont un peu larges ? ». Notre administration contrôle : les services vétérinaires du ministère, les services des douanes comme les services de la DGCCRF. Je pense vraiment que nous avons la possibilité de progresser sur cette voie. On peut ne pas avoir confiance mais, personnellement, j’ai confiance, monsieur le président, vous l’avez dit, en notre administration.

S’agissant d’Amazon et de la grande distribution, on voit bien que les choses sont en train d’évoluer. Je ne veux pas en dire plus sur le sujet. Amazon comme Alibaba et d’autres deviennent des acteurs de la distribution alimentaire et agroalimentaire. Nous verrons comment les choses se passent, mais il n’existe qu’une viande, c’est la viande qui est produite par nos animaux. Nous continuerons donc à travailler dans cette direction. Là encore, chacun est libre de faire et de manger qu’il veut.

J’en viens aux questions de M. le rapporteur. Il y a le code du commerce et le code rural, leur application et la délimitation des portefeuilles gouvernementaux. Peu importe le nombre de ministres, monsieur le président. J’ignore si les répartitions sont bien faites, tout ce que je sais, c’est que selon la feuille de route qui m’a été fixée par le Premier ministre, je suis en charge de l’alimentation et de l’agroalimentaire. Je suis donc en contact avec le secteur de l’agroalimentaire. Parallèlement, Bercy exerce ses responsabilités. Faut-il modifier cette configuration ? Je n’en suis pas sûr parce qu’il y aura toujours une bonne raison de concentrer les compétences, et une telle voie n’a pas de limite.

J’affirme donc que le ministère que j’ai l’immense honneur de diriger a en charge l’alimentation, qui est un secteur essentiel, et l’agroalimentaire. Dans le cadre du Pacte productif, j’anime l’atelier sur les industries agroalimentaires et l’export. Nous bénéficierons, en outre, à la fin de l’année d’un comité de suivi ainsi qu’il est indiqué dans le rapport. L’agroalimentaire doit rester au ministère de l’agriculture et de l’alimentation. Quant à d’autres découpages ministériels éventuels, il ne m’appartient pas d’en juger. Tout peut se faire. Ce qui compte, monsieur le président, c’est que le politique dirige son administration ; c’est essentiel, et ce dans tous les domaines, que l’on soit maire, président de département, président de région, ministre ou autre. Une fois que l’on aura compris que le président de l’exécutif dirige l’administration, nous travaillerons en bonne intelligence. L’administration et le politique associent leurs forces.

J’ai confiance dans le médiateur qui joue un rôle très important et qui est un médiateur efficace. Il fait son travail, nous informe des questions qui se posent. Lorsque nous nous réunissons dans le cadre du comité de suivi des relations commerciales et que le médiateur s’exprime, tout le monde écoute. Faut-il lui donner plus de pouvoir ? À vous d’en juger. Nous n’en avons pas parlé, mais le Gouvernement, je le suppose, sera ouvert à vos propositions. Je pense que le médiateur des relations commerciales, par le travail qu’il effectue, est un maillon central.

Quant aux plaintes, je salue la DGCCRF. Nous avons une bonne administration de contrôle. Parfois, on dit qu’elle est trop laxiste ; souvent, j’entends dire qu’elle est trop tatillonne. Pour finir, cela signifie qu’elle est efficace et fonctionne bien.

Je veux vous remercier, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, parce que j’attache une grande importance au rôle du Parlement, au travail des parlementaires et à leur liberté. Le fait que vous ayez ouvert cette commission d’enquête sur ce sujet précis m’importe beaucoup dans le cadre de ma fonction.

J’attends avec intérêt le rapport que M. Besson-Moreau produira, sur lequel vous serez amené à voter et qui sera présenté au nom de la commission d’enquête. Le Gouvernement se saisira de ce rapport d’importance. Nous étudierons ce que nous pourrons en retenir pour aller de l’avant. Nous avons un intérêt commun porté par nos échanges et l’identité même de votre commission d’enquête. Ensemble, bien sûr sous couvert de nos différences politiques, mais ensemble, parlement, Assemblée nationale, Sénat, vous en tant que membres de cette commission d’enquête et nous-mêmes, pourrons faire avancer les choses.

Je termine par ce par quoi j’ai commencé : les États généraux ont été un immense succès. Beaucoup ont critiqué la loi EGAlim, certains parce qu’elle allait un peu trop dans un sens, d’autres parce qu’elle allait un peu trop dans l’autre sens. Elle comprenait deux titres. Le titre II n’a pas encore totalement déployé ses ailes. Le titre I les a déployées, mais nous sommes à l’année zéro. Il faut donc faire preuve d’un peu de patience !

Ensemble, nous devons affirmer que le statu quo n’est pas possible. Ensemble, suite aux États généraux de l’alimentation, nous pouvons affirmer que nous serons les acteurs de la révolution de la répartition de la valeur parce que nous ne pouvons pas continuer à regarder les agriculteurs se faire étrangler pendant que d’autres vivent un peu mieux. L’objectif tend à une meilleure et réelle répartition de la valeur, à une agriculture étendue sur l’ensemble du territoire, à continuer à être fiers de notre agriculture et à permettre à nos concitoyens de se nourrir de produits de qualité, à des prix abordables, mais pas n’importe comment, ni à n’importe quel prix parce que ce n’est pas à n’importe quel prix que nous atteindrons notre objectif, c’est dans l’esprit des États généraux de l’alimentation. Je vous remercie.

M. le président Thierry Benoit. Merci, monsieur le ministre, d’avoir pris le temps de répondre à l’ensemble des questions des parlementaires aujourd’hui présents.

Nous vous souhaitons bon vent afin de porter l’agriculture française, de soutenir les agriculteurs et les acteurs des filières agroalimentaires françaises en France, en Europe et à travers le monde !

 

La séance est levée à dix-huit heures quarante-cinq.

 

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96.   Audition, ouverte à la presse (puis à huis clos), de M. Gianluigi Ferrari, directeur général de la centrale de services AgeCore (Suisse)

(Séance du mercredi 4 septembre 2019)

La séance est ouverte à dix-sept heures dix.

M. le président Thierry Benoit. Chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête.

Nous devons procéder à l’audition de M. Gianluigi Ferrari, directeur général de la centrale de services AgeCore Suisse.

Il est 17 heures 13. Monsieur le rapporteur, la commission d’enquête constate et ne peut que déplorer, ce jour du 4 septembre 2019, la carence s’agissant de l’audition de M. Gianluigi Ferrari, dûment convoqué à cette date, en sa qualité de directeur général de la centrale dite de services AgeCore SA, société de droit suisse basée à Genève.

M. Ferrari ne se présentera pas devant notre commission, la procédure de demande d’entraide administrative internationale engagée par MM. les ministres Le Drian et Lemoyne s’étant heurtée à un refus des autorités gouvernementales suisses de délivrer à M. Ferrari une autorisation préalable à son audition.

D’évidence, pourtant, cette audition s’imposait en raison du nombre de fois où les noms d’AgeCore et de son dirigeant ont été cités par les fournisseurs entendus par la commission d’enquête tout au long de ses six mois de travaux.

AgeCore est une société mise en place au début de l’année 2016, dont le groupe français Intermarché est l’un des fondateurs et compte parmi les actionnaires les plus actifs aux côtés de représentants des groupes Eroski, en Espagne, Conad, en Italie, Colruyt, en Belgique et de Coop suisse.

Notre sentiment est que M. Gianluigi Ferrari a instrumentalisé le droit suisse pour se soustraire à son obligation de déférer à la convocation de la commission d’enquête. Il est peu probable que les plus hauts dirigeants d’Intermarché n’aient pas encouragé et soutenu cette démarche dilatoire. En effet, en tant que président, je suis en droit et, me tournant vers notre rapporteur, nous sommes en droit de nous interroger sur la nature des échanges qui ont pu avoir lieu entre M. le directeur général de la centrale de services AgeCore et les dirigeants du groupe Intermarché !

Cette absence et cette dérobade sont d’autant plus choquantes que d’autres responsables de centrales internationales, elles ausi établies à l’étranger, ont pu normalement être auditionnés par la commission d’enquête.

Il en a été ainsi du directeur de Carrefour World Trade, plus communément dénommé C.W.T, dont le siège des activités est à Genève, comme c’est le cas d’AgeCore. Il en a été de même pour les directions de Coopernic, de Coopelec et d’Eurelec, entendues dans le cadre d’auditions distinctes alors que ces entités « délocalisées » à Bruxelles relèvent du groupe français E. Leclerc.

Nous sommes aussi en droit d’indiquer ici que les autorités de concurrence européennes et le Parlement européen doivent s’interroger sur ce type de comportement et l’absence, aujourd’hui, de M. Ferrari, directeur général de la centrale de services AgeCore.

Je propose à Monsieur le rapporteur et aux membres de la commission d’enquête de constater la carence donc l’absence de M. Ferrari et de conclure nos travaux, puisque c’était la dernière audition à laquelle nous devions procéder.

J’y vois là, Monsieur le rapporteur, un signe supplémentaire de nature à justifier notre travail d’identification du comportement, des attitudes, des pratiques que peuvent avoir les centrales d’achat et un certain nombre d’acteurs ou de signatures de la grande distribution, en France mais aussi en Europe et à travers le monde. Je considère l’absence de Gianluigi Ferrari comme un symbole très fort qui doit nous inciter à être d’autant plus exigeants vis-à-vis des centrales de services quant au rôle qu’elles peuvent tenir dans les relations commerciales.

Je vous remercie.

 

La séance est levée à dix-sept heures quinze.

 

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([1]) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.