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N° 513

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME  LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 23 novembre 2022.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
DE LA RÉPUBLIQUE, SUR LA PROPOSITION DE LOI
 

portant création d’une juridiction spécialisée

 aux violences intrafamiliales

 

PAR M. Aurélien PRADIÉ

Député

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Voir le numéro : 346.

 


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SOMMAIRE

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Pages

introduction........................................................... 5

Examen de la proposition de loi

Article 1er  (art. L. 255-1 à 257-1 [nouveaux] du code de l’organisation judiciaire) Création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales

I. L’État du droit

A. La chaÎne pÉnale pour traiter les affaires de violences conjugales

1. Le déclenchement de l’action pénale

2. Le rôle central du ministère public

a. Le parquet oriente la réponse pénale

b. Le procureur protège les victimes de violences conjugales

c. Le procureur est chargé de coordonner la politique de lutte contre les violences conjugales

3. En cas d’engagement des poursuites, la juridiction compétente dépend de la gravité de l’infraction commise

4. Le juge aux affaires familiales, compétent pour délivrer les ordonnances de protection, maillon de la réponse judiciaire

a. L’ordonnance de protection, mécanisme de protection essentiel

b. La possibilité laissée au juge aux affaires familiales d’ordonner le port du bracelet anti-rapprochement n’est pas exploitée

5. L’ébauche d’une justice spécialisée qui ne dit pas son nom pour améliorer le traitement judiciaire des violences conjugales

B. Le modÈle espagnol

II. Le dispositif proposÉ

A. Le tribunal des violences intrafamiliales

B. Le juge aux violences intrafamiliales

C. Le rÔle du parquet

III. La position de la commission

Article 2  Création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs

Examen en commission

PERSONNES ENTENDUES


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Mesdames, Messieurs,

Les chiffres en matière de violences commises au sein de la famille sont cruels et disent l’urgence à agir.  

Le premier constat, c’est l’écart vertigineux entre le nombre de personnes qui se déclarent victimes de violences et la proportion de ces victimes qui porte plainte, soit 21 % en 2021.

Parmi les multiples raisons qui les poussent à ne pas saisir les forces de l’ordre, il y a la peur de ne pas être entendue, de ne pas être crue, mais aussi l’appréhension de la lenteur du processus judiciaire et la crainte d’aggraver les choses en saisissant la justice.

Le deuxième constat, c’est notre impuissance face à l’augmentation du nombre de personnes qui meurent sous les coups d’un membre de leur famille.

En 2021, 143 morts violentes ont été recensées au sein du couple, soit un décès tous les deux jours et demi. Cela représente une augmentation de 14 % par rapport à 2020. Sur ces 143 morts, 122 étaient des femmes. À cela s’ajoutent 251 tentatives d’homicides au sein du couple en 2021 : cela représente une augmentation de 5 %.

Loin de progresser vers notre objectif commun d’éradiquer les violences commises au sein de la famille, nous régressons.

Des progrès ont été faits depuis le Grenelle des violences conjugales : la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille a renforcé l’arsenal des réponses judiciaires, en créant le bracelet anti-rapprochement, en élargissant les conditions d’attribution du téléphone grave danger, et surtout en améliorant le mécanisme de l’ordonnance de protection.

C’est malheureusement insuffisant. Parmi les 143 victimes recensées en 2021, 25 avaient subi des violences antérieures, qu’elles avaient signalées aux forces de l’ordre, et 4 les avaient confiées à des témoins.

À l’inverse, seules trois victimes faisaient l’objet d’un dispositif de protection : un contrôle judiciaire et deux ordonnances de protection.

Force est d’en conclure que même lorsque les victimes trouvent le courage de parler, elles ne sont pas systématiquement protégées.

*

Le constat est sans appel, mais refuser de s’y confronter n’est pas une option. D’autant qu’il n’y a pas de fatalité, car toutes les solutions n’ont pas encore été mises en œuvre. L’Espagne a ouvert la voie en 2004 en créant des juridictions spécialisées dans les violences de genre avec des magistrats spécialement formés, et les résultats sont là : le nombre de femmes tuées a diminué de 36 % depuis 2003, et le nombre de plaintes a augmenté de 29 % depuis 2007.

La présente proposition de loi procède ainsi à la création de juridictions spécialisées dans les violences intrafamiliales. Une nouvelle formation du tribunal judiciaire, le tribunal des violences intrafamiliales, traite des délits commis au sein de la cellule familiale, incluant ceux commis par les anciens partenaires. Une nouvelle fonction est créée : le juge aux violences intrafamiliales, auquel sont confiées des compétences à la fois sur le volet pénal (statuer en juge unique sur certains délits de violences intrafamiliales) et sur le volet civil (statuer sur les demandes d’ordonnance de protection). 

Ces violences sont particulières, notamment parce que les victimes entretiennent ou ont entretenu des liens affectifs forts avec l’auteur des violences, ce qui complexifie à la fois la prise de conscience et la dénonciation des faits. Elles sont spécifiques : le risque qu’elles se répètent est tel que l’institution judiciaire multiplie les dispositifs pour protéger la victime et éloigner l’auteur des violences. Elles doivent donc être traitées par des magistrats spécialement formés, qui disposent de tous les outils possibles pour protéger les victimes.

*

Certains diront qu’il est trop tôt, qu’il faut que la réflexion mûrisse. C’est balayer d’un revers de la main les exemples étrangers. Il ne s’agit pas de reproduire à l’identique mais d’adapter des dispositifs qui fonctionnent au modèle français.  

L’heure n’est plus aux études, aux rapports, aux expérimentations. La création d’une juridiction spécialisée marquera une avancée dans la lutte des violences faites aux femmes, aux enfants. Elle contribuera à restaurer la confiance des victimes en l’institution judiciaire et à enrayer un phénomène de société.

Cette cause est trop importante pour être l’objet de luttes partisanes. Cette proposition de loi, qui a vocation à être affinée au cours des débats parlementaires, doit rassembler une majorité sur tous les bancs.

Ce n’est pas cet état d’esprit qui a prévalu lors de l’examen en commission des lois le 23 novembre 2022, malgré les amendements déposés pour préciser les compétences et le maillage territorial de ces nouvelles juridictions : l’article 1er a été rejeté, vidant la proposition de sa substance.

La Représentation nationale doit être au rendez-vous. Repousser cette Proposition de Loi alors que l’urgence est absolue serait une faute majeure.


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Examen de la proposition de loi

Article 1er
(art. L. 255-1 à 257-1 [nouveaux] du code de l’organisation judiciaire)
Création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales

Rejeté par la commission

       Résumé du dispositif et effets principaux

Le présent article insère au sein du code de l’organisation judiciaire un titre V bis intitulé « Les juridictions des violences intrafamiliales » composé de trois chapitres.

Il crée une nouvelle formation du tribunal judiciaire, le tribunal des violences intrafamiliales, compétent à la fois pour les délits constitutifs d’une atteinte à l’intégrité commis par un partenaire ou un ancien partenaire, mais également pour ceux commis sur un ascendant ou sur la personne de l’enfant. 

Il crée également une nouvelle fonction, le juge aux violences intrafamiliales. Ce dernier est compétent à la fois en matière civile, car il connaît des demandes d’ordonnance de protection, et en matière pénale, car il connaît des mêmes délits que le tribunal des violences intrafamiliales.  

Il rappelle enfin le rôle du ministère public devant cette juridiction : il assiste aux débats et doit être présent lorsque la décision est prononcée.

       Dernières modifications intervenues

La loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille a créé le bracelet anti-rapprochement, qui peut être ordonné à tous les stades de la procédure pénale mais aussi dans le cadre civil de l’ordonnance de protection (sous réserve de l’accord des deux parties). Elle a apporté plusieurs modifications au dispositif de l’ordonnance de protection, notamment en prévoyant un délai maximal de six jours entre la fixation de l’audience et la délivrance de l’ordonnance. Elle a enfin élargi les conditions d’attribution du téléphone grave danger (TGD).

La loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a interdit la médiation pénale comme alternative aux poursuites en cas de violences conjugales. Elle a également modifié les dispositions relatives au secret professionnel pour prévoir qu’un professionnel de santé peut porter à la connaissance du procureur des violences exercées au sein d’un couple malgré l’absence d’accord donné par la victime.

I.   L’État du droit

Le traitement des affaires de violences conjugales ne présente pas au premier abord de spécificité particulière : le procureur oriente la réponse pénale et les juridictions se prononcent lorsque des poursuites sont engagées.

Le système judiciaire français se distingue en cela de l’organisation mise en place en Espagne, qui a créé en 2004 des juridictions spécialisées dans le traitement des affaires de violence de genre.

Néanmoins, les difficultés à faire diminuer le nombre de victimes de violences, et notamment le nombre d’homicides commis au sein du couple, ont conduit les ministres de la Justice successifs à prévoir des procédures et des dispositifs spécifiques au contentieux des violences conjugales. 

A.   La chaÎne pÉnale pour traiter les affaires de violences conjugales

1.   Le déclenchement de l’action pénale

L’origine de la procédure pénale peut être la victime elle-même, qui révèle des faits au parquet ou à un service enquêteur. Auprès des services enquêteurs, cette révélation peut prendre la forme d’une main courante ou d’un dépôt de plainte. Une main courante vise à signaler des faits aux forces de l’ordre, non à engager des poursuites à l’encontre de l’auteur des faits signalés. Le procureur de la République peut néanmoins lancer une enquête si la main courante décrit une infraction. À l’inverse, le dépôt de plainte par la victime d’une infraction sert à saisir la justice de cette infraction.  

Depuis le Grenelle des violences conjugales, les victimes de violences conjugales peuvent procéder à un dépôt de plainte simplifié à l’hôpital.

Le déclenchement de l’action pénale en matière de violences conjugales n’est pas nécessairement le fait de la victime. Elle peut intervenir suite à l’intervention des forces de l’ordre au domicile du couple : en cas de gravité particulière des faits, l’information peut être transmise au parquet, même en l’absence de plainte de la victime.

Des tiers peuvent aussi dénoncer les faits aux services de police ou de gendarmerie. Ainsi, lorsqu’ils constatent des violences exercées au sein du couple, l’article 226-14 du code pénal prévoit que les professionnels de santé peuvent procéder à la levée du secret médical s’ils estiment que les violences mettent la vie de la victime en danger et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger. Depuis la loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, les professionnels de santé peuvent porter à la connaissance du procureur de la République ces violences même lorsque la victime de ces violences ne donne pas son accord à ce signalement.

Le bilan statistique publié par le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer sur l’insécurité et la délinquance ([1]) fait le constat d’une forte hausse (+ 14 %) du nombre de victimes de violences intrafamiliales enregistrées par les forces de sécurité en 2021, qui s’établit à 157 000. Cela représente une hausse de 43 % par rapport à 2018.  

2.   Le rôle central du ministère public

Le ministère public est un élément essentiel de la réponse pénale aux violences conjugales. Une fois saisi de l’infraction, il apprécie de l’opportunité ou non d’engager des poursuites. Il dispose également de plusieurs outils pour protéger les victimes de violences. Enfin, il impulse la coordination avec les partenaires de l’État en matière de lutte contre les violences conjugales.  

a.   Le parquet oriente la réponse pénale

Le procureur de la République est celui qui « reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner », selon l’article 40 du code de procédure pénale.

Une fois que le procureur de la République a constaté une infraction qu’aucun obstacle juridique n’empêche de poursuivre, il apprécie la suite à donner : c’est le principe de l’opportunité des poursuites. L’article 40-1 du code de procédure pénale prévoit ainsi que le procureur de la République saisi d’une infraction peut choisir :

– d’engager des poursuites ;

– de mettre en œuvre une procédure alternative aux poursuites ;

– de classer sans suite la procédure.

Pour apprécier la suite à donner, le procureur dirige l’enquête en s’appuyant sur les officiers et les agents de la police judiciaire (article 41 du code de procédure pénale). Il peut adresser des instructions générales ou particulières aux enquêteurs (article 39-3 du code de procédure pénale). Le procureur peut par exemple prohiber le dépôt de mains courantes lorsque l’enquêteur a constaté des violences au sein du couple.

Le procureur peut décider de saisir ou non un juge d’instruction lorsqu’un délit a été commis, comme le prévoit l’article 80 du code de procédure pénale. La saisine du juge d’instruction est néanmoins obligatoire dès lors que l’infraction commise est un crime (article 79 du code de procédure pénale). La conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) a indiqué au rapporteur que seules 0,62 % des enquêtes étaient confiées à un juge d’instruction : c’est donc le parquet qui conduit la majorité des enquêtes.

Le procureur oriente donc la réponse pénale faite à une infraction, et comme l’illustre les chiffres ci-dessous, une proportion significative des infractions en matière de violences conjugales ne font pas l’objet de poursuites, c’est-à-dire ne sont pas jugées par une juridiction.

Ainsi, en 2020, selon la lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes datée de novembre 2021, les parquets ont traité 92 772 auteurs présumés impliqués dans des affaires de violences entre partenaires ([2]). À l’issue de l’enquête, 30 % des affaires ont été classées sans suite, l’infraction n’étant pas ou insuffisamment caractérisée. Cette proportion est similaire à celle observée sur l’année 2017, au cours de laquelle 69 % des auteurs présumés avaient été impliqués dans une affaire poursuivable. 

Le parquet peut également classer sans suite pour poursuites inopportunes : cela peut être le cas par exemple si la plainte a été retirée. Le classement sans suite pour inopportunité des poursuites a concerné 5 541 affaires en 2021.

59 675 réponses pénales ont donc été apportées sur les 92 772 affaires traitées, soit 64 %. Les réponses pénales se répartissent entre les alternatives aux poursuites, les compositions pénales et les poursuites.

● Les alternatives aux poursuites

Les alternatives aux poursuites sont prévues à l’article 41-1 du code de procédure pénale. Parmi les alternatives se trouve le rappel à la loi, qui est un rappel à l’auteur des obligations résultant de la loi. À partir du 1er janvier 2023, le rappel à la loi est remplacé par un avertissement pénal probatoire : si l’auteur de l’infraction commet une nouvelle infraction dans un délai d’un an, alors le procureur peut choisir de mettre en œuvre l’action publique.

En matière de violences conjugales, le procureur peut notamment choisir de faire accomplir à l’auteur un stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et sexistes, mais également prévoir une interdiction de paraître et l’obligation d’une prise en charge sanitaire. Depuis la loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, la médiation pénale, qui est une forme d’alternative aux poursuites, est interdite en cas de violences au sein du couple.

La mise en œuvre de l’une de ces alternatives suspend la prescription de l’action publique, qui peut être à nouveau mise en œuvre si la mesure n’est pas exécutée.

Les mesures alternatives aux poursuites sont généralement mises en œuvre en cas de première infraction ou de violences n’ayant pas entraîné de blessures ([3]). En 2020, 17 092 affaires ont été classées sans suite après alternative aux poursuites (hors compositions pénales), soit 29 % des réponses pénales apportées.

 La composition pénale

La composition pénale est une forme d’alternative aux poursuites définie à l’article 41-2 du code de procédure pénale. Lorsque l’auteur de l’infraction reconnaît les faits et que ceux-ci sont punis d’une peine d’amende ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée inférieure ou égale à cinq ans, le procureur de la République peut proposer une ou plusieurs sanctions parmi celles listées à l’article 41-2.

L’une de ces sanctions est d’accomplir un stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et sexistes. Le 14° de l’article 41-2 prévoit explicitement le cas des infractions commises sur conjoint, concubin ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité. Dans cette hypothèse, la composition pénale peut comporter, pour l’auteur de l’infraction, l’obligation de résider hors du domicile du couple, ou encore la prise en charge sanitaire, sociale ou psychologique. 

La composition pénale doit être validée par le président du tribunal judiciaire, sauf lorsqu’elle répond à certains critères prévus à l’article R 15-33-40-1 du code de procédure pénale.

En cas de refus ou d’exécution partielle de la composition pénale, le procureur de la République met en mouvement l’action publique. À l’inverse, « l’exécution de la composition pénale éteint l’action publique ».

En 2020, 3 173 auteurs de violences entre partenaires ont exécuté une composition pénale, soit 5 % des réponses pénales apportées.

 Les poursuites

En 2020, 39 410 des auteurs présumés de violences entre partenaires ont été poursuivis, soit 66 % des réponses pénales apportées.

b.   Le procureur protège les victimes de violences conjugales

● La possibilité de déferrer les auteurs de violences conjugales

Une fois la décision prise d’engager des poursuites, le procureur peut ordonner que la personne qu’il envisage de poursuivre soit déférée devant lui, en application de l’article 393 du code de procédure pénale. Il a recours au défèrement s’il envisage, à l’issue de la garde à vue :

– une convocation par procès-verbal, prévue par l’article 394 du code de procédure pénale : au cours du défèrement, le procureur de la République notifie les faits reprochés, qui devront être portés devant le tribunal dans un délai qui ne peut excéder six mois. Le procureur peut demander à ce que le prévenu soit placé sous contrôle judiciaire ou sous assignation à résidence avec surveillance électronique en attente de son procès ;

– une comparution immédiate, prévue par l’article 395 du code de procédure pénale : si le procureur estime que les charges réunies sont suffisantes et que l’affaire est en état d’être jugée, alors le prévenu est traduit immédiatement dans le tribunal. L’article 396 prévoit qu’en cas d’impossibilité de réunir le tribunal le jour même, le procureur peut requérir la détention provisoire du prévenu ;

– une comparution à délai différé, prévue par l’article 397-1-1 du code de procédure pénale : lorsqu’une affaire n’est pas en état d’être jugée, le procureur peut requérir, devant le juge des libertés et de la détention, le placement sous contrôle judiciaire, l’assignation à résidence sous surveillance électronique ou la détention provisoire.

Le défèrement permet au procureur d’organiser la protection de la victime de violences conjugales dans l’attente du jugement et d’accélérer le traitement judiciaire de la plainte. Une circulaire de la ministre de la Justice datée du 9 mai 2019 ([4]) rappelle ainsi qu’en matière de violences conjugales, « les actes de violences répétés, graves ou les situations d’emprise justifient le recours au défèrement. ». Ce mode de poursuites est devenu majoritaire : il concernait 55 % des personnes condamnées en 2021 ([5]).

Le défèrement permet ainsi soit de procéder à une comparution immédiate, soit de prendre des mesures protectives de la victime, notamment l’éloignement de l’auteur de violences du domicile. Le recours à cette dernière mesure connaît une réelle hausse : entre 2017 et 2021, le nombre de jugements précédés d’un contrôle judiciaire avec l’obligation de résider hors de la résidence du couple a augmenté de 205 % ([6]).

 

 

● Le contrôle judiciaire, mesure de sûreté pour éviter la réitération de l’infraction

Le contrôle judiciaire, ordonné par le juge des libertés et de la détention (ou le juge d’instruction dans certains cas), astreint la personne mise en examen à une ou plusieurs obligations ([7]). Le juge peut ordonner au prévenu en cas de violences sur partenaire l’obligation de résider hors du domicile du couple, l’interdiction de paraître au domicile ou encore l’obligation de faire l’objet d’une prise en charge sanitaire, sociale ou psychologique. Le juge, dans certains cas, peut se prononcer sur la suspension du droit de visite et d’hébergement de l’enfant mineur du couple.

Le contrôle judiciaire avec placement probatoire, un dispositif expérimental pour prendre en charge les auteurs de violences conjugales

Depuis le Grenelle des violences conjugales est expérimenté le contrôle judiciaire avec placement probatoire. Ce dispositif de prise en charge globale en présentenciel s’appuie sur l’article 138 18° du code de procédure pénale, qui prévoit la possibilité pour le juge, lorsqu’il ordonne un contrôle judiciaire, de prévoir que le prévenu soit pris en charge si besoin dans un établissement d’accueil adapté dans lequel il est obligé de résider.

Toute personne faisant l’objet de poursuites pour une infraction en lien avec les violences conjugales qui nécessite une éviction du logement peut être concernée : la personne est tenue de résider dans une structure et de suivre une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique.

Ce dispositif est présenté à la fois comme une alternative à la détention provisoire, une prise en charge complète des auteurs de violences conjugales et une mesure de sûreté.

Lorsque les conditions prévues à l’article 138-3 du code de procédure pénale sont remplies, le juge peut également :

– interdire à la personne placée sous contrôle judiciaire de se rapprocher de la victime à moins d’une certaine distance ;

– pour faire respecter cette interdiction, astreindre la personne sous contrôle judiciaire de porter un bracelet porteur d’un émetteur permettant de déterminer à distance sa localisation, dit également bracelet anti-rapprochement (BAR).

Le bracelet anti-rapprochement a été créé par la loi du 28 décembre 2019. Le porteur du bracelet doit respecter une distance minimale avec la personne protégée, elle-même porteuse d’un dispositif permettant sa localisation. Lorsque le porteur du bracelet franchit une distance de pré-alerte, qui représente le double de la distance minimale d’alerte, il est contacté par un téléopérateur qui l’enjoint de partir.

● Le téléphone grave danger

Parmi les attributions du procureur se trouve également l’attribution du téléphone grave danger, prévue à l’article 41-3-1 du code de procédure pénale « en cas de grave danger menaçant une victime de violences de la part de son conjoint, de son concubin, de son partenaire lié par un pacte civil de solidarité » mais également si l’auteur des violences et la victime sont séparées.

Le téléphone est attribué pour une durée renouvelable de six mois, avec l’accord express de la victime.

L’attribution peut avoir lieu seulement si la victime et l’auteur des violences ne cohabitent pas et lorsqu’une des deux conditions suivantes est remplie :

– l’auteur des violences fait l’objet d’une interdiction judiciaire d’entrer en contact avec la victime ;

– le danger est avéré et imminent, l’auteur des violences est en fuite ou l’interdiction judiciaire d’entrer en contact n’a pas encore été prononcée.

 Ce dernier critère a été ajouté par l’article 17 de la loi n° 2009-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille, qui a également ajouté que la demande d’équipement pouvait être formulée par la victime par tout moyen. Les rapporteurs de l’application de la loi avaient constaté en 2020 ([8]) une réelle progression du nombre de téléphones à la fois déployés (disponibles en juridictions) et attribués aux victimes. Le nombre de 5 000 TGD déployés devrait être atteint d’ici la fin 2022.

c.   Le procureur est chargé de coordonner la politique de lutte contre les violences conjugales

La prévention et le traitement judiciaire des violences conjugales impliquent non seulement les professionnels de l’ordre judiciaire mais aussi, sans être exhaustif, les forces de l’ordre, les associations d’aide aux victimes, les professionnels de santé, les travailleurs sociaux.

Il est essentiel pour l’ensemble des intervenants d’avoir un point de contact unique au sein de la juridiction. Une circulaire de la garde des Sceaux datée de 2014 insiste ainsi sur l’importance de désigner un magistrat « référent en matière de violences commises au sein du couple », de manière à « garantir un traitement diligent et cohérent des signalements de personnes en situation de danger au sein du couple » ([9]). La circulaire précise également que le procureur de la République impulse la coordination des agents de l’État pour prévenir les violences commises au sein du couple.

3.   En cas d’engagement des poursuites, la juridiction compétente dépend de la gravité de l’infraction commise

La juridiction compétente pour juger l’affaire dépend de la gravité de la sanction.

Le tribunal correctionnel est compétent en matière de délits, soit les infractions punies d’une peine d’emprisonnement inférieure ou égale à dix ans ou d’une peine d’amende supérieure ou égale à 3 750 euros (article 381 du code de procédure pénale).

La cour d’assises, composée de juges professionnels et de jurés populaires, est compétente en matière de crimes, soit les infractions punies d’une peine de réclusion d’une durée minimale de quinze ans. Par dérogation, depuis la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, les personnes majeures accusées d’un crime puni de quinze ou vingt ans de réclusion légale sont jugées par la cour criminelle, composée exclusivement de juges professionnels ([10]).

En 2020, 97 % des 39 410 affaires où les auteurs ont été poursuivis ont été portées devant le tribunal correctionnel.

S’agissant des peines pouvant être prononcées, l’article L. 132-80 du code pénal institue une circonstance aggravante lorsqu’une infraction est commise « par le conjoint, le concubin ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas ».

Les peines qui résultent de cet article sont rappelées dans le tableau ci-dessous.

 

 

 

Tableau des peines prévues en cas de violences sur un partenaire, y compris après la séparation

 

Peines

Article du code pénal

En matière délictuelle

 

 

Violences ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours

3 ans d'emprisonnement, 45 000 euros d'amende

222-13

Violences ayant entraîné une incapacité de travail supérieure à huit jours

5 ans d'emprisonnement, 75 000 euros d'amende

222-12

Agression sexuelle

7 ans d'emprisonnement, 100 000 euros d'amende

222-28

En matière criminelle

 

 

Violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente

15 ans de réclusion criminelle

222-10

Viol

20 ans de réclusion criminelle

222-24

Actes de torture et de barbarie

20 ans de réclusion criminelle

222-3

Violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner

20 ans de réclusion criminelle

222-8

Les condamnations pour violences entre partenaires prononcées en 2020 se répartissent selon le tableau suivant.

Les condamnations pour violences entre partenaires prononcées en 2020

Délits

23 583

Violences sans incapacité de travail (ITT)

8 453

Violences ayant résulté en une ITT inférieure ou égale à 8 jours

10 076

Violences ayant résulté en une ITT supérieure à 8 jours

1 844

Agressions sexuelles

223

Menaces / harcèlement

2 904

Non-respect d'une ordonnance de protection

83

Crimes

110

Viols

52

Homicides volontaires

47

Autres crimes sur conjoint

11

TOTAL

23 693

Source : Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2020, précité

Le rapport de politique pénale du garde des Sceaux daté de janvier 2022 fait état d’une augmentation de 99 % du nombre de condamnations pour violences conjugales entre 2017 et 2021.

Si le prévenu est reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés, tout ou partie de la peine peut comprendre une interdiction de contact et une interdiction de paraître.

La juridiction, en vertu de l’article 132-45-1 du code pénal, peut également prononcer l’application du bracelet anti-rapprochement en cas d’infraction punie d’au moins trois ans d’emprisonnement commise par un partenaire ou un ancien partenaire. Au 1er août 2022, sur les 1 313 BAR prononcés par les juridictions, 661 l’avaient été au stade post-sentenciel.

Enfin, les dispositifs pour renforcer l’information de la victime sur la procédure ont été renforcés. Ainsi, l’article D. 1-11-2 du code de procédure pénale, créé par le décret n° 2021-1820 du 24 décembre 2021 relatif aux mesures de surveillance applicables lors de leur libération aux auteurs d’infractions commises au sein du couple, prévoit qu’une victime de violences conjugales soit informée de la sortie de détention de l’auteur des violences, même si celle-ci est temporaire. Le décret prévoit également que l’autorité judiciaire examine à l’occasion de chaque sortie de détention l’opportunité de prononcer une interdiction de contact avec la victime ou d’avoir recours à un dispositif de protection comme le téléphone grave danger ou le bracelet anti-rapprochement.

4.   Le juge aux affaires familiales, compétent pour délivrer les ordonnances de protection, maillon de la réponse judiciaire 

a.   L’ordonnance de protection, mécanisme de protection essentiel

L’article 515-9 du code civil prévoit que le juge aux affaires familiales peut délivrer en urgence une ordonnance de protection lorsque les violences exercées au sein du couple ou par un ancien conjoint mettent en danger la personne qui en est victime. Deux éléments doivent être caractérisés : des violences vraisemblables, et un danger auquel la victime ou l’un ou plusieurs des enfants sont exposés.

Lorsqu’il délivre l’ordonnance de protection, le juge aux affaires familiales peut prendre un certain nombre de mesures, prévues à l’article 515-11 du code civil, parmi lesquelles :

– l’interdiction de contact avec certaines personnes désignées par le juge (1°) ;

– l’interdiction à la partie défenderesse de détenir une arme (2°) ;

– l’attribution de la jouissance du logement conjugal au conjoint qui n’est pas l’auteur des violences (4°) ;

– la détermination des modalités d’exercice de l’autorité parentale, notamment l’exercice du droit de visite et d’hébergement (5°).

Ces mesures sont prononcées pour une durée maximale de six mois mais peuvent être prolongées dans les conditions prévues à l’article 515-12 du code civil.

Le non-respect des mesures imposées dans une ordonnance de protection est une infraction, punie de deux ans d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende (article 227-4-2 du code pénal). En 2020, comme le montrait le tableau supra, 83 condamnations pour non-respect d’une ordonnance de protection ont été prononcées.

Faisant le constat d’un mécanisme de protection insuffisamment exploité, la loi du 28 décembre 2019 a apporté plusieurs changements. Parmi ceux-ci, elle a précisé que l’ordonnance de protection pouvait être délivrée même lorsque les deux parties étaient séparées. La loi a également inscrit explicitement à l’article 515-10 du code civil que la délivrance de l’ordonnance de protection n’est pas conditionnée à un dépôt de plainte préalable. L’article 4 de la loi a également fixé un délai de six jours entre la fixation de l’audience et la délivrance de l’ordonnance de protection.

Le rapport sur la mise en application de la loi ([11]) publié en octobre 2020 a constaté que les dispositions avaient, « dans leur grande majorité », atteint leurs objectifs. Deux chiffres ([12]) illustrent la diffusion de l’ordonnance comme outil de protection :

– le nombre de demandes d’ordonnance de protection en France a augmenté de 73,4 % entre 2018 (3 411 demandes) et 2021 (5 921 demandes) ;

– le taux d’acceptation totale ou partielle d’ordonnance de protection sur le nombre de décisions ayant statué sur la demande est passé de 61,8 % en 2018 à 67,8 % en 2021.

L’ordonnance de protection est donc plus souvent sollicitée et plus souvent accordée.

b.   La possibilité laissée au juge aux affaires familiales d’ordonner le port du bracelet anti-rapprochement n’est pas exploitée

L’article 4 de la loi du 28 décembre 2019 donne au juge aux affaires familiales la possibilité, lorsqu’il a délivré une ordonnance de protection comportant une interdiction d’entrer en contact, d’ordonner le port par les deux parties d’un bracelet anti-rapprochement. Il doit pour cela recueillir le consentement des deux parties ([13]). Si la partie défenderesse refuse le principe du port du bracelet, le juge aux affaires familiales doit aviser immédiatement le procureur de la République.

Confier la possibilité de délivrer un bracelet anti-rapprochement au juge aux affaires familiales permettait d’introduire une mesure de protection de la victime dans le volet civil de la procédure, à la phase préventive qu’est la délivrance de l’ordonnance de protection. Une personne victime de violences conjugales n’ayant pas déposé plainte peut ainsi en bénéficier.

Néanmoins, les chiffres communiqués au rapporteur illustrent la difficulté d’appropriation du dispositif par les juges aux affaires familiales. Ainsi, au 30 décembre 2021, 22 bracelets anti-rapprochement avaient été ordonnés par les juges aux affaires familiales, et seuls 12 étaient actifs.

Le rapporteur considère que cela illustre la limite de confier à un juge civil la possibilité d’ordonner la pose d’un dispositif qui, par la restriction de la liberté d’aller et venir qu’il impose, relève plutôt du volet pénal. Il reste convaincu du bien-fondé de prévoir la pose d’un bracelet anti-rapprochement dans le cadre de la délivrance d’une ordonnance de protection mais souhaite que la compétence soit transférée à un juge pénal.

5.   L’ébauche d’une justice spécialisée qui ne dit pas son nom pour améliorer le traitement judiciaire des violences conjugales

L’Inspection générale de la Justice a publié un rapport en octobre 2019 qui faisait l’état des lieux sur les dossiers jugés définitivement concernant des faits d’homicides liés à des violences conjugales commis en 2015 et 2016. La mission met en avant plusieurs marges de progrès. En matière judiciaire, elle constate « des lacunes dans la mise en œuvre de la protection de la victime » et « des défaillances dans la coordination entre les services », notamment un cloisonnement trop important entre les différents services judiciaires.

Ce rapport, comme le Grenelle des violences conjugales, a mis en évidence la nécessité d’accélérer le traitement judiciaire des plaintes en matière de violences conjugales.

Depuis 2019 se déploient ainsi dans les tribunaux des circuits d’urgence pour lutter contre les violences conjugales. Le tribunal de Créteil a été juridiction pilote pour la mise en œuvre de ce protocole d’urgence ([14]).

La circulaire de la ministre de la Justice datée du 28 janvier 2020 préconise la mise en œuvre d’une filière de l’urgence, justifiée par « la spécificité du phénomène [de violences conjugales], et notamment l’acuité du péril pesant sur les victimes, justifient une adaptation de la réponse judiciaire passant par la mise en œuvre d’une véritable filière de l’urgence juridictionnelle ».

En matière de traitement judiciaire, cela se traduit par la priorisation des procédures en matière de violences conjugales, avec le respect strict du délai de prononcé des ordonnances de protection prévu par le législateur. En matière pénale, « la dimension prioritaire du dossier devra être prise en compte à tous les stades de la procédure ». L’encouragement à avoir recours au défèrement en cas de violences conjugales dans la circulaire du 9 mai 2019 citée supra participe de cette volonté d’accélérer le traitement des plaintes. La circulaire prévoit aussi que certains créneaux d’audience soient réservés et des audiences consacrées au jugement des infractions de violences conjugales, pour garantir un traitement rapide des plaintes.

En novembre 2021, 123 tribunaux judiciaires sur 164 avaient mis en place un circuit de l’urgence ([15])

B.   Le modÈle espagnol

L’Espagne a créé des tribunaux spécialisés en violences à l’encontre des femmes en application d’une loi adoptée en 2004 ([16]) qui comprenait plusieurs volets de mesures pour lutter contre la violence de genre.

L’organisation judiciaire espagnole diffère de celle de la France sur plusieurs points, notamment sur le rôle dévolu aux juges d’instruction. En Espagne, les procureurs et les magistrats du siège constituent deux corps distincts. Ce sont les juges d’instruction qui sont chargés de diriger les enquêtes, et non les procureurs (fiscales).

La spécialisation créée par la loi de 2004 se traduit par :

– la spécialisation de juges d’instruction qui traitent exclusivement des dossiers de violences contre les femmes ;

– la création des tribunaux spécialisés en matière de violences contre la femme (Juzgados de la violencia sobre la mujer) ;

La notion de « tribunaux spécialisés » peut porter à confusion : ce ne sont l’équivalent des tribunaux judiciaires français, car ils ne sont pas compétents pour conduire des procès et rendre des jugements en matière pénale, sauf pour les délits mineurs. Ils exercent à l’inverse des prérogatives en matière civile : ils sont compétents pour se prononcer sur les mesures de protection pouvant être accordées aux femmes victimes de violences (ordonnance de protection, téléphone grave danger, bracelet anti-rapprochement).

Le fait pour les juges de détenir une compétence à la fois en matière civile et en matière pénale garantit une prise en charge judiciaire plus complète de la victime : le même juge peut délivrer une ordonnance de protection et prendre des sanctions pénales.

En 2022, 106 tribunaux et juges d’instruction s’occupent exclusivement de mener les enquêtes sur les délits et les crimes liés au genre. À cela s’ajoutent les juges qui partagent leur temps de travail entre les dossiers de violences liés aux genre et les autres : ils sont 370, répartis sur l’ensemble du territoire.

– la spécialisation de certains tribunaux pénaux (Juzcados de lo Penal especializados) ;

Il existe 32 tribunaux pénaux spécialisés répartis sur l’ensemble du territoire : ils sont uniquement compétents en matière pénale et jugent les crimes et délits liés à la violence de genre.

– une chambre spécialisée au sein de chaque cour d’appel, qui traite l’ensemble des contentieux liés à la violence de genre renvoyés en appel, pour harmoniser les décisions.

Les affaires dans lesquelles un homme est victime de violences conjugales ne sont pas traitées par ces juridictions.

Les magistrats qui exercent dans les juridictions spécialisées ont suivi au préalable une formation qui n’est pas exclusivement centrée sur l’aspect judiciaire du sujet mais qui fait intervenir l’ensemble des professionnels impliqués (travailleurs sociaux, sociologues, psychologues…) dans la lutte contre les violences de genre.

Comme l’a indiqué Mme Marià Felisa Herrero Pinilla, magistrate espagnole cheffe de la section des relations internationales du Conseil général du pouvoir judiciaire – l’équivalent espagnol du Conseil supérieur de la magistrature– lors de son audition par le rapporteur, la loi de 2004 a marqué un tournant en Espagne dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Une diminution significative du nombre de femmes tuées est observée depuis 2004 : 72 femmes avaient été tuées en 2003 contre 48 en 2021, soit une baisse de 36 %. L’observatoire contre les violences conjugales et les violences de genre en Espagne a constaté également une augmentation significative du nombre de plaintes enregistrées par les tribunaux spécialisés : 126 293 en 2007 contre 162 848 en 2021 ([17]), soit une augmentation de 29 %. Cela révèle une plus grande tendance des victimes à porter plainte.

Pourtant, de fortes réticences avaient été exprimées en 2004 par le Conseil général du pouvoir judiciaire, qui craignait que la loi résulte en la création d’une juridiction spéciale pour les femmes ([18]).

Le dispositif créé par la présente proposition de loi propose un modèle inspiré de l’exemple espagnol mais adapté au système judiciaire français. Convaincu que les violences intrafamiliales revêtent une spécificité telle que les magistrats chargés de les juger doivent être spécialisés, le rapporteur propose de créer à la fois une nouvelle formation de jugement – le tribunal aux violences intrafamiliales – et une nouvelle fonction, le juge aux violences intrafamiliales.

II.   Le dispositif proposÉ

Le présent article insère, au sein du livre II du code de l’organisation judiciaire, un titre V bis intitulé « Les juridictions des violences intrafamiliales » composé de trois chapitres, créant les nouveaux articles L. 255-1, L. 255-1, L. 255-3, L. 256-1, L. 256-2 et L. 257-1. 

Il crée au sein des juridictions judiciaires une nouvelle formation de jugement, le tribunal des violences intrafamiliales, et une nouvelle fonction, le juge aux violences intrafamiliales.

L’objectif est triple : faciliter les démarches des victimes en créant un juge compétent à la fois sur le volet civil et le volet pénal, accélérer le traitement des affaires et uniformiser les pratiques sur le territoire. La création de ces juridictions doit ainsi encourager les victimes à saisir la justice, pour que le nombre de victimes de violences conjugales diminue enfin.

A.   Le tribunal des violences intrafamiliales

Le chapitre Ier du nouveau titre V bis, créé par le présent article, procède à la création d’une nouvelle formation du tribunal judiciaire, le tribunal des violences intrafamiliales.

● La compétence du tribunal des violences intrafamiliales

Le présent article insère un article L. 255-1 dans le code de l’organisation judiciaire qui définit la compétence du tribunal des violences intrafamiliales. Celui-ci est compétent pour l’ensemble des délits constitutifs d’une atteinte à l’intégrité physique d’une personne lorsque ceux-ci sont commis :

« – sur un ascendant légitime ou naturel ou sur les père et mère adoptifs ;

 par le conjoint, le concubin ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas ;

 sur la personne de son enfant ou de l’enfant de son conjoint, concubin ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité ».

 

 

● La répartition géographique

L’article L. 255-2, créé par le présent article, prévoit la création d’un tribunal aux violences intrafamiliales dans le ressort de chaque cour d’appel, en mentionnant que cela n’est qu’un minimum. Cette précision sur la répartition sur le territoire national du tribunal des violences intrafamiliales est nécessaire pour garantir un accès équitable à l’ensemble des victimes.

Il existe aujourd’hui 36 cours d’appel, dont 30 hors collectivités d’outre-mer : cet article devrait donc se traduire par la création de 36 tribunaux aux violences intrafamiliales au moins.

● La composition du tribunal des violences intrafamiliales

Le présent article insère l’article L. 255-3 dans le code de l’organisation judiciaire, composé de trois alinéas.

Il précise la composition du tribunal des violences intrafamiliales. Le président, qui doit obligatoirement être un juge aux violences intrafamiliales, est assisté de deux assesseurs.

Le deuxième alinéa de l’article crée trois cas d’incompatibilité avec l’exercice de la présidence du tribunal. Ainsi, un juge aux violences intrafamiliales ne peut présider le tribunal des violences intrafamiliales sur un dossier dans trois cas :

–  lorsqu’il a été chargé de l’instruction du dossier ;

– lorsqu’il est à l’origine du renvoi devant le tribunal ;

– lorsqu’il a statué sur une demande d’ordonnance de protection dans le dossier examiné par le tribunal.

Le troisième alinéa prévoit la désignation des assesseurs par le président du tribunal judiciaire.

B.   Le juge aux violences intrafamiliales

Le présent article crée un chapitre II au titre V bis qui précise les contours d’une nouvelle fonction au sein des tribunaux, le juge aux violences intrafamiliales.

● La présence dans chaque tribunal

Le présent article insère l’article L. 256-1 au sein du code de l’organisation judiciaire. Il précise qu’au sein de chaque tribunal des violences intrafamiliales exerce un juge aux violences intrafamiliales, pour garantir la spécialisation des magistrats chargés de juger le contentieux.

Le second alinéa de l’article prévoit les modalités de remplacement du juge aux violences intrafamiliales en cas d’absence ou d’empêchement : dans ces hypothèses, il revient au président du tribunal judiciaire de désigner un magistrat du siège qui assurera les fonctions de juge aux violences intrafamiliales.

● La compétence du juge aux violences intrafamiliales

Le présent article insère l’article L. 256-2 au sein du code de l’organisation judiciaire pour donner la compétence au juge aux violences intrafamiliales de statuer sur les demandes d’ordonnance de protection. Il transfère donc la compétence actuellement détenue par le juge aux affaires familiales au juge aux violences intrafamiliales. Celui-ci sera donc amené à traiter à la fois des procédures civiles dans le cadre de la délivrance des ordonnances de protection et des procédures pénales s’agissant des délits mentionnés à l’article L. 255-1 mentionné supra.

C.   Le rÔle du parquet

Le chapitre III, « Dispositions communes », précise le rôle du ministère public dans la juridiction des violences intrafamiliales.

Il insère l’article L. 257-1 au sein du code de l’organisation judiciaire pour prévoir qu’un représentant du ministère public doit être présent au sein de chaque juridiction des violences intrafamiliales et assister aux débats.

L’article ajoute l’obligation pour le ministère public d’être présent lorsque les décisions sont prononcées par le tribunal.

Enfin, l’article précise que le ministère public est chargé d’assurer l’exécution des décisions prises par le tribunal des violences intrafamiliales. Cette précision ne s’écarte pas de la procédure de droit commun. En effet, quel que soit le contentieux, c’est le rôle du parquet d’assurer l’exécution de la peine : l’article 707-1 du code de procédure pénale prévoit ainsi que « le ministère public et les parties poursuivent l’exécution de la sentence chacun en ce qui le concerne ».

III.   La position de la commission

Après avoir rejeté un amendement de suppression de l’article 1er présenté par le groupe Rassemblement national (RN), adopté plusieurs amendements proposés par le rapporteur pour préciser les compétences du tribunal des violences intrafamiliales et un amendement présenté par le groupe Écologiste pour déterminer la compétence territoriale du juge aux violences intrafamiliales, la commission des Lois a finalement rejeté l’article 1er, vidant ainsi la proposition de loi de son contenu.

Comme prévu par l’article 90 du règlement de l’Assemblée nationale, la discussion en séance portera sur le texte déposé sur le bureau de l’Assemblée. Le rapporteur regrette le rejet de l’article 1er malgré les améliorations adoptées en commission.  

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Article 2

Création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs

 

Rejeté par la commission

 

       Résumé du dispositif et effets principaux

L’article 2 prévoit un gage financier destiné à garantir la recevabilité de la proposition de loi lors de son dépôt.

 

 

 

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   Examen en commission

Lors de sa première réunion du mercredi 23 novembre 2022, la Commission examine la proposition de loi portant création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales (n° 346) (M. Aurélien Pradié, rapporteur).

Lien vidéo : https://assnat.fr/b1zVa7

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Les chiffres sont éloquents. En matière de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, ils sont sans appel et témoignent de l’urgence de la situation. En 2021, on a recensé 143 morts violentes au sein du couple, soit un décès tous les deux jours et demi ; ce chiffre est en augmentation de 14 % par rapport à 2020. Depuis le début de l’année 2022, 101 personnes ont déjà été victimes de féminicides.

Certes, des efforts ont été faits depuis plusieurs années. Je pense notamment au Grenelle des violences conjugales et à la loi visant à agir contre les violences au sein de la famille, dont j’étais le rapporteur et qui a incontestablement musclé l’arsenal des réponses judiciaires en créant le bracelet antirapprochement et en élargissant les conditions d’attribution tant d’un téléphone grave danger que d’une ordonnance de protection.

Cependant, ces mesures s’avèrent insuffisantes. Pire : nous reculons, puisque le nombre de féminicides ne cesse d’augmenter depuis plusieurs années. Chacune de ces morts est un échec pour notre société. Chaque assassinat dont la victime avait déjà signalé aux forces de sécurité des violences antérieures témoigne d’un dysfonctionnement clair de notre système judiciaire, qui ne peut plus désormais trouver aucune excuse.

À cela s’ajoute l’écart vertigineux entre les signalements aux forces de l’ordre et les violences commises. En 2021, 11 % des personnes âgées de 23 à 74 ans ont déclaré avoir subi, au moins une fois depuis l’âge de 15 ans, des violences physiques ou sexuelles commises par un partenaire. Seule une minorité de victimes – 21 % en 2021 – signalent les faits à la police ou à la gendarmerie. Parmi les multiples raisons qui les poussent à ne pas le faire, il y a la peur de ne pas être entendu, de ne pas être cru, mais aussi l’appréhension de la lenteur du processus judiciaire et la crainte d’aggraver les choses en saisissant la justice.

Face aux féminicides, nous heurtons-nous à une fatalité, à un seuil inexorable que nous ne pourrions réduire ? Non : la fatalité, c’est aujourd’hui de la lâcheté. Des solutions existent, et toutes ne sont pas encore mises en œuvre dans notre pays.

L’Espagne nous a ouvert la voie dès 2004 en créant des juridictions spécialisées dans les violences de genre. Les juges espagnols ont tous suivi une formation obligatoire sur ce contentieux. Les tribunaux spécialisés sont compétents à la fois sur le volet civil de la procédure et sur le volet pénal : ils ont ainsi une vision transversale de chaque affaire. Ils décident vite, ils agissent vite, ils protègent vite. Je me suis entretenu avec l’ancienne magistrate espagnole de liaison en France, Mme Herrero Pinilla, qui m’a redit à quel point la mise en place de cette juridiction spécialisée avait permis d’inverser la tendance. Cette décision a été pour l’Espagne un véritable tournant, une révolution tant en matière judiciaire que pour la protection des femmes. Les résultats sont clairs : le nombre de femmes tuées a diminué de 36 % depuis 2003 tandis que le nombre de plaintes enregistrées par les tribunaux spécialisés a augmenté de 29 % depuis 2007. Les femmes, mieux protégées, sont incitées à saisir la justice pour l’être davantage encore.

C’est ce qui m’a conduit à vous présenter cette proposition de loi visant à créer, en France, une juridiction spécialisée dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Il ne s’agit pas d’une mesure d’organisation, mais bien d’une nouvelle étape majeure que notre pays doit désormais franchir sans hésiter.

Pourquoi prévoir un tribunal des violences intrafamiliales ? Pourquoi créer une nouvelle fonction de juge aux violences intrafamiliales ? S’il faut spécialiser les juges qui statuent sur ces affaires, c’est parce qu’il s’agit de violences très spécifiques, à plusieurs titres.

D’abord, elles se passent souvent au sein du foyer, dans un lieu où une personne se sent normalement plus en sécurité.

Ensuite, les victimes entretiennent ou ont entretenu des liens affectifs forts avec l’auteur des violences, ce qui complique à la fois la prise de conscience et la dénonciation des faits. Ces relations font intervenir des notions difficiles à appréhender, telles que l’emprise.

Ce qui illustre le mieux la spécificité des violences conjugales, c’est la multiplication, ces dernières années, des dispositifs visant à protéger les victimes ou à prendre en charge les auteurs de ces violences.

L’ordonnance de protection, créée en 2010, permet au juge aux affaires familiales de prendre plusieurs mesures telles que l’interdiction de contact, l’attribution de la jouissance du logement à la victime ou l’interdiction de détenir une arme dès lors qu’il estime les violences vraisemblables.

Le téléphone grave danger est délivré par un magistrat du parquet lorsqu’une victime se trouve en grave danger du fait des agissements de son partenaire ou de son ancien partenaire.

Quant au bracelet antirapprochement, porté par l’auteur des violences, il s’accompagne d’une géolocalisation de la victime et permet aux forces de l’ordre d’intervenir beaucoup plus rapidement lorsque la personne mise en cause entre dans un périmètre d’alerte défini. Son efficacité est redoutable, comme nous pouvons le constater en Espagne tandis que nous expérimentons cet outil en France.

Tous ces dispositifs témoignent de la volonté de l’institution judiciaire de protéger les victimes, de réduire au minimum le risque de répétition des violences et d’agir par le biais d’outils spécifiques. Pour qu’ils soient bien utilisés et efficaces, il faut des magistrats spécialisés, formés spécifiquement au contentieux des violences intrafamiliales et appartenant à un tribunal judiciaire dédié à la lutte contre ces violences.

Pourquoi donner au juge aux violences intrafamiliales la compétence de délivrer des ordonnances de protection, laquelle relève aujourd’hui du juge aux affaires familiales ? Les rapports se suivent et se ressemblent pour dénoncer le manque de coordination entre les services et le fait que certains signaux ne sont pas suffisamment pris en compte, comme le risque encouru par les enfants en cas de violences conjugales. Le travail des magistrats n’est pas en cause : c’est l’organisation judiciaire actuelle qui ne leur permet pas d’avoir une vue d’ensemble de chaque dossier. Le très faible nombre de bracelets antirapprochement délivrés par les juges aux affaires familiales illustre parfaitement cette situation puisqu’au 1er août 2022, seuls treize bracelets avaient été mis en place alors que cette possibilité existe depuis la loi du 28 décembre 2019. Pourtant, tout le défi est de déployer les bracelets antirapprochement dès la délivrance des ordonnances de protection sans qu’une condamnation ne soit nécessaire pour assurer la protection des victimes. Pour réussir vraiment, il faut confier à un même juge, statuant au pénal et au civil, la décision relative à l’ordonnance de protection et la compétence pour statuer sur les affaires de violences intrafamiliales.

Pourquoi ne pas aller plus loin et ne pas spécialiser aussi le parquet ? Les procureurs jouent un rôle majeur dans la procédure pénale, puisqu’ils choisissent d’engager ou non les poursuites. Ils sont, dans les faits, déjà spécialisés puisque des référents pour les violences intrafamiliales sont désignés au sein des parquets. Je propose donc simplement de préciser dans la loi l’existence de ces référents et d’assurer à ces derniers une formation obligatoire. L’organisation d’une juridiction spécialisée passe par la formation d’un tribunal judiciaire spécialisé.

Cette proposition est une base de travail, qui a vocation à être enrichie par les contributions parlementaires. Je remercie d’ailleurs les groupes ayant déposé des amendements constructifs. Vous me permettrez de ne pas remercier ceux qui n’ont déposé que des amendements de suppression : je n’ai pas le sentiment que la lutte acharnée contre les violences faites aux femmes et aux enfants mérite de tels amendements expéditifs.

Je défendrai moi-même plusieurs amendements visant à préciser les compétences de la juridiction que nous souhaitons créer.

Conscient qu’il est impératif que cette juridiction soit proche des justiciables, j’ai notamment déposé un amendement prévoyant la présence d’un tribunal des violences intrafamiliales au sein de chaque tribunal judiciaire – une victime de violences conjugales ne doit pas parcourir 200 kilomètres pour aller au tribunal.

J’ai également déposé un amendement visant à ajouter les anciens conjoints dans le spectre des compétences du tribunal, car la circonstance d’une séparation ne doit pas entraîner un changement du juge compétent.

Je proposerai aussi de préciser que les juges aux violences intrafamiliales bénéficient d’une formation relative aux violences commises au sein de la famille – nous savons que c’est l’une des clés pour progresser dans cette matière. Je donnerai d’ailleurs un avis favorable à tous les amendements proposant que le juge reçoive une formation obligatoire spécifique.

Dans les faits, la justice a amorcé ce processus de spécialisation. Il existe déjà des audiences spécialisées pour ce type de contentieux, et la mise en place de circuits d’urgence au sein de certaines juridictions se traduit par une priorisation des dossiers de violences conjugales par l’ensemble des maillons de la chaîne pénale. C’est bien, mais c’est tellement insuffisant ! Le processus est inabouti et nous sommes arrivés au bout de ce qu’il est possible de faire à droit constant.

Certains diront peut-être qu’il est trop tôt pour aller plus loin et qu’il faut encore attendre que la réflexion mûrisse. Mais l’Espagne a agi dès 2004, et les travaux et réflexions quant à la création d’une juridiction spécialisée sont très nombreux en France depuis plus de dix ans. Au fond, nous avons fait le tour du sujet. Ne voyons-nous pas l’urgence ? Nous savons que la création d’une juridiction spécialisée, sur le modèle du juge des enfants ou de ce qu’ont fait nos voisins espagnols, marquera un tournant dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

Le Gouvernement lui-même a changé de position depuis quelques mois. Le Président de la République s’est déclaré favorable à la création d’une telle juridiction : c’est une avancée que nous devons saisir. Prendrons-nous encore le temps de réfléchir ? Attendrons-nous encore que les chiffres explosent, d’année en année ? Je suis convaincu qu’il est temps de mettre un pied dans la porte.

Aussi, je vous propose que la niche parlementaire de mon groupe soit l’occasion d’écrire le premier acte de cette avancée. Le temps de la navette parlementaire nous permettra d’affiner les dispositifs et les textes. Nous devons nous saisir de cette occasion, parce qu’il n’y a plus aucune raison d’attendre – il y a, en réalité, toutes les raisons d’agir, et d’agir vite.

M. le président Sacha Houlié. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Émilie Chandler (RE). Notre commission examine aujourd’hui une proposition de loi portant création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales. Ce texte nous permet d’ouvrir un débat à ce sujet, ce que je salue bien volontiers.

Vous le savez, le Président de la République a fait de la lutte contre les violences intrafamiliales la grande cause de ses quinquennats. Les efforts engagés en 2019 lors du Grenelle des violences conjugales font aujourd’hui l’objet d’une évaluation approfondie dans le cadre d’une mission qui m’a été confiée par la Première ministre, conjointement avec la sénatrice Dominique Vérien. Cette évaluation donnera lieu à la formulation de recommandations en vue d’améliorer le traitement actuel de ce type de violences ; la possibilité de créer une juridiction spécialisée sera évidemment débattue.

Votre proposition de loi intervient donc avant même que la mission rende son rapport et que soit clairement posé le cadre dans lequel cette réforme profonde et nécessaire devra être menée. Votre texte risque donc surtout de créer des incohérences et de dégrader les efforts pour une justice efficace et rapide sur ce sujet – je ne parle pas seulement de nos propres réflexions, mais également de tous les efforts réalisés par les professionnels dans ce domaine.

Votre proposition de loi nous interroge à plusieurs titres.

D’abord sur la méthode, puisqu’il est proposé de modifier le nombre de ces nouvelles juridictions spécialisées : un amendement déposé hier prévoit d’en créer une par tribunal judiciaire, alors que nous en étions encore avant-hier à une par cour d’appel. Peut-être avez-vous pris conscience de l’insuffisance de votre proposition initiale, qui cassait la proximité nécessaire à ce genre de procédure. Une juridiction par tribunal judiciaire, cela représente 164 tribunaux des violences intrafamiliales. Or 123 tribunaux ont déjà créé des circuits dédiés aux violences faites aux femmes, avec des procédés différents et des approches diverses qu’il convient d’évaluer avant de généraliser les bonnes pratiques et d’améliorer les mécanismes lorsque cela s’avère nécessaire. C’est justement l’objet de la mission qui m’a été confiée. Nous ne pouvons imposer quoi que ce soit sans avoir un retour sur les nombreuses expérimentations en cours.

En accroissant la complexité d’une organisation judiciaire qui nécessite déjà une simplification, votre proposition de loi pose d’autres questions. Elle fait intervenir trois juridictions, dans un processus déjà compliqué où deux juges rendent parfois des décisions contradictoires, s’agissant notamment de la garde des enfants. On peut le regretter, mais il est nécessaire d’évaluer les efforts consentis par les juridictions pour améliorer l’examen conjoint des dossiers avant d’ajouter encore de la confusion.

Dans le cadre de ma mission, j’ai eu l’occasion d’auditionner des victimes de milieux sociaux divers – certaines diplômées, d’autres non –, qui n’ont eu de cesse de m’alerter quant au manque de lisibilité des décisions prononcées. Ajouter encore et toujours de la confusion au moment charnière de la libération de la parole – une dynamique qui se trouve menacée par votre proposition de loi –, même lorsqu’on est animé des meilleures intentions du monde, c’est faire le mal en voulant faire le bien.

Ce sont les vies de vraies personnes, comme vous et moi, qui sont en jeu. N’agissons pas à la hâte ! On ne plaisante pas avec ces sujets, on ne propose pas des textes sans avoir de retour sur les expérimentations concrètes menées par tous les professionnels du droit et de la justice en vue de proposer la meilleure solution possible et de sauver encore et toujours plus de vies.

Vous avez déjà une législature derrière vous : vous savez donc qu’en vertu de l’article 45, alinéa 1, de la Constitution, il n’est pas possible de déposer d’amendements dépourvus de lien suffisant avec la proposition de loi en discussion. Ne modifiez pas la législation au détriment des vies humaines ! La politique, ce n’est pas jouer avec nos concitoyens ; c’est d’abord les aider.

Je vous invite donc, monsieur le rapporteur, à travailler avec nous une fois le rapport de la mission remis et le cadre de la réforme défini, dans l’intérêt de nos concitoyens.

Pour toutes ces raisons, nous voterons contre votre proposition de loi.

Mme Julie Lechanteux (RN). Le nombre de femmes et d’hommes battus ou tués par leur conjoint, ainsi que le nombre d’enfants battus ou tués par un parent, ne cessent d’augmenter. Ainsi, depuis le début de l’année 2022, 120 femmes ont été tuées par leur conjoint – elles étaient 122 en 2021, ce qui représentait déjà une hausse de 20 % par rapport à 2020. L’association L’Enfant bleu constate une augmentation de 45 %, depuis 2019, des appels de victimes et des témoignages de maltraitance envers des enfants. Selon un rapport récent de l’Unicef, en France, un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups de l’un de ses parents. Ces chiffres macabres montrent à quel point la situation est grave.

Cette proposition de loi met donc sur la table un sujet qui mérite d’être traité avec sérieux. Le dispositif choisi n’est cependant pas le bon : nous ne pensons pas que la création d’une juridiction spécialisée soit une méthode efficace. Les amendements déposés par les députés du groupe Rassemblement national proposeront des solutions concrètes afin de lutter contre des violences intrafamiliales qui concernent un trop grand nombre de nos compatriotes.

Dans sa rédaction actuelle, le texte n’aurait pas les effets escomptés : il ne ferait que poser des problèmes supplémentaires à une justice déjà surchargée et trop souvent inefficace. La création de juridictions spécialisées doit permettre de traiter des sujets requérant une très forte technicité ; or les acteurs du procès pénal ont la qualification et la compétence nécessaires pour remplir leur mission auprès des victimes de ces violences.

Cette proposition de loi ne relève que de l’habillage. Sous une appellation différente, ce sont les mêmes acteurs du procès correctionnel qui seraient mobilisés : les mêmes greffiers, le même procureur, le même juge, les mêmes lois.

Par ailleurs, ce texte ne prévoit qu’une seule juridiction dans le ressort de chaque cour d’appel, ce qui est bien trop peu. Aucune garantie ne nous est apportée quant à la présence de cette juridiction spécialisée dans tous les tribunaux. Lorsqu’une personne est victime de violences intrafamiliales, elle a un besoin urgent de proximité : elle ne peut décemment pas être contrainte de faire des heures de route pour se rendre dans un tribunal doté d’une juridiction spécialisée. La proposition de loi prévoit qu’en l’absence d’un juge spécialisé, ce dernier pourra être remplacé par n’importe quel autre magistrat non spécialisé. Avec cette possibilité, la logique du texte s’effondre complètement.

Les victimes de violences intrafamiliales n’ont pas uniquement besoin de juges spécialisés : elles ont surtout besoin de véritables actions concrètes. Les Français ont besoin d’un meilleur accueil lorsqu’ils sont victimes de ce type de violences. Ils ont besoin d’un plus grand nombre de policiers spécialisés et disponibles, ainsi que de moyens d’alerte comme les bracelets électroniques, qui sont encore trop peu déployés. Ils ont besoin de délais raccourcis entre l’instruction et le jugement, d’une réelle application des peines prononcées, de peines planchers en cas de récidive et de bien d’autres dispositions que nous n’avons de cesse de réclamer.

Il est donc indispensable de se doter de moyens efficaces permettant de rendre la justice pour les victimes de violences intrafamiliales. Ces femmes, ces hommes et ces enfants méritent mieux qu’une simple juridiction supplémentaire sans aucun changement du droit ou de la procédure pénale. Avec ou sans ce nouveau dispositif, ce sont les mêmes acteurs qui seront mobilisés dans le jugement de ces affaires.

En l’état, nous nous abstiendrons sur cette proposition de loi.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NUPES). En 2022, plus de 140 femmes auront été tuées par leur compagnon français ou leur ex-compagnon français, ce qui revient à une femme tuée tous les deux jours et demi. Ce chiffre a connu une hausse de 20 % en un an. Or, selon l’Inspection générale de la justice, 80 % des plaintes pour violences conjugales sont classées sans suite. Ainsi, nous serons d’accord sur un point : le combat doit se poursuivre inlassablement, et il n’est plus question d’attendre.

Cependant, les moyens que vous souhaitez investir dans ce combat et que vous proposez de mettre en œuvre par le biais de cette proposition de loi sont plus qu’insuffisants.

Vous voulez modifier l’organisation judiciaire en créant des tribunaux des violences intrafamiliales et en nommant un juge aux violences intrafamiliales dans chacun d’entre eux. Mais les acteurs concernés, qu’il s’agisse des magistrats, des professionnels de la justice ou des associations, sont unanimes : la création d’une juridiction spécialisée ne rendra pas la justice plus effective si les problèmes d’effectifs et de délabrement du service public de la justice ne sont pas pris à bras-le-corps.

Certains magistrats nous mettent même en garde contre le risque que ces juridictions, qui n’auraient plus à traiter que de ces questions, se désintéressent des effets collatéraux des violences conjugales. Selon eux, les différentes facettes civiles et pénales d’un dossier doivent rester examinées au sein d’un même tribunal.

À aucun moment vous ne mentionnez le manque de moyens ni l’indispensable adaptation de la justice, alors que ces considérations sont fondamentales dans la lutte contre les violences intrafamiliales.

Non, la création d’une juridiction spécialisée n’est pas la seule réponse efficace et fiable susceptible d’être apportée – bien au contraire. Que faites-vous des hébergements d’urgence, dont 88 % des femmes victimes de violences ne bénéficient pas ? Que faites-vous du niveau des dépenses par habitant consacrées à la justice, qui est en France bien inférieur à ce qui est nécessaire et recommandé ? En multipliant ce ratio par trois, l’Espagne a permis une réduction de 25 % des féminicides au sein des couples.

Quant au recueil de la plainte, que les avocats et associations jugent fondamental mais défaillant, vous ne l’évoquez à aucun moment. Pourtant, ces plaintes sont le plus souvent déposées dans des bureaux partagés, sans possibilité de confidentialité ; elles ne sont pas traitées par la brigade locale de protection de la famille, même lorsqu’il en existe une au sein du commissariat. Dans 80 % des dépôts de plainte, aucune question n’est posée sur les violences sexuelles.

Certains avocats relèvent notamment qu’un grand nombre d’agents ne sont pas familiers des mécanismes des violences sexuelles et sexistes tels que l’emprise ou la sidération, qui empêche parfois les victimes de se défendre ou de dénoncer leurs agresseurs. Il convient donc de former les acteurs de terrain – encore une nécessité que vous passez entièrement sous silence.

Notre groupe est opposé à la création de juridictions spécialisées, qui entraînerait une perte d’indépendance des magistrats – même si la spécialisation de ces derniers est positive – sans remédier au manque de moyens humains accordés à la justice. Une simple réorganisation du fonctionnement de la justice ne peut pallier les graves carences dénoncées depuis des années. En outre, nous ne pouvons faire l’impasse sur le chaînon essentiel que sont les services de police et de gendarmerie.

Dans notre plan visant à mettre fin aux féminicides, nous proposons la création, au sein des juridictions, d’un pôle judiciaire de lutte contre les violences intrafamiliales, qui comprendrait des magistrats et des officiers de police judiciaire spécialement formés et se verrait allouer des moyens spécifiques afin de réduire les délais de traitement des affaires de violences sexuelles et sexistes.

Pour toutes ces raisons, nous voterons contre cette proposition de loi terriblement éloignée des besoins exprimés sur le terrain, qui ne vise qu’à répondre à une préoccupation d’image électorale du parti qui la présente.

M. Raphaël Schellenberger (LR). Cette proposition de loi de notre collègue Aurélien Pradié se veut être un texte pragmatique. Il s’agit d’apporter des réponses concrètes, efficaces et rapides à un problème sociétal – un objectif qui semblait partagé sur l’ensemble des bancs de notre assemblée.

On ne peut pas considérer que ce problème doit absolument être traité, qu’il doit mobiliser tous les moyens et toute l’attention des pouvoirs publics, et en même temps s’enfermer dans des débats comme ceux que j’entends ce matin. Ceux qui pensent qu’il faudrait faire plus ou agir de manière plus large mobilisent avant tout cet argument pour continuer à ne rien faire. Non, nous n’avons pas le temps d’attendre des expérimentations, parce que plus le temps passe, plus les victimes que l’on aurait pu éviter sont nombreuses. Plus le temps passe, plus le discours sur la nécessité d’adopter une vision plus large du problème devient inaudible.

Ce texte a le mérite de proposer une solution concrète pour continuer le travail efficace déjà engagé par une première proposition de loi d’Aurélien Pradié.

Dans un monde idéal, il n’y aurait pas besoin de juridictions spécialisées. Peut-être est-ce vers cet idéal que nous devons tendre, mais la réalité nous conduit à constater qu’en matière de lutte contre les violences commises au sein de la famille, notre justice ne fonctionne pas. Les procédures sont trop complexes, éclatées entre des tribunaux aux compétences différentes. La spécialité du droit est telle qu’elle nécessite du temps alors que le sujet dont nous parlons nécessite toujours d’agir dans l’urgence.

Le Gouvernement, très fort dans les mots mais très impuissant dans les actes, manque clairement d’ambition pour traiter ce sujet. Malgré les nombreuses déclarations faites lors du précédent quinquennat, force est de constater qu’aucun moyen supplémentaire n’a été accordé à cette cause et qu’aucune décision prise par notre assemblée n’a été réellement mise en œuvre.

Cette proposition de loi d’Aurélien Pradié est pragmatique. Son ambition est de répondre de manière efficiente au problème des violences intrafamiliales. J’entends, sur les bancs du Rassemblement national, ceux qui disent qu’il faudrait faire plus sans formuler le début d’une petite proposition. J’entends, sur les bancs de la majorité, ceux qui disent qu’il faut prendre le temps d’attendre, encore et toujours, les résultats d’expérimentations que l’on multiplie. On trouvera toujours autre chose à tester avant de prendre des décisions. Le temps est venu d’agir.

Je veux saluer l’engagement constant et de longue date de notre rapporteur, Aurélien Pradié, sur ce sujet. Il est fini le temps où nous pouvions attendre ! Il est venu le temps d’agir avec pragmatisme !

Mme Élodie Jacquier-Laforge (Dem). Ce lundi, le ministère de l’intérieur a publié un panorama inédit des violences en France à la suite d’une enquête réalisée en 2021. Cette étude se concentre sur les violences subies pendant l’enfance, les violences au sein du couple et les violences commises par un non-partenaire. Que ce soit au sein du cercle familial ou en dehors, les femmes sont largement surreprésentées parmi les victimes. Près d’une femme sur quatre a subi des violences dans la sphère conjugale. Depuis le début de cette année, 101 femmes ont déjà été tuées. La prévention des violences intrafamiliales est donc essentielle – je crois que nous partageons tous, sur tous les bancs, cette volonté d’améliorer les choses. Comme vous le dites, monsieur le rapporteur, la justice doit être la réponse apportée à ces meurtres.

Si le groupe MODEM approuve le consensus exprimé au sein des groupes politiques pour lutter contre ces violences, la création d’une juridiction spécialisée par le biais d’une proposition de loi ne nous apparaît pas comme la solution la plus adaptée. Tout d’abord, le nouveau système risque de complexifier la procédure judiciaire. Par ailleurs, après avoir saisi le parquet dont relève son domicile, la victime devra se tourner vers un magistrat spécialisé qui pourra se situer dans une autre juridiction. De même, l’accompagnement assuré par les associations d’aide aux victimes sera susceptible d’être modifié au cours de la procédure. Alors que les victimes se trouvent dans des situations très difficiles, il nous semble inopportun de leur faire subir un éloignement géographique de la juridiction et des magistrats spécialisés.

Face à l’accélération du mouvement de libération de la parole et à la meilleure prise en compte des dénonciations, des progrès ont été réalisés.

D’une part, les mesures d’accompagnement ont été améliorées, avec la création d’instances et d’outils de coordination favorisant les échanges d’informations utiles et un suivi de proximité pour les victimes. Selon le ministère de l’intérieur, près de la moitié des victimes de violences se tournent vers au moins une personne pour parler de leur situation.

D’autre part, les condamnations et incarcérations pour faits de violence ont augmenté, ce qui illustre une meilleure appréhension de ces actes. Ainsi, en 2022, les infractions aggravées par le lien de conjugalité représentent près de 11 % des années d’emprisonnement ferme prononcées, contre 5 % en 2017. Ces chiffres révèlent non seulement que le nombre de dépôts de plaintes s’accroît du fait de la libération de la parole, mais également que la réponse judiciaire – qui passe par des condamnations – est de plus en plus et de mieux en mieux appliquée. Même si nous convenons tous que la marge de progression est encore importante, nous devons saluer les efforts réalisés.

Toutes ces données seront, je l’espère, analysées dans le rapport que devront livrer notre collègue Émilie Chandler, qui vient de s’exprimer, et la sénatrice Dominique Vérien, toutes deux missionnées en septembre par la Première ministre pour dresser le bilan du traitement judiciaire des violences intrafamiliales.

Nous avons bien noté que le rapporteur a pris en compte nombre de nos remarques dans des amendements qu’il a déposés hier soir. Cependant, le groupe Démocrate considère qu’il convient d’attendre les conclusions de la mission que je viens d’évoquer. Il ne s’agit pas de ne rien faire, mais de prendre le temps de bien faire, puisque nous sommes tous convaincus de la nécessité d’avancer sur ce sujet.

Mme Cécile Untermaier (SOC). Je vous remercie, monsieur le rapporteur, pour ce travail parlementaire de qualité, qui répond à une urgence. Cela ne me surprend pas venant de vous, puisque votre précédente proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille a permis de poser les bases d’un dispositif qui fonctionne, organisé autour de l’ordonnance de protection, et qui ne demande qu’à être amélioré.

Les violences intrafamiliales sont un fait de société majeur : il ne se passe pas un jour sans qu’un drame ne survienne. On sait combien les enfants en sont victimes : en 2019, ils étaient 400 000 à vivre dans un environnement de violences conjugales, et 60 % d’entre eux présentent des troubles post-traumatiques. Ce sont là des familles détruites, des avenirs compromis.

Si les magistrats, avocats, greffiers, forces de l’ordre, médecins, associations et réseaux VIF (violences intrafamiliales) sont très engagés dans la lutte contre ce fléau, l’institution judiciaire est en souffrance : manquant de moyens matériels et humains, elle se trouve incapable de satisfaire dans des délais raisonnables les demandes légitimes des justiciables, tant en matière civile qu’en matière pénale.

L’exemple de l’Espagne nous pousse à aller plus loin en termes de budget alloué et d’organisation juridictionnelle. Les états généraux de la justice, dont le comité était présidé par M. Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, ont insisté sur la nécessité d’une approche systémique. Il me semble que ce texte, qui met en place une juridiction spécialisée et dote les tribunaux ainsi créés d’effectifs et de matériels opérationnels, s’inscrit dans cette logique. Nous saurons enfin à quoi servent les crédits que nous votons.

Face à la situation que j’ai rappelée, nous convenons tous de la nécessité d’apporter une réponse civile et pénale rapide dans le cadre d’un pôle social et judiciaire devant rassembler l’ensemble des acteurs concernés. Les filières spécialisées qui existent déjà dans un certain nombre de tribunaux répondent à cette exigence de rassemblement en vue d’accompagner tant les victimes que les auteurs de violences.

La création d’une juridiction spécialisée a déjà été proposée par divers amendements discutés lors de l’examen de précédents textes. Nous avions nous-mêmes déposé un tel amendement dans le cadre de la discussion du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi) – c’était un amendement d’appel, car nous considérons évidemment que cette mesure relève du garde des sceaux et non du ministre de l’intérieur.

La présente proposition de loi suscite quelques interrogations. Ce nouveau tribunal, qui peut être aussi une filière spécialisée ou une formation de jugement, ne devrait-il pas être compétent pour toutes les violences sexuelles et sexistes, au lieu de se limiter aux violences intrafamiliales ? En matière civile, le juge connaîtra-t-il uniquement des demandes d’ordonnance de protection ou sera-t-il compétent pour se prononcer sur chacune des mesures de l’ordonnance ? Le juge doit-il être compétent en matière d’autorité parentale, y compris en dehors de l’existence d’une ordonnance de protection ? Par ailleurs, la proposition de loi ne précise pas comment le nouveau dispositif s’intègre en appel : pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Nous avons soulevé la question de la proximité, et vous nous avez répondu que les juridictions spécialisées seraient présentes dans tous les tribunaux judiciaires du ressort de la cour d’appel. Cela signifie que les victimes pourront trouver, à proximité de leur domicile, des juges susceptibles de donner des suites judiciaires aux violences conjugales qu’elles ont subies. Comme je l’ai dit, des filières organisées existent déjà dans certains tribunaux ; nous pourrions imaginer un dispositif renforcé dans ce domaine.

Nous sommes donc d’accord sur le principe. Nous avons quelques interrogations s’agissant du dispositif choisi, mais nous sommes tout à fait intéressés par un travail parlementaire qui nous permettrait de progresser sur cette question et de répondre à une attente sociétale. Nous défendrons plusieurs amendements.

M. Didier Lemaire (HOR). C’est un fait : nous peinons à trouver une réponse judiciaire efficace contre les violences intrafamiliales, qui ont été mises en lumière assez récemment. Pourtant, depuis 2017 et surtout à la suite du Grenelle des violences conjugales, les politiques publiques en la matière sont très volontaristes : un budget important est consacré à ce sujet, les magistrats sont mieux formés à ces enjeux, les acteurs sont avertis et de nouveaux outils sont déployés, tels que le téléphone grave danger et le bracelet antirapprochement.

Mme la Première ministre a récemment missionné deux parlementaires, notre collègue Émilie Chandler et la sénatrice Dominique Vérien, pour dresser un bilan du traitement judiciaire des violences intrafamiliales et formuler des propositions concrètes d’amélioration. Cette mission a débuté en septembre 2022, un point d’étape est attendu en janvier 2023 et les conclusions définitives seront rendues en mars prochain.

Il n’en reste pas moins que les violences intrafamiliales connaissent une augmentation partout sur notre territoire et que la lutte contre celles-ci se heurte à de nombreuses difficultés : le rassemblement de preuves suffisantes pour permettre une condamnation est complexe, le délai d’audiencement est très long et les victimes se montrent réticentes à porter plainte.

Votre initiative, que je salue, s’inscrit dans la démarche que le Président de la République et le Gouvernement ont engagée depuis plus de cinq ans. Votre proposition de loi vise à créer un tribunal des violences intrafamiliales qui aurait à connaître des délits constitutifs d’une atteinte à l’intégrité de certaines personnes déterminées. Elle prévoit l’installation, dans le ressort de chacune des trente-six cours d’appel, d’un tribunal composé d’un juge aux violences intrafamiliales, président, et de deux assesseurs. Ces juridictions spécialisées, qui ont été évoquées par Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle pour mieux prendre en charge ce type de contentieux, existent déjà en Espagne, par exemple. Je me réjouis bien évidemment que vous vous soyez saisi de ce sujet.

Cependant, soit vous avez oublié que le contentieux des violences intrafamiliales est très éclaté, soit vous avez choisi de ne traiter que partiellement le sujet. En effet, le procureur peut saisir jusqu’à trois juges en matière pénale et deux juges en matière civile pour délivrer des ordonnances de protection ou prononcer des mesures d’assistance éducative. Vous avez fait le choix de ne retenir que le champ pénal et une partie du champ civil, sans inclure, par exemple, l’ensemble des mesures éducatives. Cela conduirait à une désorganisation des juridictions, à un éloignement de la réponse judiciaire ainsi qu’à une complexification de la procédure pour les victimes.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, il me paraît plus sage d’attendre les conclusions de la mission menée par nos collègues parlementaires, qui permettront non seulement de faire un bilan du traitement judiciaire actuel de ce contentieux, mais également de formuler des propositions concrètes et adaptées. Entendez-moi bien, nous voulons évidemment continuer d’avancer sur ce sujet ; ce dernier est toutefois bien trop sérieux pour que l’on s’en saisisse via l’article unique d’une proposition de loi déposée dans le cadre d’une niche parlementaire dont on connaît les limites procédurales. Vous l’avez compris, le groupe Horizons et apparentés votera contre cette proposition de loi.

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Les chiffres édifiants concernant les violences intrafamiliales, les violences sexuelles et sexistes et les violences sur mineur, rappelés par des députés de tous les bords, auraient dû susciter une prise de conscience. Nombre des propositions formulées aujourd’hui auraient déjà dû être soutenues par le passé, dans le cadre d’autres textes.

Vous le savez : pour nous, écologistes, il s’agit d’un sujet majeur – les débats relatifs à la Lopmi l’ont du reste largement démontré. Il est urgent de trouver des outils adaptés.

Je dois dire que nous avions sur la première version de ce texte un regard assez critique. Nous trouvions votre intention louable mais avions quelques doutes s’agissant des effets produits par cette proposition de loi, dont nous craignions qu’ils soient contraires à ceux que vous escomptiez. La concentration des moyens dans certains tribunaux était notamment source d’inéquité entre les victimes, qui auraient vu leur possibilité de se défendre dépendre de leur lieu de résidence et de leur capacité à se déplacer.

Vous avez cependant fini par admettre que cette concentration des moyens porterait préjudice au service public de la justice. Je me réjouis de l’explication que vous venez de donner, mais en tant qu’écologiste, membre de l’opposition et femme, je suis un peu échaudée : j’attends donc de voir si votre annonce sera suivie d’effet. Si vous confirmez votre volonté de créer des pôles, plus adaptés et plus proches des justiciables – nous avons d’ailleurs déposé des amendements allant dans le même sens –, et si vos amendements sont adoptés par notre commission, cela changera la donne. Cela voudra dire que vous avez entendu nos propositions ainsi que les remarques des syndicats et associations, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Ce sera aussi la preuve qu’il y a, pendant les congrès, des moments où l’on devient moins dur, plus intelligent et plus désireux de coopérer avec les autres.

Pour continuer dans le registre des petites piques gratuites, je note que tous nos collègues qui, sur d’autres sujets, considèrent qu’il faut prendre des décisions dans l’urgence, sans attendre les études d’impact, se montrent en revanche très prompts, lorsqu’il s’agit de lutter contre les violences faites aux femmes et aux enfants, à nous demander d’attendre encore et toujours le résultat des études avant de faire un choix. Je m’en souviendrai lors de l’examen de prochains textes.

Reste évidemment la question de la justice. En burn-out généralisé, elle crie à l’aide, comme l’éducation, la santé et tous les services complètement voués au public. Par rapport à leurs voisins européens, les citoyens et les citoyennes français sont sous-dotés en matière de justice. Pour que cette proposition de loi produise des effets, pour parvenir à traiter ces affaires en augmentation constante, il faudra plus de moyens, plus de personnel et plus de formation. J’espère que nous pourrons compter sur vous, monsieur le rapporteur.

Mme Emeline K/Bidi (GDR-NUPES). La lutte contre les violences faites aux femmes avait été une « grande cause nationale » du premier quinquennat du président Emmanuel Macron. Pourtant, le nombre de féminicides est reparti à la hausse depuis 2020 : 102 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2020 ; en 2021, on en comptait 113 ; au 14 novembre 2022, nous en étions déjà au bien triste chiffre de 118 féminicides, ce qui représente une hausse de 16 % par rapport à 2020. Cet échec des politiques publiques démontre la nécessité d’aller plus loin dans les dispositifs et les moyens de lutte contre les violences intrafamiliales. J’en profite pour rappeler que la solution ne peut pas être pensée uniquement sous l’angle de la justice et de la répression. La prévention et l’éducation sont des leviers bien plus puissants et efficaces à long terme. Il faudrait donc consacrer aussi des moyens à l’éducation contre les violences intrafamiliales.

Sur un sujet aussi important que celui-ci, on doit se donner tous les moyens de réussir. Il faut explorer ce qui n’a pas encore été tenté chez nous mais a porté ses fruits ailleurs. La création de juridictions spécialisées voire, mieux, de pôles spécialisés dans les violences intrafamiliales nous semble, à ce titre, une piste intéressante. Cette mesure, qui répond à la demande des associations de victimes, s’inspire de l’expérience espagnole : la création d’un tribunal spécifique, parmi d’autres mesures, a permis de faire baisser le nombre de féminicides de 25 % dans ce pays. En France, la création d’un pôle spécialisé au sein de chaque tribunal judiciaire enverrait un message fort à toutes les victimes. Cette nouvelle organisation judiciaire pourrait permettre un accompagnement spécifique, une réduction des inégalités territoriales, une baisse des délais de jugement et une reconnaissance à la hauteur des enjeux.

Les attentes sont fortes, et la cause est trop importante pour qu’on puisse manquer d’ambition. Cependant, à l’heure où les magistrats, greffiers et avocats se mobilisent à travers tout le pays pour dénoncer leurs conditions de travail, leur souffrance et la dégradation du service public de la justice, il faut rappeler qu’ils ne pourront pas faire davantage avec moins de moyens. La création de juridictions spécialisées est une réforme exigeante qui nécessiterait de renforcer la formation de tous les professionnels de justice et d’allouer des moyens supplémentaires dans tous les tribunaux. La lutte contre les violences intrafamiliales ne se décrète pas, elle demande des actes et des moyens.

Il existe déjà des audiences dédiées aux violences intrafamiliales dans plusieurs juridictions. C’est notamment le cas chez moi, à La Réunion, où le nombre de violences intrafamiliales est supérieur à la moyenne nationale. La prégnance de ce phénomène dans les infractions, l’implication sans faille des magistrats et l’excellent travail partenarial qui est mené laissent penser que nos juridictions sont déjà, tristement, presque spécialisées. Je tiens à souligner l’urgence d’agir dans les territoires ultramarins. En 2021, 8 % des femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint dans toute la France l’ont été dans ces territoires, alors que seuls 4 % de la population y vit.

Remplacer, à moyens constants, les audiences dédiées par des tribunaux spécialisés ne pourra suffire. Changer le nom d’une juridiction dans l’en-tête des décisions de justice ne peut en soi être satisfaisant. Si l’idée de créer des juridictions spécialisées dans la lutte contre les violences intrafamiliales semble aller dans le bon sens, vous comprendrez aisément notre inquiétude quant au contenu de cette réforme et, surtout, aux moyens alloués à sa mise en œuvre. Les débats au sein de la commission nous éclaireront, je l’espère, ainsi que les 260 000 victimes de violences intrafamiliales, chaque année, sur ces nombreuses questions en suspens.

M. Jean-Félix Acquaviva (LIOT). Il est des sujets sur lesquels nous devons faire front commun. Les violences commises au sein de la cellule familiale, en particulier les violences conjugales, sont un fléau qu’il nous faut évidemment combattre. La parole doit se libérer. La peur, la culpabilité, la honte, l’isolement et la sanction doivent changer de camp. Pour cela, il faut que la loi et la justice soient à la hauteur des enjeux, je crois que nous en convenons tous.

En dépit des efforts réalisés au cours des dernières années pour aider les victimes, les chiffres nous rappellent que ces violences sont toujours là. En 2020, hors homicides, les forces de sécurité ont enregistré près de 159 400 victimes de violences conjugales, essentiellement des femmes, ce qui représente une hausse de plus de 10 % en un an. Certes, depuis trente ans, les lois visant à lutter contre ces violences se sont multipliées, permettant quelques avancées essentielles, en particulier le déploiement de l’ordonnance de protection, délivrée par le juge aux affaires familiales. Nous tenons à saluer l’engagement du rapporteur, Aurélien Pradié, sur ce sujet : il était déjà à l’origine, en 2019, d’une proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille.

Les lois adoptées jusqu’à présent étaient essentiellement orientées vers une plus grande répression des infractions, sans qu’il y ait de réforme profonde, en parallèle, de l’organisation juridictionnelle. La présente proposition de loi pourrait pallier ce manque. Notre groupe soutient les objectifs du texte, qui vise à mettre en place une juridiction spécialisée dans les affaires de violence familiale, au sens large du terme. Le contentieux est actuellement éclaté entre plusieurs juges, ce qui nuit à l’efficacité de la réponse, allonge les délais et complexifie le parcours des justiciables. Créer un juge aux violences intrafamiliales, qui aurait une compétence élargie, sur le modèle du juge des enfants, est une solution ambitieuse qui pourrait nettement faciliter le parcours des victimes de violences.

Notre groupe attend toutefois des précisions du rapporteur, notamment quant à la coordination entre ce nouveau juge et les juridictions existantes. Le rapporteur est-il parvenu, notamment, à estimer le flux de dossiers qui irait chaque année vers ces nouvelles juridictions ? Nous avons, par ailleurs, deux réserves.

La première tient à la territorialisation insuffisante de ces juridictions. La proximité est pour nous la priorité, et le texte doit être amélioré sur ce point. Il prévoit, en effet, une juridiction spécialisée par ressort de cour d’appel – on en compte seulement trente-six dans l’Hexagone et l’outre-mer. Nous craignons que cela conduise à limiter ces juridictions aux grandes villes, ce qui constituerait une double peine pour les victimes dans les zones rurales et les territoires insulaires. Je crois comprendre, monsieur le rapporteur, que vous souhaitez revenir sur la question de la proximité. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Notre groupe est également réservé sur la possibilité de remplacer le juge spécialisé par un magistrat du siège du tribunal judiciaire en cas d’empêchement. Cela irait, selon nous, à l’encontre des objectifs de la proposition de loi.

Au-delà de ces réserves, nous soutiendrons majoritairement la démarche dans laquelle s’inscrit ce texte pour répondre aux fortes attentes des victimes.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Madame Chandler, je ne comprends pas du tout le ton de votre intervention. Je ne sais pas où vous vous trouviez en 2019. Nous sommes ici quelques-uns, issus de tous les groupes politiques, à mener avec constance le combat contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Lorsque nous avons prévu la généralisation du bracelet antirapprochement, la réduction à six jours du délai de délivrance des ordonnances de protection, et la protection des logements et des enfants, les députés de votre groupe n’avaient pas le même ton que vous aujourd’hui. Si nous avions adopté un ton aussi polémique et violent en commission, nous n’aurions jamais fait avancer cette cause.

Je ne vous permets pas de dire que nous serions en train de faire du mal, de jouer avec des vies, et que tout cela serait une plaisanterie. Vous avez le droit d’avoir les positions que vous voulez – vous les assumerez dans l’hémicycle –, mais si vous voulez que nous puissions demain travailler ensemble sur des causes aussi importantes, de grâce, mesurez la portée de vos propos. Nous sommes nombreux ici, sur tous les bancs et depuis des années, à être engagés pour cette cause. Nous avons relevé de grands défis, avec intelligence, respect et la capacité de nous rassembler lorsque les sujets le méritent.

Vous avez été missionnée par le Gouvernement pour évaluer l’opportunité de la création d’une juridiction spécialisée. Je comprends qu’il puisse y avoir chez vous une certaine frustration à nous voir avancer avant même que vous ayez déposé votre rapport. Pardon de vous le dire, comme je l’ai déjà fait hier lorsque je vous ai rencontrée, mais la création d’une juridiction spécialisée n’est pas une idée qui vient de sortir du chapeau : cela fait au moins dix ans que des magistrats, des spécialistes et des responsables politiques travaillent sur cette question. Nous disposons aujourd’hui de suffisamment d’éléments pour avoir du recul.

Par ailleurs, votre travail n’entre pas en contradiction avec le nôtre. La procédure parlementaire, que vous connaissez sûrement aussi bien que moi, prévoit plusieurs lectures, une navette entre l’Assemblée et le Sénat. Nous pouvons parfaitement faire un premier pas dès maintenant et laisser les sénateurs traiter à leur tour cette question, selon un calendrier fixé par le Gouvernement : ce dernier peut proposer l’inscription du texte à l’ordre du jour du Sénat après le mois de mars, une fois présenté votre rapport, qui redira certainement ce que nous disons depuis dix ans – et ce sera d’ailleurs une bonne chose que tout cela soit confirmé.

Cessons d’avoir peur. Lorsque nous avons voté en décembre 2019, à l’unanimité, un texte qui a généralisé le bracelet antirapprochement, nous avons su dépasser bien des prudences et des peurs. Voulez-vous que je vous rappelle combien de fois nous avons entendu, dans cette commission, qu’il était trop tôt pour généraliser le bracelet antirapprochement et qu’il ne fallait pas limiter à six jours le délai de délivrance des demandes d’ordonnance de protection, parce que cela serait trop court et ne marcherait jamais ? Nous avons pourtant avancé et cela fonctionne aujourd’hui. Toute la Chancellerie était opposée au délai de six jours pour les ordonnances de protection, et les professionnels aussi : ils nous disaient que cela ne marcherait pas. Si nous avions été prudents, comme beaucoup le demandaient, cette avancée qui permet de mieux protéger les femmes et les enfants n’existerait pas.

Ne croyez pas que nous ne sommes pas prêts. Nous avons un recul international, puisque l’Espagne a mis en place une juridiction spécialisée depuis 2004. En France, cette juridiction spécialisée, ou ce pôle spécialisé, ne serait pas une exception : depuis 1945, nous avons un juge spécialisé, qui est celui des enfants, et nous avons aussi un juge des tutelles et un juge aux affaires familiales. Nous ne sommes pas en train d’inventer quelque chose de nouveau mais de décalquer des modèles qui existent et fonctionnent déjà dans notre pays, ainsi qu’en Espagne, pour une matière devenue grave, la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

On ne peut pas passer sous silence les chiffres actuels. Ils déclenchent une alerte absolue. Entre 2020 et 2021, le nombre de morts violentes au sein des couples a augmenté de 14 %, et nous en sommes depuis le début de l’année à 101 féminicides. Quel autre pays d’Europe l’accepterait, comme nous le faisons ?

Que les textes portent sur le handicap, les violences conjugales ou d’autres sujets, j’ai toujours fait en sorte que nous puissions nous retrouver. Si je vous ai fait part de ma colère, parce que je considère que le ton de votre intervention n’était pas à la hauteur, je vous redis que d’ici à la séance, je me tiens à la disposition de chacun, au-delà des divergences, comme je l’ai toujours fait, pour avancer ensemble et rassurer si nécessaire.

J’ai compris que notre collègue du Rassemblement national souhaitait être concrète et cohérente ; or le premier amendement que nous allons examiner propose une suppression sèche de l’ensemble du dispositif. Être concret, pour le Rassemblement national, quand il s’agit de lutter contre les violences faites aux femmes et aux enfants, consiste donc à tout supprimer : circulez, il n’y a rien à voir ! C’est manifestement un sujet qui vous intéresse peu. Vous avez déposé un autre amendement pour corriger ce texte dont vous ne voulez pas : voilà pour vous ce qui s’appelle être cohérent.

Vous avez évoqué, madame Lechanteux, la question de l’éloignement potentiel des victimes de leur juridiction, et vous avez raison : c’est une préoccupation. Si vous aviez pris la peine de corriger votre projet d’intervention après avoir entendu la mienne, vous auriez intégré le fait que j’ai déposé un amendement pour que le ressort soit celui du tribunal judiciaire et non celui de la cour d’appel.

Vous avez dit que vous étiez, par principe, opposée à la création de juridictions spécialisées parce qu’elles seraient source de confusion. Je pense que la création de cette juridiction spécialisée permettra au contraire de clarifier la situation. Il y a quelques années, votre parti plaidait d’ailleurs de toutes ses forces pour la création d’une juridiction spécialisée en matière d’antiterrorisme, en disant que c’était la seule solution pour clarifier les choses et avancer vite et fort. Vous aviez tout à fait raison : la création de juridictions spécialisées ne brouille pas les cartes, bien au contraire. Lorsque nos prédécesseurs ont créé, en 1945, la juridiction spécialisée qu’est le juge des enfants, cela a clarifié la situation, et il en est allé de même lorsque le juge aux affaires familiales et celui des tutelles ont vu le jour.

En réponse à notre collègue de La France insoumise, je pense que nous disons, sur le fond, la même chose. Vous avez parlé de la création de pôles : c’est ce que je vais proposer par amendement. Malgré les divergences que nous avons souvent, vous avez aussi défendu la création de juridictions dédiées, parfois avec nous. Je suis à votre disposition pour apporter les précisions qui seraient nécessaires, mais je n’imagine pas que vous puissiez vous opposer à cette proposition de loi.

Des propositions relevant de l’ambiance électorale seront présentées. Nous savons le faire et nous le ferons, mais je ne pense pas pouvoir être soupçonné d’électoralisme en la matière, pas plus que quiconque. Nous avons toujours travaillé sur ce sujet avec la volonté de faire avancer les choses, et nous avons déjà réussi à le faire ensemble.

Notre collègue du MODEM a évoqué le risque d’une complexification du parcours des victimes. Je me suis moi-même beaucoup interrogé sur ce point. Nous ne complexifierons pas, en vérité, le parcours : nous allons le simplifier. Ce qui est complexe actuellement, pour une victime, c’est de ne pas savoir à qui s’adresser, et pour les magistrats, c’est de ne pas être parfaitement formés dans ce domaine. Certains disent l’être, mais aucune formation obligatoire n’a été mise en place, contrairement à ce qui a été fait dans tous les autres pays qui ont organisé la lutte contre ces violences, notamment en Espagne. Je n’accable pas nos magistrats, car ils n’ont pas le temps de le faire, mais combien d’entre eux sont vraiment allés sur le terrain pour se former ? Très peu, en réalité.

La création d’une juridiction spécialisée, loin de complexifier la situation, permettra d’adresser un message au pays, comme nous l’avons fait en matière de protection des enfants, il y a quelques décennies, et pour la protection juridique des majeurs vulnérables : il y aura désormais une juridiction dédiée. En Espagne, cela a permis trois avancées : avoir des magistrats meilleurs, parce qu’ils pratiquent davantage la matière, et qui décident plus vite, pour la même raison, tout en augmentant la saisine des juridictions, parce que les avocats et les victimes savent que la protection est renforcée. En Espagne, la création d’une juridiction spécialisée a permis non seulement de faire baisser d’un tiers le nombre de féminicides, mais aussi d’augmenter de près d’un tiers le nombre de dépôts de plaintes, parce qu’on sait maintenant à qui s’adresser.

Par ailleurs, je ne crois pas que nous ayons encore le temps d’attendre. Lorsque nous avons créé le bracelet antirapprochement, beaucoup nous disaient qu’il fallait attendre, y compris au sein du MODEM, mais je pense que nous avons bien fait de passer, peut-être, en force, malgré les doutes que nous avions – ils ont ensuite été levés. Le travail parlementaire permet souvent d’aller plus vite que pourraient le souhaiter l’institution judiciaire et le Gouvernement, de dépasser la prudence qui peut les caractériser.

Vous avez beaucoup travaillé sur ce sujet, madame Untermaier. S’agissant du périmètre, nous aurons l’occasion de débattre des violences sexistes et sexuelles, mais je crois qu’il faut s’en tenir à cette matière spécifique qui est celle des violences commises au sein du foyer, par un compagnon ou un ex-compagnon. Quant à l’appel, j’ai déposé un amendement tendant à instaurer aussi une spécialisation à ce niveau.

Monsieur Acquaviva, vous avez eu raison de rappeler que la question de la proximité est absolument fondamentale. Nous débattrons du périmètre de compétence de la juridiction spécialisée. J’ai évolué sur cette question, et il existe peut-être des angles morts sur lesquels il faudrait travailler dans le cadre de cette proposition mais aussi dans celui de la mission confiée à deux de nos collègues. La vie de ce texte ne sera pas terminée si nous l’adoptons la semaine prochaine. Le travail parlementaire continuera et permettra d’enrichir le texte.

Je donnerai un avis favorable à l’amendement évoqué par notre collègue écologiste. Elle a eu raison de poser la question des moyens, comme l’a également fait le groupe GDR. Je ne peux la traiter dans ce texte mais j’ai souvent déposé des amendements aux projets de loi de finances pour faire en sorte que le milliard d’euros fictif qui est consacré aux violences conjugales devienne un milliard d’euros réel. Sur le strict plan du fléchage budgétaire, avoir une juridiction spécialisée est une manière d’y voir clair, de savoir quels moyens sont réellement prévus et d’allouer des moyens beaucoup plus significatifs à la lutte contre ce défi gigantesque, qui mérite tout sauf d’attendre encore.

M. le président Sacha Houlié. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Didier Paris (RE). Notre rapporteur a évoqué 2019. À cette époque, il estimait qu’une telle réforme n’avait pas sa place dans une proposition de loi, mais il est vrai qu’il s’agissait alors d’une niche parlementaire du groupe LFI. Par ailleurs, le contexte électoral a sans doute changé.

Je crois que la conscience collective a beaucoup évolué au sujet des violences faites aux femmes et que nous avons beaucoup travaillé. Néanmoins, cela ne veut pas dire que tout est réglé : il reste encore du travail à faire, c’est indiscutable. Encore faut-il, pour arriver à avancer, au-delà de la question de la mission confiée à nos collègues, que les dispositifs proposés soient efficaces.

Des agents des forces de l’ordre sont formés et il existe des parquets spécialisés ou dotés de structures spécialisées. Contrairement à ce que le rapporteur a dit, les victimes savent très bien à qui s’adresser. Ce texte risque, en réalité, de créer un système illisible qui se juxtaposerait aux juges des enfants, aux juges d’instruction, aux juges aux affaires familiales et aux juges d’application des peines, qui poserait un problème de constitutionnalité concernant la participation de magistrats à une formation d’instruction et à une formation de jugement, et qui entraînerait un certain flou, voire un flou certain, au sujet de la répartition des compétences sur le plan civil et sur le plan pénal.

La justice a besoin de sérénité et de calme. Elle sait parfaitement utiliser les moyens qui sont les siens pour répondre aux attentes de la société civile sur un enjeu aussi important. Pour avoir longtemps été juge, j’ai le sentiment que nous avons besoin que tous les juges s’occupent de ces questions, et pas seulement un nombre limité d’entre eux. Il faut apporter une réponse à la question qui nous est posée, car c’est un véritable enjeu, mais votre dispositif ne me paraît pas efficace.

M. Erwan Balanant (Dem). Je salue sincèrement le travail du rapporteur, son implication sur ces questions et sa détermination sans faille au fil des ans. Nous partageons certains constats : il faut faire mieux et sans doute aller plus vite dans ce domaine.

Nous devons faire preuve d’humilité sur le plan politique mais aussi sur le plan technique et juridique. Ce n’est pas un sujet facile, auquel on pourrait apporter aisément une réponse ; sinon, nous l’aurions trouvée depuis très longtemps.

J’ai une vraie interrogation à propos de la spécialisation sur les violences intrafamiliales que vous souhaitez. On compare souvent le modèle français et le modèle espagnol. Or ce dernier repose sur une juridiction spécialisée non contre ces violences mais contre celles de genre, ce qui change tout.

Je suis pour qu’on avance, et vous pouvez compter sur notre détermination, monsieur le rapporteur, pour agir ensemble, mais il y a un problème : en spécialisant la juridiction sur les violences intrafamiliales, on exclut les violences sexistes et sexuelles, qui sont aussi une réalité et qui participent au continuum de violences qui débouche sur le drame des féminicides.

M. Guillaume Vuilletet (RE). Monsieur le rapporteur, personne, et surtout pas moi, ne vous fait l’injure de ne pas reconnaître votre sincérité et la constance de votre travail dans ce domaine. Convenez néanmoins que votre approche – adopter cette proposition de loi et laisser ensuite un travail se faire au cours de la navette – peut être critiquable : quand un texte est inabouti, il est inabouti, et il faut prendre garde aux effets contre-productifs. Vous pouvez trouver que la remarque de Mme Chandler était formulée d’une manière un peu sèche, mais le processus de fabrication de la loi n’est pas exactement un fab lab. L’implication de tous sur cette question est bien sûr entière, mais la mobilisation de votre groupe ce matin n’est pas à la hauteur de ce qu’elle devrait être.

Sur le fond, la question de la proximité se pose, pour les victimes mais aussi pour d’autres acteurs, en particulier les associations. Par ailleurs, ce type de proposition de loi repose toujours sur une remise en cause de ce qui a été fait jusque-là. Or le budget de la justice a augmenté de 40 %, 919 bracelets antirapprochement ont été déployés en trois ans, soit autant qu’en Espagne en dix ans, et la durée de la procédure pour les ordonnances de protection, dont vous avez promu la simplification, a été ramenée de quarante-deux à six jours. Les choses évoluent donc dans le bon sens.

M. Jean Terlier (RE). Je suis plutôt pour vous suivre, monsieur le rapporteur, car la création d’une juridiction spécialisée va dans le sens d’une meilleure administration de la justice. On le voit bien pour les mineurs : les tribunaux pour enfants et les juges des enfants fonctionnent bien, ils rendent une justice à mon avis plus efficace. Pourtant, je faisais initialement partie des députés de la majorité qui considéraient qu’il était un peu baroque qu’un juge civil puisse prononcer des mesures attentatoires aux libertés individuelles, comme les bracelets antirapprochement, ou que le juge pénal puisse prononcer des mesures relevant normalement de la compétence du juge civil, comme le retrait de l’autorité parentale.

J’estime néanmoins qu’il faudrait commencer par une évaluation des textes déjà adoptés – trois ou quatre en trois ans –, qui ont révolutionné notre droit sur la question des violences intrafamiliales. Les magistrats et les avocats nous demandent du temps pour digérer ces changements. Vous avez évoqué la difficulté pour le juge aux affaires familiales de mettre en place des bracelets antirapprochement : sommes-nous sûrs que la spécialisation du juge va régler le problème ?

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Je vous reconnais une forme de constance, monsieur Paris. Lorsque nous avons travaillé sur le bracelet antirapprochement, vous nous expliquiez que sa généralisation dès l’ordonnance de protection, c’est-à-dire avant la sentence, était une folie, mais vous avez tout de même fini par voter le texte. De même, je me souviens très bien de la discussion que nous avons eue à propos du délai de six jours pour les ordonnances de protection : vous disiez que cela ne marcherait pas. J’ai fait moi-même la première évaluation du texte, il y a un an et demi : 90 % des ordonnances de protection étaient alors prises en six jours. Lorsque nous avions adopté cette mesure, les magistrats y étaient farouchement opposés ; aujourd’hui, pas un ne s’en plaint. Peut-être avez-vous gardé vos réflexes de magistrat, mais je pense que nous pouvons assumer de les bousculer un peu, de temps en temps, si nous le faisons sérieusement. Nous pouvons être satisfaits d’avoir réussi à avancer sur ces deux sujets qui faisaient l’objet d’une opposition farouche, notamment au sein de l’institution judiciaire. Je ne sais pas si la justice a besoin de sérénité et de calme. En revanche, je sais que les victimes ont besoin d’être mieux protégées : pour moi, c’est la priorité.

Monsieur Balanant, les violences de genre sont une question dont nous devons débattre. Je ne pense pas que ce soit dans ce domaine qu’une juridiction spécialisée serait la plus efficace, mais pourquoi pas. En Espagne, c’est effectivement sa compétence. Je n’ai pas de religion sur cette question.

S’agissant du phasage, puisque cette question a été abordée, nous devons commencer par le plus urgent, c’est-à-dire les violences intrafamiliales, celles qui tuent, avant de passer à d’autres types de violences.

L’objet de cette juridiction n’est pas de faire de l’affichage, mais de régler un problème qui est majeur. Le bracelet antirapprochement est en grande partie un échec. Certes, de nombreux bracelets ont été imposés aux auteurs de violences après leur passage à l’acte, mais depuis l’adoption de la loi du 28 décembre 2019, seuls treize bracelets ont été délivrés durant la phase la plus importante, qui est celle précédant le passage à l’acte. En Espagne, l’explosion des bracelets antirapprochement concerne la phase antérieure à la sentence et au passage à l’acte. Une fois qu’un individu a été condamné, d’autres mesures sont possibles pour le mettre hors d’état de nuire. Je le répète, c’est au stade de l’ordonnance de protection que le bracelet antirapprochement est le plus important.

Si cela ne marche pas en France, c’est pour une raison simple : le magistrat auquel on confie le soin d’ordonner le port du bracelet antirapprochement au stade de l’ordonnance de protection est un juge civil : c’est un juge aux affaires familiales, qui ne veut pas manier cette mesure quasi prépénale. Si nous voulons y remédier, la seule solution est de créer une juridiction spécialisée qui traite à la fois la matière civile et la matière pénale – tel est le premier objectif de la création de cette juridiction, même si je n’ai peut-être pas assez insisté sur ce point. En Espagne, c’était la véritable révolution. En France, nous avons désormais tous les outils, mais pas les praticiens. Cette révolution ne peut pas attendre : il est urgent de la mener, parce que l’absence de bracelet antirapprochement dès l’ordonnance de protection continue à tuer, de façon massive.

Article 1er (art. L. 255-1 à 257-1 [nouveaux] du code de l’organisation judiciaire) : Création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales

Amendement de suppression CL14 et amendement CL15 de Mme Julie Lechanteux.

Mme Julie Lechanteux (RN). Si je n’ai pas l’intelligence qu’il faudrait, selon vous, monsieur le rapporteur, vous avez la palme de la mauvaise foi.

L’amendement CL14 vise à supprimer l’article 1er. Nous considérons que cette proposition de loi, bien que pavée de bonnes intentions, ne ferait qu’augmenter le nombre, déjà trop important, des problèmes auxquels nos institutions judiciaires sont confrontées au quotidien, mais aussi et surtout qu’elle serait préjudiciable aux victimes.

En effet, à moins que nous adoptions l’amendement CL10 de M. Schreck ou votre amendement CL26, qui en est un copier-coller, la création d’une telle juridiction spécialisée exposerait les victimes à un problème d’éloignement de la justice. Par ailleurs, un autre magistrat pourrait statuer en cas d’absence du juge spécialisé, ce qui serait incohérent avec l’objectif de la proposition de loi. Celle-ci ne paraît pas conforme à la Constitution, puisqu’elle remet en cause le principe de séparation des fonctions d’instruction et de jugement. Certes, un juge ne pourrait pas présider le tribunal lorsqu’il a précédemment traité l’affaire, mais il pourrait être assesseur, ce qui viole un principe fondamental de notre droit.

À titre de repli, l’amendement CL15 tend à créer non des juridictions spécialisées, comme vous le proposez, mais la fonction de juge spécialisé, siégeant, dans tous les tribunaux judiciaires – ce qui permettrait de satisfaire à l’exigence de proximité –, au sein de collèges composés de trois magistrats. Dans la rédaction actuelle de la proposition de loi, il y aurait au moins un juge spécialisé par ressort de cour d’appel : de nombreux tribunaux pourraient donc en être dépourvus, ce qui imposerait aux victimes de se déplacer loin de leur domicile pour obtenir justice. De plus, dans la rédaction de l’article 1er que nous proposons, les juges spécialisés ne pourraient pas être remplacés par d’autres magistrats.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Avis doublement défavorable.

Le Rassemblement national est le seul groupe à avoir osé déposer un amendement de suppression du dispositif, sans doute pour mieux lutter contre les violences faites aux femmes et aux enfants… Je le laisse assumer ce point de vue qui, à mon sens, n’est pas à la hauteur.

L’amendement CL14 fait valoir une confusion entre l’instruction et le jugement mais c’est vous qui confondez les deux phases. Le texte tend à la création d’un tribunal spécialisé : l’instruction est confiée à un juge d’instruction sans que ce dernier rende la décision finale ; elle est également réalisée par les enquêteurs, policiers et gendarmes que je ne crois pas avoir confondus avec des juges.

De plus, je ne vois pas comment il serait possible de disposer de trois juges spécialisés dans chaque tribunal judiciaire alors que nous avons parfois des difficultés à avoir un seul juge des enfants ou des tutelles.

Enfin, s’agissant du mode dégradé que vous avez évoqué, nous n’inventons rien. Lorsqu’un juge des enfants est absent ou que son poste n’a pas été remplacé, aucune audience n’est reportée mais un autre magistrat se charge de rendre le jugement. Nous ne proposons rien de particulièrement original : nous avons calqué le dispositif sur cette organisation-là.

Mme Élisa Martin (LFI-NUPES). Le consensus suscité par cette proposition de loi est de bon aloi.

Nous sommes favorables à la création d’un pôle spécialisé, qui nous paraît plus adaptée que celle de tribunaux spécialisés. Néanmoins, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. La spécialisation de magistrats dans les tribunaux judiciaires ne doit pas nous empêcher d’entendre les préoccupations des magistrats, des greffiers et des avocats face au manque de moyens.

M. Coulomme a raisonné à partir du texte initial mais nous suivons l’évolution de cette proposition de loi et nous nous acheminons vers un vote favorable.

M. Guillaume Gouffier-Cha (RE). Nous voterons contre ces amendements.

La suppression d’un dispositif est toujours lourde de sens. Vous envoyez un message d’inaction en refusant tout débat sur une question en effet consensuelle. Vous êtes d’ailleurs coutumiers du fait chaque fois qu’il est question du droit des femmes, comme ce fut le cas avec la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir le droit à l’interruption volontaire de grossesse.

Il convient en effet de se diriger vers une juridiction spécialisée même si nous devons débattre de sa forme, de ses moyens, de sa territorialité et de son calendrier.

La commission rejette successivement les amendements CL14 et CL15.

Amendement CL35 de M. Aurélien Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. En cohérence avec le changement de titre qui sera examiné plus tard, je propose de substituer au mot « juridictions » celui de « pôles ».

La commission rejette l’amendement.

Amendements CL2 et CL3 de Mme Cécile Untermaier.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Avis défavorable.

Le périmètre de la juridiction spécialisée doit se limiter aux violences commises au sein du foyer par des conjoints ou des ex-conjoints, une extension risquant d’alourdir son travail.

Je souhaite que l’on puisse procéder par étapes, comme ce fut d’ailleurs le cas en Espagne où, avant la création de la juridiction spécialisée, deux volets d’action avaient été distingués. Tous les dossiers, en effet, ne relèvent pas du même niveau d’urgence et de gravité.

M. Erwan Balanant (Dem). La préoccupation de Mme Untermaier est légitime car un problème d’efficacité ne manquerait sans doute pas de se poser à long terme.

En Espagne, le dispositif n’a d’abord pas été très efficient. Il en a été différemment après que la société a pris conscience de ce que sont les violences sexistes et sexuelles. Je suis attaché à l’idée du continuum de violences. Nous avons précisément créé un outrage sexiste et sexuel afin que la société dise « non » à la première violence faite aux femmes – ou aux hommes, pour des raisons qui tiennent au genre. La spécialisation des juges devrait excéder les violences intrafamiliales et concerner les violences sexistes, sexuelles et de genre, qui forment un tout. Nous restons cependant ouverts à la discussion.

La commission rejette successivement les amendements.

Amendement CL23 de M. Aurélien Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Amendement de précision rédactionnelle concernant les délits constitutifs d’une atteinte à l’intégrité « physique ou psychique » de la personne.

La commission adopte l’amendement.

Amendement CL28 de M. Aurélien Pradié, CL5 et CL6 de Mme Cécile Untermaier (discussion commune).

M. Aurélien Pradié, rapporteur. L’amendement CL28 ajoute les délits commis par les anciens conjoints au périmètre d’action de la juridiction spécialisée.

Mme Cécile Untermaier (SOC). Je retire l’amendement CL6, qui est satisfait par l’amendement de M. Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Je vous prie de retirer également l’amendement CL5, la rédaction de mon amendement satisfaisant elle aussi votre intention.

M. Antoine Léaument (LFI-NUPES). L’amendement du rapporteur est en effet utile : 16,7 % des femmes en contact avec leur ex-conjoint ont subi des violences ; selon une étude canadienne, 39 % des femmes ayant subi des violences les ont subies après leur séparation : dans un tiers des cas, il s’agit d’étranglement, dans un autre tiers, de viols ou de tentatives de viol ; dans la moitié des cas, il s’agit de violences répétées, c’est-à-dire, qui se sont reproduites plus de dix fois. Enfin, dans le sous-groupe des femmes ayant eu un enfant avec leur ex-conjoint, neuf sur dix ont subi des violences verbales – insultes, menaces – ou physiques. Nous voterons donc en faveur de cet amendement.

Les amendements CL5 et CL6 ayant été retirés, la commission adopte l’amendement CL28.

Amendements CL26 de M. Aurélien Pradié et CL10 de M. Philippe Schreck (discussion commune).

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Le maintien d’une certaine proximité dans l’accès à la juridiction s’impose. Je propose donc que chaque tribunal judiciaire dispose d’une juridiction spécialisée, ce qui n’est pas contradictoire avec la première rédaction disposant qu’« Il y a au moins un tribunal des violences intrafamiliales dans le ressort de chaque cour d’appel ». La rédaction selon laquelle « Il y a au moins un tribunal des violences intrafamiliales dans le ressort de chaque tribunal judiciaire » me semble légère car je ne vois pas bien comment il serait possible de disposer de deux juridictions spécialisées dans chaque ressort.

M. Philippe Schreck (RN). Je précise que nous avons proposé notre amendement avant que vous ne déposiez le vôtre. Il importe en effet que cette juridiction soit présente dans chaque tribunal judiciaire, ce que ne garantissait pas la rédaction initiale.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Je vous invite donc à retirer votre amendement.

Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Il est agaçant de voir nos collègues du groupe Renaissance voter systématiquement, mécaniquement et avec sectarisme contre les amendements visant à améliorer cette proposition de loi sans jamais donner d’arguments. Pourquoi avez-vous voté contre la proposition du rapporteur tendant à inclure dans le périmètre des nouveaux pôles les délits des ex-conjoints, dont nous savons qu’ils sont les plus violents ? Une telle attitude, qui fait insulte à notre commission, est inacceptable ! Elle contredit de surcroît les propos que vous tenez dans les médias sur votre prétendue volonté de coconstruction.

M. le président Sacha Houlié. Il est aussi possible de faire part d’orientations globales dans la discussion générale, ce qui fait d’ailleurs gagner du temps plutôt que de prendre la parole pendant deux minutes sur chaque amendement.

Mme Cécile Untermaier (SOC). Je me félicite de cet amendement tant, depuis des années, nous travaillons à l’amélioration de la justice de proximité et de la lisibilité des actions ainsi que de l’accueil au sein des tribunaux, comme nous l’avons fait avec le service d’accueil unique du justiciable (SAUJ).

Cela n’est possible que grâce à l’augmentation – sans doute insuffisante – des crédits du budget de la justice depuis trois ans… mais aussi à la présence d’un plus grand nombre de magistrats dans les tribunaux judiciaires. Nous sommes donc d’accord avec vous, mais à condition qu’il en soit ainsi.

L’amendement CL10 ayant été retiré, la commission rejette l’amendement CL26.

Amendement CL22 de M. Aurélien Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Il vise à préciser la répartition des compétences entre le tribunal des violences intrafamiliales et le juge aux affaires intrafamiliales : une partie des délits commis en matière de violences intrafamiliales pourra ainsi être jugée par un juge unique, ce qui est déjà le cas aujourd’hui. En matière délictuelle, sont concernées les violences ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours, délit passible de trois ans d’emprisonnement, et les violences ayant entraîné une incapacité de travail supérieure à huit jours, délit passible de cinq ans d’emprisonnement.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL25 de M. Aurélien Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. La présence d’un magistrat délégué aux fonctions de juge aux violences intrafamiliales dans chaque tribunal judiciaire s’impose pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le fait que la justice spécialisée reste une justice de proximité.

La commission adopte l’amendement.

Amendement CL20 de Mme Sandra Regol.

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Chaque victime doit connaître les juges et les tribunaux de référence les plus proches de son domicile et, le cas échéant, pouvoir se rendre ailleurs.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Avis favorable. Il me paraît en effet utile de préciser la compétence territoriale du juge aux violences intrafamiliales et de se fonder sur la résidence de la victime, tout en lui donnant le choix de privilégier une autre option.

M. Antoine Léaument (LFI-NUPES). Nous voterons également en faveur de cet amendement cohérent et qui permet de revenir sur le rejet, par nos collègues du groupe Renaissance, de l’amendement CL35 du rapporteur. Les femmes victimes de violences doivent en effet pouvoir choisir une autre juridiction afin d’éviter de rencontrer leur conjoint ou leur ex-conjoint.

M. Raphaël Schellenberger (LR). C’est là le nouveau droit ouvert aux victimes.

La commission adopte l’amendement.

 

Amendements CL27 de M. Aurélien Pradié ; amendements CL7 et CL 8 de Mme Cécile Untermaier ; amendement CL9 de Mme Cécile Untermaier et sous-amendement CL34 de M. Aurélien Pradié (discussion commune).

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Mon amendement CL27 reprend à l’identique la rédaction du code de l’organisation judiciaire s’agissant de la compétence du juge aux affaires familiales en matière de protection à l’encontre d’un conjoint : j’anticipe un peu mais je souhaite donner ensuite un avis favorable à des amendements qui retirent cette compétence au juge aux affaires familiales. Cela permet de répondre en partie à des demandes sur la bonne définition du périmètre des compétences, deux juges ne pouvant avoir les mêmes.

Il précise également que le juge aux violences intrafamiliales est compétent pour l’application des peines s’agissant des délits commis au sein de la famille.

Enfin, il ajoute l’obligation de formation pour les juges aux violences intrafamiliales : elle est aujourd’hui facultative, contrairement à ce qui se fait en Espagne.

Mme Cécile Untermaier (SOC). Nous souhaitons préciser la compétence du juge aux violences intrafamiliales en matière civile et pénale ainsi que le périmètre des infractions commises au sein du couple ou par le ou les parents sur le ou les enfants ou sur un ascendant.

Nous précisons également que le juge est compétent pour se prononcer sur chacune des mesures de l’ordonnance de protection et qu’en cas de violences intrafamiliales, y compris en l’absence de délivrance d’une ordonnance de protection lorsque les violences sont commises au sein du couple parental, le juge aux violences intrafamiliales connaît des modalités d’exercice de l’autorité parentale en se substituant à l’office du juge aux affaires familiales.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Demande de retrait des amendements CL7 et CL8, auxquels mon amendement satisfait.

Je vous propose que nous retravaillions ensemble l’amendement CL9 d’ici la séance publique. Vous évoquez les situations où il n’y aurait pas eu d’ordonnance de protection et où le magistrat voudrait utiliser des mesures de protection assez lourdes, notamment le bracelet antirapprochement. Je n’ai pas d’exemple de telles situations mais nous devons y réfléchir afin de nous entendre sur un amendement permettant de couvrir l’ensemble du périmètre d’action de ce magistrat.

Les amendements CL7, CL8 et CL9 ainsi que le sous-amendement CL34 étant retirés, la commission rejette l’amendement CL27.

 

Amendement CL17 de Mme Sandra Regol.

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Avant d’occuper ses fonctions, le juge aux violences intrafamiliales reçoit une formation spécifique.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Avis favorable. La question de la formation est centrale. Je ne crois pas à une juridiction spécialisée sans que les magistrats aient une formation obligatoire. La formation « au fil de l’eau » ou par l’expérience ne suffira jamais à développer une véritable expertise.

Cette formation, de plus, ne doit pas être universitaire ou uniquement technique mais pratique, comme c’est le cas en Espagne, où les juges ont passé de nombreuses journées sur le terrain, dans les commissariats, les gendarmeries ou les associations.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL29 de M. Aurélien Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Faut-il ou non spécialiser le parquet ? La désignation d’un référent aux violences intrafamiliales au sein des parquets me semble suffire pour lancer l’alerte afin que le magistrat de la juridiction spécialisée puisse s’en saisir.

Après avoir auditionné, notamment les représentants des procureurs, je ne souhaite donc pas la spécialisation des parquets. Il en va aussi, d’ailleurs, de l’opérationnalité du dispositif.

Cet amendement dispose qu’« au sein de chaque parquet, un procureur de la République est désigné référent aux violences intrafamiliales. Chaque référent suit une formation sur les violences intrafamiliales. »

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL24 de M. Aurélien Pradié.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Il vise à créer, au sein de chaque cour d’appel, une section spécialisée chargée d’examiner l’appel des décisions du juge aux violences intrafamiliales et du tribunal des violences intrafamiliales.

La commission rejette l’amendement.

Elle rejette l’article 1er.

Après l’article 1er

Amendement CL19 de Mme Sandra Regol et sous-amendement CL32 de M. Aurélien Pradié.

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Coconstruction, travail parlementaire… Les bras m’en tombent face à des votes aussi incohérents. Je vous signale que la NUPES soutient un texte défendu par un collègue candidat à la direction des Républicains… Sans doute n’avons-nous pas compris ce que signifie le travail parlementaire… Après avoir martelé des discours moralisateurs sur les violences sexuelles, sexistes, intrafamiliales et sur les mineurs, le groupe Renaissance semble prendre ce sujet important avec une grande légèreté. Quand il faut passer à l’action, il la contourne par ses votes ! Il n’y a pas de quoi être fiers !

M. Aurélien Pradié, rapporteur. C’est en effet n’importe quoi. Chacun prendra les positions qu’il voudra en séance publique mais je ne suis pas sûr qu’une question aussi importante doive être traitée avec autant de légèreté et par des votes hasardeux ou distraits. La position de nos collègues de la majorité est un peu facile.

Je vous invite à retirer votre amendement qui, s’il était adopté après le rejet de l’article 1er, n’aurait pas grand sens.

L’amendement est retiré.

En conséquence, le sous-amendement tombe.

Amendement CL18 de Mme Sandra Regol et sous-amendement CL33 de M. Aurélien Pradié.

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Le texte ayant été vidé de sa substance, je retire mon amendement, notre discussion n’ayant plus aucun sens.

L’amendement est retiré.

En conséquence, le sous-amendement tombe.

Amendement CL13 de Mme Élisa Martin.

M. Antoine Léaument (LFI-NUPES). Ce qui se passe au sein de notre commission est incompréhensible.

Les collègues du groupe Renaissance votent bien entendu comme ils l’entendent mais pourquoi vider un texte de son sens ? Dans notre groupe, nous avons discuté sur l’attitude à adopter face à cette proposition de loi : nous sommes favorables aux dispositifs permettant de lutter contre les violences sexistes, sexuelles, intrafamiliales et de genre mais défavorables aux juridictions d’exception. L’amendement du rapporteur qui aurait permis de régler ce problème n’a pas été adopté. Nous avons donc poursuivi la discussion, sur des bases à peu près saines, et finalement, il n’est même plus possible d’avancer !

Nous proposions en l’occurrence que le Gouvernement remette au Parlement un rapport d’évaluation mais cela n’a plus aucun fondement. J’invite les collègues de la majorité – ou de la minorité – à réfléchir sur ce qu’ils sont en train de faire, qui n’est pas beau du tout.

L’amendement est retiré.

Amendement CL11 de Mme Élisa Martin.

Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Je persiste à défendre cet amendement pour deux raisons.

Nous discutons d’une proposition de loi dans le cadre d’une niche parlementaire, chiche par nature. Il est incompréhensible que, dans la tension qui nous oppose au pouvoir exécutif, lequel nous bâillonne à coups de 49.3, nous nous fassions hara-kiri en raison de comportements purement sectaires.

Notre groupe était favorable à ce que cette proposition de loi des Républicains soit discutée en séance publique après avoir été votée en commission, d’autant plus que le rapporteur a évoqué des marges de manœuvre et de discussion avant et pendant l’examen dans l’hémicycle. Nous attendons des autres groupes qu’ils en fassent de même.

Notre niche parlementaire a lieu le jeudi 24 novembre et nous savons fort bien que certains, animés par une volonté d’obstruction, ont déposé des centaines d’amendements à nos textes. Nous ne procédons pas ainsi, bien au contraire, car c’est notre dignité de parlementaires qui est en jeu.

M. Aurélien Pradié, rapporteur. J’émets un avis favorable même si le rapport qu’il prévoit n’est pas vraiment le cœur du sujet.

Le tour pris par la réunion est attristant. J’insiste, il ne s’agit pas d’une matière comme les autres : il n’est pas besoin de vous rappeler les 101 femmes tuées depuis le début de l’année. Pourtant, je note une certaine légèreté, un certain désintérêt.

Je l’ai fait depuis le début et je continuerai à faire en sorte que nous puissions travailler sérieusement donc j’invite tous ceux qui avaient présenté des amendements à les déposer en séance.

Nous aurons dans l’hémicycle une discussion politique, tant sur la méthode que sur le fond. Ce n’est pas celle que je souhaitais mais manifestement c’est celle que commandent les actes des députés de la majorité.

M. Erwan Balanant (Dem). J’ai évoqué la nécessité sur un tel sujet de faire preuve d’humilité politique et juridique.

Je ne comprends pas le procès qui est fait à ceux qui s’opposent au texte. Nous avons parfaitement le droit de penser que le dispositif proposé est incomplet, inefficient voire contre-productif sans que cela n’enlève rien à notre volonté commune d’avancer. Nous sommes nombreux à avoir étudié le modèle espagnol et à vouloir nous en inspirer. Ce n’est pas le cas du texte.

Je ne voterai pas en faveur de la proposition de loi non par dogmatisme mais par souci de trouver ensemble le cadre juridique idoine. En restreignant votre dispositif aux violences intrafamiliales, vous manquez la cible, et de très loin. Le cas du conjoint devenu ex-conjoint depuis un moment qui tue son ancienne compagne que nous avons évoqué ne relève pas des violences intrafamiliales.

Nous devons encourager la prise de conscience globale des violences sexistes et sexuelles et améliorer leur prise en charge, ce qui suppose probablement de créer des juridictions spécialisées, lesquelles pourront traiter les violences intrafamiliales.

M. Guillaume Gouffier-Cha (RE). Émilie Chandler a exprimé clairement la position du groupe Renaissance.

Nous sommes favorables – je reconnais, monsieur le rapporteur, que nous avons évolué sur ce point – aux juridictions spécialisées mais nous cherchons encore le chemin. La mission confiée à notre collègue Émilie Chandler et à la sénatrice Dominique Vérien doit tracer les contours d’un traitement des violences intrafamiliales adapté à notre système judiciaire. Lorsque vous avez déposé votre proposition de loi, vous saviez que les travaux de la mission n’étaient pas achevés.

Notre opposition au texte, dans l’attente des conclusions de la mission, n’obère en rien la poursuite des discussions après la séance.

Je suis surpris d’entendre les critiques de La France insoumise à l’égard du nombre excessif d’amendements sur les textes examinés dans le cadre de leur niche de la part d’un groupe qui est coutumier de l’obstruction parlementaire.

La commission rejette l’amendement.

Amendements CL16 de Mme Sandra Regol et CL30 de M. Aurélien Pradié (discussion commune).

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Il est proposé une application à titre expérimental dans plusieurs territoires du texte que nous venons de vider de sa substance avant sa généralisation au 1er janvier 2026.

L’amendement est un outil magique de la vie parlementaire : il permet de faire évoluer un texte dont on considère qu’il ne va pas dans le bon sens ou qu’il est insuffisant. La commission est le bon endroit pour des discussions de fond et posées sur ce que nous souhaitons.

J’invite donc mes collègues qui déplorent le peu de place fait aux violences sexuelles et sexistes à déposer des amendements pour y remédier. Des amendements ont déjà été adoptés pour inclure les ex-conjoints ou les violences à l’extérieur du domicile. Pour nos collègues du groupe Renaissance estimant que la mention dans le titre des seules violences intrafamiliales est insuffisante, j’ai un scoop : on peut amender le titre !

M. Aurélien Pradié, rapporteur. Savez-vous combien de textes visant à expérimenter le bracelet antirapprochement ont été adoptés avant qu’il soit généralisé ? Quatre. Et savez-vous combien de fois le bracelet a été utilisé avant que des députés passent en force dans le cadre d’une niche parlementaire contre l’avis du Gouvernement ? Aucune en six ans.

Il n’y a pas de chemin à chercher. Le chemin est simple : c’est celui que les Espagnols ont suivi ; celui de la création d’une juridiction spécialisée à laquelle nos propres travaux nous conduiront inévitablement. Ne nous laissons pas détourner de cet objectif.

Je ne suis pas opposé à l’expérimentation mais elle nous fera perdre du temps. Nous avons besoin d’une généralisation immédiate.

Je le rappelle, presque toutes les mesures que nous considérons tous comme un acquis aujourd’hui sont le fruit d’un passage en force des parlementaires que l’ensemble des forces politiques avait soutenu.

Il n’y a aucune raison d’attendre davantage. La mission que vous avez évoquée a été installée le 28 septembre mais ses travaux n’ont vraiment commencé qu’un mois plus tard – ce n’est pas comme si 101 femmes avaient été tuées depuis le début de l’année. Qu’allons-nous faire jusqu’en mars, date à laquelle sont attendues les conclusions que nous connaissons déjà ? Nous perdons du temps.

Si je n’avais pas le sentiment que nous sommes mûrs, je ne présenterai pas ce texte. Nous pouvons tout à fait adopter le texte en première lecture, il se passera six mois avant que le Sénat ne l’inscrive à son ordre du jour ce qui vous laissera le temps d’intégrer les recommandations de la mission. Nous ne pouvons pas attendre encore trois ans pour faire ce que les Espagnols font déjà depuis près de vingt ans.

Je maintiens mon amendement qui prévoit une entrée en vigueur différée d’un texte qui n’existe plus.

Mme Sandra Regol (Écolo-NUPES). Notre amendement de repli s’est transformé en amendement d’appel puisque le texte a disparu.

M. Guillaume Gouffier-Cha (RE). Monsieur le rapporteur, vous ne pouvez pas comparer les débats sur le port du bracelet antirapprochement et ceux sur la création d’une juridiction spécialisée. Pour le premier, le principe d’une expérimentation avait été voté à la suite d’un amendement à la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ; le ministère de la justice avait lancé des travaux en ce sens. Ainsi, lorsque vous avez présenté, avec une certaine force et des convictions, votre proposition de loi, nous avons pu suggérer des aménagements pour mettre en place le bracelet antirapprochement. La situation est autre aujourd’hui.

Nous aurons le choix entre une proposition de loi et un projet de loi du garde des sceaux attendu pour le premier semestre 2023 pour entériner les conclusions des travaux que nous menons sur les juridictions spécialisées.

La commission rejette successivement les amendements.

Article 2 : Création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs

La commission rejette l’article 2.

M. le président Sacha Houlié. La proposition de loi n’ayant plus d’article, il n’y a pas lieu d’examiner les amendements portant sur le titre.

L’ensemble de la proposition de loi est ainsi rejeté.

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande de rejeter la proposition de loi portant création d’une juridiction spécialisée aux violences intrefamiliales (n° 346).

 

 

 

 

 

 

 

 


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   PERSONNES ENTENDUES

 

   Mme Marià Felisa Herrero Pinilla, cheffe de la section des relations internationales

    Mme Caroline Calbo, procureur de la République à Saint-Pierre de La Réunion

   Mme Solène Belaour, procureur de la République à Angoulême

   Mme Agnès Auboin, procureur de la République à Châteauroux

   M. Benjamin Deparis, président du tribunal judiciaire de Nanterre

   Mme Floriane Volt, directrice des affaires publiques et juridiques

   Mme Dominique Vérien, sénatrice de l'Yonne

   Mme Émilie Chandler, députée du Val-d’Oise

 

CONTRIBUTIONS ECRITES


([1])  « Insécurité et délinquance en 2021 : bilan statistique », publié par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure le 30 juin 2022

([2])  « Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2020 – Indicateurs nationaux annuels », dans la lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes, publiée en novembre 2021 

([3])  Circulaire relative à l’amélioration du traitement des violences conjugales et à la protection des victimes datée du 9 mai 2019

([4]) Circulaire relative à l’amélioration du traitement des violences conjugales et à la protection des victimes précitée

([5]) Données transmises par la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction des services judiciaires au rapporteur  

([6])  Données de la direction des affaires criminelles et des grâces présentées aux parquets généraux et transmis au rapporteur 

([7]) Article 138 du code de procédure pénale  

([8]) Rapport d’information n° 3431 sur la mise en application de la loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille, présenté par M. Aurélien Pradié et M. Guillaume Vuilletet le 14 octobre 2020

([9]) Circulaire du 24 novembre 2014 d’orientation de politique pénale en matière de lutte contre les violences au sein du couple et relative au dispositif de téléassistance pour la protection des personnes en grave danger

([10])  La loi du 23 mars 2019 prévoyait une expérimentation des cours criminelles. La loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire prévoit la généralisation des cours criminelles à compter du 1er janvier 2023.

([11]) Rapport d’information n° 3431 précité  

([12]) Avis budgétaire sur la mission Justice dans le cadre du projet de loi de finances pour 2023, par Mme Sarah Tanzilli, au nom de la commission des lois   

([13])  Article 515-11-1 du code civil

([14])  « Créteil devient juridiction pilote pour la lutte contre les violences conjugales », article publié sur Dalloz le 24 septembre 2019 par Thomas Coustet

([15]) Avis budgétaire de Mme Sarah Tanzilli précité  

([16])  Ley Orgánica 1/2004, de 28 de diciembre, de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género

([17])  Observatoire contre les violences conjugales et les violences de genre, statistiques annuels

([18])  « En Espagne, les tribunaux spécialisés en violence de genre ont prouvé leur efficacité », article publié dans Le Monde le 27 juillet 2021