N° 3280

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 juillet 2020

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DENQUÊTE chargée
dévaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener
contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles

 

 

TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

Président

M. Philippe NAILLET

 

Rapporteure

Mme Ramlati ALI

 

Députés

 

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 Voir les numéros : 2269 et 2445.

 

 

 

La commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles est composée de :

– Mme Ericka Bareigts (jusquau 13 juillet 2020), puis M. Philippe Naillet, président ;

– Mme Ramlati Ali, rapporteure ;

– Mme Marine Brenier, M. Paul Christophe, M. Loïc Dombreval, Mme Sereine Mauborgne, vice-présidents ;

– M. Max Mathiasin, Mme Bérengère Poletti, Mme Valérie Thomas, Mme Élisabeth Toutut-Picard, secrétaires ;

– Mme Stéphanie Atger, Mme Delphine Bagarry (jusquau 5 mars 2020), Mme Annie Chapelier, M. Alain David, M. Marc Delatte, Mme Jeanine Dubié, Mme Françoise Dumas, M. Raphaël Gérard, M. Didier Martin, M. Jean François Mbaye, Mme Emmanuelle Ménard, M. Philippe Michel-Kleisbauer, M. Jean-Philippe Nilor, M. Jean-Hugues Ratenon, M. Frédéric Reiss, M. Cédric Roussel (à compter du 12 mars 2020), M. Benoit Simian, M. Jean-Louis Touraine, M. Stéphane Viry, Mme Martine Wonner (jusquau 8 mai 2020).

 


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SOMMAIRE

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Pages

comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête

1. Audition du Pr Anna-Bella Failloux, entomologiste médicale, professeure à lInstitut Pasteur, responsable de léquipe Arbovirus et insectes vecteurs (13 février 2020)

2. Audition du Pr Louis Lambrechts, directeur de recherche à lInstitut Pasteur, responsable de léquipe Interactions virus-insectes au CNRS (13 février 2020)

3. Audition du Pr Philippe Desprès, professeur à luniversité de La Réunion, responsable déquipe à lunité mixte de recherche Processus infectieux en milieu insulaire tropical (13 février 2020)

4. Audition du Pr Fabrice Simon, chercheur à lInstitut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM Marseille), membre de lunité de recherche sur les virus émergents (INSERM-IRD) et expert consultant sur le chikungunya pour lOMS (13 février 2020)

5. Audition du Pr Jean-Christophe Pagès, président par intérim du Haut Conseil des biotechnologies (HCB), président du comité scientifique du HCB, de M. Emmanuel Roques, secrétaire général, M. Pascal Boireau, vice-président du comité scientifique, de Mme Catherine Golstein, responsable scientifique et rédactrice de lavis du comité scientifique relatif à lutilisation de moustiques génétiquement modifiés dans le cadre de la lutte antivectorielle, et de Mme Lucie Guimier, responsable scientifique en charge des questions de science et de société (13 février 2020)

6. Audition de Mme Annelise Tran, chercheuse à lunité mixte de recherche Territoires, environnement, télédétection et information spatiale (Tetis) du CIRAD (14 février 2020)

7. Audition de M. Jocelyn Raude, maître de conférences en sociologie à lÉcole des hautes études en santé publique (EHESP) et de Mme Marion Le Tyrant, chercheuse en anthropologie et consultante (14 février 2020)

8. Audition du Dr Fabrice Chandre, entomologiste médical, directeur de recherche à linstitut de recherche pour le développement (17 février 2020)

9. Audition du Pr Xavier de Lamballerie, directeur de lunité mixte de recherche des virus émergents (UVE) à lInserm, coordinateur du consortium de recherche Zikalliance (17 février 2020)

10. Audition du consortium multidisciplinaire REACTing de lInstitut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de lAlliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) : M. Yazdan Yazdanpanah, directeur de lInstitut thématique immunologie, inflammation, infectiologie, microbiologie de lInserm et de lAviesan ; M. Éric dOrtenzio, médecin épidémiologiste à lInserm, coordinateur scientifique du consortium REACTing ; Mme Priscille Rivière, directrice de communication de lInserm (24 février 2020)

11. Audition de M. Didier Fontenille, ancien directeur du Centre national dexpertise sur les vecteurs (CNEV), directeur de recherche à lInstitut de recherche pour le développement (IRD) (24 février 2020)

12. Audition de Mme Stéphanie Blandin, responsable du groupe Réponses immunitaires chez les moustiques vecteurs de maladies à lInstitut de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg (INSERMUniversité de StrasbourgCNRS) (24 février 2020)

13. Audition du Dr Stéphan Zientara, directeur-adjoint du laboratoire de santé animale de lAgence nationale de sécurité sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du travail (Anses), directeur de lunité mixte de recherche en virologie (Institut national de la recherche agronomique et de lenvironnement (INRAE)AnsesÉcole nationale vétérinaire dAlfort) (24 février 2020)

14. Table ronde relative à la dengue : Pr Anavaj Sakuntabhai, directeur de lunité mixte de recherche de génétique fonctionnelle des maladies infectieuses à lInstitut Pasteur ; Pr Frédéric Tangy, chef du laboratoire dinnovation vaccinale à lInstitut Pasteur ; Pr Félix Rey, chef de lunité mixte de recherche de virologie structurale à lInstitut Pasteur ; M. David Itier, directeur de cabinet du président de lInstitut Pasteur (24 février 2020)

15. Audition du Dr Isabelle Leparc-Goffart, responsable du Centre national de référence des arbovirus, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) (8 juin 2020)

16. Audition du Dr Dominique Voynet, directrice générale de lAgence régionale de santé (ARS) de Mayotte, et du Dr François Cheize, directeur de la veille et sécurité sanitaire, santé milieux de vie, coopération internationale, conseiller sanitaire de zone, au sein de lAgence régionale de santé de La Réunion (8 juin 2020)

17. Audition de M. Christophe Morgo, président de lEntente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen (EID Méditerranée), président de lAgence nationale pour la démoustication et la gestion des espaces naturels démoustiqués (ADEGE), M. Bruno Tourre, directeur général de lEID Méditerranée, M. Didier Moulis, directeur technique de lEID et M. Grégory LAmbert, entomologiste médical, responsable du pôle méthodes et recherche au sein de lEID (8 juin 2020)

18. Audition de Mme Sylviane Oberlé, chargée de mission Prévention des pollutions au sein de lAssociation des maires de France (AMF) (9 juin 2020)

19. Audition du Dr Henriette de Valk, responsable de l’unité infections zoonotiques, vectorielles et alimentaires au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France et du Dr Marie-Claire Paty, coordonnatrice de la surveillance des maladies vectorielles au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France (9 juin 2020)

20. Audition de M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques (DER) au sein de l’Anses, Mme Johanna Fite, responsable de la mission Vecteurs à la DER et du Pr Philippe Quenel, président du groupe de travail Vecteurs de l’Anses, directeur du laboratoire d’étude et de recherche en environnement et santé (LERES), co-directeur de l’équipe Évaluation des expositions et recherche épidémiologique sur l’environnement, la reproduction et le développement de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (IRSET) (10 juin 2020)

21. Audition de Mme Clara de Bort, directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS) de la Guyane, Mme Valérie Denux, directrice générale de l’ARS de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, M. Olivier Coudin, directeur général adjoint de l’ARS de la Martinique, M. Alain Blateau, directeur de la santé publique au sein de l’ARS de la Martinique et Mme Laurence Déluge, directrice de cabinet en charge de la communication, de la coopération internationale et de la gestion du cabinet au sein de l’ARS Martinique (10 juin 2020)

22. Audition de représentants de l’Assemblée des départements de France (ADF) : M. Franck David, vice-président du conseil départemental du Jura et président de l’Entente de lutte interdépartementale contre les zoonoses (ELIZ), M. Benoît Combes, directeur de l’ELIZ, M. Rémi Foussadier, directeur de lEntente interdépartementale de démoustication (EID) de Rhône-Alpes, et Mme Alix Mornet, conseillère Développement durable au sein de lADF (11 juin 2020)

23. Audition de M. Stanislas Bourron, directeur général des collectivités locales (DGCL), Mme Isabelle Dorliat-Pouzet, cheffe du bureau des services publics locaux et Mme Marine Fabre, cheffe du bureau du contrôle de légalité et du conseil juridique (11 juin 2020)

24. Audition de M. Olivier Brahic, sous-directeur de la veille et de la sécurité sanitaire au sein de la direction générale de la santé (DGS) et M. Alexis Pernin, chef du bureau des risques infectieux émergents et des vigilances au sein de la DGS (12 juin 2020)

25. Audition du Dr Vincent Pommier de Santi, médecin en chef, chef de l’unité de surveillance et investigations épidémiologiques au sein du Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées (15 juin 2020)

26. Audition de M. Pierre Ricordeau, directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie, Mme Catherine Choma, directrice de la santé publique de l’ARS d’Occitanie, et Mme Isabelle Estève-Moussion, ingénieure d’études sanitaires au sein de l’ARS d’Occitanie (15 juin 2020)

27. Audition de M. Charles Giusti, adjoint au directeur général des Outremer (18 juin 2020)


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   comptes rendus
des auditions menées par la commission d’enquête


Les auditions sont présentées dans lordre chronologique des séances tenues par la commission denquête

Toutes les auditions ont été ouvertes à la presse et sont disponibles en ligne à http://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.propagation-des-moustiques-aedes-et-des-maladies-vectorielles-ce
 

1.   Audition du Pr Anna-Bella Failloux, entomologiste médicale, professeure à l’Institut Pasteur, responsable de l’équipe Arbovirus et insectes vecteurs (13 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mes chers collègues, nous engageons aujourd’hui la première session d’auditions dans le cadre de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Pour commencer, nous allons entendre Mme Anna-Bella Failloux, entomologiste médicale et professeure à l’Institut Pasteur, où elle est responsable de l’équipe « Arbovirus et insectes vecteurs ».

Je vous souhaite donc la bienvenue.

Je vous rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques. Par conséquent, elles sont ouvertes à la presse et disponibles en direct ou en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je vais donc vous passer la parole pour une intervention liminaire de l’ordre d’une dizaine de minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé, de nature à influencer votre déclaration. Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une Commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite donc, madame Failloux, à lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Mme Anna-Bella Failloux prête serment.

Mme Anna-Bella Failloux, directrice de recherche à lInstitut Pasteur et responsable de léquipe « Arbovirus et insectes vecteurs ». Merci tout d’abord, Madame la Présidente et les membres ici présents, pour cette invitation. Je suis Anna-Bella Failloux. Je suis originaire de Polynésie française et je vis en métropole depuis un certain nombre d’années. Au cours de ma carrière, j’ai pu assister à l’arrivée en métropole du moustique tigre, Aedes albopictus, mais je ne pensais pas qu’un jour, j’allais faire des travaux de terrain dans la région parisienne sur ce moustique ; mais ça y est, ce moustique est bien présent.

Il s’agit d’une espèce invasive, c’est-à-dire qu’il n’existait pas sur ces territoires jusqu’à très récemment. Les recherches menées par mon équipe à l’Institut Pasteur visent à comprendre comment ce moustique peut être un problème de santé publique. Nous allons sur le terrain capturer ces moustiques, et nous les infectons en laboratoire pour évaluer leur compétence vectorielle. Concrètement, nous nourrissons le moustique, puis nous mesurons sa température, au bout d’un certain nombre de jours. Nous observons ainsi si le moustique est capable de recracher le virus et de le transmettre à une personne en la piquant.

Les infrastructures de l’Institut Pasteur de Paris dans le 15e arrondissement nous permettent de travailler dans de bonnes conditions. Les conditions d’élevage des moustiques sont très contrôlées. Dans nos laboratoires de niveau P3, nous produisons les virus et nous infectons les moustiques par le système de « gorgement artificiel », c’est-à-dire que nous leur apportons le virus et le sang. Le moustique femelle - puisque seules les femelles piquent - va pouvoir absorber ce sang. Si la femelle n’est pas compétente, le virus est digéré dans son estomac. Dans le cas contraire, le virus traverse la paroi de son estomac et se retrouve à l’intérieur de son corps, sur ses glandes salivaires. Et lorsqu’elle pique, elle salive – comme lorsque nous mangeons –, et transmet ainsi les virus.

Comment sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Les moustiques vecteurs de la dengue, du chikungunya, du Zika et de la fièvre jaune existent dans les territoires ultramarins depuis de nombreuses années. Les épidémies de dengue, et plus récemment de chikungunya et de Zika, sont liées aux mêmes espèces de moustiques. Ce sont des moustiques urbains, puisque nous les avons adaptés à l’environnement humain en créant des gîtes larvaires, c’est-à-dire des petits contenants d’eau stagnante servant au nettoyage ou à l’assainissement dans les maisons. Et ces contenants sont propices au développement des moustiques. Par conséquent, plus il y a d’habitants en ville, et plus nous créons des conditions favorables à la multiplication des moustiques.

De plus, ces moustiques Aedes aegypti et Aedes albopictus piquent essentiellement les humains. Ce sont des moustiques anthropophiles qui restent en ville pour le piquer. Ce fait explique le caractère explosif de certaines maladies comme le Zika, le chikungunya ou la dengue. Les populations contaminées sont concentrées en ville, parce qu’elles ne sont pas habituées à être piquées par des moustiques infectés.

Dans les territoires ultramarins, ces maladies ont toujours existé de façon épidémique. Mais maintenant, nous vivons une phase endémique, c’est-à-dire que l’épidémie est persistante, avec des cas de contamination chaque année, comme dans les Antilles, l’océan Indien avec La Réunion et Mayotte, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.

En France métropolitaine, jusqu’à très récemment, il n’existait pas de moustiques capables de transmettre ces virus. Mais en 2004, ce moustique Aedes albopictus est arrivé d’abord en Italie, puis à la frontière française. Personne ne lui a pas demandé ses papiers, et il a ainsi colonisé le sud-est de la France. Chaque année, il progresse d’environ 100 kilomètres. Il est maintenant présent dans plus de soixante départements en France. Et il va progresser encore, puisqu’il est présent actuellement dans vingt pays européens. Les pays le plus au nord sont la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne. Ce moustique peut encore progresser vers le nord. Il n’existe pas de barrière climatique pour l’empêcher d’envahir toute la France.

Comment ce moustique se dissémine-t-il ? Il se dissémine du fait de sa biologie. Il pond des œufs durables, c’est-à-dire que l’œuf est enveloppé d’une coque imperméable qui lui permet de supporter la sécheresse. Si on pose un œuf sur une table et, qu’après quatre mois, on le plonge dans l’eau, il éclot. Cette caractéristique est spécifique aux moustiques du genre Aedes.

De plus, ces moustiques piquent la journée. Ce ne sont pas les mêmes que les moustiques qui piquent la nuit ou parfois dans le métro, et qui sont appelés Culex. LAedes est transporté dun continent à un autre par lacheminement de marchandises, comme les bambous aux racines humides vendus par les fleuristes. Les œufs saccrochent à leurs racines, et peuvent même survivre à un traitement insecticide. Cette caractéristique biologique fait que ce moustique a un caractère invasif.

Donc ce moustique est arrivé en Italie en 1990 et s’est répandu à vingt pays européens. En 1979, il a fait une première tentative d’invasion de l’Europe à partir de l’Albanie, via des pneus rechapés provenant de Chine. À cette époque, l’Albanie était un pays communiste, sans échanges commerciaux avec le reste de l’Europe. Le moustique est donc resté en Albanie. Ensuite, il est arrivé en Italie, et s’est propagé en France et dans tout le pourtour méditerranéen. Dans ces régions, les pays les plus récemment colonisés par Aedes albopictus sont ceux du Maghreb : la Tunisie, le Maroc et l’Algérie.

Une fois que ce moustique est arrivé dans un endroit, il se dissémine en utilisant les transports terrestres. Des études ont été faites dans le couloir rhodanien, entre Marseille et Lyon. Nous avons installé des pondoirs-piège pour pouvoir récolter les œufs, en cas de présence du moustique tigre. Nous les avons placés sur les aires d’autoroute. Et chaque mois, nous constations la progression géographique du moustique. Comme ce moustique est anthropophile, s’il a décidé de vous piquer, il vous suit jusque dans votre voiture. Et il y reste jusqu’à sa prochaine opportunité de ponte, qui peut être un arrêt sur une aire d’autoroute. Les entomologistes peuvent donc traquer le moustique grâce à la pose des pondoirs-piège. Comme ce moustique s’adapte à nos activités, plus nous allons bouger, et plus nous allons le disséminer. Et comme nous ne pouvons pas empêcher les personnes de bouger, il faut que nous trouvions des solutions pour limiter au maximum sa progression.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci Professeure Failloux pour cet exposé qui est relativement complet et simple à comprendre pour toute personne non spécialiste. Toutefois, je souhaiterais vous poser quelques questions afin d’avoir des précisions supplémentaires par rapport à la diffusion et aux caractéristiques de ces moustiques. Ce moustique se répand donc dans le monde via les déplacements humains.

Certains ont affirmé qu’il n’était pas utile dans un écosystème. Qu’en pensez-vous ?

Mme Anna-Bella Failloux. Je vous ai surtout parlé d’Aedes albopictus. Son « cousin » ou son « frère », qui est Aedes aegypti, est présent essentiellement dans les zones tropicales. Mais il existe 3 500 espèces de moustiques, et seules certaines d’entre elles sont capables de piquer l’homme. Si un moustique s’approche de vous, ce n’est pas forcément un moustique tigre. En matière de protection individuelle, cette distinction est très importante, parce que nous n’arrivons pas à contrôler l’utilisation des insecticides, par exemple. La population les utilise parfois de façon abusive, parce qu’un moustique n’est pas nécessairement capable de vous piquer.

Concernant leur utilité, si nous supprimions les 3 500 espèces de moustiques, il y aurait des conséquences énormes. D’un point de vue écologique, ils font partie de la chaîne alimentaire des oiseaux, des batraciens et des poissons, qui se nourrissent des larves de moustiques. Ces dernières sont d’ailleurs des « filtreurs » importants : elles ont des brosses buccales qui filtrent la matière organique en suspension dans l’eau, et elles assainissent ainsi le milieu aquatique. Les moustiques peuvent être aussi des pollinisateurs. En dehors du sang, la femelle prélève du nectar de fleurs qui lui fournit de l’énergie via son apport carboné, nécessaire à toutes ses activités, et notamment de vol. Le mâle a une durée de vie beaucoup plus limitée, à savoir une dizaine de jours. Il se nourrit aussi de sucs de fleurs. Ces espèces sont donc utiles.

La question actuelle est de savoir si nous pouvons supprimer les espèces invasives, et notamment Aedes aegypti et Aedes albopictus, qui ne sont pas des moustiques locaux. Autrement dit, quelles en seraient les conséquences ? Après tout, nous vivions bien avant qu’elles n’arrivent. Mais maintenant, comment pouvons-nous faire pour vivre sans elles ? Quels moyens de contrôle seraient efficaces pour éviter l’installation durable de ce moustique ? C’est difficile d’y répondre.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. En 2003, dans une tribune du New York Times, la biologiste Olivia Judson s’était prononcée en faveur de l’extinction volontaire de 30 espèces de moustiques. Selon certaines estimations, cette extinction permettrait de sauver un million de vies, et diminuerait de seulement 1 % la diversité génétique des moustiques. Cette proposition a-t-elle un sens pour vous ?

Mme Anna-Bella Failloux. C’est vrai que le moustique est l’espèce animale qui tue le plus d’humains sur Terre. Ce ne sont pas les crocodiles ou les requins. 600 000 personnes sont touchées par le paludisme. Des milliers d’autres personnes sont contaminées par la fièvre jaune, la dengue ou l’encéphalite japonaise, des maladies potentiellement mortelles.

Il me semble que cette recommandation sadresse essentiellement à des espèces invasives. Par exemple, la fièvre jaune nexistait pas en Amérique du Sud pendant des millénaires. Ce virus est arrivé en Amérique du Sud, et notamment dans la Caraïbe, du fait de la traite des esclaves. Elle a conduit à linstallation du moustique Aedes aegypti en Amérique, et du virus qui laccompagne, la fièvre jaune.

Aussi, si nous arrivions à éradiquer ce moustique, il est certain que nous pourrions vivre mieux. Mais le problème est qu’une fois son installation faite, il est très compliqué de l’en déloger en raison de son cycle biologique. Le moustique femelle pond entre 50 et 100 œufs tous les cinq jours. Et elle vit pendant deux à trois mois. Le nombre d’œufs pondu par une femelle est considérable sachant qu’en plus, la moitié d’entre eux sont des femelles. Leur reproduction est très rapide.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Savez-vous si le réchauffement climatique a un effet sur l’expansion des moustiques ?

Mme Anna-Bella Failloux. C’est une question récurrente. Et cela peut effectivement avoir un lien, toujours du fait de la biologie du moustique. Le moustique est un organisme à sang froid, incapable de réguler sa température interne. Qu’il fasse -10° ou +40° dehors, notre température corporelle est toujours de 37°, ce qui n’est pas le cas de celle du moustique. Lui est obligé de se déplacer pour trouver une température compatible avec son fonctionnement biologique.

En été, lorsqu’il fait très chaud dans le sud de la France, le cycle de développement du moustique se raccourcit. En temps normal, c’est-à-dire avec une température de 23°, il faut environ dix jours pour que l’œuf devienne adulte. Si la température augmente, ce délai se raccourcit à six ou sept jours. La densité de moustiques va donc être plus élevée, puisque le cycle de développement est raccourci. Et le risque épidémiologique sera d’autant plus élevé si, durant cette période, des vacanciers reviennent des pays où ces virus circulent de façon « naturelle ». C’est pour cette raison que, chaque année, il existe des cas autochtones de chikungunya, de dengue et, l’année passée, de Zika. Les cas autochtones sont des personnes qui n’ont pas quitté le territoire, mais qui ont été contaminées par le moustique tigre, lui-même infecté en prélevant du sang d’une personne qui revenait d’un pays où ce virus circule. Les cas autochtones indiquent que notre moustique, en France, est capable d’assurer un cycle de transmission. Le réchauffement climatique diminue donc son cycle de développement, et entraîne ainsi une augmentation importante du nombre de moustiques.

De plus, un autre paramètre est important : il faut un certain nombre de jours entre l’ingestion du virus dans l’estomac de la femelle moustique, et son arrivée dans ses glandes salivaires. Cette durée est appelée la « période d’incubation extrinsèque », et elle est notamment déterminée par la température. Plus il fait chaud, et plus cette durée se raccourcit. Le moustique devient donc infectieux plus rapidement. C’est pour cette raison que ces maladies se retrouvent surtout dans des pays chauds ou tropicaux. Et c’est pourquoi, en France métropolitaine, nous les retrouvons essentiellement pendant l’été.

Le changement climatique va ainsi offrir aux moustiques une aire de distribution beaucoup plus large. Chaque année, le moustique tigre progresse vers le nord. La surface de développement du moustique augmente donc considérablement, ce qui expose davantage de personnes nayant jamais été concernées par ces virus.

Mme Valérie Thomas, présidente. Le moustique tigre Aedes albopictus est maintenant présent dans soixante départements du territoire métropolitain. Certains d’entre eux ont des climats beaucoup plus rudes que ceux du sud. Pendant l’hiver, avec les gelées, les moustiques doivent mourir. Comment se déroule concrètement leur retour dans ces départements ?

Mme Anna-Bella Failloux. Le moustique Aedes albopictus n’a pas besoin d’y revenir, parce que ses œufs restent. Ils supportent la sécheresse et le froid, ce qui n’est pas le cas des œufs d’Aedes aegypti qui ne peut vivre que dans les tropiques. À la fin de la saison de vie de la femelle moustique Aedes albopictus, elle pond ses œufs et elle meurt, mais ses œufs attendent la saison d’après pour éclore. À partir des premières pluies de printemps, les œufs éclos vont donner des adultes. Et ces adultes vont ensuite proliférer pour produire de nouvelles populations. Il n’y a pas de disparition. La population est seulement « en dormance ».

Mme Valérie Thomas, présidente. Combien de temps un œuf peut-il résister ?

Mme Anna-Bella Failloux. Ils résistent tout l’hiver. Le facteur limitant est la température. En dessous de 0°, les conditions commencent à être compliquées pour les œufs. Mais généralement, ils ne sont pas pondus sur une surface lisse. Ils sont cachés, par exemple dans de la boue qui tapisse certains pots. Certaines femelles pondent aussi dans des creux d’arbres ou des trous de rochers, où se trouve encore de la matière organique. Et les feuilles mortes peuvent aussi protéger l’œuf d’un excès de froid.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Vous avez évoqué une espèce de moustiques venant d’Égypte ou du Nil. Ayant été directeur de cabinet de la ville de Fréjus pendant plus de dix ans, je me souviens d’épisodes de fièvre du Nil occidental localisés dans les étangs de Villepey. Ils ont été très vite circonscrits. Pouvons-nous étendre le champ que nous étudions aujourd’hui ? Cela fait-il partie des vecteurs sur lesquels vous travaillez ?

Mme Anna-Bella Failloux. Bien entendu. Je travaille sur tous les virus transmis par des moustiques. Et le virus du Nil occidental fait partie des virus étudiés en laboratoire. Le virus du Nil occidental est transmis, non par l’Aedes albopictus, mais par le Culex pipiens et le Culex quinquefasciatus. À la différence des espèces Aedes albopictus et Aedes aegypti, ces moustiques vivent dans des eaux sales, c’est-à-dire dans des gîtes larvaires chargés en matière organique, comme des caniveaux ou des fosses septiques. Pour simplifier, les Aedes, moustiques d’eaux propres, colonisent les entrées d’eau d’une maison, et les Culex, moustiques d’eaux sales, la sortie d’eau. C’est pourquoi l’urbanisation est la clé pour éviter d’avoir des gîtes larvaires autour de chez soi. Et comme le moustique pique tout le monde, tout le monde doit faire attention chez soi.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. D’autres types de maladies étaient présents autour des étangs de Villepey, comme la bilharziose. Est-elle véhiculée par les moustiques ? Le sud de la Corse a aussi été concerné par cette maladie.

Mme Anna-Bella Failloux. La bilharziose nest pas une maladie vectorielle. En revanche, la leishmaniose est une maladie vectorielle transmise par des phlébotomes, qui se trouvent partout dans le sud de la France, y compris à Fréjus.

Les moustiques ne sont pas les seuls vecteurs. Les tiques sont des vecteurs de la maladie de Lyme. Des mouches peuvent avoir aussi un impact sur l’entomologie vétérinaire. Mais je me concentre uniquement sur les moustiques transmetteurs des virus, bien que le champ soit effectivement très large.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous recevrons d’ailleurs, lors de prochaines séances, des médecins spécialistes des maladies vectorielles. Ils pourront apporter des réponses extrêmement précises sur le sujet.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Combien de temps les œufs peuvent survivre ?

Mme Anna-Bella Failloux. Cela dépend des conditions dans lesquelles ils sont entreposés. En laboratoire, avec des conditions optimales, ils peuvent vivre de six mois à un an.

Mme Delphine Bagarry. Vous avez évoqué les cas autochtones de Zika notamment. Si j’ai bien compris votre explication, les vacanciers revenant de pays où des épidémies sévissent étaient donc porteurs sains des virus ? Et à l’inverse, certaines personnes piquées en France par des moustiques infectés développent des symptômes ?

Mme Anna-Bella Failloux. La situation est assez complexe. Lorsqu’il s’agit de la dengue ou du Zika, qui est un virus appartenant à la même famille, 80 % des cas sont asymptomatiques, c’est-à-dire que les personnes infectées par le virus ne sont pas malades. Cette situation est la plus dangereuse puisque ces personnes continuent à vivre normalement, et donc à disséminer le virus. À la fin de l’été, elles peuvent revenir des Antilles, d’Amérique du Sud ou d’Asie, qui sont des régions où ces virus circulent justement à cette période de l’année. Et elles reviennent dans le sud de la France, qu’elles soient apparemment malades ou non, à la période où le moustique tigre pullule. Elles se font piquer par ce moustique qui absorbe le virus avec le sang. Et s’il est compétent pour assurer la transmission du virus, il le transmettra à une autre personne qui, elle, n’a pas voyagé. Cette personne est donc un cas autochtone.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont actuellement les grands enjeux de la recherche sur les Aedes ? Sur quelles thématiques concentrez-vous vos recherches ?

Mme Anna-Bella Failloux. Il faut tout d’abord faire le bilan des événements et des phénomènes produits par les maladies à transmission vectorielle. En général, il n’existe pas de traitement spécifique de ces maladies, on ne traite que leurs symptômes. Les symptômes de la fièvre sont traités par du paracétamol. Nous n’avons pas d’antiviraux spécifiques qui pourraient, dès le début, guérir l’infection. Nous n’avons pas non plus de vaccins pour protéger la population à risque, en dehors du vaccin contre la fièvre jaune qui fonctionne très bien. Les autres vaccins existants pour ces maladies sont souvent critiqués. Et certaines maladies n’ont même pas de vaccins.

Actuellement, le seul moyen de se protéger est d’éviter d’être piqué. Pour cela, il y a plusieurs stratégies, en fonction du cycle biologique du moustique. L’œuf pondu ne peut pas être éliminé, même par les insecticides. Lorsqu’il est en contact avec l’eau, il éclot et produit des larves de moustiques qui, en fonction des espèces, se trouveront dans des eaux propres ou sales. Il existe quatre stades de larves, dont un stade particulier de nymphe qui est la pupe, pendant lequel se détermine le sexe du moustique. Nous pouvons soit cibler les gîtes larvaires en pulvérisant un insecticide approprié à ce stade de développement, et appelé « larvicide », soit cibler les adultes avec des sprays « adulticides ».

Il n’existe pas beaucoup d’insecticides performants. Nous utilisons six grandes familles d’insecticides, et les moustiques ont développé des résistances vis-à-vis de presque toutes. La situation est critique. Nous n’avons presque pas de moyens pour réduire les densités de moustiques. Lorsqu’ils sont résistants, nous devons utiliser une dose d’insecticide plus élevée pour tuer la même quantité de moustiques. Vous pouvez ainsi imaginer les impacts qu’engendrent ces pulvérisations massives sur la faune non-cible, notamment les abeilles. Ces insecticides affectent l’environnement, et plusieurs débats ont eu lieu à ce sujet.

Il faut trouver des méthodes alternatives. Certaines ne sont pas à la pointe de la technologie, comme léducation de la population. Cela ne coûte pas cher mais cest très compliqué. Même sur une île comme la Martinique où, chaque année, les populations sont frappées par des épidémies de dengue, certaines personnes remettent encore en question la transmission du virus par le moustique. Voilà la situation actuelle. Le lien entre les gîtes larvaires, les moustiques et la maladie nous semble évident, mais ce nest pas le cas pour beaucoup de personnes. Dans les pays où il existe des problèmes déducation, cest compliqué. Les populations éduquées à ces questions peuvent éliminer les gîtes larvaires, en nettoyant les jardins notamment.

Les moustiquaires installées aux fenêtres peuvent être efficaces pour éviter l’entrée des moustiques dans la maison. Ces moustiques sont attirés par l’odeur humaine. Ils entrent donc dans les habitations. Et comme ils piquent en journée, installer des moustiquaires aux lits n’est pas suffisant, à moins que vous y restiez toute la journée ! Cette stratégie est adaptée pour lutter par exemple contre le moustique Anopheles, vecteur du paludisme. La réduction du nombre de cas de paludisme dans le monde est principalement liée à l’utilisation des moustiquaires imprégnées.

L’éducation de la population est donc essentielle. Nous pouvons limiter le nombre de cas, si nous expliquons la situation à la population. Mais c’est une tâche de longue haleine qui prend énormément de temps. La population la plus réceptive est les enfants. Dans des pays communistes, comme le Vietnam, la sensibilisation des enfants a très bien fonctionné. Et toutes les semaines, ils vont chasser les gîtes larvaires.

C’est un problème mondialisé qui n’a pas de couleur politique. Les frontières ne protègent pas, parce que les personnes voyagent. Par conséquent, il ne faut pas seulement régler le problème chez nous, mais aussi autour de chez nous. Par exemple, à l’Institut Pasteur, nous travaillons beaucoup avec le Maghreb. Cette région est à la frontière de toutes les pathologies d’Afrique subsaharienne, pathologies qui peuvent progresser vers le nord avec le changement climatique. Il faut donc investir davantage sur ces aspects de cordon. Se cantonner à l’Europe n’est pas suffisant, parce qu’il faut anticiper l’avenir. L’éducation de la population et les insecticides ne sont donc pas suffisants.

De nouvelles technologies existent également, bien qu’elles fassent peur à beaucoup de personnes. Concrètement, ce sont des moustiques génétiquement modifiés. Il y a différentes catégories, dont celle du moustique doté d’un gène létal, inséré dans son génome. Et si ce gène létal s’exprime, il tue le moustique. Dans la pratique, des moustiques mâles à gène létal sont lâchés dans la nature. En s’accouplant avec des femelles sauvages, ils vont donner une descendance qui ne sera pas viable et qui est destinée à mourir, lorsque le gène létal s’exprime. Le seul moyen d’empêcher ce gène de s’exprimer est d’avoir un antibiotique dans son milieu : or, dans la nature, il n’y a pas d’antibiotique, l’agent qui pourrait empêcher l’expression du gène létal n’existe pas. Finalement, il y a moins de moustiques, et donc moins de problèmes de transmission ou d’épidémies.

Toutefois, comme le moustique est génétiquement modifié, il lui arrive d’être moins compétitif. Dans la nature, les moustiques sont sélectionnés de façon naturelle pour s’adapter à leur environnement. Et ce n’est pas le cas du moustique génétiquement modifié. Lorsqu’il est libéré dans la nature, il peut arriver après le mâle sauvage, parce qu’il prendra plus de temps à féconder les femelles. Et les femelles Aedes aegypti et Aedes albopictus ne sont fécondées qu’une seule fois dans leur vie. Elles ont des bourses, des spermathèques, qui contiennent tous les spermatozoïdes d’un seul mâle, qui, après avoir fécondé la femelle, place un bouchon copulatoire empêchant l’introduction des spermatozoïdes d’autres mâles. Et à chaque ponte, ces spermatozoïdes provenant d’un seul mâle fertilisent tous les œufs. Cette caractéristique biologique est donc importante, puisque si le mâle sauvage vient avant le mâle génétiquement modifié, celui-ci ne pourra pas féconder la femelle.

C’est important d’expliquer ces nouvelles technologies pour que la population comprenne mieux. Si elles sont expliquées dans les grandes lignes dans un journal, cela peut être assez violent. Aussi, lorsque vous me dites qu’il faudrait éradiquer tous les moustiques, je vous répondrais : D’accord, mais comment ?

Il existe une autre technique qui s’appelle « Wolbachia ». Il s’agit d’une bactérie qui existe de façon naturelle dans plus de 60 % des insectes. Elle n’est donc pas modifiée. Mais le moustique Aedes aegypti n’a pas de bactérie Wolbachia. Les chercheurs lui ont donc injecté du Wolbachia qu’ils ont récupéré sur la drosophile, c’est-à-dire la mouche des fruits. Et ils ont observé qu’après l’injection, la femelle moustique a une durée de vie plus limitée. De plus, elle est capable d’interrompre la transmission du virus de la dengue. Concrètement, la bactérie empêche le virus de progresser le long de son tube digestif, avant d’atteindre les glandes salivaires.

Cette technique biocide est prometteuse. Une équipe australienne a monté un consortium, financé par la Bill & Melinda Gates Foundation. Elle a testé cette technique en Australie et dans différents pays d’Amérique du Sud. Parmi les territoires ultramarins, cette technique est testée actuellement dans le Pacifique Sud, c’est-à-dire en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Cette technique doit être testée dans des îles, parce qu’il y a très peu d’espèces de moustiques. Par exemple, sur l’île de la Réunion, il n’y a que douze espèces de moustiques recensées : cela ne veut pas dire qu’il y a moins de moustiques à la Réunion, mais il n’y a que douze espèces. En Nouvelle-Calédonie, il existe vingt-cinq espèces de moustiques, et une vingtaine en Polynésie. Ce sont des milieux relativement pauvres en termes de biodiversité. Nous pouvons donc contrôler l’arrivée extérieure et la sortie des moustiques. Ce sont des laboratoires naturels, dans lesquels les chercheurs libèrent des moustiques contaminés par la bactérie Wolbachia, afin d’en observer les conséquences. La technique est donc actuellement testée. Et si elle fonctionne, elle pourra être étendue à d’autres îles. Donc la technique Wolbachia est très prometteuse. Il ne s’agit pas de moustiques génétiquement modifiés, mais de ce qu’on appelle les « biocides ».

D’autres techniques sont aussi testées par exemple à La Réunion, comme celle du moustique mâle stérile. Ce sont des moustiques mâles irradiés, c’est-à-dire que leurs chromosomes ont été coupés. Et lorsque les mâles irradiés sont libérés, ils ne sont pas capables de donner de descendance, malgré l’accouplement avec la femelle. Par conséquent, grâce à nos territoires ultramarins, nous allons pouvoir peut-être avoir une idée beaucoup plus précise de l’efficacité de ces différentes techniques.

Elles ont été utilisées par exemple en Amérique du Sud, en Colombie et au Brésil, pendant l’épidémie de Zika. Mais leurs résultats ne sont pas très clairs, parce qu’il y a eu une nouvelle invasion de moustiques extérieurs. Lorsque des moustiques sont libérés dans une ville, nous essayons ensuite de limiter leur développement en testant les nouvelles techniques. Mais dans le cas de la ville de Rio par exemple, qui n’est pas sur une île, il y a eu une nouvelle colonisation. Les résultats ne sont donc pas très clairs lorsque les tests sont menés sur un continent. Et c’est pour cette raison que les tests menés dans les territoires ultramarins sont importants.

Mme Valérie Thomas, présidente. Cette technique présente-t-elle un risque de mutation génétique ? Les moustiques vont-ils s’adapter finalement à ces transformations ?

Mme Anna-Bella Failloux. Évidemment, ce risque n’est pas à exclure, parce que nous travaillons avec du matériel vivant. Même nous, humains, nous mutons. C’est inévitable si nous voulons s’adapter à l’environnement qui change. C’est dans la diversité que nous sommes forts. La biodiversité est extrêmement importante : c’est pour cela qu’il faudrait une vraie réflexion à ce sujet. Lorsque je vois les événements actuels dans le bassin amazonien, je pleure de voir tous les dégâts que ce manque de réflexion entraîne. C’est extrêmement important. Notre survie est en jeu. En réalité, c’est dans la biodiversité que nous trouvons les moyens de survivre au changement. Et c’est pour cette raison qu’il faut la préserver.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Concernant les moyens de lutte contre les moustiques, je me souviens, lors de pérégrinations du côté de la Zambie ou du sud de la Tanzanie, qu’il y avait des filets pour attirer et piéger les mouches tsé-tsé. Existe-t-il un équivalent ? Sommes-nous en train de développer un moyen similaire pour piéger ces moustiques problématiques ?

Mme Anna-Bella Failloux. La mouche tsé-tsé est un exemple de nuisible sur lequel nos techniques de pièges ou d’écrans bleus ont bien fonctionné. Mais c’est une exception dans la lutte antivectorielle. Cela ne s’est pas reproduit, malgré nos essais.

Dans le commerce, il existe plein de pièges pour attirer les moustiques. Et on me demande souvent quelles molécules les attirent, parce qu’il en existe. Mais il n’y a pas une molécule miracle, il y en a plein. Un produit qui se vante de pouvoir tuer ou repousser tous les moustiques est un leurre commercial. Les 3 500 espèces de moustiques existantes ne prennent pas le même sang. Les hôtes sont différents. Ils ne butinent pas les mêmes fleurs et n’ont pas le même comportement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le moustique Aedes aegypti peut-il coloniser le territoire hexagonal ?

Mme Anna-Bella Failloux. Ne soyons pas alarmistes, parce qu’il y a toujours une solution. Aedes aegypti était présent en Europe pendant longtemps. Il y a même eu des épidémies de fièvre jaune à Marseille et certainement aussi à Fréjus. Il était présent à cause des marais, qui sont des environnements propices à sa colonisation. Grâce au développement socio-économique, les marais ont disparu. Mais ils ont laissé la place à la Grande-Motte, qui est un environnement urbain favorable au moustique tigre, parce que ces bâtiments récents facilitent l’installation des gîtes larvaires d’Aedes albopictus.

Parallèlement au développement socio-économique sur le pourtour méditerranéen qui a entraîné la disparition d’Aedes aegypti, il y avait aussi une lutte contre les vecteurs du paludisme avec du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT). À cette époque, c’était un insecticide miracle qui tuait tout. Il fonctionnait très bien. Mais progressivement, nous nous sommes rendu compte qu’il était toxique et que tous les moustiques ont développé des résistances vis-à-vis du DDT, doncnous ne l’utilisons plus. Il n’y a plus d’insecticide miracle.

Les conditions de notre environnement sont donc propices à accueillir de nouveau Aedes aegypti. Il a été détecté en 2004 en Géorgie et en Turquie. Il vient de l’Est, et va progressivement venir vers l’Ouest en passant par la Grèce. Et les problèmes économiques en Grèce, en Italie et en Espagne ont entraîné le démantèlement des services de démoustication qui contrôlaient l’arrivée de moustiques extérieurs. En France, nous avons beaucoup de chance puisqu’il existe encore les agences régionales qui permettent de contrôler l’arrivée de ce moustique dans le pourtour méditerranéen. Mais nous sommes une exception.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je souhaiterais vous poser une question concernant l’organisation de la recherche. Plus particulièrement, quelles sont les sources de financement de vos travaux de recherche ? Et la question suivante est terrible : les moyens qui vous sont alloués sont-ils suffisants face à l’ampleur du problème ?

Mme Anna-Bella Failloux. C’est vrai que l’argent est le nerf de la guerre dans la recherche. Mais les questions scientifiques et biologiques ne nécessitent pas beaucoup de moyens. Nous avons besoin de chercheurs compétents pour observer ce que la nature nous enseigne. Il faut observer, émettre des hypothèses et ensuite tester en laboratoire. C’est le cheminement classique.

En ce qui concerne les financements, beaucoup dentre eux sont européens. Ils constituent même la majorité des financements de notre laboratoire. Durant les épisodes dépidémies de Zika ou de dengue, nous avons beaucoup dargent parce que lUnion européenne est consciente de la possible aggravation de la menace du moustique tigre. Le travail en consortium est donc important. Les groupes européens travaillant sur les moustiques sont très peu nombreux. Les chercheurs sont très bien et nous nous connaissons quasiment tous. Nous travaillons très bien ensemble, parce quil ny a pas denjeu économique, contrairement à dautres branches de la recherche. Notre enjeu est la progression de la connaissance, qui nous permet dapporter de nouvelles informations aux politiques et aux opérationnels afin de lutter contre les moustiques. Et cela maintient une collaboration saine entre nous.

Au niveau national, nous avons la possibilité des projets financés par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Mais ils représentent une faible source de financement, parce qu’il faut être très compétitif pour pouvoir obtenir un financement. En France, Il faut dire clairement que nous manquons de moyens pour la recherche.

Au niveau des fondations privées, certaines nous aident. Mais cette volonté de nous financer est surtout liée à la sensibilité produite par l’actualité. Or la recherche nécessite des échéances longues. Nous ne pouvons pas trouver un vaccin ou une nouvelle méthode en quelques jours. Cela demande beaucoup de temps et d’anticipation, ce qui n’est pas toujours compris par les donateurs, qui veulent un effet immédiat. Ce type de financements est donc assez incompatible avec nos délais de chercheurs.

Mon travail revient en fait à aller chercher des financements. J’anime une équipe d’une quinzaine de personnes. Je passe beaucoup de temps à essayer de trouver de l’argent pour que nous puissions travailler dans des conditions confortables. Je ne supporte pas qu’on me dise que c’est impossible, parce que nous n’avons pas d’argent. Nous travaillons avec des chercheurs opérationnels sur les territoires ultramarins, puisque l’Institut Pasteur y est implanté. Nous sommes confrontés aux populations locales. Et nous ne pouvons pas aller chez elles chercher des moustiques et leur expliquer qu’ils peuvent transmettre la dengue, sans leur apporter une solution en retour. Nous avons besoin d’être crédibles par rapport à la population.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quelles fondations privées ont choisi d’investir dans vos recherches ?

Mme Anna-Bella Failloux. Par exemple, il y a la Fondation Total et la Fondation Michelin, impliquée à cause du rôle des pneus. Dans les champs d’hévéas, les agriculteurs placent une coupelle sous les arbres afin de récupérer la sève pour en faire du caoutchouc. Et avec les pluies, ces coupelles se remplissent d’eau et peuvent devenir des gîtes larvaires. C’est pour cette raison que Michelin investit aussi dans la recherche. Sanofi est parfois aussi impliqué, mais cela dépend du but. Il faut qu’il y ait comme finalité la production de vaccins. Les fondations privées sont très sensibilisées au changement climatique et à la perte de biodiversité. Ces aspects sont très importants dans leurs activités.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pensez-vous que certaines pistes de recherche mériteraient d’être davantage soutenues par les pouvoirs publics ?

Mme Anna-Bella Failloux. En dehors de la recherche, la formation est extrêmement importante. Actuellement en France, il n’existe plus de Master d’entomologie médicale. Il y a aussi très peu de cours d’entomologie médicale en France – et en Europe en général. Les Américains investissent davantage en entomologie médicale que les Européens, parce qu’ils ont subi la crise du « West Nile Virus », du virus du Nil occidental, qui a tué beaucoup de personnes. La faune sauvage a presque été décimée, en particulier certaines espèces d’oiseaux qui n’existent quasiment plus. Ils savent qu’ils sont très vulnérables à certaines maladies, et ils investissent donc beaucoup d’argent.

En France, il faudrait investir davantage sur la formation, de manière que l’entomologie médicale suscite une vocation chez les jeunes. L’entomologie comprend beaucoup de travaux sur le terrain. Ce n’est pas très technologique. Si vous voyez des personnes fouiller dans les poubelles, les décharges, ou dans des pneus, ce sont des entomologistes qui cherchent des larves de moustiques. Dans un pays aussi beau que Mayotte par exemple, tout le monde ne va pas chercher dans les poubelles ! En conséquent, nous allons sélectionner des personnes passionnées, qui aiment le contact avec le vivant.

Ensuite, l’entomologie nécessite des études longues et difficiles, pour travailler dans des conditions de laboratoire également difficiles. Par exemple, nous avons déjà travaillé dans des laboratoires de sécurité biologique de niveau 3. Cela implique le port quotidien d’une combinaison intégrale avec masque, lunettes de protection et deux paires de gants, dans un laboratoire où il fait 25° car le moustique n’est pas actif en dessous de cette température. La femelle est toujours vivante, mais elle ne bouge pas et ne mange pas. Ces conditions ressemblent donc à une plongée de 100 mètres sous la surface de l’eau, pendant quatre heures ! Elles sont difficiles, et c’est pour cette raison qu’il n’y a pas tellement de vocations.

Il n’y a pas non plus assez de recrutements. Les entomologistes passent après les chercheurs travaillant sur le cancer ou sur des maladies liées au vieillissement, dont les recherches nécessitent des laboratoires « high tech ». Elles sont aussi soutenues par un système d’évaluation du milieu scientifique qui privilégie ce type de sciences. Tout est lié. Il suffirait simplement d’une volonté politique pour que cette situation change, parce que nos systèmes d’évaluation sont très sensibles à l’aspect « technologie ».

La piste de recherche que je privilégie consiste à trouver un moyen de contrôler l’expansion des moustiques. Nous ne pouvons pas parler d’« éradication », c’est impossible. Mais il faut contrôler leur densité, afin de l’abaisser jusqu’à un niveau compatible avec un faible risque de transmission et d’épidémies. Le fait d’être piqué est un autre souci.

Pour cela, nous travaillons sur le moustique directement. Une fois que la femelle est infectée, elle est contaminée pour toute sa vie. Chaque fois qu’elle pique, elle transmet le virus. Et lorsqu’il s’agit du chikungunya, nous avons évalué à dix milliards le nombre de particules de virus présentes dans chaque moustique tigre. Et comment un moustique survit avec dix milliards de particules virales ? En réalité, son immunité ne réagit pas, ou très peu. Il tolère cette quantité de virus qui l’agresse. Une fois que le virus est dans un organisme, il a besoin de s’alimenter. Et pour assurer son développement et sa prolifération, il détourne tout ce qui est contenu dans les cellules. Certains pans de la recherche essaient donc de créer un moustique dont l’immunité serait beaucoup plus forte, et serait ainsi déclenchée dès l’arrivée du virus dans le tube digestif.

C’est une des pistes de recherche qu’il faut explorer. Et elle a forcément nécessité un travail important en amont afin de détecter les points faibles du cycle du moustique. Ce type de recherche ne se fait pas en un claquement de doigts.

À la télévision, nous voyons parfois qu’en cas d’épidémie, certaines personnes sont formées en quatre heures pour asperger de l’insecticide sur des gîtes larvaires. Il ne faut pas faire ça, parce que cela a créé des populations de moustiques résistantes aux insecticides. Certaines personnes vont même mettre de l’insecticide à des endroits où il n’y a pas de moustique tigre. Mais elles ne sont pas coupables, parce qu’elles ne connaissent pas la biologie du moustique. Avant de proposer des moyens de contrôle, la connaissance en amont de la biologie des moustiques est indispensable.

Mme Delphine Bagarry. Comment la coopération internationale est coordonnée ? Par exemple, au sujet de la technique « Wolbachia », la recherche ne se situe pas uniquement à un niveau national. Pouvons-nous envoyer des étudiants se former notamment aux États-Unis, étant donné le déficit de formation et de chercheurs en entomologie en France ?

Mme Anna-Bella Failloux. Ce n’est pas une réponse suffisante au manque de formation universitaire en France. Des cours existent, par exemple à l’Institut Pasteur, où je suis responsable d’un cours d’entomologie médicale dispensé en français. Mais c’est un des rares cours en français. Nous sommes en train de passer à l’anglais, alors que nos principaux interlocuteurs sont en Afrique. Nous avons à peu près une dizaine d’Instituts Pasteur en Afrique, et les Africains parlent français, même mieux que nous. Ils ont donc besoin d’un cours en français, et nous l’avons maintenu parce que c’est très important pour nous. Nous nous battons tous les ans pour maintenir ce cours en français. Vous pouvez d’ailleurs encore vous y inscrire, les inscriptions s’arrêtent ce soir !

Bien évidemment, notre collaboration est internationale. Mais nous ne devons pas travailler uniquement entre pays du Nord. Je peux évidemment envoyer des chercheurs aux États-Unis, au Royaume-Uni, à Stockholm ou en Australie, mais ce n’est pas l’objectif. L’objectif est de former les acteurs du Sud. Il faut améliorer leurs connaissances pour qu’un jour, ils s’approprient ces problèmes de santé publique. L’aide ne doit pas venir de l’extérieur. Ils doivent être acteurs de la pathologie. C’est notre objectif.

En entomologie, nous n’avons donc pas une vision élitiste, parce que nous travaillons sur des problèmes orientés « santé publique ». Une demande importante vient de l’Afrique francophone et des territoires ultramarins qui ne comprendraient pas qu’un cours en anglais soit donné à l’Institut Pasteur. D’ailleurs, les anglophones ne viennent pas à l’Institut Pasteur pour suivre un cours en anglais : pour cela, ils vont au Royaume-Uni. Peut-être n’est-ce pas politiquement correct de le dire, mais nous avons un passé colonial qu’il faut assumer. Et je l’assume pleinement. Je travaille beaucoup avec les territoires ultramarins dont les acteurs sont très bien placés d’un point de vue international.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. À la suite de vos explications, nous comprenons que ce sont les humains qui transportent les moustiques. Ils ne voyagent pas dans l’air. Jugez-vous satisfaisante et suffisante la coopération internationale en matière de recherche sur les moustiques, afin que nous soyons tous au même niveau pour leur éradication, si on ose parler ainsi ?

Mme Anna-Bella Failloux. Cela dépend des situations. La collaboration internationale est liée à un réseau. Par exemple, j’ai été formée en entomologie il y a une vingtaine d’années. Et j’ai encore des contacts avec les étudiants qui suivaient le même cours, parce qu’ils sont devenus des acteurs dans leurs pays. C’est très important. Nous avons un passé commun. Et c’est durant la formation que se tisse un réseau. En tout cas, c’est de cette façon que je le présente aux étudiants d’aujourd’hui : « Vous faites votre réseau et vous essayez de déterminer des collaborations internationales ».

Par exemple, au sein du réseau des Instituts Pasteur, je collabore avec l’Institut Pasteur d’Iran qui a d’excellents entomologistes. Ils travaillent sur les tiques, les phlébotomes et les moustiques. Et nous continuons à travailler avec eux, malgré la situation politique très délicate. De la même façon, nous allons travailler avec Madagascar et avec l’Institut Pasteur de Bangui où, même en situation de guerre, les entomologistes vont sur le terrain pour chercher des moustiques.

Le problème n’est pas la collaboration internationale, mais les financements et parfois les personnes. Il faut avoir l’envie de collaborer, et personne ne m’a jamais interdit de collaborer avec qui que ce soit.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je souhaiterais vous poser une question à destination de celles et ceux qui nous regardent en direct, ou qui vont nous regarder en différé. Pourriez-vous nous lister très rapidement toutes les idées fausses et les idées reçues concernant les moustiques ? Et les manières de se prémunir contre les piqûres ?

Mme Anna-Bella Failloux. C’est la question la plus difficile. On me pose souvent la question : « Pourquoi suis-je piquée par les moustiques alors que mon conjoint ne lest pas ? », ou « Pour quelles raisons suis-je piquée par les moustiques ? ».

Cela englobe plusieurs aspects. Premièrement, nous nous habituons à la piqûre des moustiques de nos maisons. Lorsqu’une femelle vous pique, elle recrache de la salive contre laquelle votre corps va chercher à se protéger. Vous vous immunisez ainsi vis-à-vis de sa salive, raison pour laquelle vous ne ressentez plus les piqûres ultérieures. En revanche, en vous rendant à dix kilomètres de chez vous, vous allez penser qu’il y a plus de moustiques, alors que ce ne sont tout simplement pas les mêmes que ceux qui sont chez vous.

Il n’existe pas non plus de « peaux à moustiques ». Il y a plusieurs années, nous avons procédé à un test sur des jumelles monozygotes : elles ont été piquées différemment par les moustiques alors que, génétiquement, elles sont identiques. Nous ne savons donc pas quelles molécules entrent en jeu. En revanche, si vous avez de la fièvre, un moustique ne viendra généralement pas vous piquer, parce que le sang est trop chaud et il ne peut pas le refroidir. C’est comme lorsque vous buvez de l’eau chaude.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je pensais aussi à toutes les idées fausses, comme celles concernant l’attraction des moustiques par la lumière. Pourriez-vous expliquer ce qui attire le moustique vers l’être humain ?

Mme Anna-Bella Failloux. Ce qui attire beaucoup les moustiques, c’est le CO2, c’est-à-dire le dioxyde de carbone qui émane de nos corps. C’est d’ailleurs une stratégie utilisée en laboratoire pour stimuler les femelles. Nous installons des femelles moustiques à l’intérieur d’une boîte et, lorsque nous approchons du CO2, elles se mettent à bouger dans tous les sens. C’est très visible.

Elles sont aussi attirées par les vêtements noirs et la transpiration, en particulier au niveau des pieds et des chevilles.

Concernant la lumière, cela dépend des moustiques. S’ils piquent durant la journée, ils sont attirés par la lumière. Mais s’ils piquent la nuit, ce n’est pas le cas. Il faut faire la distinction entre les deux.

Pendant un cyclone, avec des vents de plus de 100 km/h, la densité de moustiques est-elle plus faible ? Dans les faits, le moustique adulte meurt. Mais les larves sont toujours là. Et lorsque les pluies se déclenchent, elles génèrent des gîtes larvaires où les moustiques pondent et vont proliférer.

Les moustiques pondent-ils dans les piscines ? Dans les piscines actuelles, les moustiques ne pondent pas, parce qu’il y a du chlore. Il n’est donc pas nécessaire de bâcher les piscines pour éviter les moustiques. En revanche, les moustiques pondent dans des gouttières bouchées. Il est important de nettoyer les gouttières, qui représentent presque 50 % des gîtes larvaires potentiels dans une maison, car, comme elles sont en hauteur, nous n’y pensons pas.

Mme Valérie Thomas, présidente. La climatisation a-t-elle un effet sur les moustiques ?

Mme Anna-Bella Failloux. La climatisation a un effet d’endormissement sur le moustique, mais elle ne le tue pas. Lorsqu’il fait froid, le moustique s’endort. Aussi, dès que la climatisation s’arrête, il va se réveiller.

La température a un effet très important. Dans nos insectariums, la température du sas d’entrée est à 4°. Nous sommes donc obligés d’y rester un peu de temps entre notre entrée et notre sortie, afin d’éviter de faire entrer ou sortir des éléments indésirables. Et ce n’est pas évident de ne pas tomber malade à cause de cette température !

Mme Valérie Thomas, présidente. Au nom de la commission, je vous remercie très sincèrement pour la qualité de l’échange de ce matin.

2.   Audition du Pr Louis Lambrechts, directeur de recherche à l’Institut Pasteur, responsable de l’équipe Interactions virus-insectes au CNRS (13 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mesdames, Messieurs, mes chers collègues, Madame le rapporteur, Monsieur, nous poursuivons notre matinée d’auditions dans le cadre de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Nous allons entendre M. Louis Lambrechts, directeur de recherche à l’Institut Pasteur, responsable de l’équipe « Interaction virus-insectes », spécialiste des relations entre les moustiques et les pathogènes qu’ils transmettent à l’Homme.

Je vous rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques et que par conséquent elles sont ouvertes à la presse, et sont disponibles en direct et en différé sur le site de l’Assemblée nationale. Je vais donc vous céder la parole pour une intervention liminaire de l’ordre d’une dizaine de minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et dire « Je le jure ».

M. Louis Lambrechts prête serment.

M. Louis Lambrechts. Pour commencer, je rappelle que le terme « arbovirus » vient de la contraction de l’expression en anglais « arthropod borne virus » ce qui signifie « virus transmis par les arthropodes ». Ce terme regroupe en fait un ensemble assez vaste de virus qui ont une aptitude particulière : celle d’infecter en alternance un hôte vertébré, souvent un primate ou un oiseau, et un hôte invertébré qu’on appelle un vecteur, qui peut être un moustique bien sûr, mais aussi une tique ou d’autres insectes hématophages.

Les arbovirus sont généralement transmis dans un cycle que l’on appelle « sylvatique » entre des primates non humains et des moustiques forestiers. Mais, à la faveur d’un moustique qu’on appelle « bridge » qui fait le pont justement entre les hôtes non humains et les hôtes humains, un virus peut passer dans la population humaine, où il va créer un cycle de transmission humaine qui est pris, quant à lui, en charge par des moustiques domestiques, des moustiques qui vont piquer essentiellement l’Homme. C’est de cette façon que les arbovirus émergent.

Les arbovirus émergents peuvent constituer un grave problème de santé publique, comme vous le savez bien. Parmi les exemples que nous pouvons citer, il y a bien sûr celui de la dengue, qui est de loin l’arbovirus le plus prévalant à travers le monde, puisque l’on pense qu’il présente un risque pour plus de la moitié de la population humaine. Quatre milliards de personnes sur la planète sont exposées à la dengue. Chaque année, on recense au moins 100 millions d’infections symptomatiques.

Un autre arbovirus assez emblématique de l’émergence soudaine et brutale est l’exemple du virus Zika, qui était quasiment inconnu jusqu’en 2007 et qui a affecté 87 pays entre 2007 et 2018 lors de son émergence à l’échelle mondiale. Pour la seule année 2016, qui était l’année du pic de l’épidémie en Amérique latine, on a compté plus de 500 000 cas documentés.

Un autre exemple est celui de la fièvre jaune qui est peut-être le plus ancien des arbovirus émergents. C’est un virus extrêmement dangereux pour lequel nous avons un vaccin extrêmement efficace mais qui, malgré cela, cause chaque année environ 200 000 cas et 30 000 morts.

On estime que trois grands facteurs sont responsables de l’émergence des arbovirus :

Pourquoi l’urbanisation est-elle un facteur d’émergence des arbovirus ? Parce que l’urbanisation favorise les moustiques domestiques qui s’épanouissent dans l’environnement humain, notamment deux d’entre eux, Aedes aegypti et Aedes albopictus, les deux plus redoutables vecteurs d’arbovirus. Ces moustiques se développent dans des récipients artificiels, tels que des pots abandonnés à l’arrière des jardins, des bidons, des parpaings, des pneus usagés. Chaque fois qu’il y a un peu d’eau qui s’accumule dans un récipient artificiel, ces moustiques sont capables de venir y pondre leurs œufs et de se développer.

Par ailleurs, ces moustiques ont aussi une préférence très forte pour l’Homme, c’est‑à-dire qu’ils piquent quasiment exclusivement les humains. Ils piquent durant la journée. Nous ne pouvons donc pas vraiment nous en protéger avec des moustiquaires. Enfin, leurs œufs sont résistants à la dessiccation, ce qui leur permet aussi de survivre aux saisons froides et sèches.

Le plus redoutable peut-être de ces moustiques est Aedes aegypti, le moustique dit de la fièvre jaune, mais qui est aussi le vecteur principal de la dengue, du chikungunya et du Zika. Ce moustique est en fait originaire d’Afrique. Il s’est répandu à travers la planète au cours des derniers siècles. À l’heure actuelle, il est rencontré quasiment dans toute la ceinture tropicale et dans certaines régions subtropicales, comme la Californie ou le nord de l’Australie. En fait, il a profité du développement du commerce des esclaves entre l’Afrique et les Amériques, après la découverte du Nouveau Monde, pour faire une sorte d’auto-stop ou plutôt de bateau-stop. Il était capable de traverser l’océan dans les bateaux qui transportaient les esclaves et dont les tonneaux d’eau potable fournissaient le gîte et le couvert aux moustiques. Le virus de la fièvre jaune a fait partie du voyage. Il a ainsi pu traverser l’Atlantique et se répandre du côté américain, puis en Europe et en Asie.

On pense que le moustique Aedes aegypti est responsable de l’émergence de la dengue ces dernières années. Entre 1995 et 2010 environ, le nombre de régions infestées par Aedes aegypti a triplé. En même temps, l’incidence de la dengue à travers le monde a également triplé. Cela reste une corrélation, mais on pense que Aedes aegypti a vraiment été un moteur de l’expansion de la dengue au cours des années 1990 et 2000, à l’époque où elle est devenue un problème majeur de santé publique.

Le deuxième moustique très important est Aedes albopictus, le moustique tigre. Ce moustique est originaire d’Asie C’est la raison pour laquelle on l’appelle souvent le moustique‑tigre asiatique. Il est originaire des jungles d’Asie du Sud-Est et, contrairement à son cousin Aedes aegypti, il s’est répandu à travers la planète au cours des dernières décennies et non pas des derniers siècles, donc de manière encore plus fulgurante. On estime que ce moustique est parmi les espèces les plus invasives au monde. La différence avec Aedes aegypti est que Aedes albopictus est capable de coloniser non seulement des régions tropicales, d’où il est originaire, mais également des régions tempérées, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe ou en Asie.

Il a profité des moyens modernes de transport pour se répandre à travers la planète, non pas par les navires à voile de l’époque de la traite des esclaves, mais grâce aux cargos qui font des traversées transocéaniques. On pense notamment qu’il a beaucoup profité du commerce international de pneus usagés, puisque le moustique pond ses œufs dans les pneus usagés où il reste toujours un peu d’eau et, même si l’eau s’évapore, les œufs peuvent résister un certain temps à la dessiccation. Une fois de l’autre côté de la planète, une nouvelle pluie va faire éclore ces œufs et relancer un cycle de vie.

Ce moustique a colonisé depuis les années 1990 un nombre incalculable de régions à travers le monde, sur tous les continents. C’est en particulier lui qui est responsable des cas de transmission locale d’arbovirus en France et en Europe, de manière générale, puisque c’est le seul des deux vecteurs majeurs d’arbovirus qui est présent en Europe – à l’exception de l’île de Madère, qui est rattachée au Portugal mais est plutôt en région subtropicale. Aedes albopictus a été responsable de cas de chikungunya, de dengue et de Zika dans le sud de la France, en Italie, en Espagne et en Croatie au cours de ces dernières années.

En essayant de projeter laire de répartition de ces deux moustiques, Aedes aegypti et Aedes albopictus, à travers des modèles de prédiction climatique qui prennent en compte notamment le réchauffement climatique, on pense que les zones qui sont infestées par ces deux moustiques vont augmenter dans les années à venir. Selon que lon prend un scénario plutôt optimiste ou plutôt pessimiste, on prévoit que les aires de répartition de ces moustiques vont augmenter de 2 % à 9 % dici 2080.

Quelles sont les méthodes de lutte contre ces moustiques ? Actuellement, différentes méthodes de lutte sont utilisées. Elles sont toutes basées sur l’utilisation d’insecticides qui peuvent agir à différents niveaux du cycle de vie.

Ils peuvent agir au niveau des stades immatures, c’est-à-dire du développement larvaire puisque le moustique a, après éclosion de l’œuf, quatre stades larvaires et un stade final qui s’appelle la nymphe. Ces stades immatures sont aquatiques. Lorsque l’on arrive à accéder aux sites où le moustique se développe, à ces gîtes larvaires, on peut utiliser différents insecticides.

D’autres méthodes s’attaquent aux adultes et aux différentes étapes du cycle de vie de l’adulte, c’est‑à‑dire l’émergence, la reproduction, l’alimentation sucrée, l’alimentation sanguine, les interactions avec les virus, les phases de repos et évidemment la ponte. Toutes ces étapes sont susceptibles d’être des cibles pour les insecticides, que ce soit par l’épandage d’insecticides dits résiduels qui vont rester dans l’environnement, par la pulvérisation locale d’insecticides au niveau des gîtes larvaires ou des sites où les adultes se trouvent ou par les protections personnelles de type répulsif.

Toutes ces méthodes sont, d’une manière ou d’une autre, menacées par l’évolution de la résistance aux insecticides, quelle que soit la forme que prend cette résistance. Cela peut être une mutation de la cible de l’insecticide. Cela peut être ce qu’on appelle une évolution de l’imperméabilité de la cuticule, c’est-à-dire que, finalement, l’insecticide ne perturbe plus la physiologie des moustiques parce qu’il n’arrive pas à pénétrer leur cuticule. Cela peut être ce qu’on appelle la résistance métabolique par détoxification des molécules insecticides. Enfin, cela peut être ce qu’on appelle la résistance comportementale où le moustique, d’une manière ou d’une autre, évite le contact avec l’insecticide.

En plus des méthodes existantes, il y a évidemment un grand nombre de méthodes en cours de développement. Ces stratégies peuvent, elles aussi, viser les stades larvaires ou le stade adulte. Ces méthodes en cours de développement se situent à différents stades d’avancement. Certaines sont au stade du concept tandis que certaines sont déjà au stade d’essais sur le terrain, l’équivalent des essais cliniques pour les vaccins ou les médicaments.

Parmi les plus prometteuses, on peut citer les méthodes qui sont basées sur le biocontrôle, c’est-à-dire qui utilisent des agents microbiens pour contrôler les moustiques. Cela peut être des champignons entomopathogènes. Cela peut être une bactérie qu’on appelle Wolbachia et qui a plusieurs propriétés intéressantes. Elle manipule notamment la reproduction des moustiques et elle peut en plus interférer avec la transmission des virus.

Il y a également le développement d’insecticides de nouvelle génération, finalement rien d’autre que de nouvelles molécules qui sont sujettes aux mêmes problèmes que les insecticides traditionnels, mais qui, d’une manière ou d’une autre, vont peut-être retarder un peu l’apparition de la résistance.

Enfin, il y a toutes les techniques basées sur la transgénèse, c’est-à-dire la manipulation génétique des moustiques. Soit on rend les moustiques stériles pour éliminer la population, soit on rend les moustiques incapables de porter les virus.

Toutes ces méthodes sont souvent couplées avec des stratégies de forçage génétique puisque, pour faire se répandre par exemple la bactérie Wolbachia ou un gène de résistance au virus à travers une population, il faut pouvoir le propager plus rapidement que par l’hérédité classique. On utilise des « gene drives », des systèmes de forçage génétique qui vont tricher quelque peu avec les lois de l’hérédité et permettent à ces constructions de se répandre plus rapidement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Votre exposé a été clair ; nous souhaitons mieux connaître les travaux de recherche que vous avez menés sur les moustiques Aedes et les équipes que vous dirigez.

M. Louis Lambrechts. Mes travaux de recherche s’intéressent aux interactions entre les moustiques et les virus puisque les moustiques, tout comme nous, sont infectés par le virus et dans leur corps a lieu un cycle infectieux qui est assez sophistiqué. Le moustique a, par exemple, des défenses immunitaires qui lui permettent de lutter contre l’infection virale. Nous étudions cela un peu comme si l’on étudiait la maladie chez l’humain. Nous étudions cette maladie chez le moustique avec l’idée sous-jacente que, si nous comprenons les interactions entre le moustique et le virus, nous pourrons peut-être interférer avec ce processus puisque ces arbovirus sont exclusivement transmis par les moustiques. Si nous interrompons le cycle de transmission au niveau du moustique, nous sommes débarrassés des virus.

Ce que nous essayons de comprendre dans mon équipe, c’est ce qu’on appelle la capacité vectorielle, c’est-à-dire l’aptitude d’une population de moustiques à contribuer à la transmission d’un arbovirus. Elle est déterminée par tout un ensemble de paramètres qui peuvent être des paramètres physiologiques du moustique, mais aussi des paramètres comportementaux : son taux de piqûre par exemple, sa préférence pour l’Homme. Ce sont des paramètres très importants dans l’aptitude de la population de moustiques à transmettre les arbovirus. Nous essayons d’identifier les facteurs, génétiques et non génétiques, qui contribuent à faire varier la capacité vectorielle puisque les moustiques ne sont pas tous égaux en termes d’aptitude à transmettre les virus, que ce soit à l’échelle d’une espèce ou à l’échelle intraspécifique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous souhaitons connaître les fonctions des Aedes dans leur écosystème.

M. Louis Lambrechts. De manière générale, leur fonction est assez mal connue. On pense que les moustiques, comme les autres insectes, sont une source de nourriture très importante pour tous les animaux insectivores. Cela peut être ceux qui se nourrissent de moustiques adultes comme les chauves-souris ou les oiseaux, mais aussi ceux qui se nourrissent des larves comme les poissons ou les grenouilles qui vont manger les larves de moustiques dans leur milieu aquatique. Par ailleurs, le moustique se nourrit entre autres de nectar : les femelles prennent des repas sanguins, mais peuvent également rechercher une source de nectar au cours de leur cycle de vie. En revanche, les mâles ne piquent pas, ils se nourrissent exclusivement de nectar ou de jus sucré au stade adulte. Lors de ce comportement d’alimentation en nectar, les moustiques sont des pollinisateurs. Dans l’écosystème, ils font donc partie de la chaîne alimentaire, en quelque sorte.

Je dois avouer que nous avons peu d’informations précises sur leur contribution exacte aux écosystèmes. Nous savons que, dans certains écosystèmes, par exemple dans l’Arctique où les populations de moustiques sont extrêmement volumineuses en biomasse au cours de la période estivale, ils représentent sûrement une part importante de la chaîne alimentaire et du fonctionnement de l’écosystème. Pour les moustiques dont j’ai parlé, qui sont responsables de transmission d’arbovirus, nous en savons beaucoup moins.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. En 2003, dans une tribune du New York Times, la biologiste Olivia Judson s’était prononcée en faveur de l’extinction volontaire de 30 espèces de moustiques, une mesure, a-t-elle calculé, qui permettrait de sauver un million de vies et ne diminuerait la diversité génétique des diptères que de 1 %. Cette proposition a-t-elle un sens ? Pourrait-on éradiquer les Aedes, notamment les Aedes albopictus, des territoires qu’ils ont colonisés ?

M. Louis Lambrechts. C’est une proposition qui n’est pas totalement vide de sens, mais elle est un peu simpliste. Premièrement, nous ne serions pas forcément capables à l’heure actuelle d’éliminer ne serait-ce qu’une seule espèce, encore moins a fortiori 30 espèces de moustiques. Nous savons que le contrôle des vecteurs peut marcher. On cite souvent l’exemple de l’organisation panaméricaine de la santé qui, entre 1947 et 1962, a éliminé le moustique Aedes aegypti, le vecteur de la fièvre jaune, d’environ une vingtaine de pays en Amérique latine, ce qui est remarquable. Néanmoins, lorsque le programme d’élimination d’Aedes aegypti s’est arrêté en 1985, le moustique est revenu. Il a recolonisé non seulement tous les pays dont il avait été éliminé, mais il a même augmenté son aire de répartition.

Le contrôle des vecteurs, quand il est pratiqué de manière vraiment systématique, voire un peu militaire, fonctionne mais il est très difficile à maintenir à long terme parce qu’il faut constamment appliquer ces méthodes de lutte. Il y a toujours un risque de ré-infestation depuis une autre région de la planète où le moustique serait encore présent.

Le deuxième aspect que je veux souligner par rapport à cette proposition, c’est que nous ne connaissons pas les conséquences de l’élimination de 30 espèces de moustiques. À l’heure actuelle, nous ne sommes pas capables de dire ce qui va se passer. Une expression dit que la nature a horreur du vide. C’est une expression populaire qui n’est pas forcément fondée scientifiquement mais cela signifie, et c’est sûrement vrai, qu’on ne sait pas par quelles autres espèces les 30 espèces de moustiques éliminées vont être remplacées. Une fois libérées les niches écologiques que ces moustiques occupaient, il peut se passer plein de choses que nous sommes incapables de prédire. On pourrait même imaginer un scénario où la situation est pire après avoir éliminé ces 30 espèces de moustiques.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous étudiez l’écologie, l’évolution de la génétique des interactions insectes-virus. Y a-t-il des spécificités des moustiques du genre Aedes dans leurs relations avec le milieu naturel, avec les vertébrés et notamment les humains ?

M. Louis Lambrechts. Il y a une très grande spécificité d’interactions entre les moustiques et leurs hôtes vertébrés en général. C’est le cas des deux espèces dont j’ai parlé, Aedes aegypti et Aedes albopictus, qui sont en quelque sorte spécialisées dans l’Homme. Ce sont des moustiques qui ont développé une préférence très forte. Nous savons que Aedes aegypti se nourrit quasi exclusivement de sang humain. Aedes albopictus est un peu plus flexible pour sa source de sang. Mais ce sont des préférences qui contribuent énormément à leur rôle et à leur importance dans l’épidémiologie des arbovirus parce que, lorsqu’un moustique pique plusieurs hôtes, il dilue en quelque sorte le virus dans des hôtes qui ne seraient pas forcément susceptibles. Ces moustiques qui piquent différents hôtes peuvent aussi jouer le rôle de ponts, comme je le disais au début, pour faire passer un virus d’un cycle forestier à un cycle humain. Mais, en termes de circulation épidémique des arbovirus, ce sont les moustiques anthropophiles qui jouent le rôle prépondérant.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous venez de dire qu’il y a des moustiques qui sont spécialisés dans l’être humain. S’agit-il d’une caractéristique évolutive ? Que peuvent nous apprendre les recherches sur l’évolution des Aedes ?

M. Louis Lambrechts. Oui, la préférence d’hôte est une caractéristique génétique qui est variable et donc évolutive. Elle est susceptible d’évoluer. Cela a été très bien documenté pour le moustique Aedes aegypti. C’est à l’origine un moustique africain qui vivait dans les jungles tropicales et qui ne piquait pas l’Homme jusqu’à son expansion récente. On pense justement qu’il y a eu un phénomène que l’on appelle domestication : une population d’Aedes aegypti a développé une préférence pour l’Homme et pour l’environnement humain de manière générale, c’est-à-dire à la fois pour les gîtes larvaires dans des récipients artificiels qui sont associés à l’Homme et le fait de prendre ses repas sanguins sur l’Homme et exclusivement sur l’Homme. C’est ce qui lui a permis de se répandre à travers la planète, au début grâce au commerce triangulaire de l’Atlantique et ensuite par les moyens modernes.

Cette préférence a évolué et il y a même des travaux récents extrêmement minutieux qui ont pu reconstituer l’évolution d’un récepteur d’odorants dans les antennes du moustique, qui est associé à sa préférence pour l’Homme. Il existe encore à l’heure actuelle des populations de moustiques en Afrique qui n’ont pas une préférence très forte pour l’Homme, comme on pense que c’était le cas à l’origine dans les populations ancestrales. En les comparant avec les populations très anthropophiles, nous sommes arrivés à identifier ce récepteur d’odorants qui donne au moustique une très forte préférence pour certaines molécules volatiles et qui lui permet de repérer son hôte pour un repas sanguin. Nous savons qu’il y a eu évolution de ce récepteur, ce qui a sûrement conféré un grand avantage évolutif aux moustiques. Avec l’expansion démographique de la population humaine, le développement des zones colonisées par l’Homme et l’urbanisation qui va avec, tous ces environnements étaient extrêmement bénéfiques pour les moustiques qui avaient cette préférence.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Y a-t-il aussi une coévolution entre les Aedes, les virus et les humains ?

M. Louis Lambrechts. Oui, de manière générale, on peut appeler cela « coévolution » dans le sens où ce sont des organismes biologiques qui sont en interaction. Ils évoluent conjointement.

Toutefois, pour préciser le terme de façon vraiment très technique, la coévolution fait plutôt référence à un phénomène réciproque. Or, dans nombre de ces interactions, il n’y a pas nécessairement de réciprocité ni de symétrie. Par exemple, les virus ont absolument besoin des moustiques et des hommes mais, pour les moustiques, les arbovirus sont assez anecdotiques, voire négligeables. Parmi des milliers de populations de moustiques, seules quelques-unes sont affectées par ces virus. Nous parlons d’un virus qui est vraiment rarissime dans la population de moustiques. De ce point de vue-là, les moustiques ne sont pas tellement affectés par la présence des arbovirus. On ne pense pas que ce soit une pression de sélection du côté du moustique. Il y a donc coévolution de manière générale mais, dans le détail, les relations ne sont en fait pas forcément symétriques.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Depuis ce matin, nous avons beaucoup travaillé sur le moustique et toutes ces recherches faites pour lutter contre sa contamination et l’empêcher d’être véhicule du virus. Dans vos travaux, comment collaborez-vous avec ceux qui cherchent des solutions biologiques pour les humains, des vaccins comme pour la fièvre jaune ? Pouvez‑vous nous en dire un petit mot ? Avons-nous des pistes qui peuvent laisser naître un espoir quant à la façon dont l’Homme pourrait se protéger de ces virus ?

M. Louis Lambrechts. Je pense que ce sont des recherches totalement complémentaires. Moi qui travaille à l’Institut Pasteur, je suis en contacts fréquents avec mes collègues qui développent des thérapies chez l’Homme ou des candidats vaccins pour les différents arbovirus. Je pense que, souvent, la démarche est un peu la même. Tout à l’heure, je parlais des tests sur le terrain qui sont en cours avec des moustiques porteurs de Wolbachia ou des moustiques transgéniques. Ces essais sont finalement la version entomologique des essais cliniques pour les vaccins ou les médicaments.

Il y a vraiment une interaction assez forte entre les gens qui travaillent sur la transmission vectorielle par le moustique de ces arbovirus et ceux qui travaillent sur la pathologie ou la partie épidémiologique chez l’Homme des mêmes arbovirus. De manière générale, en termes de méthodes de lutte, tout le monde est à peu près convaincu qu’il faudra s’allier, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas une solution magique qui va régler le problème une bonne fois pour toutes. Il faudra sûrement combiner des vaccins et des méthodes de contrôle vectoriel pour arriver à un résultat. Il est nécessaire de toute façon de s’associer puisqu’une seule méthode ne sera jamais suffisante.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. J’ai une deuxième question sur une méthode de réponse peut-être plus naturelle que ce que vous venez de dire, qui renvoie à ce que vous disiez sur les récepteurs odorants. Mes pérégrinations dans le bush africain m’ont appris que la bière avait un effet répulsif naturel et que, depuis l’aube des temps, elle était utilisée comme cela. Je ne veux pas inciter qui que ce soit à une consommation d’alcool, mais il semblerait que cela fasse excréter une vitamine propre à la bière qui, avec la sudation, a un effet répulsif sur les moustiques. Pouvez-vous le confirmer ?

M. Louis Lambrechts. J’ai effectivement souvenir d’une publication relativement récente d’un groupe de l’Institut de rechercher pour le développement (IRD) qui a étudié l’effet de la consommation de bière sur l’attractivité pour les moustiques. Mais, dans mon souvenir, c’était le contraire. Il me semblait que la consommation de bière était attractive.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je suis sans doute victime d’un effet marketing de la part des brasseurs sud-africains. Est-ce une légende du bush ? Cela semblait dire au contraire qu’une vitamine, je ne sais plus si c’est B2, B12 ou D, aurait un effet répulsif, mais il faudrait le creuser.

M. Louis Lambrechts. Je n’en mettrais pas ma main à couper, je ne me rappelle plus assez bien les détails. Mais ce qui est vrai, de manière générale, c’est que nous sommes tous différentiellement attractifs pour les moustiques de manière intrinsèque, c’est-à-dire que nous avons des propriétés propres qui font que nous sommes plus ou moins attirants pour les moustiques. Tout le monde l’a expérimenté dans sa vie, je pense. Mais il y a également des facteurs environnementaux. Ainsi, le régime alimentaire, la consommation de différents produits peuvent moduler cette attractivité.

Mme Delphine Bagarry. Vous nous avez dit que vous faites des recherches sur l’interaction moustique-virus. Nous avons bien compris que le moustique n’était pas attaqué par le virus mais, dans la chaîne alimentaire dont il fait partie, les chauves-souris, les grenouilles, les poissons et autres prédateurs qui mangent les moustiques sont-ils eux-mêmes attaqués par ce virus ?

M. Louis Lambrechts. Pas à ma connaissance. En général, ces virus ont une spécificité assez forte vis-à-vis de leurs hôtes. Ils ont cette propriété remarquable de pouvoir infecter un insecte et un primate, ce qui est déjà en soi une prouesse biologique. Mais, par ailleurs, le type d’hôtes vertébrés et invertébrés qu’ils affectent est en général assez restreint. On ne connaît pas d’exemples où le virus se serait échappé vers les prédateurs des moustiques, que ce soit au stade larvaire ou au stade adulte, même si, dans l’absolu, ce n’est pas inconcevable.

Dans la grande majorité des cas, on imagine que même si le virus passait, faisait ce saut entre espèces, il y aurait peu de chances que ce soit retenu par l’évolution puisque ce serait une impasse. Admettons qu’un poisson ait consommé une larve de moustique qui a elle-même été affectée par transmission verticale, c’est-à-dire que le virus soit passé de la mère moustique à sa descendance. Même si le poisson devient infecté par le virus de la dengue par exemple, il y a peu de chances que le virus aille plus loin.

Mme Delphine Bagarry. Je me disais que nous aurions peut-être pu utiliser, s’ils étaient infectés, ces hôtes qui seraient capables de faire des anticorps pour la thérapeutique humaine.

M. Louis Lambrechts. De ce point de vue, nous avons plutôt tendance à nous tourner vers les réponses immunitaires humaines, à étudier les anticorps chez l’Homme. Nous développons une immunité vis-à-vis de ces virus. La plupart des gens guérissent des infections par les arbovirus. Il y en a qui sont plus ou moins dangereux que d’autres. La fièvre jaune tue dans 30 % des cas les non-vaccinés évidemment. Mais la dengue a une mortalité très faible. La plupart des gens survivent à l’infection et développent une immunité à vie. Il y a des phénomènes plus compliqués d’immunité croisée entre les différents virus. Par exemple, entre Zika et dengue, c’est une grande question actuellement de savoir si une exposition à Zika va modifier la réponse à la dengue et vice versa.

Il y a aussi différentes variétés de dengue, que l’on appelle des sérotypes, et il y a effectivement des interactions un peu perverses entre ces sérotypes. Ces interactions font que, quand on est immunisé vis-à-vis d’un sérotype, on est plus à risque de développer une forme sévère vis-à-vis d’un autre sérotype : les anticorps développés sont suffisamment spécifiques pour reconnaître les autres sérotypes mais pas assez pour neutraliser le virus, ce qui facilite l’infection des cellules immunitaires. Cette facilitation par les anticorps est justement un des grands problèmes dans le développement des vaccins contre la dengue. Il faut absolument protéger contre les quatre sérotypes de la dengue qui existent parce que, si on ne protège que contre certains d’entre eux, on rend les gens plus à risque de développer une forme sévère avec les autres types contre lesquels le vaccin ne protège pas. C’est un des problèmes actuels avec le vaccin qui a été développé par Sanofi Pasteur, pour lequel la protection n’est pas parfaite vis-à-vis des quatre sérotypes.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous aurons prochainement une table ronde consacrée à la dengue.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Justement, j’ai eu la dengue au moins deux fois et la deuxième fois un peu plus brutalement que la première. On en garde des traces à vie apparemment. Dans les prises de sang persistent des immunoglobulines de type G (IgG) qui sont des traces fossiles. Pourrait-on, à partir de cela, faire des recherches, développer un vaccin pour se prémunir contre les autres sérotypes ?

M. Louis Lambrechts. Cette question sort totalement de mon domaine d’expertise mais, effectivement, le but de ces vaccins qui sont basés sur les anticorps – parce qu’on peut aussi imaginer d’autres façons de faire des vaccins – est de stimuler la réponse humorale, c’est-à-dire de produire des anticorps spécifiques. Ces vaccins cherchent à établir des IgG, des anticorps qui vont conférer une mémoire immunitaire vis-à-vis de la dengue. Le problème est que nous ne savons pas exactement comment faire. Cela se fait naturellement quand on est infecté mais, pour le simuler avec un vaccin, pour provoquer cette réponse en IgG qui soit protectrice, il faut comprendre exactement quels sont les épitopes, c’est-à-dire quelles sont les parties de la particule virale ou les composants du virus qui vont permettre aux IgG d’être neutralisants, d’être des anticorps qui vont empêcher le virus d’infecter la cellule humaine. Visiblement, c’est compliqué. Comme je le disais, ce n’est pas mon domaine d’expertise mais c’est précisément ce que les chercheurs essaient de faire. Ils essaient de reproduire la production d’anticorps spécifiques et neutralisants qui se fait naturellement chez l’Homme lorsque l’on est infecté naturellement, mais à travers une vaccination. La question est de savoir quoi mettre dans le vaccin pour que cela se produise, qui ne soit pas le virus lui-même évidemment.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La modification génétique des moustiques serait‑elle une solution et serait-elle sans risque pour les humains ?

M. Louis Lambrechts. C’est une des solutions possibles mais, comme je le disais tout à l’heure, ce n’est pas la seule qu’il faut mettre en place parce qu’aucune méthode seule ne sera suffisante. Tout le monde est à peu près d’accord pour le dire.

Modifier génétiquement les moustiques est l’une des pistes assez prometteuses qui est explorée à l’heure actuelle. L’arsenal des technologies qui sont à notre disposition pour le faire a considérablement évolué ces dernières années.

Cette méthode a évidemment de grands avantages par rapport aux insecticides parce que les insecticides ont beaucoup de dommages collatéraux. Quand on répand un insecticide, on tue sûrement un peu plus que des moustiques. C’est donc plus précis et plus propre, parce que nous pouvons vraiment cibler une espèce bien particulière.

Néanmoins, il y a aussi des inconvénients : il y a toujours un risque d’échappement de la construction génétique ou de ce qu’on a utilisé pour faire répandre le transgène, ce que j’appelais le forçage génétique. Il faut étudier ce risque pour le maîtriser. C’est le stade où nous en sommes à l’heure actuelle, c’est-à-dire évaluer rigoureusement le risque associé à l’utilisation de moustiques génétiquement modifiés dans la nature, comme pour tous les OGM. Les avantages sont énormes, mais il faut bien évaluer les risques pour pouvoir les maîtriser.

Mme Valérie Thomas, présidente. J’aimerais savoir quelles sont les caractéristiques principales des arbovirus en termes d’adaptabilité et de mutation.

M. Louis Lambrechts. Tous les arbovirus, à une exception près, sont des virus à acide ribonucléique (ARN), c’est-à-dire que leur génome est porté par une molécule d’ARN et non pas comme chez nous par de l’acide désoxyribonucléique (ADN). Cette caractéristique, associée au fait que l’enzyme chargée de la réplication de leur génome commet beaucoup d’erreurs, fait que ces arbovirus, comme la plupart des virus à ARN, ont un taux de mutation parmi les plus élevés que nous connaissons. Pour vous donner une idée, les virus à ARN ont, en général, un taux de mutation un million de fois plus élevé que le nôtre. Un virus comme celui de la dengue va, en moyenne, faire une mutation dans son génome à chaque fois qu’il le recopie. Chaque nouveau génome est différent du génome matrice qui a servi à faire sa copie.

En d’autres termes, ces virus existent sous la forme d’une d’un nuage de mutants. C’est comme cela qu’on appelle une population de génomes qui sont apparentés, mais qui sont tous différents les uns des autres. On pense que cette caractéristique en fait des virus qui sont extrêmement adaptables, qui peuvent évoluer à une rapidité foudroyante puisqu’à chaque génération, il y a des mutations qui sont produites.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous avons compris que la génomique et la génétique quantitative des arbovirus sont bien étudiées et que cela varie assez rapidement. Mais en quoi cela a-t-il des conséquences sur les interactions, sur l’évolution et sur les moyens de prévention et de lutte ?

M. Louis Lambrechts. C’est précisément le sujet de ma recherche : comprendre comment cette grande variabilité génétique des moustiques et des virus va avoir des conséquences sur leurs interactions, leur évolution et les méthodes de lutte que nous essayons de développer.

L’un des résultats de ma recherche a été de constater une très grande spécificité génétique d’interactions entre les moustiques et les virus, c’est-à-dire que le succès de la transmission dépend d’un appariement très fin. Au-delà de l’espèce, à l’intérieur de l’espèce de moustiques et à l’intérieur des populations virales, il y a un appariement très spécifique qui a lieu et qui gouverne la transmission.

Cette grande variabilité est aussi la source d’un grand potentiel évolutif, chez les virus comme je le disais à l’instant, mais aussi chez les moustiques. Les moustiques sont également très variables génétiquement et peuvent évoluer dans un sens ou dans un autre. Cela pose de gros problèmes pour l’évolution de la résistance aux insecticides. Si les moustiques deviennent résistants aux insecticides, c’est parce que des variants résistants apparaissent spontanément et sont très fortement sélectionnés dans les zones où on utilise ces insecticides. Cette question de l’évolution est au cœur du développement de méthodes de lutte. Le plus souvent, la méthode fonctionne au début et ne fonctionne plus ensuite parce qu’il y a une évolution de résistance. Cela peut être la résistance aux insecticides chez les moustiques. Cela peut être la résistance aux médicaments chez les parasites et les virus en général.

Un des grands axes de recherche qui se développe actuellement consiste à concevoir et mettre en place des stratégies qui seraient un peu « prémunies » contre l’évolution. En anglais, on dit « evolution proof », c’est-à-dire des méthodes qui seraient résistantes à l’évolution en quelque sorte.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les arbovirus ont-ils une évolution propre ou sont-ils conditionnés par la présence des moustiques ?

M. Louis Lambrechts. La présence des arbovirus est conditionnée par celle des moustiques parce que, dans la grande majorité des cas, le virus a besoin du moustique pour être transmis. Il y a quelques exceptions, comme le virus Zika qui est capable de se transmettre par voie sexuelle mais c’est une contribution minoritaire à la transmission. Il y a des cas de transfusion sanguine, des choses comme cela, mais le gros de la transmission se fait par le moustique. Le virus n’est présent que quand le moustique est là.

Il y a d’ailleurs une adéquation presque parfaite entre la présence d’un moustique vecteur et l’émergence des arboviroses. Prenons l’exemple de l’île de Madère que j’ai citée tout à l’heure. Le moustique Aedes aegypti était absent de l’île de Madère jusqu’au milieu des années 2000. Il n’a pas fallu attendre plus de quelques années pour voir la première épidémie de dengue en 2012. Dès que le moustique est là, le virus va finir par arriver aussi.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quelles sont les interactions possibles avec le réchauffement climatique sur les moustiques et les arbovirus ?

M. Louis Lambrechts. Le réchauffement climatique va indubitablement contribuer à la modification de la répartition géographique des moustiques et par conséquent des virus. Le réchauffement climatique et le climat en général ne sont pas du tout les seuls facteurs qui conditionnent la présence des moustiques. Dans bien des cas, on pense que le climat n’a pas joué un rôle particulièrement important. On pense que c’est plutôt l’urbanisation, notamment, qui a favorisé l’expansion de ces moustiques dits domestiques.

Bien sûr, plus le climat se réchauffe, plus l’aire de répartition des moustiques qui auraient tendance à être en région subtropicale va s’étendre C’est vrai pour le moustique Aedes aegypti, mais ce moustique était présent sur le pourtour de la Méditerranée au début du XXe siècle, avant que l’on parle de réchauffement climatique. C’est bien la preuve que ce n’est pas seulement une histoire de climat. Il y a aussi beaucoup d’autres facteurs qui vont conditionner la présence de ces moustiques. Le facteur du climat doit être pris en compte dans les modèles de projection et de prédiction de l’aire de répartition des moustiques mais l’expansion de ces moustiques n’est pas seulement un effet du réchauffement climatique.

Mme Valérie Thomas, présidente. Êtes-vous associé à toutes les réflexions internationales sur le thème de la ville durable ? Êtes-vous invité à ce type de colloque ? Je vois tout à fait l’interaction entre ces réflexions sur comment mieux construire, comment relever les défis majeurs et l’installation massive des moustiques, la propagation des maladies ?

M. Louis Lambrechts. Non, je n’ai pas été impliqué dans ce genre de démarche et d’initiative. Je le serai peut-être dans le futur, mais mes recherches s’intéressent quand même à des aspects assez fondamentaux de la relation entre le moustique et le virus à travers des expériences de laboratoire, des études sur le terrain. Je ne suis pas actif dans le domaine de la lutte contre les moustiques. Je pense que les gens qui sont invités à l’occasion de ces colloques sont plutôt ceux qui sont activement impliqués dans cette lutte.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Pour rebondir sur ce que vous venez de dire sur la présence de ce moustique au début du XXe siècle : sommes-nous devenus plus appétissants ? Nous sommes hôtes parce que nous sommes attractifs pour lui. Cette attractivité a-t-elle augmenté du fait d’une modification de notre alimentation ou de la perte de répulsifs ou d’anticorps que nous aurions développés au début de ce siècle quand les moustiques étaient présents et que nous aurions perdu depuis par l’évolution ?

M. Louis Lambrechts. Je pense que nous avons été toujours aussi appétissants pour le moustique et que ce n’est pas nous qui avons changé. C’est simplement que notre vigilance a probablement diminué.

Le moustique Aedes aegypti était présent sur le pourtour méditerranéen et il y a même eu une épidémie de dengue assez sévère en Grèce dans les années 1920. Au cours du XXe siècle ont eu lieu de grandes campagnes de démoustication pour éliminer la malaria, les arboviroses et ces campagnes ont été lancées du fait de lévolution socio-économique de la société, par lutilisation dinsecticides principalement.

Le problème est qu’une fois que nous nous en avons été débarrassés, un peu comme ce qui a eu lieu en Amérique latine avec la campagne d’éradication de Aedes aegypti par l’organisation panaméricaine de la santé, nous avons relâché notre vigilance. Surtout, le moustique a maintenant des moyens modernes pour voyager, avec le commerce des pneus usagés ou des Dracaena sanderiana surnommés « lucky bamboos ». Ces fameux petits bambous d’intérieur qui viennent d’Asie sont censés porter chance, mais, en fait, ils nous apportent surtout des œufs et des larves de moustiques. Tous ces moyens de communication qui font partie de la mondialisation en général ont permis au moustique de recoloniser des zones dont il avait disparu.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les Aedes pourraient-ils devenir les vecteurs de nouveaux virus, comme celui de l’encéphalite japonaise par exemple ?

M. Louis Lambrechts. C’est une très grande question de recherche justement : savoir à quel point les virus sont capables de changer d’hôte.

L’émergence de pathogènes provient très souvent d’un saut d’espèces. La dengue, par exemple, était à l’origine un virus de primates dans la forêt tropicale qui est passé chez l’Homme. Maintenant, elle ne circule que chez l’Homme. Le virus s’est même adapté à l’Homme. En tout cas, ce sont des souches différentes qui circulent chez l’Homme. C’est la même chose pour le virus Zika, pour le virus de la fièvre jaune. Le virus Ebola vient d’une chauve-souris ou d’un animal que nous ne sommes pas sûrs de connaître, comme le coronavirus qui fait beaucoup parler de lui actuellement.

Dans la grande majorité des cas, ce sont des virus dits zoonotiques, c’est-à-dire qui viennent d’un autre animal et qui passent chez l’Homme, parfois à travers une adaptation. On sait ainsi que le virus Ebola s’est adapté à l’Homme lors de la grande épidémie qui a eu lieu en Afrique de l’Ouest en 2014-2015. Le virus chikungunya, quant à lui, s’est adapté aux vecteurs, c’est-à-dire que c’était un virus qui était principalement transmis par Aedes aegypti. Lors de l’épidémie de 2005-2006 sur l’île de La Réunion, on pense que ce virus a acquis une mutation qui lui permettait d’être mieux transmis par le moustique tigre Aedes albopictus, qui était le moustique dominant sur l’île de La Réunion, puisque Aedes aegypti y est quasiment absent. Cette mutation lui a permis de se répandre dans des zones où le moustique tigre était prédominant. C’est encore une sorte de saut d’espèce puisque, même si le moustique était déjà un vecteur de chikungunya, il est devenu un bien meilleur vecteur grâce à cette mutation. Dans beaucoup de cas, on voit qu’il y a une évolution pour passer d’une espèce à l’autre ou s’améliorer dans une espèce, que ce soit chez les vertébrés ou les invertébrés.

Pour revenir à la question plus précisément, oui, c’est possible. Nous connaissons des exemples. Nous ne savons pas si c’est la règle, parce que nous ne connaissons que les exemples les plus spectaculaires. Dans la grande majorité des cas, les tentatives de saut d’espèce sont sûrement vouées à l’échec Mais la grande adaptabilité de ces virus, combinée avec le changement environnemental, fait que nous allons peut-être avoir de plus en plus d’évènements de ce type-là, et il faut les étudier en laboratoire.

C’est très difficile à prédire. Comme le disait quelqu’un, il est extrêmement difficile de faire des prédictions, surtout à propos du futur. Il est très difficile de reconstituer dans une expérience de laboratoire une situation réelle et donc de prédire avec certitude ou, au moins, de quantifier la probabilité qu’a un virus de passer à une autre espèce. S’agissant du virus de l’encéphalite japonaise, c’est en théorie possible mais nous ne pouvons pas quantifier la probabilité que cela ait lieu.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles sont les principales sources de financement de vos travaux de recherche ?

M. Louis Lambrechts. Ce sont principalement des fonds publics d’origines nationale, européenne et américaine.

Mme Valérie Thomas, présidente. Bénéficiez-vous aussi d’apports financiers d’autres fondations ?

M. Louis Lambrechts. Très peu. L’Institut Pasteur, où je travaille, est une fondation. De ce point de vue-là, puisqu’il y a des fonds propres, des fonds internes dont je bénéficie, la réponse est oui à travers l’Institut Pasteur, mais pas au sens peut-être où vous l’entendiez. Mais je parle de mon cas personnel. Je pense que beaucoup de chercheurs bénéficient de financements d’autres fondations. En ce qui me concerne, c’est minoritaire.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Certaines pistes de recherche mériteraient-elles d’être davantage soutenues par les pouvoirs publics ?

M. Louis Lambrechts. Oui ! Les pistes de recherche qui mériteraient d’être plus soutenues sont, je pense, des pans entiers de la science qui sont aujourd’hui considérés comme un peu obsolètes ou poussiéreux parce qu’ils font appel à des démarches naturalistes dont on considère qu’elles sont d’un autre âge : tout ce qui est étude au long terme un peu naturaliste au sens observation à travers des observatoires. Ces programmes de recherche, parce qu’ils sont longs et donc coûteux, que l’on n’a aucune garantie de succès, sont abandonnés au profit de méthodes court-termistes qui consistent à financer sur trois, quatre ou cinq ans des programmes très ciblés, mais qui s’arrêtent ensuite ou qui ne vont pas forcément avoir de suite.

Je pense que pour étudier des phénomènes aussi compliqués que l’émergence des arbovirus, il faut vraiment un suivi à long terme. On ne peut pas comprendre en réagissant dans l’urgence comme on le fait à chaque fois, pour Zika, pour Ebola, pour le coronavirus. Nous réagissons dans l’urgence mais nous n’avons aucune connaissance à long terme des écosystèmes qui favorisent ce genre d’émergence. Je pense que, s’il fallait investir dans un domaine, ce serait justement dans ces observatoires naturalistes où l’on étudie l’écologie et l’histoire naturelle des arbovirus et des pathogènes émergents en général.

C’est également associé, je pense, à un effort qu’il faut maintenir pour conserver des compétences traditionnelles, elles aussi considérées comme un peu désuètes, comme la taxonomie. Savoir identifier des moustiques, alors qu’ils sont ma spécialité, je n’en suis plus capable. Je sais à peine reconnaître les moustiques sur lesquels je travaille. Mais il y a des milliers d’espèces et cette connaissance fine de la taxonomie, savoir identifier un spécimen sur le terrain, est une expertise qui est en train de se perdre. Si l’on veut pouvoir comprendre les phénomènes d’émergence et développer des méthodes de lutte qui soient ajustées aux différentes situations à travers le monde, il faut conserver cette compétence. Les taxonomistes constituaient autrefois le gros des bataillons de la science naturaliste au Muséum national d’histoire naturelle et dans d’autres institutions mais ces gens-là sont une espèce en voie d’extinction.

Mme Valérie Thomas, présidente. Une question à propos des interactions et relations avec vos collègues internationaux : cela se passe-t-il bien ? Avancez-vous ensemble ? Avez‑vous des rencontres ?

M. Louis Lambrechts. La science est internationale et il serait inconcevable pour moi de faire de la science à léchelle nationale. Les sociétés savantes sont internationales. Toutes les rencontres scientifiques, dune manière ou dune autre, ont une dimension internationale. Dans mon laboratoire, je crois que presque la moitié des membres sont des étrangers. La grande majorité de mes collaborations sont avec des partenaires étrangers. La question ne se pose quasiment plus.

La science est internationale et, de ce point de vue-là, je pense que la France a un rôle peut-être plus prépondérant à jouer pour la coordination de projets internationaux. La France est encore un peu trop tournée vers les sociétés savantes françaises qui, historiquement, ont joué un grand rôle mais qui sont devenues obsolètes. La barrière de la langue fait également que nous sommes désavantagés comparativement à nos collègues anglophones.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quels sont les pays avec lesquels vous menez des recherches conjointes ?

M. Louis Lambrechts. Si je faisais la liste, nous en aurions pour un moment ! Les principaux sont américains et, notamment, à travers le réseau international des Instituts Pasteur, je collabore avec des collègues qui sont au Cambodge, au Laos, en Guyane française, pour ne citer que ceux avec lesquels je collabore actuellement, mais ce n’est pas restrictif.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez mentionné le fait que Aedes aegypti était présent jusqu’à récemment sur le pourtour méditerranéen. Comment évaluez‑vous aujourd’hui les risques de son retour ? Quelles en seraient les conséquences ?

M. Louis Lambrechts. Les risques du retour sont réels puisqu’il est, à l’heure actuelle, détecté autour de la mer Noire, en Géorgie, en Turquie. Nous ne savons pas s’il a toujours été là auquel cas nous ne l’aurions pas détecté pendant une période, si les populations sont en train de resurgir ou s’il est revenu après avoir disparu. En tout cas, le risque est réel puisque c’est en train de se produire. Il a colonisé l’île de Madère. Il y a un risque qu’il se réimplante en Europe méridionale.

Néanmoins, le risque est moins grand que pour son cousin Aedes albopictus puisque Aedes aegypti est quand même dépendant de conditions climatiques plus chaudes. Il ne résiste pas au froid, contrairement à Aedes albopictus qui a une forme de résistance au froid. Il peut passer l’hiver grâce à un mécanisme de diapause alors qu’Aedes aegypti n’est pas capable de diapause. Il n’est pas capable de passer la saison froide s’il n’a pas une sorte de refuge ou une sorte de phénomène de récession en hiver et de recolonisation à partir de régions plus méridionales. Le risque est moindre. D’ailleurs, quand il était établi en Europe au début du XXe siècle, c’était seulement sur le pourtour méditerranéen, là où le climat est quand même beaucoup plus clément.

Cela ne répond pas précisément à la question, mais le risque qu’il se réimplante est réel puisque le climat a plutôt tendance à se réchauffer. A fortiori, le moustique est capable de revenir. Il s’est implanté en Californie au cours des dix ou quinze dernières années. En Californie, le climat est méditerranéen et même les Californiens ont du mal à s’en débarrasser. C’est bien la preuve que les régions comme le sud de l’Europe ne sont pas du tout exemptes de ce risque-là.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quelles sont à votre avis les pistes de recherche les plus prometteuses pour l’avenir ?

M. Louis Lambrechts. Je ne veux pas prêcher pour ma paroisse, mais je pense que les pistes les plus prometteuses sont celles qui combinent les nouvelles technologies très modernes que nous mettons beaucoup en avant, comme les ciseaux moléculaires Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats (CRISPR) et toutes ces techniques de forçage génétique qui sont très sophistiquées et redoutablement efficaces, en tout cas dans des systèmes simplifiés de laboratoire. Mais il faut les coupler avec des études écologiques et évolutives, c’est-à-dire combiner la puissance de ces méthodes moléculaires qui sont en train de vraiment prendre leur essor avec des études plus traditionnelles, qui étudient l’écologie et le fonctionnement des écosystèmes, l’évolution des systèmes. Finalement, ce qui comptera vraiment, c’est le temps pendant lequel les méthodes seront effectives et cela dépend de l’évolution des moustiques et des virus. C’est cette intégration des échelles qui est prometteuse. Il n’y a pas vraiment un programme de recherche ou une cible ou un sujet qui est intéressant, il s’agit plutôt de balayer le panel des échelles spatio-temporelles pour comprendre le système dans son ensemble.


3.   Audition du Pr Philippe Desprès, professeur à l’université de La Réunion, responsable d’équipe à l’unité mixte de recherche Processus infectieux en milieu insulaire tropical (13 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mesdames et Messieurs, chers collègues, nous poursuivons nos auditions dans le cadre de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Pour ce faire, nous accueillons, cet après-midi, le professeur Philippe Desprès, professeur à l’université de La Réunion et responsable d’équipe à l’unité mixte de recherche « Processus infectieux en milieu insulaire tropical ».

Je vous rappelle que les auditions des commissions d’enquête sont publiques et que par conséquent elles sont ouvertes à la presse et sont disponibles en direct et en différé sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vais donc vous passer la parole, M. Philipe Desprès, pour une intervention liminaire de l’ordre d’une dizaine de minutes, qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à dire « je le jure ».

M. Desprès prête serment.

M. Philippe Desprès, professeur et chef de lunité « Interactions Moléculaires Flavivirus-Hôtes » de lInstitut Pasteur. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vais vous présenter rapidement mon parcours sur ces virus que l’on appelle « arbovirus » : ce nom étrange est en fait un acronyme anglais, qui ne correspond pas à un virus particulier, mais à un ensemble de virus, souvent très différents, qui ont le point commun d’être transmis par des agents vectoriels, qu’ils soient moustiques ou tiques. J’ai baigné dans ces virus très tôt, dès 1988, année au cours de laquelle j’ai passé une thèse sur la fièvre jaune à l’Institut Pasteur, à Paris, et en même temps, à Paris VII. J’ai eu l’opportunité de faire un séjour doctoral sur ce type de virus, à la John Hopkins Medical School de Baltimore chez le professeur Diane Griffin, qui est actuellement vice-présidente de l’Académie nationale des sciences des États-Unis. J’ai obtenu l’habilitation à diriger des recherches (HDR), il y a maintenant vingt ans, à propos duvirus de la dengue.

J’ai donc une carrière en deux phases. De 1991 à 2015, j’étais permanent à l’Institut Pasteur, toujours sur la thématique des arbovirus, étant responsable, pendant plus de douze ans, d’une unité de recherche « Interactions moléculaires flavivirus-hôtes »qui était dédiée aux arbovirus. J’ai eu aussi l’opportunité, de 2008 à 2012, d’être directeur du centre national de référence des arbovirus (CNR), qui était sous la tutelle de l’Institut de veille sanitaire (InVS). Lors de mon mandat, nous avons identifié pour la première fois les cas autochtones de dengue et de chikungunya, en 2010, dans le sud. C’étaient les premières manifestations de l’introduction de ces virus qui sont normalement de zones tropicales. Sur cette période, jusqu’à mon départ en 2014, j’étais associé dans un petit consortium qui était centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour les arbovirus et virus des fièvres hémorragiques. Je suis aussi actuellement consultant pour l’OMS.

Pour différentes raisons, j’ai décidé de me diversifier et j’ai eu l’opportunité, sous l’impulsion du professeur Jean-François Delfraissy et du professeur André Syrota, de créer une nouvelle unité de recherche mixte, sur l’écosystème des pathogènes, mais aussi vers la recherche plus académique, et qui a été à la base de la création d’une unité de recherche dénommée PIMIT (Processus infectieux en milieu insulaire tropical) en 2015. Ce sera une équipe assez pionnière puisqu’elle regroupe des thématiques et des expertises assez différentes. J’ai eu l’opportunité d’être associé à sa création et d’être responsable d’une équipe, en apportant mes expertises menées depuis trente ans à l’Institut Pasteur, toujours sur les arbovirus. Nous avons été évalués récemment, en 2019, par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) et différents conseils scientifiques de nos autorités de tutelle, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’université de La Réunion. Nous avons été reconduits pour quatre ans - ce qui constituera d’ailleurs mon dernier mandat. Je suis responsable d’équipe, nous travaillons sur le virus Zika et sur la dengue. Mon parcours et mon expérience sont onc pratiquement entièrement dédié aux arbovirus.

Pendant trente ans, j’ai exercé à l’Institut Pasteur, en tant que responsable d’unité, une unité consacrée à l’étude des pathogènes – spécialisation acquise grâce à l’apprentissage auprès de mes anciens collègues, une tradition pasteurienne. J’ai pu travailler sur le chikungunya, la fièvre jaune, la dengue, l’encéphalite japonaise, la fièvre de la vallée du Rift présente dans l’océan indien, des alphavirus comme le Sindbis, le virus West Nile et le Zika qui nous intéressent.

Cela constitue une approche dite de virologie moléculaire, selon cinq thématiques : une meilleure compréhension du virus au niveau moléculaire : comprendre l’interaction entre l’hôte et son pathogène, les mécanismes de pathologie ; comprendre comment ces virus peuvent-ils rendre malade,pourquoi l’organisme réagit plus ou moins bien à une infection virale. Ces réflexions sont couplées à une meilleure définition du diagnostic qui pose souvent problème. Beaucoup de ces virus sont proches : le diagnostic viral est souvent complexe et peut être faillible. Un aspect est bien sûr lié à la prévention et à la thérapie, qui est le développement vaccinal.

J’ai développé ces cinq thèmes pendant ma période à l’Institut Pasteur et je les ai apportés à l’unité PIMIT, qui est dirigée par Patrick Mavingui et qui regroupe deux équipes. Une équipe « dynamique des systèmes infectieux insulaires » (DYSIIS) qui s’intéresse à l’écologie et à la surveillance des maladies émergentes, dans les espèces animales, y compris les chauves-souris, dans tout l’océan Indien. Mon équipe « mécanismes moléculaires et cellulaires des agents biologiques infectieux » (MOCA), qui est plus dédiée à une recherche sur le pathogène et à des moyens de lutte en développant différentes stratégies.

En 2015, nous avons l’opportunité de travailler sur le Zika, alors que ce virus ne concerne actuellement pas La Réunion. En fait, nous avons toujours eu la crainte, et nous l’avons toujours, de son introduction. Avec des collègues de l’IRD, à Montpellier, nous avions commencé à travailler sur un pathogène que connaissaient historiquement les spécialistes, mais dont nous ne connaissions rien. Il a commencé à émerger et à poser problème, alors que la somme de connaissances à son sujet était extrêmement limitée. Ainsi, en peu d’années, le nombre de connaissances sur ce virus a été multiplié par dix, grâce à la mise en place de « task forces » au niveau international, face à cette émergence. Nous sommes concernés aussi, à La Réunion, par le virus de la dengue, puisque nous sommes en situation épidémique depuis maintenant plus de deux ans, avec différents sérotypes introduits.

Les deux finalités et les deux grands axes qui caractérisent mon équipe MOCA sont donc la connaissance sur l’agent étiologique de l’infection et la stratégie de lutte contre l’agent infectieux. Les thèmes que nous développons sur ces deux types de virus – nous allons parler aujourd’hui plus précisément du virus Zika – sont de comprendre quel est le pouvoir pathogène du virus. Nous verrons pourquoi ce virus que l’on connaît depuis soixante-dix ans est devenu subitement un virus pathogène pour l’Homme et responsable de maladies très graves. Les syndromes congénitaux du Zika touchent les nouveau-nés et l’embryon. Nous essayons de comprendre la réponse de l’hôte à l’infection. Comment un hôte répond-il à cette infection en termes de réponse immunitaire ? Comment le virus arrive à contrebalancer ces réponses de défense de l’hôte, ce qui amène la problématique de sa virulence ? À l’époque, nous n’avions pratiquement rien sur le virus Zika. Il a fallu développer des outils de détection, améliorer le diagnostic de la maladie. L’une des finalités de nos recherches est de proposer des stratégies de lutte, qui sont classiquement les développements de vaccins, ceux que nous avons faits, mais aussi tirer profit de la biodiversité de La Réunion pour étudier les propriétés des plantes médicinales. Nous avons beaucoup travaillé sur ce point, beaucoup publié, déposé des brevets, et grâce à la biodiversité des plantes médicinales de La Réunion, nous avons pu trouver des principes actifs contre le virus Zika et contre le virus de la dengue. Voici les quatre thèmes qui sont développés.

Qu’en est-il aujourd’hui de l’équipe MOCA ? Elle a été recréée, selon le processus de l’Hcéres, le 1er janvier, pour une durée de quatre ans.

Nous essayons de comprendre les facteurs viraux et cellulaires qui expliquent pourquoi ce virus est virulent et pathogène chez l’Homme.

Nous venons de développer un deuxième axe qui a son importance dans l’océan indien, en particulier à La Réunion. La comorbidité joue un rôle dans le cadre du virus Zika et de la dengue. Dans notre cas, à La Réunion, nous sommes en épidémie de diabète et de maladies associées aux désordres du métabolisme. Nous voyons l’impact de ces désordres du diabète sur l’infection, mais aussi les formes sévères de l’infection par ces virus. C’est donc un thème qui est maintenant très en vogue : aller plus loin qu’une relation directe entre l’individu en conditions saines, ce qui ne veut rien dire en lui-même, et l’infection viraleÀ La Réunion, la problématique du diabète est travaillée par nos collègues dans une unité mixte de recherche Université de La Réunion et Inserm. Nous travaillons ensemble pour essayer de mieux comprendre l’impact. Est-ce que le virus en lui-même va exacerber des troubles existants du métabolisme ? Le métabolisme en lui-même va-t-il favoriser la persistance du virus ? Ce sont des sujets très importants qui amènent une autre dimension de l’infection virale. Il s’agit également de mieux comprendre la réponse de l’hôte à l’infection virale et de développer des modèles in vitro, qui sont des cultures cellulaires, et in vivo, des modèles de petits rongeurs ou de singes.

Disposant de ces thèmes, il est important que nous puissions tester et proposer des luttes anti-infectieuses. Nous avons la particularité sur l’île de La Réunion, mais dans l’océan Indien en général, à Mayotte comme à Madagascar, de disposer d’une biodiversité remarquable, unique au monde, qui est une source d’informations, mais aussi de ressources. Nos collègues de formation chimiste ont pu identifier des composés et des plantes qui manifestent une activité antivirale tout à fait remarquable, qui ont été publiés, mais aussi brevetés par Inserm Transfert.

Nous avons développé des candidats vaccins contre le Zika qui sont au stade préclinique, testés chez l’animal. Il s’agit soit des virus atténués – grâce au génie génétique, nous sommes capables de les modifier, de mieux comprendre – soit des structures dites composés viraux, avec lesquelles on exprime certaines parties du virus qui sont capables d’induire une immunité protectrice lors d’une vaccination.

Nous avons donc une double casquette pour comprendre le virus, l’interaction avec son hôte et également de développer des stratégies de lutte contre ces pathogènes.

Les arbovirus ne sont pas vraiment un genre de virus. Ils regroupent des virus qui ont des propriétés communes, mais qui sont extrêmement variables. Il y en a des milliers.

Il y a un petit groupe, qu’on appelle les flavivirus, « flavius » pour « jaune », parce que la fièvre jaune est le prototype, qui regroupent des virus très proches qui sont d’une très grande importance en termes de santé humaine : la dengue, la fièvre jaune qui est connue depuis très longtemps, l’encéphalite japonaise, le virus du Nil occidental ou West Nile, et tout récemment le Zika, qui ne représentait pas un problème de santé publique jusqu’en 2017.

Parmi les 70 membres du genre Flavivirus, un certain nombre émerge. Le virus West Nile est devenu un problème de santé publique à la fin des années 1990, avec son introduction en Amérique du Nord et les conséquences induites. Certains virus sont connus depuis longtemps. Ils ont des niches en Afrique, dans le bassin méditerranéen ou en Asie, jusqu’au jour où, pour des raisons multiples, ils deviennent pathogènes pour l’homme et émergent. Ils diffèrent ainsi du coronavirus Covid-19, où il me semble que l’émergence est liée à un contexte de contact, de zoonose – les zoonoses sont des virus que l’on retrouve dans des espèces animales, qui sont soit des réservoirs, soit des hôtes amplificateurs, qu’ils soient des primates ou des espèces aviaires. Nous connaissons globalement ces virus, mais ils sont dans un contexte d’évolution et de pathogénicité pour l’Homme.

Le plus bel exemple en est la dengue. La dengue était connue depuis très longtemps ; elle a commencé à devenir une maladie émergente au cours du XIXème siècle, mais surtout après la deuxième moitié du XXème siècle, avec des épidémies et des formes de plus en plus sévères.

Il faut donc être extrêmement vigilant, puisque soit ces virus changent et sortent de leur niche écologique habituelle, soit, pour des raisons multiples, ils évoluent en termes de pathogénicité, c’est-à-dire qu’ils deviennent plus virulents. Nous sommes alors confrontés à de nouveaux problèmes.

Nous sommes rarement dans la découverte d’un nouveau pathogène comme Ebola ou le nouveau coronavirus. Dans notre cas, le Zika est transmis par les moustiques Aedes. Mes collègues de l’Institut Pasteur vous ont expliqué le contexte de la propagation par les moustiques. Nous avons, comme réservoir, en Afrique, les primates. Zika a été classé d’importance médicale à partir de 2007.

Je vais vous présenter un historique de Zika et des épidémies qu’il a provoquées chez l’Homme.

En 1947, lors dune étude générale sur la fièvre jaune en Ouganda, des médecins britanniques ont identifié pour la première fois le virus Zika et lont isolé à partir dun singe. À partir des années 50 jusquà 2006, il a été constaté une circulation « à bas bruit » du virus Zika, surtout en Afrique de lOuest, mais aussi en Afrique australe. Globalement, on a eu affaire à quelques cas humains sporadiques de fièvres indifférenciées. Comme on dit en Afrique, on a eu le Zika, comme une mauvaise grippe. Comme beaucoup darboviroses, cest sans conséquence.

D’un point de vue phylogénétique, c’est-à-dire la phylogénie de ces virus, il existe un type africain et un type asiatique de Zika. Les chercheurs pensent que le Zika est originaire d’Afrique et que probablement, entre la fin de la seconde guerre mondiale et les années 1960, il est apparu en Asie et s’y est diffusé, du sous-continent indien jusqu’à l’Asie du Sud-Est, dans des pays tels que le Vietnam, le Cambodge ou les Philippines. Ce virus ne concernait finalement que les spécialistes de ces virus, mais ne présentait aucun problème de santé publique.

De façon étonnante, en 2007, une épidémie humaine est apparue en Micronésie, sur l’île de Yap, reliée au génotype asiatique, qui circulait depuis cinquante ans. Plusieurs centaines de cas humains ont été constaté, ce qui semble modéré, mais qui correspond quand même à 30 % de la population de l’île de Yap. Cette première épidémie a été très étonnante. Il y a eu une accalmie et en 2013-2015, s’est produite une épidémie importante en Polynésie française, toujours avec le même virus. Nous avons eu 30 000 cas humains, principalement à Tahiti, soit un tiers de la population. On a constaté une évolution de la pathologie, puisque nous avons vu pour la première fois des syndromes de Guillain-Barré, qui sont des maladies neurologiques auto-immunes dont on connaît mal l’origine, des maladies induites par plusieurs types de virus ou des maladies auto-immunes non infectieuses. Elle était décrite lors de l’infection par ces patients. De façon étonnante, un risque de transmission mère-enfant a été identifié. Le virus a été détecté dans les fluides corporels et, pour la deuxième fois après les États-Unis, aussi dans les fluides séminaux, ce qui est assez étonnant, et dans les urines.

2014 est la date probable où le virus a été introduit en Amérique du Sud. Le foyer initial est probablement le Brésil. Certains ont prétendu que l’origine était liée à la coupe du monde de football ou aux Jeux Olympiques ; mais d’après les chercheurs brésiliens, à l’occasion d’une manifestation sportive entre les îles polynésiennes et le Brésil, des personnes infectées auraient introduit le virus au Brésil. Il est quasiment identique, en sachant qu’auparavant, il y a eu une petite épidémie dans les Galápagos, progressant du Pacifique jusqu’au continent sud-américain.

Alors que le virus n’existait pas dans les Amériques, l’introduction de ce virus Zika en provenance d’Asie a conduit à une flambée. Deux ans plus tard, il y avait entre 500 000 et 800 000 cas en Amérique latine et aux Caraïbes, y compris dans les Antilles françaises.

En 2016, l’OMS a décrété une urgence sanitaire internationale. Cette même année, nos collègues chercheurs brésiliens ont observé les premiers cas de microcéphalie dans le Nordeste. Ce sont des enfants qui sont nés avec une circonférence crânienne en moyenne 30 % inférieure à la normale. Les chercheurs ont remarqué qu’il y avait eu plus de cas en quelques mois qu’en quatre ans. Il a été déterminé qu’il y avait une incidence directe entre ces cas de microcéphalie et l’infection Zika chez les femmes enceintes ; elle était responsable de ce que l’on va appeler plus tard le syndrome congénital du Zika, qui pose un grand risque pour les femmes en âge de procréer et surtout pour les femmes enceintes.

Un variant de ce virus a ensuite émergé et s’est propagé, avec paradoxalement un retour épidémique vers les îles du Cap-Vert et en Afrique où le virus était déjà présent, mais pas ce variant particulièrement virulent. Il a connu ensuite une propagation générale aux Amériques, y compris en Amérique centrale, aux Caraïbes, à Cuba ; les signalements sont assez récents. Il y a eu des flambées à Singapour, en Guinée-Bissau, en Angola et en Inde. Sa présence en Inde, qui a des relations privilégiées avec les autres pays de l’océan Indien, y compris l’île Maurice, nous a fait craindre un risque d’introduction à La Réunion.

Depuis, le virus Zika s’est calmé en termes de flambées. Il y a toujours un timing de type médiatique autour du virus, il faut faire très attention. On peut avoir des périodes un peu silencieuses, puis des résurgences qui peuvent réapparaître à tout moment. Pour l’instant, nous nous trouvons dans une période d’accalmie après ces flambées ; mais globalement ces flambées ont été responsables d’une propagation pratiquement globale au niveau mondial. Aujourd’hui, entre 90 et 100 pays sont concernés par la propagation du virus Zika.

Depuis les années 60, les fameuses souches dites du génotype asiatique qui circulent en Asie du sud et en asie du Sud-Est ont évolué : elles sont assez éloignées des souches africaines, qui n’ont jamais été responsables d’épidémies ou de cas humains sévères, puis se sont propagées. Nous pensons que ces souches de virus qui ont évolué et ont été responsables des épidémies à Yap et en Polynésie française. Séquencée et étudiée, cette souche est globalement très stable et garde ses propriétés. L’analyse des séquences fait que les chercheurs ont la conviction que c’est la même souche qui a été introduite en Amérique du Sud, à partir de 2014.

Pourquoi une telle intensité en Amérique latine ? Comment se fait-il que ce virus ait provoqué autant de cas et autant de nouveaux syndromes importants, avec ces microcéphalies et autres conséquences ? Il s’agit de l’introduction d’un pathogène qui était absent de l’hémisphère occidental, comme ce qui s’est passé en 1999 avec le virus West Nile, qui est originellement un virus africain introduit en Amérique du Nord et qui s’est ainsi propagé dans une région naïve. La conjonction entre l’existence d’une population « naïve », qui n’était pas immunisée, et surtout la présence d’un vecteur potentiel, Aedes aegypti, qui est le grand vecteur de la fièvre jaune ou de la dengue, a facilité la propagation du virus Zika . L’étude de ces souches qui circulent maintenant depuis trois ans en Amérique latine, a montré que ces virus commencent à évoluer localement. Elles présentent des diversités génétiques assez importantes. Nous avons peut-être, au niveau de l’Amérique du Sud, de nouveaux variants qui seraient maintenant sud-américains.

Comment ce type de virus passe-t-il chez l’Homme ? L’une des principales voies d’infection chez l’Homme est liée à la transmission vectorielle, par la piqûre de moustique. Il existe également des modes d’infection tout à fait particuliers, qui avaient déjà été observés pour le virus West Nile, où la transfusion sanguine ou la transfusion homme à homme est avérée, ce que l’on n’avait pas vu pour ce type de virus. La possibilité de transmission par voie sexuelle, par transfusion sanguine, même si elles restent encore à confirmer, notamment lors d’une des premières étapes de la grossesse, amène à ce que ces virus provoquent maintenant des syndromes qui représentent un vrai impact en santé publique.

La majorité des infections par ces virus sont toutefois asymptomatiques : la majorité des gens infectés n’ont aucun signe clinique. C’est aussi vrai pour la dengue et pour le virus West Nile.. Dans le cas d’une transmission conventionnelle, il y a un consensus de la littérature scientifique pour dire que de 50 à 80 % des gens infectés, et donc porteurs du virus Zika, ne le savent pas. Dans le cas de la dengue, les travaux menés par l’Institut Pasteur du Cambodge ont montré que ces personnes dites asymptomatiques sont de très bons diffuseurs du virus, finalement meilleures que les personnes qui montrent des signes cliniques. En cas d’infections asymptomatiques, il faut donc absolument connaître le pourcentage réel d’infection, ce qui constitue en fait le socle de la pyramide, car ce sont ces individus qui, ne se sachant pas infectés, vont voyager et le propager, en étant eux-mêmes de très bons réservoirs de transmission.

Dans le cas d’une infection symptomatique, les manifestations cliniques sont de type pseudo-grippal et s’apparentent énormément à la dengue et au chikungunya, ce qui pose un problème pour réaliser un diagnostic de visu, puisqu’on peut croire qu’il s’agit de la dengue ou du chikungunya, y compris dans les régions endémiques comme la Polynésie française, l’océan indien ou l’Afrique. Comme le chikungunya a aussi été récemment introduit en Amérique latine, tous ces différents virus s’y retrouvent aussi.

Dans le cas d’une transmission conventionnelle, par les moustiques, de l’ordre de 20 à 50 % d’individus auront des signes cliniques, mais moins de 1 % va évoluer vers des formes un peu plus sévères. Souvent, on parle de comorbidité : ce sont des personnes qui ont des faiblesses ou d’autres infections. Nous avons trouvé un corrélat entre une pathologie virale un peu sévère et les problèmes de maladies du métabolisme.

Le syndrome de Guillain-Barré est, en termes techniques, une neuropathie aiguë périphérique, responsable de paralysies ascendantes, une maladie auto-immune qui est infectieuse ou non infectieuse. Au niveau des transmissions des nerfs périphériques, des anticorps sont générés chez l’individu contre les gangliosides et font que ces neurones sont de mauvais transmetteurs des signaux. On observe des paralysies, surtout des membres inférieurs, qui peuvent être plus ou moins importantes, qui peuvent être récurrentes et disparaître après plusieurs mois et après des traitements et prises en charge, les rendant souvent délicats.

S’il y a très peu de mortalité, le Zika peut provoquer des maladies tout à fait importantes, que l’on retrouve parfois aussi dans le cas de la dengue ou le West Nile, telles qu’une thrombocytopénie marquée, c’est-à-dire une baisse des plaquettes, ou une myocardite, qui est une atteinte du muscle cardiaque, qui peut être transitoire. Le taux de mortalité est extrêmement faible. Le nombre de personnes décédées du Zika directement, par rapport aux millions de cas, est tout à fait marginal. Le syndrome congénital du Zika est tout à fait particulier et est lié à une infection par passage de la mère à l’enfant lors de grossesse.

En termes de pathologies, chez l’adulte, on a quelques manifestations de méningite ou encéphalite, mais les quelques cas notables vont présenter un syndrome de Guillain-Barré. Le patrimoine génétique de l’individu ou son histoire immunologique peut y contribuer. C’est très mal connu, car il y a très peu de spécialistes. Cela a été vérifié une première fois à Tahiti, en Polynésie française, mais aussi en Amérique latine.

La problématique qui se pose désormais, c’est que l’on peut désormais considérer le Zika comme une maladie sexuellement transmissible. Il a été observé que ce virus, après des formes aiguës ou asymptomatiques, peut se retrouver dans la population masculine, dans les glandes séminales et peut persister dans le sperme pendant plusieurs mois, selon les individus et l’âge. Nous avons aussi observé une persistance chez la femme au niveau du tractus génital. Il peut donc y avoir une persistance de ce virus, par des mécanismes que nous essayons de comprendre dans des modèles animaux, y compris chez le primate. Chez les jeunes femmes en âge de procréer, il peut y avoir une contamination lors des premières semaines de grossesse. Les scientifiques pensent que les 21 premiers jours de grossesse sont assez critiques dans un risque d’infection, soit classique par un moustique dans les zones endémiques ou épidémiques de Zika, soit, comme nous l’avons vu en France, lors de rapports sexuels avec un partenaire revenant de zones à risque, sans qu’il en ait eu vraiment connaissance de son infection. Dans 20 ou 30 % des cas, la contamination a eu lieu au début de grossesse ; mais lorsqu’elle arrive plus tardivement, elle peut aussi y avoir des conséquences.

Dans le cadre de ce fameux syndrome congénital du virus Zika, qui est multiple, on constate que dans 20 ou 30 % des cas, le virus passe au niveau placentaire et atteint l’embryon dans les premières semaines ; dans 10 % des cas parmi ceux-ci,, des microcéphalies vont se développer. Il s’agit d’enfants dont le volume crânien est à peu près de 30 % inférieur à la normale. On peut s’agir aussi de mortalités intra-utérines, au niveau fœtal, avec des plaques formées au niveau du cerveau. Le virus ayant un tropisme pour les cellules souches neurales, il va complètement bloquer l’évolution du nouveau-né. Il peut avoir à terme des enfants qui présentent, à la naissance, des microcéphalies et généralement, le pronostic est assez engagé dans les prochaines années. Ce sont environ 5 % et les premiers cas ont été observés au Brésil. Ils n’ont pas été observés de façon statistique à Tahiti, lors de l’épidémie précédente, mais ils ont été tout à fait remarquables. Ces infections, qui ont été responsables de malformations extrêmement sévères, observées au Brésil, peuvent être liées en partie à une infection, dans les premières semaines de grossesse, par le moustique ou à une contamination lors d’un rapport sexuel avec un partenaire ne se sachant pas infecté, puisque la persistance dans le sperme peut durer de trois à quatre mois.

Quand ont été observé ces microcéphalies, on a pu penser que les enfants qui naissent indemnes, qui ne présentent pas de microcéphalie, sont saufs. Malheureusement, les études longitudinales, dont le suivi dure maintenant jusqu’à trois ans, montrent qu’il peut y avoir des troubles neuro-développementaux dans 30 % des cas, alors qu’à la naissance, l’enfant est arrivé à terme dans des conditions tout à fait normales. Ces troubles neuro-développementaux peuvent être aussi bien des microcéphalies, qui apparaissent pendant la première année après la naissance, des crises d’épilepsie, des troubles nerveux. Avec ce recul, on commence donc à constater, dans les cohortes qui sont suivies, des problèmes neuro-développementaux. L’infection par le virus, pendant ces premières semaines de grossesse, a eu un impact sur l’évolution du fœtus et de l’embryon qui entraîne des conséquences. Les microcéphalies, qui sont les manifestations les plus importantes, ont caché des troubles neuro-développementaux tout à fait conséquents. Les chercheurs pensent désormais, dans les dernières références bibliographiques, que ce sont à peu près 30 % des enfants qui sont concernés.

Quels sont les pays identifiés à risque pour les voyageurs pour le virus Zika ? J’ai repris les recommandations émises par le Center for Disease Control and Prevention (CDC) des États-Unis, en novembre 2019.

En Afrique, dans certains pays, le Zika circule. Il y a deux Zika : le Zika « ancestral », qui n’a jamais posé de problème de santé publique, mais maintenant, le Zika épidémique introduit au départ de l’Amérique latine dans les îles du Cap-Vert et en Angola.

En Asie, on retrouve maintenant ce variant à peu près partout. L’Inde nous concerne au premier chef puisque les contacts culturels de personnes entre l’Inde et le reste de l’océan Indien sont tout à fait marqués. Le risque est potentiel.

Les Caraïbes, l’Amérique centrale, l’Amérique du Nord, y compris les États-Unis, les îles du Pacifique, l’Amérique du Sud mais aussi l’Europe ont connu des cas de transmission mère-enfant.

La France hexagonale est identifiée comme un pays à risque, puisqu’il y a eu des cas de transmissions interhumaines. Il n’y a pas eu, à notre connaissance, de transmission par les moustiques, mais par des personnes qui ont séjourné dans les populations à risque.

Comment se fait le diagnostic en laboratoire ? Classiquement, pour ces infections, il ne faut pas oublier que les cas symptomatiques ne représentent qu’un pourcentage faible.

Avec une contamination traditionnelle, par une piqûre de moustique, on observe, au bout d’une semaine et deux jours, l’apparition de fièvre dans des cas symptomatiques. L’une des caractéristiques est une montée très brutale des fièvres, ce qui est vrai pour la dengue ou le chikungunya, mais était beaucoup moins vrai pour Zika, et où les montées de température sont généralement brutales jusqu’à 38,5 degrés, en très peu de temps. Tout individu qui a eu une dengue, se souvient à quel moment, en quel lieu et ce qu’il faisait lors de la survenue extrêmement brutale de cette fièvre, puisque c’est tout à fait différent d’un virus grippal. Dans le cas de Zika, les manifestations sont beaucoup plus ténues et donc beaucoup plus trompeuses. Lorsque l’on commence à avoir des fièvres, on entre dans ce que l’on appelle la période virémique, où l’on va retrouver le virus dans le sang, qui peut durer entre quatre à huit jours. Grâce aux techniques moléculaires, comme l’amplification en chaîne par polymérase (polymerase chain reaction ou PCR), on est capable de faire un diagnostic, aussi bien à partir du sérum, diagnostic le plus traditionnel, mais aussi à partir du liquide céphalorachidien, du sperme et dans les urines. Souvent, on retrouve le virus dans les urines, ce qui laisserait suggérer qu’il pourrait persister au niveau rénal, sujet sur lequel nous travaillons au laboratoire. Ce virus pourrait persister dans des niches biologiques. Hormis les organes reproducteurs, on peut le retrouver aussi probablement au niveau des tubes rénaux et des reins, puisqu’on a une sécrétion permanente dans les urines. Dans le cadre du sperme, ce virus est infectieux.

L’isolement viral peut être fait dans les laboratoires spécialisés. Ensuite, dans une période plus tardive, où le virus disparaît, classiquement, on observe l’apparition d’anticorps, les premiers étant les IgM, que l’on peut capturer par les techniques ELISA (Enzyme Linked ImmunoSorbent Assay), et qui sont généralement peu spécifiques. Plus tardivement, au bout de deux semaines, on commence à voir les IgG beaucoup plus spécifiques. On est donc dans une sérologie de confirmation par des techniques ELISA qu’il a fallu développer spécifiquement sur Zika que l’on n’isolait pas jusqu’à maintenant.

Un problème se pose dans le diagnostic de Zika puisque les structures des particules virales entre Zika et la dengue, dans les régions endémiques, sont suffisamment proches pour une antigénicité croisée et pour que les diagnostics IgM et IgG soient peu fiables. Pourquoi ? Parce que les anticorps produits sur Zika sont capables de reconnaître le virus de la dengue. Dans les régions où les deux circulent, le diagnostic différentiel est extrêmement complexe, quand on utilise des méthodes standards. Les kits de diagnostic de la dengue peuvent fonctionner sur Zika et on peut avoir des interprétations de diagnostic. Hormis la PCR, qui est vraiment spécifique de dengue ou de Zika, si on est plus tardif, on peut très bien confondre une dengue avec Zika. L’introduction de Zika, dans une région endémique pour la dengue, peut être masquée. L’une des priorités, notamment de l’OMS, est donc de développer des outils de diagnostic spécifiques des deux virus pour faire un diagnostic différentiel. À l’Institut Pasteur, nous avons développé des outils assez performants, qui nous ont permis de différencier les deux virus à partir des anticorps. Cela a d’ailleurs été utilisé lors de l’épidémie en Polynésie, puisque Tahiti a malheureusement connu, sur une même période, la dengue, le chikungunya et le Zika, par vagues, en quelques mois. L’une des priorités reste tout de même le diagnostic différentiel, surtout dans le cadre des études de terrain ou pour connaître la prévalence de ces maladies dans des régions endémiques. Comme je vous le disais, une grande majorité des individus infectés sont asymptomatiques, n’iront donc pas consulter et ne feront pas d’analyse en laboratoire.

Qu’en est-il en termes de lutte ? La stratégie classique est la lutte anti-vectorielle, comme on la connaît avec les épandages ou les luttes contre les larves avec des insecticides, avec des limitations dues au fait que de nombreux moustiques ont développé une résistance à ces traitements et que l’impact écologique n’est pas négligeable.

Il existe des stratégies beaucoup plus biologiques. Des scientifiques britanniques ont développé des moustiques transgéniques. Cette méthode a été testé sur le terrain, au Brésil, pour beaucoup de vecteurs communsde Zika, de la dengue et du chikungunya, comme Aedes albopictus ou Aedes aegypti. Il existe par exemple une technologie tout à fait intéressante qui est le relargage d’insectes stériles que l’on peut irradier ou combiner avec une bactérie entomopathogène appelée Wolbachia. Cette bactérie permet, par croisement, de rendre les mâles stériles et de bloquer la reproduction.

Il faut cependant convaincre les populations de larguer des moustiques stériles dans des régions où l’on essaie de les éradiquer ; c’est un grand problème sociétal.

Cette stratégie double vise à combiner la technique de l’insecte stérile, qui est beaucoup développée par l’IRD, et la lutte par le Wolbachia, qui est développée par l’équipe « dynamique des systèmes infectieux insulaires » (DYSIIS) de Patrick Mavingui et ses collègues. Ils ont développé d’ailleurs une start-up pour mettre en place cette double stratégie. Cette lutte antivectorielle, plus biologique et plus naturelle, qui préserve l’environnement, nécessite de générer des moustiques qui soient dans l’incapacité de se reproduire.

Pour terminer, je vais vous parler du volet vaccination, puisque votre questionnaire mentionnait ce point. Où en est-on sur le vaccin ? Nous avons une priorité qui est un peu plus complexe en termes de cibles du vaccin que pour d’autres infections, y compris la dengue où la transmission par voie sexuelle ou post partum, lors de l’allaitement, comme on l’a vu pour le virusWest Nile, est moins fréquente. Dans le cas du Zika, on se retrouve dans un contexte où il s’agirait de vacciner une population à risque par rapport à une introduction du virus, soit classiquement, lors d’une transmission conventionnelle lors d’épidémies, pour bloquer l’épidémie et empêcher sa propagation. Mais nous avons aussi une cible un peu particulière : le vaccin va devoir cibler aussi le problème de la transmission à l’occasion de rapports sexuels, hors d’un contexte vectoriel, avec le risque de grossesse lorsque la transmission se fait dans les premières semaines. Les stratégies qui sont en cours de développement vont tenir compte de ces deux paramètres qui doivent être pris en compte afin d’intervenir et de contrôler.

Beaucoup de candidats vaccins ont été lancés dès 2015. Dès que le virus a atteint l’Amérique du Nord, les scientifiques américains ont monté leur task force. Ainsi, des travaux ont été faits au niveau international, avec nos collègues chinois qui ont aussi maintenant une énorme capacité en termes de logistique de recherche. Il est assez extraordinaire qu’en un ou deux ans, une étude mondiale sur le Zika ait été menée, avec des connaissances que nous n’avions pas vues, il y a dix ans, avec le chikungunya. Il avait également été mis en place un task force, mais le démarrage avait été plus compliqué. Du fait que le Zika soit arrivé en Amérique du Sud puis en Amérique du Nord, les Américains ont mis énormément de moyens, ce qui a permis une connaissance du virus assez remarquable peu de temps après son émergence. Le développement vaccinal du Zika nécessite des recherches académiques, une compréhension de la maladie et une manière de le faire.

Les candidats vaccins – il y en a deux – explorent plusieurs stratégies, développées par les différents laboratoires, selon leur stratégie propre. Soit on utilise le virus lui-même, ce que j’appelle des particules virales. On le manipule, on est capable de le manipuler par génie génétique, de le modifier, de l’atténuer par des mutations pour l’utiliser, comme le vaccin de la fièvre jaune qui était une souche virale atténuée depuis 1937. Ce sont globalement les méthodes les plus performantes en termes de vaccins. Un virus atténué va être capable de se multiplier après injection, d’induire une immunité sur le long terme et très efficace. Environ six compagnies ont lancé cette stratégie.

Un laboratoire travaille sur le virus dit inactivé. Le virus, en lui-même épidémique, est inactivé, soit par la chaleur, soit par formaldéhyde. On inocule donc un virus qui est inactivé et est donc incapable de se multiplier, mais généralement le type d’immunité obtenue est assez fugace et non de long terme.

L’autre stratégie consiste à ne pas travailler sur le virus, mais ses composés. Des parties du virus, ses antigènes pour les protéines ou d’autres, vont être intégrées dans d’autres structures qui sont capables de faire ce qu’on appelle du « delivering ». On va donc identifier des protéines, la protéine d’enveloppe et la protéine NS1, qui sont les deux grandes protéines capables d’induire une immunité protectrice, et on va les exprimer par différents vecteurs, soit par des plasmides, soit par de l’adénovirus ou le vecteur de la rougeole par exemple – solution étudiée à l’Institut Pasteur par Frédéric Tangy. On va extraire ce que l’on considère être suffisant et nécessaire pour vacciner contre le Zika, mais on va l’exprimer par d’autres virus, par d’autres composés. On est donc plus dans le contexte le Zika.

Une autre stratégie moderne, surtout développée par nos collègues américains, est appelée messenger RNA ou mRNA (acide ribonucléique messager). On récupère les acides nucléiques codants pour les composés viraux les plus importants, pour induire une immunité protectrice et on les inocule directement chez l’individu. Ils vont donc produire uniquement les protéines qui sont capables d’induire des anticorps protecteurs sur la durée. Cette méthode est connue.

Pour finir, quels sont les candidats vaccins en phase clinique 1, 2 et 3 ? Après la phase préclinique, qui est le modèle animal, dans la phase clinique 1 en termes médicaux, on va regarder la toxicité, avant tout effet protecteur. On inocule le produit, les combinaisons qui sont des systèmes dits ADN, des acides ribonucléiques messagers ou des virus atténués ou inactivés chez des volontaires et on regarde s’ils sont allergogènes, si, hormis tout phénomène de protection, les individus réagissent bien, sans effet de toxicité ou d’allergie aux composés. Certains ont passé ce stade. Ceux-ci demandent à avoir des lots GMP, « good manufacturing practices », qui sont des lots préparés spécifiquement pour une population chez des volontaires. Certains essais ont été finis il y a un an ou quelques mois. Je vous présente la liste des laboratoires concernés.

J’ai un intérêt en rapport avec la société autrichienne Themis, puisque nous avons développé ensemble un vaccin contre le chikungunya qui est en phase clinique 3. Je ne suis plus à l’Institut Pasteur, le vaccin contre le Zika a été développé bien après mon départ, mais pour Themis, je suis impliqué puisqu’à l’époque de ma présence à l’Institut Pasteur, nous avons déposé un brevet et ils ont acheté la licence. Pour le vaccin contre le Zika, je n’ai pas d’intérêt.

En termes de recherche, au sein de mon équipe « mécanismes moléculaires et cellulaires des agents biologiques infectieux » (MOCA), depuis 2015, nous avons travaillé, sur le risque d’émergence du Zika à La Réunion. Nous avons fait une vingtaine de publications autour de la thématique. Globalement, il s’agit de comprendre comment le virus réplique, comment les cellules répondent. Nous avons fait aussi des brevets qui ont été brevetés par Inserm Transfert. Notre approche originale est d’avoir caractérisé des plantes médicinales de La Réunion qui sont la pharmacologie française et nous avons pu en découvrir certaines qui avaient des propriétés antivirales contre le Zika et la dengue. Nous avons développé également, par génie génétique, un candidat vaccin vivant atténué que nous avons breveté en 2016. Nous continuons l’étude et nous espérons le développer grâce peut-être à des soutiens.

Ceci a pu se faire grâce au soutien, dès le début, du consortium ReacTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases), qui est une émanation de l’Aviesan, la fédération de l’ensemble des instituts de recherche en France autour de la santé et de la biologie, patronnée par l’Inserm présidé par Gilles Bloch. Reacting a été créé à l’initiative du professeur Jean-François Delfraissy, à présent président du Comité consultatif national d’éthique. Il a été activé auparavant lors de l’épidémie d’Ebola  ; il permet de mobiliser les équipes françaises rattachées à Aviesan et capables de réagir rapidement, afin de se mettre ensemble pour développer des moyens de lutte contre l’émergence. Ebola a été plus bel exemple, mais aussi Zika.

Nous avons également un soutien à la recherche, grâce à Inserm Transfert qui assure le transfert entre la recherche académique et la recherche et développement. Ils nous ont aidés à développer des outils de diagnostic, mais aussi des outils de vaccin.

En termes de collaboration, nous travaillons actuellement avec le Centre de recherche international en infectiologie (CIRI), à Lyon et avecl’unité mixte de rechercheD3 de l’Institut Pasteur, qui travaille sur le métabolisme. Ils ne sont pas infectiologues, mais nous partageons les centres d’intérêt. Ils sont hébergés comme nous à la plateforme Cyroi (Cyclotron Réunion Océan Indien), à La Réunion.

À l’international, nous collaborons avec la Fondation Oswaldo Cruz (Fiocruz), à Curitiba au Brésil. Un programme d’échange financé par Campus France, que l’on appelle le CAPES (Coordenação de Aperfeiçoamento do Pessoal de Nível Superior) - COFECUB (Comité français d’évaluation de la coopération universitaire et scientifique avec le Brésil) a permis d’échanger, chaque année, par des voyages multiples, avec des scientifiques brésiliens. Nous avons un programme commun que l’on appelle ziKanet, qui a été lancé dès les premiers cas. Nos collègues brésiliens nous avaient d’ailleurs informés, lors de leur venue en 2015 à La Réunion, et avaient signalé aux décideurs en France les premiers cas de Zika microcéphalie. Nous collaborons aussi avec l’université de Maryland.

En termes de financements, nous avons eu, grâce au fonds européen de développement régional (FEDER) du conseil régional de La Réunion, le financement d’un programme que l’on appelle ZIKAlert qui comprend trois axes : recherche, valorisation et formation. Un point important est la formation des jeunes scientifiques réunionnais. L’une des missions de l’unité PIMIT (processus infectieux en milieu insulaire tropical), dans le cadre de ZIKAlert, de 2018 à 2021, financé par les fonds FEDER, est de former les futurs scientifiques, virologues, virologistes, capables de se développer à La Réunion, mais probablement aussi dans les autres îles de l’océan Indien. C’est donc l’une des formations que nous faisons bien sûr sur les doctorants, les jeunes masters de l’université, mais aussi des post-doctorants que nous avons recrutés, afin qu’il y ait une pérennité de l’unité PIMIT après mon départ en 2025 et un changement d’organisation. Des jeunes seront en mesure de continuer cette aventure et seront tout à fait formés, reconnus au niveau international. Nous avons eu une reconnaissance internationale en peu d’années et elle a permis d’ancrer La Réunion comme un hub de recherche sur le Zika, mais aussi sur la dengue. Nous sommes intégrés aussi dans un gros consortium d’un programme H2020 européen qui s’appelle ZIKAlliance, coordonné à l’Inserm par François-Xavier de Lamballerie. Il comprend cinquante partenaires du monde entier, dont d’Amérique latine et d’Asie, autour du Zika et de sa surveillance.

Pour finir, voici l’ensemble de mes collègues à La Réunion. Les doctorants et post-doctorants font un travail remarquable, souvent dans des conditions compliquées dans le contexte ultramarin. Ce n’est pas facile lorsqu’on est à 11 000 kilomètres, mais nous avons su tirer notre épingle du jeu. Il y a de jeunes chercheurs qui sont tout à fait brillants et qui vont permettre d’ancrer l’infection, la microbiologie et la surveillance des maladies émergentes dont les virus qui nous concernent. Nous avons aussi des étudiants internationaux notamment du Liban.

Mme Valérie Thomas, présidente. Permettez-moi de vous remercier d’avoir retardé votre retour auprès de votre équipe à La Réunion pour pouvoir être auditionné par cette commission. Nous vous en remercions collectivement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci, professeur Desprès pour votre exposé et vos explications très claires. Toutefois, nous allons vous demander des précisions. Ma première question porte sur les personnes qui sont déjà atteintes et qui se savent malades. Quels sont les moyens de traitement actuellement disponibles ?

Vous nous avez parlé des candidats vaccins. Je souhaiterais savoir quelles sont les personnes qui pourraient recevoir ce vaccin. Vous nous avez expliqué que la majorité des porteurs sont des porteurs sains. Quand le vaccin sera disponible, est-ce que ces porteurs sains pourront être vaccinés ? Vont-ils acquérir une immunité ? Quel est l’état des réflexions actuellement ?

M. Philippe Desprès. Vos questions sont tout à fait pertinentes et je vais essayer d’y répondre à la lumière de nos connaissances actuelles. Ce sont exactement les questions qui sont posées par la communauté scientifique. Le Zika n’est pas un virus mortel. Les cas de Guillain-Barré, les formes de thrombocytopénie ou des myocardites transitoires font que ces individus sont hospitalisés, mais globalement, ces maladies ne sont pas très graves. Il n’existe pas de traitement.. Après une prise en charge pour les formes les plus sévères, les personnes n’ont jusqu’à présent – n’oublions pas que nous avons un recul de deux ou trois ans – plus de manifestations cliniques ni de séquelles.

La question que nous nous posons, après les formes aiguës, y compris d’ailleurs chez les personnes asymptomatiques qui ont été infectées sans le savoir, concerne la persistance. Quelles sont les conséquences d’une persistance du virus dans l’organisme pendant plusieurs mois ? Les rapports actuels, d’un point de vue immunologique ou clinique, montrent par exemple que certains individus masculins, qui ont une persistance du virus Zika au niveau des organes reproducteurs, sembleraient avoir des atteintes de fertilité. Des problèmes de mobilité des spermatozoïdes ou des problèmes relatifs à une activité sexuelle normale ont été observés chez certains individus. Cette persistance peut nous inquiéter. Elle est observée chez les personnes peut-être les plus déficientes. Est-elle plus générale pour les personnes qui ont été infectées, comme les jeunes ? On retrouve aussi ce virus dans les urines et peut-être dans d’autres organes que l’on a mal identifiés. La persistance sur le long terme est une question que l’on a déjà évoquée au début des années 2000, avec le virus West Nile, aux États-Unis, puisque des personnes qui ont été infectées ont eu des manifestations cliniques de type neurologique assez fortes. Il y a peut-être un risque de persistance, mais c’est encore à explorer. Est-ce que le virus peut persister y compris au niveau rénal ? Quels sont les dégâts ou les modifications ? Peut-il augmenter le risque de certaines maladies métaboliques ?

En fait, on a deux temps. Dans le cas d’une infection chronique aiguë, pour les individus symptomatiques, je pense qu’une gestion médicale peut être faite et que l’on arrive à gérer. Est-ce qu’il y a une persistance pour ces personnes qui ont des formes cliniques, qui ont eu le virus ? Cette persistance existe-t-elle aussi chez les individus asymptomatiques qui ne savent pas qu’ils ont été infectés ? C’est une question que se pose la communauté scientifique. Il faut donc développer des outils diagnostics tout à fait particuliers, des suivis de population.

La question se pose également pour les enfants concernés par le syndrome congénital de Zika. Même si la mère a été diagnostiquée atteinte par le Zika, par sérologie, ou a présenté un risque pendant les premiers mois de grossesse, 70 % des enfants n’ont pas été affectés à la naissance ; mais nous les voyons, quelques semaines ou quelques mois plus tard, au bout d’un an ou deux, manifester des signes cliniques, soit des problèmes d’épilepsie, soit des problèmes de retard de croissance, y compris au niveau du cortex. Ceci amène à envisager cette maladie plus sur le long terme, sur une chronicité, que sur les formes cliniques. Mais la virologie m’a appris qu’il n’y a pas d’affirmation et qu’il faut être extrêmement prudent pour deux raisons. Le virus Zika, à notre connaissance, ne provoquait rien jusqu’en 2007 et il était en évolution. Mais je ne sais pas dans le futur ce qui va se passer, je n’ai aucune certitude. Actuellement, les questions qui se posent sont relatives aux formes cliniques ou à la prévention de la chronicité. Ce virus peut persister, aussi bien au niveau du tractus vaginal qu’au niveau des glandes séminales.

Cela pose un problème dans la mise au point d’un vaccin contre le Zika. Les stratégies en tiennent compte et les essais qui ont été faits – il y a des travaux remarquables en Chine ou aux États-Unis – consistent à reproduire des modèles expérimentaux de transmission, au niveau des souris, mais aussi au niveau des primates, pour voir si la vaccination peut bloquer la transmission après un contact sexuel. Cela fait partie des modèles pour tester l’efficacité parce que la cible va être de protéger la jeune femme enceinte d’un risque de contamination pendant les premières semaines ou d’éviter que le sperme en lui-même une source de contamination.

Le premier cas répertorié de transmission sexuelle du Zika avait été fait aux États-Unis, dans le début des années 2000. Un Américain, qui travaillait pour une organisation non gouvernementale (ONG) en Afrique, est rentré aux États-Unis et sa femme a attrapé le Zika. Nos collègues américains du Center for Disease Control and Prevention (CDC) à Fort Collins, ont examiné et observé que la seule possibilité, était que son conjoint avait attrapé le Zika et luiavait transmis, lors de rapports sexuels, après son retour de voyage. Il avait été dit que la transmission sexuelle de ces virus, qui sont d’abord des virus transmis par les moustiques, était un peu anecdotique, mais finalement, le Zika n’était pas dans ce cas. Pourquoi ce virus Zika peut-il être transmis sexuellement ? Probablement parce qu’il se maintient dans des organes immuno-privilégiés où il n’a pas une stratégie particulière. Cela a été constaté avec le chikungunya à l’occasion de greffe oculaire, parce que le virus se maintenait au niveau des yeux et que ce sont des endroits où la réponse immunitaire n’a pas d’accès. En fait indirectement, ce virus persiste dans des régions où la réponse immunitaire protectrice a peu d’accès ; elle va tolérer le virus ou le virus se maintiendra parce qu’il ne sera pas contrôlé. Cela occasione de nouvelles maladies, des maladies neurodégénératives ou des maladies tout à fait nouvelles. Le décalage entre la réalité médiatique d’une épidémie et les conséquences à termes oblige à être extrêmement prudent. C’est bien plus tard, un an ou deux après, que ces questionnements commencent à se poser.

Le vaccin pose effectivement des questions. Qui vacciner ? Quelle cible ?

Le consensus est qu’en population générale, il faudrait vacciner peut-être les femmes qui ont un projet de grossesse ou au tout début de grossesse, mais il ne faut pas non plus que le vaccin en lui-même soit porteur d’un problème. Vous voyez donc les challenges. Nous aurons peut-être plusieurs vaccins, qui seront différents, selon les cibles. Chez la femme enceinte, nous aurons peut-être les vaccins les plus neutres. Les vaccins dits ADN ou les protéines recombinantes, qui ne présentent aucun risque, seront peut-être privilégiés, mais ce sont globalement des vaccins qui ne donneront pas une immunité sur le long terme. Pour le long terme, nous aurons peut-être plutôt des vaccins classiques, virus atténué ou autres, capables de protéger sur la durée. Est-ce qu’on va cibler aussi les populations de jeunes adolescents ? Tout ceci est en discussion. Il y a énormément de candidats, mais il y aura peut-être des cocktails de candidats vaccins pour répondre à différentes questions, sachant qu’aujourd’hui, nous travaillons sur les données actuelles et que ce virus va peut-être réapparaître avec de nouveaux tableaux cliniques où il faudra s’adapter.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je voulais revenir sur les moustiques et parler de géographie. Est-ce que ces moustiques Aedes ne se répandent que jusqu’à une certaine altitude ? Vous êtes à La Réunion et vous avez évoqué l’Ouganda, qui est assez montagneux, ou la région du Grand Rift.

M. Philippe Desprès. Vous avez tout à fait raison. Aedes aegypti est vraiment un moustique périurbain. Ce moustique se retrouve en Afrique de l’Ouest, dans les régions silvatiques, mais ce virus vit en proximité de l’Homme. Globalement, les épidémies de dengue constatées en Amérique du Sud ou en Asie du Sud-Est sont des épidémies urbaines. Il n’y a pas de réservoirs chez les singes et la transmission se fait entre l’Homme et l’Homme via le moustique Aedes aegypti. Que les épidémies soient à Rio de Janeiro ou à Manille, l’Aedes aegypti vit en promiscuité avec l’Homme. Il est donc tout à fait adapté à l’Homme, et on le retrouve peu dans des régions à moindre densité humaine. Les épidémies massives, qui concernent des millions de cas, sont liées à une adaptation du moustique Aedes aegypti qui est le vecteur de la fièvre jaune, de la dengue et du Zika.

Aedes albopictus, qui est souvent un vecteur peu moins compétent, a une propriété autre qui est beaucoup moins sympathique pour nous. Il est beaucoup plus résistant à des températures plus faibles – jusqu’à 15 degrés – et nous pouvons le retrouver jusqu’à 1 500 mètres d’altitude. Ce moustique, qui vient de l’Asie, s’est propagé dans l’ensemble des continents, du fait des activités humaines, des voyages, des trafics, de la globalisation. Cela a été l’une des raisons de l’épidémie de chikungunya à la Réunion. Quand l’Aedes aegypti a été éradiqué, dans les années 70, en même temps que le moustique vecteur de la malaria, l’anophèle, Aedes albopictus s’est introduit dans des régions, par les voyages, les transports maritimes et les contacts. Il s’est trouvé être un très bon vecteur du chikungunya, alors que celui-ci, qui venait de façon épidémique d’Afrique, n’était pas adapté à albopictus. Nous avons eu une première épidémie en 2004 ; puis en 2005, nous avons eu une flambée inattendue parce que le virus s’est adapté à Aedes albopictus avec une seule mutation. Tout est donc en évolution. Aedes albopictus prend maintenant le dessus pratiquement partout dans le monde. C’est un moustique invasif qui concerne la France continentale, puisque nous avons suivi sa progression à partir de l’Italie où il est passé par le tunnel du Fréjus. Nous avons commencé à le retrouver à Menton, à partir de 2007-2008. Le suivi épidémiologique du moustique correspondait parfaitement aux axes autoroutiers :il était transporté par les camions. Dans les projections du Centre européen de prévention et contrôle des maladies, comprenant les modifications climatiques, l’Aedes albopictus pourrait aller jusqu’en Europe du Nord. Il est présent maintenant en région parisienne. Avec lui, potentiellement, des maladies tropicales vont survenir y compris en France métropolitaine, où on commence à voir des cas autochtones, sans que les personnes infectées aient voyagé dans les zones endémiques. On retrouve maintenant Aedes albopictus en Afrique et dans l’océan Indien. Ce moustique est extrêmement agressif, même si initialement, il n’était pas le meilleur vecteur. Il va donc falloir lutter contre les deux vecteurs, mais nos collègues disent qu’en Afrique de l’Ouest, Aedes albopictus, qui est arrivé, prend le dessus sur Aedes aegypti en termes de propagation, puisque le premier est relativement résistant, même à la lutte antivectorielle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment expliquer l’apparition des cas autochtones de Zika dans l’hexagone et non pas à La Réunion ni à Mayotte ? Cela signifie-t-il que ces deux territoires sont particulièrement efficaces dans la lutte contre les vecteurs ?

M. Philippe Desprès. C’est une question difficile. À La Réunion, deux personnes ont été infectées dans la période 2016-2017. Elles travaillaient pour des compagnies aériennes, elles étaient fébriles ; elles y ont tout de suite pensé et se sont mises elles-mêmes en quarantaine. À Mayotte comme à La Réunion, nous sommes confrontés à des problèmes de dengue ;il faut rester prudent. Si on a une introduction de Zika, les formes cliniques sont très confondantes. À La Réunion, nous sommes maintenant à plusieurs dizaines de milliers de cas, mais nous n’avons que 20 % de cas symptomatiques et 80 % de cas asymptomatiques. À partir du sérotype 2 qui a été introduit des Seychelles, nous avons maintenant d’autres sérotypes qui peuvent amener des conséquences sur des formes sévères. Si nous avons une introduction de Zika, il peut être confondant dans des signes cliniques. En cas d’épidémies, les gens ne vont pas forcément consulter, y compris en Mayotte, et pensent qu’ils font une dengue. Si le Zika est là, dans les régions où il y a une co-circulation des arbovirus – dans l’océan Indien, il n’y a pas que la dengue, il y a aussi le West Nile – il va falloir faire des études de prévalence, avec les outils les plus sophistiqués possible ; c’est l’une des priorités que l’on essaie de lancer, Le diagnostic classique est extrêmement confondant. Pour faire un diagnostic de forme aiguë, on peut faire une amplification en chaîne par polymérase (polymerase chain reaction, PCR). La personne est malade, on le voit, mais il faut penser à préciser le diagnostic. Sinon, il faut voir la circulation.

Je peux vous donner un exemple. Nous avons travaillé avec nos collègues en Pacifique Sud où existe un « cousin » du chikungunya qui s’appelle le virus de Ross River, qui est en Australie. Nous avons fait, grâce à nos outils, une étude générale de la circulation de ce virus. La majorité de la population de Tahiti était séroconvertie pour le Ross River, alors qu’il n’y avait aucun signe clinique.

Il y a deux possibilités de faire une telle étude systématique. À La Réunion, cela a été lancé par mes collègues responsables d’unité Patrick Mavingui et Olivier Meilhac, avec, on l’espère, le soutien du conseil départemental. On peut faire une étude soit à partir des donneurs de sang, une population que l’on peut suivre à partir d’une sérologie, soit à partir d’une population à La Réunion, avec une populationun peu plus générale qu’en ciblant les donneurs de sang, qui appartiennent à une tranche d’âge et sont volontaires. L’idée est d’avoir une cohorte qui permettrait de voir quel type de virus circule : le Zika est peut-être là, mais on l’a peut-être confondu et il ne pose pas de problème. Le Zika circule aussi en Afrique australe, mais l’hôte ne s’est peut-être pas implanté, on n’en sait rien. Et à partir de là, il faut prendre en compre l’incidence de la comorbidité et des problèmes des maladies métaboliques, comme le diabète. Nous voudrions savoir ce qu’il en est en termes de diabète, en termes de problèmes spécifiques, surtout insulaires, de l’océan Indien, par rapport aussi aux risques de propagation, de diffusion et de persistance. Les questions seront peut-être différentes de celles des pays occidentaux ou en France continentale et devront être adaptées.

En résumé, je pense que l’une des priorités d’intervention serait de savoir ce qui circule actuellement : cela ne peut être fait que par la sérologie et avec des outils suffisamment performants, ce que l’on pense pouvoir disposer. C’est une volonté politique, en termes de moyens, une coopération avec les différentes agences. Ensuite, nous voudrions tirer profit de ces populations pour faire une étude un peu plus globale de l’incidence de ces maladies, dans un contexte de comorbidité par rapport à des maladies du métabolisme ; comme vous savez, le diabète est un problème très important dans l’océan Indien.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous de l’organisation de la recherche en France sur les arboviroses ? Est-elle efficace ? Existe-t-il suffisamment de centres de recherche spécifique consacrés à la recherche médicale sur les maladies vectorielles, ainsi que sur les modes de transmission ? Quelles seraient vos préconisations ?

M. Philippe Desprès. Il existe des leviers au niveau français, qui sont d’ailleurs reliés à ceux existants aux niveaux européen et mondial. Les virus et les maladies n’ont pas besoin de passeport ni de visa. On ne peut imaginer qu’un seul pays puisse juguler une épidémie. Avec le coronavirus, on s’aperçoit que la coopération internationale est nécessaire, elle n’est même pas une option. Dans le cas des arboviroses qui ne nous concernent plus, qui ont été un prototype et qui ont été mis aussi en perspective dans le cas d’Ebola, nous avons REACTing, qui est d’ailleurs actuellement impliqué sur les questionnements liés au coronavirus, qui a été aussi impliqué pour Ebola, de telle façon qu’autour de la table, les spécialistes, mais aussi les décideurs politiques, puissent être informés et avoir des correspondants. C’est une décision politique, prise il y a une dizaine d’années, de regrouper autour de la table les différentes agences impliquées, les structures universitaires, hospitalières, de recherche, autour de ces questions de santé publique.

En France, il y a beaucoup dagences et de structures. Ce nest pas un scoop de dire que souvent, il y a beaucoup de compétition. La compétition nest pas toujours nécessaire, mais cest un peu le système qui le veut. Lune des recommandations serait de renforcer ces dispositifs qui existent, comme REACTing, qui sont des lieux de rencontre où il y a une concertation et un mode daction, où nous pouvons agir au niveau français, au niveau européen et au sein des organisations internationales comme lOMS, qui a mis en place le réseau mondial dalerte et daction en cas dépidémie (global outbreak alert and response network, GOARN) et lOrganisation panaméricaine de la santé afin de travailler ensemble. Je pense que nous avons des leviers, mais ces leviers méritent dêtre développés.

En termes de centres de recherche, il faudrait peut-être donner encore plus de moyens à l’ultramarin. La structure que nous avons créée, PIMIT, que nous a demandé de porter Patrick Mavingui, était un prototype de ce qui était voulu par Aviesan et indirectement par REACTing. Il s’agit d’implanter, directement sur les lieux d’émergence, des équipes mixtes métropolitaines et locales, pour être capable d’interagir le plus rapidement possible. Jusqu’à présent, les territoires ultramarins étaient peu mis en valeur et généralement, ils étaient là pour fournir les échantillons cliniques envoyés en métropole. On perdait alors toute la richesse et l’intervention sur place. Notre unité mixte de recherche PIMIT est un prototype, un noyau très important où nous pouvons associer les acteurs locaux, y compris les universités en termes de formation, pour être en mesure de créer, y compris sur place, des équipes de renommée internationale et d’agir en amont dans les veilles. Les zones tropicales sont les zones d’émergence. Que ce soit en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, en Guyane française, dans les Antilles, en Guadeloupe et Martinique, que ce soit à la Réunion ou à Mayotte, la France apporte beaucoup au niveau européen et l’Union européenne nous soutient beaucoup, puisque nous sommes des sentinelles/ Mais se limiter à des sentinelles, comme on le fait habituellement, serait un peu dommageable. Je pense qu’on a les moyens. Il faut convaincre des jeunes talents de venir dans les territoires ultramarins. Nous avons également à La Réunion un foyer de jeunes tout à fait remarquables, qui ont été formés ou que nous formons. Certains ont fait leurs études en Europe, d’autres ont fait aussi des études post-doctorales aux États-Unis. Ils ont fait l’effort de revenir, étant donné la perspective de pouvoir développer leurs acquis et leurs connaissances. Je crois que l’avenir est là, d’avoir localement des équipes de renommée internationale, en s’appuyant sur des structures telles que REACTing. Mon expérience de La Réunion, au bout de cinq ans, me permet de dire que c’est vraiment une priorité. Il serait dommage que la Nation ne donne pas tous les espoirs à ces jeunes que l’on a formés et qui sont remarquables.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous avons compris le message et vos préconisations. Vous nous avez expliqué que vous bénéficiez de fonds FEDER. À quelle hauteur ? Est-ce que vous pensez qu’ils sont suffisants ? Est-ce que vous bénéficiez aussi de financements internationaux privés, comme ceux de la Fondation Bill & Melinda Gates ? Si oui, est-ce que vous en bénéficiez vraiment et à quelle hauteur ? L’Agence nationale de la recherche (ANR) considère-t-elle ce type de recherche comme prioritaire ?

M. Philippe Desprès. Le conseil régional de La Réunion a accepté, dans le cadre de la stratégie nationale pour la biodiversité, d’apporter des financements des fonds FEDER pour la période 2015-2020. Nous ne savons pas pour les années à venir. Il avait accepté de mettre une partie d’une enveloppe dans l’aide à la recherche. Nous avons donc pu déposer des projets. Ce sont des enveloppes tout à fait intéressantes qui ont été mises à disposition, même si elles sont très complexes, pour la région Réunion, à mettre en place, parce qu’elle n’avait pas une habitude d’évaluation de projets de recherche. Ils étaient plus habitués à financer des projets de travaux publics, comme actuellement la route du littoral, qu’à financer des programmes de recherche en biologie moléculaire. Il a fallu qu’ils s’adaptent, mais maintenant, c’est fait. Par exemple, le programme ZIKAlert a été financé sur le Zika, avec trois volets, dont un volet recherche et un volet recherche et développement. L’une des règles d’utilisation des fonds FEDER est que nos recherches doivent permettre de déboucher sur une plus-value, y compris au niveau local ; cela ne peut être uniquement de la recherche fondamentale. Nous avions donc ce triptyque : étudier le virus, mais développer des candidats vaccins, ce que nous avons fait, ainsi que la formation. Cette enveloppe était d’environ 700 000 euros, ce qui est une somme importante.

Mais se posent toujours les problèmes ultramarins que je voudrais soulever aussi. Dans notre cas, nos commandes de réactifs et de produits passées à l’international sont sujettes à l’octroi de mer. Il y a un surenchérissement de tout ce que l’on commande d’environ 50 %. On divise ainsi par deux les équipements par rapport à la métropole. Cette question de l’octroi de mer est extrêmement sensible et dépasse nos problèmes de scientifiques, mais nous regrettons que la commande de réactifs biologiques pour nos travaux soit assujettie à un octroi de mer, surtout qu’il s’agit, à la base, de protéger la production locale et dans ce cas, le risque est quand même très limité. C’est un problème qui est beaucoup plus global, mais que je tiens à souligner.

Les financements sont importants. À PIMIT, nous avons eu de deux à trois millions d’euros sur différents projets, aussi bien sur la leptospirose que sur le suivi de nouveaux virus dans le cadre des chauves-souris. Quatre ou cinq programmes sont financés par la région ou les fonds du programme Interreg, puisqu’ils sont en collaboration avec Madagascar, Mayotte ou les Seychelles.

Parmi les grands bailleurs de fonds, je vous ai cité le programme Horizon 2020. Au niveau de lUnion européenne, nous sommes partenaires du programme ZIKAlliance qui a cinquante partenaires dans le monde et qui est piloté par lInserm. Nous sommes partie prenante pour une partie du projet autour du Zika. En termes de financements de lANR, nous avons eu la visite des représentants de lAgence qui ont fait le tour de France et nous avons pu évoquer les difficultés, pour nous, de soumettre des projets ANR. Sans faire la langue de bois, il est très difficile pour nous, en tant quultramarins, de soumettre des projets qui sont en compétition avec ceux de très grandes structures métropolitaines. Lorsque les représentants de lANR nous ont présenté la répartition des financements en France, nous avons pu constater que la région parisienne absorbe 75 % des financements. Nous navons pas plus de financements ANR à La Réunion que nous en avons dans certaines régions de France. Cest un problème global dune réorientation ; ils en sont conscients. Je leur avais suggéré de faire des appels doffres un peu orientés vers lultramarin.

On nous demande, à 11 000 kilomètres, de monter des recherches, des programmes, d’être au niveau international, mais il faut nous aider un peu, puisque nous avons un contexte de recherche qui n’est pas celui que l’on peut retrouver dans les grands axes comme la région parisienne, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, la région de Toulouse ou de Bordeaux. On est un petit territoire, comme à Mayotte ou aux Antilles. On ne demande pas un fléchage, mais une certaine colorisation. En matière financière, on peut toujours trouver, mais ce sont aussi les jeunes que l’on forme. Que ce soit aux Antilles, à Mayotte, en Polynésie, il y a des jeunes formés, mais il faut les aider à trouver des postes. Nous demandons bien sûr de garder l’excellence et la sélection. Je crois qu’il serait très dommageable de faire des exceptions, mais il faut peut-être avoir une oreille ou un regard un peu plus attentif, avec des parcours qui sont pour nous remarquables, mais qui sont dans la moyenne haute de ce que l’on peut retrouver en métropole. C’est une décision, à mon avis, politique que l’on a évoquée ouvertement.

Les grands bailleurs de fonds internationaux, comme la Bill & Melinda Gates Foundation, nous n’en sommes pas là. Je l’espère dans le futur ; nous avançons étape par étape. Une équipe qui a été créée il n’y a cinq ans arrive seulement à avoir une reconnaissance internationale. Nous avons publié énormément, nous sommes dans des instances.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Selon vous, quelle est l’échelle pertinente pour une politique de lutte et de prévention contre les maladies vectorielles ?

M. Philippe Desprès. Ces maladies sont complexes du fait qu’il y a beaucoup de partenaires, beaucoup de contingence. La problématique est un peu la même que pour le coronavirus. Ces virus, que l’on appelle zoonotiques, ont un réservoir animal, avec des vecteurs de transmission. Il n’est donc pas possible qu’une seule structure soit en mesure de répondre globalement. Cela demande une synergie qui pourrait d’ailleurs peut-être être à la base, dans le futur, d’une agence spécifique des arboviroses ; ce serait peut-être un futur idyllique. Cette agence regrouperait des personnes travaillant sur le vecteur, des personnes spécialistes du pathogène, des spécialistes de la clinique, capables de comprendre la physiopathologie, capables de comprendre le diagnostic et la vaccinologie.

Dans le futur, des structures de taille européenne pourraient être capables d’interagir ou de travailler ensemble sur ces différents volets. On ne peut séparer l’ensemble puisque les questions sont complexes et multiples. Nous sommes toujours en retard, du fait que ces virus évoluent. Je ne sais pas d’où viendra la prochaine émergence après le Zika. La première était le virus West Nile, suivie de Zika dix ans plus tard. Dans les cinq prochaines années, quel sera le suivant à apparaître ? Je ne sais pas. Nous avons des petits candidats, comme le virus Usutu, qui semblent se manifester, puisque nous le trouvons en Europe maintenant. Cela veut dire aussi une gestion de la globalisation de l’économie, des échanges. L’exemple du coronavirus montre à quel point ces solutions sont extrêmement complexes à résoudre et ne peuvent pas l’être uniquement par les scientifiques ou les spécialistes. Cela doit être intégré dans une politique globale, ce que l’on faisait à l’époque où j’étais au conseil national de la recherche. Cela doit se faire en partenariat avec les agences de santé. Il faut apprendre à se connaître, à dialoguer, à préparer des stratégies. Vous avez tout à fait raison.

Je pense que les prochains enjeux seront d’avoir ce que l’on appelle maintenant le One Health, qui est un très beau terme, mais qu’il faut désormais mettre en perspective. C’est un énorme chantier et il nécessite d’avoir de jeunes scientifiques formés qui s’intègrent dans ce dispositif, qui est un peu différent des dispositifs de la seule excellence académique, telle qu’elle est prônée, un peu trop peut-être. Nous avons maintenant des difficultés à avoir des scientifiques intéressés par ces globalisations, à répondre à des problèmes de santé publique, puisque l’on privilégie beaucoup l’excellence. C’est très bien, mais tout ne se résume peut-être pas uniquement à l’excellence.

Mme Valérie Thomas, présidente. Le message est bien passé. Nous vous remercions.

M. Philippe Desprès. Madame la Présidente, mesdames, messieurs les membres de la commission d’enquête, je vous remercie beaucoup de m’avoir accueilli et de m’avoir écouté. Je vous souhaite une bonne continuation dans vos travaux et je reste à votre disposition.


4.   Audition du Pr Fabrice Simon, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM Marseille), membre de l’unité de recherche sur les virus émergents (INSERM-IRD) et expert consultant sur le chikungunya pour l’OMS (13 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous recevons M. Fabrice Simon, membre de l’unité mixte de recherche Virus émergents Inserm – Institut de recherche pour le développement (IRD), expert consultant sur le chikungunya auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Je vous rappelle que les auditions des commissions d’enquête sont publiques et que par conséquent elles sont ouvertes à la presse et sont disponibles en direct et en différé sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vais donc vous passer la parole pour une intervention liminaire de l’ordre d’une dizaine de minutes, qui précèdera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Nous avons l’habitude de demander lors des commissions d’enquête de déclarer les intérêts, publics ou privés, de nature à influencer vos déclarations. Je vous remercie de nous avoir déclaré une activité ponctuelle rémunérée de consultant pour le laboratoire Sanofi depuis 2015, une activité ponctuelle rémunérée de consultant pour le laboratoire Valneva de 2016 à aujourd’hui et, enfin, une activité ponctuelle rémunérée de consultant pour l’OMS et l’Organisation panaméricaine de la santé depuis 2010, toutes ces activités ayant un lien bien évidemment avec votre expertise.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

Fabrice Simon prête serment.

M. Fabrice Simon. Je vais d’abord me présenter. Je suis médecin militaire ; je travaille dans le service de santé des armées depuis maintenant 37 ans, j’ai une activité de soignant. J’ai d’abord été généraliste pendant six ans, en France et en Afrique, ce qui m’a confronté à la réalité de la médecine tropicale, du paludisme et des maladies vectorielles. Puis, en 1995, je me suis réorienté pour devenir infectiologue hospitalier. J’ai donc été formé à Paris. J’ai ensuite exercé pendant deux ans à Djibouti avant de revenir à Marseille à l’hôpital militaire Laveran. J’ai donc été spécialiste de maladies infectieuses et de médecine tropicale au profit des forces armées françaises, ainsi que pour la patientèle civile se présentant à Djibouti ou à Marseille. J’ai été chef de service du service des maladies infectieuses à l’hôpital Laveran, en ayant une activité triple de clinicien, d’enseignant et de chercheur puisque j’ai passé l’agrégation de l’École du Val-de-Grâce. De 2010 à 2019, j’ai été consultant national pour les maladies infectieuses et tropicales dans les armées. Pendant deux ans, de 2018 à 2019, j’ai avec d’autres collègues construit et dirigé un groupe de travail sur l’ensemble des infections concernant les forces armées, allant du risque au soin, à la prévention et à la réparation pour permettre d’élaborer un plan stratégique pour les armées. Je suis actuellement en train de m’organiser pour quitter le service de santé des armées et avoir une deuxième carrière professionnelle dans le secteur civil.

Je me propose maintenant de vous exposer l’historique du chikungunya tel que j’ai eu la chance de le vivre. Nous vivons quelques émergences comme celle-là dans notre carrière d’infectiologue. Au début de mes études, c’était le sida. Le chikungunya est arrivé ensuite et j’ai eu, avec d’autres, l’occasion de travailler sur cette maladie. Je vais essayer de vous faire vivre cette histoire et de vous expliquer où nous en sommes aujourd’hui.

En 1990, j’étais à l’Institut de médecine tropicale du Pharo à Marseille pour ma spécialisation et j’ai eu à cette époque plusieurs cours sur les arboviroses dans cette école. Le chikungunya représentait globalement cinq à six lignes dans ces cours. Le seul avantage est que cela m’a permis de comprendre que cela faisait mal et que cela donnait de la fièvre. À l’époque, cela s’appelait un syndrome algo‑fébrile. C’est tout ce que l’on en disait et cela m’a permis simplement d’apprendre l’orthographe du mot.

Pendant quinze ans, je n’ai jamais plus entendu parler du chikungunya. C’est en 2005, alors que j’étais à l’hôpital Laveran, que nous avons vu apparaître des cas qui venaient de l’archipel des Comores. Il s’agissait de cas de fièvre, qui n’étaient pas du paludisme comme nous en avions l’habitude, et il s’est avéré qu’il s’agissait des premiers cas de chikungunya importés de l’archipel des Comores, de Mayotte et des autres îles. Nous avons donc signalé à l’Institut national de veille sanitaire cette alerte pour savoir s’il y avait un risque d’implantation dans notre région. Nous étions au mois de mars, en 2005. Il y avait très peu de risques. Après réunion, nous avons décidé qu’il n’y avait pas de stratégie particulière à mettre en place localement à Marseille, ce qui était à mon sens parfaitement légitime.

Durant lété, nous avons vu quelques cas ponctuels qui venaient de La Réunion, de Mayotte, des Comores, donc quelques cas importés. Les gens avaient cette présentation clinique que nous ne connaissions pas, cest-à-dire quils avaient eu de la fièvre et étaient souffrants de choses bizarres : mal un peu partout, des choses difficiles à expliquer et pas véritablement de signes objectifs. Nous voyions que quelque chose de nouveau apparaissait. Par la suite, le nombre de cas a un peu augmenté et la vague épidémique est arrivée à Mayotte et à lîle de La Réunion en 2006 véritablement, une énorme vague épidémique qui a fait jusquà 45 000 nouveaux cas par semaine lors du pic épidémique à La Réunion, ce qui est énorme.

Cela a entraîné une énorme désorganisation sanitaire, une crise sanitaire et sociale. C’est à cette période que les décisions gouvernementales ont demandé une équipe du service de santé des armées (SSA) en particulier, mais il y en a eu d’autres, pour venir renforcer les médecins et infirmiers des structures sanitaires locales qui étaient en souffrance, sachant qu’un soignant sur trois a été malade à cette période, il faut garder cette idée en tête. Ces gens qui souffraient continuaient à travailler et s’épuisaient.

En même temps que ce renfort sur l’aigu, nous continuions de suivre les malades chroniques. C’était vraiment quelque chose de tout à fait nouveau, totalement discordant par rapport à l’expérience que nous avions de la dengue. La dengue est une maladie aiguë suivie d’un peu de fatigue. Il existe d’autres maladies infectieuses qui, de la même façon, « fracassent » lors de la période aiguë, mais débouchent sur une bonne récupération ensuite. Là, ce n’était pas le cas : nous avions l’impression que cette maladie était en quelque sorte une « double maladie », avec une double peine, voire une triple peine puisque, et c’est malheureusement encore un peu le cas aujourd’hui, les patients étaient désemparés face à une espèce de vide en termes de prise en charge médicale.

Prenant en compte ces éléments, le service de santé des armées a débloqué un budget pour suivre les gendarmes qui étaient infectés à La Réunion. Il y a eu une centaine de gendarmes malades sur les sept cents environ qui étaient présents. Un suivi de cette cohorte a été organisé à six mois, à deux ans et à six ans, en comparant les infectés et les non infectés. Cela a permis d’attester de l’existence de manifestations chroniques qui persistaient au-delà d’un an et de deux ans. Jusqu’à la moitié des adultes se plaignaient encore de douleurs, de raideurs ou d’œdèmes. C’était l’élément principal : notre surprise a été grande, quand nous avons poussé l’étude jusqu’à six ans, de voir la persistance de ces manifestations articulaires par rapport aux non infectés. La fatigue, les céphalées – maux de tête – et les éléments dépressifs étaient beaucoup plus marqués chez les gens qui avaient eu le chikungunya que chez ceux qui ne l’avaient pas eu. Nous avions un comparatif en quelque sorte et c’est vraiment quelque chose qui nous a surpris. Le début de la maladie est un rhumatisme aigu, une fièvre aiguë. Le patient est impotent, il ne peut plus bouger. Après, cela continue, il a mal partout. Ceci a un impact sur le long terme, en termes de symptômes généraux ; la qualité de vie est altérée.

Parallèlement à ces études autour des gendarmes, nous avons également conduit des études pour essayer de mieux comprendre les faits, en collaboration avec nos collègues rhumatologues civils de Saint-Denis-de-La-Réunion. Nous avons contribué à identifier les profils cliniques de ces malades chroniques, parce que c’est bien de constater que les gens ont mal, mais c’est mieux de comprendre de quoi ils souffrent.

Nous avons trouvé deux aspects. Un aspect est extrêmement fréquent, le plus fréquent probablement : de l’ordre de 90 à 95 % des gens ont des troubles musculosquelettiques multiples, des tendinites, des douleurs à l’insertion, des contractures musculaires. Cela concerne la majorité des gens avec la souffrance qui accompagne ces troubles. Il existe de plus un tout petit contingent de plus malchanceux encore qui sont susceptibles de développer un rhumatisme inflammatoire chronique comme la polyarthrite rhumatoïde.

Ces travaux scientifiques nous ont fait accorder une certaine expertise en matière de soins et de formation. C’est dans ce contexte qu’en 2010, j’ai été contacté par l’Organisation panaméricaine de la santé qui étudiait un plan de préparation et de réponse pour les Amériques. Elle anticipait dès 2010 la venue du chikungunya sur le continent américain. J’ai eu l’occasion de travailler avec plusieurs équipes pour mettre en place le document qui allait servir dans les années qui suivent et d’aller prodiguer un enseignement au Brésil l’année précédant l’arrivée du chikungunya.

En 2013, le chikungunya est arrivé à Saint-Martin et s’est ensuite étendu aux Caraïbes et à l’Amérique continentale. Cette épidémie aura finalement fait plus de deux millions de cas et continue à circuler actuellement au Brésil.

Les symptômes aigus et chroniques ont été confirmés. Nous avons maintenant plus de données sur l’incidence de la mortalité. Les données brésiliennes et les données colombiennes montrent que la mortalité est supérieure à celle de la dengue, ce qui est une nouveauté. Elle se rapproche de la mortalité de la grippe saisonnière, donc de l’ordre de 1‰, voire plus dans certains pays moins développés que la France. On pensait que c’était une maladie aiguë, qui n’emportait que les patients les plus fragiles. Par ailleurs, la chronicité a tout autant été avérée, avec une autre souche. Ce sont quasiment les mêmes caractéristiques que celles observées à Mayotte et à La Réunion.

Le service de santé des armées a été sollicité également pour cette épidémie lors de son arrivée dans les départements français des Amériques. Il a envoyé un renfort épidémiologique à Saint‑Martin en début d’épidémie. Une de mes élèves est allée renforcer le centre hospitalier universitaire (CHU) de la Martinique pour organiser une filière de soins multidisciplinaires, aigus et chroniques, et contribuer à la mise en place de recherches de description. Nous étions bien dans la description, pas dans l’opérationnel ni dans la recherche clinique avec des essais thérapeutiques. C’est malheureusement un retard.

Voilà la situation en 2014. C’est à l’été 2014 que la direction générale de la santé a saisi la société de pathologie infectieuse de langue française, en demandant la rédaction de recommandations nationales pour la prise en charge des cas. Ceci a été réalisé dans un délai assez court, en trois mois et demi, grâce à une vingtaine d’experts qui ont mis en place des recommandations de bon sens. Il s’agit de consensus d’experts, et non pas de recommandations basées sur des données dures d’essais cliniques, puisque nous n’en disposons pas. Ces recommandations étaient les premières qui arrivaient sur le marché mondial. Elles ont été reprises en espagnol, en anglais, puis diffusées et utilisées largement.

Elles comportent cinq piliers pour la prise en charge des cas chroniques en tout cas. Pour l’aigu, ce n’est pas très difficile et il n’y a pas de prise en charge spécifique : il n’y a pas d’antiviral, il s’agit plutôt de la gestion de la défaillance des organes. Pour les cas chroniques, nous recommandons une bonne identification des manifestations cliniques de façon à savoir dans quelle situation se trouve le patient. S’agit-il de troubles musculosquelettiques, de rhumatisme inflammatoire chronique ? Après ce bon examen clinique et cette bonne catégorisation, nous nous appuyons sur des antalgiques, des anti-inflammatoires et sur de la kinésithérapie. C’est ce dernier point qui a été extrêmement novateur. Les cas complexes sont orientés vers des niveaux supérieurs de rhumatologues, d’internistes ou autres. Les recommandations n’ont pas évolué depuis 2014, aucune donnée nouvelle n’ayant révolutionné ce champ.

Le point qui est apparu après ces recommandations est que les hôpitaux sont régulièrement sollicités, que ce soit à La Réunion, à Mayotte, à Pointe-à-Pitre, à Fort-de-France ou à Cayenne. L’hôpital est sollicité dans ce contexte épidémique mais uniquement pour l’aigu. Finalement, la gestion des cas chroniques n’est pas appropriée à l’hôpital, parce qu’il y a un tel volume de personnes atteintes que ces patients restent en ville. C’est le gros défi du post-chikungunya puisque les patients sont en ville, avec leurs médecins traitants, qui parfois sont saturés, ou parfois ne connaissent pas les référentiels.

Nous nous retrouvons avec des gens qui sont dans le désarroi et qui abandonnent tout traitement parce qu’ils ont une vie difficile et se retrouvent souvent dans un cercle vicieux. Ils ont mal partout, ils bougent peu, ils sont enraidis. Certains patients, au bout de deux ans, n’arrivent plus à serrer le doigt comme ça ou comme ceci :le doigt reste bloqué sans qu’ils s’en rendent compte. Ils bougent moins, leur activité sociale diminue. Certaines personnes, et c’est notamment fréquent chez les femmes, prennent du poids, ne se coupent plus les cheveux, parce qu’elles n’arrivent plus à se les brosser. Il y a de plus un élément dépressif. Nous avons une espèce de cercle vicieux et certains adultes paient très cher. La chronicité a vraiment un impact à long terme.

Heureusement, les enfants ne développent pas de forme chronique.

Deux actions ont été conduites, dont une localement dans le service de l’hôpital d’instruction des armées Laveran que je dirigeais. Nous avons mis en place une consultation pluridisciplinaire avec une collègue rhumatologue, pour que les gens qui sont un peu perdus puissent venir voir un référent. Cette consultation a été inscrite sur le réseau Orphanet, qui est le réseau des maladies orphelines, de façon à ce que nous soyons visibles. Cela permet à certains patients de venir de Bretagne, de Suisse ou d’ailleurs parce qu’il n’y a pas de parcours de soins. Par ailleurs, nous avons travaillé avec une collègue de Guadeloupe pour mettre en place un programme qui vise à mettre en place une éducation pour la santé, pour dire que des choses à faire, parce qu’il y a une réversibilité partielle. Nous pouvons faire quelque chose pour ces patients et nous avons mis quelques consultations avancées. Cela a été les deux éléments pour essayer de développer les soins en ville en 2016.

En 2017, il y a eu l’épidémie dans le Var. Avec l’accord de la direction générale de la santé, l’InVS – Santé Publique France désormais, nous avons proposé une consultation à ces patients. Dix-huit patients dans le Var ont été infectés. Nous avons proposé de les voir, parce que la réaction habituelle est de prévoir une démoustication autour de ces cas, mais ces personnes restent des patients qui souffrent. Nous avons donc fait quelque chose d’un peu innovant en 2017, en mettant à disposition de ces patients une expertise clinique.

En 2020, j’ai rejoint l’unité de recherche mixte des virus émergents. C’est une structure portée par Aix-Marseille Université, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD) avec le partenariat de l’institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), du centre national de référence (CNR) des arboviroses et l’établissement français du sang (EFS). Je suis également membre du réseau Arbo-France qui est le nouveau réseau qui a été créé pour essayer de structurer la recherche et d’organiser les connexions, dans un esprit multidisciplinaire. Comme je vous l’ai écrit, je collabore aussi ponctuellement avec le laboratoire Valneva sur un programme qui vise à créer un vaccin. C’est actuellement un vaccin vivant atténué qui va passer en phase 3. Mais il y a une dizaine d’autres candidats vaccins, dont seuls deux ou trois sont vraiment très avancés.

En ce qui concerne les projets en cours, je suis actuellement connecté à quatre projets de recherche.

Le premier est un projet d’évaluation de l’impact. Pour pouvoir dire que le chikungunya pèse lourd, il faut avoir des chiffres ; sinon, on va nous dire que c’est comme la dengue, cequi n’est pas vrai mais il faut le prouver. Avec un budget qui est de l’ordre de 80 000 euros, la moitié payée par le service de santé des armées et l’autre moitié supportée par le CNR arboviroses, nous avons l’ambition de conduire une étude des données de santé dans les départements français des Amériques. Autrement dit, nous regardons la base de données des assurés sociaux des départements français des Amériques de 2010 à 2018 pour noter les variations de morbidité, de mortalité et de consommation de soins, ce qui sera une façon indirecte d’attester du poids des épidémies. L’idéal serait de la coupler à l’impact économique ; mais ce sont les chambres de commerce qui pourraient le faire.

Le deuxième projet est actuellement porté par la Guadeloupe et dont l’hôpital Laveran y est partenaire. C’est un projet « article 51 », c’est-à-dire des consultations pluridisciplinaires complexes ambulatoires visant à mettre un parcours de soins à disposition des patients de Guadeloupe. Nous sommes en passe d’avoir l’accord officiel qui permettra d’inclure 1 200 patients qui seront suivis pendant quelques années. L’idée est de mettre en place un parcours de soins opérationnel et reproductible dans les régions épidémiques, les régions post-épidémiques évidemment comme la Martinique et la Guyane, mais également d’être prêts pour une éventuelle épidémie ultérieure et d’avoir un vrai parcours de soins. La réponse post‑épidémique est finalement le point fragile des épidémies de chikungunya ; et c’est possiblement la même chose pour d’autres épidémies.

Notre troisième projet, avec d’autres et avec le soutien de l’unité mixte de recherche des virus émergents, est de construire un dossier pour être le premier centre collaborateur OMS sur le chikungunya et les autres maladies similaires que l’on appelle des alphaviroses, et pouvoir porter cette expertise.

Le dernier projet est de créer des protocoles de recherche prêts à l’emploi pour les prochaines arboviroses. Ce qui est assez difficile actuellement, c’est que toutes ces épidémies d’arboviroses ressemblent à du pop-corn. Quand cela arrive, cela saute, cela fait beaucoup de bruit. Le temps que nous arrivions pour mettre notre protocole de recherche, l’épidémie est déjà terminée et nous ne pouvons plus inclure de dossiers, nous ne pouvons plus inclure de malades. Nous ne pouvons pas avancer scientifiquement si nous n’anticipons pas. Ces protocoles « prêts à l’emploi » pour la description de maladie et les recherches sont donc des éléments qui sont importants à notre sens.

Après cet historique, je me propose de vous dire les quatre points que j’ai pu identifier comme importants en réfléchissant à la suite de ma convocation à cette audition. Parmi ces quatre points importants, deux relèvent du chikungunya et deux traitent des arboviroses.

Le premier point est que la France dispose d’une expérience extrêmement solide du chikungunya. Un demi-million de Français ont eu le chikungunya. Il faut se mettre ce chiffre en tête : un demi-million ! On ne parle pas d’une maladie anecdotique, on parle d’un demi-million de Français qui ont payé de leur corps lors de l’épidémie, avec pour certains adultes le poids de la chronicité. Cela a un impact humain extrêmement lourd, bien plus lourd que celui de la dengue, même si la dengue est plus fréquente. Ainsi nous avons cette expérience et notre expertise est reconnue. Nous sommes sollicités assez régulièrement par d’autres pays pour collaborer ou enseigner.

Le deuxième point concerne la prise en charge des cas. Je ne commente pas les cas aigus, je ne suis pas un expert de l’aigu puisque ces cas arrivent toujours là où je ne suis pas ; je suis à Marseille et, pour l’instant, nous n’y avons pas eu de cas. En revanche, pour le chronique, j’ai eu la chance de collaborer avec beaucoup de gens dans les zones post-épidémiques et d’observer des cas cliniques. Nous sommes en dessous de ce que nous pouvons faire. Comme je l’ai dit, il n’y a pas eu de véritables essais cliniques permettant de dire qu’on améliore la situation des patients. Nous nous fondons toujours dans des consensus d’experts, qui sont de plus sous-utilisés. Nous n’avons pas de réseau mis en place. Il y a en quelque sorte une perte de chance pour un certain nombre de malades, qui perdent la chance de bénéficier de cette réversibilité. Nous pouvons améliorer la vie des gens, leur redonner du mieux-être et leur permettre de passer à autre chose.

La maladie est marquée dans la chair. Je ne sais pas si certains d’entre vous connaissent des gens qui ont eu le chikungunya dans leur entourage, mais il y a une trace, physique et morale, lourde. Je pense que nous pouvons faire mieux. C’est quelque chose que nous pouvons faire aussi en anticipant, comme je vous l’ai dit, avec des protocoles prêts à l’emploi pour être préparés à ces épidémies « en feu de brousse », pour pouvoir réagir et faire de la science malgré tout, parce que nous en avons besoin.

Le troisième point concerne les arboviroses et le développement de la prévention. Je pense que nous pouvons encore améliorer la prévention antivectorielle, le contrôle vectoriel ; en tant que soignant, je pense que cette partie prévention est plus sociale que médicale : ce nest pas vraiment une affaire de docteurs. Aujourdhui, les moustiques sont dans le domaine privé, dans les entreprises, chez les individus. Ils sont parfois sur des espaces publics mais, en pratique, les moustiques sont essentiellement dans des zones privées. Cest plus un problème dappropriation et de réponse. Nous savons que la réponse est plus dans la gestion du gîte de reproduction des moustiques, plutôt que dans laction sur les adultes. De plus, les moyens daction sur les adultes posent des questions de toxicité, et de plus en plus, ont une efficacité qui tend vers zéro du fait des résistances. Il faut une démarche de prévention qui doit aller vers le traitement de fond plutôt que vers la réponse immédiate comme nous sommes malheureusement souvent amenés à le faire.

Le dernier point, sur lequel j’insiste, est que je suis assez optimiste. Nous sommes à mon sens dans un changement d’époque. Il y a vraiment une prise de conscience de l’environnement qui est en train de se faire, la population y devient plus sensible, l’éducation pour la santé progresse. Nous sommes dans une démarche d’amont et non de suiveur, une démarche qui permet d’aller vers des actions plutôt que de suivre les évènements. La mobilisation citoyenne a déjà fait ses preuves à La Réunion avec « Kass’Moustik » qui était une opération de grande ampleur visant à nettoyer les gîtes. Cela a été reproduit dans d’autres zones tropicales et cela a contribué énormément à la réduction du risque vectoriel. La mobilisation citoyenne est extrêmement importante. Je pense que les structures publiques ont des choses à faire, mais il faut aussi mettre en commun les actions des uns et des autres, répartir la charge sur tout le monde, y compris les entreprises à mon sens.

On peut espérer un vrai gain. Il ne s’agit pas de dire que nous n’aurons aucun moustique et aucune épidémie. En France, dans le sud, nous aurons sans doute des clusters, des cas groupés de dix, quinze ou vingt patients atteints de dengue ou de chikungunya. Peut-être, comme les Italiens il y a quelques années, en aurons-nous des centaines mais, en tout cas, nous n’aurons pas d’épidémie de grande ampleur sur le territoire hexagonal.

En ce qui concerne les zones ultramarines, si je prends l’exemple de La Réunion, un tiers de la population a été atteint en 2005, ce qui sous-entend que deux tiers n’ont pas été atteints. Cela veut dire que l’histoire n’est pas terminée. De la même façon, on peut refaire le calcul à l’identique pour la Martinique, la Guadeloupe ou la Polynésie. Ce n’est pas une histoire qui s’arrête parce que l’épidémie est finie. Même si on ne comprend pas bien la dynamique du chikungunya par rapport aux autres épidémies, la susceptibilité persiste.

Je voudrais conclure en vous donnant l’expérience que nous venons de vivre dans le service de santé des armées. Il y a eu une alerte sur une épidémie en Éthiopie durant l’été 2019 à Dire Dawa, une province juste à côté de Djibouti. Nous savions par les études entomologiques qu’il y a des moustiques et, en particulier, que le moustique Aedes aegypti est présent à Djibouti. Le risque était donc avéré. Le service de santé, avec l’accord des armées, a pu envoyer une première mission, puis d’autres. Nous avons pu évaluer les risques, mettre en place une stratégie de réponse avec les forces armées, l’encadrement, prévenir les familles, augmenter le niveau de protection des individus. L’épidémie est effectivement arrivée à Djibouti. Il y a vraisemblablement eu des dizaines de milliers de cas, voire plus, mais les chiffres ne sont pas accessibles pour la population générale djiboutienne. En revanche, dans la population française présente, il y a eu quelques dizaines de cas. S’il y a eu de l’ordre de 3 % dans la population générale djiboutienne, c’est probablement quasiment à dix fois plus. Les mesures opérationnelles sont efficaces avec une mobilisation collective.

Voici le message plutôt optimiste que je veux faire passer. J’ai vu trop de malades pour avoir envie d’en revoir d’autres. Je préfère que l’on mise sur la prévention et qu’on n’oublie pas de mettre en place tout ce qu’il faut pour que les patients qui ont passé le cap aigu et qui commencent à souffrir du chronique soient pris en charge le plus tôt possible.

Mme Valérie Thomas, présidente. En vous écoutant, il me semble que, autant pour d’autres maladies, il y a de la recherche, des choses qui se passent, autant là, il ne se passe pas grand-chose, à tous les stades de la maladie, que ce soit en amont sur la recherche ou en aval. Vous nous déclarez qu’il n’y avait pas d’essais cliniques en 2014 et, manifestement, nous n’avons encore que peu d’essais cliniques. La prise en charge des malades, compte tenu de ce que vous déclarez, me paraît assez légère. Ce n’est pas une critique envers ceux qui prennent en charge les malades, mais j’ai le sentiment que cette maladie n’est pas prise à sa pleine mesure. Peut-être, sur l’aspect aigu, faut-il effectivement faire face à l’urgence. Mais, sur le chronique, il y a probablement des manques. Pourquoi, pour le chikungunya, a-t-on l’impression qu’il y a beaucoup moins d’efforts que pour d’autres maladies ?

M. Fabrice Simon. Je vais essayer de répondre. Les arboviroses sont des maladies virales aiguës, avec une virémie courte contre laquelle on essaie d’agir. Il y a toujours des tentatives de recherche pour développer des antiviraux mais cela prend du temps. Nous essayons toujours d’utiliser des médicaments qui existent déjà pour gagner du temps. C’est le cas notamment de la chloroquine, connue aussi sous le nom de nivaquine. Nous l’avons essayée, cela n’a pas marché mais on la ressort à chaque épidémie. S’agissant de la mise en place d’antiviraux, en général, les fonds sont alloués pour aller tester le virus, mais en pratique, on ne soigne pas le malade. Les laboratoires de recherche sont très réactifs pour aller chercher des budgets pour pouvoir tester telle ou telle molécule sur du virus mais, en pratique pour le malade, les essais cliniques ne sont jamais prêts à temps. Même quand nous nous dépêchons, nous n’arrivons pas à faire les choses en moins de deux ou trois mois. Mais deux ou trois mois, cela peut être la fin d’une épidémie.

C’est ce qui s’est passé. : nous n’avons jamais été prêts. Nous ne sommes pas prêts pour l’aigu. Nous faisons des traitements symptomatiques. À titre indicatif, pour vous donner un ordre d’idée sur la dengue, des travaux ont commencé pour essayer de réduire la mortalité en 1960. Ce n’est guère que dans les années 2000 que l’on a commencé à réduire la mortalité :il a fallu quarante ans. De plus, on ne soigne pas avec des antiviraux. Nous utilisons de « mauvais » traitements simples, c’est-à-dire de la perfusion avec de l’eau, et surtout nous avons une formation des soignants. Voilà ce qui a permis de réduire la mortalité, à tel point que maintenant, le chikungunya est beaucoup plus mortel que la dengue.

Ceci concerne l’aigu. La prise en charge du chikungunya aigu est essentiellement symptomatique. Le traitement consiste en des perfusions… et nous n’avons pas d’antiviral à notre disposition. À mon avis, nous n’en aurons jamais de disponible, en tout cas larga manu.

En ce qui concerne le chronique, le premier point est que nous n’avons pas aujourd’hui déterminé les différents profils de malades. Je vous ai dit qu’il existe deux catégories mais, pour l’instant, nous n’avons pas de données scientifiques qui permettent d’attester formellement de ces deux types de malades. En fait, nous avons tendance à tout regrouper. C’est le « post-chik » : les malades ont mal partout. Nous n’arrivons pas à soigner les gens individuellement puisque nous n’avons pas bien défini qui avait quoi.

Le deuxième point est que, la majorité des gens ayant des tendinopathies, des douleurs d’insertion, un déconditionnement musculaire, il s’agit de médecine extrêmement simple. Ce n’est pas péjoratif de dire de faire de la médecine simple. Cela consiste à écouter quelqu’un, à comprendre sa douleur, à l’entendre. Quantité de personnes se mettent à pleurer dans ma salle de consultation lorsque je leur dis « Mais vous savez, vous avez exactement la même chose que les autres ». Ils se décomposent parce qu’ils souffrent de solitude. Justement, nous les entendons, nous les examinons, nous leur proposons des traitements de manière systématique, bien organisée – comme je vous l’ai dit : antalgiques, anti-inflammatoires externes, des traitements simples. Le seul problème est que ce traitement n’est pas mis en place, et ainsi que nous n’avons pas pu en démontrer l’efficacité.

Si vous demandez un protocole pour tester un anti-inflammatoire, vous ne l’aurez jamais. Par contre, je suis un peu dur, mais si vous voulez demander des millions d’euros pour tester telle ou telle molécule de pointe, vous avez plus de chances de les avoir, surtout si vous avez des laboratoires de recherche qui sont extrêmement rodés à la recherche de fonds. Mais les malades sont en ville. Essayer avec des collègues libéraux, ceux qui voient les malades au quotidien, de faire un protocole de recherche, c’est quasiment impossible. Les défis sont trop grands, ne serait-ce qu’administrativement. En pratique, voilà la réalité.

Mon sentiment est que, plus on soigne tôt les malades chroniques, plus on évite ce déconditionnement, cet enraidissement et cet impact psychique. Mais il faut encore pouvoir le faire ! Actuellement, aucun protocole n’est rédigé pour la prochaine épidémie.

Je ne sais pas si j’ai répondu suffisamment à votre question, mais l’idée est qu’en fait, on a des médicaments simples. On peut les soigner, avec peu de choses. Encore faut-il le faire.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez parlé de l’épidémie de dix-huit cas dans le Var. S’agissait-il de cas autochtones ou de personnes qui venaient d’autres territoires ?

Concernant ces malades, notamment chroniques, je rejoins la question qui a été posée tout à l’heure. Des études ont-elles été faites pour comprendre d’où vient cette chronicité et pourquoi il y a ce tropisme au niveau des articulations ? Les recherches en sont-elles arrivées jusque-là pour pouvoir agir en amont ?

M. Fabrice Simon. Pour votre première question, il s’agit effectivement de cas autochtones. Nous avons eu un cas importé d’Afrique avec une souche africaine qui s’est répandue, en binôme avec notre moustique tigre de la région. Il y a en effet – je ne sais pas si le Professeur Failloux vous a expliqué cela – différentes souches de chikungunya et différents types de moustiques. Nous avons l’impression que cela s’est toujours produit comme cela dans la région : ce sont toujours des souches africaines qui vont se mettre en binôme avec le moustique tigre pour provoquer des épidémies.

Il s’agit bien d’un phénomène autochtone, qui a été circonscrit par une réactivité dont on doit dire qu’elle reflète l’entraînement qu’ont les médecins généralistes pour la détection des cas, et l’entente interdépartementale de démoustication et les équipes des agences régionales de santé. C’est quelque chose qui fonctionne depuis maintenant plus de dix ans, assez bien pour éviter la diffusion au-delà d’une dizaine ou d’une quinzaine de cas. Je pense que nous risquons d’avoir encore d’autres cas, d’autres clusters, qui vraisemblablement viendront plutôt d’Afrique, plutôt que des épidémies avec des souches asiatiques.

En ce qui concerne les études sur la chronicité, il s’agit d’alphavirus. Ce n’est pas du tout de la famille de la dengue, de la fièvre jaune ou autres. C’est une famille très particulière qui a un véritable tropisme pour les articulations et pour le cerveau. Nous le savons, même si cela peut aussi atteindre d’autres organes. En pratique, c’est démontré sans ambiguïté expérimentalement et nous avons beaucoup de modèles animaux en laboratoire sur des souris ou sur des primates non humains. Lorsque l’on injecte du virus, les pieds des animaux gonflent. La démonstration du tropisme articulaire est faite depuis de longues années.

Chez lHomme, cest un peu plus compliqué parce que les modèles animaux dont nous disposons nont pas de chronicité. Passer du modèle animal, qui est capable de reproduire laigu mais qui nest pas capable de nous montrer le chronique, à lHomme, pose question. Nous nous retrouvons avec des humains qui souffrent de façon chronique, mais nous sommes plutôt dans la description. Quand nous avons cherché le virus dans le corps des gens, nous ne lavons quasiment jamais trouvé. Une unique étude a retrouvé du virus, dix-huit mois après, mais en dehors de cela, nous nen trouvons jamais. Les malades chroniques ne sont pas des diffuseurs de maladie. Lusage des antiviraux ne se justifie pas intellectuellement ; en tout cas, la balance bénéfice-risque ny est pas. Voilà où nous en sommes actuellement.

L’hypothèse que je formule, mais qui n’est pas validée, est qu’il existe ces deux populations, dont ce petit sous-groupe qui évolue mal, avec un rhumatisme destructeur, qui est différent des autres. J’aurais tendance à dire qu’après le chikungunya pour les adultes, les gens ont beaucoup d’inflammations, en particulier au niveau des mains et des pieds. Ils ont des modifications posturales. Ils tirent sur des articulations, ils décompensent. C’est finalement une accumulation d’évènements, un petit peu comme une personne qui ferait beaucoup de travaux manuels et qui à la fin finit par « s’user ». Le mot habituel de nos patients, c’est : « jai pris vingt ans ». Quand une femme de 30 ans vous dit : « jai limpression davoir le corps de ma mère », c’est extrêmement difficile. D’autant plus qu’on le voit, ce n’est pas une phrase qui s’invente, c’est vraiment son ressenti.

Je voudrais qu’on avance sur le post-chikungunya parce que cette douleur est une endémie silencieuse de souffrance. Quand l’épidémie se produit, cela passe dans les médias et ensuite cela disparaît. Pourtant, les gens continuent de souffrir pendant des années.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quel est le pourcentage de malades qui tombent dans la chronicité parmi ceux qui sont infectés ?

M. Fabrice Simon. Dans les études que nous avons, pour les adultes, le fait d’être âgé, d’avoir déjà des rhumatismes, d’être une femme et d’avoir fait une forme intense sont des paramètres qui sont associés à une évolution vers la chronicité. On trouve des chiffres de chronicité de l’ordre de 30 à 40 % au moins, voire 50 %, de formes chroniques, sachant que le chikungunya est extrêmement symptomatique. Entre la dengue et le chikungunya, le ratio entre les formes symptomatiques et asymptomatiques est inversé. En aigu, 80 % des gens qui font la dengue ne le sentent pas et 20 % sont malades. Pour le chikungunya, chez l’adulte, 80 % des adultes souffrent et ensuite, ils évoluent vers la chronicité dans un cas sur deux à peu près, à une échéance d’un ou deux ans.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous nous avez bien expliqué limportance de la prévention pour lutter contre la propagation de la maladie. Où en sommes-nous dans les recherches sur les vaccins ? La mise au point dun vaccin est-elle envisageable dans les années à venir ? Ce vaccin serait-il efficace en cas dépidémie ?

M. Fabrice Simon. Il y a des candidats vaccins, une dizaine qui sont actuellement en développement. Certains sont plus avancés que d’autres ; certains sont au stade de concept, d’autres sont déjà au stade d’essais de phase 1 ou de phase 2, c’est-à-dire sur les volontaires sains. Certains ont même été testés en région épidémique ou post-épidémique, notamment le vaccin de Sanofi qui a été testé, je crois, à Porto Rico. Le vaccin du laboratoire Valneva n’a pas encore été testé en population générale, il a été testé chez des volontaires sains.

Je ne ferai pas de commentaire sur leur efficacité relative, ce n’est pas ma place. Je pense qu’il y aura des vaccins efficaces dans les années qui viennent. Des freins administratifs font que l’autorisation de mise sur le marché par la Food and drug administration (FDA) américaine ou l’agence européenne du médicament n’arrivera pas avant un minimum de cinq ans. Cela me surprendrait que les délais soient plus courts que cela. Ensuite, il faut passer à la production industrielle.

En ce qui concerne l’utilisation du vaccin, la stratégie n’est pas véritablement définie. Le vaccin peut être utilisé à titre individuel – par le voyageur – ou le vaccin peut être utilisé en région épidémique – on peut imaginer qu’on a envie de protéger toute une zone parce qu’on ne veut pas que le chikungunya arrive et fasse des dégâts – ou le vaccin peut être utilisé en couronne – on veut protéger une zone, de façon circonstancielle, parce qu’on sait que le virus arrive. Ces questions de stratégies sont du domaine de la santé publique. Je ne suis pas expert sur ce sujet.

Ce qui est sûr, c’est que la stratégie de santé publique ne peut se concevoir, à mon sens, qu’en étudiant le rapport coût-efficacité. Autrement dit, actuellement, les laboratoires savent faire un vaccin. La question est de savoir comment on utilise le vaccin car cela coûte cher. Quel sera le prix, qu’épargne-t-on ? Cette maladie n’est pas une maladie aiguë. C’est une maladie mixte, aiguë combinée avec l’impact chronique et cela a un coût. Le coût du vaccin sera aussi un élément déterminant dans les stratégies qui seront mises en place.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous nous avez parlé, notamment chez les malades chroniques, de la dépression. Est-ce l’impact du virus ou est-ce lié à la chronicité des douleurs ?

M. Fabrice Simon. Votre question est complexe. Ce qui est sûr, c’est que nous pouvons parler d’une association. Nous sommes en train d’y travailler. Quelques études essaient actuellement de déterminer quelle est l’association. Il semblerait que le virus ait une part de responsabilité, avec une modification de certaines molécules appelées des cytokines qui sont associées à l’élément dépressif, sans que nous soyons certains de qui a causé quoi.

En tout cas, pour avoir vu un certain nombre de patients, l’élément chronique induit des difficultés sociales, des difficultés sexuelles aussi. C’est un non-dit des patients quand on les voit en cabinet de consultation, mais on comprend certaines difficultés conjugales pour certains. J’ai certainement un biais de regard parce qu’évidemment, je vois peut-être les cas plus complexes. En tout cas, les gens parlent, et quantité d’éléments aboutissent à des composantes dépressives. Certains ont même eu des idées suicidaires.

Certains sont confronté à une situation de maladie professionnelle non reconnue. J’ai vu un certain nombre de patients qui ont rattrapé le chikungunya dans le cadre de leur exercice professionnel, en particulier des soignants, des kinésithérapeutes qui ont arrêté parce qu’ils n’arrivent plus à travailler, des infirmières qui n’arrivent plus à exercer. J’ai à l’esprit un salarié d’une compagnie de transport qui a été obligé d’arrêter sa carrière à 58 ans. Les formes les plus complexes ont vraiment un impact psychique et, même pour des formes qu’on qualifie de simples, c’est une vie qui change.

Mme Valérie Thomas, présidente. Avez-vous le sentiment que la formation, notamment des professionnels de santé, est suffisante pour la prise en charge de ces patients ? Peut-être existe-t-il des différences en fonction des territoires dans cette formation ? Avez-vous le sentiment que les autorités sanitaires, et plus largement les autorités publiques, ont conscience de lampleur de ce problème ?

M. Fabrice Simon. En ce qui concerne la formation, c’est malheureusement un peu confidentiel. C’est une recette assez simple : bien examiner, mais encore faut‑il avoir bénéficié d’un tutorat, d’un compagnonnage pour voir quelles sont les zones à examiner, pour trouver les zones qui sont des cibles thérapeutiques. Nous avons mis en place en Guadeloupe un certain nombre de formations, mais je pense que la formation sur le post-chikungunya n’est pas suffisante au regard du nombre de cas. En Guadeloupe, on pense qu’il y a plus de 20 000 cas chroniques actuellement. La Martinique est dans la même situation.

Il y a une vraie réflexion sur la mise à disposition d’une formation. Nous y travaillons et l’organisation panaméricaine de la santé, qui envisage de faire un cours en ligne, un massive open online course (MOOC), mais cela n’avance pas très vite. Nous avons un projet à l’hôpital Laveran de Marseille, avec un budget du service de santé des armées et de donateurs, pour faire des films à mettre en accès libre. Un des objectifs est de mettre ces tutoriels en ligne pour que les gens puissent voir comment examiner. Effectivement, je dirais que les gens ne sont pas assez formés. Mais j’ai beaucoup de respect pour mes confrères de terrain, généralistes, qui doivent apprendre tout et tout le temps. Je ne peux pas être critique.

Pour l’après-épidémie, nous avons probablement été un peu en retard. Mais je ne peux pas dire que les autorités publiques n’ont pas compris. Sinon elles ne nous auraient pas alloué cette possibilité de faire un vrai programme de soins à la Guadeloupe. C’est un programme expérimental, pas dans le mauvais sens du terme, mais dans le sens pionnier pour mettre en place quelque chose qui soit reproductible.

Ce qui me paraît important est de comprendre que toute épidémie a des conséquences et que nous ne pouvons pas traiter les épidémies dans l’instantanéité ; là est la difficulté. De même, pour la recherche, on débloque des fonds et je dois dire que, de ce point de vue, le chikungunya a payé le prix du Zika. Le Zika est arrivé au même moment et a eu un très fort impact émotionnel, que je ne critique absolument pas. Soyons clairs, des familles ont vécu le drame d’avoir un enfant microcéphale ou atteint du syndrome de Guillain-Barré et je ne fais aucun reproche. Mais la réponse médiatique, émotionnelle et financière s’est portée sur le Zika et nous avons perdu l’opportunité de construire quelque chose pour le chikungunya. Je pense que nous n’avons pas eu la possibilité de faire un travail de fond. En 2020, nous sommes encore, pour la prise en charge des cas, dans une situation qui est proche de celle de 2008-2009.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment caractérisez-vous la coopération internationale dans le domaine de la recherche sur les maladies vectorielles en général et sur le chikungunya ?

M. Fabrice Simon. Vous l’aurez compris, je suis un soignant plus qu’un chercheur. Je ne suis pas très pointu sur les coopérations de recherche. J’ai pour ma part été rapidement sollicité. J’ai pu porter la voix de l’expérience française au niveau des Amériques et à l’OMS à Genève. Je n’ai pas l’impression, pour ce qui est de l’OMS, qu’il y ait beaucoup de connexions entre les différents départements Asie, Moyen-Orient, Afrique et qu’il y ait un transfert horizontal. Je n’ai pas forcément l’impression qu’il y ait un contact fort entre les départements français des Amériques et l’Organisation panaméricaine de la santé. Je me trompe peut-être, mais je pense que nous pouvons faire mieux. Pour ce qui est du Brésil, qui a près d’un million de cas et qui continue de subir l’épidémie, un certain nombre de Français, dont je fais partie, ont été sollicités pour accompagner et optimiser le programme brésilien de recherche clinique qui s’appelle « Replick ».

Une collaboration existe donc avec le Brésil. Je pense que la France, la Colombie et le Brésil pourraient constituer le fer de lance dune recherche dexcellence, sous réserve dêtre soutenus et de ne pas avoir à batailler en interne pour y arriver. Cela bouge et nous pourrions être innovants, surtout pour la prise en charge de la chronicité. Cest finalement la chronicité qui a le plus gros poids économique : on considère que 70 % des journées de vie active perdues à cause des maladies le sont à cause de la chronicité lorsque lon fait ce quon appelle létude de lespérance de vie corrigée de lincapacité, les DALY (disability adjusted life years).

Mme Valérie Thomas, présidente. Tout à l’heure, vous parliez de mesures d’impact. Le poids économique du chikungunya a-t-il été étudié ?

M. Fabrice Simon. Des études ont été faites, notamment une étude conduite par le Professeur Yazdan Yazdanpanah. Cest une étude médico-économique qui a été conduite à La Réunion, mais qui était essentiellement centrée sur laigu. Elle avait montré quil y avait finalement une espèce de flash puisque ce sont des médicaments peu chers en réalité. En revanche, les études de chronicité viennent de Colombie ou dInde et leurs méthodologies ne sont pas forcément très élaborées.

La première des étapes – cela fait partie du projet que nous avons – est de construire une vraie méthodologie pour aboutir à quelque chose de robuste et non pas une étude « au doigt mouillé », pour essayer de percevoir si c’est puissant, moyen ou faible.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous parliez de personnes impactées par la maladie dans leur carrière professionnelle, avec une maladie contractée parfois en milieu professionnel. Y a-t-il des reconnaissances de maladie professionnelle ?

M. Fabrice Simon. C’est une excellente question. J’ai bataillé avec un certain nombre d’autorités et de médecins du travail autour de ce genre de cas.

Pour ce qui est des personnels navigants, cela peut être retenu comme accident de travail par certaines compagnies aériennes, mais pas par toutes. Pour les personnels au sol, c’est beaucoup plus compliqué, et en l’occurrence j’ai un exemple qui va dans le sens contraire.

L’obligation de sécurité de l’employeur et sa responsabilité sont dans le code du travail, notamment quand on envoie les salariés à l’étranger, c’est la jurisprudence dite « Karachi ». Il suffit de vérifier un peu pour savoir qu’en contexte épidémique, les employeurs ne sont pas très impliqués ou mal conseillés, tout simplement, pour être efficaces et respecter ces obligations. Mais c’est compliqué de faire reconnaître la maladie professionnelle.

Les gens qui ont le chikungunya mais nont pas la forme destructrice sont souvent « maltraités », dans le sens de la maltraitance, par des gens qui ne comprennent pas quils ont cette souffrance, cette polyalgie physique et psychique difficile. Cest un poids supplémentaire. Cest le troisième élément de la triple peine.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous vous remercions énormément pour la clarté de vos réponses et pour avoir ainsi contribué à nous éclairer.


5.   Audition du Pr Jean-Christophe Pagès, président par intérim du Haut Conseil des biotechnologies (HCB), président du comité scientifique du HCB, de M. Emmanuel Roques, secrétaire général, M. Pascal Boireau, vice-président du comité scientifique, de Mme Catherine Golstein, responsable scientifique et rédactrice de l’avis du comité scientifique relatif à l’utilisation de moustiques génétiquement modifiés dans le cadre de la lutte antivectorielle, et de Mme Lucie Guimier, responsable scientifique en charge des questions de science et de société (13 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mesdames et messieurs, chers collègues, je vous souhaite la bienvenue. Nous continuons nos auditions en vous écoutant aujourd’hui en audition conjointe. Vous êtes plusieurs représentants du Haut Conseil des biotechnologies (HCB) qui, à la demande du gouvernement, a rendu en juin 2017 un avis relatif à l’utilisation de moustiques génétiquement modifiés (GM) dans le cadre de la lutte antivectorielle.

Monsieur Jean-Christophe Pagès, vous êtes le président par intérim du HCB et le président du comité scientifique. Monsieur Emmanuel Roques, vous êtes secrétaire général. Monsieur Pascal Boireau, vous êtes vice-président du comité scientifique. Madame Catherine Golstein, vous êtes responsable scientifique et rédactrice de l’avis du comité scientifique relatif à l’utilisation de moustiques GM dans le cadre de la lutte antivectorielle. Enfin, madame Lucie Guimier, vous êtes responsable scientifique en charge des questions de science et de société.

Je vous rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques, et que par conséquent elles sont diffusées en direct et en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Avant de vous passer la parole, je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est pourquoi je vous invite à lever la main droite les uns après les autres et à dire : « Je le jure ».

MM. Pagès, Roques et Boireau et Mmes Golstein et Guimier prêtent successivement serment.

Pr Jean-Christophe Pagès, président par intérim du HCB et président du comité scientifique du HCB. Je n’ai, pour ma part, aucun intérêt dans les questions de lutte antivectorielle. Par ailleurs, nous publions une déclaration publique d’intérêts sur le site du HCB si vous aviez besoin d’avoir des éléments complémentaires.

Le cadre de notre avis avait été défini par une saisine qui nous avait été transmise le 12 octobre 2015 par Ségolène Royal, alors ministre de l’environnement, et qui nous demandait d’établir un état des lieux de la recherche en matière de commercialisation de moustiques GM, de techniques de production et de l’intégration de ces moustiques dans le cadre de la lutte antivectorielle. Le deuxième point concernait les systèmes d’évaluation pour ces moustiques GM, tant sur le plan international, européen, que national. Le troisième point portait sur l’utilisation de ces moustiques dans des phases expérimentales. À l’époque, une société unique pour les moustiques GM s’était positionnée. Enfin, comme il est de tradition pour les avis du Haut Conseil, nous pouvons être interrogés sur les aspects de bénéfice et de risque de l’utilisation de ces moustiques en France métropolitaine et sur l’ensemble des départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer (DROM-COM).

Pour répondre à cette saisine, qui était particulièrement complexe et d’un genre relativement nouveau pour le Haut Conseil où nous avons l’habitude de traiter des saisines plutôt réglementaires plantes et thérapies géniques, nous avons constitué un groupe de travail en collaboration étroite avec un organisme qui n’existe plus aujourd’hui, mais dont les prérogatives ont été reprises en grande partie par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), et le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV). Ce groupe de travail était relativement large. Nous avions sollicité des membres supplémentaires pour des questions particulières, notamment pour les maladies, les impacts sur la transfusion sanguine, les impacts en anthropologie, de façon à couvrir à la fois les aspects scientifiques, mais également les aspects socioéconomiques qui se liaient à cette lutte antivectorielle.

Comme vous le savez, le territoire français est bien au-delà de la métropole. Cela couvre une diversité biologique qui est particulière en matière de lutte antivectorielle. Les moustiques et autres insectes qui peuvent être des vecteurs de maladies virales ou parasitaires sont extraordinairement divers et selon les territoires, ont une répartition parfois isolée pour le genre Aedes et parfois groupée pour d’autres genres.

La situation était particulièrement compliquée. Nous avons dû aborder un très grand nombre daspects de la biologie de ces maladies vectorielles, qui va concerner à la fois les moustiques vecteurs, leur rapport au territoire français, lhétérogénéité en matière de compétence vectorielle, la distribution, les considérations bioécologiques, ainsi que les considérations décologie fonctionnelle de ces vecteurs.

Pour essayer de simplifier cette diversité, nous avons sélectionné des techniques, puisqu’il nous était demandé une analyse comparative. Il n’était pas uniquement question de se pencher sur les moustiques transgéniques. Nous avons regroupé onze techniques différentes et trente paramètres qui étaient regroupés dans quatre grandes catégories :

– les objectifs visés, qui sont particulièrement importants selon que l’on cherche à réduire ou éliminer une population de vecteurs ou à la remplacer ;

– les objectifs en matière d’efficacité et de durabilité, à la fois sur le plan entomologique, dans le temps et l’espace ;

– les contraintes techniques qui étaient liées à ces différentes techniques de lutte antivectorielle ;

– les risques pour l’environnement et la santé.

Les moustiques transgéniques s’inscrivent dans l’ensemble de l’arsenal thérapeutique et de moyens de prévention pour les maladies vectorielles. Pour un grand nombre de ces maladies, malheureusement, il n’y a pas de ressources thérapeutiques étiologiques, et donc nous sommes obligés de faire appel à des moyens de prévention. Les traitements préventifs sont d’usage relativement limité selon les maladies. Les vaccins n’existent pas pour l’ensemble des viroses concernées. Nous faisons donc appel à des moyens de lutte antivectorielle. Nous n’allons pas travailler sur le pathogène, mais sur son vecteur. Il existe des méthodes que vous connaissez parfaitement – chimique, biologique, physique et environnementale – et des techniques dites émergentes, qui faisaient appel aux moustiques transgéniques.

Les moustiques transgéniques qui nous ont intéressés étaient ceux qui utilisaient la technique « Release of Insects carrying a Dominant Lethal » (RIDL) de réduction de population développée par la société Oxitec. Nous avons malgré tout étudié les questions de forçage génétique, quand bien même à l’époque il n’y avait pas de modèle qui soit utilisable en dehors des laboratoires. Nous avons comparé cela à des techniques relativement proches, comme celle de l’insecte stérile par irradiation ou celle qui repose sur la bactérie endogène Wolbachia. Relativement complexe, cette bactérie peut avoir deux types d’actions : une action de réduction de population par incompatibilité cytoplasmique, donc de reproduction, et une action de diminution des capacités vectorielles des moustiques.

Pour synthétiser et replacer les techniques que nous avons étudiées, je vous présente ici un cycle de vie des moustiques avec l’état adulte, l’état larvaire, la reproduction.

Sont surlignés les systèmes d’insecte stérile RIDL et d’incompatibilité qui ne touchent que les moustiques adultes, bien que pour la technique RIDL, l’impact soit sur le développement larvaire. Les autres moyens de lutte, eux, peuvent toucher les différents stades du développement du moustique.

Nous avons fait une typologie de chacune des techniques relativement précise en reprenant les éléments saillants qui sont communs à ces différentes techniques – la technique de l’insecte stérile (TIS), la technique de l’insecte incompatible (TII) et la technique RIDL – et qui reposent toutes sur le lâcher de mâles stériles ou stérilisants qui vont bloquer la chaîne de reproduction des moustiques dans un endroit donné.

Ce qui va être important dans chacune de ces techniques, c’est par exemple la vigueur des mâles irradiés, de sorte qu’ils aient des capacités reproductives et que cela puisse contribuer à diminuer les populations, et les éléments de résistance comportementale, puisque dans les mâles irradiés, on peut suspecter un manque de vigueur du fait de l’irradiation. Pour les techniques comme le TII et RIDL, les moustiques sont théoriquement en bonne santé. En revanche, il pourrait y avoir des biais de reproduction et c’est ce qui est regroupé dans les techniques de résistance comportementale qui peuvent altérer l’efficacité de ces relargages.

Notre rapport était relativement complet. Je vous invite à nous poser des questions et à vous y reporter.

Il est important de comprendre que toutes ces techniques s’inscrivent dans des objectifs partagés, soit de réduction de population que l’on va retrouver pour la technique de l’insecte stérile RIDL ou une des techniques Wolbachia et une partie des techniques de forçage génétique, soit de modification de population que l’on va retrouver essentiellement pour Wolbachia et pour le forçage génétique. Ce qui peut permettre également de regrouper de grandes catégories est de savoir si ces techniques vont se déployer dans l’environnement comme les techniques dites autoentretenues qui concernent le forçage génétique et les techniques Wolbachia, ousi elles vont être plutôt limitées dans un espace, comme les techniques TIS, RIDL et une partie de Wolbachia. Des luttes conventionnelles, comme la lutte biocide ou la lutte biologique ont aussi ce type de répartition, donc sont essentiellement limitées. On va pouvoir développer les luttes environnementales à l’échelle temporaire. C’est ce que font les personnes en vidant par exemple les petits gobelets d’eau dans leur jardin ou en utilisant des moustiquaires. Elles vont être plus permanentes s’il s’agit d’épandage d’insecticides à grande échelle.

Il n’y a pas de réel clivage d’objectifs entre les techniques qui mettent en œuvre des moustiques GM ou non GM, ni même entre les techniques qui sont dites classiques et les techniques innovantes. En matière de caractéristiques, elles ont aussi des points communs qui reposent donc sur les lâchers de moustiques et des objectifs de réduction ou de modification également. Nous mettons en exergue une complémentarité de ces techniques, notamment pour les techniques d’insectes stériles et de moustiques GM. Il faut les mettre en œuvre à des temps particuliers et éventuellement préparer le terrain pour les rendre efficaces.

Un autre point qui est très important à comprendre, c’est la spécificité d’action. Toutes ces techniques qui vont mettre en jeu une espèce particulière de moustique seront spécifiques de cette espèce. Cela a un avantage en matière environnementale qui est de préserver le reste de la biodiversité. Cela peut avoir un inconvénient de libérer une niche qui pourrait être occupée par d’autres espèces qui seraient elles-mêmes vecteurs. Là aussi, il va falloir bien étudier les territoires. En fonction des territoires, il y avait ou non coexistence dAedes albopictus et d’Aedes aegypti. Dans ces situations-là, il va falloir bien prendre garde à élargir ou utiliser quelque chose de très ciblé.

Les délais d’efficacité de ces techniques sont relativement longs. Nous ne pouvons pas les utiliser en période d’urgence sauf si nous avions la capacité d’avoir des lâchers extraordinairement massifs de moustiques. Même dans ces conditions-là, ce serait un petit peu difficile puisqu’il faut attendre au moins un cycle. De toute façon, les contraintes techniques sont pour l’instant trop importantes pour l’envisager.

Pour atteindre ces faibles densités, il va falloir soit préparer le terrain dans des périodes où les moustiques ne sont pas encore présents ou réduire la densité par des luttes plus conventionnelles.

Enfin, il y a des contraintes logistiques d’élevage et de sexage puisque l’on cherche à libérer des mâles stériles. Le sexage n’est pas une chose triviale pour les moustiques. Des techniques ont été développées et sont en constante amélioration. Ce n’est pas, notamment pour les moustiques transgéniques, un réel problème de libérer des femelles si ce n’est que cela augmente le risque de piqûre et les femelles ne seraient pas plus vecteurs que celles déjà présentes dans l’environnement. Néanmoins, il est important de libérer essentiellement des mâles.

Quand nous avons étudié le forçage génétique, il était vraiment à des stades de développement très en amont. Ce sont des techniques qui sont utilisées essentiellement en recherche. À l’époque, il n’y avait pas de réel gène cible qui puisse être utilisé dans des conditions ouvertes. Depuis, les choses ont un peu évolué. Catherine Golstein était récemment en Italie sur un site dans lequel il y a une expérience en grande cage qui est menée avec une souche de moustique de forçage génétique.

Mme Lucie Guimier, responsable scientifique en charge des questions de science et de société (HCB). Je déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Sur le travail qu’a fait le comité économique, éthique et social (CEES) du HCB sur les moustiques, on lit en filigrane sa détermination à mesurer les avantages et les inconvénients des moustiques modifiés par les biotechnologies en fonction des critères suivants : quels bénéfices pour la santé publique ? Quelles implications socioéconomiques ? Quels impacts environnementaux ? Enfin, quelles exigences démocratiques et éthiques ?

L’appréciation et la prise en considération de ces différents critères ont conduit le CEES à préconiser un certain nombre de mesures conjuguées sur les plans administratif et politique. L’encadrement technique et juridique des moustiques GM n’est pas encore stabilisé. Certaines techniques donnent clairement lieu à l’obtention de moustiques « organismes génétiquement modifiés » (OGM) rentrant dans le cadre de la réglementation OGM, mais le statut juridique de certains moustiques fait parallèlement l’objet d’incertitudes.

En matière juridique, les approches diffèrent selon les États. Par exemple, en Australie, les moustiques transinfectés par Wolbachia relèvent de la réglementation vétérinaire, tandis qu’aux États-Unis ou au Brésil, cela relève de la réglementation biocide. Dans ce cadre, le CEES recommande de préciser le cadre juridique applicable, en prenant en considération la pluralité des qualifications juridiques de ces moustiques et donc des réglementations applicables (biocide, vétérinaire, OGM) et en retenant, en cas de doute sur la qualification juridique, la réglementation la plus contraignante.

Dans sa recommandation, le CEES préconise ensuite de clarifier le processus administratif de recours aux moustiques GM et d’imposer un suivi rigoureux des utilisations de ces moustiques, en mobilisant notamment les réseaux de santé publique existants, tels que les agences régionales de santé (ARS) et les instances en charge de l’évaluation des risques liés aux biotechnologies qui sont actuellement le HCB et l’Anses.

Le CEES rappelle l’importance de considérer l’utilisation de moustiques modifiés par les biotechnologies comme un outil complémentaire dans la panoplie des stratégies de lutte antivectorielle, et non comme une stratégie de remplacement des autres méthodes. Les choix de ces technologies doivent être replacés dans une vision d’ensemble prenant en compte la notion de dynamique évolutive du vivant. Le CEES recommande d’intensifier les connaissances, notamment universitaires, sur les complexes vecteurs pathogènes hommes, et de poursuivre les recherches sur l’influence des choix technologiques sur les politiques de santé et les innovations.

Le CEES recommande évidemment la transparence sur les argumentaires sous-tendant la décision publique et les procédures assurant leur prise en compte. Il souligne également l’importance de la mise en débat des alternatives aux moustiques GM.

Pour finir – c’est le point le plus saillant du rapport – le CEES souligne l’importance d’associer la société civile au processus de décision et de suivi des stratégies reposant sur l’utilisation de moustiques GM. Il rappelle que l’utilisation de moustiques modifiés par les biotechnologies suscite des polémiques liées d’une part aux controverses qui ont marqué les OGM alimentaires, et il est à prévoir que l’usage d’insectes modifiés dans le cadre de la lutte antivectorielle ravive ces controverses.

Néanmoins, l’objectif de santé publique visé par l’utilisation de moustiques GM, et le fait que ces moustiques ciblés par la stratégie de réduction de populations soient porteurs d’une pathologie peut influencer plus positivement la population que dans le cas d’OGM à visée alimentaire. D’autre part, ces dernières années, plusieurs expériences de lutte antivectorielle se basant sur le recours à des moustiques GM ont montré une absence de débat avec les populations concernées, ce qui a pu exacerber les positions et engendrer des conflits.

Pour pallier ces situations, le CEES préconise de mettre en œuvre des moyens permettant aux citoyens de s’approprier les enjeux liés à ces technologies et d’en débattre, via notamment des campagnes d’information, des sites internet dédiés, l’organisation de débats publics, et de mettre en œuvre les formes appropriées de consultation et de concertation de la population. Le CEES propose aussi de moduler l’échelle de ces débats en fonction des caractéristiques et des stratégies nationales déployées au niveau local. Enfin, le CEES précise rester conscient que les projets co-construits n’offrent pas de garantie contre les éventuelles dissensions.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous indiquez dans votre rapport, page 44, que « lefficacité de la technique [RIDL] sur la transmission de maladies vectorisées par les moustiques […] nest pas encore avérée sur le terrain ». Quelle est, selon vous, la principale raison de ce manque defficacité ?

Mme Catherine Golstein, responsable scientifique et rédactrice de lavis du comité scientifique relatif à lutilisation de moustiques génétiquement modifiés dans le cadre de la lutte antivectorielle (HCB). Il me semble que cette citation de la page 44 était au sujet de l’efficacité épidémiologique. En effet, nous distinguons l’efficacité entomologique de l’efficacité épidémiologique. L’efficacité entomologique concerne l’impact sur les populations d’insectes ciblés de la technique. L’efficacité épidémiologique relève de l’impact sur la transmission des agents pathogènes par ces moustiques et donc la traduction en maladie dans la population.

Quand nous avons analysé les différentes expérimentations qui ont été faites avec ces moustiques RIDL, nous avons constaté une efficacité entomologique sur les populations d’insectes de manière locale et ponctuelle, le temps de l’expérience et sur la zone ciblée, qui était toujours assez réduite, mais l’efficacité entomologique est avérée dans le temps de l’expérimentation.

En revanche, nous n’avons pas de données à plus grande échelle, tout simplement parce que des expérimentations à plus grande échelle n’ont pas été menées. Par ailleurs, il n’y a pas de données d’efficacité épidémiologiques, à nouveau en raison de l’échelle. Ce n’est pas une spécificité des moustiques GM, puisque toutes les techniques basées sur des lâchers de moustiques n’ont pas fait l’objet d’études d’efficacité épidémiologique. On peut citer, parmi les méthodes conventionnelles qui ont fait l’objet d’efficacité épidémiologique, les moustiquaires et l’utilisation d’insecticides au sein du domicile. Dans le cadre de la malaria, nous avons des données prouvant l’efficacité épidémiologique, mais c’est un point important et difficile à documenter.

Pr Jean-Christophe Pagès. C’est une question de maturité, c’est-à-dire que nous n’avons pas le recul. Il faut un déploiement sur le long terme, puisqu’au moment où il y a des lâchers dans une zone, il n’y a pas nécessairement une épidémie de dengue ou de Zika qui se déploie. L’efficacité épidémiologique viendra nécessairement secondairement.

M. Pascal Boireau, vice-président du comité scientifique (HCB). Je n’ai pas de liens d’intérêt.

Cest un problème global à lensemble des méthodes de lutte antivectorielle qui nont pas de preuve indéniable, mis à part lexemple qua cité Catherine Goldstein. En dehors de ces exemples limités et de méthodes portant de lourdes conséquences pour lenvironnement, il ny a pas de preuve patente defficacité en matière de transmission de maladies, même si lon utilise un répulsif ou une méthode chimique classique, avec tous les avantages et les inconvénients que cela pose.

Mme Valérie Thomas, présidente. Depuis la parution de votre rapport en 2017, avez-vous eu connaissance de nouvelles techniques ? Dans certains domaines, les choses avancent très, très vite. Y a-t-il de nouvelles techniques prometteuses ? Avez-vous pu en mesurer les intérêts et les désintérêts ?

Mme Catherine Golstein. Nous avons, par notre veille scientifique, identifié une technique de deuxième génération mise en place par Oxitec. Il n’y a pas eu de publication scientifique, mais sur son site, Oxitec a déclaré qu’il passait à une autre génération de techniques. Cette nouvelle technique a déjà fait l’objet d’expérimentations au Brésil, pour lesquelles nous n’avons pas de résultats. Elle fait également l’objet d’une demande d’autorisation d’expérimentation en Floride. J’imagine qu’Oxitec essaie d’améliorer ces moustiques GM et leur efficacité. Quand nous aurons une publication, nous analyserons la technique et ce qu’il en est.

Côté forçage génétique, il y a eu des publications qui montrent les progrès de la recherche. Les limites que nous avions identifiées dans les premières expérimentations concernaient notamment le développement d’une résistance au sein des populations. Celle-ci empêche le déploiement du forçage génétique et bloque sa progression au sein de la population, ce qui fait qu’un forçage génétique visant une élimination de population ne l’atteindra pas, du fait soit de polymorphisme préexistant dans la population, soit de mutations qui auraient été générées par le système de forçage génétique et auraient permis le rebond de la population. C’est la même chose pour les forçages génétiques à des fins de modification de population.

Un article de Kyros Kyrou et d’autres chercheurs a été publié en 2018, qui montre pour la première fois un forçage génétique en cage qui atteint l’élimination complète d’une population. Cette avancée a été faite par l’identification de zones extrêmement conservées dans le génome et la conception du forçage génétique basé sur ces zones. Si mutation il y avait, ces moustiques ne seraient pas viables, donc ne permettraient pas à la population de rebondir.

M. Pascal Boireau. Ce n’est pas tout à fait les moustiques GM, mais dans la lutte antivectorielle, il y a la lutte biologique, il y a des prédateurs, il y a des bactéries, il y a des parasites qui sont naturellement agressifs vis-à-vis du moustique. Effectivement, il y a une recherche, mais qui n’est même pas au stade de la phase en cage. À ce stade, on arme tel parasite, telle bactérie pouvant avoir un effet toxique sur le moustique. Il est à signaler que la technologie Oxitec n’a pas de toxiques sécrétés pour tuer le moustique. C’est un dérèglement génétique. Nous sommes face à des technologies diamétralement opposées, puisque là, il y a l’apport d’un toxique, comme la lutte chimique antivectorielle, quelque part.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Une étude publiée dans la revue Nature en septembre 2019 est récemment revenue sur les lâchers de moustiques GM auxquels a procédé l’entreprise Oxitec au Brésil entre 2013 et 2015, près de la ville de Jacobina. Cette étude fait état de conséquences à long terme des lâchers de moustiques sur le patrimoine génétique d’une population brésilienne d’Aedes aegypti avec une hybridation entre moustiques GM relâchés et moustiques autochtones. Elle suggère également que les moustiques ainsi obtenus seraient possiblement plus résistants aux virus et aux insecticides, suscitant à ce sujet de vives protestations de la part d’autres chercheurs qui reprochent à cette conclusion son caractère spéculatif. Quel regard portez-vous sur ces deux questions ?

Mme Catherine Golstein. Nous avons vu cet article publié dans Nature Scientific Reports en septembre 2019. Cette étude a confirmé ce que nous attendions, puisqu’en 2007, l’article publié par Phuc et autres d’Oxitec faisait déjà état de ce que l’on appelle la pénétrance incomplète du caractère transgénique, à savoir que les individus transgéniques qui sont censés ne pas survivre sur le terrain ne suivaient pas à 100 % cette destinée. En laboratoire, 2 % d’individus transgéniques survivants avaient déjà été caractérisés. Nous attendions tout à fait sur le terrain la présence de ces survivants. D’ailleurs, nous avons analysé les risques associés dans notre avis. Ce qu’a fait cette publication, c’est confirmer ce que nous attendions et l’observer, ce qui est très intéressant en soi, mais qui n’est pas une nouveauté.

Vous avez parlé d’hybridation. La présence de fractions d’ADN provenant des moustiques relâchés est relativement faible. Ce sont des fragments d’ADN aléatoires. Nous ne parlons pas du transgène. Ce sont des moustiques d’élevage qui se retrouvent en effet dans la population. C’est pour cela que nous recommandons de caractériser les moustiques relâchés en termes de compétences vectorielles et en termes de vigueur, de sorte que ces fractions d’ADN n’apportent pas un nouvel avantage sélectif à la population. Mais surtout, nous recommandons d’utiliser une souche génétique la plus proche possible de la population cible, donc d’introgresser, c’est-à-dire introduire la modification génétique dans une souche proche de la souche des moustiques cibles.

Pr Jean-Christophe Pagès. La deuxième génération mise au point par Oxitec risque d’être encore plus polémique puisque les mâles survivent pendant au moins un cycle. Ce sont les femelles qui vont ne plus survivre. Cela va augmenter l’effet d’attrition en maintenant des moustiques transgéniques qui vont augmenter la transmission. Cela vise les femelles qui sont à la fois piqueuses et qui vecteurs, mais nous verrons cet effet de persistance pendant un temps court, au-delà du lâcher des moustiques transgéniques.

Mme Catherine Golstein. Sur la seconde question, l’article n’apporte pas de données du tout concernant le fait que le moustique ainsi obtenu serait possiblement plus résistant aux virus et aux insecticides. Ce sont des hypothèses. Il revient à ces chercheurs de poursuivre cette surveillance et éventuellement de valider ou infirmer ces hypothèses.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous disiez tout à l’heure qu’une combinaison des différentes techniques est probablement la solution la plus adaptée pour lutter contre les maladies vectorielles, en tout cas contre les moustiques. Néanmoins, quelles sont selon vous les méthodes les plus dangereuses et celles qui présentent le plus de risques ? Quelles sont les méthodes plus douces ?

M. Pascal Boireau. Dans sa globalité, la lutte antivectorielle est associative de différentes sous-composantes, y compris présentement avec les outils que nous avons. Nous allons sécher, nous allons utiliser des produits chimiques en cas de menace avérée vis-à-vis d’une population humaine et de l’apparition d’un agent pathogène véhiculé par ces moustiques.

En matière de dangerosité, il faut voir où nous mettons le curseur. Est-elle dans la rémanence d’une espèce de moustiques ou dans l’extinction de la biodiversité ? Entre ces deux points, vous avez des notions très différentes.

On utilise aujourd’hui des méthodes de lutte antivectorielle chimique qui ont un impact sur la biodiversité. Si l’on met le critère biodiversité comme critère principal, une technique RIDL qui va cibler de façon exquise une espèce de moustique, puisqu’il y a une relation sexuée, est hautement sélective par rapport à des méthodes globales.

L’assèchement est radical pour toute la biodiversité aussi. Même des méthodes en apparence douce, comme l’assèchement, sont une contrainte pour la biodiversité, puisque vous allez éliminer aussi d’autres espèces qui ont besoin de cette coupelle d’eau.

C’est là où l’on a besoin de faire varier les curseurs, et en même temps, de voir dans quel état ce type de technologie est le plus efficace. Comme l’a bien souligné tout à l’heure Jean-Christophe Pagès, ces technologies de nouvelle génération, notamment la technique RIDL, ne peuvent pas être utilisées en période de crise, sauf à avoir les moyens de lâcher énormément. Par contre, en phase invasive, s’il y a une espèce de moustiques qui envahit un territoire, ce type de technologie peut se révéler hautement sélective compte tenu du caractère exquis de la sélection de la cible par rapport à d’autres méthodes qui elles vont arroser, malheureusement, plusieurs arthropodes qui vont être pris dans le même panier et détruits. Et là, effectivement, vous voyez qu’il y a un impact différencié.

On peut avoir peut-être plus de chance de bloquer linvasion au stade primaire localement avec ce type de technologie. Là aussi, cest un risque. Quelle va être la capacité de notre nouvelle technologie à bloquer une invasion ? Si je prends lexemple de lîle de La Réunion, cest lHomme qui a apporté tous les moustiques. Cest nous qui avons favorisé lentrée. Là aussi, la notion de véhicule passif est très importante. Comment mettons-nous en place, pour le contrôle des véhicules passifs, les méthodes de lutte à bon niveau pour limiter les nouvelles invasions ?

Le curseur et le paramètre que l’on va mettre dans le caractère dangereux permettront de dire si telle méthode est plus dangereuse qu’une autre. En théorie, dans le cadre du forçage génétique, on met dans la nature quelques couples et ils se reproduisent en entraînant le forçage du caractère à l’infini. Ceci est en théorie, mais nous sommes très loin des relâchés aujourd’hui puisqu’il n’y a pas d’essai terrain. Je rappelle qu’il y a quatre phases avant d’aboutir à un relargage à grande échelle. Là, on n’est même pas à la phase deux, donc au stade laboratoire recherche dans un système de confinement.

Nous ne pouvons pas calculer le risque aujourd’hui puisque nous n’avons pas assez de données en la matière. Une des recommandations de l’expertise qui avait été faite est d’avoir beaucoup plus de recherche dans ce domaine pour faciliter cette utilisation de technologies, de même qu’il va falloir certainement plus de moyens. C’est ce que fait l’Organisation mondiale de la santé (OMS) aujourd’hui en essayant de développer des aides à des essais de phase deux-trois pour la technologie de l’insecte stérilisé et le relargage de moustiques stérilisés dans différentes parties du monde.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous parliez tout à lheure dappropriation indispensable par la société civile des différentes techniques. Avez-vous des expériences de présentations ? Ce sont des mécanismes extrêmement complexes. Comment fait-on pour présenter ces différentes méthodes aux populations qui risquent dêtre impactées, qui sont plus proches du terrain ? Cest toute la difficulté, parce queffectivement, il faut de léducation, de la formation, mais jai du mal à concevoir les moyens à mettre en œuvre pour apporter ce type dinformation.

Mme Lucie Guimier. C’est un sujet émergent. Nous n’avons pas encore de réponse appropriée. Il faudrait se baser sur d’autres problématiques de santé publique qui sont aussi controversées. Je pense par exemple aux vaccinations. Il y a une concertation nationale sur le sujet alors que la vaccination est une méthode éprouvée. Là, on parle d’une méthode tellement récente que l’on manque beaucoup de données, d’enquêtes de terrain. C’est un sujet à construire.

Pr Jean-Christophe Pagès. En Floride, lorsqu’Oxitec a fait sa première demande pour un essai, il y avait eu toute une série de réactions qui avaient été produites sur des forums et qu’il serait intéressant d’analyser. Beaucoup de questions paraissent très naïves, mais sont celles de nos concitoyens, donc nous devons y répondre. Par exemple : « Y a-t-il transfert de linformation génétique dun moustique transgénique à des êtres humains ? ».

Il faut essayer de mettre en place un réseau de confiance, et le terme est vraiment très important. Dans la controverse, il y a aussi la polémique. Rétablir cette confiance pour que des réponses claires à des questions simples, mais essentielles, puissent être données est un travail qui nous appartient à tous, à nous scientifiques, en ayant une iconographie qui soit suffisamment explicative, mais également aux acteurs de terrain, à vous, de façon à ce que les intervenants ne soient pas disqualifiés au prétexte de leur qualité de scientifique en lien avec je ne sais qui. C’est essentiel.

En réaction à la question que vous posiez sur l’article d’Evans, c’était un peu tout cela. C’est un article qui pose toutes les questions, qui confirme des éléments qui avaient été anticipés, mais qui a eu une lecture un petit peu partisane, alors même qu’il n’y avait pas matière. C’étaient des éléments factuels, des hypothèses. Il fallait simplement les prendre comme tels.

M. Pascal Boireau. Le HCB a participé à un avis sur la technologie du moustique irradié au Haut Conseil de la santé publique (HCSP). À travers cet avis, la formation et l’éducation ont été soulignées. Force est de constater que souvent, après une crise, il y a beaucoup d’efforts sur l’éducation et la formation, mais qu’après cinq ans, les très belles mallettes qui ont été distribuées disparaissent des cours et sont rangées dans les armoires. C’est quelque chose de permanent. Nous sommes face à un problème émergent dans certains pays du monde, y compris en France métropolitaine avec certaines invasions d’espèces exotiques ou étrangères. C’est quelque chose qui doit rentrer dans l’éducation primaire. Cela avait bien été souligné dans le rapport que nous avions fait au niveau du HCSP.

Si l’on prend l’outil de base de connaissance de ce caractère invasif, c’est la surveillance entomologique, mais il y a l’association des citoyens et la science participative. Par analogie, je fais le lien avec l’application CiTIQUE, pour les morsures de tiques, qui est développée au sein du laboratoire dont je m’occupe en lien avec l’Anses et l’institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Il y a un impact et nous avons une cartographie tout à fait intéressante, qui peut certainement, dans certains cas, être particulièrement efficace en matière de complément à la surveillance entomologique. Elle est très coûteuse, mais ne va pas résoudre le problème en tant que tel, puisqu’elle va nous donner les indicateurs. Cela peut être parfaitement associé à cette valence de sciences citoyennes qui donne des résultats intéressants en matière de morsure de tique à l’heure actuelle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. À votre connaissance, la technique RIDL serait-elle la seule solution commerciale utilisant des moustiques GM disponible sur le marché ?

Vous avez parlé tout à l’heure d’une nouvelle génération de moustiques utilisée dans Oxitec. Parliez-vous de RIDL ou d’encore autre chose ?

Mme Catherine Golstein. À notre connaissance, Oxitec est la seule entreprise qui commercialise des moustiques GM. La souche RIDL OX513A est la seule souche qui a atteint le stade de commercialisation. Mais Oxitec est passé à une autre souche qui n’a pas encore atteint ce stade.

Cela dit, il ne faut pas généraliser moustiques GM, Oxitec, et techniques utilisées par Oxitec, parce qu’une grande diversité de moustiques GM pourrait être produite et avoir une évaluation des risques différente.

Pr Jean-Christophe Pagès. La technique RIDL a un tout petit peu évolué, puisque là, ils vont relâcher des mâles transgéniques stérilisants pour les femelles. Les femelles ne vont pas se développer, contrairement aux mâles qui ensuite vont diminuer puisqu’ils n’auront plus de reproduction femelle. C’est la deuxième génération qui est en cours d’évaluation.

Mme Catherine Golstein. Ils nous ont déjà dit de ne plus utiliser l’expression RIDL, car ils ne veulent plus utiliser ce terme qui n’est pas très « sexy ». Ils souhaitent dénommer cette technologie « friendly mosquitoes », « moustiques aimables ou sympatiques », expression qu’ils vont continuer à utiliser pour la deuxième génération.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous indiquez que : « Dans les départements, régions et collectivités doutre-mer exposés de manière récurrente aux maladies […], lappréciation par les populations sera nécessairement différente de celle des territoires métropolitains où les conditions géographiques, le mode de vie et lexposition ne sont pas identiques. » Pensez-vous que l’acceptabilité sociale des coûts-avantages de cette méthode de lutte est suffisante en outre-mer et par voie de conséquence, en France hexagonale aussi ?

Mme Lucie Guimier. En l’état des données étudiées par le groupe de travail et le CEES, les dispositifs logistiques nécessaires pour effectuer des lâchers de moustiques GM et la nécessité de répétition des mesures ne permettent pas de conclure à un avantage économique évident en comparaison des mesures biocides classiques, par exemple. Il faut avoir à l’esprit que les prix proposés par les acteurs économiques intégreront également la rémunération des phases de recherche et de développement. Il y a beaucoup d’inconnues à ce jour concernant ce domaine. Il n’y a pas de véritable référentiel actuellement qui permet de simuler les coûts, et encore moins les prix dans une perspective réellement transposable, voire de les comparer entre les différentes stratégies. Tout dépend des données épidémiologiques et de robustesse statistique des résultats. Nous n’avons pas de recul pour élaborer des modèles prédictifs et pour comparer les modèles de lutte antivectorielle avec d’autres stratégies.

Pr Jean-Christophe Pagès. En matière d’acceptabilité, il faut des enquêtes de terrain.

Mme Lucie Guimier. En matière d’acceptabilité, on peut penser qu’en temps d’épidémie, on accepte plus aisément ces moustiques, mais ce n’est pas forcément vérifié sur le terrain. Je pense au programme Target Malaria actuellement au Burkina Faso, où nous avons eu en 2017 plus de 27 000 décès dus à la malaria. Le programme Target Malaria est un consortium de recherche organisé par l’Imperial College de Londres et financé en grande partie par la fondation Bill et Melinda Gates. Ce programme suscite beaucoup de dissensions dans la population, malgré le fait que la malaria reste une problématique d’envergure nationale dans le pays.

Mme Valérie Thomas, présidente. Et il a été présenté et amené. C’est toute la problématique. Ce programme-là a été expliqué aux populations. Quand nous parlions d’appropriation, nous voyons que c’est extrêmement compliqué.

J’ai le sentiment en vous écoutant que sur toutes les problématiques, nous manquons de recul puisque les choses sont nouvelles, que ce soit sur les différentes techniques ou sur les analyses que l’on peut en faire. Qu’est-ce qui pourrait améliorer les choses ? Y a-t-il une accélération possible ?

Nos législations, qu’elles soient françaises ou européennes, sont-elles adaptées à la mise en place de toutes ces techniques pour que nous allions plus vite plus loin ?

Pr Jean-Christophe Pagès. Il faut des expériences de terrain, puisque finalement, une grande partie des questions que se posent nos concitoyens est : « y a-t-il de réels bénéfices ? » La seule façon de le savoir est de les mettre en œuvre. Malgré tout, des expériences ont été menées, notamment avec Wolbachia, sur des petits territoires, qui ont montré une efficacité tout à fait objective et qui sont en train d’être étendues. Il y a une part de responsabilité des acteurs politiques locaux que de mettre en œuvre, probablement avec un bon encadrement, ces techniques nouvelles pour pouvoir les évaluer dans la réalité du terrain. Si nous ne le faisons pas, nous resterons sur des questions théoriques et des absences de réponses, notamment en matière d’efficacité épidémiologique.

Mme Catherine Golstein. Nous pouvons d’ores et déjà d’ores et déjà dire que les territoires dans le cadre de l’Union européenne (métropole, DROM et Saint-Martin) ont une réglementation tout à fait adaptée à l’expérimentation de moustiques GM. L’ensemble des territoires français, appartenant ou non à l’Union européenne, doivent respecter le protocole de Carthagène. Ce protocole est également adapté à ces expérimentations de moustiques GM.

Concernant le forçage génétique, les discussions sont en cours au niveau international, pour savoir si les méthodologies d’évaluation des risques sont appropriées et s’il faudrait éventuellement les compléter par d’autres éléments ou voir quel type d’informations supplémentaires devraient être amenées en supplément au sein de ce cadre de méthodologie.

Mme Valérie Thomas, présidente. Il nous reste à vous remercier pour la qualité de vos réponses. Nous n’hésiterons pas à vous solliciter, par écrit cette fois, si nous avons des questions dans l’avancée de nos débats.


6.   Audition de Mme Annelise Tran, chercheuse à lunité mixte de recherche Territoires, environnement, télédétection et information spatiale (Tetis) du CIRAD (14 février 2020)

Mme Ramlati Ali, rapporteure, présidente. Mes chers collègues, nous continuons nos auditions en entendant ce matin, par visioconférence, depuis La Réunion, Mme Annelise Tran, chercheuse à lunité mixte de recherche « Territoires, environnement, télédétection et information spatiale » (TETIS) du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), conceptrice de loutil de modélisation des densités de moustiques, AlboRun.

Madame, je vous souhaite la bienvenue. Je vous rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques, et qu’elles sont donc disponibles en direct et en différé sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous prie de bien vouloir nous déclarer tout conflit d’intérêts de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

Mme Annelise Tran prête serment.

Mme Annelise Tran. Je vous remercie. Le Powerpoint que je vous ai transmis me servira de support à la présentation de mes travaux de modélisation.

AlboRun est un outil de modélisation spatiale qui produit des cartes de densité des populations de moustiques-tigres – les Aedes albopictus ; il est opérationnel à La Réunion depuis 2017, et désormais utilisé en routine. Je vous présenterai le projet Arbocarto, qui lui fait suite.

L’Aedes albopictus est le vecteur du virus de la dengue, du chikungunya et du Zika. Très adapté au milieu urbain, il est présent dans les départements et régions d’outre-mer, mais aussi dans les départements français métropolitains ; devenu une forte nuisance, il présente un risque sanitaire important.

Le projet Arbocarto repose sur les résultats des expériences menées à partir dAlboRun, un outil de cartographie prédictive pour la surveillance des maladies à transmission vectorielle – utilisé par les services de lutte antivectorielle (LAV). Il a été développé en collaboration avec lEntente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen (EID) et lagence régionale de santé (ARS) de locéan Indien.

Arbocarto s’intègre dans une convention-cadre de la direction générale de la santé (DGS), du Centre national des études spatiales (CNES) et du service de santé des armées (SSA), relative à l’e-santé, sur le développement d’un outil opérationnel pour la modélisation spatiale des populations d’Aedes albopictus en France métropolitaine et en outre-mer.

Comme AlboRun, il s’agit d’un outil de cartographie prédictive à une échelle spatiale adaptée pour les actions de surveillance et de contrôle des services de LAV, qui intègre des données météorologiques et environnementales.

Quel est son principe de fonctionnement ? Le modèle générique de la dynamique de population de moustiques a été développé en partant du postulat qu’il devait être adaptable à différentes espèces de moustiques – Aedes albopictus, Aedes aegypti, Anophèles, Culex, etc. – dans diverses zones géographiques.

Ce modèle est alimenté par deux entrées. D’abord, par un fichier environnemental précisant le découpage du territoire en zones d’intervention. Pour chacune de ces parcelles, il est important de décrire la capacité de charge de l’environnement, à savoir la disponibilité en gîtes larvaires – récipients d’eau dans lesquels les Aedes albopictus femelles peuvent pondre leurs œufs. Ensuite, par les données météorologiques journalières – pluie et températures.

En sortie, nous obtenons un fichier géographique capable de prédire, pour chacune des parcelles, le nombre de moustiques présents. Il est possible de visionner les données dans Google Earth ou de les utiliser dans des systèmes d’information géographiques (SIG). Et les données du SIG peuvent, par exemple, être croisées avec les données de localisation d’un cas de dengue.

Le modèle est fondé sur le cycle de vie du moustique – commun à toutes les espèces. Le moustique se développe en deux phases. D’abord, une phase aquatique, avec les œufs, les larves et les nymphes ; ensuite, le moustique émerge et connaît une phase aérienne qui, pour les femelles est la suivante : reproduction, repas de sang, maturation et ponte des œufs.

Les gîtes larvaires d’Aedes albopictus et Aedes aegypti sont très petits, il s’agit de contenants d’eau stagnante, tels que les pots de fleurs, les pneus ou autres objets abandonnés qui se remplissent de pluie.

Le modèle de la dynamique de population de moustiques respecte ce cycle de vie, en définissant un modèle en compartiments – pour les œufs, les larves, les nymphes, etc. Dans le compartiment adulte, nous trouvons les femelles émergentes, les nullipares – qui n’ont jamais pondu – comme les pares. Et pour toutes les femelles, nous avons défini différents stades suivant leur activité, : il y a celles qui sont en recherche d’hôtes, celles qui sont gorgées de sang et celles qui sont en recherche d’un site de ponte.

De sorte que le modèle, fondé sur un système déquations différentielles ordinaire, permettra destimer le nombre dindividus dans chacun de ces compartiments, en calculant la différence entre le nombre dindividus le jour précédent, le nombre dentrants et le nombre dindividus morts ou passés au stade suivant.

Un tel modèle nécessite des paramètres et des fonctions décrivant à quelle vitesse les moustiques passent d’un compartiment à l’autre. À ces transitions – changement de compartiment –, nous ajoutons des données relatives à la température, à la pluie et à la capacité de charge de l’environnement, à savoir à la disponibilité en gîtes larvaires.

Toutes les fonctions de transition dépendent de la température : plus il fait chaud, plus elles sont rapides. La pluie peut entraîner un lessivage des gîtes et donc une forte mortalité. Ces connaissances, relatives à l’impact des conditions météorologiques et environnementales sur les transitions d’un stade à l’autre du moustique, peuvent être intégrées dans les équations du modèle.

Les paramètres et les fonctions ont été définis à partir de la littérature, d’études expérimentales ou d’expertises ; de fait, nous n’avons pas besoin de nouvelles données entomologiques pour calibrer le modèle.

Le modèle générique de la dynamique de population de moustiques a fait l’objet de plusieurs publications, tout comme le modèle appliqué à l’Aedes albopictus en zone tempérée – à Nice –, et celui appliqué à l’Aedes albopictus en zone tropicale – à La Réunion.

Je l’ai dit, les sorties du modèle sont des fichiers géographiques pouvant être intégrés à un SIG ou visualisables sur Google Earth. Sur ces cartes prédictives, les densités de moustiques sont signalées par des couleurs, allant du vert au rouge – faible à forte densité.

En métropole, nous avons testé le modèle élaboré pour Nice, à Montpellier, Grenoble et Bordeaux. Ces cartes ont pour vocation d’aider les services de LAV ou les ARS à orienter leurs actions de surveillance et de prévention. Il est important, lorsque nous disposons de données de terrain, de valider le modèle. Vous pouvez constater qu’à Montpellier, la corrélation entre la prédiction et les observations sur le terrain est très satisfaisante.

Pour Grenoble et Bordeaux, nous disposions de moins de données de terrain, mais le modèle reproduit tout de même la dynamique de population dans les zones où le moustique est installé.

Concernant l’interface utilisateur du modèle, elle permet de piloter le modèle et de l’utiliser en routine, avec un fichier environnemental des différents gîtes larvaires et les données journalières de Météo France. En sortie, l’utilisateur obtient un fichier géographique des densités de moustiques.

À ce modèle, nous avons ajouté des fonctionnalités, notamment la possibilité de paramétrer le fichier environnemental en prenant en compte l’occupation et l’usage du sol et la végétation – estimation de la capacité de charge de l’environnement. Nous disposons, à La Réunion, de nombreuses données de terrain, le nombre de gîtes larvaires par parcelles étant relevé depuis plusieurs années par les équipes de terrain ; nous pouvons ainsi valider les prédictions du modèle. Ce qui n’est pas le cas en métropole. De sorte que nous avons procédé à des estimations en fonction de la typologie urbaine et de la végétation – un nombre de gîtes par hectare – que nous appliquons au fichier.

En outre, lutilisateur peut souhaiter, en fonction des observations de terrain, connaître les endroits très productifs de gîtes larvaires, comme des maisons abandonnées ou des décharges sauvages, que nous avons appelés des « points noirs ».

Enfin, dernière fonctionnalité – matérialisée par des points verts –, la possibilité de simuler une action de prévention, telle que la diminution, par exemple, de 50 % du nombre de gîtes larvaires, après une campagne d’information et de sensibilisation, visant à motiver la population à vider l’eau de leurs récipients laissés dans leur jardin.

Arbocarto est une application Java « packagée » ; il s’agit uniquement d’un exécutable. Dans l’interface de démarrage, le menu comporte plusieurs modules, dont l’« initialisation », qui permet de définir l’espèce sur laquelle l’utilisateur souhaite travailler, la « simulation », destinée à être utilisée en routine, et un certain nombre d’autres servant à paramétrer le fichier environnemental. Ce démonstrateur peut être utilisé de façon opérationnelle toutes les semaines, en intégrant les nouvelles données météo, en mode « analyse » pour le suivi, ou encore en mode « test » ou « communication ».

Je ne sais pas comment cet outil a, pour l’instant, été utilisé.

Une documentation a été élaborée et des formations ont été délivrées, entre décembre 2018 et décembre 2019, à Grenoble, Bordeaux, Montpellier et en Martinique, aux personnels des ARS et aux opérateurs des services de lutte antivectorielle. C’est ma collègue Marie Demarchi, ingénieure indépendante à la Maison de la télédétection, qui s’est occupée de son transfert et qui assiste actuellement l’ARS Occitanie pour de nouveaux sites – Toulouse et Perpignan. Il n’est pas encore utilisé en routine.

Il a été procédé à une diffusion plus large de ce démonstrateur Arbocarto, en dehors des sites pilotes. Il est notamment en ligne sur le site de dépôt de données du CIRAD Dataverse. Son utilisation est soumise à l’autorisation de la DGS, son propriétaire, il convient donc de remplir un formulaire avant de le télécharger et de l’utiliser.

Concernant AlboRun, cette diapositive explique comment mes collègues de l’ARS océan Indien l’utilise, en le combinant avec un certain nombre d’informations qu’ils croisent dans le SIG du service de la LAV.

Durant une épidémie de dengue, il est notamment combiné avec les données épidémiologiques sur la localisation des cas. Il peut également être combiné avec des informations sur l’historique des interventions sur le terrain. Ou encore avec des données externes, telles que la localisation des ruchers, afin de ne pas pulvériser d’insecticide à proximité de zones sensibles. Au final, la combinaison des informations permet de prioriser les zones sur lesquelles les services interviendront, et de définir leurs actions.

Enfin, les perspectives.

Concernant la recherche, nous travaillons en ce moment sur le couplage du modèle de la dynamique de population de moustiques avec des modèles de transmission, notamment sur la dengue. Nous utilisons ces modèles combinés pour étudier les effets des actions de contrôle, en lutte intégrée, ou avec des méthodes de lutte innovantes, comme la technique de l’insecte stérile ou la technique d’auto-dissémination.

S’agissant des perspectives opérationnelles, il est prévu de déployer l’outil en Asie du Sud-Est. Pour la métropole, je vous l’ai dit, c’est Marie Demarchi qui s’occupe de son transfert. Enfin, des discussions sont en cours entre la DGS et le CNES pour financer l’amélioration de l’outil.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous remercie pour cette présentation extrêmement claire.

Cet outil est-il un projet de recherche ou une réponse à une commande publique ?

Mme Annelise Tran. Il s’agissait d’une commande de l’ARS, mais l’outil AlboRun est aussi un projet de recherche, dans la mesure où nous ne savions pas sur quoi nous allions déboucher.

Une thèse, cofinancée par le CIRAD et l’Institut nationale de la recherche agronomique (INRA), a été publiée en 2011 sur le modèle générique de la dynamique de population de moustiques. Ensuite, un projet plus opérationnel a été lancé par l’EID Méditerranée. Il a passé commande au bureau d’étude SIRS – dans lequel travaillait Marie Demarchi –, qui a travaillé en partenariat avec le CIRAD pour l’expertise vecteur.

Un membre de l’ARS de La Réunion a eu accès aux résultats – outil pour le Sud de la France – et nous a contactés pour que nous développions un modèle pour l’Aedes albopictus en zone tropicale.

Quant au projet Abocarto, il s’agissait d’une commande de la DGS, suite aux résultats d’AlboRun.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment ont été financés les coûts de développement et les coûts de maintenance ?

Mme Annelise Tran. Les coûts de développement ont été financés au moment des projets et les coûts de maintenance ne le sont pas ; c’est justement l’objet des discussions en cours entre la DGS et le CNES.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels services utilisent votre outil ? Avez-vous pu évaluer sa contribution à la lutte antivectorielle ?

Mme Annelise Tran. AlboRun est utilisé de façon opérationnelle par l’ARS de La Réunion, ainsi que par les ARS des sites pilotes en métropole. Cette année, d’autres sites vont certainement l’utiliser à l’arrivée du moustique-tigre, mais nous ne savons pas encore lesquels.

S’agissant de la lutte antivectorielle, je l’ai observée de façon théorique. Le modèle a évolué depuis sa conception, puisque nous pouvons, je vous l’ai dit, croiser des informations, ajouter des modules… Nous pouvons, par exemple, simuler la destruction de gîtes larvaires ou la pulvérisation d’insecticides, et analyser l’impact de ces actions sur la population de moustiques. Mais aucune mesure n’a été prise sur le terrain par mes collègues entomologistes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le modèle combine deux approches de modélisation ; la qualité et la fiabilité des données sont donc importantes

Mme Annelise Tran. Effectivement, pour AlboRun, nous avons testé deux approches. Une approche statistique, fondée sur les données, et une approche mécanique, fondée, elle, sur les processus. Combiner ces deux approches est très intéressant, car la corrélation entre les densités de moustiques, la pluie et la température a été mise en évidence par l’approche statistique.

Par exemple, une forte précipitation a un effet de lessivage sur les gîtes ; de fait, le nombre de larves diminue. Une information que nous avons ajoutée au modèle mécanique : une mortalité additionnelle liée à de fortes pluies.

Le modèle statistique, fondé uniquement sur les données relatives à la pluie et à la température, ne prend pas en compte la disponibilité des gîtes larvaires et donc l’hétérogénéité spatiale qui peut exister entre différents quartiers.

Avec le modèle Albocarto, l’approche est uniquement mécanique. Nous avons donc besoin uniquement des données d’entrée relatives à la pluie et à la température ; des données qui doivent être aussi précises que possible. Mais la France est très bien dotée avec Météo France.

Nous avons également besoin de connaître le nombre de gîtes larvaires pour chacune des parcelles, car l’estimation est difficile à établir. Les enquêtes sur le terrain restent le meilleur moyen de disposer de chiffres précis, mais elles sont complexes à mettre en place.

À La Réunion, les autorités disposent de ces données, car après la première épidémie de chikungunya, des enquêtes de terrain et des actions de sensibilisation ont été menées. Mais en métropole, seules des estimations sont possibles, en fonction notamment du type d’urbanisation. Il y a par exemple plus de gîtes dans les quartiers résidentiels qui abritent des maisons avec jardins.

Nous devons cependant garder à l’esprit que tous les modèles sont faux, l’idée n’étant pas de prédire la réalité, mais des tendances. Même si en dynamique saisonnière, les résultats sont réalistes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pourquoi n’y a-t-il pas de moustiques en hiver – ou beaucoup moins ?

Mme Annelise Tran. Le moustique a développé la capacité à interrompre l’éclosion des œufs en hiver, et ce jusqu’au printemps. Les œufs d’Aedes albopictus n’éclosent donc pas, même si la température est favorable.

C’est un fait que nous avons, bien entendu, démontré. Les œufs que nous avons transportés de La Réunion à Montpellier ont éclos, et la souche n’a pas passé l’hiver. Alors que les œufs d’Aedes albopictus de métropole cessent d’éclore en hiver.

En métropole, les œufs arrêtent d’éclore, les adultes meurent de leur belle mort, et petit à petit il n’y a plus de moustiques en hiver.

Ces données ont bien entendu été entrées dans le modèle – ce sont des paramètres importants. L’utilisateur peut en effet entrer la date de début et de fin de diapause.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’intelligence artificielle (IA) peut-elle devenir un moyen d’aider l’État à mieux cartographier – et plus vite – le risque d’épidémie et surtout les piques épidémiques ? Quid de l’IA en termes de déontologie ?

Mme Annelise Tran. Je ne suis pas une spécialiste de l’IA, j’élabore des modèles fondés sur les connaissances et non sur les données. Un modèle IA a besoin de beaucoup de données. Or pour les moustiques, je ne suis pas persuadée que nous disposions de suffisamment de données pour faire tourner les algorithmes.

Concernant la déontologie, tout dépend des données qui sont manipulées.

S’agissant des prédictions de risque d’épidémie, il existe des expériences réussies d’utilisation de l’IA, s’agissant de la surveillance des maladies animales, qui reposent sur la fouille de textes et qui ont conduit à développer des systèmes d’alerte précoce de l’épidémie. L’OMS doit très certainement posséder des systèmes équivalents pour les maladies humaines.

M. Frédéric Reiss. Madame, je vous remercie pour votre exposé et toutes les informations que vous nous avez livrées. Je suis étonné par l’avancée des modèles que vous avez élaborés et qui sont utilisés.

Je suis député du Bas-Rhin, un département comportant de nombreuses zones humides. C’est la raison pour laquelle, j’ai écouté avec beaucoup d’attention vos propos sur les gîtes larvaires et leur impact sur le développement des moustiques. Je n’avais pas conscience de l’impact des comportements humains – les seaux, les arrosoirs, les pots de fleurs qui traînent dans les jardins – sur le nombre croissant des gîtes larvaires.

Mme Annelise Tran. Les Aedes albopictus et les Aedes aegypti pondent dans des récipients d’eau très petits, mais aussi dans des gîtes larvaires naturels, comme les trous d’arbre ou les bambous. Mais la très grande majorité des gîtes larvaires d’Aedes albopictus, ce sont effectivement les humains qui les produisent.

M. Frédéric Reiss. Vous avez évoqué la technique de l’insecte stérile. J’ai rencontré un responsable d’une PME qui travaille sur les phéromones. Cette technique est-elle envisageable pour lutter contre les moustiques ?

Mme Annelise Tran. Je suis modélisatrice, j’élabore des programmes informatiques, et non entomologiste. Mais je collabore avec des entomologistes qui, eux, sont les spécialistes des techniques de lutte. Je ne connais pas du tout cette technique fondée sur les phéromones. Mais la technique de l’insecte stérile est un module qui peut facilement être ajouté au modèle mécanique.

Cette technique consiste à irradier des mâles et à les relâcher. Ces mâles stériles vont se reproduire avec des femelles sauvages, et les œufs n’écloront pas. Ainsi, les populations vont diminuer.

Cependant, avant d’expérimenter cette technique, nous devons faire de la modélisation, pour en mesurer l’impact. Nous procédons donc à des simulations : quelle compétitivité ces mâles stériles devraient posséder pour que cela fonctionne ? Combien de moustiques mâles conviendrait-il de lâcher pour atteindre tel pourcentage de réduction ? A quel moment la dynamique va-t-elle reprendre – car il y aura forcément une nouvelle colonisation, le moustique-tigre reviendra toujours ? Une technique qui sera utilisée, non pas pour éradiquer le moustique-tigre, mais pour éviter une épidémie.

M. Frédéric Reiss. En métropole, votre outil a été utilisé sur trois sites, avez-vous noté des différences entre le littoral et la montagne ?

Mme Annelise Tran. Non, justement. Nous avions choisi ces trois sites – Méditerranée, Atlantique et les Alpes – notamment parce que les utilisateurs ne voyaient pas comment un même modèle pouvait être efficace sur des sites aussi différents. Mais cet outil est très modulaire. La capacité de charge de l’environnement est facilement modifiable en fonction des données de terrain, de sorte que le même modèle donne des prédictions très réalistes.

Mais le modèle a une limite : il part du principe que la population est installée partout. Or à Bordeaux et à Grenoble, la colonisation est en cours, le moustique-tigre n’est pas installé dans tous les quartiers. Mais nous sommes confiants quant à l’utilisation de l’outil à d’autres zones géographiques où le moustique est présent.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Existe-t-il des données auxquelles vous n’avez pas accès et qui pourraient permettre d’affiner les résultats ?

Mme Annelise Tran. Oui, bien sûr, de nombreuses données sont intéressantes, mais elles exigent beaucoup d’études expérimentales sur le terrain ou en laboratoire.

Si nous voulions être sûrs à 100 % des prédictions relatives à l’efficacité des traitements, par exemple, nous aurions besoin de données expérimentales, telles que l’impact de la destruction mécanique des gîtes sur une superficie donnée.

Pour la combinaison avec un modèle de transmission du virus de la dengue, nous aurions besoin de données sur la compétence vectorielle du moustique-tigre : comment va-t-il transmettre les différents sérotypes de la dengue – une variable indispensable pour prédire le risque de transmission du virus ?

Les données de terrain, de validation, telles que le nombre de gîtes suivant le type d’habitat, sont bien évidemment toujours souhaitables pour affiner les prédictions du modèle. Mais le modèle peut tourner tel quel et fera l’objet d’améliorations au fil du temps.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous remercie.


7.   Audition de M. Jocelyn Raude, maître de conférences en sociologie à lÉcole des hautes études en santé publique (EHESP) et de Mme Marion Le Tyrant, chercheuse en anthropologie et consultante (14 février 2020)

M. Frédéric Reiss, président. Nous poursuivons nos auditions en entendant deux chercheurs ayant étudié l’apport des sciences sociales sur la perception du risque par les populations : M. Jocelyn Raude, maître de conférences en sociologie, à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et Mme Marion Le Tyrant, chercheuse en anthropologie et consultante.

Je vous rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques et que par conséquent elles sont ouvertes à la presse et disponibles en direct et en différé sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous prie de bien vouloir nous signaler tout conflit d’intérêts de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, madame, monsieur, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

M. Raude et Mme Le Tyrant prêtent successivement serment.

M. Jocelyn Raude, maître de conférences en sociologie à l’École des hautes études en santé publique. Les deux piliers essentiels de la lutte anti-vectorielle – de la prévention des maladies à transmission vectorielle – sont les actions individuelles et les actions collectives. Ces deux modes d’action ne sont pas substituables ; l’un dépend étroitement de l’autre.

Les actions individuelles comprennent d’une part la protection individuelle, d’autre part le soin que les familles apportent à leur environnement immédiat – leur jardin, leurs dépendances, etc.

Concernant la rationalité humaine, les actions de prévention des maladies à transmission vectorielle posent une série de défis.

Ces maladies sont probablement l’un des domaines de la santé publique où il est le plus difficile de faire de la prévention, contrairement à la vaccination, par exemple, qui n’exige pas un fort niveau d’engagement de la part de nos concitoyens. La lutte anti-vectorielle exige une série d’actions répétées dans le temps.

Plusieurs effets psychosociologiques ont été identifiés dans la littérature. D’abord, l’effet dit du « tonneau des Danaïdes inversé » : la lutte anti-vectorielle exige de vider systématiquement les réservoirs d’eau, les sources d’eau stagnante ; des actions extrêmement coûteuses dans le temps, notamment à la saison humide.

Ensuite, l’effet « dilemme du prisonnier » : la protection collective dépend non seulement de vous, mais aussi des autres. Vous pouvez vider vos réservoirs d’eau, si vos voisins ne le font pas, vous serez exposé aux moustiques. Vous ne maîtrisez donc pas complètement votre environnement. Il suffit qu’un petit nombre de ménages ne jouent pas le jeu pour que les actions de la grande majorité ne servent à rien, ce qui a un effet décourageant.

Sur le plan scientifique, nous ne connaissons pas, à lheure actuelle, lefficacité des mesures de protection individuelles. Dans le domaine pharmacologique, nous savons à peu près que telle molécule thérapeutique ou tel vaccin a tel niveau de couverture, de protection. En matière de maladie à transmission vectorielle, la plupart des mesures recommandées, à la fois par lOrganisation mondiale de la santé (OMS) et par les agences régionales de la santé (ARS), nont pas cette robustesse scientifique permettant de connaître précisément limpact des mesures prises.

Cette ignorance tient à deux facteurs méthodologiques. Le premier est la sur-déclaration des comportements vertueux ; le second est que le changement de comportement n’intervient qu’en cas de maladie.

La conséquence de tous ces facteurs est un faible niveau d’adhésion aux recommandations des pouvoirs publics. Moins de la moitié de nos concitoyens d’outre-mer respecte ou utilise en situation épidémique les recommandations faites par les ARS sur le plan local.

Par ailleurs, on s’aperçoit que les seuls comportements qui résistent au temps et à la phase épidémique sont ceux qui sont visibles socialement ; il y a un relâchement rapide, en période épidémique, de la prévention individuelle – l’utilisation de répulsifs ou de diffuseurs. En revanche, ce qui est visible par les autres est pratiqué, notamment pour des raisons de conformisme social, pour ne pas être stigmatisé par le voisinage.

Les actions collectives sont essentiellement menées par les services publics. Il s’agit, d’une part, des traitements par biocides et insecticides qui visent les moustiques adultes, d’autre part, de la lutte mécanique contre les gîtes larvaires installés dans l’espace public et faisant l’objet du dilemme du prisonnier – les particuliers ne vidant pas les récipients de leur jardin tant que ceux du terrain vague d’à-côté ne le sont pas.

Les données qui ont été collectées fin 2018 démontrent que seuls 45 % des Réunionnais approuvent les traitements par insecticides dans le cadre de la lutte anti-vectorielle. Il existe donc un vrai problème d’acceptabilité de ces mesures collectives, qui a favorisé le développement d’une nouvelle méthode, aujourd’hui à l’étude, et qui fera bientôt l’objet d’expérimentations.

Au Colorado, deux comtés adjacents, ceux de Loveland et de Fort Collins, étaient envahis de moustiques. Des actions communautaires très fortes ont été instaurées dans l’un d’eux pour diminuer la population de moustiques. Menées avec l’aide des habitants, elles ont été extrêmement efficaces, puisqu’elles ont réduit par trois la densité des populations de moustiques dans cette région du Colorado.

Cependant, il a ensuite été observé une augmentation très importante des cas dans le comté dans lequel les actions avaient été menées. L’équipe de psychologues envoyée sur place a constaté que la baisse de la pression de la nuisance sur la population entraînait une augmentation des comportements à risque – un usage moindre des répulsifs, une plus grande exposition dans les jardins, etc. L’effet bénéfique de l’action collective avait été compensé, négativement, par un relâchement des pratiques individuelles. C’est un effet connu en sciences comportementales et en psychologie : l’effet Peltzman ou compensation du risque.

C’est la raison pour laquelle nous surveillerons les relâchements de comportements lors des expériences qui seront réalisés sur le terrain, afin de nous assurer qu’une mesure efficace – un lâcher d’insectes stériles, par exemple – ne provoque pas un relâchement des comportements individuels.

Mme Marion Le Tyrant, chercheuse en anthropologie et consultante. Mon exposé résumera, dans les très grandes lignes, la thèse que j’ai rédigée et achevée en 2018 : Perceptions individuelles et mobilisations collectives autour du moustique Aedes albopictus dans le sud de la France métropolitaine. Anthropologie des politiques sanitaires de prévention.

Mes travaux s’inscrivent dans certains éléments de contexte, notamment l’installation du moustique tigre en France métropolitaine depuis une quinzaine d’années et, avec elle, le risque sanitaire que nous connaissons. Un risque qui appelle les sociétés à s’organiser collectivement pour prendre en charge les conséquences de ce risque. De fait, de nouveaux instruments de l’action publique sont apparus ; la France s’est ainsi dotée d’un plan anti-dissémination du chikungunya, de la dengue et du Zika, dès 2006.

Dans ma thèse, je démontre en quoi ce plan rencontre un certain nombre de limites. Tout d’abord, il s’apparente à un outil de gestion de crise sanitaire plutôt que de prévention. La gouvernance en matière de prévention y est assez floue, en particulier en ce qui concerne la population.

Ce plan ne constitue pas un cadre de référence permettant d’organiser une mobilisation sociale autour du moustique tigre dans le contexte métropolitain, alors même que ce principe de mobilisation sociale, qui implique des actions d’information, de communication et de mobilisation d’acteurs relais, est promu dans la littérature et les guides d’orientation de l’action publique produits par l’OMS.

Par ailleurs, alors même que les communes apparaissent comme l’échelon institutionnel le plus stratégique pour instaurer de telles actions de mobilisation sociale auprès des populations, elles ne sont pas directement impliquées dans la lutte contre le moustique ; elles ne disposent pas de compétences fortes en la matière. En dehors des pouvoirs et obligations de police générale qui incombent au maire, elles restent libres de s’investir a minima ou d’instaurer une démarche proactive.

Quoi qu’il en soit, la lutte contre le moustique tigre à l’heure actuelle en France métropolitaine, et plus particulièrement ces mesures de mobilisation sociale, va être territorialement dépendante, ce qui suggère l’existence de contrastes voire d’inégalités d’un territoire à l’autre.

La problématique de mon travail, qui part de ce constat, a été la suivante : comment peut-on instaurer une politique de prévention autour du moustique tigre et des risques sanitaires qui lui sont associés, de façon effective, au plus près des populations résidant en France métropolitaine ? Avec, en question sous-jacente : l’argument sanitaire figure-t-il comme un motif principal d’action et de mobilisation ?

J’ai enquêté dans deux territoires : la communauté d’agglomération Var-Estérel-Méditerranée (CAVEM), qui couvre notamment les communes de Fréjus et Saint-Raphaël, et la ville de Nîmes. Par leurs différences, ils illustrent un continuum, différentes étapes du processus de prévention contre le moustique tigre et les risques sanitaires associés. La CAVEM dispose d’un service intercommunal de démoustication, qui fait d’ailleurs figure d’exception dans le paysage institutionnel local en métropole, au motif qu’il déploie des actions très spécifiques autour du moustique tigre et à destination des populations.

Le territoire de Nîmes m’a intéressée parce qu’il a été exposé à l’émergence d’un foyer de cas de dengue en 2015 et a donc dû mobiliser un large panel d’acteurs. Je me suis intéressée au rôle de chacun durant l’événement et à la perception de celui-ci par la suite.

Je présenterai dans les grandes lignes les principaux résultats de ce travail.

D’abord, les difficultés identifiées à la généralisation de cette politique de prévention autour du moustique tigre en France métropolitaine. J’en ai mis trois en évidence.

Premièrement, l’action préventive locale se heurte à la difficulté de concilier les notions de confort des populations, de protection de la santé et de préservation de l’environnement. Les acteurs publics locaux et les populations vont hiérarchiser différemment la nécessité de privilégier la qualité de vie et le confort de vie versus la protection de la santé par rapport aux risques émergents versus la nécessité de préserver l’environnement – recours au non aux pulvérisateurs. De sorte qu’une démarche préventive à long terme va impliquer auprès des usagers un travail en profondeur sur les croyances, les pratiques et les discours pour inverser l’ordre de ces valeurs.

Le discours de la CAVEM est d’abord de réduire la nuisance, en privilégiant la qualité et le confort de vie, puis de préserver l’environnement en réduisant l’usage et le recours aux insecticides, enfin, de mobiliser l’argument sanitaire.

Deuxièmement, la difficulté de concilier responsabilité individuelle et responsabilité collective. La figure de l’autre faisant souvent office d’alibi pour détourner l’attention de sa propre implication individuelle.

Troisièmement, la difficulté de concilier les principes de responsabilisation et d’incitation à agir tout en évitant l’écueil des mobilisateurs de la culpabilisation. Le fait d’identifier des gîtes larvaires, les sources de production de moustiques, lorsqu’il tend à se confondre avec la désignation de coupables, de responsables de la nuisance, fait courir le risque aux acteurs en charge de cette prévention de stigmatiser les personnes ou de contribuer à ce qu’elles se sentent stigmatiser.

Ensuite, je me suis intéressée à ce concept de mobilisation sociale, en expliquant pourquoi il est si peu opérant en métropole. Il s’agit d’un concept qui s’est imposé dans le vocabulaire des documents officiels, mais qui ne suffit pas à en faire un concept opérationnel. Pour ce faire, il requiert d’être incarné par des acteurs relais, de proximité, c’est-à-dire crédibles aux yeux de la population.

En situation sanitaire, comme à Nîmes en 2015, ces acteurs relais – un comité de quartier, par exemple – ne bénéficient pas d’une crédibilité suffisante auprès de la population. Le lien direct entre l’usager et l’administration demeure privilégié. Cependant, l’impossibilité pour l’usager, à ce moment-là, d’obtenir une information transparente de la part de l’administration est susceptible d’exacerber les inquiétudes et les attitudes de défiance.

En outre, ce concept de mobilisation sociale est encore relativement peu opérant. À Nîmes, comme sur le territoire de la CAVEM, les élus, les directeurs de service et les agents des collectivités avaient considéré que c’étaient la capacité des populations à exprimer des attentes à l’égard d’un problème qu’elles avaient elles-mêmes identifié – telle que la nuisance – qui constituait le premier motif de mobilisation de la ville pour initier des actions sur le territoire.

Conclusion : la nuisance est portée à l’agenda de la collectivité locale seulement et seulement si la population transforme cette nuisance en problème public.

Enfin, je me suis intéressée aux effets contrastés de l’expérience du risque sanitaire, de l’exposition de cas importés et de l’émergence de cas en métropole.

Il semblerait qu’au niveau des populations, la survenue de quelques cas en métropole n’est pas associée à un événement particulièrement grave ou traumatisant. Je m’explique. À Fréjus en 2010, où deux cas autochtones de chikungunya ont été enregistrés, comme à Nîmes en 2015, ces événements ont été, du point de vue sanitaire, relativisés, voire perçus par certains habitants comme une expérience positive, puisqu’ils ont mobilisé les acteurs d’État pour rechercher d’autres cas actifs. Les démarches publiques sont alors visibles, en porte-à-porte avec les citoyens, la diffusion de l’information est directe, ce qui contribue à rassurer la population.

Du côté des professionnels de santé, il semble que l’expérience du risque sanitaire modifie assez peu leur mobilisation et leur réactivité qui, en retour, est susceptible d’entraîner des effets négatifs sur la gestion des patients, voire même un épisode sanitaire.

Je me suis notamment penchée sur le parcours de deux cas autochtones et de leur rapport aux médecins généralistes au service des maladies infectieuses de l’hôpital. J’ai réalisé une enquête auprès des médecins infectiologues exerçant en métropole qui a mis en évidence leur perception très faible des risques. Ils ne considèrent pas le risque d’importation comme important, et encore moins celui d’un développement épidémique des maladies transmises par Aedes.

Enfin, il semble que la survenue d’un épisode sanitaire a des implications hétérogènes auprès des collectivités locales, ce qui alimente des usages très différents de l’argument sanitaire, justifiant l’action ou l’inaction locale en matière de mobilisation sociale. À la CAVEM, l’argument n’est pas prioritaire, mais il est tout même mobilisé pour justifier l’action de la collectivité ; à Nîmes, il n’est absolument pas utilisé et justifie ainsi l’inaction de la ville – en tout cas, la mobilisation sociale n’est pas une action prioritaire sur ce territoire.

En conclusion – et peut-être en ouverture –, nous pouvons nous demander si les maladies transmises par Aedes albopictus, dans le contexte métropolitain, constituent un réel enjeu de santé publique.

Pour ma part, il me semble qu’il s’agit bien d’un enjeu de santé publique, mais perçu différemment selon les acteurs : État, collectivités, professionnels de santé, population. Plus je me suis intéressée au point de vue des acteurs locaux, plus les enjeux de santé semblaient être dilués dans un ensemble hétérogène de motifs et de valeurs motivant l’action. Autrement dit, l’argument sanitaire est cœur des préoccupations de l’État plus qu’il ne l’est auprès des collectivités et des populations.

En outre, il ne me semble pas que cette question constitue un enjeu de santé publique global au motif qu’il existe une forte volonté d’anticiper la crise sanitaire ; mais quid du volet préventif qui apparaît encore largement secondaire ?

Enfin, les disparités locales en termes de mobilisation sociale sont révélatrices d’identités de territoire qui influencent et déterminent la mise à l’agenda public local de ces enjeux. Or la prévention des risques associée à ce moustique tigre expose, à l’heure actuelle, les populations à des inégalités d’accès à l’information selon les territoires et, plus largement, à des écarts de vulnérabilités sociales et sanitaires.

M. Frédéric Reiss, président. Je vous remercie. Pour résumer, vous nous dites que le discours des élus est : « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais » !

Je voudrais vous rassurer, il existe un réel enjeu de santé publique, et c’est bien toute la raison d’être de cette commission.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La perception du risque sanitaire et l’utilité des mesures préventives sont-elles influencées par l’âge et le sexe ?

M. Jocelyn Raude. Pour la Guyane et La Réunion, où j’ai mené mes travaux, trois critères sont essentiels dans la perception du risque sanitaire, pour soi, et dans l’intérêt et l’utilité des mesures de protection. D’abord, le sexe : les femmes sont plus sensibles et plus inquiètent que les hommes. Cette inquiétude est amplifiée dans le contexte du Zika, du fait notamment du risque de malformations fœtales.

Ensuite, l’éducation. Les personnes plus éduquées sont moins inquiètes.

Enfin, la maladie. Ceux qui ont fait l’expérience de la maladie perçoivent le risque différemment – il est évalué de façon plus grave.

Mme Marion Le Tyrant. J’ai réalisé un travail selon une méthodologie qualitative, et non pas une corrélation statistique, comme a pu le faire Jocelyn Raude. Concernant l’âge, mais ce n’est qu’une intuition, il me semble que la sensibilisation au risque sanitaire sera plus importante chez les personnes adultes, qui s’occupent de l’entretien du jardin, que chez les jeunes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez mentionné l’importance d’une information transparente dans les rapports entre l’administration et la population. Des améliorations ont-elles été apportées en termes de pratique ou sur le plan réglementaire ?

M. Jocelyn Raude. L’information est un enjeu public très important. Cependant, les données scientifiques ne sont pas encourageantes. Malheureusement, aucune expérience n’a été réalisée afin de définir quel message fonctionne le mieux ou comment utiliser certains relais d’information.

En revanche, dans le domaine des maladies infectieuses, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (European Centre for Disease Prevention and Control, ECDC), notamment, a pu démontrer le peu d’effet de l’information sur les pratiques des populations.

Des données expérimentales démontrent également que parfois même la communication peut avoir des effets pervers. Par exemple, alors qu’elles veulent corriger de fausses croyances sur les modes de transmission, celles-ci vont être renforcées chez les personnes qui sont les plus convaincues qu’elles se transmettent d’une certaine façon et pas d’une autre ; elles renforcent les croyances erronées, ce que nous appelons le « refus de la dissonance cognitive ».

Mme Marion Le Tyrant. À Nîmes, suite à lémergence de cas de dengue, la communication a rencontré plusieurs obstacles. Elle sest dabord faite par voie de presse, si bien que les habitants du quartier concerné par lémergence de ce foyer ont appris la nouvelle par les journaux. Ils ont ensuite cherché à obtenir la validation de ces informations et ils se sont heurtés à la difficulté didentifier le bon interlocuteur. Ils ont erré dadministration en administration, de service en service, tout le monde se renvoyait la balle, entre la commune, lARS, lantenne départementale et lantenne régionale de lARS…

La volonté de validation de l’information émanait du président du comité de quartier impliqué dans l’émergence du foyer, à savoir un acteur potentiellement relais qui aurait pu être mesure de transmettre de l’information au niveau micro local.

A contrario, dans l’autre territoire d’études, la CAVEM, il existe un service intercommunal qui est bien identifié dans le paysage local, avec un numéro vert, des bureaux et des informations facilement accessibles, et un site internet dédié.

L’accès à l’information doit être facilité, non seulement en urgence sanitaire, mais à tout moment, pour que la population puisse accéder aux actions à mettre en place.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelle est l’influence des médias dans la perception du risque sanitaire et des mesures préventives ?

M. Jocelyn Raude. Cette question est traitée depuis longtemps dans le champ de la santé publique, notamment parce que nous avons toujours eu du mal à distinguer la cause de l’effet.

Dans l’épidémie guyanaise, la couverture médiatique a été réalisée en début d’épidémie, alors que nous ne comptions que quelques cas, puis elle s’est effondrée rapidement, tout comme l’attention de nos concitoyens, alors que le nombre de cas augmentait.

Ce fait mérite une réflexion stratégique sur le moment le plus pertinent pour délivrer l’information.

Mme Marion Le Tyrant. J’ajouterai que la communication des médias tend à se substituer un peu trop à la communication institutionnelle. Le moustique tigre et ses capacités vectorielles sont mis en lumière lorsque des cas sont importés ou des cas autochtones émergent, mais l’attention retombe dès que les médias se dessaisissent du sujet.

Par ailleurs, si, bien entendu, les médias relaient des messages justes, ils ne relaient pas tous les messages essentiels, notamment ceux qui concernent les opérations de démoustication qui, dans le contexte métropolitain, sont réservées à l’urgence sanitaire et ne sont pas privilégiées pour lutter contre la nuisance, alors que les populations sont en attente d’actions préventives.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Lors de votre intervention au Sénat, en 2016, monsieur Raude, vous avez abordé la notion dinterface perception/mesure. Quels sont les freins à laction individuelle et collective, une fois que la prise de conscience du risque sanitaire a eu lieu ?

M. Jocelyn Raude. La perception du risque est l’un des facteurs entrant en compte pour expliquer les changements de comportement. La perception du risque, ce sont les jugements que nous portons, vous et moi, sur la gravité et la fréquence du risque. Plus nous percevons une maladie comme étant grave et fréquente, plus nous sommes motivés pour prendre des mesures de précaution.

Une seconde dimension émerge : la manière dont nous nous représentons ces précautions ou ces protections qui nous sont recommandées. Les études montrent, quel que soit le sujet, qu’en matière de santé publique, lorsque les mesures de prévention sont perçues comme étant faibles, coûteuses et inefficaces, les citoyens, même très motivés, ne les mettent pas en pratique. Des phénomènes de dénégation ou de rationalisation du risque peuvent même apparaître. Des phénomènes de mise à distance psychologique du risque avec un imaginaire s’organisent autour de sa sécurité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Jugez-vous que l’association entre l’environnement et la santé publique est suffisamment présente dans les discours de prévention des autorités sanitaires ?

M. Jocelyn Raude. Je ne parlerai, encore une fois, que pour les départements et collectivités d’outre-mer. Il est évident que les personnes font un lien entre leur environnement, la présence du moustique et la maladie, même si cela n’a pas toujours été le cas. La Réunion ayant été épargnée jusqu’en 2006 par les épidémies de maladie à transmission vectorielle, les habitants avaient perdu la culture de la prévention de ces maladies, les pratiques et la connaissance. De sorte que certains pensaient que ces maladies pouvaient se transmettre par d’autres voies que par le vecteur. Mais aujourd’hui, près de 95 % des habitants sont convaincus que les maladies viennent des moustiques. Le lien entre la qualité de l’environnement et la perception de sa santé, de sa sécurité est très clair dans l’imaginaire collectif, mais ne se transforme pas forcément en protection répétée dans le temps.

Mme Marion Le Tyrant. S’agissant du contexte métropolitain, les différents travaux ont montré que, depuis 2010, les populations sont de mieux en mieux informées et ont de meilleures connaissances sur le lien qui existe entre le moustique tigre et les maladies qu’il est susceptible de transmettre. En revanche, le lien qui est plus difficile à se représenter, c’est celui qui existe entre son environnement individuel, son jardin, et la production de moustique. Il est assez compliqué pour les populations de s’imaginer productrices de moustiques.

M. Frédéric Reiss, président. Madame Le Tyrant, j’ai l’impression que vous êtes bien seule à mener des recherches. Comment croisez-vous vos informations ? Comment diffusez-vous vos travaux ?

Vous évoquez la CAVEM et la ville de Nîmes, cette dernière ne s’engageant pas dans la lutte anti-vectorielle. Effectivement les communes, les communautés de communes ou les communautés d’agglomérations ne vont pas forcément en ce sens. Quand elles travaillent avec les ARS, c’est plutôt pour créer une maison de santé pluriprofessionnelle (MSP) ou répondre à d’autres problématiques.

Quels sont vos réseaux ? Nous connaissons le rôle des réseaux sociaux aujourd’hui, mais également celui des fausses nouvelles, qui se propagent parfois plus vite que les bonnes informations. Comment êtes-vous organisée ?

Mme Marion Le Tyrant. Je n’ai pas poursuivi dans la recherche, après ma thèse, je n’ai donc pas particulièrement communiqué sur mes travaux auprès de l’échelon local. Cependant, je puis vous dire que les principaux interlocuteurs des collectivités locales sur ce sujet, ce sont les ARS et les opérateurs de démoustication, notamment l’EID du sud de la France.

Les ARS qui prennent le temps d’organiser régulièrement des réunions d’information sur le moustique tigre pour sensibiliser les élus locaux se sont aperçues, dans les territoires que j’ai cités, que d’année en année le public s’amenuisait drastiquement. Il y a donc une perte d’attention importante des élus, alors qu’il conviendrait de les mobiliser pour en faire des relais.

Par ailleurs les opérateurs de démoustication pourraient prendre en charge cette communication d’ordre institutionnel. S’ils tendent à le faire, ils ont trop peu de moyens pour être efficaces.

M. Jocelyn Raude. Il y a un défi cognitif énorme. Les dernières enquêtes montrent que la moitié des Français s’informe principalement sur les réseaux sociaux numériques – notamment les jeunes. Nous avons mis du temps à mettre en place un suivi des informations circulant sur ces réseaux afin de pouvoir infirmer les fausses informations, et il y en a beaucoup ; c’est ce que nous sommes en train de faire à La Réunion.

M. Frédéric Reiss, président. Vous avez évoqué la technique de l’insecte stérile (TIS), monsieur Raude. J’ai rencontré un responsable de PME qui travaille sur les phéromones, pour attirer les mâles, selon une technique respectueuse de l’environnement. Connaissez-vous cette technique ?

M. Jocelyn Raude. Oui, tout à fait. Nous avons déposé un projet à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) sur cette technique. Les essais cliniques qui ont été réalisés dans le monde montrent qu’elle n’est pas efficace en situation épidémique – les personnes qui disposaient de pièges à phéromones pendant une épidémie n’ont pas été moins contaminées par la dengue que les autres.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelle est la perception des populations sur la nouvelle technique de lutte anti-vectorielle fondée sur des lâchers de moustiques ? À Mayotte, la population ne la comprend pas bien.

M. Jocelyn Raude. Dans le cadre du programme TIS, financé par le fonds européen de développement régional (FEDER), nous avons mené une enquête, à La Réunion, fin 2018 ; toutes ces techniques sont bien mieux perçues que l’utilisation d’insecticides.

En effet, la technique TIS qui sera utilisée à terme, celle par irradiation par rayons X, est soutenue par les deux tiers de la population réunionnaise. La même proportion de Réunionnais soutient d’autres méthodes, telles que celles que vous avez évoquées – des pièges par phéromones – qui sont perçues comme ne présentant pas de risque, ni pour l’environnement, ni pour la santé. Je n’ai pas de données pour Mayotte, madame la rapporteure. Et nous n’avons pas procédé à de lâcher de moustiques à La Réunion, monsieur le président.

M. Frédéric Reiss, président. Nous devrons avancer dans ce domaine, le souci de la préservation de l’environnement étant maintenant généralisé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Avez-vous mené des études comparatives au plan international ? Des pays ont-ils mieux réussi que d’autres à recueillir l’adhésion des populations aux mesures de lutte anti-vectorielle ?

M. Jocelyn Raude. La grande majorité des études a été menée dans des pays qui ne sont pas démocratiques ; il est donc très difficile d’évaluer le taux d’adhésion des populations à ces mesures. Quelques études ont néanmoins été réalisées en Floride, en Guyane, aux Antilles et à La Réunion.

M. Frédéric Reiss, président. Je vous remercie.


8.   Audition du Dr Fabrice Chandre, entomologiste médical, directeur de recherche à l’institut de recherche pour le développement (17 février 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Nous allons entendre le Dr Fabrice Chandre, entomologiste médical, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), à qui nous souhaitons la bienvenue.

Nous vous rappelons que les auditions de la commission d’enquête sont publiques ; par conséquent, elles sont ouvertes à la presse et disponibles en direct et en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je vais passer la parole au Dr Chandre pour une intervention liminaire de l’ordre de dix minutes – ou davantage, si besoin –, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

M. Chandre, nous vous remercions également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, M. Chandre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Fabrice Chandre prête serment.

M. Fabrice Chandre, directeur de recherche à lIRD. Je suis directeur de recherche à l’IRD, et j’appartiens à l’unité mixte de recherche (UMR) « Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle » (Mivegec), qui travaille essentiellement sur les maladies infectieuses et les vecteurs. Mes travaux de recherche m’ont amené à m’intéresser surtout aux problèmes de lutte contre les insectes, notamment dans les zones tropicales, et plus particulièrement aux mécanismes de résistance des insectes aux insecticides – il s’agit de comprendre comment les insectes résistent aux molécules insecticides, quels sont les mécanismes impliqués et quels sont les facteurs qui favorisent la diffusion de ces résistances dans les populations d’insectes.

Par ailleurs, je travaille en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et avec un certain nombre d’instituts à l’étranger. Nous essayons de mettre en place des stratégies de lutte permettant de gérer les phénomènes de résistance aux insecticides chez les moustiques.

Je suis responsable du centre collaborateur de l’OMS pour l’évaluation des insecticides en santé publique ; j’ai également dirigé de 2014 à 2017 un consortium – le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV) – qui regroupait à la fois des chercheurs et des opérateurs de la lutte vectorielle en France. Il était destiné à apporter des avis scientifiques et techniques aux décideurs politiques, notamment le ministère de la santé et celui de l’agriculture, sur les questions relatives aux vecteurs et aux moyens de lutte contre ces vecteurs, tant sur le plan opérationnel que sur des questions de sciences humaines et sociales liées à ce sujet.

À lheure actuelle, les recherches que nous menons au sein de lUMR Mivegec, en particulier pour lutter contre les moustiques Aedes, concernent la technique de linsecte stérile (TIS). Cest un programme pilote mené sur lîle de La Réunion, financé par la région Réunion et par la direction générale de la santé (DGS), et qui bénéficie également daides du Fonds européen de développement régional (FEDER). Ce programme vise à lutter contre le moustique Aedes par la mise en œuvre de la technique suivante : il sagit délever en masse des moustiques tigres (Aedes albopictus), de séparer les mâles des femelles au stade nymphal, juste avant leur transformation en adultes, puis de stériliser par rayons X les nymphes mâles, donnant lieu à des individus adultes stériles ; les femelles ne se reproduisant en général quune seule fois dans la nature, la reproduction avec un mâle stérile donne une descendance stérile. Un programme a été mis en place depuis plusieurs années pour évaluer la faisabilité de cette technique sur lîle de La Réunion.

Au cours de la phase 1, nous avons étudié le comportement de reproduction des moustiques tigres, pour vérifier si les femelles s’accouplaient bien avec un seul mâle et non plusieurs, mais aussi quelle était la compétitivité sexuelle des mâles irradiés – que l’exposition à des rayons X pouvait contribuer à abaisser – et, sur le terrain, quelle était la densité approximative des mâles à l’hectare, afin d’estimer la quantité de mâles qu’il faudrait relâcher dans les zones concernées. Tout cela a pris un certain temps. Il a fallu demander des autorisations pour pouvoir relâcher des mâles stériles dans la nature ; celles-ci ont été accordées après avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) et de l’Agence française pour la biodiversité (AFB) à propos des risques que ces méthodes pouvaient représenter pour la biodiversité.

Nous sommes actuellement dans la phase 2 : nous envisageons de relâcher prochainement des mâles stériles sur une petite zone de l’île de La Réunion. Vous aurez probablement l’occasion d’auditionner prochainement les collègues qui mènent ce projet.

Je travaille aussi sur un projet en collaboration avec des collègues du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Ils s’intéressent plutôt aux insectes d’importance vétérinaire, mais nous développons un projet commun soutenu par le Conseil européen de la recherche (European research council, ERC), sur un concept développé par un collègue qui étudie les mouches tsé-tsé – celles qui transmettent la maladie du sommeil –, contre lesquelles la technique de l’insecte stérile est également employée. Pour mettre en œuvre ce concept, le collègue a déposé un projet européen auquel nous participons, et qui vise trois modèles d’insectes : la mouche tsé-tsé, le moustique tigre – dont nous nous occupons – et la mouche à fruits. Il s’agit, avant de relâcher les mâles, de les asperger d’un produit biocide non létal pour eux – un analogue d’hormone, le pyriproxyfène –, mais qui peut perturber leur reproduction. En s’accouplant avec la femelle, le mâle lui transfère une partie de ces produits biocides ; la femelle, au moment de pondre dans le gîte larvaire, transmet l’analogue d’hormone, ce qui arrête le développement des larves éventuellement présentes dans le gîte. C’est ce qu’on appelle la « TIS boostée », qui permet d’augmenter l’efficacité de la TIS en relâchant beaucoup moins de mâles pour un résultat équivalent. Cette technique a également été intégrée au projet évoqué précédemment. Celui-ci devait se dérouler à La Réunion, mais on ne pourra finalement y faire que des essais en milieu semi-naturel, dans des zones confinées – des cages –, car nous ne disposons pour le moment même pas des autorisations nécessaires pour procéder aux lâchers de mâles stériles simples ; obtenir celles permettant d’effectuer les lâchers de mâles enduits de pyriproxyfène prendrait donc trop de temps. Ce sera donc fait plutôt en Espagne, où l’utilisation des mâles stériles dans le cadre de la lutte contre un certain nombre de ravageurs est plus avancée.

Plus récemment, je me suis intéressé à des virus pathogènes spécifiques des moustiques Aedes albopictus ou Aedes aegypti – en l’occurrence des densovirus –, que l’on pourrait utiliser comme outil de lutte biologique. Pour développer ce projet, nous avons bénéficié d’un financement de la région Occitanie, et nous travaillons avec des collègues chimistes qui encapsulent ces virus afin d’en faire des formulations disponibles à l’utilisation dans les gîtes larvaires où se développent les Aedes. Nous avons aussi déposé un projet auprès du programme de maturation du Centre national de recherche scientifique (CNRS), pour développer un autre type de formulation qui pourrait être utilisé dans le cadre de la dispersion de ces virus par les mâles stériles, après accouplement avec les femelles. À ce stade, le CNRS est intéressé et nous a posé des questions au sujet de la TIS ; nous allons probablement repasser devant le comité d’experts dans le courant de l’année 2020.

Dans le cadre de la lutte contre les moustiques Aedes, d’autres collègues de mon unité travaillent sur les répulsifs. Ce sont des outils importants de protection personnelle et – lorsqu’ils sont utilisés à grande échelle – de santé publique. Il s’agit d’essayer de comprendre par quels mécanismes les moustiques sont affectés par les répulsifs, sur quels récepteurs – gustatifs ou olfactifs – ceux-ci agissent, et quel est leur mode d’action – ils peuvent être irritants, le moustique cherchant alors à fuir la zone d’épandage, ou inhibiteurs, lorsque le répulsif perturbe les récepteurs dont disposent les moustiques pour repérer leurs proies, hommes ou animaux, provoquant une inhibition de l’attraction. Ce sont des mécanismes différents, qui n’agissent pas sur les mêmes récepteurs. Il est important de comprendre comment ils agissent pour identifier ensuite les molécules les plus efficaces, que ce soit pour permettre l’utilisation de substances naturelles ou pour mieux appréhender le mode d’action des répulsifs chimiques actuellement utilisés – leur fonctionnement est encore très mal connu, alors même que ce sont des produits dont on se sert quotidiennement en été.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci pour cet exposé, monsieur Chandre. Ne craignez-vous pas que les modifications génétiques dont vous avez expliqué le principe – qui visent à rendre des moustiques stériles – constituent un risque pour la biodiversité, en contribuant à la disparition d’une espèce ?

M. Fabrice Chandre. Cette question se pose à propos de n’importe quelle méthode de lutte. Lorsque l’on utilise des insecticides, on cherche aussi à supprimer une population, mais ceux-ci sont beaucoup moins sélectifs et peuvent avoir des effets collatéraux beaucoup plus importants sur les autres insectes non cibles. La TIS a l’avantage de rendre l’insecte incapable de se reproduire, mais il n’est pas vraiment modifié génétiquement : il n’y a pas de transmission de modification génétique à la descendance puisqu’il n’y a pas de descendance. Il s’agit de réduire voire de supprimer la population.

Concernant le moustique tigre, la réponse dépend de l’endroit considéré. Par exemple, en France métropolitaine, avant 2004, il n’y avait pas de moustiques tigres. Ce n’est donc pas un insecte fondamental dans notre écosystème ; c’est une espèce invasive qui s’est installée. Son éradication est tout à fait envisageable et n’entraînera pas de perturbation de l’écosystème. Sur l’île de La Réunion, en revanche, il est installé depuis beaucoup plus longtemps ; il contribue au fonctionnement de l’écosystème et fait partie de la chaîne alimentaire. Cependant, il n’existe pas de prédateur se nourrissant exclusivement du moustique tigre, donc il n’y a pas d’animaux qui dépendent que de lui pour se nourrir. Plus généralement, il existe à peu près 3 600 espèces de moustiques, dont 100 à 200 posent de réels problèmes de santé publique ou animale. Il ne s’agit donc pas de supprimer tous les moustiques, mais seulement d’éliminer les quelques espèces qui peuvent être problématiques, non sans avoir auparavant réalisé des études d’impact – lorsque nous avons demandé à pouvoir relâcher des moustiques stériles sur l’île de La Réunion, l’AFB a ainsi recommandé que soit étudié l’impact de la mesure sur le régime alimentaire des chauves-souris ; l’étude doit encore être mise en œuvre mais le moustique tigre étant un insecte diurne et les chauve-souris se nourrissant en général la nuit, ces dernières dépendent probablement d’autres insectes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous avons bien compris que le moustique Aedes ne nous manquerait pas s’il était supprimé. Cependant, vous avez mis en évidence le fait que le seul moyen efficace pour lutter contre ces insectes, vecteurs de la dengue, du virus Zika et du chikungunya, se trouve bien être la lutte contre leur prolifération. Dans un article publié en 2018, vous démontrez l’efficacité d’un système de pièges mécaniques mis en place dans le sud de la France autour des lieux d’habitation. Pouvez-vous préciser les avantages de ces moyens d’action mécaniques, et pensez-vous qu’il faudrait les développer ?

M. Fabrice Chandre. Nous avons mené cette étude car chaque année, avant l’été, de nombreux reportages, notamment à la télévision, étaient consacrés aux méthodes de lutte contre les moustiques ; l’un d’entre eux évoquait ce système de piégeage autour des habitations, dont l’efficacité n’avait cependant jamais été réellement évaluée. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’une opération marketing. Avec des collègues du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Nice, nous nous sommes donc attelés à l’évaluation de cette méthode, de manière indépendante, en comparant des maisons qui étaient protégées par ce système et d’autres qui ne l’étaient pas.

Le principe est simple : des pièges sont placés tous les cinq mètres autour du périmètre protégé, et sont reliés à un système de diffusion de dioxyde de carbone (CO2) combiné à un attractif composé notamment d’acide lactique – qui augmente le degré d’attractivité –, permettant d’attirer les moustiques. Le test a montré qu’après cinq ou six semaines, la population de moustiques chutait complètement à l’intérieur du périmètre protégé.

Ce système de piégeage a l’avantage de ne pas faire intervenir de molécule chimique de synthèse qui pourrait entraîner une pollution de l’environnement ; et aussi de piéger spécifiquement des moustiques, et très peu d’insectes bénéfiques. On peut parfois y retrouver d’autres insectes, mais en de très faibles proportions puisque ce sont surtout les moustiques qui sont attirés par le CO2. Dans les endroits où le test a eu lieu, il s’est donc avéré efficace contre le moustique tigre à partir de quelques semaines d’utilisation.

Cependant, il ne s’agissait que d’une étude à échelle réduite, réalisée sur un petit nombre de maisons ; nous souhaiterions désormais la généraliser à une échelle plus importante, afin de pouvoir énoncer des préconisations. Avec des collègues qui travaillent au service de démoustication de la collectivité territoriale de Martinique, nous avons construit un petit projet que nous avons soumis à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), mais la concurrence est rude et l’argent n’est pas extensible à l’infini, si bien que le projet n’a pas été sélectionné. Cependant, si nous voulons aller plus loin, il faut mettre en œuvre des études dans différents contextes pour savoir dans lesquels la méthode est efficace. Son principal inconvénient est son coût : l’installation du système revient environ à 10 000 euros, et n’est donc pas accessible à tous les particuliers. Mais il pourrait être intéressant pour les lieux qui accueillent du public et où la nuisance est devenue tellement forte que leurs abords deviennent pratiquement infréquentables. Pourraient être concernés notamment certaines crèches – où les enfants ne peuvent plus aller à l’extérieur sans se faire dévorer par les moustiques –, des hôpitaux, des écoles, des résidences pour personnes âgées ou, pour le secteur touristique, des campings. Les résultats sont prometteurs mais il faut au préalable que le système soit testé de manière plus systématique ; je recommanderais donc de continuer les études sur ce type de pièges.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous de lorganisation de la recherche en France sur les moyens techniques daction contre les vecteurs ? La considérez-vous comme efficace ? Existe-t-il suffisamment de centres de recherche spécifiquement consacrés à ce domaine ? Quelles sont vos préconisations à ce sujet ?

M. Fabrice Chandre. À l’heure actuelle, il n’existe pas en France de dispositif de financement de la recherche spécifiquement dédié à la lutte contre les vecteurs. Pour obtenir des crédits de recherche, il faut déposer des projets, essentiellement à l’Agence nationale de la recherche (ANR) ; on peut aussi en déposer à l’Anses ou auprès de certaines collectivités territoriales qui sont concernées par la prolifération des moustiques, comme la région Occitanie. Mais en matière de lutte contre les moustiques, il n’existe pas un organisme particulier auquel s’adresser pour financer un projet.

L’ANR s’intéresse principalement aux projets qui se placent sur le plan de la recherche fondamentale ; ce sont ceux pour lesquels nous parvenons à trouver des crédits – c’est par exemple le cas des travaux sur les mécanismes de résistance, qui s’attachent à caractériser les gènes concernés et à observer leur évolution au sein des populations de moustiques ; mais aussi de ceux qui étudient les interactions entre les gènes du moustique et le développement des bactéries endosymbiontes, notamment la Wolbachia, qui peuvent être utilisées car elles entraînent des phénomènes d’incompatibilité cytoplasmique, donc de stérilisation de la descendance des femelles ; de la même façon, un travail sur les gènes impliqués dans la transmission vectorielle pourra être aisément financé.

Les projets de recherche appliquée sont plus difficiles à faire financer par l’ANR, d’abord parce qu’ils coûtent très cher – les essais de recherche opérationnelle coûtent en général plusieurs millions d’euros –, ensuite parce qu’ils ne constituent pas la priorité de l’agence. L’Anses a davantage vocation à financer de tels programmes, mais n’a pas les moyens de les financer à elle seule, puisque ses crédits s’élèvent en général à 100 000 ou 200 000 euros, ce qui n’est pas suffisant.

Il n’existe donc pas en France de dispositif spécifiquement consacré à la recherche sur la lutte contre les vecteurs. Cependant, de nombreuses équipes de recherche sont impliquées dans ce domaine et travaillent plus ou moins directement sur les vecteurs. Notre unité, l’UMR Mivegec, constitue un des pôles d’entomologistes les plus importants à l’échelle nationale, et est très actif sur ce sujet. Mais d’autres unités contribuent à la recherche en la matière, notamment auprès des Instituts Pasteur, des écoles vétérinaires, de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), et du CIRAD – qui travaillent en particulier sur les vecteurs de maladies animales. Il y a donc en France de nombreuses personnes dont les travaux tournent autour de la lutte contre les vecteurs. Nous nous attachons d’ailleurs à regrouper ces personnes au sein d’un réseau appelé le réseau national vecteurs, mis en œuvre sur la base d’un mandat que nous a confié l’Anses cette année. Nous allons ainsi lancer un site web et une lettre d’information pour essayer de fédérer les experts travaillant sur les vecteurs en France.

Je préconise donc la poursuite de cet effort initié par l’Anses mais aussi, en son temps, le CNEV, qui consiste à faciliter les échanges entre les chercheurs et à encourager une collaboration étroite – c’était une des forces du CNEV – avec les opérateurs publics de lutte. Ceux-ci ont souvent en leur sein des chercheurs qui sont capables de faire de la recherche opérationnelle et connaissent le terrain ; travailler avec eux s’avère très productif et leurs compétences entrent en complémentarité avec les nôtres.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. L’État mène une politique très active, en lien avec la banque publique d’investissement (BPI), pour soutenir les sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT). Celles-ci sont regroupées par territoires et ont pour but de financer – sans que l’État puisse opposer son droit de véto – toutes les initiatives qui pourraient émerger, en particulier de la part de startups, dans différents domaines, notamment celui de la santé et des technologies du vivant. Savez-vous si certaines des équipes de chercheurs que vous évoquez ont développé des idées – peut-être parfois reprises du privé, comme les installations dont vous parliez tout à l’heure – qui pourraient faire l’objet de financements via la BPI ?

M. Fabrice Chandre. Je ne sais pas si cela se fait par l’intermédiaire de la BPI, mais les SATT sont en effet très sensibles aux projets développés autour des vecteurs. Nous avons mis en œuvre un projet financé en collaboration avec l’université d’Angers et la SATT Ouest valorisation, qui nous permet d’étudier les associations et synergies entre répulsifs et insecticides, qui n’agissent pas sur les mêmes récepteurs nerveux membranaires. L’équipe de l’université se concentre sur l’aspect neurophysiologique de l’étude, tandis que nous nous chargeons des recherches pratiquées in vivo.

La région Occitanie finance par ailleurs un projet auquel nous participons, intitulé BioViral, qui porte sur l’utilisation des densovirus et pour lequel une autre SATT nous accompagne et échange beaucoup avec nous.

Nous sommes donc bien soutenus par les SATT. Le seul inconvénient de cette collaboration, c’est qu’elle nécessite de faire appliquer la recherche, donc de déposer des brevets, ce qui empêche de publier l’avancée de nos travaux pendant un certain temps – qui peut durer plusieurs années. Or notre rôle, c’est aussi de rendre publique notre recherche ; ce n’est pas forcément un problème, mais il faut parvenir à concilier les deux aspects de notre activité.

Nous avons également réussi à obtenir des financements de la direction générale de l’armement (DGA), qui est intéressée par la protection des soldats sur des théâtres d’intervention dans des zones où il peut y avoir des vecteurs transmetteurs de maladies comme le paludisme ou les arboviroses. Dans ce cadre, nous travaillons aussi sur les associations entre répulsifs et insecticides, et la DGA cofinance une thèse à ce sujet avec l’université d’Angers.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment caractérisez-vous la coopération internationale dans le domaine de la recherche sur les moyens techniques daction contre les vecteurs ? Avez-vous la possibilité de travailler avec des équipes en dehors de la France, et de bénéficier du fruit de leurs travaux de recherche ? Existe-t-il des exemples pertinents de réussite dans ce domaine, sont-ils transposables en France, et à quelle échelle ?

Par ailleurs, bénéficiez-vous de financements internationaux privés du type de ceux de la fondation Bill & Melinda-Gates ? Si oui, à quelle hauteur ?

M. Fabrice Chandre. À la base, les recherches de l’IRD portent plus sur les vecteurs du paludisme, notamment l’anophèle, que sur les vecteurs d’arbovirose, ce qui nous conduit à collaborer de manière régulière avec des équipes du Sud : ainsi notre unité travaille-t-elle depuis longtemps avec des équipes du Burkina Faso, de Côte d’Ivoire, du Bénin, du Cameroun et du Gabon. À l’heure actuelle, l’un des piliers de la lutte contre le paludisme consiste dans l’utilisation de moustiquaires imprégnées, un procédé testé pour la première fois dans les années 1980 par des chercheurs de l’IRD travaillant en collaboration avec d’autres scientifiques dans le cadre du centre Muraz, au Burkina Faso.

Je citerai également le cas de l’une de nos collègues, qui a obtenu des financements pour ses recherches portant sur l’utilisation de médicaments systémiques administrés au bétail pour renforcer l’efficacité de la lutte contre le paludisme ; lorsqu’ils ne peuvent se nourrir sur l’Homme parce qu’il est protégé par des moustiquaires imprégnées, certains anophèles se nourrissent en effet sur les animaux.

Pour ce qui est de la collaboration avec les pays du Nord, nous travaillons beaucoup avec la Liverpool School of Tropical Medicine et la London School of Hygiene and Tropical Medicine et, à ce titre, nous avons à la fois une présence commune dans certains pays et une présence complémentaire dans d’autres – historiquement, ces institutions étaient plutôt présentes en Afrique de l’Est, tandis que nous l’étions en Afrique de l’Ouest. Nous avons mené certains projets en commun, notamment ceux portant sur la nouvelle génération de moustiquaires, qui sont bitraitées – l’utilisation conjointe de deux insecticides vise à en augmenter l’efficacité –, lesdits projets impliquant de porter une attention particulière aux phénomènes de résistance.

Le contexte international sest un peu modifié au cours des dernières années, avec lapparition et la présence de plus en plus importante de la Fondation Bill & Melinda Gates dans les programmes de recherche. Cette fondation, dont laction se concentrait initialement sur la recherche portant sur la lutte contre les vecteurs de paludisme, finance lInnovative Vector Control Consortium (IVCC), basé à proximité de la Liverpool School et mis en place par sa directrice, le professeur Janet Hemingway, une grande spécialiste de la lutte contre les vecteurs et de la résistance aux insecticides. Pour ce qui est des aspects relatifs à lévaluation des projets sur le terrain, lIVCC est associé à la London School ainsi quà une université californienne.

Ce consortium draine la totalité de l’argent de la fondation Gates destiné à la lutte contre les vecteurs du paludisme, et la recherche opérationnelle de l’IVCC est essentiellement confiée à la London School. Il nous est donc très difficile de bénéficier de financements dans ce cadre : pour ce qui est de la recherche sur les moustiques, j’irai jusqu’à dire que nous sommes en concurrence avec la London School, même si nous collaborons avec cette institution. En revanche, certains de nos collègues qui font des recherches sur la mouche tsé-tsé réussissent parfois à obtenir des financements de la Fondation Bill & Melinda Gates, du fait que la concurrence anglo-saxonne n’est pas très forte dans ce domaine.

En dehors de la Fondation Bill & Melinda Gates, nous obtenons certains financements de l’Europe, et nous participons d’ailleurs au projet ZIKAlliance – piloté par le professeur Xavier de Lamballerie, que vous allez entendre tout à l’heure –, portant sur le phénomène de résistance ainsi que sur la TIS. Le projet REVOLINC (Révolutionner la lutte contre les insectes) peut également bénéficier de ce type de financements, ainsi que certains projets ponctuels soutenus, par exemple, par la Norvège.

Je n’ai pas en tête la liste complète des financements dont nous avons bénéficié, mais je dirai que, pour le moment, le financement ne constitue pas un gros problème pour nous : nous réussissons régulièrement à obtenir des fonds, même s’ils ne proviennent généralement pas de la fondation Gates, celle-ci destinant la quasi-totalité de ses financements à la Liverpool School pour ce qui est de la recherche sur les moustiques – les travaux relevant de la recherche fondamentale restant à la Liverpool School, tandis que ceux relevant de la recherche opérationnelle vont plutôt à la London School.

La Fondation Bill et Melinda Gates finance des idées originales, ayant notamment pour objet de mettre au point de nouveaux produits, mais jusqu’à présent elle ciblait les vecteurs du paludisme plutôt que ceux des arboviroses – je précise que les choses sont en train de changer et qu’elle commence à s’intéresser également aux seconds.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. On sait que, pour ce qui est de la mouche tsé-tsé, des pièges constitués d’un tissu de couleur sombre ont montré leur efficacité dans certains pays. Existe-t-il des procédés comparables pour le moustique, et a-t-on au moins expérimenté cette méthode ?

M. Fabrice Chandre. Le procédé que vous évoquez consiste à mettre en place un tissu sombre servant à attirer les mouches tsé-tsé, imprégné d’un insecticide qui les tue – quelques secondes de contact suffisent pour que l’insecte soit intoxiqué. Effectivement, ces pièges sont efficaces et continuent donc à être déployés. Cependant, à l’heure actuelle, la stratégie mise en œuvre pour combattre la tsé-tsé constitue essentiellement dans la technique consistant à lâcher dans la nature des mouches mâles rendues stériles par irradiation.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Est-il envisagé d’appliquer au moustique la méthode de piégeage par tissu sombre, ou d’autres méthodes similaires ?

M. Fabrice Chandre. Non, contrairement à la mouche tsé-tsé, qui présente une attraction naturelle pour le noir et le bleu foncé, le moustique n’a pas d’attirance particulière pour les tissus colorés – tout au plus a-t-on remarqué que, lorsqu’il entre dans les maisons, Aedes aegypti peut se réfugier dans les endroits sombres, par exemple les placards à vêtements, pour s’y dissimuler. On a testé, en Asie, la mise en place de boîtes sombres contenant un tissu insecticide : si ce dispositif permet de piéger des Aedes, il ne permet pas des prises en nombre suffisant pour que cela ait un impact significatif sur la population.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Vous avez évoqué au début de votre intervention des dispositifs de piégeage des mouches des fruits : pourrait-on envisager d’utiliser une méthode similaire pour les moustiques ?

M. Fabrice Chandre. Pour lutter contre les mouches des fruits, on recourt plutôt à la technique de l’insecte stérile ou à celle de la confusion sexuelle induite par l’introduction de phéromones qui perturbent le comportement des mâles et des femelles.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Existe-t-il des répulsifs naturels du moustique ? On a parfois entendu dire que certaines vitamines, ainsi que l’acide lactique – secrété par le corps lors d’une activité physique – pouvaient influer sur le comportement du moustique. Qu’en est-il réellement ?

M. Fabrice Chandre. Notre corps constitue plutôt un attractif naturel pour les moustiques ! Pour ce qui est des vitamines, je sais qu’un bruit a circulé selon lequel la vitamine B1 pouvait être un répulsif, mais c’est faux : une telle action n’a jamais été démontrée.

Il existe des répulsifs naturels, notamment sous la forme d’huiles essentielles, mais le problème de ces substances est la grande volatilité des molécules ayant un rôle actif, qui fait que leur efficacité disparaît au bout de quelques minutes – alors que, pour avoir une utilité en conditions réelles, il faudrait que ces produits soient efficaces quatre à six heures d’affilée sans que l’on n’ait besoin de renouveler leur application.

Cela dit, des recherches sont menées dans le domaine des répulsifs naturels, qui pourraient apporter des réponses intéressantes en matière de lutte contre les moustiques. Je rappelle que les pyréthrinoïdes, qui sont les insecticides les plus utilisés à l’heure actuelle, étaient initialement des molécules naturelles provenant des pyrèthres, eux-mêmes extraits des fleurs de chrysanthème – ceci avant que les chimistes trouvent le moyen de produire les molécules stabilisées qui sont aujourd’hui utilisées.

On a travaillé sur une vingtaine de plantes différentes et, après avoir mis en évidence pour certaines d’entre elles des effets répulsifs, irritants ou même toxiques, on a essayé d’en isoler les composés les plus actifs. Comme je vous le disais, ces composés sont des molécules très volatiles, difficiles à stabiliser. Cependant, il y a quelques années, des chercheurs ont travaillé sur un eucalyptus de l’espèce Corymbia citriodora, dont ils ont extrait le citriodiol, une molécule recommandée comme répulsif anti-moustiques par le ministère de la santé et par les autorités européennes, car elle présente une efficacité de plusieurs heures, lui permettant de constituer une alternative aux répulsifs chimiques. Le citriodiol, qui de nos jours n’est plus extrait de l’eucalyptus, mais synthétisé chimiquement – c’est la même molécule – fait donc partie des quatre répulsifs actuellement reconnus par la Commission européenne.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. En matière de politiques publiques, j’imagine que vous préconisez la mise en œuvre des méthodes consistant à réduire autant que faire se peut toutes les eaux stagnantes, mais avez-vous également d’autres recommandations à formuler ?

M. Fabrice Chandre. Dans le cadre de la lutte contre les Aedes, notamment les espèces albopictus – le moustique tigre – et aegypti, on considère avoir affaire à des moustiques en quelque sorte domestiqués par l’homme, en tout cas parfaitement adaptés à l’environnement humain et vivant dans des gîtes créés par l’Homme – même si le moustique tigre a également la capacité de vivre dans des gîtes plus naturels tels que des trous d’arbre ou des creux de rocher. Dans ces conditions, la meilleure méthode de lutte en période inter-épidémique consiste à détruire le maximum de gîtes dans lesquels se développent les moustiques. Aux abords des habitations, il s’agit ainsi de vider régulièrement tous les récipients dans lesquels l’eau peut s’accumuler, y compris les soucoupes se trouvant sous les pots de fleurs, où les larves de moustiques peuvent se développer dans quelques millimètres d’eau.

D’une manière générale, tous les endroits où l’eau stagne, même en faible quantité, doivent être asséchés à chaque fois qu’il est possible de le faire. Certains gîtes ne peuvent être supprimés, notamment quand il s’agit de réserves d’eau de pluie constituées intentionnellement : dans ce cas, il s’agit de faire en sorte que les moustiques ne puissent pas accéder à ces gîtes pour y pondre.

Malheureusement, il existe des gîtes qu’il est non seulement impossible de supprimer, mais également très difficile de protéger ou de traiter. Je pense notamment aux terrasses sur plots, dans lesquelles l’eau peut s’infiltrer pour constituer des flaques où les moustiques se reproduisent en grand nombre, et qu’il n’est pas évident de démonter – d’autant qu’il faudrait le faire à plusieurs reprises.

Enfin, certains gîtes ne sont pas traités tout simplement parce qu’ils sont trop difficiles à identifier et localiser. Pour toutes ces raisons, il est impossible de traiter la totalité des gîtes. Je précise que, pour ce qui est des gîtes identifiés mais difficiles d’accès, on peut utiliser des insecticides d’origine biologique tels que le Bacillus thuringiensis, une bactérie pathogène pour le moustique, mais ne présentant pas de toxicité pour le reste de la faune.

Pour ce qui est de la lutte en période épidémique, elle nécessite la mise en œuvre de méthodes visant à limiter la circulation des femelles infectées et infectantes, c’est-à-dire pouvant transmettre le virus. L’une des stratégies les plus couramment utilisées reste le recours aux insecticides adulticides, qui présentent l’inconvénient de pouvoir donner lieu à des phénomènes de résistance. Ce n’est pas encore le cas avec Aedes albopictus, mais on sait que ce n’est qu’une question de temps, puisque des gènes de résistance ont déjà été identifiés, notamment en Italie et en Grèce : ils devraient donc être prochainement observés en France si on y augmente la pression de sélection.

C’est surtout dans les départements français d’Amérique que le problème se pose, car le principal vecteur dans ces zones est Aedes aegypti, une espèce extrêmement résistante aux insecticides. Or, l’obligation d’appliquer la réglementation européenne partout en France, y compris dans les départements d’outre-mer, notamment en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane, nous empêche d’utiliser d’autres insecticides que les pyréthrinoïdes – précisément la classe de substances auxquels les moustiques ont développé une grande résistance, sans doute l’une des plus fortes au monde.

Je sais qu’il est possible de solliciter auprès des autorités européennes des dérogations visant à ce qu’il nous soit permis de recourir à d’autres insecticides, puisque c’est ce qui avait été fait en 2014 en Guyane au moment de l’épidémie de chikungunya. Nous nous étions associés aux toxicologues de l’Anses pour demander, dans un rapport soumis au Haut conseil de la santé publique (HCSP), l’autorisation d’utiliser le malathion. Le problème, c’est que plusieurs mois sont nécessaires pour que les experts se réunissent, qu’ils rédigent leur rapport et que la demande de dérogation soit examinée, et que lorsqu’elle est accordée, l’épidémie est le plus souvent terminée. J’ajoute que, pour ce qui est du malathion, il y a eu un mauvais concours de circonstances, puisque le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a identifié cette molécule comme cancérogène probable quelques mois après que son usage a été autorisé, ce qui fait que la ministre de la santé de l’époque, Mme Marisol Touraine, en a suspendu l’utilisation en Guyane.

En résumé, il est compliqué de lutter contre les moustiques adultes avec un seul insecticide, mais c’est malheureusement la situation à laquelle nous sommes confrontés dans les départements français d’Amérique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pensez-vous que, pour faire face au problème que représente l’apparition de résistances chez les moustiques et pour rendre plus efficace la lutte contre les vecteurs, il faudrait modifier certaines normes du code de l’environnement ou du code de l’urbanisme ?

M. Fabrice Chandre. Lutilisation de produits biocides relève effectivement de la compétence du ministère de lenvironnement, mais je ne sais pas si le recours à dautres insecticides que les pyréthrinoïdes nécessiterait dapporter des modifications au code de lenvironnement. Lautorisation dutilisation de produits biocides en France se décide au niveau de lUnion européenne, et la France présente la particularité dêtre le seul pays européen davoir certains de ses départements et régions situés en zone tropicale, où sévissent des vecteurs et des agents pathogènes susceptibles de poser problème. Dès lors, il conviendrait peut-être de tenir compte de cette spécificité pour permettre aux territoires concernés de disposer dautres molécules que celles qui suffisent à maîtriser – pour le moment, en tout cas – la situation en Europe continentale.

En tout état de cause, une réflexion devrait être menée sur ce point. Je sais que le ministère de l’environnement avait essayé, avec les opérateurs, d’identifier de nouvelles molécules susceptibles d’être utilisées dans le cadre de la santé publique en France, mais encore faut-il pour cela que les industriels manifestent la volonté de mettre de nouvelles formules sur le marché européen. Il ne faut pas perdre de vue qu’en France, le marché de la santé publique ne représente que 3 % du marché des pesticides, et que ces 3 % correspondent essentiellement aux régions situées en zone tropicale. Pour vous donner un ordre d’idée, le marché des insecticides sur l’île de La Réunion ou en Guyane représente une quantité limitée à quelques dizaines, tout au plus quelques centaines de litres de produit par an, ce qui est extrêmement peu au regard du coût de la constitution d’un dossier par les industriels souhaitant commercialiser de nouveaux produits : ce marché n’étant absolument pas rentable pour eux, ils le délaissent. Peut-être les pouvoirs publics pourraient-ils s’efforcer de favoriser, en la simplifiant, la mise sur le marché de produits efficaces, recommandés par l’OMS et compatibles avec les normes environnementales.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous exposer dans le détail les mécanismes de résistance aux insecticides développés par Aedes albopictus en Italie et en Grèce ? Comment réduire le risque de voir de nouvelles résistances apparaître ?

M. Fabrice Chandre. Les résistances auxquelles nous sommes actuellement confrontés sont celles que développent certains moustiques face aux pyréthrinoïdes. En Grèce, je crois que c’est une estérase, c’est-à-dire une enzyme, qui casse la molécule d’insecticide au niveau de la liaison ester, rendant cette molécule inactive. En Italie, on a mis en évidence une mutation du canal sodium ayant pour conséquence que les molécules d’insecticide se fixent moins bien sur ce canal sodium constituant leur cible et, de ce fait, ne jouent pas correctement leur rôle consistant à bloquer l’influx nerveux qui se transmet le long des neurones.

Les différentes mutations sont sélectionnées par la pression de sélection qui résulte de l’utilisation au long terme d’une molécule insecticide. Cette pression de sélection a pour origine les mesures mises en œuvre dans le cadre des politiques de santé publique, mais aussi l’utilisation d’insecticides d’origine agricole ou employés par les particuliers sous la forme de plaquettes et de diffuseurs longue durée.

Pour éviter cela, il faut relâcher la pression de sélection en réduisant le nombre de traitements. Cette stratégie a montré une certaine efficacité en France métropolitaine sur le moustique Aedes albopictus ; il semble que ce soit moins le cas à La Réunion, où l’on aurait constaté une résistance, mais cela demande à être confirmé.

Jusqu’à présent, les traitements ciblant Aedes albopictus étaient effectués par des opérateurs publics, mais le code de la santé publique a été modifié à compter du 1er janvier 2020. Depuis cette date, les missions de surveillance et de lutte contre les insectes vecteurs relèvent de la compétence des agences régionales de santé (ARS), qui font des appels d’offres et peuvent confier la mise en œuvre de ces missions à des opérateurs privés ou publics, en fonction du cahier des charges qu’elles établissent.

Faire appel à des opérateurs privés comporte un risque, celui de voir la fréquence et l’intensité des traitements augmenter. Lorsque les traitements étaient effectués par l’Entente interdépartementale de démoustication (EID), chacun des 200 à 300 signalements par an de cas suspects ou confirmés en France métropolitaine donnait lieu à une enquête entomologique, et il n’était procédé à un traitement que lorsque celui-ci était justifié, c’est-à-dire dans 20 % à 25 % des cas seulement, ce qui représentait une cinquantaine de traitements. Les opérateurs privés qui sont désormais susceptibles d’intervenir vont évidemment avoir tendance à effectuer plus de traitements que nécessaire, ce qui va augmenter la pression de sélection sur les moustiques, donc la résistance. L’intérêt financier de ces opérateurs privés sera en effet de faire le plus de traitements possible : avec une cinquantaine de traitements par an, ils ne pourraient en aucun cas rentabiliser les investissements que représentent le matériel utilisé – de gros pulvérisateurs chargés sur des véhicules 4 x 4 – et la formation des agents chargés de le mettre en œuvre.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Selon vous, faudrait-il développer un plan de recherche et d’action à l’échelle de l’Union européenne ? Le neuvième programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD) en fait-il une priorité ?

M. Fabrice Chandre. Pour ce que j’ai pu en voir, le neuvième PCRD parle beaucoup des maladies infectieuses mais, sur une dizaine de pages, ne mentionne qu’une seule fois le mot « vecteurs », placé entre parenthèses : il semble donc qu’il ne fasse pas une priorité du plan que vous évoquez. Il a été décidé, au niveau de notre unité, d’appeler l’attention de nos correspondants européens sur la nécessité de renforcer la présence du mot « vecteurs » dans le texte final, afin que chacun puisse prendre conscience de l’importance de consacrer des moyens suffisants à la lutte contre les vecteurs en Europe.

Aedes albopictus n’est pas le seul vecteur contre lequel nous ayons à lutter : d’autres moustiques invasifs commencent à se développer en Europe – je pense notamment à Aedes japonicus et Aedes koreicus, qui ne sont pas encore présents en France mais que l’on trouve dans d’autres pays européens – et il est très important que nous soyons en mesure de contrôler la population de ces nouvelles espèces qui, à défaut, pourraient constituer demain des foyers épidémiques. Comme je vous l’ai dit, nous allons demander aux correspondants européens de l’IRD de veiller à ce que certains mots-clés soient présents dans la version finale du neuvième PCRD : si ce n’est pas le cas, nous aurons ensuite beaucoup de difficultés à obtenir des financements.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. En votre qualité dentomologiste médical, directeur de recherche à lIRD, souhaitez-vous ajouter quelque chose avant que nous ne mettions fin à votre audition ?

M. Fabrice Chandre. Je rappelle que la France est l’un des premiers contributeurs du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, mais aussi cofondatrice, avec le Brésil, de l’organisation UNITAID, créée en 2006 à l’initiative des présidents Chirac et Lula. Ces organisations promeuvent toutes deux l’utilisation de moustiquaires imprégnées d’insecticide pour lutter contre le paludisme dans de nombreux pays, et consacrent à cette action une énorme part de leurs budgets respectifs.

Or, du fait des réglementations européennes, les moustiquaires imprégnées, dont l’efficacité a pourtant été validée par l’OMS, ne peuvent pas être mises en place en France alors qu’elles seraient extrêmement utiles, notamment à Mayotte et en Guyane, où l’on compte encore de nombreux cas de paludisme. Il est fort regrettable que nous ne puissions recourir aux moustiquaires imprégnées pour protéger nos compatriotes, alors même que nous contribuons largement à des programmes visant à l’utilisation de ce moyen éprouvé. Il serait bon que les décideurs fassent en sorte de mettre fin à ce paradoxe qui, s’il persistait, pourrait conduire à une épidémie ou du moins à une recrudescence des cas de paludisme à Mayotte ou en Guyane.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Docteur, nous vous remercions davoir éclairé notre commission denquête en répondant à nos questions, et notamment davoir émis cette dernière recommandation, dont notre rapporteure ne manquera pas de faire bon usage.


9.   Audition du Pr Xavier de Lamballerie, directeur de lunité mixte de recherche des virus émergents (UVE) à lInserm, coordinateur du consortium de recherche Zikalliance (17 février 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Mes chers collègues, nous continuons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Nous allons entendre M. Xavier de Lamballerie, directeur de l’unité mixte de recherche des virus émergents (UVE) à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et coordinateur du consortium de recherche pluridisciplinaire et multinationale ZIKAlliance.

Monsieur le professeur, nous vous rappelons que les auditions de la commission d’enquête sont publiques, ouvertes à la presse et visibles en direct ou en différé sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions et de réponses, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et, à ce titre, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Nous vous invitons donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

M. Xavier de Lamballerie prête serment.

Je vous demande également de bien vouloir déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

M. Xavier de Lamballerie, directeur de lunité mixte de recherche des virus émergents. Je suis professeur de médecine – ma spécialité étant la virologie médicale – au centre hospitalo-universitaire de Marseille. Je ne crois pas avoir de conflit d’intérêts à déclarer, n’ayant perçu, au cours des quinze dernières années, aucune rémunération directe ou indirecte de l’industrie. Pour être le plus complet possible, je précise que j’ai reçu des per diem au titre de missions effectuées dans le cadre de diverses commissions de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ; je suis membre de plusieurs conseils scientifiques : celui de la Fondation Mérieux – qui a une nature familiale et est d’intérêt public –, du laboratoire P4 Inserm-Jean-Mérieux à Lyon, et de l’institut thématique multi-organismes « immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie » (ITMO I3M) de l’Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan). Aucune de ces représentations ne donne droit à des émoluments ou à des per diem.

Je dirige une unité localisée à Marseille. J’ai consacré l’ensemble de ma carrière à la recherche sur les maladies causées par les virus émergents et, en particulier, les arbovirus. J’ai ainsi travaillé sur la fièvre jaune, la dengue, le chikungunya, le Zika, le West Nile, l’encéphalite japonaise, l’encéphalite à tiques ou encore – la liste n’étant pas exhaustive – la fièvre de la vallée du Rift. Notre unité a quelques caractéristiques marquantes. En premier lieu, nous avons créé en son sein, il y a une dizaine d’années, une collection européenne de virus (European Virus Archive), qui est devenue un acteur incontournable, car elle fournit à la communauté internationale, tant scientifique que médicale, des produits de référence pour la recherche et le diagnostic lors des crises sanitaires dues à des virus. Cela a été particulièrement le cas lors de l’épidémie due au virus Zika. Par ailleurs, mon unité a participé à une quinzaine de consortiums de recherche financés par l’Union européenne, laquelle abonde de manière significative les programmes de recherche en virologie et, en particulier, concernant les virus émergents. Je signale enfin que j’ai créé, il y a un peu moins d’un an, le réseau Arbo-France.

Mon unité est rattachée à plusieurs tutelles. En premier lieu, nous assurons pour luniversité dAix-Marseille une recherche de nature principalement fondamentale. En deuxième lieu, lInstitut de recherche pour le développement (IRD), qui est notre tutelle historique, nous fait bénéficier de son expertise concernant les pays du Sud et les territoires ultramarins, qui est fondamentale pour larbovirologie. En effet, limpact des émergences arbovirales concerne dabord, à lheure actuelle, les zones tropicales et intertropicales. Pour ce qui est de la France, les arboviroses frappent dabord les 2,8 millions de citoyens français qui vivent dans les zones tropicales ultramarines du Pacifique, de locéan Indien et des départements français des Amériques. Il existe bien sûr des arboviroses en France métropolitaine, mais elles ne sont pas encore comparables dun point de vue quantitatif. À lexception notable de lîle de La Réunion, où le moustique Aedes albopictus domine, lensemble des territoires que jai cités sont soumis au risque de transmission vectorielle par le moustique Aedes aegypti, qui reste, aujourdhui encore, notre principal ennemi. LIRD apporte une capacité, qui lui est propre, de traitement de terrain, dans le cadre des missions quil effectue, et a une approche interdisciplinaire – qui est également une tradition de linstitut –, fondamentale pour larbovirologie. En troisième lieu, la tutelle de lInserm est aussi essentielle, car elle fait le lien avec une approche plus médicale. Elle revêt une utilité de premier plan pour créer, par exemple, des protocoles détudes cliniques vaccinaux ou thérapeutiques.

L’unité a également deux cotutelles. La première est l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), qui a une longue tradition de recherche en arbovirologie. Celle-ci était autrefois assurée par l’Institut de médecine tropicale des armées du Pharo, à Marseille, qui a fermé ses portes. Cette tradition perdure, notamment, au sein de notre unité, dans le cadre du Centre national de référence des arbovirus, géré, pour l’IRBA, par le docteur Isabelle Leparc-Goffart. Le diagnostic de référence est un pilier fondamental de notre activité.

Même si cela peut surprendre, notre deuxième cotutelle est assurée par lÉtablissement français du sang (EFS) depuis la création de notre unité. Cest un acteur essentiel dans le domaine de larbovirologie, pour plusieurs raisons. Il a développé une expertise propre pour garantir la sécurité transfusionnelle dans les zones où il collecte, par exemple à La Réunion, en Martinique et en Guadeloupe. En métropole, il a également développé cette compétence pour le virus West Nile, auquel il est exposé directement. À cette expertise épidémiologique, technologique, diagnostique sajoute une capacité unique de collecte déchantillons sanguins auprès des donneurs qui acceptent explicitement lutilisation non thérapeutique de leur don, en vue de la recherche. Cest crucial, car cela permet la collecte des échantillons contaminés en période de crise – et, partant, lidentification, le séquençage et le typage des souches – ainsi que la réalisation détudes de séroprévalence, qui ont pour objet de rechercher dans le sang des donneurs des anticorps contre les agents pathogènes qui nous intéressent. Nous pouvons ainsi connaître la fraction de la population qui a rencontré le virus, qui a été immunisée contre celui-ci et qui, le plus souvent, en est protégée. Lévaluation épidémiologique est fondamentale. Les études de séroprévalence sont beaucoup plus précises que les estimations ou les relevés fondés sur le décompte des cas cliniques. LEFS occupe donc une place centrale dans létude épidémiologique des émergences virales dans les lieux où il collecte. Il est à mes yeux essentiel que son rôle soit reconnu, préservé et valorisé – ce qui implique, notamment, que celui-ci apparaisse dans les missions de santé publique de létablissement.

L’organisation de la recherche dans notre unité et, de manière générale, en arbovirologie est multidisciplinaire, puisqu’elle se traduit par du travail de terrain, de la recherche fondamentale, de l’épidémiologie ou encore du diagnostic. Il faut ajouter trois aspects : les sciences humaines et sociales, qui donnent lieu à des études conduites, au sein de notre unité, par le docteur Jocelyn Raude, en collaboration avec l’École des hautes études en santé publique ; l’entomologie, domaine dans lequel nous entretenons un lien particulier avec l’unité d’Anna-Bella Failloux, à l’Institut Pasteur ; la modélisation des données épidémiologiques, spécialité plus récente mais qui devient essentielle, assurée en collaboration avec l’unité de Simon Cauchemez, également à l’Institut Pasteur.

Le virus Zika a été découvert en 1947 dans la forêt du même nom, en Ouganda, sur un singe sentinelle – autrement dit, un singe rhésus mis en cage sur lequel on réalisait des analyses régulières. Les premiers cas humains ont été identifiés au début des années 1950 au Nigeria. On sait que la transmission de ce virus se fait en milieu sylvatique, autrement dit, dans la forêt ou à son entour, par des moustiques sylvatiques, qui en sont les vecteurs. Ce ne sont pas, j’y insiste, des vecteurs péridomestiques – que vous pouvez trouver autour de votre maison –, même si vous habitez en Afrique. Les hôtes naturels sont des singes, des primates non humains, qui vivent dans la forêt. On n’a jamais rapporté d’épidémie significative en Afrique : l’épidémie est restée périsylvatique, ce qui signifie que ce virus a probablement du mal à s’adapter aux moustiques péridomestiques. Il est mieux transmis par les moustiques de la forêt. Il n’y a jamais eu d’épidémie urbaine sur ce continent, du moins avec les souches africaines.

Zika est un flavivirus, groupe étendu comprenant les virus de la fièvre jaune, de la dengue, le West Nile et beaucoup d’autres. Il s’agit d’un petit virus enveloppé comprenant un génome ARN transmis par les moustiques du genre Aedes. La philogénétique, autrement dit l’étude des génomes, nous a apporté plusieurs enseignements grâce au séquençage du virus Zika. Ce dernier est originaire d’Afrique : il y aurait un ou deux génotypes typiquement africains. Entre la fin du XIXe siècle et les années 1960, le virus a été exporté en Asie. Il s’est adapté, a évolué, a accumulé des mutations jusqu’à devenir un virus un peu différent et donner naissance à un nouveau génotype : le génotype asiatique. L’épidémiologie en Asie est très mal connue – on ne sait pas vraiment comment le virus a subsisté et s’est propagé dans cette zone – mais on n’y a pas relevé de grandes épidémies. Les choses ont complètement changé au début des années 2000. La première alerte est apparue sur l’île de Yap, en Micronésie, en 2007, où l’épidémie a touché une grande part de la population. La deuxième salve est survenue à partir de 2013, avec de violentes épidémies dans les îles du Pacifique, y compris en Polynésie française. À partir de ces îles, probablement dès la fin de l’année 2013, le virus a été introduit dans les Amériques et dans la Caraïbe, où il a déclenché des épidémies d’une violence extrême. Elles sont terminées depuis 2015 dans le Pacifique. S’agissant des Amériques, le déclin épidémique s’est amorcé en 2017, mais il demeure des foyers résiduels, en particulier au Pérou.

La transmission épidémique des îles du Pacifique au Nouveau Monde s’est faite de l’Homme vers le moustique, puis de celui-ci vers l’Homme, sans passer par un réservoir sauvage : aucun primate non humain ni moustique sylvatique n’y était impliqué. Cette transmission s’apparente donc fortement à celle de la dengue ou du chikungunya : l’Homme sert de réservoir, et des moustiques péridomestiques – en l’occurrence, Aedes aegypti – transmettent le virus à l’Homme. Ce mode de transmission épidémique est extrêmement efficace et a donné lieu à des épidémies d’une rare violence. Il est en outre urbain, puisque les moustiques se trouvent essentiellement dans les villes. L’épidémiologie a donc complètement changé.

La maladie en elle-même est une arbovirose que je qualifierais de « banale ». La maladie se traduit par de la fièvre et une éruption cutanée. Il existe de très nombreuses formes asymptomatiques ou paucisymptomatiques, qui présentent un très faible caractère de gravité et ne donnent pas lieu à un signalement médical. Toutefois, le virus et la maladie Zika ont quelques aspects remarquables. Le premier à avoir été découvert est la fréquence du syndrome de Guillain-Barré, grâce à un travail effectué en grande partie par l’équipe du professeur Arnaud Fontanet, à l’Institut Pasteur. Il s’agit d’une maladie grave qui se manifeste par une paralysie ascendante susceptible de gagner les muscles respiratoires, qui nécessite des capacités de réanimation spécifiques. Cela peut poser un problème sérieux d’aménagement des capacités thérapeutiques. Toutefois, le risque est assez faible : il a été estimé à 0,24 ‰ pendant l’épidémie en Polynésie française et à 0,14 ‰ concernant les cas d’infection aux Antilles. Son pronostic est favorable dans le cas de l’apparition du syndrome de Guillain-Barré survenant après une infection due au virus Zika.

La deuxième grande caractéristique du virus Zika tient au fait qu’il peut engendrer des anomalies développementales du fœtus – dont une microcéphalie – quand la mère est infectée pendant la grossesse. En France – plus précisément, en Guadeloupe –, une partie de ce travail a été réalisée par l’équipe du professeur Bruno Hoen, qui a produit des chiffres pour essayer de mieux appréhender le risque. D’un point de vue global – en prenant en considération les microcéphalies et les formes développementales moins graves –, 7 % des femmes infectées pendant leur grossesse ont un enfant présentant des anomalies du développement. Ce risque est maximal si l’infection survient au cours du premier trimestre de la grossesse, où il s’élève à près de 12,5 %. Ces chiffres, on le sait aujourd’hui, sont probablement un peu surestimés, mais ils donnent un ordre de grandeur probablement correct.

Le système français de surveillance des grossesses a fait preuve d’une remarquable efficacité. En alliant la détection clinique et biologique de l’infection, la détection échographique des anomalies développementales et la possibilité d’une interruption thérapeutique de grossesse, il a permis de limiter à un nombre extrêmement réduit les cas non diagnostiqués donnant lieu à des naissances d’enfants anormaux. Le problème sanitaire est d’une ampleur radicalement différente en Amérique latine, pour des raisons qui ne sont pas complètement connues. Des cofacteurs d’aggravation expliquent très probablement le pourcentage plus élevé d’anomalies fœtales, mais il ne faut pas occulter la faiblesse des systèmes de santé, des capacités de détection clinique et biologique, de détection échographique et de suivi des grossesses, ni l’impossibilité légale de procéder à des interruptions thérapeutiques de grossesse. Le fait d’avoir un système de santé bien réglé, qui fonctionne correctement, joue un rôle majeur, même pour une maladie qu’on ne connaît pas.

La troisième caractéristique surprenante a été la découverte d’affections neurologiques aiguës – mais rares –, du type des encéphalites ou des myélites.

La quatrième caractéristique, qui est également très originale, tient à la transmission sexuelle et à la persistance du virus dans des sanctuaires immunologiques. La maladie Zika est d’abord une arbovirose : dans l’immense majorité des cas, elle se transmet par les moustiques. Toutefois, il a été prouvé que la transmission pouvait se faire par la voie sexuelle, essentiellement de l’homme vers la femme ; l’inverse semble exister, mais de manière moins fréquente. Ce mode de transmission avait déjà été rapporté pour le virus de la dengue, mais de manière tout à fait exceptionnelle. S’agissant du Zika, le nombre de cas suggère que ce n’est pas exceptionnel. La transmission par voie sexuelle est associée à des charges virales considérables dans le sperme et à une persistance du virus dans le système génital, qui se compte, dans le meilleur des cas, en semaines, et parfois en mois. Cela a des conséquences sur la diffusion épidémiologique : ces patients étant guéris et asymptomatiques, ils ne se considèrent absolument pas comme malades et peuvent contribuer à la diffusion du virus par voie sexuelle.

Comment expliquer l’émergence du virus ? L’épidémie terminée, la question demeure. L’Afrique connaissait un virus périsylvatique calme. En Asie, même s’il demeure mal connu, le virus ne donnait pas lieu à des épidémies violentes. D’un seul coup, un incendie insensé a traversé le Pacifique, gagné les Amériques et envahi la Caraïbe, en produisant des épidémies d’une violence extrême. Il faut être très modeste : on ne connaît pas tous les déterminants du phénomène. Aujourd’hui, deux théories s’affrontent, sans être totalement irréconciliables. La première évoque une lente accumulation de mutations lors du passage du virus en Asie, jusqu’à produire des virus très efficacement transmis par les vecteurs péridomestiques, de type Aedes aegypti, qui ont provoqué une épidémie. Toutefois, cette théorie n’explique pas pourquoi l’épidémie n’est pas survenue en Asie, et pourquoi il a fallu attendre le transport dans le Pacifique et en Amérique pour qu’elle se déclenche.

La seconde théorie affirme que le virus Zika est recombinant – autrement dit, que son génome est hybride, une part provenant dun virus ancestral ressemblant au virus de la dengue, et une autre part étant issue dun ou de plusieurs virus ancestraux proches du virus West Nile. Par conséquent, les populations qui sont immunisées de manière habituelle contre les virus ressemblant au virus West Nile seraient protégées contre les grandes épidémies. Cest le cas en Afrique, où ce virus circule, et en Asie, où lencéphalite japonaise – virus relativement proche du West Nile – offre une immunité très large dans la population. En revanche, dans les îles du Pacifique, du fait de labsence de ces virus, les populations sont complètement naïves, ce qui a pu justifier lémergence. Ces virus sont également très peu actifs, en termes épidémiologiques, en Amérique du Sud et dans la Caraïbe. Il faudra pousser un peu plus loin ces deux hypothèses, qui ne sont pas tout à fait contradictoires, pour en tirer des enseignements plus précis et des modèles expérimentaux.

J’en viens aux cas autochtones de virus Zika en France métropolitaine. Trois cas ont été relevés dans le Var, dans la ville de Hyères, au cours de l’été 2019. Ils ont été détectés un peu par hasard, car une des patientes contaminées était médecin et a établi rétrospectivement le diagnostic de son affection par le virus, ce qui a permis d’identifier ce petit cluster. Ce qui est intéressant, c’est que l’Aedes aegypti n’est pas présent dans le Var, où l’on ne trouve que l’Aedes albopictus. Cela signifie que la transmission s’est faite localement par ce dernier, ce qui était un peu inattendu. En effet, des études de transmission vectorielle, faites en particulier à l’Institut Pasteur, suggéraient que l’Aedes albopictus était un assez mauvais vecteur – ce qui a été confirmé par de nombreux travaux –, en particulier pour le virus asiatique : la probabilité d’une transmission semblait plus concerner le génotype africain. Or, c’est bel et bien le génotype asiatique qui a été transmis. Cela peut s’expliquer par la conjonction de plusieurs faits : une densité vectorielle très locale mais exceptionnellement élevée et des facteurs météorologiques. D’une part, le pic de température précoce de l’été 2019 a laissé beaucoup de temps aux moustiques pour donner naissance à une population étendue. D’autre part, la sécheresse a été très forte et a pu jouer un rôle dans la sélection de moustiques ayant un phénotype particulier en termes de compétences vectorielles. Au total, la faiblesse du nombre de cas – seuls trois patients ont été identifiés malgré les enquêtes extrêmement approfondies, le porte-à-porte et les prélèvements sur les personnes du quartier – montre que la transmission a été très inefficace. Si elle avait été vraiment efficace, toute la ville de Hyères aurait probablement été touchée.

J’en viens au projet ZIKAlliance, qui est un programme de recherche de la Commission européenne portant sur le virus Zika. C’est un très gros consortium, qui associe cinquante-quatre partenaires dans une vingtaine de pays, en particulier en Amérique du Sud et dans la Caraïbe, mais aussi en Afrique et en Asie du Sud-Est. Son budget s’élevait à 12 millions d’euros, et sa coordination était assurée par l’Inserm – j’en ai été l’investigateur principal. C’est un projet à forte dimension interdisciplinaire, qui a conduit à la publication de près de 150 articles scientifiques, de haut ou de très haut niveau. La recherche clinique a permis de constituer des cohortes constituées de près de 10 000 femmes enceintes en Amérique du Sud et dans la Caraïbe, et d’environ 1 500 enfants nés de celles-ci – certaines d’entre elles étant infectées. Ces études ont donné des résultats concernant l’évaluation de la fréquence des anomalies de développement et l’évolution de plusieurs marqueurs biologiques. Ces résultats standardisés – j’insiste sur ce point – seront partagés avec les autres grands consortiums de recherche sur Zika – deux autres consortiums européens et un très grand consortium américain – et feront l’objet d’une méta-analyse, qui sera réalisée sous les auspices de l’OMS. Nous avons besoin de nombreux cas pour établir des déductions, en particulier pour analyser les risques. Cela ne peut être fait à partir des résultats d’une seule cohorte. Nous avons besoin de 30 000, 40 000, 50 000 cas pour effectuer des études statistiques significatives. Ce travail est en cours.

Le deuxième aspect essentiel de ZIKAlliance est qu’elle a permis la réalisation d’une recherche véritablement fondamentale, dont le succès a été remarquable, puisque différentes équipes du consortium ont découvert le mécanisme d’entrée du virus dans la cellule infectée, le mécanisme moléculaire de la microcéphalie et ont largement décrit les mécanismes évolutifs du virus. Il ne faut jamais oublier l’importance de la recherche fondamentale, qui permet seule de bâtir à long terme.

La recherche a également été menée en matière environnementale. La recherche entomologique, conduite par Anna-Bella Failloux, a porté sur les vecteurs et la compétence vectorielle. Si je devais retenir un résultat de son travail, ce serait l’élimination, au terme d’une polémique assez vigoureuse, des moustiques du type Culex comme vecteurs du virus Zika. C’est un élément essentiel, car la mise en cause de ces moustiques aurait entraîné le système de santé publique dans une direction complètement fausse, qui aurait gaspillé les rares ressources dont nous disposons. La recherche environnementale a également montré que les cycles sylvatiques – de conservation des virus dans la forêt – – n’existaient pas, en tout cas pour l’instant, en Amérique du Sud.

Un autre effort important du consortium concernait les études en matière de sciences humaines et sociales, qui ont été réalisées en Guyane française et, pour beaucoup, au Brésil. Elles ont montré, en Guyane française, la volatilité des croyances et des craintes associées aux arboviroses. Il semble que, dans la population, l’arbovirose qui circule soit toujours celle dont on a peur : on oublie rapidement celle qui a circulé quelques mois ou quelques années auparavant. On se protège un peu mieux pendant l’épidémie, du fait des craintes qu’on éprouve, puis on arrête lorsqu’elle se termine. Au Brésil, les études de sciences humaines et sociales ont davantage porté sur l’importance de la prise en charge communautaire et le déficit d’accès aux soins, noté dans de nombreuses régions, qui s’explique en grande partie par la pauvreté et par le fait que le système de santé a été, à plusieurs égards, débordé.

Ce projet n’abordait pas la question du vaccin, car un projet spécifique – Zikavax – y était consacré.

Quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer ? Je suis un converti aux projets européens, car je pense que les consortiums internationaux sont toujours plus puissants que les consortiums nationaux et les projets interdisciplinaires toujours meilleurs que les projets mono-disciplinaires. De fait, le consortium et le projet de recherche ont porté leurs fruits.

Mais si je devais être cruel, je dirais que ce projet a pâti de trop faibles apports financiers. Même si la somme de 12 millions peut paraître élevée, elle est insuffisante. Pour donner un ordre de grandeur, et sans entrer dans les détails, l’ensemble des financements européens sur le virus Zika représentent entre un huitième et un dixième des sommes dont les scientifiques américains ont disposé pour faire le même travail ! Je ne crois pas qu’il y ait ce rapport en termes de ressources économiques entre l’Union européenne et les États-Unis.

En outre, cet argent est arrivé trop tard : les méandres administratifs ont fait que nous l’avons reçu alors que l’épidémie touchait à sa fin. Si nous n’avions pas adopté rapidement des mesures de sauvegarde liées aux capacités nationales et à celles, individuelles, des chercheurs, nous n’aurions obtenu aucun résultat. Certes, l’argent a permis de financer par la suite des travaux – brillantissimes – en recherche fondamentale, mais six ou neuf mois auparavant, il aurait permis une intervention efficace en cours d’épidémie.

Enfin, aussi passionnant et efficace que soit ce type de programme, il ne se prolonge pas d’un suivi à moyen et long termes – tout s’arrête avec le projet. Ainsi, une cohorte « Zika DFA BB » a été mise en place en Guadeloupe et en Martinique, qui regroupe les bébés nés de mères infectées pendant la grossesse. Une conférence scientifique, tenue l’an dernier à Marseille, a conclu qu’il existait un consensus scientifique et médical sur la durée de suivi nécessaire de ces enfants : il doit être d’au moins six ans. Or, aucun financement n’est prévu. Ces enfants ne seront pas suivis si rien ne change. Ou peut-être seront-ils suivis grâce à la bonne volonté des autorités sanitaires locales et des chercheurs, qui feront leur maximum, mais en dehors d’un cadre financé, clair et permettant une exploitation scientifique de grande qualité des données.

Dans ce domaine, une pathologie émergente chasse l’autre ; à la fin d’une épidémie, il n’y a plus de financements pour continuer de travailler. Cette situation d’éternel recommencement interdit tout progrès. Chaque fois qu’un pathogène réémerge, nous n’avons pas fait le moindre progrès depuis l’épidémie précédente.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Étant le Varois de l’étape, je reviendrai sur les modes de transmission du virus Zika sur les côtes méditerranéennes, où se situent des zones d’estuaires, bordées de ripisylves très denses. Ces zones peuvent-elles être des lieux de fixation des moustiques porteurs du Zika ?

M. Xavier de Lamballerie. Le cycle sylvatique de transmission implique des moustiques et un hôte régulier. En Afrique, les singes qui vivent dans la forêt sont piqués par les moustiques, lesquels transmettent le virus à d’autres singes, etc. Nous avons recherché si le virus avait réussi à établir le même cycle en Amérique du Sud, où existent de grandes forêts, beaucoup de moustiques et de singes. Ce n’est pas le cas pour l’instant, mais cela n’est pas exclu : le virus de la fièvre jaune y est parvenu en Amérique du Sud. En Europe, le chaînon manquant, c’est le singe. Un autre animal pourrait servir de réservoir, mais la probabilité demeure faible.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. On peut donc exclure que les oiseaux qui nichent dans ces zones ou des mammifères comme le ragondin ou le sanglier puissent être les hôtes du virus.

M. Xavier de Lamballerie. On peut toujours être surpris ! Il existe deux grands groupes de flavivirus, ceux transmis par les Aedes et ceux transmis par les Culex. Le premier groupe, dont fait partie le virus Zika, infecte volontiers les primates non-humains et humains le second les oiseaux. On ne s’attend donc pas à ce que le virus Zika infecte facilement des oiseaux.

Nous avons recherché le virus et les anticorps chez les oiseaux en Amérique du Sud, sans en trouver. Même si nous devons être modestes et savoir que la donne peut changer, nous serions surpris, d’un point de vue écologique, qu’un virus transmis par les Aedes puisse prendre un oiseau comme réservoir.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. L’environnement lacustre, autour de Hyères, accueille des oiseaux migrateurs, tels les flamants. Dans la région, on croise aussi, et je le déplore personnellement, des cirques et leurs ménageries. Peut-on imaginer que les trois personnes infectées dans le Var aient contracté le virus dans la même enceinte, celle d’un cirque ?

M. Xavier de Lamballerie. En France, le primate auquel le virus est le moins mal adapté, c’est l’homme – il se trouve en grande quantité dans ces régions ; le moustique auquel il est le moins mal adapté, c’est Aedes albopictus. Les choses se passent relativement bien aujourd’hui car le virus n’est pas bien adapté. Cela peut changer : le virus du chikungunya, qui était adapté à Aedes aegypti, s’est adapté en Afrique centrale, notamment au Gabon, à Aedes albopictus ; des patients infectés l’ont alors transporté en France, où il a été transmis efficacement par les Aedes albopictus français.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. C’est le fameux PFH, le « Putain de facteur humain », cher à Hubert Reeves !

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vos explications sont si claires, professeur, qu’elles avivent mes craintes ! Vous expliquez que s’il existe des formes d’atteintes très graves, comme le syndrome de Guillain-Barré et la microcéphalie, elles sont la plupart du temps bénignes et la personne asymptomatique. Or vous expliquez que le virus peut se transmettre sexuellement, plusieurs semaines voire plusieurs mois après que le porteur a été infecté et qu’avec la fin de l’épidémie, les réflexes prophylactiques disparaissent.

J’aimerais savoir ce que vous pensez du vaccin et des difficultés qui peuvent entourer sa mise au point, même si j’ai cru comprendre que ZIKAlliance n’avait pas travaillé sur ce sujet.

M. Xavier de Lamballerie. Généralement, le virus Zika provoque une arbovirose assez bénigne. Certains cas sont sévères – atteinte du système nerveux central, atteinte du développement du fœtus, syndrome de Guillain-Barré –, mais leur pourcentage est relativement faible.

Il existe différents projets de développement d’un vaccin, mais ils n’ont pas été « priorisés » par les organismes internationaux. L’Institut Pasteur, des sociétés privées ont mis au point des candidats-vaccins qu’ils poussent actuellement dans le tuyau laborieux de l’habilitation. Il n’y a pas d’obstacle technologique majeur à la mise au point d’un vaccin, et il sera sans doute possible d’en obtenir un contre le virus Zika ; ce qui pose problème, c’est la compréhension de ce qu’il faut faire de ce vaccin et de ses effets éventuellement délétères.

En effet, dans la mesure où le virus Zika ressemble beaucoup à celui de la dengue – au point que les personnes infectées par l’un sont testées positives à l’autre –, on a beaucoup craint que là où la dengue avait circulé, des formes plus graves de Zika ne surviennent. Ces craintes reposaient sur le fait que, dans le cas de la dengue, qui est transmise par quatre virus différents, les formes sont plus sévères chez les personnes primo-infectées par un autre des virus. Sachant que l’immunité acquise, lorsqu’elle entre en interaction avec un autre virus, peut donner lieu à des complications, on redoutait un mécanisme équivalent et que des personnes immunisées contre la dengue fassent des formes de Zika plus graves.

Bonne surprise, il nen a rien été ; des études ont même montré quune primo-infection pouvait conférer une certaine protection. Certes, cela na pas empêché lépidémie de se propager – plus de 90 % des personnes infectées en Guadeloupe et en Martinique avaient été infectées auparavant par le virus de la dengue – mais les formes cliniques sont plutôt moins graves, et cela se vérifie chez le singe.

Pourtant, le doute subsiste s’agissant des infections par le virus de la dengue se produisant après une infection par le virus Zika. Chez le singe, il semble que les formes de dengue soient plus graves ; chez l’homme, les premiers résultats produits par Eva Harris, grande spécialiste de la dengue, suggèrent que, dans ses cohortes du Nicaragua, les formes de dengue sont plus symptomatiques, cliniquement plus sévères.

Il faut donc faire preuve de prudence et se poser la question d’une possible interaction du vaccin anti-Zika et de la dengue. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas développer le vaccin, mais que l’on doit avancer doucement et bien évaluer les avantages et les inconvénients.

Comme pour tous les vaccins contre les arboviroses, la question qui se pose est celle des destinataires : vacciner les populations potentiellement concernées avant que l’épidémie ne survienne suppose d’inclure des milliards de personnes, avec les coûts afférents ; vacciner uniquement en cas d’épidémie oblige à mettre au point des stratégies. La communauté internationale développe actuellement un virus contre le chikungunya – qui est à un stade très avancé ‑, mais le plus grand flou règne sur la manière dont il sera employé et qui en bénéficiera.

Ces questions, bien qu’importantes, ne doivent absolument pas nous dissuader d’avancer sur la recherche de vaccins efficaces. La communauté internationale s’accorde à dire que le vaccin nécessaire serait un vaccin combiné qui protégerait contre tous les pathogènes transmis par Aedes aegypti – dengue, chikungunya, Zika. Techniquement, nous en sommes très loin. Par ailleurs, vous connaissez les difficultés de la vaccination contre les quatre sérotypes de la dengue.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Vous avez dit que le virus pouvait se transmettre par voie sexuelle, particulièrement de l’homme vers la femme. Fait-il partie des virus recherchés au même titre que le VIH ou les IST lors d’un test sanguin ? Dans la mesure où les personnes ignorent si elles sont porteuses, doivent-elles en faire la demande expresse à leur médecin ?

M. Xavier de Lamballerie. Le médecin peut demander à faire pratiquer un test Zika, mais la question de la pertinence épidémiologique se posera. Plus on s’éloigne de l’épidémie, plus la probabilité que le sperme soit encore porteur devient faible – elle est quasi-nulle en France. Cette question a été majeure pendant et juste après l’épidémie. Nous avons eu connaissance de personnels infectés en Amérique du Sud ou dans la Caraïbe, qui avaient fait des formes très peu symptomatiques, et qui, de retour en France, ont contaminé leur partenaire par voie sexuelle – dans un ou deux cas des femmes enceintes. Le problème du dépistage n’avait pas été anticipé puisque cette transmission n’était pas connue. En cas de nouvelle épidémie, le dépistage sera très important, notamment pour prévenir la contamination des femmes enceintes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles sont les activités menées par Arbo-France ?

M. Xavier de Lamballerie. En arbovirologie, lorganisation de la recherche doit être interdisciplinaire. LAviesan regroupe plusieurs instituts thématiques, dont lInstitut thématique multi-organismes « Immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie » (ITMO I3M), dédié aux maladies infectieuses. Un consortium a été créé au sein de cet institut : REACTing (Research and Action Targeting Emerging Infectious Diseases), dédié à létude des pathologies infectieuses émergentes.

Disons-le, c’est un très grand succès. Se définissant par sa réactivité, REACTing permet de recueillir rapidement quelques dizaines ou centaines de milliers d’euros en cas d’émergence ou de suspicion d’émergence, chose quasi-impossible il y a quelques années.

REACTing réunissait jusqu’à récemment plusieurs groupes de travail, des groupes méthodologiques et un groupe très actif sur les fièvres hémorragiques, mais ne comportait pas de groupe sur les arboviroses – ce qui était anormal, les arboviroses ayant représenté trois quarts des émergences en France et dans le monde ces dix dernières années. J’ai donc proposé de créer Arbo-France.

La communauté qui travaille sur les arboviroses est petite et très fragmentée. Par ailleurs, elle n’a pas établi de continuité ni de véritable lien entre la France métropolitaine et les territoires ultramarins – c’est sans doute là son plus grand échec. L’ambition d’Arbo-France est de réunir cette communauté sous une seule bannière afin que les acteurs se parlent, aient accès aux informations, conçoivent ensemble des projets de recherche et en demandent le financement.

Arbo-France est avant tout un réseau relationnel, sans moyens financiers propres, qui regroupe les membres de l’INSERM, du CNRS, du CEA, de l’IRD, de l’Institut Pasteur, de l’Anses et de Santé publique France, pour partager l’ensemble des données disponibles sur les arboviroses humaines et animales.

L’objectif est de faciliter la préparation et la réponse aux épidémies d’arbovirus, qu’ils soient humains ou animaux, aussi bien en métropole que dans les territoires ultramarins. Nous servons d’organe de surveillance et d’alerte pour REACTing et l’Aviesan. Nous nous efforçons de normaliser les pratiques, de faire en sorte que les personnes travaillant en Polynésie française utilisent les mêmes critères et les mêmes standards que leurs homologues en Guadeloupe, en Martinique ou à La Réunion.

Nous mettons en place des projets de recherche, notamment sur le programme de vaccinations contre la dengue aux Antilles, des études de séro-épidémiologie, sur les maladies transmises par les tiques, un domaine sous-étudié en France, sur les virus transmis par les phlébotomes – à l’image du virus Toscana, à l’origine de l’arbovirose la plus fréquente en France.

Le financement de l’arbovirologie est très complexe. Nous passons sous les radars de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance des recherches fondamentales, sous ceux du ministère de la santé, qui ne retient que les projets purement médicaux. Notre domaine est interdisciplinaire et requiert une alliance des recherches fondamentale, environnementale, médicale, interventionnelle. Je le dis simplement et sans rancœur, il est très difficile aujourd’hui de trouver de l’argent national : ces quinze dernières années, nous sommes allés chercher la plupart de nos financements sous forme de consortium européen. Cela devrait être corrigé.

Il n’existe pas de structure dédiée pour le financement de l’arbovirologie. Si vous travaillez sur le sida ou sur les hépatites, l’ANR garantira un financement constant de vos recherches ; si vous travaillez sur le cancer, l’Institut national du cancer (INCa) soutiendra votre projet de façon permanente.

Par ailleurs, la fin de chaque programme signe la fin de la recherche sur le sujet. Cela n’a aucun sens : périodiquement, nous voyons ré-émerger des pathogènes pour lesquels nous avions déjà lancé des programmes de recherche, mais qui avaient dû s’interrompre faute de financement. Le financement est primesautier : il donne la priorité à la dernière émergence, et il s’arrête aussitôt l’alerte sanitaire terminée. Il faut changer cet état de choses : cela a été souvent dit, mais il faut continuer de le répéter jusqu’à ce que nous obtenions une forme de financement qui permette de faire des progrès.

Prenons l’exemple du virus chikungunya : une première épidémie, immense, dans l’océan Indien, a été suivie d’une deuxième, aussi importante, dans les départements français des Amériques. Entre ces deux épidémies, rien, quasiment, n’a été fait. Même chose pour le virus Ebola : des dizaines d’émergences en Afrique ont précédé la grande épidémie d’Afrique de l’Ouest, pour laquelle on ne disposait ni de diagnostic normalisé ni de proposition thérapeutique. Dernier exemple, le SRAS : il a provoqué une émotion considérable en 2003, mais les programmes de recherche se sont arrêtés à la fin de l’épidémie. Il revient aujourd’hui sous la forme un peu modifiée du coronavirus, sans que nous ayons fait dans l’intermède de véritables progrès en matière de vaccination ou d’antiviraux.

Procéder ainsi, c’est ignorer un fait scientifique très simple : l’immense majorité des faits d’émergence sont des faits de réémergence. Si cette idée simple pouvait passer auprès des tutelles, peut-être pourrions-nous trouver une base pour justifier des financements qui soutiennent de façon continue la recherche ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Vous travaillez à Marseille, où sont installés l’hôpital Nord, qui a absorbé l’institut Houphouët-Boigny, et l’hôpital militaire de Laveran. Pouvez-vous nous parler de l’expérience de la place marseillaise dans la virologie et la recherche sur les maladies tropicales ?

M. Xavier de Lamballerie. Trois endroits se distinguent par leur tradition de recherche sur les virus tropicaux émergents : l’Institut Pasteur, bien sûr, Bordeaux et Marseille. À Marseille, l’Institut de médecine tropicale des armées du Pharo a été fermé au gré des réorganisations militaires, mais l’esprit demeure, d’autant que, contrairement à Paris et à Bordeaux, nous avons des arboviroses dans la région : le West Nile et le virus Toscana circulent sur la côte. Nous avons donc acquis une habitude clinique et biologique du diagnostic et de la prise en charge des patients.

Un institut hospitalo-universitaire (IHU) a été créé, qui traite en particulier des arboviroses émergentes et regroupe des services de clinique, de diagnostic et de recherche. Cest une avancée très significative. Les collaborations avec le secteur militaire sont nombreuses : lhôpital Laveran abrite un service dépidémiologie de très grande qualité, et lInstitut de recherche biomédicale des armées (IRBA) est représenté à lIHU, au sein de mon unité, en virologie, et en parasitologie notamment. LIHU héberge aussi le laboratoire associé au Centre national de référence du paludisme de lIRBA. Ces sites sont importants, car ils offrent une plateforme significative aux personnes, peu nombreuses, qui travaillent dans ces domaines.

Nous devons surtout œuvrer à une coordination plus grande entre ces sites métropolitains et les plateformes ultramarines. L’étape majeure est de faire monter les sites ultramarins, qui regroupent des chercheurs de très grande qualité, en commençant par favoriser les échanges : lors de l’épidémie de dengue, les questionnaires et les dossiers cliniques utilisés à La Réunion venaient de Martinique et de Guadeloupe. Cette normalisation est souhaitable. Faire travailler les gens ensemble, c’est une des missions d’Arbo-France.

Pour conclure, je rappellerai que la France peut se targuer d’avoir l’un des plus grands potentiels de recherche en arbovirologie, ce qui ne manque pas de fasciner nos collègues étrangers ! Avec nos territoires situés dans le Pacifique, dans l’océan Indien, en Amérique du Sud et dans la Caraïbe, nous traitons d’une variété d’arbovirus colossale, sans compter ceux présents en métropole. Ce potentiel unique n’est pas correctement exploité, pour des raisons qui tiennent, encore une fois, au manque de financement et de coordination.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Nous vous remercions pour cet échange très riche sur le Zika, son environnement et les problèmes liés, nous lavons bien noté, au manque de financements pérennes, notamment après les épidémies.


10.   Audition du consortium multidisciplinaire REACTing de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) : M. Yazdan Yazdanpanah, directeur de l’Institut thématique immunologie, inflammation, infectiologie, microbiologie de l’Inserm et de l’Aviesan ; M. Éric d’Ortenzio, médecin épidémiologiste à l’Inserm, coordinateur scientifique du consortium REACTing ; Mme Priscille Rivière, directrice de communication de l’Inserm (24 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous allons entendre ce matin les représentants du consortium multidisciplinaire REACTing de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan). REACTing vise à optimiser les capacités de recherche lors d’épidémies, grâce à une collaboration multidisciplinaire.

Je souhaite la bienvenue au professeur Yazdan Yazdanpanah, directeur de lInstitut thématique immunologie, inflammation, infectiologie, microbiologie de lInserm et de lAviesan, au docteur Éric dOrtenzio, médecin épidémiologiste à lINSERM, coordinateur scientifique du consortium REACTing, ainsi quà Mme Priscille Rivière, directrice de communication de lInserm. Alors que vous êtes mobilisés pour apporter au plus vite des connaissances sur lépidémie causée par le Covid-19, je vous remercie davoir pris le temps de venir répondre à nos questions.

Les auditions de la commission d’enquête sont publiques, ouvertes à la presse et visibles en direct ou en différé sur le site de l’Assemblée nationale. Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Larticle 6 de lordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission denquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Les personnes auditionnées prêtent serment.

M. Yazdan Yazdanpanah, directeur de lInstitut thématique immunologie, inflammation, infectiologie, microbiologie de lInserm et de lAviesan. Éric d’Ortenzio, qui est le coordinateur scientifique de REACTing, va vous présenter le consortium, en insistant sur la question des arboviroses.

M. Éric dOrtenzio, médecin épidémiologiste à lInserm, coordinateur scientifique du consortium REACTing. La genèse de REACTing remonte à l’épidémie de grippe H1N1 de 2009. Nous nous étions alors rendu compte du manque de coordination au sein de la recherche française et du manque de financement de la recherche française dans le domaine des pathologies émergentes. REACTing est un consortium multidisciplinaire, qui regroupe des disciplines comme l’épidémiologie, la recherche clinique, les sciences sociales, la modélisation, la virologie ou les sciences fondamentales, et multi-institutionnel, dans la mesure où il travaille avec tous les instituts de recherche de l’alliance Aviesan – l’Institut de recherche pour le développement (IRD), l’Institut Pasteur, l’Inserm et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pour les principaux d’entre eux. Nous collaborons également avec les universités et les hôpitaux, sur la recherche clinique notamment, mais aussi avec certaines organisations non gouvernementales (ONG), qui sont des opérateurs très précieux pour la recherche sur les épidémies, dans des pays à ressources limitées.

Nous avons un rôle de stimulation et de coordination de la recherche sur les maladies infectieuses émergentes. Quand une épidémie apparaît, nous réunissons les chercheurs spécialisés dans le domaine, afin d’identifier avec eux les priorités de recherche nécessaires pour apporter une réponse en matière de santé publique. Dès lors qu’elles ont été définies, nous essayons de construire ensemble des projets.

Parmi nos autres missions figure en bonne place la recherche de financements. Nous aidons à lancer des projets de recherche, grâce à des financements d’impulsion, mais nous menons surtout tout un travail de plaidoyer auprès des ministères et des institutions européennes, pour obtenir de plus gros financements. Nous sommes, pour notre part, financés par le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, à hauteur de 500 000 euros annuels.

Nous avons constitué plusieurs groupes de travail, afin de nous appuyer sur différentes thématiques. À ce jour, il en existe quatre : méthodologie des essais cliniques en période épidémique ; éthique en situation d’urgence ; fièvres hémorragiques virales ; Arbo-France sur les arboviroses, depuis 2019. Ce dernier groupe de travail est très actif, principalement sur le chikungunya, la dengue et Zika. REACTing est ainsi intervenu aux Antilles, en 2013, en lançant plusieurs projets de recherche, dont la création d’une cohorte sur les arboviroses, qui est d’ailleurs toujours active, afin de mieux connaître l’histoire naturelle des trois virus.

Sur la dengue, plusieurs projets sont en cours ou en préparation, notamment des études de séroprévalence chez les enfants et les donneurs de sang, pour mieux évaluer l’impact des anciennes épidémies dans différents territoires ultramarins. À La Réunion, nous avons soutenu l’année dernière un projet visant à mieux comprendre l’épidémie dans les foyers. Un projet de cohorte de patients vaccinés est en préparation, si le vaccin venait à être mis en œuvre dans les territoires ultramarins. Il s’agirait de mieux comprendre la tolérance chez les personnes vaccinées, mais aussi de mieux appréhender la réaction de la population à l’introduction d’un vaccin pour lutter contre l’épidémie de dengue.

Pour ce qui est de Zika, nous avons beaucoup travaillé lors de l’épidémie de 2016. Un important consortium d’une cinquantaine de pays, ZIKAlliance, a été constitué, grâce à un financement de l’Union européenne de plusieurs dizaines de millions d’euros, sous la coordination de l’INSERM et de Xavier de Lamballerie. Il a déjà produit énormément de connaissances et permis la publication de nombreux articles scientifiques.

Nous soutenons également des projets sur des arbovirus moins connus, comme Usutu ou West Nile. La recherche en amont doit nous permettre de mieux comprendre la pathogénèse et la virulence des pathogènes, en cas d’épidémie.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont les obstacles que rencontre la recherche lors d’une crise épidémique ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Le premier obstacle, pendant une épidémie, c’est le temps, que nous essayons de raccourcir par tous les moyens. En période de crise, la recherche vise à apporter des réponses – ce n’est pas de la recherche fondamentale. Après avoir essayé d’accélérer les procédures réglementaires, nous avons beaucoup progressé dans le domaine, surtout maintenant que nous connaissons nos interlocuteurs dans les Comités de protection des personnes (CPP) et à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).

Deuxième obstacle : la nécessité de détourner vers l’épidémie des chercheurs qui travaillent sur d’autres sujets. Très peu de personnes travaillaient à l’origine sur Zika ou sur le coronavirus Covid-19. Nous faisons des annuaires, afin de savoir qui travaille sur quoi et d’être efficaces, le moment venu. Je ne suis pas sûr que l’on puisse faire beaucoup plus.

Troisièmement, il n’est pas toujours simple, de manière générale, de faire travailler les gens ensemble. En temps d’épidémie, l’éthique exige de partager les données et de travailler pour la collectivité, sans penser à publier pour soi. La communauté scientifique internationale essaie de développer des leviers d’action en ce sens. Les journaux scientifiques commencent ainsi à refuser de publier les articles de chercheurs qui n’auraient pas partagé leurs données, tout comme les financeurs refusent de les financer.

Enfin, les questions de financement sont évidemment importantes. Le financement d’amorçage permet aux chercheurs de commencer rapidement la recherche. Une fois lancée, ils soumettent leurs projets aux appels d’offres classiques nationaux ou internationaux, pour compléter le financement initial. Nous avons plus ou moins réussi dans ce domaine, puisque nous recevons 500 000 euros de la part du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, dont une moitié est consacrée au fonctionnement et l’autre à l’amorçage. Néanmoins, cette somme n’est pas suffisante. Elle l’est d’autant moins qu’une crise qui commence ne s’arrête jamais. Par exemple, s’agissant de Zika, nous avons accompagné la recherche de fonds européens, qui se sont élevés à 10 millions d’euros. En revanche, une fois la crise passée, le sujet est devenu beaucoup moins attractif, si bien que nous avons eu beaucoup de mal à trouver des financements pour la cohorte des enfants nés d’une mère porteuse du virus, que nous voulons suivre pour détecter les anomalies non pas à un an mais à cinq. Beaucoup d’efforts ont été faits pour le financement d’amorçage – encore récemment pour Covid-19 ; en revanche, c’est beaucoup plus compliqué, dès lors que le pic de la crise est passé.

M. Éric dOrtenzio. Si nous faisons face à une épidémie du Covid-19 depuis quelques semaines, nous travaillions déjà sur d’autres épidémies et d’autres projets de recherche : Ebola en République démocratique du Congo, la fièvre de Lassa au Nigeria et la dengue à La Réunion. Le financement d’amorçage est très important, mais les épidémies s’accumulant sans s’éteindre, on entame sans cesse de nouveaux travaux, tout en continuant à soutenir des projets plus anciens.

Mme Valérie Thomas, présidente. Existe-t-il des fonds destinés à un financement exceptionnel en cas d’épidémie majeure ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Pour le fonds d’amorçage sur Covid-19, 500 000 euros ont été débloqués par le ministère de la recherche et le ministère des solidarités et de la santé. L’Agence nationale de la recherche (ANR) va, quant à elle, débloquer 2 millions d’euros pour poursuivre les recherches. Je tiens à préciser que nous avons un conseil scientifique indépendant.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Toujours dans le cadre du financement, faites-vous des montages de partenariat public-privé ? Quels sont vos principaux interlocuteurs privés ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Nous ne faisons pas beaucoup de montages public-privé. Aviesan travaille avec des institutions publiques : l’Inserm, l’IRD, l’Institut Pasteur ou encore le CNRS. Sur certains sujets, nous faisons parfois des réunions avec des institutions privées. Il existe un appel d’offres européen public-privé, pour lequel il nous arrive d’inciter des institutions publiques à candidater ; mais nous restons focalisés sur le public.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Monsieur Yazdanpanah, vos propos sur l’orientation de la recherche font écho à l’audition de M. Xavier de Lamballerie, de laquelle deux problèmes avaient émergé : la concentration du financement sur le temps de la crise épidémique ; la plus grande appétence des étudiants pour la virologie humaine plutôt que pour la virologie animale ou du biotope.

M. Yazdan Yazdanpanah. La concentration du financement sur la crise n’est pas le seul fait des ministères, c’est aussi celui, de manière plus large, des financeurs, qui financent plus en cas d’épidémie. C’est humain. Lorsqu’il y avait une épidémie de peste à Madagascar, tout le monde voulait la financer ; maintenant qu’il n’y a plus d’épidémie, tout le monde l’a oubliée et ne parle plus que de l’épidémie de Covid-19. Or, nous, nous continuons de travailler sur cette peste. Nous essayons de faire passer aux agences de financement le message que les épidémies ne sont pas finies, même si l’on en parle moins, et que, pour empêcher leur émergence, il faut beaucoup travailler en amont, ce qui suppose d’étudier le volet animal et l’environnement. C’est ainsi que nous travaillons beaucoup avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). S’il est très à la mode de mettre l’étiquette « One Health » un peu partout, cette ouverture de la recherche est au cœur même de notre action. Nous insistons beaucoup sur l’impact énorme qu’a la santé animale sur la santé humaine, afin d’attirer vers nous les chercheurs du monde animal et de l’environnement.

M. Éric dOrtenzio. Je peux vous citer un exemple sur la difficulté à trouver des financements hors période épidémique. À l’hôpital Saint-Louis, l’équipe d’Ali Amara, qui travaille beaucoup sur le chikungunya, a fait une découverte sur une protéine nécessaire à la réplication virale, qui pourrait être une cible thérapeutique. Cette équipe nous ayant sollicités, nous avons pu lui attribuer un petit financement d’amorçage, largement insuffisant, quand ils auraient besoin de beaucoup plus pour aller plus loin, dans leurs recherches thérapeutiques.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Travailler avec le privé ne vous permettrait-il pas de surmonter ce problème de financement pour la recherche de longue durée ?

M. Yazdan Yazdanpanah. S’il nous arrive de travailler avec le privé, nous ne lui avons jamais demandé d’argent. Notre travail est avant tout de coordonner. Nous transmettons les appels d’offres public-privé aux chercheurs pour qu’ils aillent déposer des projets s’ils le souhaitent. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit pertinent que nous recevions un financement privé.

Mme Valérie Thomas, présidente. Si je vous ai bien compris, lorsqu’une épidémie se déclare, tout le monde se mobilise et l’argent arrive mais, une fois qu’elle n’est plus sous les feux de l’actualité, vous vous trouvez très démunis. Dès lors, ne faudrait-il pas réfléchir à la création d’une agence nationale chargée de coordonner, sur le plus long terme, la lutte contre les maladies vectorielles ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Je ne sais pas si une nouvelle agence est absolument nécessaire, mais vous avez tout à fait raison. Au début, nous pensions qu’il existait des temps de paix et des temps d’épidémie ; or il n’y a pas de temps de paix : les épidémies ne connaissent pas de fin et s’ajoutent les unes aux autres. Il faut donc augmenter la taille et les moyens du consortium, pour que nous puissions travailler plus sereinement. Actuellement, deux personnes se consacrent à plein-temps au Covid-19, mais Ebola continue de sévir en République démocratique du Congo (RDC), la Lassa au Nigeria… Par ailleurs, le vaccin contre la dengue va peut-être être diffusé aux Antilles, mais il ne peut pas être administré à des personnes naïves de la maladie ; il est donc indispensable de réaliser préalablement un test, et nous voulons accompagner ce processus. J’ai évoqué le projet concernant Zika, et nous souhaitons également étudier les raisons pour lesquelles, dans les territoires d’outre-mer, des personnes peuvent être atteintes de maladies telles que la fièvre de la vallée du Rift… Nous ne pouvons pas tout faire ! Si nous voulons passer un cap, il faut donc probablement augmenter les moyens du consortium.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le professeur Xavier de Lamballerie a déclaré devant notre commission que la majorité des cas d’émergence d’épidémies infectieuses sont, en fait, des cas de réémergence. Qu’en pensez-vous ?

M. Éric dOrtenzio. Si l’on parle des arboviroses, la dengue est en effet réémergente dans les territoires ultramarins : elle circule depuis de nombreuses années et présente différents sérotypes. Martinique, Guadeloupe, La Réunion, Mayotte, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie : tous ces territoires ont déjà connu une épidémie de ce type. Il en est de même pour le chikungunya et Zika, qui ont déjà touché la quasi-totalité des territoires ultramarins. Ce sont des épidémies cycliques : on observe une réactivation tous les cinq ou dix ans parce que le niveau d’immunité de la population diminue. À moins que l’on n’en découvre un nouveau – Usutu, par exemple, qui circule chez les oiseaux et pas encore chez l’homme –, la plupart des arbovirus correspondent à des réémergences.

M. Yazdan Yazdanpanah. Je précise que le Covid-19 est une véritable émergence. Ce que veut dire le professeur de Lamballerie, me semble-t-il, c’est qu’en cas de réémergence, on peut se préparer : ce n’est jamais fini, il faut donc continuer à travailler et, pour cela, avoir des moyens.

Mme Valérie Thomas, présidente. Pouvez-vous nous indiquer ce qui différencie les interventions et les recherches sur le coronavirusCovid-19, d’une part, et sur les arboviroses, d’autre part ?

M. Éric dOrtenzio. Sur les arbovirus, un groupe de travail, nommé Arbo‑France, s’est constitué et il est désormais quasiment autonome. Coordonné par Xavier de Lamballerie, il regroupe une quinzaine d’experts et peut mobiliser des experts extérieurs sur différentes thématiques. Ce groupe progresse de manière autonome sur la construction de projets de recherche, l’anticipation et la réponse aux épidémies.

Sur Covid-19, nous avons créé un groupe de travail et nous avançons avec ses membres sur la construction des projets et sur le financement – nous avons constitué un conseil scientifique qui attribue des financements aux projets de recherche soumis à REACTing. Notre bureau intervient ainsi plus directement sur le fonctionnement du groupe de travail sur le coronavirus que sur celui d’Arbo‑France, qui est désormais solide.

M. Yazdan Yazdanpanah. Cela dépend vraiment des sujets. Notre philosophie est de lancer les choses puis de laisser la main aux chercheurs ; nous sommes là pour les aider. Concernant les arbovirus, nous avons constitué un groupe multidisciplinaire qui, maintenant, fonctionne assez bien seul ; nous l’aidons, le cas échéant, sur les aspects liés à la réglementation, à la coordination ou aux financements. S’agissant du coronavirus Covid-19, nous avons lancé le projet, nous cherchons des financements, notamment auprès du ministère de la recherche. Nous avons créé un conseil scientifique indépendant chargé d’évaluer les projets, et nous avons rassemblé, au-delà du premier cercle, les experts autour de la table.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous jouez donc un rôle de coordination du monde de la recherche. Remplissez-vous également ce rôle dans le cadre des politiques publiques ? Je pense, par exemple, au programme de lutte contre Ebola mis en œuvre par Expertise France en Guinée notamment.

M. Yazdan Yazdanpanah. C’est une question fondamentale. C’est en effet la direction dans laquelle nous souhaitons aller : nous ne voulons pas que le monde de la recherche soit complètement coupé de celui de l’action. C’est ainsi que, sur Ebola, en RDC, nous avons participé à une mission commune. De fait, les projets de recherche et les projets d’intervention se recoupent : ce ne sont pas deux mondes séparés. De même, en ce qui concerne Covid-19, il y a, en Afrique, avant le besoin de recherche, un besoin d’accompagnement, de formation, d’infrastructures, d’éducation de la population… Nous commençons à mener des actions de ce type avec l’Agence française de développement (AFD). Nous voulons nous ouvrir davantage à cet aspect des choses, car il est important et permet l’implémentation.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous présenter le projet de REACTing en matière de vaccination contre les maladies vectorielles, notamment chikungunya et Zika ? Quelles en sont les perspectives s’agissant de leur utilisation en cas d’épidémie ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Je laisserai à Éric le soin de vous répondre. S’agissant du chikungunya, nous avons accompagné, notamment aux Antilles, les équipes qui travaillaient avec des équipes américaines, dans le cadre d’essais cliniques sur le vaccin. Pour le Zika, nous sommes plutôt intervenus très en amont, dans le cadre de ZIKAlliance. Pour la dengue, en revanche, nous travaillons beaucoup plus sur le vaccin.

M. Éric dOrtenzio. Comme vous le savez, un vaccin contre la dengue conçu par Sanofi a été mis sur le marché dans plusieurs pays. Pour l’instant, le Haut conseil de la santé publique n’a pas donné d’avis favorable à son utilisation aux Antilles et à La Réunion. Mais si sa commercialisation était autorisée, REACTing aurait pour rôle d’accompagner son introduction dans ces territoires, notamment en suivant les patients vaccinés pour étudier leur tolérance et la réponse immunitaire à long terme dans les différentes classes de population : les enfants, les adultes, les drépanocytaires, qui forment une population à risque… Par ailleurs, les patients devant être testés avant d’être vaccinés afin de vérifier s’ils ont eu une dengue par le passé, nous souhaiterions saisir l’opportunité que nous offre cette cohorte pour mener des recherches sur les tests-diagnostics. En outre, notre action comprendrait un volet sciences sociales sur l’acceptabilité du vaccin par la population. Celui-ci a en effet provoqué quelques polémiques, notamment aux Philippines, où certaines personnes seraient décédées après son introduction. Le groupe Arbo-France serait prêt si le vaccin était autorisé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’organisation de la recherche en France sur les vecteurs et sur les arboviroses est-elle efficace ? Le dispositif d’appel à projets est-il adapté ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Comme nous l’avons dit, un véritable effort a été fait au moment de l’épidémie de Zika. Le ministère de la santé nous a permis, via les Programmes hospitaliers de recherches cliniques (PHRC), de lancer deux cohortes dans les Antilles, ce qui a été très important. L’Agence nationale de la recherche (ANR) permet également de financer des projets. Mais, d’une manière générale, nous rencontrons, en France, un véritable problème de financement des cohortes ; ce problème ne concerne pas que les arboviroses, il est général. Il n’existe en effet aucun guichet destiné au financement de ce type d’études. Le ministère de la santé et les PHRC n’en veulent pas, car ils se limitent aux essais cliniques. Certains financements existent, notamment dans le cadre des investissements d’avenir, mais ils concernent des cohortes considérables. Le problème se pose, par exemple, pour les cohortes d’enfants aux Antilles.

Sur un sujet fondamental – ou même pour une recherche en sciences sociales –, on peut s’adresser à l’ANR et, pour un essai clinique, on peut déposer un projet aux PHRC. Mais, pour les cohortes, qui sont un outil extraordinaire, très important pour la recherche, il n’y a pas de guichet.

Mme Valérie Thomas, présidente. Pour résumer, vous êtes une sorte de palliatif dans une organisation du financement de la recherche, par l’ANR ou l’Inserm, trop rigide. Si je vous suis, un organisme devrait coiffer les recherches en santé de l’équipe France, pour le dire simplement, que ce soit sur les arbovirus ou sur d’autres épidémies.

M. Yazdan Yazdanpanah. Il existe des organismes de financement de la recherche. Je pense à l’ANR, par exemple. Mais elle ne peut pas tout financer. Il n’est sans doute pas souhaitable de multiplier les guichets, mais on constate que, pour certains sujets de recherche, il est difficile de trouver des financements. Certes, lorsqu’on dépose un dossier à l’ANR, le taux d’acceptation est de 12 % ou 13 %. Mais au moins, on peut lui soumettre un projet. Ce n’est pas le cas pour les cohortes, et c’est un véritable problème.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Ne faudrait-il pas une agence dédiée aux maladies vectorielles ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Ce n’est pas forcément en multipliant les agences qu’on résoudra le problème. Tout est déjà en place ; peut-être faut-il simplement donner davantage de moyens aux financeurs actuels et étendre leur champ d’intervention. Une multiplication des guichets pourrait favoriser un cloisonnement. Or on a beaucoup travaillé de manière verticale par le passé et il est très important de favoriser l’horizontalité.

Mme Valérie Thomas, présidente. REACTing pourrait-elle, si elle disposait de moyens plus conséquents, jouer ce rôle de coordination scientifique et de passeur ? Par ailleurs, peut-on s’inspirer des modèles en vigueur dans d’autres pays ? Enfin, serait-il judicieux de réfléchir à une structuration des différents acteurs à l’échelon européen ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Dans le domaine des maladies émergentes, REACTing possède désormais un savoir-faire, commence à être connu, aussi bien au plan national qu’international, et a une marge de progression importante.

Aux États-Unis, les National Institutes of Health (NIH) ont énormément dargent, mais notre schéma est différent. Par rapport aux autres pays européens, nous ne sommes pas si mal, même si nous avons moins de financements que les Anglais, qui peuvent faire appel à Wellcome Trust, au Medical Research Council (MRC) ou au Department for International Development (DFID). Quant aux Allemands, cela dépend des sujets, mais ils bénéficient parfois de financements considérables. Créer une agence européenne, en tout cas améliorer la structuration à léchelon européen des recherches sur les maladies émergentes est une très bonne idée.

M. Éric dOrtenzio. Au plan européen, nous sommes désormais reconnus par le réseau équivalent au nôtre au Royaume-Uni, avec lequel nous avons organisé de véritables collaborations. Sur le coronavirus Covid-19, par exemple, nous avons pu établir avec eux des outils, des questionnaires, des protocoles, qui nous permettent d’aller beaucoup plus vite. Il est vrai que la taille de l’organisme britannique est plus importante et qu’il bénéficie de financements beaucoup plus conséquents, de sorte qu’il a un petit temps d’avance sur nous. Mais nous sommes désormais reconnus au niveau européen et nous commençons à l’être au niveau international puisque nous participons à certaines discussions avec le groupe Blueprint consacré aux maladies émergentes et l’OMS. Les collaborations internationales ont véritablement monté en puissance au cours des dernières années, particulièrement depuis l’émergence de Covid-19.

M. Yazdan Yazdanpanah. Nous commençons à être reconnus aussi bien au niveau européen et international que par l’OMS, avec qui nous travaillons beaucoup, sur les maladies émergentes et la structuration.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Travaillez-vous avec le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Nous travaillons beaucoup plus avec la Commission européenne, notamment son entité recherche, qu’avec le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (European centre for disease prevention and control, ECDC), qui est davantage une agence de surveillance qu’une agence de recherche. Il existe, au niveau international, un consortium de financeurs qui n’a pas lui‑même d’argent mais qui a pour rôle de coordonner les financements et de déterminer qui finance quoi. Pour Covid-19, par exemple, il s’agit de savoir qui finance le traitement, qui le vaccin – tout le monde préfère financer le vaccin, parce que ça fait bien...

Mme Valérie Thomas, présidente. Un peu sur le modèle de ce qui se passe pour les trois pandémies avec l’alliance de GAVI et d’UNITAID ?

M. Yazdan Yazdanpanah. UNITAID, GAVI, et la fondation Bill & Melinda Gates financent les travaux sur l’émergence. Nous nous efforçons du reste de les faire connaître, car ils peuvent financer les chercheurs français.

M. Éric dOrtenzio. L’interlocuteur privilégié de l’ECDC est Santé publique France, en matière de surveillance. Mais des experts de Santé publique France participent au groupe Arbo‑France de REACTing, ce qui permet d’avoir une vision globale de la situation épidémiologique dans chaque pays. Le lien avec l’ECDC se fait par ce biais-là.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Au vu de votre expérience, comment pourrait‑on mieux communiquer sur les actions de prévention et de lutte anti‑vectorielle ?

M. Éric dOrtenzio. La communication est en effet primordiale lors des épidémies – on le constate actuellement. Il faut notamment, et nous y réfléchissons avec l’Inserm, répondre aux rumeurs et aux fausses informations. En ce qui concerne la lutte anti-vectorielle, la communication doit permettre d’impliquer les populations qui vivent au quotidien avec les moustiques et le virus dans un processus de sensibilisation, en leur expliquant, par exemple, pourquoi ils doivent vider l’eau des soucoupes, éviter les retenues d’eau dans leur jardin, etc. C’est un travail de longue haleine, mais il est primordial que les populations se sentent engagées dans l’action collective.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quels peuvent être les bons vecteurs de communication ? En métropole, par exemple, où le moustique tigre a fait son apparition, on n’a pas l’habitude des épidémies de dengue ou de chikungunya. Comment diffuser très largement l’information auprès de la population ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Nous recherchons précisément les meilleurs moyens de communication. Celle-ci relève davantage de Santé publique France ou du ministère que des agences de recherche. Mais notre recherche se veut très large, en couvrant notamment les aspects sociologiques et anthropologiques. Dans ce cadre, nous nous efforçons de réfléchir aux meilleurs moyens de communication – quels messages ont le plus d’impact, etc. – pour en faire bénéficier les pouvoirs publics. Lors de la crise du H1N1, par exemple, les messages, on s’en souvient, ne sont pas du tout passés…

Mme Valérie Thomas, présidente. Les cas de patients infectés en Italie par le coronavirus Covid-19 provoquent, en raison de la proximité de ce pays, un véritable affolement sur les réseaux sociaux, où circulent de nombreuses fausses informations. Quels pourraient être, selon vous, les messages durgence à transmettre actuellement en France ?

M. Éric dOrtenzio. Notre rôle, en tant que chercheurs, est de nous en tenir aux faits scientifiquement prouvés. Une multitude de données sont publiées sur différents supports. Je pense, par exemple, aux pre-prints, des études publiées en ligne par des équipes de recherche avant qu’elles aient été évaluées par des pairs ; il ne faut pas en tirer de conclusions hâtives. Notre rôle est d’analyser chaque nouvelle connaissance publiée et de la transmettre au grand public, notamment lorsque nous sommes sollicités par les médias. L’important est d’être factuel et de livrer les vraies informations au fur et à mesure qu’elles nous parviennent, car on en apprend de nouvelles tous les jours.

M. Yazdan Yazdanpanah. On nous a demandé de communiquer pour dire ce que nous pensons, mais nous ne sommes pas assez nombreux… Je souhaiterais que l’Institut Pasteur, REACTing, l’Inserm, l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (APHP) dressent une liste commune des personnes auxquelles les médias peuvent s’adresser, car on nous appelle sans cesse ! Pour ma part, je ne peux leur répondre que le matin et le soir : le reste du temps, il faut que je travaille. C’est un véritable problème.

Par ailleurs, il faut étudier ce qui se passe sur les réseaux sociaux ; c’est un des enjeux majeurs que nous avons identifiés dès le départ. Nous avons au moins deux chercheurs dont les projets ont été financés, que nous avons mis en relation avec le ministère pour qu’ils travaillent ensemble. Je le vois avec mon fils : des messages hallucinants sont publiés sur les réseaux sociaux !

Mme Valérie Thomas, présidente. Entre vous, qui identifiez les messages porteurs, et ceux qui sont chargés de les diffuser, notamment les services de communication des ministères, la relation est-elle fluide ? Comment articuler la communication de crise, qui s’impose actuellement, et une communication plus générale sur les maladies vectorielles et les moustiques tigres ?

M. Yazdan Yazdanpanah. Tout d’abord, il est très important que les chercheurs et les décideurs se parlent davantage pour élaborer des messages ensemble, en temps de crise, mais aussi, vous avez raison, en temps de paix. Il faut y travailler davantage. Ensuite, se pose la question du mode de communication. De fait, nous ne pouvons pas répondre à chaque radio et à chaque journal. Peut-être faut-il privilégier les conférences et les communiqués de presse. La communication est un véritable problème. Par ailleurs, je le dis comme je le pense, les chargés de communication des instituts de recherche doivent également travailler ensemble. J’ai fait des propositions en ce sens, mais personne ne m’a écouté…

M. Éric dOrtenzio. L’important, en ce moment, est d’harmoniser les messages et de coordonner la communication des différentes institutions.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quelles pourraient être les pistes de réflexion sur la communication hors crise, destinée à éviter un relâchement de la vigilance ?

M. Éric dOrtenzio. REACTing est prêt à aider les différentes cellules de communication à élaborer des messages ; c’est la mission que nous nous sommes donnée. Mais peut-être faut-il aller plus loin, en temps de paix, sur les maladies vectorielles.

M. Yazdan Yazdanpanah. Pour les chercheurs, c’est très important, et cela peut avoir un véritable impact.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous vous remercions pour ces échanges très riches et les réflexions qu’ils ont suscitées.

M. Yazdan Yazdanpanah. Nous vous remercions pour votre écoute. Ce type d’échanges est aussi important pour nous. Nous devons développer nos relations avec les décideurs.


11.   Audition de M. Didier Fontenille, ancien directeur du Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV), directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) (24 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous avons le plaisir de recevoir M. Didier Fontenille, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et ancien directeur du Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV).

Monsieur, je vous souhaite la bienvenue. Vous avez dirigé en 2009 un rapport d’expertise sur la lutte antivectorielle en France, qui a abouti à la création du CNEV en 2010. Celui-ci a été supprimé cinq ans plus tard et ses missions ont été reprises par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

Je rappelle que les auditions de notre commission d’enquête sont publiques, ouvertes à la presse et retransmises en direct et en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Avant de commencer, je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Didier Fontenille prête serment.

M. Didier Fontenille, directeur de recherche à lInstitut de recherche pour le développement. Je vous remercie très sincèrement de m’avoir invité à m’exprimer devant votre commission d’enquête. Je suis très heureux que la représentation nationale s’intéresse de nouveau à ce dossier qui, quoique sous-estimé, est très important pour nos concitoyens. J’ai noté que les objectifs de votre commission d’enquête sont nombreux mais qu’elle a surtout un objectif d’évaluation, puisque vous dites vouloir évaluer les recherches, les politiques de prévention et les politiques publiques. J’espère pouvoir vous éclairer sur ces questions fondamentales.

Je suis directeur de recherche à l’IRD et je travaille depuis trente-cinq ans sur les vecteurs d’agents pathogènes. J’étudie à la fois la biologie, l’écologie et la génétique de ces vecteurs et les moyens de lutter contre eux sur tous les continents, y compris en Europe. J’ai dirigé une unité de recherche associant des laboratoires de l’IRD, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Université de Montpellier qui travaillait notamment sur les vecteurs et, comme vous l’avez rappelé, j’ai contribué à créer le CNEV, que j’ai dirigé jusqu’en 2014. Je viens de passer cinq ans au Cambodge, où j’ai dirigé l’Institut Pasteur. J’ai publié de nombreux rapports et articles et dirigé l’ouvrage collectif La lutte antivectorielle en France – une bible ! J’ai contribué, enfin, à former des cadres, des chercheurs et des techniciens dans ce domaine.

Je n’ai aucun conflit d’intérêts identifié. J’ai été membre de plusieurs commissions du ministère de la santé, de l’Anses et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) par le passé. Je préside actuellement le conseil scientifique et technique de l’Agence nationale pour la démoustication et la gestion des espaces démoustiqués (ADEGE). Cette association regroupe des opérateurs publics français de lutte contre les moustiques qui interviennent en Martinique, en Guyane française, sur le pourtour méditerranéen, dans l’ancienne région Rhône-Alpes, l’Alsace, le grand Ouest, la Corse, et même la Catalogne. Je ne touche aucune gratification pour ces actions et ces missions.

Si vous le permettez, je commencerai par un inventaire à la Prévert : dengue, chikungunya, Zika, fièvre jaune, paludisme, virus du Nil occidental (West Nile Virus), virus Usutu, filariose lymphatique, fièvre de la vallée du Rift, virus Toscana, leishmaniose, maladie de Chagas, maladie de Lyme, encéphalite à tiques, rickettsioses, borrélioses… Je m’arrête là mais je pourrais continuer : toutes ces maladies sont transmises par des vecteurs en France – principalement dans la France tropicale, mais pas seulement. Et je n’ai pas cité les maladies animales, qui posent elles aussi de gros problèmes, en particulier certaines maladies à tiques, ni même les maladies dites vectorielles importées. Chaque année, ce sont des milliers, et même, lors d’épidémies majeures, des centaines de milliers de personnes qui sont touchées en France.

Je me réjouis que votre commission d’enquête s’intéresse à cette question, qui est encore sous-estimée, sinon ignorée, par la majorité des gens, alors qu’elle est très importante et qu’elle va l’être de plus en plus en raison de plusieurs facteurs : la diffusion du fameux moustique tigre, ou Aedes albopictus ; la résistance croissante des moustiques, notamment d’Aedes aegypti, le vecteur de la dengue, aux insecticides ; la multiplication des échanges internationaux ; enfin, les changements climatiques et environnementaux. On doit s’attendre à une augmentation du nombre de cas et de foyers, voire à une endémisation, ce qui signifie qu’on aura tous les ans des cas, au moins de dengue, dans les territoires ultramarins. Mayotte et l’île de La Réunion ont été confrontées à la dengue l’année dernière, elles le sont cette année et elles le seront de nouveau l’année prochaine. Jusqu’ici, des pics épidémiques survenaient de temps à autre. Désormais, ils reviennent chaque année. La France métropolitaine ne sera pas épargnée par ces évolutions.

Si vous voulez que je formule une proposition, la voici : il faut un plan vecteurs en France, sur le modèle de ceux que nous avons connus par le passé contre le cancer ou la maladie d’Alzheimer ou de celui que la précédente ministre des solidarités et de la santé a lancé sur l’antibiorésistance. Il faut un plan vecteurs associant toutes les forces vives, depuis la recherche fondamentale jusqu’aux décideurs et aux agences opérationnelles, qu’elles soient publiques ou privées – puisqu’un décret récent autorise l’intervention du secteur privé. Un tel plan nous permettrait de faire un grand bond en avant.

Dans le questionnaire que vous m’avez transmis, vous m’interrogiez sur la disparition du CNEV et me demandiez s’il fallait le recréer. Il ne faut pas recréer le CNEV : il faut créer mieux que le CNEV ! Si j’ai demandé, à l’époque, que le CNEV soit évalué, ce n’était pas pour qu’il disparaisse, mais pour le rendre plus utile et plus efficace.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous remercie pour cet exposé. Pouvez-vous revenir sur la genèse du rapport d’expertise de l’IRD, La lutte antivectorielle en France, qui a paru en 2009 et que vous avez évoqué ? Comment ce rapport a-t-il été commandé à l’IRD ? Comment y avez-vous travaillé ? Comme en avez-vous assuré la coordination scientifique ?

M. Didier Fontenille. Il semble effectivement utile de faire un peu d’histoire pour ne pas reproduire les erreurs du passé et s’inspirer de ce qui a fonctionné.

Pour être tout à fait honnête, un rapport d’expertise avait déjà paru avant le nôtre : il portait sur la dengue, qui était déjà un problème majeur, dans ce que l’on appelait alors les départements français d’Amérique (DFA), à savoir la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane française.

En 2004, l’épidémie de chikungunya qui, venant d’Afrique de l’Est, a d’abord touché Mayotte, puis La Réunion, avant de se répandre dans le monde entier, a été un traumatisme, non seulement pour les habitants des îles de l’océan Indien, mais pour l’opinion française tout entière : on découvrait que des épidémies pouvaient toucher 40 à 60 % de la population dans certains territoires français. D’aucuns ont minimisé les effets de l’épidémie, mais je peux vous dire qu’elle a été terrible. Je ne vais pas polémiquer sur le nombre de morts : il y a eu des morts. À Mayotte et à La Réunion, la moitié de la population a été touchée : c’était inconcevable et aucun modèle mathématique n’aurait pu le prévoir. La France s’est retrouvée complètement démunie, alors qu’elle dispose d’un vivier d’experts et de compétences absolument exceptionnel, pour des raisons qui tiennent à l’histoire, notamment à l’histoire coloniale : des scientifiques, des agents de santé publique, des médecins ont acquis une riche expérience un peu partout dans le monde.

Plusieurs ministères ont rapidement estimé qu’il était temps de se mettre autour de la table et d’agir : c’est ainsi qu’est née l’idée, d’abord de constituer des missions d’experts pour évaluer la situation et faire des recommandations, puis, très rapidement, celle de produire un rapport écrit documenté. Ce rapport a été commandité par cinq ministères, ceux de la recherche, de la santé, de l’agriculture, de l’environnement et même de l’intérieur. C’est le président de l’IRD de l’époque, le professeur Jean-François Girard, qui a été chargé de constituer un groupe d’experts. Ancien directeur général de la santé, il connaissait bien le sujet et savait qu’il pouvait mobiliser ses troupes, dont je faisais partie. Il m’a demandé d’identifier et de réunir des experts et d’organiser cette expertise collégiale : nous avons réalisé notre rapport en moins d’un an. Globalement, je crois pouvoir dire qu’il a été bien perçu, même s’il a suscité des débats, et plusieurs des recommandations qu’il contenait ont été suivies d’effets.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Onze ans après, quel est le bilan ? Qu’est ce qui a évolué et qu’est-ce qui n’a pas changé ?

M. Didier Fontenille. Je reviens d’Asie, où j’ai passé cinq ans : même si j’ai continué de m’intéresser à ces questions, puisque j’ai été confronté là-bas à des épidémies de dengue et de paludisme très importantes, je n’ai pas suivi ce qui se faisait en France au jour le jour et je ne pourrai pas vous faire une réponse très détaillée.

La création du CNEV a suivi de près la publication du rapport. Il s’agissait d’un consortium réunissant une quarantaine de partenaires – aussi bien des instituts de recherche que des opérateurs – travaillant dans tous les domaines d’activité liés aux vecteurs : insecticides, sciences sociales, santé publique, etc. Ce consortium reposait uniquement sur le bénévolat, ce qui montre que lorsque la France veut faire des économies, elle y arrive. Les gens qui se sont investis dans ce projet avaient la volonté de faire avancer les choses et de faire bouger les lignes, et c’est effectivement ce qui s’est passé. Le CNEV a permis de créer du lien, de former des gens, de développer des projets communs. La technique de l’insecte stérile (TIS), qui est appliquée sur l’île de La Réunion, est née de cette rencontre entre des opérateurs qui avaient des besoins et des scientifiques qui avaient des compétences.

Puisque vous me demandez de faire le bilan de ce rapport, je dirai d’abord que la création du CNEV est, en elle-même, une conséquence positive de celui-ci. La formation s’est nettement améliorée ; la gouvernance a elle aussi connu des améliorations, même si les choses restent plus compliquées. Les stratégies de lutte sont aujourd’hui plus cohérentes dans les différents territoires français, qu’il s’agisse des anciens départements français d’Amérique, de l’océan Indien ou de l’Hexagone. Les réunions du CNEV ont donné l’occasion aux gens d’échanger sur leurs pratiques, ce qui a produit des améliorations dans de très nombreux domaines, y compris dans celui de la recherche. Nous avons réuni des personnes qui avaient des intérêts similaires autour d’objectifs qui relevaient clairement de la santé publique. Nous faisions certes de la recherche fondamentale, mais dans le but de sauver des vies, d’avoir moins de malades et d’être plus efficients.

Ce rapport a ouvert une période, sinon euphorique, du moins très positive, au cours de laquelle les lignes ont bougé. Ensuite, je suis parti et j’ai moins suivi ce qui se passait.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous décriviez, dans ce rapport, l’enchevêtrement des compétences entre l’État, les départements et les communes. Vous appeliez à confier la lutte antivectorielle (LAV) aux agences régionales de santé et la gestion des crises épidémiques aux préfets. Qu’en est-il aujourd’hui ? Un décret a été pris le 29 mars 2019 et une proposition de loi est en cours de discussion, qui vise à préciser les compétences de ces différents acteurs. Qu’en pensez-vous ?

M. Didier Fontenille. N’étant pas juriste, je ne veux pas trop m’étendre sur les questions juridiques, de peur de dire des bêtises.

À partir du moment où un insecte transmet un agent pathogène, il devient un vecteur. À l’époque de la publication du rapport, j’avais dit qu’un moustique nuisant – le moustique qui vous pique la nuit – est un vecteur qui s’ignore. Cette phrase avait fait le buzz mais n’avait pas été très bien comprise. Permettez-moi donc de l’expliquer.

Lorsqu’Aedes albopictus est arrivé en France métropolitaine, c’était juste un moustique qui empêchait de boire l’apéritif à dix-huit heures – l’heure où il pique. Au départ, il était seulement désagréable, mais il s’est mis à transmettre les virus de la dengue, du Zika et du chikungunya – et il est capable d’en transmettre d’autres. À La Réunion et à Mayotte, il était déjà un vecteur avant de devenir un nuisant : vous connaissez donc très bien ces questions, madame la rapporteure. Cette distinction entre « nuisant » et « vecteur » apparaît clairement dans la loi de 1964 relative à la lutte contre les moustiques. Cette loi visait essentiellement à lutter contre les moustiques qui nuisaient au développement touristique : elle en confiait la responsabilité aux collectivités. Le maire avait par ailleurs l’obligation de maintenir sa commune propre et de veiller à la salubrité, en limitant la présence des moustiques nuisant.

Dès lors que certains moustiques, comme Aedes albopictus, se mettent à transmettre des agents pathogènes, on entre dans le domaine de la santé publique, qui relève de l’État. J’ai cru comprendre que deux propositions de loi avaient été déposées sur cette question, l’une au Sénat, l’autre à l’Assemblée nationale, après la publication du décret que vous avez évoqué : il me semble que ce n’est pas l’ordre habituel mais, encore une fois, je ne suis pas juriste...

Si j’ai bien compris, ces propositions de loi entendent confier à l’État tout ce qui relève de la santé publique. La proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale prévoit par ailleurs d’autoriser les agents de la lutte antivectorielle à pénétrer dans des propriétés privées, lorsqu’un foyer important a été identifié : c’était l’une des préconisations du rapport. De mon point de vue, il est important que l’État prenne ses responsabilités, mais il doit le faire jusqu’au bout : il ne devrait pas déléguer la lutte antivectorielle à des opérateurs qui n’auront peut-être pas les moyens d’agir face à des épidémies majeures. Mes propos concernent surtout la France métropolitaine, parce que les territoires ultramarins, notamment tropicaux, sont déjà rodés. Je connais moins bien la situation de Mayotte, mais je sais, pour m’y être rendu, que La Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane sont bien préparées, parce qu’elles connaissent ce problème depuis très longtemps.

Je répète que je ne suis pas très à l’aise sur ces questions juridiques mais ce qui est certain, c’est qu’il faut faire preuve de bon sens : on veut que ça marche et ça peut marcher. Les moustiques résistent toujours mieux et font preuve d’ingéniosité pour survivre, mais nous avons des outils et des compétences. Dans toutes les régions que je viens de citer, nous avons des équipes qui connaissent leur métier. Il est évident qu’il faut continuer à améliorer la formation, mais aussi s’adapter aux nouvelles données, par exemple à la pollution. Il va bien falloir se passer des insecticides : de toute façon, les moustiques y sont devenus résistants. En métropole, les ententes interdépartementales pour la démoustication (EID) ont quarante ans d’existence et j’espère qu’elles pourront continuer à mettre leur expérience au service de la population métropolitaine et à conseiller les partenaires, par exemple à travers l’ADEGE.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Il est vrai qu’à Mayotte nous sommes tellement habitués à lutter contre le moustique qui donne le paludisme que nos équipes sont rodées. Mais cela ne nous empêche pas d’être aujourd’hui en pleine épidémie de dengue. Les voitures laissées à l’abandon ne nous aident pas à mener une lutte antivectorielle efficace. Dans votre rapport, vous montriez que les stratégies de lutte antivectorielle étaient très différentes d’un territoire ou d’une collectivité d’outre-mer à l’autre et qu’il n’y avait ni stratégie formalisée, ni responsable. Qu’en est-il aujourd’hui, à votre connaissance ?

M. Didier Fontenille. À ma connaissance, des progrès ont été faits et j’ai la faiblesse de croire que la création du CNEV n’y est pas pour rien, parce que des acteurs très différents ont pu y échanger. Mon métier n’est pas de lutter contre les moustiques, mais d’étudier les moustiques et de proposer, grâce à de nouvelles connaissances, des mécanismes permettant de mieux lutter contre eux. Au sein du CNEV, j’ai rencontré les opérateurs et j’ai découvert les aspects techniques de leur travail, qui sont très différents d’un lieu à un autre. Au sein du CNEV, les gens ont confronté leurs difficultés. Or la principale difficulté, c’est désormais la résistance des moustiques. Que ce soit en Guadeloupe, en Martinique ou en Guyane française, les moustiques sont très résistants : il va donc falloir renoncer aux insecticides et trouver des stratégies alternatives.

Les choses ont évolué et nous sommes aujourd’hui beaucoup plus efficients – ce qui signifie que le rapport entre coût et efficacité progresse. Je l’ai dit, l’épidémie de chikungunya a suscité une prise de conscience et une envie d’agir, qui ont été renforcées par la pression sociale – les Français étaient mécontents.

Les améliorations ont été si grandes, que la France est aujourdhui un modèle pour ses partenaires européens – même si nous pouvons et si nous devons faire mieux. Nous avons une expérience sur tous les continents, mais nous ne devons pas nous satisfaire de cela, parce que les moustiques évoluent et que le monde et le climat changent. Nous continuerons dêtre confrontés à ces problèmes : locéan Indien continuera de connaître des épidémies de dengue, de Zika et de chikungunya chaque année, comme lHexagone connaît des épidémies de grippe. Ce quil faut, cest les gérer le mieux possible, avec de nouvelles stratégies de lutte contre les moustiques. Tant mieux si nous avons un jour des vaccins, mais je vous rappelle que la fièvre jaune fait toujours des milliers de morts chaque année, alors quil existe un vaccin depuis 1937. Il protège bien la Guyane française et Mayotte, mais il ne suffit pas.

La lutte antivectorielle sera toujours nécessaire mais elle n’empêchera ni les épidémies, ni les foyers. En France métropolitaine, nous aurons de plus en plus de foyers de dengue et, probablement, dans cinq ou dix ans, de Zika et de chikungunya. Et je ne parle que des fameux virus transmis par Aedes albopictus et Aedes aegypti. Mais vous n’ignorez pas l’existence des virus Usutu et West Nile, qui sont transmis par d’autres moustiques, sans compter le paludisme, à Mayotte et en Guyane française.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je souhaite revenir sur le CNEV. Vous avez dit qu’on aurait pu faire beaucoup mieux : pouvez-vous expliquer pourquoi ? Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Pourquoi ses missions ont-elles été confiées à l’Anses ? L’Anses a-t-elle poursuivi le travail engagé au sein du CNEV ? Les moyens alloués au CNEV vous semblaient-ils suffisants ? Faudrait-il les renforcer et, si oui, comment ?

M. Didier Fontenille. Comme je vous l’ai dit, le CNEV réunissait environ quarante partenaires de tous les secteurs. J’en étais le directeur mais je me voyais plutôt comme un animateur ou un coordinateur. J’étais assisté de trois coordinateurs adjoints qui couvraient des champs différents, en lien avec l’Entente interdépartementale de démoustication (EID) Méditerranée, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), qui s’intéressait plutôt aux maladies animales, et l’École des hautes études en santé publique (EHESP) pour tous les aspects relatifs aux sciences sociales. Tous les quatre, nous coordonnions les activités du CNEV.

On se plaint toujours du manque de moyens et je nai pas manqué à la règle, en tant que directeur, mais nous avions trois permanents, deux ingénieurs – en entomologie et en santé publique – et une assistante et le budget de fonctionnement, qui servait à organiser des réunions et à financer des missions ou des expertises, était suffisant, même sil était très modeste, puisque nous ne payions pas nos experts.

Mme Valérie Thomas, présidente. Pouvez-vous nous en indiquer le montant ?

M. Didier Fontenille. Je ne m’en souviens plus très bien mais je dirais qu’il était de l’ordre de 200 000 ou 250 000 euros par an. Cette somme était versée par la direction générale de la santé et la direction générale de l’alimentation à l’Anses, qui gérait le secrétariat du CNEV. Deux à quatre fois par an, je présentais nos travaux à Maisons-Alfort : nos avancées, nos résultats mais aussi les enjeux qui nous semblaient devoir être pris en compte à l’avenir.

Je suis bien sûr juge et partie : j’ai mis beaucoup de conviction et d’énergie dans ce projet. Nous avons bien travaillé et avons été d’une incroyable efficacité : sous ma direction et celle de mon successeur, Fabrice Chandre, vingt-neuf rapports ont été publiés. Ils ont tous été rédigés par des spécialistes, dans des délais très courts lorsque cela était nécessaire, par exemple quand un bateau arrivait à Marseille avec des cas de contamination : le ministère de la santé disposait de recommandations dans les trois jours. Parfois les rapports étaient beaucoup plus longs à rédiger, comme le Guide à lattention des collectivités souhaitant mettre en œuvre une lutte contre les moustiques urbains vecteurs de dengue, de chikungunya et de Zika, toujours très utilisé, en particulier par les communes où l’on trouve Aedes albopictus. Je sais que de très nombreuses communes sont ravies de disposer de ce document – ce sont des recettes de cuisine –, qui permet de savoir à qui s’adresser.

Pourquoi le CNEV a-t-il disparu ? Je ne le sais pas ! En 2013-2014, j’étais chercheur et fonctionnaire, convaincu que le service public devait être évalué régulièrement. J’ai donc demandé une évaluation du CNEV pour le rendre plus performant et plus utile, pour voir ce qui marchait bien et moins bien, et pour assurer sa pérennité – j’étais très naïf ! –, parce que le CNEV était un consortium fondé sur le volontariat, ce qui est toujours fragile. Paradoxalement, cette évaluation par des inspecteurs généraux de différents ministères a conduit à sa fermeture, avec des arguments que je n’approuve pas complètement – cela ne vous étonnera pas. On a ainsi reproché au CNEV de ne pas être suffisamment anticipatif, réactif – allons donc ! Qui a proposé de travailler sur les punaises de lit ? Tous les députés en entendent parler aujourd’hui : c’est un gros problème ! Le CNEV l’avait anticipé et rédigé un rapport sur ce sujet en faisant des préconisations. De même, toutes les communes du sud de la France métropolitaine sont désormais confrontées à Aedes albopictus : nous avions anticipé qu’il faudrait absolument leur proposer un mode d’emploi. Nous avions publié un rapport sur les tiques Ixodes ricinus et tout le monde aujourd’hui parle de la maladie de Lyme. Nous avions prédit l’épidémie de Zika ; ce n’était pas très compliqué et les scientifiques se doutaient que cela finirait par arriver mais c’est arrivé plus vite que prévu. C’était donc faire un mauvais procès au CNEV que de l’accuser de ne pas être suffisamment anticipatif et réactif.

Je n’ai pas de jugement à porter sur le groupe de travail de l’Anses qui a succédé au CNEV : j’étais à l’étranger au moment de sa création, je n’en suis pas membre et je ne suis pas ses actions.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous disiez avoir réfléchi aux pistes d’amélioration du CNEV : si l’on envisageait de recréer un outil de ce type, comment pourrait-on l’améliorer pour répondre encore mieux aux attentes ?

M. Didier Fontenille. L’idée initiale était de faire non pas un consortium fondé sur le volontariat mais quelque chose de plus formalisé, avec un budget annuel, des permanents et la capacité d’associer des chercheurs. Cet outil n’était pas conçu pour la recherche, j’insiste sur ce point : nous avons voulu en faire un outil pour sauver des vies, de santé publique et même de protection de l’environnement : le CNEV le faisait déjà à l’époque mais c’est beaucoup plus prégnant maintenant.

Il faut donc lui donner la structure juridique qu’il n’avait pas ; cela peut être une fondation, un groupement d’intérêts, avec des missions claires – je n’y ai pas suffisamment réfléchi. La difficulté sera de ne pas être redondant avec ce qui peut exister à l’Anses, avec son groupe de travail sur les vecteurs, et maintenant dans les agences régionales de santé (ARS) : celles-ci, en particulier dans le sud de la métropole, disposent de gens compétents et se dotent de cellules consacrées à la lutte antivectorielle. Il ne faudrait pas multiplier les comités Théodule. Les pistes d’amélioration que j’ai proposées en 2013 consistaient précisément à adopter une structure juridique pérenne, placée sous le contrôle des ministères de la santé, de l’agriculture, de l’environnement et de la recherche. Elle ne serait pas obligatoirement rattachée à un institut de recherche, comme le CNRS ou l’IRD. Il existe déjà des centres contre le cancer, les maladies neurodégénératives ou neurologiques dont nous pourrions nous inspirer. Je ne peux pas vous proposer un projet clefs en main, mais l’idée est là.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pensez-vous que l’échelle européenne pour cette structure juridique soit pertinente, compte tenu de la propagation du moustique Aedes albopictus et probablement d’Aedes aegypti ?

M. Didier Fontenille. Oui, cent fois oui ! Les chercheurs sont habitués à travailler à l’échelle européenne. J’ai moi-même coordonné un programme de lutte contre le paludisme en Europe continentale, financé par l’Union européenne. L’échelle européenne est bien entendu très importante : il existe une structure à cette échelle, l’ECDC – European Center for Disease Prevention and Control, ou Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. Il suivait le CNEV avec une grande attention et participait même parfois à nos réunions : il y a donc bien un besoin européen. J’ai moi-même organisé un congrès des entomologistes européens à Montpellier avant mon départ pour l’étranger : les gens ont besoin de se rencontrer et d’être efficaces ensemble. Les moustiques n’ont pas de frontières, les agents pathogènes n’ont pas de frontières, les hommes un peu plus… La France peut prendre l’initiative d’un tel centre européen sur les vecteurs. La route sera sûrement longue mais l’échelle est très pertinente.

J’ai parlé du plan vecteurs tout à l’heure : s’il se mettait en place – soyons optimistes ! –, il pourrait également s’appuyer sur une réflexion européenne parce que les autres pays ont les mêmes questionnements que la France, sauf que, de mon point de vue, ils sont moins bons.

Mme Valérie Thomas, présidente. Comment concevriez-vous un tel centre, qu’il soit français ou européen ? Que prévoir en termes de recherche, d’expertise, de conseils, d’actions sur le terrain ? Pour être le plus complet possible, il faudrait une vision très large de tout ce qui concerne les maladies vectorielles.

M. Didier Fontenille. Exactement. Il y a les objets, les champs, ainsi que les moyens et les compétences. Les moustiques tigres ne sont pas les seuls vecteurs. Après ma liste à la Prévert de maladies, je pourrais décliner celle des arthropodes : les tiques, les puces, les poux, les triatomes responsables de la maladie de Chagas, les moustiques, les phlébotomes, etc. – je ne vais pas vous faire un cours ! Voilà les problèmes auxquels nous pouvons être confrontés.

Tout comme il existe une communauté d’intérêts entre la santé humaine et la santé animale, il doit également y avoir une composante « santé animale » et « santé environnementale ». Les impacts sociaux et environnementaux doivent vraiment être pris en compte dans la lutte contre les vecteurs de maladies humaines ou animales. Il faut associer les différentes maladies possibles sur les différents territoires européens, y compris tropicaux, avec les différentes disciplines : la chimie pour les insecticides, l’entomologie pour les insectes, la santé publique, les sciences sociales, l’économie – si l’on évalue assez mal combien coûte une campagne de lutte antivectorielle, on évalue encore plus mal combien coûte une épidémie. Et il y a tous les aspects indirects : à l’île de La Réunion, le tourisme a chuté lors de l’épidémie de chikungunya et les familles ont dépensé beaucoup d’argent en tortillons et répulsifs : cela n’a jamais été vraiment chiffré. La composante « sciences sociales » est donc nécessaire : elle porte sur l’économie, l’anthropologie, la sociologie, la santé publique, la recherche, qui peut être très fondamentale, sur les nouveaux outils de lutte antivectorielle, voire de lutte contre les maladies car cela est complémentaire : nous ne sommes pas complètement déconnectés des médicaments et des vaccins. La santé publique, c’est un ensemble de stratégies qui vont dans la même direction, même si l’accent est mis tantôt sur le vaccin, tantôt sur la lutte contre les vecteurs.

Il faut donc associer lensemble de ces partenaires. Lidée nest pas davoir un centre physique avec cent chercheurs : ce nest pas possible, même si cest un rêve pour tout le monde. Cela existe dans les universités américaines mais elles sont soutenues par des fondations : la fondation Rockefeller ou la fondation Bill & Melinda Gates financent ce type de centres. Si on arrive à convaincre Bill Gates den financer un en Europe, je suis candidat pour être directeur ! Mais je ny crois pas…

L’Union européenne a des fonds, elle peut financer. Il y a un centre européen de biologie moléculaire à Heidelberg en Allemagne : c’est cela, l’esprit. Il y a des laboratoires mais également des partenaires partout en Europe : nous pouvons donc créer ce type de réseau, avec un endroit physique où les gens se regroupent, où se trouvent les permanents, et constituer un réseau avec des universités, des opérateurs et des décideurs. J’insiste beaucoup sur ce dernier point : la lutte contre les vecteurs est réalisée par des opérateurs et décidée par des décideurs. Les chercheurs, comme moi, font en sorte que cela se passe le mieux possible en proposant des alternatives. C’est ce que nous avons fait avec la technique de l’insecte stérile à l’île de La Réunion : tout est parti de recherches très fondamentales de génétique des populations, d’éthologie pour le comportement des vecteurs, et nous réaliserons, probablement en juin ou juillet, le premier lâcher de moustiques mâles stérilisés à l’île de La Réunion. Et cela va marcher ! La seule question, c’est : est-ce que cela va marcher bien, ou très bien ? Je croise les doigts pour que cela marche très bien. Ensuite, la question sera : à quel coût ? Il faut l’évaluer : si ça marche bien et que ça coûte une fortune, il faudra réfléchir ; si ça marche très bien et que ça ne coûte pas trop cher, il faudra le faire partout !

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous des plans de communication contre Aedes albopictus dans les flambées épidémiques en outre-mer ?

M. Didier Fontenille. Aedes albopictus est surtout présent dans l’océan Indien : il n’est pas présent pour le moment dans les départements d’Amérique, où sévit sa cousine, Aedes aegypti. À Mayotte, vous n’avez pas de chance car vous avez les deux, et même trois parce qu’une espèce a été découverte récemment : Aedes pia. Elle est nouvelle pour le monde et se trouve à Mayotte ; on ne sait pas encore si c’est un vecteur, mais je parie que c’en est un.

Je trouve que les plans de communication sont plutôt bons. Il y a quinze ans, ce n’était pas terrible : chacun faisait un peu ce qu’il pensait être bon. Puis de vraies réflexions ont été menées. Il faut bien comprendre une chose : la lutte antivectorielle par insecticide représente 20 % de ce qu’il faut faire pour lutter contre les moustiques ; le comportement humain représente quant à lui 80 %. Si les gens suppriment les gîtes chez eux, nettoient les gouttières des maisons et évitent que de vieux pneus traînent partout, cela permet déjà de limiter les populations. Les agences et les opérateurs interviennent ensuite, quand nous n’avons pas su faire autrement. Si tout le monde laisse les moustiques proliférer, on n’y arrivera jamais !

La communication, c’est extrêmement important. Même si je n’ai pas vraiment suivi cette question ces derniers temps, j’ai participé à des réunions au mois d’octobre ou de novembre : je trouve qu’elle est bien faite, beaucoup plus adaptée aux populations auxquelles elle s’adresse. Après, les gens suivent-ils les recommandations ? En général, ils les appliquent quand il y a des malades, mais en période interépidémique, ou quand il n’y a pas de malades, ils relâchent un peu leur action ; il faut donc sans arrêt se répéter. Je trouve néanmoins que c’est bien fait et même que cela s’est bien amélioré : il y a quelques années, on distribuait des flyers, on posait des affiches et personne ne les lisait. Aujourd’hui, c’est quand même beaucoup plus participatif.

Mme Valérie Thomas, présidente. Ces plans de communication, dont nous avons pu mesurer la pertinence en outre-mer, sont-ils adaptés à l’arrivée en métropole d’Aedes albopictus ? Une formation doit-elle être assurée en amont auprès des populations de métropole qui n’y sont pas du tout habituées ? Comment verriez-vous cette structuration de l’information en métropole ?

M. Didier Fontenille. Les ARS et les opérateurs concernés, en particulier dans le Sud de la France, en Rhône-Alpes et en Corse, s’intéressent à la question depuis un moment déjà. Les ARS favorisent et soutiennent ces plans de communication. À Nice, tout le monde connaît Aedes albopictus parce que les gens ne peuvent plus boire leur apéritif tranquillement tant il y a de moustiques. Dans les régions nouvellement touchées, à Clermont-Ferrand par exemple, où Aedes albopictus est présent, interrogez les gens dans la rue : personne ne connaît ! C’est encore exotique, mais je peux vous garantir que dans deux ou trois ans, ce ne sera plus exotique du tout !

Il nest jamais trop tôt pour anticiper. Beaucoup de documents existent : ils doivent être adaptés au public, cest-à-dire non seulement aux particuliers, mais également à lhôtellerie et aux entreprises. Lors dune mission dexpert en Martinique et en Guadeloupe, il y a quelques années, jai demandé à rencontrer les chambres de commerce. Cela incluait le secteur du tourisme, mais pas seulement. Jai indiqué aux entrepreneurs que leur rôle était de protéger les ouvriers et les employés, parce quils ne pourraient plus travailler sils étaient malades, et que cela donnerait en outre une bonne image de lentreprise. Concernant le tourisme, certains ont affirmé quil ne fallait pas dire quil y avait de la dengue. Je leur ai répondu : « Au contraire ! Dites quil y a de la dengue, que vous offrez des répulsifs à vos clients – donnez-leur un flacon à la sortie de lavion : ça marche assez bien, les répulsifs ! – et que vous faites ce quil faut autour de vos hôtels. Ne faites pas lautruche ! »

La communication dépend des cibles. C’est un métier, et ce n’est pas le mien, mais j’ai participé à une journée entière autour de la communication récemment : beaucoup de choses sont faites et je trouve que c’est bien, même si on peut certainement faire mieux. Ainsi, les écoles dans les départements tropicaux mènent des actions et les enfants connaissent ce sujet, mais ce n’est pas encore le cas en métropole – sauf dans les écoles où il y a des moustiques, parce que cela existe aussi.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. M. Fabrice Chandre nous a indiqué, lors de son audition, que les opérations de lutte contre Aedes albopictus pourraient être déléguées à des opérateurs privés à partir de cette année. Il s’inquiétait devant nous des conséquences de cette évolution : qu’en pensez-vous ?

M. Didier Fontenille. Les décrets sont sortis donc il n’est plus temps de s’inquiéter. Il faut maintenant voir comment gérer cela. Pourquoi pas ? J’espère que ce choix n’est pas dogmatique, qu’il s’appuie sur des éléments permettant d’augmenter l’efficience et l’efficacité. Il y a plusieurs niveaux : les opérateurs historiques, les EID, par exemple, ont quarante ans et connaissent très bien leur métier. Ils ont été formés, ils ont du matériel, ils ont déployé des agences dans chaque département : ils peuvent intervenir. Les opérateurs privés, pour le moment, sont de taille modeste : ils doivent se construire. Tout dépend donc de ce qu’on va leur demander. Si on leur demande de lutter sur un unique foyer de dengue, de Zika ou de chikungunya, je pense qu’ils utiliseront les techniques habituelles : pièges et insecticides ; cela peut marcher. En cas de multiplication des foyers – cela va se produire –, va-t-on passer par cinq opérateurs privés à cinq endroits différents, ou deux, ou un seul, ou bien mobiliser les opérateurs historiques et les opérateurs privés ? Nous allons perdre de la cohérence. Dans l’intitulé de votre commission d’enquête, j’ai relevé trois fois le mot « évaluation ». Ce sujet recouvre beaucoup de choses : est-ce que c’est opportun, nécessaire, cohérent, efficace, efficient ? Y a-t-il des impacts ? C’est tout cela qu’il va falloir suivre avec les opérateurs privés et les opérateurs historiques.

Par ailleurs, les décrets ne sont pas très clairs : ils sont parfois trop détaillés – il faut mettre un piège tous les cinquante mètres : pourquoi pas cinquante-cinq ou soixante ? –, parfois pas suffisamment détaillés – quels seront les moyens récurrents ? Si une épidémie survient, je ne suis pas tout à fait sûr que de jeunes opérateurs privés pourront assurer le service. Il faut mener une vraie réflexion.

Par ailleurs, le risque serait d’intervenir à chaque fois que l’on détecte un cas autochtone, sans vérifier auparavant s’il y a un risque de propagation. Il y aurait alors une multiplication des interventions, lesquelles auraient un coût financier et environnemental et entraîneraient des perturbations sociales – vous savez bien comment cela se passe : quand on intervient trop, avec les gyrophares, les gens s’inquiètent. Je n’ai pas de recette miracle mais je pense que cette nouvelle donne, avec les décrets parus cette année sur les opérateurs privés, mérite qu’on y réfléchisse très sérieusement.

Enfin, il faudrait être attentif à ne pas surutiliser les insecticides : pour le Bacillus thuringiensis israelensis (Bti), qui tue les larves, je ne suis pas trop inquiet. En revanche, la deltaméthrine, un pyréthrinoïde qui tue les adultes, génère de la résistance extrêmement rapidement ; de plus, ce n’est un secret pour personne que la deltaméthrine tue aussi les papillons et les abeilles. Si on le fait bien, on n’en tue pas beaucoup, mais c’est tout… C’est plus une recommandation qu’une inquiétude : il va falloir définir des critères d’évaluation assez stricts.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dernière question pour ce qui me concerne : que pensez-vous d’Arbo-France ?

M. Didier Fontenille. Je suis membre d’Arbo-France : c’est une structure encore jeune, pilotée par un collègue et ami, Xavier de Lamballerie. Elle a le mérite d’exister. Son nom dit bien son objet : elle étudie les arbovirus, pas les vecteurs. Pour ma part, je vous propose de créer « Vecteur France » ou « Vecteur Europe », beaucoup plus large. Il y a beaucoup de groupes de travail en France : le groupe de travail Vecteurs de l’Anses, REACTing, Aviesan. À Montpellier, dans le Sud de la France, nous avons le Vectopole Sud, qui est très structurant : il s’est construit sur le modèle du CNEV, avec l’université, le CIRAD, l’IRD et les opérateurs. Je suis président du conseil scientifique de l’ADEGE : c’est l’agence d’un certain nombre d’opérateurs. Du temps où le CNEV existait, tous ces groupes se rencontraient. Actuellement, j’ai l’impression que chacun vit un peu sa vie. Mais encore une fois, je ne voudrais pas être pessimiste parce que je reviens de l’étranger avec d’autres choses en tête : je n’ai pas fait une analyse précise de tout ce qui existe et de tout ce qui peut être utile.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je suis désolée, le temps passe et j’aurais eu encore d’autres questions à vous poser. Pour conclure, quel bilan tirez-vous de l’expérience du CNEV ?

M. Didier Fontenille. Encore une fois, je suis juge et partie : je me suis tellement investi dans le CNEV que l’on pourrait m’accuser de partialité. C’est une expérience extrêmement positive : cela a fait avancer la réflexion car les gens se sont rencontrés, ont comparé leurs pratiques et les ont adaptées. Contrairement à ce qu’on a pu lui reprocher, le CNEV s’est montré réactif, a essayé d’anticiper : le premier rapport sur la résistance aux insecticides n’a pas été commandé par les ministères mais suggéré par le CNEV ; ensuite les ministères ont commandé. Pour moi, c’est un gâchis de l’avoir supprimé. Maintenant, il faut laisser sa chance au groupe de travail Vecteurs qui lui succède, il faut lui laisser le temps de se mettre en place et probablement d’être aussi efficace.

Nous continuerons à être confrontés dans les départements tropicaux à de nouvelles épidémies – et je n’ai pas parlé de la Nouvelle-Calédonie ni de la Polynésie française, qui sont un peu hors champ, mais je suis aussi allé en Nouvelle-Calédonie : il y a la dengue ! En métropole, cela sera de plus en plus fréquent. Il ne faut donc pas faire l’autruche et aller de l’avant.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je vous remercie pour vos éclaircissements.


12.   Audition de Mme Stéphanie Blandin, responsable du groupe Réponses immunitaires chez les moustiques vecteurs de maladies à l’Institut de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg (INSERM – Université de Strasbourg – CNRS) (24 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous recevons à présent Mme Stéphanie Blandin, responsable du groupe Réponses immunitaires chez les moustiques vecteurs de maladies à l’Institut de biologie moléculaire et cellulaire (IBMC) de Strasbourg.

Je rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques ; par conséquent, elles sont ouvertes à la presse et disponibles en direct et en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Madame Blandin, avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire de dix minutes qui précédera nos échanges sous forme de questions et de réponses, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mme Stéphanie Blandin prête serment.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Mme Stéphanie Blandin, responsable du groupe Réponses immunitaires chez les moustiques vecteurs de maladies à lIBMC de Strasbourg. Je vous remercie pour votre invitation. Je passerai rapidement sur les maladies à transmission vectorielle, sujet qui a dû être abordé précédemment, pour me concentrer davantage sur les travaux de notre laboratoire.

Je suis directrice d’équipe à l’IBMC de Strasbourg dans un département qui a été créé par le prix Nobel de médecine Jules Hoffmann et dont les travaux portent sur les réponses immunitaires chez les insectes. Nous avons commencé par étudier la drosophile, mais je suis désormais responsable de l’unité Inserm 1257, spécialisée sur le moustique.

Les moustiques sont les animaux les plus dangereux au monde : 17 % des maladies infectieuses sont dues à des vecteurs, parmi lesquels ils sont les plus meurtriers. Seuls certains genres de moustiques transmettent des maladies, non pas par leur piqûre mais par les pathogènes dont ils sont le vecteur – le paludisme, la dengue, le Zika et le chikungunya. Les trois genres principaux de moustiques transmetteurs de maladies sont Anopheles, Aedes et Culex.

Au sein de notre laboratoire, nous étudions les interactions entre les moustiques et les pathogènes et, à partir des connaissances ainsi acquises, nous essayons de mettre en place des stratégies de lutte contre la transmission.

Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, dont l’acronyme ECDC renvoie à l’anglais European Center for Disease Prevention and Control, est une source infinie d’informations sur les maladies vectorielles d’où j’ai tiré un schéma résumant les principales espèces vectrices connues en Europe et dans les territoires et départements d’outre-mer : Aedes aegypti et Aedes albopictus sont des espèces invasives, tandis que Culex et Anopheles sont installées en Europe depuis plus longtemps.

Aedes est vecteur de maladies virales, de même que son proche cousin Culex, notamment transmetteur de la fièvre du Nil occidental. Anopheles est quant à lui vecteur du paludisme.

Cette dernière maladie a été éradiquée en Europe dans les années soixante et soixante-dix, après la Seconde Guerre mondiale, mais des cas de paludisme continuent de se déclarer dans certains territoires et départements d’outre-mer, en particulier en Guyane ou à Mayotte. L’éradication du paludisme en Europe s’est appuyée sur l’utilisation de moyens de contrôle des populations de vecteurs, sur les soins apportés aux malades et sur une transmission non pérenne.

Un autre document issu de l’ECDC et datant de 2016 montre que si de nombreux cas sont importés – des personnes qui se rendent à l’étranger reviennent infectées – certains sont autochtones, c’est-à-dire qu’une personne est revenue infectée par un virus que des moustiques locaux sont capables de transmettre. En 2017, vingt et un cas autochtones de paludisme ont été recensés, dont deux en France métropolitaine, dans l’Allier. Une petite fille est également décédée de la maladie en Italie en 2016 : parce que l’enfant n’avait pas voyagé dans un pays impaludé, elle n’avait pas pu être diagnostiquée. En 2019, des cas de fièvre du Nil occidental ont été détectés en Europe et, en France métropolitaine, quatre premiers cas de Zika.

Outre les virus que nous connaissons, il y a également des virus émergents, tels que la fièvre jaune ou l’encéphalite japonaise (JEV), et de nouveaux virus moins connus, situés principalement dans les Amériques, comme Oropouche ou Mayaro, et qui pourraient devenir les prochains virus émergents s’ils infectent des populations locales, ou même arriver en Europe par les transports.

Pour illustrer les différentes stratégies de lutte contre la transmission de ces pathogènes, jai souhaité vous montrer un cycle simplifié de la circulation de ces derniers entre lhumain et le moustique, puisquils passent de lun à lautre en continu.

Chez l’être humain, il est possible de lutter contre la transmission par des traitements ou des thérapies, par des vaccins ou des prophylaxies – très compliqués à mettre en œuvre pour la plupart des maladies, ou trop longs à mettre au point s’agissant des maladies émergentes – ou par l’utilisation de moustiquaires. D’autres stratégies ciblent le moustique : l’utilisation de vaccins ou de traitements bloquant la transmission et dits « généreux » parce qu’ils ne soignent pas nécessairement la personne mais empêchent celle-ci de transmettre la maladie aux moustiques, donc aux autres humains ; les stratégies de contrôle des populations de moustiques, qui ont été les plus efficaces à travers l’histoire.

Les méthodes les plus connues de ces stratégies de contrôle relèvent de l’assainissement et de l’engagement communautaire, car il est important que les populations soient informées et fassent leur part du travail pour éviter que les moustiques ne soient élevés dans les villes, en particulier. Les insecticides ont été utilisés très largement, trop peut-être à une certaine époque ; des pièges sont aujourd’hui déployés qui sont assez efficaces dans certaines conditions.

Il existe aussi des méthodes plus récentes. La technique de l’insecte stérile (TIS) classique utilise des mâles irradiés qui ne peuvent pas se reproduire. Les femelles moustiques ne s’accouplent qu’une seule fois ; si elles rencontrent un mâle irradié, elles n’auront pas de progéniture.

La méthode RIDL – pour Release of Insects carrying Dominant Lethals – consiste à lâcher dans la nature des moustiques mâles transgéniques stérilisants, infertiles ou dont la progéniture a besoin pour se reproduire d’un composant qui n’existe pas dans la nature, comme la tétracycline. Cette dernière technique pose de nombreuses questions compte tenu de la manipulation génétique qu’elle induit.

La technique de l’insecte incompatible porteur de Wolbachia a été déployée en plusieurs points du globe : elle permet de faire chuter les populations de moustiques et diminue la multiplication des virus à l’intérieur du moustique, mais on ne comprend pas les mécanismes moléculaires de ce blocage.

Enfin, le forçage génétique, dont on parle beaucoup mais qui n’est pas encore utilisé sur le terrain, s’appuie sur l’héritabilité super-mendélienne : à partir d’un moustique hétérozygote, c’est-à-dire qui a un chromosome avec une marque particulière et l’autre sauvage, seule la moitié de la progéniture portera la marque particulière. Le forçage génétique consiste à permettre au moustique de transmettre le caractère à l’ensemble de la progéniture. On crée donc un super-moustique capable de transmettre un caractère d’intérêt à toute une population, ce qui pose évidemment des problèmes éthiques et écologiques.

J’ai comparé les avantages et inconvénients de trois des stratégies que je viens de présenter : le forçage génétique, RIDL et les insecticides. Ces derniers ont une disponibilité immédiate, sont autorisés et bien acceptés, mais ne fonctionnent pas toujours, et sont nocifs pour l’écosystème et la santé humaine. Les résistances tendent à réduire leur efficacité. Parce qu’ils agissent par des interactions ponctuelles, il faut les appliquer régulièrement pour qu’ils soient efficaces. La technique RIDL doit elle aussi faire l’objet d’un emploi régulier, et suppose des infrastructures pour la production de moustiques. L’utilisation d’organismes génétiquement modifiés (OGM) nécessite d’obtenir des autorisations et demeure mal perçue du public. En revanche, alors que les insecticides sont souvent à spectre large, les moustiques GM permettent de cibler précisément une espèce. A priori, ils n’ont pas d’effet sur la santé. Quant au forçage génétique, son effet est similaire à celui du RIDL mais il y aura en plus un effet durable ; peut-être trop durable en cas d’erreur. Avec une petite quantité de super-moustiques transgéniques, il est possible de répandre le caractère d’intérêt dans une population, mais en cas d’erreur, il est difficile de revenir en arrière. Puisque l’intervention est unique, le coût est faible, et l’échelle spatiale peut être beaucoup plus vaste que pour les autres techniques.

Dans la mise en œuvre de ces différentes stratégies, les chercheurs sont confrontés à plusieurs problèmes. Malgré les efforts fournis, il ny a pas ou peu de vaccins disponibles ; après des dizaines dannées de recherche, il nexiste en particulier toujours aucun vaccin contre le paludisme. On constate en outre une résistance aux traitements thérapeutiques – une résistance à lartémisinine sest développée en Asie du Sud-Est, pour reprendre lexemple du paludisme – et aux insecticides, en particulier en Afrique, où ils ont été utilisés en très grosse quantité. Quatre classes dinsecticides sont autorisées ; une cinquième, les néonicotinoïdes, interdits en Europe, continue dêtre utilisée pour la lutte antivectorielle en Afrique. Le nombre de moustiques dans le monde augmente et leur distribution sélargit. Enfin, il existe un risque accru démergence de nouveaux parasites ou de nouveaux virus qui, jusqualors confinés à lintérieur des forêts ou de la faune sauvage, en sortent à mesure que ces territoires sont exploités et se propagent très vite dans les populations.

Au laboratoire de Strasbourg, nous étudions à la fois les réponses antiparasitaires des moustiques anophèles, vecteurs des parasites du paludisme, et les réponses antivirales chez Aedes, vecteur principal des virus. Nos recherches s’appuient sur la production de moustiques transgéniques, qui permet d’étudier des gènes particuliers, et portent également sur le forçage génétique et ses applications potentielles. Nous travaillons également en collaboration avec des chimistes sur de nouveaux médicaments contre le paludisme et sur de nouveaux insecticides.

Il s’agit essentiellement de recherche fondamentale, même si nous réfléchissons aux applications potentielles. Il nous importe avant tout de bien comprendre les mécanismes, de trouver les points faibles des interactions impliquant des moustiques.

À linstar des hommes, les moustiques souffrent des infections quils contractent, et se défendent contre celles-ci. Quand un moustique prend un repas sanguin infecté, les parasites ou les virus doivent franchir la barrière intestinale et traverser lépithélium intestinal. Seuls certains dentre eux parviennent, après sêtre répandus dans la cavité du moustique, à envahir les glandes salivaires. Ainsi, quand le moustique pique de nouveau, il recrache donc, avec la salive, des parasites ou des virus.

Le graphique de l’évolution du nombre de parasites dans le temps après un repas sanguin infecté montre que dans les premiers jours après l’infection, ce nombre chute de façon dramatique. Ceci s’explique à la fois par le fait que tous les parasites n’arrivent pas à traverser l’intestin et par la façon dont le moustique se défend contre les parasites. Cette défense est parfois si efficace que certains moustiques sont résistants, c’est-à-dire capables de tuer tous les parasites qu’ils ingèrent, ce qui implique qu’ils ne transmettent pas la maladie.

Ce qui nous intéresse en tant que chercheurs, c’est d’identifier les gènes et variations des gènes du moustique essentiels au développement des pathogènes ou à la réponse immunitaire contre les pathogènes. Pour envahir les glandes salivaires, le pathogène peut avoir besoin d’un récepteur afin de reconnaître la glande pour s’y accrocher ; si on casse ce récepteur, il ne pourra alors pas traverser. L’autre piste de travail consiste à identifier les gènes que le moustique utilise pour se défendre, à déterminer si certaines variations sont plus efficaces que les autres, ce qui est avéré tant chez Anopheles que chez Aedes.

Après des millions d’années d’évolution, les pathogènes ont eux aussi appris à se défendre ou à éviter la réponse immunitaire des moustiques ; il faut aussi comprendre ces mécanismes pour avoir une vision globale des interactions.

Je vais m’arrêter quelques instants sur l’exemple très précis d’un gène identifié récemment par mon collègue brésilien João Marques, qui travaille à la fois dans son laboratoire au Brésil et avec nous au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur Aedes. Il s’agit donc d’un gène antiparasitaire de moustiques Aedes. Des virus sont présents dans l’intestin du moustique, qui vient de les manger, et se sont répandus dans la cavité ; certains sont parvenus aux glandes salivaires. Nous nous sommes appuyés sur notre connaissance de la drosophile, un autre modèle d’insecte, pour laquelle nous savons que l’interférence à acide ribonucléique (ARN) est importante pour lutter contre les virus. Parce que le moustique a des gènes similaires, nous avons pensé qu’il se défendait de la même façon contre les virus au moyen de ce mécanisme appelé interférence à ARN.

Nous avons pu vérifier cette hypothèse dans le cas de l’infection systémique, c’est-à-dire quand les virus ont réussi à envahir tout le corps du moustique. En revanche, elle est invalidée quand le virus est localisé dans l’intestin. Il fallait donc comprendre pourquoi cette réponse ne fonctionnait pas lorsque l’infection était localisée dans l’intestin.

Mon collègue a trouvé un gène – Loqs 2 – qui n’est pas du tout exprimé dans l’intestin. Lorsqu’on bloque son expression dans les autres tissus, on observe une augmentation du nombre de virus. Pour prouver l’effet antiviral de ce gène, nous avons produit des moustiques transgéniques exprimant ce gène dans l’intestin et comparé la réaction des moustiques transgéniques et des moustiques sauvages en cas d’infection. L’expérience montre que quatre jours puis huit jours après l’infection, le pourcentage de moustiques infectés est plus faible chez les moustiques transgéniques que chez les moustiques non transgéniques. Ce résultat tend à prouver qu’un moustique exprimant ce gène dans son intestin et en capacité de mieux se défendre contre le virus de la dengue, même si le blocage ainsi activé n’est pas complet.

Il nous reste à comprendre précisément le rôle de ce gène dans la réponse antivirale et à découvrir les raisons pour lesquelles il nest pas produit dans lintestin, alors quil lest dans dautres tissus – ce pourrait être le résultat dun désavantage qui aurait conduit à une extinction au cours de lévolution. Nous nous interrogeons également sur lopportunité dutiliser ce gène dans le cadre dun forçage génétique, ne serait-ce quen qualité de preuve de concept, dans un premier temps.

J’en viens aux travaux d’un autre collègue de l’unité, Éric Marois, qui portent sur le forçage génétique. Le but de cette méthode est soit de diffuser dans une population un caractère de résistance – stratégie de modification –, soit de contrôler une population de vecteurs en la réduisant à néant – stratégie d’extinction. Nous travaillons pour notre part principalement sur des stratégies de modification des populations naturelles visant par exemple à faire s’exprimer des facteurs qui rendraient les moustiques plus résistants aux parasites ou aux virus ou des facteurs exogènes susceptibles de bloquer la transmission.

Ces travaux sont centrés sur la protéine Cas9, protéine 9 associée aux clustered, regularly interspaced, short palindromic repeats (CRISPR), c’est-à-dire aux courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées. Concrètement, il s’agit d’un ciseau moléculaire qui va couper l’ADN selon un programme précis ; la nature ayant horreur du vide, la cellule va mettre en œuvre un mécanisme de réparation à la suite de la coupure ciblée de l’ADN.

Le moustique est un diploïde : il dispose de deux copies de son génome. Le principe est d’insérer dans le gène cible Cas9 et l’ARN guide qui le coupe. Le moustique traité sera hétérozygote, c’est-à-dire qu’il aura un chromosome sauvage et un chromosome modifié. En présence de Cas9 et de l’ARN guide, la cible va se casser et la cellule va s’efforcer de la réparer. Elle va le faire en recopiant le chromosome transgénique à proximité, qui contient la cassette de forçage génétique. Le moustique qui, au départ, n’avait qu’une copie, en aura désormais deux, ce qui aura pour effet la transmission du caractère à toute sa descendance.

Le Graal du forçage génétique est de parvenir à répandre le caractère d’intérêt dans l’ensemble d’une population sauvage en y introduisant quelques moustiques génétiquement modifiés.

Pour rendre effectif le forçage génétique, il faut élaborer des stratégies efficaces de diffusion de la résistance et, surtout, estimer les risques propres à cette technologie puissante.

Dans le cadre de nos recherches sur de nouvelles molécules antipaludiques, nous collaborons avec des chimistes, en particulier Élisabeth Davioud-Charvet, du CNRS. Dans le cycle de vie du parasite Plasmodium falciparum, responsable du paludisme, certaines étapes sont responsables des symptômes chez l’homme et nous rendent malades, d’autres correspondent à la transmission aux moustiques et ne nous rendent pas malades.

En testant les molécules mises au point par Élisabeth Davioud-Charvet, nous avons montré qu’elles étaient efficaces à la fois aux étapes symptomatiques et de transmission : ce sont donc d’excellents médicaments, qui soignent les gens tout en luttant contre la transmission à des fins d’éradication de la maladie.

Nous essayons aujourd’hui de comprendre le mécanisme par lequel ces molécules tuent les parasites à ces étapes de leur cycle et de déterminer s’il est possible de les utiliser en synergie avec d’autres médicaments. À l’instar du sida, contre lequel on prescrit des tri-thérapies, le paludisme requiert un mélange de médicaments pour limiter l’apparition de résistances. L’objectif est également d’améliorer l’efficacité et les propriétés de ces traitements.

Nous étudions enfin les moyens de rendre les moustiques sensibles aux stress oxydatifs. Ces termes ne vous parlent pas forcément, mais vous avez sans doute déjà vu ou utilisé des crèmes enrichies en antioxydants tels que la coenzyme Q10. L’oxydoréduction ou redox est à la base de toute vie : c’est une réaction chimique qui repose sur un transfert d’électrons. On parle d’effet antioxydant quand un agent limite l’effet d’oxydation sur les cellules, qui doivent rester réduites et pas trop oxydées.

Le constat de départ est que la résistance de certains moustiques aux insecticides est due à la présence d’enzymes redox surexprimées qui détoxifient ces produits. L’objectif de notre étude était de resensibiliser les moustiques aux stress oxydatifs de manière à diminuer leur résistance aux insecticides. Nous avons d’abord essayé de comprendre comment l’équilibre redox se maintenait dans les cellules des moustiques, puis cherché des molécules susceptibles de les rendre plus sensibles aux stress oxydatifs.

Le moustique peut subir un stress oxydatif naturel ou artificiel en prenant un repas sanguin, le fer présent dans le sang étant un élément très oxydatif, en contractant une infection ou en étant exposé à un insecticide. En temps normal, il survit ; nous essayons donc de trouver un inhibiteur pour qu’une exposition le conduise à la mort.

Nous avons démontré la faisabilité de cette méthode grâce à un composé qui, absorbé oralement par le moustique, a des propriétés insecticides. Nous essayons aujourd’hui d’aller plus loin en le combinant à des produits insecticides.

J’aimerais avant de conclure vous présenter le nouvel insectarium de l’IBMC où nous menons nos travaux. Construit en 2018, ce bâtiment comporte une zone d’élevage de 8 chambres climatiques sur une surface de 170 mètres carrés, ce qui nous permet de produire de nombreux moustiques chaque jour. Le confinement des lieux nous autorise à travailler avec des espèces invasives, à utiliser la méthode du forçage génétique ou plus généralement des moustiques transgéniques. Une partie du bâtiment qui représente environ 100 mètres carrés est classée P3 – niveau de sécurité biologique 3 –, ce qui nous permet de travailler avec des pathogènes humains comme le parasite humain du paludisme, Plasmodium falciparum, et les virus du chikungunya, de la dengue et de Zika.

Ce nouvel insectarium a été financé par l’Université de Strasbourg, par le programme d’investissements d’avenir (PIA) – le bâtiment a été équipé grâce à une action d’équipement d’excellence ou Équipex – et une contribution du CNRS.

L’insectarium aura été un projet de longue haleine : quatorze années se sont écoulées entre l’idée et la réalisation, ce qui est très long. Je n’ai pas étudié en détail le texte de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche, mais j’espère que celle-ci permettra de diminuer ce délai. La construction a en revanche été très rapide : il n’a fallu que deux ans après la pose de la première pierre pour que nous puissions intégrer le bâtiment. Un peu plus de 8 millions d’euros ont été investis. Nous avons passé des milliers d’heures de réunion à essayer d’imaginer le design complet de ce laboratoire unique en son genre. En raison des activités qu’il abrite, nous sommes soumis à trois directives européennes.

Ce nouvel équipement ouvre néanmoins de magnifiques opportunités. Auparavant, nous travaillions avec un modèle de souris du paludisme, et non pas avec les virus humains. Si certains caractères sont conservés entre les modèles de parasites animaux et les modèles de parasites humains, il existe aussi des différences. Il est donc très important davoir accès aux pathogènes humains pour mener des études à des fins dapplication.

Concernant son financement, l’IBMC s’appuie sur des sources dont l’échelle s’étend du local à l’international. L’Université de Strasbourg et la région Alsace financent des bourses de thèse. L’Agence nationale de la recherche (ANR) et le système des laboratoires internationaux associés (LIA) nous donnent accès à des financements nationaux. Au plan européen, le laboratoire a bénéficié depuis 2002 d’une bourse du Conseil européen de la recherche (CER, ou ERC en anglais) et participé à trois consortia et à un réseau d’infrastructure. À l’heure actuelle, nous faisons encore partie du consortium ZIKAlliance, dont vous avez entendu parler la semaine dernière, et nous recevons des post-doctorats financés l’un par une bourse des actions Marie Sklodowska-Curie (AMSC, ou MSCA pour l’acronyme anglais), l’autre par la Fondation allemande pour la recherche (DFG pour l’acronyme allemand). S’agissant des financements du Howard Hughes Medical Institute (HHMI), l’Institut médical Howard Hughes, nous n’y avons désormais plus accès. Nous avons également reçu des prix et déposé une demande de brevet et une demande de financement pour le développement de médicaments auprès de la Medicine for Malaria Venture (MMV), un partenariat soutenu notamment par la fondation Bill Gates et des fonds de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour développer de nouveaux médicaments antipaludiques.

Enfin, il nous paraît important de partager notre expertise scientifique afin qu’elle soit utile à la société. Mon collègue à l’IBMC de Strasbourg, Éric Marois, spécialiste des moustiques transgéniques et en particulier du forçage génétique, a contribué à un rapport publié en mai 2017 par le Haut Conseil des biotechnologies (HCB) ; celui-ci est très bien construit et je vous en recommande la lecture. Dans ce cadre, M. Marois avait aussi été auditionné à l’Assemblée nationale, et il est par ailleurs intervenu devant le comité d’éthique de l’Inserm à propos de la technique du forçage génétique, qui soulève des enjeux éthiques importants.

Nous sommes par ailleurs très impliqués pour promouvoir la science à l’école : nous intervenons directement dans les établissements scolaires et nous formons des professeurs auxquels nous fournissons du matériel pour qu’ils puissent travailler avec leurs classes sur ces sujets.

Enfin, nous tâchons de diffuser notre pratique scientifique auprès de la société : nous intervenons dans les médias, et nous participons à des conférences et à des débats ouverts au public. Il est essentiel de promouvoir un engagement communautaire afin de contribuer à une prise de conscience du public sur ces questions sensibles. Rares sont les personnes informées qu’un bébé moustique est une petite larve qui vit dans l’eau, et que si vous enrayez son développement dans votre jardin, cela vous évite de vous faire piquer le soir. Si nous pouvons diffuser de telles informations, ce sera une bonne chose.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous remercie pour votre intervention très complète. Pourriez-vous nous donner des précisions quant à vos recherches sur les réponses immunitaires des moustiques vecteurs de maladies ? La législation actuelle permet-elle de faire des expériences in vivo ? À défaut, que faudrait-il changer ? Enfin, qu’en est-il de la coopération internationale en la matière ? Les moustiques ne respectant pas les frontières étatiques, celle-ci n’est-elle pas nécessaire ?

Mme Stéphanie Blandin. En ce domaine, la législation est relativement satisfaisante ; nous pouvons travailler correctement sur les moustiques et sur les virus et parasites qu’ils sont susceptibles de transmettre. Des améliorations sont cependant possibles.

Par exemple, le parasite Plasmodium falciparum est classé P3* dans la législation européenne et française, ce qui correspond au niveau 3 de sécurité biologique, et requiert pour le manipuler de travailler dans un laboratoire de niveau correspondant. Un astérisque a été ajouté parce que ce parasite n’est a priori pas infectieux dans l’air. Une telle imprécision peut toutefois entraîner des problèmes d’application sur le terrain. Je recommanderais de laisser ce parasite ou les virus de la dengue ou du chikungunya au niveau de sécurité biologique 2 quand ils sont manipulés en culture cellulaire, car ils ne présentent alors pas de risque plus important que le virus du sida, mais de les classer P3 quand ils se trouvent dans les moustiques, car le risque est alors plus important – on ne contrôle pas nécessairement la trajectoire ni le comportement du moustique. Il est également incohérent de classer la dengue P3 alors que Zika est P2 ; à cet égard, la réglementation des risques gagnerait donc à être simplifiée.

S’agissant de l’expérimentation sur les humains pour l’étude de la transmission, nous n’y sommes pas encore, et les modèles animaux restent nécessaires.

En matière de manipulation génétique, il peut être également compliqué d’avancer. Les collègues de La Réunion ont voulu mettre en œuvre la technique de l’insecte stérile sur l’île, mais le caractère imprécis de la législation a beaucoup retardé leurs recherches et leurs possibilités d’action. Je crois que l’expérience est sur le point d’être conduite, mais il faudrait prendre les devants pour que de tels travaux soient facilités à l’avenir.

Pour ce qui est du forçage génétique et des moustiques génétiquement modifiés, la communauté internationale réfléchit actuellement à l’instauration de normes supranationales dans le cadre de réunions auxquelles participe notamment le Haut Conseil des Biotechnologies (HCB), car les moustiques ayant subi un forçage génétique sont susceptibles de se répandre et d’éradiquer une espèce complète à l’échelle du monde entier. La collaboration internationale est donc évidemment souhaitable, d’autant que les maladies sur lesquelles nous travaillons sont endémiques non pas en France métropolitaine mais dans certains pays étrangers, avec lesquels nous sommes donc amenés à coopérer – par exemple le Brésil pour Zika et la dengue, ou le Cameroun pour le paludisme. Nous nous efforçons de mettre en place des formes de coopération, bien que nous ne bénéficiions pas toujours des soutiens nécessaires.

Mme Bérengère Poletti. Au cours de votre exposé, vous n’avez pas évoqué les animaux sur lesquels des expériences sont effectuées, mais vous y avez fait allusion dans votre dernière réponse. Sur quels animaux travaillez-vous pour faire avancer la recherche ? S’agit-il, comme on peut le penser, de singes ?

Par ailleurs, pourriez-vous dire un mot de l’état de la recherche sur les pathologies liées aux moustiques dans les pays où elle est certainement la plus avancée, en particulier en Chine ou aux États-Unis ?

Enfin, vous avez affirmé à juste titre que le moustique est l’animal le plus dangereux sur la planète en raison du nombre de décès dont il est à l’origine. Existe-t-il des pays qui, dans leur stratégie de défense, cherchent à utiliser les moustiques comme armes pour nuire à leurs ennemis ?

Mme Stéphanie Blandin. N’ayant aucun contact privilégié avec l’armée, je ne saurais répondre à votre dernière question. Néanmoins, les moustiques n’étant pas si simples à manipuler, ils ne constitueraient sans doute pas une arme biologique très efficace.

J’ai précisé tout à l’heure que nous menions des expérimentations sur les animaux à défaut de pouvoir le faire sur des humains, mais ce n’était pas tout à fait vrai. Des essais sont par exemple réalisés sur des volontaires, en particulier aux Pays-Bas, afin de développer des vaccins contre le paludisme. Parce que les parasites utilisés sont sensibles aux traitements que nous avons développés, ces essais peuvent être menés sans risque, car nous sommes en mesure d’arrêter l’infection suffisamment tôt.

Pour la dengue, Zika et le chikungunya, nous n’avons en revanche pas de traitements disponibles. Des résultats de recherche commencent à être publiés, mais ils ne sont pas encore validés et ne peuvent faire l’objet d’applications à l’heure actuelle. Il est donc impossible de travailler sur ces maladies avec des humains. Les modèles animaux qui sont utilisés sont des souris – généralement immunodéficientes – ou des primates, mais ce n’est pas du tout mon domaine d’expertise ; je ne suis donc pas la bonne personne pour répondre à cette question.

Mme Valérie Thomas, présidente. Plusieurs recherches menées aujourdhui impliquent la dispersion de moustiques génétiquement modifiés. Comment percevez-vous les risques induits par lutilisation dune telle technique ?

Mme Stéphanie Blandin. Il y a différents types de moustiques génétiquement modifiés.

La technique RIDL – la version OGM de la TIS – est par exemple auto-limitante, puisquelle consiste à répandre des moustiques incapables de se reproduire. Des fuites peuvent cependant survenir, car la reproduction des moustiques nest pas bloquée à 100 %. Oxitec – pour Oxford Insect Technologies –, la firme qui a mis au point la méthode et répandu ce moustique, ne sen est pas cachée ; elle a même contribué à une étude récente qui a montré que des petits morceaux de génomes issus des laboratoires étaient passés dans la population sauvage. Quoi quil en soit, les risques induits par cette technique sont très limités, à la fois pour les populations et pour lécosystème – sauf à considérer que le moustique visé occupe une place importante dans lécosystème, et que son éradication produirait donc un déséquilibre. Néanmoins, il y a généralement plusieurs espèces de moustique dans une niche donnée, et de nouvelles peuvent venir sy placer. Le risque serait donc plutôt quune nouvelle espèce sinstalle qui serait aussi vectrice de maladie ; il faudrait alors créer une nouvelle série de moustiques selon la méthode RIDL pour léradiquer.

Concernant la méthode du forçage génétique, nous n’en sommes encore qu’au stade des expériences en laboratoire. D’une logique similaire à celle de la technique RIDL en ce qu’elle vise l’éradication de l’espèce, elle pourrait néanmoins se répandre plus rapidement et à une échelle beaucoup plus étendue, jusqu’au monde entier. Il est donc légitime de se demander dans quelle mesure sa mise en œuvre pourrait engendrer des problèmes pour les écosystèmes. À nouveau, il faut bien distinguer les moustiques invasifs des moustiques locaux. Ces derniers sont endémiques d’une zone qu’ils ont envahie il y a très longtemps, et ils ont leur place dans l’écosystème ; à l’inverse, les moustiques invasifs du type Aedes albopictus ou Aedes aegypti sont arrivés plus récemment et ne font donc pas peser les mêmes contraintes sur le milieu.

Enfin, pour évaluer l’efficacité et les risques potentiels de ces technologies, nous devons mener des expériences à la fois en laboratoire et en conditions semi-naturelles, par exemple dans de grandes moustiquaires déployées sur le terrain. Ce dernier type d’expérimentation est nécessaire pour dissiper toute incertitude quant aux risques, même s’ils ne sont pas identifiés a priori.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous de l’organisation de la recherche en France métropolitaine sur les réponses immunitaires des moustiques ? La considérez-vous comme efficace ? Existe-t-il suffisamment de centres de recherche spécifiquement consacrés à ce domaine ? Quelles sont vos préconisations à ce sujet ?

Mme Stéphanie Blandin. À ma connaissance, il existe en France métropolitaine trois centres qui étudient les interactions entre moustiques et pathogènes : l’Institut Pasteur à Paris, MIVEGEC – maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle – à Montpellier et l’IBMC à Strasbourg, pour lequel je travaille.

À l’IBMC, nous avons la spécificité de travailler depuis longtemps sur les réponses immunitaires des insectes – autrefois uniquement chez la drosophile, et désormais également chez le moustique –, à partir des travaux pionniers de Jules Hoffmann qui a obtenu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 2011.

Étant donné le coût de construction et de fonctionnement d’infrastructures telles que l’insectarium de Strasbourg, il ne me semble pas pertinent de développer d’autres centres. En revanche, il est important de donner aux centres existants les moyens de fonctionner correctement. J’ai mentionné précédemment nos financements propres, c’est-à-dire ceux que nous obtenons en répondant à des appels à projets ; ceux-ci assurent une partie non négligeable de notre fonctionnement de base, mais requièrent beaucoup de travail. C’est d’autant plus compliqué qu’avec la loi Sauvadet, nous sommes obligés de nous séparer des chercheurs une fois que nous les avons formés et qu’ils sont devenus efficaces à leur poste, car nous ne pouvons reconduire leur contrat, alors même que nous avons les moyens financiers de le faire. Cette législation contribue ainsi à créer une forme de précarisation.

Mme Bérengère Poletti. Si vous choisissez de les conserver, vous devez les titulariser ?

Mme Stéphanie Blandin. Oui, au terme d’une certaine période intervient le dispositif de « CDIsation ». Ce n’est pas moi qui décide et, si c’était le cas, les choses ne seraient pas organisées de cette manière. Nos institutions ne nous permettent pas d’employer les gens plus de trois à cinq ans.

Mme Bérengère Poletti. Pourquoi ne faites-vous pas le choix de les titulariser ?

Mme Stéphanie Blandin. Les institutions de recherche ne sont pas pour la « CDIsation ». Je pense qu’il est important de nous donner les moyens de travailler dans de bonnes conditions, donc de nous assurer un financement suffisant afin d’assurer le fonctionnement de base du laboratoire et la mise en œuvre des études exploratoires, pour lesquelles il n’est pas toujours facile de trouver de l’argent. Pour le reste, nous travaillons sur la base d’appels à projets et c’est tout à fait normal.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Depuis le début des auditions, il a beaucoup été question des moyens alloués à la recherche. Pensez-vous que des fonds européens pourraient être utiles ? Le neuvième programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD) en fait-il une priorité ?

Mme Stéphanie Blandin. Nous bénéficions déjà de fonds européens émanant de sources diverses. Ceux-ci passent d’abord par des consortia, des réseaux construits comme les réseaux d’excellence – Network of Excellence ou NoE en anglais – qui ont été soutenus jusqu’au septième PCRD – ils ne le sont plus aujourd’hui. ZIKAlliance, par exemple, a été une réaction très rapide à l’épidémie de virus Zika au Brésil.

Le neuvième PCRD prévoit également de renforcer le soutien aux infrastructures ; c’est important, car cela permet à des chercheurs qui ne disposent pas, au sein de leur propre laboratoire, des moyens suffisants ou des équipements adéquats – par exemple un insectarium tel que le nôtre –, d’aller mener des expériences dans d’autres laboratoires.

Enfin, la santé figure parmi les clusters sélectionnés par le neuvième PCRD ; notre profil correspond bien, nous y avons tout à fait notre place, et j’espère que nos institutions nous soutiendront.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. En quoi l’action des pouvoirs publics pourrait-elle être utile pour combiner différentes approches stratégiques de contrôle du développement des vecteurs ? Faudrait-il établir une cartographie de contrôle des vecteurs et, si oui, sous quelle forme ?

Mme Stéphanie Blandin. À l’échelle nationale et surtout locale, il existe des sociétés de démoustication, notamment les ententes interdépartementales de démoustication (EID), qui sont soutenues financièrement par l’État et les collectivités. Ce n’est pas mon domaine d’expertise, puisque dans le cadre de mes recherches, je travaille en amont du terrain. Ce sont les acteurs locaux qui disposent de la meilleure connaissance du terrain et des nouvelles espèces de moustiques susceptibles de proliférer à l’avenir. Je pense qu’il faut leur faire confiance et les renforcer, mais aussi s’efforcer de les faire se rencontrer, afin qu’ils puissent échanger et limiter l’invasion au cas où une espèce invasive apparaîtrait. Il faut promouvoir les discussions pour déterminer quelles méthodes fonctionnent, et dans quelles conditions.

Par ailleurs, les acteurs locaux sont aussi ceux qui diffusent l’information sur le terrain, notamment en faisant du porte-à-porte pour informer les populations sur les implications de leurs pratiques quotidiennes. Par exemple, le fait de récupérer l’eau de pluie pour arroser son jardin est un geste écologique qui doit être encouragé, mais il faut penser à couvrir la cuve pour éviter que s’y développe un élevage de moustiques. Ces structures à but non lucratif remplissent par leur activité une mission de santé publique – en l’occurrence, la lutte contre les moustiques.

Concernant les moustiques Aedes, vecteurs de la dengue, il n’y a pas de corrélation stricte entre la quantité de moustiques présents à un endroit et la probabilité que se développe une épidémie, voire une pandémie. En effet, les moustiques sont des vecteurs tellement efficaces qu’un petit nombre d’entre eux suffit à transmettre la maladie ; en même temps, dans les endroits où il y a beaucoup de moustiques, il peut arriver que les gens aient développé une immunité contre le virus, et donc que la transmission n’ait pas lieu. Je donne cette précision car on entend parfois certaines personnes demander à quoi sert d’éliminer les moustiques dans les zones où les maladies vectorielles ne sont pas installées, comme c’est le cas par exemple en France métropolitaine. Mais nous voulons précisément éviter qu’elles s’y développent : il faut vraiment lutter contre la propagation de ces moustiques pour continuer à contrôler efficacement les maladies qu’ils sont susceptibles de transmettre. Pour le moment, l’Europe n’a été le théâtre que de petites épidémies locales – par exemple plusieurs centaines de cas de chikungunya en Italie en 2007 –, qui demeurent restreintes et limitées. Il faut continuer à travailler dans cette direction pour limiter les possibilités de transmission.

Mme Bérengère Poletti. Vous dites que certaines personnes sont immunisées. Est-ce lié au fait qu’elles ont contracté la maladie dans le passé, ou existe-t-il des formes d’immunité innées, à propos desquelles nous n’aurions pas nécessairement d’explication ?

Mme Stéphanie Blandin. Ce sont des personnes ayant contracté la maladie. Cependant, l’immunité contre le paludisme, par exemple, doit être entretenue. Prenons le cas d’un Africain qui serait venu vivre en Europe, où le paludisme a été éradiqué ; à son retour, il sera tout aussi susceptible de le contracter qu’un Européen n’ayant jamais mis les pieds en Afrique. C’est un peu différent pour la dengue, mais l’efficacité des anticorps créés contre le virus diminue aussi au cours du temps. Cependant, le problème principal de cette maladie réside dans le fait qu’un individu infecté une première fois n’est pas immunisé contre les autres formes du virus – quand il est à nouveau infecté, la quantité d’anticorps présente dans son sang augmente, mais pas suffisamment pour le protéger ; il se trouve alors dans une fenêtre de risque important et présente davantage de risques de développer une dengue hémorragique, hautement dangereuse. C’est tout le problème de la vaccination, qui risquait d’emmener les gens dans cette fenêtre ; en Amérique, on a arrêté de vacciner les gens contre la dengue.

Mme Valérie Thomas, présidente. Je vous remercie pour votre exposé très complet. Avez-vous d’autres observations ?

Mme Stéphanie Blandin. Je voudrais ajouter une précision par rapport à ce que j’avais expliqué au début de mon intervention : les moustiques ne développent pas d’anticorps, mais ils se défendent par d’autres moyens.

Je veux aussi insister sur l’utilité des essais en conditions semi-naturelles.

Concernant le financement de la recherche, je répète que nous avons besoin d’un soutien régulier pour assurer le fonctionnement de nos laboratoires et la mise en œuvre des études exploratoires, afin que nous nous trouvions dans les meilleures conditions pour répondre aux appels à projets. C’est ce qui nous permet ensuite de passer au stade de l’application, qui requiert des budgets lourds que ne peuvent financer l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou d’autres institutions du même type. L’intervention du Gouvernement, de l’Union européenne ou des fondations privées comme la fondation Bill & Melinda Gates ou MMV peut alors s’avérer nécessaire.

En conclusion, je veux souligner l’importance de l’engagement communautaire.


13.   Audition du Dr Stéphan Zientara, directeur-adjoint du laboratoire de santé animale de lAgence nationale de sécurité sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du travail (Anses), directeur de lunité mixte de recherche en virologie (Institut national de la recherche agronomique et de lenvironnement (INRAE)AnsesÉcole nationale vétérinaire dAlfort) (24 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Mes chers collègues, nous poursuivons les auditions de notre commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Pour évoquer le virus West Nile et les interactions entre l’animal et l’humain, nous avons le plaisir de recevoir le docteur Stéphan Zientara, directeur-adjoint du laboratoire de santé animale de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et directeur de l’unité mixte de recherche (UMR) en virologie de l’Institut national de la recherche agronomique et de l’environnement (INRAE), de l’Anses et de l’École nationale vétérinaire d’Alfort.

Monsieur Zientara, nous vous souhaitons la bienvenue. Je vous rappelle que cette audition est publique et diffusée en direct et en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale. Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire, puis nous aurons un échange sous forme de questions et réponses.

Auparavant, je vous remercie de nous faire part, le cas échéant, de tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose à toute personne auditionnée dans le cadre d’une commission d’enquête de s’engager à dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Stéphan Zientara prête serment.

M. Stéphan Zientara, directeur-adjoint du laboratoire de santé animale de lAnses, directeur de lunité mixte de recherche en virologie INRAE-Anses-École nationale vétérinaire dAlfort. Je suis inspecteur général de la santé publique vétérinaire et virologiste. Comme vous l’avez dit, j’exerce les fonctions de directeur-adjoint du laboratoire de santé animale, l’un des neuf laboratoires de l’Anses. Je suis aussi directeur de l’unité mixte de recherche (UMR) en virologie commune à l’Anses, à l’INRAE – établissement qui a vu le jour le 1er janvier, issu de la fusion de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) – et à l’École nationale vétérinaire d’Alfort. Mon laboratoire est localisé sur le site de l’école vétérinaire, à Maisons-Alfort.

Avant de vous parler en détail du virus West Nile, mais aussi, si vous m’y autorisez, d’aborder d’autres virus d’intérêt vétérinaire, je vous présenterai rapidement nos activités. Outre des activités de recherche – aussi bien en recherche appliquée qu’en recherche fondamentale –, nous avons des activités inhérentes à notre statut de laboratoire national de référence, ce qui constitue une originalité. Nous participons aussi à la surveillance d’un certain nombre de maladies vectorielles. Enfin, nous avons des fonctions d’expertise. À ce titre, je ne crois pas avoir de conflits d’intérêts particuliers, même si je suis membre du conseil scientifique de différentes institutions et bénéficie de rémunérations relatives à mes activités d’expertise, en dédommagement de frais éventuels.

Mon UMR s’intéresse à la santé animale, notamment à l’étude de maladies dont je ne traiterai pas aujourd’hui car elles ne sont pas vectorielles, telle la fièvre aphteuse, ou encore l’hépatite E, qui est une zoonose. Nous étudions les maladies virales épizootiques – les épizooties sont des épidémies touchant des animaux – et zoonotiques – quand il s’agit de virus pouvant être transmis à l’Homme – émergentes ou réémergentes. J’évoquerai plus en détail tout à l’heure un certain nombre de maladies vectorielles transmises par des virus portés soit par des moustiques, soit par des Culicoides – des mouches piqueuses hématophages – ou des tiques. Notre activité ne se limite donc pas aux moustiques, même si mon propos se concentrera surtout sur le West Nile, lequel est, pour l’essentiel, transmis par ce vecteur. Notre activité s’inscrit dans le cadre des missions de santé publique vétérinaire : zoonoses et dangers sanitaires de catégorie 1, sachant que, dans le domaine des maladies animales, il y a trois catégories, et que les maladies de catégorie 1 sont les plus importantes – l’État finance des actions d’éradication ou encore de contrôle.

Nos activités de recherche sinscrivent dans différents domaines : développement de méthodes de détection qui seront utiles pour surveiller les infections, y compris dun point de vue épidémiologique ; interactions entre les virus et leurs hôtes chez les mammifères ou leurs vecteurs – moustiques, Culicoides ou tiques ; mécanismes de restriction ou de franchissement de la barrière des espèces ; nouvelles approches de vaccination et, le cas échéant, de traitement antiviral.

Je le disais à linstant : lune des originalités de notre UMR tient au fait que, notamment en raison de la tutelle de lAnses, nous soyons un laboratoire de référence – les LNR sont léquivalent, chez lanimal, des centres nationaux de référence (CNR) chez lHomme : il sagit de laboratoires daide à la décision publique. Nous sommes le laboratoire de référence de lUnion européenne pour les maladies des équidés. Le West Nile fait partie de ce mandat, de même quun certain nombre dautres maladies virales transmises par des arthropodes, telles les encéphalites équines de lOuest (EEW), de lEst (EEE) ou vénézuélienne (EEV), qui, même si elles sont présentes sur le continent américain, et non en Europe, nen sont pas moins des menaces pour nous : dans lhypothèse où un cheval infecté arriverait sur le continent, il faudrait être en mesure de détecter la maladie. Le virus Japanese encephalitis virus (JEV), quant à lui, est celui de lencéphalite japonaise : comme son nom lindique, il est plutôt présent en Asie. Nous sommes laboratoire de référence de lOrganisation mondiale de la santé animale – anciennement Office international des épizooties (OIE) –, de lOrganisation pour lalimentation et lagriculture (FAO) et de lUnion européenne pour la fièvre aphteuse – comme il ne sagit pas dune maladie vectorielle, je nen parlerai pas. Nous sommes laboratoire de référence de lOIE pour lépizootie hémorragique des cervidés, qui est une maladie strictement vétérinaire, transmise par des Culicoides. Enfin, nous sommes évidemment laboratoire national de référence pour la France pour ces mêmes maladies.

Nous avons noué des collaborations avec de nombreux organismes tels que les laboratoires de l’INRAE, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), le Centre national de référence (CNR) sur les arboviroses de l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) à Marseille, l’Institut Pasteur, l’Institut de recherche pour le développement (IRD), les écoles vétérinaires – j’en oublie certainement. Nous avons des liens avec nos confrères dans les outre-mer, mais aussi au Maghreb, car il est très important de surveiller les maladies vectorielles qui touchent le pourtour du bassin méditerranéen, de même d’ailleurs que les pays situés à l’est de l’Union européenne : elles constituent une menace. Nous collaborons également avec des organismes installés dans d’autres régions du monde.

Je suis membre du comité de pilotage du réseau Arbo-France – dont le professeur Xavier de Lamballerie vous a parlé –, dans lequel mon unité est impliquée. C’est une initiative très importante, qui réunit des arbovirologistes travaillant dans le domaine vétérinaire comme dans celui de la médecine humaine, ou encore des entomologistes – autrement dit, toutes les personnes ayant des compétences en matière de maladies vectorielles. Elle doit être soutenue.

Je vais maintenant aborder plus précisément des sujets qui me concernent, à commencer par West Nile. Je dirai ensuite un mot dUsutu, qui est très proche de West Nile ; on nen parlait pas du tout il y a encore quelques années, mais il commence à faire la une de lactualité. Enfin, jévoquerai brièvement dautres arboviroses vétérinaires peut-être moins médiatiques, mais qui sont très importantes, notamment dans le domaine agricole, y compris du point de vue économique.

Le virus West Nile appartient à la grande famille des Flaviviridae, dont le prototype est le virus de la fièvre jaune, qui a donné son nom à cette famille. La variabilité génétique de ces virus est très importante, comme le montre le document suivant. Vous connaissez probablement certains dentre eux, par exemple celui de lhépatite C, qui appartient au genre des hepacivirus, et nest dailleurs pas un arbovirus.

Je parlerai, pour l’essentiel, du genre des flavivirus.

Dans ce genre, on trouve des virus transmis par des moustiques – des Culex et des Aedes – et par des tiques – on distingue les tiques molles, parmi lesquelles figurent les Argasidae, qui affectent les oiseaux, et les tiques dures, que l’on peut attraper en se promenant en forêt –, mais il existe d’autres vecteurs qui ne sont pas très bien connus.

Le virus West Nile est divisé en huit lignées, en fonction des différentes caractéristiques génétiques qu’il présente. Pour l’essentiel, ce sont les virus appartenant à la lignée 1 et à la lignée 2 qui nous intéressent : ce sont les deux lignées présentes en Europe.

On parle de « West Nile » car le virus a été isolé pour la première fois sur la rive ouest du Nil, en Ouganda, en 1937 : une femme présentait des signes cliniques faisant penser à la fièvre jaune, mais un prélèvement sanguin a révélé qu’il s’agissait d’un autre virus. Il a longtemps été appelé en France « virus de la fièvre du Nil occidental ». Depuis quelques années, on utilise le nom anglais, West Nile virus, et c’est sous cette dénomination qu’il est désormais connu. De 1937 à 1999, très peu d’études ont été réalisées car le virus faisait relativement peu parler de lui. C’est en 1999 qu’il a vraiment commencé à défrayer la chronique, quand il est arrivé à New York, sur un continent qui était complètement indemne auparavant. Depuis lors, il a entièrement envahi le continent américain, se propageant du Canada jusqu’à la Patagonie.

Je reviendrai un peu plus tard sur ses conséquences sur la santé humaine. Au préalable, il importe d’avoir quelques notions sur le cycle de ce virus – puisque, comme vous le savez, les arbovirus ont des cycles, parfois très complexes, avec différents hôtes. Le virus West Nile circule parmi les populations d’oiseaux : on a trouvé le virus en tant que tel, du génome, des antigènes ou des anticorps chez plus de 250 espèces. Il circule par le biais de piqûres de moustiques : des moustiques infectés contaminent des oiseaux, qui vont eux-mêmes être à l’origine de la contamination de moustiques, etc. Les tiques ont elles aussi été incriminées dans le cycle du virus, notamment les tiques molles d’oiseaux, mais leur rôle est bien plus limité que celui des moustiques. Des modes de transmission directe d’oiseau à oiseau ont également été décrits, de même que la transmission, chez l’Homme, par l’intermédiaire de produits sanguins ou encore de greffes – il est très important d’avoir cet élément en tête. Les moustiques, de temps en temps, piquent des hôtes accidentels ; la liste des espèces de mammifères chez lesquelles on a trouvé des signes d’infection est très longue. Dans mon propos, je m’intéresserai surtout à l’Homme et au cheval, car les manifestations cliniques sont très similaires chez ces deux espèces.

Comme je le disais, les vecteurs principaux de la maladie sont les moustiques, notamment ceux du genre Culex, avec, en France hexagonale, deux espèces en particulier : Culex pipiens et Culex modestus – aussi appelé Culex molestus. Le tableau ci-après montre que, selon les continents, différentes espèces de Culex sont plus ou moins importantes, tout en sachant que la liste n’est pas exhaustive : elle décrit l’état de l’art à un moment donné. Il n’est pas du tout impossible qu’on trouve d’autres espèces de Culex, par exemple en Asie ou en Afrique.

J’en reviens à l’introduction du virus aux États-Unis. En 1999, année où le virus est arrivé à New York, notamment dans le Bronx, 62 cas ont été identifiés chez l’humain, avec 7 décès. C’était au mois d’août, période où il fait chaud à New York, comme vous le savez ; nos confrères américains ont pensé qu’après l’hiver, qui est assez rude là-bas, les moustiques disparaîtraient, et l’épidémie avec. Ce n’est pas ce qui s’est passé : d’autres cas ont été observés en 2000 et en 2001, avant une véritable explosion en 2002, sans qu’on en connaisse vraiment la raison. À ce moment-là, le virus West Nile a atteint la côte ouest des États-Unis. L’année 2012 a elle aussi été une grande année, si j’ose dire, avec 5 674 cas. En 2019, on a encore enregistré 917 cas, avec 600 formes neuro-invasives – autrement dit, les personnes contaminées ont eu des encéphalites ou des méningo-encéphalites – et 49 décès. Selon les auteurs d’un article publié dans Science en 2011, environ 1,8 million de personnes ont été infectées entre 1999 et 2010, avec environ 360 000 malades et 1 308 décès. Au total, entre 1999 et 2019, il y a eu 24 714 formes neuro-invasives chez l’Homme et 2 314 décès. De 1999 à 2018, 50 830 cas ont été observés chez l’Homme. Ces chiffres, je le répète, concernent les États-Unis, et non l’ensemble du continent américain. Ils donnent une idée de l’importance de l’infection en termes de santé publique.

Les conséquences sont également importantes pour les populations d’oiseaux, notamment aux États-Unis, où plusieurs espèces sont affectées de façon très sévère par West Nile, notamment le corbeau américain et le geai bleu. Voici la synthèse d’un article publié dans Nature en 2007, qui montre la diminution des populations d’oiseaux aux États-Unis.

À partir des années 2000, quand le virus a commencé à circuler, des diminutions très importantes des populations ont été observées. Plus de 45 % de la population des corbeaux américains, par exemple, a été décimée. Le virus West Nile est donc, aux États-Unis, un agent pathogène majeur pour les populations d’oiseaux.

La carte suivante montre la localisation géographique des différentes lignées du virus. Comme je vous le disais, il faut surtout se concentrer sur la lignée 1 et la lignée 2, présentes sur le continent américain, en Europe, en Afrique, en Asie et en Australie.

L’Europe a d’abord été affectée par le virus de lignée 1, aux alentours de l’année 1998. En 2004, le virus de lignée 2 est arrivé à son tour et s’est répandu. Nous avons donc affaire, dorénavant, à deux virus – étant entendu que, en termes de protection antigénique, les vaccins fonctionnent sur les deux lignées. Je ne parle que de l’animal : les vaccins existent seulement chez le cheval. Les différences génétiques entre les virus ne sont pas nécessairement associées à des différences sur le plan de l’antigénicité et de la protection.

Les virus sont arrivés en Europe par l’intermédiaire d’oiseaux, notamment d’oiseaux migrateurs. Ils peuvent donc venir de très loin, et il est évidemment difficile de prévoir leur introduction. Un certain nombre de travaux ont été effectués pour mieux comprendre les trajets des oiseaux migrateurs – quelles sont les espèces, où elles vont, quelles sont les caractéristiques de ces trajets.

En 2000, des foyers ont été détectés en Camargue et, plus largement, dans le Sud-Est. Avec des collègues, nous avions réalisé une enquête sérologique chez les chevaux.

Les espaces hachurés en noir correspondent à des zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique, qui sont, si je simplifie à l’excès, des aires de repos pour les oiseaux migrateurs avant qu’ils ne continuent vers le nord. Des captures avaient été effectuées par nos collègues de l’Entente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen (EID Méditerranée). Il y avait donc des moustiques, de l’eau – le cours d’eau indiqué sur la carte est l’Argens – et des oiseaux migrateurs qui se reposaient. Des cas cliniques avaient alors été observés parmi les chevaux des centres équestres situés aux alentours de ces zones, tandis qu’il n’y en avait pas eu dans les centres équestres installés beaucoup plus loin. La description de l’épidémiologie de cette infection est donc très claire. Très récemment, une collègue de mon unité, Sylvie Lecollinet, a réalisé des travaux similaires dans les oasis tunisiennes. On retrouve le même schéma : l’eau, les moustiques, les oiseaux migrateurs, le virus – et les cas de contamination.

En ce qui concerne la maladie chez l’humain, je ne développerai pas, car je suis vétérinaire et non médecin. Je vous indique toutefois que l’on constate 80 % d’infections asymptomatiques – une proportion qui est très similaire à celle qui est observée chez l’animal –, 20 % de formes fébriles et 1 % de formes neurologiques qui peuvent s’avérer mortelles. Les personnes âgées de plus de 55 ans, les jeunes enfants et les personnes immunodéprimées sont plus particulièrement à risque. Un autre aspect, que j’ai évoqué tout à l’heure, est le problème de la transmission par l’intermédiaire de produits sanguins. Aux États-Unis, un certain nombre de cas de contamination par transfusion sanguine ont ainsi été observés. À partir de 2003-2004, les États-Unis ont mis en place un dépistage systématique par un test de génétique moléculaire – la réaction en chaîne par polymérase (PCR) – pour les dons de sang, ce qui n’est pas sans conséquences financières. En Europe aussi des cas ont été rapportés. Il existe également des transmissions par greffe d’organe. En France métropolitaine, par exemple, en août 2018, un cas a été rapporté par l’Agence de la biomédecine : un donneur d’organe avait été infecté très récemment par le virus West Nile. Lorsque des cas de West Nile sont détectés, des cellules de crise sont créées avec l’Établissement français du sang et l’Établissement français des greffes. Ces établissements peuvent moduler leur stratégie d’intervention en fonction des données de circulation virale dans une région.

S’agissant de l’aspect clinique de la maladie chez les animaux, et plus particulièrement le cheval – puisque, comme je vous l’ai dit, les manifestations sont très proches de celles que l’on observe chez l’Homme –, les infections sont, dans la grande majorité des cas, asymptomatiques ou subcliniques – entre 80 % et 95 %, soit à peu près le même pourcentage que chez l’Homme. Il peut y avoir des manifestations cliniques, avec une létalité liée aux formes neurologiques un peu plus élevée chez le cheval que chez l’humain : entre 20 % et 57 %. Quant aux oiseaux, ils peuvent eux aussi être infectés par le virus West Nile, avec des infections systémiques, même si les symptômes, généralement, ne sont pas spécifiques : on retrouve l’oiseau mort et on constate que le virus est présent dans tous les tissus, avec des titres viraux très importants.

J’en reviens à la situation plus particulière de la métropole. Le virus West Nile a été isolé en 1962-1965 en Camargue. Ensuite, il y a eu trente-cinq ans de silence : soit le virus ne circulait plus, soit nous ne le mettions plus en évidence. En 2000, mon laboratoire a reçu des prélèvements de chevaux présentant des troubles neurologiques ; au total, 76 cas de troubles neurologiques – et 21 décès – ont été enregistrés, mais aucun chez l’Homme. Les conséquences ont été importantes, puisqu’il a fallu arrêter tous les mouvements de chevaux, fermer les marchés, interdire toutes les manifestations équestres. Cela a d’ailleurs donné lieu à des manifestations organisées par la filière équine, notamment à Montpellier et à Nîmes. Une modification de la réglementation est également intervenue car, à l’époque, il était prévu que les animaux devaient être abattus. La disposition avait été prise à une époque où on n’imaginait pas qu’il pourrait y avoir des cas de West Nile en France. Par la suite, il y a eu des cas en 2003, du côté de Fréjus, y compris chez l’humain ; en 2004, uniquement des cas équins en Camargue ; en 2006, uniquement des cas équins ; rien entre 2006 et 2015 ; de nouveaux cas ont été observés en 2015, et surtout en 2018, qui a été une grande année ; en 2019, on a vu le virus circuler chez l’animal et chez l’Homme.

En 2018, 13 cas équins avec des troubles neurologiques ont été détectés dans mon laboratoire. Ils concernaient le Gard, les Bouches-du-Rhône et la Haute-Corse. Cette année-là, le virus a également été détecté sur quatre rapaces – une buse, deux autours des palombes et un hibou moyen-duc – en Corse et dans les Alpes-Maritimes. Je remercie dailleurs mes collègues de lOffice national de la chasse et de la faune sauvage, devenu lOffice français de la biodiversité, qui jouent un rôle très important dans la surveillance de la mortalité des animaux sauvages, et mes collègues du réseau SAGIR, qui ont eux aussi un rôle spécifique. Lorsquils trouvent des oiseaux morts, ils nous les envoient pour que nous testions la présence du virus West Nile. En 2018, mes deux collègues Sylvie Lecollinet et Cécile Beck, qui travaillent sur ce sujet dans mon équipe – car cest un travail collectif dont je suis aujourdhui le porte-parole –, ont mis en évidence le fait quil sagissait dun virus de la lignée 2. Cétait la première démonstration de la présence de ce virus en France. Dans le même temps, en 2018, 27 cas ont été observés chez lhumain, dont 7 personnes présentant des formes neuro-invasives, dans la région Provence-Alpes-Côte dAzur, notamment dans le département des Alpes-Maritimes. Il ny a pas eu de décès, heureusement, mais certaines personnes ont été très malades et se sont retrouvées en réanimation.

Le graphique suivant montre la circulation du virus West Nile en 2018.

Vous comprenez pourquoi je parlais d’une grande année : dans l’Union européenne, il y a eu plus de cas de virus West Nile en 2018 qu’au cours des sept années précédentes. La courbe rouge indique une augmentation très importante du nombre de cas : 1 503 dans les pays de l’Union européenne et 580 dans les pays voisins ; 181 décès ; 285 cas chez le cheval. Qui plus est, certains cas sont sous-diagnostiqués, et d’autres ne sont pas rapportés.

Voici la carte pour 2019, avec des cas chez l’humain, chez les oiseaux et chez le cheval. On voit notamment qu’il y a eu des cas chez le cheval et chez les oiseaux en Allemagne, à côté de Berlin ; il y a quelques années encore, on aurait eu du mal à imaginer que le virus West Nile, qui était associé à des régions chaudes, puisse y être présent.

Voici maintenant les données émanant du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), faisant état de 463 cas humains en 2019, 50 décès, 89 foyers chez les chevaux et 54 foyers chez les oiseaux.

Il nexiste pas de traitement spécifique de linfection au virus West Nile, ni chez lanimal ni chez lhumain : des traitements symptomatiques sont utilisés. On traite les signes cliniques des patients malades, mais pas spécifiquement linfection virale. Il ny a pas de vaccin chez lhumain, même si des candidats sont à létude ; en revanche, chez les chevaux, il en existe, aux États-Unis et en Europe. Trois vaccins sont disponibles en France : un vaccin inactivé est commercialisé par le laboratoire Zoetis ; un vaccin recombinant Canarypox, contenant des gènes prM/E, est fabriqué par le laboratoire Boehringer Ingelheim, qui a racheté la société Merial ; Intervet produit également du vaccin inactivé, mais a des difficultés à fournir des doses.

On s’appuie aussi beaucoup sur le réseau d’épidémio-surveillance en pathologie équine (RESPE), à la création duquel j’ai participé il y a vingt ans. À l’origine, je m’étais inspiré des groupements régionaux d’observation de la grippe humaine (GROG) et avais bâti une structure équivalente pour la grippe du cheval. À l’heure actuelle, 700 vétérinaires sentinelles, qui sont l’équivalent des médecins sentinelles, siègent au sein des commissions « grippe » et « troubles neurologiques », cette dernière traitant du virus West Nile. Lorsqu’ils suspectent des cas, ces praticiens effectuent des prélèvements et contactent les laboratoires ad hoc. Ces « capteurs » de terrain jouent un rôle primordial.

Mon unité est impliquée dans la surveillance aviaire et travaille, avec l’Office français de la biodiversité, le réseau SAGIR et l’Anses, sur la mortalité des oiseaux sauvages. Nous contribuons également à la surveillance humaine, puisque nous rapportons les cas que nous détectons aux agences régionales de la santé (ARS), au Centre national de référence des arbovirus – plus précisément, à l’IRBA, qui était, en 2000, lié à l’Institut Pasteur et qui est actuellement dirigé par Isabelle Leparc-Goffart ‑, à Santé publique France et à la direction générale de la santé (DGS). Nous nous réunissons régulièrement avec eux. La surveillance équine est assurée par les vétérinaires, la direction générale de l’alimentation (DGAL), les directions départementales de la protection des populations (DDPP), le RESPE et les laboratoires d’analyses. Nous avons agréé sept laboratoires vétérinaires pour effectuer les analyses de première intention ; le cas échéant, ils peuvent nous envoyer des prélèvements pour obtenir confirmation de leurs résultats. Par ailleurs, nous assurons la surveillance entomologique en collaboration avec l’EID Méditerranée.

Le virus West Nile a été introduit en Amérique du Nord, où il s’est étendu très rapidement, en créant de très nombreux foyers chez l’animal et l’Homme. La population des oiseaux a été très affectée. En Europe, le processus a été un peu différent : on a assisté à de multiples introductions, débouchant sur des foyers très sporadiques, très localisés – alors que les différences de température entre le Canada et la Floride doivent être à peu près du même ordre qu’entre la Suède et l’Andalousie. On explique mal cette disparité épidémiologique. Par ailleurs, la mortalité des oiseaux y est plus faible qu’en Amérique du Nord.

On voit, sur la carte ci-dessous, que plusieurs pays de l’Union européenne pratiquent une surveillance, qui peut être passive – même si on parle plus volontiers, aujourd’hui, de « surveillance événementielle » – ou active. La première consiste à effectuer des prélèvements lorsqu’on suspecte un cas. La seconde donne lieu à la réalisation d’enquêtes pour rechercher la circulation virale. Nombre de nos voisins ont institué des systèmes de surveillance active, chez le cheval et d’autres espèces animales, comme les bovins, les oiseaux ou encore les moustiques. La France n’a qu’un système de surveillance passive : peut-être serait-il nécessaire de renforcer l’efficacité de notre dispositif.

Le virus Usutu – comme West Nile, dont il est très proche, Zika et dautres virus comparables – a été identifié dans un pays très éloigné du nôtre, en loccurrence le Swaziland, sur les berges de la rivière Usutu, en 1959. Il suit quasiment le même cycle que West Nile, même si lon se pose encore des questions à son sujet. Il infecte un grand nombre despèces doiseaux : les merles et les chouettes, en particulier, sont très sensibles à linfection et en meurent. Les moustiques peuvent piquer différents mammifères, dont lhumain . On a décrit vingt-huit cas dinfection humaine par le virus Usutu : deux en Afrique et vingt-six dans lUnion européenne. Cela sexplique sans doute en partie parce que la surveillance est plus intensive en Europe que dans dautres régions du monde. On a relevé des cas dencéphalites, de méningo-encéphalites ou, en Allemagne, dinfection dun donneur de sang. Ce virus renvoie peu ou prou à la même problématique que West Nile ; même sil est probablement moins sévère, il faut le surveiller.

Dans mon laboratoire, nous avons mis en évidence pour la première fois la circulation du virus Usutu chez des oiseaux, en France métropolitaine, dans le Haut-Rhin et le Rhône, en 2015. L’année suivante, un cas a été détecté chez l’Homme : un homme de 39 ans a présenté une paralysie faciale à Montpellier. Comme le montre la carte ci-dessous, en 2018 – année au cours de laquelle le virus West Nile a également été particulièrement virulent, ce qui suggère l’existence d’une cause commune – quarante-six départements ont été infectés. La mortalité a touché les merles, les chouettes – dans les parcs zoologiques – et plusieurs espèces d’oiseaux. On a mis en évidence trois lignées dans notre pays.


La carte suivante illustre la circulation du virus Usutu en 2018 en Europe. Comme vous le voyez, ce n’est pas un problème spécifiquement français.

Dans mon unité, nous travaillons aussi sur d’autres flavivirus, comme ceux de l’encéphalite à tique, qui est transmise par des tiques et présente un cycle assez complexe.

Je voudrais maintenant vous présenter des arbovirus strictement vétérinaires, qui sont transmis par des moucherons piqueurs Culicoides. Il s’agit de ceux de la fièvre catarrhale ovine – qu’on appelle aussi la maladie de la langue bleue, parce qu’elle provoque des cyanoses de la langue chez les moutons –, la peste équine, le virus Schmallenberg et la maladie épizootique des cervidés. On trouve les moucherons Culicoides sur tous les continents et sous toutes les latitudes : on en dénombre plus de 1 500 espèces – mais on ne les connaît pas toutes.

Le virus de la fièvre catarrhale ovine se décompose en vingt-sept sérotypes – ou virus – différents. Le vingt-septième sérotype a été identifié en Corse, en 2014, dans mon laboratoire. Jusqu’en 1998, l’Europe était indemne. Quand j’étais étudiant à l’école vétérinaire, on nous disait qu’on ne trouverait cette maladie qu’en allant travailler dans les régions tropicales. Depuis lors, plusieurs sérotypes ont gagné le bassin méditerranéen. En 2006, on a vu apparaître un virus de sérotype 8, dont personne n’avait jamais entendu parler, qui s’est répandu dans une région jusque-là préservée, car très éloignée de la zone tropicale : le nord de l’Europe, dans son ensemble. Par ailleurs, on a décelé des signes cliniques chez les bovins, ce qui n’avait jamais été décrit auparavant. Alors que ce virus gagnait la France métropolitaine par le Nord, un virus de sérotype 1 arrivait d’Espagne. On a dû très rapidement élaborer des vaccins inactivés contre les sérotypes 1 et 8, sachant que l’élaboration d’un vaccin nécessite pratiquement un an. On a eu la chance que ceux-ci soient efficaces et sains. Il a fallu évidemment respecter plusieurs critères avant de les commercialiser et de rendre obligatoire la vaccination, financée par l’État, des 20 millions de bovins, 7 millions d’ovins et du million de caprins français.

Des économistes britanniques de la santé animale ont estimé le coût financier du virus, pour la France et les Pays-Bas, à 1,4 milliard de dollars pour la seule année 2007, étant rappelé que le virus a duré plusieurs années. Par ailleurs, le budget consacré à la vaccination s’élevait, en 2010, à 98 millions d’euros pour la France et à 200 millions d’euros pour la Commission européenne. Je ne parle pas des pertes liées aux conséquences cliniques et, surtout, au commerce international – car un pays infecté ne peut plus commercialiser ses animaux.

La carte de la Commission européenne ci-dessous montre que de nombreux sérotypes ont circulé en 2019 en Europe, alors que le continent était encore complètement préservé en 1998. Je précise que certains pays des Balkans, tels la Macédoine, ne déclarent pas véritablement leurs virus.

Le virus de la peste équine déclenche une fièvre hémorragique et provoque une mortalité de l’ordre de 90 % à 95 % chez le cheval – c’est pourquoi il m’arrive de le nommer l’« Ebola » du cheval. Ce virus, dont la transmission est vectorielle, est arrivé en Europe en 1987, par l’importation de zèbres de Namibie à Madrid et à Lisbonne, puis a traversé le détroit de Gibraltar pour gagner le Maroc. Ses conséquences peuvent être très graves. Lorsque le virus s’est manifesté, les chevaux de l’équipe de France se sont trouvés bloqués au Portugal – à l’époque, il fallait attendre deux ans avant de pouvoir les rapatrier. Si, demain, l’un des neuf sérotypes de ce virus arrive en France, on se trouvera complètement démunis, faute de vaccin. Les effets peuvent être redoutables sur la filière équine.

Enfin, le virus Schmallenberg, qui appartient à la famille des bunyavirus, est apparu en Allemagne dans la même zone que le sérotype 8 de la fièvre catarrhale ovine, à proximité de Maastricht. On a donné à ce virus, que personne ne connaissait, le nom du village qui abritait la vache à partir de laquelle il a été isolé. Ce virus s’est répandu dans toute l’Europe en 2012, déclenchant un embargo sur les échanges d’animaux vivants : les frontières de tous les grands pays avec lesquels la France et l’Union européenne commercent se sont fermées. La carte ci-dessous montre son extension, en 2013 et en 2014, à partir de Schmallenberg. Ce virus provoque des malformations chez les veaux, les agneaux et les chevreaux.

Comme vous pouvez le constater, les territoires français sont très riches en arboviroses humaines et vétérinaires. La prévention est primordiale car, lorsque le virus arrive, il est souvent trop tard. Il peut être plus coûteux de lutter contre ses effets que d’appliquer des méthodes préventives. Il faut développer une surveillance intégrant la virologie humaine, la virologie vétérinaire et l’entomologie, en particulier pour les zoonoses, mais aussi pour les virus strictement vétérinaires, pour lesquels on peut bénéficier d’échanges d’expériences. On a aussi besoin des entomologistes qui, eux, s’intéressent directement aux vecteurs.

S’agissant du financement, il me paraît essentiel de développer des projets de recherche appliquée en lien avec la surveillance des arboviroses. Souvent, la DGS interroge les virologistes humains – ou la DGAL, pour ce qui nous concerne –, ce qui débouche sur de petits projets, dont les applications sont certes primordiales en termes de surveillance, mais qui relèvent d’une recherche trop appliquée pour être financés par des organismes comme l’Agence nationale de la recherche (ANR). Il faudrait diversifier les sources de financement. Arbo-France est une très belle initiative, née il y a moins d’un an sous l’impulsion de REACTing, qu’il faut soutenir. Enfin, il ne faut pas oublier les projets en santé animale sensu stricto. Il y a souvent de l’argent pour les recherches sur les zoonoses, mais on a un peu tendance à négliger la santé animale proprement dite. Or, au même titre que nos confrères chercheurs en arboviroses humaines, nous devons travailler dans des laboratoires de haute sécurité, confinés, dont l’entretien est coûteux. Il faut avoir cela à l’esprit quand on parle d’arboviroses.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous remercie de votre exposé clair et complet sur des virus dont le grand public, comme les médecins – je parle en connaissance de cause – entendent peu parler. Vous avez abordé rapidement la question de la vaccination contre le virus West Nile. Pouvez-vous nous préciser si elle est nécessaire et, le cas échéant, envisageable ? Dans l’affirmative, à quel horizon pourrait-elle se pratiquer et à quelles difficultés sa mise au point pourrait-elle se heurter ?

M. Stéphan Zientara. N’étant pas médecin, je ne voudrais pas parler à la place de mes collègues. Je sais que des vaccins font l’objet d’essais cliniques de phase 1 ou 2. Je ne vois pas quels obstacles scientifiques s’opposeraient au développement de vaccins pour l’humain, alors qu’ils existent pour le cheval. Il n’est pas exclu que ce soit lié à des considérations économiques – c’est une hypothèse que je formule sans être spécialiste du sujet – car, même si on relève beaucoup de cas de West Nile, ce virus n’a pas l’ampleur de la dengue, par exemple. Chez l’animal, on a des vaccins certes un peu chers mais efficaces.

Mme Valérie Thomas, présidente. Pensez-vous que les étudiants vétérinaires – je ne sais pas si vous pouvez me répondre aussi pour les étudiants en médecine – sont bien formés pour faire face aux nouveaux virus qui gagnent la métropole ?

M. Stéphan Zientara. Beaucoup d’efforts ont été entrepris. La fièvre catarrhale ovine a constitué un coup de tonnerre dans un ciel serein. C’est un peu comme si le paludisme était apparu à Maastricht et s’était répandu de la Suède à l’Andalousie. On a pris conscience de l’importance des maladies vectorielles. Dans le cas de West Nile, les vétérinaires ont un rôle à jouer en matière de santé publique, puisque, lorsqu’un cheval présente des troubles neurologiques, les conséquences peuvent aller jusqu’à la modification de la politique de dépistage des dons de sang humain : on est loin de la dimension strictement vétérinaire. Le virus Schmallenberg a aussi constitué un facteur déterminant de cette prise de conscience. Les jeunes générations de vétérinaires, comme les plus anciennes – pour y avoir été confrontées – y sont très sensibilisées. L’obligation de la vaccination de tous les élevages a constitué un épisode marquant. Le réchauffement climatique contribue également à cette évolution. Quant aux étudiants en médecine, j’ai l’impression qu’ils y sont sensibilisés.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez évoqué les épidémies survenues aux États-Unis et dans le sud de la France, mais qu’en est-il dans les outre-mer ?

M. Stéphan Zientara. Le virus West Nile circule dans les Antilles et à La Réunion mais, de manière inexplicable, on dénombre peu de cas chez l’Homme, en tout cas pas avec l’intensité qu’on peut observer ailleurs. Il n’est pas impossible – c’est une hypothèse qui n’engage que moi – que certaines populations soient immunisées contre d’autres flavivirus présents dans ces régions. On peut toutefois imaginer qu’une souche plus virulente arrive un jour. Elle trouvera alors un écosystème favorable à son développement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. On considère habituellement, nous avez-vous expliqué, que West Nile est transmis par le moustique Culex. Cependant, des études en laboratoire ont démontré qu’Aedes albopictus pourrait être un vecteur. Croyez-vous possible qu’Aedes devienne un vecteur significatif de West Nile ?

M. Stéphan Zientara. Cela a en effet été montré en laboratoire. Je ne sais pas, toutefois, si ce vecteur pourrait être significatif. Aujourd’hui, Aedes n’est pas identifié comme un vecteur important de West Nile. On ne peut pas exclure qu’il le devienne un jour. À titre d’exemple, il a été montré en Italie qu’Usutu pouvait être transmis par Aedes albopictus. Faute de financement, on n’a pas pu procéder à ces observations en France. Usutu étant très proche de West Nile, c’est une hypothèse qu’il faut prendre au sérieux.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La coopération des services de santé publique vétérinaire et humaine vous paraît-elle satisfaisante, s’agissant de West Nile ? Quelles améliorations pourrait-on apporter ? Serait-il nécessaire de renforcer cette collaboration en matière de surveillance épidémiologique et de réaction sanitaire à une crise épidémique ?

M. Stéphan Zientara. Nous collaborons de manière très satisfaisante avec les services de santé humaine. Cela a commencé, en 2000, avec le CNR, qui se trouvait à l’époque à l’Institut Pasteur. Très vite, des cellules de crise ont été créées. Face aux événements récents, tous les partenaires – qu’ils exercent en santé humaine ou vétérinaire, par exemple à la DGAL, à la DGS ou à Santé publique France – ont été sur la même longueur d’onde. De surcroît, chose importante, tous se connaissent, notamment parce que ces virus sont transmis par les mêmes vecteurs. Arbo-France illustre ce travail d’équipe. Toutefois, il y a sans doute des améliorations à apporter, car rien n’est jamais parfait.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous nous avez expliqué que West Nile produisait des effets différents sur les continents américain et européen. Des recherches sont-elles engagées pour essayer de comprendre ce phénomène ? Cela a-t-il une incidence sur les contaminations humaines ?

M. Stéphan Zientara. Des travaux ont été menés pour comprendre les raisons des différences génétiques entre les moustiques et les oiseaux – par exemple le corbeau – présents sur les continents américain et européen, mais on n’a pas obtenu d’explication indiscutable et consensuelle. Il faut encore travailler et explorer les pistes actuelles. Les conséquences sont en effet importantes en termes de contamination humaine, parce qu’une circulation accrue se traduira par un taux d’infection plus élevé chez l’humain.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vos collègues chercheurs nous ont fait part de l’insuffisance des financements et ont affirmé qu’il était plus facile d’obtenir des crédits en période d’épidémie, alors même que ce sont des virus réémergents. En va-t-il de même dans le domaine vétérinaire, ou recevez-vous plus de financements pérennes ?

M. Stéphan Zientara. Nous souffrons des mêmes problèmes. À titre d’exemple, c’est le moment de soumettre des projets sur la peste porcine africaine, car ils ont de très fortes chances d’être financés. Il est regrettable – même si je peux le comprendre – qu’on reçoive des financements lors des crises, puis qu’ils se fassent beaucoup plus rares entre deux épidémies ou épizooties. Il est primordial de maintenir la recherche de long terme, afin de se tenir prêts. Chez l’Homme comme dans le domaine vétérinaire, on est soumis exactement au même cycle de financements. On en arrive presque à attendre la prochaine épizootie ou épidémie, ce qui est très regrettable.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous vous remercions d’avoir éclairé la commission d’enquête par cette présentation très complète.


14.   Table ronde relative à la dengue : Pr Anavaj Sakuntabhai, directeur de l’unité mixte de recherche de génétique fonctionnelle des maladies infectieuses à l’Institut Pasteur ; Pr Frédéric Tangy, chef du laboratoire d’innovation vaccinale à l’Institut Pasteur ; Pr Félix Rey, chef de l’unité mixte de recherche de virologie structurale à l’Institut Pasteur ; M. David Itier, directeur de cabinet du président de l’Institut Pasteur (24 février 2020)

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous achevons notre journée dauditions par une table ronde consacrée à la dengue et pour laquelle nous avons le plaisir de recevoir des représentants de lInstitut Pasteur : le Pr Anavaj Sakuntabhai, directeur de lunité mixte de recherche de génétique fonctionnelle des maladies infectieuses, le Pr Frédéric Tangy, chef du laboratoire dinnovation vaccinale, le Pr Félix Rey, chef de lunité mixte de recherche de virologie structurale, ainsi que M. David Itier, directeur de cabinet du président de lInstitut Pasteur.

Messieurs, je vous rappelle que les auditions de la commission d’enquête sont publiques et ouvertes à la presse ; elles sont disponibles en direct ou en différé sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Avant de vous céder la parole, je tiens à vous préciser que vous devez nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je dois également vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose à toute personne auditionnée par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est pourquoi je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

MM. Anavaj Sakuntabhai, Frédéric Tangy, Félix Rey et David Itier prêtent successivement serment.

M. Anavaj Sakuntabhai, directeur de lunité mixte de recherche de génétique fonctionnelle des maladies infectieuses à lInstitut Pasteur. Originaire de Thaïlande, je travaille depuis vingt ans à l’Institut Pasteur sur l’épidémiologie et la susceptibilité de la génétique humaine aux maladies infectieuses et aux maladies vectorielles. Dans ce cadre, cela fait quinze ans que je travaille sur la prévalence de la dengue en France, en métropole mais surtout outre-mer, dans les Caraïbes, l’océan Indien et l’océan Pacifique.

Début 2019, plus de quatre mille cas de dengue avaient été répertoriés en Nouvelle-Calédonie ; fin 2019, il y en avait quarante mille à La Réunion et, actuellement, l’épidémie sévit à la Guadeloupe.

En France métropolitaine, 657 cas importés de dengue ont été recensés, dont 14 % en provenance de l’île de La Réunion. À cela, il faut ajouter 56 cas importés de chikungunya et 6 cas importés de Zika. L’information importante à retenir est que 9 cas autochtones de dengue et 2 cas autochtones de Zika, ont été identifiés dans le sud de la France, ce qui signifie que la dengue et le Zika sont parvenus à circuler dans cette région, du fait principalement d’un environnement d’autant plus propice aux moustiques que le climat global se réchauffe.

Pr Frédéric Tangy, professeur et chef du laboratoire dinnovation vaccinale à lInstitut Pasteur. Je travaille, pour ce qui me concerne, sur la recherche vaccinale, activité historique de l’Institut Pasteur. Nous avons actuellement un vaccin contre le chikungunya en phase 3 d’essais cliniques, c’est-à-dire très avancé, qui pourrait être mis sur le marché d’ici deux ans. Nous progressons également sur le vaccin contre le Zika. Pour la dengue, cela est plus compliqué du fait de l’existence de quatre sérotypes de virus.

Tous ces virus sont des flavivirus, transmis par les moustiques Aedes aegypti ou Aedes albopictus et appartenant à la famille des arbovirus, de l’anglais Arthropod-Borne viruses, c’est-à-dire des virus transmis par les arthropodes.

Pour en revenir à la dengue, du fait de l’existence des quatre sérotypes, il est quasiment impossible de savoir lequel de ces virus circulera à tel ou tel moment, d’autant que plusieurs sérotypes peuvent circuler en même temps, cette circulation simultanée connaissant d’ailleurs actuellement une recrudescence, ce qui s’explique probablement par le réchauffement climatique, la multiplication des échanges mondiaux et l’augmentation de la population de moustiques.

Il n’y a pas de croisement sérologique possible entre les différents flavivirus, qui incluent notamment la fièvre jaune et l’encéphalite japonaise, c’est-à-dire que les anticorps efficaces contre les uns ne protègent pas contre les autres. C’est également le cas pour les quatre sérotypes de la dengue, avec cette circonstance aggravante que les anticorps peuvent être non seulement non protecteurs mais facilitants.

En effet, en simplifiant, le corps, lorsqu’il est atteint par un virus, fabrique des anticorps neutralisants, dont il conserve la mémoire à long terme et qui pourront être rappelés lors d’une infection secondaire, sachant que le niveau d’anticorps neutralisants est corrélé avec la protection contre l’infection. Dans le cas d’une infection par la dengue – qui peut être asymptomatique –, vous allez développer des anticorps contre un premier sérotype : si, par la suite, vous êtes infecté par un deuxième sérotype, vos anticorps non protecteurs et facilitants peuvent augmenter la gravité de la maladie. C’est ce qu’on appelle l’ADE, pour Antibody-dependant enhancement, phénomène mis à jour il y a une vingtaine d’années et qui désigne une augmentation de l’infection due aux anticorps. Ces derniers n’empêchent ni la pénétration du virus dans l’organisme ni sa décapsidation, et le virus va ainsi pouvoir se lier aux monocytes, aux macrophages, aux cellules dendritiques, et aggraver la pathologie.

Dans ces conditions, la seule solution vaccinale est celle du vaccin tétravalent, qui agit contre les quatre sérotypes, sachant que l’on envisage de plus en plus un vaccin à beaucoup plus large spectre, qui couvre par exemple les virus du Zika et du chikungunya. Cela étant, la mise au point de ces vaccins combinés est longue et difficile.

Pr Félix Rey, chef de lunité mixte de recherche de virologie structurale à lInstitut Pasteur. Originaire d’Argentine, je suis physicien de formation. Venu en France une première fois pour faire une thèse à la faculté d’Orsay, j’ai ensuite passé sept ans à Harvard, au sein du laboratoire où a été cristallisé le premier virus. Il faut savoir que les cristaux comme le sel, ou chlorure de sodium, se composent de deux atomes, alors que les virus sont composés par la répétition de milliers d’atomes. Grâce à la cristallographie par des rayons X très puissants, on peut arriver à déterminer la position de tous ces atomes et à analyser la conformation du virus.

Au sein de ce laboratoire, mon projet de recherche consistait à travailler sur la structure d’un flavivirus, l’encéphalite à tiques. Comme il était, en l’espèce, impossible de cristalliser la totalité de ce virus, par ailleurs dangereux compte tenu de sa charge infectieuse, un chercheur de Vienne nous a fait parvenir un échantillon de la protéine de l’enveloppe de surface du virus, découpée grâce à une enzyme, et nous avons cristallisé cet échantillon.

De retour en France, j’ai constitué une équipe au CNRS pour poursuivre cette étude sur ce qui était, à l’époque, la deuxième protéine de surface mise en évidence.

Ces protéines de surface nous intéressent car elles sont responsables de l’entrée de la particule virale dans la cellule qu’il faut infecter. D’une part, elles reconnaissent le récepteur et, d’autre part, elles induisent la fusion de la membrane lipidique du virus avec la membrane de la cellule. Cette fusion est un processus physique, qui s’apparente à celui d’un ressort qui s’enclenche – spring loaded – par lequel la cellule se libère, s’ancre dans la membrane et force la fusion des deux membranes en formant ce qu’on appelle une épingle à cheveux (hairpin).

Avec le temps, ces virus se sont développés, engendrant tous les problèmes que l’on connaît. Originaire de Misiones, une région tropicale d’Argentine où je n’avais jamais entendu parler de la dengue, j’ai été très surpris, en retournant chez moi vingt-cinq ans plus tard, d’y constater la présence de nombreux cas, alors que, dans les années soixante-dix, nous pensions tous avoir vaincu les maladies infectieuses, ce qui est malheureusement très loin de la vérité.

Pour en revenir à l’approche structurale du virus, nous utilisons les rayons X et la cryo-microscopie électronique, qui nous permettent d’obtenir une résolution quasi atomique sans avoir de cristaux, sachant que, lorsqu’on travaille à partir de cristaux, il faut parfois attendre dix ans pour obtenir des cristaux qui diffractent les rayons X suffisamment bien. Ce n’est plus nécessaire aujourd’hui grâce à ces microscopes très performants, dont l’Institut Pasteur possède un exemplaire et grâce auxquels s’est opérée « la révolution de la résolution » qui a valu à ses trois inventeurs le prix Nobel de chimie en 2019.

Nous sommes donc aujourd’hui à un moment-clef de l’étude de ces virus. La structure de la protéine de spicule du nouveau coronavirus a déjà été déterminée grâce à cette méthode. Plus globalement, les recherches menées dans ce domaine nous permettent de mieux comprendre certaines zones des protéines d’enveloppe, qui jouent un rôle important dans l’interaction avec les récepteurs, et de mieux les cibler, pour développer des antiviraux. Elles nous permettent d’autre part d’étudier chez les patients les anticorps capables de neutraliser le virus, d’analyser la manière dont ils se fixent sur le virus et quelles sont leurs interactions avec les épitopes.

Grâce à la vaccinologie inverse (reverse vaccinology), on peut ainsi, en faisant l’ingénierie des protéines, cibler les bons épitopes afin d’éviter d’induire des anticorps non voulus. Cette technique est particulièrement intéressante dans le cas de la dengue, car le fait de savoir comment les anticorps interagissent avec ces structures de surface, nous a permis de comprendre ce qui se passait avec les différents sérotypes, et pourquoi certains induisaient des anticorps qui n’étaient pas neutralisants mais au contraire aggravants.

On s’est ainsi aperçu que la dengue était un virus moins bien structuré que les autres et qui présentait des régions qui, normalement, sont enfouies et ne devraient pas être visibles. Parmi ces régions, se trouve une région appelée peptide de fusion, indispensable à la fusion des membranes et très immunogénique, c’est-à-dire qu’elle induit la production de nombreux anticorps ciblés sur cet épitope. Lors d’une nouvelle infection par un virus de sérotype différent, c’est cet endroit qui va être reconnu, or nous savons maintenant que, pour neutraliser une particule virale, il faut un nombre suffisant d’anticorps, qui recouvrent la particule de façon homogène. Si bien que, dans les cas d’infection secondaire par le virus de la dengue, les anticorps ne se fixant que sur les peptides de fusion exposés, non seulement ils ne suffisent pas à neutraliser le virus, mais cela va permettre à ce dernier de pénétrer dans les cellules munies d’un récepteur destiné aux anticorps qui y sont accrochés. Dans ces conditions, l’anticorps devient en quelque sorte un drapeau signalant au virus les cellules du système immunitaire à infecter, ce qui lui permet de se multiplier de façon beaucoup plus importante. Nos recherches actuelles tendent donc, à partir de ces études de structure, à stabiliser ces peptides de fusion pour trouver la réponse immunitaire appropriée.

M. David Itier, directeur de cabinet du président de lInstitut Pasteur. Après ces trois interventions techniques, je voudrais préciser que nous avons, à l’Institut Pasteur, une dizaine de laboratoires qui travaillent de près ou de loin sur le virus de la dengue. Cela s’inscrit dans une politique assez ambitieuse, formalisée par notre plan stratégique, notre directeur général ayant souhaité faire de la recherche contre les maladies infectieuses émergentes l’un des axes forts de l’activité de l’Institut Pasteur, avec des investissements conséquents dédiés à la recherche.

Nous ambitionnons d’être, dans les cinq prochaines années, un des fleurons de la recherche française sur les maladies vectorielles, avec notamment la création d’un centre de recherche sur les maladies vectorielles, qui rassemblera les dix laboratoires de l’Institut Pasteur, mais qui aura aussi vocation à être ouvert aux laboratoires de nos partenaires que sont l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et les laboratoires universitaires.

Si le siège historique de l’Institut se trouve à Paris, nous collaborons également avec les laboratoires du réseau international des Instituts Pasteur, notamment en Guyane, en Guadeloupe et en Nouvelle-Calédonie, territoires où la dengue est présente et où nous travaillons tant sur la surveillance que sur l’épidémiologie et la vaccinologie.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont les dangers liés à l’épidémie qui sévit actuellement à la Guadeloupe ?

M. Anavaj Sakuntabhai. On peut évaluer à 2 % des patients atteints le risque de décès, mais l’impact majeur est celui qui frappe l’économie, car les malades ne peuvent pas travailler.

Par ailleurs, le nombre de patients devant être hospitalisés est important – on en dénombre environ 400 sur la semaine écoulée –, ce qui représente une progression exponentielle.

M. Félix Rey. Il semblerait que la Guadeloupe soit frappée par la dengue 2 et la Martinique par la dengue 3. Le fait que les quatre sérotypes circulent dans les Amériques est d’autant plus problématique que le vaccin commercialisé n’est pas optimal. Il y a donc un vrai sujet d’inquiétude.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Existe-t-il des traitements disponibles pour soigner les pathologies liées à la dengue ?

Vous avez évoqué un vaccin tétravalent : est-ce en rapport avec le fait que, en 2018 et en 2019, la Haute autorité de santé (HAS) a déconseillé l’usage à Mayotte et aux Antilles du vaccin Dengvaxia, développé par Sanofi ?

M. Frédéric Tangy. Il n’y a pas de traitement spécifique, mais seulement des traitements symptomatiques, palliatifs. Les virus à ARN (acide ribonucléique) sont des virus rapides – même si le coronavirus en est actuellement un contre-exemple, puisqu’il est censé être un virus à ARN relativement rapide mais semble traîner assez longtemps chez les patients. Ces virus se caractérisent par une virémie – la multiplication du virus dans le sang – de quelques jours seulement, les symptômes se déclenchant après la virémie. Si bien que lorsqu’ils se déclarent, il ne sert plus à rien de prendre un antiviral puisqu’il n’y a plus de virus.

Les antiviraux sont des molécules qui ont été essentiellement développées contre les virus chroniques persistants comme le sida, l’hépatite C, l’herpès etc. Ce sont des molécules assez toxiques, administrées à forte dose, et il est donc impossible d’envisager de traiter la dengue avec ce type de médicaments.

En ce qui concerne le vaccin, j’ai en effet évoqué la difficulté d’obtenir un vaccin tétravalent, ce qu’a fait Sanofi avec Dengvaxia. Le problème est que le suivi des patients ayant été vaccinés a montré, quatre ans après, que, chez les patients naïfs, c’est-à-dire âgés de moins de 9 ans et qui avaient donc été peu exposés à la dengue, le vaccin pouvait aggraver les pathologies. Chez les adultes ayant déjà contracté la dengue en revanche, le vaccin provoque un rappel des anticorps, ce qui fait qu’ils sont en effet mieux protégés face à une infection secondaire parce que le taux d’anticorps a été multiplié par deux, trois ou cinq, par rapport à la première attaque.

Par ailleurs, c’est une vaccination complexe, qui exige l’administration de trois doses – deux en cas d’urgence – à six mois d’intervalle, ce qui, en pratique, est difficile à mettre en œuvre sur le terrain.

Outre le fait qu’une proportion non négligeable d’enfants risquait de contracter une dengue plus sévère s’ils avaient été vaccinés, on a également constaté que les effets secondaires n’étaient pas terribles chez les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans. Au bout du compte, cela signifie que la période de vaccination recommandée se situe entre 9 et 65 ans, ce qui exclut les populations les plus fragiles – les enfants et les personnes âgées – qui auraient le plus besoin d’être protégées.

Compte tenu de ces risques, Sanofi a mis au point un test sérologique qui accompagne le vaccin et révèle si vous êtes ou non positif, ce qui est un peu le monde à l’envers, puisqu’on vous vaccine seulement si vous avez déjà été infecté, ce qui est un paradoxe pour un vaccin censé être préventif. C’est probablement pour cette raison que la HAS ne recommande pas ce vaccin, le bénéfice n’étant pas forcément si probant. Cela étant, il n’y a rien d’autre pour l’instant, les vaccins en développement n’étant pas encore prêts et les tous prochains pouvant fort bien présenter les mêmes inconvénients.

En tout état de cause, l’OMS recommande que les populations vaccinées continuent d’être suivies sur le long terme, en tout cas jusqu’à ce qu’on puisse se procurer un vaccin comme le vaccin contre la rougeole, qui protège de la maladie.

M. Félix Rey. Il est exact que les antiviraux doivent être administrés de façon très précoce pour agir contre la maladie et que, dans le cas d’une maladie aiguë comme la dengue, leur administration, alors que le patient est déjà malade n’est pas efficace. En revanche, on peut envisager de les utiliser à titre préventif chez les personnes exposées lorsque survient une épidémie, afin de stopper la propagation de la contamination.

Novartis avait développé certains composés antiprotéases, et nous disposons d’antiviraux contre les virus des maladies chroniques comme le virus de l’hépatite C, qui appartient à la famille des flavivirus et qui est le premier contre lequel nous avons trouvé un traitement curatif. Il existe aussi des antiviraux contre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH, en anglais HIV), qui n’éliminent malheureusement pas le virus mais empêchent de développer la maladie, ce qui est déjà considérable. Poursuivre dans cette direction ne permettra sans doute pas de guérir quelqu’un qui a déjà développé les symptômes, mais cela permettra d’endiguer les épidémies, à condition toutefois de traiter toute la population.

Mme Valérie Thomas, présidente. Avez-vous identifié quel était le sérotype des neuf cas autochtones identifiés en Métropole ? S’agit-il d’un seul sérotype et peut-on considérer que la France métropolitaine n’est exposée qu’à ce seul sérotype, ou faut-il envisager l’apparition de sérotypes différents ?

M. Anavaj Sakuntabhai. Je pense que le virus autochtone de l’hexagone n’appartient qu’à un seul sérotype, mais je dois vérifier l’information.

Le problème de la dengue est que 80 % des personnes infectées sont asymptomatiques. Nous avons détecté six cas, mais il en existe peut-être une centaine, ce qui est un problème dans la mesure où il a été démontré qu’une personne asymptomatique pouvait transmettre la dengue au moustique.

En ce qui concerne le vaccin, il est important que nous comprenions mieux le fonctionnement du système immunitaire. Or, grâce à une bourse de l’Union européenne, nous avons réussi à mettre en évidence, avec l’Institut Pasteur du Cambodge, le fait que les individus asymptomatiques utilisaient leur système immunitaire cellulaire et non les anticorps. Nous travaillons donc sur le développement d’un vaccin qui active le système immunitaire cellulaire et non les anticorps, avec l’espoir que cela puisse résoudre les difficultés liées au Dengvaxia de Sanofi.

C’est un exemple de la manière dont on passe de la recherche fondamentale à la recherche appliquée, ce qui est pour nous une vraie difficulté. Il nous faut trouver des start-up avec qui travailler et obtenir des soutiens du Gouvernement, car développer un vaccin coûte très cher.

M. Frédéric Tangy. C’est un domaine qui n’attire pas réellement les compagnies, et Sanofi a pour une grande part construit son programme grâce à des financements extérieurs, même s’ils ont financé une usine mais qui, au bout du compte, risque de ne pas leur servir. L’industrie pharmaceutique préfère investir dans des vaccins contre le cytomégalovirus (CMV) ou l’herpès, car elle sait qu’ils seront vendus dans les pays où est l’argent. C’est ce qui explique que le vaccin contre la dengue traîne depuis cinquante ans car, en plus des difficultés biologiques, virologiques et médicales, il se heurte au problème de la répartition des financements entre le Nord et le Sud.

Pour en revenir aux cas de dengue autochtones, il est clair que la dengue ne sera jamais une pathologie métropolitaine. Il fait trop froid chez nous et, contrairement aux coronavirus ou aux virus grippaux qui aiment le froid pour se multiplier dans le système respiratoire superficiel, le virus de la dengue aime la chaleur et a besoin de moustiques que l’on retrouve davantage à la Guadeloupe et à La Réunion, même s’il y a des Aedes albopictus dans le sud de la France. Je pense que mes collègues seront d’accord avec moi pour avancer que nous ne connaîtrons jamais dans les pays tempérés de pandémie de dengue, même si des voyageurs peuvent importer le virus, puis le transmettre ; cela n’ira jamais très loin, alors que nous aurons d’autres coronavirus.

Reste que la dengue est un problème pour un tiers de la population du monde. Au-delà des Antilles françaises, elle touche le Brésil, le nord de l’Argentine, l’Inde, l’Asie du Sud-Est… ce qui représente potentiellement un énorme marché pour un vaccin. Donc, au-delà de la question des financements, je ne comprends pas que l’industrie pharmaceutique ne s’y intéresse pas davantage.

Cela étant, l’exemple de la grippe montre que le vaccin ne résout pas tout, même à titre préventif : malgré le vaccin, nous avons, en France, 2,5 millions de cas de grippe et quinze mille morts par an, alors que c’est une maladie qu’on connaît depuis longtemps. Nous n’avons qu’à croiser les doigts pour que la dengue ne débarque pas, mais c’est déjà une catastrophe pour les pays dans lesquels elle sévit. Et il faudra du temps, sans doute plusieurs générations de vaccins, pour parvenir à la bonne formulation – tout comme pour le vaccin contre la grippe, qui est encore loin d’être idéal. Nous n’en sommes même pas à la première génération, donc ce n’est pas demain la veille, hélas.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La recherche sur la dengue continue-t-elle ? On entend dire en effet que l’argent est entièrement ciblé vers les épidémies comme le coronavirus, qui sévit actuellement ?

M. Frédéric Tangy. Oui, la recherche se poursuit. Anavaj Sakuntabhai vous a expliqué comment il avait découvert que la dengue induisait une réponse cellulaire importante, à partir du fait que les individus asymptomatiques avaient une bonne réponse cellulaire, tandis que les individus symptomatiques n’avaient pas de réponse cellulaire mais produisaient des anticorps. À partir de là, l’idée s’est développée de trouver un vaccin qui active les réponses cellulaires, pour rendre tout le monde asymptomatique, ce qui, d’une part, n’est pas forcément évident en termes de stratégie vaccinale et pose la question du type de produits à utiliser et qui, d’autre part, n’est pas une réponse suffisante.

La recherche vaccinale combine deux enjeux : un enjeu scientifique et un enjeu économique : un vaccin, c’est comme une savonnette, un produit industriel qui doit coûter 15 centimes et que tout le monde doit pouvoir l’utiliser. Le vaccin contre la rougeole, c’est cent millions de doses par an dans le monde, ce qui signifie un espace grand quasiment comme un arrondissement de Paris, ne serait-ce que pour stocker les boîtes et les fermenteurs. D’où d’énormes questions de rentabilité.

Pour obtenir un vaccin contre la dengue, il faut non seulement des résultats scientifiques – difficiles à obtenir –, mais également un produit qui, ensuite, soit facile à injecter, en une seule prise – deux au maximum. Cela exige tout à la fois de réunir des chercheurs et des industriels et de motiver ces derniers, qui sont en permanence en compétition les uns avec les autres, qu’il s’agisse de Sanofi, Takeda, ou des grandes sociétés américaines. C’est un cercle où il est très difficile de pénétrer et sur lequel les pouvoirs publics n’ont guère de prise. Il faut donc tenter de s’immiscer petit à petit, en se greffant sur des projets déjà existants.

Il existe désormais une Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI – Coalition for Epidemic Preparedness Innovations), mais la dengue ne fait malheureusement pas partie des maladies prioritaires de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et ne figure donc pas non plus sur la liste des maladies prioritaires de la CEPI : nous avons quatre projets qui, grâce à de gros financements de la CEPI, peuvent être menés jusqu’en phase 2, mais ils ne concernent pas la dengue.

Mme Valérie Thomas, présidente. Vous avez parlé de lambition de faire de lInstitut Pasteur un centre de recherche important sur les maladies vectorielles. Imaginez-vous, dans ce cadre, des coopérations avec dautres centres de recherche européens ou internationaux ? Sur quels financements comptez-vous vous appuyer ?

M. David Itier. C’est un projet qui est inscrit dans le plan stratégique de l’Institut Pasteur et qui, si tout se passe bien, devrait voir le jour en 2025. Pour élaborer ce centre de recherche sur les maladies vectorielles, nous nous inscrivons dans une recherche partenariale, en collaboration avec d’autres institutions et d’autres laboratoires, l’Inserm, le CNRS, l’IRD, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et les laboratoires des universités.

En ce qui concerne le financement – c’est-à-dire l’aspect le plus compliqué –, nous essayons d’inscrire le projet dans le contrat de plan État-région (CPER), ce qui est un combat de tous les jours. Mais les maladies vectorielles sont un enjeu de santé publique qui a partie liée avec le réchauffement climatique et emporte toute une série de problématiques que vous ont décrites mes collègues et qui sont susceptibles d’intéresser la région Île-de-France mais aussi la mairie de Paris, dont nous espérons qu’ils pourront abonder ce projet.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Des chercheurs de luniversité de Leeds, au Royaume-Uni, ont récemment publié une étude selon laquelle lapplication dune crème sur la zone de piqûre pourrait très fortement limiter la propagation des virus du chikungunya, du Zika et de la dengue. Sagit-il, selon vous, dune piste prometteuse ?

M. Frédéric Tangy. C’est possible. Nous avons travaillé, dans mon laboratoire, sur des dermaseptines, qui sont des peptides issus de la peau de grenouilles. Les grenouilles vivent dans des mares pourries, et pleines de bestioles mais ne sont jamais malades parce que leur peau sécrète des peptides antimicrobiens qui percent des trous dans les bactéries et les champignons, et les protègent.

Avec un laboratoire tunisien qui a isolé une de ces molécules à partir d’une grenouille de Tunisie, nous avons développé une dermaseptine baptisée DS4 et composée de peptides hélicoïdales qui se posent sur la surface lipidique des microbes et les percent. Nous l’avions testé il y a vingt ans sur le VIH et avions pu constater que cela réduisait la charge virale ; nous l’avions également testé sur d’autres flavivirus pour lesquels cela donnait également des résultats.

Ces peptides sont à l’origine des produits naturels, mais nous les synthétisons, ce qui n’est pas donné, dans la mesure où un peptide de vingt acides aminés coûte cher à fabriquer, d’autant que les doses sont assez élevées. Nous avions travaillé avec le laboratoire anglais Robin Shattock sur une crème génitale d’application locale, à utiliser au moment des rapports parce qu’elle bloquait à la fois l’herpès et le VIH et qui donnait de très bons résultats chez les primates. Mais l’industrie pharmaceutique n’est pas du tout intéressée, et ce pour deux raisons : d’abord, parce que ce n’est pas assez spécifique, ensuite parce que cela ne rentre pas dans la catégorie des blockbusters, c’est-à-dire des médicaments qui rapportent au moins 1 à 2 milliards d’euros par an. Or c’est inenvisageable pour une dermaseptine destinée à protéger contre la dengue, car on ne va pas vendre le tube cent euros pièce.

C’est un véritable problème car tout ce qui touche au conditionnement de la molécule, en l’espèce la conception et la fabrication de la crème, appartient aux métiers de la pharmacie et ne relève pas des chercheurs. Il n’y a donc eu aucun développement dans ce domaine, malgré l’existence avérée de ces peptides antimicrobiens qui peuvent percer le virus.

Cela étant, leur efficacité serait à mon avis limitée, après que le moustique a piqué et que le virus a déjà pénétré l’organisme. Jusqu’à preuve du contraire, j’ai toujours dit que ce qui marchait le mieux pour se protéger de la dengue, c’était le répulsif anti-moustique. Partant, on peut imaginer des répulsifs dotés de principes actifs capables de déstabiliser le virus. Pourquoi pas ; mais n’imaginons pas non plus que ce serait la panacée.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je souhaiterais que nous parlions un peu du virus de la vallée du Rift, cette fièvre qui a circulé à Mayotte entre novembre 2018 et août 2019 : selon les autorités sanitaires, 143 personnes ont été atteintes, dont 2 gravement, et 126 animaux.

Pouvez-vous nous présenter l’histoire de ce virus ? En quoi cette zoonose virale touchant principalement les animaux représente-t-elle un danger pour l’humain ? Quelle est la proportion des contaminations dues aux moustiques et quelles sont ses caractéristiques ?

M. Félix Rey. Ce virus a été découvert dans les années trente dans la vallée du Rift, au Kenya. Il a tué de nombreux moutons et a entraîné de nombreux avortements épizootiques – abortion storms – chez les brebis. La maladie est transmise aux bêtes et aux personnes par le même moustique mais, parmi ces dernières, certaines ont été aussi contaminées dans des abattoirs, par exemple lors de lépidémie qui a eu lieu en 2000 en Arabie saoudite suite à des importations de bétail du Kenya. La pluie est également un facteur aggravant : les épidémies dues à ce virus coïncident avec des périodes de pluies intenses, où les insectes sont nombreux.

Tandis que la dengue, le chikungunya, et le Zika sont transmis par les moustiques Aedes aegypti et albopictus, le virus de la vallée du Rift peut être transmis par de nombreux types de moustiques, des moustiques anophèles, Culex, ou par d’autres insectes comme les phlébotomes. Il est toutefois rassurant que la transmission de personne à personne n’existe pas, les êtres humains étant contaminés soit par les moustiques, soit, en l’occurrence, après avoir manipulé les fœtus de brebis.

En revanche, ces différents vecteurs sont partout présents dans le monde. Les États-Unis craignent ainsi beaucoup une importation de ce virus chez eux.

Certaines personnes infectées sont atteintes par des formes graves, hémorragiques, de la maladie, laquelle affecte le foie, cause des encéphalites et des maladies oculaires ; 50 % d’entre elles décèdent. Je ne dispose toutefois pas de données concernant la totalité des cas : combien sont-ils asymptomatiques, combien ne le sont pas ?

M. Frédéric Tangy. La transmission entre le bétail et les humains serait de 1 % à 3 % en cas d’épidémie importante du bétail.

Contrairement à d’autres, ce virus figure sur la liste de la CEPI, en première place – peut-être parce qu’il fait peur aux Américains ! (Sourires.) – et il est donc considéré comme présentant potentiellement un très grand risque pour l’Homme. Des programmes de vaccins existent, qui seront financés par la CEPI.

Mme Valérie Thomas, présidente. Qui élabore cette liste ?

M. Frédéric Tangy. Un peu tout le monde, dont l’Institut Pasteur. L’OMS a élaboré il y a cinq ou six ans une liste Blueprint, assez large, des huit ou douze maladies infectieuses émergentes, mortelles, dangereuses, laquelle évolue chaque année. Elle est fixée par des experts de l’OMS et résulte de différents groupes de réflexion. La CEPI a, quant à elle, élaboré une liste un peu plus courte où figurent des vaccins à fabriquer. Vous connaissez ces listes et sans doute n’est-il pas nécessaire de les citer.

Mme Valérie Thomas, présidente. Dans quelle mesure participez-vous à ces élaborations ?

M. Frédéric Tangy. J’ai participé à des réunions de l’OMS et je sais que c’est également le cas d’autres membres de l’Institut Pasteur.

M. Félix Rey. L’une des raisons expliquant le classement de ce virus, comme d’autres parmi les bunyavirus, est que, contrairement à la dengue, son génome est divisé en trois segments, ce qui permet un réassortiment : deux virus différents entrent dans une même cellule, dont l’un ressort en prenant un segment de l’autre, qui le transforme en un virus différent ; c’est également le cas avec la grippe, la situation étant d’ailleurs encore pire avec la combinaison de huit segments : virus porcin, virus aviaire… et une nouvelle pandémie apparaît.

Il a été démontré que la situation est la même pour les Bunyavirus : il s’agissait à l’origine d’une famille, devenue un ordre comptant dix ou onze familles différentes, dont les arénavirus. Nous y avons retrouvé, suite à de tels réassortiments, des virus virulents à l’origine de fièvres hémorragiques.

Lors d’une période très pluvieuse, des confusions se sont ainsi produites avec le virus de la vallée du Rift pendant une épidémie due à ce dernier, alors que des Orthobunyavirus issus d’un réassortiment entre un Bunyamwera, non pathogène, et un autre virus venu d’Europe ont causé des fièvres hémorragiques.

Nous ne sommes donc pas du tout à l’abri de l’apparition de nouveaux virus. Ainsi, figurent également dans cette liste un virus très dangereux transmis par les tiques, de même que le virus de Crimée-Congo, pathogène de classe 4 (P4).

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Des traitements sont-ils disponibles contre le virus de la vallée du Rift ?

M. Frédéric Tangy, Non, ni vaccin, ni traitement pour les humains. Le clone 13, en revanche, est un vaccin vétérinaire – je renvoie aux travaux de Michèle Bouloy et Jean-François Saluzzo – issu d’un virus atténué réalisé à l’Institut Pasteur, dont je ne sais pas s’il est encore utilisé.

M. Félix Rey. Des recherches sont en cours afin de l’atténuer encore plus car il est réactogène. Il protège, il a constitué une vraie avancée et il a contribué à réduire le nombre de cas, mais il n’est pas administré aux êtres humains.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) indiquait en 2018 qu’aucune flambée épidémique en milieu urbain n’a à ce jour été détectée. Néanmoins, un tel scénario pourrait-il se produire à l’avenir ? L’Homme est-il un réservoir de virus suffisamment efficace pour que cela se produise ?

M. Frédéric Tangy. Le virus de la vallée du Rift touche d’abord le bétail, et ce n’est donc pas un virus urbain. Il n’existe pas, en l’occurrence, de transmission interhumaine, la transmission étant uniquement zoonotique, de l’animal vers l’humain.

Néanmoins, comme l’a dit Félix Rey, un virus peut se recombiner, échanger des fragments très rapidement, ce qui fait très peur. Quoi qu’il en soit, nous serons toujours doublés : si un virus a pris un fragment d’un autre Bunyavirus et forme un nouveau virus, notre vaccin ne pourra pas détecter cette mutation pour l’intégrer.

La mondialisation, avec les activités qu’elle induit, les voyages, les transports, etc. explique la propagation des épidémies de coronavirus, de dengue… Tous les sérotypes circulent et je ne vois pas comment lutter contre un tel phénomène. L’OMS a raison de s’affoler : un jour, une catastrophe peut survenir. Certains arénavirus, comme celui de Lassa, entraînent le décès de 80 % des personnes infectées, et un virus de ce type peut fort bien se mélanger à un autre, ce qui fait peur.

En matière de vaccins, nous serons toujours doublés, même si nous avons mis au point des méthodes qui nous permettent d’en fabriquer en quelques mois et non plus en quelques années ou décennies. Si un nouveau virus apparaît, il aura toujours un temps d’avance : le virus va toujours plus vite que nous.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Malheureusement !

Comment la transmission d’un virus s’effectue-t-elle de l’animal à l’humain ?

M. Frédéric Tangy. Le moustique pique l’animal et l’Homme, l’Homme manipulant des animaux infectés pouvant également être infecté. Ce sont en l’occurrence les deux cas de transmission.

M. Félix Rey. Une anecdote : Albert Sabin, à l’origine du vaccin oral contre la poliomyélite, a travaillé sur le virus du Rift et l’a contracté après avoir respiré des aérosols en l’injectant dans le cerveau des souris.

Outre le vecteur des moustiques, la contamination a lieu également dans les abattoirs en abattant les bêtes contaminées.

M. Frédéric Tangy. Vous venez d’auditionner le docteur Stephan Zentiara, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Le contrôle du bétail est très important afin d’éviter que les maladies ne se transmettent aux humains. Nous savons que la rougeole a atteint l’espèce humaine il y a quinze ou vingt mille ans, suite à une zoonose de bovins, lorsque l’humanité commençait à élever les animaux.

Nous ne sommes pas une si vieille espèce que cela mais nous savons gérer les infections humaines. Ce sont toujours les nouvelles infections, comme avec le sida, que nous avons du mal à contrôler et qui nous déstabilisent mais notre système immunitaire, génétique, sait gérer les infections les plus anciennes. Il importe donc de contrôler le bétail, ce qui est plus facile : il ne prend pas l’avion, il est parqué, il est possible de le vacciner chaque jour ou d’abattre un troupeau entier, autant de choses évidemment impensables avec les humains. Le contrôle du bétail est donc primordial avant de courir après des maladies qui en proviennent et qui viennent nous agresser.

M. Félix Rey. C’est valable lorsque l’on connaît le bétail mais qu’en est-il, par exemple, lorsque des maladies transitent par des chauves-souris, comme nous le constatons avec des coronavirus, avec les virus Nipah, Hendra ? Des chauves-souris mangent des fruits, les contaminent, lesquels sont mangés par les cochons puis c’est le fermier qui est atteint. Ces virus s’adaptent alors et commencent à se transmettre de personne à personne.

Nous ne sommes pas à l’abri de nouvelles émergences, qui plus est lorsque l’activité humaine se répand. En Bolivie, dans les années soixante-dix, l’arénavirus de Machupo a ainsi été diffusé par les excrétas des rongeurs qui avaient été attirés, après l’abattage des forêts, par les plantations qui les avaient remplacées.

De tels processus s’accélèrent en raison du réchauffement de la planète et de la démographie, puisque les endroits où l’Homme ne va pas mettre son nez sont de moins en moins nombreux. Les différents modes de communication, extrêmement rapides, propagent alors les maladies. Nous voyons en ce moment ce qu’il en est en Italie avec le Covid-19, dont nous ne savons même pas comment il y est arrivé, ce qui est effrayant.

M. Frédéric Tangy. J’ai été en Ouganda il y a environ trois ans pour donner des cours de vaccinologie et j’ai visité la forêt de Zika, à côté d’Entebbe. Lorsque le virus Zika a été découvert, en 1949, il fallait marcher pendant une semaine pour arriver à la grande tour des singes installée par les Anglais. Nous savions déjà, à l’époque que les moustiques de la canopée et ceux qui d’en bas n’étaient pas les mêmes et que les singes qui vivaient en haut des arbres et ceux qui vivaient en bas n’étaient pas atteints par les mêmes virus. Les travaux portaient alors sur la fièvre jaune et c’est ainsi que le virus Zika a été découvert.

Aujourd’hui, un village est bâti à 300 mètres de la tour, avec un terrain de foot, une école, des enfants, etc. L’habitat sauvage a été grignoté et nous nous sommes donc rapprochés de certaines maladies. Les habitants élèvent des porcs, voire des civettes et d’autres animaux que nous ne connaissons pas sous nos latitudes, lesquels sont des hôtes intermédiaires. Face à une telle situation, nous ne pouvons rien. Nous ne pouvons pas empêcher les Ougandais de faire reculer la forêt pour construire des villages afin de vivre où ils le souhaitent. Là encore, la situation est très inquiétante.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous de la coopération entre les services de santé publique vétérinaire et les services de santé humaine ? Vous paraît-elle satisfaisante ? Comment l’améliorer ? Serait-il nécessaire de mieux les associer en termes de surveillance épidémiologique et de réaction sanitaire en cas de crise épidémique ?

M. Frédéric Tangy. Nous connaissons les gens de l’École nationale vétérinaire et du CIRAD, avec lequel j’ai collaboré à Montpellier. D’homme à homme, les choses vont très bien mais le plan administratif, institutionnel relève de votre boulot ! Les informations doivent remonter depuis le terrain et, ensuite, les décisions doivent ruisseler. Nous ne savons pas trop comment les choses se passent, sans doute en raison d’un défaut d’organisation. Allez-y ! Corrigez-le ! Nous avons besoin d’une meilleure communication et de savoir ce que pensent les uns et les autres avant que nous passions à l’action.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous avons bien compris que dans la prise en charge d’une épidémie comme la dengue ou le virus Zika, par exemple, il est absolument nécessaire que l’ensemble des acteurs coopère : prévention, information, recherche, soin, etc. Que pensez-vous de cette vision assez holistique du traitement d’une épidémie ?

Dispose-t-on de suffisamment de structures susceptibles de jouer ce rôle de coordination et d’avoir cette vision d’ensemble ? Si tel n’est pas le cas, faudrait-il une structure dédiée ?

M. Frédéric Tangy. C’est en effet nécessaire mais c’est également difficile car plus il y a de monde dans la salle, plus les désaccords sont nombreux, et s’il n’y a pas assez de monde dans la salle, ceux qui n’y ont pas accès ne sont pas contents.

Les difficultés de coopération entre organismes existent, il ne faut pas les nier. Des problèmes considérables se sont posés entre l’Institut Pasteur et l’Inserm, avec le CNRS… Les institutions ne s’entendent pas entre elles, se jalousent, se font la guerre, même en ce moment où il a tout de même fallu quinze jours à l’Institut Pasteur pour récupérer les sérums des patients qui se trouvaient surtout du côté de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) et de l’Inserm, alors que nous, nous avons donné à tout le monde le virus que nous avions découvert. Il est donc difficile de s’arranger sur le terrain. Les personnes de telle ou telle agence – Anses ou autre – réunies dans une commission seront de bonne foi, discuteront convenablement, mais que se passera-t-il ensuite sur le terrain ? Ce sont des difficultés classiques que rencontrent toutes les organisations humaines.

Dans une situation aussi dramatique et complexe que celle que nous vivons, une telle coopération devrait être obligatoire mais, à mon niveau, je ne sais pas comment il faudrait procéder pour que ce soit le cas. Si des comités se forment, certains se battront pour en être parce que cela les aidera, d’autres refuseront d’y aller parce qu’ils ont autre chose à faire ! C’est toujours la même chose ! Cela relève plus d’un travail politique que du nôtre, chercheurs et scientifiques, mais il est en effet absolument nécessaire.

M. Félix Rey. C’est exact.

Il existe une organisation, REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases), mais, comme son nom l’indique, elle attend qu’un événement survienne pour se mettre à courir dans la panique ! Ensuite, lorsque la crise est passée, on oublie et on fait autre chose. J’ai connu une telle situation avec le chinkungunya, la grippe mexicaine, le H1N1, Zika, Ebola…

Vous avez évoqué la question de la continuité, or, celle-ci est très importante dans le domaine de la recherche, mais chaque fois que des urgences se présentent il faut tout arrêter. C’est ainsi que, dans les années quatre-vingt-dix, il y avait à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) l’un des spécialistes mondiaux des coronavirus. L’équipe d’Hubert Laude avait notamment découvert des récepteurs mais on lui a fait savoir que personne ne s’intéressait aux coronavirus et qu’avec la vache folle, il fallait travailler sur le prion. Les crédits ont donc été supprimés même s’il en a reçu pour réorienter ses recherches. Lorsque l’épidémie du SRAS est survenue, en 2003, plus personne en France n’avait vraiment les capacités de travailler sur le sujet !

Le problème, c’est que l’on trouve toujours des priorités particulièrement importantes à un moment donné et que, d’autre part, on laisse de côté d’autres choses qui le sont tout autant.

Lorsque des chercheurs ont commencé des travaux, ils veulent les poursuivre. C’est ainsi que l’on parvient à faire des découvertes. On a tendance à exiger qu’ils regardent ici plutôt que là, comme si la lumière électrique avait été découverte en travaillant sur la bougie. Or, ce sont des recherches dans des domaines où on ne s’attendait pas à de tels résultats qui débouchent parfois sur des découvertes, comme ce fut le cas par exemple pour la technologie CRISPR (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats) ou le silençage (silencing) dû à ces biologistes qui travaillaient sur la couleur des plantes et dont les découvertes ont eu un impact considérable. Le dirigisme n’est pas de bonne politique. Nul ne sait d’où les crises peuvent venir.

M. Frédéric Tangy. Nous nous connaissons depuis longtemps au sein de l’Institut Pasteur, de son important service de virologie, le laboratoire CNRS-UMR 3569 dirigé par Félix Rey, qui a compté jusqu’à 250 personnes. Il n’y a pas un endroit en Europe où nous soyons si nombreux à travailler dans ce secteur. Le spectre de nos connaissances est donc très étendu : nous savons tout sur tous les virus ; nous pouvons vous parler du coronavirus, de la grippe… Félix Rey a cristallisé tous les types de virus, nous avons fabriqué des vaccins contre eux, du sida au coronavirus. Telle est l’école pasteurienne.

Chaque fois qu’une épidémie survient, nous constituons une task force : nous nous entendons bien parce que nous nous connaissons, et cela fonctionne. Pour les autres institutions, il est difficile de reproduire ce modèle parce qu’elles n’ont pas nécessairement la même façon de fonctionner. L’Institut Pasteur est un peu particulier, c’est un petit noyau basé au même endroit quand le CNRS ou l’Inserm ont des structures éclatées partout sur le territoire. Pour nous, les choses sont plus faciles, nous sommes côte-à-côte, nous lisons les mêmes publications, nous assistons aux mêmes séminaires.

Sur le plan national, une telle organisation serait quasiment impossible et je ne sais pas si elle serait utile. Il est préférable de maintenir cette organisation en noyaux. Il en existe d’ailleurs de très bons en virologie, comme à Marseille par exemple. Comme dit Félix Rey, on ne va pas faire de la recherche là où il y a de la lumière : il faut laisser les gens faire leur travail. Lorsque c’est nécessaire, ils doivent pouvoir être réquisitionnés, comme nous le faisons au sein de nos task forces, où chacun met son outil sur la table en vue d’un travail et d’un financement communs mais il faut ensuite revenir rapidement à nos propres travaux car ce sont eux qui, quotidiennement accomplis, nous permettent de faire des découvertes.

M. David Itier. Il convient bien évidemment de nouer des partenariats pour comprendre une épidémie de manière holistique.

Au plan national, la structure des laboratoires de recherche permet d’accueillir des disciplines extérieures. Les UMR, les unités mixtes de recherche, facilitent ainsi les collaborations avec des partenaires extérieurs comme le CNRS ou d’autres laboratoires.

Il est vrai que sur un plan plus corporate, des frottements se font parfois jour et donnent lieu à des explications entre instituts, mais l’Institut Pasteur a noué un certain nombre d’accords de partenariat favorisant des collaborations et des échanges avec l’AP-HP, l’INRA… Font peut-être défaut des liens avec les sciences humaines et sociales, qui sont pourtant déterminantes pour comprendre une épidémie donnée bien que les dynamiques de recherche ne soient pas les mêmes. Nous devons donc travailler sur cette question.

Je ne pense pas quil soit de bonne politique de créer une structure dédiée car lorganisation de la recherche française est déjà suffisamment compliquée à comprendre. En revanche, il est possible dagir à travers les financements de lAgence nationale de la recherche (ANR) et de lUnion européenne, afin de faire collaborer les laboratoires entre eux, en respectant les exigences dinterdisciplinarité.

S’agissant des collaborations internationales, Anavaj Sakuntabhai a, par exemple, coordonné un projet européen interdisciplinaire avec des géographes qui ont fait part des données de diffusion de la dengue, par exemple, dans des aires urbaines. Nous collaborons ainsi avec des partenaires européens leaders d’opinion dans leur domaine.

C’est à partir des financements, avec les bailleurs, qu’il sera possible d’améliorer le travail en commun avec d’autres instituts de recherche et d’autres disciplines.

Mme Valérie Thomas, présidente. Quelles recommandations feriez-vous aux pouvoirs publics pour lutter contre les virus sur lesquels vous travaillez ? Qu’est-ce qui, pour vous, est l’essentiel ?

M. Frédéric Tangy. Je ne suis pas râleur dans lâme et je trouve que la situation actuelle est très bonne. Lorganisation française nest pas mauvaise du tout : nous avons la chance davoir le CNRS, lInstitut Pasteur, lInserm. LANR mériterait, quant à elle, davoir un budget plus élevé : si 15 % seulement des thèmes sont retenus, cela signifie que 85 % des chercheurs ne méritent pas de faire leur travail et que ce nest pas la peine de les salarier, ce qui est un peu idiot. Il faut donc donner de largent aux chercheurs, cest une évidence, mais jimagine que cela vous dépasse aussi, car il sagit de la question plus générale de la situation de la recherche en France.

Pour les projets les plus importants concernant les maladies vectorielles, la virologie ou les virus émergents, nous faisons appel aux sources externes. Dans le domaine des vaccins, j’ai pu récupérer des grants, des subventions de 900 000 euros de la part de l’ANR, ce qui est considérable alors que dans la recherche fondamentale, elle verse 300 000 euros, lesquels sont très vite dépensés. Lorsque l’on a commencé, une telle somme aurait été énorme ; aujourd’hui, on ne peut rien faire avec : le programme « Corona » que la CEPI a sélectionné s’élève à 12 millions. Pas une agence française ou européenne ne pourrait financer un tel programme à une telle hauteur. La mise en commun est nécessaire.

M. Félix Rey. En France, le niveau de financement de la recherche laisse tout de même à désirer. Membre de plusieurs Scientific Advisory Boards – conseils scientifiques consultatifs – d’instituts étrangers – à Hambourg, Oxford… – je constate les différences de subventions. En France, à peine 10 % d’entre eux proviennent de l’ANR, ce qui est un niveau très faible par rapport aux autres, même s’il est vrai que nous avons la chance d’avoir le CNRS et l’Inserm.

Par ailleurs, comme je l’ai dit, le dirigisme n’est pas non plus de bonne politique. Il faut toujours laisser aux chercheurs leurs curiosités d’exploration. Il ne s’agit pas de tous courir dans la même direction en raison de telle ou telle épidémie en finançant uniquement tel ou tel projet. La recherche sur le HIV a fourni certes de très bons résultats mais en laissant de côté des choses très importantes. On ne sait jamais ce que l’on peut trouver et il faut donc chercher dans de multiples directions.

M. Frédéric Tangy. Tout le monde craint le réchauffement climatique et sinterroge sur lavenir de la planète et de lhumanité – on commence à réfléchir à lenvoi de bonshommes sur Mars en 2025 pour chercher des ressources ! Or, lavenir de lhumanité est entre les mains des chercheurs. Ce sont eux qui trouveront comment régler tel ou tel problème. Alors ne pas financer la recherche au niveau requis…

Certes, je nai pas lhabitude de me plaindre mais je note que mes collègues américains ou suisses gagnent quatre fois mon salaire. En France, un chercheur est pauvre et il est obligé de se débrouiller. Pour la place de la France dans le monde, il serait bon de faire remonter ce message car une telle situation nest absolument pas normale.

Certaines choses, comme lénergie nucléaire, sont traditionnellement mieux financées mais nous voyons bien combien les choses évoluent : la recherche a besoin de se développer dans le domaine de la biologie, de la climatologie, de la virologie et moins pour savoir comment se protéger des radiations nucléaires. Ce sont les chercheurs qui trouveront les solutions. Si une nouvelle énergie à base dhydrogène doit voir le jour ce nest pas un politicien qui la trouvera mais un chercheur… avec laide dun politicien qui aura favorisé les conditions de son travail.

Nous avons tous des étudiants en thèse que nous faisons venir de l’étranger, les Français étant moins qualifiés. S’ils sont passés par l’École normale supérieure ou Polytechnique, ils préfèrent aller ailleurs pour mieux gagner leur vie. Le parcours d’entrée au CNRS est une vraie galère ! Il faut faire sa thèse, ceux qui sont passés par l’École normale supérieure doivent faire un master de quatre ans avant de passer trois ans sur une thèse ; le post-doctorat de trois ans n’étant pas suffisant, il faudra en faire un deuxième et c’est ainsi que l’on atteindra la limite d’âge de trente ans pour se faire recruter. Faute d’avoir publié deux papiers dans Nature, on sera alors blackboulé au concours puisqu’il y aura cent vingt candidats pour un seul poste.

Le CNRS, c’est bien, mais il est très difficile d’y accéder et ce système n’est pas attractif pour les meilleurs. Un étudiant envisage les pistes qui s’offrent à lui et il fera autre chose. J’ai connu de brillants sujets qui jugent aujourd’hui qu’ils auraient mieux fait de faire n’importe quoi d’autre plutôt que de s’être faits péniblement recrutés à 31 ou 32 ans au CNRS pour 2 000 euros mensuels en début de carrière. Un effort est donc nécessaire !

M. Anavaj Sakuntabhai. Il est vrai que la question du financement est très importante pour nous. L’ANR et d’autres structures participent au développement de la recherche fondamentale mais il est très difficile voire impossible de trouver l’argent pour favoriser le passage de la recherche aux applications médicales ou aux essais cliniques.

M. Frédéric Tangy. En la matière, nous sommes confrontés à un problème spécifiquement français. En raison des problèmes qui se sont posés à la fin des années quatre-vingt autour des hormones de croissance puis, plus tard, du Médiator et de la Dépakine, les politiciens ont voulu se protéger en délestant les responsabilités sur les agences réglementaires, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ayant déployé parapluies sur parapluies. La France est ainsi devenue le royaume du principe de précaution.

Résultat : nous avons perdu Sanofi, qui est parti aux USA. Comme Alstom, elle disparaîtra de notre paysage : ne faisant plus confiance aux Français, elle ne travaillera plus ici alors que Sanofi est français, que c’est un fleuron de l’Institut Pasteur. Je souffre chaque jour d’une telle situation. Voilà vingt ans que l’Institut Pasteur développe des vaccins et pas un n’a été retenu par Sanofi, lequel s’adresse exclusivement aux Américains !

J’ai créé une start-up qui fabrique des vaccins et je sais ce qu’il en est pour trouver des sous-traitants industriels : il n’y en a plus en France. Nous allons donc aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie, en Finlande, au Royaume-Uni, où les essais cliniques se déroulent donc. En Belgique et en Grande-Bretagne, ils sont respectivement validés par l’agence règlementaire belge et le Health and Safety Executive (HSE) en trois semaines quand il faut attendre six mois pour l’ANSM, si tant est que la validation ait lieu.

Tout le monde se protège, le principe de précaution est beaucoup trop strict. Il n’est certes pas question de prétendre que tout doit être autorisé en France mais nous en sommes très loin !

Mme Valérie Thomas, présidente. Une harmonisation européenne est nécessaire.

M. Frédéric Tangy. En effet. Nous perdons ainsi une industrie entière dans le domaine du médicament alors que nous avions des fleurons : Rhône-Poulenc, Roussel-Uclaf, Sanofi, c’était tout de même la France ! Nous ne faisons plus d’essais cliniques chez nous parce que c’est trop compliqué et que tout le monde veut se protéger.

Il faut un sponsor, un promoteur d’essais cliniques. Pendant des années, l’Institut Pasteur a refusé d’en faire en raison de l’épée de Damoclès du procès lié au scandale sanitaire de l’hormone de croissance – on craignait une condamnation – mais alors, dans les années quatre-vingt, l’ANSM n’existait pas, ni les pharmacies des hôpitaux. Les types broyaient le cerveau sur la paillasse ! Les cerveaux arrivaient de Roumanie sans que nous connaissions la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob par le prion. Le monde a changé ! L’Institut Pasteur craint de promouvoir un essai clinique parce qu’il a peur de la réglementation, mais la recherche a besoin de réaliser des essais cliniques. À défaut, elle part dans les pays où ils sont possibles.

Une harmonisation européenne s’impose donc, de même que la France doit reprendre sa place en matière d’essais cliniques et pour tout ce qui va avec : le manufacturing, les compagnies qui s’occupent de la gestion, très complexe, des niveaux réglementaires de qualification. Pour qualifier un vaccin ou un virus que nous cultivons, vous n’imaginez pas le nombre de pages qui sont nécessaires ! Au final, cela coûte presque plus cher que la fabrication d’un Airbus A350.

Pourtant, nous savons le faire. Je connais des types au talent fou, qui étaient chez Sanofi, qui ont pris leur retraite. À l’Institut Pasteur, nous avons créé le cours de vaccinologie à leur demande car, nous ont-ils dit, si nous ne le faisons pas, plus personne ne saura le faire en France après eux. Sanofi nous envoie des élèves tous les ans pour suivre ce cours – mais ils font ensuite les essais ailleurs !

En France, l’organisation de la recherche clinique est problématique. Nous disposons de petits programmes hospitaliers de recherche clinique (PHRC) ; l’AP-HP organise de petits essais qui coûtent 200 000 euros mais, alors que dans le privé, un essai de phase 1 coûte 6 millions ! Je ne vois pas comment il est possible, en France, de réaliser un essai de 250 000 euros quand aucune entreprise n’est prête à mettre 6 millions compte tenu du coût du produit, de sa qualité, des Contracts Research Organisation (CRO) qui établiront les bases de données, les analyses statistiques, etc.

Cela représente de largent mais, en même temps, cest une manne industrielle. En ce moment, les chiffres daffaires des compagnies qui manufacturent ces produits sont colossaux, les prix augmentant chaque jour. En France, cela nous passe sous le nez alors quil sagit historiquement dune ancienne industrie nationale. Il faut remettre les choses à lendroit. Pour nous, développeurs de vaccins, cest un problème.

Mme Valérie Thomas, présidente. Nous vous remercions vivement pour cet échange, très intéressant.

M. Frédéric Tangy. Merci à vous. C’est très bien que nous ayons pu échanger ainsi avec des députés et faire remonter des doléances. Cet exercice est très valorisant et intéressant.


15.   Audition du Dr Isabelle Leparc-Goffart, responsable du Centre national de référence des arbovirus, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) (8 juin 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Depuis Marseille, nous allons auditionner Mme Isabelle Leparc-Goffart, responsable du centre national de référence des arbovirus au sein de l’institut de recherche biomédicale des armées, dépendant du service de santé des armées (SSA).

Les 44 centres nationaux de référence pour la lutte contre les maladies transmissibles sont des laboratoires localisés au sein d’établissements publics ou privés de santé, d’enseignement ou de recherche. Ils sont nommés pour cinq ans par le ministre chargé de la santé. Ils ont pour mission l’expertise, le conseil, la contribution à la surveillance épidémiologique et l’alerte. Pour les arbovirus, ces missions sont confiées à l’institut de recherche biomédicale des armées, avec deux laboratoires associés en Guyane et à La Réunion.

Madame, je vous laisse la parole pour une intervention liminaire de dix à quinze minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions et réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Madame, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mme Leparc-Goffart prête serment.

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Comme vous l’avez très bien dit, je suis la responsable du centre national de référence (CNR) des arbovirus. Ce centre national de référence, localisé à Marseille, appartient à l’institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) qui a pour directrice le médecin général inspecteur Anne Sailliol. Nous appartenons à une unité mixte de recherche (UMR) dirigée par le professeur Xavier de Lamballerie. Cette UMR étudie les virus émergents. Je suis moi-même virologue de formation avec une thèse de sciences.

Je rappelle au préalable que les arbovirus sont des virus transmis par des arthropodes suceurs de sang, qu’il s’agisse de moustiques, de tiques, de phlébotomes ou de culicoïdes. Il existe plus de 100 espèces d’arbovirus pathogènes pour l’homme, dont sept virus qui sont responsables de fièvres hémorragiques. Ils sont transmis par de nombreux et différents vecteurs.

La carte de circulation montre que le virus de la dengue circule dans les pays où les vecteurs, Aedes aegypti et Aedes albopictus, sont présents.

Ce sont des vecteurs aussi pour les virus du chikungunya et de Zika. Dans un grand nombre de continents et de pays, le vecteur est présent et ces virus peuvent circuler. En superposant cette carte à celle des lieux dans lesquels nos forces armées françaises sont déployées, essentiellement en Afrique mais aussi dans nos départements d’outre-mer, nous constatons une superposition entre nos forces et la circulation possible de ces virus.

C’est pourquoi, en 1998, l’institut de médecine tropicale du service de santé des armées à Marseille a été missionné par la direction centrale du service de santé des armées afin de réaliser un diagnostic d’expertise des arbovirus pour nos forces projetées en opération extérieure.

En 2002, ce laboratoire de l’institut de médecine tropicale du service de santé des armées (IMTSSA) – qui est devenu ensuite l’IRBA – s’est associé ensuite au CNR des arbovirus, ce CNR appartenant à cette époque à l’Institut Pasteur. Depuis 2012, l’IRBA est devenu coordonnateur et CNR en titre des arbovirus. Il est coordonnateur pour tous les départements français et nous sommes accrédités selon la norme ISO 15189 depuis le 1er janvier 2018 pour toutes les analyses de biologie médicale que nous réalisons.

En termes d’organisation, nous devons nous occuper de tous les territoires et départements français. Depuis 2012, l’IRBA est CNR en titre des arbovirus avec deux laboratoires associés pour avoir une couverture générale de tous nos départements : un CNR associé au centre hospitalier universitaire (CHU) de Saint-Denis-de-La-Réunion pour La Réunion et Mayotte et un CNR associé à Cayenne pour la zone Antilles-Guyane, à l’Institut Pasteur de Guyane, dirigé par Dominique Rousset. Ce CNR, avec ses trois têtes, collabore étroitement avec des réseaux de laboratoires de biologie médicale, les Instituts Pasteur de Nouméa en Nouvelle-Calédonie, le CHU et l’Institut Louis Malardé de Polynésie française, ainsi qu’avec des laboratoires de recherche.

Nous avons quatre missions principales qui sont l’expertise, le conseil, la contribution à la surveillance épidémiologique et la contribution à l’alerte. Nous sommes impliqués dans deux plans nationaux importants en termes de surveillance, respectivement le plan de surveillance de la dengue, du chikungunya et de Zika et le plan de surveillance du West Nile. De plus, nous effectuons aussi ces missions de surveillance pour les forces, pour nos militaires qui sont déployés et nous avons une surveillance épidémiologique forte pour tout militaire qui présente une fièvre.

Je vous ai présenté un papier buvard avec une fiche de renseignements. Ce papier buvard a été développé pour les prélèvements en Afrique, afin de résoudre le gros problème du transport d’échantillons. Ces papiers buvards avec du sang nous permettent de détecter les infections par les arbovirus. Ce développement méthodologique que nous avons fait pour nos militaires sur le terrain est maintenant applicable et très utilisé aussi en France métropolitaine et dans nos départements d’outre-mer pour des enquêtes épidémiologiques.

Nous avons donc une relation forte et des échanges entre ces deux côtés : santé publique et missions civiles d’une part, forces armées d’autre part.

Pour essayer de vous développer ces quatre missions, j’ai pris l’exemple de l’émergence du virus Zika, qui vous montrera tout ce qui est fait au sein du laboratoire pour répondre à ces quatre missions du CNR. Il faut savoir que, lors de l’émergence du virus Zika en 2015, notre laboratoire disposait déjà de tous les outils de diagnostic, que ce soit pour la détection du génome viral ou pour la détection de la réponse anticorps. Nous avons été parmi les premiers à détecter l’émergence et à produire une alerte.

Ce diagnostic dinfection par le virus Zika nétant, au départ, pas réalisé par dautres laboratoires, nous avons été tout dabord impliqués dans du diagnostic de première ligne. En parallèle, nous avons essayé de réaliser et de dessiner un algorithme de diagnostic, dévaluer des kits et des recommandations pour motiver un réseau de laboratoires que nous avons créé avec la direction générale de la santé et Santé Publique France, enfin de réaliser un transfert technologique. Durant cette émergence en 2015 et 2016, notre laboratoire a, en 2016, géré plus de 11 000 prélèvements en une année, avec plus de 20 conseils téléphoniques à des professionnels de santé sur cette infection par le virus Zika. Nous avons été aussi très fortement impliqués dans des recommandations, avec des saisines par le Haut Conseil de la santé publique, de la Haute Autorité de santé, de lAgence de biomédecine et les différentes agences, mais aussi au niveau européen et international avec le Centre européen de prévention et contrôle des maladies  European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC) – et lOrganisation mondiale de la santé (OMS). Enfin, nous avons voulu participer, avec toutes ces données que nous avions recueillies durant cette année, à laugmentation des connaissances sur le virus Zika, et nous avons publié 19 articles dans des revues internationales à comité de lecture.

Sur ces missions, nous avons une reconnaissance européenne par lECDC mais nous faisons aussi partie du groupe de pilotage dun réseau de laboratoires européens (EVD-Labnet) qui est le réseau des maladies virales importées. Nous avons également un rôle au niveau de lOMS sur le Zika en termes de recommandations.

Cette expertise du CNR est au profit à la fois des forces et de la santé publique. Pour nous, elle est importante en termes de responsabilités. Elle nous permet en effet d’être expert en tant que centre national de référence mais souvent, aussi, d’être les premiers informés, d’une part par nos touristes qui voyagent et qui nous permettent de détecter des circulations de virus qui ne le sont parfois pas dans le pays même, d’autre part par les informations provenant de nos militaires qui sont sur nos théâtres d’opérations. Nous avons ainsi mis en évidence la circulation de certains virus dans des pays africains, dont le virus West Nile à Djibouti ou la fièvre de la vallée du Rift au Mali.

Cette expertise nous permet aussi d’être entraînés. Nous avons en moyenne 5 000 prélèvements par an. C’est une moyenne, mais cela peut aller de 4 000 à 11 000 prélèvements. Nous faisons 20 000 analyses par an portant sur une trentaine de virus en routine. Nos objectifs sont vraiment d’être capables de déterminer l’étiologie pour tout événement épidémique. En particulier sur nos théâtres d’opérations, nous voulons connaître cette étiologie et ceci dans une collaboration à la fois civile et militaire.

Enfin, pour être expert et CNR, il faut également faire de la recherche. Nous faisons essentiellement de la recherche appliquée. Nous sommes une petite équipe mais nous faisons de la recherche sur l’articulation des arbovirus et les caractéristiques de l’infection. Nous développons aussi toujours de l’expertise et de la recherche sur les virus émergents, en développant en particulier de nouveaux outils de diagnostic. Avec une équipe constituée actuellement de trois chercheurs et de six techniciens, nous arrivons à valoriser tout ce travail de recherche scientifique avec, en cinq ans, 80 articles scientifiques publiés dans des revues internationales à comité de lecture.

Toutes ces missions au sein de notre unité sont au profit des forces armées et de la santé publique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci, madame, pour cet exposé succinct mais clair. Nous allons vous interroger afin d’obtenir des précisions par rapport à vos missions. Pouvez-vous nous dire dans quelles conditions et avec quels objectifs le CNR Arbovirus a été fondé ? S’agissait-il d’une demande politique ou d’une initiative de la communauté scientifique ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Je ne suis pas sûre d’être la mieux placée pour répondre à cette question. Je ne connais pas l’origine des CNR au niveau de la santé publique et du ministère de la Santé, donc je ne sais pas. Je vous ai parlé de l’historique au niveau du ministère des Armées. Quand j’étais jeune, j’étais en formation dans le laboratoire de virologie du professeur Aymard au CHU de Lyon. À cette époque, il s’agissait du laboratoire national de référence des entérovirus. Je crois que c’était une institution qui dépendait anciennement de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Toutefois, j’ignore comment s’est faite l’évolution en CNR.

Ce que je pense important, à lheure actuelle, est que les CNR doivent candidater. Il y a un appel à candidatures avec une évaluation des dossiers. Chaque institution, chaque laboratoire qui candidate doit montrer son expertise et sa recherche dans ce domaine. Cest le point qui me paraît le plus important actuellement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelle est la portée de vos travaux de recherche en matière de défense et de protection du combattant ? Le moustique et les arboviroses sont-ils potentiellement des armes biologiques ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. En ce qui concerne les forces armées, la problématique est vraiment celle de problèmes naturels du risque biologique « B », comme on dit. Nos forces étant exposées à des piqûres de moustiques, notre institution est experte dans les deux grosses familles de pathogènes transmis par les vecteurs, le paludisme et les arboviroses. Nous nous intéressons à la protection du combattant contre ces deux risques que sont le paludisme – nous avons un laboratoire qui est le CNR associé au paludisme au sein de l’IRBA – et les arboviroses. Ces arboviroses peuvent être très incapacitantes pour nos forces, comme par exemple le chikungunya qui a un gros impact au niveau opérationnel. Nous travaillons donc sur la détection et la surveillance épidémiologique d’un risque biologique « B » naturel pour nos militaires, d’un risque d’infection naturelle pour nos forces.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont les moyens alloués au titre du CNR ? Qu’est-ce que cela représente en pourcentage du budget de l’IRBA ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. La subvention que nous recevons au titre du centre national de référence des arbovirus représente à peu près 95 % du financement de mon unité. C’est en effet un gros CNR en termes d’activité, pour lequel nous avons un financement à la fois de Santé publique France et de l’assurance maladie. L’institution par elle-même ne finance pour l’instant que 5 % de nos activités. Ce financement est destiné au fonctionnement. Il ne nous permet pas d’acheter du gros matériel.

La problématique en termes de ressources humaines est que, comme nous dépendons du ministère des Armées, il nous faudrait – au niveau du CNR – des contrats à durée indéterminée (CDI) de mission pour remplir nos missions, ce qui est un peu difficile à négocier à l’heure actuelle avec la direction des ressources humaines du ministère des Armées. En ce moment, nous avons à la fois du personnel fixe et des personnels qui sont en contrat à durée déterminée (CDD).

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les CNR ont quatre missions, vous l’avez dit, qui sont l’expertise, le conseil, la contribution à la surveillance épidémiologique, l’alerte. Quelles actions sont menées pour chacune de ces missions ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Je vous ai donné un exemple dans le cas du virus Zika. Nous avons essentiellement une grosse mission de surveillance épidémiologique et d’expertise sur la dengue, le chikungunya, le Zika et West Nile. Ces quatre virus constituent en quelque sorte notre fonds de commerce annuel. À côté de cela, nous avons finalement tous les ans des situations et des émergences nouvelles, ce qui fait que chaque mission est remplie en fonction de la situation épidémiologique de l’année.

Pour prendre l’exemple de cette année, nous avons un foyer d’une trentaine de cas de méningites et d’encéphalites à tiques dans l’Ain, avec une infection via des fromages de chèvre au lait cru. Nous nous occupons d’abord de l’alerte, puis du diagnostic d’expertise et ensuite des recommandations mais, en fait, il est difficile de séparer les différentes missions. Lors de chaque événement épidémiologique, nous avons pour rôle d’assurer la surveillance épidémiologique et l’expertise, tout en sachant quand même que les arbovirus sont très surprenants.

Jai repris lhistorique de nos activités depuis 2013. Nous avons eu lémergence du chikungunya dans les Amériques et dans les Antilles en 2013 – 2014, Zika en 2015 – 2016, un foyer important de West Nile en France métropolitaine en 2018, lémergence de Zika aussi lannée dernière en France métropolitaine et cette année lencéphalite à tiques. Tous les ans, nous avons énormément de surprises. Il faut avoir lesprit très ouvert pour étudier les arbovirus.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment se répartissent vos activités entre les principales arboviroses ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Nous diagnostiquons au laboratoire à peu près une trentaine d’infections à arbovirus différentes. En termes de circulation, le plus fréquent, même au niveau mondial, est le virus de la dengue qui circule largement.

Nous imposons que tout transfert d’échantillons dans notre laboratoire en diagnostic d’expertise soit associé à une fiche de renseignements. Cette fiche précise la notion de voyage, du pays de voyage, les symptômes. En fonction de toutes ces données, c’est nous qui choisissons quels virus nous testons, quel type de technique nous mettons en œuvre pour rendre un diagnostic.

Le plus gros de notre activité concerne quand même, d’une part les virus qui circulent le plus souvent, comme la dengue, d’autre part les virus en surveillance pour de l’émergence, essentiellement West Nile, chikungunya et Zika. Ensuite, tous les autres arbovirus seront testés en fonction de la zone géographique dans laquelle les gens ont voyagé et en fonction des symptômes cliniques.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont les organismes, instances ou agences qui sont les destinataires de vos travaux de surveillance épidémiologique dans le domaine de la santé, dans le domaine de la défense et dans les autres domaines concernés ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Nous fonctionnons dans un lien très proche avec Santé publique France, que ce soit avec les cellules régionales de Santé publique France ou au niveau national. En période de surveillance, nous pouvons nous téléphoner deux à trois fois par semaine. En cas d’alerte ou d’événement anormal, nous communiquons avec cette agence qui, après nos échanges, transmet l’alerte à la direction générale de la santé (DGS). Ces contacts avec Santé publique France sont vraiment très fréquents.

Ensuite, nous avons un rôle d’expertise pour différentes instances publiques de santé. Nous avons essentiellement un travail énorme avec le Haut Conseil de la santé publique, en particulier avec le groupe de travail sur la sécurité des éléments et produits du corps humain (Secproch). Nous réfléchissons à ce qui doit être mis en œuvre pour les arbovirus dans tout ce qui est don de sang et don d’organes.

Enfin, ce que nous faisons pour la santé publique est traduit aussi au niveau militaire. Nous avons un relationnel très étroit avec nos épidémiologistes militaires du service de santé des armées ainsi qu’avec la direction centrale dès qu’il y a une alerte.

Voilà pour ce qui concerne la santé et la défense, mais il faut savoir que le domaine des arboviroses est multidisciplinaire. Nous avons aussi des contacts avec notre correspondant au niveau animal qui est l’équipe de Stephan Zientara, avec Sylvie Lecollinet qui est responsable du LNR West Nile, mais également avec les entomologistes. En fait, nous sommes vraiment dans cette transversalité avec toute la multidisciplinarité que demandent les arbovirus.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Êtes-vous amenée à conseiller des entreprises dans le privé ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Très peu. Étant experte à la Haute Autorité de santé et au Haut Conseil, ma déclaration publique d’intérêts doit être blanche, plus blanche que blanche. Cela peut arriver s’il y a un intérêt de santé publique, comme cela s’est produit par exemple pendant l’émergence du chikungunya en 2013 – 2014. En effet, il n’y avait aucun kit de sérologie sur le marché, très peu de laboratoires pouvaient réaliser cette analyse. En concertation avec le ministère de la Santé et avec Santé publique France, nous avons aidé certains industriels à développer des kits pour que cela puisse vraiment avoir un impact en termes de santé publique.

Toutefois, quand on parle de l’évaluation – et j’y tiens énormément –, si nous devons évaluer les kits, nous n’avons aucun lien avec l’industriel. Nous achetons des kits, nous les payons nous-mêmes, pour les évaluer et pouvoir en donner les caractéristiques.

Lorsque nous avons des contacts avec le privé, c’est plutôt à la demande d’un questionnement de santé publique, dans le cas où nous aurions vraiment besoin de l’aide d’un industriel, sinon nous n’en avons pas.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment s’articule la collaboration entre l’antenne marseillaise du CNR Arbovirus et les antennes océan Indien et Guyane-Antilles ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Au moment de la candidature du CNR, nous avons monté un dossier commun avec ces deux laboratoires. Nous rendons aussi tous les ans un rapport d’activité qui est commun à nos trois laboratoires. Nous essayons d’avoir un maximum d’échanges par mail. Nous avons essayé aussi régulièrement de nous réunir par visioconférence, tout en sachant que nous avons souvent été sous une grosse pression d’alerte et de travail.

Nous avons un peu de mal à nous voir et à nous parler régulièrement. Toutefois, dès que quelque chose se passe qui peut avoir un impact, nous échangeons énormément sur les techniques, sur les recommandations que nous pouvons donner. Nous faisons aussi parfois des échanges de ressources biologiques pour faire du contrôle inter-laboratoires.

Nous essayons donc d’avoir un maximum d’échanges entre nous, tout en sachant que nous sommes quand même tous bien occupés. Malheureusement, nous ne nous rencontrons pas aussi souvent que nous le voudrions.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Est-ce que vous collaborez avec la recherche universitaire française et dans quelles conditions ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Du point de la recherche, nous appartenons à l’unité mixte de recherche (UMR) des virus émergents. Au sein de cette UMR, nous avons bien sûr des collaborations de recherche.

Il faut savoir que notre unité est quand même petite ; nous faisons surtout de la recherche appliquée, en particulier pour connaître – en cas d’émergence d’un nouveau pathogène – la cinétique d’infection. Nous faisons ce dont nous sommes vraiment capables, comme le développement de nouveaux outils de diagnostic.

Nous sommes assez souvent contactés par des laboratoires de recherche, mais souvent plutôt parce que notre laboratoire a les ressources biologiques. Nous pouvons isoler les virus, nous avons des sérums caractérisés et qui seraient nécessaires pour la recherche. Nous avons choisi, avec la direction de l’université d’Aix-Marseille et l’UMR, dans ce cadre des échanges de ressources biologiques, de mettre nos ressources biologiques sur European Virus Archive global (EVAg) qui est une collection européenne de virus. Nous participons à la recherche plutôt par ces ressources biologiques que nous transmettons via EVAg.

Par ailleurs, je fais partie du groupe de pilotage d’Arbo-France dont vous avez probablement entendu parler. C’est un regroupement, multidisciplinaire et transversal, de la veille et de la recherche en arbovirologie. Nous sommes en train d’étudier quels sont les programmes de recherche susceptibles d’être importants à monter et de voir comment nous pouvons les financer. Le gros problème de la recherche en arbovirologie, lorsque c’est de la recherche appliquée, est en effet malheureusement le financement. Nous allons participer à des études de séroprévalence pour savoir à quel niveau les virus ont circulé. Il s’agit vraiment de recherche très appliquée.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vos travaux de recherche participent à la veille sanitaire et épidémiologique en France hexagonale et dans les outre-mer. J’ai compris que le CNR Arboviroses collabore aussi au sein des réseaux européens. Mais collabore-t-il aussi au sein de réseaux internationaux ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Très honnêtement, nous sommes vraiment plus forts au niveau européen qu’au niveau international en termes de collaboration et de réseau.

Toutefois, en termes de veille sanitaire et épidémiologique, nous effectuons une veille en Afrique. Grâce à la présence de nos forces, nous sommes souvent capables de mettre en évidence des émergences. En particulier, l’année dernière, nous avons mis en évidence l’émergence du chikungunya à Djibouti et nous avions été très proactifs.

Je dirais que c’est plus au niveau du travail que nous faisons avec les forces en opérations extérieures que nous avons un impact au niveau international.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment évaluez-vous l’organisation actuelle de la recherche française sur les arboviroses ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Je pense que l’initiative de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) et de REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases (REACTing) de créer ce groupe Arbo-France nous permet vraiment, à l’heure actuelle, de réfléchir tous ensemble aux projets de recherche qui sont les plus importants à mener en termes de santé publique, d’émergence, ainsi que de préparation. Je pense que, par cette organisation d’Arbo-France, nous commençons vraiment à avoir une organisation des spécialistes réellement multidisciplinaire et multi-institutionnelle, qui permet maintenant, je pense, d’avoir un niveau de réponse national.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous de la création d’une agence dédiée à la lutte contre les vecteurs et les arbovirus ? Faut-il l’envisager ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Je pense personnellement qu’il faut déjà savoir comment nous fonctionnons actuellement. Il existe différentes institutions qui collaborent avec une grande transversalité et cela fonctionne très bien. Nous travaillons avec le LNR de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) sur la problématique des zoonoses animales. Notre laboratoire, qui est à la fois CNR et IRBA, collabore avec les épidémiologistes civils avec Santé Publique France et ses cellules d’intervention en région (CIRE), avec le côté alimentaire et avec le côté entomologie. Cette transversalité est finalement suffisante et il n’y a pas besoin d’avoir une institution ou un organisme. Je pense qu’il faut fonctionner sur cette transversalité.

Le point faible à l’heure actuelle concerne la partie entomologie. Auparavant il existait le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV), avec lequel nous avions énormément de relations. Tous les ans, nous avions des réunions vraiment transversales entre entomologistes, infectiologues, vétérinaires, épidémiologistes, virologues pour essayer d’avancer sur la santé publique et tout ce qui est lié aux infections par les vecteurs. Depuis que le CNEV a disparu, l’entomologie est beaucoup moins présente. Nous avions aussi énormément de relations avec les Ententes interdépartementales pour la démoustication (EID), essentiellement l’EID Méditerranée, un opérateur public qui participait vraiment et nous permettait de monter des projets de recherche, de répondre à des foyers ; cette transversalité fonctionnait bien. Maintenant, depuis la disparition du CNEV et le changement des opérateurs pour la lutte anti-vectorielle liée à la santé publique, nous avons l’impression que cela sera un point faible pour les années qui viennent.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Je reviens sur les missions du CNR des arbovirus. Avez-vous des activités de recherche ou de conseil portant sur les vecteurs tels que les moustiques à Aedes aegypti et Aedes albopictus ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Nous ne sommes pas entomologistes. Sur ce domaine, nous travaillons plutôt sur la détection du virus dans ces vecteurs, c’est-à-dire que nous collaborons avec les entreprises qui, lors d’une émergence, essaieront de faire de la lutte anti-vectorielle mais aussi de la capture pour savoir quel virus circule et à quel niveau. Ces vecteurs une fois identifiés, dont par exemple Aedes albopictus en France métropolitaine, nous seront envoyés pour que nous effectuions la détection du virus dans ces vecteurs. C’est sur ce point que nous avons un certain niveau d’expertise, mais pas sur l’entomologie de base, c’est-à-dire la capture et l’identification des vecteurs.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Ma deuxième question est très localisée : lorsque j’étais directeur de cabinet de la ville de Fréjus au milieu des années 2000, nous avons eu plusieurs épisodes de fièvre du Nil occidental (West Nile) détectés au niveau des étangs de Villepey. Est-ce que vous avez une récurrence sur ces secteurs ou dans d’autres étangs de notre région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), comme à Hyères ou en Camargue ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. En effet, le virus West Nile demanderait beaucoup de projets de recherche appliquée. C’est vraiment une surprise. C’est vrai qu’il a beaucoup circulé en Camargue. C’était vraiment son lieu de prédilection et c’est là que nous nous attendons tous les ans à le trouver.

Mais ces dernières années, l’épidémiologie de West Nile a énormément changé. La plus grosse émergence a été en 2018 dans les Alpes-Maritimes et essentiellement dans la ville de Nice, dans un périmètre très urbain, pas du tout comme la Camargue, avec cette eau et cet environnement d’oiseaux qui arrivent. Nous sommes très surpris par cette nouvelle circulation.

L’année dernière, nous avons eu deux cas dans le Var. C’est un peu incompréhensible. Tous les ans maintenant, nous avons de nouveaux foyers de West Nile dans des zones auxquelles nous ne nous attendions pas forcément. Je pense qu’il y a des études à faire.

Bien sûr, ce virus est lié aux moustiques vecteurs Culex, qui peuvent être urbains ou ruraux, lié aux oiseaux migrateurs, lié à une endémicité peut-être qui se crée au niveau de certains environnements écologiques particuliers. Il faut savoir que, en Italie, le virus est devenu endémique. Il est possible que le gros foyer que nous avons eu en 2018 dans les Alpes-Maritimes soit lié à un transfert passif de l’Italie à la France.

Il y a beaucoup d’incompréhensions sur le West Nile. Il y a à la fois des cas humains et des cas animaux. Je vous ai cité l’épidémiologie au niveau humain. Mais au niveau animal, les foyers que nous trouvons parmi les chevaux ne sont pas dans les mêmes régions que les foyers humains. C’est assez surprenant. L’année dernière, il y a eu des cas chez des chevaux en Corse. On sent que toute cette région PACA est vraiment une région où une émergence peut arriver régulièrement et pas forcément seulement dans des zones marécageuses.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Pas forcément marécageuses, mais côtières. Nous avons vu dans nos auditions précédentes que les moustiques avaient une tendance à s’élever en altitude et même à dépasser des barrières ou des limites que l’on croyait impossible de franchir auparavant. Mais les cas que vous recensez sont quand même liés au littoral.

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Non, ce n’est pas forcément lié au littoral. Je crois que Culex est présent partout en France. L’année dernière, il me semble – je ne voudrais pas dire de bêtises mais je crois que je n’en dirai pas – que les premiers cas de West Nile ont été recensés en Allemagne.

Ce n’est pas comme avec Aedes albopictus, qui est arrivé dans le Sud et qui est monté petit à petit, y compris en en altitude. Culex est vraiment présent partout. Il lui faut une niche écologique, en termes de migration des oiseaux je crois. En fait, le West Nile émerge par la migration des oiseaux, souvent d’Afrique. Ils vont se reposer dans un endroit, infecter le moustique et le moustique infecte des oiseaux autochtones. C’est vraiment un cycle très compliqué et très particulier. Effectivement, chez nous, c’est essentiellement sur le pourtour de la France, mais il faudrait voir les réseaux des oiseaux migrateurs en termes de cheminement sur la France métropolitaine.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Auriez-vous d’autres réflexions à porter à la connaissance de la commission d’enquête ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Je crois que nous faisons un métier passionnant. Ce qui est vraiment important est de garder cette dynamique, cette opérationnalité entre beaucoup de disciplines différentes, d’avoir cette opportunité de travailler vraiment en transversalité.

C’est cela qui est important et c’est important pour les alertes, c’est important pour le conseil. Nous le voyons, au niveau du Haut Conseil de la santé publique où le travail qui est réalisé, qui est très transversal, est vraiment de très haute qualité.

Il est un peu regrettable, comme nous en avons eu le sentiment récemment au niveau du ministère de la Santé et de la DGS, que certaines réunions très transversales que nous avions auparavant commencent à disparaître. Nous arrivons à les faire entre personnes opérationnelles, mais je crois qu’il faut vraiment toujours travailler ensemble. C’est un sujet tellement complexe qui demande beaucoup de disciplines différentes. Il faut vraiment continuer à travailler dans cette voie.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Dans une période comme celle que nous venons de vivre, où nous avons tous été soumis à la dure loi de la Covid-19, y a-t-il des passerelles, en termes de recherche, qui se sont faites avec les chercheurs qui essaient de comprendre les mécanismes inhérents au coronavirus ? Avez-vous vous-même essayé de regarder, si sur vos sujets d’observation habituels, il y avait des apparitions anormales ou des choses à mettre en lien avec ces recherches de vos collègues ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Dans cette période très compliquée pour tout le monde, nous avons fait un choix différent que celui réellement de la « recherche », entre guillemets. Nous avons considéré que nous avions une grande expertise dans la détection du génome viral. Comme je vous le disais, nous y sommes très entraînés et parfaitement prêts. Pour détecter un virus, que cela soit SARS-CoV-2 ou la dengue, les techniques et les plateformes utilisées sont identiques.

Nous avons aussi une grande expérience et une grande expertise sur la caractérisation de la réponse anticorps en détectant des anticorps neutralisants dans un laboratoire de classe 3, puisque tous nos virus sont de classe 3 et que le SARS‑CoV-2 l’est aussi.

Nous avons donc décidé de translater ce que nous savons très bien faire sur les arbovirus sur le SARS-CoV-2. En ce qui concerne les populations militaires, nous avons fait une grosse investigation épidémiologique pour les marins-pompiers de Marseille parmi lesquels il y a eu un cluster. Nous sommes aussi intervenus dans des EHPAD. En termes de résilience, nous avons décidé d’aider, de participer collectivement ce qui se passait au niveau national, mais sur ce que nous étions capables de bien faire et que nous savions bien maîtriser.

Ensuite, tout cela a été relayé bien sûr au sein de notre unité mixte de recherche, en ce qui concerne notre institut IRBA également au niveau des équipes de Brétigny, pour répondre à différentes questions. Ces questions assez simples concernent la cinétique de la présence du virus dans la sphère pharyngée, la cinétique d’apparition des anticorps neutralisants. Nous avons un projet pour étudier combien de temps les anticorps sont présents.

Nous avons donc essayé de faire ce que nous savons bien faire et de l’appliquer à des projets de recherche appliquée et de recherche clinique, à la fois avec les laboratoires civils et le service santé des armées.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. À propos de ces anticorps neutralisants, est-ce que, dans le domaine des arboviroses il existe des seuils de population immunisée, comme pour la Covid dont on sait qu’il faudra avoir une certaine proportion de la population immunisée ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Oui, tout à fait. De telles études ont déjà été réalisées. C’est ce qu’on appelle des études de séroprévalence. Cela a été réalisé en particulier en Martinique et en Guadeloupe, pour le chikungunya mais aussi pour le Zika. Souvent, c’est réalisé avec l’Établissement français du sang avec lequel nous collaborons énormément et qui fait partie de notre unité mixte de recherche. Nous regardons la réponse neutralisante, c’est-à-dire une réponse protectrice. Pour les arbovirus en tout cas, nous sommes capables de montrer qu’il y a un certain niveau d’immunisation de la population qui explique pourquoi le chikungunya, par exemple, ne circule plus à l’heure actuelle. En fait, lorsqu’une certaine proportion de la population – c’est souvent 50 ou 60 % – est immunisée, alors la circulation du virus s’éteint. C’est beaucoup plus facile dans les îles que sur des continents où la circulation et la dynamique sont un peu plus compliquées.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Si vos budgets venaient à s’accroître, hormis en termes de personnel, puisque nous avons compris que vous n’étiez pas nombreux, auriez-vous des pistes ou des bons usages à faire d’une augmentation de vos budgets ?

Dr Isabelle Leparc-Goffart. Oui, tout à fait. Vous avez bien vu la taille de l’équipe. Nous recevons tous les jours 20 à 30 prélèvements. Nous avons une routine de diagnostic qui est obligatoire avec plusieurs postes. Nous avons un poste avec tout ce qui se passe, tout ce qui se fait au niveau du laboratoire P3 puisque c’est un laboratoire de confinement, toute la caractérisation sérologique et la caractérisation moléculaire.

Notre partie recherche et développement de nouveaux outils et préparation nous permet d’être préparés pour une éventuelle nouvelle émergence et c’est très important. C’est tout bête, mais avant que Zika émerge en Polynésie française, nous avions commencé à nous préparer en faisant de la veille. Je ne sais pas pourquoi nous avions senti qu’il pouvait se passer quelque chose. Nous avions développé tous les outils.

Mais vu la taille de l’équipe et le travail de routine que nous devons réaliser au laboratoire, notre marge pour tout ce qui est développement, recherche et préparation à l’émergence est un peu faible.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Je vous remercie pour la clarté de vos réponses et de votre exposé qui nous ont permis de bien progresser. Le document que vous avez diffusé en préambule permettra aussi à chacun de mieux resituer le travail que vous faites.


16.   Audition du Dr Dominique Voynet, directrice générale de l’Agence régionale de santé (ARS) de Mayotte, et du Dr François Cheize, directeur de la veille et sécurité sanitaire, santé milieux de vie, coopération internationale, conseiller sanitaire de zone, au sein de l’Agence régionale de santé de La Réunion (8 juin 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Nous entendons maintenant en audition conjointe le Dr Dominique Voynet, directrice générale de l’agence régionale de santé de Mayotte et le Dr François Cheize, directeur de la veille et sécurité sanitaire, santé milieux de vie, coopération internationale, conseiller sanitaire de zone, au sein de l’agence régionale de santé de La Réunion.

Depuis le 1er janvier, chaque département de l’Océan Indien dispose d’une ARS de plein exercice. Ils doivent faire face aujourd’hui à deux épidémies simultanées, de dengue et de Covid-19. Par ailleurs, le décret du 29 mars 2019 a doté les ARS de compétences renforcées en matière de lutte antivectorielle depuis le 1er janvier 2020.

Madame la ministre, monsieur, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine ou quinzaine de minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Madame, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mme Voynet et M. Cheize prêtent serment.

Je vous remercie, vous avez la parole.

Dr Dominique Voynet, directrice générale de lARS de Mayotte. Merci pour cette occasion qui nous est donnée d’exposer la politique de lutte antivectorielle à l’ARS de Mayotte. Il aurait sans doute été plus rationnel de commencer par François Cheize qui a été directeur de la veille et de la sécurité sanitaire de l’ARS de l’océan Indien et qui a donc une vision globale tout à fait complète puisqu’il sait ce qu’il s’est passé avant le 1er janvier, date à laquelle l’ARS de Mayotte est devenue indépendante de l’ARS de La Réunion.

Mon arrivée à l’ARS a coïncidé avec le début d’une importante épidémie de dengue, la plus importante qu’ait jamais connue Mayotte. Nous avions connu une très grosse épidémie de chikungunya en 2011, des épidémies de dengue à plusieurs reprises, mais c’est la première fois que nous avons plus de 4 000 cas de dengue en quelques semaines. Ce chiffre ne rend compte que très imparfaitement de l’importance réelle de l’épidémie puisque, après quelques semaines et dans le contexte de la coexistence avec l’épidémie de Covid-19 et de la concurrence pour les tests Polymerase Chain Reaction (PCR) avec la Covid-19, nous avons cessé de diagnostiquer de façon biologique l’ensemble des cas de dengue. Nous savons néanmoins par le réseau de surveillance syndromique qu’il n’y a pas une famille de Mayotte qui ait échappé à la dengue. Je dois signaler l’existence de cas graves puisque nous avons plusieurs centaines d’hospitalisations pour dengue durant les mois de janvier à avril-mai. Seize décès sont imputés à la dengue pour ce début d’année. Pendant longtemps, on a considéré que la dengue tuait plus que la Covid‑19 à Mayotte.

Comment nous sommes-nous organisés ? Nous avons soixante-cinq agents dans notre service de lutte antivectorielle. Nous avons rajouté à ce service dix personnes, recrutées au moment où l’épidémie s’est renforcée. Il faut y ajouter des pompiers volontaires du service départemental d’incendie et de secours (SDIS) et des jeunes du régiment de service militaire adapté (RSMA) qui sont en train de se former pour passer le certificat Certibiocide. Ils pourront ainsi venir en renfort dans les communes dans lesquelles l’ARS ouvre des chantiers de lutte contre les moustiques.

Le titre de votre commission d’enquête évoque la propagation des moustiques Aedes mais, sauf si vous y mettez votre veto, j’ai considéré que nous étions amenés à faire le point sur l’ensemble des maladies à propagation vectorielle. Nous avons en effet toujours une sorte de fond, à bas bruit, de paludisme qui est véhiculé par les Anopheles même si l’épidémie de dengue en cours concerne plus spécialement les Aedes.

Ce qui est intéressant dans cette période, cest quune bonne partie de la population de Mayotte, qui a un assez faible niveau de formation et déducation, confond encore le paludisme et la dengue, nest pas consciente du fait que ce ne sont pas les mêmes moustiques dans les mêmes écosystèmes qui transmettent ces deux maladies, que les stratégies de lutte nappellent pas forcément les mêmes mesures.

Je voudrais vous parler de la place que prend la lutte antivectorielle dans les effectifs de l’ARS, de cette toute jeune ARS née le 1er janvier dernier : plus de 50 % des effectifs sont consacrés à la lutte antivectorielle, avec des agents qui ont connu de nombreux avatars professionnels, qui ont souvent commencé leur carrière de façon informelle, payés de la main à la main par les services de l’État dans les années 1970-1980. Ils sont passés par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), ont parfois été agents du Département avant d’être fonctionnarisés et titularisés dans leur poste très tardivement, au cours des années 2000 ou même 2010 pour certains d’entre eux. Ces agents ont un niveau de formation initiale très bas. Beaucoup ne savent pas conduire, ce qui complique les interventions de terrain. Certains ne sont pas francophones et l’encadrement de ces agents, très nombreux, souvent très âgé, n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’on attend d’un service de lutte antivectorielle efficace.

Nous avons l’obligation d’aller au-delà de l’exécution des tâches rituelles de la lutte antivectorielle pour avoir une approche de plus en plus stratégique, construite avec les communes, avec les intercommunalités, avec le Département, avec les services de l’État, avec les entreprises publiques ou privées qui sont sur le territoire de Mayotte.

Je ne sais pas si vous souhaitez que je détaille les actions qui sont conduites pour lutter contre le paludisme et contre la dengue, mais nous sommes confrontés à deux types de moustiques : d’un côté l’anophèle, qui vole bien, qui vole loin des maisons, qu’on rencontre dans tous les milieux humides avec de l’eau stagnante et, de l’autre, l’Aedes qui est commensal de l’être humain, qui est beaucoup dans les maisons, qui vole assez mal et que nous allons donc traquer plutôt à proximité immédiate des êtres humains.

Cela a des conséquences concrètes sur les formes de l’action. Par exemple, au moment du confinement lié au coronavirus, c’était bien plus compliqué que d’habitude d’intervenir dans les maisons où se trouvaient les personnes confinées. On ne pouvait pas réellement faire l’ensemble des actions prévues pour éliminer les gîtes larvaires et traiter éventuellement les surfaces contre le moustique en présence de personnes qui étaient confinées dans ces maisons.

Je suis prête évidemment à répondre à vos questions techniques sur le type de produit utilisé et les modalités de pulvérisation, qu’il s’agisse d’une pulvérisation à la main, de pulvérisation avec des véhicules, etc.

Ce qui me paraît très important, c’est d’insister sur le fait que nous n’avons jamais cessé d’intervenir contre la dengue pendant toute l’épidémie de coronavirus, avec un problème qui reste très présent et qui constituera une sorte de fil rouge de mon intervention : c’est que l’ARS, dans les départements d’outre-mer comme dans les départements du pourtour méditerranéen par exemple, est une agence régionale de santé.

Elle a des forces limitées en ce qui concerne les interventions de terrain. Elle ne peut pas se substituer à l’ensemble des communes ou des intercommunalités ou des acteurs publics et privés. Pourtant, on a tendance à appeler l’ARS à chaque fois que l’on voit des moustiques : « Merci de venir traiter mon jardin », « Merci de venir enlever les encombrants qui sont dans ma rue », « Merci de faire la lutte mécanique que la commune na pas faite ». Dans les propositions que vous pourrez être amenés à faire, j’insisterai beaucoup sur le fait que l’ARS ne peut pas se substituer aux responsabilités des collectivités locales.

À Mayotte, c’est d’abord la faillite de certaines communes qui explique que le moustique prolifère. Les gouttières ne sont jamais curées, les fossés non plus, les vieilles machines à laver, les vieilles carcasses de voitures qui s’accumulent partout expliquent largement le fait que le moustique se sente bien à proximité des zones habitées et qu’il se multiplie plus rapidement que l’ARS n’arrive à traiter ou à éradiquer les gîtes.

On ressent une vraie difficulté liée à labsence de culture du moustique à Mayotte, dune façon paradoxale. Les gens ont commencé à intégrer le cycle des moustiques pour ce qui concernait le paludisme. Ils savent par exemple quinstaller une moustiquaire pourrait les protéger, mais ils nont pas réellement les bons réflexes concernant la dengue, notamment quand ils sont eux-mêmes touchés par la maladie. Lidée quil faille se mettre, par exemple, du repellant chimique pour protéger ses proches pour ne pas être repiqués et ne pas faciliter le fait que le moustique se recontamine à votre contact, nest pas quelque chose de très largement répandu.

Toute stratégie de lutte contre les moustiques doit se faire par une sorte de mobilisation générale de la société. C’est comme cela que l’on peut y arriver. On a failli y arriver à Mayotte cette année, quand le moustique a commencé à apparaître dans une des communes du nord de l’île, à Mtsamboro. La commune était fort sale, la collectivité ne s’était pas réellement mobilisée, mais le maire et son équipe, en pleine campagne municipale, ont accepté de le faire. Ils ont mobilisé les centaines de personnes pour obtenir un nettoyage général de la commune. En vain, puisque le syndicat intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères, qui était censé venir ramasser les ordures, ne l’a pas fait malgré des appels répétés de l’ARS. Les habitants se sont donc découragés et le moustique est reparti de plus belle.

On voit bien que, si nous voulons être efficaces, il ne faut pas sous-traiter à l’ARS le soin de réussir une mobilisation qui suppose que, maison par maison, rue par rue, commune par commune, quartier par quartier, on ait vraiment un travail d’élimination des gîtes larvaires, de traitement des eaux stagnantes, d’enlèvement des ordures et des encombrants, sauf à répandre effectivement des insecticides de façon rituelle et régulière, avec une inefficacité patente à l’arrivée.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Si notre commission travaille principalement sur les moustiques Aedes, nul doute que notre rapporteure aura également des questions sur les anophèles.

Dr François Cheize, directeur de la veille et sécurité sanitaire, santé milieux de vie, coopération internationale, conseiller sanitaire de zone, au sein de lARS de La Réunion. Je pense que nous aurons à exposer beaucoup de sujets en commun avec ce que vient de faire Dominique Voynet parce que, effectivement, nous retrouvons les mêmes difficultés, peut-être pas dans les mêmes proportions.

La situation est un peu différente à La Réunion puisque le paludisme a été éradiqué. Nous avons actuellement une épidémie de dengue qui a émergé depuis la toute fin de l’année 2017. Il y a eu une première vague épidémique en 2018 avec 6 700 cas confirmés, 173 hospitalisations et 6 décès. Une seconde vague de plus grande ampleur a été observée à partir de janvier 2019, avec un pic à la mi-avril à plus de 1 600 cas confirmés par semaine, soit environ 3 800 cas cliniquement évocateurs estimés par semaine. À partir d’avril 2019, une dispersion des cas a été observée et le virus s’est progressivement répandu quasiment sur l’ensemble du territoire, après un départ épidémique essentiellement au sud et un peu à l’ouest.

Le bilan pour 2019 est donc important. L’Institut Pasteur a fait une projection qui, fort heureusement, était trois à cinq fois supérieure à ce que l’on n’a pu constater en réalité. On peut peut-être le mettre sur le compte de l’efficacité la lutte antivectorielle. Cela sera analysé ultérieurement. En 2019, il y a donc eu au total 18 000 cas confirmés et plus de 50 000 cas estimés, 1 623 hospitalisations de plus de 24 heures et 14 décès dont 9 directement liés à la dengue.

La situation se modifie entre 2018 et 2019. En effet, nous avions essentiellement à La Réunion des épidémies du sérotype de type 2 de la dengue et c’est ce sérotype qui apparaît effectivement fin 2018. Mais, à la fin de l’année 2018 et surtout au cours de l’année 2019, apparaît un sérotype de type 1. Nous nous retrouvons donc en 2019 avec deux types de dengue qui cohabitent. De plus, à la fin de l’année 2019 et en 2020, un troisième sérotype, de type 3, apparaît à l’est de l’île. Les trois sérotypes circulent en effet dans la zone.

Les projections qui avaient été faites par l’Institut Pasteur ne prenaient en compte pour 2020 que le sérotype de type 2 et ne tenaient pas compte des infections par le sérotype de type 1 qui s’est développé de façon assez massive. À ce moment, les projections montraient donc une diminution assez forte de l’épidémie, voire une vaguelette comme cela a été dit par l’Institut Pasteur qui, malheureusement, n’avait pas pris en compte l’arrivée de ce sérotype de type 1. Les choses se sont donc à nouveau aggravées et tout s’est passé comme si, en particulier dans le sud et dans l’ouest, le sérotype de type 2 était remplacé par le sérotype de type 1. Nous avons donc constaté une nouvelle montée en puissance de l’épidémie de dengue et un maintien à un niveau important au cours de cette année.

Pour vous donner une idée des intervenants et faire un parallèle avec ce que disait Dominique Voynet, durant les années 2018, 2019 et 2020, le nombre maximum d’agents sur le terrain oscille entre 160 et 200. Il diminue à 160 en 2020 et on peut comprendre les raisons pour lesquelles il a diminué en 2020. Il est important de souligner le nombre de périmètres d’intervention contrôlés pendant les années 2018, 2019 et 2020 : pour 2018, 6 200 périmètres, pour 2019, 8 400 périmètres et, pour le début de l’année 2020, 2 300 périmètres. Il s’agit du nombre de terrains sur lesquels nous intervenons. Cela fait un total de 16 960 périmètres, ce qui est un nombre assez important. Nous avons réalisé également 70 500 visites domiciliaires en 2018. En 2019, le nombre de visites est monté jusqu’à 101 000 et, en 2020, nous avons déjà fait 38 000 visites, et ce malgré la crise de Covid-19. Nous avons donc fait un nombre total de visites domiciliaires de 209 500, ce qui montre effectivement une intervention assez massive des équipes pour faire face. Cela peut expliquer le fait que les chiffres constatés sur le terrain, en tout cas pour 2019, sont plus faibles que ce qui avait été annoncé par l’Institut Pasteur.

À propos des sérotypes et des vagues épidémiques successives, nous sommes actuellement dans une situation nécessitant un peu de temps pour l’analyse. Nous pensons qu’une partie de la population qui a été fortement touchée, en particulier dans le sud et dans l’ouest, a pu s’immuniser vis-à-vis du sérotype de type 2, mais le sérotype de type 1 s’y est ensuite substitué. C’est probablement la raison pour laquelle les estimations de l’Institut Pasteur étaient plutôt optimistes pour l’année 2020. Malheureusement, le sérotype de type 1 circule aux Seychelles, à Mayotte et partout dans la zone, de même que celui de type 3, ce qui leur a permis de se diffuser sur le territoire.

En ce qui concerne les intervenants, je vous ai donné des chiffres, mais je ne vous ai pas dit qui ils étaient. Ce sont des intervenants de l’ARS – 110 agents actuellement dont 47 intérimaires – et 50 membres du SDIS qui nous accompagnent depuis le début de l’année et qui continueront à le faire. Ils ont été amenés à le faire précédemment en 2019 comme ils avaient été amenés à le faire en 2018. Nous avions même eu en 2019 le renfort du RSMA et de la sécurité civile. À ce jour, nous avons une continuité tout à fait appréciable et tout à fait efficace avec le SDIS. Les applicateurs sur le terrain constituent donc un groupe d’environ 150 personnes, qui sont soit des membres du SDIS titulaires du certificat Certibiocide et peuvent donc intervenir, soit des agents de l’ARS, soit des intérimaires qui ont été formés.

Je voudrais aussi souligner le fait que les études qui sont menées pour apprécier l’efficacité des actions ont montré que, dans 70 % des cas, il n’y a pas eu de cas secondaires de dengue dans les périmètres, dans les quarante jours qui suivent une intervention effective à pied des agents de la lutte antivectorielle (LAV). Je pense que c’est un élément important, surtout si on le compare à un autre 70 %, correspondant à l’apparition de cas secondaires lorsque les agents de la LAV n’ont pas pu intervenir. C’est un des éléments qui nous amène à répondre positivement à la demande de l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) pour pouvoir analyser de façon plus fine l’efficacité de la lutte antivectorielle. Les résultats militent en faveur de l’efficacité, mais encore faut-il que nous puissions aller plus en finesse. Pour l’instant, en ce qui concerne l’intervention de la LAV et particulièrement les interventions à pied, ces résultats préliminaires sont en faveur des réponses qui sont apportées actuellement à l’épidémie qui est multiple du fait du nombre de sérotypes différents.

En tout état de cause, le sujet qui nous pose le plus de problèmes, c’est le peu d’implication ou l’insuffisance d’implication, peut-être moins criante qu’à Mayotte, des maires et des intercommunalités dans leurs missions de police sanitaire. Ces missions sont prévues, elles sont rappelées chaque année par des arrêtés par les préfets. Il s’agit d’agir pour renforcer l’entretien des sites, renforcer la propreté urbaine, renforcer l’entretien des bâtiments, intervenir dans le domaine privé en cas de refus ou d’absence du propriétaire. Ce sont des éléments qui sont très difficiles à faire passer malgré une action très coordonnée entre la lutte antivectorielle bien sûr, le SDIS et la préfecture.

J’ai oublié de le dire, nous sommes au niveau 3 du plan ORSEC, sous l’autorité du préfet, avec un soutien très fort de la part de la préfecture.

Malgré ces soutiens, malgré ces rappels réguliers, de la part à la fois de la préfecture et de l’ARS, auprès de l’intercommunalité et auprès des mairies, il y a effectivement peu d’interventions de leur part sur les sujets qui devraient être tout à fait prioritaires.

On ne peut pas comparer ce que doivent faire les applicateurs sur le terrain, qui sont, comme nous l’avons dit, 150 répartis sur l’ensemble de l’île et ce que doit faire l’ensemble d’entre nous, la population, les mairies, parfois les intercommunalités, pour nettoyer, pour enlever les gîtes larvaires et pour rendre la situation saine comme elle devrait l’être.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je rebondis sur ce que nous a indiqué Mme Voynet concernant les difficultés du territoire de Mayotte par rapport à la prise en charge de cette lutte par les maires qui disposent en premier lieu des pouvoirs de police mais qui, force est de le constater, ne veulent pas ou ne comprennent pas ou ne peuvent pas assumer leur rôle, ce qui fait que la dengue a pu sévir sévèrement dans nos territoires.

Pourriez-vous nous présenter les actions de lutte antivectorielle menées par l’ARS ? Les épidémies de dengue en cours ont-elles conduit à la mise en place de plans spécifiques de prévention de crise en matière de lutte antivectorielle ?

Dr Dominique Voynet. Je vais me concentrer sur la dengue, tout en sachant évidemment que nous avons en même temps des cas de paludisme.

Nous avons concentré notre action en matière de paludisme, outre les études et les enquêtes épidémiologiques et entomologiques autour des cas, sur la distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticide, notamment au contact des cas avérés, mais aussi chez les femmes enceintes. Nous avons pu, avec des fins de crédits de l’année dernière, acheter suffisamment de moustiquaires imprégnées pour rééquiper l’ensemble des femmes enceintes de l’île, la dernière distribution généralisée de moustiquaires datant déjà de 2011. Ce ne sont pas les mêmes insecticides qui sont utilisés pour lutter contre le paludisme mais, dans ce contexte de l’épidémie de dengue, nous n’avons pas du tout utilisé d’insecticide pour lutter contre le paludisme. Nous nous sommes contenté des moustiquaires, de l’information et de la surveillance entomologique.

Pour ce qui concerne la lutte contre la dengue, nous faisons bien sûr des enquêtes épidémiologiques et entomologiques autour des cas, l’éradication des gîtes larvaires soit directement par les agents de lutte antivectorielle soit par le biais d’une sensibilisation, d’une formation d’agents communaux, de membres d’associations, d’enseignants. Nous avons vu par exemple qu’il y avait énormément de cas de dengue dans les villages autour des personnes âgées. Les centres communaux d’action sociale (CCAS), les associations… ont été mobilisés, cette action s’inscrivant dans le cadre de notre volonté d’installer à Mayotte un réseau de santé communautaire pour aller au plus près du terrain.

La sensibilisation des habitants en porte-à-porte permet de dire des choses précises sur l’écologie du moustique, sur la différence qu’il peut y avoir entre le paludisme et la dengue. Cela a permis aussi d’expliquer à beaucoup d’habitants que le coronavirus, contrairement à ce qu’ils pensaient, n’est pas véhiculé par le moustique.

La pulvérisation d’insecticides en extérieur a évolué avec le coronavirus. Nous privilégions le travail à pied avec des petites équipes qui vont vraiment au plus près des habitants, qui ne pulvérisent jamais pour solde de tout compte mais qui acceptent de pulvériser quand le travail préalable de sensibilisation, d’éradication des gîtes, de traitement des eaux stagnantes a été fait.

Ce travail se fait dans un rayon de 50 mètres autour des maisons hors épidémie. Pendant l’épidémie de coronavirus, nous avons été amenés à faire évoluer notre dispositif en privilégiant, dans les endroits les plus fortement infestés par les moustiques, des épandages d’insecticides par pulvérisateur monté sur un véhicule dans certains villages où c’était évidemment difficile d’intervenir au plus près des habitants. C’était une façon de protéger nos agents. C’était aussi une façon de protéger les habitants eux-mêmes de nos agents. Cela nous a amenés à travailler de nuit. Nos équipes travaillaient à partir de deux ou trois heures du matin jusqu’au petit jour pour éviter d’épandre des insecticides trop près des habitants et à un moment où ceux-ci pouvaient éventuellement être sortis de leur maison.

Nous avons traité de façon plus systématique les établissements scolaires, les établissements médico-sociaux, les sites recevant du public, la zone de l’aéroport qui est toujours un site très impacté par le moustique.

Je terminerai par le travail de sensibilisation des habitants. On peut détailler tout le travail qui a été fait avec un souci particulier en porte-à-porte, mais aussi des campagnes d’information – au-delà de ce que j’ai décrit tout à l’heure via les associations ou les écoles – dans les principaux médias et dans les trois langues utilisées à Mayotte, le shimaoré, le shibushi et le français.

Dr François Cheize. Pour La Réunion, je vais souligner les actions qui sont menées lors des campagnes de sensibilisation. La mobilisation sociale vise à encourager l’adoption par le plus grand nombre de comportements individuels protecteurs, dont trois fondamentaux. L’essentiel est d’avoir des messages relativement simples mais qui sont répétés à l’envi. Ce qui a bien montré au départ la nécessité de répéter des messages dont nous avons dû limiter le nombre, c’est que nous avions besoin d’être plus en lien avec la population et, également, de faire intervenir d’autres acteurs que ceux de la lutte antivectorielle.

Ces trois messages sont :

 prévenir et limiter les conditions propices au développement de moustiques ;

 se protéger contre les piqûres de moustiques, y compris lors des voyages ;

 consulter son médecin en cas de signes évocateurs de maladies vectorielles.

La situation peut paraître simple mais, d’une certaine façon, a eu du mal à être bien perçue au départ de l’épidémie : la dengue est considérée, probablement en comparaison avec le chikungunya, comme une maladie bénigne, une « grippette » comme il a été dit à l’époque. Malheureusement, les décès qui se sont produits par la suite et les cas graves ont montré le contraire.

Il a fallu intervenir, simplifier le contenu des messages, aller vers des publics cibles plus à risque, en s’appuyant sur des relais d’opinion, à la fois des relais d’opinion très populaires et des relais d’opinion associatifs. Plus de 500 actions ont été menées chaque année, avec la réalisation et la mise à disposition de support d’information, l’animation d’un réseau de partenaires relais, des interventions programmées auprès des publics cibles, dans les écoles, dans les diverses associations professionnelles et l’organisation, dans les médias, de campagnes de communication. Nous avons réussi à faire, depuis le début de l’année 2018, près de neuf campagnes de communication complètes qui ont été menées avec un budget conséquent. Ces campagnes allaient du contact direct avec la population, ce que fait déjà la lutte antivectorielle, à des supports médias digitaux et des campagnes télévisées, à la radio, dans les journaux ou avec des affiches. Ces campagnes de sensibilisation ont été faites avec une mobilisation des associations notamment, et avec l’aide de la préfecture.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Mme Annelise Tran nous a présenté lors de son audition les outils de modélisation des populations d’Aedes albopictus, AlboRun et Arbocarto, et nous a indiqué que ces modèles avaient été développés par l’ARS de l’océan Indien. Où en est l’utilisation de ces outils par vos services ? S’avèrent-ils efficaces ?

Dr Dominique Voynet. L’ARS de Mayotte n’a reçu qu’il y a deux semaines l’outil Arbocarto qui nous a été envoyé par la direction générale de la santé (DGS). Les équipes sont en train de regarder comment elles vont l’utiliser. Elles l’attendaient avec impatience.

Dr François Cheize. L’objectif de cette modélisation est la surveillance épidémiologique en fonction de la distribution spatiale et temporelle des gîtes productifs. L’outil mis en place par Mme Annelise Tran est un outil de modélisation qui nous permet d’avoir une idée du nombre et de la densité de moustiques dans les différentes zones. Il a été développé en lien avec le centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et l’institut de recherche pour le développement (IRD).

C’est un outil de prédiction des densités vectorielles en fonction des conditions météorologiques, de la pluviométrie et de la température. Il nous permet d’orienter nos actions et de les anticiper, en fonction des densités de moustiques. C’est un outil réellement efficace que nous utilisons régulièrement parce qu’il nous est précieux en permanence. On ne peut que se féliciter de cette action commune CIRAD-IRD et des données que nous avons pu transmettre en termes de surveillance entomologique et de distribution spatiale et temporelle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Certaines campagnes de lutte contre les moustiques font l’objet de recours administratifs de la part d’associations, notamment pour insuffisance de l’évaluation des incidences Natura 2000. Comment intégrez-vous ces critiques ? Avez-vous des liens avec le monde associatif ?

Dr Dominique Voynet. J’imagine que les campagnes de lutte contre le paludisme exposent beaucoup plus les ARS à des recours de la part d’associations de protection de l’environnement, puisque l’on est amené dans ces situations à traiter des zones humides particulièrement fragiles, ce qui n’est pas le cas avec la dengue.

Nous avons vraiment traité de façon ciblée, nous continuons à le faire de façon ciblée, à proximité des habitations, dans les lieux où nous éradiquons les gîtes et où nous sommes confrontés à des quantités importantes de moustiques. Nous avons actuellement plus de plaintes d’associations qui considèrent que nous ne traitons qu’avec trop de scrupules que de recours d’associations pour insuffisance d’évaluation des incidences au titre de Natura 2000. À vrai dire, nous n’avons pas retrouvé trace de plainte associative ou de recours pour ce motif à Mayotte.

Dr François Cheize. En ce qui concerne les recours, notamment en zone Natura 2000, l’écologie particulière d’Aedes albopictus n’est pas propice à l’intervention sur des zones qui ne sont pas urbaines. Les interventions par insecticides sont réalisées uniquement en zone urbaine, autour des lieux de fréquentation des malades, avec bien sûr des précautions pour limiter autant que possible l’impact sur l’environnement. Les produits insecticides sont appliqués à ultra bas volume, avec des dosages 15 à 20 fois moins importants que les doses utilisées en usage agricole. Ils ne sont utilisés dans les zones d’espaces protégés ou naturels, à proximité de ruchers ou de bassins à poissons qu’en lien avec les associations et les personnes qui sont directement concernées.

L’ARS a développé au fil du temps des relations avec plusieurs acteurs de la protection de l’environnement, avec des associations de protection des espèces patrimoniales, avec les filières agricoles. Ceux-ci sont informés des opérations de traitement dans le cadre de la gestion de l’épidémie de dengue et peuvent contribuer à l’évaluation des dispositifs.

À titre d’exemple, pour limiter le risque pour les abeilles, les apiculteurs sont invités depuis de nombreuses années à déclarer leur rucher à l’ARS au moyen d’un numéro vert. Plus de 800 ruchers sont connus de l’ARS et il y a une zone d’exclusion de traitement d’un rayon de 125 mètres autour des ruchers lors des traitements nocturnes. De même, pour la protection du gecko de Manapany, nous sommes en relation avec les associations de protection des espèces patrimoniales et les filières agricoles.

Nous avons eu, bien sûr, des plaintes sur des interventions, mais quand on les analyse de façon un peu formelle, en particulier pour ce qui concernait les problèmes de ruchers, c’était lié à l’épidémie de varroa qui a touché récemment La Réunion. Comme vous le savez, le moustique tigre a une distance de vol qui ne dépasse pas les 100 mètres. Généralement, les ruchers, par rapport au lieu d’intervention des équipes du SDIS ou de la LAV, étaient à plus de 1 000 mètres.

Tout cela est piloté par un groupe issu à la fois du milieu associatif et de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), donc par des gens indépendants de nous pour s’assurer que nous appliquons effectivement des pratiques de protection de la nature.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars 2019 confie aux ARS de nombreuses compétences en matière de démoustication, notamment en matière de surveillance des vecteurs et de lutte antivectorielle, à rebours du transfert de compétences vers le département opéré en 2004. L’essentiel de ces dispositions est entré en vigueur le 1er janvier 2020 comme vous l’avez souligné l’une et l’autre. En dépit de ce temps d’application encore réduit, quel regard portez-vous à ce stade sur cette recentralisation ?

Dr Dominique Voynet. Pour ce qui concerne Mayotte, nous ne sommes pas réellement face à une recentralisation puisque la délégation de l’ARS océan Indien avant le 31 décembre 2019 puis l’ARS de Mayotte depuis le 1er janvier 2020 ont toujours assuré cette compétence de la lutte antivectorielle. Il n’y a donc pas eu de changement en raison du décret du 29 mars 2019.

Nous serons peut-être amenés à y revenir tout à lheure : nous nous posons beaucoup de questions sur la nécessité darticuler un service de lutte antivectorielle dépendant de lARS avec des fonctions stratégiques, territoriales, dobservation épidémiologique et entomologique, mais qui pourrait être coordonné avec les services intervenant davantage aux côtés des communes, un service tel que dailleurs lARS de La Réunion a pu en connaître. En tout cas, ce nest pas le décret qui aurait provoqué une évolution du mode dintervention de lARS et de ses compétences.

Dr François Cheize. Comme le dit Dominique Voynet, cette recentralisation na eu aucune conséquence à La Réunion puisque la décentralisation de 2004 na jamais été opérée dans les faits. La lutte antivectorielle, pendant et à lissue de la crise du chikungunya en 2006, a continué à être assurée par lÉtat via la direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS) dabord, puis via lagence régionale de lhospitalisation (ARH) et ensuite lARS.

Ce défaut de mise en œuvre de la décentralisation a tenté – et je dis bien « a tenté » – d’être compensé pour partie par la mise en place en 2006 d’un groupement d’intérêt public (GIP) regroupant l’État et les collectivités locales. Mais, là encore – je suis peut-être un peu moins optimiste que Dominique Voynet – on voit que cette démarche n’a pas réellement abouti. Les collectivités se réunissent, certes, mais qui dit GIP dit fonds d’intervention de ces collectivités. Or, à ce jour, lorsque l’on réunit ce GIP, c’est le préfet qui le réunit avec l’ARS pour donner des informations, mais cette instance n’a pas de fonction réelle, ni sur le terrain, ni sur la mise en place de la modernisation de la lutte antivectorielle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Mayotte et La Réunion ont dû gérer en même temps l’épidémie de dengue et celle de Covid-19, et même le paludisme en ce qui concerne Mayotte. Ces deux agences disposaient-elles de suffisamment de compétences humaines et techniques pour répondre à ces deux défis ? Je repose la question, même si vous nous avez donné les chiffres. Pour ce qui est de La Réunion, j’ai compris qu’il y avait 150 agents et à Mayotte 65 agents plus des renforts. Je voudrais savoir, en termes de moyens humains, ce qu’il vous faudrait.

Dr Dominique Voynet. Je vais aller un peu de l’avant et essayer de voir comment on pourrait être plus efficace.

Nous avons donc 65 agents de lutte antivectorielle dans nos effectifs théoriques. J’ai recruté avec l’accord du ministère de la Santé, au début de l’épidémie, dix agents supplémentaires, avec une autorisation exceptionnelle d’aller au-delà de mon plafond d’emploi compte tenu d’une situation tout à fait particulière à Mayotte : nombre d’agents de la LAV sont très âgés. Certains agents ont avoué un âge civil inférieur à leur âge biologique réel au moment où s’est posée la question de leur accès à l’école car ils souhaitaient apprendre à lire et à écrire. Leur âge théorique n’est donc pas leur âge biologique et ils se retrouvent aujourd’hui très âgés, très fragiles. Nous avons dû mettre en arrêt exceptionnel et en autorisation exceptionnelle d’absence, au moment du début de la crise de la Covid-19, 13 agents dont nous pensions qu’ils étaient trop fragiles pour continuer à aller au contact du public et être exposés éventuellement au virus.

Nous avons donc embauché dix personnes supplémentaires, et, comme à La Réunion et comme François Cheize vient de le décrire, nous avons reçu une aide tout à fait appréciable des pompiers volontaires du SDIS et du RSMA également. Toutefois, je pense que nous ne pouvons pas porter, tous les jours de l’année, des effectifs aussi lourds qu’il serait nécessaire de le faire pour être en mesure de relever le défi d’une épidémie comme celle que nous venons de vivre.

Je suis en train de travailler avec mes équipes sur des hypothèses alternatives : un service de la LAV qui serait dimensionné comme il l’est aujourd’hui mais avec des agents qui seraient positionnés de façon plus stratégique en formateurs, en formateurs de formateurs, en sensibilisation, en conseil, en appui aux collectivités et, éventuellement, la mise en place d’une association départementale pour la lutte antivectorielle ou d’entreprises privées.

Nous sommes finalement dans une situation étrange où on demande aux collectivités de relever le défi pour ce qui concerne les rats, les punaises de lit, etc. mais, pour ce qui concerne le moustique, on sous-traite totalement à l’État.

Je souhaite qu’on puisse avoir un rôle fort de l’ARS mais que les communes puissent avoir recours aussi à des partenaires privés ou à des partenaires associatifs, en complément de l’action de l’ARS, parce que je ne pense pas que ce soit le rôle des agents de l’ARS. L’ARS est positionnée de façon stratégique sur des compétences qui sont des compétences d’appui et de conseil surtout. Je souhaite qu’elle puisse garder et même renforcer ce rôle.

Il faut mettre en retraite des agents les plus fragiles et les plus usés par un travail qui est très pénible et très dur. Ils portent des pulvérisateurs qui contiennent 10, 15 ou 20 litres de produit, en étant équipés parfois d’une combinaison de cosmonaute, de masques, de filtres, etc. C’est un travail très pénible, très difficile. Je pense que le travail de l’ARS devrait être relayé et complété par des partenaires publics ou privés, associatifs ou entreprises.

Dr François Cheize. Concernant La Réunion, nous avons également cette évolution, moins forte certes, d’un vieillissement de la population des membres de la lutte antivectorielle, avec un certain nombre de personnes qui ont des contre-indications. Ces contre-indications ont été très présentes et le sont encore d’ailleurs pendant la période de la Covid-19. Nous sommes effectivement dans une logique où les réflexions sur l’évolution de la lutte antivectorielle sont tout à fait d’actualité.

En ce qui concerne la question plus précise de la continuité de la lutte antivectorielle contre la dengue pendant la période du confinement, la situation a permis de maintenir une activité dans un cadre sécurisé, avec des protocoles de services adaptés. Cela va du maintien de la distance à la limitation du nombre d’agents, avec des horaires échelonnés, la limitation au maximum de l’interchangeabilité du matériel, des gens en quinconce dans les véhicules, etc. Cela a permis fort heureusement de maintenir l’activité même s’il y a eu une semaine ou une semaine et demie de battement.

Nous avons, avec l’ensemble de l’encadrement de la lutte antivectorielle, rencontré les équipes de l’ARS ainsi que les équipes du SDIS par petits groupes pour les mobiliser. Je ne vous cacherai pas que, à un moment donné, il a fallu être persuasif par rapport aux risques que cela pouvait éventuellement générer. Il y a eu une période de battement mais tout le monde a repris son activité avec les mesures qui permettaient de se protéger et d’aller au contact à distance aussi des personnes qui étaient amenées à ouvrir leur maison, sur tous les lieux où ils devaient intervenir.

D’autre part, je voudrais souligner que l’Anses, avec qui nous avons pu communiquer en plein milieu de l’épidémie de Covid-19, a remis un rapport qui date du 7 mai, que vous avez sans doute eu, relatif aux bénéfices et risques des pratiques de lutte antivectorielle. Cet avis récent souligne la balance bénéfices-risques de l’action de la LAV dans le contexte de la Covid‑19. Il n’a pas émis de réserve sur les pratiques déclarées par l’ARS de La Réunion et n’a pas émis de demande d’ajustement de ces pratiques. Nous serons toujours particulièrement vigilants dans des situations analogues, mais l’appui de l’Anses est un élément important pour sécuriser l’ensemble des agents et nous sécuriser dans les actions que nous avons mises en place.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars 2019 toujours octroie des prérogatives nouvelles aux maires, même si nous avons bien compris qu’à La Réunion – c’est un peu mieux à Mayotte – les maires n’ont pas vraiment compris que lutter contre les moustiques faisait partie de leurs prérogatives. Le maire peut ainsi prescrire aux propriétaires de terrains comportant des mares ou des fossés à eau stagnante au voisinage d’habitations de mettre en œuvre les mesures nécessaires pour lutter contre le développement des moustiques vecteurs. Il peut également désigner un référent technique chargé de ces questions. Dans quelle mesure vos relations avec les maires ont-elles évolué ou sont-elles amenées à évoluer à la suite de ces nouvelles dispositions ?

Dr Dominique Voynet. Je vais peut-être rappeler la genèse de l’ARS. Jusqu’au 1er janvier 2020, je pense que les relations entre l’ARS et les communes étaient assez peu développées. Je me suis employée à renforcer ces relations avec les maires et avec les élus, avec la difficulté évidemment liée au fait qu’ils étaient en campagne pour les élections municipales et ont eu, pour certains d’entre eux, du mal à se projeter dans les mois ou années à venir avec les directeurs généraux des services (DGS) et les services.

Je considère personnellement que les DGS, les directeurs, les chefs de service et les agents des communes sont des relais naturels de la lutte antivectorielle et que nous devons les former, les mobiliser, les sensibiliser et les accompagner dans les actions de terrain qui sont conduites par les communes et par les CCAS. C’est une organisation toute récente à Mayotte, où le département date seulement de 2011 et où beaucoup de communes se sont dotées de CCAS dans les années qui viennent de s’écouler. L’idée d’intervenir plus particulièrement pour protéger des personnes vulnérables, des personnes âgées et des personnes isolées nous a conduits à privilégier ces contacts avec les CCAS dans la perspective de la construction du réseau de santé communautaire que j’évoquais.

Certains maires sont très sensibilisés à la question mais se sentent un peu démunis. La compétence du ramassage des déchets et de l’élimination des déchets a été confiée à des syndicats intercommunaux et c’est un euphémisme d’affirmer que ces syndicats ne fonctionnent pas très bien. Quiconque vient à Mayotte en ce moment serait choqué de voir que, depuis la fin de la saison des pluies et depuis le confinement, nous avons énormément de déchets partout, en dépit des efforts qui ont été déployés par l’ARS et la DREAL avec la préfecture et certaines communes pour ramasser les encombrants. Un site a été ouvert sur une ancienne décharge pour permettre de collecter à distance des habitations, en dehors des communes donc, des volumes absolument considérables d’encombrants qui sont abandonnés d’habitude dans les rues.

J’espère pouvoir, à l’occasion du deuxième tour des élections municipales, prendre langue avec les nouveaux élus, les convaincre de la nécessité de travailler ensemble, d’anticiper avant la prochaine saison des pluies. Le fait que l’épidémie de dengue soit actuellement en train de refluer fortement ne doit pas nous rassurer exagérément. Nous devons être prêts, avec un kit de mobilisation des communes adapté aux territoires.

Dans ce contexte, le logiciel Arbocarto qui a été décrit tout à l’heure doit nous aider à anticiper et à voir où sont les sites sur lesquels le moustique se plaît, se reproduit et risque de revenir dès les prochaines pluies.

Vous avez évoqué, madame, le fait que les communes étaient fortement mobilisées pour certaines d’entre elles. Ce que je constate personnellement, c’est que beaucoup de maires n’osent pas prescrire aux propriétaires des terrains les mesures d’entretien de leurs mares ou de leurs fossés. On risque d’être dans un système où ou le serpent se mord la queue parce que, en proposant que l’intervention du maire soit limitée à une simple obligation de signalement des situations à risque à l’ARS, l’ARS va se retrouver en situation de dire au maire : « Mon ami, voilà une responsabilité qui vous incombe au titre de la police sanitaire. »

Nous signaler le problème alors que nous n’avons pas l’autorité pour agir ne résout pas le problème. C’est ce qu’a très bien montré finalement la mise en œuvre du plan d’organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (ORSAN) pour les arboviroses à Mayotte. Si le préfet ne met pas en demeure les maires de faire, ils ne font pas. Ce qu’on doit obtenir, c’est que les maires soient désormais convaincus que c’est une part importante de leurs responsabilités, comme pour d’autres nuisibles sur lesquels ils peuvent être parfois un peu plus actifs.

Dr François Cheize. Je complète puisque je suis totalement en phase avec Dominique Voynet sur ce sujet.

Effectivement, le code général des collectivités territoriales comporte des obligations de police sanitaire pour les maires. Madame la rapporteure, vous avez souligné que le décret du 29 mars 2019 mettait en lumière les prérogatives nouvelles du maire : informer la population, mettre en place un programme de repérage dans les zones urbanisées, intégrer au sein d’un plan communal de sauvegarde un volet relatif à la lutte antivectorielle en cas d’épidémie des maladies vectorielles en déclinant le dispositif départemental d’organisation de réponse de la sécurité civile (ORSEC), lutter contre l’insalubrité…

On sait qu’il y a des difficultés. Je devrais modérer mon propos en disant que, lors de l’épidémie de Covid-19, nous avons eu régulièrement, tous les 15 jours, des consultations avec les maires ou leurs représentants. Ces réunions ont montré qu’un certain nombre de maires étaient à nouveau mobilisés et mobilisables sur le sujet.

Le problème est que le texte, si je peux me permettre, nous pose un problème. Si je reprends le texte du 29 mars 2019, il n’est pas écrit « le maire doit » mais « le maire peut décliner ces dispositions ». Cette différence sémantique pose obligatoirement un problème et il est peut-être dommage de ne pas aller jusqu’au bout d’un texte qui aurait apporté énormément pour une lutte commune avec l’ensemble des intervenants sur l’île.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les missions de police en matière de salubrité publique ont historiquement fait l’objet d’une attribution générale aux maires. Celle-ci a toutefois été concurrencée au fur et à mesure de l’expansion de la diffusion des enjeux de santé publique par les attributions des agences régionales de santé de manière générale.

En matière de lutte antivectorielle, tout l’enjeu de ces textes a été de définir la bonne articulation entre l’acteur qui fonde sa compétence sur la proximité de son action, le maire, et celui qui la fonde sur la spécialité de sa mission, l’ARS. Le Sénat propose que l’intervention du maire en la matière soit limitée à une simple obligation de signalement de toute situation suspecte, l’essentiel des mesures préventives et répressives devant relever de la compétence de l’ARS. Que pensez-vous de la répartition des compétences entre communes, départements et État, préfets et ARS par la proposition de loi relative à la sécurité sanitaire adoptée par le Sénat ?

Dr Dominique Voynet. Voilà qui est difficile pour nous. Comment dire aux sénateurs que leur proposition ne nous convient pas ? En fait, je voudrais dire deux choses.

La première concerne la situation de Mayotte qui est totalement différente de celle de la quasi-totalité des autres régions métropolitaines ou d’outre-mer. Pourquoi ? Parce que Mayotte, c’est tout petit. L’ARS de Mayotte travaille avec seulement 17 communes, 5 intercommunalités, un seul conseil départemental pour 300 000 habitants. C’est donc assez facile pour l’ARS, à Mayotte, de territorialiser son action, de savoir exactement ce qui se passe sur le terrain, de connaître individuellement chaque maire, chaque DGS et pratiquement de se faire une idée de la crédibilité des associations qui travaillent sur le terrain. J’imagine que c’est très différent quand vous êtes le directeur général de l’ARS de Provence-Alpes-Côte d’Azur ou de l’ARS Occitanie.

Nous sommes donc confrontés ici de plein fouet à cette situation étrange qui conduit d’ailleurs les ARS à subir des pages entières de critiques dans Le Canard Enchaîné de cette semaine. Qu’est-ce qu’il se passe ? On crée une agence régionale de santé avec des délégations départementales qui sont réduites à leur plus simple expression. Pour de nombreux de départements, le délégué départemental est le seul bras armé, je dirais, du ministère de la Santé sur le territoire. Il est souvent seul. Vous imaginez donc bien que la territorialisation des politiques, le dialogue avec les maires, n’a rien de commun. Comment reprocher aux ARS qui ne sont pas dotées de services territoriaux de ne pas être assez présentes sur le terrain ?

Nous sommes dans une situation étrange où le maire, qui a des services municipaux, qui connaît parfaitement les situations, qui sait où sont les endroits qui posent problème, se verrait invité à simplement signaler les situations à risque à l’ARS, qui est parfois localisée à 200 kilomètres de distance et qui n’a pas les services territoriaux pour agir.

Soit on territorialise l’action de l’ARS, ce qui me paraît nécessaire – après tout, l’agriculture, l’équipement, etc. ont toujours eu des services départementaux – soit on repositionne l’ARS sur son rôle de concepteur de politiques publiques, de stratège, d’accompagnateur, d’appui des collectivités, ce qu’avait souhaité le législateur. Mais on ne peut pas convenir que l’ARS, informée de tous les dysfonctionnements sur un territoire qui couvre parfois dix ou onze départements, va pouvoir mettre en demeure chaque propriétaire ou chaque entreprise sur les dysfonctionnements constatés.

Je pense personnellement qu’une partie du travail devrait être au contraire de responsabiliser les maires et de leur donner la boîte à outils pour la prévention, pour l’intervention de terrain, avec de la formation de leurs agents, avec de la conception de documents adaptés à leur territoire, l’actualisation des cartes et la mutualisation des informations de façon à leur permettre de savoir exactement où sont les moustiques et les cas de dengue par exemple. C’est le dialogue avec les maires qui me paraît important, ce n’est pas que les maires se défaussent sur les ARS qui sont parfois beaucoup trop loin de la réalité de terrain et qui n’ont pas les moyens d’intervenir.

Encore une fois, je soutiens totalement ce qu’a dit François Cheize tout à l’heure sur le contenu du décret. Si l’on admet que les questions de santé, de sécurité sanitaire sont largement aussi importantes que d’autres politiques confiées aux maires, le maire doit empoigner ce sujet et non peut l’empoigner s’il le désire.

Dr François Cheize. Je suis encore totalement en phase avec Dominique Voynet.

Malgré tout, cest une véritable interrogation pour nous. Limiter lintervention du maire à une simple obligation de signalement de toute situation suspecte est pour le moins surprenant, pour ne pas dire pire. De toute façon, cest délétère.

L’action première essentielle de la lutte antivectorielle est la prévention et la lutte contre les gîtes larvaires au titre des pouvoirs de police sanitaire du maire en matière de salubrité publique, prévus dans le code général des collectivités territoriales. C’est par cette action de proximité, au plus près des administrés, de la population, de l’ensemble des intervenants, par une action comprenant sensibilisation et répression, que la LAV peut être réellement efficace. L’action du maire, couplée aux interventions de l’ARS autour des cas déclarés par le système de surveillance, représente une forme de lutte intégrée essentielle qui ne peut pas être portée, faute de moyens, uniquement par l’une ou l’autre des parties individuelles et qui représente un tout indivisible, j’insiste bien sur « indivisible ». C’est évident que l’ARS ne va pas intervenir sur les déchets, sur la salubrité. Ce n’est pas son rôle. Je le répète, c’est réellement un tout indivisible et les actions doivent donc être menées ensemble.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comme vous le savez, au terme de nos auditions, nous faisons un rapport et nous devons faire des propositions. Nous avons bien entendu que si le peut pouvait être changé en doit, ce serait nettement mieux.

L’article 2 de l’arrêté du 23 juillet 2019 prévoit que l’ARS établit un programme annuel de surveillance entomologique en concertation avec les préfets et les collectivités territoriales. Comment avez-vous mis au point ce programme ? Pouvez-vous nous en présenter les grandes lignes ?

Dr Dominique Voynet. L’ARS assure la surveillance entomologique. Je pense que François Cheize pourra détailler car il coordonnait cette surveillance entomologique pour les deux territoires l’année dernière. Je n’ai personnellement pas encore eu l’occasion cette année de m’y intéresser.

Je sais que nous y travaillons chaque année et que ce n’est pas en coordination avec les préfets ou les collectivités. C’est un travail qui est fait par l’ARS et qui, à ce jour, n’a pas réellement intéressé les autres partenaires du programme. Établir ces discussions fait partie des projets de l’ARS.

Dr François Cheize. Effectivement, cela s’est mis en place en même temps que la création des GIP LAV. C’est un élément positif de cette création, que ce soit à Mayotte ou à La Réunion. Les résultats des suivis entomologiques de l’ARS sont communiqués au préfet et aux collectivités. Cette instance s’est réunie, à titre d’exemple pour La Réunion, sept fois depuis 2017 et a permis de mettre en place une plateforme riche d’échanges.

En termes de surveillance entomologique, nous pouvons dire qu’elle est menée de longue date des services de la LAV. Elle est dotée d’un entomologiste à temps plein depuis sa création.

Concrètement, notre service est doté d’un laboratoire qui mène les activités suivantes : d’abord, une activité de surveillance des sensibilités des populations adultes d’Aedes albopictus à la deltaméthrine. Le moustique est décrit, comme vous le savez peut-être, depuis 1913 sur l’île de La Réunion et un protocole de service établit des tests comparatifs de sensibilité entre des populations particulièrement exposées au traitement durant les trois dernières années au cœur des foyers actifs et d’autres populations très peu exposées dans les hauteurs de l’île. Les données indiquent que, en moyenne, 80 % des moustiques testés sont sensibles à la deltaméthrine et de nouveaux résultats de tests sont attendus pour la fin de l’année. Ils auraient dû arriver auparavant, mais la crise de la Covid-19 ne l’a pas permis. J’insiste sur le fait qu’on parle de 80 % des moustiques testés en 2018. En 2017, nous avions une efficacité de 90 %. Manifestement, il y a un véritable sujet à suivre et c’est l’intérêt de cette plate-forme.

Nous surveillons aussi la présence d’Aedes aegypti qui est présent sur l’île, dans des secteurs déjà bien identifiés à l’ouest et au sud de l’île. Ce qui est plus inquiétant probablement, c’est la surveillance d’Anopheles arabiensis qui est le vecteur du paludisme. Il était très présent à La Réunion à une époque et nous sommes particulièrement vigilants. Des poches de présence de cette espèce ont été décrites et cartographiées au fur et à mesure des prospections menées par les services durant les dix dernières années. Son gîte est périurbain, naturel, ensoleillé.

Une fois par an, un inventaire des espèces capturées est réalisé avec le concours de l’IRD, ce qui permet d’identifier de nouvelles espèces sur l’île, en plus des 12 espèces déjà connues. Je pense que c’est une structure particulièrement efficace et sur laquelle, effectivement, nous devons travailler en commun. Nous le ferons bien sûr avec plaisir et même avec enthousiasme avec Mayotte.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez anticipé sur la question que j’avais prévue pour savoir comment vous travaillez ensemble.

Concernant les gîtes larvaires dans le bâti et les normes en matière d’urbanisme, d’après vos observations, quels types d’installations posent-ils le plus de problèmes ? Les normes de construction sont-elles adaptées selon vous ? Faut-il imaginer des normes de construction et des normes d’entretien afin d’éviter la création de gîtes larvaires ? Qui pourrait avoir la charge du contrôle et de la police en matière de lutte contre les gîtes larvaires, avec quelle répression envisageable ?

Dr Dominique Voynet. Vous connaissez parfaitement le tissu urbain et social de Mayotte et vous savez donc qu’il est fort difficile de parler de normes de construction à Mayotte avec 30 à 40 % d’habitat informel, précaire, constitué de planches et de tôles avec des soubassements en pneus.

C’est quand même très compliqué d’expliquer à des personnes qui n’ont pas accès à l’eau courante, qui stockent de l’eau dans des bidons, dans des récipients parfois ouverts à l’air, dans de vieux réfrigérateurs ouverts par exemple, que c’est un gîte larvaire.

Évidemment, nous savons tous que les gouttières et les fossés non curés posent problème. Mais à Mayotte, cest la précarité, cest le tissu urbain dégradé, cest la faible compréhension des causes des maladies vectorielles, cest le manque daccès à leau potable et à leau courante qui génèrent des situations propices à la prolifération des gîtes larvaires, ainsi que labsence dévacuation et dassainissement de leau.

Cest aussi labsence de ramassage des déchets efficace. Cest vraiment un point qui concerne tout le monde, aussi bien les gens qui ont des conditions de vie décentes et ceux qui ne les ont pas. Jimagine que les maires, sur les domaines privé et public, avec une possible mise en demeure par le préfet en cas de carence du maire, devraient pouvoir garder le contrôle de la police en matière de lutte contre les gîtes larvaires et contre les situations qui facilitent la prolifération des moustiques.

Peu de maires apprécient cette obligation. C’est un peu comme ce qui se passe pour la lutte contre l’habitat indigne. Vous savez, il y a des gens qui le prennent à bras-le-corps et d’autres qui n’ont pas envie de le faire.

Je pense que l’État devrait être plus vigoureux en la matière. Nous avons été capables de mettre en place des obligations d’entretien des chaudières et des cheminées en métropole pour éviter les incendies en zone urbaine ou les asphyxies. Je pense qu’édicter des textes qui rappellent à chacun ses obligations serait utile, pas seulement pour les propriétaires privés, mais aussi pour les propriétaires publics. Je pense par exemple à l’Éducation nationale. Nous trouvons énormément de gîtes larvaires dans les lycées, les collèges et les écoles fréquentées par des milliers d’enfants. Que la lutte contre les gîtes larvaires devienne un élément essentiel et normal de l’entretien des bâtiments, comme de tondre le gazon ou ratisser les graviers ce qui est quand même moins intéressant du point de vue sanitaire, devrait être rappelé.

Dr François Cheize. La lutte antivectorielle a lancé une étude sur la productivité des gîtes larvaires présents autour des habitations réunionnaises. Ce projet repose sur le dénombrement des larves de moustiques présentes dans les différents gîtes identifiés au sein d’un échantillonnage représentatif.

Le premier constat reste que les gouttières et les citernes sont moins préoccupantes à La Réunion qu’aux Antilles. L’essentiel, soit 80 % des gîtes identifiés au cours des interventions, sont des petits objets ou des petits contenants permettant une collection temporaire d’eau et amenant la création de gîtes larvaires dits « gîtes de négligence ». Il faut rappeler effectivement que le moustique tigre raffole des petits gîtes. Il ne se reproduit pas dans les grands lacs, il ne se reproduit pas dans les grands espaces. C’est donc un élément important.

Pour la partie du bâti à proprement parler, les gîtes sont rares et les plus productifs identifiés sont les fosses septiques, non étanches bien sûr, et les siphons de sol extérieurs, qui sont relativement peu présents à La Réunion mais sur lesquels il faut malgré tout rester vigilant, Aedes albopictus préférant pondre à l’extérieur des habitations. Les entreprises de construction doivent donc veiller au respect du bon écoulement des eaux en toiture et dans les gouttières. Les plans locaux d’urbanisme (PLU) et les avis de l’administration sur les projets d’aménagement intègrent actuellement des recommandations visant à éviter toute stagnation des eaux dans le cadre de la lutte contre les moustiques.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Lors de son audition, M. Fabrice Simon, chercheur à lInstitut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), a alerté notre commission denquête sur le fait que nous avions pris du retard dans la gestion post-crise concernant les épidémies de chikungunya, notamment en termes de réponse post-épidémique. Quen pensez-vous ? Est-ce vrai pour les autres épidémies ?

Dr Dominique Voynet. Nous n’avons aucun cas de chikungunya actuellement à Mayotte. Nous avons constaté également que nous n’avions pas été confrontés cette année, contrairement à l’année dernière, à une forte épidémie de grippe, ni à un nombre important de cas de leptospirose. Nous ne sommes encore qu’en période de début d’épidémie de leptospirose mais nous avons moitié moins de cas que l’année dernière à la même période.

Est-ce parce quon a moins cherché ou est-ce quil y en a vraiment moins ? Je ne sais pas le dire. Nous avons quand même eu beaucoup de difficultés à assurer lensemble des tests PCR à la recherche du coronavirus. Vous savez que la PCR est une technique qui sert à des diagnostics variés sur la dengue, sur la leptospirose ou sur dautres viroses. Il est possible quon lait moins recherchée que lannée dernière.

Je ne suis pas sûre que nous ayons pris du retard. Le plan ORSEC arboviroses date de 2014 et il ne me paraît pas caduc. Nous sommes actuellement au niveau 4, comme à La Réunion. Il est prévu qu’il soit révisé cette année pour tenir compte de l’expérience accumulée dans l’épidémie de dengue d’une part, et dans celle de coronavirus d’autre part.

Dr François Cheize. Au sujet de l’interrogation de ce chercheur de l’Inserm, je dirais que le retour d’expérience du chikungunya a permis effectivement de réfléchir à ce qui devait se mettre en place. C’est d’ailleurs à l’origine de la création de la lutte antivectorielle, de la mise en place du plan ORSEC. Nous sommes dans une situation où nous avons essayé, et je pense réussi pour partie, pour rester toujours modeste, à mettre en place un système qui permette de répondre à une situation post-chikungunya. Ce système s’est avéré aussi efficace pour d’autres arboviroses. Nous voyons bien d’ailleurs qu’il n’y a pas eu de réapparition de chikungunya, mais je pense que l’idée qui consistait à s’arrêter une fois qu’une épidémie avait disparu n’était pas du tout dans l’esprit de mes prédécesseurs et de nos prédécesseurs.

Le plan ORSEC date de 2016, c’est vrai, mais il est en train d’être réévalué pour être affiné. Nous restons dans cette logique. Nous avons des éléments importants. Est-ce que le nombre de cas est plus important que sa dispersion ? Le nombre de sérotypes, dans le cas des arboviroses et de la dengue, est-il plus important que le nombre de cas pour graduer en niveau 1, 2, 3, 4 ou 5 ? Nous réfléchissons à tous ces éléments qui participent du retour d’expérience et de l’application de ce retour d’expérience dans le sens de ce que souhaite ce chercheur.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont vos rapports avec Santé publique France ? Comment fonctionne la cellule d’intervention en région (CIRE) de Santé publique France qui se trouve au sein de l’ARS ? Cette collaboration est-elle utile ?

Dr Dominique Voynet. C’est une question qui déborde largement du cadre de la dengue et qui est d’une très grande actualité.

Je crois qu’une partie des difficultés est liée au fait que Santé publique France et l’ARS n’ont pas exactement le même objectif. Santé publique France collecte des données dans une perspective d’accumulation de connaissances en épidémiologie et nous cherchons à avoir, avec un autre rythme et je dirais de façon peut-être plus impérieuse au moment présent, des données qui nous permettent de guider la décision publique, qui nous permettent de guider nos politiques sur le terrain.

Nos rapports sont globalement bons, voire très bons mais la situation institutionnelle est inconfortable. Santé publique France a une sorte de double chaîne de commandement : d’un côté, la direction générale de Santé publique France avec ses outils, ses propres contraintes et ses propres exigences, et de l’autre, cette demande pressante de la part de l’ARS que soient apportés les éléments qui vont nous permettre de guider notre décision.

Sur la dengue, nous n’avons aucune difficulté. Nous travaillons à 100 % en harmonie. Sur le coronavirus, cela a été plus compliqué parce que nous n’avions pas de passé et que nous avions besoin d’avoir des éléments épidémiologiques pour guider nos choix. Santé publique France s’est souvent trouvée en difficulté pour fournir en temps et en heure des renseignements, par exemple sur la localisation des clusters, sur leur évolution, sur la dynamique même de l’épidémie.

Je précise aussi que la cellule de Santé publique France ne se trouve pas vraiment au sein de l’ARS. Ce sont des cousins proches mais ils ne sont pas au sein de l’ARS, sous l’autorité fonctionnelle du directeur général de l’ARS. Ils sont au sein de l’ARS sous cette double chaîne de commandement et avec l’autorité de l’ARS sur Santé publique France pour ce qui concerne la seule conduite des enquêtes épidémiologiques menées dans le cadre du coronavirus.

Dr François Cheize. Madame la rapporteure, permettez-moi de rester sur le sujet de la dengue, puisque Dominique Voynet a exprimé un certain nombre de choses que je partage.

En ce qui concerne la dengue, la collaboration quotidienne entre la cellule d’intervention en région (CIRE) de Santé publique France, la direction de la veille et de la sécurité sanitaire (DVSS) et la LAV pour la surveillance et la réception des signaux est de très grande qualité. Elle assure une bonne réception des signaux, qui sont ensuite transmis à la LAV pour gestion. Nous avons une interlocutrice dédiée à la CIRE qui a été missionnée depuis le début sur la dengue. Elle est extrêmement efficace, avec une collaboration interne quotidienne. Elle assure l’animation d’un dispositif de surveillance en médecine de ville, à l’hôpital, de la dynamique au niveau épidémique, le suivi des passages aux urgences, des hospitalisations et de la mortalité. Nous avons donc une action qui, en matière de participation à la lutte antivectorielle, est particulièrement efficace.

Deuxième point, Santé publique France a apporté un grand appui à la LAV par la mise à disposition de réservistes sanitaires au plus fort de l’épidémie en 2019, avec des personnels de grande qualité. On ne peut donc que se réjouir des liens entre l’ARS de La Réunion et la CIRE sur la dengue et des relations que nous avons sur ce sujet.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Je vous remercie pour ce temps que vous avez pris pour répondre à nos questions. Nous avons compris qu’un certain nombre de suggestions allaient peut-être se transformer en propositions dans le rapport de ma collègue.

Dr Dominique Voynet. Vous savez que, dans l’océan Indien, nous disposons d’un réseau international de veille épidémiologique qui s’appelle Surveillance des épidémies et gestion des alertes (SEGA). Nous avons vraiment besoin de renforcer ce réseau pour avoir une meilleure vision de l’environnement régional. Nous avons des cas importés de paludisme, de dengue et d’autres maladies en provenance des Comores, de Madagascar ou d’autres. Ce réseau est donc vraiment important et je crois que c’est important aussi que la commission d’enquête soit consciente du fait que la mobilisation de moyens humains et matériels au profit de ce réseau peut nous aider à traiter mieux nos situations épidémiques à La Réunion et à Mayotte.

Dr François Cheize. Je soutiens cela totalement.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Ce sera noté dans notre rapport, parce que le but de notre démarche est d’arriver à trouver des pistes d’amélioration.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Cela sera bien noté et des propositions seront faites.


17.   Audition de M. Christophe Morgo, président de lEntente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen (EID Méditerranée), président de lAgence nationale pour la démoustication et la gestion des espaces naturels démoustiqués (ADEGE), M. Bruno Tourre, directeur général de lEID Méditerranée, M. Didier Moulis, directeur technique de lEID et M. Grégory LAmbert, entomologiste médical, responsable du pôle méthodes et recherche au sein de lEID (8 juin 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Depuis Montpellier, nous allons entendre en audition conjointe les responsables de lentente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen, lEID Méditerranée, représentant lensemble des structures similaires regroupées au sein de lAgence nationale pour la démoustication et la gestion des espaces naturels démoustiqués (ADEGE). Nous sommes en présence de M. Christophe Morgo, président de lEID Méditerranée, de M. Bruno Tourre, directeur général, de M. Didier Moulis, directeur technique et de M. Grégory LAmbert, entomologiste médical, responsable du pôle Méthodes et recherches et chef de file des activités de lutte antivectorielle. Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous passe la parole pour une intervention liminaire qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, chacun à votre tour, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

M. Christophe Morgo, président de lEID. L’Agence nationale pour la démoustication et la gestion des espaces naturels démoustiqués (ADEGE) est une association qui a été créée en 1996 selon la loi de 1901. Il s’agit d’une initiative qui est venue des régions littorales car ce sont les régions dans lesquelles il y a le plus de nuisances. Les membres fondateurs en ont été l’EID Méditerranée, l’EID Rhône-Alpes et l’EID Atlantique – qui a disparu fin 2019. L’ADEGE a été rejointe à la fin des années 1990 par le département de Martinique, les collectivités territoriales de Guyane et de Corse ainsi que le syndicat mixte du Bas-Rhin, soit au total directement ou indirectement, 21 départements. L’ADEGE entretient des contacts avec plusieurs opérateurs publics européens, par exemple le Consorci de politiques ambientals de les terres de lEbre (COPATE) en Catalogne du Sud, en Espagne.

Les objectifs principaux de l’ADEGE sont l’identification des services publics par les instances de l’Union européenne, la reconnaissance de leur rôle dans l’aménagement du territoire, l’intégration aux réflexions préparatoires au processus d’homologation des substances insecticides, la veille d’appels d’offres européens. Par exemple, l’ADEGE a été l’interlocutrice de la Commission européenne au début des années 2000 à propos de l’élaboration de la directive de 1998 relative à la mise sur le marché des produits biocides.

LADEGE est accompagnée par un conseil scientifique depuis 2005. Son rôle consiste à soutenir lADEGE dans ses diverses missions. Ce conseil scientifique est composé de quatorze membres non rémunérés, onze relevant chacun dune discipline concourant aux activités de démoustication et de lutte anti-vectorielle (LAV) et de trois personnalités qualifiées. Son président est Didier Fontenille, directeur de recherche de lInstitut de recherche pour le développement (IRD).

M. Bruno Tourre, directeur général de lEID. Je suis directeur général de l’EID Méditerranée depuis bientôt quatre ans. L’EID a été créée en 1959 par trois conseils généraux, selon la terminologie d’alors – les Bouches-du-Rhône, le Gard et l’Hérault –, au moment où ces collectivités ont pris conscience du potentiel d’aménagement touristique et économique de leur littoral et qu’elles ont pris conscience du fait que cet aménagement passait au préalable par des opérations dites de « démoustication ».

Ce que nous appelons la démoustication est la lutte contre les nuisances des moustiques issus des zones humides littorales et rétro-littorales, dans un objectif d’attractivité des territoires. Ce n’est nullement et cela n’a jamais été une éradication. Il s’agit d’une tentative de limiter à un niveau acceptable par les populations les nuisances de ces moustiques, dans le plus grand respect de l’environnement et à un coût acceptable par les finances des collectivités.

Pourquoi lutter contre les nuisances de moustiques dans ce secteur du territoire national ? Tout simplement parce que la bande côtière entre Perpignan et Marseille, en tout cas jusqu’à l’étang de Berre, ce continuum de zones humides que vous êtes nombreux à connaître, est une des zones les plus productrices de moustiques au monde. Nous y ciblons, sur les soixante espèces de moustiques qui vivent en France dont une cinquantaine sur le littoral méditerranéen français, la quinzaine d’espèces qui piquent l’Homme.

Nous ciblons deux espèces principalement, Aedes caspius et Aedes detritus, qui ont une très forte capacité de dispersion et donc une très forte capacité de nuisance. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elles peuvent se déplacer sur plusieurs kilomètres et, dans des circonstances favorables pour elles, sur plusieurs dizaines de kilomètres, une vingtaine ou une trentaine. Surtout, les femelles moustiques, durant leur vie de deux à trois semaines, peuvent pondre entre 800 et 1 000 œufs. À plusieurs générations par an, avec 800 ou 1 000 œufs par génération, si l’on n’essaie pas de limiter la nuisance, cela devient rapidement invivable. C’est pour cela que cette bande littorale était jadis fortement inhospitalière. Elle ne l’est plus depuis que la démoustication y est exercée, depuis une soixantaine d’années.

Comment faisons-nous ? Nous nous appuyons sur le cycle de vie des moustiques. Ce sont des insectes avec un cycle complet, avec une phase aquatique et une phase aérienne. Dès que les adultes émergent, ils s’accouplent et la femelle va immédiatement chercher un repas sanguin pour avoir les protéines nécessaires à la maturation de ses œufs. Les œufs sont déposés en bordure des zones humides littorales et s’y accumulent. Dès qu’il y a mise en eau, soit par les intempéries, soit par les mises en eau artificielles – les irrigations –, soit par les coups de mer, ces œufs sont submergés ; et aussitôt est enclenché le phénomène d’éclosion des œufs et d’apparition des larves. Le développement larvaire va très vite ; c’est ensuite la nymphose puis l’émergence des moustiques adultes et le cycle recommence immédiatement.

Dès que les adultes ont émergé et qu’ils se dispersent, il est très difficile de lutter contre eux. C’est également impossible de lutter contre les œufs. La stratégie de démoustication, de tout temps, est donc une stratégie anti-larvaire. Il s’agit de détruire les larves, bien sûr, puisque personne n’a jamais pensé à supprimer les zones humides. Cela ne peut être qu’une stratégie de traitement, ce qui veut dire de la prospection et une action extrêmement rapide sur le terrain parce que le développement larvaire va très vite. Il dure quelques jours et nous n’avons donc que quelques jours pour agir. Le seul produit actif utilisable à cet effet est aujourd’hui le Bacillus thuringiensis israelensis (BTI).

Cette démoustication est la mission historique, principale et largement prioritaire de l’EID Méditerranée, puisqu’elle représente encore aujourd’hui environ 85 % des actions de l’établissement et 85 % de ses financements.

Historiquement, après la création d’EID en 1959, la mission interministérielle d’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon, dite mission Racine, a été lancée en 1963 par le gouvernement de Georges Pompidou. Ce fut la création de Port Camargue, de la Grande-Motte et des autres stations du littoral. Ce fut une grande phase de développement pour l’EID Méditerranée, qui est alors rejoint par deux conseils généraux, ceux de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, puis par la région Languedoc-Roussillon ultérieurement.

Un autre élément marquant de cette époque est la loi du 16 décembre 1964 relative à la lutte contre les moustiques, votée après la création de lEID Méditerranée. La loi de 1964 fait de la lutte contre les moustiques une politique publique, mais en fait une mission facultative des départements, et non une mission obligatoire.

Depuis que la loi de 1964 a été votée, une quinzaine de départements s’en sont saisis. Ils se sont regroupés, grosso modo, dans les trois EID que nous avons connues, l’EID Méditerranée qui est la plus ancienne, puis l’EID Rhône-Alpes et l’EID Atlantique qui, hélas, vient de disparaître.

Pour accomplir ces missions qui s’exercent au bénéfice de 220 communes représentant sur 300 000 hectares à peu près, dont environ 70 000 hectares sont surveillés en permanence par nos agents, un total cumulé moyen d’environ 32 000 hectares par an sont traités. Pour cela, nous disposons de 160 agents qui représentent 150 équivalents temps plein – parce que nous avons un certain nombre de saisonniers – dont une centaine d’agents sur le terrain, au sein de sept ou huit agences opérationnelles – huit avec une antenne supplémentaire – réparties dans six départements. Nous avons aussi 150 engins et véhicules. Nous disposons de deux prestataires aériens qui nous apportent quatre avions et trois hélicoptères pour des traitements de grande ampleur qui représentent à peu près 75 % des superficies traitées par l’ensemble des agents. Cela signifie que 25 % des superficies sont traitées par nos agents à l’aide de moyens terrestres.

Enfin, nous avons un siège à Montpellier, où nous sommes aujourd’hui en cet instant même, qui rassemble les fonctions de pilotage, la direction technique, les fonctions recherche et développement, la coordination opérationnelle, les laboratoires – nous disposons de 1 000 m2 de laboratoires dont un laboratoire confiné – et les services supports logistique, ressources humaines, systèmes d’information, etc.

Nous nous appuyons sur un conseil scientifique et technique, qui a été évoqué tout à l’heure par le président Morgo, qui n’est plus uniquement le conseil scientifique et technique de l’EID mais désormais celui de l’ADEGE. Nous nous inscrivons aussi dans des réseaux techniques ou scientifiques, dont l’ADEGE que nous venons d’évoquer, mais également lEuropean Mosquito Control Association (EMCA) qui regroupe l’ensemble des acteurs qui interviennent dans le domaine ainsi que le Vectopole qui rassemble à Montpellier l’ensemble des acteurs qui interviennent dans le champ de la recherche sur les moustiques.

Le Vectopole rassemble six entités : l’Institut de recherche pour le développement (IRD), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’Université de Montpellier, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et l’EID Méditerranée, c’est-à-dire cinq organismes de recherche au sens du ministère de l’Enseignement supérieur et la Recherche et l’EID Méditerranée qui est une établissement interdépartemental – j’y reviendrai – et qui permet d’assurer le lien entre, d’une part la recherche fondamentale effectuée par nos collègues et amis, d’autre part les réalités opérationnelles sur le terrain.

Tout ceci nous permet de disposer de capacités d’expertises, de recherche et développement, de capacités opérationnelles, de force de frappe, de réactivité avec les nombreux agents qui sont les nôtres. Nous bénéficions donc d’une reconnaissance nationale et internationale dans le domaine.

Toutes ces capacités ont été mises depuis une vingtaine d’années au service de notre deuxième mission qui concerne aussi les moustiques et qui est la raison de notre présence aujourd’hui : la lutte antivectorielle, c’est-à-dire la lutte de santé publique contre les insectes vecteurs. Si j’ai fait le développement précédent, c’est bien parce que ce sont les moyens donnés par notre mission principale qui nous permettent d’exercer également notre mission secondaire qui est celle de la lutte anti vectorielle.

Pourquoi la lutte anti-vectorielle ? Je pense que les nombreuses auditions auxquelles vous avez procédé vous ont permis de prendre la mesure du moustique tigre. C’est un moustique invasif, expansionniste, qui, sous nos latitudes, est devenu totalement urbain, qui a besoin, à l’inverse des moustiques que j’évoquais tout à l’heure, de très petites quantités d’eau pour pouvoir se développer, qui a une très faible capacité de dispersion, de l’ordre de 150 mètres maximum, en comparaison des kilomètres dont nous parlions tout à l’heure pour les autres moustiques et qui de plus, hélas, est vecteur potentiel des pathogènes de la dengue, du Zika et du chikungunya.

C’est un moustique typique des zones pavillonnaires de nos régions et de partout en France. Il trouve dans ces zones pavillonnaires de la végétation pour se nourrir et s’abriter du soleil, de la dessiccation et du vent, des points d’eau pour ses gîtes larvaires et des hôtes humains à piquer pour ses repas sanguins.

L’EID a alerté la direction générale de la santé (DGS) en 1999 au sujet du moustique tigre, parce que notre inscription dans nos réseaux européens nous a permis d’apprendre qu’un moustique vecteur était en train de coloniser la totalité de la péninsule italienne et qu’il allait arriver en France métropolitaine. Tout ceci a conduit à mettre en place, avec la DGS et l’ensemble des autres opérateurs publics de démoustication, une convention qui a existé pendant 20 ans et a permis de suivre la progression de l’espèce, de faire un certain nombre de recherches et de développements sur le sujet.

En 2004, la loi du 13 août a transféré aux conseils départementaux la compétence, cette fois obligatoire, de lutte contre les insectes vecteurs. En 20052006, l’épidémie de chikungunya à La Réunion a conduit à la parution du plan national anti-dissémination du chikungunya et de la dengue. Depuis cette époque, l’ensemble des textes de référence sur le domaine – circulaires et documents techniques – ont été écrits par le ministère en liaison avec les opérateurs publics de démoustication, qu’ils soient de métropole ou d’outre-mer.

Alors qu’est-ce que la lutte anti-vectorielle pour nous ? Vous savez que cela consiste bien sûr d’abord en une surveillance de la progression de l’espèce, mais une fois que l’espèce est installée, il n’y a pas de retour en arrière et cela devient d’un intérêt relatif. La lutte anti-vectorielle consiste surtout en les enquêtes et les traitements dans le cas où apparaissent des cas importés, voire des cas autochtones, de malades.

Par exemple, si une personne rentrant d’Outre-mer ou de la bande intertropicale a été infectée sur place et est porteuse de symptômes, elle est détectée par le réseau sanitaire puisque ces maladies sont à déclaration obligatoire. L’agence régionale de la santé déclenche immédiatement une enquête épidémiologique auprès de cette personne pour savoir où elle s’est déplacée, où elle a séjourné pendant la période dite de virémie ; et nous sommes alertés pour réaliser dans ces mêmes endroits une enquête entomologique dans laquelle nous essayons de trouver la trace de moustiques adultes. S’il y a trace de moustiques adultes, il y a peut-être un moustique qui a été infecté en piquant cette personne rentrée malade et qui peut, lors d’un repas sanguin ultérieur, aller piquer une autre personne qui se retrouverait alors infectée sans avoir voyagé. C’est ce qui constitue un cas autochtone.

Tout l’objet de la lutte anti-vectorielle est de briser la chaîne vectorielle et, pour briser la chaîne vectorielle, il faut réaliser des traitements adulticides pour tuer les moustiques adultes qui se seraient infectés en piquant la personne rentrée de la bande intertropicale.

Tout cela nécessite des compétences, de la réactivité, des moyens. Entre lalerte par le système dinformation de la lutte anti-vectorielle du ministère de la Santé (SI-LAV), lenquête épidémiologique, les enquêtes entomologiques et les traitements, il faut un délai de cinq jours au maximum. Actuellement, nous en sommes à quatre jours en moyenne, ce qui veut dire que tout cela va extrêmement vite.

Pour l’EID Méditerranée, ces actions nouvelles – sur lesquelles nous nous penchons depuis 20 ans – ont conduit à développer de nouvelles compétences et de nouveaux savoir-faire techniques, opérationnels, de recherche, de laboratoire, mais aussi des compétences nouvelles en matière de communication et de sensibilisation des publics. C’est un des aspects fondamentaux de la lutte contre les moustiques vecteurs. En effet, à l’origine – puisque tout cela a été causé par l’arrivée d’Aedes albopictus qui s’est installé en métropole – nos concitoyens ont perçu d’abord la nuisance car c’est un moustique extrêmement invasif et extrêmement nuisant. Dans les territoires qui sont les nôtres, dans lesquels nous avions une activité historique de lutte contre les nuisances, nous nous sommes donc préoccupés de savoir comment nous pouvions lutter.

Nous voyons bien que, comme ce sont des moustiques qui vivent dans les zones pavillonnaires, les stratégies mises en œuvre dans les zones humides littorales, sur des dizaines de milliers d’hectares, sont totalement inopérantes. Il fallait développer autre chose. Nous ne pouvons pas non plus rentrer chez les gens pour aller traiter dans chacun des gîtes larvaires qui sont chez eux. Le seul moyen de lutter contre l’apparition et l’émergence forte du moustique tigre, c’est-à-dire de lutter contre les nuisances du moustique et d’abaisser le risque vectoriel, est une mobilisation sociale.

Cette mobilisation sociale doit être effectuée par nos concitoyens, bien sûr, et il faut arriver à changer les comportements. On sait très bien que c’est un des éléments les plus complexes à obtenir mais M. Jocelyn Raude, que vous avez auditionné également, vous l’aura expliqué bien mieux que nous.

Nous avons développé depuis une dizaine d’années des outils de communication : de nombreuses affiches, des guides, un site internet, des actions pour les différents publics. C’est une composante extrêmement importante de notre lutte.

Nous avons développé ces actions de lutte anti-vectorielle à l’origine pour les membres de l’EID Méditerranée, c’est-à-dire les six départements membres, mais nous les avons développées aussi pour d’autres départements puisque, fin 2019, nous étions l’opérateur public de démoustication de 17 conseils départementaux, depuis les Alpes-Maritimes qui est le plus ancien département – il a fait appel à nous en 2006 me semble-t-il – jusqu’aux Pyrénées-Atlantiques, c’est-à-dire grosso modo toute la façade méditerranéenne : six départements de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), neuf des treize départements d’Occitanie et deux départements en Nouvelle-Aquitaine.

L’EID Méditerranée représentait, en 2019, plus de 40 % des enquêtes entomologiques qui ont été réalisées sur le territoire métropolitain et nous avons réalisé quasiment 85 % des traitements sur le territoire métropolitain. L’ensemble des opérateurs publics de démoustication de l’ADEGE ont réalisé quasiment 100 % de l’activité de lutte anti-vectorielle fin 2019.

Je terminerai ma présentation avec un petit aspect juridique. L’EID Méditerranée est un syndicat mixte. C’est donc un établissement public qui rassemble aujourd’hui six conseils départementaux, ainsi que la région Occitanie qui s’est de facto substituée à la région Languedoc-Roussillon au moment de la fusion des régions. Son budget de fonctionnement est de l’ordre de 12,5 à 12,7 millions d’euros suivant les années. La démoustication au sens de lutte contre les espèces sources de nuisances représente 10,3 millions d’euros et la santé publique représente 1,5 à 1,7 million d’euros, dont à peu près 0,4 million d’euros en provenance de la DGS pour l’ensemble des opérateurs publics. Le solde est assuré, jusqu’à fin 2019, par les conseils départementaux et quelques actions que nous menons pour le compte des plateformes portuaires ou aéroportuaires dans le cadre du Règlement sanitaire international. Pour le reste de nos actions sur le littoral, diverses recettes permettent de compléter le budget de fonctionnement.

En conclusion, l’EID Méditerranée est le plus important opérateur public de démoustication au niveau européen. C’est un outil qui a déjà 60 ans mais qui est original, moderne et très performant. Il bénéficie d’une triple certification qualité, sécurité et environnement. L’EID a deux grands métiers concernant les moustiques :

– la démoustication qui est une lutte contre les larves, est une action de masse sur des milliers d’hectares – 32 000 hectares en moyenne tous les ans – pour laquelle l’outil EID Méditerranée, que j’oserais presque qualifier d’outil industriel, a été développé ;

– de manière plus récente, la lutte anti-vectorielle qui lutte contre les moustiques adultes est quelque chose de beaucoup plus ponctuel ; c’est presque de la dentelle par rapport à ce que nous en faisons en matière de lutte contre les nuisances. Tout ceci a été rendu possible grâce à l’outil qui a été développé pour la lutte contre les nuisances.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Avant de passer la parole à notre rapporteure qui a une série de questions à vous poser, je vous remercie pour le dossier que vous nous aviez fait parvenir peu de temps avant le confinement et qui nous a permis de prendre connaissance de ce que vous venez d’exposer très clairement à l’instant.

Étant un élu de Méditerranée, je souhaite ouvrir cette audition en vous posant une question sur le West Nile qui est apparu à certains endroits. Les auditionnés précédents nous ont expliqué qu’à l’heure actuelle, c’est du côté des Alpes-Maritimes que des inquiétudes pointaient. Je l’ai connu personnellement dans le Var aux étangs de Villepey. Pouvez-vous nous en parler ?

M. Bruno Tourre. Le West Nile est très spécifique par rapport à ce que nous avons évoqué jusqu’à présent, puisque le vecteur n’est pas du tout un moustique Aedes mais un Culex. Grégory L’Ambert saura bien mieux que moi vous en parler. C’est un des spécialistes, si ce n’est le spécialiste français, de la lutte contre West Nile.

M. Grégory LAmbert. Le West Nile est un modèle de transmission vectorielle qui est extrêmement compliqué à saisir, puisque nous avions de la circulation au début des années 2000 tout d’abord principalement en Camargue. Il y avait eu antérieurement une circulation en Italie. Lorsqu’on le cherche à un endroit, il ressort finalement à un autre endroit puisqu’il y a eu des transmissions, au-delà de la Camargue, dans les départements du Var et des Pyrénées-Orientales.

Le West Nile est un cycle à transmission vectorielle dont les réservoirs sont les oiseaux, et les hôtes sont les chevaux et les hommes. Il est transmis par les moustiques du genre Culex, principalement Culex modestus.

La particularité de cette maladie est que, alors qu’elle était repassée un peu en arrière-plan en Europe face au risque de voir circuler de la dengue et du chikungunya, nous avons eu en 2018 une circulation d’une ampleur qui n’avait jamais été vue en Europe. Elle a un peu débordé sur la frontière italienne avec un peu moins d’une trentaine de cas observés dans les départements les plus orientaux, essentiellement avec une forte circulation dans les Alpes‑Maritimes.

Alors que nous nous attendions à avoir une circulation dans des zones de marais – en particulier la Camargue pour l’ouest puisque nous avons une forte réserve en faune sauvage, en oiseaux migrateurs particulièrement qui peuvent le véhiculer et en moustiques pour le faire circuler –, nous avons vu il y a deux ans une circulation urbaine qui a surpris tout le monde. Il y a eu quand même plusieurs centaines de cas et plusieurs dizaines de décès à l’échelle européenne, heureusement pas dans nos régions.

C’était vraiment un exemple particulier de ce que peuvent produire les maladies vectorielles. Le West Nile est quelque chose de difficile à définir ; il a fallu être réactif face à ce nouveau contexte épidémiologique, à un phénomène qui n’avait jamais été vu ce qui nous a obligés à mettre en place de nouvelles actions pour empêcher la maladie de circuler trop abondamment.

Nous avons proposé un ensemble de modes d’action à la direction générale de la santé (DGS). Elles ont été validées et elles ont été appliquées. Ensuite, notre expérience a permis de caractériser un peu cet épisode de circulation, de documenter ce à quoi nous étions en train d’assister pour faire progresser les connaissances sur l’épidémiologie de cette maladie pour pouvoir être aussi prêts que possible pour la prochaine fois.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vais vous demander des précisions sur les opérations de démoustication et leur efficacité. Pouvez-vous nous présenter les actions de démoustication que vous menez et les molécules que vous utilisez pour les traitements habituels et en cas de détection d’un foyer épidémique ?

M. Bruno Tourre. Le premier aspect de la démoustication est la lutte contre les moustiques issus des zones humides littorales et rétro-littorales. C’est une action de lutte contre la nuisance qui se fait en milieux humides.

Le deuxième aspect concerne la santé publique avec la lutte contre le moustique Aedes albopictus puisque la situation est totalement différente pour Culex pipiens vecteur du West Nile que nous venons d’évoquer. Il s’agit d’une lutte de santé publique contre les moustiques adultes en milieu essentiellement urbain, en tout cas en milieu urbanisé.

M. Didier Moulis, directeur technique de lEID. En ce qui concerne les molécules utilisées pour la lutte contre les moustiques issus des zones humides du littoral, nous utilisons exclusivement du BTI. C’est un produit qui doit être ingéré par les larves de moustiques pour les tuer. C’est maintenant le seul produit que nous pouvons utiliser dans ces milieux, contre les moustiques Aedes caspius et Aedes detritus.

En ce qui concerne la lutte anti-vectorielle, nous utilisons de la deltaméthrine en ultra bas volume, à des concentrations qui sont de l’ordre du dixième de ce qui est utilisé en agriculture et surtout sur des surfaces très faibles puisque nous traitons sur un rayon de 150 mètres autour de la zone où a stationné la personne affectée par une arbovirose.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Avez-vous observé l’apparition de résistances à la deltaméthrine chez les moustiques au cours des dernières années ? Que se passerait-il si les moustiques devenaient soudainement résistants ? Avez-vous envisagé ce scénario ? Vous paraît-il possible ?

M. Grégory LAmbert. Il est fondamental de surveiller la résistance dAedes albopictus, le moustique tigre, à la deltaméthrine. Dans le cadre de la convention que nous avons avec la direction générale de la santé, nous testons chaque année plusieurs populations, particulièrement des populations qui viennent de la zone méditerranéenne puisque cest le secteur dans lequel nous réalisons le plus de traitement, mais également des populations dautres endroits de France, simplement pour nous assurer que le moustique est 100 % sensible à la deltaméthrine.

Bien sûr, si un début de résistance venait à apparaître, il faudrait revoir les stratégies. Ce scénario de voir apparaître subitement une résistance généralisée dans les populations de moustiques est tout à fait réaliste, mais très peu probable, étant donné que la pression de sélection imposée est très faible puisque les traitements sont quasi-chirurgicaux, c’est-à-dire que la deltaméthrine n’est utilisée que lorsque et là où c’est nécessaire.

Néanmoins, un début d’apparition de résistance à la deltaméthrine nécessiterait de reprendre les méthodes de lutte anti-vectorielle, par exemple d’avoir recours à d’autres molécules. Le problème est que, actuellement, aucune autre molécule n’est disponible. La deltaméthrine cible principalement les canaux sodium du moustique. Il faudrait se tourner vers une molécule qui a un autre mode d’action pour faire disparaître cette résistance.

Pour conclure, plus le produit est utilisé, plus la pression de sélection est forte, plus la probabilité d’apparition de résistances est grande. Il s’agit donc de surveiller la non-apparition de cette résistance et de limiter au maximum l’usage de ces produits, de ne les employer que dans des cas où ils sont vraiment utiles, comme nous le faisons actuellement, puisque ce sont des produits qui ne sont utilisés que pour des problèmes sanitaires.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Estimez-vous que le droit européen soit trop contraignant en termes de molécules utilisables ? Quels sont les risques pour la santé humaine des pesticides que vous utilisez ? Quels sont les risques pour l’environnement et plus particulièrement pour la biodiversité ? Comment conciliez-vous démoustication et respect des zones protégées ?

M. Bruno Tourre. Le droit européen est-il trop contraignant ? Nous n’avons pas à le juger. Il a fortement réduit le panel des insecticides utilisables en matière de lutte anti-vectorielle ; mais le problème qui se pose est que les industriels ne font pas de recherches pour développer d’autres produits.

Pourquoi ? Tout simplement parce que la lutte anti-vectorielle est une niche, un tout petit marché qui ne justifie pas que les industriels dépensent des millions pour développer un autre produit et surtout pour le faire agréer ou homologuer.

Plus que la réglementation européenne, le problème est qu’il n’y a pas de recherche et que nous nous appuyons uniquement sur des produits existants sans développer de nouveaux produits en matière de lutte anti-vectorielle. C’est valable aussi pour les produits utilisables contre la nuisance mais, avec le BTI, le risque d’apparition de résistances est quasi-nul.

M. Grégory LAmbert. Le BTI est une molécule qui présente un profil toxicologique extrêmement favorable puisqu’il ne s’agit pas d’un toxique à proprement parler. Il s’agit de cristaux de spores de bacilles qui développent des toxines qui sont spécifiques du tube digestif du moustique. C’est donc extrêmement sélectif et il est malheureusement assez rare d’avoir un produit aussi sélectif.

En ce qui concerne la deltaméthrine, il y a un petit risque d’irritation respiratoire lors de l’application, mais ce produit n’est appliqué que lorsque c’est nécessaire. Le principal problème de la deltaméthrine est sa faible sélectivité, je pense, plus que son risque potentiel pour les mammifères. Les applicateurs se protègent bien sûr, conformément à la réglementation. Par ailleurs, pour limiter tout contact, nous réalisons les traitements de nuit lorsque les gens sont chez eux, après avoir précisé à toutes les personnes concernées par le traitement quelques mesures de protection, en particulier justement de ne pas s’exposer au traitement et de dormir fenêtres fermées le jour du traitement. Cela permet de limiter au maximum les risques. Tout s’est toujours bien passé et il n’y a donc pas vraiment de problème.

Le principal problème de la deltaméthrine, à mon sens, est qu’elle n’est pas sélective à l’espèce, contrairement au BTI.

M. Didier Moulis. S’agissant des risques environnementaux, il faut bien distinguer les deux types d’actions que nous menons.

Dans le cadre de la lutte contre la nuisance des moustiques issus des zones humides, nous utilisons du BTI qui est inoffensif pour la plupart des espèces puisqu’il cible les diptères, en particulier les culicidés. Nous prenons néanmoins un certain nombre de précautions sur les modes d’épandage.

Comme nous l’avons dit, 75 % des épandages sont faits par avion et, effectivement, nous risquons ainsi de déranger les oiseaux en période de nidification. Toutefois, dans le cadre des études d’incidence qui sont menées sur les sites Natura 2000 en particulier, nous prenons un certain nombre de mesures pour limiter l’impact.

Nous faisons aussi des traitements terrestres. Nos agents sur le terrain sont en lien permanent avec les gestionnaires d’espaces protégés, qu’il s’agisse de sites Natura 2000 ou d’autres espaces protégés du type conservatoire du littoral par exemple. Un certain nombre de mesures sont prises en lien avec ces gestionnaires.

Pour ce qui concerne la lutte anti-vectorielle, nous utilisons un produit qui peut avoir un impact sur les animaux à sang froid tels que les poissons, batraciens et autres. Nous devons donc bien sûr respecter des limitations et, en particulier, nous ne traitons pas à proximité des zones humides. Lorsque nous prévoyons la carte de traitement que nous communiquons à l’ARS pour validation, nous identifions les zones humides autour desquelles il ne faut pas traiter avec de la deltaméthrine. Nous identifions aussi les ruchers et l’ARS est chargée de contacter les apiculteurs. Si nous intervenons à proximité de secteurs qui sont en agriculture biologique, il y a tout un protocole qui est mis en place de manière à éviter un impact.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Votre campagne annuelle de lutte de confort contre les moustiques a fait l’objet de recours administratifs de la part d’associations. Par exemple, un arrêté pour 2012 a été annulé pour insuffisance de l’évaluation des incidences Natura 2000. Comment avez-vous pris en compte ces critiques ?

M. Didier Moulis. La lutte contre les nuisances fait l’objet d’un arrêté préfectoral annuel dans chaque département. L’arrêté du département des Bouches-du-Rhône pour 2012 a été effectivement attaqué par des associations. Ce recours a été rejeté en 2014 par un jugement du tribunal administratif. Ces mêmes associations ont ensuite interjeté appel et la cour administrative d’appel leur a donné gain de cause en 2016. Entre-temps, les arrêtés préfectoraux pour 2013 et 2014 dans ce même département des Bouches-du-Rhône ont également été attaqués et, à chaque fois, le tribunal administratif a rejeté ces recours.

L’essentiel du premier dossier de recours par l’association, en 2012, était basé sur les études d’incidence sur les sites Natura 2000. La démoustication faisait partie depuis peu des activités soumises à étude d’incidence et il a fallu un certain temps – en lien avec la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et avec la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) – pour que cela puisse se mettre en place. En 2012, nous avions fait simplement une étude d’incidence en interne.

Ensuite, comme prévu, nous avons lancé des études réalisées par des bureaux d’études externes. C’est sans doute ce qui a prévalu au rejet des attaques de 2013 et 2014.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous travaillons en lien avec les gestionnaires d’espaces protégés, qu’il s’agisse de sites Natura 2000 ou autres, au travers de discussions et de réunions de travail pour justement déterminer des mesures de réduction. Plus précisément, sur le terrain, nous avons des chefs d’agences opérationnelles dans chaque département afin de travailler avec ces gestionnaires qui peuvent être des associations ou des collectivités territoriales.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans une audition au Sénat en 2016, vous faisiez état de nouvelles pistes à approfondir, telles que l’usage d’insecticides alternatifs au BTI pour les larves et à la deltaméthrine pour les adultes, l’installation de stations d’auto-dissémination sur le littoral méditerranéen ou de barrières de pièges. Qu’en est-il aujourd’hui de ces pistes ? En existe-t-il d’autres ? Quel regard portez-vous sur la technique de l’insecte stérile (TIS), sur les techniques Release of insects carrying a dominant lethal (RIDL) et les méthodes de forçage génétique ?

M. Grégory LAmbert. Effectivement, pour une bonne gestion lorsque l’on utilise des techniques d’application de produits, il est important d’avoir plusieurs molécules actives pour éviter la génération de phénomènes de résistance de l’espèce. La stratégie habituelle consiste à alterner les produits dans l’espace et dans le temps.

Dans le cas des moustiques, nous sommes confrontés à un double problème. Le premier est la possibilité de n’utiliser qu’une famille d’insecticides – celle des pyréthrinoïdes à laquelle appartient la deltaméthrine – pour gérer les aspects de santé publique. Cela nous expose, en cas d’apparition de résistances, à être démunis pendant un moment avant d’avoir recours à d’autres produits.

Le même problème se pose avec le BTI ; la petite différence est qu’il comporte en fait quatre toxines – bien qu’il ne s’agisse que d’un seul produit – ce qui réduit les possibilités d’apparition de résistances.

Lorsque l’on doit lutter contre Aedes albopictus, il nous faut des techniques efficaces donc étudier d’autres molécules pour garantir cette efficacité. Par ailleurs, puisqu’aucun pays n’arrive à gérer Aedes albopictus de façon satisfaisante, il faut également ouvrir son esprit et essayer d’avoir recours à des techniques qui ne sont pas encore présentes sur le marché ou, en tout cas, qui ne sont pas efficaces clés en main et qu’il faut développer.

La première, parmi celles que vous avez citées, est l’auto-dissémination. Nous sommes particulièrement concernés par cette stratégie puisque c’est justement l’une des stratégies alternatives étudiées à l’EID Méditerranée en recherche appliquée, donc pour un développement et une application réelle dans des conditions opérationnelles. Nous sommes une des très rares équipes à travailler sur cette technique, qui est nouvelle puisqu’elle fera intervenir directement le comportement du moustique dans sa stratégie de contrôle. C’est quelque chose qu’il convient de continuer à développer et nous travaillons actuellement dessus.

Vous avez parlé également de barrières de pièges. Ce sont des techniques alternatives qui ont été étudiées dans notre laboratoire. Cela présente quelques intérêts dans des contextes particuliers. De toute façon, pour les autres techniques, il est nécessaire de bien les connaître parce que, finalement, aucune technique ne sera satisfaisante à 100 % utilisée seule. Il faudra toujours composer une stratégie de lutte avec différents outils en fonction des contextes.

Nous avons utilisé les techniques de piégeage pour des espèces de marais dans des contextes particuliers avec une certaine efficacité. En ce qui concerne le moustique tigre, les techniques de piégeage sont beaucoup plus compliquées à utiliser : le moustique se déplaçant peu, il est nécessaire pour faire des captures, d’une part d’avoir des pièges qui sont efficaces ce qui n’est pas le cas de tous les pièges vendus actuellement dans le commerce, d’autre part, de les disposer avec une réelle cohérence, en tenant compte de la biologie de l’espèce.

Parmi les pistes de méthodes de lutte alternative qui relèvent encore de la recherche et ne sont pas appliquées massivement, la technique de l’insecte stérile présente énormément d’intérêt mais il faut encore faire la démonstration de son efficacité concrète sur le terrain. Elle est actuellement testée à La Réunion. La technique de l’insecte stérile vise à diminuer énormément, voire à éradiquer localement, une espèce de moustique dans un territoire donné, à condition que l’espèce ne soit pas constamment réintroduite. Il convient donc d’abord d’étudier cette technique dans des contextes insulaires, dans des milieux fermés, avant de pouvoir l’envisager à plus grande échelle sur des secteurs de continents comme notre zone d’action.

Ensuite, d’autres problèmes vont se poser : puisque le moustique se déplace peu et que les reproductions ont lieu de façon très régulière, utiliser la technique de l’insecte stérile nécessite de relâcher de grandes quantités de moustiques, très fréquemment, sur des distances relativement courtes. Il faut donc disposer en amont de tous les moyens pour pouvoir développer sur le terrain cette stratégie. Nous travaillons avec des laboratoires qui étudient cette stratégie et nous nous tenons au courant de ces avancées.

Nous pouvons arriver à générer des insectes stériles de trois façons différentes. La première est l’irradiation. C’est la technique réunionnaise qui est à mon sens la meilleure. Elle consiste à prendre des populations locales qui seront stérilisées et relâchées.

Nous pouvons aussi obtenir des insectes stériles par l’utilisation de bactéries endosymbiotes, des Wolbachia, ce qui pose un peu plus de questions parce qu’il s’agit presque d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Les Wolbachia peuvent présenter des avantages, dont la fameuse incompatibilité cytoplasme qui génèrera des descendants non viables, mais elles peuvent aussi considérablement modifier l’insecte et augmenter sa longévité, voire favoriser ou diminuer – diminuer serait plutôt une bonne chose – sa capacité à acquérir des pathogènes. Il faut donc faire attention lorsque l’on manipule ces stratégies.

Les dernières stratégies, à mon sens, accroissent encore le risque. La première est la technique RIDL. Cette technique consiste à prendre des moustiques de la même espèce mais qui ne viennent pas forcément du même endroit et sont porteurs d’un gène délétère pour leur survie. Cette technique a été développée par Oxitec. Même s’ils continuent leurs essais, nous voyons que, d’une part, cela pose de gros problèmes en termes d’acceptation sociale puisque ce sont des moustiques génétiquement modifiés et que, d’autre part, les résultats de terrain qui ont été obtenus, en tout cas sur la première génération de moustiques OGM RIDL, ne sont pas vraiment satisfaisants et manquent de transparence.

À l’extrême, la deuxième stratégie est celle des techniques de forçage génétique. Ce sont des possibilités que la science ouvre aujourd’hui et pour lesquelles il faut, à mon sens, prendre énormément de précautions puisque, théoriquement en tout cas, nous allons pouvoir modifier complètement une population sans avoir de recul sur les conséquences de ces modifications.

Je pense que, pour des techniques à court ou moyen terme, l’auto-dissémination, la technique de l’insecte stérile par irradiation et, éventuellement, les pièges sont les techniques qui semblent les plus prometteuses.

Les réflexions qu’il est nécessaire d’avoir en amont de l’utilisation d’OGM sont quand même importantes. Je pense que c’est plutôt pour beaucoup plus tard et je ne suis pas sûr que nous ayons une réponse opérationnelle à court et moyen terme avec ces méthodes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles sont les sources de financement de l’EID ?

M. Bruno Tourre. L’EID est financée, pour la partie lutte contre les nuisances des moustiques, par les membres de l’EID. Il s’agit d’une contribution statutaire obligatoire des membres qui représente, pour les six départements concernés et la région Occitanie, un total d’environ 10,3 millions d’euros par an.

L’EID dispose par ailleurs d’autres sources de financement pour la lutte anti-vectorielle. Ce sont des actions que nous menons pour le compte de 17 conseils départementaux ; elles représentent à peu près 1,3 ou 1,4 million d’euros par an jusqu’à la fin 2019.

Nous avions aussi une convention d’environ 400 000 euros par an avec la direction générale de la santé (DGS) ; cette convention ne concernait pas que l’EID Méditerranée mais l’ensemble des opérateurs publics et nous étions simplement le chef de file d’une convention qui rassemblait l’ensemble des opérateurs publics et la DGS. Toutefois, la dernière édition est, semble-t-il, intervenue en 2019.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La loi du 13 août 2004 a transféré la compétence de lutte contre les moustiques vecteurs aux départements. Qu’est-ce que cela a changé pour l’EID ?

M. Bruno Tourre. Cela a été une petite révolution. Ce n’est pas vraiment la loi du 13 août 2004 qui en est la cause, c’est l’arrivée du moustique tigre qui s’est traduite par l’adoption de la loi du 13 août 2004.

C’était une nouvelle facette de la lutte que nous ne connaissions pas puisque le moustique tigre n’existait pas auparavant. Cela a été pour nous l’exploration de nouvelles problématiques, le développement de nouvelles compétences, avec notamment le recrutement d’un certain nombre d’entomologistes dont Grégory L’Ambert, mais il n’est pas le seul à l’EID Méditerranée. Nous avons recruté des agents spécifiques, des agents complémentaires. Nous avons modernisé le laboratoire, développé de nouvelles techniques, réalisé des investissements importants en matière de bâtiments et de matériels pour la lutte anti-vectorielle.

En effet, les techniques utilisées en matière de lutte contre les moustiques vecteurs et de lutte contre les moustiques des zones humides ne sont pas du tout les mêmes. Ce ne sont pas les mêmes appareils, ce ne sont pas les mêmes produits, nous l’avons déjà évoqué. C’est totalement autre chose.

Nous avons donc fait des investissements importants en matière de ressources humaines, en matière de bâtiments, en matière de matériel. Nous avons acquis de nouvelles compétences et de nouvelles expertises dont la communication et la sensibilisation auprès de nos concitoyens. Nous avons étendu notre capacité d’intervention au-delà de notre sphère historique puisque, au-delà des six départements qui sont membres de l’EID, au-delà des actions de formation que nous avions pu exercer auprès de pays riverains de la Méditerranée comme le Maroc et la Tunisie, nous sommes aussi intervenus pour d’autres départements, proches des nôtres mais de plus en plus éloignés puisque nous sommes intervenus pour 17 départements.

Je pense que cela nous a permis d’avoir un travail en réseau accru. J’ai déjà évoqué l’ADEGE et le Vectopole mais nous avons aussi des contacts avec l’Institut Pasteur à Paris et d’autres instituts Pasteur dans le monde, avec Santé publique France, avec l’Institut de recherche biologique des armées (IRBA), avec de nouveaux acteurs dans le champ de la lutte anti-vectorielle et de la santé publique, sans oublier bien sûr un outil indispensable et qui nous manque aujourd’hui beaucoup, le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV).

Le CNEV a été créé à la suite du rapport piloté par le Dr Didier Fontenille il y a quelques années et supprimé fin 2017 ou en 2018. Le CNEV était composé d’un certain nombre d’entités qui travaillaient sur cette question de la lutte contre les moustiques vecteurs, dont quatre constituaient le « noyau » du CNEV. Ces entités étaient l’IRD, le CIRAD, l’École nationale de Santé publique et l’IED Méditerranée. Le CNEV a produit de nombreuses recommandations, d’une nature extrêmement importante. C’était quelque chose de précieux dont le rôle a été en partie repris par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

La loi du 13 août a donc apporté à l’EID Méditerranée un accroissement de ses compétences, de ses capacités et de sa visibilité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars 2019 confie aux ARS de nombreuses compétences en matière de démoustication, notamment en matière de surveillance des vecteurs et de lutte anti-vectorielle. Quel regard portez-vous à ce stade sur cette recentralisation ?

M. Bruno Tourre. Cette recentralisation nous avait été annoncée par la DGS en décembre 2017, me semble-t-il. La DGS nous avait annoncé un projet de réforme de la gouvernance de la lutte anti-vectorielle. En 2018, un certain nombre de projets élaborés par la DGS ont fuité, si bien qu’une concertation a été menée de facto parce que les opérateurs publics et les conseils départementaux, en particulier l’Assemblée des départements de France, ont réagi à ce moment. De nombreuses observations ont été prises en compte mais elles n’ont pas toujours été intégrées pour l’essentiel.

Pourquoi une recentralisation ? Je n’ai pas la réponse et je ne sais pas si c’est à nous, l’EID Méditerranée, d’avoir la réponse à cette question.

Ce que je constate simplement, c’est que jusqu’à la fin de l’année 2019, les conseils départementaux qui étaient chargés de cette compétence de manière obligatoire depuis la loi du 13 août 2004 avaient parfaitement bien fait ce travail, soit en faisant appel à des opérateurs publics de démoustication comme les EID pour l’essentiel des départements concernés, soit en régie pour au moins trois départements, soit en faisant intervenir des opérateurs privés.

Voici ce que je peux dire sur cette recentralisation sachant que, pour moi, le sujet majeur n’est pas la recentralisation mais plutôt les conditions dans lesquelles celle-ci est mise en œuvre.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le même décret permet aux ARS de confier les actions contre la présence de vecteurs à des organismes privés sur habilitation. Comment ont procédé les ARS ? Des appels à candidatures ont-ils été lancés ? Que pensez-vous des conditions de cette mise en concurrence ? Pensez-vous que cette sous-traitance au secteur privé est source d’économies pour les pouvoirs publics ou au contraire de dépenses supplémentaires ?

M. Bruno Tourre. Le sujet est vaste, madame la rapporteure.

Comme je l’indiquais à l’instant, plus que la recentralisation, ce sont les conditions de cette transition qui sont importantes pour nous, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles s’exercera désormais la lutte anti-vectorielle, et surtout les modalités qui seront mises en œuvre pour conserver les compétences et les capacités des opérateurs publics.

Nous vous avons dit que les opérateurs publics avaient développé des compétences fortes depuis longtemps. Ils étaient jusqu’à présent quasiment les seuls à intervenir sur le territoire national. Il s’agit donc bien de conserver ces capacités et ces compétences des opérateurs, sans oublier leur déontologie d’acteurs publics, en particulier en matière de limitation du nombre de traitements. Il faut en effet absolument limiter le nombre de traitements pour éviter le développement potentiel de résistances aux insecticides.

Sur le principe d’un appel à candidatures, nous ne sommes pas contre l’intervention d’autres opérateurs et en particulier d’opérateurs privés, ne serait-ce tout simplement que parce qu’il n’y a pas d’opérateur public de démoustication sur la totalité du territoire national. Seule une petite partie territoire national est couverte par des opérateurs publics.

Il se trouve que c’est sur cette même partie du territoire national que le moustique tigre s’est d’abord implanté, c’est-à-dire sur la façade méditerranéenne avec l’EID Méditerranée, la vallée du Rhône et Rhône-Alpes avec l’EID Rhône-Alpes et la façade atlantique, vers Toulouse et Bordeaux, avec l’EID Atlantique. À terme, le moustique tigre colonisera la totalité du territoire national, il ne faut pas se leurrer. Il n’y a pas d’opérateur public sur le reste du territoire national ; par ailleurs, la génération d’opérateurs publics de démoustication est intimement liée à la lutte contre les nuisances ; elle est en effet leur vocation principale et leur a permis d’avoir des forces de frappe pour développer une activité secondaire de lutte anti-vectorielle. En conséquence, la création ex nihilo d’un opérateur public uniquement pour la lutte anti-vectorielle n’est pas totalement justifiée.

J’insiste toutefois sur le fait qu’il faut veiller à conserver les savoir-faire, les compétences et les capacités des opérateurs. L’Anses, dans un avis qu’elle a rendu le 19 juillet 2019, l’a souligné explicitement. Les collectivités membres de l’EID Méditerranée l’ont aussi exprimé, tant auprès des ministres de la Santé que des directeurs généraux des ARS, en particulier du directeur général de l’ARS Occitanie. Je crains hélas que nous n’ayons pas été extrêmement écoutés.

Pourquoi conserver ces compétences ? La question n’est pas uniquement de réaliser des traitements ponctuels contre des cas importés par des malades rentrant de la zone intertropicale. Elle est surtout de savoir faire face lorsqu’interviendront des épisodes autochtones, parce qu’il y en aura, que ce soient des foyers uniques ou des foyers multiples, c’est-à-dire grosso modo savoir faire face à ce qui correspond aujourd’hui aux niveaux 3 et 4 du plan national anti-dissémination.

Il y a eu des foyers autochtones : un foyer de chikungunya en 2014 en Occitanie à Montpellier, un foyer de dengue en 2015 également en Occitanie à Nîmes, un foyer de chikungunya en 2017 dans le Var, un foyer extrêmement important de West Nile en 2018 dans les Alpes-Maritimes et le Var, comme vous l’avez rappelé tout à l’heure, monsieur le Président.

Il y a et il y aura de plus en plus d’épisodes autochtones. Lorsqu’il s’agit de foyers autochtones, ce n’est plus du tout la même chose. Il faut envoyer des moyens importants pendant un certain laps de temps qui peut être une semaine, dix ou quinze jours. Il faut mobiliser des moyens opérationnels sur le terrain pour faire des enquêtes, mobiliser des laboratoires. Il faut mobiliser nos entomologistes du siège et, pour l’instant, seuls les opérateurs publics en disposent. Si on les élimine de la lutte anti-vectorielle, je ne sais pas qui fera cela à leur place. Ces épisodes autochtones nécessitent donc une forte capacité de mobilisation de moyens telle que celle dont dispose l’EID Méditerranée.

Je vous donne un exemple. En 2019, nous avons réalisé 185 traitements dans la totalité de nos 17 départements, dont une soixantaine dans le département de Haute‑Garonne. Dans ce seul département de Haute-Garonne, nous avons fait quasiment la totalité des traitements au mois d’août et, en une seule semaine, nous en avons organisé un nombre extrêmement important, plus que tout ce qui était fait ailleurs dans tout le reste de la France. Cela a nécessité que nous mobilisions plusieurs équipages, tous les jours de cette semaine en Haute-Garonne. Il fallait toute la logistique, les matériels et toute la logistique humaine. Pour l’instant, seul un opérateur public est capable de faire face ainsi.

Pour les foyers autochtones, la question n’est pas de savoir s’il y en aura, mais plutôt quand et où il y en aura. Nous pensons, ainsi que l’a dit le Président de la République dans son premier discours du 12 mars sur la crise sanitaire due à la Covid-19, qu’il est des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. La lutte contre la transmission des maladies vectorielles par les moustiques doit peut-être, au moins en partie, être placée en dehors des lois du marché. C’est ce que nous pensons à l’EID Méditerranée ; c’est ce que pensent de nombreux opérateurs publics de démoustication, si ce n’est leur totalité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. J’ai une question de ma collègue, Mme Emmanuelle Ménard. Qu’en est-il de la décision de la direction générale de l’ARS Occitanie qui vous empêche de facto d’intervenir dans la totalité de la région Occitanie et qui a recours dans certains départements à un ou plusieurs petits opérateurs, parfois sans réelle expérience ? Pourquoi ce choix selon vous ?

M. Bruno Tourre. Cette question est complexe, madame la rapporteure, et rejoint ce que j’évoquais tout à l’heure à propos de la recommandation de l’Anses de maintenir les capacités des opérateurs publics.

Les ARS pouvaient passer et ont passé des marchés publics mais les conditions de la consultation ont varié d’une ARS à l’autre. Si l’on veut conserver un opérateur public et une action d’un opérateur public, compte tenu de son expérience, compte tenu de ce qu’il peut mettre en œuvre, compte tenu des réponses qu’il a apporté jusqu’à présent, qui ont fait que nous n’avons pas dépassé le stade 3 du plan national anti-dissémination – c’est-à-dire que nous n’avons jamais eu des foyers multiples qui n’étaient pas sous contrôle –, il faut faire en sorte que les conditions de la consultation permettent aux opérateurs publics de répondre.

Il se trouve – je parle uniquement des deux ARS que nous connaissons – que l’ARS PACA a fait le choix d’une habilitation portant sur la totalité du territoire régional, c’est-à-dire un opérateur intervenant dans les six départements. Quand on choisit un opérateur pour six départements, il faut que cet opérateur ait des capacités importantes ; cela ne peut être que nous.

Si l’on fait le choix, à l’inverse, d’une consultation avec un allotissement département par département, on favorise ipso facto l’émergence de nombreux petits candidats. Si, de plus, les conditions du dossier de consultation des entreprises (DCE) ont été établies, à mon sens, sans sourcing, c’est-à-dire sans consultation des organismes qui peuvent répondre, on pouvait se retrouver avec un DCE qui ne permettait pas à l’EID Méditerranée de pouvoir apporter une réponse formelle telle qu’elle était attendue.

Nous avons apporté une réponse, bien sûr. Nous avons fait à l’ARS Occitanie une proposition d’ensemble, globale, pour la totalité des 13 départements, mais cette réponse n’a pas été considérée comme une proposition acceptable. Je pense que, pour ces raisons, nous avons été mis à l’écart de la totalité de la lutte anti-vectorielle en Occitanie. Cela nous semble extrêmement dommageable pour les risques sanitaires qui peuvent être pris dans cette région, mais ce n’est que l’avis de l’EID Méditerranée.

Nous intervenions dans 9 des 13 départements, dont les plus importants du point de vue de la population donc du point de vue de la présence du moustique et du point de vue du risque vectoriel : la Haute-Garonne, l’Hérault, le Gard… Nous intervenions aussi dans deux départements en Nouvelle-Aquitaine dans lesquels nous avons décidé de ne plus intervenir parce que c’était beaucoup trop loin désormais. Nous nous concentrons donc sur l’Occitanie.

Notre proposition n’a pas été jugée recevable. Nous trouvons que c’est extrêmement dommageable pour le bien collectif, non seulement immédiat, mais aussi pour la pérennité de nos compétences, de nos missions et de nos actions parce que, à partir du moment où nous ne sommes plus retenus pour la lutte anti-vectorielle, nos compétences sur ces territoires diminueront petit à petit ; et peut-être que, demain, nous ne pourrons plus intervenir comme nous étions intervenus les années précédentes et comme nous avions développé ces compétences pour le compte du ministère de la Santé et des conseils départementaux depuis quasiment une vingtaine d’années.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel regard portez-vous sur la nouvelle répartition des compétences proposée par le texte adopté en première lecture au Sénat en janvier ? Pouvez-vous revenir sur la distinction entre lutte de confort et lutte anti-vectorielle ? Qu’estimez-vous devoir en être les conséquences sur le plan réglementaire ? Peut-on exercer ces deux compétences de manière séparée ?

M. Bruno Tourre. Une proposition de loi avait été déposée au Sénat fin 2019 me semble-t-il, et nous en avons eu connaissance début 2020. Elle est quasiment identique à une proposition de loi qui avait été déposée par M. Olivier Véran à l’Assemblée nationale au mois de juin 2019 et qui avait fait l’objet de nombreuses observations de la part des opérateurs publics de démoustication et de la part de l’Assemblée des départements de France (ADF). Je crois qu’ils sont auditionnés dans la semaine et ils vous en feront certainement part.

Toujours est-il que, peut-être du fait de la création de votre commission d’enquête, l’examen de la proposition de loi à l’Assemblée nationale a été retardé, si bien que la proposition de loi déposée par le sénateur Amiel a peu prospéré.

La proposition de loi, telle qu’elle était rédigée à l’origine, tendait à confondre la mission de lutte contre les nuisances et la mission de lutte contre le risque vectoriel, et à rendre quasiment obligatoire pour les départements la lutte contre les nuisances de moustiques. Or, depuis la loi de 1964 et jusqu’à aujourd’hui, cette lutte contre les nuisances de moustiques est bien une compétence optionnelle. Seuls une quinzaine de départements s’en sont saisis. Nous avons alerté les collectivités membres de l’EID et nous avons alerté l’ADF sur ce risque.

Un travail a été fait avec le rapporteur de la proposition de loi au Sénat et avec l’ADF. Le texte tel qu’il a été adopté au Sénat, nous paraît aujourd’hui arriver à un équilibre, c’est-à-dire qu’il maintient le caractère optionnel pour les départements de la lutte contre les nuisances de moustiques.

Peut-on exercer ces compétences de manière séparée ? Nous pensons qu’on peut exercer ces compétences de manière séparée mais que, effectivement, il est mieux pour un opérateur public comme nous de les exercer de manière conjointe parce que la compétence de la chaîne se nourrit de la force de chacun de ses maillons. Si on est très fort, très compétents en matière de lutte contre les nuisances de moustiques et aussi très compétents en matière de lutte anti-vectorielle, cela ne peut être qu’un plus pour la compétence de l’ensemble de l’opérateur public.

Je précise simplement que, même si nous ne serons plus opérateur public de démoustication pour l’ARS Occitanie en 2020, nous sommes toujours opérateur public de démoustication pour l’ARS PACA. Nous avons fait à l’ARS PACA exactement la même proposition que celle que nous avions faite à l’ARS Occitanie ; côté PACA, la proposition que nous avions faite a été parfaitement entendue. Après un mois de négociations, fin avril, le président de l’EID Méditerranée et le directeur général de l’ARS ont signé un marché négocié par lequel l’EID est l’opérateur de démoustication en matière de lutte anti-vectorielle pour les six départements de PACA pour les quatre années à venir.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels échanges avez-vous avec les organismes de démoustication ultramarins ?

M. Bruno Tourre. Nous avons des échanges avec les organismes de démoustication issus des collectivités, c’est-à-dire ceux qui sont membres de l’ADEGE, puisque l’ADEGE regroupe des opérateurs publics issus des collectivités territoriales.

Nos collègues de Guyane sont membres de l’ADEGE. En Guyane, la lutte anti-vectorielle et les opérations de démoustication de manière générale sont menées à 100 % par, naguère, le conseil départemental de la Guyane et, depuis sa création, par la collectivité territoriale de Guyane, qui est un membre important de l’ADEGE.

Pour ce qui est de la Martinique, toutes les actions de lutte anti-vectorielle sont menées par le Centre de démoustication et de recherches entomologiques (CEDRE). Le CEDRE est un service commun à l’ARS Martinique et au conseil départemental puis désormais à la collectivité territoriale de Martinique. Il est placé sous la direction d’un agent de la collectivité territoriale de Martinique. C’est pourquoi le CEDRE est aussi un membre important de l’ADEGE.

Nous avons donc avec nos collègues ultramarins de ces deux régions des relations régulières dans le cadre de l’ADEGE, que ce soit sur le plan technique, sur le plan de la formation, sur le plan des échanges d’informations ou sur le plan amical puisque ce sont d’excellents collègues.

Nous sommes un peu moins au courant de ce qui se passe à la Guadeloupe et à La Réunion même si, à La Réunion, nous avons des contacts individuels avec un certain nombre d’acteurs de l’ARS. Nous sommes donc quand même relativement bien au courant de ce qu’il se passe à La Réunion, même si les relations ne sont pas formelles comme elles le sont avec la Guyane et la Martinique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’article 2 de la loi du 16 décembre 1964 relative à la lutte contre les moustiques vous autorise à pénétrer sur les propriétés publiques ou privées, même habitées, pour procéder aux actions de démoustication, à condition que les propriétaires aient été avisés à temps. Dans la pratique, avez-vous recours régulièrement à cette faculté ? Comment cela se passe-t-il concrètement ? En cas d’opposition, il est prévu que le préfet mette en demeure les intéressés. En l’absence de réponse, l’intervention des services de démoustication peut ensuite avoir lieu après dix jours ou sans délai en cas de danger pour la santé humaine. Estimez-vous que cette procédure soit suffisamment efficace ?

M. Bruno Tourre. Madame la rapporteure, nous n’utilisons jamais cette procédure parce que c’est une arme atomique. Comme toutes les armes atomiques, on l’utilise une fois et on ne peut plus l’utiliser après : si nous n’arrivons pas à pénétrer dans une propriété privée et que nous faisons appel à cet article 2 de la loi, nous pouvons être à peu près sûrs que nous aurons une opposition non seulement de la personne concernée, mais aussi certainement de tout le voisinage.

Chaque fois que nous avons une opposition, et elles sont peu nombreuses, nous essayons plutôt de convaincre nos interlocuteurs du bien-fondé de nos actions et de la possibilité de pénétrer sur le terrain. La plupart du temps, nous y arrivons, ce qui nous évite d’utiliser cette possibilité qui, tout compte fait, nous ferait rentrer dans un cercle vicieux.

De toute façon, comme le souligne Didier Moulis, les délais qui sont indiqués sont des délais bien trop longs pour que nous puissions ensuite être efficaces.

Ainsi, ce qui est prévu dans ces textes est très bien, mais totalement inopérant si nous devions les mettre en œuvre.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. D’après vos observations, quels types d’installations posent le plus de problèmes ? Sont-ce les gouttières, les bondes ou autres ? Les normes de construction sont-elles adaptées ? Faut-il imaginer de nouvelles normes de construction et d’entretien afin d’éviter la création de gîtes larvaires ? Quelle répression est-elle envisageable ?

M. Grégory LAmbert. En dehors du bâti, il ne faut pas oublier la production de moustique tigre qui est générée par les récipients que l’on peut trouver dans les jardins.

En ce qui concerne le bâti, on peut distinguer trois types de gîtes principaux. Deux d’entre eux sont particuliers : ce sont des observations basées sur notre zone d’action, donc en climat méditerranéen et avec des mises en eau par des précipitations qui, durant la période de prolifération des moustiques tigre, sont peu fréquentes ou, lorsqu’elles sont fréquentes, peuvent être très abondantes. Dans d’autres zones géographiques, les observations pourraient être différentes.

Nous constatons sur le domaine public que les coffrets techniques de télécommunication sont peu fréquents mais peuvent être sources de moustique tigre. C’est également le cas des avaloirs pluviaux, qui ont la particularité de laisser stagner une partie des eaux, pour permettre la décantation des particules et du sable et éviter l’engorgement du réseau. On trouve aussi les ouvrages de type terrasse à plots, qui sont beaucoup plus rares en termes de fréquence mais qui peuvent générer, dans une seule de ces structures, des dizaines voire des centaines ou des milliers de moustiques.

Pour ces terrasses à plots, nous ne nous basons pas uniquement sur des observations mais également sur deux types de travaux de recherche que nous avions réalisés en interne et dans le cadre de la convention avec la direction générale de la santé. Nous avons pu observer que les terrasses à plots ne sont pas censées poser de problème à partir du moment où la réglementation a été respectée pour leur construction, c’est-à-dire qu’elles présentent une légère pente et un exutoire, ce qui permet d’éviter la stagnation d’eau. En pratique, lorsque ces consignes n’ont pas été respectées, des terrasses à plots deviennent des véritables usines à moustiques. Bien souvent, l’exutoire est beaucoup trop haut : il y a donc une présence d’eau, une atmosphère humide invisible, mais qui permet quand même aux moustiques d’entrer et de sortir, ce qui est très problématique pour le voisinage.

Pour les avaloirs pluviaux, c’est complexe. Il peut y avoir éventuellement des stratégies à appliquer qui ne sont pas encore définies. Actuellement, lorsque ces structures produisent des moustiques, elles font l’objet de traitements répétés. On peut peut-être envisager des choses un peu plus durables mais ce sera difficile de les « corriger », entre guillemets, puisqu’il est nécessaire de permettre la stagnation de sable et donc, par définition, il semble compliqué d’avoir un collecteur qui devienne sec très rapidement.

Pour les coffrets techniques, ce sont des coffrets de télécommunication placés à des endroits possiblement soumis à un arrosage et qui ne sont pas étanches. Il y a des solutions qui pourraient s’appliquer, mais qui peuvent poser d’autres problèmes que les moustiques. Il faudrait permettre d’avoir une partie poreuse dans le coffret pour permettre l’évacuation des eaux ; mais cela peut aussi poser des problèmes de contamination.

Pour résumer, les terrasses à plots présentent des avantages et, dans certains contextes, on ne peut quasiment réaliser que des balcons ou des terrasses de ce type. Une norme supplémentaire n’est peut-être pas nécessaire, mais il faut simplement veiller à la bonne application des règles de l’art et au respect des lois lors de leur construction.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel type de pouvoir de police administrative devrait-il être mis en place pour lutter contre les gîtes larvaires ? Qui pourrait l’exercer ? À titre d’exemple, à Singapour, une amende de 1 000 dollars est prévue en cas de détection des larves de moustiques sur un chantier de construction, cette amende passant à 2 000 dollars la deuxième fois, puis à 10 000 dollars et six mois d’emprisonnement en cas de récidive. Que pensez-vous de cette solution ? Pensez-vous qu’elle serait efficace ?

M. Didier Moulis. En termes de pouvoirs de police administrative, je pense qu’un certain nombre de choses existent déjà, avec des attributions aux maires des communes mais aussi aux ARS. Je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus personnellement.

Pour ce qui concerne Singapour, sans parler de considérations dordre politique mais simplement de considérations dordre climatique, la France métropolitaine et Singapour sont dans des situations qui sont totalement différentes. Nous navons pas le même climat et, surtout, il y a à Singapour une circulation de virus très importante, tout au long de lannée, en tout cas beaucoup plus fréquemment quen France métropolitaine. En France, cela ne se produit que lorsquil y a des cas importés qui viennent en métropole. Pour ce qui concerne les mois demprisonnement et les amendes de 1 000, 2 000 ou 10 000 dollars, je ne pense pas que cela soit applicable et je ne suis pas sûr que cela soit justifié en France métropolitaine.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Mais il n’y a pas que la France métropolitaine et il y a beaucoup de décès, notamment dans l’océan Indien où l’épidémie de coronavirus a eu lieu en même temps que l’épidémie de dengue et celle-ci a fait plus de ravages que le coronavirus. C’est pour cela que j’aurais bien aimé avoir une réponse globale.

M. Christophe Morgo. Par rapport à ce qui se passe à Singapour, je vois mal un chef d’entreprise français être verbalisé sachant qu’il n’a pas l’information. Il y a notamment une méconnaissance du moustique tigre.

M. Didier Moulis. Vous avez raison, madame la rapporteure, de signaler à juste titre qu’il n’y a pas que la France métropolitaine. Je me suis permis de répondre pour ce que je connais, c’est-à-dire le littoral méditerranéen, la zone dans laquelle nous intervenons. Ma réponse, effectivement, valait pour ce que je connais. Je ne connais pas suffisamment ce qui se passe dans les territoires ultramarins pour avoir l’impudence de répondre à cette question. Il m’a semblé que, en France métropolitaine en tout cas comme je l’ai précisé, cela ne me semblait pas applicable et pas justifié.

Sur le plan de la justification par la santé publique, cela s’appliquerait bien sûr plus aux zones intertropicales et aux départements d’outre-mer. Toutefois, je n’ai pas d’éléments qui me permettent de juger si la mise en œuvre d’une telle mesure serait efficace et si cette solution serait applicable outre-mer.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Auriez-vous d’autres observations à transmettre à la commission d’enquête ?

M. Bruno Tourre. Madame la rapporteure, je pense que la crise de la Covid-19 a révélé l’importance de l’anticipation et de la préparation, mais également la nécessité de s’appuyer sur les forces existantes et en particulier les forces publiques comme nous l’avons vu pour les hôpitaux. Elle a également rappelé la nécessité de savoir de temps en temps s’extraire des règles, des procédures et des normes. Je pense qu’il est encore le temps de corriger le tir en ce qui concerne la lutte anti-vectorielle, en métropole à tout le moins.


18.   Audition de Mme Sylviane Oberlé, chargée de mission Prévention des pollutions au sein de l’Association des maires de France (AMF) (9 juin 2020)

M. Paul Christophe, président. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques AEDES et des maladies vectorielles. Nous allons entendre aujourd’hui Mme Sylviane Oberlé, chargée de mission prévention des pollutions au sein de l’Association des Maires de France, l’AMF.

Les maires peuvent intervenir contre la présence de moustiques vecteurs, au titre de leurs pouvoirs de police générale et de police spéciale des points d’eau. Une proposition de loi votée par le Sénat propose de limiter leur intervention à un seul droit de signalement.

Madame, je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire de dix à quinze minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions et réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Madame, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mme Oberlé prête serment.

Mme Sylviane Oberlé, chargée de mission. Ce que j’ai à dire sur ce sujet est relativement simple et court. Je rappelle que je ne suis pas élue mais chargée de mission au sein de l’AMF : je fais donc partie des services. Néanmoins, cela constitue une question qui fait souvent l’objet de discussions, voire de débats, au sein de l’AMF, et à laquelle les maires sont attentifs. Il s’agit d’une question de santé publique, dont les conséquences sont malheureusement appelées à se développer. C’est néanmoins une question sur laquelle leurs pouvoirs sont relativement limités. Ils peuvent, au titre de leurs pouvoirs de police de la salubrité, veiller à l’inventaire des points d’eau sur tout le domaine public, prendre les mesures nécessaires si certains des points d’eau sont devenus des gîtes larvaires et les faire assainir en utilisant les méthodes nécessaires suivant les cas.

La difficulté des maires dans ce genre de dossiers réside surtout dans tout ce qui se situe sur le domaine privé, puisqu’ils n’ont pas la capacité de rentrer ni pour faire des contrôles, ni pour procéder à des mesures particulières pour assainir d’éventuels points d’eau. En l’occurrence, leur intervention se limite à informer les propriétaires, et éventuellement à leur suggérer avec fermeté de mettre fin à la situation susceptible d’entraîner une prolifération des gîtes à moustiques, mais ils ne peuvent guère aller plus loin en termes de pouvoirs de police. Autant il est possible de procéder à un inventaire des points d’eau de comme les mares, autant, comme vous le savez certainement, n’importe quel point d’eau stagnante peut être un gîte à moustiques, y compris quand il s’agit de l’eau présente dans une mare conséquente ou qui reste dans une coupelle d’arrosage sous un pot de fleurs. Dans ce cadre-là, à part informer la population sur les risques que présente ce genre de dispositif et leur demander de prendre les mesures nécessaires, les maires n’ont pas beaucoup de capacités d’intervention en direct.

Il y a un dernier point que je souhaitais aborder. Il est parfois assez compliqué d’arriver à faire la part des choses entre une politique d’amélioration de la biodiversité, et notamment de sauvegarde des milieux humides, et la nécessaire intervention pour réduire les gîtes larvaires, ce qui avait conduit l’AMF à proposer de limiter les mesures les plus dures à la proximité d’habitations, en partant du postulat – qui n’est pas toujours exact mais souvent vérifié – que les milieux naturels sensibles et les milieux humides sont relativement éloignés des habitations et que les gîtes larvaires sont surtout dangereux à proximité des habitations, même si je ne nie pas la capacité de ces animaux à faire des voyages relativement longs.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Ces sujets étant assez souvent discutés par les maires, nous espérons avoir des réponses pour notre rapport.

Comment les maires appréhendent-ils la progression du moustique tigre sur le territoire français depuis une quinzaine d’années ? Sont-ils suffisamment entendus et, le cas échéant, accompagnés par l’État sur le sujet ?

Mme Sylviane Oberlé. Ils constatent la progression du moustique. Ils ne sont pas inattentifs à la question.

Le fait qu’ils soient entendus par l’État est un peu plus compliqué parce que les approches du problème et les points d’attention ne sont pas les mêmes. Dans les départements ou les régions, il y a de temps en temps des rencontres entre les services de l’État et les maires. Cela n’est pas, à ma connaissance, un objet d’entretiens suivis. Il est vrai que les maires ont un peu le sentiment d’être seuls face au problème, qu’ils essaient de traiter sous l’angle de la police des points d’eau.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Avez-vous connaissance de demandes particulières dont ils seraient saisis en la matière de la part de leurs administrés ?

Mme Sylviane Oberlé. Je serais incapable de vous donner des statistiques dont nous ne disposons pas, mais j’ai été interpellée par quelques maires qui m’ont demandé l’état de la législation, parce qu’ils avaient été interpellés par des administrés – les moustiques ayant la capacité de se signaler par un certain inconfort au niveau de la population. Comme souvent dans ce genre de cas, le maire est interpellé pour faire cesser la nuisance, dans la mesure de ses moyens.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les maires peuvent intervenir contre la présence de moustiques vecteurs au titre de leurs pouvoirs de police générale et de police spéciale des points d’eau. Quel usage les communes font-elles de ces prérogatives ? Sont-elles en mesure d’exercer ces pouvoirs de police ?

Mme Sylviane Oberlé. Elles essaient, mais les obstacles sont relativement nombreux, parce qu’il y a tout de même un manque de moyens humains pour faire des opérations d’envergure. Les maires ont la capacité de mobiliser des moyens humains divers et variés, y compris des bénévoles dans un certain nombre de cas, mais il est vrai que leurs moyens restent relativement limités. Il faut bien reconnaître qu’en général, ils agissent davantage comme des pompiers, au sens où ils essaient de faire cesser une nuisance qui est avérée plutôt que d’agir dans le domaine de la prévention, sauf lorsqu’ils donnent de l’information aux habitants dans un certain nombre de cas.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les compétences communales sont-elles suffisamment étendues sur le sujet ? Le sont-elles trop ? Les municipalités disposent-elles de moyens suffisants pour les mettre en œuvre ?

Mme Sylviane Oberlé. J’aurais personnellement tendance à penser que les compétences sont relativement bien équilibrées, c’est-à-dire que le maire a tout de même la possibilité de faire cesser un certain nombre de désordres, mais il est évident qu’il n’a ni les compétences ni les prérogatives nécessaires pour entreprendre des plans de plus grande envergure et plus systématiques.

En outre, ce ne sont pas de moyens juridiques qu’ils ont besoin, mais essentiellement de moyens humains, car les tâches dévolues aux communes sont multiples et variées, ce qui renforce aussi le caractère ponctuel de leur intervention. Quand leur intervention est nécessaire pour faire cesser des désordres, ils le font, mais ils ne peuvent pas se lancer dans des opérations de plus vaste envergure, faute de moyens humains – à l’exception notable d’un certain nombre de collectivités, souvent des communes de plus grande taille, qui se sont dotées des moyens nécessaires. Pour l’instant, je trouve que l’équilibre n’est pas mauvais.

La vraie question réside dans le fait qu’il n’est pas possible pour le maire de pénétrer dans un domaine privé. La lutte contre la prolifération dans ces domaines privés est par nature extrêmement limitée, puisqu’on ne peut y pénétrer qu’avec l’accord du propriétaire, ce qui nécessite tout de même qu’il soit relativement averti du problème.

L’autre difficulté que j’identifie réside dans le fait qu’un maire n’est pas un spécialiste ni de la santé ni de la biologie des moustiques, et que ses compétences techniques restent tout de même limitées.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans le cadre d’une table ronde, la semaine dernière, la délégation aux collectivités territoriales du Sénat a présenté un bilan très critique de la coordination entre les collectivités territoriales et les agences régionales de santé (ARS). Quelles interactions les communes ont-elles avec les ARS en matière de lutte anti-vectorielle, avec le département, avec les préfets ?

Mme Sylviane Oberlé. Compte tenu du fait que je me suis engagée à vous dire la vérité, je suis obligée de vous dire qu’à ma connaissance, cette coopération est très proche du niveau zéro – mais peut-être est-ce un défaut de connaissance de ma part.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Est-elle au niveau zéro seulement avec les ARS, ou est-ce partout pareil ?

Mme Sylviane Oberlé. Non. Encore une fois, je n’ai pas fait de statistiques exhaustives, mais avec les départements, j’ai eu quelques retours plus positifs. Avec les préfets, la coopération n’est pas non plus nulle, d’autant plus qu’il s’agit de questions sur lesquelles le préfet a des compétences certaines, et pour lesquelles il faut un minimum de coordination entre les collectivités, les communes et le préfet. Je dois reconnaître que ma réponse concernait surtout les ARS.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel regard l’AMF porte-t-elle sur la nouvelle répartition des compétences proposée par le texte adopté en première lecture au Sénat en janvier ? Dans quelle mesure l’AMF a-t-elle été associée à la préparation de ce texte, puis à sa discussion en séance ?

Mme Sylviane Oberlé. Nous avons été interrogés sur le texte lors de son élaboration. Nous avons apporté un certain nombre de réponses à ce sujet. La position de l’AMF était que les questions de santé publique en tant que telles relèvent de l’État, qui est le seul compétent à l’heure actuelle et le seul habilité à définir une politique de santé publique, et que les maires s’occupent de salubrité, ce qui correspond à la fois à leurs compétences et à leur domaine d’action. Nous avons reçu quelques alertes de personnes qui ne souhaitent pas que cette répartition soit trop remise en question.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le Sénat a apporté plusieurs modifications à la proposition de loi initiale, tenant notamment à lobligation pour le maire de dresser un état des lieux des propriétés susceptibles dabriter des insectes vecteurs et aux pouvoirs confiés aux agents de la commune ou mandatés par elle pour la réalisation des mesures de lutte anti-vectorielle. Quel regard portez-vous sur ces modifications ?

Mme Sylviane Oberlé. Cela nous paraît indispensable de rester dans le champ de ce qui est possible, notamment en termes de moyens humains. Nous avons donc été assez attentifs au fait de rester dans ce champ, car à l’heure actuelle, il nous paraît déraisonnable d’en demander plus, compte tenu des moyens humains et de la définition même du pouvoir des maires, qui doivent veiller à la salubrité. L’AMF est très réticente à demander aux maires plus de choses avec les mêmes moyens, voire avec moins de moyens.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous savons tous que dans des communes, il y a des associations de populations qui s’intéressent aux enjeux de lutte anti-vectorielle. À votre avis, qui devrait mettre en œuvre des démarches d’information et de prévention contre les vecteurs ?

Mme Sylviane Oberlé. Tout le monde, car c’est tout de même une question de santé publique sérieuse, qui est en voie d’extension. Certes, il revient aux maires d’informer la population sur les conduites à tenir ou à ne pas tenir, et sur les choses à faire ou à ne pas faire, mais c’est un domaine dans lequel on ne peut pas se passer de l’aide de qui que ce soit pour atteindre l’objectif d’information. Il est vrai qu’il y a quelques questions délicates sur le contenu du message et sur la nécessité d’harmoniser un minimum les messages, d’abord pour l’efficacité de la communication et parce que sur un domaine pareil, il est inutile de diffuser des messages inexacts ou un peu fantaisistes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La lutte contre les moustiques suscite régulièrement des plaintes de la part d’associations de protection de l’environnement, en raison de ses conséquences potentielles sur la biodiversité. Dans quelle mesure les exécutifs locaux sont-ils confrontés à ces problématiques ?

Mme Sylviane Oberlé. Cela arrive quand il y a des points de fixation concernant certains milieux particuliers, certains milieux humides. Effectivement, vouloir éviter la prolifération des moustiques et préserver la biodiversité pose un certain nombre de problèmes. C’est un domaine qui est compliqué de par son enjeu sanitaire, et qui est tout de même une question que la plupart des exécutifs locaux ont à traiter puisque l’une des difficultés qu’ils vivent en direct concerne l’harmonie à maintenir entre des intérêts, des enjeux et des conceptions différentes, pour un même espace, qu’il soit public ou privé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles relations entretenez-vous avec les associations impliquées dans ces questions ?

Mme Sylviane Oberlé. Au titre de l’AMF ?

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Oui.

Mme Sylviane Oberlé. Il a dû m’arriver une fois d’être contactée ; mais de manière générale, je n’ai aucune relation suivie.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans le cas de détection de foyers épidémiques, comment les maires sont-ils associés aux mesures à prendre ? Faut-il donner une place aux maires dans le dispositif curatif ?

Mme Sylviane Oberlé. Dans le cas de foyers épidémiques, les maires sont alertés après la détection, mais ils n’ont pas de compétences spécifiques en matière de santé et ils sont dans l’incapacité d’avoir connaissance de l’information autre que celle fournie par des autorités sanitaires ou des autorités préfectorales. Si le mot « curatif » s’entend au sens du soin prodigué aux personnes atteintes de maladies, je ne vois pas bien ce qu’ils pourraient faire et comment ils pourraient être associés.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je parle plutôt de la destruction des moustiques.

Mme Sylviane Oberlé. La question porte donc sur un cas où nous avons identifié un gîte larvaire dont les moustiques sont atteints, et qui est susceptible de propager la maladie ?

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Absolument.

Mme Sylviane Oberlé. J’ai un peu de mal à voir à quoi vous faites allusion, puisque le maire va intervenir au titre de sa police de salubrité et va donc prendre, dans la mesure du possible, les mesures pour supprimer ce gîte à moustiques s’il est dans un domaine public. Dans le cas d’un gîte situé sur un domaine privé, il n’en a pas le pouvoir à l’heure actuelle. Il s’agira de demander au préfet de prendre les mesures nécessaires.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. D’après vos observations, quels types d’installations posent le plus de problèmes ? Je pense aux gouttières, aux bondes, etc. Les normes de construction sont-elles adaptées ?

Mme Sylviane Oberlé. Il y a peut-être des choses à revoir dans les normes de construction, mais ce n’est pas cela qui pose le plus de problèmes. Ce sont beaucoup plus les usages, les pratiques des gens qui habitent ces constructions. Le fait d’avoir au fond du jardin un tonneau dans lequel on récupère l’eau de pluie et qu’on laisse sans surveillance n’est pas forcément une bonne idée, mais nous ne pouvons pas la réglementer. Laisser traîner de l’eau dans des dépressions que l’on a sur son terrain, c’est aussi une chose que l’on ne peut pas réglementer.

En termes de normes de construction, je n’ai pas été informée de problèmes majeurs. Il y a quelques problèmes de gouttières, de bordures de toits, mais ce sont des choses qui relèvent du défaut d’entretien plutôt que d’un problème de construction en tant que tel.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. J’ai bien compris que cela n’était pas réglementé, mais peut-on imaginer de nouvelles normes de construction et d’entretien afin d’éviter la création de gîtes larvaires (pente minimale des toits, imperméabilisation des sols, équipements d’hydrologie urbaine) ? Seriez-vous favorable à leur inclusion dans les plans locaux d’urbanisme ?

Mme Sylviane Oberlé. Il faudrait que je demande confirmation de sa position au bureau de l’AMF. Ma réponse est sous réserve d’une confirmation des élus. Je pense que l’AMF serait assez réticente à ce qu’on en fasse mention dans les documents d’urbanisme. Ces derniers temps, on a demandé beaucoup de choses aux documents d’urbanisme, au point de les rendre parfois à la limite de la lisibilité. En la matière, il nous semble préférable de s’assurer que les pratiques sont en conformité avec la lutte contre les gîtes larvaires, plutôt que de réglementer à travers les documents d’urbanisme. Il y a peut-être effectivement un certain nombre de prescriptions de construction, comme celle que vous avez citée concernant la pente des toits, ou le fait d’éviter les terrasses inoccupées, les toits plats, mais je pense qu’il serait un peu excessif pour l’AMF de les faire passer à travers les documents d’urbanisme.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Faut-il interdire les terrasses sur plots ? Comment concilier les problèmes que ces constructions posent avec le respect des normes en matière d’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite ? Pourrait-on prévoir une exception à ces normes ?

Mme Sylviane Oberlé. Je demande un joker – non pas parce que je ne veux pas répondre mais parce que je ne suis pas du tout sûre d’avoir la réponse. En matière de construction, entre l’accessibilité et d’autres contraintes, y compris les contraintes énergétiques, nous nous retrouvons avec une somme de contraintes qui donne l’impression de ne plus avoir la possibilité de faire grand-chose. Encore une fois, et il s’agit là d’une opinion personnelle, je pense que l’on peut résoudre beaucoup de choses en favorisant des pratiques, dont certaines étaient déjà d’usage il y a un certain temps, plutôt qu’en faisant de la normalisation et en laissant la lutte contre le développement des gîtes larvaires entre les mains de simples mesures de construction, qui peuvent avoir leurs effets mais qui ne résoudront jamais tout.

M. Frédéric Reiss. Dans un certain nombre de domaines, nous pouvons sentir votre embarras, et je peux comprendre aussi l’embarras des maires, puisqu’ils sont préoccupés par la santé de leurs concitoyens. On leur demande de lutter contre le moustique tigre, qui est une menace pour la santé de leurs concitoyens, mais en même temps, évidemment, il ne faut pas menacer cette santé en utilisant des produits, insecticides ou autres, qui pourraient être eux aussi une menace. C’est donc un sujet qui est très compliqué, on le comprend.

Ceci dit, ce moustique tigre est quand même considéré comme une des espèces les plus invasives. Quand on regarde une carte de la France métropolitaine, il y a aujourd’hui quasiment deux tiers des départements – 67 départements pour être précis – qui sont en vigilance rouge par rapport au moustique tigre. Cette présence, évidemment, se concentre au sud de la Loire, où il y a une grande tache rouge, avec quelques autres départements qui sont touchés. J’aimerais savoir si les maires de France suivent un peu la progression sur le territoire. Avec le dérèglement climatique – nous avons vu, pendant les deux derniers mois, qu’il faisait meilleur au nord qu’au sud –, n’y a-t-il pas un risque que cette répartition bascule, ce qui poserait de nouveaux problèmes dans la lutte contre ce fléau ?

Mme Sylviane Oberlé. À l’AMF, nous sommes attentifs à l’évolution de ce phénomène. Ce qui me gêne dans ce suivi, c’est qu’il suggère une régularité et une attention qui n’est pas tout à fait celle que l’AMF peut mettre sur cette question. Néanmoins, cette question fait l’objet de recherches et d’attentions particulières. La lutte contre les moustiques tigre et les moustiques en général a fait l’objet de plusieurs articles dans la revue de l’AMF, Maires de France, et c’est une question sur laquelle nous essayons de diffuser un certain nombre d’informations, y compris des guides de bonnes pratiques. Mais cela n’est pas un suivi au sens statistique et observatoire du terme.

M. Paul Christophe, président. Je vais me permettre de compléter la question de notre collègue. Existe-t-il au sein de l’AMF un groupe de travail permanent, un groupe de réflexion permanente ou un groupe de suivi permanent, qui mobilise des maires autour de vous pour assurer ce suivi, à la fois sur la propagation et sur les réponses à apporter de manière réglementaire ? Vous parliez tout à l’heure de l’urbanisme. C’est l’un des sujets de cette gestion qui concerne différents domaines. Existe-t-il une telle réflexion organisée à l’AMF ?

Mme Sylviane Oberlé. Non, pas pour l’instant, mais nous recevons un certain nombre de demandes. En fait, nous organisons ce genre d’instances spécifiques quand on a des demandes suffisamment récurrentes et surtout des élus prêts à s’investir dans ce genre de questions. Je vous avouerai que pour l’instant, nous ne suscitons pas la création de nouveaux groupes de travail parce que nous avons un léger problème de stabilité de nos élus. Cela fera probablement partie des questions qui seront débattues lorsque les nouveaux maires et les nouveaux présidents d’intercommunalités seront installés. À ce moment-là, en fonction de la demande et de la sensibilité de ce problème pour les élus, nous ne pouvons pas exclure la création d’un groupe de travail spécifique.

Mme Sereine Mauborgne. Merci pour votre propos liminaire, qui me fait immanquablement penser à la question des travaux, par exemple dans le cadre des programmes d’actions de prévention des inondations (PAPI). Nous abordions tout à l’heure la question de la différence entre la propriété privée et les terrains qui sont directement sous l’autorité du maire. Dans un certain nombre de domaines, je pense notamment au curage des fossés, il existe déjà la possibilité de subroger certains travaux, notamment aux associations syndicales autorisées (ASA). Il y a tout de même la possibilité que le couple préfet-maire lève l’interdiction de pénétrer sur un terrain privé pour le nettoyage et le curage des fossés. Évidemment, le propriétaire est volontaire pour qu’une association puisse réaliser ces travaux à sa place, mais nous pourrions très bien envisager, au regard de l’intérêt sanitaire supérieur, que les gens qui habitent dans une zone rouge soient par nature d’accord avec le fait qu’en cas d’impossibilité de leur part de réaliser les travaux d’évacuation de l’eau, on puisse subroger à la mairie ou à un service dédié. Cela vous paraît-il réalisable ?

Pour aller un peu plus loin que la question qui a déjà été posée, avez-vous connaissance de bonnes pratiques sur le terrain entre les maires qui sont touchés au sein d’une même zone ? Enfin, j’aimerais soulever la question de l’innovation, parce qu’il y a quand même pas mal de petites startups qui travaillent sur la question de la prévention des moustiques autour des habitations. Vous arrive-t-il d’être contactée pour qu’il y ait des territoires d’expérimentation où l’AMF pourrait avoir au moins un rôle d’information auprès des autres régions ?

Mme Sylviane Oberlé. Concernant le premier aspect, il existe en effet un certain nombre de cas où le maire peut être amené à intervenir sur le domaine privé. Nous avons une certaine expérience dans un autre dossier qui est celui des contrôles d’assainissement non collectifs. C’est possible, c’est strictement encadré et c’est loin d’être toujours facile parce que même quand on a un encadrement juridique assez solide, on se heurte à des propriétaires dont certains ont une conception très jalouse de leur droit de propriété, y compris quand, au final, l’intervention permettrait d’améliorer leur propre confort. Qu’il s’agisse d’assainissement non collectif ou de présence de gîtes larvaires, le premier touché est tout de même l’occupant, qui est souvent – mais pas toujours – le propriétaire. Cela n’est pas possible dans le contexte juridique actuel. Un maire qui rentre sur une propriété privée s’expose à un recours au contentieux qui peut aller relativement loin.

Dans d’autres domaines, qui relèvent notamment des problèmes de dépôts sauvages, et dans ce que l’on a appelé la procédure du « retour à l’envoyeur », certains maires se sont retrouvés au tribunal parce qu’ils avaient déposé les déchets dans la propriété de « l’envoyeur », si je puis dire, et ont été attaqués pour violation de propriété privée. Donc ce n’est pas exclu en tant que tel, mais pour l’instant, le dispositif législatif et réglementaire n’encadre pas ce genre d’actions, et ne permet pas au maire de rentrer, même pour un motif grave qui relève de la santé publique. Il est vrai qu’il y aurait probablement quelque chose à améliorer. C’est déjà une pratique, mais elle n’est pas suffisamment développée ni fluide entre le préfet et le maire, puisque le préfet a des moyens un peu plus vigoureux au regard d’une politique de santé publique.

Quant à des réunions de groupes de maires confrontés à ces problèmes, je n’exclus pas que cela arrive, mais je n’en ai pas eu connaissance. Généralement, les maires ont l’habitude de parler entre eux, même quand il ne s’agit pas de réunions formelles ou de groupes de travail. Je pense que les maires qui ont des problèmes avec ce genre de moustiques parlent à leurs collègues sans problème.

Enfin, il arrive que des entreprises m’informent de leurs innovations, de leurs projets, mais pour l’instant, c’est trop anecdotique pour qu’on puisse en faire état auprès des maires, puisque nous n’avons pas non plus à nous immiscer dans ce qui pourrait être une concurrence de type commercial. Je suis d’accord avec vous pour dire qu’un certain nombre de choses se développent et que l’on sent un intérêt un peu plus important. Ce n’est pas encore suffisant, vu de ma fenêtre, pour que cela cristallise de façon opérationnelle et permette de mettre en œuvre quelque chose, que ce soit un groupe de travail, un guide de bonnes pratiques ou quelque chose de ce type-là.

Je pense que nous rencontrons des difficultés pour faire comprendre à la population la gravité du problème, c’est-à-dire que pour une partie relativement importante de la population, même confrontée aux moustiques, ce problème est resté une nuisance, mais le côté sanitaire est moins bien perçu, à l’exception des territoires d’outre-mer, où il s’agit d’une réalité concrète. Le problème n’a pas encore une réalité suffisamment claire pour un certain nombre des citoyens qui habitent en métropole. Si je peux faire une suggestion, une communication nationale d’envergure ne serait pas complètement inutile en la matière.

M. Paul Christophe, président. Vous avez raison. Quand on est interpellé sur la présence du moustique, il est déjà pratiquement trop tard. C’est plutôt la prolifération de larves qu’il faudrait observer. Il existe des contrôles réguliers de la qualité des eaux de baignade, en particulier ceux qu’organise l’ARS. Pensez-vous que l’on devrait se tourner demain vers une sorte de suivi régulier, saisonnier, de la prolifération de larves, de façon à pouvoir réagir en amont, d’une manière un peu plus concertée et à une échelle bien plus large que celle d’un département ? Tout à l’heure, notre collègue Frédéric Reiss faisait état de 67 départements en zone rouge. Est-ce qu’on doit conforter cette sorte de réseau d’alerte, avec un suivi de la prolifération un peu plus précis, en tout cas plus organisé et plus concerté ?

Mme Sylviane Oberlé. Là encore, je ne peux pas vous donner l’opinion de l’AMF en tant que telle, puisque je n’ai pas de position officielle à ce sujet. En revanche, je peux vous donner mon opinion à titre personnel, mais aussi au titre des élus locaux que je fréquente quotidiennement et dont j’ai une assez bonne connaissance. Je pense que ce serait effectivement utile, mais nous allons très vite nous retrouver face à un problème de moyens, car ce genre de suivi nécessite des moyens humains que nous n’avons pas toujours.

Vous avez cité les associations qui s’occupent spécifiquement de ces questions, mais il y a un certain nombre d’associations environnementales et de naturalistes sur tout le territoire qui sont parfaitement à même, parce qu’ils possèdent généralement la compétence scientifique ou un accès à la compétence scientifique, ainsi qu’un intérêt pour cette question, de surveiller ou d’être vigilants sur ce genre de sites. Ils auraient également la compétence nécessaire pour voir quels sont les endroits où il est probable ou possible qu’il y ait un gîte larvaire, ce qui permettrait en effet d’améliorer les préventions, parce qu’on pourrait intervenir avant même que le moustique ne soit là. Je pense qu’une plus grande coopération avec ce genre de structures, qui sont à peu près répandues sur tout le territoire national et avec lesquels les maires ont parfois des relations un peu compliquées, irait probablement dans le sens d’un apaisement des relations si l’on pouvait associer ces structures à un réseau de surveillance, même si le terme de « réseau de surveillance » est peut-être un peu ambitieux.

M. Paul Christophe, président. Vous nous avez parlé tout à lheure des relations entre les collectivités et lARS, ou plutôt de labsence de ces relations. Il se trouve que dans une vie antérieure pas si lointaine, jai été vice-président dun département en charge de la politique des Espaces naturels sensibles (ENS). Ce sont souvent dailleurs dans ces ENS que se concentre un certain nombre de zones humides, voire de plans deau. En loccurrence, jai en mémoire la prolifération de Aedes sticticus, le moustique des marais. Nous avions organisé à la fois un suivi de présences larvaires, mais également une vraie concertation avec lensemble des communes concernées, puisque lespace en question rayonnait sur plusieurs communes. LAMF a-t-elle eu des remontées sur des difficultés de dialogues entre les collectivités et les départements, ou est-ce quelque chose qui fonctionne plutôt bien ?

Mme Sylviane Oberlé. Dans la mesure où je n’ai pas eu de remontées, alors qu’en général je suis informée des trains qui n’arrivent pas à l’heure ou qui déraillent, j’aurais tendance à penser que cela fonctionne plutôt bien, justement parce que je n’en entends pas parler. Effectivement, j’ai eu quelques retours d’informations selon lesquels cela existait, notamment à travers toute la politique concernant les espaces sensibles et en particulier ceux qui sont favorables à la prolifération des moustiques, qui sont une bonne partie des milieux humides.

M. Paul Christophe, président. Cela est donc à vérifier. Avez-vous d’autres observations à transmettre à la commission d’enquête ?

Mme Sylviane Oberlé. Non, pas particulièrement. L’un d’entre vous a signalé mon embarras, qui est tout à fait réel, ce qui me laisse penser que j’ai bien traduit l’embarras des maires en la matière. Ce que je peux dire en conclusion, c’est qu’il y a une réelle préoccupation et une certaine difficulté pour trouver la manière d’aborder le problème, sachant que c’est un problème qui nécessite effectivement une coopération avec les représentants de l’État. Il convient probablement de mettre plus de fluidité et d’habitudes en la matière, notamment avec le préfet et ses services, ce qui permettrait, sinon de résoudre le problème, au moins de progresser vers la solution.

Mme Sereine Mauborgne. Tout à l’heure, vous abordiez le fait que les maires se plaignaient de ne pas avoir de nouvelles des ARS. Je connais bien l’ARS de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Nous avons des cas de chikungunya autochtones, ce qui révèle un sujet sur ces questions en PACA. Les présidents d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), eux, sont en contact avec l’ARS – je peux en témoigner pour avoir assisté à plusieurs réunions. D’après vous, est-ce le bon niveau d’interlocuteurs ou faut-il un autre niveau qui soit plus proche du couple préfet-maire, auquel cas nous ne pouvons effectivement pas démultiplier les compétences, car cela ne reste qu’un sujet parmi tous les sujets que les maires ont à traiter ? Y a-t-il quelque chose à organiser avec Santé publique France, qui est aussi en charge de l’épidémiologie sur notre territoire, une articulation peut-être plus heureuse à trouver et qui viendrait en complément de ce que vous venez de dire en conclusion ?

Mme Sylviane Oberlé. Je pense que l’on peut toujours trouver une meilleure articulation sans démultiplier les compétences. Concernant l’ARS, je vous ai donné les informations dont j’ai connaissance. Elle reste lointaine pour bon nombre de maires, mais cette question est variable d’une région à l’autre. C’est à la fois l’intérêt et la difficulté d’un organisme régional que de se développer d’une manière propre dans chacune des régions. Je serais extrêmement prudente sur cette question parce qu’en ce moment, les relations entre les maires et les ARS sont compliquées dans un certain nombre de régions. Je ne peux donc pas vous répondre quelque chose d’intelligent à ce sujet. C’est particulièrement compliqué en raison de la gestion de la crise de la Covid-19, qui a rarement été simple pour beaucoup de maires, ainsi que pour beaucoup d’ARS. Je suis obligée de faire une réponse mitigée à votre question, et j’en suis désolée. Mais il y aura probablement des choses à faire.

M. Paul Christophe, président. Il me reste à vous remercier pour votre disponibilité et votre franchise, en espérant que le 28 juin vous permettra de retrouver la stabilité et tous vos maires, comme vous le dites très justement. Cela voudra dire aussi que nous n’aurons pas été obligés de revenir en arrière en raison d’un nouveau pic épidémiologique, et que les choses iront pour le mieux.


19.   Audition du Dr Henriette de Valk, responsable de l’unité infections zoonotiques, vectorielles et alimentaires au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France et du Dr Marie-Claire Paty, coordonnatrice de la surveillance des maladies vectorielles au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France (9 juin 2020)

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles. Nous allons entendre aujourd’hui deux représentantes de Santé publique France, le Docteur Henriette de Valk, responsable de l’unité des infections zoonotiques, vectorielles et alimentaires au sein de la direction des maladies infectieuses, et le Docteur Marie-Claire Paty, coordinatrice de la surveillance des maladies vectorielles au sein de la direction des maladies infectieuses.

L’agence Santé publique France exerce des missions de surveillance, d’alerte et d’information sur les risques épidémiques. La crise sanitaire en cours conduit à s’interroger sur l’organisation française en la matière.

Mesdames, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Mesdames, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mmes Paty et de Valk prêtent serment.

Dr Marie-Claire Paty, coordonnatrice de la surveillance des maladies vectorielles au sein de la direction des maladies vectorielles au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France. Comme vous l’avez dit, Henriette de Valk et moi-même sommes toutes les deux médecins épidémiologistes. Personnellement, après quelques années de pratique clinique, j’avais travaillé dans les années 2000 à la direction générale de la santé (DGS) sur les premiers plans contre les maladies à transmission vectorielle.

Henriette de Valk, qui est responsable de l’unité depuis plusieurs années, a connu la plupart des crises liées aux maladies à transmission vectorielle.

Les maladies à transmission vectorielle, vous le savez, présentent de nombreux défis, parmi lesquels leur expansion, des émergences ou réémergences répétées et leurs liens très forts à l’environnement et aux activités humaines. Elles réservent aussi des surprises, comme des modes de transmission pas uniquement vectorielle : la transmission par les produits humains tels que la transfusion sanguine et la greffe, ainsi que, parfois, la transmission sexuelle.

Je commencerai par décrire les compétences de Santé publique France en matière de lutte contre les maladies vectorielles. Santé publique France n’est pas à proprement parler en charge de la gestion ni de ce qu’on appelle la lutte anti-vectorielle au sens strict, qui comprend la démoustication et des actions de mobilisation sociale. Mais par ses missions, Santé publique France participe au pilotage et à la gestion de la lutte contre les maladies vectorielles.

La surveillance épidémiologique consiste principalement, dans ce sens, en la détection et l’investigation des cas d’arboviroses en lien avec les services de lutte anti-vectorielle qui vont intervenir autour de ces cas pour prévenir une dissémination. Cette fonction de surveillance a aussi une visée d’alerte et d’orientation des politiques publiques.

La prévention repose en premier lieu sur la détection précoce des éventuels cas, de façon à faire des actions de contrôle comme la lutte anti-vectorielle. Concernant la prévention, Santé publique France élabore et met à disposition des outils d’information du public, en particulier des voyageurs et des professionnels de santé. Nous menons aussi des études qui permettent de décrire et de comprendre les comportements, comme les baromètres santé, qui peuvent d’ailleurs être réalisés à l’échelle régionale. Il faut néanmoins souligner le rôle prépondérant des agences régionales de santé (ARS) dans le domaine de la prévention, au travers des actions qu’elles financent, via des appels à projets par exemple, et au travers de leurs propres partenariats.

Enfin, en cas de crise, notamment d’épidémie pour ce qui nous concerne, après avoir lancé l’alerte, Santé publique France participe à la gestion de crise, dans le domaine de la communication au travers de la réalisation de spots télévisuels ou radiophoniques, ainsi qu’en réalisant le suivi épidémiologique de l’épidémie. Les travaux de modélisation réalisés avec nos partenaires modélisateurs scientifiques au cours de la crise, ont à plusieurs reprises permis d’anticiper les besoins en termes de soins, de structures sanitaires et de lutte anti-vectorielle. Enfin, lorsque c’est nécessaire, la réserve sanitaire peut être sollicitée et faire appel à des réservistes formés en lutte anti-vectorielle.

Pour réaliser la surveillance épidémiologique, nous utilisons différents outils : la déclaration obligatoire, le partenariat avec des réseaux de médecins sentinelles et des réseaux de laboratoires. Nous utilisons aussi les données hospitalières. Nous avons donc toute une palette d’outils, qui vont être utilisés ou non en fonction du niveau de circulation d’une infection. S’il n’y a pas de cas d’une maladie, nous allons utiliser des outils très sensibles qui chercheront à détecter le premier cas, et ce ne seront pas tout à fait les mêmes que lorsque l’on fait face à une épidémie. Les manifestations cliniques et les complications d’une maladie vont aussi guider les outils que nous utilisons. Une maladie grave avec des complications menant à l’hospitalisation ou à la réanimation va mener à des surveillances spécifiques avec les partenaires réanimateurs ou à des surveillances hospitalières. Lors de l’épidémie de Zika, des complications fœtales avaient amené à développer des partenariats pour la surveillance des complications obstétricales et fœtales.

Ces stratégies d’utilisation des différents outils sont définies dans des protocoles et dans des plans, notamment les programmes de surveillance, d’alerte et de gestion des épidémies (PSAGE), qui sont appliqués depuis plusieurs années aux Antilles. À la Réunion et à Mayotte, c’est dans le cadre d’un plan ORSEC. En métropole, c’était dans le cadre du plan anti-dissémination du chikungunya et de la dengue jusqu’en 2019. La disparition de ces plans, avec les nouveaux textes réglementaires de 2019, pose quelques questions sur les outils de type protocoles et plans que l’on pourra utiliser à l’avenir, et sur la manière de les élaborer.

Enfin, les données de surveillance font l’objet de rétro-informations régulières ; elles visent à être partagées. L’information s’adresse aux décideurs, aux professionnels, notamment de santé, et à la population, sous forme de points épidémiologiques. Le rythme de publication de ces points épidémiologiques est adapté à la situation ; il est accéléré en situation épidémique.

Enfin, nous organisons régulièrement des bilans et des retours d’expérience afin de faire évoluer si besoin nos outils et nos stratégies de surveillance.

Comment ces protocoles et ces plans sont-ils élaborés ? En raison du défi des maladies à transmission vectorielle – cet aspect lié aux activités humaines, à l’environnement, aux réservoirs animaux –, nous travaillons avant tout sur un mode collaboratif avec nos réseaux de partenaires, tant au niveau national que régional. Nos partenaires, ce sont en premier lieu les centres nationaux de référence, en particulier le centre national de référence des arbovirus, puisque nous parlons des maladies transmises par les Aedes. Ce sont aussi les opérateurs publics de démoustication, les autres agences sanitaires comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l’Établissement français du sang (EFS). Ce sont des chercheurs dans divers domaines : l’entomologie, les sciences environnementales, les modélisateurs, mais aussi les sciences humaines et sociales qui sont fondamentales notamment quand il s’agit de prévention et de promotion de la santé. Nous avons ainsi de nombreuses collaborations avec l’Institut de recherche pour le développement (IRD), l’Institut Pasteur, l’École des hautes études en santé publique, ainsi que l’unité de recherche mixte sur les virus émergents à Marseille, où est d’ailleurs situé le Centre national de référence des arbovirus. Ces collaborations visent à un partage d’informations et un partage de connaissances, à une analyse partagée du risque de ces maladies vectorielles, ainsi qu’à la réalisation d’études. Nous participons de plus à des travaux de recherche.

Pour mener à bien ce travail, nous disposons d’un programme maladies vectorielles qui inclut les actions que nous menons et nos partenariats. Santé publique France est organisée d’une part, à un niveau national, avec des directions métiers, dont la direction des maladies infectieuses, mais aussi la direction Prévention et promotion de la santé, la direction Alertes à crise et une direction Appui, traitement et analyse de données ; et d’autre part, avec des cellules en région qui sont qui sont réunies au sein d’une direction des régions.

Nous avons un niveau national, et un niveau régional qui est une grande richesse et une grande force pour des pathologies comme les maladies vectorielles. Depuis quelques années, nous avons organisé un groupe d’échanges de pratiques afin de collaborer au sein même de Santé publique France. Ce groupe est piloté par la direction des maladies infectieuses et la cellule régionale métropolitaine qui a le plus d’expérience et d’historique de ces maladies, qui est celle de Provence-Alpes-Côte d’Azur – Corse. L’objectif de ce groupe et de cette méthode de travail est de mutualiser nos expériences, nos expertises, de monter en compétences. Il nous a permis jusqu’à présent une assez bonne adaptabilité et réactivité. Nos échanges sont constants. Nous avons régulièrement, chaque année ou à l’occasion de nos bilans, des propositions d’évolution de nos dispositifs et de nos outils.

Vous nous aviez interrogées sur l’architecture institutionnelle. Je commencerai par les régions, puisque nous parlons, comme vous le souligniez, de pathologies à forte dimension territoriale. Au sein des régions, les interlocuteurs principaux des cellules de Santé publique France sont les ARS. Les modalités de collaboration entre les cellules en région et les ARS peuvent varier localement selon les régions. De façon générale, la cellule de Santé publique France élabore le dispositif de surveillance, apporte son appui et des conseils à l’ARS ; elle organise et mène les investigations en collaboration avec l’ARS, par exemple quand il y a une investigation à faire sur le terrain. C’est la cellule de SPF qui assure la rétro‑information.

La prévention sur le terrain est vraiment davantage le domaine de l’ARS. C’est aussi une activité des opérateurs de démoustication. Les liens avec les mairies, pour ce qui nous concerne, sont rares. De la même manière, les interlocuteurs des mairies et des préfets sont les ARS. Dans les départements d’outre-mer, cette répartition des tâches et d’organisation est concrétisée par des comités d’experts qui sont animés par la cellule d’intervention en région (CIRE) de Santé Publique France, qui analysent et qui proposent ; et des comités de gestion qui décident, et qui sont, eux, animés par l’ARS. En cas de crise, la gestion relève du préfet. Par exemple, déclarer le passage en phase épidémique, disons en Guadeloupe, où existe en ce moment une épidémie de dengue, relève du préfet.

Au niveau national, la tutelle de Santé publique France est la direction générale de la santé (DGS) et les acteurs concernés par les maladies vectorielles au niveau national sont aussi les autres ministères, je le disais tout à l’heure, en particulier le ministère de l’Agriculture et le ministère de l’Environnement. Ce sont aussi les autres agences sanitaires. À l’Anses, il y a le laboratoire de référence de la fièvre West Nile et il y a aussi un groupe d’experts, le groupe de travail sur les vecteurs que vous allez auditionner bientôt, il me semble. Ce sont pour nous des interlocuteurs, des partenaires institutionnels. Il y a aussi l’ANSM, l’EFS et l’Agence de la biomédecine, parce que les risques de maladies vectorielles, comme je vous le disais tout à l’heure, sont également liés à la transfusion et à la greffe, en particulier l’infection à virus West Nile. C’est un vrai sujet, qui impose la protection des donneurs mais aussi l’assurance d’avoir des stocks de produits sanguins suffisants en situation épidémique. Bien entendu, nous travaillons aussi avec le Haut Conseil de la santé publique. Les experts cliniciens, virologues et les équipes de recherche peuvent être des partenaires, tant à l’échelle nationale, sur des projets nationaux, qu’à l’échelle régionale, sur des projets régionaux.

J’ai repris une question de votre questionnaire, où vous relevez une recommandation d’un article du Bulletin épidémiologique hebdomadaire, qui recommandait d’adapter la stratégie de lutte aux nouveaux enjeux écologiques et climatiques. Nous tenons beaucoup à cela à Santé publique France et que nous avons toujours argumenté et milité pour un dispositif qui soit adapté aux risques vectoriels. Pour nous, il s’agit, malgré l’augmentation des cas d’arboviroses et des épisodes épidémiques, comme on les connaît tous, d’être en mesure de limiter l’utilisation des insecticides, c’est-à-dire de ne pas les utiliser larga manu, mais de les utiliser d’une façon proportionnée au risque. Par exemple, nous avions fait des travaux et nous avions proposé de limiter, dans la situation métropolitaine notamment, l’utilisation des insecticides aux cas humains confirmés et probables, de ne pas mettre d’insecticides avant d’être sûr du diagnostic, et aussi d’avoir une utilisation efficiente de ressources humaines et techniques, qui sont quand même assez contraintes, en particulier en métropole – mais ce constat ne vaut pas que pour la métropole – où il n’y a pas des milliers d’agents de lutte anti-vectorielle ni d’éléments techniques. Pour cela, nous pratiquons une évaluation constante de nos pratiques et du risque de maladies vectorielles. Notre travail est interdisciplinaire et en réseau, dans une logique de santé globale. Nous menons donc des études de terrain ; nous participons et collaborons avec la recherche.

Cette préoccupation se traduit aussi par le souci de s’adapter aux spécificités régionales, puisque la situation épidémiologique et le risque de maladies vectorielles ne sont pas les mêmes dans toutes les régions du territoire national. Ceci est possible grâce à l’implantation des cellules d’intervention en région, qui sont vraiment une force, avec en particulier les comités d’experts locaux que je mentionnais tout à l’heure, qui sont animés par les CIRE et qui ont une connaissance locale adaptée à la situation locale ; des plans et des protocoles locaux – je parle des PSAGE aux Antilles – qui permettent une déclinaison des actions selon le niveau de transmission et la situation locale, et aussi des actions de recherche. Je parlais beaucoup de recherche opérationnelle jusqu’à présent. Je pense par exemple à une étude sur la séroprévalence du chikungunya à Saint-Martin, quand il y avait une épidémie en 2013 dans les Caraïbes et en Amérique latine. Je pense aussi à une étude de séroprévalence du Zika à Hyères. Lorsque nous avons détecté trois cas de Zika à Hyères, nous avons pu rapidement faire une enquête de séroprévalence, dont l’objectif était de connaître la diffusion exacte de cette infection dans la population. Ces recherches opérationnelles permettent aussi de bien caractériser les risques locaux. Nous avons aussi des travaux de modélisation de l’épidémie de dengue qui sévit à La Réunion – nous sommes à la troisième vague épidémique en trois ans. À l’époque de l’épidémie de Zika aux Antilles, des études de modélisation avait permis de caractériser le risque et aussi d’anticiper les besoins en lutte anti-vectorielle, mais aussi en lits de réanimation pour les syndromes de Guillain-Barré, ainsi qu’en matériels et en compétences obstétricales.

Les spécificités régionales, c’est aussi l’environnement régional international. Nos collègues en région nouent des partenariats, par exemple avec l’Agence de santé publique pour la Caraïbe – Caribbean Public Health Agency (CARPHA), l’Organisation panaméricaine de la santé – Pan American Health Organization (PAHO) en Amérique latine, le réseau de surveillance des épidémies et gestion des alertes (SEGA) pour l’océan Indien. En métropole, nous travaillons beaucoup avec le Centre européen de prévention et contrôle des maladies – European Centre for Disease prevention and Control (ECDC).

Par ailleurs, en métropole, il nous paraît aussi important d’adapter la surveillance et d’accompagner les équipes selon l’expansion du vecteur Aedes albopictus. Vous le savez, Aedes albopictus sera bientôt sur tout le territoire métropolitain ; pour l’instant, il ne se trouve que dans 58 départements, et la situation en Bretagne n’est probablement pas la même qu’en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Ce sont des choses que nous souhaitons analyser avec nos partenaires de façon à avoir des actions et des mobilisations de ressources qui soient proportionnées au risque et à la situation locale.

Au terme de cette présentation, je vais partager quelques éléments de bilan. Ce sont des éléments plutôt positifs, mais nous pouvons les mettre au crédit du dispositif existant. Nous avons une capacité de détection précoce des cas. Si nous avons détecté en métropole beaucoup plus d’épisodes de transmissions autochtones de dengue, de chikungunya et de Zika, c’est parce que nous avons une capacité de détection précoce des cas, et non parce que nous avons plus d’épisodes. L’exemple du chikungunya l’illustre bien. Nous avons mis en évidence trois petits foyers de chikungunya, de deux cas en 2010 et d’une dizaine en 2014 et 2017, en Occitanie puis en région PACA. En Italie, il y a eu deux épidémies de chikungunya qui ont atteint plus de 300 personnes en 2007 et plus de 500 personnes en 2017. Nos situations ne sont pas très différentes. On peut penser qu’aujourd’hui, nous avons une capacité de détection assez rapide. De la même manière, en 2013, l’arrivée du chikungunya dans la Caraïbe et l’Amérique latine avait été détectée assez vite par nos collègues sur l’île de Saint-Martin, où le chikungunya était arrivé. À l’époque de l’épidémie de Zika, nous avions mis en évidence plusieurs cas de transmission sexuelle en métropole. Dans nos éléments de bilan, je l’ai déjà mentionné, les collaborations avec les modélisateurs deviennent une habitude et sont une grande aide pour anticiper et dimensionner le dispositif sanitaire et de lutte anti-vectorielle en cas d’épidémie.

S’agissant des souhaits d’évolution, c’est un peu le fil de mes propos, il paraît important de développer, au-delà des mots, l’approche qu’on ne qualifie plus de « One Health » mais de santé planétaire. Vis-à-vis de ces maladies, il est fondamental de faciliter les échanges interdisciplinaires et les bilans, adaptations, réflexions, en particulier au niveau décisionnaire national. Il ne faut pas trop fonctionner en tuyaux d’orgue, mais faciliter les échanges et les approches interdisciplinaires. Dans la même logique, il faut renforcer la coordination de tous les acteurs de la lutte contre les maladies vectorielles, les scientifiques, les décisionnaires, les opérateurs de démoustication, compétents en santé humaine, animale et environnementale, et à tous les niveaux ; favoriser les partages d’expérience, qui d’après notre expérience sont fondamentaux pour comprendre, faire évoluer et être en mesure de réagir ; et sécuriser les moyens humains, la formation et les compétences des acteurs de la lutte anti-vectorielle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Santé publique France, en reprenant notamment les compétences de l’Institut de veille sanitaire (InVS), de l’Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), a fait de la lutte anti-vectorielle l’une de ses missions. Dans quelle mesure la réorganisation des compétences de ces instituts au sein d’un seul organisme à compétence nationale permet-elle une meilleure organisation et une plus grande efficacité ? Quel bilan tirez-vous de la création de Santé publique France après quatre ans d’existence ?

Dr Marie-Claire Paty. La réunion de l’ensemble de ces compétences permet une potentialisation des actions et des compétences. J’ai beaucoup parlé d’interdisciplinarité et d’échanges. Réunir l’ensemble de ces agences, c’était gagner en efficacité. Par exemple, les réservistes de l’EPRUS sont formés – pas uniquement, mais entre autres – par des membres de Santé publique France. C’est une souplesse, une facilité de fonctionnement certaine. Il y avait une logique de continuum de la prévention jusqu’à la crise. Avec la réunion de l’ensemble de ces agences, il y avait eu aussi une petite baisse d’effectifs, ce qui a eu des répercussions.

Dr Henriette de Valk, responsable de l’Unité Infections zoonotiques, vectorielles et alimentaires au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France. Nous avons l’habitude, si on parle de lutte anti-vectorielle, de parler plutôt des actions contre les vecteurs – les moustiques, les tiques. Nous intervenons dans la lutte contre les maladies vectorielles, mais la lutte antivectorielle n’est pas notre mission. Notre mission est de rendre cette lutte antivectorielle possible, de l’orienter et de la guider, de mettre à disposition tous nos outils pour la surveillance notamment ; mais en soi, nous ne sommes pas en charge de cette lutte.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment se répartissent les missions de prévention et de gestion de la crise sanitaire en termes de lutte contre les vecteurs ? Comment s’opère cette répartition des compétences au sein de Santé publique France ?

Dr Marie-Claire Paty. D’une part, il existe une répartition par métier. J’ai mentionné l’existence de directions métier, comme la direction de la prévention et de la promotion de la santé, qui va se charger de préparer des spots télévisés à utiliser en cas de crise, qui va élaborer des documents d’information à destination des professionnels de santé. Par exemple, il y avait ce qu’on appelle les repères pour bonnes pratiques, qui étaient très demandés, notamment ceux qui avait été réalisés sur le chikungunya, la dengue et le Zika. La direction des maladies infectieuses, elle, fait essentiellement de la surveillance.

D’autre part, il est important qu’il y ait une dimension régionale avec les cellules en région. Celles-ci sont plus généralistes que nos directions métiers et travaillent un peu sur ces différentes dimensions. Elles sont en interaction directe et en appui direct aux agences régionales de santé.

Ensuite, un groupe d’échanges de pratiques à l’intérieur de Santé publique France qui permet de réunir toutes ces différentes activités et compétences.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment se décline le contrat d’objectifs et de performance pour 2018-2022 ? En ce qui concerne la lutte contre les maladies vectorielles, avez-vous défini des actions spécifiques en partenariat avec d’autres organismes de recherche notamment ? Quelles actions de prévention sont-elles prévues ? Avec quels moyens ? Faut-il mettre en place un contrôle et un dispositif de police pour lutter contre les gîtes larvaires ?

Dr Henriette de Valk. Notre contrat d’objectifs et de performance est très stratégique et parle plutôt des maladies infectieuses en général. Il n’y a pas de spécificités sur les maladies à transmission vectorielle, mais on décline ces activités et ces objectifs dans notre programmation, avec des objectifs à un an et à cinq ans. Dans notre programmation, il y a toute une liste d’objectifs et d’activités spécifiques. Toujours dans nos missions, il existe en particulier des objectifs pour la surveillance, notamment l’amélioration de la surveillance, et l’adaptation aux évolutions de la maladie ou des maladies.

Ceci dit, les « maladies vectorielles » prises en compte sont plus larges qu’arboviroses et moustiques. Nous nous intéressons aussi aux infections parasitaires, le paludisme, la leishmaniose, les maladies transmises par les tiques.

La surveillance était prévue, surtout des bilans de la performance de la surveillance en termes de délais, de réactivité et d’efficacité, par l’évaluation et le bilan annuel, mais aussi par des études de recherche opérationnelle que nous avons mises en place, des études aussi en lien avec la recherche pour identifier les meilleures stratégies de surveillance des réponses, par la modélisation par exemple, qui fait l’objet d’une thèse scientifique en lien avec l’IRD. Sur cela, nous avons fait des propositions auprès de la DGS pour le renforcement du système et une meilleure adaptation. Nous mettons en place également l’évaluation.

Il y a pas mal d’activités – vous l’avez demandé aussi dans vos questions – en partenariat avec la recherche, c’est un élément important pour nous. Nous participons au comité de pilotage et au groupe de travail Arboviroses du consortium REACTing (Research and action targeting emerging infectious diseases), que vous avez déjà auditionné. Nous avons programmé des études de modélisation des stratégies de surveillance avec l’IRD. Il y a aussi un travail avec l’IRD sur l’estimation du coût de la surveillance et de l’invasion des Aedes albopictus. Nous regarderons surtout les coûts de la surveillance et de l’intervention, et l’IRD regardera les autres coûts.

Un professeur du National institute of health est venu chez nous pendant plusieurs mois pour évaluer de façon critique tous nos foyers d’émergence, afin d’en extraire les leçons que nous avons apprises, les facteurs contribuant à la transmission autochtone – quand celle-ci a-t-elle lieu ? Où sont les failles dans le système ?

Il y a actuellement plusieurs études de séroprévalence. Une étude de séroprévalence est programmée à Mayotte, notamment pour regarder le niveau d’immunité contre le chikungunya, la dengue et surtout la fièvre de la Vallée du Rift. Une étude de faisabilité – un peu bousculée par la Covid-19 – est programmée pour étudier la survenue de cas d’infection du virus Toscana en PACA, mais malheureusement cela a été repoussé par le Covid-19. En partenariat avec la recherche également, il existe des études ou des propositions d’études en collaboration avec l’Anses, notamment sur la fièvre de la Vallée du Nil occidental et le virus Usutu, pour n’en mentionner que quelques-uns.

Notre programmation comporte aussi des actions de prévention et un appui pour l’éducation à la santé, avec le développement des outils que l’on peut mettre à disposition, notamment en situation de crise. Il y a également un travail sur les recommandations pour les voyageurs, avec notre contribution pour la publication d’un numéro du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) regroupant toutes ces recommandations chaque année.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Concernant l’éditorial, vous avez répondu en nous disant ce qui était prévu en métropole. Or, nous savons que les arboviroses se trouvent surtout en outre-mer. Qu’est-ce qui est prévu pour les outremers ?

Dr Marie-Claire Paty. Pour les outre-mer, Santé publique France ne pourra pas répondre seul car il y a absolument besoin aussi d’expertises entomologiques et environnementales, parce que les nouveaux enjeux portent sur les résistances aux insecticides et la biodiversité. C’est un travail qui doit être fait en partenariat avec l’Anses et l’expertise qui y est dorénavant réunie dans son groupe de travail Vecteurs.

Sur ces questions s’agissant de l’outre-mer, le Centre national d’expertise des vecteurs, dont vous avez auditionné les précédents directeurs, Didier Fontenille et Fabrice Chandre, était une richesse. Je pense aux questions de résistance, à la question de l’utilisation du malathion, en désespoir de cause, en Guyane – dont je ne suis pas experte. Adapter la stratégie de lutte contre les arboviroses dans les départements d’outre-mer soulève des questions très compliquées. Nous avons particulièrement besoin d’une réponse au travers de structures interdisciplinaires, mais avec des opérateurs et des chercheurs en entomologie, en environnement. Il y a aussi la question, dont je ne suis pas experte, des nouveaux outils alternatifs aux insecticides. Cette question-là, pour les départements d’outre-mer (DOM), relève d’une échelle bien plus grande que celle de la métropole, et nécessite la réunion de toutes ces expertises, associant, non seulement la recherche, mais aussi les opérateurs – et c’était la richesse du CNEV : une structure qui permette de réunir tous ces acteurs, ainsi que nous les épidémiologistes, bien sûr.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Santé publique France dispose de cellules en régions, au sein des ARS. Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne celle collaboration, en particulier au sein des territoires ultramarins ? La scission de l’ARS océan Indien en deux agences a-t-elle eu des incidences positives en termes d’efficacité et de réactivité ?

Dr Marie-Claire Paty. Je l’avais un peu mentionné tout à l’heure : l’articulation, la collaboration entre les ARS et les cellules d’intervention en région au niveau de l’outre-mer est pour beaucoup une répartition dans laquelle l’ARS décide, mais la CIRE pilote et coordonne la surveillance. Elle apporte un appui et des conseils. Elle anime des comités d’experts qui vont émettre des préconisations et des propositions à l’ARS et au préfet. La CIRE organise le dispositif de surveillance, anime le comité d’experts, fait la rétro-information au travers par exemple des points épidémiologiques. La cellule en région et l’ARS entretiennent des liens quotidiens, avec une analyse partagée et des discussions sur la situation et la réponse à apporter.

En ce qui concerne la séparation des ARS de Mayotte et de La Réunion, c’est un peu tôt à mon sens pour répondre. En ce qui nous concerne directement, nous avons autonomisé la cellule en région de Mayotte. Cette autonomie de la CIRE de Mayotte permet de mieux s’adapter et se concentrer sur la situation de Mayotte, qui est particulièrement complexe et difficile. Une équipe uniquement consacrée à Mayotte, et non plus à cheval entre La Réunion et Mayotte est quand même un pas en avant, d’autant qu’il y a plus de personnes et plus de moyens. Nous sommes en train de renforcer la CIRE Mayotte, qui représente un plus.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La gestion de la lutte anti-vectorielle est davantage une compétence territoriale que nationale, la répartition du risque n’étant pas la même sur l’ensemble du territoire. Quel rôle de pilotage joue Santé publique France en tant qu’établissement public national en matière de lutte anti-vectorielle ?

Dr Marie-Claire Paty. Comme nous le disions tout à l’heure, la lutte anti-vectorielle au sens un peu restreint de démoustication et d’actions de mobilisation sociale, ne relève pas tellement de Santé publique France. Nous sommes plutôt dans une lutte contre les maladies. Le pilotage de Santé publique France consiste à monter des dispositifs de surveillance et des stratégies de surveillance, à les adapter en permanence à leur faille, à leur réussite, à l’évolution de la situation. Cela consiste à participer à la prévention, laquelle relève aussi des ARS sur le terrain. La fonction de pilotage est donc dans l’élaboration de ces protocoles et ces dispositifs, ainsi que dans l’animation d’un réseau, dans l’échange des connaissances et des expériences. Santé publique France ne se contente pas des déclarations obligatoires de maladies et des médecins sentinelles ; il s’agit aussi d’échanger avec les entomologistes, avec la santé animale et avec les experts du West Nile, dont les réservoirs sont des oiseaux et dont les chevaux sont comme les hommes des hôtes accidentels. C’est aussi échanger avec les opérateurs de démoustication parce qu’on va conduire avec eux des investigations. Le pilotage comprend une grande dimension d’animation de l’interdisciplinarité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous expliquer précisément comment Santé publique France pilote la gestion des crises sanitaires dues aux maladies vectorielles ? Quels sont les protocoles mis en œuvre ?

Dr Marie-Claire Paty. Le pilotage des crises sanitaires relève de l’État et du préfet. Nous ne sommes là qu’en appui.

Les protocoles sont inclus dans les plans, dont je me demandais, avec les nouveaux textes de 2019, comment le décisionnaire prévoyait de les faire évoluer. Nous avions les PSAGE aux Antilles, les plans ORSEC à la Réunion, le plan anti-dissémination en métropole. Nos protocoles de surveillance, ou les protocoles de lutte anti-vectorielle autour des cas (cas sporadiques, foyers, épidémies), sont écrits dans ces plans. Les nouvelles instructions disent qu’ils doivent changer : il faut maintenant élaborer les prochains. Santé publique France participera à ce travail et fera ses propositions pour ce qui relève de ses compétences dont la surveillance. Les protocoles se trouvent donc dans les plans ; ils sont faits aussi avec les comités d’experts nationaux ou régionaux, quand il y en a régionalement.

Il y avait aussi cette dimension de communication. En métropole, à l’époque du Zika, des actions de communication télévisées et radiophoniques étaient notamment prévues et réalisées par Santé publique France. Dans les DOM, qui ont une expertise, une expérience et une pratique, ce type d’action est réalisé par l’ARS et non par Santé publique France.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous sommes toujours dans les protocoles. L’épidémie de dengue et de chikungunya est devenue endémique dans plusieurs territoires ultramarins, dont Mayotte. Comment Santé publique France gère-t-il les systèmes d’alerte sanitaire dans ce cas précis ? Quel protocole précis est-il mis en place ? Vous avez parlé tout à l’heure d’études de modélisation concernant la dengue. Je souhaiterais vraiment avoir une précision sur Mayotte et La Réunion, parce que nous parlons du Covid-19, mais en réalité la population a été davantage affectée par la dengue, et il y a eu beaucoup de décès à cause de la dengue, plutôt que de la Covid-19.

Dr Marie-Claire Paty. Je ne ferai pas de comparaison entre les deux, mais effectivement, vous avez tout à fait raison. Le pic vient peut-être de passer, mais l’épidémie de dengue la plus importante jamais enregistrée à Mayotte est en train de se dérouler. Il y a des signes de gravité, avec au moins 16 décès en 2020.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. 16 décès officiellement – parole de médecins. Beaucoup de malades de la dengue hémorragique sont morts à domicile.

Dr Marie-Claire Paty. Je vous crois, parce qu’effectivement, nous avons des éléments. Nous avions fait une fiche alerte dans nos protocoles. Mayotte est l’endroit où la situation de la dengue est le plus préoccupante, avec cette épidémie d’une ampleur inégalée, des signes de gravité, et beaucoup de décès. Il est possible aussi que l’épidémie soit la plus importante et que les chiffres soient encore supérieurs à ceux que l’on a.

La Covid-19 est arrivée en sus de cette épidémie. Cela a pu jouer dans la gravité, parce qu’il a fallu fermer certains dispensaires. Il y a eu effectivement des difficultés d’accès au diagnostic, de recours aux soins et d’accès aux soins pas seulement à Mayotte. Tout cela a pu participer à la gravité de cette épidémie. J’ai parlé de modélisation : il n’y a pas eu de modélisation de l’épidémie de Mayotte. Par contre, il y a eu un suivi avec les difficultés que l’on connaît. Ceci étant, on peut espérer un début de décroissance de l’épidémie. Il va absolument falloir se pencher sur cette épidémie et comprendre d’où vient sa gravité.

Je voulais faire le lien avec le groupe Vecteurs de l’Anses, dont j’ai fait partie : à la demande de la DGS, il y a eu un travail important sur l’impact du confinement et de la Covid-19, et sur les actions de lutte anti-vectorielle. Notre recommandation, identique à celle de l’OMS, est de dire la lutte anti-vectorielle est fondamentale et doit être maintenue du fait de l’épidémie de Covid-19. Nous avons des données objectives pour pouvoir comparer les décès des deux maladies, mais la dengue ne doit pas être oubliée, et les moyens de lutter contre la dengue ne doivent surtout pas être abandonnés du fait d’une autre maladie.

Dr Henriette de Valk. Je voudrais compléter sur la modélisation. Nous avons utilisé des études de modélisation que nous avons faites avec l’Institut Pasteur en équipe de modélisateurs. Concernant la dengue, nous l’avons fait à La Réunion pour pouvoir prédire un peu le pic de l’épidémie, afin de pouvoir ajuster les moyens. Cela a été réalisé avec succès aussi pour le Zika aux Antilles, quand il y avait l’épidémie, pour prévoir le nombre de lits en réanimation, par exemple.

Ce dont deux exemples où nous avons un virus qui circule dans un terrain plutôt non affecté auparavant. Dans ce cas-là, la modélisation semble être un bon outil pour pouvoir prédire, mais pas toujours. On avait par exemple prédit pour cette année à La Réunion une faible troisième vague ; dans les faits, la troisième vague est aussi importante que la deuxième.

Il y a d’autres cas dans lesquels il est beaucoup plus compliqué de réaliser ce type de travaux : aux Antilles ou à Mayotte, par exemple, là où le virus de la dengue a déjà circulé pendant plusieurs années, il existe un niveau d’immunité dans la population. Étant donné qu’il y a un grand manque de connaissance sur l’immunité croisée d’un sérotype de dengue contre un autre, trop de paramètres manquent pour rendre ces travaux possibles. On peut faire des tentatives, il y a un travail en cours, mais c’est beaucoup plus difficile. Cela explique pourquoi on les fait dans certaines situations et pas dans d’autres.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le dispositif de déclaration obligatoire de maladies infectieuses est-il efficace ? Concerne-t-il le West Nile ? Comment les signalements sont-ils gérés ?

Dr Marie-Claire Paty. Le dispositif de déclaration obligatoire, je le disais au début de la présentation, est un des outils de la surveillance. C’est un outil efficace dans certaines circonstances, en particulier quand le nombre de cas n’est pas trop élevé. Dans le cadre de la déclaration obligatoire, les laboratoires ou les médecins cliniciens déclarent chaque cas qu’ils diagnostiquent. Dans la phase épidémique, quand il y a énormément de cas, la déclaration obligatoire est dépassée. Elle est donc efficace dans certaines circonstances et pas dans d’autres. Les médecins sentinelles sont un dispositif beaucoup plus adapté à une situation épidémique.

À ce jour, le chikungunya, la dengue et le Zika sont à déclaration obligatoire ; on lève éventuellement la déclaration obligatoire en cas d’épidémie.

Concernant le West Nile, il n’était pas à déclaration obligatoire jusqu’à présent, parce que la surveillance était relativement simple, le centre national de référence des arbovirus étant le seul à faire le diagnostic jusqu’à il y a deux ou trois ans. Le CNR assurait la surveillance en nous disant tous les cas qu’il diagnostiquait, pour simplifier. Il n’est plus le seul en capacité à faire ces diagnostics. Nous avons demandé que le West Nile soit à déclaration obligatoire. Le Haut Conseil de la santé publique a été saisi par la direction générale de la santé et a émis un avis positif : le West Nile va donc être à déclaration obligatoire.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Est-ce que la réserve sanitaire a déjà été utilisée dans les territoires ultramarins ? Quel retour d’expérience pouvez-vous en faire ?

Dr Marie-Claire Paty. Le dispositif de la réserve sanitaire a effectivement été utilisé dans les outremers, en particulier pour l’épidémie de dengue à La Réunion. La direction de l’alerte et crise et la direction de la réserve sanitaire de SPF disposent d’un pool de réservistes, parmi lesquels des agents de lutte anti-vectorielle, des entomologistes, des ingénieurs formés à la lutte anti-vectorielle et formés à la situation à La Réunion, avant de partir. 15 réservistes étaient partis à la Réunion en rotation ; il y avait eu un retour d’expérience et un bilan à la fin de ces missions, qui avaient été positifs et qui avaient conclu à l’intérêt des travaux de modélisation sur le dimensionnement du dispositif.

Dr Henriette de Valk. Ce dispositif passe par une demande de l’ARS, qui demande ces renforts et précise les profils souhaités. Il y a environ 60 à 80 professionnels qui sont formés. Par exemple, en février, ces personnes ont été formées au cas où. À ce jour, il y a eu une demande seulement de la Réunion. Effectivement, ils ont conclu que cela avait été un succès.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les deux départements d’outre-mer de l’océan Indien, La Réunion et Mayotte, ont dû gérer, comme on l’a dit tout à l’heure, les deux épidémies de dengue et de Covid-19 en même temps. Le pilotage de l’alerte sanitaire par le même établissement permet-il d’apporter une réponse idoine et suffisamment réactive ? Une agence dédiée à la lutte anti-vectorielle ne serait-elle pas plus efficace ?

Dr Marie-Claire Paty. À cette question, qui n’est pas forcément très facile, un niveau de réponse consiste à dire qu’il est bien d’avoir une même agence pour les deux maladies, de sorte que nous n’avons pas des œillères et que nous voyons l’impact de l’une sur l’autre. Par exemple, tout à l’heure, quand je parlais du fait que l’épidémie de Covid-19 avait un impact sur la dengue, est-ce que des recherches faites dans deux structures différentes vont permettre de se rendre compte des effets et des impacts d’une épidémie sur l’autre ? Ce n’est pas sûr. Est-ce que le fait de créer une structure supplémentaire va faciliter les choses ? Ce n’est pas évident.

Dr Henriette de Valk. Il est vrai que la Covid-19 a compliqué les choses pour la dengue, mais cela aurait sûrement été aussi le cas avec une agence séparée, car les mesures contre la Covid-19 faisaient que la lutte anti-vectorielle ne pouvait plus être faite de la même façon. Cette situation a donné lieu à ce travail par le groupe de travail de l’Anses, afin d’adapter les moyens de mener cette lutte en respectant la distanciation sociale.

Il faudra bien sûr que les moyens en général pour la lutte anti-vectorielle soient sanctuarisés et pas pris pour d’autres crises possibles, comme les épidémies de grippe ou de rougeole.

Ce qui est vraiment important pour la lutte anti-vectorielle, c’est qu’il y ait un lien de proximité et très étroit avec les personnes qui font la surveillance, parce qu’elles sont tellement liées l’une à l’autre. La surveillance oriente la lutte vectorielle, mais les équipes qui vont sur le terrain rapportent des informations très importantes pour la surveillance. Ce lien doit vraiment être un lien de proximité.

La lutte anti-vectorielle ne consiste pas seulement à sortir pour la pulvérisation, mais aussi pour la recherche de cas en porte-à-porte. Cet élément de prévention et d’éducation à la santé relève aussi des missions de l’ARS, et qui a ses contacts et ses partenaires. Il ne faudra pas, qu’une agence dédiée créée trop de séparation à ce niveau.

Dr Marie-Claire Paty. Pensiez-vous à une agence au niveau régional ou au niveau national ?

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Plutôt au niveau national.

Dr Marie-Claire Paty. Je voulais en être sûre, comme vous avez fait le lien avec Mayotte.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comme nous l’avons dit tout à l’heure, les maladies vectorielles touchent plutôt les territoires d’outre-mer, notamment Mayotte. Effectivement, on a vécu la crise de la Covid-19 et la crise de la dengue, et la Covid‑19 a pris le dessus. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le nombre de décès dus à la dengue a augmenté, d’une part parce que l’hôpital n’était plus accessible, et d’autre part parce que les gens se disaient qu’ils risquaient d’y attraper la Covid‑19 quand ils avaient accès à l’hôpital : l’hôpital devenait ainsi inaccessible une deuxième fois. Les personnes mouraient donc de la dengue à domicile. Les chiffres officiels font état de 4 000 infections par la dengue à Mayotte, alors que nous en sommes aujourd’hui à 2 000 infections au Covid-19. Il y a eu des circonstances qui ont fait que Mayotte est restée en zone active, mais nous comptons uniquement 2 000 infections à la Covid-19, comparées à 4 000. Il est possible qu’il y ait eu beaucoup plus de décès du fait de la dengue. Parmi les mesures, le confinement à domicile a été mis en œuvre, mais la lutte anti-vectorielle a été arrêtée puisqu’on n’avait plus accès à ces domiciles. Le ramassage des ordures n’était plus effectué. Les campagnes de lutte contre la dengue n’étaient plus réalisées, même à la télévision, où l’on parlait uniquement de la Covid et non de la dengue. C’est pour ça qu’on se pose la question : que faut-il faire ? Ces territoires – Mayotte, La Réunion, les Antilles, la Guyane, et les autres territoires d’outre-mer – sont dans une vraie souffrance.

Quelles évolutions institutionnelles, mais également en termes de moyens humains et techniques, préconiseriez-vous pour une plus grande efficacité et réactivité, en particulier dans les territoires ultramarins, davantage exposés aux maladies vectorielles ?

Dr Marie-Claire Paty. C’est un peu ce dont je parlais. Il y a un aspect important, qui est absolument de garder des moyens humains et des compétences en matière de lutte contre les maladies à transmission vectorielle, parce que dans les territoires où elles sont déjà endémiques ou endémo-épidémiques, les besoins sont déjà très importants, et ces besoins vont se développer aussi en métropole, même si la situation et la menace n’ont rien à voir avec ce qu’elles sont dans les DOM. Il est donc fondamental de garder des forces vives et des compétences.

Les évolutions institutionnelles sont liées pour partie à la manière de faire, à l’interdisciplinarité. Il est important qu’il y ait des échanges, des bilans, mais avec une certaine souplesse, en évitant de se retrouver dans une structure trop rigide et réglementaire. Il faut absolument, dans ces domaines-là, avoir des manières de faire qui soient dominées par la souplesse, l’ouverture aux choses auxquelles on ne s’attendait pas. Pour nous, cela avait été les complications fœtales du Zika. Il faut être en mesure de réagir vite, de se parler. Il faut de l’interdisciplinarité et de la souplesse : il convient de ne pas avoir d’un côté les chercheurs, de l’autre les opérateurs de démoustication, d’un autre encore les ARS, mais il faut pouvoir travailler et réfléchir ensemble.

Il est vrai que sur le plan institutionnel, il y avait un endroit où cela se passait, c’était le Centre national d’expertise des vecteurs. comme le bilan était plutôt positif, pour assurer la pérennité de cette mission, cette expertise a été maintenant déplacée à l’Anses, avec le GT Vecteurs, mais les missions ne sont pas tout à fait les mêmes. Par exemple, les opérateurs de démoustication, du fait de potentiels conflits d’intérêts, ne sont pas représentés dans le groupe de l’Anses.

Sur le plan institutionnel, fonctionnel, il y a peut-être besoin d’appuyer et aussi de faciliter ces échanges, parce qu’il y a des choses qui se créent, comme le Vectopôle autour des équipes de Montpellier. C’était mon credo sur ce sujet.

Nous en avons moins parlé parce qu’il ne s’agit pas d’Aedes, c’est plutôt les moustiques Culex, mais le West Nile est une maladie très compliquée. Autant on sait qu’autour d’un cas de dengue, il faut faire de la démoustication, autant, avec un cas humain de West Nile, ce n’est pas évident parce que le réservoir n’est pas l’homme mais l’oiseau. Faut-il faire de la démoustication autour des cas humains de West Nile ? Jusqu’à présent on ne le faisait pas ; peut-être est-ce nécessaire en milieu urbain. Personne n’a de réponse définitive. Il est nécessaire de travailler ensemble. Nous le faisons déjà, mais il faut favoriser ce travail collectif, l’impulser encore plus, entre santé animale, santé humaine, entomologie.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Est-ce qu’il ne faudrait pas un centre d’études interdisciplinaire, comme le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV) l’était ?

Dr Marie-Claire Paty. Je n’ai pas de solution clé en main à vous donner : mais une partie de ce que faisait le CNEV n’a pas pu continuer exactement à l’identique. Il y a certainement quelque chose à imaginer ou à favoriser – peut-être qu’il existe et que je ne le connais pas.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Santé publique France siège au Conseil d’administration de l’ECDC. Pouvez-vous nous préciser la nature de vos collaborations ? Comment se fait la coordination européenne en matière de lutte anti-vectorielle, en termes d’expertise scientifique, en termes de collecte de données, en termes d’alerte sanitaire et de gestion de la crise sanitaire ?

Dr Henriette de Valk. Depuis la création de l’ECDC, la directrice générale de notre agence est membre de son conseil d’administration et nous sommes aussi membres de son conseil scientifique l’Advisory Forum. L’ECDC s’est organisé avec tous les pays en créant un réseau avec un coordinateur par pays : ce coordinateur se trouve à Santé publique France. Ensuite, pour leurs programmes et leurs maladies pathologies spécifiques, il existe des points focaux nationaux.

L’ECDC a un programme sur les maladies émergentes et vectorielles, plus large que les maladies vectorielles, qui englobe aussi Ebola et les zoonoses. Pour ce programme, Marie-Claire Paty et moi-même sommes points focaux nationaux, le point d’entrée dans le pays, et nous pouvons faire le lien vers d’autres partenaires en cas de besoin. Nous faisons aussi partie du comité de pilotage de ce programme : nous avons la possibilité d’influencer le programme et les objectifs qui sont mis en place.

L’un des objectifs est de mettre en place une surveillance harmonisée en Europe. Nous contribuons au développement de définition de cas, des protocoles. Nous transmettons nos données de façon annuelle pour le chikungunya et la dengue, mais de façon trimestrielle pour Zika, et même de façon hebdomadaire ou en temps réel pour West Nile. L’ECDC assure la rétro-information et établit des cartes où on voit toutes les semaines la circulation du West Nile chez les animaux et chez l’humain, qui sont un outil très important pour ceux qui s’occupent de la transmission par les produits d’origine humaine.

L’ECDC a aussi un rôle très important de partage d’expérience, qu’on apprécie beaucoup. Pour le West Nile par exemple, il y a des pays plus concernés que d’autres. Actuellement, on voit que la zone de circulation s’étend et il y a des pays qui n’étaient pas confrontés à ce problème, comme l’Allemagne, qui maintenant le sont. L’ECDC organise des ateliers, des séminaires ou même des visites d’études ou des évaluations entre pays pour partager l’expérience. En 2001, nous étions les premiers à monter un plan de surveillance et de contrôle du West Nile, avec l’aide des Américains qui venaient de le mettre en place chez eux. Quand l’Italie a eu un problème, elle a copié nos plans ; maintenant elle possède un plan plus élaboré que le nôtre, qui nous inspire. Je crois qu’ils ont vraiment un rôle et un point très positif.

Ils ont aussi des projets auxquels on participe, dont le projet VectorNet, qui est un réseau d’entomologistes qui travaillent en santé humaine ou en santé animale. C’est un projet combiné de l’ECDC et de l’Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA), ce qui est bien car cela illustre la démarche « One Health ». Ce réseau remplit un peu cette fonction d’expertise et évalue la meilleure façon de faire la surveillance entomologique, avec un partage d’information entre pays. Il peut contribuer de façon très intéressante. Actuellement, ils ont des moyens limités, mais ce genre de projet contribue bien à cette situation.

En ce qui concerne les régions outre-mer, bien sûr, il y a moins d’activité. Il est possible de saisir l’ECDC, de poser des questions ou de demander par exemple des évaluations de risques. Dans ce cas-là, l’ECDC ou VectorNet peuvent réagir, mais ce n’est pas le même niveau de compétences.

Une autre activité de l’ECDC, qui est faite avec les États membres, est l’évaluation de risques. Il y a un système pour signaler ou alerter en temps réel l’ECDC et les autres États membres. Par exemple, si on a un cas autochtone de West Nile, d’autres pays vont prendre des mesures pour leurs voyageurs qui reviennent, et qui sont par exemple exclus comme donneurs de sang. De même, si on a un foyer, des cas autochtones de chikungunya ou de dengue, ou une épidémie importante comme maintenant à Mayotte, à La Réunion et aux Antilles, il y a un signalement. Dans ce cas-là, l’ECDC produit des analyses de risques rapides, qui fait l’état de la situation, avec les États membres. C’est un outil très important pour les autres pays qui normalement n’ont pas accès à tous ces informations. Ces évaluations de risques rapides, auxquelles nous contribuons beaucoup, sont très appréciées par les États membres.

L’ECDC a d’autres projets intéressants, comme le projet Lapnet, dont Isabelle Leparc-Goffart a dû parler. C’est un réseau des laboratoires de référence ou des laboratoires qui font des travaux importants sur les maladies émergentes et les transmissions vectorielles. Par exemple, pendant la crise de Zika, cela a permis une collaboration européenne pour mettre rapidement en place toutes les techniques de diagnostic, ce qui est était difficile et urgent.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous repose la même question pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), avec qui Santé publique France est également en lien.

Dr Henriette de Valk. Les liens sont moins intensifs avec l’OMS, notamment parce que les liens passent par l’ECDC, qui travaille avec OMS. L’OMS est souvent invitée aux réunions, aux séminaires de partage. Au niveau de l’Europe, nous transmettons les données ; cela ne va pas beaucoup plus loin que cela.

Aux Antilles, par exemple, ou en Guyane, il y a une collaboration avec l’Organisation panaméricaine de la santé – Pan American Health Organization (PAHO), qui est assez active. Il s’agit surtout aussi une transmission de toutes nos données, et une contribution à l’évaluation de risques que cette organisation prépare et qui est souvent complétée par nos cellules régionales. Actuellement, nous en avons une en cours, reçue hier, sur la Guadeloupe et sur toutes les Antilles. Nous faisons un travail commun avec la PAHO pour évaluer ces risques.

De même, la PAHO organisé des échanges de pratiques, des séminaires et des groupes de travail régionaux.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Cette collaboration européenne et internationale vous paraît-elle suffisante ? Ne faudrait-il pas avoir une agence dédiée à la lutte anti-vectorielle au vu de la spécificité de ces missions ?

Dr Henriette de Valk. En ce qui concerne la lutte anti-vectorielle elle-même, l’Europe n’interviendra pas directement dans les pays, donc une agence dans ce sens nous semble difficile.

Avec le CNEV, nous avons eu de bonnes expériences, nous avons vu une vraie réactivité des gens du terrain, avec l’expérience et l’expertise. Une structure de cette forme-là au niveau européen et international pourrait être très intéressante. Le réseau VectorNet pourrait peut-être jouer ce rôle, mais pour le moment, il n’est pas dimensionné pour répondre aux demandes, car dès lors qu’une telle structure existe, les demandes se multiplient et les réponses nécessitent un bon investissement. Je suis dans le comité de pilotage de VectorNet. Nous réfléchissons aux questions de santé publique, mais on ne peut en poser qu’une à trois par an. Par exemple, cette année, nous avons demandé des conseils et un partage d’expérience sur les méthodes de lutte anti-vectorielle pour le virus du Nil occidental : ils travaillent sur ce sujet, mais je ne pense pas qu’ils puissent prendre de multiples demandes. Dans ce sens, une agence pourrait être intéressante.

M. Paul Christophe, vice-président. Vous avez parlé de détection précoce. J’aimerais vous entendre à nouveau sur la façon dont elle s’organise. Si demain il y avait une amélioration particulière apportée sur cette question de détection, comment vous la visionnez finalement ? Est-ce que c’est en termes de moyens, en termes de communication, en termes organisationnels ? Comment s’organise toute cette chaîne de détection au bénéfice de nos concitoyens ?

Dr Marie-Claire Paty. Effectivement, la détection précoce est au cœur de ce qui peut permettre de lutter contre ces maladies. Il y a une question d’information et de sensibilisation des professionnels de santé, pour qu’ils pensent au diagnostic. Il faut disposer des moyens du diagnostic, mais en règle générale, on en dispose. Cela peut être des outils que nous produisons, tels ce que nous appelons les Repères pour votre pratique, mais c’est aussi la communication par les réseaux professionnels. Quand on parlait de partenariat, de travail en réseau, cela consiste à travailler avec les sociétés, les groupes de généralistes ou de pathologies infectieuses, mais aussi la population, et en particulier pour ces maladies, les voyageurs. Pour eux, plusieurs choses sont importantes, dont la détection précoce : s’ils ont des symptômes dans les 15 jours après le retour d’un voyage en zone de transmission, c’est-à-dire en gros la zone intertropicale, il faut qu’ils pensent à consulter leur médecin et qu’ils indiquent bien qu’ils ont voyagé. Ces maladies, peu à peu, sont connues, parce que dans nos surveillances, on a un certain nombre de cas où c’est le patient qui a insisté auprès de son médecin pour que le diagnostic soit fait. Ce n’est pas systématique, mais cela arrive. Le patient sait qu’il a voyagé, et dans l’avion on lui a dit qu’il y avait une épidémie de dengue ou de chikungunya.

L’information doit concerner à la fois les professionnels et la population, sachant qu’outre le diagnostic, les messages seront aussi de se protéger des moustiques, sur place évidemment, mais aussi quand on revient. Nous ne l’avons pas dit parce que nous n’avons pas repris toutes les manifestations cliniques, mais l’une des difficultés de la dengue est qu’elle compte beaucoup de cas asymptomatiques. Pendant longtemps, on se demandait si des gens asymptomatiques participaient au cycle de transmission, c’est-à-dire s’ils étaient piqués par un moustique. La réponse est probablement oui.

La détection précoce est importante, elle ne suffit pas parce qu’il y a aussi les asymptomatiques. Là, ce sont des consignes à titre individuel de protection contre les piqûres de moustiques, et tout ce qui est lutte contre les gîtes larvaires.

Cela concernait la communication et l’information. En matière d’organisation ? l’important est vraiment l’information de base. L’enjeu est d’avoir des moyens d’information qui soient efficaces. On dit souvent qu’un courrier de l’ARS part à la poubelle. Je ne dis pas cela comme un reproche, nous avons tous beaucoup de papiers, mais il faut réfléchir aux bons moyens d’information. Quand il y a un foyer autochtone – je donne l’exemple de la métropole parce que c’est la saison – nous en parlons, et après les gens y pensent.

Dr Henriette de Valk. La surveillance humaine est importante. Mais aussi la surveillance entomologique, consistant à bien continuer à suivre la présence ou l’extension de l’aire de l’implantation des vecteurs, parce qu’à sa suite, on fait un autre type de sensibilisation. Actuellement, le pays entier est considéré à risque, mais on sait qu’il y a des zones plus à risque que d’autres où il faut surveiller plus intensément.

Pour la surveillance humaine et la détection précoce, la sensibilisation de la population et des professionnels de santé est importante, mais il faut aussi ne pas avoir d’obstacle pour faire confirmer l’infection. En France, cela ne pose pas de difficulté, puisque les tests de diagnostic sont pris en charge par la sécurité sociale.

Regardons ce qui s’est passé en Italie avec les deux épidémies de chikungunya. Pourquoi ont-elles été si importantes ? Ce n’est pas parce que les mesures de contrôle étaient insuffisantes une fois la maladie détectée ; mais parce que la détection était assez tardive, parce que les gens ne consultaient pas, ou parce qu’ils consultaient mais n’étaient pas testés. Cette accessibilité et cette prise en charge des tests sont importantes.

Je souligne aussi l’importance de la veille, qui est souvent régionalisée. Aux Antilles, en 2013, ils étaient conscients que le chikungunya était un risque permanent, grâce à l’épidémie de 2006 dans l’océan Indien. La détection était donc assez rapide. Il en va de même pour le Zika. C’est grâce à la veille que la prise de conscience et la sensibilisation se produisent.

M. Frédéric Reiss. Je suis entièrement d’accord avec vous lorsque vous dites que vous croyez beaucoup à l’interdisciplinarité ; mais nous savons très bien que dans les faits, elle est très compliquée à mettre en œuvre. Souvent, dans nos sujets d’étude, on aimerait bien qu’il y ait une démarche interministérielle, mais on sait très bien que la mise en œuvre est souvent très compliquée.

Je voudrais vous interroger sur le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche, qui va arriver en discussion probablement dans quelques semaines à l’Assemblée. Avez-vous été consultés sur le sujet ? Nous devions l’étudier pendant les premiers mois de l’année 2020, et la pandémie actuelle a fait que cela a été reporté. Ici comme dans le cadre d’un groupe de travail sur la recherche de la commission des affaires culturelles, nous avons entendu beaucoup de chercheurs dire qu’il y a près de 20 ans, au moment de l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), un certain nombre de recherches en virologie avaient été initiées ; mais puisque la crise a été rapidement maîtrisée et n’a pas duré trop longtemps, tout cela est tombé aux oubliettes, au profit de la recherche sur des maladies beaucoup plus intéressantes à traquer. La recherche s’est donc portée sur autre chose, ce qui fait qu’on a perdu beaucoup de temps pendant ces 20 ans. Par rapport au sujet qui nous intéresse, qui est la lutte contre la propagation des maladies vectorielles, avez-vous été interrogées là-dessus au niveau de la recherche ? Est-ce qu’on risque d’avoir des éléments nouveaux dans ce projet de loi, qui est en préparation et qui devra être validé par le Conseil d’État ? Est-ce que vous avez le sentiment que les choses vont être bousculées par la crise actuelle, et notamment avec des avancées dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui ?

Dr Marie-Claire Paty. Je vais m’avancer en vous répondant, même si je n’ai pas vraiment la réponse. Nous ne sommes pas une agence de recherche, et nous ne sommes donc pas directement impliqués. Peut-être que d’autres personnes à Santé publique France ont été sollicitées, mais pas moi.

Ceci étant, je suis sensible à ce que vous dites, et que l’on entend effectivement beaucoup de la part de nos partenaires et collègues chercheurs, sur les difficultés de financement de certains types de projets ou de certaines thématiques. Ce que j’ai cru comprendre d’échanges sur l’interdisciplinarité et le partenariat, c’est que, pour reprendre les préoccupations de Mme Ali, la lutte anti-vectorielle et les vecteurs ne sont peut-être pas en haut de la liste des sujets. Je m’avance à vous répondre, n’étant pas experte de la recherche, mais les problèmes que vous soulevez sont, je crois, vrais, sur le choix des domaines prioritaires de financement de la recherche. Je pense qu’on ne peut que défendre l’importance de programmes de recherche sur ces maladies. Un jour on parle beaucoup d’une épidémie majeure, puis l’on en parle moins. Les épidémies ont tendance à se répéter. Il est important que la recherche dans ce domaine soit soutenue, financée, et en particulier que la recherche opérationnelle, de terrain, le soit – pas seulement les grands programmes de recherche fondamentale, mais aussi la recherche opérationnelle sur les actions de démoustication ou autres, sur la mobilisation sociale, etc. Je ne sais pas ce qu’il en est du projet et des financements à venir, mais je crois – évidemment je plaide pour mon sujet – que c’est vraiment important, car nous avons besoin de davantage de connaissances.

M. Frédéric Reiss. Avec les financements annoncés, il faut espérer qu’il y ait une part non négligeable qui puisse nous faire avancer dans ces domaines. Aujourd’hui, nous voyons que la dengue à Mayotte est passée à la trappe avec la crise actuelle. On a des témoignages – je pense que mes collègues peuvent en témoigner aussi – de gens souffrant de cancers et dont les opérations ont été différées parce qu’on avait besoin des lits de réanimation. Tout cela a été bousculé. Je pense que demain, il faudra faire en sorte qu’au niveau de la recherche, à la fois fondamentale et thérapeutique, on puisse avancer sur ces sujets.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. J’ai une question qui porte sur la réserve sanitaire et qui rejoint la question à propos de la recherche de M. le député Frédéric Reiss. Êtes-vous de temps en temps, dans le cadre justement de recherche et de startups innovantes, sollicitées pour un avis, des conseils, des adaptations de technologies déjà existantes ? Il y a de plus en plus de petites startups innovantes qui travaillent sur la question, notamment de la lutte contre les moustiques. En tout cas, dans les grands salons de présentation des innovations en matière de santé ou d’environnement, on s’aperçoit que c’est quand même un axe majeur de développement.

S’agissant du pool de réservistes formés et de votre réserve en ressources humaines qui a besoin d’être agile, compte tenu du peu de compétences qu’il y a sur ces domaines-là, comment mobilisez-vous ce réseau ? Travaillez-vous avec eux toute l’année ? Existe-t-il une espèce de formation continue ? Sur quels critères choisissez-vous les gens ?

Dr Marie-Claire Paty. Les techniques innovantes en lutte anti-vectorielle ne vont pas tellement s’adresser à nous parce que ce n’est pas tellement dans notre champ. Je pense que c’est plus au niveau de l’Anses ou de l’IRD. J’ai le souvenir d’avoir été sollicitée pour des démarches publicitaires sur des bracelets, mais cela n’a rien à voir. Ce guichet n’est pas chez nous mais dans d’autres structures, ou directement au ministère. Nous n’avons pas directement de liens sur des techniques innovantes de lutte contre les moustiques ; par contre, on sait que c’est davantage le cas de l’IRD.

La réserve ne relève pas directement de notre fonction, donc je ne vais pas vous la décrire en détail, mais il existe une procédure avec curriculum vitae, compétences et attentes des candidats. Des appels à candidatures sont lancés ; je pense que nos collègues en charge de la réserve sanitaire ont un fichier de personnes avec différentes compétences. En ce qui concerne la lutte anti-vectorielle, j’avais participé à la formation du pool qui est parti à La Réunion. Les personnes formées avaient déjà des connaissances : quand je suis arrivée pour parler de la dengue, j’avais devant moi un entomologiste qui connaissait très bien la dengue, mais aussi des techniciens de démoustication qui la connaissaient moins. Il y a des profils variés, des gens plutôt seniors qui sont de potentiels encadrants et des gens de terrain qui vont pratiquer la démoustication. Quand des besoins se font sentir, il y a des échanges. Il existe des profils de postes, et ensuite cela se joue sur les disponibilités.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Je vous remercie, Mesdames, d’être venues répondre à nos questions.


20.   Audition de M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques (DER) au sein de l’Anses, Mme Johanna Fite, responsable de la mission Vecteurs à la DER et du Pr Philippe Quenel, président du groupe de travail Vecteurs de l’Anses, directeur du laboratoire d’étude et de recherche en environnement et santé (LERES), co-directeur de l’équipe Évaluation des expositions et recherche épidémiologique sur l’environnement, la reproduction et le développement de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (IRSET) (10 juin 2020)

Mme Ramlati Ali, rapporteure, présidente. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous allons entendre aujourd’hui les représentants de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) : M. Roger Genet, directeur général, M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques, Mme Johanna Fite, responsable de la mission Vecteurs au sein de l’Anses, et le Professeur Philippe Quenel, président du groupe de travail Vecteurs de l’Anses, directeur du laboratoire d’études et de recherche en environnement et santé, co-directeur de l’équipe Évaluation des expositions et recherche épidémiologique sur l’environnement, la reproduction et le développement de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (IRSET).

Dans le cadre de ses missions d’expertise, l’Anses exerce depuis 2018 une mission d’évaluation des risques dans le domaine des vecteurs et de la lutte anti-vectorielle (LAV), à la fois en santé humaine, santé animale et santé végétale. Une feuille de route Vecteurs 2019-2022 devrait détailler les actions qu’elle compte mener.

Madame et messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions. Je vais vous passer la parole pour des interventions liminaires d’une dizaine de minutes qui précéderont notre échange sous forme de questions et réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame et messieurs, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

M. Roger Genet, directeur général de l’Anses. Merci de cette invitation à venir exposer cette mission, qui apparaît comme une mission nouvelle de l’Anses depuis 2018, mais qui s’inscrit en réalité dans la continuité des travaux de l’Anses.

Vous avez d’ailleurs eu l’occasion d’entendre au cours de vos auditions deux éminents chercheurs de l’agence. Le virologue Stéphan Zientara est venu faire un exposé sur les maladies vectorielles, notamment en santé animale et Pascal Boireau, vice-président du Haut-Conseil des biotechnologies, également directeur de notre laboratoire de santé animale de Maisons-Alfort est intervenu sur les nouvelles techniques de lutte comme technique de l’insecte stérile. Ils ont donc déjà eu l’occasion de présenter les travaux auxquels concourt l’agence.

Préalablement, je tiens à préciser que les quatre personnes qui représentent ici l’agence ont toutes des déclarations publiques d’intérêts mises à jour qui sont sur le site du ministère de la Santé, soit en tant que personnel de l’agence, soit en tant qu’expert auprès de l’agence. Nous n’avons aucun lien d’intérêt sur les sujets que nous allons vous présenter et dont nous allons débattre ici.

Les activités de l’agence en matière d’expertise se sont renforcées en 2018, mais force est de constater que l’agence, par ses activités de recherches de références, est un acteur important pour acquérir des connaissances nouvelles sur les vecteurs et sur les maladies vectorisées, notamment en santé animale et en santé des végétaux.

Dans nos laboratoires, nous avons produit des articles scientifiques et des travaux de recherche sur les maladies vectorisées. Nous avons parlé de la maladie de Schmallenberg, mais aussi de la peste porcine africaine et d’autres maladies vectorisées sur lesquelles nos laboratoires travaillent en santé animale et en santé des végétaux. Par exemple, la bactérie Xylella fastidiosa, qui affecte les oliviers dans le sud de l’Italie, est une maladie qui est vectorisée par des insectes. D’autres maladies en santé des végétaux sont également vectorisées, comme la nématode du pin, qui affecte le Portugal et l’Espagne et qui est à nos portes, dans les Pyrénées. Nos laboratoires travaillent sur les vecteurs qui propagent ces maladies bactériennes ou virales.

Nous sommes également en charge de l’évaluation des produits biocides qui concourent à la lutte anti-vectorielle et qui sont utilisés par les services de lutte anti-vectorielle.

Dans le cadre de l’évaluation de ces produits pour le compte du ministère de l’Environnement, l’agence, depuis sa création, participe à ces travaux sur l’évaluation de l’efficacité et des risques liés à ces produits biocides.

Depuis 2016, cette activité s’est renforcée puisque les ministères nous ont transféré la responsabilité de délivrer des autorisations de mise sur le marché des produits biocides utilisés pour la lutte anti-vectorielle. Nous avons également été amenés à donner des avis sur un certain nombre de produits utilisés en cas d’épidémie, de dengue par exemple dans les départements d’outre-mer, notamment en Guyane, où un certain nombre de produits peuvent être utilisés pour prévenir la propagation de ces vecteurs.

Un autre élément de nos activités concourt également à ces travaux sur les vecteurs. Nous sommes agence de financement au travers du programme national de recherche environnement-santé-travail, financé par l’agence, pour le compte des ministères de l’Environnement et du Travail, depuis le lancement du premier plan santé au travail et du premier plan national santé-environnement. Au travers de cet appel à projets santé-environnement et santé-travail, nous avons chaque année des projets de recherche proposés à l’agence. Au cours de ces dernières années, les lettres d’intention de projets de recherche se sont multipliées : 14 en 2018 et 28 en 2019, avec un taux de sélection qui a augmenté. Six projets en relation avec la connaissance des vecteurs, des maladies vectorielles ou la lutte anti-vectorielle ont été financés par le programme national de recherche en 2018 et en 2019.

Au-delà de ces activités qui sont propres à l’agence, elle assurait également le suivi technique, administratif et financier du Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV), créé après la crise du chikungunya à La Réunion, à l’instigation des experts de l’époque qui avaient proposé d’accroître la surveillance sur les maladies vectorisées et de créer le Centre de recherche et de veille de l’océan Indien à La Réunion et le Centre national d’études des vecteurs autour des équipes de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), partiellement du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et de l’Entente interdépartementale de démoustication (EID) Méditerranée.

Les ministères avaient confié à l’Anses le rôle d’assurer le suivi technique et le secrétariat du comité de pilotage de ce CNEV.

Cette activité s’est déroulée entre 2007-2008 et 2018, au moment du transfert officiel de l’expertise à l’agence, puisqu’en novembre 2014, les ministères de la Santé et de l’Agriculture ont commandité à leurs corps d’inspection générale une mission d’inspection pour évaluer les travaux du CNEV.

Dans leur rapport, les inspecteurs généraux ont à la fois souligné la qualité du travail réalisé par le CNEV mais aussi quelques faiblesses, en recommandant notamment d’intégrer les missions d’évaluation scientifique et d’évaluation des risques au sein d’une agence nationale pour pérenniser ces activités, mais aussi pour séparer les activités d’évaluation des risques et de gestion des risques. Au sein du CNEV, nous avions un mélange entre les gestionnaires de risques que sont les services de lutte anti-vectorielle, directement impliqués dans la mise en œuvre des politiques de lutte anti-vectorielle, et les équipes de recherche publique, notamment de l’IRD et du Cirad.

Au sein de ce rapport d’inspection, des propositions demandaient le maintien sur le territoire national des compétences disponibles en France sur la question des vecteurs en prônant également un renouvellement régulier des comités d’expertise – les membres du CNEV étaient limités à quelques équipes de recherche dont la composition ne variait pas. Ce rapport recommandait également de mobiliser l’ensemble des experts sur la question des vecteurs au niveau national, sans se limiter à la région méditerranéenne. Il proposait enfin d’élargir la question des vecteurs, qui était très focalisée sur la santé humaine et un peu sur la santé animale à la santé des végétaux, et donc de se tourner vers l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et vers le Cirad dans sa branche agronomique, pour avoir une dimension transversale de l’évaluation des risques sur les maladies vectorisées dans une approche One Health – une seule santé : santé humaine, santé animale, santé de notre environnement.

C’est bien dans cet esprit que les ministères ont demandé à l’Anses d’étudier la possibilité de reprendre cette activité d’expertise scientifique de façon transversale puisque l’Anses dispose de comités d’experts sur la santé animale, sur la santé des végétaux et sur les biocides qui participent à la lutte anti-vectorielle. Il s’agissait d’essayer de créer une activité d’expertise transversale qui permette d’aborder la question des vecteurs de façon moins segmentée.

Dans cette discussion que nous avons eue avec les ministères en 2016 et 2017, l’Anses a souligné le besoin de maintenir des liens forts avec la communauté scientifique et avec les gestionnaires de la lutte anti-vectorielle, et également de pouvoir soutenir, par des moyens financiers, les travaux de recherche qui étaient nécessaires à son expertise.

La décision de transfert a été prise par les ministères, avec une date de mise en œuvre au 1er janvier 2018, qui était le premier jour de notre nouveau contrat d’objectifs et de performance. Ce nouveau contrat d’objectifs et de performance de l’agence 2018-2022 inclut un certain nombre d’indicateurs en matière de vecteurs, qui sont liés à cette nouvelle mission d’expertise et d’appui scientifique et technique.

Les ministères ont également décidé d’accroître les moyens financiers liés à cette activité. Auparavant, 410 000 euros transitaient par l’agence pour financer le CNEV. Nous sommes aujourd’hui à un montant global de 540 000 euros, dont 270 000 euros en provenance du ministère de la Santé et 270 000 euros en provenance du ministère de l’Agriculture, qui a donc accepté d’augmenter sa contribution financière.

Cela permet de financer quelques projets scientifiques de recherche supplémentaires du programme national de recherche environnement-santé-travail.

Cette activité est donc tout à fait opérationnelle. Un appel à candidatures a été lancé dès début 2018. Le groupe d’experts a été formalisé en milieu d’année 2018. Il est présidé par le professeur Philippe Quenel, ici présent. La vice‑présidence de ce comité d’experts a été confiée au directeur de l’unité mixte de recherche de l’IRD qui était impliqué dans le CNEV, pour assurer la continuité de ses travaux.

Nous avons d’autre part passé une convention avec le Vectopole Méditerranée, qui rassemble les équipes de recherche de l’IRD, du Cirad et d’autres acteurs de la lutte anti-vectorielle, comme EID Méditerranée. Ils ont tenu leur premier colloque en septembre 2019 qui a été soutenu par l’agence, pour qu’elle soit en capacité de faire part de ces travaux d’expertise et surtout de mobiliser les équipes scientifiques pour produire des connaissances qui sont indispensables à l’activité d’expertise que nous conduisons.

Dès début 2019, l’Anses a concrétisé, avec les ministères de la Santé et de l’Agriculture, une feuille de route Vecteurs sur les principaux travaux attendus pour les prochaines années avec les ministères de la Santé et de l’Agriculture.

Mes collègues pourront détailler de façon plus spécifique ces différents axes de la feuille de route, en réponse à vos questions.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci de ce propos liminaire assez explicite et clair. Cependant, pour notre rapport, j’ai une série de questions à vous soumettre afin d’avoir des précisions.

Lors de sa création en 2010, l’Anses avait-elle des compétences en matière de lutte anti-vectorielle ? A-t-elle mis en œuvre des expertises ou des actions relatives à la lutte contre les moustiques entre 2010 et 2016 ?

M. Roger Genet. Il est clair que l’Anses n’avait pas et n’a pas de compétences en matière de lutte anti-vectorielle, mais en matière d’évaluation des risques liés aux vecteurs. Le cas échéant, l’agence peut émettre des avis qui sont des évaluations sur des scénarios de gestion. Elle peut évaluer la pertinence et l’impact de scénarios de lutte anti-vectorielle qui sont proposés par les gestionnaires de risques, c’est-à-dire les ministères en premier lieu, les administrations déconcentrées de l’État, les services départementaux ou régionaux, voire les services de lutte anti-vectorielle. Par contre, elle n’a pas pour mission de proposer ou de mettre en œuvre la lutte anti-vectorielle.

C’était bien l’objectif recherché par les ministères, avec ce transfert. Il s’agit de séparer l’évaluation du risque et la mise en œuvre des scénarios de gestion, de façon à ne pas avoir de conflits d’intérêts dans la mise en œuvre de tel ou tel scénario de gestion sur la lutte anti-vectorielle.

Je vais peut-être passer la parole à Matthieu Schuler, puisque ce sont ses travaux, mais nous avons déjà mis en œuvre des expertises entre 2010 et 2016, avec une évolution depuis 2016.

M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques de l’Anses. Avant que la mission Vecteurs, dans les termes précisés tout à l’heure par Roger Genet, ne soit confiée à l’agence, des situations ont déjà conduit les ministères, en particulier le ministère chargé de l’agriculture, à saisir l’agence sur des problématiques liées à des dangers sanitaires dont les mouvements sont occasionnés par des vecteurs.

Nous avons mené un certain nombre d’évaluations de risques sur la fièvre catarrhale ovine, la leucose bovine, sur tout un tas de maladies qui ont été traitées dans le cadre de notre collectif en santé et bien-être des animaux ; ces évaluations nous avaient déjà conduit à mettre en œuvre un certain nombre de méthodes d’évaluation sur comment un insecte ou un pathogène peut être vectorisé par les insectes et quels sont les moyens pour s’en prémunir, ou en tout cas les dispositifs les plus adaptés, auxquels nous répondions à travers ces saisines.

C’était également le cas dans le domaine de la santé des végétaux. Avant 2018 existait déjà un collectif sur l’évaluation des risques biologiques et microbiologiques liés aux vecteurs qui peuvent aussi nuire aux végétaux. Roger Genet a cité Xylella fastidiosa tout à l’heure, nous avons récemment traité d’autres impacts viraux, comme la maladie du Huanglongbing qui s’attaque aux agrumes, ou plus récemment encore, la mouche Bactrocera dorsalis qui peut être un vecteur de maladies pour les fruits, qui ont occasionné des saisines de l’agence en urgence.

Tout ceci se situe avant que la mission Vecteurs ne soit installée. À partir de 2018, lorsque le groupe de travail présidé par Philippe Quenel a été mis en place, nous avons répondu à des sollicitations qui couvraient deux types de travaux, ceux de fond et ceux méthodologiques. Ce sont les quatre axes de la feuille de route du programme de travail de l’agence que Johanna Fite détaillera après.

Les travaux d’expertise que nous menons sont caractérisés par ces deux types de besoins.

Nous avons besoin d’approches sur le long terme, notamment de travaux d’ordre méthodologique pour savoir comment évaluer une stratégie de lutte anti-vectorielle. La problématique de la lutte anti-vectorielle est à la fois de protéger l’homme, l’animal ou les végétaux du danger, tout en veillant à ce que les moyens mis en œuvre ne viennent pas causer des dommages plus importants.

L’autre partie de l’activité de l’expertise de l’agence est de faire face à des besoins à plus court terme.

C’était d’ailleurs assez symbolique et illustratif que la première saisine à laquelle le groupe de travail présidé par Philippe Quenel a eu à faire face soit une saisine en urgence autour d’une problématique à La Réunion qui a nécessité des contacts rapprochés avec les acteurs, notamment l’agence régionale de santé (ARS).

Cela a donné la tonalité vis-à-vis du groupe de travail quant à la nécessité de faire face à la fois à des travaux de fond pour progresser dans les méthodes de lutte et à des besoins d’urgence auxquels nous répondons lorsque nous sommes sollicités.

Je peux peut-être passer la parole à Johanna Fite ou Philippe Quenel pour qu’ils expliquent les quatre axes de la feuille de route ?

Mme Ramlati Ali, rapporteur. Cela fait partie de notre questionnement, nous en parlerons plus tard.

À la suite du rapport d’expertise de l’IRD de 2009 La lutte anti-vectorielle en France, un Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV) a été mis en place. Comment a-t-il été mis en place ? Sous quelle forme juridique ? Quelles étaient les responsabilités de l’Anses vis-à-vis du CNEV ? Quels moyens lui ont été alloués ? Que pensez-vous des actions qui ont été menées par le CNEV ?

M. Roger Genet. Le rapport fourni par l’IRD en 2009, qui a donné naissance au CNEV, s’appuie sur les travaux du professeur Didier Fontenille qui, comme je l’indiquais tout à l’heure, était l’un des quatre experts diligentés par les ministères de la Santé et de la Recherche en 2006, dans le cadre de l’épidémie de chikungunya, à La Réunion.

Didier Fontenille, expert très réputé, a proposé la mise en place d’un pool d’expertise rassemblant des laboratoires de recherche publics et des acteurs de lutte anti-vectorielle pour proposer aux ministères, mais aussi aux agences comme Santé publique France, une capacité d’expertise sur la question des vecteurs, très centrée sur la santé humaine et un peu sur la santé animale.

C’est donc une convention qui a permis au ministère de la Santé et au ministère de la Recherche j’imagine – je ne suis pas un expert du statut juridique du CNEV – la création de ce centre, qui n’était pas un établissement public mais une structure coopérative. Cela a été relevé par les missions d’inspection. Cette activité n’était pas organisée comme un établissement et reposait sur un tout petit nombre de personnels, puisque trois équivalents temps plein étaient financés dans le cadre du CNEV. Cette toute petite structure n’offrait donc pas de garanties en termes de sûreté et de solidité juridique, pour assurer sur le long terme les activités attendues d’un centre d’expertise sur les vecteurs.

Considérant que l’Anses avait une mission dans le domaine de la santé environnementale, dans le domaine des produits utilisés sur la lutte anti-vectorielle, dans le domaine de la santé des végétaux et de la santé humaine, cette activité d’expertise lui appartenait complètement.

Je souligne d’ailleurs que lors du transfert de cette mission au 1er janvier 2018, nous n’avons pas modifié les statuts et les missions de l’agence prévus par décret, puisque nous avons considéré que c’était déjà intégré dans les missions existantes de l’agence. Comme nous l’avons souligné, nous avions déjà réalisé un certain nombre de travaux.

Le CNEV disposait d’un certain nombre de moyens financiers. Comme ce n’était pas une structure juridique, ces moyens passaient par l’Anses qui, au travers d’une convention signée entre l’IRD et l’Anses, reversait les moyens financiers aux équipes et assurait le secrétariat du comité de pilotage. Il s’agissait d’une structure coopérative, comme il en existe beaucoup dans le domaine de la recherche, mais qui n’était pas forcément adaptée à la production d’une expertise et à faire un appui aux politiques publiques sur le long terme. C’est une structure qui avait dès le départ une vocation à être transitoire, en attendant de pouvoir donner une stabilité.

Sur les moyens financiers dédiés au CNEV, l’Anses disposait de deux sources de financement, environ 262 000 euros en provenance du ministère de la Santé, correspondant à la masse salariale de trois équivalents temps plein et 140 000 euros en provenance de la direction générale de l’alimentation du ministère de l’Agriculture, pour un budget total de 400 000 à 410 000 euros, qui au travers d’une convention, étaient reversés à l’IRD pour le fonctionnement du CNEV.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. En 2016, les missions du CNEV ont donc été transférées à l’Anses. Une évaluation des résultats obtenus par le CNEV a-t-elle été préalablement réalisée ? Quel bilan faites-vous de l’action du CNEV ?

M. Roger Genet. Il ne m’appartient pas de juger le bilan produit par mes collègues de l’IRD et du CNEV.

Avec un regard extérieur, et je crois que le rapport d’inspection de 2014 le souligne très bien, nous pouvons dire que cette activité a permis de structurer des forces de recherche publique et des experts des services de lutte anti-vectorielle pour produire des avis, notamment sur l’efficacité des dispositifs de lutte anti-vectorielle ou d’autres questions plus fondamentales, de mobiliser les équipes de recherche publique pour aborder cette question, notamment à l’IRD ou au Cirad, mais comme ce sont des unités mixtes, également des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou d’autres universités.

De fait, nous constatons aujourd’hui que lorsque nous lançons un appel à projets de recherche sur la question des vecteurs, nous avons beaucoup de réponses. Cette structuration de la communauté a permis de fédérer une communauté, de les intéresser au sujet et de diriger leurs travaux sur les questions des vecteurs, des maladies vectorisées et de la lutte anti-vectorielle.

Indéniablement, le CNEV a eu une action extrêmement positive pour fédérer la communauté de recherche. Je pense qu’il faudrait demander aux gestionnaires de risques, le ministère de la Santé, Santé Publique France, ce qu’ils pensent des avis qui ont été rendus pour leurs propres actions. Globalement, dans le rapport d’inspection de 2014, je n’ai pas vu de critiques sur la qualité des avis qui ont été rendus, mais plutôt des inquiétudes portant sur une structure souple et assez localisée sur les questions autour de la bordure méditerranéenne, fédérant des équipes sur un cercle restreint autour de Montpellier et Marseille, et cantonnée à la question de la santé humaine et de la santé animale.

L’objectif de ce transfert a été d’une part, de séparer les questions d’évaluation de risques des questions de mise en œuvre des scénarios de gestion de la lutte anti-vectorielle, de façon à éviter tout conflit d’intérêts, puisqu’elles ne donnent pas à voir des gens impliqués dans les scénarios de lutte, qui interfèrent sur l’évaluation du risque ou des scénarios, même s’ils sont bien entendu auditionnés par nos comités d’experts.

D’autre part, il s’est agi d’accentuer le bassin de recrutement de façon à avoir un organisme national qui puisse mobiliser tous les experts du domaine, et pas seulement ceux autour de la région méditerranéenne, sachant que nos propres laboratoires, notamment à Maisons-Alfort, ou ceux de l’INRAE qui travaillent sur l’éthique ou d’autres maladies vectorisées étaient très peu sollicités par le CNEV. Cela a donc permis d’avoir une mobilisation de l’ensemble des experts du domaine et d’étendre la question de la lutte anti-vectorielle et des vecteurs d’une approche de la santé humaine vers la santé animale, végétale et environnementale.

Ce sont ces recommandations du rapport d’inspection qui ont conduit les ministères à demander à l’Anses d’assumer cette nouvelle mission avec un léger renforcement des moyens du ministère de l’Agriculture qui a augmenté sa contribution pour qu’elle soit équivalente à celle du ministère de la Santé. Le budget est passé de 410 000 euros en 2017 à 540 000 euros aujourd’hui ; ce qui nous a permis de financer des travaux par des conventions de recherche que nous passons avec les équipes de recherche, notamment celle du Vectopole montpelliérain, pour produire des connaissances qui seraient utiles aux travaux d’expertise pour lesquelles nous sommes saisis.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Faudrait-il un organisme chargé de l’expertise contre les vecteurs ? Si oui, à quelle échelle : nationale ou européenne ? Faut-il combiner recherche, expertise, conseil et actions sur le terrain ? Que pensez-vous des actions menées par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies ?

M. Roger Genet. Je pense que cette idée de regrouper dans une même structure à la fois les questions d’évaluation et de mise en œuvre, voire de coordination des organismes de lutte sur le terrain est totalement orthogonale avec les choix qui ont été faits et même avec ce qui se passe au niveau international. De façon générale, en termes de sécurité sanitaire, l’organisation qui se met en place au niveau international, c’est la séparation entre l’évaluation scientifique des risques et la mise en œuvre des politiques de gestion des risques qui relèvent des décideurs publics et des services sur le terrain, en l’occurrence, de lutte anti-vectorielle.

Je pense que cela ne va pas dans le sens de l’Histoire ni de l’intérêt collectif d’avoir une structure qui s’occuperait de tout.

Au contraire, le fait d’avoir une évaluation indépendante permet d’avoir un regard distancié sur la façon dont les politiques sont mises en œuvre, sur leur impact et sur des scénarios de gestion. D’autant plus que les comités d’experts des structures d’évaluation scientifique des risques sont des comités qui sont renouvelés de façon régulière avec un mandat défini. Ils se tiennent au courant de la littérature mondiale au plus haut niveau en permanence, ce qu’une petite structure aurait bien du mal à faire.

L’autre raison, c’est que la question des vecteurs en soi est une question totalement transversale et nous le voyons bien au sein de l’agence. C’est-à-dire que précédemment, dans notre comité d’experts santé animale et bien-être animal, nous traitions des maladies vectorisées en santé animale. Dans le comité d’experts spécialisés en santé des végétaux, nous traitions des maladies vectorisées en santé des végétaux. Dans le comité Biocides qui s’occupe des produits de lutte anti-vectorielle, nous traitions également cette question. Évidemment, ces comités ne se parlent pas.

L’objectif était donc bien d’avoir un comité d’experts transversal qui puisse s’interfacer avec les comités sectoriels et donner une vision globale et intégrative de ces différentes dimensions.

De façon générale, cela rejoint la problématique de l’agence et sa priorité à développer une approche, une seule santé – One Health – en intégrant les questions de santé humaine aux questions de santé environnementale, de santé animale et de santé végétale.

Pour la structure européenne, je déclare mon incompétence et je vais laisser mes collègues s’exprimer.

M. Matthieu Schuler. Un autre élément important est aussi à prendre en compte pour la sectorisation des compétences confiées aux différents acteurs. Les nouveaux textes et en particulier le décret sur la lutte anti-vectorielle de 2019 prévoient que les agences régionales de santé organisent la lutte anti-vectorielle sur le terrain. Pour ce faire, elles peuvent également faire appel à des structures aussi bien publiques que privées pour la composante technique, technologique et pour la lutte à proprement parler.

De ce fait-là, il est important, pour le ministère de la Santé et les agences, de pouvoir disposer d’une évaluation qui ne soit pas dépendante des acteurs techniques et technologiques.

C’est à mon avis un élément à prendre en compte dans la construction.

Ceci étant, il est vrai qu’il est important pour ces acteurs privés qu’une forme d’expertise technique puisse se développer, différente de notre expertise scientifique, notamment sur le développement des méthodes ou l’évaluation de l’efficacité.

Ce sont des choses que nous observons dans d’autres composantes et que l’agence a l’habitude d’évaluer, notamment dans le domaine de l’élevage ; un certain nombre d’instituts techniques travaille sur les différentes familles d’élevage. Ces ressources sont importantes à organiser pour que l’expertise scientifique puisse ensuite s’appuyer sur des données objectivées et objectivables.

M. Roger Genet. L’Anses a bien entendu moins de contacts avec le Centre européen de prévention et contrôle des maladies – European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC), qui est une agence européenne de prévention des crises, que ne peut en avoir Santé Publique France, qui est plus son pendant. L’agence a des relations très étroites avec un certain nombre d’agences communautaires, comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments ou l’Agence européenne des produits chimiques, sur les produits biocides. L’ECDC n’a pas du tout un rôle équivalent à l’Anses, il ne produit pas d’évaluation des risques en matière de lutte anti-vectorielle, il n’intervient pas non plus dans la lutte anti-vectorielle. Il produit, je pense, des travaux de cartographie, pour donner des lignes directrices au niveau européen, sur la surveillance des infestations de certaines populations de moustiques. Je n’ai pas le détail des travaux, mais mes collègues pourraient peut-être compléter.

C’est une structure dont les missions ne sont pas redondantes ni avec ce qu’était le CNEV ni avec les missions de l’Anses.

M. Matthieu Schuler. Je pense qu’il est important, au niveau européen, d’organiser un partage de l’information sur l’évolution de la présence des vecteurs. On le voit aussi dans d’autres maladies vectorielles, comme la peste porcine africaine qu’a citée tout à l’heure Roger Genet. C’est important que les pays s’informent mutuellement et partagent la même information sur où en est le front de progression du vecteur, de manière à ce que ceux qui sont un petit peu en aval du front se préparent et apprennent éventuellement de leurs collègues les bons moyens de prévention.

C’est à ce titre-là qu’un dispositif de partage est important sur la surveillance de l’évolution du champ d’emprise des vecteurs.

M. Roger Genet. Si nous regardons la crise du chikungunya en 2006, nous voyons tout l’intérêt de la coordination internationale et de l’ECDC, qui est l’agence de prévention des risques infectieux au niveau européen, puisque lorsque nous avons eu une augmentation des cas de chikungunya à La Réunion en 2006, nous nous sommes rendu compte qu’en Afrique de l’Est ou à Madagascar, nous avions eu une augmentation des cas dans les semaines ou les quelques mois qui avaient précédé ; faute d’une très bonne coordination entre les agences internationales comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’ECDC au niveau européen et les agences françaises, nous avons vu assez tardivement la montée en puissance de l’infection à La Réunion.

Nous voyons bien tout l’intérêt qu’avait le Centre de recherche et de veille de l’océan Indien qui avait été créé à La Réunion pour essayer d’avoir une vision globale de ces émergences au niveau de la zone, puisque les régions tropicales sont des zones d’émergence et que nos territoires, à la fois côté Atlantique avec la Guyane et les Antilles et de l’autre côté, avec Mayotte et la Réunion, sont des points capitaux pour pouvoir regarder les émergences. Dans ces zones, la coopération internationale est absolument cruciale en termes de surveillance épidémiologique pour pouvoir se préparer à des scénarios épidémiques.

C’est là où l’ECDC et les agences internationales comme l’OMS peuvent vraiment jouer un rôle, en termes de prévention des crises et de préparation à la gestion de crises.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le programme de travail 2020 de l’Anses rappelle que l’intégration récente de la mission Vecteurs dans les activités de l’Anses est une occasion supplémentaire d’appliquer le concept One Health dans la démarche d’évaluation des risques. Ainsi, l’approche transversale adoptée par l’Anses, qui allie santé publique, santé animale et environnementale, permet une étude plus approfondie des risques sanitaires posés par les vecteurs ainsi que l’évaluation des politiques de lutte anti-vectorielle. Comment cela se traduit-il dans l’organisation de l’Anses ?

M. Roger Genet. Dans l’organisation de l’agence, nous avons mis en place un groupe de travail spécifique Vecteurs. Je vais peut-être passer la parole directement à mes collègues pour qu’ils puissent s’exprimer sur le sujet de l’organisation que nous avons mise en place et de la réactivité nécessaire.

Mme Johanna Fite, responsable de la mission Vecteurs. La prise en compte des aspects One Health passe par la multidisciplinarité au sein du groupe de travail (GT) Vecteurs, puisque nous avons des experts en santé humaine, en santé animale et en santé des végétaux, en épidémiologie, en écologie et en sociologie notamment. Cette multidisciplinarité permet d’avoir une approche globale des questions liées au risque vectoriel et à la lutte anti-vectorielle.

Ensuite, les travaux du groupe de travail sont également présentés à d’autres collectifs d’experts, qui sont eux-mêmes multidisciplinaires, à savoir un collectif d’experts spécialisés en santé animale, en santé des végétaux ou sur les biocides selon les expertises que nous avons à traiter.

En général, nos travaux prennent en compte les aspects environnementaux, les effets de la lutte anti-vectorielle sur l’environnement, sur la biodiversité. Selon les sujets, nous avons des paragraphes dans nos rapports.

Actuellement, nous avons des travaux méthodologiques, dont nous pourrons peut-être parler plus en détail, sur l’évaluation des stratégies de lutte anti-vectorielle, Nous sommes en train d’essayer de développer une méthode d’évaluation systémique de la LAV pour prendre en compte à la fois son efficacité, ses effets sur l’environnement, sur la biodiversité et son acceptabilité. Nous sommes en train de réfléchir à des indicateurs et des critères pour prendre en compte tous les aspects de la lutte anti-vectorielle qui vont au-delà des aspects sur la santé humaine.

M. Philippe Quenel, président du groupe de travail Vecteurs de l’Anses. Par rapport à cette démarche One Health, je pense qu’il faut aussi avoir en tête que cela signifie avant tout de rendre opérationnelle et tangible la multidisciplinarité, voire l’interdisciplinarité. Le concept est très beau, il est très intéressant, mais dans la réalité, il n’a de sens que s’il y a une volonté de tous les experts et chercheurs de réfléchir et de construire de manière commune une démarche collective. C’est tout le sens de ce qui est conduit au sein des comités d’experts et des groupes de travail au sein de l’Anses : la notion d’expertise collective. L’expertise collective, cela veut dire ne pas imposer un point de vue, c’est savoir écouter d’autres disciplines, savoir prendre en compte d’autres regards, d’autres façons de penser, d’autres façons de travailler.

Je pense qu’à l’Anses, les comités d’experts ont cette particularité de s’inscrire dans cette démarche. Comme l’a dit ma collègue Mme Fite, au GT Vecteurs, nous sommes 22 experts avec un profil incroyable et très diversifié. Nous apprenons les uns des autres. Par exemple, je suis médecin épidémiologiste, spécialiste en santé publique et médecine tropicale, la santé végétale n’est pas quelque chose qui m’est immédiatement compréhensible, la santé animale, un peu plus, mais c’est quand même encore très éloigné de mon champ de compétences.

Dans ce groupe, nous avons vraiment toutes les disciplines nécessaires à la compréhension globale des sujets. Une dynamique très positive d’écoute respective s’est mise en place. Elle nous fait progressivement évoluer et penser collectivement de manière plus riche.

Je prends simplement quelques exemples. Dans les travaux que nous conduisons, entre la manière dont la question est formulée au départ et la manière dont elle évolue au cours du travail, c’est tout à fait significatif de voir que ces changements sont très liés à cette approche dite One Health, mais qui est ni plus ni moins la traduction d’une capacité à penser collectivement avec des disciplines différentes.

Je pense que c’est vraiment un atout pour les travaux des experts qui répond pleinement à la mission de l’agence de s’inscrire dans cette démarche.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont les travaux d’expertise produits par ce groupe de travail ? Quels sont les résultats en termes de conseil à la prise de décision publique ?

Mme Johanna Fite. Dès sa mise en place début juin 2018, le groupe de travail a été saisi en urgence par rapport à l’épidémie de dengue qui était en cours à La Réunion, sur le risque d’importation de vecteurs en provenance de La Réunion vers la métropole. Nous avons produit une première saisine en urgence et une deuxième immédiatement après, sur l’évaluation de la stratégie de LAV qui était mise en œuvre pour lutter contre l’épidémie de dengue, avec une série de recommandations à destination des opérateurs et des acteurs de terrain, que ce soit en termes de lutte anti-vectorielle, de mobilisation sociale notamment et aussi des propositions de recherche.

Nous avons notamment souligné à cette occasion qu’il était très important de mener des travaux sur l’évaluation de l’efficacité des stratégies de LAV, que ce n’était pas un travail que nous pouvions faire en urgence et qu’il fallait vraiment lancer des travaux méthodologiques sur l’évaluation des stratégies de LAV, parce qu’il faut savoir que les stratégies sont la composante de plusieurs actions, que ce soient des actions de lutte mécanique pour lutter contre les gîtes larvaires, les actions de lutte chimique à base de biocides, les actions de mobilisation sociale pour fédérer la population sociale, les acteurs de terrain, etc.

Il est très difficile d’évaluer des stratégies dans leur ensemble. C’est pourquoi nous avons besoin de travaux méthodologiques. C’était l’une de nos recommandations fortes à l’occasion de cette expertise.

Ensuite, nous avons également mené récemment une évaluation sur les vecteurs susceptibles de transmettre la peste porcine africaine en métropole. C’est un travail qui a été publié cette année à destination des acteurs de terrain, notamment de la direction générale de l’alimentation (DGAL), pour essayer de prévenir le risque au cas où nous aurions des cas de peste porcine dans nos élevages.

Récemment, nous avons publié une autre expertise en urgence sur la lutte contre la dengue en période de pandémie de Covid-19 et sur l’évaluation de la balance risque-bénéfice pour la population générale et les travailleurs à poursuivre ou à stopper les actions de lutte anti-vectorielle en pleine épidémie. Ce rapport a conclu à la nécessité non seulement de poursuivre les actions, mais aussi de les renforcer pour lutter contre la dengue, puisque les enjeux sanitaires et le risque de dengue sont très importants, surtout en outre-mer. Nous avons proposé des adaptations pour que les travailleurs soient protégés du risque lié au SARS-CoV-2 mais continuent à avoir des actions de lutte anti-vectorielle sur le terrain.

Voilà les principaux rapports. Nous en avons récemment publié toute une série mais ceux-ci ont directement conduit à des recommandations utiles dans des situations d’urgence sanitaire.

M. Philippe Quenel. Au-delà des recommandations émises par les experts, il me semble qu’il y a un point important à souligner.

Il est souvent attendu du groupe d’experts que je préside d’apporter des réponses opérationnelles pratiques à des questions de terrain. C’est souvent l’attente des opérateurs et aussi du ministère.

Il me semble que l’enseignement à tirer des principales expertises que nous avons menées jusqu’à ce jour est qu’avant de pouvoir proposer des réponses opérationnelles et pratiques sur le terrain, il y a une étape absolument fondamentale qui n’a jamais été menée au bout, aussi bien en France qu’à l’étranger, qui est l’évaluation de l’efficacité réelle des mesures de lutte anti-vectorielle pour contrôler les phénomènes épidémiques. Je vous parle essentiellement aujourd’hui des arboviroses.

En outre-mer, que ce soit dans les Amériques, dans l’océan Indien, dans le Pacifique, en métropole dans le sud de la France, un certain nombre d’actions sont conduites en s’appuyant sur des lignes directrices telles qu’elles ont été proposées par l’OMS, par l’ECDC ou par d’autres structures internationales, mais ces lignes directrices n’ont jamais été formellement évaluées quant à leur efficacité sur le terrain.

Récemment, au sein de notre groupe de travail, une équipe de recherche a fait le bilan de la littérature internationale sur cette question, dans une revue qui a été publiée en 2018, selon un comité de lecture qui traduit bien la qualité des résultats, qui souligne l’absence très importante d’essais contrôlés menés sur le terrain pour évaluer toutes ces questions. Nous avons pu mesurer cette difficulté quand nous avons été saisis par le ministère pour répondre en urgence à l’évaluation de la stratégie telle qu’elle avait été menée à La Réunion fin 2017 et début 2018 pour faire face à la première vague épidémique de dengue et savoir quelles recommandations il fallait faire pour une deuxième vague probablement attendue suite à l’été austral.

Énormément d’actions avaient été menées, énormément de moyens avaient été mobilisés par l’agence régionale de santé (ARS), par ses partenaires, les collectivités territoriales, aussi bien dans la lutte anti-vectorielle que dans la mobilisation sociale, mais nous n’avions aucune évaluation réelle de ces activités quant à leur efficacité. Fort de ce constat, la priorisation qui a été donnée au sein du GT, a été de travailler à l’élaboration de ce qui a été évoqué par Mme Fite, soit un outil qui permettrait effectivement aux opérateurs de pouvoir autoévaluer leur stratégie. Une stratégie de LAV c’est un ensemble d’actions de lutte contre les vecteurs, de lutte contre les LAV, lutte physique, lutte chimique, de mobilisation sociale, d’animation aussi des collaborations intersectorielles et intra sectorielles. La stratégie, c’est l’ensemble de toutes ces composantes. Pour cela, nous avons besoin de référentiels qui vont permettre d’évaluer précisément quelles sont les actions qui sont les plus performantes, dont le coût est le plus efficace.

Nous avons lancé un travail depuis plus de six mois pour lequel nous pensons avoir besoin d’encore environ douze mois, qui va être de proposer aux opérateurs un guide d’évaluation conjointe, c’est-à-dire avec une première phase d’autoévaluation par les opérateurs, de leur stratégie au regard de la situation locale, avec la prise en compte à la fois de la situation entomologique, de la situation épidémiologique, de la situation économique et de la situation environnementale, pour inscrire leur stratégie dans la réalité locale. C’est fondamental de leur donner les outils pour évaluer par eux-mêmes leurs actions et confronter cette évaluation avec une évaluation externe par un groupe d’experts, de façon à arriver à un diagnostic conjoint et à une évaluation commune qui va permettre, d’une certaine manière, de conduire progressivement à une amélioration continue de la qualité des actions.

Comme cela a été dit, la démarche du groupe de travail est vraiment de s’appuyer sur les connaissances scientifiques et sur le développement de méthodes scientifiquement fondées qui vont permettre de fournir aux opérateurs les outils dont ils ont besoin pour identifier les meilleures stratégies et les faire évoluer au cours du temps. C’est un point qu’il me semblait important de souligner parce qu’il me semble que nous sommes parfois un peu trop sollicités pour apporter des réponses rapides, opérationnelles, auxquelles il est très difficile de répondre tant que nous n’avons pas développé tous ces outils.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. À ce propos, connaissez-vous l’outil Arbocarto qui a été mis en place à La Réunion et est-ce que cela va dans le sens des évaluations de la LAV que vous évoquez ?

M. Philippe Quenel. Oui, absolument, vous avez raison de souligner ce point.

Si effectivement aujourd’hui nous n’avons pas les outils d’évaluation, nous avons quand même des données sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour travailler. Que ce soit à La Réunion ou aux Antilles, il existe des systèmes d’information qui ont été développés à la fois par les services de lutte anti-vectorielle, mais également par Santé Publique France, qui permettent d’avoir des bases de données dans le domaine de l’entomologie et de l’épidémiologie, de les rendre interopérables, de les fusionner et de pouvoir les utiliser pour pouvoir réaliser des évaluations.

Au sein du groupe de travail, nous avons d’ailleurs proposé de faire un travail de collaboration avec les équipes de La Réunion dans le cadre d’un contrat de recherche et développement, qui a été confié à l’IRD, pour pouvoir faire ce travail que les opérateurs n’ont pas le temps de faire ou n’ont pas forcément toujours les compétences requises ou les bases scientifiques pour le faire, de travailler en collaboration avec eux pour exploiter de manière approfondie ces bases de données qui ne vont pas forcément répondre à toutes les questions que nous nous posons, mais qui sont très riches et qui devraient permettre de jeter les bases des premières approches d’évaluation des actions.

Ce travail est en cours, il a été lancé et nous travaillons de manière étroite avec La Réunion, ce qui devrait nous permettre, par exemple, d’évaluer l’efficacité des pulvérisations nocturnes. Est-ce vraiment efficace en période épidémique ou pas ? Aujourd’hui, nous n’avons pas la réponse. Est-ce qu’il vaut mieux aller intervenir sur tous les cas biologiquement confirmés uniquement ou faut-il intervenir sur les cas groupés de cas cliniquement évocateurs ? C’est une deuxième question, par exemple, sur laquelle nous n’avons pas de réponses claires aujourd’hui.

Il s’agit bien effectivement, dans l’ensemble des actions qui sont mises en œuvre par la lutte anti-vectorielle, d’aller identifier celles qui sont les plus efficaces en termes de réduction de l’incidence de la maladie, mais également en termes de mobilisation des moyens qui sont nécessaires. Est-ce qu’aujourd’hui, la mobilisation sociale par les activités de porte-à-porte, par la mobilisation communautaire est quelque chose qui est plus efficace, par exemple que la lutte anti larvaire ? C’est quelque chose qu’il faut aussi comparer.

Avec ces données, je pense que nous allons pouvoir commencer à avoir des éléments de réponse qui vont aider les opérateurs de demain à avoir des stratégies beaucoup plus ciblées, beaucoup plus efficaces.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La surveillance entomologique est l’une des prérogatives de l’Anses dans le cadre de la lutte anti-vectorielle. Quels sont les objectifs de surveillance fixés par l’Anses ?

M. Roger Genet. Je vais laisser la parole à Johanna Fite. Il est clair que dans le cadre du transfert de mission, nous avons dans un premier temps repris les sites qui avaient été développés par le CNEV, notamment pour faire du repérage et du suivi, notamment sur le territoire métropolitain, d’un certain nombre de populations de moustiques.

En matière de surveillance épidémiologique, l’Anses est impliquée dans des plateformes d’épidémio-surveillance dans lesquelles elle intervient comme co-coordinateur avec le ministère de l’Agriculture et avec l’INRAE en santé animale, en santé des végétaux et en sécurité des aliments.

Pour ce qui nous concerne, il s’agit principalement de la santé animale et santé des végétaux, qui sont des plateformes qui réunissent à la fois les agences d’expertise, des organismes de recherche et les acteurs de terrain, les organisations de défense sanitaire par exemple. En matière de surveillance, le point important est d’avoir un recueil de données et qu’il y ait donc des déclarations, des cas. Nous ne pouvons pas faire ça de façon descendante. Il faut qu’il y ait une démarche volontaire pour déclarer les cas et pouvoir faire du repérage.

Au travers de conventions, nous soutenons le développement d’initiatives de sites qui permettent aussi de mobiliser une recherche participative pour que tous les concitoyens contribuent à accroître la connaissance sur un certain nombre de populations, notamment de moustiques, et que nous ayons une meilleure connaissance au niveau du terrain.

Mme Johanna Fite. En métropole, nous nous intéressons au moustique tigre Aedes albopictus qui fait l’objet d’une surveillance active par les opérateurs depuis 1998. Cela a permis d’observer son arrivée en métropole en 2004. Depuis 2014, ce dispositif est complété par un système de surveillance dit passive, c’estàdire un site internet qui a été développé par le CNEV à la demande du ministère de la Santé, sur lequel tout citoyen peut aller déclarer la présence du moustique tigre sur sa commune et envoyer une photo lorsqu’il l’a observée. Cette photo est ensuite transférée par le site internet, dont nous avons récupéré l’exploitation depuis 2018 avec le transfert de la mission. Cette photo est transférée au système d’information SI-LAV du ministère de la Santé, qui compile aussi toutes les données envoyées par les opérateurs sur les traitements de LAV qui sont effectués.

Le dispositif de surveillance passive dont nous avons la charge a été développé pour voir la progression du moustique tigre sur le territoire métropolitain uniquement, à une époque où il était en train de s’implanter et nous avons pu observer la progression de son expansion. Aujourd’hui, plus de la moitié des départements sont colonisés par le moustique tigre et nous nous interrogeons sur les objectifs de cette surveillance que nous pourrions améliorer et élargir. Une réflexion est inscrite à notre feuille de route et fait actuellement l’objet d’un stage pour faire évoluer les objectifs de ce dispositif et l’étendre à d’autres vecteurs d’intérêt, comme Aedes japonicus par exemple ou d’autres vecteurs invasifs que nous avons déjà observés.

Pour l’instant, ce dispositif est uniquement adapté à la métropole, mais il pourrait aussi être utilisé par l’outre-mer pour faire de la surveillance sur les autres territoires français.

Nous sommes en train d’envisager une réflexion sur la mise à jour de ces objectifs et de ce dispositif vers une nouvelle version de ce site de surveillance passive.

M. Matthieu Schuler. Autant, l’Anses opère conjointement avec d’autres acteurs des plateformes d’épidémio-surveillance en santé animale, santé végétale et pour cette surveillance entomologique mais, bien entendu, l’épidémio-surveillance en santé humaine reste une mission fondamentale de Santé publique France.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La résistance des vecteurs aux produits insecticides est un enjeu de taille pour la lutte anti-vectorielle. L’Anses dispose-t-elle de données à ce sujet ? Dans quelle mesure et par quels moyens l’Anses surveille-t-elle ce phénomène de résistance ?

M. Roger Genet. Vous savez que la nouvelle réglementation sur les produits biocides au niveau européen est entrée en application depuis quelques années. Tous les produits utilisés pour la lutte anti-vectorielle doivent bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché, et donc à chaque fois d’une évaluation des risques et du couple efficacité-risque, qui est conduite par la direction d’évaluation des produits réglementés de l’Anses, qui évalue ces produits biocides.

Nous délivrons donc des autorisations de mise sur le marché, pour les usages pour lesquels nous pouvons noter une efficacité et une absence de risques inacceptables dans le cadre des usages qui sont autorisés.

Ce système nous permet d’avoir une évaluation très précise des produits, et le cas échéant, sur saisine des ministères, de pouvoir donner un avis sur des dérogations d’usage qui pourraient être autorisées pour lutter de façon à pouvoir intervenir avec des outils adaptés, en situation épidémique avec des produits qui ne sont pas dénués de tout risque, mais dont l’usage pourrait être justifié pour protéger la population en cas de risque, même si nous avons un impact environnemental.

L’agence a tous les moyens, produit par produit, de mesurer et de suivre à la fois l’impact environnemental et l’impact sur la santé et d’intervenir en autorisant ou en interdisant ces différents produits.

La deuxième partie de votre question portait sur les phénomènes de résistance. Évidemment, l’agence a ses propres laboratoires. Nous travaillons notamment sur la résistance aux produits phytosanitaires et biocides du côté des végétaux, nous travaillons sur la résistance aux antibiotiques ou aux produits utilisés en lutte anti-vectorielle également, mais nos travaux ne sont pas les seuls en France. Beaucoup de laboratoires de recherche à l’INRAE, au CNRS, dans les universités, travaillent sur ces questions de résistance vis-à-vis des produits. Nous sommes un acteur parmi d’autres sur cet aspect particulier.

Mme Johanna Fite. Une saisine cosignée par la direction générale de la santé (DGS) et la direction générale de la prévention des risques (DGPR) nous a été envoyée récemment, et un appel à candidatures d’experts vient d’être clos, pour mettre en place un groupe de travail sur la question de la résistance et de la surveillance de la résistance.

La première étape de ce travail consistera à élaborer des lignes directrices pour la surveillance des résistances des insectes vecteurs aux biocides sur les territoires français et la deuxième partie de ce travail s’intéressera au développement de stratégies d’utilisation des biocides en phase épidémique et inter épidémique pour limiter l’apparition de nouvelles résistances, en mettant en œuvre par exemple des produits alternatifs aux pyréthrinoïdes et à la deltaméthrine en particulier.

Le groupe de travail cherchera également à comprendre les freins au déploiement de nouvelles molécules, en alternative à la deltaméthrine, pour comprendre pourquoi il n’y a pas de nouvelle demande d’autorisation de mises sur le marché pour d’autres substances.

Les travaux vont démarrer, le groupe de travail sera mis en place en septembre. Les travaux sont attendus d’ici deux ou trois ans.

M. Matthieu Schuler. Indépendamment du travail scientifique qui va être mené par ce groupe, dans le cadre de la saisine qui nous a été confiée, je pense qu’il y aura aussi une question du côté des gestionnaires, donc des ministères, pour savoir sur qui pèse in fine l’obligation de produire de la surveillance et de la donnée autour de la montée des résistances.

Effectivement, comme l’a rappelé Roger Genet tout à l’heure, un produit biocide dispose d’une autorisation que nous émettons ex ante, avant qu’il ne soit utilisé.

Or, la résistance est un phénomène que nous allons observer au fur et à mesure du temps, qui n’est pas forcément complètement prévisible. Je pense que si le dispositif veut vraiment être efficace, il y a probablement un dosage qui doit être défini par la puissance publique, entre les obligations qui vont peser sur celui qui met en marché, de manière à ce que lui aussi fasse sa part de vérification que des résistances n’augmentent pas versus ce que peut faire l’action publique, l’Anses, les agences d’expertise et les ministères.

M. Roger Genet. À l’aune de ce que nous pouvons par exemple observer sur l’utilisation des antibiotiques ou des produits phytosanitaires – la réglementation européenne le prévoit d’ailleurs pour les produits phytosanitaires – un facteur pour limiter la montée en puissance des résistances, qui est un phénomène tout à fait naturel qui va intervenir spontanément, est d’avoir une palette d’outils chimiques et de molécules chimiques différentes qui peuvent être utilisées de façon alternative. Évidemment, plus le nombre de molécules qu’on utilise est limité, plus on va soumettre l’environnement à un stress par rapport à une molécule donnée et plus on va accroître les phénomènes de résistance.

Il est clair que dans la lutte anti-vectorielle, l’objectif de limiter l’augmentation des résistances consiste à pouvoir disposer d’une palette de produits chimiques variés ou de lutte biologique, mais de varier les stratégies de lutte de façon à limiter l’exposition des vecteurs à une molécule unique et limiter le phénomène de résistance. Si nous n’arrivons pas à faire cela, nous aurons forcément des phénomènes de résistance qui vont s’accroître et de plus en plus de mal à contrôler les populations de vecteurs qui circulent.

M. Philippe Quenel. En complément de ce que vient de dire M. Genet, que je partage pleinement, je pense qu’au-delà de la palette, c’est aussi la manière dont on utilise ces substances dans le temps. Nous savons très bien qu’une utilisation raisonnée, fractionnée dans le temps permet aussi d’avoir des retours en arrière sur la résistance. Cela veut dire aussi que c’est à la fois un choix dans la palette des produits, mais dans leur utilisation temporelle qui est tout à fait capitale.

Il faut aussi souligner que ces biocides doivent être exclusivement réservés à la lutte anti-vectorielle et pas utilisés pour les usages contre les nuisants. C’est quelque chose d’important, c’est-à-dire que la nuisance sans conséquence sanitaire doit faire appel à d’autres techniques de contrôle pour réserver ces quelques biocides que nous avons encore, qui sont très limités, aux usages spécifiques de la lutte anti-vectorielle. C’est vraiment un point sur lequel il faut être très vigilant parce que l’arsenal thérapeutique, d’une certaine manière, est très limité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Madame, vous nous avez expliqué tout à l’heure que vous avez mis en place un portail de signalement du moustique tigre permettant aux utilisateurs de signaler la présence d’un moustique tigre.

Comment évaluez-vous l’efficacité de cette initiative ? Le portail est-il beaucoup utilisé ? Quels sont les obstacles à une plus grande utilisation ou une meilleure efficacité ?

Mme Johanna Fite. C’est le CNEV qui a développé cet outil en 2014 ; nous l’avons repris en 2018. À ce jour, il a fait l’objet d’environ 45 000 déclarations, 900 la première année, un peu plus de 5 000 en 2018 quand nous l’avons repris parce que nous avions fait une publicité particulière à ce moment-là. Ces deux dernières années, nous sommes plutôt autour de 3 000 déclarations par an.

Il a rempli son usage puisqu’il a permis d’observer l’expansion du moustique tigre sur le territoire métropolitain, objectif pour lequel il avait été créé. Comme je le disais tout à l’heure, cet objectif aujourd’hui mérite d’être revu, réactualisé.

Comment permettre une meilleure efficacité ? Tout dépend des objectifs qu’on se fixe et de la publicité que l’on fait autour du site. Nous pouvons mener des campagnes, mais cela dépend de ce que l’on souhaite faire. Est-ce que l’on souhaite aussi avoir un usage pour la recherche des données collectées ? Il faut y réfléchir. Pour l’instant, ce n’est pas fait. Ces données servent à être transmises à la DGS pour que les opérateurs sachent s’il y a des moustiques tigres dans leur département et à ce moment-là, ils ajustent leur stratégie de LAV, lorsqu’il y a des cas importés d’arboviroses.

M. Roger Genet. Permettez-moi de compléter. Là, nous parlons des moustiques. Il y a d’autres initiatives pour d’autres vecteurs. L’INRAE et l’Anses ont développé une application qui s’appelle CiTIQUE, qui est disponible aujourd’hui sur les grandes plateformes de téléchargement et qui permet à tout un chacun de déclarer précisément le site où il a été contaminé, mordu par une tique et de déclarer ces tiques. C’est un outil important dans le plan de lutte contre la maladie de Lyme par exemple.

Ces applications correspondent à un objectif, comme l’a dit Johanna Fite, très précis. Nous avons une très forte adhésion du public, le cas échéant, sur les tiques peut-être plus que sur les moustiques, parce que c’est assez difficile d’attraper un moustique et la caractérisation du moustique par la photo, surtout quand il est écrasé, n’est pas aisée. Nos concitoyens sont assez friands de participer à ce type d’initiatives qui peuvent être extrêmement utiles. Il faut voir jusqu’où on va.

C’est vrai que l’application moustique, sous le contrôle de Johanna, donne une vision plus qualitative que quantitative. Cela nous permet de savoir si le moustique est remonté dans telle région, dans telle commune, pas quantitativement du nombre de piqûres ou du nombre de moustiques. Nous avons une approche plus qualitative que quantitative.

Sur l’application CiTIQUE, nous avons une approche qui est géo-référencée, nous arrivons à voir à la fois le nombre de personnes qui déclarent, qui traduit quand même d’une certaine façon la pression qu’exercent les tiques au niveau local et là où ils se sont fait piquer ou mordre par rapport à une promenade. Nous avons des cartographies qui donnent à la fois une vision géographique et quantitative de la pression.

Chaque application a évidemment ses avantages et ses inconvénients. Je pense que nous n’en sommes vraiment qu’au démarrage. Les applications comme celles-ci fleurissent, nous en avons pour la caractérisation des plantes et des animaux. Ces initiatives vont se multiplier. La question est de savoir, comme Johanna Fite l’a dit, ce que nous voulons en faire. Si nous voulons en faire un outil de veille et de lutte qui peut être vraiment très compliqué, il faut vraiment que la population joue le jeu. Il faut arriver à géo-référencer les déclarations. Il faut être sûr que le moustique qui a été capturé correspond bien à la bonne espèce. Cela peut être très compliqué pour ne pas avoir de faux résultats. Est-ce que nous voulons en faire un outil pour produire des données pour les laboratoires de recherche, pour la recherche, pour la surveillance ?

Les initiatives qui ont été prises, l’une par le service de lutte anti-vectorielle Loire-Atlantique, qui a développé une application, l’autre par le CNEV, ont chacune leur utilité. Elles sont limitées dans leur usage et nous réfléchissons pour voir si, à l’instar de CiTIQUE, il serait opportun de notre côté d’aller plus loin sur une application. Mais il faut bien définir le cahier des charges pour voir quelle peut être l’utilité pour le gestionnaire de risques ou pour la recherche.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. En cas de crise sanitaire liée aux vecteurs, par exemple une épidémie de dengue, quels sont les leviers d’action de l’Anses ? Quel a été le rôle de l’Anses dans la gestion des crises sanitaires liées aux vecteurs depuis 2016 ?

M. Roger Genet. C’est important de le redire, l’Anses n’est pas chargée de la gestion de la crise ni de la gestion du risque. C’est vraiment la responsabilité des ministères que de décider, sur la base d’un éclairage qui est donné par l’évaluation scientifique que nous produisons, de prendre des décisions sur les scénarios à appliquer. L’Anses peut être saisi en amont, sur des scénarios de gestion et donner un avis sur l’impact de scénarios de gestion ou en aval pour essayer de mesurer l’efficacité des dispositifs de lutte anti-vectorielle. Elle peut aussi être saisie pour donner un avis sur une dérogation d’usage, pour quantifier l’impact pour tel ou tel produit pour lutter dans une période épidémique, dans une crise. Elle peut être saisie en pré-crise, nous avons par exemple rendu des avis sur des écorces de pin contaminées par des vecteurs des nématodes du pin pour essayer de quantifier le risque d’importation sur le territoire national d’un risque existant ailleurs. C’était le cas aussi pour la peste porcine africaine, où nous avons été saisis en urgence pour rendre un avis en 48 à 72 heures. Sur la peste porcine africaine, pendant la crise, nous avons rendu plus d’une dizaine d’avis en trois mois, des avis que nous rendions en 48 ou 72 heures pour essayer de quantifier le risque lié à des scénarios. Nous avons mis des barrières pour limiter l’accès des sangliers qui venaient de Belgique, donc d’un territoire contaminé, vers la France. Quelle était la probabilité que tel scénario de gestion permette de freiner le risque d’importation ?

Johanna Fite évoquait également tout à l’heure quelques saisines sur des risques en période épidémique.

Nous sommes vraiment là pour faire une graduation du niveau d’incertitude dans une approche probabiliste de la survenue d’un risque ou de l’augmentation d’un risque par rapport à des scénarios de gestion. C’est principalement cela qu’on nous demande en cas de crise. Nos comités d’experts font des recommandations aux pouvoirs publics, mais il appartient aux pouvoirs publics de prendre des décisions, de les appliquer ou pas.

M. Matthieu Schuler. Je pense qu’il y a aussi un autre point sur lequel nous pouvons avoir un apport. Johanna Fite a exposé tout à l’heure les deux premières saisines du GT Vecteurs, qui étaient des saisines en urgence liées à la situation de La Réunion. Mais je trouve aussi intéressant de regarder un peu quel a pu être notre apport dans la récente saisine en urgence également, sur les besoins de lutter contre la dengue dans le contexte de la Covid-19. C’est un avis très récent qui a une autre vertu, celui de la prise de recul.

Dans les semaines et mois qui nous ont précédés, l’attention globale des pouvoirs publics, des autorités sanitaires, était à l’évidence sur les problématiques de Covid-19. Le travail du GT Vecteurs et l’expertise de l’agence ont montré que lorsque l’on mettait sur la table l’importance relative en termes de conséquences sanitaires, la réponse était presque évidente. Oui, il ne faut surtout pas relâcher l’attention sur la partie lutte contre la dengue, parce que pour que les graphiques de la dengue et de la Covid-19 soient sur la même figure et que les choses soient rapprochables, il fallait multiplier l’échelle entre cinq et dix.

Tout à l’heure, Philippe Quenel parlait de l’importance de la lutte intégrée. La lutte intégrée, c’est aussi faire en sorte que la population entende en permanence des messages sur l’attention à apporter à la dengue. Or, l’espace médiatique était saturé par la problématique de la Covid-19 C’était effectivement une des recommandations que je trouvais tout à fait justifiée et intéressante. C’est là que la prise de distance peut apporter aux gestionnaires. Comme l’espace est saturé par des messages relatifs à la Covid-19, l’attention et la mobilisation sur un sujet qui a une grande importance et sur lequel il ne faut surtout pas relâcher l’attention, diminue mécaniquement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pour organiser et coordonner ces travaux en matière de lutte anti-vectorielle, l’Anses a rédigé le 18 février 2019 une feuille de route en matière d’expertise sur les vecteurs pour la période 2019/2022 dont le détail ne semble pas avoir été publié sur son site.

Cette feuille de route, comme vous le savez, prévoit ainsi notamment de mêler des travaux méthodologiques destinés à évaluer l’efficacité et l’impact des actions de lutte anti-vectorielle, de réaliser des évaluations des risques en fonction de situations épidémiques, de travailler sur la problématique de la résistance des moustiques vecteurs aux différents insecticides ou encore à l’amélioration de la surveillance spatio-temporelle des vecteurs.

Pouvez-vous nous communiquer le détail de cette feuille de route ? Comment va-t-elle être mise en œuvre ? Avec quels moyens dédiés ?

M. Roger Genet. D’abord, je tiens à dire que l’agence a une transparence totale sur ses travaux. Chaque avis de l’agence ou chaque note d’appui scientifique et technique est publié sur notre site Internet et envoyé aux ministères qui sont les commanditaires. Dans 80 % des cas, ce sont les ministères qui nous saisissent, même si les parties prenantes ou les autres établissements publics peuvent aussi nous saisir. Tous nos travaux sont rendus publics sur notre site Internet.

Nous établissons chaque année un programme de travail qui est revu chaque année mais qui a une perspective pluriannuelle et qui est voté par notre conseil d’administration dans lequel nous avons une représentation des parties prenantes de la société, puisque nous avons une gouvernance « grenelienne ». Notre programmation est donc discutée avec les parties prenantes, aussi bien les organisations environnementales, les organisations professionnelles, représentants de l’Assemblée des départements de France et de l’Association des régions de France. Nous avons un dialogue avec tous les acteurs de la société, puis un vote de notre programme de travail annuel, qui lui, est communiqué.

Par contre, en l’occurrence, le ministère nous avait demandé de proposer une feuille de route, ce que nous avons fait sous forme d’un courrier adressé au ministère qui n’avait pas vocation à être publié, mais il est disponible au titre de la communication des documents administratifs. Madame la Rapporteure, nous vous le communiquerons sans aucun problème. Comme tous les autres, ce document est tout à fait disponible, simplement, il n’est pas rendu public en tant que tel, puisque ce n’est pas un document contractuel.

Pour le détail de cette feuille de route, je vais laisser la parole à Johanna Fite ou à Matthieu Schuler.

M. Matthieu Schuler. Johanna Fite va présenter les quatre axes qui structurent cette feuille et vous verrez que nous avons déjà évoqué un certain nombre de thèmes au cours de nos échanges.

Mme Johanna Fite. Rien de secret dans cette feuille de route : quatre axes figurent au programme de travail.

Le premier axe, ce sont des travaux méthodologiques et de développement d’outils. Nous l’avons amplement dit au cours de cette audition, le GT souhaite développer des outils pour évaluer les stratégies de lutte anti-vectorielle. Ce travail est en cours et devrait être rendu public dès l’année prochaine, en 2021.

Ensuite, le deuxième axe, ce sont des travaux d’évaluation des risques liés à la transmission d’agents pathogènes, que ce soit en santé humaine, animale ou végétale. Nous avons déjà publié plusieurs expertises, notamment sur les vecteurs de la peste porcine africaine par exemple ou sur les risques liés à la dengue pendant l’épidémie de la Covid-19. Nous nous positionnons aussi en anticipation de certains risques, puisque nous nous sommes autosaisis pour une expertise liée aux risques en lien avec les tiques du genre Hyalomma marginatum. Un appel à candidature va être publié aujourd’hui ou demain pour la constitution d’un nouveau groupe de travail qui rentre dans cet axe.

Le troisième axe, ce sont des travaux en évaluation des stratégies de lutte anti-vectorielle mises en œuvre dans différents contextes. Nous l’avons déjà fait à La Réunion en 2018, mais pour mener ce genre de travaux d’évaluation des stratégies, nous avons besoin d’outils que nous sommes en train de développer. Nous commençons par développer les outils avant de mener des travaux d’évaluation des stratégies. Dans ce cadre-là, nous pouvons quand même mettre aussi la saisine sur la surveillance des résistances et le développement de stratégies d’utilisation des biocides.

Enfin, le dernier axe de nos travaux, c’est la surveillance spatio-temporelle des vecteurs. Nous avons déjà parlé du site signalement-moustique. Nous avons un stage en cours sur le sujet et des travaux d’expertise qui devraient faire l’objet d’une saisine prochainement pour revoir les objectifs de la surveillance des vecteurs en France.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous ne nous avez pas parlé des moyens dédiés.

M. Roger Genet. Ce sont les moyens de l’agence, puisque cela rentre complètement dans nos missions. Nous avons la mission Vecteurs qui est dirigée par Johanna Fite, avec une collègue pour l’animation du GT Vecteurs. Évidemment, les collègues du GT sont sollicités pour tout ce programme de travail et cela rentre dans notre programmation et dans les moyens de l’agence.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Merci pour toutes vos explications. J’avais deux petites questions.

Si vous observez que finalement, la résistance aux produits phytosanitaires est répartie de manière inégale en fonction de la régularité des usages, peut-être des précautions n’ont pas été prises suffisamment tôt pour réserver certains produits dans certaines applications ? Ce phénomène est un peu connu en antibiorésistance ; quand on regarde la carte, elle n’est pas du tout uniforme.

Deuxièmement, M. Quenel, pourriez-vous me donner un exemple concret de ce que vous évoquiez tout à l’heure sur cette lutte contre le travail en silo qui est toujours un peu compliqué chez les scientifiques ? Plus vous vous spécialisez, plus vous êtes amené à travailler en silo. Un exemple concret serait utile pour nous.

M. Philippe Quenel. Sur le premier point, effectivement, la distribution spatiale de la résistance aux biocides est très contrastée. Aujourd’hui nous n’avons qu’une seule famille utilisable, celle des pyréthrinoïdes, et plus particulièrement la deltaméthrine.

À ce jour, sur les dernières données dont nous disposons à La Réunion, qui datent maintenant de 2018, le niveau de résistance était très faible. Par contre, quand nous nous projetons en Guyane, la résistance est entre 40 et 50 %. Elle est également élevée aux Antilles, aux alentours de 20 à 30 %.

Sachant que nous avons des variations dans le temps puisque, comme vous le savez, la situation aux Antilles est endémo-épidémique pour la dengue, avec des épidémies qui surviennent à peu près tous les trois ou quatre ans. Selon l’ampleur de l’épidémie et les usages de ces biocides à chaque épidémie, le niveau de résistance fluctue aussi au cours du temps.

Nous avons vraiment une situation très hétérogène. C’est pourquoi aussi, il me semble important de souligner le fait que les stratégies de lutte anti-vectorielle, si elles doivent être pensées de manière coordonnée à l’échelle du pays, doivent être menées et ancrées dans la réalité des territoires. La situation de La Réunion n’est pas la même que celle de Mayotte ; la situation de Mayotte, même si nous faisons souvent la comparaison entre Mayotte et la Guyane, n’est pas celle de la Guyane ; la Guyane n’a rien à voir avec les Antilles ; et les Antilles n’ont rien à voir avec le Pacifique non plus, parce que l’épidémiologie n’est pas la même, parce que la situation entomologique n’est pas la même, les situations économiques ne sont pas les mêmes, les densités de population ne sont pas les mêmes.

Votre question est très importante. Je pense que nous avons aujourd’hui la préoccupation que l’ensemble du pays, dans tous les territoires, soit prêt pour faire face à ces phénomènes épidémiques. Il y a la nécessité d’avoir un dispositif coordonné, homogène, au sens homogène pour chacun des territoires qui sont comparables, pour que nous ne fassions pas de choses différentes quand ce n’est pas justifié ; mais il faut que cette stratégie s’ancre dans la réalité des territoires. C’est quelque chose d’extrêmement important. Pour ce faire, il doit y avoir une très bonne collaboration entre les services de l’État, notamment les ARS, mais aussi les collectivités territoriales, les opérateurs de démoustication et les structures de recherche qui sont impliquées localement et qui vont produire des données très utiles à l’élaboration des stratégies.

La question que vous posez est très importante pour la résistance, mais pas que pour elle, également pour l’ensemble de la stratégie de lutte anti-vectorielle.

Pour ce qui est de l’exemple tangible de ce qu’est l’interdisciplinarité dans un collectif, vous me prenez un petit peu de court.

M. Matthieu Schuler. J’évoquais tout à l’heure le travail que nous avons fait sur dengue et Covid-19. Si nous segmentons l’analyse scientifique de chacune des maladies, nous ne pouvons pas aboutir au résultat que le groupe a produit, à savoir : prise de recul sur l’efficacité de la lutte dans chacun des domaines. Mais quand nous les mettons ensemble au même moment, dans un même espace à la fois social et médiatique, il y a besoin de prendre ce recul.

M. Philippe Quenel. Nous sommes toujours sur une question qui me semble centrale, vous l’aurez compris, c’est l’évaluation des stratégies de lutte anti-vectorielle. Si nous réfléchissons de manière sectorielle, les entomologistes vont penser indicateur entomologique, densité de vecteurs, taux de contamination des vecteurs, réplication des vecteurs, compétence vectorielle. Ils vont avoir un certain nombre d’indicateurs.

Les épidémiologistes vont réfléchir en termes d’incidence, incidence de la maladie, dynamique de l’épidémie, morbidité associée à l’épidémie, mortalité.

Puis nous avons aussi la composante sociale du phénomène. Les sciences sociales et humaines vont penser acceptabilité des stratégies, adhésion de la population, empowerment des populations dans la définition même des actions à mettre en œuvre, dans leur appropriation.

Puis nous avons la dimension économique du problème. Nous avons aussi les conséquences environnementales, la contamination du milieu, la contamination des activités bio par exemple, qui sont développées, l’impact sur les abeilles par exemple.

Ce sont typiquement ces questions-là qui sont débattues de manière collective dans le GT, qui vont permettre d’avoir une vision assez systémique et d’aller chercher un ensemble d’indicateurs qui vont nous permettre d’avoir une vision globale, réellement stratégique et pas sur des objectifs un peu trop sectorisés qui ne répondent pas à la problématique dans son ensemble.

M. Roger Genet. Si vous me permettez, une remarque finale.

Je pense que votre question est importante parce qu’elle touche au cœur de la raison de ce transfert. C’est-à-dire que c’est très difficile de faire de la recherche interdisciplinaire et de faire travailler ensemble, en co-construisant un objet de recherche, des scientifiques de disciplines différentes. Nous nous sommes tous essayés à cela. Nous faisons souvent du pluridisciplinaire ou du multidisciplinaire chacun dans notre coin en essayant de recoller les morceaux, mais essayer de construire ensemble un programme de recherche dans une vision interdisciplinaire est très compliqué.

Par contre, l’expertise collective repose sur une vision pluri- et interdisciplinaire. Nous mettons ensemble des gens de disciplines différentes et nous les faisons réfléchir, chacun avec son prisme, à une question qui leur est posée.

Chez nous, l’expertise se construit comme cela. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles nous avons transféré cette expertise à une agence qui repose sur des collectifs d’experts, de façon à sortir d’un cadre qui est restreint par les compétences des unités de recherche qui composaient le CNEV.

La difficulté est qu’il n’y a pas de scission entre les deux. C’est-à-dire que nos comités d’experts ne peuvent porter une appréciation et faire des recommandations que par rapport à un état qui est publié dans la littérature. Pour cela, il faut que les équipes de recherche publient.

Nous avons pu avoir le sentiment, au moment du transfert, qu’il y avait un risque de désappropriation des gens qui avaient été à l’initiative du CNEV, qui disaient : « mais nous, organisme de recherche, avons contribué à créer ce pool d’expertise et maintenant, on nous dit que c’est l’Anses ».

Une convention avec le vectopole Sud s’est structurée. Nous soutenons leurs travaux de recherche. Dans cette convention, nous avons prévu des moyens pour organiser un colloque annuel de façon à animer cette communauté scientifique, à les soutenir parce que nous avons besoin de leurs travaux, parce que c’est comme cela que nous éclairons.

De la même façon, nous avons besoin de financer la recherche. J’étais dans un autre rôle en 2006 pour la crise du chikungunya. À l’époque, les quatre experts qui avaient été mandatés avaient fait des propositions qui ont été mises en œuvre, dont la création de ce centre de recherche et de veille de l’océan Indien qui devait être étendu aux Antilles. Finalement, la crise est passée, nous sommes passés à autre chose, la pression est moins forte sur ces sujets-là. Il ne faut pas oublier que ces crises reviennent régulièrement et qu’il faut soutenir des moyens de veille épidémiologique, des outils de production de connaissances sur les maladies, sur les vecteurs.

Cela a été très bien dit par Philippe Quenel, nous avons besoin d’une approche qui intègre les sciences économiques et sociales dans cette dynamique-là. Il y a des travaux sur ces sujets pour savoir comment les citoyens vivent cette lutte anti-vectorielle et quels sont les meilleurs outils pour qu’elle soit mise en œuvre.

Nos moyens restent très limités sur notre capacité à financer des travaux de recherche, soit par des conventions de recherche et développement, soit dans le cadre du programme national de recherche en environnement santé-travail. On voit une montée des offres, les lettres d’intention ont plus que doublé en deux ans.

Dans le projet de loi de programmation pour la recherche, l’ANR devrait avoir dans les trois ans qui viennent une augmentation très conséquente de son budget d’appels à projets. Il est très important que les agences de financement nationales prennent en compte cette question des vecteurs dans toutes leurs dimensions de santé humaine, animale et végétale, dans les priorités de leurs programmes de recherche.

Seule une masse critique suffisante d’équipes de recherche nous rend capables de construire des programmes européens et internationaux. C’est très important que le soutien à la recherche dans ce domaine ne vienne pas que lorsqu’il y a une crise sanitaire, mais soit pérennisé.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Je soutiens beaucoup l’Institut technique supérieur de l’abeille et des pollinisateurs (ITSAP), qui est d’ailleurs un des seuls laboratoires européens à être capable de qualifier la toxicité des néonicotinoïdes, en tout cas du retour à la ruche sur les abeilles. Ils sont attachés à l’INRAE mais c’est vrai que nous avons en France la chance d’avoir des laboratoires d’exception qui permettent de modéliser des expérimentations de nouveaux produits, de qualifier des produits phytosanitaires, en tout cas de dire si oui ou non le retour à la ruche est possible quand ce produit est pulvérisé à proximité d’une colonie d’abeilles sauvages ou domestiques.

Je trouve que c’est intéressant de pouvoir croiser sur des chemins différents des visions stratégiques de la recherche française,

M. Roger Genet. Il faut assurer le continuum de la recherche fondamentale à la recherche finalisée. L’ITSAP est un institut technique ; nous avons une convention-cadre avec eux, puisque notre laboratoire de recherche de Sophia-Antipolis est le laboratoire de référence de l’Union européenne sur la santé des abeilles. Nous avons un continuum entre les deux pôles de recherche publique, l’INRAE à Avignon, l’Anses à Sophia-Antipolis, en lien avec l’ITSAP, qui peut faire des recherches beaucoup plus appliquées.

Notre laboratoire coordonne tous les travaux épidémiologiques sur la mortalité des abeilles au niveau européen. Nous avons besoin de ces acteurs de terrain. Cela fait un écosystème. Si nous n’avons pas une masse critique, nous ne sommes pas capables de proposer des programmes de recherche au niveau européen et d’être financés. C’est très important que ces sujets-là soient soutenus et que nous ayons les financements de la recherche.

Mme Ramlati Ali. Merci à vous.

M. Roger Genet. Merci beaucoup de votre écoute.


21.   Audition de Mme Clara de Bort, directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS) de la Guyane, Mme Valérie Denux, directrice générale de l’ARS de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, M. Olivier Coudin, directeur général adjoint de l’ARS de la Martinique, M. Alain Blateau, directeur de la santé publique au sein de l’ARS de la Martinique et Mme Laurence Déluge, directrice de cabinet en charge de la communication, de la coopération internationale et de la gestion du cabinet au sein de l’ARS Martinique (10 juin 2020)

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Mes chers collègues, nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous allons entendre aujourd’hui les directeurs généraux des agences régionales de santé (ARS) des départements français d’Amérique, qui doivent faire face au risque d’épidémie d’arboviroses, en plus de l’épidémie en cours.

Par ailleurs, le décret du 29 mars 2019 a doté les ARS de compétences renforcées en matière de lutte anti-vectorielle (LAV) depuis le 1er janvier 2020, alors que les modes de mise en œuvre et de financement de ces actions sont divers dans ces départements.

Nous accueillons Mme Clara de Bort, directrice générale de l’ARS de la Guyane, Mme Valérie Denux, directrice générale de l’ARS de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, M. Olivier Coudin, directeur général adjoint de l’ARS de la Martinique, M. Alain Blateau, directeur de la santé publique au sein de l’ARS de la Martinique et Mme Laurence Déluge, directrice de cabinet en charge de la communication, de la coopération internationale et de la gestion du cabinet au sein de l’ARS Martinique.

Mesdames et messieurs les directeurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire de quelques minutes chacun qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite donc, mesdames et messieurs, à tour de rôle, à lever la main droite et à dire, « je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

Mme Valérie Denux, directrice générale de l’ARS de la Guadeloupe. Je vous entends très mal, je ne suis pas sûre de pouvoir participer à l’audition.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Nous vous entendons très bien, je vous invite à faire votre déclaration liminaire.

Mme Valérie Denux. Cela devait être interactif, je suis désolée, mais je ne peux pas travailler dans ces conditions. Je vous prie de m’excuser, mais nous pourrons convenir d’un nouveau rendez-vous, si vous le souhaitez.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Très bien.

Mme Clara de Bort, directrice générale de l’ARS de la Guyane. Vous connaissez la situation épidémiologique en Guyane et l’indisponibilité totale des équipes qui sont mobilisées depuis trois mois, six à sept jours sur sept, par l’épidémie de Covid-19 qui arrive cette année en même temps qu’une épidémie de dengue.

Mon propos liminaire sera très court pour souligner l’expertise et l’équipement de la Guyane en recherche, avec le centre national de référence (CNR) Arbovirus, le CNR Paludisme en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le vectopole amazonien de l’Institut Pasteur de Guyane.

Des projets très importants sont mobilisés par l’ARS de la Guyane, notamment le projet anti-vectoriel Réseau d’expertise et mobilisation participative (Rempart) porté par la Croix-Rouge. C’est un projet international de l’ensemble des pays du plateau des Guyanes, c’est-à-dire la Guyane française, le Surinam et le Guyana, puisque les questions de lutte anti-vectorielle dépassent largement les frontières, avec un travail très intéressant autour de la mobilisation sociale et des volontaires.

Nous devions également communiquer sur un autre projet, dont l’échéance a été reportée à cause de la Covid-19. Ce projet nommé Malakit touche les orpailleurs clandestins qui sont au fond de l’Amazonie, auxquels nous distribuons des kits sur le paludisme leur permettant de se tester et de se soigner. Là aussi, nous avons d’excellents résultats, que je ne pourrai pas détailler, étant donné l’indisponibilité totale des équipes.

Je peux vous indiquer que la lutte anti-vectorielle est évidemment un élément majeur de la santé publique, notamment dans notre territoire. Ce n’est pas le seul, nous partageons bien sûr l’ambition du législateur quant à la mise en place d’un véritable pilotage stratégique de la lutte anti-vectorielle.

Je peux me faire le porte-parole de ma collègue Mme Valérie Denux, qui n’a pas pu rester connectée à cause de problèmes techniques, mais nous avons bien la même conviction : les ARS ne doivent surtout pas être chargées de la gestion opérationnelle de la lutte anti-vectorielle, qui nécessite une présence de terrain, assise notamment sur les maires des communes, bien qu’ils soient en effet peu équipés, comme l’a indiqué Mme la rapporteure.

Nous avons néanmoins la conviction que l’ARS doit se positionner dans un travail autour de la recherche, de la stratégie et de l’animation. Mais pour simplifier, ce n’est pas l’ARS qui nettoiera les gouttières. Il est très important qu’il y ait une distribution et une coordination des activités.

À ce titre-là, le décret du 29 mars 2019 est intéressant. Il ne s’appliquera en Guyane qu’à compter de 2023, mais cette entrée en vigueur pourra être avancée. Il s’agit, j’ose le dire, d’une certaine révolution culturelle qu’il faut comprendre et accompagner, notamment pour l’opérateur historique qui travaille depuis des années sur la lutte anti-vectorielle, la collectivité territoriale de Guyane (CTG), qui peut avoir des difficultés à accepter le fait que le pilotage qu’elle a assumé pendant très longtemps revienne désormais à l’État. Cela n’est pas facile, cela nécessite aussi une transformation profonde des modes de gestion, puisque jusqu’à présent, la CTG recevait une subvention de l’ARS très limitée, trop limitée selon elle, d’environ 600 000 euros pour un coût estimé par la CTG à 6 millions d’euros. Bien sûr, les 600 000 euros ne correspondent qu’aux activités déléguées par l’ARS à la CTG, mais sans un véritable pilotage.

Nous avons décidé en 2019 d’augmenter cette subvention à hauteur de 1 million d’euros et de prendre l’engagement en commun de transformer le mode de gestion pour arriver, à partir de 2020, à un système d’appel d’offres et de présentation d’un projet, d’unités d’œuvre, de coût, de rapport d’activité et d’utilisation du système d’information dédié à la prévention des maladies vectorielles et à la lutte antivectorielle (SI-LAV) par des agents de la CTG. Nous étions prêts à lancer cet appel d’offres en février, quand l’épidémie de Covid-19 nous est tombée dessus, nous avons donc dû reporter ce basculement à 2021.

Ce ne sera pas facile pour la collectivité territoriale. Elle estime, et c’est bien sûr fondé, être à la manœuvre sur ces opérations depuis des années, mais aussi ne pas être forcément en mesure d’apporter des informations dont nous avons besoin pour un rapport d’activité ou même pour la comptabilité analytique.

Enfin, nous avons donc, je le disais, de grandes ambitions. Je suis convaincue, ainsi que mes collègues, que c’est bien le rôle des ARS que de piloter ces éléments à un niveau stratégique. Néanmoins, l’ARS de Guyane, ce sont 75 agents et un seul agent dédié à la lutte anti-vectorielle, agent de catégorie C. Je suis en train d’essayer de recruter une deuxième personne, mais quoi qu’il en soit, il n’est pas d’ambition sans les moyens nécessaires.

Je pense qu’à ce moment-là, il n’est pas raisonnable de poser des ambitions trop élevées compte tenu des immenses autres enjeux de santé publique que nous avons à relever et des effectifs et compétences qui sont à notre disposition, puisqu’il n’est pas uniquement question de nombre. Le pilotage stratégique demande des compétences d’encadrement supérieures.

M. Olivier Coudin, directeur général adjoint de l’ARS de la Martinique. Juste quelques propos d’introduction pour vous rappeler la situation de la Martinique qui est un peu particulière. Je pense d’ailleurs que chacun des trois territoires a sa singularité.

En Martinique, existe depuis 1968 un service commun de l’ARS et de la collectivité territoriale de Martinique (CTM), le Centre de démoustication et de recherche en entomologie et de lutte anti-vectorielle (CEDRE-LAV). Il s’agit d’un service de 34 agents, dont les deux tiers sont des agents de l’État, tandis que son directeur appartient à la CTM. Cela permet une mutualisation de l’ensemble des moyens, mais environ 60 % des moyens financiers sont fournis par l’ARS.

La convention de partenariat date de 1991 et aujourd’hui, nous pouvons considérer que ce service fonctionne correctement, malgré des moments de crispation, notamment liés aux différences de statuts des agents qui composent ce service.

Le problème de la lutte anti-vectorielle, de la lutte contre les arboviroses, en Martinique comme en Guadeloupe et en Guyane, est un problème majeur, face auquel nous nous rendons bien compte qu’aucun partenaire ne peut efficacement agir seul. Nous avons besoin des collectivités locales, que ce soit la CTM, mais aussi de l’intervention et du positionnement des communes, pour pouvoir mener des actions, parce que nous sommes sur un territoire où les enjeux sont forts dans plusieurs domaines : la santé publique, le développement économique avec le sujet du tourisme, et un enjeu de société avec l’impact que le moustique peut avoir sur le cadre de vie et sur le mode de vie de la population.

Pour l’ARS Martinique, le sujet récurrent est celui de la gouvernance du service commun CEDRE-LAV, avec une évolution que nous souhaitons, qui s’inscrit totalement dans le cadre du décret du 29 mars 2019 : l’ARS Martinique souhaite en effet s’orienter vers un rôle de pilotage – comme cela a été dit par ma collègue en Guyane – de coordination et d’animation dans la lutte contre les moustiques, qu’ils soient vecteurs ou non vecteurs, et beaucoup moins dans un rôle opérationnel.

C’est aussi lié à une évolution réglementaire, mais très concrètement, sur le terrain, cette évolution est liée aux compétences des agents qui sont aujourd’hui affectés à ce CEDRE-LAV. Parmi les 34 agents, le renouvellement des générations s’est fait progressivement ces dernières années ; des agents, qui sont plus souvent des techniciens, ont une volonté de travailler sur la communication, sur des opérations d’envergure de lutte contre le moustique, plutôt que d’être sur le terrain à faire de la pulvérisation.

Clairement, notre volonté à échéance 2022-2023 est d’être dans l’épure du décret de 2019. À ce stade, la CTM n’a pas encore clairement exprimé son positionnement par rapport à l’orientation et à l’évolution qui est souhaitée par l’ARS.

Je souhaite aussi préciser que la Martinique rentre en phase épidémique cette semaine, compte tenu des chiffres toujours croissants du nombre de personnes contaminées sur le territoire. Dans cette idée de déléguer nos missions opérationnelles à un opérateur, qu’il soit public ou privé, je pense qu’il sera important au niveau national d’inscrire les moyens financiers nécessaires à cette délégation de service vers un opérateur public, si c’est la CTM et les communes qui se positionnent, ou vers un opérateur privé.

M. Alain Blateau, directeur de la santé publique au sein de l’ARS de la Martinique. Je souhaiterais juste insister sur la situation actuelle de la dengue en Martinique. L’épidémie a progressé lentement depuis la fin de l’année dernière. Nous pensions que le confinement lié à la Covid-19 allait pouvoir limiter un peu cette épidémie parce que les personnes confinées à domicile avaient tout le loisir d’éliminer tous les gîtes à moustique et autres. Or, à la période du déconfinement, force est de constater que nous n’avons pas eu ce tassement et qu’au contraire, le processus épidémique s’accélère plutôt. L’épidémie a été déclarée à la fin de la semaine dernière.

Le suivi de la dengue d’une manière régulière se fait au travers d’un document qui s’appelle le programme de surveillance, d’alerte et de gestion des épidémies (PSAGE) de dengue. La dengue étant endémique chez nous, c’est une surveillance permanente qui ne s’arrête jamais et est toujours active pour bien suivre l’évolution de ces phénomènes endémiques, avec des épidémies qui apparaissent régulièrement tous les trois, quatre ou cinq ans.

Cela faisait dix ans que nous n’avions pas eu d’épidémie de dengue. Cependant, entre-temps, nous avons connu une épidémie sévère de chikungunya et une épidémie sévère de Zika.

Les arboviroses reviennent à peu près tous les trois ou quatre ans. C’est vraiment un déterminant de santé fondamental dans les outre-mer, en particulier dans les Antilles.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vais vous poser des questions nous permettant de préciser les choses, même si vous en avez déjà évoqué certaines.

Pouvez-vous nous présenter les actions de lutte anti-vectorielle menées par l’ARS ?

Les épidémies de dengue en cours ont-elles conduit à la mise en place de plans de prévention de crise spécifiques en matière de lutte anti-vectorielle ?

M. Alain Blateau. La lutte anti-vectorielle à la Martinique est organisée autour d’un service commun de l’ARS et de la collectivité territoriale de Martinique.

Au sein de l’ARS, existe un pôle surveillance qui appartient à la direction de la santé publique. Nous allons surveiller les cas suspects, les cas confirmés, etc. Ces informations sanitaires orienteront ainsi les opérations de lutte anti-vectorielle.

Ces opérations sont menées par le CEDRE-LAV, qui est également rattaché à la direction de la santé publique au sein de l’ARS de la Martinique. Les activités qui sont menées sont des activités intra-domiciliaires tout d’abord, c’est-à-dire que nous allons chez les cas qui ont été identifiés pour procéder à un examen de l’ensemble de l’habitat pour éliminer les gîtes. Éventuellement, nous faisons également des pulvérisations d’insecticides dans ces zones. Autour des cas, nous faisons des enquêtes entomo-épidémiologiques, c’est-à-dire que nous visitons toutes les maisons voisines autour du cas pour faire la même démarche, relever les gîtes et éventuellement faire des pulvérisations, si nécessaire.

Nous intervenons également au niveau des quartiers. Lorsque nous avons plusieurs cas regroupés dans un même quartier, nous menons des interventions de deux types : soit des opérations de type « coups de poing » en lien avec les municipalités, c’est-à-dire que nous allons, un samedi par exemple, là où les gens sont véritablement présents chez eux, faire une démarche maison par maison, pour éliminer les gîtes et pour lutter contre les réserves d’eau. Nous pouvons aussi avoir des pulvérisations d’insecticides dans les quartiers à l’heure où les moustiques Aedes sont actifs, c’est-à-dire en fin de journée, à la tombée de la nuit.

Puis nous avons aussi une activité très importante en matière de communication sociale. Nous allons au-devant de la population pour apporter des informations.

À côté de toutes ces activités opérationnelles de terrain, nous communiquons activement dans les médias et en direction de la population. La communication est portée par le cabinet au sein de l’ARS de Martinique.

Je ne sais pas si j’ai totalement répondu à la question.

Lors du confinement nécessité par la Covid-19, nous avons été obligés de revoir toute cette stratégie de lutte anti-vectorielle, puisque nous ne pouvions plus faire de visites domiciliaires. Nous avons donc été obligés de réorienter nos actions en direction des pulvérisations d’insecticides au sein des quartiers, avec des véhicules et des pulvérisateurs autoportés. Nous avons également été obligés de nous orienter essentiellement vers la recherche des gîtes majeurs qui sont les plus gros producteurs d’Aedes : ce sont par exemple des vides sanitaires sous des bâtiments HLM ou des bâtiments publics importants.

Dans cette phase, nous avons beaucoup communiqué en direction du grand public pour essayer de sensibiliser la population à intervenir autour de chez elle. Mais nous avons eu, comme je le disais tout à l’heure, relativement peu de succès et nous sommes un petit peu déçus.

M. Olivier Coudin. À propos de la LAV, je voudrais juste indiquer une action importante, qui est menée en lien avec les communes du département, puisqu’aujourd’hui, chacune des communes a un correspondant LAV avec lequel des réunions régulières sont organisées pour pouvoir coordonner l’action des collectivités locales dans la lutte anti-vectorielle.

Mme Clara de Bort. Pour la Guyane, il faudrait interroger la collectivité territoriale de Guyane qui assure cette activité.

Puisque j’ai la parole, je me permets d’ajouter un point que j’ai omis dans mon intervention liminaire.

Je suggère que nous n’oubliions pas d’envisager ce que la lutte contre la Covid-19 permettra peut-être d’améliorer dans la lutte contre les maladies vectorielles. Je pense en particulier au système d’information de dépistage SI-DEP qui « aspire » les données des laboratoires, les résultats positifs à la Covid-19, ce dont nous rêvons depuis des années pour les maladies vectorielles, car le dispositif de déclaration obligatoire par le médecin sur papier, une fois qu’il a reçu les résultats, est beaucoup trop lourd, beaucoup trop incertain et beaucoup trop tardif surtout, pour être efficace dans la lutte anti-vectorielle.

Enfin, j’ai indiqué à mon arrivée au laboratoire départemental de Guyane que j’espérais qu’il progresse dans le fait de pouvoir faire les analyses de dengue sur le territoire et non pas en métropole. Je comprends qu’ils aient des contraintes certainement très légitimes, mais il est un fait qu’avoir un délai de dix jours pour savoir si un prélèvement est positif à la dengue ou pas est clairement une perte de chance.

Je regrette que nous n’ayons pas à ce jour d’outil juridique nous permettant d’imposer un délai de rendu de résultats pour ce type de maladie. Je suggérerais que votre assemblée puisse nous aider.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Pourrions-nous envisager dans ce cadre-là une mutualisation régionale ? Comment cela se passe-t-il avec la Martinique ? Envoient-ils aussi leurs prélèvements en métropole ?

M. Alain Blateau. Nous avons un laboratoire au niveau du centre hospitalier universitaire qui réalise toutes les analyses possibles pour la dengue. En Guyane, nous avons le centre national de référence pour les arboviroses à l’Institut Pasteur, avec lequel nous travaillons également. Les laboratoires de ville travaillent actuellement avec les trois laboratoires en métropole, Pasteur, Mérieux et Cerba avec des envois réguliers vers la métropole et une récupération automatique des résultats via Santé publique France. Le circuit met effectivement quatre ou cinq jours.

Actuellement, nous sommes en train de travailler à la mise au point du test de transcriptase inverse – réaction en chaîne par polymérase (RT-PCR) pour les arboviroses avec les deux groupements de laboratoires de ville en Martinique, Bio Santé et Biolab. Ils étaient sur le point d’acquérir cette technique au mois de mars, mais avec l’arrivée de la Covid, cela a été un petit peu chamboulé. Cela sera complètement opérationnel avant la fin de l’année. Il faut juste sortir de l’épidémie de Covid-19.

Mme Clara de Bort. L’institut Pasteur de Guyane fait les tests sur place, il n’y a pas de difficulté du tout, mais nous n’avons pas d’outils juridiques pour contraindre les laboratoires privés à fournir ce type de résultats dans un délai prescrit, qui les amènerait évidemment à envisager toutes sortes de coopérations.

Je pense que pour le moment, dès l’instant qu’il n’y a pas de possibilité de contraintes, d’autres dimensions entrent en ligne de compte – qualité des analyses, accréditation par le Comité français d'accréditation (Cofrac) – sur lesquelles il faudrait peut-être les interroger, pour savoir ce qui les a amenés à préférer l’envoi en métropole plutôt qu’à devoir développer ou maintenir la technologie sur place.

Ceci provoque des retards dans le repérage du démarrage de foyers épidémiques, retards d’autant plus importants que nous devons passer théoriquement par des déclarations par le médecin qui a prescrit le test.

Nous avons donc une sous-optimisation du processus biologique dans la lutte anti-vectorielle.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Oui, d’autant qu’avec les distances à parcourir en Guyane pour arriver jusqu’à Cayenne, j’imagine cela peut parfois prendre quinze jours en tout.

Mme Clara de Bort. Heureusement que nous avons des avions et des hélicoptères.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment se passe la surveillance entomologique au niveau des points d’entrée, ports et aéroports ? Est-il nécessaire, du fait du caractère insulaire du territoire, d’avoir une surveillance entomologique spécifique ?

Mme Sereine Mauborgne, présidente. C’est une question pour la Guadeloupe, puisqu’en Guyane, nous n’avons pas de caractère insulaire.

M. Alain Blateau. Nous avons effectivement, au sein du CEDRE-LAV, une équipe qui est bien identifiée, qui fait la surveillance des points d’entrée – ports, aéroports – et qui surveille également une bande de 400 mètres autour du port et de l’aéroport. Cette équipe de deux personnes vérifie cette zone, essaie de traquer tous les gîtes et fait surtout une surveillance des types de moustiques que nous trouvons dans cette zone-là, parce que c’est aussi là que nous allons trouver des anophèles ainsi que de nouveaux moustiques, si jamais ils devaient arriver. Nous pensons en particulier à Aedes albopictus, le moustique tigre qui est actuellement absent des Antilles, mais qui pourrait coloniser ces territoires, puisque nous le trouvons déjà à Haïti, dans la Caraïbe.

Cette cellule de veille sera renforcée dans son action dans le cadre de la réorganisation prochaine de l’ARS de Martinique. Nous allons avoir une équipe intégrée qui assurera le contrôle sanitaire aux frontières jusqu’à cette surveillance des points d’entrée – port, aéroports et bande des 400 mètres – de manière intégrée, avec des mesures d’hygiène généralisée dans le cadre du Règlement sanitaire international.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Pour la Guyane, les 800 kilomètres de frontière doivent être un petit sujet pour vous, madame la directrice.

Mme Clara de Bort. J’ai peu de détails à vous apporter sur ce sujet, mais il y a bien une surveillance entomologique aux points d’entrée. Je ne vous donnerai pas les détails, mais cette surveillance existe dans toute la mesure de nos possibilités, par rapport à la taille du territoire.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Mme Annelise Tran nous a présenté, lors de son audition, les outils de modélisation des populations d’Aedes albopictus Albocarto et Alborun et indiqué que ces modèles avaient été développés en partenariat avec l’ARS de l’océan Indien. Est-ce que vous utilisez ces outils ? Si oui, s’avèrent-ils efficaces ?

M. Alain Blateau. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, l’Aedes albopictus n’est pas présent en Martinique. L’Aedes albopictus n’a pas forcément la même écologie que l’Aedes aegypti, présent chez nous. Nous ne pouvons donc pas nous appuyer sur ces outils.

Par contre, des outils de modélisation commencent à être développés au niveau du CEDRE-LAV, en lien avec l’Institut Pasteur de Paris.

Cela ne rentre pas tout à fait dans ce cadre, mais actuellement, une doctorante travaille sur la compétence en matière de transmission de la fièvre jaune de l’Aedes aegypti de Martinique. À travers le travail de cette doctorante martiniquaise, il y a des rapports très étroits entre l’Institut Pasteur de Paris et le CEDRE-LAV de Martinique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Et en Guyane ?

Mme Clara de Bort. Je n’ai pas d’information sur ce sujet.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Certaines campagnes de lutte contre les moustiques font l’objet de recours administratifs de la part d’associations, notamment pour insuffisance de l’évaluation des incidences Natura 2000. Comment intégrez-vous ces critiques ? Avez-vous des liens avec le monde associatif ?

M. Alain Blateau. Je ne connais pas bien les espaces protégés sur le plan de l’environnement Natura 2000, je pense que nous n’en avons pas chez nous en Martinique.

Cependant, le monde associatif est très sensible à l’utilisation des pesticides. Vous savez les soucis que nous avons avec la chlordécone. Nous sommes très vigilants sur une gestion économique des insecticides dans le cadre de nos interventions de lutte anti-vectorielle. Actuellement, très peu de molécules sont disponibles pour assurer la lutte anti-vectorielle chimique, c’est un problème. Il y a des questions de résistance que nous sommes obligés de suivre. Au sein même du CEDRE-LAV, une équipe est chargée du suivi de la résistance.

Des études sont actuellement menées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) pour essayer d’identifier de nouvelles molécules, il serait bien d’avoir le choix entre plusieurs molécules pour pouvoir faire ces interventions de lutte anti-vectorielle chimique, pour éviter une trop grande résistance.

Nous essayons le plus possible cependant d’avoir des opérations de destruction de gîtes physiques plutôt que d’interventions avec des insecticides.

M. Olivier Coudin. Nous insistons vraiment sur l’aspect recherche du service CEDRE-LAV. Il y a un laboratoire de recherche dans les locaux de la CTM et tous les produits utilisés font l’objet d’une grande vigilance de la part du service, pour s’assurer de l’innocuité des produits utilisés.

Nous n’avons pas de contacts réguliers avec des associations de protection de l’environnement, mais en tout cas, à chaque fois que des collectifs ou des mouvements se manifestent pour obtenir des réponses sur la qualité des produits utilisés, nous faisons en sorte qu’ils aient systématiquement une réponse.

Compte tenu du contexte martiniquais sur l’utilisation de produits chimiques, nous sommes extrêmement vigilants sur l’impact que pourrait avoir l’utilisation de certains produits, sur l’environnement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Et en Guyane ?

Mme Clara de Bort. C’est la CTG qui gère ce genre de choses. J’ai peut-être un avis, mais il n’est pas assez étayé, je n’ai pas les équipes autour de moi, je n’ai pas pu leur demander quoi que ce soit. Je vous remercie d’interroger la CTG sur ces sujets.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment gérez-vous les questions d’information au public ?

Quel bilan faites-vous des campagnes de sensibilisation et quels messages sont les plus efficaces ?

La formation des citoyens à la lutte anti-vectorielle, notamment du fait du caractère endémique de l’épidémie de dengue dans vos territoires, s’avère-t-elle efficace ?

M. Alain Blateau. La dengue est endémique en Martinique et nous avons des interventions permanentes. Le problème est d’arriver à les graduer pour être toujours en avance de phase par rapport à la situation épidémique et épidémiologique.

Tout au long de l’année, un certain nombre de temps forts balisent l’action : une journée contre le moustique, des journées « coups de poing », une journée spéciale « fête des mères » – c’est un moment où l’on offre beaucoup de fleurs, or les pots de fleurs sont des gîtes à moustiques –, une opération spéciale au moment de la Toussaint, au mois de novembre, parce les pots à fleur dans les cimetières peuvent être des gîtes importants. Ces temps forts dans la communication habituelle, tout au long de l’année, permettent de remotiver la population.

Nous avons des moments forts d’information, à chaque fois qu’il y a un changement dans le processus épidémique qui se développe, soit à chaque changement de phase.

Nous commençons une campagne de communication d’envergure parce que nous venons de passer en phase épidémique, avec un communiqué de presse commun à la préfecture, l’ARS et la CTM, puis une campagne de communication, aussi bien sur les réseaux sociaux qu’à la télévision locale.

Pour ce qui est de notre interprétation de l’impact auprès du public, nous savons avec certitude que la population de Martinique connaît le moustique, les gestes qu’il faudrait faire et l’écologie du moustique. Par contre, le passage à l’acte suscite des difficultés importantes. La modification des comportements est quelque chose de compliqué, qui prend en général beaucoup de temps. Nous savons que nous avons des marges de progrès à ce niveau-là.

Mme Laurence Déluge, directrice de cabinet au sein de l’ARS Martinique. Pour compléter les interventions de M. Blateau, les messages de communication se divisent en trois temps. Dans la phase inter-épidémique, nous sommes essentiellement sur de l’éducation sanitaire, nous relayons régulièrement les messages de prévention. Dans la deuxième phase pré-épidémique, nous insistons sur la suppression des gîtes et la protection des personnes. Enfin, dans la phase épidémique, nous recommandons essentiellement sur une protection individuelle.

Effectivement, au fur et à mesure de l’évolution du phénomène et des chiffres de la dengue, le message est de plus en plus important auprès de la population. Nous avons souvent une volonté de « hausser le ton » au fur et à mesure, puisque la population connaît les gestes, mais le passage à l’acte est difficile.

Nous avons souvent des temps un peu plus forts de communication pour inciter la population à nettoyer et à détruire les gîtes.

M. Olivier Coudin. Dans cette communication, au-delà de la communication institutionnelle et des actions évoquées, je voudrais juste insister sur la nécessité d’aller vers la population. Beaucoup d’actions sont menées avec des associations locales et des collectivités, avec notamment un bus démoustication qui permet d’aller dans les quartiers pour expliquer à en proximité les gestes à faire.

Avec la phase épidémique, nous avons prévu dans les prochaines semaines le recrutement de volontaires de service civique qui iront directement à la rencontre de la population dans les quartiers pour rappeler les bons gestes pour éviter la propagation de la maladie et la prolifération des moustiques.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Madame la directrice générale de l’ARS de Guyane, cela vous fait-il rêver comme dispositif ?

Mme Clara de Bort. Oui, nous avons chacun nos spécificités.

Je tiens vraiment à souligner l’investissement de la CTG depuis des années sur l’ensemble de ces sujets et le fait que le partenariat et les basculements de compétences doivent se faire dans la souplesse et le respect du travail déjà fait.

Mme Laurence Déluge. Je souhaiterais juste ajouter une chose. À partir du moment où nous rentrons en phase épidémique, et même avant, la communication se fait véritablement de concert entre la préfecture, la collectivité territoriale de Martinique et l’ARS de la Martinique. Toutes les décisions liées à la communication sont partagées dès l’annonce des premiers cas de dengue.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Existe-t-il une collaboration entre vos trois agences en matière de lutte anti-vectorielle, notamment entre l’ARS de la Guadeloupe et l’ARS de la Martinique ?

M. Alain Blateau. Il y a des échanges réguliers sur les modes opérationnels entre les deux services de lutte anti-vectorielle, mais aussi sur les modalités de surveillance de la dengue au travers de la cellule de Santé publique France, qui est une unité qui intervient en même temps sur la Martinique et sur la Guadeloupe. Cette unité de Santé publique France anime un réseau local Martinique et Guadeloupe, qui est très performant. Nos échanges d’informations sont vraiment très réguliers.

Nous avons aussi des relations assez régulières avec la Guyane, en particulier à travers le CNR.

Mme Clara de Bort. Nous nous voyons tous les mois, avec mes collègues des ARS des outremers.

Nous avons des organisations extrêmement différentes. Le point de départ est vraiment très différent. Les organisations et la répartition des compétences, les effectifs que nous avons dans nos agences compte tenu de l’histoire de nos territoires sont vraiment extrêmement différents.

Nous partageons bien sûr, mais en tenant compte de ces différences absolument majeures.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars 2019 confie aux ARS de nombreuses compétences en matière de démoustication, notamment en matière de surveillance des vecteurs et de lutte anti-vectorielle, à rebours du transfert de compétences vers les départements opéré en 2004.

L’essentiel de ces dispositions est entré en vigueur au 1er janvier 2020. En dépit de ce temps d’application encore réduit, quel regard portez-vous à ce stade sur cette recentralisation ?

M. Olivier Coudin. Compte tenu de la situation de la Martinique, nous avons un délai de trois ans pour la mise en œuvre de ce décret.

L’orientation que nous souhaiterions avoir, et je pense que c’est dans cette direction que souhaitent aussi aller les autres départements, est celle d’une recentralisation du pilotage, de l’animation et de la coordination. Nous ne souhaitons pas une recentralisation de l’ensemble des activités et des missions de lutte anti-vectorielle, mais nous souhaitons pouvoir avoir un mandat clair sur le pilotage du dispositif et être associés à des opérateurs, qu’ils soient publics ou privés, qui auraient eux, une mission plus opérationnelle.

Je pense que c’est important que l’État puisse vraiment être dans la définition de la stratégie et des grandes orientations et que cela puisse après s’organiser avec des opérateurs de terrain.

Il s’agit d’une recentralisation donc, mais pas de l’ensemble des activités. Elle porte sur la prise de décision et la définition de la stratégie, mais avec une possibilité d’être en délégation sur les activités de terrain.

Mme Clara de Bort. C’était le cœur de mon propos liminaire, à savoir un délai de mise en route, le fait que cette bascule doit se faire dans le partenariat, la souplesse et le respect du travail déjà réalisé. Il s’agit, pour la Guyane, d’une certaine révolution culturelle, y compris, et peut-être même surtout, dans la notion même de pilotage à travers des résultats et à travers des coûts.

La comptabilité analytique n’étant pas complètement installée, cela n’est pas facile d’installer un pilotage avec un donneur d’ordres et un opérateur qui les réalise, sachant que cet opérateur estime avoir fait le travail depuis bien longtemps et même bien avant la décentralisation de 2004.

C’est la spécificité de la Guyane. Il n’y a pas eu de décentralisation puisque c’était déjà une activité réalisée, ce qui fait dire à la CTG que cela n’est pas forcément complètement juste ni même équilibré au plan financier.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez dû gérer en même temps l’épidémie de dengue et celle du Covid-19.

Mme Clara de Bort. Vous pouvez encore poser votre question au présent.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. C’est aussi vrai pour l’océan Indien... Ce transfert de compétences du département vers l’ARS a-t-il permis une réponse plus efficace en matière de lutte contre l’épidémie de dengue ou au contraire posé des problèmes s’agissant de la mobilisation des compétences sur le terrain ?

Les deux agences disposaient-elles de suffisamment de compétences humaines et techniques pour répondre à ces deux défis ?

Mme Clara de Bort. Le basculement est prévu en 2023 donc il n’est pas encore fait.

L’épidémie ne fait que démarrer, la question au passé ne peut pas encore trouver une réponse.

Cette double épidémie est de nature à surcharger énormément notre système de santé, nos capacités de pilotage, nos capacités de biologie, nos capacités de réanimation.

La mobilisation sociale sur la dengue est quasiment impossible, en ce moment, tant la Covid-19 sature l’espace.

À de très nombreux égards, la prise en charge d’une double épidémie dépasse très largement les enjeux de ce décret du 29 mars 2019.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pour la Martinique ?

M. Alain Blateau. Effectivement, cette double gestion est particulièrement compliquée.

Pendant la phase de confinement, nous avons été obligés de revoir totalement notre stratégie d’intervention autour des cas de dengue. Nous avons arrêté tout ce qui est enquête à domicile, intervention à domicile, recherche de gîtes, élimination de gîtes au sein même des espaces de vie.

Nous avons donc défini une nouvelle stratégie pendant cette phase de confinement, basée sur des pulvérisations d’insecticides dans les quartiers, sur le suivi des gîtes majeurs tels que les gros vides sanitaires ou les stations d’épuration et avec une communication renforcée sur les réseaux sociaux.

Comme toute ARS, nous avons été mis en plan de continuation d’activité. Des agents de la lutte anti-vectorielle étaient intégrés dans ce plan de continuation de l’activité et faisaient les opérations a minima.

Maintenant, nous sommes dans la phase de reprise globale de l’activité de l’ARS, nous avons donc été obligés de solliciter les instances représentatives du personnel pour voir dans quelles conditions nous pouvions remettre les agents sur les activités de base de la lutte anti-vectorielle, que sont les enquêtes domiciliaires et les enquêtes autour des cas.

A priori, nous avons plutôt un avis qui va dans le sens d’une reprise globale de cette activité. Nous sommes en train d’organiser la reprise effective dans les jours qui viennent.

Il est vrai que gérer deux épidémies en même temps est très lourd. Même si nous avons très peu de cas de Covid-19, cela nous mobilise énormément. Ce sont les mêmes équipes de la direction de la santé publique qui sont sur les deux secteurs.

M. Olivier Coudin. Je parlais en introduction des moyens. C’est vrai que dans des ARS comme les nôtres, ce sont les mêmes personnes qui sont à la fois chargées du Covid-19, de l’épidémie de dengue, de l’arrivée des sargasses et de la préparation de la saison cyclonique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans le même temps, ce décret octroie des prérogatives nouvelles aux maires. Celui-ci peut ainsi prescrire aux propriétaires de terrain comportant des mares ou des fossés à eau stagnante au voisinage d’habitations de mettre en œuvre les mesures nécessaires pour lutter contre le développement des moustiques vecteurs. Il peut également désigner un référent technique chargé de ces questions.

J’ai compris que c’est déjà le cas en Martinique.

Dans quelle mesure vos relations avec les maires sont-elles amenées à évoluer à la suite de ces nouvelles dispositions ?

Mme Clara de Bort. Je n’ai pas d’avis, il faut voir avec la CTG.

M. Alain Blateau. Nous vous avons dit que nous avons déjà une organisation avec toutes les communes de Martinique. Sur les 34 communes en Martinique, toutes ont au moins un duo de référents. Ces duos de référents sont constitués d’un responsable politique et d’un responsable technique. Certaines communes sont allées au-delà de ce minima et ont de véritables équipes pour lutter contre les moustiques – appelées brigade environnement ou brigade verte, selon les communes, mais la mission est toujours la même : apporter un appui à la lutte anti-vectorielle.

Nous réunissons ces référents démoustication au moins deux fois par an. À la fin de l’année 2019, nous les avons réunis pendant plusieurs séances pour travailler à la mise au point d’une convention de partenariat entre chaque commune, la CTM et l’ARS pour structurer leurs interventions en matière de lutte anti-vectorielle et pour que nous ayons un support juridique pour mener des actions communes.

Ces conventions sont prêtes. Plusieurs communes les ont déjà adoptées dans leurs conseils municipaux. Cependant, la campagne électorale pour les municipales est arrivée et nous n’avons pas pu procéder, avant les élections, à la signature de l’ensemble de ces conventions. Quand les municipalités seront toutes en place, nous allons relancer le circuit de signature de ces conventions.

Je pense que ce sera un élément important pour bien fédérer toutes les communes autour d’un projet commun porté par la CTM et l’ARS.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La délégation aux collectivités territoriales du Sénat a présenté la semaine dernière un bilan critique de la coordination entre les collectivités territoriales et les ARS.

Ces critiques vous semblent-elles pertinentes, en particulier à l’échelle de vos territoires ?

M. Olivier Coudin. Nous allons être en difficulté pour répondre à cette question parce que nous n’avons pas pris connaissance du bilan critique de la coordination entre les collectivités et les ARS. Je ne sais pas quelle est la teneur des critiques qui ont été adressées et des réserves qui ont été émises sur la collaboration entre les collectivités et les ARS.

Il ne nous semble pas, sur la lutte anti-vectorielle, que nous ayons des difficultés qui soient particulièrement gênantes pour l’action commune de lutte.

Je l’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas un long fleuve tranquille. Les choses ne sont pas forcément très simples, notamment au niveau de la gestion des équipes, parce que nous avons des personnes avec des statuts différents et nous avons une convention qui nécessite aujourd’hui une actualisation, une fois que nous aurons clairement pris des décisions concernant la gouvernance.

Il ne nous semble pas, dans l’action au quotidien sur le front de la lutte anti-vectorielle, que nous ayons des difficultés majeures avec les collectivités.

Mme Clara de Bort. Les relations avec la collectivité territoriale de Guyane sont nourries sur l’ensemble des sujets de la santé et du secteur social. La lutte anti-vectorielle n’est qu’un des aspects de cette politique de partenariat. Il est essentiel que nous trouvions des compromis sur l’ensemble de nos sujets.

Il y a des hauts et des bas, mais c’est plutôt très positif.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Que pensez-vous de la répartition des compétences entre communes, départements et État – préfets et ARS – proposée par la proposition de loi relative à la sécurité sanitaire, adoptée par le Sénat ?

M. Alain Blateau. Les maires ont la police en matière de salubrité publique depuis très longtemps et cette police est effectivement beaucoup utilisée en matière de lutte anti-vectorielle, puisque c’est la police des déchets, des écoulements d’eau et de tous les petits désagréments qu’il y a sur le territoire.

Je pense que le niveau de la commune est le bon pour régler ces petites difficultés de terrain.

En matière de lutte anti-vectorielle, actuellement, un espace est laissé vide, celui de la coopération intercommunale. Les EPCI pourraient avoir une mission en matière de lutte anti-vectorielle. Ils ont souvent en effet la compétence en matière de collecte et de traitement de déchets. Cela pourrait être quelque chose qui soit lié.

Cela étant, je ne pense pas que les mesures répressives doivent relever de la compétence de l’ARS. Je ne pense pas que nous ayons une police à ce niveau-là. Les mesures de police que nous avons, que ce soit en matière d’eau ou d’habitat, se font par délégation du préfet. Honnêtement, je ne vois pas pourquoi l’ARS aurait des compétences de police à ce niveau-là. C’est un point de vue personnel, nous n’en avons pas discuté au sein même de l’ARS.

Mme Clara de Bort. Pour ma part, je crois qu’il faut surtout s’intéresser à la qualité du service, quelle que soit la répartition des compétences.

Régulièrement, des Guyanais nous écrivent sur les réseaux sociaux parce qu’à côté de chez eux, une piscine n’est pas entretenue, que des travaux ont été interrompus par le confinement et que les moustiques se développent.

Il est parfois difficile pour eux de comprendre la répartition des compétences et surtout de savoir quoi faire.

Nous ne pouvons pas seulement leur expliquer que nous ne sommes pas compétents pour qu’en fin de compte, ils se rendent compte qu’on ne peut soi-disant rien faire parce que c’est dans un espace privé.

Le fait de ne pas pouvoir mettre à disposition facilement les outils, non pas pour assurer la sécurité des citoyens, mais pour signaler et faire intervenir qui de droit, est d’une complexité folle dans la lutte anti-vectorielle.

La population serait prête à aider, mais il faut croire que rien n’est fait, à travers ce prisme-là, sur le plan de l’organisation du droit et des compétences.

Peu importe qui fait, mais il faut que cela soit facile pour l’utilisateur final.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars 2019 permet aux ARS de confier les mesures de lutte anti-vectorielle à des organismes privés, sur habilitation.

Où en est l’ARS de Martinique dans cette évolution réglementaire et pratique ?

M. Olivier Coudin. Pour l’instant, les discussions en sont vraiment à leurs débuts avec la CTM, puisque nous devons avancer de concert sur ce sujet. Nous avons clairement fait savoir à la CTM que nous souhaitions prendre cette orientation d’aller vers un opérateur et nous leur avons « ouvert » l’option de se positionner ou d’aller vers un opérateur privé.

Ces discussions ont été interrompues par la crise due à la Covid-19.

Pour l’instant, la CTM ne nous a pas clairement fait savoir qu’elle souhaitait devenir opérateur. Nous attendons sa réponse. Nous aurons ensuite à prendre une décision en fonction de cette réponse.

Nous avons quand même une inquiétude. Vous posez juste après la question des difficultés qui pourraient apparaître, liées à d’éventuelles résistances si nous confions ces missions à des entreprises privées. Notre première préoccupation est de trouver les entreprises privées qui seront en mesure de mener ces missions sur le territoire. Nous n’avons pas a priori d’entreprises que nous pouvons d’ores et déjà pressentir comme étant en mesure d’intervenir dans ce champ d’activité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’article 2 de l’arrêté du 23 juillet 2019 prévoit que l’ARS établit un programme annuel de surveillance entomologique, en concertation avec le préfet et les collectivités territoriales.

Comment avez-vous mis au point ce programme ? Pouvez-vous nous en présenter les grandes lignes ?

Mme Clara de Bort. Sur ce plan, les ambitions de notre équipe ne sont pas faciles à exprimer parce que nous ne sommes pas équipés. Je n’ai qu’un seul agent de catégorie C sur le sujet, il n’est donc pas possible de développer et même de penser un programme de surveillance entomologique. Ce n’est donc pour le moment pas possible de mettre toute l’énergie que nous voudrions.

Je vais être obligée de vous quitter parce que j’avais prévu de partir en réunion sur la Covid-19 à midi.

M. Alain Blateau. La surveillance entomologique va surtout s’adresser à l’introduction de nouvelles espèces qui pourraient être vectrices de maladies. Au niveau de la Martinique, nous sommes très sensibles à l’arrivée du moustique tigre (Aedes albopictus) qui est déjà dans la Caraïbe et pourrait nous arriver. C’est pour cela que nous avons une surveillance renforcée au niveau de tous les points d’arrivée en Martinique.

Une autre inquiétude est liée à l’apparition du virus du Nil occidental, transmis par le culex. Au niveau du CEDRE-LAV, nous avons des équipes sentinelles, puisque vous savez que le virus du Nil occidental a un passage chez les chevaux ou chez les oiseaux avant d’arriver à l’homme. Nous avons des oiseaux sentinelles, nous avons également un indice de surveillance avec les vétérinaires au niveau des chevaux. Tout cela constitue le système de surveillance entomologique.

Cette question est suivie par le CEDRE-LAV et activée en permanence.

Je ne sais pas si sous le terme surveillance entomologique, vous aviez une autre idée que celle à laquelle j’ai répondu.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez répondu, monsieur.

D’après vos observations, quels types d’installation posent le plus de problèmes ?

Les normes de construction sont-elles adaptées ? Selon vous, faut-il imaginer des normes de construction et des normes d’entretien afin d’éviter la création de gîtes larvaires ?

Qui pourrait avoir la charge du contrôle et de la police en matière de lutte contre les gîtes larvaires et avec quelle répression envisageable ?

M. Alain Blateau. Sur cette question, le référent aux Antilles se trouve en Guadeloupe. Le service de lutte anti-vectorielle de Guadeloupe a beaucoup travaillé sur les adaptations des normes de construction en matière de lutte anti-vectorielle.

Je ne voudrais pas parler pour ces collègues, vous pourriez leur poser la question. Ils ont beaucoup travaillé sur les gouttières, sur les canalisations souterraines, sur les regards et d’autres dispositions. Franchement, ils ont fait un travail remarquable et je pense qu’il faut les solliciter directement sur ce sujet.

Pour la police en matière de lutte contre les gîtes larvaires, dans le cadre de cette construction, il faut faire appel à la même police administrative que celle de la construction.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci, nous allons nous rapprocher d’eux, à moins que monsieur le directeur ait quelque chose à dire.

M. Olivier Coudin. Je précise juste qu’il s’agissait bien des communes et que de notre point de vue, c’est vraiment à ce niveau-là, au niveau de proximité, qu’il faut peut-être une action un peu coercitive, puisque les équipes qui vont sur le terrain se rendent compte que de passage à l’autre, elles retrouvent des retenues d’eau qui sont faites par les riverains et les mêmes difficultés. Dans les mêmes quartiers, elles retrouvent les mêmes pratiques favorables à la prolifération du moustique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’épidémie de dengue étant endémique dans vos territoires, quels sont les plans de gestion de crise que vous mettez en œuvre ?

M. Alain Blateau. La dengue est endémique dans nos territoires : nous n’avons pas un plan qui va se déclencher à un moment donné, mais un programme permanent de surveillance, d’alerte et de gestion des épidémies (PSAGE) de dengue, avec quatre différents niveaux. Nous sommes actuellement au niveau 4 de l’épidémie.

À chaque niveau, ce programme identifie des actions proportionnées au niveau épidémiologique.

Ce programme de surveillance est un document qui a été signé par les différents responsables, dont évidemment le préfet, le directeur général de l’ARS, mais aussi l’Association des maires de Martinique, les forces armées des Antilles, l’Union régionale des médecins libéraux, l’Union des biologistes de la Martinique, l’Ordre des médecins, l’Établissement français du sang, les centres hospitaliers et l’Institut Pasteur de Guyane.

Il s’agit d’un document fédérateur qui rassemble tous les intervenants et qui permet d’avoir une réponse graduée à la situation.

Ce document est vraiment la base de nos actions : il comprend aussi bien des actions de lutte anti-vectorielle que des actions de surveillance, des actions d’intervention au niveau de l’hôpital ou de prise en charge et des actions de communication.

Ce document est en vigueur depuis dix ans aujourd’hui, puisque la dernière version date de mai 2010, mais sa première version a été signée en 2004. Cela fait déjà plus de 15 ans que nous travaillons avec ce document.

Il a été revu à la suite de l’épidémie majeure de dengue que nous avons eue en 2010 aux Antilles, puis les épidémies de chikungunya et de Zika.

Ce document doit être remis à jour maintenant, parce que les épidémies de chikungunya et de Zika nous ont montré la nécessité d’avoir un programme de surveillance, d’alerte et de gestion des épidémies d’arboviroses d’une manière générale, qui inclurait la dengue, mais aussi le chikungunya et le Zika, avec un programme bien établi que nous avons déjà testé depuis 15 ans.

À côté de cela, nous aurions besoin d’un autre programme de surveillance, d’alerte et de gestion des émergences de nouvelles arboviroses. Nous pouvons aussi imaginer l’émergence d’autres épidémies comme la fièvre de Mayaro ou d’autres virus. À ce moment-là, il faut que nous ayons la capacité de détecter ces nouvelles épidémies dans un contexte où les autres arboviroses sont déjà endémiques.

Il s’agit de quelque chose de relativement complexe. Nous travaillons là-dessus avec Santé publique France. Une des priorités que nous avons au niveau de la santé publique est de réécrire le programme de surveillance, d’alerte et de gestion des épidémies d’arboviroses tout en travaillant sur les nouvelles émergences.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Lors de son audition, M. Fabrice Simon, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), a alerté notre commission d’enquête sur le fait que nous avions pris du retard dans la gestion post-crise concernant les épidémies de chikungunya, notamment dans la réponse post-épidémique.

Qu’en pensez-vous ?

Est-ce vrai pour les autres épidémies ?

M. Alain Blateau. Je ne vois pas bien à quoi il est fait allusion. Il est vrai qu’avec le chikungunya, il y a des formes chroniques que nous avons un peu de mal à suivre, en particulier dans une population martiniquaise vieillissante, où les formes chroniques de douleurs articulaires, d’arthrite ou d’arthrose sont déjà particulièrement importantes en dehors du chikungunya.

Effectivement, il y a peut-être une difficulté à suivre les impacts à long terme du chikungunya. C’est peut-être quelque chose à creuser.

M. Olivier Coudin. Puisque vous posiez la question des autres épidémies, l’ARS assure un suivi pour les femmes enceintes qui ont accouché durant la période de l’épidémie de Zika et les enfants qui sont nés.

Sur le chikungunya, je rejoins complètement M. Blateau, c’est extrêmement difficile d’évaluer ce qui est attribuable aujourd’hui au chikungunya dans les douleurs chroniques que peuvent ressentir les patients martiniquais.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez évoqué votre collaboration avec Santé publique France. Ma question est de savoir quels sont vos rapports avec Santé publique France et comment fonctionne la cellule de Santé publique France qui se trouve au sein de l’ARS. Cette collaboration est-elle utile ?

M. Olivier Coudin. De mon point de vue, d’ailleurs partagé par mes deux collègues, la collaboration avec Santé publique France est de bonne qualité. Nous avons régulièrement, sur les différents sujets épidémiologiques, à travailler avec Santé publique France.

Santé Publique France et l’ARS sont également ensemble quand il s’agit d’avoir des échanges avec les établissements hospitaliers, avec la Caisse générale de Sécurité sociale (CGSS), avec les autres acteurs du territoire sur les sujets que nous avons en commun.

Nous avons une plateforme commune de veille sanitaire qui fonctionne également très bien, avec des réunions hebdomadaires pour faire le point sur la situation épidémiologique de la Martinique. L’échange d’informations se fait, y compris de manière informelle, sur des données précises qui doivent être publiées. Nous avons souvent des échanges avant même la publication de ces données régulières par Santé publique France.

Cette collaboration très étroite est fructueuse et utile et permet vraiment de travailler de concert sur ces aspects épidémiologiques, sur la veille comme sur les actions à mener pour pouvoir faire face aux épidémies et aux maladies qui peuvent toucher le territoire.

De mon point de vue, c’est une très bonne collaboration de bonne qualité qui s’est confirmée et qui continue d’ailleurs à se confirmer avec la crise due à la Covid-19, puisque nous travaillons vraiment de manière très étroite sur tous les évènements liés à la crise, et ce depuis le début de cette crise.

M. Alain Blateau. Nous avons une organisation très ancienne en Martinique, depuis la création de l’ARS, qui consiste à avoir un lien privilégié avec Santé publique France.

Nous faisons des réunions de plateformes tous les jeudis matin pour étudier tous les signaux de la semaine et pour voir la situation épidémiologique sur tout un tas d’autres pathologies que nous suivons. Cela va de la grippe à la varicelle en passant par les conjonctivites, la dengue ou les autres arboviroses.

Il y a vraiment une collaboration sans faille depuis plus de dix ans qu’existe l’ARS. C’est un appui particulièrement important pour la validation des données, pour avoir des informations fiables sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour bâtir ensuite une gestion efficace.

M. Olivier Coudin. Santé publique France a des compétences que nous n’avons pas à l’ARS.

Une complémentarité s’établit entre les compétences que nous avons à l’ARS et les compétences qui sont réunies à Santé publique France du fait de leurs choix de recrutement qui leur permettent d’avoir des médecins épidémiologistes, des spécialistes du sujet de la santé publique que nous avons aussi à l’ARS, mais avec des profils un peu différents.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles évolutions institutionnelles, mais également en termes de moyens humains et techniques préconiseriez-vous pour une plus grande efficacité et réactivité ?

L’ARS Martinique devrait-elle avoir, du fait de sa spécificité territoriale, des compétences et/ou des moyens spécifiques ?

M. Alain Blateau. Aujourd’hui, notre difficulté porte sur cette gouvernance partagée qui montre parfois ses limites.

Nous avons une collectivité territoriale de Martinique qui est une collectivité avec des décisions qui sont techniques et administratives, mais aussi des décisions politiques avec des élus de cette CTM qui ont aussi besoin, ponctuellement, de marquer le terrain et de marquer les esprits politiquement. Nous nous situons uniquement sur un terrain technique, administratif et de recherche de l’intérêt général.

Cette double appartenance, avec parfois des hésitations du côté de la CTM et parfois des aspects qui peuvent interagir et qui nous échappent un peu, peut avoir un impact sur la clarté des positions à prendre.

Nous défendons le fait que l’État, sur ces sujets de LAV, puisse être en pilotage, en coordination et en animation pour que nous puissions donner des orientations claires et que ces orientations claires puissent ensuite être déclinées en termes d’actions concrètes et d’actions de terrain et d’opérationnalité.

Les moyens dont nous souhaiterions disposer sont ceux de pouvoir définir clairement les orientations politiques et stratégiques dans la lutte anti-vectorielle.

M. Alain Blateau. Je pense qu’il faut faire attention à tout ce qui concerne les moyens humains. Actuellement, nous avons une vingtaine d’agents. Pour une moitié, ce sont des techniciens et pour l’autre des adjoints sanitaires.

Si nous recentrons les activités de l’ARS sur les questions de pilotage, de stratégie et d’animation, nous allons avoir un changement des métiers de la lutte anti-vectorielle.

Les agents les plus récemment recrutés ont des profils sur lesquels nous allons pouvoir avoir une évolution et une progression de compétences.

Par contre, pour un certain nombre d’agents, un peu plus anciens, nous n’aurons pas de solution pour eux si nous nous recentrons sur le pilotage et la stratégie. Il est vrai que le corps des adjoints sanitaires est un corps en phase d’extinction, mais il faut quand même être vigilant, dans le cadre du changement des métiers en matière de lutte anti-vectorielle.

Mme Sereine Mauborgne, vice-présidente. Je vous remercie beaucoup, madame et messieurs, pour cette audition riche d’enseignements.

 


22.   Audition de représentants de l’Assemblée des départements de France (ADF) : M. Franck David, vice-président du conseil départemental du Jura et président de l’Entente de lutte interdépartementale contre les zoonoses (ELIZ), M. Benoît Combes, directeur de l’ELIZ, M. Rémi Foussadier, directeur de l’Entente interdépartementale de démoustication (EID) de Rhône-Alpes, et Mme Alix Mornet, conseillère Développement durable au sein de l’ADF (11 juin 2020)

Mme Jeanine Dubié, présidente. Nous allons entendre aujourd’hui des représentants de l’Assemblée des départements de France, M. Franck David, vice-président du conseil départemental du Jura et président de l’entente de lutte et d’intervention contre les zoonoses (ELIZ), M. Benoît Combes, directeur de l’ELIZ, M. Rémi Foussadier, directeur de l’entente interdépartementale de démoustication (EID) de Rhône-Alpes, et Mme Alix Mornet, conseillère développement durable à l’ADF.

Depuis la loi de décentralisation du 13 août 2004, les départements disposent d’une compétence de principe en matière de lutte contre les moustiques. Le décret du 29 mars 2019 entreprend de recentraliser cette compétence. Qui doit exercer cette compétence ? Qu’en pensent les départements ?

Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, chacun à votre tour, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

M. Franck David, vice-président du conseil départemental du Jura et président de l’ELIZ. J’interviens aujourd’hui au nom de l’ADF, en tant qu’élu départemental dans le Jura. Je suis vice-président en charge des espaces naturels sensibles, de l’agriculture et du laboratoire départemental. J’interviens également en tant que président de l’entente de lutte et d’intervention contre les zoonoses (ELIZ).

Cet organisme, qui est un établissement public, existe depuis 1973. À l’époque lui a été confiée la mission très importante d’éradiquer la rage sur le territoire national, cette maladie, qui atteignait la race vulpine essentiellement, dont les renards étaient les vecteurs et qui, malheureusement, était un terrible fléau, une épée de Damoclès au-dessus de nos populations. Cette mission contre la rage a été menée avec succès par l’ingestion de vaccins oraux mis à disposition des renards, ce qui a éteint la propagation du virus et a permis l’éradication de cette maladie en 2001.

Ensuite, nous nous sommes occupés d’une importante maladie, pas très fréquente, mais très grave, l’échinococcose alvéolaire, transmise par le renard également. C’est une infestation due à un ver présent dans l’intestin du renard qui, à l’état larvaire, provoque une maladie grave chez l’Homme. Les travaux que nous avons menés sur cette zoonose ont été importants pour comprendre que cette maladie, historiquement cantonnée à l’est de la France, s’étendait pratiquement sur tout le territoire national. Ces cartographies que nous avons mises en place nous ont été confiées par plus d’une quarantaine de départements. Nous savons donc travailler avec les départements pour mener des actions efficaces et homogènes.

Nous nous sommes ensuite occupés de la leptospirose. C’est une maladie transmise par essentiellement par les mammifères rongeurs, une maladie des milieux humides. C’est une maladie qui est grave chez l’Homme, qui affecte essentiellement le monde du sport, des baignades et des jeux nautiques, mais aussi les professionnels qui s’occupent des eaux usées et des eaux pluviales pour nos collectivités.

En ce moment, nous nous occupons d’une importante mission : savoir comment est véhiculée la maladie de Lyme. Les vecteurs sont des tiques et des mammifères sauvages. Nous faisons des études sur la faune sauvage pour mieux comprendre comment ces borrélioses – puisque la borrélie est la bactérie qui transmet cette maladie – sont véhiculées au travers de la faune sauvage et essayer de mieux cerner les différentes sortes de borrélies qui existent dans la nature et qui peuvent peut-être expliquer la symptomatologie très diverse de cette maladie. Rappelons que 33 000 nouveaux cas humains sont détectés chaque année en France. C’est un problème sanitaire majeur.

Enfin, on nous a confié depuis 2017 la lutte anti-vectorielle dans six départements d’Ile-de-France. Nous avons donc rempli notre mission, en mettant au service de la lutte anti-vectorielle les importants moyens humains, techniques et scientifiques qu’il fallait mettre en place.

Au fur et à mesure de notre évolution, les départements qui nous ont confié ces missions ont toujours été satisfaits des prestations que nous leur offrions. Je voulais le souligner parce que, aujourd’hui, nous nous trouvons devant une difficulté qui nous évince dans certains départements de la lutte anti-vectorielle et c’est en partie l’objet de nos échanges de ce matin.

M. Rémi Foussadier, directeur de l’EID Rhône-Alpes. Je dirige l’EID Rhône‑Alpes depuis vingt ans. L’EID Rhône-Alpes est la petite sœur de l’EID Méditerranée que vous avez auditionnée en début de semaine. Comme l’EID Méditerranée, l’EID Rhône-Alpes a été fondée par les départements de l’Ain, de l’Isère et de la Savoie entre 1965-66 et 1970. Le département de Haute-Savoie a rejoint l’EID en 2008 pour des problématiques de moustiques de marais, dans un cadre d’aménagement du territoire.

Nous avions toutefois une petite spécificité en Rhône-Alpes puisque nous intervenions, notamment dans le département du Rhône, majoritairement dans la métropole de Lyon qui s’appelait alors la communauté urbaine de Lyon (COURLY), sur des espèces de moustiques qui ne provenaient pas du tout de marais, mais des moustiques du genre Culex qui sont des moustiques qui vivent à proximité des populations humaines et qui créent des nuisances en plein centre-ville. Ils peuvent transmettre le West Nile, et cela a été le cas à New York à la fin des années quatre-vingt-dix.

Nous avons quatre antennes de manière à pouvoir intervenir le plus rapidement possible et, lorsque la direction générale de la santé (DGS) a souhaité mettre en place une surveillance du moustique tigre, nous avons bien évidemment répondu présents. J’ai d’ailleurs retrouvé un courrier de la DGS, daté d’avril 1998, qui sollicitait l’Agence nationale pour la démoustication et la gestion des espaces naturels démoustiqués (ADEGE) pour une réflexion sur la surveillance d’Aedes albopictus au niveau du territoire métropolitain.

De 1998 à 2006, nous avons simplement participé à des réunions avec la DGS, dans les caves du ministère de la Santé. En 2006, au moment de l’épidémie de chikungunya sur l’île de La Réunion, je suis intervenu sur l’île avec des collègues de l’EID Méditerranée pour essayer de former des agents, notamment des militaires, pour la mise en place d’opérations de la lutte adulticide.

Par la suite, nous avons continué à surveiller en Rhône-Alpes. Nous avons eu une apparition d’Aedes albopictus en 2009 et depuis, nous avons une progression. Nous avons géré depuis à la fois la lutte contre la nuisance liée aux moustiques de marais et la lutte contre la nuisance liée à Aedes albopictus qui est un moustique éminemment nuisant. Certains départements, notamment le département de l’Isère, ont d’ailleurs proposé à un certain nombre de communes d’intégrer le dispositif puisque vous savez que la loi de 1964 relative à la démoustication, pour s’appliquer au niveau local, nécessite la mise en place d’un arrêté préfectoral.

Nous sommes donc progressivement intervenus dans de plus en plus de communes pour cette problématique de lutte contre les nuisances, y compris contre Aedes albopictus. Dans le même temps, nous avions mis en place les opérations de lutte adulticide, de lutte anti-vectorielle autour des cas humains et la surveillance entomologique.

Le décret de l’année dernière a transféré cette gouvernance des départements aux agences régionales de santé (ARS). Depuis cette année, nous sommes l’opérateur de lutte anti-vectorielle de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes et de l’ARS Bourgogne-Franche-Comté. Pour la partie surveillance entomologique en Bourgogne-Franche-Comté, nous sommes en complément avec la Fédération régionale de lutte et de défense contre les organismes nuisibles (FREDON).

En ce qui concerne la lutte contre la nuisance, nous avons un budget d’à peu près deux millions d’euros, qui fluctue d’une année sur l’autre en fonction des impératifs. Pour ce qui concerne la lutte anti-vectorielle, c’est très fluctuant, pas vraiment pour la surveillance entomologique, mais surtout pour les interventions sur des cas humains. Le budget fluctue entre 200 000 et 250 000 euros par an, en fonction du contexte épidémiologique au niveau international et du nombre de retours de patients virémiques sur le territoire régional.

Dans ce budget, nous avons donc une importante partie liée aux interventions contre la nuisance. Toutefois, cette part liée aux interventions dans le cadre de la nuisance était à l’origine consacrée pratiquement à 100 % aux moustiques de marais. Maintenant, nous faisons plutôt les deux tiers de nos interventions sur les moustiques de marais parce que cela nécessite des interventions avec des moyens aériens, des hélicoptères en ce qui nous concerne, mais un tiers de nos interventions sont liées au moustique tigre.

C’est un moustique extrêmement nuisant. Ce que demandent les populations aux municipalités ou aux départements, c’est de régler cette nuisance qui est soudaine. Il n’y a plus de culture, au moins en Rhône-Alpes, sur les gestes de prévention qui permettent d’éviter le développement du moustique tigre. C’est une problématique qui est en augmentation constante.

L’EID a participé au sein de l’ADEGE à un certain nombre de travaux ainsi qu’au Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV). Nous avons contribué à la rédaction d’un certain nombre de guides, notamment le guide à l’attention des collectivités territoriales, ainsi qu’à un guide sur la mobilisation sociale. Depuis 20 ans qu’existe en France métropolitaine la problématique des Aedes albopictus, l’EID Rhône-Alpes, comme toutes les EID, s’est largement investie dans cette problématique et pas forcément contre rémunération. Je vous rappelle que le CNEV était un consortium bénévole et que les premières réunions que nous avons eues avec le ministère de la Santé avaient aussi lieu dans le cadre du bénévolat. Une convention est arrivée ensuite.

Nous avons participé à la rédaction du plan de lutte contre les arboviroses qui, à l’origine, s’appelait le plan anti-dissémination de la dengue et du chikungunya. Cela démontre que les EID et les opérateurs publics en charge de la lutte contre les moustiques sont quand même, depuis le début, largement investis dans cette problématique de lutte contre Aedes albopictus pour limiter sa propagation et les problèmes que cela peut engendrer.

Mme Alix Mornet, conseillère en développement durable de l’ADF. L’ADF s’est saisie de ce sujet depuis 2017, notamment par un courrier de Dominique Bussereau, président de l’ADF, à Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la santé et à Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, pour les alerter sur l’augmentation des moyens qui était nécessaire pour opérer la lutte anti-vectorielle au sein des territoires, sachant que c’était une compétence obligatoire des départements et que, en tant que création de compétences, elle n’avait pas fait l’objet de transfert de charges.

Lors de la concertation sur le projet de réforme de la gouvernance de la lutte anti-vectorielle, l’ADF a créé un groupe de travail ad hoc sur ce sujet, qui est indépendant de la commission environnement dont je m’occupe. Nous avons eu l’occasion d’auditionner et de nous concerter avec la DGS et d’émettre des recommandations qui n’ont pas toujours été prises en compte.

C’est aujourd’hui l’occasion d’en reparler ensemble, notamment du point que nous avions mis en avant en priorité, qui était de ne surtout pas fragiliser les opérateurs qui sont des émanations des départements, de ne fragiliser ni leur savoir-faire ni leur caractère opérationnel dans la mise en œuvre de cette politique publique.

Mme Jeanine Dubié, présidente. Par rapport à votre intervention, nous voyons bien qu’il y a d’un côté une compétence nouvelle des départements et, en même temps, une recentralisation avec une mission confiée au niveau des ARS. Comment s’est passé ce moment charnière ? Les départements travaillent-ils en collaboration avec l’ARS ou y a-t-il de la tension ?

Mme Alix Mornet. Cette réforme est toute jeune. Elle est entrée en vigueur dans la majeure partie du territoire au 1er janvier dernier.

Les relations entre les ARS et les départements dépendent bien souvent des ARS , c’est-à-dire que les ARS sont des institutions qui se sont vu confier une mission particulière, très spécifique, sans forcément de montée en compétences et sans moyens humains. Certaines s’appuient sur les opérateurs historiques, sur les savoir-faire de ses opérateurs tandis que d’autres ont peut-être plus de difficultés à entrer en relation et à faire confiance aux professionnels qui étaient chargés de cette politique publique auparavant.

Mme Jeanine Dubié, présidente. C’est peut-être, monsieur Foussadier, ce qu’il s’est passé avec l’ARS Occitanie, lors de l’appel d’offres.

M. Rémi Foussadier. Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé en Occitanie. Nous avons toujours eu avec l’ARS, et même avec les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) à l’époque, de très bonnes relations et ces relations perdurent. Nous avons même mis en place un certain nombre de dispositifs grâce à des financements du fonds d’intervention régional (FIR).

En Occitanie, la fusion de deux régions, dont l’une, le Languedoc-Roussillon, avait la culture du moustique, tandis que l’autre ne l’avait pas, a créé une première difficulté. La deuxième difficulté se trouve plus dans le mécanisme de passation. Que ce soit en Auvergne-Rhône-Alpes ou en Bourgogne-Franche-Comté, le souhait des deux ARS a été d’avoir un opérateur unique régional pour une mission unique. Ce choix n’a pas été le même en Occitanie où il y avait une gestion départementale.

En tant qu’opérateur public, nous aimons avoir une vision globale et, techniquement, je pense que c’est nécessaire. Pour la nuisance, le niveau départemental et le niveau communal constituent le bon niveau parce que le moustique se déplace peu. Pour la partie lutte anti-vectorielle, ce n’est pas le moustique qui se déplace, mais ce sont les malades et il faut que nous ayons une vision supra-départementale. Il fallait pouvoir travailler au niveau régional.

Pour la surveillance entomologique, il faut suivre l’évolution du moustique dans un grand nombre de territoires. Si on prend l’exemple d’Auvergne-Rhône-Alpes, nous le suivons le long de la vallée du Rhône. Nous venons de nous apercevoir qu’il arrive par l’ouest, par le département du Cantal.

Il faut donc avoir cette vision globale. À partir du moment où les allotissements de marchés sont faits soit par mission, soit par département, un opérateur qui a l’habitude de travailler à une échelle beaucoup plus grande pour cette lutte anti-vectorielle n’arrive pas à se fondre dans le moule. Je pense que c’est une partie des difficultés : d’une part cette absence de culture d’une partie de cette nouvelle grande région, d’autre part cette gestion très administrative d’un dossier qui aurait peut-être nécessité d’avoir une vision plutôt au niveau régional.

C’est pour cela que dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), l’EID Méditerranée est l’unique opérateur de l’ARS PACA : le marché a été passé au niveau régional, et non au niveau départemental.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Depuis la loi de décentralisation du 13 août 2004, les départements disposent d’une compétence de principe en matière de lutte contre les moustiques. Le cadre législatif autorise toutefois une intervention de l’État, notamment en matière de lutte contre les moustiques vecteurs. Dans quelle mesure les départements exercent-ils aujourd’hui leurs compétences ?

M. Rémi Foussadier. La loi de décentralisation de 2004 a simplement transféré aux départements une compétence correspondant à la lutte anti-vectorielle qui appartenait auparavant à l’État. Les départements, notamment les départements de l’EID Rhône-Alpes et les anciens départements de l’EID Atlantique, exerçaient déjà une compétence facultative sur les nuisances de moustiques.

Ils continuent dans ces zones où il y avait un opérateur historique. Ainsi, par exemple, le département de Charente-Maritime continue, malgré la disparition de l’EID Atlantique, à assumer ces actions en régie.

Un certain nombre de départements ont souhaité mettre en place un opérateur public, tel que les EID dont nous venons de parler, ou confier des missions à l’ELIZ. Ils sont toujours dans cette dynamique. Il n’y a pas vraiment eu de rupture. La seule chose nouvelle a été cet article 72 de la loi du 13 août 2004 et le décret d’application qui sont venus modifier le décret d’application de la loi de 1964 relative à la lutte contre les moustiques. Ils ont confié cette nouvelle compétence au département. Il a fallu que les départements s’en saisissent puisque le moustique tigre arrivait et qu’il y avait de plus en plus de cas.

Toutefois, pour ce qui concerne la compétence de démoustication et non de lutte anti-vectorielle, les départements qui en ont besoin continuent à assurer cette mission, que ce soit pour des moustiques de marais ou, comme l’Isère, pour intégrer de plus en plus de communes dans ce dispositif pour répondre à une nuisance. Il n’y a pas eu de discontinuité.

Par contre, le décret est venu perturber la situation puisque les opérateurs historiques dans lesquels les départements avaient confiance se sont vu retirer cette compétence de la lutte anti-vectorielle. Nous y reviendrons peut-être plus tard, on peut disjoindre un peu les deux, mais il y a quand même des synergies, notamment en termes de technicité, qui sont importantes entre la lutte de confort et la lutte anti-vectorielle.

M. Franck David. Je voulais ajouter que, en 2004, lorsque le premier cas de moustique tigre a été détecté sur le territoire national, cette loi est venue, un peu dans l’urgence, confier légitimement aux départements les compétences de la démoustication et de la lutte anti-vectorielle. C’est vrai qu’il faut bien distinguer les deux volets de cette lutte contre les moustiques : la lutte dite de confort qui vient d’être largement expliquée par M. Foussadier et la lutte anti-vectorielle où il y a un danger pour la santé publique, avec une transmission de plusieurs virus que nous connaissons aujourd’hui bien et peut-être demain d’autres virus qui pourront apparaître.

Cette mission de santé publique est normalement une mission régalienne de l’État. Elle a été confiée en 2004 aux départements, lesquels ont complètement réussi leur mission en s’entourant d’opérateurs publics de démoustication qui étaient fiables, qui ont su mettre sur le terrain leurs apports de sérieux, de savoir-faire. En ce qui concerne notre établissement public de l’ELIZ, notre savoir-faire était déjà démontré et redémontré. Ces opérateurs ont aussi su mettre de la technicité et surtout de la réactivité parce que, dans ce contexte sanitaire, la réactivité est essentielle pour pouvoir être efficace.

Les départements ont su faire. Ils ont su aussi financer : pour leurs finances, c’était quelque chose de très conséquent. Ils ont financé toutes ces opérations, que ce soient les luttes de confort ou les luttes anti-vectorielles.

Aujourd’hui, avec la nouvelle gouvernance de la lutte anti-vectorielle, je pense que les départements voient d’un assez bon œil cette recentralisation, du fait de ne plus devoir financer cette action qui incombait à l’État.

En tout cas, de 2004 à 2020, les départements ont su exercer cette compétence pleinement, en s’entourant d’établissements publics de démoustication et ces établissements publics, que je sache, ont partout donné satisfaction.

M. Benoît Combes, directeur de l’ELIZ. En Ile-de-France, l’ELIZ a été déclarée opérateur public de démoustication en 2017 pour pouvoir œuvrer en 2018 et en 2019 dans plusieurs départements.

L’origine de cette décision vient de la découverte du moustique tigre sur des îles au bord de la Marne, dans le département du Val-de-Marne ; l’EID Méditerranée, qui était chargée de la surveillance de l’apparition de ces moustiques dans les autres départements, a ensuite trouvé ce moustique dans des communes des Hauts-de-Seine. L’Ile-de-France est très urbanisée, ce qui favorise énormément la présence du moustique tigre. Il est tout à fait adapté au milieu urbain et y passe la majeure partie de son existence, si ce n’est la totalité.

Depuis 2017, six départements nous ont confié ce rôle de lutte. Je crois qu’ils nous l’ont confié, car, du fait des jeux Olympiques de Rio en 2016, on craignait une arrivée massive de Zika sur les territoires d’Île-de-France suite au retour des gens qui étaient allés voir les Jeux olympiques ou y participer éventuellement. Les départements ont donc été contraints par la préfecture de région de créer une entente interdépartementale de démoustication, à l’instar des ententes existantes comme l’EID Méditerranée, l’EID Rhône-Alpes ou l’EID Atlantique.

Le budget envisagé par la préfecture était très conséquent. Parmi les départements, trois étaient adhérents à l’entente et avaient déjà mené un certain nombre d’actions sur les pathologies dont le président a parlé précédemment. Notre réputation de savoir coordonner les travaux à l’échelle interdépartementale, puisque nous sommes arrivés à coordonner et à faire exactement la même chose dans une quarantaine de départements sur les différents sujets qui ont été abordés, a incité les départements d’Ile-de-France à nous confier cette mission.

Nous sommes donc devenus en 2017 un opérateur public de démoustication et nous avons travaillé bien évidemment de façon très régulière avec les ARS, chacun étant chargé de sa partie. Le suivi des cas humains, notamment, était parfaitement mené par l’ARS, parfois avec un temps de retard dans l’arrivée de l’information sur l’apparition de certains cas humains. Nous nous chargions de gérer la surveillance du moustique tigre, la constatation de son développement dans différentes communes et de veiller à suivre ces cas humains comme l’a détaillé M. Foussadier précédemment.

L’année dernière en Ile-de-France, 42 cas de personnes ont nécessité la visite de plusieurs sites pour contrôler la présence du moustique tigre. Nous avons effectué très peu de traitement, trois traitements.

Je voudrais signaler à ce propos l’intérêt de la prévention et de la diffusion de la communication qui est réalisée par les équipes sur le terrain. Quand nous avons un signalement d’un cas humain, l’équipe va prospecter autour du domicile, autour de tous les lieux où la personne a résidé pendant suffisamment longtemps pour pouvoir être piquée par un moustique tigre. Si nous trouvons la présence de moustique tigre adulte, nous lançons une opération de traitement. Auparavant, nous passons auprès de toutes les maisons, de tous les lieux de résidence. Nous mettons des affiches, nous expliquons à toutes les personnes qu’il est très important de faire cette lutte. Nous faisons une vraie communication locale, de terrain qui est vraiment très importante, qui est un facteur majeur de réussite de l’opération. En effet, nous faisons le traitement avec un produit adulticide et, même si la nébulisation effectuée par les machines que nous utilisons permet de bien disperser dans l’air l’insecticide, nous ne pouvons pas atteindre tous les sites qui seraient potentiellement favorables aux moustiques. C’est aux personnes habitant autour de ce cas humain de se débarrasser de tous les sites qui peuvent permettre à des femelles de pondre. Cette prévention est vraiment très importante.

L’opération nécessite également une coopération avec l’ARS, qui intervient auprès de la préfecture pour nous faire donner l’autorisation d’intervenir dans le périmètre que nous avons proposé. Enfin, nous faisons un compte rendu à la préfecture et à l’ARS dès la fin de l’opération.

Cette relation, en tout cas en Île-de-France, fonctionnait bien. Depuis 2020, nous sommes confrontés à une nouvelle situation. Il faut travailler au niveau régional ; l’ARS lance un marché alloti, c’est-à-dire avec autant de lots que de départements. Sur ce, nous nous retrouvons dans la situation sanitaire actuelle que nous connaissons tous et qui a freiné toutes les opérations. Alors que l’opérateur public de démoustication géré par les départements était prêt et avait des moyens suffisants pour démarrer les opérations le moment venu, l’ARS a énormément traîné pour finalement classer sans suite l’appel d’offres.

Ensuite, l’ARS est revenue nous chercher pour nous confier seulement cinq départements, et non les huit départements d’Ile-de-France. Nous nous sommes alliés avec la FREDON Île-de-France pour gérer cette opération de la façon la plus fonctionnelle et opérationnelle possible. Nous n’avons pas très bien compris pourquoi certains des départements qui nous étaient confiés l’année dernière et les années précédentes ont été confiés un opérateur privé, ce qui crée évidemment quelques complications.

Nous savons qu’il y a du moustique tigre puisque nous suivons les signalements sur le site adapté, mais nous n’avons pas encore pu commencer cette opération. Nous allons devoir travailler dans des départements où nous ne travaillions pas les années précédentes, ce qui ne pose aucun problème technique, mais la mise en place sera un peu plus longue le temps d’appréhender les territoires. Nous ne savons pas très bien pourquoi l’attribution a été faite ainsi, alors que tout se passait plutôt bien, à la satisfaction de tout le monde. Il n’y a eu aucun cas autochtone déclaré en Île-de-France.

Parallèlement, dans la région Grand Est, l’ARS a confié six territoires départementaux sur dix à un opérateur privé qui se trouve à 1 000 kilomètres du Grand Est.

Il y a donc un petit problème de compréhension avec ce nouveau rôle de l’ARS. Les départements se sentent certes dégagés financièrement du problème du coût de cette action, mais, du point de vue de la réactivité, un opérateur qui se trouve à 1 000 kilomètres est peut-être moins compétent que nous pour agir. Je ne fais de récrimination d’aucune sorte, ni même sur la compétence technique de l’opérateur privé, mais je trouve que le raisonnement fait par les ARS nous échappe un peu. Je crois qu’on perd en réactivité et en efficacité en confiant cette mission aux ARS.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Si j’ai bien compris, les départements n’ont pas rencontré des difficultés dans l’interprétation et la mise en œuvre des dispositions législatives et réglementaires de la loi de 2004. Mais avez-vous connaissance des difficultés spécifiques rencontrées par les territoires ultramarins ?

Mme Alix Mornet. L’organisation ultramarine est beaucoup plus hétérogène que l’organisation en métropole.

À La Réunion et la Guadeloupe, la lutte anti-vectorielle repose sur l’État au moyen des ARS et est complètement financée par l’État.

En Martinique, c’est un système hybride où la collectivité territoriale dispose d’un groupement d’intérêt public (GIP) en commun avec l’État et le financement de cette politique publique est partagée.

La difficulté est plutôt pour la collectivité territoriale de Guyane, qui a un service de démoustication complètement en régie. Elle finance à 100 % sa politique de démoustication qui est très importante.

J’ajoute que le décret du 29 mars 2019 prévoit une entrée en vigueur différenciée, notamment pour ces deux derniers territoires, la Martinique et la Guyane. Ce financement via les ARS ne sera effectif qu’à partir du 1er janvier 2023. Ces territoires peuvent légitimement interpréter cette différenciation comme une rupture d’égalité, et je pense que c’est une difficulté.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. À votre avis, peut-on séparer l’exercice d’une compétence de démoustication de confort de l’exercice d’une compétence de lutte contre les vecteurs ?

M. Rémi Foussadier. Oui, comme je le disais tout à l’heure, il existe une différence, ne serait-ce qu’en termes de territoire.

En ce qui concerne Aedes albopictus, la problématique du confort se pose à l’échelon communal, voire à l’échelon du quartier, parce que c’est un moustique qui se déplace peu. Quand nous intervenons dans ces communes pour le compte du département, nous n’intervenons pas forcément de la même façon dans tous les quartiers parce que la problématique n’est pas exactement la même.

Toutefois, ce même insecte engendre une problématique de lutte anti-vectorielle et cette problématique de lutte anti-vectorielle est à voir à une échelle différente, à l’échelle régionale, tout simplement pour pouvoir suivre la surveillance entomologique.

Une surveillance entomologique aussi pointue n’est pas nécessaire pour la lutte de confort parce que nous avons la population. Ainsi, l’EID Rhône-Alpes travaille avec la population. Nous mettons en place des formations dans les écoles, au niveau du périscolaire, nous travaillons avec des associations de jardiniers ou autres.

Nous ne faisons pas ainsi pour la lutte anti-vectorielle parce que, dans le cadre de la lutte anti-vectorielle, soit vous faites de la surveillance, soit vous avez un cas humain. À ce moment-là, il faut intervenir, venir vite, rapidement et fort, mais sur un point particulier. Vous connaissez le protocole, nous intervenons dans un rayon de 150 mètres.

Pendant la période de confinement, comme des personnes sont revenues de zones de circulation de dengue, nous avons eu des cas de dengue. Nous intervenons vraiment à l’endroit concerné et ensuite, nous n’y reviendrons plus. S’il y a besoin de faire des traitements dans la foulée, nous vérifions dans les 48 heures qui suivent qu’il n’y a plus de moustiques adultes, sachant qu’il n’y a pas, dans le cas du chikungunya et du Zika, de transmission des pathogènes de la femelle moustique à sa descendance. Nous vérifions donc simplement qu’il n’y a plus de moustiques adultes puis nous nous en allons.

Au contraire, dans le cadre de la lutte de confort, nous ne traitons pas les moustiques adultes. Nous traitons au niveau des larves et, auparavant, nous faisons ce que nous appelions autrefois les gestes de bonnes pratiques que nous renommons actuellement les gestes barrières : vider, couvrir, ranger. Ce sont les trois gestes importants.

Nous utilisons donc des échelles différentes. Lors d’une information aux populations, dans le cadre de la lutte de confort, nous ne leur parlons pas de la maladie parce qu’elles n’y sont pas confrontées, mais nous leur parlons de la nuisance qu’elles rencontrent au quotidien. Par contre, dans le cadre d’une personne qui revient d’une zone de circulation et qui a la dengue, nous faisons du porte-à-porte pour vérifier la présence du moustique ou pas, nous expliquons qu’il y a un cas de dengue dans le voisinage et que nous venons pour vérifier.

De la même façon, nous utilisons des traitements adulticides dans le cadre de la lutte anti-vectorielle pour éviter la transmission, mais nous ne les utilisons pas pour la lutte de confort. Nous faisons plutôt de la mobilisation sociale avec de la lutte physique contre les gîtes, éventuellement du piégeage.

Nous avons donc des techniques différentes et des échelles différentes. Ce n’est pas antinomique d’avoir des structures différentes qui font, dans un cas, de la lutte anti-vectorielle et, dans d’autres cas, de la lutte de confort. Ceci étant dit, nous avons besoin d’avoir des entomologistes. Avoir la même structure qui fait les deux, comme c’est le cas chez nous, permet tout de même une synergie de moyens puisque n’importe qui n’est pas capable d’aller frapper à la porte d’une personne en disant : « Bonjour, Madame, nous venons chez vous pour voir s’il y a du moustique tigre. » Même si la finalité n’est pas la même, nous le faisons aussi bien dans la partie lutte anti-vectorielle que dans la partie lutte de confort. Ce ne sont pas deux fonctions radicalement différentes, mais cela aide lorsque c’est une même et unique structure qui le fait.

Mme Sereine Mauborgne. Sur la question des ARS, je pense que cela dépend énormément des personnes. D’une ARS à l’autre et d’un président de département à un autre, ce ne sont pas du tout les mêmes rapports. En revanche, je pense que nous ne pouvons pas envisager de lutter efficacement contre les maladies vectorielles l’un sans l’autre. Même s’il est de bon ton en ce moment pour certains élus de collectivités territoriales de vouloir récupérer des compétences des ARS, l’interface avec les grandes compétences de Santé publique France, qui sont finalement assez rares en France et doivent donc être partagées sur le territoire, me paraît être un point à souligner, typiquement dans le cadre des maladies vectorielles. Il y a intérêt, à mon sens, à ne pas trop régionaliser ni les compétences ni in fine les actions.

M. Rémi Foussadier. J’ai personnellement une grosse crainte liée à une régionalisation excessive. Nous avions, du temps de la convention avec la DGS, une supervision de l’ensemble et une organisation permettant de suivre au niveau national l’apparition de résistances. Nous avions une coordination nationale qui permettait à chaque opérateur de voir ce qu’il se passait ailleurs.

Je parlais tout à l’heure du Cantal ; ce n’est pas anecdotique. Je ne m’attendais absolument pas à voir l’apparition du moustique tigre dans la commune de Maurs, dans le Cantal, à l’extrémité ouest de la région Auvergne-Rhône-Alpes. C’est tout simplement parce qu’il arrive depuis le Lot par des circuits de circulation.

Le transfert de la charge financière des départements à l’État est, je pense, une bonne chose. Toutefois, les choses auraient pu être montées différemment parce que d’autres espèces exotiques envahissantes sont déjà présentes. Aedes japonicus est déjà installé en France et Aedes koreicus en Belgique, qui n’est pas très loin. La compétence vectorielle de ces moustiques n’est pas très claire et jusqu’à présent, comme je le disais en propos liminaires, l’État s’est beaucoup appuyé sur les opérateurs publics pour réfléchir et pour monter les dispositifs. Dans le dispositif actuel, nous risquons une perte de compétences extrêmement importante, d’autant plus importante que ce ne sont plus les opérateurs publics qui ont la charge de la lutte anti-vectorielle et donc, au niveau de chacun des opérateurs, nous avons cette perte de compétences, mais nous avons aussi une perte parce que je n’ai pas encore compris comment s’organisait la coordination nationale dans le dispositif avec les ARS.

Nous sommes dans un entre-deux et c’est cet entre-deux qui m’inquiète.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La semaine dernière, dans le cadre d’une table ronde, la délégation aux collectivités territoriales du Sénat a présenté un bilan très critique de la coordination entre les collectivités territoriales et les ARS. Quelles interactions les départements ont-ils avec les ARS en matière de lutte anti-vectorielle, avec les communes et avec les préfets ?

M. Rémi Foussadier. Les départements ont un peu de mal à se positionner actuellement entre la loi du 16 décembre 1964, qui reste écrite telle qu’elle l’était en 2019, et le transfert réglementaire de la compétence de la lutte anti-vectorielle. Cette lutte anti-vectorielle ne constitue qu’une partie du 2° du premier article de la loi de 1964. Il y a aussi la partie communication. Comment communique-t-on ? Comment fait-on des actions de formation ? Tout cela n’est pas évoqué.

Les départements ont donc un peu de mal à se positionner sur l’articulation entre le schéma législatif qui continue à exister et le schéma réglementaire qui est apparu avec le décret du 29 mars 2019.

Ensuite, dans l’ancien dispositif, nous avions des cellules de gestion qui étaient coprésidées par le département et le préfet. Ce n’était peut-être pas le dispositif le plus efficace, mais c’était au moins un lieu d’échanges, de discussion. Je ne sais pas si ces cellules de gestion continuent à exister.

Je vais assister à la réunion de la cellule de gestion de la Côte d’Or la semaine prochaine ; à mon sens, elle ne sera plus présidée que par le préfet. Nous perdons donc cette relation entre le département et le préfet, ne serait-ce que par cette disparition du copilotage de la cellule de gestion. Cette cellule de gestion était quand même censée organiser l’action – pas les actions ponctuelles autour d’un cas bien sûr – au niveau du territoire départemental.

Cela permettait de faire discuter les services de l’État, la préfecture et l’ARS, les services du département et également, un certain nombre d’invités, tels que des opérateurs privés particuliers… Je pense par exemple à l’Ardèche où la cellule invitait l’association des établissements de loisirs de plein air, c’est-à-dire les campings. Dans d’autres cellules, étaient invitées des communes qui étaient très colonisées. Où est cette instance d’échange maintenant ? Personne n’en sait rien.

Dans le 3° du premier article de la loi du 16 décembre 1964, les départements peuvent mettre en place des actions de démoustication qui sont liées à un arrêté préfectoral. Il reste quand même une discussion entre le département et l’ARS, ne serait-ce que quand les départements souhaitent mettre en place des opérations de démoustication sur un territoire identifié ; mais, dans le cadre de la lutte anti-vectorielle, nous avons perdu cette relation qui se faisait au travers de la cellule de gestion.

M. Franck David. Les ARS ont une mission totalement légitime qui est la surveillance épidémiologique de ces zoonoses, de ces maladies transmises par des vecteurs. C’est leur fonds de commerce et c’est leur raison d’être sauf que, dans la crise sanitaire que nous vivons actuellement, nous avons quand même connu des problèmes de réactivité, pour les prises de décision urgentes. Je pense à nos établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), avec des tests que nous attendions pour nos soignants et qui n’arrivaient pas par manque de décision, par manque de réactivité.

C’est pourquoi, tout en concédant aux ARS la surveillance épidémiologique d’une infection, la surveillance entomologique, pour le cas du moustique tigre qui nous intéresse, devrait à mon sens être confiée à des opérateurs de terrain, de proximité.

J’entends bien, comme l’a dit M. Foussadier, que l’échelle départementale n’est pas la bonne échelle pour la lutte anti-vectorielle parce que ce sont les patients qui peuvent véhiculer les maladies et qu’ils ne s’arrêtent pas aux limites départementales. Par contre, pour tout ce qui est lutte de confort, l’échelle départementale est complètement pertinente. Qui mieux qu’un département connaît son territoire en matière de moustiques, d’inconfort pour ses habitants, pour ses touristes, pour ses loisirs de nature ? Le département est complètement compétent pour continuer à assurer cette compétence.

Par contre, pour le citoyen, il y aura sans doute un manque de lisibilité évident. Si les ARS continuent d’exercer la compétence lutte anti-vectorielle tandis que les départements peuvent continuer celle de la lutte de démoustication, il ne sera pas évident pour le citoyen de se repérer pour savoir qui doit s’occuper de quoi. C’est pourquoi cette compétence scindée, partagée doit être efficacement menée par des opérateurs publics ou privés.

Quand les opérateurs publics n’existent pas, il n’y a pas de raison pour que les opérateurs privés ne puissent pas se mettre sur ces marchés. Mais quand les opérateurs publics existent, qu’ils fonctionnent bien et que leurs missions sont correctement remplies, je pense qu’on fait un pas en arrière en concédant la mission à des opérateurs privés, a fortiori des opérateurs privés qui ont parfois de faibles capacités en termes de ressources humaines ou de proximité. Je ne parle pas de la technicité ni de la compétence scientifique, mais je trouve qu’on rebat des cartes qu’il n’y a peut-être pas lieu de rebattre en termes d’efficacité et de réactivité.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’EID Atlantique a été dissoute au 1er janvier 2020, comme vous le savez, au motif notamment que la coordination était rendue difficile par l’appartenance des membres à trois régions différentes, donc trois agences régionales de santé différentes. Disposez-vous d’informations supplémentaires à ce sujet ? Quel regard portez-vous sur cette dissolution ?

Mme Alix Mornet. Je pense que plusieurs facteurs l’expliquent. Il y a l’impact psychologique de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) qui a fait une large place aux intercommunalités pour l’exercice de la compétence de démoustication. Certains départements de l’EID Atlantique ont considéré que cette compétence pouvait revenir aux intercommunalités.

Ensuite, il y a l’impact du décret du 29 mars 2019 qui a dessaisi les départements de leurs compétences obligatoires en matière de lutte anti-vectorielle, ce qui a poussé les départements à quitter cette entente.

De plus, les départements sont contraints par le « Pacte de Cahors » à un objectif d’évolution de dépenses réelles de fonctionnement de 1,2 %. Cela contraint la majorité d’entre eux, les moins aisés, à réinterroger les compétences qu’ils exercent de façon facultative. Je pense que ce facteur a conduit les départements à se désolidariser de cette entente.

Ce n’est pas vrai pour tous les départements, puisque la Charente et la Charente-Maritime continuent d’avoir une politique de démoustication, mais les autres n’ont pas fait ce choix.

Mme Jeanine Dubié, présidente. J’ai une question à poser, notamment à vous, Monsieur Foussadier et Monsieur David. Dans le cadre de vos missions, quelle est votre articulation avec les agences nationales ? Je pense à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), à Santé publique France. Je voudrais savoir si, dans le cadre de vos travaux, vous avez des liens avec des organismes qui sont chargés de santé environnementale.

M. Benoît Combes. L’Anses, notamment sa délégation nancéenne qui est l’ancien centre d’études sur la rage, est notre collaborateur pour la plupart des actions que nous avons menées sur les différents sujets qui ont été abordés. Actuellement, nous avons aussi des relations de coopération avec l’Anses de Maisons-Alfort pour le programme sur les maladies vectorielles, notamment sur la maladie de Lyme sur laquelle nous travaillons. Le lien avec l’Anses est donc présent et permanent depuis l’existence de l’un et de l’autre de ces établissements.

Nous travaillons aussi en relation avec toutes les universités et les grands centres de recherche – Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), Centre national pour la recherche scientifique (CNRS), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) – avec lesquels nous sommes impliqués conventionnellement.

Concernant les relations avec l’État, les départements unis au sein de l’ELIZ travaillent donc en permanence en coopération. C’est à chaque fois spécifiquement sur des sujets particuliers, mais c’est en permanence en relation avec les institutions nationales et les institutions réglementaires.

M. Franck David. Les recommandations de l’Anses au sujet de la modification de la gouvernance de la lutte anti-vectorielle étaient, chaque fois que les opérateurs publics existaient sur les territoires, de continuer de leur confier les missions qu’ils avaient auparavant. Je pense que cela a été largement exprimé au cours de l’année 2019.

M. Rémi Foussadier. Sur la partie augmentation de l’Anses, je souscris tout à fait à ce que M. le président a dit, mais j’ai un vécu un petit peu différent.

Les EID se sont beaucoup investies dans le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV). Lors de sa dissolution, les missions du CNEV ont été reprises par l’Anses qui a mis en place un groupe sur les vecteurs. Il y a eu un appel à candidature d’experts pour participer à ce groupe de travail et toutes les candidatures émanant des EID ont été rejetées au motif que nous étions juge et partie.

Lors de la première présentation des travaux de ce groupe de travail, en Martinique, il y a deux ou trois ans, j’avais d’ailleurs fait une sortie un petit peu véhémente parce que les opérateurs publics avaient tout simplement été oubliés dans l’exposé.

Je pense quand même que les opérateurs publics ont beaucoup contribué à la lutte. Nous avons eu des cas autochtones de dengue, de chikungunya ou de West Nile en France métropolitaine, mais, si on compare à ce qui s’est passé en Italie, en Lombardie ou plus récemment dans le Latium, nous sommes quand même sur des niveaux de transmission nettement plus faibles. Je pense que nous le devons au dispositif mis en place par le ministère de la Santé, au plan de lutte contre les arboviroses, mais nous le devons aussi aux opérateurs publics.

Considérer que, parce que nous sommes un établissement qui s’investit dans la lutte anti-vectorielle, nous ne pouvons pas être experts au niveau de l’Anses parce que nous sommes juge et partie, c’est quand même un peu fort de café. Il y a également eu un groupe de travail sur la résistance et j’ai reçu une proposition, je n’ai tout simplement pas répondu au dossier parce que je me suis dit que ce n’était pas la peine.

Ceci étant dit, nous avons d’autres relations. Le ministère de la Santé a mis en place, il y a un certain nombre d’années, un site de signalement « signalement-moustique » qui a été repris par l’Anses et qui s’appuie sur les sciences participatives. Il s’agit de veille citoyenne et ce site permet de compléter avantageusement la surveillance entomologique. L’Anses nous a questionnés pour faire évoluer le site. Nous avons répondu, mais j’ai trouvé que ce rejet de nos candidatures pour faire partie du groupe de travail sur les vecteurs était quand même un petit peu fort.

Du temps du CNEV, il y avait des rapports réguliers sur un certain nombre de dispositifs. Le dispositif à destination des collectivités territoriales et des communes pour les aider à gérer la problématique du moustique tigre était un élément important, tout comme celui sur la mobilisation sociale. Ce transfert me semble donc être préjudiciable.

Ceci étant dit, par l’intermédiaire de financements attribués par l’Anses à des travaux de recherche, nous travaillons avec l’université de Grenoble sur un certain nombre de travaux financés. Nous avons de bonnes relations, mais le fait de nous avoir envoyé une fin de non‑recevoir quand nous avons voulu continuer à nous investir dans les thématiques sur lesquelles nous nous nous étions investis pendant vingt ans, cela restera toujours une tâche. Je le dis comme je le pense.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je rebondis, Monsieur Foussadier, sur ce que vous venez de dire concernant le transfert de compétences du CNEV à l’Anses. Ma question concerne ce qui se passe dans les territoires d’outre-mer, où les départements ont à gérer deux épidémies en même temps, la dengue et la Covid-19 sachant que, dans la majorité des territoires, en tout cas dans l’océan Indien, la dengue a impacté la population plus que le Covid-19. Pensez-vous qu’une structure comme le CNEV, une agence quelconque qui s’occupe des arboviroses en général, serait plus utile ?

M. Rémi Foussadier. Je ne sais pas. Il y a un besoin, c’est évident. Est-ce sous forme d’une agence dissociée ou sous forme de l’Anses ? Je ne sais pas. Je pense que la force de frappe qui faisait le CNEV semble manquer.

À l’époque du CNEV, même si c’est compliqué de toujours faire référence au passé, nous avions des rapports beaucoup plus réguliers. Actuellement, ne serait-ce que pour les travaux du groupe de travail sur les vecteurs de l’Anses, nous avons une présentation une fois par an, qui doit durer une demi-heure. C’est à peu près tout. J’ai voulu retrouver d’anciens rapports du CNEV sur le site de l’Anses et j’ai eu du mal. J’ai aussi eu du mal à trouver les nouvelles productions de l’Anses : peut-être que ces productions ne sont pas publiques, tout simplement.

Nous avions une habitude de travail. Je pense que cet aspect collaboratif est extrêmement intéressant. Une autre structure a été mise en place, mais, sans parler d’évaluation en tant que telle, j’ai du mal à dire quel travail elle fait. Pour moi, cela reste un peu opaque, en dehors d’un coup de fil lié au site de signalement ou d’une présentation d’une demi-heure ou de trois quarts d’heure une fois par an.

Ceci étant dit, je pense qu’il y a un vrai besoin de travail sur la lutte anti-vectorielle et sur les vecteurs en France, pas seulement sur les moustiques, mais aussi sur la maladie de Lyme par exemple. Je crois que l’Anses a un département extrêmement développé sur les vecteurs en santé du végétal. Le Vectopole à Montpellier est aussi quelque chose d’extrêmement intéressant. Il fonctionne sous forme d’un consortium, comme l’Anses. Il est certain que la France, pour ses territoires ultramarins, mais pour la métropole aussi, a besoin de renforcer ses compétences.

Je rebondis sur la problématique des compétences. Compétences signifie qu’il faut avoir des gens formés et nous ne pouvons que regretter qu’il n’y ait plus de master en entomologie médicale. Je crois que c’est une remarque que le professeur Anna-Bella Failloux vous a déjà faite. Nous sommes clairement dans une situation dans laquelle nous sommes en train de perdre un certain nombre de compétences.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je souhaiterais connaître la position de l’ADF sur la nouvelle répartition des compétences proposée par le texte adopté au Sénat en première lecture en janvier.

Mme Alix Mornet. Concernant ce texte, la position de l’ADF est de maintenir une compétence facultative, uniquement ciblée sur la démoustication de confort, qui ne fasse pas partie d’un dispositif global de démoustication et de lutte anti-vectorielle.

C’est une position qui n’est peut-être pas judicieuse du point de vue de l’efficacité d’une politique publique. En revanche, financièrement, c’est la position que nous devons soutenir parce que, en l’état actuel des principes généraux de compensation des charges financières, ces politiques publiques ne seront pas financées par l’État.

La démoustication de confort sur du moustique tigre est très coûteuse puisque cela demande énormément de moyens en personnel, et c’est ce qui coûte le plus cher. C’est un moustique urbain. C’est une lutte de confort qui est tout à fait spécifique et onéreuse.

Mme Jeanine Dubié, présidente. Je reformule pour être sûre d’avoir bien compris. Vous nous dites que les départements se positionnent plutôt pour que l’ensemble de la compétence, que ce soit la lutte anti-vectorielle ou la lutte de confort, soit totalement sorti du champ de compétences des départements et transféré à l’État. Est-ce cela ?

Mme Alix Mornet. En fait, ce n’est pas ce que nous disons. Je pense que la problématique d’aménagement, la problématique de lutte de confort faite par les départements de façon facultative sont une compétence à laquelle beaucoup de départements tiennent.

En revanche, la dichotomie entre la démoustication de confort et la démoustication liée à la lutte anti-vectorielle est une dichotomie relativement théorique. S’il faut agir sur la densité de moustique tigre, de moustiques vecteurs, je ne suis pas sûre que beaucoup de départements aient envie de se voir attribuer une compétence obligatoire qui naîtrait d’un dispositif global de lutte anti-vectorielle. Est-ce plus clair ?

Mme Jeanine Dubié, présidente. Les départements souhaitent donc conserver la compétence sur la lutte de confort, de façon facultative et, par contre, que la partie lutte anti-vectorielle soit transférée complètement à l’État. Est-ce cela ?

Mme Alix Mornet. Absolument. Je souligne que les départements ont mis en place des outils, des opérateurs, des services dans lesquels se trouvent des savoir-faire et des compétences très particulières, qui ont également un caractère très opérationnel et il ne faut pas les fragiliser. Ils sont le soutien de cette politique publique depuis le commencement. Je pense qu’il faut s’appuyer sur ces compétences.

Mme Jeanine Dubié, présidente. La démoustication de confort a un coût également et ce coût serait supporté par le département.

M. Rémi Foussadier. Oui, le coût est supporté par les départements, mais le coût supporté par chacun est adapté à sa politique.

Je prends deux exemples, ceux du conseil départemental du Rhône et du conseil départemental de l’Isère, que je connais. En maintenant cette compétence facultative sur la lutte de confort et en l’assumant pleinement, le conseil départemental de l’Isère a dans un premier temps souhaité intégrer dans le dispositif et donc faire financer par les collectivités, par l’intermédiaire du dispositif de la loi de finances pour 1975, les opérations menées par l’EID. Le conseil départemental du Rhône, parce que le bassin concerné est plus étendu, souhaite plutôt positionner son opérateur comme un opérateur d’assistance technique auprès des communes et renforcer le rôle des communes. Dans les deux cas, le département ne se dessaisit pas de la compétence facultative, mais il adapte cette compétence facultative à la spécificité du terrain.

Mme Jeanine Dubié, présidente. Quelle est l’articulation entre le département et les communes, puisque les communes sont aussi dans le dispositif ?

M. Rémi Foussadier. Quand le dispositif utilisé consiste en un arrêté préfectoral, l’articulation est relativement simple. C’est l’article 65 de la loi de finances pour 1975 qui dit que le département doit prendre au minimum 50 % à sa charge et que le solde est réparti au niveau des communes.

Quand nous sommes hors de ce dispositif, comme le département est l’opérateur, le département finance l’opérateur et c’est lui qui fixe les règles de financement quand il y a un financement par l’intermédiaire des communes. Il a la possibilité de fixer la règle comme il le souhaite. Ensuite, c’est un dialogue entre le département et les communes, une discussion au niveau local.

Par exemple, le département du Rhône a souhaité l’année dernière mettre en place et financer des journées de formation du personnel communal ; cela va être reconduit cette année. Je vous parlais du périscolaire où nous étions intervenus ; nous avions développé aussi des animations dans le cadre des collèges : nous avions été cofinancés par l’ARS.

Les départements ont la capacité d’adapter leurs politiques locales, mais, même s’il s’agit du moustique tigre, on reste dans la lutte de confort. De toute façon, dans cette montée en charge du département, il y a aussi un lien fort puisque les populations soumises à la nuisance ne vont pas d’emblée se plaindre au département : elles se plaignent à la commune et c’est la commune qui voit avec le département comment nous pouvons mettre en place quelque chose. Le lien entre la commune et le département est fort.

Il y a également un lien, qui est moins fort, par la notion d’intercommunalité puisque, notamment dans les grands ensembles urbains, il peut y avoir migration de moustiques d’une commune à une autre. Il faudrait trouver le moyen, je ne sais pas comment, d’intégrer dans la boucle l’intercommunalité. En fait, nous avons d’un côté les pouvoirs de police et de salubrité publique du maire ; de l’autre côté les pouvoirs conférés au département par la loi du 15 décembre 1964. Entre les deux, il y a l’intercommunalité et, pour l’instant, ce ne relève pas la compétence de l’intercommunalité, sauf en ce qui concerne les biens qu’elle gère, puisque l’obligation de limitation de la prolifération des moustiques s’applique aux particuliers et aux collectivités publiques. D’ailleurs, les autorisations d’accès concernent les propriétés publiques et privées.

Jusqu’à présent, les intercommunalités sont un peu en dehors du dispositif, mais le lien entre le département et les communes existe depuis le début et, à la limite, le moustique ne fait que renforcer ce dispositif par le dialogue.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Avez-vous d’autres observations à nous soumettre ?

M. Franck David. Je voulais compléter ce qui vient d’être dit à propos du dialogue entre les départements, les communes et l’intercommunalité. Je prendrai l’exemple de mon territoire, c’est-à-dire celui du Jura, où le dialogue est permanent entre le département, les communes et surtout les intercommunalités. Ces dernières disposent de la compétence environnement et, en particulier sur certains secteurs qui sont bien définis, connaissent des problèmes de pullulation de moustiques alors que, dans d’autres endroits du département, il n’y en a pas.

L’intercommunalité est vraiment le bon relais pour prendre en main les opérations de démoustication, si elles ont besoin de l’être, tout en assurant un dialogue permanent. C’est ce que nous appelons le bloc territorial entre les communes, l’intercommunalité et le département. En tout cas chez nous, cela ne pose aucun problème en matière de dialogue et d’actions à mener.

M. Rémi Foussadier. J’ai trois remarques.

La première est la problématique de la coordination nationale. Je pense qu’il faut vraiment y réfléchir.

La deuxième est qu’il me semble, depuis vingt ans que je travaille sur la problématique du moustique et de la lutte anti-vectorielle, qu’un grand absent, systématiquement, était l’Éducation nationale. Même actuellement, la mallette pédagogique à destination des écoles primaires que nous avons développée avec l’ARS sera utilisée dans le cadre du périscolaire. Pourtant, la thématique peut être raccordée avec les programmes nationaux sur les insectes, sur l’environnement, sur la biodiversité. À chaque fois, ce qui est étonnant est la difficulté que nous avons à faire porter le message. Bien évidemment, en primaire, l’objectif n’est pas forcément de parler de la maladie, mais de parler du moustique. Pourtant, à chaque fois, nous faisons au cas par cas, territoire par territoire, ou parce que nous avons de bons contacts personnels avec telle ou telle personne. Il me semble que l’Éducation nationale est un acteur qui manque de manière importante.

Troisième chose, je regrette que, au moment où on a pensé à faire évoluer la gouvernance de la lutte anti-vectorielle, on ne soit pas mis autour d’une table avec les départements qui géraient cette lutte anti-vectorielle pour leur demander comment construire ensemble l’avenir. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les opérateurs publics et les départements se sont investis pendant vingt ans, même sans contrepartie financière. Je pense que les collectivités qui ont géré la lutte anti-vectorielle et leurs opérateurs ont montré leur état de maturité.

Construire ensemble l’avenir, c’est indispensable. Je le disais tout à l’heure, d’autres espèces exotiques, d’autres espèces vectrices vont arriver sur le territoire national. Le professeur Anna-Bella Failloux et le professeur Didier Fontenille vous ont, je crois, parlé d’Aedes aegypti. Avec les changements climatiques, il n’est pas impossible qu’apparaissent des populations plus ou moins permanentes de cette espèce, avec d’autres problématiques.

La France a la chance d’avoir un certain nombre d’opérateurs qui sont reconnus internationalement. Je pense qu’il y a eu un loupé et nous aurions pu construire quelque chose. Ce ne sont pas les opérateurs privés qui viendront apporter des conseils ou aider le ministère de la Santé à construire le prochain plan pour la lutte contre Aedes aegypti en métropole ou pour aider à lutter contre Aedes japonicus ou Aedes koreicus.

M. Benoît Combes. J’exprime aussi un petit regret par rapport à la parution de ce décret : on ne connaît rien de l’évaluation des différents acteurs qui seront engagés ou qui sont engagés à partir de maintenant dans la lutte anti-vectorielle sur les territoires selon les décisions de l’ARS. On ne sait rien de l’évaluation du travail. Cela n’est pas mentionné.

Nous ne savons pas comment cette évaluation peut être faite. Les opérateurs publics de démoustication soumis aux difficultés des finances des départements ont une conscience, une déontologie de l’action publique qui est, à mon avis, importante. Je ne veux pas mal juger les opérateurs privés, mais je ne sais pas ce qu’il peut en être et je regrette que l’évaluation des actions menées par les uns et par les autres ne soit pas prévue dans le décret.


23.   Audition de M. Stanislas Bourron, directeur général des collectivités locales (DGCL), Mme Isabelle Dorliat-Pouzet, cheffe du bureau des services publics locaux et Mme Marine Fabre, cheffe du bureau du contrôle de légalité et du conseil juridique (11 juin 2020)

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Nous poursuivons les auditions de la commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous allons entendre les représentants de la direction générale des collectivités locales (DGCL) du ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales : M. Stanislas Bourron, directeur général des collectivités locales, Mme Isabelle Dorliat-Pouzet, cheffe du bureau des services publics locaux et Mme Marine Fabre, cheffe du bureau du contrôle de légalité et du conseil juridique.

La répartition des compétences entre les collectivités territoriales et les services de l’État, préfectures et agences régionales de santé (ARS), ainsi que l’exercice des pouvoirs de police en matière de lutte antivectorielle sont en effet au cœur de notre sujet.

Mesdames, Monsieur, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Mesdames, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

M. Stanislas Bourron, directeur général des collectivités locales. Le sujet sur lequel vous avez souhaité nous auditionner, la répartition des compétences entre État et collectivités en matière de lutte contre la propagation des moustiques et de lutte anti-vectorielle, n’est pas simple, à vrai dire.

J’imagine que la commission a déjà largement la vision de la complexité de l’organisation juridique du dispositif. Dans ce maquis historique, car la difficulté de la perception de l’organisation s’explique aussi par l’ancienneté des textes sur lesquels nous travaillons, je vais essayer d’organiser mon propos autour de deux aspects : d’une part le sujet des compétences, et d’autre part, le sujet des pouvoirs de police, ainsi que des questions qui se posent aujourd’hui sur ces deux aspects, au regard de l’évolution de la lutte anti-vectorielle qui prend une ampleur nouvelle ces dernières années, par rapport au contexte des années 1960 et même des années 2000.

Les textes qui fondent la lutte contre la propagation des moustiques et la lutte anti-vectorielle sont la loi du 16 décembre 1964 et l’article L. 3114‑5 du code de la santé publique, qui a été modifié par la loi relative aux libertés et responsabilités locales dite « loi LRL » du 13 août 2004. Celle-ci confie très principalement à l’État la responsabilité de la politique de lutte anti-vectorielle (LAV) et donne aux collectivités, notamment aux départements, la possibilité d’intervenir dans la mise en œuvre et le financement de cette politique, tout en créant une compétence autour de ce qu’on appelle la lutte de confort.

Ce sont ces deux grandes thématiques qui ont fait débat dans les années qui ont suivi cette loi et jusqu’à aujourd’hui : savoir où commence la lutte anti-vectorielle, où s’arrête la lutte contre la prolifération des moustiques en termes de confort, sachant qu’il revient au ministère de la Santé de déterminer les départements dans lesquels il convient d’intervenir dans la lutte anti-vectorielle. En revanche, toute collectivité départementale pouvait s’emparer du sujet de la lutte de confort et décider une intervention ciblée sur tel ou tel endroit pour traiter des présences de moustiques.

Nous avons donc une intervention sur une politique sanitaire autour de la LAV, qui est portée par le ministère en charge de la santé avec, au niveau déconcentré, des préfets de département qui prennent des arrêtés pour déterminer des zones où il faut lutter contre les moustiques vecteurs et, à la manœuvre les ARS, qui ont des compétences spécifiques en matière de prospection, de traitement, de travaux et de mesures de surveillance entomologique.

Les départements sont en charge, dans les zones délimitées par le préfet, de conduire des opérations de démoustication, ce qu’on appelle plus classiquement la lutte de confort.

À ce sujet des compétences, viennent s’ajouter dans cet univers juridique les compétences du maire, c’est-à-dire son pouvoir de police. Le pouvoir de police du maire est de deux natures : un pouvoir de police spéciale, prévu par le code général des collectivités territoriales (CGCT), pour la surveillance des points d’eau. C’est une possibilité d’intervention large ; cela concerne évidemment la possibilité de traiter les nids d’insectes vecteurs et surtout toute présence de moustiques gênants au sein de ces points d’eau. Les maires disposent également du pouvoir de police générale, classique, qui leur permet d’intervenir au titre de la salubrité publique en cas d’urgence.

Dans le cadre de ces pouvoirs de police, assez classiquement, le préfet peut se substituer si les maires n’intervenaient pas.

Cette intervention des maires a été rappelée dans le décret du 29 mars 2019, qui rappelle dans le code de la santé publique l’importance de cette possibilité d’intervenir.

Nous avons donc des interventions au titre soit des compétences, soit des pouvoirs de police, et ces interventions peuvent se chevaucher, ainsi que des interventions soit au titre de la lutte anti-vectorielle, soit au titre de la lutte de confort, ce qui peut amener à différents acteurs à intervenir.

Il y a sans doute une difficulté à intervenir de façon fondée sur des bases juridiques qui sont complexes et pas toujours très précises, il faut bien le dire. La façon dont les choses sont rédigées est le fruit de l’histoire et le fait que certaines collectivités, notamment départementales, se sont emparées de ces sujets pour les traiter, notamment ces questions de lutte contre les moustiques.

La question est aujourd’hui un peu complexe puisque nous assistons à une montée en puissance de la lutte anti-vectorielle avec la diffusion du moustique tigre qui s’est répandu sur le territoire. Par conséquent, nous avons une baisse assez naturelle de l’intervention au titre de la lutte de confort, puisque les deux sujets sont en train de fusionner, de se rejoindre. Cela rend d’autant plus difficile à trouver et à tracer la ligne d’intervention entre les uns et les autres selon qu’on est en confort ou en lutte anti-vectorielle. Sur le sujet des compétences, il y a donc effectivement une difficulté à tracer la ligne d’intervention.

L’une des solutions trouvées dans certains cas pour régler cela est la possibilité, notamment pour le ministère de la Santé via les ARS, de déléguer ces politiques d’intervention à un opérateur. Le conseil départemental de l’Aisne, notamment, s’est vu confier cette compétence par l’ARS et peut donc intervenir au titre de ses compétences propres, mais aussi au titre de la délégation qu’il a reçue de l’ARS pour traiter de façon uniforme, sans se poser la question de savoir s’il s’agit de confort, de la démoustication classique ou de la lutte anti-vectorielle. Ce sont des pistes concrètes qui ont pu être mises en œuvre pour essayer de coordonner les actions en donnant à un opérateur unique la possibilité d’intervenir, quels que soient la base juridique et le titulaire de la compétence de départ.

Sur les sujets des pouvoirs police, la réflexion a avancé et, notamment, une proposition de loi a été adoptée par le Sénat au début de cette année, qui vise à essayer de mieux tracer la ligne et de mieux identifier les responsabilités, entre ce qui est du ressort du pouvoir de police spéciale du maire et ce qui serait du ressort de l’État, en considérant qu’il revient à l’État d’assurer une politique de santé publique et donc de s’emparer de cette compétence dès qu’il y a une détection d’un nid de vecteurs.

C’est un sujet assez ancien et les débats juridiques sont aussi anciens. Les mises en œuvre ont été assez différentes selon les territoires, avec des collectivités qui s’en sont plus ou moins emparées. Nous assistons à une évolution des besoins avec la montée en puissance de la lutte anti-vectorielle ces dernières années, ce qui amène aujourd’hui à se poser la question des conditions dans lesquelles nous pouvons arriver à apporter les bonnes réponses aux problèmes auxquels sont confrontés tels ou tels territoires en matière de lutte anti-vectorielle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci, monsieur Bourron, pour vos propos liminaires qui étaient assez éclairants, mais je souhaite vous poser des questions qui vont nous permettre d’avoir plus de précisions.

Concernant l’architecture institutionnelle, la loi de décentralisation du 13 août 2004 a donné lieu à des interprétations variables s’agissant, notamment, de la compétence de principe qu’elle semble attribuer aux départements en matière de lutte contre les moustiques, comme nuisance et comme vecteur. De quelles prérogatives exactes les départements disposent-ils aujourd’hui ? Peut-on séparer efficacement la compétence « démoustication de confort » de la compétence « lutte contre les vecteurs à but sanitaire » ? L’État peut-il exercer des compétences en matière de LAV et si oui, dans quels cas ?

M. Stanislas Bourron. Je suppose que vous allez ou avez déjà auditionné la direction générale de la santé, qui est le ministère en charge de ces politiques quand elles prennent une dimension sanitaire. La compétence de la direction générale des collectivités locales réside dans l’architecture institutionnelle s’agissant de compétences classiques. Lorsqu’il s’agit d’un problème de santé publique, nous cédons assez naturellement le pas sur d’autres services ministériels.

Selon nous, le département a une compétence essentiellement autour des opérations de démoustication dans les zones de démoustication de confort déterminées par le préfet de département. Le financement peut être assuré par département et commune puisque l’article 35 de la loi de finances pour 1975 en a fait des dépenses obligatoires.

Les départements peuvent confier à un opérateur public le soin d’intervenir. C’est d’ailleurs souvent le cas. Des ententes interdépartementales ou des opérateurs tiers peuvent porter cette intervention puisque c’est une compétence assez particulière.

La difficulté est qu’ils sont parfois mobilisés par ces départements également pour la lutte anti-vectorielle. La complexité de l’exercice est que, aujourd’hui, qui est capable de dire si on tue un moustique pour le confort ou parce qu’il est potentiellement vecteur ? On ne demande pas aux moustiques ce qu’ils portent avant de se chercher à savoir s’il faut s’en débarrasser. C’est toute la difficulté de déterminer cette séparation.

Il est du ressort de l’ARS d’intervenir pour les mesures de prospection, de traitement, ainsi que les travaux et mesures de surveillance entomologique, en application de l’article R. 3114-11 du code de la santé publique. Le département ne peut aller sur des compétences que le code de santé publique reconnaît, clairement et explicitement, à l’ARS et donc au ministère de la Santé.

Toutefois, comme je vous le disais, il existe des cas où, pour éviter cette scission et le problème de cette frontière difficile à tracer entre lutte contre les moustiques vecteurs et lutte contre les moustiques non vecteurs, il a été choisi d’avoir un opérateur unique, commun entre État et collectivités, notamment dans le département de l’Aisne, où cette solution date d’avril 2019. C’est une démarche que je trouve intéressante pour essayer de surmonter ce tracé complexe de savoir, lorsque l’on s’attaque à tel moustique, si c’est de la lutte anti-vectorielle ou autre chose. On peut ainsi trouver un opérateur qui traite globalement le sujet, sur la base d’arrêtés déterminés par le préfet, dans une logique à la fois sanitaire et de confort.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous exposer de façon détaillée le paysage de la LAV dans l’outre-mer, et notamment l’entité exerçant la compétence et celle assurant le financement dans chacun des territoires concernés ? La diversité des compétences et des modes d’exercice est-elle adaptée aux situations locales ou est-elle le résultat de pratiques historiques ? Avez-vous connaissance de difficultés d’application de la législation ?

M. Stanislas Bourron. Je ne peux pas vous donner ce panorama dont nous n’avons pas connaissance. Il pourrait être intéressant de solliciter la direction générale des Outre-Mer (DGOM) qui pourrait peut-être faire une remontée plus précise.

Toutefois, nous avons été mobilisés, il y a quelques mois, par une mission d’inspection sur les thématiques de prévention des maladies vectorielles, portée conjointement par l’Inspection générale de l’administration (IGA) et l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Peut-être avez-vous entendu parler de leur rapport et serait-il intéressant de recevoir les inspecteurs qui, justement, s’interrogeaient sur l’organisation institutionnelle mise en place dans deux départements. De ce que l’on comprend dans ce rapport, il existe dans ces outre-mer également des opérateurs qui essaient de concentrer l’action, même si un certain nombre de questions peuvent se poser sur les conditions de leur intervention et l’organisation juridique mise en place.

Je ne connais personnellement pas la mécanique mise en place dans chacune de ces collectivités, mais j’ai senti dans le rapport que ce sujet, extrêmement prégnant pour les départements et les collectivités d’outre-mer, de façon différente bien sûr selon les endroits, était vraiment identifié et pris à bras le corps, avec des organisations qui pouvaient peut-être être améliorées en termes notamment d’organisation juridique. Je pense que la DGOM pourrait vous présenter ce sujet.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous présenter les polices administratives et les autorités les exerçant pour lutter contre les gîtes larvaires, imposer aux propriétaires de prendre des mesures contre les eaux stagnantes et, en cas de survenue d’un foyer épidémique, contraindre les personnes concernées à s’isoler et démoustiquer ?

M. Stanislas Bourron. C’est le maire qui a le pouvoir de police spéciale pour assurer la surveillance des points d’eau. Ce pouvoir est prévu par les articles L. 2213-29 à 2213-31 du CGCT, dans qui déterminent en quoi consistent ces pouvoirs de police spéciale.

Le maire a également toujours son pouvoir de police générale, qui est fixé à l’article 2212-2 du CGCT, et qui lui permet d’intervenir en termes de salubrité publique, mais il s’agit plutôt d’une intervention en cas d’urgence.

Les pouvoirs de police spéciale portent sur le fonctionnement, l’intervention au quotidien. En cas d’urgence, y compris en termes de salubrité publique, le maire a la possibilité d’intervenir, tous champs confondus, via son pouvoir de police générale. C’est sur l’articulation entre les deux pouvoirs de police que nous pourrions revenir, si vous le voulez. En ce qui concerne son pouvoir de police spéciale qui est en fait le plus mobilisé, il appartient au maire de prescrire toutes les mesures nécessaires pour assurer l’assainissement des points d’eau, aux frais des propriétaires, tant sur les propriétés publiques que sur les propriétés privées. Le préfet peut se substituer, le cas échéant, si le maire ne mettait pas en œuvre son pouvoir de police spéciale.

Cette compétence a encore été rappelée dans le décret du 29 mars 2019. Le maire peut prendre différentes mesures : communication auprès de la population, mise en œuvre d’un repérage des zones de difficultés et de traitement, contrôle des sites et prescriptions de mesures.

Vous évoquiez des difficultés. Peut-il y avoir une possibilité d’obliger les gens à s’isoler ? Non, le pouvoir de police spéciale ne permet pas cela. Nous l’avons vu durant les mois qui viennent de s’écouler : isoler quelqu’un est une atteinte lourde à sa liberté d’aller et de venir, c’est une disposition extrêmement encadrée. Il ne pourrait revenir qu’au législateur de déterminer dans quelles conditions le faire, comment donner un pouvoir réglementaire ou quel est l’argumentaire pour le mettre en œuvre, dans des conditions extrêmement particulières. Nous avons vu avec le confinement à quel point c’est quelque chose qui mérite d’être très fortement encadré, qui ne doit pas être laissé uniquement à la main d’un pouvoir de police spéciale, sur une base trop légère, comme simplement la présence d’un moustique.

Un autre point de difficulté est la possibilité d’intervenir dans les propriétés privées. Il faut y être également très attentif, parce qu’il s’agit potentiellement d’une atteinte à la propriété des gens, donc nous sommes très prudents. D’ailleurs, dans une loi que l’Assemblée a vue l’année dernière, la loi du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique, il est prévu des mesures autour des sanctions administratives que les maires peuvent faire peser sur des gens qui ne respectent pas les arrêtés municipaux. Nous avons été très attentifs à faire en sorte que ces mesures restent sur le domaine public pour éviter le risque de la voie de fait dans les propriétés privées.

C’est un sujet qui doit pouvoir se traiter parce qu’il s’agit d’un sujet qui va vers la santé publique, mais il faudra sans doute que le législateur s’en empare. Je crois que la proposition de loi adoptée par le Sénat traite de ce sujet, en tout cas commence à l’envisager. Quoi qu’il en soit, il faut être très vigilant pour ne pas porter atteinte au droit de propriété, en allant chez les gens sans leur accord ou dans des conditions qui ne seraient pas acceptables.

Ce point est sans doute un des points de faiblesse du pouvoir de police spéciale aujourd’hui. Si, sur le domaine public, nous voyons bien ce qu’il peut permettre de faire, il est limité dans sa mise en œuvre, sur le domaine privé, à la bonne volonté et parfois simplement à la présence des propriétaires, parce qu’il est quand même rare qu’un propriétaire refuse qu’on vienne démoustiquer son terrain si on le lui propose.

Si un maire est confronté à un foyer épidémique, je pense que rien que le terme « foyer épidémique » renvoie à un problème qui dépasse son pouvoir de police spéciale des plans d’eau. Franchement, nous passons à autre chose et nous rentrons sur une compétence de santé publique. Il appartient à ce moment à l’État de prendre la main pour intervenir, pour lutter contre les foyers épidémiques à travers l’intervention du préfet et de l’ARS. On sort en fait du champ d’intervention du maire, du champ d’une intervention du quotidien, pour passer à une intervention sanitaire, qui est du ressort de l’État et qui n’est plus de la responsabilité du maire.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comme vous venez de le dire, les maires peuvent intervenir contre la présence de moustiques vecteurs au titre de leurs pouvoirs de police générale comme de leurs pouvoirs de police spéciale des points d’eau. Quel usage les communes font-elles de ces prérogatives ?

M. Stanislas Bourron. Je ne peux pas vous répondre sur ce point parce que nous n’avons pas de retour spécifiquement sur la façon dont se met en œuvre ce pouvoir de police spéciale. Je ne saurais donc pas vous répondre en vous donnant la façon dont il est mis en œuvre, dont cela est vécu ou pas du côté des communes concernées.

Nous savons que, selon les territoires et la prégnance du problème de la présence de moustiques dans les différentes collectivités, les traitements lourds portés par des ententes interdépartementales ou des départements ou les interventions plus ponctuelles menées par les communes au titre du pouvoir de police ne sont pas les mêmes. Le sujet est historiquement un sujet méridional ou ultramarin. Toutefois, il évolue et c’est sans doute aussi l’intérêt de votre commission, qui pourra peut-être réfléchir à la façon de faire évoluer les choses, puisque la présence du moustique tigre notamment n’est plus aujourd’hui concentrée dans certains départements métropolitains ou d’outre-mer. C’est sans doute une remontée qui serait intéressante. Il faudra peut-être interroger le ministère de la Santé, qui pourra alors évaluer la façon dont les choses se mettent en place et voir s’il y a des remontées particulières ou des difficultés particulières.

À ma connaissance, si la question de la répartition des compétences était historiquement une question qui nous a été posée, je n’ai pas connaissance, depuis que j’ai occupé des fonctions à la DGCL, de difficultés spécifiques locales qui nous auraient été soumises. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas, bien sûr, mais ce n’est pas arrivé jusqu’à nous.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les compétences communales sont-elles suffisamment étendues sur le sujet ? Le sont-elles trop ? Les municipalités disposent-elles de moyens suffisants pour les mettre en œuvre ? La suppression de la police spéciale des points d’eau était prévue dans le projet de loi relatif à la biodiversité de 2016, avant que les dispositions correspondantes ne soient retirées par le Parlement lors de l’examen du texte. Quel regard portez-vous sur cette police spéciale ? Son maintien vous semble-t-il justifié ?

M. Stanislas Bourron. Les compétences sont-elles suffisamment étendues ? J’ai évoqué un peu ce sujet tout à l’heure en parlant du pouvoir d’intervention sur le domaine privé. Aujourd’hui, si le propriétaire privé donne son accord, l’intervention peut se faire sans difficulté. En l’absence d’accord, nous avons retrouvé la loi du 29 décembre 1892 relative aux dommages causés à la propriété privée par l’exécution de travaux publics, ce qui ne nous rajeunit pas, qui prévoit des garanties procédurales et que nous pourrions peut-être mobiliser pour intervenir en considérant qu’il s’agit de travaux publics. Nous sommes quand même en train de mobiliser des textes qui commencent à être très anciens et qui sont assez éloignés du sujet, mais qui pourraient peut-être être un support juridique pour permettre une intervention sur le domaine privé.

Concernant le maintien du pouvoir de police spéciale, en tant que représentants de la direction générale des collectivités locales au sein du ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, nous sommes plutôt favorables au maintien d’un pouvoir de police spéciale qui soit par contre mieux précisé, pour mieux connaître les contours de la responsabilité qui, le cas échéant, incombe aux maires.

En effet, la difficulté aujourd’hui provient de maires qui, soit vont un peu au-delà de ce qu’ils devraient ou pourraient faire, soit ne vont pas suffisamment loin. Mais comme on ne sait pas très bien où est la limite de ce qu’ils doivent faire, sans chercher à engager des responsabilités, il faudrait simplement savoir qui est un acteur, qui doit intervenir pour traiter ces sujets. Il y a sans doute besoin d’un pouvoir de police spéciale spécifique, mais mieux précisé sur cette question de la lutte contre les moustiques. Ce pouvoir permettrait aussi, en étant mieux déterminé, de ne pas aller solliciter l’intervention des maires sur des sujets qui ne sont pas les leurs.

Dans la réalité, il faudrait sans doute quelque chose qui permettrait aux maires de signaler la présence de zones de difficulté, la présence de moustiques en nombre ou de difficultés rencontrées sur la commune, pour ensuite mobiliser et aller solliciter les ARS et les préfets pour une intervention plus lourde et pour intervenir puisque souvent, malheureusement, cela commence par être une question de confort, mais cela peut devenir rapidement un problème de lutte anti-vectorielle. Cela pourrait donc être une compétence plus autour du signalement, avec une obligation de signalement par contre, qui serait dans le champ des maires de par leur connaissance du terrain, leur proximité, leurs relations avec la population, leur capacité à avoir l’information pour être en mesure d’alerter et de prévenir les autorités sanitaires, si cela prend une tournure particulière, pour qu’une intervention plus lourde soit faite, le cas échéant avec un opérateur unique qui serait commun entre État et département.

Marine Fabre, cheffe du bureau du contrôle de légalité et du conseil juridique. La loi du 29 décembre 1892 nous semble applicable aux cas dans lesquels des agents communaux pourraient être amenés à intervenir dans des propriétés privées. Cela nécessiterait simplement d’avoir une acception un peu large de la notion de travaux publics. C’est pourquoi il nous semblerait intéressant de prévoir des dispositions plus explicites sur le sujet.

On en trouve un exemple dans la version de la proposition de loi telle qu’elle a été adoptée en première lecture au Sénat, avec un exemple de disposition qui habilite explicitement les agents des communes – et des ARS, puisqu’eux aussi peuvent être amenés à devoir faire de la surveillance sur des propriétés privées – à pénétrer sur les propriétés privées, avec un cadrage au niveau des horaires auxquels ils peuvent accéder à ces propriétés, la procédure pour prévenir le propriétaire et également les délais dans lesquels ils peuvent intervenir.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles actions les préfets ont-ils été amenés à prendre au cours des dernières années face au risque vectoriel ? Dans quelle mesure les pouvoirs de mise en demeure ouverts par la loi du 16 décembre 1964 sont-ils utilisés par les préfets ? La procédure est-elle assez utilisée ? Plus généralement, les préfets disposent-ils aujourd’hui de pouvoirs suffisamment coercitifs pour lutter efficacement contre la présence de gîtes larvaires chez les particuliers ?

M. Stanislas Bourron. Nous ne disposons pas de données sur l’ensemble de ces questions autour des pouvoirs des préfets puisque, si nous travaillons sur la question de la répartition des compétences entre l’État et les collectivités, et surtout entre les collectivités, les modalités d’intervention des préfets dans leur cadre de politiques publiques, ou de politique sanitaire dans le cas d’espèce, ne sont pas portées à notre connaissance et nous n’avons aucun suivi.

Je pense que, sur la plupart de ces thématiques, notamment en ce qui concerne l’articulation des interventions en matière de lutte contre les risques vectoriels entre préfets et ARS, la direction générale de la santé (DGS) est la plus à même de vous apporter des réponses. Je crois que vous aviez souhaité aussi que la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) puisse, le cas échéant, participer. Selon les informations que l’on m’a communiquées, les membres de cette direction n’ont pas de remontées particulières sur ce sujet ; en tout cas, ils ne m’en ont pas fait part. Je pense donc que c’est plutôt la DGS qu’il faudrait solliciter pour des informations sur cette thématique. Je suis navré, mais je ne peux pas me prononcer sur ces questions néanmoins importantes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans quelle mesure les préfets font-ils usage des règlements sanitaires départementaux en matière de LAV ? Pouvez-vous présenter à la commission d’enquête des exemples de dispositions contenues dans les règlements sanitaires départementaux ? La séparation administrative entre ARS et préfecture constitue-t-elle un obstacle à l’efficacité de l’action publique sanitaire en situation de crise épidémique ? Le cas échéant, comment pourrait-on y remédier ?

M. Stanislas Bourron. Au regard des délais que nous avons eus entre le questionnaire et le jour de l’audition, je n’ai pas de réponse sur la question des règlements sanitaires. Les règlements sanitaires départementaux sont effectivement des sujets sur lesquels nous pourrions aller solliciter des informations, mais je ne peux pas vous répondre aujourd’hui. Si vous le souhaitez, nous essaierons de questionner quelques préfectures pour savoir comment les choses ont pu s’organiser, mais je n’ai pas d’exemple à vous donner actuellement. Nous pourrions solliciter quelques départements, peut-être outre-mer ou dans le sud de la France, là où ces sujets sont plus prégnants même s’ils ne sont plus les seuls concernés.

Sur la séparation entre ARS et préfectures, je n’ai pas un avis professionnel puisque je ne suis pas au côté des responsables de la mise en œuvre de l’action d’État sur cette thématique. Je ne sais pas dire, sur le sujet de la lutte anti-vectorielle, si l’organisation est pertinente ou pas. Le fait est qu’elle est assez ancienne, notamment en ce qui concerne l’intervention des préfets pour la délimitation des zonages, mais elle repose quand même largement sur l’intervention des ARS puisque nous sommes sur une compétence sanitaire.

Nous avons vu, y compris dans les dernières semaines et derniers mois, le rôle éminent des ARS dans la mise en œuvre d’une politique sanitaire au niveau régional et au niveau local, avec le soutien des services et du préfet pour intervenir, notamment parce qu’il y a des actes administratifs d’un certain nombre de natures à prendre lorsque les textes le prévoient.

Je ne peux donc pas vous dire que cette séparation pose une difficulté particulière. Ce n’est en tout cas pas remonté à notre connaissance.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel regard portez-vous sur la nouvelle répartition des compétences proposée par le texte adopté en première lecture au Sénat en janvier dernier ?

M. Stanislas Bourron. Ce texte, sur lequel nous avons eu un regard un peu lointain en janvier, nous semble apporter un certain nombre d’évolutions intéressantes. Il a beaucoup changé entre le texte initial de la proposition de loi et le texte adopté par le Sénat. Il cherche effectivement à prendre en compte les difficultés, notamment les difficultés qu’auraient les maires à faire intervenir leurs pouvoirs de police spéciale. Il y a tout un dispositif qui vise à mieux cadrer la politique d’intervention sur les propriétés privées et à mieux répartir l’intervention entre ce qui est du ressort de l’État et ce qui est du ressort du maire.

Sur le pouvoir de police spéciale, cela nous semble donc effectivement être des réflexions intéressantes, qui vont d’ailleurs dans le sens de ce que j’indiquais sur les questions qui étaient posées.

Sur la clarification de la répartition des compétences, cela nous semble aussi commencer à aller dans le bon sens. Il faudrait peut-être, ce que nous n’avons pas eu de notre côté, un retour sur la façon dont l’Assemblée des départements de France et, le cas échéant, les autres associations d’élus perçoivent cet aspect des choses.

Il y a en tout cas une ligne assez nette, une évolution de la situation qui fait que la lutte anti-vectorielle prend une part de plus en plus importante dans le chiffre de la lutte contre les moustiques, au détriment de la lutte de confort qui était plutôt du ressort des collectivités. Il est donc assez naturel que nous arrivions à une répartition des rôles qui mette plus en avant la dimension sanitaire, donc portée par l’État, avec une compétence plus secondaire pour les collectivités, notamment départementales, en considérant qu’il y a une responsabilité en matière de politique sanitaire qui dépasse souvent le champ des circonscriptions géographiques des collectivités concernées. Les moustiques ne connaissent pas les limites communales et départementales. Évidemment, quand il s’agit d’une île, le sujet est un peu différent, mais quand on est sur un territoire plus vaste, ce sujet prend rapidement une ampleur qui est au moins interdépartementale, régionale, voire interrégionale dans certains cas, d’où l’intérêt d’avoir une dimension de gestion par l’État pour ces questions sanitaires. C’est sans doute ce vers quoi il faut tendre et c’est un peu la démarche que cette proposition de loi engage.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le texte adopté par le Sénat prévoit notamment la possibilité pour le préfet, après avis du Haut Conseil de la santé publique, d’autoriser sur le territoire du département la mise en œuvre à titre expérimental de nouvelles techniques de lutte contre les vecteurs. Comment concevez-vous la mise en œuvre de cette prérogative ?

M. Stanislas Bourron. Pour tout vous dire, je ne sais pas trop en quoi consistent ces nouvelles techniques de lutte, mais, sur le principe, je pense qu’on ne peut qu’être favorable à une démarche qui permet d’apporter des réponses nouvelles, dans la mesure où elles sont validées par les autorités sanitaires. On ne nous a d’ailleurs pas tenus au courant de ce qui est entendu ou sous-entendu comme nouvelles méthodes de lutte, mais cela nous semble être une approche intéressante.

Nous sommes toujours dans cette logique selon laquelle, pour la lutte anti-vectorielle, nous sommes sur une compétence d’État et qu’il faut donner des outils adaptés à l’État pour pouvoir lutter contre ces vecteurs.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Faut-il imaginer de nouvelles normes de construction et d’entretien afin d’éviter la création des gîtes larvaires, telles que pentes minimales des toits, imperméabilisation des sols et équipements d’hydrologie urbaine ? Seriez-vous favorable à leur inclusion dans les plans locaux d’urbanisme communaux (PLU) et intercommunaux (PLUi) ? Comment concilier les problèmes que ces constructions posent avec le respect des normes en matière d’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite ? Pourrait-on prévoir des exceptions à ces normes ?

M. Stanislas Bourron. C’est un sujet complexe, sur lequel je ne peux pas avoir de réponse définitive aujourd’hui. Cela mériterait un échange avec les services de la direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) qui sont compétents sur les normes de construction.

Je pense que les observations faites sur le terrain quant aux conditions qui favorisent la prolifération des moustiques et donc à ce qui permet d’éviter cette prolifération conduisent à des consignes telles que celles qui ont été diffusées par la communication locale ou nationale : éviter les récipients d’eau stagnante, traiter régulièrement tous les espaces comportant de l’eau… Ces consignes, qui sont maintenant connues de la population dans les départements métropolitains et d’outre-mer, ont vocation à être mises en œuvre.

Faut-il aller jusqu’à contraindre la norme de construction pour ce faire ? Je ne saurais le dire. Je ne saurais dire exactement sous quelle forme parce que, certes, il y a la pente, mais il y a aussi le sujet des gouttières, des caniveaux, des réseaux d’évacuation d’eau. Nous risquons d’aller assez loin dans la thématique, au-delà de l’habitat individuel, jusqu’à des questions d’organisation des espaces publics et de la configuration même des espaces publics.

Faudrait-il introduire cela ? Si on va sur une norme de construction, il le faudra nécessairement et on rentre alors dans la logique du PLU puisque c’est une autorisation d’urbanisme. À la question « si l’on devait aller vers cela, faut-il que ce soit dans le PLU ? », la réponse est donc oui, évidemment.

La question est plutôt : « faut-il aller vers cela ? » Je n’ai pas la compétence et la connaissance pour répondre à cette question. S’il existe des pratiques extrêmement positives, extrêmement concluantes, qui seraient à moindre coût et pas trop complexes, car le risque est d’avoir des enjeux financiers très lourds en termes de construction, cela mériterait sans doute un regard attentif.

Faut-il passer par la norme ? Peut-être, peut-être pas. Cela peut aussi passer par la recommandation, y compris dans les communes les plus touchées. Cela peut être aussi une solution.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans certains territoires, comme la Haute-Corse en 2007, un arrêté préfectoral a édicté un certain nombre de prescriptions en matière de construction pour lutter contre le développement de moustiques. Ce dispositif est-il efficace ? Faudrait-il le systématiser ?

M. Stanislas Bourron. Pour tout vous dire, vous nous avez appris l’existence de cet arrêté. Nous allons nous pencher sur le sujet et essayer de comprendre ce point, y compris le fondement juridique de l’arrêté qui intervient en matière de construction. Il faut que nous regardions cela.

Cela rejoint un peu mon propos de départ. S’il apparaît qu’un certain nombre de méthodes de construction intervenant sur le bâti peuvent être susceptibles d’avoir des effets extrêmement bénéfiques pour éviter la prolifération des moustiques, cela mérite sans doute qu’on s’y attarde.

Nous disposons de deux méthodes : soit une modification pour contraindre le droit de la construction, ce qui est quand même très lourd, soit aller vers des mécaniques de recommandations qui sont souvent tout aussi efficaces pour faire évoluer les pratiques, sans passer nécessairement par un arrêté d’ailleurs.

Je ne peux pas répondre à la question de savoir si le dispositif est efficace ou pas. Nous allons déjà nous pencher sur le fait de savoir sur quel fondement il s’appuie, comment le préfet peut donner ce type de contraintes sur des normes de construction et, ensuite, nous pourrons le cas échéant donner une analyse.

Je pense toutefois qu’il est plus simple en la matière de prendre le point que nous évoquions précédemment si nous devons faire quelque chose sans passer par les règles de la construction, plutôt que de passer par des arrêtés. Les arrêtés sont des actes et pouvoirs de police qui visent à prendre en compte des situations dans un délai donné, pour une période donnée et non à s’inscrire dans le temps et de façon pérenne. Je pense que ce n’est pas le vecteur juridique le plus approprié.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La lutte contre les moustiques suscite régulièrement des plaintes de la part d’associations de protection de l’environnement en raison de ses conséquences potentielles sur la biodiversité. Dans quelle mesure les exécutifs locaux et préfets sont-ils confrontés à ces problématiques ?

M. Stanislas Bourron. Comme je vous l’indiquais, je n’ai pas connaissance, ou pas le souvenir, de remontée de difficultés de cette nature, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Je dis que cela n’arrive pas jusqu’à nous. Nous sommes une administration centrale, nous recevons énormément d’informations, mais nous ne prétendons pas savoir tout ce qu’il se passe sur le terrain. Nous n’avons pas cette vocation ni ces prétentions.

Même si cela ne remonte pas jusqu’à nous, nous voyons bien tout l’enjeu qu’il y a à avoir, dans le cadre de cette lutte contre les moustiques, des outils qui soient respectueux des orientations du développement durable, de l’écologie et des écosystèmes. Ce qui a pu exister – cela renvoie à des images d’Épinal – dans l’après-guerre avec une lutte contre les moustiques extrêmement puissante, qui a été efficace, mais au prix sans doute d’une pollution durable d’un certain nombre d’espaces, est quelque chose que nous ne pouvons plus faire.

Cela rejoint peut-être votre propos et votre question précédente sur la possibilité d’utiliser de nouveaux outils et de nouvelles techniques, sous réserve bien sûr qu’elles soient validées en termes sanitaires par le Haut Conseil de la santé publique (HCSP). C’est sans doute dans cette voie qu’il faut avancer, mais, de notre côté, nous n’avons pas de remontée de mise en cause spécifique de l’utilisation de tel ou tel produit.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Avez-vous d’autres observations à transmettre à la commission d’enquête ?

M. Stanislas Bourron. Non, mais j’ai peut-être une question si vous m’y autorisez, pour l’intérêt collectif des services de la direction générale. Par rapport notamment au texte dont vous nous avez parlé, émanant de la proposition de loi adoptée par le Sénat, l’idée de votre commission est-elle aussi de travailler à la construction d’un nouveau cadre juridique ou êtes-vous, à ce stade, plutôt dans l’idée d’avoir un constat et une observation des situations ?

Je ne cherche pas à poser une question délicate. À titre d’information, pour l’administration centrale que nous sommes, c’est intéressant de savoir s’il y a des perspectives d’évolution de par les conclusions de votre commission d’enquête, ces sujets étant historiquement complexes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les deux, car faire le constat est une bonne chose, mais avoir des préconisations est encore mieux, en tenant compte de ce qu’il se passe dans tout le territoire national. Comme vous le savez, toute la France est impactée, mais plus encore les territoires ultramarins.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Nous avons le sentiment que la bonne articulation entre les ARS et les communes ou les départements dépend beaucoup des personnes.

En ce moment, il est un peu de bon ton de la part des collectivités locales de vouloir à tout prix récupérer des compétences des ARS ce à quoi, à titre personnel, je suis formellement opposée. S’il y a des choses à repenser dans l’organisation et les missions des ARS, ce qui est à peu près acquis pour tout le monde, néanmoins ce ne serait certainement pas dans le retrait mais plutôt dans l’augmentation à mon sens, avec une meilleure redéfinition territoriale, notamment dans les liens.

Je viens de passer dix semaines au sein de la réserve sanitaire à l’ARS de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Je suis la seule parlementaire à ce jour à avoir passé dix semaines en immersion et je pense notamment, que sur l’équilibre entre « préfectures de santé » telles que je les considère et préfectures territoriales, il faut sans aucun doute mieux encadrer les obligations des uns et des autres et avoir des zones de discussion.

Je pense notamment – c’est un sujet tout à fait annexe à ce qui nous occupe aujourd’hui – à la gestion des décès massifs. Je peux vous dire pour avoir travaillé un peu dessus que c’est catastrophique.

Je pense à un outil qui est très utile : les projets d’intérêt général (PIG) qui sont décrétés par les préfets, avec les questions de prévention et d’accès aux zones privées, y compris quand il faut faire des travaux, quand on subroge à des associations, quand les propriétaires privés ne sont pas là pour les curages de fossés, ou d’autres travaux dans l’intérêt des programmes d’actions de prévention des inondations (PAPI), etc.

Je pense que nous avons plein d’outils juridiques, mais que, parfois, ils ne sont pas suffisamment déployés, peut-être pas assez appuyés sur le couple maire-préfet pour donner cette subsidiarité territoriale qui est attendue dans les objectifs de décentralisation.

M. Stanislas Bourron. Ces points concernent l’organisation des services de l’État sur laquelle je n’ai pas de compétences. Le fait est que, sur ce sujet de la lutte contre les moustiques, nous n’avons pas d’information selon laquelle il y aurait eu des difficultés d’articulation dans les périodes précédentes et que l’intervention des uns et des autres aurait présenté des difficultés.

Effectivement, la période qui vient de s’écouler est très particulière et des retours d’expérience seront à faire. L’intervention des uns et des autres sera regardée. Nous avons vu l’intérêt, dans le cadre juridique que nous connaissons aujourd’hui, d’avoir une capacité de déconcentration d’actions régionales, départementales et communales qui fait intervenir différents acteurs. Notamment dans la période du déconfinement, nous avons vu à quel point cela permet d’avoir une intervention qui est plus adaptée à chacun des territoires.

C’est pour cela que, pour revenir sur le sujet du jour, il nous semble important de conserver ce pouvoir de police spéciale du maire parce que c’est un facteur important d’identification, d’observation, de signalement, mais dans une logique de lanceur d’alerte, pour que, ensuite, les autorités sanitaires qui disposent d’une capacité d’intervention dépassant la commune, dépassant le département, puissent utiliser les outils appropriés pour intervenir dans le cadre d’une gestion sanitaire du sujet car tout cela ne s’arrête pas à des territoires administratifs.


24.   Audition de M. Olivier Brahic, sous-directeur de la veille et de la sécurité sanitaire au sein de la direction générale de la santé (DGS) et M. Alexis Pernin, chef du bureau des risques infectieux émergents et des vigilances au sein de la DGS (12 juin 2020)

Mme Ramlati Ali, rapporteure, présidente. Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête.

Nous allons entendre les représentants de la direction générale de la santé : M. Olivier Brahic, sous-directeur de la veille et de la sécurité sanitaire et M. Alexis Pernin, chef du bureau des risques infectieux émergents et des vigilances. Messieurs, soyez les bienvenus.

Le directeur général de la santé et ses services sont actuellement sur la brèche pour lutter contre l’épidémie due à la Covid-19. Cependant, il faut dès à présent réfléchir aux autres risques épidémiques en cours.

Messieurs, je précise que vous devez nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose à toute personne auditionnée par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est pourquoi je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

MM. Olivier Brahic et Alexis Pernin prêtent successivement serment.

M. Olivier Brahic, sous-directeur de la veille et de la sécurité sanitaire. Je vous prie d’excuser l’absence du directeur général de la santé, le professeur Salomon, qui est effectivement sur la brèche dans le cadre de la gestion de crise liée à la Covid-19.

La politique publique liée à la prévention et à la lutte contre les maladies vectorielles à moustiques est portée par la sous-direction de la veille et de la sécurité sanitaire (VSS). Au regard des risques et des menaces sanitaires, les arboviroses font partie de nos priorités. C’est un sujet de santé publique majeur par ses impacts sanitaires mais aussi sociétaux et économiques. À ce titre, les territoires ultramarins aux Antilles, en Guyane et dans l’océan Indien, à Mayotte ou à La Réunion, ont payé un lourd tribut dans le cadre des épidémies de chikungunya, de dengue, de Zika… L’effort doit donc porter sur la prévention dans tous les territoires, qu’ils soient ultramarins ou métropolitains.

Quand je dis que le sujet des arboviroses fait partie de nos priorités, ce n’est pas une formule de style. La menace à la fois prégnante et croissante. Dans le contexte des changements climatiques, des enjeux environnementaux et de la globalisation des échanges, ce risque des maladies vectorielles à moustiques prend chaque jour de l’ampleur en France et on ne peut pas exclure un risque d’endémisation dans certains de nos territoires, lié à la colonisation du vecteur moustique Aedes albopictus. Pour donner un ordre de grandeur, en 2010, nous avions six départements colonisés en métropole ; à ce jour, nous en comptons plus de soixante.

Notre enjeu est donc bien de préparer l’ensemble des territoires et surtout leur résilience face à ce nouveau risque. À ce titre, la prévention des maladies vectorielles à moustiques a été clairement intégrée dans le plan Priorité prévention du gouvernement. Outre ces enjeux nationaux, nous avons aussi des enjeux internationaux dans le cadre du Règlement sanitaire international de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

En juillet 2019, la direction générale de la santé a publié un arrêté qui classe l’ensemble des départements de France comme à risque de développement d’arboviroses. Trois d’entre eux figurent également dans cet arrêté, comme concernés par le risque palustre : la Guyane, Mayotte et la Corse. Cela prouve non seulement l’intérêt que porte la direction générale de la santé à ce risque mais aussi ses enjeux.

Ces dernières années, nous nous sommes rendu compte – suite aux retours d’expérience des récentes épidémies d’arboviroses – que le cadre réglementaire était mal adapté à l’expansion de ces maladies. Il se construit un peu par strates et de manière assez empirique, en relation d’une part avec les niveaux de colonisation des territoires, et de l’autre avec l’apparition de nouveaux risques comme le virus West Nile ou le Zika. Aujourd’hui, l’agence Santé publique France a identifié une centaine d’arboviroses susceptibles d’être pathogènes pour l’homme. L’un de nos enjeux est de ne plus avoir de réflexion cloisonnée par strates, mais bel et bien un programme intégré de prévention de ces arboviroses et surtout un dispositif simple et lisible pour l’ensemble des acteurs : les populations, les professionnels de santé et les différents acteurs institutionnels.

Jusqu’à présent, l’organisation de la lutte contre les moustiques était de la compétence des collectivités, via la loi du 16 décembre 1964. Ensuite, la loi du 13 août 2004 a confié la lutte anti-vectorielle aux conseils départementaux. Il s’agissait en quelque sorte d’un pilotage bicéphale, avec l’État qui fixait la stratégie de la lutte anti-vectorielle et les collectivités qui mettaient en œuvre cette stratégie. D’où la nécessité, l’an passé, de réformer cette gouvernance. C’était indispensable au regard de la colonisation du territoire. Pour simplifier cette gouvernance, un décret est paru le 29 mars 2019, qui a abouti au transfert – depuis le 1er janvier 2020 – aux agences régionales de santé (ARS) à la fois des missions de surveillance entomologiques des espèces vectrices, et à la fois des missions d’intervention autour des cas d’arboviroses comme le Zika, le chikungunya ou la dengue. Par voie de conséquence, les conseils départementaux ont été recentrés sur leur compétence historique, c’est-à-dire la démoustication de confort. En parallèle, ce décret appuie sur la nécessité de mettre à disposition des maires une « boîte à outils » – dans le cadre de leurs compétences générales d’hygiène et de salubrité – pour limiter la prolifération des moustiques. C’est l’un des enjeux principaux dans les années à venir : mobiliser les maires et les collectivités locales pour pouvoir prévenir ces maladies et intervenir dès le départ, à la racine du problème.

Dernier point de ce décret, l’intervention du préfet est renforcée dans le cadre du plan d’organisation de la réponse de sécurité civile (Orsec). C’est effectivement lui, dans ces périodes de crises, qui dispose du pouvoir des mesures intersectorielles des différents acteurs du département. Elles sont indispensables : l’ARS ne peut pas tout gérer elle-même en phase épidémique. Pour synthétiser, l’idée est de mobiliser les collectivités territoriales pour limiter la prolifération des moustiques et de recentrer l’État autour d’une intervention rapide sur les cas, pour limiter et prévenir les épidémies.

Quand on parle de lutte anti-vectorielle, on a souvent en tête la lutte chimique, avec biocides. Mais la lutte anti-vectorielle ne peut se dérouler que dans le cadre d’une approche intégrée, par le biais à la fois de mesures biologiques – cela peut être l’utilisation d’organismes vivants de types prédateurs ou agents pathogènes pour éliminer les moustiques – de mesures physiques – la lutte mécanique est fondamentale notamment pour éliminer les gîtes larvaires –  et à la fois de mesures chimiques, par l’utilisation des biocides pour lesquels une attention particulière doit collectivement être portée en raison de leur empreinte environnementale. Le dernier point de cette lutte intégrée est la mobilisation sociale, la communication, l’intervention et la mobilisation de la population pour prévenir les risques, notamment l’apparition des gîtes larvaires.

Pour être efficaces et réactifs dans la gestion des maladies vectorielles, la direction générale de la santé doit disposer d’un dispositif de décèlement et de diagnostic lui-même très efficace et très réactif. C’est la raison pour laquelle, la DGS et les ARS doivent mobiliser et sensibiliser les professionnels de santé à la déclaration de ces maladies, dès lors qu’il s’agit de cas probables ou de cas confirmés et avérés, et faciliter leur signalement par ces professionnels de santé auprès des ARS. Le diagnostic biologique est une l’une des clés de voûte de la réponse à tout risque épidémique, et la direction générale de la santé a coordonné un ensemble de dispositifs qui ont permis l’inscription à la nomenclature du diagnostic par réaction de polymérisation en chaîne – Polymerase Chain Reaction (PCR) – des différentes arboviroses. Et, toujours avec le même objectif de simplifier le diagnostic biologique et d’avoir un dispositif qui soit le plus réactif possible, on a promu l’utilisation des tests rapides d’orientation diagnostique – les fameux TROD – auprès des professionnels de santé. C’est un point essentiel.

Enfin, j’ai évoqué le fait que les territoires ultramarins avaient été très touchés ces dernières années par les risques liés aux arboviroses. Un certain nombre d’enseignements peuvent être tirés de ces expériences. J’ai fait le tour de l’ensemble de ces territoires ces deux dernières années : que ce soit en termes de mobilisation de la population, de mobilisation sociale, ou en termes d’actions de lutte anti-vectorielle qui ont été et sont menées dans ces territoires, il y a un certain nombre d’expérimentations dont on pourra tirer profit pour la métropole.

Si je devais faire une synthèse des enjeux qui nous font face dans les prochains mois et les prochaines années, il s’agit de continuer à développer notre démarche d’anticipation par rapport à ces risques émergents et de renforcer le rôle des collectivités territoriales dans la prévention et la mobilisation sociale. Mais d’autres défis nous attendent : la prise en compte de la résistance aux biocides ; l’organisation de l’offre de soins pour adapter les systèmes sanitaires à la prise en charge de ces maladies et de ces épidémies ; l’organisation du diagnostic biologique, notamment par le déploiement encore plus massif des TROD. Dernier axe de notre réflexion : la santé ne peut agir seule. C’est vraiment d’une mobilisation interministérielle dont nous avons besoin, comme celle qu’on a pu créer dans le cadre de l’épidémie de dengue à La Réunion, ces dernières années.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci pour cet exposé très complet. Ma première question porte sur la répartition des compétences entre la direction générale de la santé, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), Santé publique France et les ARS. Pouvez-vous nous l’expliquer, aussi bien en matière de prévention des maladies vectorielles qu’en cas de développement d’un foyer épidémique ?

M. Olivier Brahic. Comme toute administration centrale, la direction générale de la santé est responsable de la réglementation applicable, en l’occurrence en matière de lutte anti-vectorielle. En dehors de ces enjeux réglementaires, nous devons assurer – notamment au regard de la réforme de la gouvernance entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2020 –, une animation du réseau des ARS et de leurs différents responsables au niveau national, afin de tirer les leçons des expériences des différentes alertes qu’elles rencontrent. Nous avons également une mission de coordination nationale de la politique de prévention de ces maladies en nous appuyant sur l’expertise de Santé publique France et de l’Anses. Je dirais qu’il s’agit là de la partie « froide ».

La partie chaude est la réponse aux épidémies. Dans ce cadre, la direction générale de la santé et ma sous-direction disposent du Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS), en charge – dès lors qu’il y a une alerte sur le territoire, en métropole ou outre-mer – d’assurer la coordination de la réponse et de venir en appui aux territoires impactés. La DGS a donc un rôle de pilotage stratégique et de réponse à chaud aux épidémies rencontrées.

En complément, Santé publique France est notre agence en charge de la surveillance épidémiologique, et en l’occurrence des arboviroses. Elle mène cette mission au niveau national. En régions, Santé publique France dispose de cellules placées auprès des ARS, et ces cellules d’intervention en région (CIRE) viennent en appui dès lors qu’il y a besoin d’investiguer sur des cas ou des clusters de cas sur leur territoire. Santé publique France a donc à la fois un rôle national de surveillance des arboviroses, et un rôle territorial d’appui aux investigations auprès des ARS. Cela constitue son rôle classique en termes épidémiques, mais Santé publique France a une autre mission, une autre compétence : elle gère la réserve sanitaire, ce vivier de professionnels de santé – actifs ou retraités – que le ministre mobilise en cas d’épidémie, en cas de saturation de l’offre de soins locale et d’un besoin d’appui. Elle a été mobilisée très souvent auprès des territoires ultramarins : elle est intervenue dans l’ensemble des départements et régions d’outre-mer lors des différentes épidémies que nous avons connues. Cette organisation est liée au retour d’expérience après l’épidémie de dengue de 2005 à La Réunion : il avait alors été assez compliqué de mobiliser et projeter ces professionnels de santé.

L’Anses a des compétences en matière de produits biocides utilisés dans le cadre de la lutte chimique. Et depuis 2018 – à la demande notamment des ministères des Solidarités et de la Santé, et de l’Agriculture et de l’Alimentation –, l’Agence a créé un groupe de travail permanent pour coordonner l’expertise concernant la lutte contre les vecteurs de pathologies humaines. Il y a donc trois dimensions à sa mission : la réalisation des expertises collectives dans le domaine des vecteurs et de la lutte anti-vectorielle ; la réponse aux besoins d’appuis scientifiques et techniques ponctuels des différents ministères – elle avait ainsi été saisie en 2018 dans le cadre de l’épidémie de dengue à La Réunion pour formuler un certain nombre de recommandations ; et, plus globalement, ce groupe de travail est en charge de proposer des recommandations, en termes d’orientation de la recherche.

Il s’agit des acteurs nationaux. Au niveau territorial, les principaux acteurs sont les agences régionales de santé (ARS), dont le rôle s’est trouvé profondément renforcé depuis le 1er janvier 2020. Elles ont désormais une compétence totalement intégrée ce qui n’était pas le cas auparavant, notamment, dans le cadre de la réponse à des alertes ou à des épidémies, en termes de pilotage de crise. Le pilotage bicéphale, entre les ARS et les conseils départementaux, était assez compliqué et entraînait des difficultés. Aujourd’hui, les ARS ont un rôle intégré en termes de surveillance entomologique – l’objectif est de surveiller l’implantation sur leur territoire des espèces de moustiques – et d’intervention autour des cas. Dès lors que les professionnels de santé – que ce soit les médecins ou les laboratoires – signalent un cas à l’ARS, elle est chargée de conduire les investigations et les mesures de gestion adéquates.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles sont les lignes budgétaires gérées par la DGS en matière de lutte anti-vectorielle, et avec quels montants de crédits consommés ces dernières années ?

M. Alexis Pernin, chef du bureau risques infectieux émergents et vigilances. La DGS concourt au financement de différentes mesures en matière de lutte anti-vectorielle par le biais du programme 204 – prévention, sécurité sanitaire et offre de soins – de la mission santé. Tout d’abord en matière de gestion et de surveillance entomologique, on peut citer une convention nationale et annuelle avec les Ententes interdépartementales de démoustication (EID) Méditerranée et Rhône-Alpes, et avec le syndicat de lutte contre les moustiques du Bas-Rhin. Cela représentait un montant de 400 000 euros par an. Cette convention était relative à la surveillance de l’implantation des moustiques vecteurs de maladies ; à la surveillance et la progression de l’aire d’implantation d’Aedes Albopictus ; et à l’étude et au contrôle des moustiques autochtones vecteurs du virus du Nil occidental. Cependant, comme M. Olivier Brahic l’a indiqué, les ARS sont désormais chargées de cette surveillance, et la question de cette convention va se poser donc dès cette année. Si elle venait à être renouvelée, il faudrait définir les missions qui pourraient être réalisées par les EID, qui restent des acteurs très importants de la lutte anti-vectorielle.

La DGS, au travers du programme 204, participe également au soutien à certaines actions de recherche. On peut citer notamment un appui financier à la technique de l’insecte stérile qui a été portée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de La Réunion et que la DGS a financé à hauteur de 850 000 euros depuis 2008, ou à la technique de l’auto-dissémination par les moustiques eux-mêmes d’inhibiteurs de développement des larves, menée par l’EID Méditerranée et qui a été soutenue à hauteur de 120 000 euros.

Outre ces actions et ces soutiens à des projets de recherche, la DGS apporte son appui à des projets innovants. On peut citer notamment Arbocarto, outil de cartographie prédictive des densités de populations d’Aedes albopictus. Notre appui financier a permis de développer l’outil qui est désormais mis à disposition des ARS dans le cadre de leurs nouvelles missions de surveillance. Il permet d’adapter les mesures de lutte anti-vectorielle, de surveillance et d’intervention. Il a été considéré d’un grand intérêt puisqu’il a été labélisé par l’Observatoire Spatial du Climat – Space Climate Observatory (SCO) – au mois de mars dernier. Dans le cadre du One Planet Summit organisé par la France, en décembre 2017, le Centre national d’études spatiales (CNES) avait alors proposé la création d’un Space Climate Observatory qui fédère les initiatives mondiales afin de mesurer et de visualiser les effets du changement climatique et d’offrir aux décideurs des outils d’analyse et d’action. Ce label démontre l’intérêt d’Arbocarto.

Voilà donc très rapidement les actions qui sont menées par la DGS à travers le programme 204. Mais il convient de noter en parallèle que dans le cadre du plan objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) 2018-2022, la prévention des maladies vectorielles a été inscrite comme l’une des actions phare en matière de prévention, ce qui permet de doter le fonds d’intervention régional des ARS de 5,5 millions pour financer les nouvelles mesures de lutte anti-vectorielle qui dépendent désormais de ces agences. Une recentralisation des missions au niveau étatique entraînerait forcément une recentralisation des coûts.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’arrêté du 23 juillet 2019 fixant la liste des départements où est constatée l’existence des conditions entraînant le développement ou un risque de développement des maladies humaines transmises par l’intermédiaire de moustiques et constituant une menace pour la santé de la population, couvre les 101 départements français. Quelle conséquence la DGS a-t-elle tirée de cette situation ?

M. Olivier Brahic. La décision de classer de facto les 101 départements comme à risques a été prise par la direction générale de la santé au regard de la progression rapide et inexorable de la colonisation d’Aedes albopictus sur l’ensemble du territoire. L’objectif, in fine pour la DGS, était un système véritablement homogène – sous l’angle de la surveillance, mais aussi de la lutte contre ces maladies vectorielles – dans l’ensemble des régions. L’autre objectif aussi, par anticipation, était de mobiliser des régions – notamment le nord-ouest de la métropole – qui sont pour l’heure moins touchées, mais qui le seront un jour ou l’autre.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment la surveillance entomologique est-elle effectuée aux points d’entrée sur le territoire ? Le dispositif est-il suffisant ? Je pense aux aéroports, notamment.

M. Olivier Brahic. La surveillance aux points d’entrée sur le territoire vise à limiter le risque d’importation des maladies vectorielles ou de leurs vecteurs. Cette obligation relève d’ailleurs du Règlement sanitaire international (RSI). L’ensemble des États parties à cet accord international doivent prendre ces mesures dans les ports et les aéroports ouverts au trafic international. Depuis le 1er janvier 2020, dans les départements concernés, cette surveillance fait l’objet d’un arrêté préfectoral qui en fixe les modalités et ce sont les ARS qui sont en charge de ces dispositifs de surveillance. Elle a deux objectifs : au niveau international, elle vise à limiter la présence de moustiques vecteurs pour éviter leur exportation. Au niveau national, il s’agit d’identifier et d’éviter l’introduction de nouvelles espèces vectrices sur le territoire national par le biais des aéronefs. À ce titre, les ARS participent également à la sensibilisation des gestionnaires de points d’entrée – ports ou aéroports – pour rappeler leurs obligations aux compagnies aériennes, notamment celle de désinsectisation d’un aéronef en provenance d’un pays où certaines maladies vectorielles circulent activement.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Votre dispositif de surveillance entomologique comprend un outil de collecte de signalement des moustiques par des particuliers. Est-il déployé partout en France ? Comment est-il utilisé ? Quelle est son efficacité ?

M. Alexis Pernin. En effet, le site signalement-moustique.fr est un outil de signalement citoyen de la présence de moustiques vecteurs. Il est fonctionnel depuis 2014. Nous avons souhaité le promouvoir dans le cadre de la réforme que nous avons menée et qui a maintenant son existence sanctuarisée dans l’arrêté du 23 juillet 2019 relatif aux mesures de lutte anti-vectorielle. Il répond à différents objectifs, notamment pendant la période de surveillance entomologique puisqu’il permet de suivre la distribution des vecteurs, leur dynamique saisonnière et, surtout, de détecter les nouvelles implantations d’Aedes albopictus ou d’autres espèces vectrices de maladies humaines. C’est une pièce maîtresse du dispositif de surveillance, mais son efficacité repose néanmoins sur le fait que les citoyens signalent et c’est pourquoi sa promotion doit être assurée. C’est l’une des demandes que nous avons faites auprès des ARS.

Lorsqu’un signalement est enregistré sur cette plateforme, l’ARS ou l’opérateur qui intervient pour son compte après avoir été habilité, intervient dans le secteur concerné et identifie si l’espèce signalée est vectrice, il apporte une réponse, toute l’année, au particulier. Les interventions sont différentes selon le statut de la commune ou du département, puisqu’on distingue les communes et les départements colonisés de celles et ceux qui ne le sont pas. En ce qui concerne les critères, une commune est considérée comme colonisée lorsque des œufs sont observés lors de trois relevés successifs de pièges pondoirs sur le territoire communal ; lorsque la prospection entomologique permet l’observation de larves et/ou d’adultes dans un rayon supérieur à 150 mètres autour d’un signalement ou d’un piège positif ; enfin, lorsque la distance entre deux pièges positifs ou deux signalements positifs de particuliers est supérieure à 500 mètres. Ce ne sont pas des critères cumulatifs : la réalisation d’un seul de ces critères permet de considérer une commune comme colonisée. À l’heure actuelle, on en compte environ 3 000.

Les départements sont considérés comme colonisés ou non en fonction du nombre de communes colonisées sur leur territoire. Ils sont considérés comme faiblement colonisés si moins de 40 % des communes qui les composent sont colonisées et comme colonisés si plus de 40 % de ses communes le sont.

En cas de signalement, si l’espèce n’est pas vectrice, le déclarant en est informé. En cas de signalement positif dans une commune déjà considérée comme colonisée, une réponse automatique sera envoyée au déclarant depuis le site en précisant les bons gestes à tenir. Et dans le troisième cas – un signalement positif sur une commune non considérée comme colonisée - l’ARS ou son opérateur interviendront pour notamment organiser une surveillance renforcée de la commune, afin d’éviter éventuellement une propagation du moustique.

En termes de bilan chiffré, depuis la mise en ligne du site de signalement en 2014, environ 44 000 déclarations ont été comptabilisées. Cela prouve que c’est un outil qui fonctionne et dont les citoyens commencent à se saisir : depuis le 1er janvier 2020, nous en sommes déjà à plus de 1 000 signalements de particuliers. L’outil n’est déployé qu’en métropole : cela s’explique par le fait qu’en 2014, la colonisation des territoires ultramarins était déjà considérée comme acquise, alors que ce site s’inscrit davantage dans une logique de détection.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le virus West Nile fait-il partie des maladies à déclaration obligatoire ? Et en règle générale, cette déclaration obligatoire de certaines maladies est-elle efficace ?

M. Olivier Brahic. Une intervention rapide autour des cas nécessite qu’on dispose, au niveau national, d’un système qui permette en amont un signalement réactif et efficace ; c’est la clé de voûte de notre dispositif de réponse. Dans le cas de fortes activités de ces moustiques, les signalements doivent avoir un caractère particulier. En métropole, notre période de vigilance se situe entre mai et fin novembre. Notre procédure se base sur le signalement des maladies à déclaration obligatoire défini par l’article L. 3113-4 du code de la santé publique, qui dispose que les professionnels de santé doivent déclarer à l’ARS les cas probables ou confirmés, notamment dans le cas des arboviroses. On utilise donc ce signalement à l’ARS dans le cadre de la détection des cas, de l’intervention et de la mise en place de mesures de gestion. Ces signalements permettent aussi à Santé publique France de disposer de données sanitaires pour organiser sa surveillance épidémiologique.

Le dispositif est-il efficace ? Globalement, oui. En fait, je crois qu’il faut distinguer deux types de territoires : les territoires ultramarins et le territoire métropolitain. Pour les premiers, la déclaration est une habitude bien ancrée, bien entrée dans les mœurs et il n’y a aucun problème. Pour la métropole, on demande chaque année aux ARS de sensibiliser leurs professionnels de santé à veiller non seulement à la déclaration, mais également, plus en amont, à la détection de ce type de patients. Pour un certain nombre d’arboviroses, les signes cliniques sont assez peu spécifiques, et il faut sensibiliser les professionnels à mettre en relation par exemple des symptômes et un voyage retour en provenance d’une destination où il y a une circulation virale. Dans les régions du Sud de la France, notamment en Occitanie et en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), l’ensemble des personnels de santé, de ville comme à l’hôpital, sont clairement sensibilisés et le lien est très fluide avec les ARS. Pour les autres régions, il y a un besoin de sensibiliser à nouveau chaque année. Mais on se rend compte aussi qu’un certain nombre de cas nous sont signalés dans des régions qui, à l’heure actuelle, ne sont pas concernées par ce risque épidémique. Et si ces cas remontent aux ARS, on peut en déduire que le dispositif est efficace.

Cela ne nous empêche pas de souhaiter le simplifier. Un portail de signalement – je crois que c’est unique en Europe – a été créé pour tous les professionnels de santé. L’idée étant que dès qu’un problème sanitaire, au sens très large du terme, doit être déclaré aux autorités, le professionnel n’ait pas à se poser la question de savoir si c’est telle ou telle agence, tel ou tel numéro de téléphone, tel ou tel mail qu’il doit contacter et qu’il dispose d’un portail accessible et unique où déclarer ce type d’événement.

L’inscription du virus West Nile comme maladie à déclaration obligatoire est en cours. Les dispositions réglementaires prévoient qu’il faut d’abord saisir le Haut Conseil de la santé publique. Nous l’avions saisi sur l’opportunité ou non d’inscrire le West Nile parmi les maladies à déclaration obligatoire, et nous avons reçu la réponse à notre saisine pendant notre période de gestion de la pandémie de Covid-19. C’est donc en cours d’instruction, mais cette maladie sera bien à déclaration obligatoire pour les professionnels de santé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’efficacité des déclarations ne serait-elle pas meilleure s’il revenait aussi aux laboratoires de biologie de donner le signal ?

M. Olivier Brahic. Quand j’évoque les professionnels de santé, il s’agit à la fois des médecins et des laboratoires. Ces derniers font partie des acteurs qui doivent être sensibilisés, effectivement. Nous avons un dispositif à double entrée avec une partie clinique via le médecin, et une partie biologique via les laboratoires.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont les leviers d’action de la direction générale de la santé en cas d’épidémie de maladie vectorielle ? Quelle a été son action pendant les grandes crises épidémiques ayant touché la France, telles que les épidémies de dengue en cours à Mayotte et aux Antilles, l’épidémie de chikungunya qui a frappé La Réunion en 2005, ou l’émergence du virus Zika en Polynésie française en 2014 ? A-t-on tiré des conséquences de ces épidémies ? Quelles leçons tirées de l’épidémie de Covid-19 vous paraissent utiles pour la lutte contre les arboviroses ?

M. Olivier Brahic. Le premier angle d’action est donc le signalement auprès des agences régionales de santé, premier maillon territorial pour réceptionner les signalements, investiguer et mettre en place des mesures de gestion et de lutte anti-vectorielle. L’ensemble des ARS disposent d’une entité, d’une cellule, en charge des alertes sanitaires. Ces plateformes sont en lien avec le CORRUSS au niveau national. Les ARS ont obligation de signaler à la DGS notamment les cas autochtones d’arboviroses. Car il y a évidemment une forte suspicion, dès lors qu’on trouve un cas autochtone, qu’il y ait une multiplication de cas. Le premier enjeu est donc de faire remonter ces cas au niveau national via le CORRUSS. Nous nous mettons alors en lien avec Santé publique France sur les aspects de surveillance et de veille épidémiologique. Nous sommes en capacité également de saisir l’Anses pour des questions d’expertise, notamment d’appuis scientifiques et techniques ; nous l’avons fait par exemple pour l’épidémie de dengue à La Réunion… Parmi les autres acteurs nationaux, pour la sécurisation des éléments et produits du corps humain, on saisit le Haut Conseil de la santé publique qui nous fournit un certain nombre de recommandations en termes d’éviction des donneurs de sang ou de dépistage. Ce sont ces recommandations que nous transmettons ensuite à l’EFS (Établissement français du sang), à l’Agence de la biomédecine et au service de santé des armées, qui a également un rôle dans la transfusion sanguine.

Très concrètement, l’épidémie de dengue à La Réunion, par exemple, a débuté en 2017. Environ 20 000 cas signalés ont été confirmés, et 50 000 cas présentant des signes cliniques évocateurs ont été identifiés. Dans ce type d’épidémies majeures, on renforce au niveau national, notre dispositif de réponse. Le CORRUSS se positionne au niveau 2 (CORRUSS renforcé), on active le centre de crise sanitaire, on assure un suivi renforcé au niveau national et un soutien à l’ARS. Cela se traduit par des conférences téléphoniques a minima hebdomadaires, ce qui permet de caractériser la situation et de pouvoir identifier les besoins d’aide, en termes d’expertise – la DGS va saisir les ARS et coordonner l’expertise – ou de ressources complémentaires. Elles peuvent être de plusieurs ressorts, comme l’appui de la réserve sanitaire à l’ARS et à ses services de lutte anti-vectorielle.

J’ouvre une parenthèse, pour éclairer mes propos : on a demandé à Santé publique France de pouvoir disposer d’un pool d’agents comme des ingénieurs capables de venir en appui aux ARS dans leur mission de lutte anti-vectorielle, dans le cadre de l’épidémie de dengue en cours aux Antilles et en Guyane. Et on avait mobilisé en fin d’année dernière Santé publique France pour qu’ils identifient une soixantaine d’agents susceptibles d’être projetés dans ces territoires pour venir en appui des ARS.

C’est l’aspect en quelque sorte institutionnel. Mais il y a bien évidemment un appui au système de santé, notamment aux établissements fortement touchés. Nous avons également le devoir de mobiliser nos partenaires interministériels : pour l’épidémie de dengue à La Réunion, on a contacté le ministère de l’intérieur pour qu’il mobilise des agents de la sécurité civile intervenant sur place, et le ministère des armées pour que le régiment du service militaire adapté (RSMA) puisse venir en appui dans ces territoires. Après la première vague de l’épidémie, je m’étais rendu sur place et j’avais rencontré différents acteurs pour un premier retour d’expérience et surtout anticiper et planifier le dispositif de réponse pour la suite. C’est la raison pour laquelle on a pu très rapidement enclencher les ressources nécessaires.

Pour l’épidémie de Zika, les autorités locales nous avaient demandé un appui, notamment pour le service de réanimation de l’hôpital. Ayant eu connaissance de cette première alerte en Polynésie française, on avait anticipé et mobilisé l’ensemble de territoires ultramarins – Guadeloupe, Martinique, Guyane, Mayotte, La Réunion – pour les préparer à l’arrivée du virus. Au final, les territoires de l’océan Indien ont été épargnés, mais ce dispositif de préparation et d’anticipation a permis aux trois autres départements de répondre au mieux.

J’avais demandé à M. Alexis Pernin et à ses agents d’anticiper l’épidémie de dengue qui est désormais en cours aux Antilles et en Guyane : en se mobilisant sur le diagnostic biologique, notamment par le déploiement des TROD – au regard de l’expérience positive que nous avions eue dans ce domaine à La Réunion – mais aussi grâce à un dispositif réactif rapide de diagnostic avec les laboratoires ; en se mobilisant pour organiser une montée en capacité du système de soins, notamment hospitalier, avec toujours en tête la prise en charge des cas graves nécessitant une réanimation. Heureusement, il y a pour l’heure très peu de cas graves dans cette épidémie. Nous avons anticipé aussi avec eux le sujet de la lutte anti-vectorielle et les moyens dont ils auraient besoin en phase de pic épidémique.

De ce retour d’expérience global de ces différentes épidémies, on a traduit les enseignements en plans d’action : la nécessité de stabiliser la gouvernance de la lutte anti-vectorielle et d’harmoniser les pratiques entre les territoires ; la volonté d’anticipation en ayant toujours pour objectif que le système de santé puisse monter en puissance de manière très réactive ; la mise à disposition d’une filière de diagnostic biologique avec un maillage territorial pouvant répondre aux besoins ; le fait que les tests puissent être remboursés ; et la mise à disposition des tests rapides.

Notre dispositif de planification pour les risques sanitaires, l’organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (Orsan), permet aux trois secteurs de l’offre de soins – ambulatoire, hospitalier et médico-social – de répondre à tout risque ou toute menace sanitaire. Ce dispositif identifie différents types de réponse, tels qu’Orsan AMAVI qui organise l’accueil massif de victimes non contaminées, par exemple en cas d’attentats, ou, pour ce qui nous concerne Orsan REB – risque épidémiologique et biologique – pour que le système de santé puisse répondre à l’émergence des arboviroses ou d’autres risques tels que la Covid-19.

Nous avons également tiré comme leçon de ces expériences notre capacité à améliorer notre appui national notamment en projetant de plus en plus d’agents de notre sous-direction dans les ARS. Non pas pour se substituer à leurs agents, mais pour les renforcer et les aider, et également pour améliorer le lien entre le local et le national.

Autre enseignement, tiré celui-là des territoires ultra-marins : il faut que nous disposions d’un plan Orsec arboviroses dans l’ensemble des départements, sous l’égide des préfets de département. Tous les territoires ultramarins sont très au fait de ce dispositif qui fonctionne extrêmement bien. En métropole, on n’en est qu’au début et c’est pourquoi les agents du bureau des risques infectieux émergents et des vigilances sont en train de rédiger un dispositif Orsec pour l’ensemble des départements à des fins de mobilisation intersectorielle. Car, encore une fois, l’ARS ne peut pas agir seule.

En ce qui concerne le parallèle avec la Covid-19, nous disposons pour ce virus d’un outil informatique, le système d’informations de dépistage (SI-DEP), plateforme sécurisée où sont systématiquement enregistrés les résultats des laboratoires de tests Covid-19, qui permet de faire remonter tous les signalements de cas positifs aux autorités et à Santé publique France dans le cadre de la surveillance sanitaire. Il faudrait, dans le cadre des arboviroses, qu’on s’appuie sur cet outil qui permet d’être informé très rapidement et d’apporter une réponse très réactive : comme dans un incendie, il est préférable d’éteindre le feu tout de suite.

Dans le cas du Covid-19, un indice positif permet d’isoler les cas contacts. Dans le cas des arboviroses, nous ne sommes pas dans le cadre de l’identification des cas contacts mais dans celui où les investigations sanitaires et entomologiques permettent d’étouffer très rapidement la survenue des clusters. L’autre parallèle concerne le sujet de la capacité hospitalière et la réanimation : on a vu pour la Covid-19, notre système de santé a su mettre en place une montée en puissance très rapide et a su doubler nos capacités de réanimation. Une situation similaire a été rencontrée avec les arboviroses aux Antilles, où on a observé l’augmentation très rapide de la capacité de réanimation. Il y a donc bien des parallèles.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. J’aimerais aborder le sujet de la prévention des arboviroses : qui est compétent en ce domaine ? Quels sont les moyens employés dans l’hexagone ? Jugez-vous suffisante la préparation face à ce risque sanitaire ?

M. Alexis Pernin. Comme l’a souligné M. Olivier Brahic, la réponse aux épidémies nécessite un engagement intersectoriel et interministériel, et nous pensons qu’il en est de même pour la prévention. Sans entrer dans les détails, la direction générale de la santé assure le pilotage national de la lutte contre les maladies transmises par les insectes à travers notamment : la réglementation et le code de santé publique ; l’expertise avec les agences sanitaires ; le soutien à la recherche ; et le soutien aux ARS, évidemment. Et la DGS a un rôle – le CORRUSS étant le point focal national en matière d’alerte sanitaire – d’alerte de nos partenaires européens et internationaux en cas émergence de cas autochtones, notamment sur le territoire français.

La prévention passe également dans la sphère santé par les ARS bien sûr, notamment au regard de leurs nouvelles compétences en surveillance entomologique, ainsi que par les préfets, qui interviennent en lien avec les ARS, notamment au travers du programme de surveillance régionale des arboviroses, et qui ont également une compétence Orsec, donc de mobilisation de tous les acteurs.

Ce sont donc là, sans parler des agences sanitaires, les trois acteurs principaux de la sphère étatique. Mais les collectivités territoriales ont aussi un rôle majeur à jouer. Ainsi, dans le cadre de la loi du 16 décembre 1964, les conseils départementaux ont une compétence historique en matière de démoustication de confort. En intervenant contre les moustiques, ils limitent également la densité des moustiques vecteurs. Autre acteur prépondérant : le maire dont les compétences en matière de lutte contre les moustiques vecteurs prévues par le code de la santé publique sont sanctuarisées dans le cadre du décret de 29 mars 2019, au travers de sa police générale en matière d’hygiène et de salubrité publique. Le code de la santé publique décrit maintenant précisément une boîte à outils avec différentes compétences pour le maire.

Enfin, un acteur ne doit pas être oublié, on l’a évoqué à propos du signalement de la présence de moustiques, c’est le citoyen pris individuellement ou dans le cadre du tissu associatif. En adoptant de bonnes mesures en amont, notamment par la lutte mécanique et la suppression des gîtes larvaires, le citoyen intervient dans la diminution de la densité des vecteurs. C’est pourquoi nous sommes tout à fait favorables à une communication forte et à une éducation sanitaire de la population notamment sur les gestes de prévention permettant d’éviter le développement des gîtes larvaires.

M. Olivier Brahic. La mobilisation des collectivités territoriales sur les questions d’hygiène et de salubrité publique est en effet un enjeu très important. J’étais revenu à La Réunion après la deuxième vague pour faire un bilan avec l’ARS et la préfecture et on se rendait bien compte qu’en termes de dispositif de réponse, on avait mobilisé tous les moyens nécessaires, en matériel humain comme en expertise, mais que l’étape supplémentaire pour diminuer le risque épidémique était la limitation et même l’élimination des gîtes larvaires. Cet enjeu de fond ne peut être traité que par des mesures d’hygiène et de salubrité publique.

Vous me demandez si notre préparation est suffisante : à très court terme, il faut effectivement que les 101 départements et les 101 préfectures disposent d’un plan Orsec arboviroses pour répondre aux risques épidémiques, Nous sommes en train de répondre à cette nécessité. L’autre sujet de fond, dans le cadre de la lutte anti-vectorielle chimique, est celui de la résistance aux produits biocides. Il est indispensable qu’on puisse identifier d’autres solutions, ce que fait l’Anses fait dans le cadre de son groupe de travail. Le problème ne se pose pas en métropole, mais, aux Antilles, il y a bien un problème de résistance aux biocides.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous avez souligné le rôle de la population dans la prévention. Mais comment mobiliser cette population ? J’aimerais également savoir si les moyens alloués à la prévention et à la préparation d’une épidémie vous semblent suffisants.

M. Alexis Pernin. La mobilisation sociale et la communication en direction de la population sont effectivement un sujet très important, notamment pour adopter les bons gestes qui permettent de limiter la présence du moustique vecteur, d’autant que la sphère de vie d’un moustique Aedes albopictus est extrêmement réduite, environ 150 mètres. En réalité ce sont souvent les moustiques qu’on a « élevés chez soi » qui nous apportent des problèmes… Pour identifier les meilleurs moyens de communication, il est intéressant de s’appuyer sur les recommandations et les recherches en sciences humaines et sociales. Je parle de métropole, car dans les territoires ultramarins, la population est déjà bien informée sur les risques liés aux maladies vectorielles. En métropole, lorsqu’on parle de chikungunya, dengue ou Zika, on pense à des maladies tropicales et les gens ne savent pas forcément que ce sont des maladies transmises par les moustiques. Des études montrent ainsi qu’il vaut mieux passer par la communication autour du moustique et de ses nuisances plutôt qu’autour de ces maladies. Nous nous sommes tous fait piquer par un moustique et nous savons tous que c’est désagréable : nous sommes dès lors plus sensibilisés. L’idée est de renforcer cette communication grâce aux outils utilisés par le ministère, en lien avec Santé publique France, notamment dans les aéroports, au départ vers des zones où les moustiques vecteurs sont présents. Il me semble toutefois que cette communication devrait être plus proche du citoyen.

Évidemment, le maire dispose de moyens de prévention. J’ai participé, en novembre dernier à Montpellier, à une Journée nationale de mutualisation des outils et dispositifs de sensibilisation au moustique tigre organisée par l’association GRAINE Occitanie avec le soutien de l’ARS d’Occitanie et de l’EID Méditerranée, qui a permis de démontrer que les associations ont un rôle majeur à jouer, notamment en matière de prévention, et s’en saisissent. Je pense à des actions un peu « coup de poing » qui nous ont été présentées, d’associations qui allaient dans les magasins de bricolage expliquer aux clients la nécessité de mettre du sable dans les soucoupes des pots de fleurs pour éviter d’en faire un gîte larvaire. On peut également tirer beaucoup de leçons des territoires ultramarins qui ont lancé, en particulier via les ARS, des campagnes de communication assez importantes, telles la campagne Kass’Moustik à La Réunion ou l’opération Toussaint en Martinique, qui ont permis de communiquer auprès de la population et, surtout, de promouvoir l’éducation sanitaire.

M. Olivier Brahic. En ce qui concerne les moyens alloués, les ARS déploient un certain nombre de programmes de sensibilisation et de mobilisation qui bénéficient de financements spécifiques, et nous n’avons pas reçu d’alerte particulière quant à des programmes qui n’auraient pas pu être menés faute de moyens.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’organisation de la lutte anti-vectorielle en France dépend d’un partage de compétences entre les ARS, les conseils départementaux, les communes ainsi que la DGS au niveau national. Cette répartition est-elle suffisamment bien définie et préconisez-vous de la modifier ? La politique de lutte anti-vectorielle menée vous semble-t-elle la plus adaptée ou la plus efficace ?

M. Alexis Pernin. La répartition des compétences, telle qu’elle préexistait à l’entrée en vigueur du décret du 29 mars 2019 en janvier 2020, était à l’origine de complexités en termes d’organisation de la gestion des crises, mais également au niveau juridique puisque plusieurs réglementations cohabitaient et étaient enchevêtrées, entre la loi du 16 décembre 1964, la modification apportée par la loi du 13 août 2004, et un certain nombre de dispositions réglementaires du code de la santé publique. Il y avait certes une répartition des compétences mais elle n’était pas appliquée de façon homogène, notamment selon que les départements étaient ou non colonisés par Aedes albopictus. Dans la plupart des cas, l’État était dans un rôle de prescription et les conseils départementaux dans un rôle de mise en œuvre et ce système souffrait de limites importantes.

Aussi, nous avons essayé de clarifier cette répartition des compétences à travers notre réforme réglementaire. Pour autant, une clarification au niveau législatif pourrait être intéressante. C’est d’ailleurs le sens d’une des mesures de la proposition de loi sénatoriale sur la sécurité sanitaire, qui indique que l’intervention autour des cas, dans le cadre de la lutte anti-vectorielle, est bien de compétence étatique.

Depuis la réforme, on distingue les compétences qui relèvent des ARS, qui sont fixées dans la partie réglementaire du code de la santé publique et qui concernent à la fois la sensibilisation de la population, la surveillance entomologique des moustiques vecteurs dans le territoire régional, et évidemment, l’intervention en urgence autour des cas humains de maladies vectorielles – quand on parle d’intervention, on pense souvent à la lutte chimique qui consiste à tuer des moustiques adultes à l’aide de produits biocides, mais ce n’est pas seulement cela.

Aux termes de l’arrêté du 23 juillet 2019, l’intervention autour des cas comprend l’enquête de prospection, qui peut être entomologique mais également épidémiologique à travers différentes mesures de porte-à-porte, etc. ; et la mise en œuvre de lutte adaptée, qui passe par la sensibilisation des populations et du maire, qui peut user de ses pouvoirs de police en matière de salubrité publique et de gestion des déchets – la question des déchets qui produisent de nombreux gîtes larvaires est également importante, notamment dans certains territoires. Cette lutte adaptée passe également par le traitement adulticide – la lutte chimique – contre les vecteurs, avant laquelle les populations sont informées. Telles sont les compétences centrales des ARS.

Sans entrer dans le détail de la répartition des compétences, les maires ont un rôle de sensibilisation ; les conseils départementaux celui de mener les campagnes de démoustication dans le cadre de la lutte de confort contre les moustiques nuisant ; et les préfectures, en cas de dépassement de capacité de prise en charge par l’ARS, celui de déclencher le dispositif Orsec pour renforcer les actions de lutte contre les moustiques.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Lors d’une table ronde, la délégation aux collectivités territoriales du Sénat a présenté un bilan très critique de la coordination entre les collectivités territoriales et les ARS. Ces critiques vous semblent-elles pertinentes, notamment dans les territoires ultramarins ?

M. Alexis Pernin. Je n’ai pas eu connaissance des conclusions de cette table ronde. À la DGS, nous n’avons pas de remontées particulières des ARS quant à des difficultés avec les collectivités territoriales. Cela étant, dans le cadre d’une lutte intégrée globale contre les vecteurs, il est primordial que les services déconcentrés de l’État et les collectivités agissent en cohérence. On le voit au travers des missions respectives de chacun : les compétences se complètent et cela nécessite une bonne articulation. En Martinique, le service de démoustication est un service mixte, composé d’agents de l’ARS et de la collectivité territoriale de Martinique (CTM), ce qui démontre tout de même une forme d’organisation et de cohérence.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous avons récemment reçu les représentants des ARS qui, s’agissant de la CTM, ont évoqué quelques difficultés qui pouvaient être gérées mais qui nous ont aussi dit qu’en Guyane, il n’y avait plus de communication entre l’ARS et la collectivité territoriale, le cloisonnement étant tel que plusieurs de nos questions n’ont pas obtenu de réponses de l’ARS.

M. Alexis Pernin. Il est vrai qu’en Guyane, l’organisation est particulière puisque, historiquement, c’est la collectivité territoriale qui dispose d’un service de lutte anti-vectorielle extrêmement important. En matière de gouvernance, l’agence régionale de santé participe aux coûts de fonctionnement de ce service à travers une convention historique. Le décret du 29 mars 2019 prévoit d’ailleurs une entrée en vigueur différée au 1er janvier 2023 pour la Martinique et la Guyane, notamment afin de tenir compte des spécificités d’organisation et de pilotage de la lutte anti-vectorielle, et de faire en sorte que la gouvernance qui va être instaurée soit coordonnée. Le dialogue est donc extrêmement important.

Dans le cadre de cette entrée en vigueur différée, la ministre des solidarités et de la santé et la ministre des Outre-mer avaient saisi l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’Inspection générale de l’administration (IGA). Leur rapport tire les enseignements de l’organisation actuelle et identifie les prérequis d’une bonne application de la réforme en Guyane et en Martinique.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Ce rapport est-il public ? Notre commission d’enquête souhaite en avoir communication.

M. Olivier Brahic. De mémoire, nous l’avons reçu à la fin de l’année dernière. L’objectif était qu’il soit diffusé aux deux ARS et aux deux préfectures. Pour être totalement transparent, cela se passait début janvier, juste avant que nous entrions dans l’épisode Covid-19, et j’ignore si ce rapport a été diffusé aux intéressés.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous préciser la genèse du décret du 29 mars 2019 ? Qui est à l’initiative de ces évolutions ?

M. Alexis Pernin. La répartition des compétences et la réglementation applicable avant le 1er janvier 2020 souffraient d’une certaine complexité. En 2006 et 2016, des rapports d’inspection de l’IGAS et de l’IGA avaient d’ailleurs indiqué la nécessité de réformer le dispositif, qui laissait finalement les départements dans une situation de prestataires de l’État. Cette répartition était également remise en cause par certains conseils départementaux. Dans le cadre de la colonisation croissante du territoire, notamment métropolitain, par Aedes albopictus, il convenait d’homogénéiser les moyens de lutte et l’organisation au niveau territorial. Telles sont les principales motivations de ce décret dont l’apport principal consiste en une recentralisation des missions de surveillance entomologique et d’intervention autour des cas. Il a été rédigé par la direction générale de la santé, en lien avec tous les partenaires interministériels qui ont été amenés à le cosigner.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel regard portez-vous sur la nouvelle répartition des compétences proposée par le texte adopté en première lecture au Sénat en janvier dernier ? Il prévoit notamment la possibilité pour le préfet, après avis du Haut Conseil de la santé publique, d’autoriser dans le département l’expérimentation de nouvelles techniques de lutte contre les vecteurs. Comment concevez-vous l’exercice de cette prérogative ? Quelles techniques vous semblent mûres ?

M. Alexis Pernin. La lutte chimique contre les moustiques, qui repose sur l’utilisation de produits biocides, ne dispose à ce stade pas d’alternative viable et a un impact sur l’environnement qu’il faut prendre en compte. C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender le pouvoir d’expérimentation de nouvelles méthodes de lutte, qui nous semble d’autant plus pertinent que nous souhaitons appuyer l’effort sur l’expertise et la recherche. Quelles méthodes pourraient bénéficier d’une expérimentation ? On peut imaginer la technique de l’insecte stérile (TIS) à La Réunion ou les bactéries Wolbachia qui empêchent de transmettre les arbovirus. Ce texte permet d’encadrer ces nouvelles méthodes, de mener des expérimentations, et nous y sommes tout à fait favorables. Les modalités concrètes de ces expérimentations, qui ne sont pas encore définies, doivent faire l’objet d’une réflexion avec le ministère de l’intérieur puisque j’imagine qu’elles seront encadrées par le préfet.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le Sénat a apporté plusieurs modifications à la rédaction initiale de la proposition de loi relative à la sécurité sanitaire, à propos notamment de l’obligation pour les maires de dresser un état des lieux des propriétés susceptibles d’abriter des insectes vecteurs et du pouvoir de confier les mesures de lutte anti-vectorielle aux agents de la commune ou mandatés par elle. Qu’en pensez-vous ?

M. Alexis Pernin. Je l’ai dit, le maire a un rôle prépondérant à jouer, notamment dans les mesures qui ressortent de la nouvelle écriture du code de la santé publique. Son implication est essentielle, en tant qu’acteur de proximité pour la population. Les maires se saisissaient déjà de leurs compétences réglementaires de salubrité publique, grâce au code de la santé publique et au code général des collectivités territoriales. Nous y sommes plutôt favorables à ce qu’on les dote, au niveau législatif, de compétences encore plus poussées en matière de lutte anti-vectorielle, si cela permet de préciser son importance et de rappeler que sa réussite passe par un combat intersectoriel et global.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Certains, notamment les EID, ont jugé que la recentralisation des compétences autour des ARS conduisait au dépérissement de la compétence des départements et à abandonner aux acteurs privés la compétence acquise dans les vecteurs et les résistances. Qu’en pensez-vous ?

M. Alexis Pernin. Les EID sont des acteurs historiques, qui ont développé de nombreuses compétences et dont le travail, extrêmement important, a été remarqué. L’idée, évidemment, n’est pas de vider les EID de leur substance dans la lutte anti-vectorielle. C’est notamment pourquoi l’une des dispositions du décret du 29 mars 2019 prévoit que l’ARS peut exercer en régie les nouvelles missions ou les confier à un opérateur préalablement habilité, qu’il soit public ou privé. Dans le cadre de cette réglementation, les EID sont donc tout à fait invitées à répondre aux appels à candidature d’habilitation, et ensuite à candidater aux appels d’offre lancés par les ARS, pour financer ces missions quand l’ARS choisit de recourir à un opérateur ce qui est le cas dans l’ensemble du territoire métropolitain. Ainsi, l’EID Méditerranée a été nommée opérateur pour la région PACA et continuera à intervenir dans la lutte anti-vectorielle et autour des cas humains de maladies transmissibles par les vecteurs moustiques. L’EID Rhône-Alpes a remporté l’appel d’offres dans sa région, me semble-t-il. Cela prouve que les EID restent des acteurs importants. Pour autant, il est vrai que face à la colonisation du territoire, l’idée était que d’autres acteurs puissent monter en compétence pour répondre aux besoins de départements où les EID n’étaient pas forcément présentes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La santé publique est-elle suffisamment prise en compte dans les normes d’urbanisme et de construction ? Faut-il imaginer de nouvelles normes de construction et d’entretien afin d’éviter la création des gîtes larvaires ? Seriez-vous favorable à leur inclusion dans les plans locaux d’urbanisme communaux et intercommunaux ?

M. Olivier Brahic. Les enjeux de santé publique sont de plus en plus pris en compte, notamment ceux liés au bruit. S’agissant de nos enjeux d’arboviroses et de maladies vectorielles à transmission par moustiques, il est vrai que l’urbanisme gagnerait à promouvoir des constructions limitant en amont les eaux stagnantes constituant des gîtes larvaires pour le moustique Aedes. Les systèmes de récupération des eaux de pluie étant particulièrement productifs en moustiques, il faut y réfléchir collectivement.

Le maire peut s’appuyer sur le règlement sanitaire départemental, dont de nombreuses dispositions présentent un intérêt majeur dans la lutte contre le moustique en visant certains lieux spécifiques, comme les ouvrages de récupération ou d’écoulement des eaux pluviales, etc. De plus, le maire peut prescrire – dans les conditions prévues à l’article L. 2113-13 du code général des collectivités territoriales – aux propriétaires des terrains bâtis ou non bâtis des mesures nécessaires à la lutte contre l’insalubrité qui favorise le développement de ces insectes. Enfin, dans une logique d’adaptation de l’urbanisme et des aménagements urbains à la présence de ce type de moustiques, il est possible de proscrire certains ouvrages notamment par le biais du PLU. Cela relève d’une décision communale voire intercommunale. Mais plus qu’une réglementation ou une obligation, nous préférons nous inscrire dans une logique de sensibilisation et dans une communication globale.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans le domaine de la recherche et l’expertise contre les vecteurs et les arboviroses, la direction générale de la santé a-t-elle bien demandé en 2016 la fin des activités du Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV) ? Pourquoi ?

M. Olivier Brahic. En 2011, à titre expérimental, les ministres de l’Agriculture et de la Santé ont demandé la création d’une structure d’expertise sur les vecteurs, en concertation avec l’Anses. Il s’agissait d’une expérimentation et une convention a été signée pour cinq ans, entre l’Anses et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ce CNEV était doté d’agents embauchés en contrat à durée déterminée (CDD), qui disposaient d’un laboratoire central – l’IRD –, et de trois laboratoires associés – le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’EID Méditerranée et l’École des hautes études en santé publique (EHESP).

Les agents de cette structure expérimentale, très mobilisés, ont produit des documents de très grande qualité.

Avant d’envisager la suite à donner à cette structure, la direction générale de la santé et la direction générale de l’alimentation ont saisi les inspections générales pour faire un bilan du dispositif. À côté des qualités que je viens de citer, ceux-ci ont identifié un certain nombre de fragilités : une absence d’identité juridique, une absence de ressources humaines pérennes, puisque ces agents étaient en CDD, et un mode de financement reposant sur une subvention annuelle des deux ministères auprès de l’Anses, avec une mécanique budgétaire un peu complexe.

Les inspections générales ont également jugé perfectible l’organisation de l’expertise au regard du risque de confusion entre experts évaluateurs et opérateurs de la mise en œuvre de la lutte anti-vectorielle, et des difficultés liées au respect des canons de l’expertise, notamment en termes d’évaluation des risques.

Fort de ces constats et au vu de l’amplification des risques de maladies vectorielles et de la nécessité de disposer d’un dispositif pérenne, nous souhaitions nous appuyer sur trois éléments : consolider la structuration de l’expertise, promouvoir la référence, inscrire ces ressources humaines dans une structure porteuse. De surcroît, les zones d’activité conjointes entre le CNEV et l’Anses étaient alors assez peu claires.

L’Anses avait la capacité en termes scientifiques et techniques, possédait cette expérience d’évaluation des risques. On en est donc arrivé très rapidement à l’idée de tout centraliser auprès de l’Anses, ce qui est le cas depuis maintenant deux ans, avec un groupe de travail qui répond clairement à nos besoins au regard de ses rendus de saisines.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’Anses met-elle suffisamment de moyens pour développer l’expertise sur les vecteurs et sur les arboviroses ?

M. Olivier Brahic. L’Anses dispose de moyens supérieurs à ce qu’ils étaient avec le CNEV. Elle dispose de deux agents permanents dans le cadre de ce groupe de travail, a créé un comité d’experts spécialisés, a institué un partenariat avec des organismes de recherche, notamment le Vectopole Sud, a repris le dispositif de signalement moustiques. Elle dispose donc de tous les outils pour répondre à nos besoins et, à ce stade, de tous les moyens nécessaires.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je vous demande également de nous faire parvenir le rapport des inspections sur le CNEV ; je vous en remercie par avance.

Que pensez-vous de l’action du centre national de référence (CNR) sur les arbovirus ?

M. Olivier Brahic. Le CNR arbovirus a un rôle absolument central en termes de surveillance des virus ; je peux témoigner de sa très forte mobilisation, en métropole et dans les outre-mer, puisque j’ai été le responsable du CORRUSS et j’ai donc eu à gérer un certain nombre d’alertes liées à des arboviroses.

Pour nous, il représente un appui en termes de diagnostic primaire. Dès lors qu’une technique de diagnostic biologique n’est pas encore déployée, c’est lui qui organise son déploiement auprès des laboratoires, notamment hospitaliers, ce qui nous apporte une première capacité de réponse. C’est également lui qui est en charge de l’animation du réseau de laboratoires de biologie médicale et qui caractérise les différentes souches virales circulantes.

Enfin, il participe à un certain nombre de réseaux européens et internationaux de surveillance virale. Pour la DGS, c’est vraiment un acteur clé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment évaluez-vous l’organisation actuelle de la recherche française sur les arboviroses ?

M. Olivier Brahic. En l’absence de vaccins et au regard de l’augmentation de la résistance des moustiques, la recherche constitue à la fois une nécessité et une priorité. À ce titre, on peut saluer le rôle de l’Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) (Alliance) et de l’Institut thématique multi-organismes « immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie » (ITMO I3M) ainsi que la constitution du réseau Arbo-France, réseau français d’étude des arboviroses dont l’objectif est de faciliter la préparation et la réponse aux épidémies d’arboviroses en métropole et dans les territoires ultramarins. À titre d’exemple, il travaille au développement de vaccins, qui permettra de renforcer la prévention des arboviroses.

L’appui de la DGS aux différentes initiatives de recherche a été consolidé via le groupe de travail permanent de l’Anses. Elle appuie évidemment le groupe Arbo-France et a cofinancé un certain nombre d’initiatives de recherche liées à des méthodes alternatives que ce soit la technique de l’insecte stérile – dont les premiers lâchers ont eu lieu récemment à La Réunion – à hauteur de 850 000 euros, la technique de l’auto-dissémination de l’EID Méditerranée a bénéficié de 120 000 euros. Et nous avons apporté un appui réglementaire à la recherche sur la bactérie Wolbachia.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dois-je comprendre que c’est la DGS qui finance Arbo-France ?

M. Olivier Brahic. Je ne puis vous répondre immédiatement. C’est plutôt le ministère de la recherche, mais je préfère vérifier.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pensez-vous qu’il faille envisager la création d’une agence dédiée à la lutte contre les vecteurs et/ou les arbovirus ? Quelles missions devraient lui être confiées : la recherche, l’expertise, le conseil, la contribution à la surveillance épidémiologique, l’alerte, la lutte anti-vectorielle, la réponse aux épidémies ?

M. Olivier Brahic. La création de cette énième agence ne nous apparaitrait pas opportune, puisque les problématiques que vous avez évoquées sont déjà traitées par des agences nationales : Santé publique France, pour des enjeux de veille et de surveillance épidémiologique et aussi de modélisation ; l’Anses, qui maintenant regroupe l’ensemble de l’expertise sur les sujets de stratégie et de lutte anti-vectorielle ; le Haut Conseil de santé publique, au sein duquel un groupe de travail a été créé sur la sécurité des produits issus du corps humain ; et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), sur la veille sur des produits de santé innovants. Ajouter une couche à ce jeu d’agences me paraît très compliqué – c’est un peu la problématique que nous avons rencontrée avec le CNEV. Nous ne préconiserions pas la création d’une nouvelle agence.

En revanche, pour nous, DGS, animer et coordonner toutes les agences nationales que je viens de citer pour établir une stratégie claire de prévention et de réponse est un véritable enjeu. C’est la raison pour laquelle, tout début janvier, nous les avions réunies pour définir notre feuille de route pour trois ans.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Je me permets d’insister un peu : outre-mer, l’impression qui prévaut est que le CNEV avait vraiment été utile, si bien que le chikungunya a pu être calmé alors qu’il avait fait des ravages. En revanche, face la dengue, tous les territoires ultramarins ne s’en sortent pas, tout au moins aux Antilles et dans l’océan Indien. Votre position est néanmoins de maintenir la gestion de la lutte au sein des agences nationales ?

M. Olivier Brahic. La problématique que vous évoquez à propos des Antilles est celle de la résistance aux biocides, sur laquelle portent les travaux en développement à l’Anses. Dans la mesure où on a identifié toutes les problématiques et tous les axes de travail et où ils sont bien pris en compte par les différentes agences, et je ne pense pas qu’ajouter une couche supplémentaire répondrait à la situation aux Antilles.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La lutte contre les vecteurs et les arboviroses fait-elle l’objet de signalement à l’Organisation mondiale de la santé ou au Centre européen de prévention et de contrôle des maladies – European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC) ?

M. Olivier Brahic. Les cas autochtones d’arboviroses sont signalés à l’ECDC au niveau européen. Et, dès lors que l’on identifie une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI), on se doit de la signaler à l’OMS. Le dispositif international fonctionne très bien.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La DGS travaille-t-elle en concertation avec les ministères ou agences de santé publique des autres pays d’Europe ? Le cas échéant par quel moyen, à quelle fin ? Faut-il organiser des actions de lutte aux niveaux européen et international ?

M. Olivier Brahic. Nos échanges se font au niveau de la Commission européenne. Plusieurs ARS ont en outre des programmes d’échanges transfrontaliers, notamment avec l’Allemagne et la Suisse. Ces échanges européens et internationaux recouvrent des enjeux de sensibilisation et de meilleure coordination de la lutte anti-vectorielle auprès des instances européennes. Je pense notamment à la réglementation des biocides, qui est de compétence européenne : partager une analyse bénéfice/risque avec l’ensemble de nos partenaires est important.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Nous vous remercions de toutes ces réponses et ces réflexions.


25.   Audition du Dr Vincent Pommier de Santi, médecin en chef, chef de l’unité de surveillance et investigations épidémiologiques au sein du Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées (15 juin 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Nous achevons cette semaine les auditions de la commission d'enquête chargée d'évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Dans un premier temps nous allons entendre, depuis Marseille, le Docteur Vincent Pommier de Santi, médecin en chef, chef de l’unité de surveillance et d’investigations épidémiologiques au sein du Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées.

Votre collègue Fabrice Simon, que nous avons auditionné le 13 février dernier, a évoqué le plan de protection des forces contre l’épidémie de chikungunya que vous aviez mis en place à Djibouti, d’où cette audition aujourd’hui puisque cette expérience semble utile pour voir comment il est possible de lutter efficacement contre les moustiques vecteurs.

Docteur, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, qui précédera un échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Pommier de Santi prête serment.

Dr Vincent Pommier de Santi, médecin en chef, chef de l’unité de surveillance et investigations épidémiologiques au sein du Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées. Pour aborder la question cruciale des enjeux liés au risque vectoriel en France, je vais d’abord faire une brève présentation de mon parcours dans cette thématique.

Je suis médecin militaire depuis vingt-cinq ans. Après un court exercice en médecine générale dans ce que l’on appelle maintenant la médecine des forces, j’ai rejoint l’Institut de médecine tropicale du service de santé des armées à Marseille, pour devenir médecin spécialiste de santé publique et épidémiologiste. Cet institut, qu’on appelle aussi le Pharo, était historiquement une école de formation internationale et francophone à la médecine tropicale, dédiée à la santé publique, avec des composantes de recherche. Elle a été fermée en 2012.

J’ai ensuite rejoint la Guyane de 2012 à 2015 dans le cadre d’un programme de recherche sur une autre maladie à transmission vectorielle, le paludisme. Je vous en parle parce que, pendant la période durant laquelle j’étais en Guyane, il y a eu trois épidémies d’arboviroses successives : une énième épidémie de dengue, l’émergence du chikungunya et l’arrivée du Zika. En seulement trois ans, nous voyons donc dans un département d’outre-mer trois épidémies successives. Cela souligne le poids énorme des arboviroses pour les populations de la France d’outre-mer. Leur impact socio-économique est lui aussi très important. Cela a cependant un corollaire positif : en France, nous disposons d’un vivier d’experts de ces maladies à transmission vectorielle, au sens large, sur les plans clinique, diagnostique, épidémiologique ou de gestion de crise.

J’ai ensuite rejoint le Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées (CESPA) où je suis affecté actuellement et au sein duquel je dirige, depuis 2017, une unité particulière qui s’appelle Surveillance et investigations épidémiologiques. Le CESPA est un organisme de santé publique des armées qui est relativement récent puisqu’il a été créé en 2013. C’est un petit établissement avec une quarantaine de personnes, personnels de soutien administratif inclus. Sa mission principale est de protéger la santé de la force française, à titre plus collectif qu’individuel puisqu’il s’agit de santé publique, avec toujours, comme objectif premier, le maintien de la capacité opérationnelle de la force.

Pour cela, cet établissement s’appuie sur plusieurs services d’expertise, un service de veille et anticipation, ce qu’on appelle la veille sanitaire de défense, un service de surveillance épidémiologique et d’investigation, un service de promotion et d’éducation pour la santé et une unité de lutte antivectorielle.

L’unité que je dirige a un effectif assez modeste, puisque nous sommes dix au total. Nous surveillons une soixantaine d’évènements de santé, des maladies à déclaration obligatoire et toutes les pathologies, tous les évènements de santé qui peuvent avoir un intérêt pour les forces armées françaises. Nous surveillons tous les militaires en position d’activité et quel que soit le lieu où ils se trouvent, c’est-à-dire qu’ils soient en opération extérieure, qu’il s’agisse des forces de présence à l’étranger ou dans des départements d’outre-mer, et les marins lors des escales ou quand ils sont en mer. Notre terrain est mondial parce que les militaires français sont présents sur beaucoup de territoires dans le monde. Cela signifie aussi qu’il y a de nombreuses expositions et, particulièrement, des expositions aux maladies vectorielles.

Quel est le poids de ces maladies vectorielles dans les armées ? Nous avons entre 500 et 1 000 déclarations par an de maladies à transmission vectorielle dans les armées, en incluant le paludisme, les arboviroses comme la dengue ou le chikungunya, mais aussi la leishmaniose cutanée en Guyane. Dès qu’une épidémie survient, l’équipe de surveillance épidémiologique vient en soutien des médecins des forces qui sont sur le terrain, soit à distance si cela est possible, soit directement en étant déployée en soutien de ces équipes de santé projetées sur le terrain.

Où qu’ils se trouvent finalement, en opération extérieure, en outre-mer ou même en métropole, la caractéristique de ces populations de militaires est qu’elles sont exposées aux mêmes maladies que la population civile locale au sein de laquelle ils vivent et ils exercent leur métier. Ceci signifie, en termes d’épidémie, que lorsqu’une épidémie de maladies à transmission vectorielle survient, nous sommes concernés et nous observons de manière quasi systématique une épidémie au sein des forces armées. Une autre implication importante est le risque d’importation de virus par les militaires au retour de leur mission. C’est un point auquel nous sommes particulièrement attentifs.

Maintenant que j’ai défini le contexte de nos interventions, vous voyez bien que nous devons nous intégrer dans différents systèmes de santé. Quand nous sommes en métropole, nous suivons les recommandations nationales en termes de gestion du risque vectoriel. Ainsi, chaque année, d’avril à novembre, ce qui correspond à la période d’activité maximale du vecteur d’arboviroses Aedes albopictus en France, nous engageons un plan qui s’appelle le plan Arboveille. Ce plan vise principalement à contrôler le risque d’importation d’arbovirose en France en détectant le plus précocement possible les cas importés qui proviendraient d’autres zones du monde.

Comment nous articulons-nous ensuite avec les instances sanitaires civiles ? Notre plan est calqué sur celui des instances sanitaires civiles. Dès qu’un cas survient, nous déclarons évidemment ce cas aux agences régionales de santé et nous coconstruisons nos interventions avec eux. À ma connaissance, il n’y a encore jamais eu de cas de transmission autochtone d’une arbovirose suite à un retour de militaires infectés par un virus. C’est évidemment quelque chose qui pourrait survenir un jour, malgré toutes les précautions, puisque vous savez que beaucoup de formes cliniques de ces maladies sont paucisymptomatiques, voire asymptomatiques, et sont donc parfois très difficiles à détecter. Dans les territoires ultramarins, nous nous appuyons globalement sur les stratégies qui sont déployées par les agences régionales de santé localement.

La situation est un petit peu plus difficile, plus complexe pour nous dès lors que nous sommes à l’étranger puisque, concrètement, il faut que les armées se suffisent à elles-mêmes dans la gestion de ces épidémies. Vous avez évoqué dans vos questions une intervention que nous avons réalisée en 2019 auprès du contingent français déployé en République de Djibouti. Je vais juste vous décliner les principales actions que nous avons menées, ce qui me permettra de vous expliquer la manière dont nous travaillons, en espérant que cela puisse servir à d’autres.

Une des premières étapes est l’étape d’anticipation et de veille sanitaire de défense. Elle consiste à prendre de la hauteur, c’est-à-dire à regarder non pas ce qu’il se passe là où nous sommes, mais ce qu’il se passe autour de nous. C’est une vision qui peut être régionalisée ou à l’échelle d’un continent ou plus.

Nous avons observé grâce à ce système une épidémie de chikungunya dans une ville éthiopienne qui a la particularité d’être reliée à Djibouti par voie routière, par voie ferrée et par voie aérienne. La population djiboutienne était naïve, c’est-à-dire que, en tout cas en l’état des connaissances qui étaient à notre disposition, elle n’avait jamais rencontré le virus du chikungunya ; le vecteur de cette maladie, Aedes aegypti, était présent sur place et compétent. Tout était donc réuni pour qu’une épidémie de grande ampleur ait lieu dans ce pays.

La communauté de défense au sens large, qui inclut militaires, civils de la défense et familles de militaires, vit au cœur de la ville de Djibouti. Aedes aegypti est un moustique anthropisé, c’est-à-dire qu’il vit avec l’Homme et aux dépens de l’Homme. Il n’y avait donc aucune raison, dans notre évaluation de risques, de ne pas considérer que la survenue d’une épidémie allait arriver.

C’est le point de départ. Une fois que nous avons posé ces éléments, il s’agit pour nous de renforcer tout un tas de mesures.

La première chose que nous renforçons est la détection des premiers cas. Plus on est précoce dans la détection d’une épidémie, plus on a de chances de l’interrompre. Nous avons renforcé notre système de surveillance épidémiologique, tout en renforçant en parallèle notre système de surveillance microbiologique et biologique à l’aide de papiers buvards sur lesquels nous déposons une goutte de sang, dès que quelqu’un présente des symptômes compatibles. Ce papier buvard est ensuite ramené en métropole et analysé par l’équipe du Docteur Isabelle Leparc-Goffart que vous avez auditionnée récemment, au centre national de référence (CNR) des arbovirus en France, qui est aussi un CNR militaire.

Nous avons ensuite déployé sur place du matériel pour réaliser des réactions de polymérisation en chaîne – Polymerase Chain Reaction (PCR) pour la dengue et le chikungunya, et nous avons envoyé une équipe sur le terrain. La mission de l’équipe sur le terrain est multiple et l’équipe est forcément multidisciplinaire. Face à un risque infectieux qui émerge, comme le chikungunya à Djibouti, nous ne nous concevons pas la réponse sans associer toutes les spécialités qui peuvent avoir un rôle à jouer. Pour ce cas d’une maladie infectieuse à transmission vectorielle, nous avons associé les médecins de santé publique, épidémiologistes, infectiologues, logisticiens et le centre national de référence. Cette équipe préparatoire des actions en a défini les grandes lignes.

Outre la partie diagnostic et surveillance épidémiologique vient ensuite la partie d’intervention sur le terrain qui est là pour organiser le parcours de soins. Lorsque l’on est face à une épidémie de chikungunya, on attend deux phases : une phase dite aiguë qui risque de saturer notre système de santé et une phase plus longue, plus chronique, qui dépend finalement de l’évolution clinique de certains patients. Fabrice Simon vous en a parlé. C’est une phase de réhabilitation de ces patients qui peut s’inscrire dans la durée.

Notre objectif dans ces situations n’est pas d’éviter l’épidémie, puisque c’est quasiment impossible, mais d’en maîtriser l’impact pour pouvoir continuer la mission opérationnelle. Nous sommes sur une double stratégie de protection individuelle et de protection collective.

Les premiers cas sont survenus comme attendu en novembre 2019, suite aux premières pluies, et il a fallu organiser sur place la protection contre les vecteurs. Nous avons réalisé cette démarche de protection de manière participative. Ce terme est important puisque nous nous adressons à une population. Si nous voulons que les gens adhèrent, il faut les faire participer, que ce soit le commandement militaire ou les familles de militaires. Cette dynamique participative est essentielle pour nous. On ne fait pas de la santé pour ou contre, on fait de la santé avec les personnes concernées.

La protection elle-même a été déclinée en trois niveaux, en trois cercles : d’abord l’Homme, puis l’habitat et l’emprise, c’est-à-dire, pour nous, le camp militaire.

Protéger l’Homme, c’est ce qui relève de la protection personnelle individuelle contre les piqûres de moustiques. C’est une action que nous avons appuyée sur l’information, l’éducation pour la santé, l’utilisation de répulsifs cutanés et de moustiquaires imprégnées d’insecticide. J’insiste sur un point particulier : nous avons fourni pour chaque personne ces moustiquaires, pour que chaque personne, chaque lit, dispose d’une moustiquaire imprégnée. Nous avons aussi, parce que c’est ce que nous faisons dans les armées, délivré gratuitement les répulsifs cutanés au personnel militaire. Pour les familles de militaires, ces répulsifs cutanés ont fait l’objet d’un remboursement par la caisse nationale militaire de sécurité sociale.

Ces actions de promotion pour la santé sont essentielles puisque, avant de commencer un plan de santé, il faut créer ce qu’on appelle « un environnement favorable ». Fournir les moyens, c’est fournir cet environnement favorable. Par opposition, si je vous dis simplement « il faut utiliser », je vous dis « il faut que vous achetiez ». Cela n’est pas toujours possible, pas uniquement pour des raisons financières d’ailleurs et, de plus, il peut y avoir certains freins dont l’étude relève plus des sciences humaines que de l’épidémiologie.

Par chance – vous excuserez ce terme qui peut paraître un peu inapproprié –, nous avions subi en février 2019 une épidémie de paludisme qui avait donné lieu à une précédente intervention sur le terrain. Je faisais partie de l’équipe et, au cours de cette épidémie, nous avions mis en place un certain nombre de stratégies. Nous avions donc anticipé, c’est-à-dire que le jour où notre équipe de terrain est arrivée pour le chikungunya, toutes les moustiquaires étaient disponibles et la question de l’accès aux répulsifs cutanés avait été réglée. Il y avait donc eu une anticipation préalable, non prévue, mais ô combien bienvenue.

Ensuite, nous avons protégé l’habitat. Pour cela, plusieurs stratégies sont envisageables. Nous nous sommes cantonnés à l’installation de grillages moustiquaires aux fenêtres, avec dans un second temps, lorsque c’était possible, l’installation de grillages moustiquaires au niveau des portes.

Nous n’avons pas utilisé d’insecticide à l’intérieur des habitations. C’est un choix, surtout lié au fait que, dans ce pays, nous n’avions aucune connaissance particulière des résistances d’Aedes aegypti aux insecticides. En termes de balance bénéfices-risques, quel que soit l’insecticide que nous aurions utilisé, nous étions un peu en aveugle. Ce n’était pas acceptable.

La protection des emprises a été axée sur la lutte contre les gîtes larvaires, leur destruction, l’élimination des déchets, le drainage des collections d’eau lorsque c’était possible, ou sinon un traitement des collections d’eau avec un biocide, un produit naturel, Bacillus thuringiensis israelensis. Là encore, nous n’avons pas utilisé d’insecticide.

Si l’on doit faire le bilan de cette gestion d’épidémie, nous avons eu au total 56 cas de chikungunya. Nous avons cassé le pic épidémique, nous avons étalé les cas dans le temps. Nous n’avons jamais eu de saturation de notre système de santé. En parallèle, nous avons aussi eu 57 cas de dengue. C’est toute la difficulté de la gestion des épidémies en milieu tropical, puisque plusieurs agents pathogènes peuvent circuler en même temps et donnent parfois des symptômes similaires, en tout cas en phase aiguë.

Nous n’avons malheureusement pas d’éléments de comparaison par rapport à ce qu’il s’est passé en population civile, hormis ce que l’on a pu nous rapporter de manière informelle. Par exemple, certaines entreprises nous ont signalé que près d’un tiers de leurs salariés avaient été indisponibles lors de cette épidémie de chikungunya à cause de la maladie. En comparaison, 2 % de notre effectif a été touché. C’est donc une réussite.

Que doit-on retenir de cette expérience ? L’essentiel est dans l’organisation de la réponse. Pour reprendre les principaux points, la réponse comprend plusieurs phases : l’anticipation et l’évaluation, la quantification du risque ainsi qu’une phase d’adhésion individuelle et collective aux mesures qui sont proposées. Nous avons cette chance dans les armées de pouvoir dialoguer directement avec le commandement pour construire les actions d’un point de vue global pour l’ensemble de la population. Ici, c’est quelque chose qui a parfaitement fonctionné. On peut s’en féliciter.

La détection précoce des cas est essentielle pour signer le début de l’épidémie. Viennent ensuite la prise en charge, le diagnostic, le parcours de soins et le parcours de réhabilitation. On parle de chikungunya, il peut y avoir des formes chroniques. Le pilotage de la crise a été fait en continu localement et, ensuite, il faut faire une analyse critique de la gestion pour en tirer les leçons.

Nous voyons bien ici le distinguo entre ce qui relève de la santé publique, que je viens de vous décliner à l’instant, et ce qui relève de l’épidémiologie. Pourquoi est-ce que j’insiste sur cet aspect ? Parce que souvent, on a tendance à être un peu réducteur et à comparer les médecins de santé publique à des épidémiologistes. L’épidémiologie est une expertise, c’est un métier. La santé publique utilise l’épidémiologie comme un outil, les deux travaillent ensemble, mais il ne faut pas abandonner cette dimension de prise en charge des collectivités. Au départ, les médecins militaires de santé publique étaient des médecins des collectivités. Ce terme est très important puisqu’il définit bien que nous nous occupons des populations. Nous ne nous occupons pas de chiffres, nous nous occupons de populations.

Un point négatif que je souligne par contre est que nous avons des effectifs contraints, restreints. Une épidémie de fièvre de la vallée du Rift est survenue en même temps à Mayotte ; malgré le fait que des militaires ont été touchés, nous n’avons pas pu intervenir sur deux théâtres d’opérations de manière simultanée.

Pour conclure cet exposé, j’aimerais donner mon avis personnel sur le risque vectoriel en France. Tout d’abord, j’insiste sur le fait que, quelle que soit la réponse apportée, elle doit forcément être multidisciplinaire. Elle doit aussi, à mon sens, impliquer les populations dans le cadre d’une démarche participative. Les gîtes larvaires d’Aedes albopictus, en France, sont aussi bien dans le domaine privé que dans le domaine public. On ne peut pas mettre en place une politique publique sans essayer de convaincre et d’amener tout ce qui relève de la sphère privée à éliminer aussi ces gîtes larvaires, dans les jardins par exemple. Si une stratégie est mise en place, elle doit s’inscrire dans le long terme. Nous ne savons pas quand l’épidémie va survenir ; on sait que, finalement, elle finira par arriver. L’éducation est donc essentielle et elle doit cibler, à mon sens, prioritairement les enfants qui seront finalement demain les acteurs de leur propre santé et aussi de la santé collective. Nos moyens actuels sont limités, et pas seulement pour les armées, mais de manière générale en France.

Partant de ce constat, nous voyons bien que des initiatives très positives ont eu lieu comme le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV) ou ont lieu actuellement comme Arbo-France. Ces initiatives ont pour point commun qu’elles rassemblent différents acteurs de différentes disciplines, de différentes spécialités. On ne peut que louer ce genre d’action, d’intervention et de rassemblement.

Il manque, à mon avis, dans la construction actuelle de la réponse à une phase épidémique en France, de considérer que ce risque est possible. Jusqu’à présent, nous avons parfaitement réussi à maîtriser les clusters de cas autochtones autour de cas importés sans que l’épidémie échappe à notre contrôle. Il faut aussi préparer le plan B après ce plan A, c’est-à-dire un plan B qui fait face à un virus inconnu – l’épidémie de Covid-19 est là pour nous rappeler que c’est essentiel – et réfléchir à ce qu’il faudra faire. Comment mobiliser tous ces moyens si une épidémie de grande ampleur survient en France, que ce soit à l’échelle d’une commune, d’une ville ou d’un département ? Quels moyens allons-nous pouvoir mobiliser ? Cela reste actuellement un des grands points d’interrogation.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Vous nous avez parlé des missions de l’unité de surveillance et investigations épidémiologiques qui sont de permettre aux pouvoirs publics d’anticiper les risques sanitaires et d’y apporter une réponse appropriée. Comment s’organisent vos échanges avec l’État dans ce cas de figure ?

Dr Vincent Pommier de Santi. J’évolue au sein du ministère des Armées. Toutes les informations qui sont traitées à notre niveau sont remontées par la voie hiérarchique, c’est-à-dire vers un niveau supérieur qui se trouve à Paris. Cela concerne tout évènement particulier qui intéresse les forces armées et, dans un sens plus large, les intérêts de la France. Nous ne nous focalisons pas uniquement sur ce qui concerne les forces armées, dans ce que nous surveillons et ce que nous anticipons. C’est ce niveau hiérarchique supérieur qui fait l’interface avec les autorités sanitaires civiles dès lors que cela s’avère nécessaire. Nous pouvons réaliser un certain nombre d’expertises, qui seront ensuite partagées avec la direction générale de la santé par exemple ou avec Santé publique France.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles actions mettez-vous actuellement en œuvre dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19 ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Nous sortons un peu du champ propre du risque vectoriel, mais, comme je vous l’ai dit bien, nos actions ne se limitent pas du tout à un seul type de risque. Les infections respiratoires aiguës fébriles en font partie. L’unité de surveillance au sens le plus large, c’est-à-dire l’ensemble de l’établissement, le CESPA, a été impliquée à tous les niveaux depuis le début de la crise, depuis l’identification de l’émergence du virus en Chine, toujours par ce système de veille et d’anticipation. Nous avons travaillé sur l’évaluation du risque pour les forces armées et ensuite est venue cette seconde phase d’extension des premiers cas.

Nous sommes intervenus physiquement sur la base aérienne de Creil, en parallèle de l’investigation du premier cluster qui touchait un lycée de Crépy-en-Valois. Nous avons surveillé l’ensemble de cette maladie tout au long de l’épidémie et encore maintenant. Nous avons adapté notre système de surveillance en fonction des recommandations sanitaires nationales pour suivre l’ensemble de l’épidémie au sein des forces armées où qu’elles soient.

Nous intervenons aussi, et nous sommes intervenus, dans un certain nombre d’investigations de regroupements des cas liés entre eux au sein des forces armées, toujours en lien avec les agences régionales de santé. C’est important pour nous de le préciser.

Nous sommes intervenus pour l’enquête épidémiologique sur le porte‑avions Charles de Gaulle. C’est moi qui ai dirigé cette enquête et rédigé le rapport public qui a été mis en ligne sur le site du ministère de la Défense.

Aujourd’hui, nous sommes impliqués à la fois dans le bilan de l’impact de cette épidémie au sein du ministère des Armées et dans le suivi des clusters, où qu’ils soient, avec une attention toute particulière pour nos forces opérationnelles.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Restons sur ce volet opérationnel, mais sur le plan de l'interopérabilité puisque vous nous avez précisé tout à l’heure que vous développez aussi une coopération au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Pouvez-vous nous en parler et nous dire comment cela s’organise ? D’où cela s’organise-t-il ? Quels sont les apports que nos alliés peuvent apporter dans cette recherche, puisque c’est un volet assez méconnu de l’activité de l’OTAN ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Plusieurs membres de nos équipes participent au sein de l’OTAN à ce qu’on pourrait appeler des commissions de réflexion pour faire simple, qui sont axées sur un certain nombre de thématiques. Il y a évidemment la thématique des risques NRBC – nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques. Il y a aussi la thématique qui relève du medical intelligence, de ce que l’on appelle la veille sanitaire de défense. Il ne s’agit pas de faire du renseignement médical, mais de récolter toute l’information qui peut être utile pour les forces armées. Il y a aussi tout ce qui concerne la protection de la santé de la force. Comme je vous l’ai dit, plusieurs médecins de santé publique militaire participent activement à tous ces groupes de travail.

Il existe aussi une formation qui est réalisée ici, au sein de l’établissement, pour les États membres de l’OTAN. Elle concerne justement la surveillance épidémiologique et l’investigation d’épidémies. C’est un cours international en anglais.

En quoi consistent les travaux des commissions ? Il s’agit de travailler sur ce caractère interopérable, c’est-à-dire que des forces armées de l’OTAN déployées en même temps sur un même théâtre d’opérations doivent parler le même langage et suivre les mêmes procédures. Le travail réalisé dans ces commissions vise à harmoniser l’ensemble des procédures dans le cadre des missions internationales réalisées par l’OTAN.

Dans le cadre de ce travail, nous avons présenté notre système de surveillance syndromique, le système d’analyse et de surveillance épidémiologique en temps réel ASTER. Ce système, au départ, a été conçu pour répondre à une détection précoce en cas de menace biologique ou de menace chimique qui pourrait toucher les forces françaises ; il a été testé en Guyane sur la détection précoce des épidémies de dengue. Si l’on doit retenir quelque chose de ce système, qui est en cours d’industrialisation encore aujourd’hui même si le prototype a plus que largement été validé, c’est le concept.

Le concept est simple. Nous n’avons pas toujours les outils nécessaires pour faire un diagnostic biologique sur le terrain et nous ne pouvons pas déployer tous les outils de diagnostic biologique sur le terrain pour prévoir tous les risques possibles. Si une épidémie survient parmi les forces armées et que nous n’avons pas les moyens de diagnostic, nous risquons de passer à côté, tout simplement. La surveillance syndromique permet une détection précoce d’un regroupement de cas qui présentent les mêmes symptômes et dont, à ce stade, nous ne savons pas ce que c’est. Nous pouvons ainsi intervenir sur un phénomène épidémique bien en amont du diagnostic, en proposant d’abord des mesures de contrôle dites aspécifiques, génériques, c’est-à-dire des mesures d’hygiène, des mesures de décloisonnement, des mesures d’isolement dans le cas d’une maladie infectieuse à transmission interhumaine. Nous pouvons également réfléchir et adapter les prélèvements qui vont être faits sur le terrain et identifier en avance de phase quel laboratoire va pouvoir faire les analyses pour mettre un nom sur cette épidémie.

Voici le concept de la détection précoce et de la surveillance précoce. Pour nous, il s’agit d’avoir un temps d’avance pour éviter que l’épidémie ne prenne trop d’ampleur ou que nous n’arrivions trop tard sur une épidémie ce qui entraînerait finalement la perte du contrôle, de la maîtrise de cette épidémie.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Permettez-moi de vous poser une question sur ce mécanisme de la détection précoce d’un certain nombre de cas qui ne sont pas encore identifiés. Dans la région de Montpellier, un vétérinaire a parlé récemment par voie de presse de l’apparition d’une tique qui serait porteuse du virus de la fièvre Crimée-Congo. Avez-vous ce genre de cas ? Il ne s’agit plus des moustiques, mais ce genre de cas, ce genre de détection, rentre-t-il dans vos radars et est-il apparu à votre niveau ?

Dr Vincent Pommier de Santi. La fièvre hémorragique du Crimée-Congo est une zoonose vectorielle aussi puisque transmise par un arthropode. C’est un virus de fièvre hémorragique et, évidemment, dès que l’on dit cela, l’affaire devient encore plus sérieuse. Un comité scientifique a identifié un certain nombre de tiques qui sont capables de transmettre cette maladie.

C’est une maladie bien connue que nous surveillons chaque année. Elle a tendance à avancer. Nous la surveillons depuis de nombreuses années, surtout au niveau de la Turquie, mais nous l’avons vue se rapprocher dans les Balkans et, petit à petit, elle gagne du terrain même si cela reste extrêmement modéré. J’ai observé des épidémies. Nous avons eu une alerte en 2005 pour les forces françaises au Kosovo justement, où nous avions préparé tout ce qu’il fallait faire pour gérer éventuellement une fièvre hémorragique.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Excusez-moi, car je ne veux pas dériver de notre enquête sur ce vecteur qui est une tique. Mais, en gros, si nous avons quelque part un certain nombre de cas qui venaient à apparaître, votre système de surveillance syndromique ASTER nous permettrait de savoir qu’il y a une zone dans laquelle sont apparus des cas qui nécessitent l’attention. Est-ce bien cela ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Oui. Le système de surveillance syndromique permettrait effectivement d’observer un regroupement de cas. Pour faire simple, qu’observerait-on ? On observerait des cas avec de la fièvre et des signes hémorragiques. Évidemment, cela déclenche une alerte immédiate sur un système dont les analyses sont ensuite totalement automatisées. Cela produit une alerte en temps réel.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Docteur, vous nous avez parlé tout à l’heure de l’opération à Djibouti en 2019. Les autorités djiboutiennes ont-elles dû donner leur accord ? Comment s’est passée la coopération ? Vous nous avez dit que, parmi le contingent militaire et les familles, 2 % des gens avaient été atteints, avec 56 cas. Pouvez-vous nous dire les familles qui ont été les plus touchées ?

Dr Vincent Pommier de Santi. La République de Djibouti est un État souverain et un pays ami sur le territoire duquel nous sommes présents dans le cadre d’accords de défense. Il n’y a pas d’intervention possible, d’un point de vue sanitaire, sans collaboration avec les autorités sanitaires djiboutiennes. Cela dit, la stratégie que je vous ai décrite est une stratégie qui a été mise en œuvre à l’intérieur de nos emprises et qui n’a en fait pas eu d’impact au niveau de la population djiboutienne. Cela reste assez circonscrit. Cela en diminue forcément l’efficacité. Mais, tout particulièrement, nous n’avons pas décidé d’utiliser de nous-mêmes une pulvérisation spatiale d’insecticides, puisque le choix des insecticides et de la méthode de pulvérisation relève plutôt d’une stratégie nationale. Nous restons donc dans un périmètre assez limité, tout en évitant par tous les moyens d’interférer avec une stratégie ou une politique locale qui appartient au gouvernement de ce pays.

En ce qui concerne les familles les plus touchées, nous n’avons pas réussi à identifier une population particulière. Il y a eu très peu de cas. Ce que je peux vous dire, c’est que des militaires, des civils de la défense et des familles de militaires ont été touchés. Nous avons aussi fait des diagnostics chez le personnel djiboutien qui est embauché pour travailler au sein de la base, mais sans parvenir à délimiter une population spécifique touchée par la maladie.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Les autres contingents militaires basés sur place ont-ils été concernés par ce plan ou ont-ils pris des mesures eux-mêmes ? Pourriez-vous nous décrire si possible les actions menées ? Quelles leçons devons-nous tirer de leur savoir-faire ou de leur expérience ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Effectivement, à Djibouti, beaucoup de contingents militaires sont présents.

Il y a le contingent chinois ; je ne sais pas du tout ce qu’il a fait.

Les petits contingents européens avec lesquels nous travaillons habituellement ont décliné leur propre stratégie, même si la présence sur les emprises françaises d’un centre médico-chirurgical et d’un infectiologue – puisque deux médecins spécialistes en infectiologie ont successivement été déployés sur le terrain pendant cette crise – peut amener ces pays amis à venir consulter, à demander un avis dans le cadre de cette épidémie.

Les Américains ont utilisé des pulvérisations spatiales d’insecticide, mais de manière assez ciblée, et du piégeage.

Nous avons utilisé le piégeage, mais sans que ce soit considéré comme un outil de lutte efficace. C’était plus à visée de recherche pour tester certains pièges pondoirs pour commencer à travailler sur la question de la barrière autour des habitations. Je crois que Fabrice Chandre vous en a parlé. C’est quelque chose qui nous intéresse aussi et que nous avons commencé à tester sur place à Djibouti.

Finalement, pour répondre à votre question, les actions n’ont pas été coordonnées. Chaque entité a fait une stratégie de son côté, tout en bénéficiant de l’aide des uns et des autres quand il s’agissait de pouvoir bénéficier d’un diagnostic par PCR ou d’un avis spécialisé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Un suivi à long terme a-t-il été mis en place ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Oui, tout à fait. Nous avons eu assez peu de formes prolongées sur cet échantillon de population. Comme je vous l’ai dit, toutes ces personnes sont rentrées dans un parcours de soins et, dans le cadre de ce parcours de soins, si elles présentent encore des symptômes, elles peuvent être suivies par nos spécialistes, en métropole ou à partir du théâtre d’opérations de Djibouti, toujours en lien avec nos spécialistes qui se trouvent dans les hôpitaux d’instruction des armées.

Je n’ai pas de retour exact aujourd’hui sur ces populations. Je dois dire que nous avons dû interrompre le déroulé normal de la mission pour ramener nos effectifs présents sur place et nous lancer à corps perdu dans l’épidémie de Covid-19. Les deux épidémies se sont un peu télescopées.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles pistes de recherche mériteraient d’être approfondies, selon vous ? Quelles actions de lutte antivectorielle mériteraient d’être renforcées ? Jugez-vous suffisante l’action des pouvoirs publics en ce domaine ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Je peux aborder avec vous la question de la recherche pour vous parler de quelque chose qui a très bien fonctionné pour nous. Dans mes propos liminaires, je vous ai dit que j’étais parti en Guyane sur un programme de recherche contre le paludisme.

Ce programme de recherche était particulièrement innovant sur de nombreux points. Tout d’abord ce programme étudiait l’ensemble des aspects de la maladie, c’est-à-dire l’Homme, qui est réservoir de parasites, le vecteur – ici, ce sont des anophèles – et les parasites, des plasmodies. Tout cela évolue dans un écosystème particulier et l’ensemble a été étudié, sous financement de l’état-major des armées, pour une problématique infectieuse qui concernait un territoire français. C’est quand même quelque chose qui n’arrive pas tous les jours et je tenais à le souligner.

Nous avons investi dans la recherche sur cette maladie sur un territoire français, principalement parce qu’elle touchait nos militaires et gendarmes déployés sur place dans le cadre de la lutte contre l’orpaillage illégal en forêt guyanaise. Ils étaient touchés à tel point que cela commence à poser un problème pour la capacité opérationnelle de la force et de l’opération Harpie.

Nous n’avons pas mené ce programme de recherche seuls. C’est le deuxième point innovant. Nous l’avons mené en collaboration dans le cadre d’une convention avec l’Institut Pasteur de la Guyane. C’est également très innovant : répondre à une problématique qui concerne les forces armées, avec une équipe de civils ou de militaires qui travaillent de manière conjointe sur une politique de santé publique qui concerne la population guyanaise, puisque les retentissements et les apports des recherches qui ont été menées bénéficient maintenant, en tout cas je l’espère, à la population de Guyane.

Je vous présente ces deux points innovants pour vous montrer comment nous avons pu procéder et comment nous gérons ces programmes de recherche. Nous n’avons pas toutes les expertises au sein du service de santé des armées. Nous n’avons pas toutes les compétences, mais nous pouvons nous associer avec des organismes civils, avec des financements qui peuvent venir de la direction générale de l’armement (DGA), de l’état-major des armées ou des financements propres qui sont issus du service de santé des armées dans le cadre de projets de recherche clinique.

Pour ce qui concerne l’action des politiques publiques en France, je n’ai pas d’avis particulier, hormis que jusqu’à présent, pour la métropole, nous pouvons constater que l’ensemble des plans et des stratégies qui ont été mis en œuvre ont permis de contenir tout début de transmission autochtone de virus. Cela montre bien que le système, dans cette dimension, est efficace. Sera-t-il toujours efficace si on sort du cadre préétabli ? C’est une autre question et c’est plutôt cette question qui mériterait d’être abordée, à mon sens.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Accompagnez-vous vos patients par une information sur les différents types de maladies ou de parasites qu’ils peuvent contracter ? Je vais vous expliquer pourquoi je pose cette question. C’est toujours hors de notre sujet, mais de la bilharziose a été détectée à plusieurs reprises, en été, dans un cours d’eau dans le sud de la Corse. Or elle ne pouvait pas avoir survécu à l’hiver. Il s’agissait donc de quelqu’un qui était porteur de cette parasitose, qui revenait au même endroit et qui, par manque d’hygiène, la propageait dans ce cours d’eau. Cela veut dire que soit il le faisait sans le savoir, soit c’était un comportement irresponsable, il le savait et s’en moquait. Quand vous avez des sujets qui sont porteurs, les informez-vous de ce qu’ils portent et des conséquences que cela peut avoir sur leur comportement ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Cette partie formation est essentielle. Tout d’abord, nous formons en fait l’ensemble des médecins militaires au cours de leur formation initiale et continue à l’ensemble des pathologies qu’ils sont susceptibles de rencontrer au cours des missions en zone d’endémie de ces maladies. La bilharziose en est un exemple type et nous avons eu des épidémies de bilharziose dans les armées au cours de ces dernières années. Ces épidémies faisaient suite à une exposition dans des cours d’eau, dans des zones où cette maladie est endémique, voire épidémique.

Pour répondre de manière très précise à votre question, si un militaire présente une maladie, quelle qu’elle soit d’ailleurs, bien sûr, nous l’informons de cette maladie, mais, en plus, nous le soignons. La bilharziose est une maladie qui se soigne très bien. Dans le cas présent, il s’agit probablement de ce qui circule en France, une bilharziose du voyageur. Ce sont des infections qui sont possiblement symptomatiques lors de l’exposition et qui peuvent rester latentes pendant de nombreuses années ou guérir spontanément sans avoir manifesté de symptôme clinique particulier.

Pour faire simple, si un militaire se présente avec une hématurie qui signerait peut-être une bilharziose urinaire ou des rectorragies qui signeraient une bilharziose intestinale, soyez sûr que le médecin militaire qu’il aura en face de lui cherchera systématiquement la bilharziose et que ce patient sera traité, en collaboration bien sûr avec des infectiologues des hôpitaux des armées.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Docteur, merci pour tous ces éclairages. Voulez-vous vous-même ajouter quelque chose à ce débat pour nous éclairer ou nous orienter vers d’autres auditions ?

Dr Vincent Pommier de Santi. J’aimerais revenir sur un des points importants qu’a soulignés Fabrice Chandre, celui de l’accès aux moustiquaires imprégnées.

Nous avons utilisé à Djibouti des moustiquaires imprégnées d’insecticide et nous avons toujours des difficultés lorsqu’il s’agit d’utiliser des moustiquaires imprégnées d’insecticide – qui sont des armes efficaces dans la lutte contre les vecteurs – parce que nous avons des restrictions en France alors que, en parallèle, nous soutenons par l’intermédiaire du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et de l’Organisation mondiale de la santé l’utilisation de ces mêmes moustiquaires pour les populations qui en ont besoin.

J’avais déjà rencontré cette problématique quand j’étais en Guyane. Cela avait donné lieu à une expertise rapide et très efficace de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) qui nous avait permis d’utiliser en situation exceptionnelle ces moustiquaires imprégnées de pyréthrinoïdes de synthèse. Je crois que la question des moustiquaires, dans la transmission vectorielle, est cruciale. Même si nous avons ici affaire à un moustique diurne, cela reste important pour protéger les malades.

Je pense qu’un vrai travail est à faire pour disposer d’un stock de moustiquaires efficaces, des stocks stratégiques. Nous avons bien vu, avec la Covid-19, à quel point il est nécessaire de disposer de ces stocks stratégiques. Si un jour une épidémie doit survenir, il faut que ces stocks soient présents, qu’ils soient validés dans leur utilisation par les autorités compétentes, ici l’Anses, dans une situation spécifique dans laquelle la balance bénéfices-risques est forcément en faveur du bénéfice d’utilisation. C’est vraiment quelque chose qui me paraissait important à dire en conclusion.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Pouvez-vous repréciser de quelles moustiquaires imprégnées nous parlons ? Je me souviens au début de nos auditions avoir interrogé ceux qui se sont prêtés à cette commission d’enquête notamment sur les moustiquaires bleues que l’on peut trouver dans le bush africain et qui permettent de piéger les mouches tsé-tsé, en demandant à vos prédécesseurs s’il existait une telle technique qui nous permettrait de piéger un certain nombre de moustiques responsables de ces maladies vectorielles. La réponse était plutôt négative. Les intervenants confirmaient que cela marchait bien pour la mouche tsé-tsé, mais pas pour le moustique. Pouvez-vous nous repréciser ce que sont ces moustiquaires imprégnées, s’il vous plaît ?

Dr Vincent Pommier de Santi. Vous avez évoqué un système de piégeage de la mouche qui transmet le parasite responsable de la maladie du sommeil. Ce dont je vous parle, ce sont des moustiquaires de lits qui servent à protéger l’individu des moustiques qui pourraient être porteurs d’un virus. L’utilisation n’est pas du tout la même. Je parle également de moustiquaires imprégnées d’insecticide – ce sont les mêmes – qui permettent de mettre un malade contagieux dans un lit et de le protéger contre des moustiques qui pourraient venir le piquer, donc s’infecter avec le virus lors de la piqûre et générer de nouveaux cas secondaires dans l’entourage proche, famille, voisins, quartier. Ce sont deux choses complètement différentes.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Nous vous remercions vraiment pour cet exposé très instructif, qui nous a beaucoup appris. Merci au service de santé des armées d’être toujours là même quand on ne le suspecte pas.


26.   Audition de M. Pierre Ricordeau, directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie, Mme Catherine Choma, directrice de la santé publique de l’ARS d’Occitanie, et Mme Isabelle Estève-Moussion, ingénieure d’études sanitaires au sein de l’ARS d’Occitanie (15 juin 2020)

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Nous poursuivons les auditions de la commission d'enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous allons entendre à présent, depuis Montpellier, trois représentants de l’agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie : M. Pierre Ricordeau, directeur général de l’ARS, Mme Catherine Choma, directrice de la santé publique de l’ARS et Mme Isabelle Estève-Moussion, ingénieure d’études sanitaires au sein de l’ARS.

Nous avions prévu de vous rencontrer lors d’un déplacement d’une délégation de la commission d’enquête, déplacement qui a dû être annulé. L’audition de l’Entente interdépartemental de démoustication (EID) Méditerranée a également été l’occasion d’évoquer comment vous avez exercé les nouvelles compétences reconnues aux ARS en matière de lutte anti-vectorielle par le décret du 29 mars 2019.

Monsieur le directeur général, Mesdames, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine ou quinzaine de minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations au cours de cette audition.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Mesdames, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

M. Pierre Ricordeau, directeur général de l’ARS d’Occitanie. La région Occitanie est évidemment une région très concernée par ces questions. C’est une région relativement vaste, avec deux grandes zones urbaines, autour de l’agglomération toulousaine d’une part, et tout le long du littoral méditerranéen d’autre part.

Cette région a été touchée précocement par les questions liées à la lutte anti-vectorielle (LAV) puisque les départements du Gard et de l’Hérault sont touchés par le moustique tigre, depuis 2011 et que depuis l’ensemble de la région Occitanie est aujourd’hui largement touchée. La totalité des départements sont aujourd’hui colonisés, certains de manière relativement importante. Dans trois départements, le Gard, l’Hérault et les Pyrénées-Orientales, plus de 40 % du territoire est colonisé. Dix départements ont une partie plus faible de leur territoire qui est touchée, mais ont tout de même plus de 40 % de la population qui est touchée. Cela concerne donc la quasi-totalité des départements de l’Occitanie, à l’exception du Lot, de l’Aveyron et de la Lozère, c’est-à-dire des départements les plus au nord, relativement ruraux, de la région Occitanie.

Les impacts sont différents d’une année à l’autre. Si je prends les indicateurs d’activité, il y a une assez forte variation d’une année à l’autre et nous avons par exemple enregistré un pic sur le nombre de cas déclarés en 2016, avec 200 cas déclarés, puis 57 en 2017, 66 en 2018 et c’est enfin remonté à 109 en 2019. Les éléments sont donc assez variables, avec parfois des foyers autochtones : 12 cas de chikungunya en 2014, 7 cas de dengue en 2015, 3 cas de dengue en 2018, pour vous donner des repères.

Nous sommes donc dans une dynamique de colonisation et de risque, dynamique qui n’est pas spécifique à la région, avec des variations importantes d’une année à l’autre en fonction de l’actualité, en fonction des voyages, en fonction de toute une série de facteurs et d’éléments que nous ne maîtrisons pas complètement.

Je pense qu’il y a, dans cette région, une assez bonne conscience des difficultés compte tenu de l’ancienneté de la colonisation du moustique tigre, une mobilisation de l’ensemble des acteurs et une assez bonne connaissance de ce sujet de la part de la population, même si cela représente évidemment un enjeu très important.

Nous avons un opérateur très important, l’entente interdépartementale de démoustication (EID) Méditerranée, qui est implantée en Occitanie depuis longtemps puisque la démoustication a une longue histoire dans ces territoires.

L’ARS est évidemment très active sur les missions qui sont les siennes et qui ont été élargies au cours de la dernière période : la surveillance entomologique, la gestion des signalements, le traitement larvicide. Nous sommes en train de formaliser une stratégie régionale de lutte contre le moustique tigre, avec cinq axes à ce stade : la surveillance épidémiologique, la prise en charge médicale, la surveillance entomologique, la lutte anti-vectorielle ainsi que la communication et la mobilisation sociale.

Je voudrais insister sur ce dernier point. Il y a un enjeu très important de sensibilisation, de pédagogie, de formation, de mobilisation sociale autour de la lutte contre le moustique tigre. Nous avons essayé d’investir ce domaine de différentes manières avec, par exemple, un dispositif pédagogique de lutte anti-vectorielle qui a été porté par une association du groupement régional d’animation et d’information sur la nature et l’environnement (GRAINE) qui s’appelle GRAINE Occitanie. Ce projet qui se déroule depuis l’année 2017 permet essentiellement de former des formateurs. Ainsi trente-six animateurs ont été formés et vingt-six associations interviennent, réparties sur tout le territoire de la région. Ces acteurs vont faire des actions de sensibilisation auprès du public ou auprès des agents publics, en particulier auprès des agents des collectivités territoriales. Depuis que ce dispositif a été lancé, 15 000 personnes ont été touchées par ce dispositif, avec plus de 500 animations.

Nous avons essayé d’organiser une première journée de mutualisation des outils de sensibilisation à la LAV à Montpellier. Nous avons fait un appel à projets spécifique sur la lutte anti-vectorielle dans le cadre du dernier projet régional santé-environnement (PRSE) qui date de 2018. Des actions originales ont été proposées et vont être déclinées au niveau régional.

Nous avons aussi essayé de travailler avec les collectivités territoriales par le biais de la formation des agents des collectivités territoriales, en travaillant avec le centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). Nous avons créé un kit de sensibilisation aux gestes professionnels à mettre en place depuis la colonisation de la métropole par le moustique tigre, des micro-vidéos par métier, un module spécifique aux formateurs. Je crois d’ailleurs que cette série de propositions, après l’expérience initiée en Occitanie, a été reprise au niveau national dans le cadre des travaux de formation de la fonction publique territoriale.

Nous mettons également beaucoup de kits de communication à disposition des collectivités qui veulent informer et mobiliser leurs administrés. Nous essayons aussi, de plus en plus, de travailler sur l’insertion de la lutte anti-vectorielle, et en particulier de la lutte contre le moustique tigre, dans les contrats locaux de santé. Pour l’instant, nous ne sommes pas encore allés au bout de ce que nous voudrions. Nous développons ces contrats locaux de santé avec les collectivités territoriales, communes et intercommunalités. Nous contractons avec ces collectivités sur toute une série d’actions de santé et il nous semble que la lutte anti-vectorielle pourrait faire partie de ces dispositifs. Elle y serait incluse assez facilement et s’adapterait bien au travail de proximité qui peut être fait par les collectivités territoriales en lien avec l’agence régionale de santé.

Comme toutes les ARS, nous avons mis en place le nouveau dispositif réglementaire sur la lutte anti-vectorielle avec le transfert des responsabilités des conseils départementaux vers l’agence régionale de santé. Nous essayons donc vraiment de développer des actions sur la mobilisation sociale et il y a eu quelques initiatives intéressantes. Nous allons essayer de poursuivre dans ce sens, dans une région qui est consciente du sujet et dans laquelle ce type d’opération peut avoir, je crois, un bon écho.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous présenter les actions de lutte anti-vectorielle menées par l’ARS ? Comment vous préparez-vous à la prochaine saison haute de vecteurs ?

Mme Isabelle Estève-Moussion, ingénieure d’études sanitaires au sein de l’ARS d’Occitanie. Nous sommes de fait déjà rentrés dans la saison de lutte, puisque nous sommes dans la saison de surveillance depuis le 1er mai.

Du fait de la modification des textes, nous avons lancé en premier lieu la procédure d’habilitation. Monsieur le directeur général a signé l’arrêté d’habilitation le 6 janvier dernier.

Nous avons préparé et mis en œuvre un marché public pour les opérateurs qui souhaiteraient nous répondre. Nous avons attribué et notifié le marché à un seul opérateur sur l’ensemble de la région, de façon à ce qu’il puisse intervenir.

Nous avons donc un opérateur dans le cadre des textes tels qu’ils sont à l’heure actuelle. Nous continuons à travailler évidemment sur tout ce qu’a expliqué M. Ricordeau concernant la mobilisation sociale, même si, en ces temps de Covid-19, il faut réajuster notre façon de procéder.

Nous avons déjà mené quelques enquêtes et fait des traitements puisque nous avons eu quelques retours, même s’il y a peu de voyages.

Côté suivi, nous avons envoyé dernièrement à tous les établissements de santé et aux professionnels de santé, en lien avec nos collègues de Santé publique France, les fiches pour la déclaration des cas, mobilisé les laboratoires et les établissements de santé, notamment tous ceux où il y a un centre d’accueil d’urgence. Nous leur avons annoncé que, dans le cadre du marché, nous demandons à notre opérateur de réaliser des diagnostics pour faciliter aux établissements la prise en charge de la lutte anti-vectorielle sur leur territoire, compte tenu du contexte général de notre région.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment se passe la surveillance entomologique au niveau des points d’entrée, ports et aéroports ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les pièges pondoirs que vous avez mis en place ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Nous avons mis en place dans un premier temps un réseau de pièges pondoirs. Il se trouve que le texte que nous appliquons, l’arrêté du 23 juillet 2019, est extrêmement lourd en termes de mise en place de pièges. À l’instar de la quasi-totalité de la totalité des régions de France, puisque nous avons eu des réunions de coordination entre les différentes régions, nous avons revu plutôt à la baisse la mise en place des pièges parce que c’était financièrement trop lourd par rapport aux finances qui sont attribuées à l’ARS sur le sujet.

Nous avons quand même respecté l’esprit du texte, en installant des pièges autour des zones colonisées pour essayer de voir où se développe la colonisation. Dans tous les endroits où il y a des services d’accueil des urgences (SAU), nous avons mis des pièges. Conformément au Règlement sanitaire international (RSI), tous les points d’entrée du territoire sont également équipés, à la fois de pièges pondoirs et de pièges pour adultes, de façon à voir si nous récoltons des vecteurs autres que des Aedes. Les pièges pondoirs sont quand même très spécifiques des Aedes et nous avons donc mis en place au moins un piège pour adultes par point d’entrée du territoire. Selon l’évolution de la situation, nous pourrons réajuster notre façon de gérer les pièges.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Mme Annelise Tran nous a présenté lors de son audition les outils de modélisation des populations d’Aedes albopictus, Arbocarto et AlboRun. Elle nous a indiqué que Montpellier faisait partie des sites pilotes. Où en est l’utilisation de ces outils par vos services ? Quelles interactions y a-t-il avec le site signalement-moustique.fr ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. L’interaction entre les deux sites est extrêmement ténue puisque Arbocarto est une modélisation d’une réponse au territoire et à la climatologie alors que signalement-moustique.fr est un outil de déclaration et de suivi des déclarations de présence faites par le public. Ce sont deux façons différentes d’appréhender la colonisation. L’une est proactive à destination du public tandis que l’autre est une modélisation destinée à nous renseigner, notamment sur la présence des moustiques au niveau des îlots regroupés pour l’information statistique (IRIS) dans les métropoles, pour connaître les zones plus sujettes à un développement de moustiques.

Pour l’instant, nous démarrons avec cet outil et nous n’avons pas encore un gros recul. Je pense qu’il va être très intéressant à l’avenir pour nous permettre de proposer aux collectivités de cibler les IRIS et les quartiers comme les quartiers résidentiels dans lesquels il y a le plus de risque de développement des Aedes albopictus de façon à mobiliser la population à bon escient. Cela permettra aussi peut-être d’avoir une vision et un suivi de la colonisation, notamment par les pièges, qui soit un peu plus ciblé à l’avenir. Cela peut aussi nous aider, si d’aventure nous avions un foyer qui s’étendait et devenait assez important, pour prioriser les zones d’intervention notamment.

M. Pierre Ricordeau. Nous avons soutenu cette opération Arbocarto qui nous paraît très intéressante et dont le champ d’action pourrait être étendu. C’est quelque chose qui nous permet de prévoir et de modéliser les endroits qui sont les plus susceptibles de recevoir des moustiques.

Nous nous sommes mis d’accord avec Mme Annelise Tran pour faire une vérification a posteriori de la validité du modèle, c’est-à-dire vérifier ce que disait le modèle en comparant avec ce que nous aurons constaté réellement. Cela devrait pouvoir se faire bientôt et permettra de contrôler la validité du modèle, peut-être de le faire évoluer.

C’est en tout cas un élément complémentaire du site de signalement. Le site s’intéresse plutôt à ce que l’on constate, à ce que les citoyens constatent comme présence du moustique. Il faut espérer que les choses convergent, bien sûr, mais ce n’est pas la même façon d’aborder le sujet.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Certaines campagnes de lutte contre les moustiques font l’objet de recours administratifs de la part d’associations, notamment pour insuffisance de l’évaluation des incidences sur les sites Natura 2000. Comment intégrez-vous ces critiques ? Avez-vous des liens avec le monde associatif ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Nous avons des liens avec le monde associatif, mais il se trouve que, dans notre région, nous avons eu assez peu de recours, voire pas du tout de mémoire, par des associations de protection de la nature. Par contre, nous avons eu des recours par des apiculteurs et des jardiniers ou cultivateurs biologiques.

Dans le cas des apiculteurs, comme nous diffusons des biocides qui sont ciblés sur les insectes, les abeilles et tous les autres hyménoptères sont sensibles à ces produits. Lorsque nous faisons un traitement, les apiculteurs ont donc des craintes pour la façon dont cela va se passer avec leurs ruches. Pour l’instant, nous n’avons jamais eu de problème concret avec des ruches mais nous avons été appelés plusieurs fois pour des craintes, éventuellement qui se retrouvaient dans la presse et qui étaient un peu difficiles à gérer.

Nous souhaiterions, si c’était possible, qu’il y ait une négociation au niveau national pour avoir une position qui soit plus facile et plus objectivée au niveau local.

En Occitanie, nous avons travaillé avec la fédération et la direction régionale de l’agriculture qui gèrent les apiculteurs pour avoir un protocole local d’entente. Les apiculteurs sont ainsi systématiquement informés 24 heures avant le traitement, de façon à ce qu’ils puissent intervenir, soit en fermant leurs ruches, soit en les déplaçant.

Pour tout ce qui est agriculture biologique, nous n’avons pas encore de protocole local. Nous avons commencé à engager des pourparlers, mais nous nous sommes heurtés au fait qu’il y a plusieurs labellisations possibles en agriculture biologique, qu’elles n’ont pas toutes les mêmes caractéristiques et que ce sont des labellisations nationales. Nous n’avons pas trouvé d’interlocuteur régional pour aboutir sur cette réflexion et nous souhaiterions là aussi, travailler avec les instances qui donnent les labels au niveau national si c’était possible pour avoir une conduite à tenir. Je pense que cela serait enrichissant et utile pour toutes les ARS.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment gérez-vous les questions de l’information au public ? Quel bilan faites-vous des campagnes de sensibilisation ? Quels sont les messages les plus efficaces ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. M. Ricordeau vous a décrit rapidement les différents outils que nous avons mis en place pour l’information du public.

Avant tout traitement, l’opérateur désigné fait systématiquement une information dans toutes les boîtes aux lettres du secteur pour expliquer la conduite à tenir par rapport à ce traitement.

Nous donnons aussi les informations aux centres antipoison : systématiquement, celui-ci est informé en amont des traitements, de façon à faire le lien le plus rapidement possible en cas de problème sur le terrain. Pour l’instant, nous n’avons jamais eu de retour négatif, mais nous avons mis ce système en place et il perdure depuis le début de la lutte anti-vectorielle dans la région.

Nous avons dû gérer trois fois des refus de traitement. À chaque fois, nous avons travaillé, en tant qu’agence, à faire de l’information auprès des personnes qui étaient récalcitrantes et qui ne souhaitaient pas avoir de traitement, en expliquant, et nous avons fini par pouvoir faire le traitement en accord avec la population, après avoir bien expliqué le dispositif.

En ce qui concerne l’efficacité des campagnes de sensibilisation, la question se pose de savoir quel type d’efficacité on vise, dans le sens où la lutte anti-vectorielle comporte plusieurs messages. Il y a le fait de pouvoir comprendre le dispositif et notamment d’accepter des traitements à côté de chez soi. Il y a le fait d’être conscient que chacun produit des gîtes, ce qui demande effectivement une mobilisation locale. Ainsi, suite à des travaux qui avaient été menés, une mobilisation dans un quartier de Toulouse a été mise en place par les habitants eux-mêmes qui se sont automobilisés et se sont saisis des messages. Je pense que ce genre de choses serait à promouvoir mais il reste à trouver la bonne échelle pour ce faire.

Nous avons actuellement une campagne d’implication des agents des collectivités car, même si 80 % des lieux de ponte sont chez les particuliers, il y en a quand même au moins 20 %, voire peut-être un peu plus, dans des lieux publics. Il est donc important que la collectivité soit mobilisée sur ces lieux pour donner l’exemple, qu’elle soit consciente des risques et de la façon de gérer ces lieux de ponte pour pouvoir l’expliquer aux populations, pouvoir permettre aux populations de comprendre les messages et de bien les interpréter.

M. Pierre Ricordeau. Dans la région, les collectivités sont quand même très mobilisées. De nombreuses campagnes de communication et d’information sont menées par les collectivités, les grandes comme les plus petites. Nous essayons de les appuyer lorsque cela nous est demandé. Comme je le disais au début, nous sommes dans une région où le degré de sensibilisation sur le sujet est déjà important.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars 2019 confie aux ARS de nombreuses compétences en matière de démoustication, notamment en matière de surveillance des vecteurs et de lutte anti-vectorielle, à rebours du transfert de compétences vers les départements opéré en 2004. L’essentiel de ces dispositions est entré en vigueur au 1er janvier 2020. En dépit de ce temps d’application encore réduit, quel regard portez-vous à ce stade sur cette recentralisation ?

M. Pierre Ricordeau. Les choix qui ont conduit à cette recentralisation en France étaient liés à la volonté d’avoir une certaine homogénéité de pratiques sur l’ensemble du territoire et d’avoir une application de la lutte anti-vectorielle à un niveau suffisant sur l’ensemble du territoire. Ce n’était pas une demande particulière des agences régionales de santé. Cette recentralisation ne doit surtout pas signifier un désengagement des collectivités territoriales qui, à mon sens, ont un rôle extrêmement important à jouer, notamment dans la mobilisation sociale autour de cette problématique.

Je n’ai pas d’avis particulier sur la recentralisation elle-même. Elle a été décidée dans des délais relativement courts. Nous avons essayé de la mettre en œuvre dans ces conditions de délais relativement courts et cela a pu être réalisé. C’est maintenant opérationnel.

Je pense qu’il faut voir cette recentralisation comme une volonté d’avoir des outils à peu près homogènes sur l’ensemble du territoire mais, à mon sens, ce serait vraiment un mauvais message si c’était compris comme une volonté de désengagement des collectivités territoriales qui me semblent incontournables, en particulier les communes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret octroie des prérogatives nouvelles aux maires. Le maire peut ainsi prescrire aux propriétaires de terrains comportant des mares ou des fossés à eau stagnante au voisinage d’habitations de mettre en œuvre les mesures nécessaires pour lutter contre le développement de moustiques vecteurs. Il peut également désigner un référent technique chargé de ces questions. Dans quelle mesure vos relations avec les maires ont-elles évolué ou sont-elles amenées à évoluer à la suite de ces nouvelles dispositions ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Ces dispositions existaient en réalité déjà mais elles étaient réparties dans différents textes. L’intérêt du décret est qu’il donne une cohérence à l’implication de la collectivité locale.

En ce qui concerne la création d’un référent communal, nous avions essayé de le faire depuis déjà plusieurs années. Cela n’est pas simple, en particulier pour les toutes petites communes, parce que d’autres textes demandent aussi la désignation d’un référent dans d’autres domaines, par exemple pour l’ambroisie. Les collectivités se retrouvent à avoir des référents différents pour les différentes thématiques. Il faudrait peut-être réfléchir à avoir un référent pour la santé environnementale et éventuellement pour les bons gestes en termes de santé et de prévention santé environnementale. Cela pourrait être un moyen terme, peut-être plus efficace.

Certaines collectivités se sont déjà lancées dans ce travail. Je vous ai parlé de ce qu’il s’est passé à Toulouse. Il existe d’autres choses, que nous appuyons peut-être un peu moins. Par exemple, à Montauban, la collectivité souhaite s’impliquer mais en voulant faire des traitements biocides réguliers. Il faut donc repartir sur la pédagogie et expliquer à la collectivité que ce n’est pas une solution, que cela fait plutôt courir un risque aux administrés à long terme. La commune de Narbonne a lancé des initiatives de mobilisation de ses populations sur les gîtes et souhaite travailler sur les plans locaux des risques. Je pense que cela serait un très bon relais pour la préparation aux épidémies que de pouvoir travailler sur ce chapitre au niveau des collectivités locales. Nous ferons un galop d’essai avec la commune de Narbonne si elle va jusqu’au bout de son idée.

M. Pierre Ricordeau. C’est pourquoi, comme je le disais en introduction, je pense qu’il y a vraiment matière à coopération avec les communes qui souhaitent s’engager. Un outil comme le contrat local de santé peut, de plus en plus, s’étendre à des logiques de santé environnementale car ces questions sont vraiment maintenant au cœur des préoccupations de nos concitoyens. Je trouve que ce serait une façon de progresser ensemble sur ce type de sujet. On voit que beaucoup de communes y sont prêtes.

Le contrat local de santé serait une façon de se mettre d’accord sur des objectifs, sur des méthodes, peut-être sur des financements qui nous permettraient d’avancer. On voit qu’il faudrait plutôt un référent santé environnementale, parce que les contrats locaux de santé contiendront plusieurs problématiques différentes mais qui nécessitent le même type de travail, c’est-à-dire information de la population, mobilisation, pédagogie, etc. et que les aspirations de nos concitoyens, leurs craintes et leurs attentes, sont assez proches sur les différents sujets.

Nous pourrions donc travailler sur la santé environnementale de manière plus globale, avec des référents qui ne suivraient peut-être pas que l’alarme mais plusieurs situations. Cela pourrait être un bon compromis, en travaillant dans le cadre de contrats locaux de santé pour se mettre d’accord sur des objectifs, des actions et pour mobiliser par exemple des associations. Mobiliser l’ensemble des associations pour travailler sur tel ou tel sujet est quelque chose que nous faisons beaucoup dans le cadre des contrats locaux de santé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La délégation aux collectivités territoriales du Sénat a présenté il y a deux semaines un bilan critique de la coordination entre les collectivités territoriales et les ARS. Ces critiques vous semblent-elles pertinentes, en particulier en Occitanie ?

M. Pierre Ricordeau. Ce n’était pas sur le sujet spécifiquement de la LAV.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Non, c’était en général.

M. Pierre Ricordeau. Le sujet est un peu compliqué. Il y a évidemment un travail très important à mener entre les ARS et les collectivités territoriales. Je donnais l’exemple des contrats locaux de santé qui me semblent être un bon outil, un outil apprécié je crois par les collectivités locales.

Nous avons beaucoup d’instances judiciaires de travail en commun comme les instances de démocratie sanitaire. Nous travaillons ensemble de façon presque permanente sur les questions médico-sociales. Nous avons donc de nombreuses occasions de travaux communs entre les agences régionales de santé et les collectivités territoriales, que ce soit par les contrats locaux de santé qui permettent d’aborder l’ensemble des questions de santé sur le territoire de l’agglomération, par le travail avec les conseils départementaux sur les aspects médico-sociaux ou les questions sociales, que ce soit dans le cadre des instances de démocratie sanitaire, qui accompagnent l’ARS et dans lesquelles les collectivités territoriales sont représentées tant au niveau régional qu’au niveau départemental, c’est-à-dire dans les conseils territoriaux de santé.

Il y a une attente d’approfondissement de ces relations. Il me semble que, dans la région Occitanie, cela se passe relativement correctement mais, évidemment, c’est une appréciation unilatérale.

Je pense qu’il faut trouver les occasions de travailler le plus possible en commun, en particulier avec les communes et avec les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Il faut trouver le bon niveau pour collaborer et l’EPCI peut parfois être le bon niveau de travail en ce qui concerne les questions de santé.

La mise en place dans chaque département d’un comité qui regroupe l’ARS et des élus pour parler de l’ensemble des questions de santé est prévue dans la loi de modernisation de notre système de santé. Ces comités n’ont pas encore pu être mis en place parce qu’il y avait le processus des élections municipales d’abord, puis la Covid-19, mais cela va intervenir maintenant.

Des commissions de coordination des politiques publiques existaient déjà, mais leur champ a été élargi aux questions d’organisation de santé par la dernière loi de modernisation de notre système de santé. Je pense que ces dispositions, qui n’ont pas encore été mises en place, devraient permettre d’améliorer les choses.

Enfin, il y a ce qui sera décidé dans le cadre du Ségur de la santé. Il est clair qu’il faut trouver, accélérer et accroître les occasions de dialogue entre ARS et collectivités territoriales.

Personnellement, je pense vraiment que l’outil du contrat local de santé pourrait être développé sur l’ensemble des territoires. Il faut que les collectivités le souhaitent parce que, dans le contrat local de santé, nous sommes vraiment sur le terrain d’une agglomération. Cela correspond à un bassin de vie. On y traite de toutes les questions de santé, des questions de santé environnementale mais aussi des questions d’accès aux soins, des questions d’organisation de santé. C’est un cadre qui permet d’échanger sur l’ensemble des questions qui concernent la santé.

Je ne dis pas que la situation actuelle est parfaite mais je pense qu’il y a des outils dont il faut que nous nous saisissions pour aller le plus loin possible dans cette concertation avec les collectivités territoriales, en particulier au sujet de la LAV pour laquelle l’action au niveau d’une commune est vraiment essentielle.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le décret du 29 mars permet aux ARS de confier les mesures de lutte anti-vectorielle à des organismes privés sur habilitation. Où en est l’ARS Occitanie dans cette évolution réglementaire et pratique ? Comment se déroule le processus d’habilitation ? Avez-vous d’ores et déjà habilité des organismes privés et, si oui, lesquels ? Procédez-vous par appel d’offres ? Qui a répondu ?

M. Pierre Ricordeau. Nous avons bien sûr mis en place l’ensemble du dispositif du décret, puisqu’il fallait qu’il soit opérationnel pour la campagne de cette année, même si, il faut le dire, l’exercice a évidemment été compliqué à cause de la crise de la Covid-19. Le processus avait été lancé avant la crise et il a pu être achevé pendant la crise.

Nous avons lancé l’appel à candidatures pour l’habilitation en août 2019. J’ai signé l’arrêté d’habilitation le 6 janvier 2020. Nous avons habilité neuf organismes, publics ou privés, deux sur l’ensemble de la région et les autres sur une partie de la région seulement. Par ailleurs, ces neuf organismes ont pu être habilités pour la totalité des missions ou pour certaines des missions, puisque c’était ce que permettait le dispositif d’habilitation.

Sur la base de ces habilitations, un appel d’offres a été lancé en mars 2020, avec des lots départementaux. Ce marché a donc été lancé à l’un des moments les plus compliqués de la crise de la Covid-19, mais nous avons eu des réponses pour l’ensemble des lots départementaux. Nous avons eu une réponse qui couvrait l’ensemble des départements de la région de la part de l’un des deux opérateurs habilités sur toute la région. Trois autres opérateurs ont répondu sur certains des départements, soit en association avec le précédent opérateur Altopictus, soit seul dans un cas, pour le département de la Haute-Garonne.

Nous avons donc pu, ce qui n’a pas été à ma connaissance la situation dans toutes les régions, attribuer le marché dans chacun des départements. Cela a été fait le 18 mai 2020. Le système est maintenant opérationnel et, comme l’a expliqué tout à l’heure Mme Isabelle Moussion, l’opérateur a déjà eu à intervenir pour la présente campagne, en particulier dans les départements de l’Hérault et de l’Ariège.

Pour être tout à fait clair et transparent, il y a un opérateur qui n’a pas candidaté sur le marché, qui est l’EID Méditerranée. Il n’a donc pas pu être retenu dans le cadre de ce marché puisqu’il n’a pas déposé d’offre, alors qu’il était habilité.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Avez-vous une explication, une raison pour cela ?

M. Pierre Ricordeau. Absolument pas. Pour être clair, je ne suis pas sûr d’avoir compris pourquoi, si ce n’est qu’il avait dit dans les échanges précédents qu’il considérait qu’il ne pouvait pas répondre à un marché, parce qu’il était un organisme issu de personnes publiques. Il y avait une hostilité à la procédure de marché. Toutefois, il avait bien fait la procédure d’habilitation et avait bien été habilité.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. À votre niveau, quel regard portez-vous sur l’EID, sur l’efficacité d’un tel organisme ?

M. Pierre Ricordeau. L’EID est un organisme qui a une grande compétence et une grande expérience dans tous les domaines liés aux moustiques et à la lutte contre les maladies vectorielles ainsi que des moyens importants. C’est évidemment un opérateur avec lequel nous souhaitons travailler de manière importante. Toutefois, nous ne pouvons pas ne pas respecter les règles qui sont imposées par la réglementation et, notamment, le principe du marché public.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Des personnes auditionnées par la commission d’enquête ont souligné les risques posés par la sous-traitance à des entreprises privées en termes d’apparition éventuelle de résistances par des traitements trop répétés et de coordination des actions de démoustication en cas de foyers multiples. Quel regard portez-vous sur ces inquiétudes ? Pensez-vous que cela pourrait générer des économies pour les pouvoirs publics ou au contraire des dépenses supplémentaires ?

M. Pierre Ricordeau. Nous travaillons avec un cahier des charges, avec des éléments clairs d’objectifs, de conditions techniques et de capacités techniques que les opérateurs doivent respecter. Je rappelle quand même que la procédure de l’habilitation permet de vérifier de manière assez précise les compétences de tel ou tel opérateur, puisque tout le monde n’a pas vocation à être habilité. Dans le cadre du marché de LAV lui-même, des engagements contractuels sont pris, avec des clauses qui permettent d’agir si ces engagements contractuels ne sont pas respectés.

De ce point de vue, nous sommes dans le même cadre que pour d’autres activités, très nombreuses, assurées par les services publics et qui sont parfois déléguées à des organismes privés, mais dans le cadre de cahiers des charges et de conventions techniques qui permettent de s’assurer de la qualité. Le fait qu’un organisme soit public ou soit privé n’aura donc pas d’impact.

Par contre, notre travail est d’évaluer si les clauses que nous avons fixées sont bien respectées. Nous avons les instruments d’évaluation et les instruments juridiques pour nous en assurer. Il n’y a, à mon sens, pas d’élément particulier qui ferait que le fait de s’adresser à des organismes privés pour ce type d’opération soit plus problématique que dans tout autre secteur. Il y a beaucoup de secteurs dans le système de santé où c’est déjà le cas.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’article 2 de l’arrêté du 23 juillet 2019 prévoit que l’ARS établit un programme annuel de surveillance entomologique, en concertation avec les préfets et les collectivités territoriales. Comment avez-vous mis au point ce programme ? Pouvez-vous nous en présenter les grandes lignes ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Ces programmes sont en cours de mise en place et les pièges sont déjà placés. Nous nous sommes basés sur l’arrêté du 23 juillet 2019 pour nous guider dans la façon de mettre en place ces pièges. Du fait de la crise de la Covid-19, nous n’avons pas pu travailler autant que nous le voulions avec les collectivités, mais il est prévu dans chaque département un passage en conseil départemental de l’environnement et des risques technologiques (CODERST) pour expliquer la nouvelle réglementation puisque certaines choses changent. Le CODERST est un organe qui donnait auparavant un avis sur le programme ; dans le cadre de la nouvelle réglementation, il sera donc informé des orientations prises dans le cadre du programme.

Comme je vous le disais, nous nous appuyons sur la réglementation du 23 juillet 2019 mais nous l’avons quand même un petit peu allégée compte tenu de ce que nous avons reçu comme financements. Nous avons jugé qu’il était préférable de garder un volume financier important pour pouvoir faire des actions de traitement notamment et de ne pas tout mettre dans la surveillance entomologique d’autant plus que, comme le disait Monsieur Ricordeau en préambule, tous les départements de la région ont au moins une partie de leur territoire qui est colonisée.

Ces pièges vont donc nous apporter des informations mais nous voulons en fait surtout connaître les dates d’émergence et savoir s’il n’y a pas de nouveaux vecteurs. Notre programme est plus orienté sur ces questions que sur la question de voir quels sont les territoires qui vont être colonisés. De plus, nous faisons une bonne publicité pour le site signalement-moustique.fr et les préfectures nous aident bien sur ce sujet. La plupart des préfectures sont de bons relais pour mettre le site en avant afin que les particuliers nous disent s’il y a des moustiques chez eux. Lorsque des particuliers signalent la présence d’un moustique tigre à tel ou tel endroit, notre opérateur vérifie si c’est bien le bon moustique et va éventuellement sur place pour confirmer ou infirmer la présence.

Nous avons donc bien mis en place les deux niveaux de suivi, le suivi par pièges et le suivi dit « passif » avec le site signalement-moustique. De plus, bien sûr, les points d’entrée du RSI sont tous équipés de pièges, à la fois de pièges pondoirs et de pièges pour les adultes.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Concernant les gîtes larvaires dans le bâti, d’après vos observations, quels sont les types d’installation qui posent le plus de problèmes ? S’agit-il des gouttières, des bondes ? Les normes de construction sont-elles adaptées ? Faut-il imaginer des normes de construction et d’entretien afin d’éviter la création des gîtes larvaires ? Quelle serait la répression envisageable ? Qui serait en mesure d’exercer un contrôle et une police de lutte contre les gîtes larvaires ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Concernant les gîtes larvaires dans le bâti et les normes en matière d’urbanisme, il est vrai que ce serait intéressant d’avoir des normes. La difficulté, comme pour beaucoup de normes sur le bâti, est que nous avons plus de bâti ancien que de bâti nouveau. Avant qu’il y ait un vrai changement en termes d’efficacité de production de gîtes, il va falloir un temps important. Ce n’est pas forcément inutile, mais cela ne va pas forcément changer la donne sur le terrain.

Par contre, les comportements et tout ce qui est mobilier urbain sont peut-être plus importants. La gestion des mobiliers urbains a un véritable impact, en tout cas en Occitanie. Je pense par exemple à la récupération des eaux pluviales, qui est quelque chose qui est recommandé, avec lequel nous sommes d’accord. Du fait du changement climatique et particulièrement dans une région qui va plutôt vers la sécheresse, récupérer ces eaux est intéressant ; mais le corollaire est que, si on ne les gère pas bien, cela va générer des gîtes pour les moustiques. Nous nous apercevons sur le terrain, notamment lors des enquêtes liées à des cas, que ces stockages d’eaux pluviales sont parmi les gîtes les plus prolifiques.

Je pense donc qu’il y aurait peut-être des choses à faire pour les normes d’urbanisme mais il y a surtout beaucoup à faire sur le mobilier et notamment sur la récupération d’eau et le bon usage éventuellement de moustiquaires, la bonne gestion et les bons gestes d’entretien. L’arrosage est un autre point important : nous sommes dans une région où il y a beaucoup d’arrosage artificiel, notamment des pelouses, et c’est redoutable en termes de gestion et d’entretien de gîtes d’eau propre qui génèrent des quantités de moustiques impressionnantes en ville.

On pourrait donc plutôt imaginer des recommandations d’entretien du bâti, de comportement de la gestion de l’entretien du bâti, notamment pour tout ce qui est jardin. Je pense qu’il faudrait absolument avoir des normes et travailler avec des paysagistes pour la gestion des espaces verts parce que cela se renouvelle plus vite que ne se renouvelle le bâti et que ce sont vraiment les gîtes les plus productifs.

Arbocarto et les suivis à l’origine d’Arbocarto ont bien mis en évidence le fait que les secteurs du territoire qui étaient les plus productifs de moustiques sont les secteurs arborés et résidentiels, beaucoup plus que les centres urbains où nous avons un peu moins de gîtes, alors qu’on est dans du bâti.

C’est vraiment la gestion de tout ce qui est espaces verts qui est importante. Je pense qu’un travail avec les paysagistes serait très intéressant.

Nous avons travaillé avec l’École d’architecture de Montpellier pour attirer l’attention des étudiants sur ce sujet parce que c’est un sujet important, même si pas forcément prioritaire. C’est quand même important d’en parler et que ce soit mis à l’ordre du jour de la formation des architectes pour que cela devienne naturel pour eux.

Lorsqu’il y a des commandes publiques également, il faudrait qu’il soit bien précisé que ce qui va être mis en place ne doit pas générer de lieu de ponte pour les moustiques ou doit être facile d’entretien.

En ce qui concerne la question sur l’autorité en mesure d’exercer un contrôle et une police, il faut quelqu’un qui soit très près du terrain. Au niveau des ARS, je ne pense pas que ce soit tellement possible parce que nous sommes un peu trop loin. Il faut vraiment faire du porte-à-porte, être au plus près des habitants. Comme on le disait en introduction, le lien avec les collectivités locales a vraiment du sens à ce niveau. Ce sont eux qui vont pouvoir expliquer et, in fine, si nécessaire, avoir les moyens d’exercer de la police ; même ce n’est pas le premier volet. En termes de répression, c’est sans doute plus la collectivité locale qui sera la mieux placée.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Faudrait-il imaginer comme à Singapour des amendes ? Ils ont une amende qui est de 1 000 dollars la première fois, passe à 2 000 dollars la deuxième fois en cas de détection de larves de moustiques sur un chantier de construction et qui pourrait aller jusqu’à 10 000 dollars et six mois d’emprisonnement en cas de récidive. Que pensez-vous de cette solution ? Pensez-vous qu’elle serait efficace ?

M. Pierre Ricordeau. À titre personnel, je ne suis pas sûr qu’elle soit très efficace et je trouve qu’il vaut mieux, comme d’ailleurs pour tout ce qui a trait à la prévention, mettre notre énergie et nos ressources sur la pédagogie, l’information et la prévention.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’épidémie de Covid-19 a mis les ARS sur le devant de la scène en termes de gestion de la crise sanitaire. Le transfert des nouvelles compétences sanitaires en matière de lutte anti-vectorielle a-t-il été impacté par la gestion de la crise sanitaire due à la Covid-19 ? Quel bilan tirez-vous de ces nouvelles compétences en matière de lutte anti-vectorielle ?

M. Pierre Ricordeau. Pendant la crise, nous avons évidemment consacré la plupart de notre énergie à la gestion de la crise de la Covid-19 mais nous avions ce que nous appelons un plan de continuité d’activité, c’est-à-dire que toute une série d’activités qui ne pouvaient pas être arrêtées pour diverses raisons ont été poursuivies. La lutte anti-vectorielle en fait partie puisque nous avions l’échéance de la future campagne de lutte contre le moustique. Nous ne pouvions pas retarder le processus de préparation cette campagne.

Les ressources nécessaires ont donc été mises sur la préparation de la campagne de lutte anti-vectorielle. C’est pourquoi le marché, dont nous venons de parler, a pu être attribué. Les différents délais qui étaient prévus dans le décret de transfert de compétences ont pu être respectés. Il n’y a donc pas eu d’impact sur cette activité particulière qui a été priorisée compte tenu de l’impossibilité de retarder la campagne anti-vectorielle qui n’attend pas.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quels sont vos rapports avec Santé publique France ? Comment fonctionne la cellule de Santé publique France qui se trouve au sein de l’ARS ? Cette collaboration vous paraît-elle utile ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Nous travaillons régulièrement avec la cellule d’intervention en région (CIRE) de Santé publique France, qui est chargée de la surveillance épidémiologique régionale.

Nous travaillons régulièrement avec eux pour préparer la saison. Nous avons déjà fait une ou deux réunions et, pendant la saison, nous nous réunissons très régulièrement pour faire des points. Ils appuient notamment la cellule de veille, d’alerte et de gestion sanitaire (CVAGS) lorsqu’il y a des cas qui sont un peu compliqués ou qui sont atypiques. Ils nous aident donc dans la gestion des signaux. Ils font souvent le lien avec le centre national de référence (CNR), ce sont eux qui prennent en charge cette partie.

Ils interviennent aussi sur ce que nous appelons le rattrapage. En effet, nous recevons directement les signaux issus des professionnels de santé et tandis que la CIRE regarde quotidiennement l’ensemble des signaux qui arrivent, notamment ceux qui arrivent des laboratoires Biomnis et Cerba. Ils intègrent les cas qui le méritent dans le circuit de façon à ce que nous ayons, au niveau de l’ARS, une vision qui soit la plus large possible. Nous avons donc une collaboration intéressante avec eux. Sur les cas de foyers autochtones que nous avons eus par le passé, ils nous ont été d’une utilité précieuse dans la préparation des porte-à-porte et la gestion de ces crises.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles évolutions, institutionnelles mais également en termes de moyens et de techniques, préconiseriez-vous pour une plus grande efficacité et réactivité dans la lutte anti-vectorielle ? L’ARS d’Occitanie devrait-elle avoir, du fait de sa spécificité territoriale, des compétences et moyens spécifiques ?

M. Pierre Ricordeau. Nous n’avons pas de demande particulière ni de proposition particulière sur des évolutions institutionnelles, si ce n’est de faciliter tous les vecteurs de travail avec les collectivités territoriales sur cette question, en particulier au niveau des communes, des EPCI.

Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une évolution institutionnelle. Il s’agit plutôt de faciliter les contractualisations, les occasions de travailler avec ces collectivités territoriales, pour approfondir encore le travail qui nous semble absolument indispensable pour la mobilisation de l’ensemble du territoire. Il y a déjà eu un certain nombre de transferts de compétences et il faut peut-être se laisser le temps de les évaluer avant de les modifier.

En termes de moyens, évidemment, si vous demandez à quelqu’un s’il pourrait faire mieux avec plus de moyens, c’est difficile de dire complètement non. En particulier, en Occitanie, compte tenu de l’importance du système, nous pourrions toujours augmenter les moyens. Toutefois, ils sont déjà relativement significatifs.

Nous sommes dans un domaine sur lequel les évolutions sont rapides. Personnellement, je pense qu’il faudrait investir dans tout ce qui va permettre d’accompagner, de faciliter et de développer la recherche, de développer les outils numériques, les outils cartographiques – nous avons parlé d’Arbocarto – dans tout ce qui va permettre de travailler mieux, dans la communication et les techniques de communication modernes qui permettent d’interagir avec les citoyens. Je pense que, dans tous ces domaines, nous pourrions faire des programmes pour inventer des choses nouvelles, pour aller plus loin que ce que nous faisons aujourd’hui, pour être plus efficaces. Il y a à investir dans ces différents domaines – et il pourrait y en avoir d’autres – peut-être avec des programmes nationaux qui permettraient d’avancer encore davantage. Il existe déjà de tels programmes mais on pourrait peut-être donner encore une impulsion supplémentaire.

On pourrait également renforcer la coordination nationale qui existe déjà avec la direction générale de la santé et avec l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Il faudrait renforcer ce partage au niveau national et ce pilotage parce que, certes, l’Occitanie est concerné mais beaucoup d’autres régions et même toutes les régions françaises sont concernées. Nous avons besoin de partager des expertises, de partager des expériences.

Plutôt que des questions institutionnelles, ce sont me semble-t-il des questions de méthodes de pilotage, des questions d’outillage et des questions de recherche sur lesquelles nous pourrions faire des progrès ainsi que, encore une fois, par le travail avec les collectivités territoriales qu’il faut pouvoir faciliter au maximum. À mon sens, pour être parfaitement efficace, il faut faire le lien entre une stratégie, une expertise des outils, des opérateurs et une mobilisation locale des citoyens.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Je reviens sur ce que vous disiez tout à l’heure à propos de la recherche de nouveaux vecteurs et je veux quitter le moustique pour arriver à la tique. Un vétérinaire acarologue de Montpellier a alerté l’opinion sur la présence d’une tique qui serait porteuse du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, maladie qui serait mortelle pour le bétail ou pour les animaux sauvages. Pouvez-vous nous en dire deux mots, s’il vous plaît ? Avez-vous des signalements à ce sujet ?

Mme Isabelle Estève-Moussion. Nous n’avons pas de signalement, heureusement, de présence du virus de Crimée-Congo. Je pense que la direction générale de la santé (DGS) aurait été rapidement mise au courant.

Par contre, lorsque le plan de lutte contre les piqûres de tiques et la maladie de Lyme est paru en 2016-2017, nous avons mis en place au niveau de l’agence régionale de santé, sur l’ensemble du territoire, une mobilisation de ce que nous appelons des acteurs relais. Nous avons réutilisé les associations avec lesquelles nous travaillons, les associations qui emmènent des particuliers dans la nature, pour leur expliquer que, quand on parlait de tiques, ce n’était pas pour dire aux gens de rester à la maison. Non, il faut aller dans la nature, il faut avoir des messages qui soient rassurants mais clairs sur la façon de se protéger.

À cette occasion, nous avons travaillé à Montpellier avec deux chercheuses qui travaillent sur les tiques, dont une qui a produit un certain nombre de documents et fait de la recherche sur la tique Hyalomma qui transmet la fièvre de Crimée-Congo. Elle nous a confirmé que cette tique est présente sur le pourtour méditerranéen, notamment autour de Montpellier, où cette tique est installée depuis trois ou quatre ans à peu près. Elle nous a tout de même expliqué que cette tique est installée depuis encore plus longtemps en Corse et que, pour l’instant, il n’y a pas de circulation du virus. Le fait que le vecteur soit là ne veut pas forcément dire qu’il y a une circulation du virus ; en Corse, où la présence de cette tique est beaucoup plus ancienne, il n’y a pas de circulation même si, l’année dernière, il y a eu de petits doutes sur des bouts d’acide ribonucléique (ARN) qui avaient été repérés.

Pour l’instant, il n’y a donc pas un vrai sujet de circulation potentielle même si, effectivement, il est important de maintenir une vigilance sur les tiques.

Nous avons lancé ce programme de surveillance des tiques. Nous avons fait un certain nombre de réunions pour mobiliser les acteurs. Nous avons essayé de mobiliser les associations, nous allons travailler avec les chasseurs, avec tous types d’associations. Nous avons fait des réunions par département. Ces réunions regroupaient 30 à 50 ou 60 personnes, des acteurs relais, à qui nous avons distribué des tire-tiques tout en leur donnant des messages. Nous avons également produit une petite vidéo de mise en situation d’un acteur qui emmène du monde dans le milieu naturel pour présenter ces sujets.

Nous nous posions la question de pouvoir aller un peu plus loin et de continuer cette mobilisation sur le terrain. Le choix d’hôpitaux relais locaux a été fait, comme c’était demandé au niveau national, pour pouvoir mener à bien à la fois la partie prévention et la partie soin.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Merci pour ces précisions et pour nous avoir dit que, pour l’instant, il n’y a pas de cas avéré, ni chez le bétail ni chez l’Homme.

Nous vous remercions pour la clarté de vos exposés et le temps que vous avez consacré à cette commission d’enquête.


27.   Audition de M. Charles Giusti, adjoint au directeur général des Outre‑mer (18 juin 2020)

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Mes chers collègues, nous achevons aujourd’hui notre session d’audition de la commission d’enquête chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles.

Nous allons entendre M. Charles Giusti, adjoint au directeur général des Outre-Mer, qui remplace le directeur général des Outre-Mer, qui a eu une indisponibilité.

Pendant cinquante ans, nous avons vécu dans l’illusion que les maladies causées par les moustiques étaient le problème des seuls territoires ultramarins. Cependant, l’épidémie de dengue en cours aux Antilles, à La Réunion et à Mayotte montre que les maladies vectorielles restent d’abord un enjeu de santé publique dans ces territoires.

Monsieur le directeur général, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation au nom de la direction générale des Outre-Mer (DGOM).

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment.

M. Giusti prête serment.

M. Charles Giusti, adjoint au directeur général des Outre-Mer. Je voulais commencer mon propos liminaire en indiquant que la direction générale des outre-mer (DGOM) n’a pas de compétence particulière en matière de santé et de salubrité dans les territoires ultramarins.

Il y a un ministère sectoriel compétent, celui des Solidarités et de la Santé, et nous n’avons pas créé, au sein de la direction générale des Outre-Mer, une compétence-miroir qui serait totalement adaptée aux outre-mer.

Cela ne veut pas dire que la DGOM ne s’intéresse pas aux questions sanitaires. Si je dois résumer en quatre axes ce que fait la DGOM sur ce champ, il s’agit d’abord d’un suivi de la situation sanitaire des territoires ultramarins, en liaison avec le ministère de la Santé et des Solidarités, notamment en participant à la réunion hebdomadaire de sécurité sanitaire. Nous suivons la situation des différents territoires, ne serait-ce que pour pouvoir éventuellement intervenir et agir pour que les moyens nécessaires puissent être alloués aux territoires concernés.

Le deuxième axe, qui vaut pour la santé, mais aussi de manière générale pour l’action de la DGOM, consiste à veiller à ce que les problématiques ultramarines soient prises en compte par les ministères sectoriels. En l’occurrence, nous prenons garde à ce que la situation spécifique de ces territoires, la situation épidémiologique et les pathologies qui peuvent exister dans certains territoires soient bien prises en compte dans les politiques de santé.

Pour ce qui est du troisième axe, nous accompagnons certains dispositifs permettant de réduire les risques sanitaires. Je ferai un focus sur ce point-là, sur le plan véhicules hors d’usage, que nous accompagnons en liaison avec le ministère de la Transition écologique et solidaire.

Enfin, tout en étant rattachés au ministère des outre-mer, sur lequel nous avons un regard particulier, nous validons les interventions du service militaire adapté (SMA) dans les territoires. Ils sont assez régulièrement appelés en renfort pour intervenir et porter assistance aux populations, mais plus spécifiquement dans la lutte anti-vectorielle.

Pour évoquer plus spécifiquement le rôle du SMA, je commencerai par la fin.

En interne, une organisation structurelle existe dans chaque région, c’est le comité de lutte anti moustique, constitué sous l’autorité du commandant en second de chaque régiment, avec le médecin et les représentants de chaque unité du régiment. Cette organisation mène des actions de prévention, avec l’information des personnels et de leurs familles, d’identification et d’élimination des zones de gîtes larvaires au sein des emprises de chaque régiment, ainsi que de traitement chimique des zones à risque. Des séances d’information peuvent aussi être conduites sur les protections individuelles à adopter.

Il s’agit de l’action sectorielle des régiments du service militaire adapté.

Ils sont donc régulièrement mobilisés sur des demandes de concours. En 2018, trentetrois militaires ont été mobilisés à La Réunion sous la coordination de l’agence régionale de santé (ARS) pendant deux mois ; en 2019, quarante militaires et une dizaine de véhicules ont été mobilisés sur deux mois, toujours à La Réunion et en 2020, il y a eu deux interventions, l’une de trente militaires mobilisés pour la destruction de gîtes larvaires sur la commune de Mtsamboro à Mayotte et l’autre de vingt militaires mobilisés pendant deux semaines en appui de l’ARS de la Guadeloupe, toujours pour une campagne de lutte antivectorielle en Grande-Terre et à Marie-Galante.

Voilà pour ce qui est de l’intervention du SMA.

Cela me permet d’évoquer un point qui figure dans le questionnaire qui m’a été adressé, à savoir comment assurer une sensibilisation des populations. Effectivement, dans certains territoires, il est important de pouvoir s’adapter à la culture et éventuellement aux langues qui sont parlées usuellement dans le cercle familial, pour pouvoir passer des messages de sensibilisation.

Le SMA, ne serait-ce que par l’intermédiaire de ces volontaires stagiaires qui sont vraiment issus de la population, peut assurer ces fonctions de communication. La formation des jeunes stagiaires comprend des actions de prévention, que ce soit en matière de conduites sexuelles ou d’addictions, mais aussi de santé. Ce qui permet non seulement d’informer ces jeunes, mais aussi de les sensibiliser pour que cela puisse être diffusé dans le cercle familial.

Plus récemment, lors de la crise du Covid-19, les volontaires stagiaires ont été renvoyés chez eux pour le confinement, mais avec une formation préalable pour pouvoir sensibiliser le cercle familial aux gestes barrières et aux mesures de protection individuelle.

À Mayotte, nous avons constitué des patrouilles d’information avec de jeunes volontaires techniciens qui pouvaient aller dans les villages et dans les villes, pour communiquer sur les gestes barrières.

Je vais faire un focus sur le plan véhicule hors d’usage. Je ne sais pas si, lors de vos auditions, vous avez eu l’occasion d’avoir des informations sur le sujet.

En 2016, les constructeurs automobiles ont proposé un plan d’action volontaire en outre-mer pour pouvoir traiter le sujet des véhicules hors d’usage (VHU) dans les territoires. C’est une obligation de gestion de leur part. Il s’agissait à l’époque de traiter un objectif d’environ 72 000 véhicules hors d’usage.

Je cite cela parce que ce sont typiquement des objets qui peuvent constituer des gîtes larvaires.

En 2016, cette initiative des constructeurs a été accompagnée sous le pilotage du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES). Un accord-cadre a été signé en octobre 2018 avec les vingt et un plus grands constructeurs automobiles mondiaux, avec des objectifs assez volontaristes puisqu’ils voulaient traiter 23 000 véhicules en 2019. La réalité est moins importante que cela puisque seuls 3 800 véhicules ont pu être traités, principalement en Guadeloupe et en Martinique.

Pour le moment, nous avons des résultats limités. Il faut réimpulser une vraie dynamique pour cette initiative, en lien avec le MTES. Nous voyons bien qu’il y a certains freins, notamment parce que les procédures administratives relèvent des maires qui sont parfois réticents face à la lourdeur administrative, voire à ces actions individualisées envers leurs administrés. D’autres problématiques sont beaucoup plus terre à terre ou financières comme le prix de la ferraille, puisque la valorisation de ces VHU correspond à une vente de ferraille.

C’est un sujet que nous suivons, en lien avec le MTES. Nous essayons de redynamiser la volonté qui avait été initiée par le MTES en mars, juste avant le confinement, de pouvoir évacuer un certain nombre de véhicules dans une zone de stockage en Guyane. C’est un des territoires qui font un effort très particulier sur le sujet.

Voilà sur cette initiative qui permet d’améliorer la lutte anti-vectorielle.

La DGOM n’a pas d’engagement financier spécifique sur la lutte anti-vectorielle. En revanche, le SMA, qui est financé par le ministère des outre-mer, a des interventions en nature : ce sont des demandes de concours qui ne font l’objet d’aucune demande de financement.

Par ailleurs, et cela répond aussi à une question sur l’enlèvement des ordures, nous pouvons financer des actions dans le cadre du fonds exceptionnel d’investissement. Nous avons notamment financé du matériel d’enlèvement des ordures à Wallis-et-Futuna et nous sommes intervenus pour le financement de déchetteries en Guadeloupe et en Martinique.

C’est une modalité directe du ministère des Outre-Mer. Localement, l’État peut intervenir dans le cadre des financements de la dotation des équipements des territoires ruraux (DETR), qui peut aussi constituer un mode de financement et d’accompagnement des collectivités dans leurs responsabilités en la matière.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Merci, monsieur le directeur, pour vos propos liminaires clairs et précis par rapport à vos compétences.

J’ai bien compris que vous participez aux réunions au niveau du ministère de la Santé, mais que cela ne relève pas de vous.

Néanmoins, nous avons quand même quelques questions, puisque nous aimerions bien savoir comment pouvoir adapter ce qui se fait sur le plan national, dans les différents territoires ultramarins.

Vous avez parlé tout à l’heure du ramassage des ordures. Avec la crise du Covid-19, la situation, notamment à Mayotte, a été aggravée par les défaillances de l’organisation du ramassage des ordures et l’interdiction préfectorale du ramassage des ordures plus de deux fois par semaine.

La DGOM et les préfectures ont-elles eu une action pour améliorer l’exercice de cette compétence locale outre-mer ?

M. Charles Giusti. En ce qui concerne l’action vis-à-vis des préfectures, nous pouvons évidemment intervenir auprès des préfets lorsque nous sommes informés de potentielles difficultés. Les préfets ont pleine compétence pour mettre en place des mesures qu’ils estiment adaptées à la situation locale.

Sur le volet investissement, c’est ce que je souhaitais évoquer avec cette notion d’accompagnement des collectivités et le financement ou la contribution au financement d’équipements, si nécessaire, de ramassage des ordures.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Mayotte, La Réunion et la Martinique ont dû gérer en même temps l’épidémie de dengue et celle de la Covid-19. Comment la gestion de ces deux crises sanitaires a-t-elle été suivie au niveau du ministère des outre-mer ? A-t-on tiré des conséquences de ces épidémies ? Quelles leçons tirées de la crise du Covid-19 vous semblent utiles pour la lutte contre les arboviroses ?

M. Charles Giusti. Nous avons assuré un double suivi.

Nous avons assuré un premier suivi, pour les questions hors Covid-19, dans le cadre de la réunion de sécurité sanitaire à laquelle nous continuons à participer, en suivant notamment la problématique de l’épidémie de dengue. Puis, dans le cadre de la cellule interministérielle de crise de Beauvau – et non celle de crise sanitaire, pour laquelle nous n’étions pas mobilisés – le ministère des Outre-Mer a souhaité être mobilisé et pouvoir intervenir dans le suivi de la crise et dans la définition d’actions spécifiques.

Je pense qu’il est trop tôt pour tirer des enseignements approfondis sur la crise et qu’un retour d’expérience sera nécessaire.

L’enjeu principal auquel nous avons été attentifs tout au long de la crise est celui des capacités sanitaires des territoires et de la possibilité de montée en puissance, que ce soit en termes de lits de réanimation, de capacités d’hospitalisation ou d’envoi de moyens humains liés à la réserve sanitaire.

Dans les territoires ultramarins, nous avons eu de gros problèmes quant à la continuité aérienne qu’il a fallu gérer au plus juste pour protéger les territoires, en limitant les arrivées de passagers tout en maintenant la capacité d’envoi de fret. C’était l’un de nos principaux enjeux.

Sur la question des envois de personnel, le sujet de la réserve sanitaire était particulièrement prégnant, tout comme l’envoi de moyens matériels et de capacité de tests. Un travail a été fait sur l’augmentation des automates pour pouvoir procéder aux tests, avec les personnels.

Des moyens de continuité aérienne ont été mobilisés, notamment par le biais d’affrètement, puisque des avions ont été affrétés entre La Réunion et Mayotte, par exemple ou par l’envoi de moyens militaires qui ont aussi contribué à l’acheminement des matériels.

Un autre aspect qui ressort de cette crise est celui du maintien nécessaire de la capacité de procéder à des évacuations sanitaires (Evasan) pour pouvoir soulager les structures hospitalières dans les territoires les plus concernés. Nous l’avons fait dans presque tous les territoires. À Mayotte, nous nous sommes beaucoup appuyés sur La Réunion. En ce moment, avec la crise épidémique qui progresse en Guyane, puisque nous n’avons pas atteint le pic épidémique, ce sont les Antilles qui servent de point d’accueil pour soulager les capacités hospitalières.

Je pense que cette crise a montré la nécessité de pouvoir doter les territoires, dans la priorité, des moyens nécessaires et de pouvoir adapter ces moyens aux mesures qui sont prises, par exemple, dans le cadre de ce que nous appelons « le déconfinement externe ». Il faut certes rouvrir l’accès aux territoires, mais en leur donnant les moyens de tests, d’hospitalisation, etc., pour pouvoir gérer une recrudescence éventuelle de l’épidémie.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel bilan tirez-vous du dispositif de mise en quarantaine mis en place dans les territoires ultramarins dans le cadre du confinement ? En quoi cette expérience pourrait-elle être utile pour de futures épidémies ?

M. Charles Giusti. Je ne prononcerai pas du point de vue sanitaire.

La quarantaine peut-elle être une réponse adaptée pour éviter la propagation ? Pour la Covid-19, nous étions clairement dans une contamination d’homme à homme ; pour la dengue par exemple, c’est via le vecteur moustique. Les mesures d’isolement qui pourraient être imaginées en la matière nécessiteraient sans doute d’être adaptées.

D’un point de vue pratique, nous avons bien vu la difficulté de ces mises en quarantaine dans des structures dédiées, avec des accompagnements qu’il faut mettre en place. Les questions de la durée pertinente d’une mise en quarantaine ainsi que celle de l’isolement géographique par rapport à des sites de présence de moustiques se poseront.

Il y a, je pense, un besoin de définir l’intérêt de ces quarantaines qui sont des modes d’action extrêmement contraignants. Nous l’avons vu pendant la crise de la Covid-19.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le 8 avril dernier, la ministre des outre-mer a lancé la Trajectoire outre-mer 5.0. Ce plan contient-il des actions relatives à l’amélioration de la salubrité publique, à la lutte anti-vectorielle, à la prévention des épidémies ? Si oui, laquelle de ces actions ?

M. Charles Giusti. D’abord, il s’agit d’une trajectoire. La Trajectoire 5.0 est une sorte de filtre dans lequel nous allons passer les actions qui peuvent être conduites. Ce n’est pas un plan traditionnel avec un calendrier des financements et des projets que nous pourrions porter.

La Trajectoire 5.0 porte sur la mise en place des projets du fonds exceptionnel d’investissement, sur les futurs avenants des contrats de convergence et de transformation. Il s’agit de passer les projets au crible du 5.0 pour ne financer que des actions qui sont compatibles avec les objectifs du développement durable.

Dans les cinq zéros, nous pouvons mettre l’action du plan véhicules hors d’usage (VHU) sous le zéro déchet. Ce plan cherche à mettre en place des filières de gestion des déchets. Nous voyons bien que le VHU, dans le champ de la lutte anti-vectorielle est un élément essentiel.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. L’organisation de la lutte anti-vectorielle en France dépend aujourd’hui d’un partage de compétences entre les ARS, les préfectures, les conseils départementaux et les communes.

Jugez-vous suffisamment bien définie cette répartition de compétences ?

M. Charles Giusti. Le décret du 29 mars 2019 a justement cherché à répondre à cette question de la répartition des compétences. Le rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) et de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui vous a été communiqué par le ministère des Solidarités et de la Santé, je crois, pointe peut-être des compléments de clarification à apporter dans cette organisation, notamment du point de vue législatif. Je ne vais pas redétailler ces points parce qu’il s’agit vraiment d’un sujet porté par le ministère des Solidarités et de la Santé.

Du point de vue de l’administration territoriale, notamment des préfets, je pense que la clarification a été apportée sur cette planification, notamment sur la mise en place de dispositions spécifiques des plans organisation de la réponse de sécurité civile (Orsec) lutte anti-vectorielle.

Par ailleurs, au niveau des communes, il y a aussi eu dans la gestion de la crise l’intégration dans les plans communaux de sauvegarde d’une partie lutte anti-vectorielle.

Je ne me prononcerai pas sur la partie prévention et actions, mais sur la partie gestion de crise, je pense que la clarification a été faite.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous décrire, pour chaque département ou collectivité unique d’outre-mer, la répartition des compétences, les modes de financement et les moyens d’action mis en œuvre dans la lutte anti-vectorielle ? Pourquoi existe-t-il tant de disparités ? Est-ce le fruit de l’Histoire ou d’une adaptation aux conditions locales ?

M. Charles Giusti. Je ne vais pas rentrer dans ce détail puisque nous sommes dans une organisation relevant purement de la santé. Nous voyons bien que dans ces différents territoires, la mobilisation des collectivités qui a pu avoir lieu depuis plusieurs années a influé sur l’organisation locale, notamment avec le maintien d’une compétence au sein de l’État, malgré la loi du 13 août 2004 qui prévoyait le basculement de certaines compétences.

Selon les territoires, des ajustements ont été opérés sur la mobilisation respective de l’État ou des collectivités. Dans ces deux territoires de Guyane et de Martinique, cette répartition pose difficulté à l’heure actuelle, puisqu’il a fallu nous donner ces trois années pour clarifier les choses.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quelles sont les normes d’urbanisme spécifiques applicables aux territoires ultramarins pour éviter le développement des gîtes larvaires ? Avez-vous connaissance d’une prise en compte du risque vectoriel dans ces normes ? Dans le cas contraire, faut-il envisager d’adapter les normes d’urbanisme et de construction à ce risque ?

M. Charles Giusti. Il n’y a pas de norme spécifique en la matière qui puisse imposer des mesures physiques ou matérielles de lutte anti-vectorielle.

Je pense que le mode d’action que nous pourrions envisager se situe dans l’orientation qui peut être donnée par les collectivités sur les fonds d’aménagements pour limiter les eaux stagnantes. Des normes ou des orientations pourraient être fixées en la matière, notamment avec le support des plans d’aménagement et de développement durable qui sont mis en place par les collectivités. Un accompagnement pourrait être envisagé en la matière, mais à ce stade, il n’y a rien.

Il pourrait aussi être envisagé d’interdire les toits-terrasses.

Il faudrait donner des orientations pour permettre de limiter ces zones où l’eau pourrait stagner et où nous pourrions donc avoir des développements de gîtes larvaires.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Le dispositif de surveillance entomologique comprend un outil de collecte de signalements de moustiques par des particuliers en métropole. Faudrait-il également le déployer en outre-mer ?

M. Charles Giusti. J’avoue ne pas connaître ce dispositif.

Ce qui est bon pour la métropole pourrait tout aussi bien l’être pour les outre-mer. Après, c’est une question de faisabilité, mais, a priori, toute initiative serait bonne à prendre.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Qui organise la surveillance entomologique au niveau des points d’entrée dans les territoires ultramarins ? Est-il nécessaire, du fait du caractère insulaire de la plupart des territoires, d’avoir une surveillance entomologique spécifique ?

M. Charles Giusti. Nous sommes vraiment dans une compétence pleine et entière du ministère des Solidarités et de la Santé.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Concernant la recherche et l’expertise contre les vecteurs et les arboviroses, le ministère des outre-mer participe-t-il également au financement de la recherche sur les vecteurs et les maladies vectorielles ? Quel partenariat avez-vous avec le ministère de la Recherche et le ministère de la Santé sur ces questions ?

M. Charles Giusti. Nous n’avons aucun partenariat ou financement spécifique en la matière. Nous sommes encore pleinement dans le champ de ces deux ministères sectoriels, celui de la Santé en articulation avec les actions de recherche du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Mme Ramlati Ali, rapporteur. Pensez-vous qu’il faille envisager la création d’une agence dédiée à la lutte contre les vecteurs et/ou les arboviroses ? Quelles missions devraient lui être confiées ?

M. Charles Giusti. Je suis désolé, mais je vais encore renvoyer ce sujet au ministère des Solidarités et de la Santé. Je n’ai pas d’avis particulier en la matière.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Pouvez-vous nous décrire l’architecture des plans Orsec avec les différents niveaux ?

M. Charles Giusti. Ils comportent des dispositions générales et des dispositions spécifiques, les dispositions générales ayant vocation à couvrir environ 90 % des risques de sécurité pour les populations.

Le plan Orsec est un document et une planification qui identifie les risques et les moyens qu’il faudrait pour les traiter, mais aussi l’organisation à mettre en place au niveau de l’État, mais aussi les acteurs qui doivent être mobilisés dans la gestion de crise et le secours aux populations, que ce soient des acteurs publics de l’État, les sapeurs-pompiers, les forces de sécurité intérieure, les collectivités et les opérateurs divers et variés. Il s’agit d’avoir une idée claire de l’implication des différents acteurs et de leurs moyens. Enfin, il analyse les modalités de préparation de ce dispositif, par exemple une politique d’exercice.

Le plan Orsec « dispositions générales » a vocation à donner une architecture solide et elle l’est, puisque c’est une planification locale éprouvée.

Il existe deux niveaux de plans Orsec : le plan Orsec départemental et le plan Orsec zonal. Les plans communaux de sauvegarde mis en place par les maires se rattachent au concept de planification locale.

Les dispositions spécifiques permettent de venir greffer, sur ces dispositions générales, des éléments particuliers pour faire face à certains risques, comme les cyclones. Comment déclenche-t-on les différents stades d’alerte ? Quelles sont les mesures mises en œuvre à chacun de ces stades ?

Le décret du 29 mars 2019 prévoit que des dispositions spécifiques relatives à la lutte anti-vectorielle soient mises en place, notamment pour les questions d’actions spécifiques à entreprendre pour l’éradication, dans certaines zones, des vecteurs de maladies.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Où se situent les différents territoires ultramarins dans l’architecture des plans Orsec ? Comment les plans Orsec sont-ils adaptés aux situations locales ?

M. Charles Giusti. Dans les départements et régions d’outre-mer (DROM), les plans Orsec sont totalement identiques à ce que nous pouvons trouver dans l’Hexagone. Il n’y a pas de document adapté pour les outre-mer. En revanche, c’est bien un document de planification locale : sa vocation est bien de se territorialiser en identifiant les risques, l’organisation et les moyens adaptés à chaque territoire.

C’est vrai pour les DROM où nous sommes, encore une fois, dans une identité de planification.

Pour les collectivités d’outre-mer du Pacifique, la compétence sécurité civile relève des gouvernements locaux. Nous déléguons donc quelques crédits en la matière pour que les hauts commissaires puissent accompagner certaines politiques.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Quel rôle joue la DGOM dans la mise en œuvre des plans Orsec ?

M. Charles Giusti. Aucun, puisque c’est vraiment un document de planification locale.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment coopèrent les préfectures et les ARS en cas de crise épidémique dans les territoires ultramarins ? La répartition des tâches est-elle efficace ? Comment le fonctionnement pourrait-il être amélioré ?

M. Charles Giusti. D’une manière générale, la coopération entre les préfectures et les ARS a été fortement sollicitée à l’occasion de la crise de la Covid-19. Nous verrons le retour d’expérience en la matière.

Globalement, nous pouvons constater que c’est un caractère bicéphale qui a plutôt bien fonctionné.

Des sujets d’interface peuvent évidemment se poser, mais globalement, l’organisation et l’articulation entre la préfecture et les ARS fonctionnent. À ce stade, nous n’avons pas identifié de sujets particuliers à traiter, ou tout au moins à rapporter dans cette commission.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Dans l’océan Indien, le réseau de surveillance des épidémies et de gestion des alertes (SEGA) organise une coopération régionale pour le contrôle des épidémies.

La DGOM ou les préfectures suivent-elles ces travaux, les financent-elles ?

Faudrait-il mettre en place une telle coopération régionale dans les Antilles et dans le Pacifique ?

M. Charles Giusti. La DGOM ne suit pas particulièrement ces réseaux qui, une fois de plus, présentent indubitablement un intérêt, mais relèvent de la compétence des autorités en charge de la santé.

Je ne suis pas le mieux placé pour vous répondre sur ce point.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Comment bien associer les populations ultramarines à la démarche de prévention ? Y a-t-il des spécificités locales à prendre en compte dans certains territoires ?

M. Charles Giusti. Oui, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure en corollaire de ce que je présentais de l’action du SMA : il est nécessaire de pouvoir faire de la pédagogie et de la sensibilisation qui soient totalement adaptées aux populations.

Il peut y avoir des ressorts culturels et de manière plus précise, des sujets de langue et de compréhension qui nécessitent que nous puissions tenir des messages de prévention et de sensibilisation adaptés à chacune des populations.

C’est ce à quoi les préfets s’attachent. Cela a été fait pendant cette crise de la Covid-19.

Nous l’avions aussi fait au moment de la crise de l’ouragan Irma, je le cite parce que c’est un élément important. Nous nous sommes rendu compte qu’il était pertinent de pouvoir diffuser des messages d’information, de sensibilisation, non seulement en français, mais aussi en anglais – puisque c’est une langue qui est largement répandue à Saint-Martin – ou en créole. Nous avons pu mobiliser des ressources, notamment en interne, pour pouvoir enregistrer des messages adaptés aux populations.

En matière de prévention et de sensibilisation des populations, il est essentiel de pouvoir adapter le message et la communication à chacune des populations concernées.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. La proposition de loi adoptée par le Sénat prévoit notamment la possibilité pour le préfet, après avis du Haut Conseil de la santé publique, d’autoriser sur le territoire du département, la mise en œuvre, à titre expérimental, de nouvelles techniques de lutte contre les vecteurs. Disposez-vous d’informations sur l’expérimentation de l’insecte stérile récemment mise en œuvre à La Réunion et en Polynésie ?

M. Charles Giusti. Non, je n’ai pas d’informations.

Mme Ramlati Ali, rapporteure. Avez-vous d’autres réflexions à porter à la connaissance de la commission d’enquête ?

M. Charles Giusti. Non. J’ai essayé de répondre du mieux possible à vos différentes questions en espérant que cela puisse apporter quelques éléments de plus-value dans vos travaux.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. J’avais juste une toute petite question.

En dehors des moyens pour lesquels vous vous assurez qu’ils soient alloués à cette mission qui relève essentiellement des ARS, nous l’avons bien compris, j’imagine que vous êtes prêts, en cas de crise majeure, à accompagner les dispositifs déjà en place et que vous avez quand même un système de surveillance très régulier qui vous permet de faire face et d’en discuter ? Des campagnes sont-elles prévues sur des médias locaux ?

M. Charles Giusti. Je pense que cela rejoint ce que nous évoquions précédemment.

Les préfets ont mis en place une communication adaptée en étant extrêmement présents dans les médias.

Je citerai par exemple le cas de la Guyane. Il y a tous les jours un Covid info qui donne des éléments sur l’évolution de l’épidémie.

Un important travail a été mené au niveau de chaque préfecture et en coopération avec les ARS, pour pouvoir adapter la communication.

Mme Sereine Mauborgne, présidente. Merci beaucoup.

C’était notre dernière audition.

La prochaine réunion, qui sera convoquée la dernière semaine de juillet, sera consacrée à l’examen du rapport.