N° 1399

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 novembre 2018.

RAPPORT DINFORMATION

 

 

 

DÉPOSÉ

 

en application de larticle 145 du Règlement

 

PAR LA MISSION DINFORMATION ([1])

 

sur la gestion des événements climatiques majeurs dans
les zones littorales de lhexagone et des Outre-mer,

 

 

ET PRÉSENTÉ PAR

 

Mme Maina SAGE, Présidente,

 

et

 

M. Yannick HAURY, Rapporteur,

 

Députés.

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 


 

La mission dinformation sur la gestion des événements climatiques majeurs dans les zones littorales de lhexagone et des Outre-mer est composée de : Mme Maina Sage, présidente ; Mmes Claire Guion‑Firmin, Barbara Pompili, M. Olivier Serva, Mme Hélène Vainqueur‑Christophe, viceprésidents ; M. Yannick Haury, rapporteur, MM. Moetai Brotherson, Emmanuel Maquet, Philippe Michel-Kleisbauer, Jean-Hugues Ratenon, secrétaires ; M. Frédéric Barbier, Mme Justine Benin, MM. Christophe Bouillon, Bertrand Bouyx, Stéphane Buchou, Lionel Causse, Stéphane Claireaux, Jean‑François Eliaou, Christophe Euzet, Philippe Gomès, Mme Sandrine Josso, MM. Mansour Kamardine, François‑Michel Lambert, David Lorion, Mme Sophie Panonacle, MM. Éric Pauget, Bruno Questel, Hugues Renson, Mme Frédérique Tuffnell, membres.

 

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SOMMAIRE

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Pages

1. Présentation, ouverte à la presse, par M. François de Rugy, Président de lAssemblée nationale, des conclusions de son déplacement outremer

2. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Vincent, directeur général délégué de lInstitut français de recherche pour lexploitation de la mer (IFREMER)

3. Audition, ouverte à la presse, de Mme Françoise Gaill, présidente du conseil stratégique et scientifique de la Flotte océanographique française, coordonnatrice du conseil scientifique de la Plateforme océan et climat

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Pontaud, directeur, et de M. David Salas, chef du groupe de météorologie de grande échelle et climat du Centre national de recherche météorologique (CNRM).

5. Audition, ouverte à la presse, de Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, membre du bureau du Groupe dexperts intergouvernemental sur lévolution du climat (GIEC), co-présidente du groupe de travail n° 1 du GIEC, et de M. Jean Jouzel, climatologue, directeur de recherche émérite, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ancien membre du GIEC.

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Colas, en charge de lObservatoire de la mer et du littoral, spécialiste des questions et enjeux démographiques des littoraux au Ministère de la transition écologique et solidaire, de M. Valéry Morard, adjoint au chef de service des données et des études statistiques, sous-directeur de linformation environnementale et de M. Gérard-François Dumont, Professeur à la Sorbonne.

7. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Magnan, chercheur "Adaptation au changement global climat/océan" à lInstitut du Développement durable et des relations internationales (IDDRI), et de Mme Virginie Duvat-Magnan, chercheuse en géographie des littoraux tropicaux, Professeure de géographie à lUniversité de La Rochelle, membre du groupe de travail n° 2 du GIEC.

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Robert Vautard, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de lenvironnement (LSCE), de M. Bernard Legras, directeur de recherche, Laboratoire de météorologie dynamique à lÉcole normale supérieure, et de Mme Ludivine Oruba, maître de conférences à lUniversité Pierre et Marie Curie (P6) au Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS).

9. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anny Cazenave, chercheur émérite au Laboratoire détudes en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS) et directeur pour les sciences de la terre à lInternational space science institute (ISSI), à Berne, et de M. Éric Guilyardi, directeur de recherches CNRS au Laboratoire docéanographie et du climat : Expérimentation et approches numériques (LOCEAN-IPSL) et à lUniversité de Reading (Grande-Bretagne), spécialiste des échanges océan-atmosphère et du rôle de locéan dans le climat.

10. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Martin, directeur régional et directeur de l’unité de recherche risques, écosystèmes, environnement, résilience (RECOVER) et de Mme Aliette Maillard, directrice de communication et des relations publiques de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) ; de MM. Joël l’Her, directeur du département environnement et risques et Yann Deniaud, responsable de la division aménagements et risques naturels du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) ; de MM. Gonéri Le Cozannet, du département prévention des risques et reconstruction et JeanMarc Mompelat, directeur adjoint à la direction des actions territoriales et délégué à l’Outre-mer du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Peres, directeur général adjoint en charge du pôle santé et environnement, et de Mme Valérie Marchal, chargée des relations parlementaires de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ; de M. Raymond Cointe, directeur général, de M. Bernard Piquette, directeur des risques accidentels, et de M. Sébastien Farin, directeur de la communication, de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS).

12. Audition, ouverte à la presse, de M. Albert Maillet, directeur « forêts et risques naturels » de lOffice national des Forêts (ONF) ; de M. Sylvain Latarget, directeur général adjoint, de lInstitut national de linformation géographique et forestière (IGN) ; et de M. Patrick Bazin, directeur de la gestion patrimoniale du Conservatoire du littoral.

13. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre national détudes spatiales (CNES) et de M. Pierre Trefouret, directeur du cabinet du président

14. Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Le Quellec, membre du réseau Océans, mers et littoral de France nature environnement (FNE), et de Mme Nirmala Séon-Massin, présidente de la commission de gestion des écosystèmes de lUnion internationale pour la conservation de la nature (UICN)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Brun-Barrière, secrétaire-général de lONERC à la Direction générale de lénergie et du climat, de M. Marc Mortureux, directeur général de la prévention des risques, de M. Hervé Vanlaer, adjoint au directeur général de la prévention des risques et de Mme Laure Tourjansky, cheffe du service des risques naturels et hydrauliques à la Direction générale de la prévention des risques

16. Conférence, ouverte à la presse, conjointement avec la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de ladministration générale de la République, et la Commission du développement durable et de laménagement du territoire, sur la justice climatique, avec la participation de Mme Agnès Michelot, maître de conférence à lUniversité de La Rochelle, de Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherches à lUniversité de Paris I PanthéonSorbonne et de Mme Sabine Lavorel, maître de conférence en droit public à lUniversité de Grenoble.

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Kert, président du Conseil dorientation pour la prévention des risques naturels majeurs

18. Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises, de Mme Sophie Salaün-Baron, chef de la Mission catastrophes naturelles et de M. Karim Kerzazi, chef du bureau de lalerte, de la sensibilisation et de léducation des publics au Ministère de lintérieur

19. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Testa, responsable du département Secourisme, direction des Activités bénévoles et de lengagement, de Mme Ana Chapatte, responsable zone Caraïbes, Océan Indien, Asie Pacifique, Moyen-Orient, Europe, direction des Relations et opérations Internationales de la Croix Rouge française

20. Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Latger, directrice du Centre hospitalier Rives de Seine et membre du bureau de la Conférence nationale des directeurs de centre hospitalier (CNDCH), et de M. Alexandre Mokédé, responsable du pôle Organisation sanitaire de la Fédération hospitalière de France (FHF) et de la Direction générale de loffre de soins au Ministère des affaires sociales et de la santé

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Costa, professeur des universités, Université de Caen Normandie, de M. Marc Robin, professeur des universités, Université de Nantes et de Mme Catherine Meur-Ferec, professeur des universités, Université de Bretagne Occidentale (Brest)

22. Audition, à huis clos, de M. Tai Ghzalade, chef dentreprise, membre de la chambre de commerce et dindustrie de Saint-Martin.

23. Audition, ouverte à la presse, de M. JeanMarc Lacave, présidentdirecteur général, de Mme Anne Debar, directrice générale adjointe et de M. François Lalaurette, directeur des opérations pour la prévision, de MétéoFrance

24. Audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Berthier, directeur général au Ministère des outremer, de M. Alexis Bevillard, directeur de cabinet, et de M. Paul-Marie Claudon, adjoint du directeur des politiques publiques

25. Audition, à huis clos, du Général de brigade Thierry Cailloz, direction générale de la Gendarmerie nationale, direction de lOpération et de lemploi, sous-direction de la Défense, de lordre public et de la protection.

26. Audition, à huis clos, de M. le Préfet de Guadeloupe Philippe Gustin, délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélémy et Saint-Martin.

27. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-François Rapin, sénateur, président de lAssociation nationale des élus du littoral (ANEL) ; de M. Lionel Quillet, vice-président de CharenteMaritime, membre de lAssemblée des départements de France (ADF), de M. Alix Mornet, conseiller développement durable, de M. Edouard Guillot, conseiller Europe, international et Outre-Mer, et de Mme Ann-Gaëlle Werner-Bernard, conseiller relations avec le Parlement.

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français, de M. Alexandre Luczkiewicz, responsable des relations et des actions Outre-mer ; et de M. Jean-François Tallec, conseiller institutionnel de CMA CGM

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Pénet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité, de la Fédération française de lassurance, de M. Jean-Paul Laborde, directeur des affaires parlementaires, et de M. Martin Nicol, de la direction des affaires parlementaires.

30. Audition, ouverte à la presse, de M. Bertrand Labilloy, directeur général de la Caisse centrale de réassurance, et de Mme Sylvie Chanh, directeur des sinistres & commutations & run-off.

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Thépot, directeur général du Centre hospitalier universitaire de Pointe-à-Pitre/Abymes.

32. Audition, à huis clos, de M. Christian Gosse, directeur délégué dEDF Solutions énergétiques insulaires, de Mme Véronique Loy, directrice adjointe des affaires publiques ; de M. Antoine Jourdain, directeur technique dENEDIS, de M. Pierre Guelman, directeur des affaires publiques ; de M. Jean Paul Roubin, directeur de lexploitation, de Réseau de transport délectricité (RTE), de M. Philippe Ruaux, directeur délégué de la maintenance, de M. Philippe Pillevesse, directeur des relations institutionnelles et de Mme Marie Georges Boulay, secrétaire générale adjointe de SFR Altice France.

33. Audition, à huis clos, de M. Thierry Kergall, directeur d’Orange Antilles- Guyane, de M. Patrick Squizzato, directeur de l’intervention à Orange France, et de Mme Carole Gay, responsable des affaires institutionnelles du groupe Orange

34. Audition, à huis clos, du contre-amiral René-Jean Crignola.

35. Audition, ouverte à la presse, de Mme Françoise Haméon, vice-présidente en charge du tourisme, de la mer et du littoral du Conseil départemental de Loire-Atlantique et de Mme Clotilde Guyot, cheffe du service du tourisme et du littoral.

36. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Imbert, directeur de Green Cross France et Territoires, de Mme Clotilde Tillet, chargée de mission ; et de M. Pierre Larrouturou, économiste.

37. Audition, ouverte à la presse, de M. Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement (AFD), de M. Charles Trottmann, directeur de cabinet, de Mme Zolika Bouabdallah, chargée des relations avec le Parlement, et de M. Bertrand Willocquet, responsable des opérations outre-mer.


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1.   Présentation, ouverte à la presse, par M. François de Rugy, Président de l’Assemblée nationale, des conclusions de son déplacement outre‑mer

(Séance du jeudi 18 janvier 2018)

La séance débute à dix heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Monsieur le président de l’Assemblée, nous sommes très honorés de vous recevoir ce matin, dans le cadre du lancement des travaux de cette mission d’information. Je rappelle qu’ils se dérouleront en quatre phases : la première sera consacrée à un état des lieux des connaissances scientifiques, une deuxième à l’anticipation des événements climatiques par nos politiques publiques, la troisième à la gestion de la situation lors de ces événements, et la quatrième aux possibilités de reconstructions durables et innovantes.

Vous avez été à l’initiative de la création de cette mission d’information par la conférence des Présidents et, en notre nom à tous, je vous remercie de l’attention que l’Assemblée a portée à un problème qui touche tous nos territoires, dont l’outre-mer particulièrement vulnérable. Cette rencontre vous donne l’occasion de vous exprimer sur les Antilles où vous vous êtes récemment rendu.

M. François de Rugy, président de lAssemblée nationale. Mes chers collègues, permettez-moi de revenir un instant sur la démarche adoptée par notre Assemblée à la suite du passage de l’ouragan Irma aux Antilles.

Certains d’entre vous se souviennent sans doute que, peu de temps après le cyclone, plusieurs députés ont demandé, à titre individuel ou parfois même en invoquant leur groupe politique, la création d’une commission d’enquête parlementaire sur des sujets liés à cet événement – pour les uns, il s’agissait, par exemple, de travailler sur la gestion du cyclone par l’État, pour les autres, d’étudier la fréquence de ces phénomènes météorologiques exceptionnels. Ces collègues se sont souvent exprimés dans les médias avant de me saisir par courrier.

Après avoir interrogé les groupes parlementaires, j’ai cependant constaté qu’aucun d’entre eux ne souhaitait utiliser son droit de tirage pour constituer une commission d’enquête, et qu’aucun consensus ne se dégageait vraiment pour qu’elle se crée de façon « transpartisane ». Parce que j’estimais regrettable que rien ne se passe une fois oubliée l’émotion liée aux ravages provoqués par les cyclones – Irma a été suivi par Maria, et pour éviter que chacun retourne à ses habitudes en rendant l’autre responsable de l’inaction commune, j’ai proposé à la conférence des Présidents de créer une mission d’information sur la gestion des événements climatiques majeurs dans les zones littorales de l’hexagone et des outre-mer. Composée à la proportionnelle des groupes de notre assemblée, elle est présidée par une députée appartenant à un groupe d’opposition, et son rapporteur appartient à un groupe de la majorité – notre règlement prévoit que l’un de ces deux postes va à l’opposition ce qui permet de ne pas se limiter aux uns ou aux autres, approche essentielle sur un tel sujet.

De manière générale, j’estime qu’il est bon que l’Assemblée nationale se saisisse de ce type de dossiers qui font l’actualité. Alors que, dans les médias, un sujet chasse l’autre, il nous revient de travailler dans la durée. Parce que nous n’avons pas affaire à un événement isolé, mais à des phénomènes dont l’intensité semble augmenter, nous avons la responsabilité de traiter de ce problème. Nous devons toutefois expliquer clairement à nos concitoyens qu’il ne nous appartient pas de prendre en charge la situation dans l’urgence : c’est le rôle des services de l’État et des collectivités locales. Nous devons en revanche vérifier que ce travail est effectué correctement, nous demander comment mieux prévoir ces événements, et en tirer les conséquences durables pour mieux anticiper et agir demain, car, malheureusement, nous ne pourrons éviter que de telles catastrophes se reproduisent. Je dis « malheureusement », mais nous ne maîtrisons pas la météo : on ne commande pas le ciel !

J’ai également souhaité, qu’au-delà des appartenances politiques diverses de ses membres, cette mission d’information unisse les députés des outre-mer et de l’Hexagone. Votre présidente et votre rapporteur incarnent bien cette union. Évidemment, les phénomènes ne sont pas tout à fait de même ampleur, ni peut-être de même nature, en outre-mer et sur les côtes de la France métropolitaine, et a fortiori à l’intérieur des terres, cependant nous sommes tous touchés. Votre rapporteur, Yannick Haury, est élu du même département que moi : sur la côte atlantique, nous constatons la multiplication des phénomènes climatiques de forte intensité et de leurs conséquences graves.

Des frustrations ont pu naître en raison de la nécessité de limiter le nombre de députés siégeant au sein d’une mission d’information. Les élus de certains territoires d’outre‑mer auraient souhaité être membres de la mission d’information, mais je sais que votre présidente fait tout ce qui est possible pour les associer à vos travaux.

Je précise enfin que la création de votre mission d’information s’est faite en étroite collaboration avec M. Olivier Serva, président de la délégation aux outre-mer, et Mme Barbara Pompili, présidente de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire.

Au mois de novembre dernier, je me suis donc rendu en Guadeloupe, à Saint‑Martin, et à Saint-Barthélemy. Dès le lendemain, du passage du cyclone Irma, M. Olivier Serva et moi-même avions évoqué un déplacement destiné à exprimer, sur place, la solidarité nationale, et à constater immédiatement l’ampleur des dégâts. Il est rapidement apparu qu’il n’était pas opportun d’effectuer ce voyage au lendemain des événements. Il était d’autant plus difficile à organiser qu’Irma a été suivi de la tempête Maria. Par ailleurs, contrairement aux représentants du pouvoir exécutif qui sont en mesure de mobiliser sur place le soutien des services de l’État – des ministres et du Président de la République, lui-même, qui se sont rendus sur les lieux – l’Assemblée nationale n’est pas à même d’intervenir matériellement qui dans des conditions d’urgence.

Il est en revanche bon que nous montrions que nous n’oublions pas l’outre-mer une fois l’attention médiatique retombée. Et puis, ce n’est pas la même chose de voir les images des journaux ou de la télévision, et de rencontrer les populations.

M. Olivier Serva, Mme Claire Guion-Firmin, députée de Saint-Barthélemy et Saint‑Martin, Mme Marie Lebec, vice-présidente de la délégation aux outre-mer, et moi‑même formions une petite délégation. Deux mois après l’événement, nous avons pu constater l’étendue des dégâts. Nous avons compris qu’au-delà de la violence immédiate du cyclone et du vent, qui a touché tous les bâtiments – habitations, entreprises, collèges, hôpital, aéroport… –, plus gravement encore à Saint-Martin qu’à Saint-Barthélemy, une part non négligeable des dégradations avait été provoquée, dans un second temps, par les conséquences de l’ouragan et des événements connexes comme les fortes pluies qui s’infiltrent partout. Des bâtiments ont dû fermer plusieurs jours après la tempête alors qu’ils semblaient avoir résisté, et la situation de certains habitants s’est dégradée au fur et à mesure que le temps passait. Malheureusement, les mesures d’urgences destinées aux premières dégradations n’ont pas toujours permis d’éviter les secondes.

Nous avons également constaté que les services de l’État avaient anticipé l’événement. Nous pourrons bien évidemment confronter nos points de vue, mais on ne peut pas dire qu’ils aient été dans le déni, qu’ils aient minimisé la situation, ou qu’ils soient restés inactifs en attendant que la catastrophe se produise. Les polémiques de l’époque sont aujourd’hui oubliées – la préfète déléguée de Saint-Martin avait été mise en cause, alors même que la préfecture a été entièrement détruite pendant qu’elle s’y trouvait –, mais il est préférable de rétablir la vérité.

Les services de météorologie avaient donné l’alerte, même si, évidemment, ils ne pouvaient prévoir la progression du cyclone au mètre près. Les services de l’État et des collectivités locales ont été mobilisés par anticipation : des policiers et des gendarmes ont été dépêchés sur les lieux avant l’arrivée d’Irma, et des personnels des services départementaux d’incendies et de secours de la Guadeloupe voisine se sont déplacés à Saint-Martin.

La solidarité nationale s’est immédiatement exercée. On peut toujours affirmer que le bâtiment de projection et de commandement de la marine nationale est arrivé un peu tard, mais d’autres moyens ont été engagés. Nous avons par exemple rencontré des réservistes de la gendarmerie nationale qui ont passé trois mois sur place alors qu’ils exercent une profession dans le civil en métropole. J’ai aussi découvert l’existence des réservistes sanitaires de l’établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Nous avons rencontré un habitant de Nancy qui a traversé la France et l’Atlantique pour apporter son aide, pendant quelques semaines, à l’hôpital de Saint-Martin. Si tout cela n’enlève rien aux souffrances vécues sur place, il reste que certaines choses ont bien fonctionné.

Il faut souligner qu’un certain nombre de problèmes existaient avant l’ouragan, et que ce dernier n’a fait que les aggraver. La situation économique et sociale de ces territoires, le niveau de pauvreté de nombreux habitants de Saint-Martin, certains types de constructions – celles en bois ont manifestement mieux résisté – tout cela préexistait. L’ouragan n’est donc pas la cause de tout.

Aujourd’hui, par exemple, des entrepreneurs relayés par les élus locaux souhaitent recourir au chômage partiel et au chômage technique, mais cette solution ne réglera en rien le problème posé par le travail illégal. Quant aux difficultés majeures liées à la séparation de l’île de Saint-Martin entre un territoire français et un territoire néerlandais – même si la souveraineté hollandaise s’y exerce de façon assez légère –, elles ne datent pas du passage de l’ouragan. Sans caricaturer, le schéma consistant à travailler côté hollandais, avec une très faible protection sociale, et à habiter côté français où l’on bénéficie des services de santé et d’enseignement, et éventuellement du RSA, crée un déséquilibre ingérable pour la collectivité qui ne perçoit pas les ressources correspondantes. Il semble que les autorités néerlandaises sont un peu plus volontaires qu’auparavant pour avancer sur ces sujets. Je pense encore aux questions d’immigration récurrentes qui se posaient déjà avant l’ouragan.

Des solutions innovantes ont pu être mises en avant lors des événements, qui pourraient être prometteuses. Après que le Président de la République a promis sur place une aide d’urgence d’un montant supérieur à trois cents euros, le préfet Philippe Gustin, délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, s’est mis d’accord avec M. Daniel Gibbes, président de la collectivité de Saint-Martin, pour éviter la potentielle fuite de cet argent, et mettre en place très rapidement une sorte de « monnaie locale » sous forme d’une carte de paiement utilisable uniquement sur place. On pourrait imaginer que le versement du RSA s’inspire de ce modèle.

La reconstruction constitue un défi majeur. Il faut tirer les leçons du passé tout en avançant très rapidement. Le bon compromis doit être trouvé entre l’efficacité et l’application des nécessaires règles d’une construction durable et plus résistante aux ouragans. Même si, sur place, la mémoire du cyclone Luis, qui avait fait des dégâts majeurs – on nous a parlé d’une division par trois de la capacité hôtelière – reste vivante, toutes les leçons n’en avaient sans doute pas été tirées.

D’autres sujets méritent évidemment d’être traités, comme la défiscalisation. Il faut en tout cas agir rapidement et proposer des réponses « solides », dans tous les sens du terme.

Plusieurs questions concrètes et assez lourdes sont en cours de traitement.

Il faut par exemple régler le problème des relations avec les assurances – il ne concerne évidemment que ceux qui avaient une assurance. Cela me donne l’occasion de rappeler qu’il est indispensable d’assurer son habitation ou son automobile. J’ai écrit au président de la Fédération française de l’assurance parce que des assureurs faisaient manifestement traîner les choses.

Le traitement des déchets liés aux dégâts est aussi un sujet majeur. Je pense en particulier aux automobiles – même si certaines de celles que les assurances considèrent comme irréparables circulent encore. Ce volume de déchets considérable doit être évacué par une filière spécialisée. On nous a raconté avoir retrouvé à Saint-Martin, après leur passage par le Venezuela et la Guyane, des voitures qui arrivaient des États-Unis où elles avaient été envoyées à la démolition après le passage de l’ouragan Katrina, en 2005. De très nombreux autres déchets sont évidemment produits après un cyclone. Leur recyclage constitue toujours un défi majeur dans les territoires insulaires, et il nécessite l’intervention d’une filière de traitement – ce qui crée aussi de l’activité locale.

Au-delà de la gravité de situation, je porte plutôt un message d’optimisme : j’ai constaté la volonté de tous de relever le défi de la reconstruction. Nous avons pris l’engagement de revenir sur place pour accompagner des évolutions dans la durée.

Mme la présidente Maina Sage. Notre mission d’information se rendra également sur place. Monsieur le président, j’aurais aimé connaître les conditions actuelles du suivi de la reconstruction. L’Assemblée nationale est-elle officiellement associée au groupe de travail qui suit cette phase de reconstruction ?

M. Yannick Haury, rapporteur. Monsieur le président, votre présence à nos côtés, alors que nous entamons nos premières auditions, témoigne de l’intérêt que vous portez à cette mission d’information dont vous avez souhaité la création.

Notre mission se rendra aux Antilles la semaine des 4 et 11 mars pour apprécier sur place les conséquences de l’ouragan, et pour se trouver auprès des habitants et des élus de ces territoires qui viennent de vivre des événements terribles.

Avez-vous identifié les obstacles à la reprise de l’activité touristiques à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy ?

M. François de Rugy. L’État a nommé un délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin dont la mission est limitée dans le temps. Le préfet de Guadeloupe, qui a autorité sur Saint-Barthélemy et Saint-Martin où se trouve une préfecture déléguée, a rejoint son poste peu avant le passage de l’ouragan, ce qui signifie qu’il y restera un certain temps. En revanche, la préfète déléguée devrait quitter le sien d’ici à l’été.

Après le passage de l’ouragan, il revenait au Gouvernement et aux collectivités locales concernées, en particulier celles de Saint-Martin, d’agir. C’est davantage notre collègue élue dans la circonscription de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, Mme Claire Guion-Firmin, qui doit participer aux échanges et aux travaux portant sur la reconstruction que l’Assemblée en tant que telle. Pour ma part, à mon retour, j’ai rencontré M. Philippe Gustin. Il est clair qu’un gros travail a été engagé rapidement, et il est essentiel qu’un suivi soit assuré.

Il est bon que votre mission se rende sur place de façon un peu prolongée. Nous n’y sommes restés que deux jours et demi. Cela ne nous a pas permis d’avoir des échanges aussi approfondis à Saint-Barthélemy qu’à Saint-Martin.

La question budgétaire et financière est, comme toujours, l’un des sujets majeurs. Les évaluations du coût de la reconstruction varient fortement selon ce que l’on inclut dans le calcul.

Le problème de l’alimentation en eau potable fait partie de ceux qui préexistaient au passage d’Irma – cette question se pose d’ailleurs aussi en Guadeloupe. Le cyclone a sans doute aggravé les choses en raison des dégâts provoqués dans l’usine de désalinisation de Saint-Martin, mais l’événement amène à interroger les choix effectués en termes d’alimentation en eau potable. La désalinisation est coûteuse, énergivore et, en zone d’ouragan, elle constitue une solution fragile : l’usine est forcément située près de la mer, et elle dépend du réseau électrique lui-même sensible à ce type d’événement. Des alternatives pourraient être envisagées comme le traitement des eaux usées ou la récupération des eaux de pluie – ces mêmes questions se posent dans de nombreuses îles.

En tout état de cause, il faut résoudre ce problème, ce qui demande des investissements. Revient-il à l’État, au nom de la solidarité nationale, de s’engager en la matière ? Sans doute, d’autant qu’il faut aussi remettre le réseau en état. Le taux de fuite de 60 % est environ le double de celui généralement admis – dans la ville où je suis élu, le taux de fuite du réseau d’eau potable de 25 % est considéré comme relativement normal ! Un taux de 60 % pose un problème grave, surtout quand la ressource est rare.

Il s’agit de l’un des besoins élémentaires de la population locale et, évidemment, le tourisme ne peut pas reprendre si l’on ne garantit pas l’alimentation en eau potable. Au-delà de l’urgence, si l’on consent de gros investissements, il est légitime de s’interroger sur les choix effectués et de ne pas systématiquement reproduire l’existant. Localement, l’eau est chère, mais il faut tenir un langage de vérité à la population : le taux de recouvrement doit être amélioré, et, dans les hôtels et les locations, les touristes doivent aussi participer. Les élus locaux veulent que les prix baissent, mais ils doivent rester vigilants pour trouver le bon équilibre, car les consommations diminuent rarement dans cette hypothèse.

Se pose aussi le problème de la reconstruction. Nous nous trouvons ici devant un problème classique : plus nombreuses seront les règles exigeantes visant à un haut niveau de qualité, plus élevé sera le coût et plus long le temps nécessaire. Certains soutiennent que ces règles freineront le redémarrage de l’activité touristique, tandis que d’autres, notamment les services de l’État, mettent en garde contre la récurrence des mêmes problèmes dans quelques années, lorsqu’un nouveau cyclone passera. Il faudra trouver un bon équilibre.

Peut-être faut-il adopter des procédures exceptionnelles pour établir ces règles, auquel cas nous serions en première ligne, au titre du volet législatif, même si la collectivité territoriale concernée, qui jouit d’un statut particulier, a tout de même beaucoup de pouvoirs : elle cumule les compétences d’une mairie, d’une intercommunalité, d’un département, d’une région et même, dans certains domaines, de l’État, ce qui garantit d’ailleurs une assez grande unité de commandement.

Mais elle se trouve aussi confrontée à des problèmes financiers qui existaient auparavant, mais qui n’ont fait que s’accroître.

M. Bertrand Bouyx. Madame la présidente, vous avez évoqué au conditionnel la participation de l’État à certains financements. Est-il trop tôt aujourd’hui pour en parler, avant que la reconstruction soit engagée ? Dans ma circonscription du littoral du Calvados, des maires sont inquiets, ayant aussi été touchés. Comment en outre circonscrire l’intervention de chacun, État et intercommunalités ? Quels seront les montants à régler et jusqu’à quel niveau les intercommunalités pourront-elles aller, dans la mesure où leurs finances ne sont extensibles à l’infini ?

Comment l’État peut-il prendre le relais de celles qui ne pourront financer les reconstructions ? Peut-être est-il trop tôt, madame la présidente, pour poser cette question, mais je prends date, puisque M. le président en a parlé.

Mme Maina Sage, présidente. De toute façon, c’est le nerf de la guerre : on sait très bien qu’il faudra des moyens financiers importants pour reconstruire.

M. Jean-Hugues Ratenon. En même temps que nous débattons, je suis ce qui se passe à la Réunion, dans le sillage du cyclone. Le Sud, où les pluies sont dix fois supérieures à la normale, paraît beaucoup plus touché que l’Est, où la situation serait normale : les vidéos sont assez impressionnantes.

Ne pourrait-on d’ailleurs faire varier les niveaux d’alerte d’un secteur à l’autre ? Toute la Réunion est actuellement en alerte orange, alors que le Sud pourrait être placé en alerte rouge… Comment régler ce genre de problèmes ?

Mme Maina Sage, présidente. Je pense que Météo-France pourra apporter quelques compléments sur ce sujet.

Mme Justine Benin. Je remercie le président de Rugy d’avoir effectué une visite aux Antilles, après la succession de catastrophes qui les ont touchées avec les ouragans Irma, José et Maria… Je pense que la population a vu cette visite d’un bon œil, de même que celles du président de la République, de la ministre Annick Girardin et de différents ministres.

Il n’y a pas si longtemps, Saint-Martin était une commune de la Guadeloupe – c’était encore le cas en 1995, quand elle a été touchée par l’ouragan Marilyn. Nous nous intéressons de près à son sort, notamment à la reconstruction. Aujourd’hui, la collectivité de Saint‑Martin cumule les avantages d’une commune, d’un département et d’une région ; mais elle cumule aussi les contraintes : proximité, voire promiscuité avec la partie hollandaise, difficultés migratoires, contraintes budgétaires. De ce point de vue, l’ouragan Irma n’a certes rien apporté de bon.

M’étant rendue à Saint-Martin trois jours après les catastrophes climatiques, j’y ai vu un désespoir complet. Mais j’ai constaté aussi que l’ensemble des habitants veut reconstruire. Nous aurons donc à nous intéresser au cadre législatif, parce qu’il faudra adapter nos lois aux réalités de nos outremers, je pense en particulier au code de l’urbanisme, parfois peu adapté aux territoires sujets à des cyclones ou à des tsunamis.

Nous, députés de la Martinique et de la Guadeloupe, bien évidemment avec notre collègue Claire Guion-Firmin, avons déjà commencé à réfléchir au convoi de véhicules législatifs les mieux adaptés à ce travail, en vue de la nécessaire adaptation des lois, notamment en matière d’urbanisme.

Il faut aussi voir Saint-Martin différemment. M. Gustin fait un travail remarquable avec Daniel Gibbes et avec les élus de Saint-Martin. La coopération régionale avec la Guadeloupe et la Martinique a aussi joué de belle manière, même si l’acheminement des vivres s’est heurté à des difficultés administratives, que le préfet a rapidement réglées avec la ministre. Hélas, une semaine après l’arrivée de M. Gustin, de nouvelles catastrophes ont eu lieu, comme l’incendie du centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre.

Je suis heureuse, Monsieur le président, que vous ayez appuyé cette mission d’information sur les catastrophes climatiques, celles qui ont frappé la Guadeloupe, mais aussi celles dont est victime l’ensemble du territoire de la France. Merci de vous préoccuper de notre sort, alors qu’on pense trop souvent que l’éloignement fait que la République nous oublie.

Mme Claire Guion-Firmin. Je tiens tout d’abord à remercier le président de Rugy pour le déplacement qu’il a effectué dans les îles du Nord.

Pour répondre ensuite à la question sur la reconstruction de l’hôtellerie à Saint-Martin, je puis vous informer que tout est à l’arrêt, dans l’attente des autorisations de reconstruction.

Un certain nombre de permis ont été déposés. Certes, le président de Rugy l’a signalé, la problématique des salariés a été prise en compte. Toutefois, en raison du départ de certains patrons, certains salariés ne peuvent pas prétendre aux indemnités de chômage. C’est une situation que nous devons régler. À six mois de la saison cyclonique, qui recommencera au mois de juin aux Antilles, nous sommes inquiets : on ne voit pas vraiment bouger les choses à Saint-Martin.

C’est pourquoi j’ai pris différents rendez-vous, destinés à sensibiliser le Gouvernement à la nécessité de passer à la vitesse supérieure. Dans la situation actuelle, si une simple tempête passe demain sur l’île, nous pouvons nous attendre au pire. Je compte donc sur vous, monsieur le président, pour appuyer les démarches en cours, afin que le Gouvernement prenne en compte la situation du territoire.

La population pense que les choses n’avancent pas assez vite. Certes, la collectivité de Saint-Martin a de nombreuses compétences, vous venez de le signaler, mais, sans l’appui du Gouvernement, elle ne pourra pas avancer. Je tire donc vraiment la sonnette d’alarme.

Mme Sophie Panonacle. En tant que co-rapporteure de la mission d’information sur l’économie bleue, j’ai passé quelques jours en Guadeloupe. J’y ai rencontré le directeur du port de Pointe-à-Pitre, à qui j’ai remis mon rapport. Nous avons bien sûr évoqué les ouragans. Il a appelé mon attention sur la question de la flotte stratégique. Je pense que nous avons effectivement à travailler ensemble pour rendre la flotte plus efficace et plus réactive.

Vous avez évoqué les responsabilités pour le recyclage des voitures : n’oublions pas que les navires sont aussi concernés.

Enfin, je travaille à une proposition de loi portant sur l’érosion côtière et qui concerne la métropole et les outremers, travail que Pascale Got n’a pu mener à son terme au cours de la dernière législature. J’espère que nous pourrons avancer, notamment en ce qui concerne le point délicat de l’indemnisation. Mais il ne s’agit pas de toucher à la loi littoral, tout au plus de la faire évoluer, avec la plus grande prudence.

M. le président François de Rugy. Nous sommes ici dans notre rôle de parlementaires et je n’ai donc pas de réponse à apporter à la place du Gouvernement quant aux engagements financiers de l’État. Des accords ont tout de même été signés. Les plans prévus comportent des volets successifs, sur une période de cinq ans, de 2018 à 2023.

Mais les difficultés financières de la collectivité préexistaient aux ouragans. Notamment liées au RSA, elles se retrouvent aussi ailleurs et ce pourrait être l’occasion de les traiter.

De même, des mesures en matière de cotisations sociales ont été prises. Bien sûr, seules sont concernées les entreprises dont les salariés sont déclarés… Pour les autres, l’exonération de cotisations ne change rien.

Enfin, une partie des difficultés d’indemnisation par les assurances tient au fait qu’il est difficile d’obtenir des devis, qu’ils sont trop élevés, que les entreprises confrontées à des demandes d’urgence sont débordées et ont tendance à relever leurs prix, ce qui conduit les assurances à rejeter les devis.

Aussi était-il bon que l’État mobilisât des moyens publics pour fournir un bâchage répondant à la situation d’urgence, sans s’en remettre exclusivement aux acteurs privés. Les services publics de l’État et des collectivités se sont fortement mobilisés pour soustraire les habitants à la loi du marché qui, dans ce cas, est impitoyable.

L’adaptation du cadre législatif représente le cœur de notre sujet. Nous devons agir en lien avec les collectivités, en trouvant le bon équilibre. Par principe, je suis favorable à des adaptations de ce cadre. Notre collègue Serge Letchimy plaide pour que l’on accorde aux collectivités d’outre‑mer une forme de pouvoir législatif. J’y suis favorable par principe, même si je sais, si j’en crois l’expérience des précédentes législatures, que d’autres collègues y seront très hostiles, y voyant une forme de fédéralisme, voire le démantèlement de la République française, qui doit demeurer une et indivisible. Nous avons pourtant déjà avancé sur la possibilité d’adaptations législatives ou réglementaires pour l’outremer, mais il faut continuer à nous pencher sur ce sujet. Les services de l’État ne doivent pas apparaître comme d’intransigeants gardiens du temps, finissant par freiner une reconstruction qu’ils appellent par ailleurs de leurs vœux.

Dans les mois qui viennent, la mission a un rôle-clé à jouer pour identifier les problèmes et fixer les bornes des différentes options d’adaptation. En effet, nous devons réfléchir au véhicule législatif approprié et, pour reprendre l’expression de Justine Benin, au convoi de véhicules législatifs nécessaire, s’il en faut plusieurs. Il faudra se prononcer sur la nécessité d’une éventuelle proposition de loi.

C’est mon cheval de bataille : je prône systématiquement que les missions d’information, les commissions d’enquête et toutes nos instances produisant des rapports y précisent, à la fin, lesquelles de leurs préconisations sont de l’ordre du changement législatif. Quel que soit le sort qui leur est réservé ensuite, ces préconisations doivent être clairement établies, dans le souci d’une rapide mise en œuvre des conclusions des rapports.

Alors que, vous l’avez dit, le sentiment prévaut que les choses ne bougent pas, notre rôle est celui d’un aiguillon, en interpellant les services de l’État et en mettant la pression sur eux pour qu’ils avancent plus vite. En ce qui concerne le recyclage, les problèmes ont été bien identifiés, notamment ceux qui sont liés aux bateaux qui ont coulé.

En Guadeloupe, les élus, forts d’une certaine expérience, ont tout de même constaté que les alertes avaient été données de manière plus satisfaisante que par le passé, de façon que les habitants ont pu être mieux protégés, grâce à des mesures adaptées. Saluons aussi ces progrès. Des leçons ont été tirées des précédents événements dramatiques.

Mme Maina Sage, présidente. Nos collègues l’ont en effet souligné. Merci, monsieur le Président.

La séance est levée à dix heures cinquante-cinq.

 


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2.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Vincent, directeur général délégué de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER)

(Séance du mercredi 17 janvier 2018)

Laudition débute à dix-sept heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, notre mission d’information inaugure aujourd’hui ses travaux par l’audition de M. Patrick Vincent, que je remercie de sa présence. Je rappelle que nos débats sont diffusés et donneront lieu à un compte rendu écrit, disponible avec le rapport.

Depuis 1984, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) poursuit les missions consistant à conduire et promouvoir des recherches fondamentales et appliquées, ainsi que des actions d’expertise et de développement technologique et industriel destinées à connaître, évaluer et mettre en valeur les ressources des océans et permettre leur exploitation durable ; améliorer les méthodes de surveillance, de prévision et d’évolution de protection des océans et mettre en valeur le milieu marin et côtier ; favoriser le développement socio-économique du monde maritime.

La France représente déjà la deuxième superficie mondiale en tant que zone économique exclusive, avec près de 12 millions de kilomètres carrés d’espaces maritimes, et l’IFREMER pilote le projet EXTRAPLAC d’extension du plateau continental français – c’est dire que vous êtes au cœur des sujets qui nous intéressent, monsieur le directeur général.

Je vais maintenant donner la parole à notre rapporteur, afin qu’il vous précise les points sur lesquels nous souhaitons plus particulièrement obtenir des informations dans le cadre de cette mission qui, je le rappelle, a pour objectif de mettre en lumière l’intensification des phénomènes climatiques et de nous permettre de faire un état des lieux des connaissances actuelles dans ces domaines.

M. Yannick Haury, rapporteur. Monsieur le directeur général, je vous remercie pour votre présence.

Je vais vous demander de bien vouloir nous présenter d’une manière générale les travaux de l’IFREMER sur les événements climatiques majeurs, et nous indiquer ce que permettent de comprendre les données océanographiques que vous traitez. Je souhaite également que vous insistiez sur vos travaux portant sur les changements climatiques et leurs impacts sur les zones littorales.

Vous travaillez notamment sur les questions suivantes : les liens entre la circulation océanique et l’atmosphère ; les impacts des changements climatiques sur l’océan – la dynamique océanique, la compréhension des échanges « hauturier-côtier » pour aborder la régionalisation des impacts des changements climatiques sur les marges et les écosystèmes, la validation, l’analyse et la quantification statistique de données historiques ou en temps réel, le développement et la mise en œuvre de codes numériques capables de simuler l’océan de manière idéalisée ou réaliste, ou encore l’ingénierie de systèmes sous-marins téléguidés et autonomes – ; l’élévation du niveau des océans, les émissions de carbone actuelles jouant le rôle d’une « bombe à retardement ».

Je vous remercie également de nous présenter les conséquences des changements climatiques sur l’intensification et l’accélération de la fréquence des phénomènes climatiques majeurs dans les zones littorales, si possible en distinguant selon les littoraux concernés en France, qui sont particulièrement diversifiés.

Il me paraît également souhaitable que vous présentiez La Méditerranée face au changement climatique, ouvrage collectif dont un chapitre a été coordonné par M. Denis Lacroix, de l’IFREMER.

Enfin, je vous pose une question plus large : quelles sont les conséquences des événements climatiques majeurs sur la ressource biologique du milieu marin ?

M. Patrick Vincent, directeur général délégué de lIFREMER. Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie d’avoir convié l’IFREMER pour l’inauguration de votre mission d’information.

Je vais m’efforcer, à l’aide de quelques exemples, de vous faire comprendre ce que l’IFREMER peut apporter sur les thématiques qui viennent d’être évoquées, en commençant par souligner que le changement climatique, le changement global et les pressions anthropiques sont des sujets transversaux à l’ensemble des activités de l’IFREMER : je pense notamment aux activités maritimes humaines, aux ressources biologiques, à l’exploitation des ressources minières. Si j’évoque cette transversalité, c’est parce qu’elle induit que nous n’avons pas développé un programme de travail spécifique portant sur le changement climatique ou sur le changement global, ces deux thématiques imprégnant l’ensemble de nos activités.

Je vous présenterai donc un panorama faisant apparaître quelques-unes des questions sur lesquelles nous travaillons. Les questions « amont » pourront vous paraître un peu arides, dans la mesure où elles n’ont pas forcément d’application concrète ; d’autres, en revanche, vous apparaîtront directement liées à des thématiques qui vous sont familières.

Parmi les thèmes que j’ai choisi d’évoquer afin de répondre aux questions qui me sont posées, trois me paraissent revêtir une importance particulière.

Le premier de ces thèmes est celui des événements climatiques majeurs perçus du point de vue de la géophysique, de l’ère quaternaire à nos jours. Cela me permettra de vous expliquer comment des données de type géologique peuvent apporter de l’information sur l’analyse de l’impact du changement climatique actuel. Comme pour beaucoup d’autres sciences, l’histoire nous fournit des enseignements précieux pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Le deuxième thème est celui de l’intérêt qu’il y a à tenter de reconstruire des séries statistiques de données les plus longues possibles, portant sur les événements climatiques extrêmes, dans l’objectif de tirer de ces données, au moyen d’une assimilation à des modèles numériques, des réponses aux questions qui se posent au sujet des événements majeurs actuels, notamment quant à la fréquence de ces événements.

Enfin, le troisième thème est celui de la puissance du spatial dans l’observation de l’océan, une puissance qui permet de dériver un certain nombre d’applications intéressantes. Je pense notamment au grand programme européen Copernicus, qui délivre des services marins applicables à la fois sur nos littoraux, sur l’océan global pour ce qui est de l’exploitation des ressources marines, mais évidemment aussi sur les outre-mer.

Si le changement climatique sur le littoral est une préoccupation pour l’IFREMER, notre institut ne travaille pas seul sur cette question. En septembre 2017, nous avons tenu un séminaire avec nos collègues du CNRS et du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) sur l’impact du changement climatique sur le littoral.

Bien entendu, je vous parlerai de l’élévation du niveau de la mer et de ce que l’on peut en dire aujourd’hui, en particulier d’un exercice de prospective en cours, qui a pour objectif de déterminer quels sont les scénarios possibles à l’horizon 2100, et quelles décisions devraient être prises en 2030 pour que se réalise en 2100 le meilleur scénario possible. Cela montre, s’il en est besoin, que l’observation du climat peut porter sur des événements qui s’étendent sur des semaines, des mois, des saisons, des années, voire sur plusieurs dizaines d’années. Cet exercice de prospective est réalisé par l’IFREMER dans le cadre de l’Alliance nationale de recherche pour l’environnement (ALLENVI), conclue sous le patronage du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Enfin, comme vous le souhaitez, je ferai un point portant spécifiquement sur l’ouvrage La Méditerranée face au changement climatique.

Je commencerai donc par évoquer le niveau des mers vu à l’échelle géologique, en portant une attention particulière aux environnements insulaires, qui sont ceux intéressant nos outre-mer. Sans vous entraîner trop loin dans le domaine de la géophysique, qui sous-tend le sujet qui nous intéresse, je peux vous dire que deux aspects des changements passés du niveau des mers sont particulièrement pertinents pour prédire les changements futurs dans un contexte de réchauffement climatique.

Le premier de ces aspects, c’est le fait que nous avons été en présence de variations très importantes et très abruptes du niveau des mers durant les transitions glaciaires et interglaciaires. C’est très intéressant, car cela permet d’observer des contraintes uniques sur la stabilité des calottes de glace, ce qui peut nous aider à déterminer quelle quantité d’eau va se déverser dans l’océan, et quel niveau il va atteindre de ce fait.

Le deuxième aspect, c’est que les niveaux marins ont été très élevés au cours de certaines périodes, durant lesquelles le climat était beaucoup plus chaud qu’aujourd’hui. Il y a là également matière à effectuer une transposition au futur.

Pour étudier et comprendre ces phénomènes, l’IFREMER travaille dans les îles Éparses, situées autour de Madagascar, dans l’océan Indien. Nous avons sur ces îles un chantier de reconstruction des changements passés du niveau des mers – dans une région peu étudiée, ce qui constitue un intérêt supplémentaire. L’acquisition de connaissances en vue de reconstruire les niveaux marins du passé passe par l’application de méthodes pluridisciplinaires : sédimentologie, géochimie, modélisation de tous les systèmes – en particulier les systèmes récifaux profonds et peu profonds, très liés aux variations du niveau des mers. Nous développons actuellement un programme qui, à terme, doit nous permettre de quantifier à la fois l’impact et la vitesse de variation du niveau des océans sur les environnements insulaires. Je ne suis malheureusement pas en mesure de vous indiquer les résultats de ce programme, que nous n’obtiendrons que d’ici deux ou trois ans, mais il est important de savoir qu’il a déjà été mis en place un certain nombre d’actions de recherche visant à l’acquisition de données.

Un autre exemple, plus proche de nous géographiquement, puisqu’il est situé dans l’Atlantique Nord-Est, est celui correspondant à l’action que nous menons pour essayer de comprendre l’impact du changement climatique et du changement global sur les écosystèmes profonds, qui constituent des pièces du réseau trophique de la ressource océanique. Tout changement environnemental qui survient se traduit par une réaction de ces écosystèmes profonds, dont nous mesurons l’impact.

Il existe dans l’Atlantique Nord-Est un écosystème profond très sensible, celui des coraux d’eau froide, qui constituent un système classé vulnérable – ce qui ajoute encore à l’intérêt de leur étude. L’une des caractéristiques de cet écosystème réside dans le fait qu’il est contrôlé par les courants, qui interagissent avec la ressource – les courants étant manifestement eux aussi très influencés par le climat. Je précise que la circulation océanique profonde, qui n’est pas très bien connue, est celle qui interagit aux mêmes échelles de temps que le climat : à ce titre, elle est extrêmement importante.

Dès lors que l’on parle de changement climatique et d’océan, on pense au phénomène d’acidification des océans, qui va se traduire par une réduction de la gamme de profondeur de l’habitat propice au développement des coraux, donc par une vulnérabilité plus importante. Comme vous le voyez, des sujets de recherche qui paraissent un peu arides de prime abord peuvent produire des connaissances pouvant trouver des applications pratiques, notamment en matière d’exploitation de la ressource biologique.

Nous avons abordé la question des phénomènes extrêmes en milieu littoral sous un angle un peu original, celui du dimensionnement des ouvrages en mer, en considérant que cette démarche permettait d’aborder des questions situées dans le champ des missions de l’IFREMER, en particulier celles relatives aux énergies marines renouvelables – qui impliquent l’implantation de structures en mer, notamment des plateformes offshore, exposées à des événements extrêmes qui peuvent aller jusqu’à causer leur destruction.

Nous souhaitons établir des séries statistiques les plus longues possibles portant sur les phénomènes extrêmes, qui pourraient être représentatives des conditions en mer, à savoir le vent, les vagues et les courants. L’acquisition de données par des capteurs, par des campagnes en mer ou depuis l’espace, permet de constituer des bases de données dont nous tirons des séries temporelles. Ces séries sont établies à partir du plus grand nombre de données possible, et leur établissement se caractérise par une difficulté particulière : elles doivent refléter des événements majeurs peu probables, donc difficiles à détecter et à observer – alors même que leur impact est extraordinaire.

Nous avons lancé, avec nos laboratoires, un projet destiné à construire ces séries statistiques à partir de modélisations, ce qui doit permettre de représenter statistiquement, sur le très long terme, les conditions environnementales dont nous pourrons déduire des impacts sur les structures en mer. Nous partons du principe que cette étude doit être réalisée à toutes les échelles de temps – de quelques jours à plusieurs années –, mais aussi d’espace – par rapport au milieu où elles sont situées, les structures en mer occupent un espace très restreint, d’ordre local ; en revanche, les territoires ultramarins recouvrent souvent un espace d’ordre régional ; quant à l’espace global, il correspond à la circulation océanique générale.

J’en viens à la question des estuaires, très importante lorsqu’on s’efforce de déterminer l’impact du changement climatique. Jusqu’à une période très récente, ce sujet était évoqué sous la forme de la recherche d’une meilleure statistique de la fréquence d’inondation des estuaires sous le coup d’événements extrêmes. Cette approche faisait abstraction d’un aspect essentiel : un estuaire se caractérise par une certaine géomorphologie, dont la variation doit se coupler avec celle des variables environnementales que sont la salinité, le courant et les vagues. La variation géomorphologique a inévitablement un impact sur l’ensemble des autres variables, ce qui n’est pris en compte que depuis deux ou trois ans.

Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, dans ce domaine, l’IFREMER travaille en association avec le BRGM et le CNRS. Le BRGM s’occupe de tout ce qui a trait à l’érosion du trait de côte, tandis que le CNRS se concentre sur l’acquisition de connaissances par la recherche fondamentale ou appliquée. En septembre 2017, nous avons organisé un séminaire commun, lors duquel nous avons défini des perspectives pour les années à venir en matière d’acquisition de connaissances et de recherche. Pour ce qui est des observations réalisées in situ ou depuis l’espace, nous avons besoin de points de référence bien équipés en capteurs et systèmes d’observation.

L’une des questions qui se posent actuellement consiste à se demander quels seront les observatoires de demain sur le littoral. Par ailleurs, nous nous intéressons beaucoup à l’expertise de l’opérationnalité des résultats de recherche, c’est-à-dire à la manière dont ces résultats sont transférés vers l’applicatif, et comment l’action publique peut s’en saisir. Cela constitue un pan important de réflexion sur la question de la science dans la société. À une époque où la science peine à se faire entendre dans la société, ce laboratoire du littoral a vocation à constituer un point de rencontre entre les scientifiques et les acteurs publics, et revêt à ce titre une grande importance.

Le troisième axe de recherche est celui portant sur la possibilité de transposer les résultats obtenus par l’étude d’un système donné, à un endroit donné, à d’autres systèmes ou d’autres endroits. Cette question intéresse particulièrement l’action publique, qui a beaucoup à gagner quand elle a la possibilité de transposer les connaissances acquises sur un chantier océanique vers un autre.

Vous avez souhaité que j’évoque La Méditerranée face au changement climatique, un ouvrage important, écrit lors de la COP21 et transmis aux participants de la COP22 de Marrakech. On entend souvent dire que la Méditerranée est en danger, sans trop savoir ce que cela veut dire. L’action de recherche est là, justement, pour objectiver les mots et les slogans. En l’occurrence, l’étude de la Méditerranée fait apparaître une mer très singulière par rapport aux autres mers régionales, européennes et mondiales. Elle concentre en effet plusieurs activités humaines d’une intensité élevée : l’activité extractive, l’activité industrielle, l’activité commerciale et, bien entendu, l’activité touristique, qui constituent à la fois des opportunités et des menaces. Ces menaces, prises collectivement, pèsent sur la Méditerranée ; elles s’exercent sur l’ensemble des ressources marines et sur l’ensemble du littoral méditerranéen.

Si nous avons considérablement accru nos connaissances au cours des dernières années, et si les États riverains ont progressivement pris conscience des menaces portant sur la Méditerranée, les risques de changement ne sont pas encore complètement maîtrisés à ce stade.

Au-delà de l’aspect environnemental, nous sommes dans un monde où l’on ne peut ignorer l’économie : ainsi, pour parler du monde marin, on évoque souvent l’« économie bleue » – en Méditerranée comme sur le reste du littoral français métropolitain, mais aussi outre-mer.

Pour déterminer comment, malgré ces menaces, développer cette économie bleue, il convient d’étudier les pressions qui s’exercent sur le bassin méditerranéen. Vingt et un pays bordent la Méditerranée, pour une population totale de 380 millions d’habitants, dont 176 millions vivent le long de la côte. C’est énorme. Et le nombre de touristes accueillis en 2025 pourrait atteindre 350 millions. Ces populations vont exercer des pressions anthropiques sur l’ensemble des écosystèmes marins.

D’après les modélisations du changement climatique en Méditerranée, qui s’accompagnent parfois d’importantes incertitudes, la température pourrait avoir augmenté de plus de 3 degrés à la fin de ce siècle. Le volume des précipitations pourrait être réduit de 25 %, ce qui traduit en chiffres le problème de l’eau. La température en surface de la mer pourrait s’accroître de 2,5 degrés. Et, bien entendu, nous allons connaître un phénomène d’acidification des eaux marines.

C’est d’autant plus important que, la Méditerranée étant une mer fermée, elle abrite une biodiversité remarquable, et souvent endémique. Et plus la biodiversité est riche, plus elle rend de services écosystémiques qu’il faut préserver ou restaurer. La Méditerranée est donc un système marin très sensible et très réactif aux changements climatiques et environnementaux. La réaction se fait déjà sentir – je viens de vous donner quelques chiffres – et va s’amplifier. Le bassin quasi fermé de la Méditerranée constitue un laboratoire de l’effet des changements climatiques sur un bassin océanique.

Au-delà de cette notion de laboratoire, il faut s’inquiéter de l’habitabilité du bassin méditerranéen. Le changement climatique pourrait menacer l’ensemble des villes littorales et les îles de la Méditerranée, et ses effets se combinent à l’artificialisation de la côte du fait du tourisme et sa faible altitude. Le niveau de la mer est donc un problème sensible.

Dans cet ouvrage collectif, qui rassemble l’ensemble des partenaires de recherche qui s’intéressent à l’environnement et à la Méditerranée, quatre axes de recherche ont été identifiés. Ils sont valables pour la Méditerranée, mais aussi probablement dans d’autres situations.

Le premier porte sur les services écosystémiques rendus par le milieu méditerranéen et sa biodiversité. Il faut les caractériser et identifier leurs évolutions face au changement climatique.

Le deuxième consiste à évaluer les risques encourus par les sociétés humaines et les écosystèmes face aux évolutions, et développer les capacités d’adaptation et de résilience.

Le troisième axe de recherche est lié à la croissance bleue. Nous pouvons développer des activités et des usages, à condition qu’ils soient durables. Ce critère de durabilité doit être mis en avant.

Enfin, puisque l’on parle d’un grand nombre de pays et d’usages multiples – industriels, environnementaux, touristiques – il faut une gouvernance du système méditerranéen. Le quatrième axe consiste donc à évaluer et améliorer cette gouvernance.

En conclusion, s’agissant de la Méditerranée, si les scientifiques ont leur rôle à jouer, c’est la concertation de tous les acteurs qui est essentielle. C’est vrai en Méditerranée, sur le littoral et dans les outre-mer. L’ensemble des acteurs doivent se concerter pour éclairer des choix qui sont toujours faits dans un contexte d’incertitude, et si les sciences marines et l’IFREMER doivent jouer un rôle, les sciences sociales doivent aussi apporter leur pierre à l’édifice. La ressource, les écosystèmes côtiers et la circulation océanique doivent être pris en compte, mais sans l’apport croisé des sciences sociales pour étudier ce qui se passe dans un bassin comme la Méditerranée, sur le littoral et en outre-mer, nous échouerons. Ce débat des porteurs d’enjeux doit nous permettre de choisir un certain nombre des mesures « sans regrets », celles qui sont valides quel que soit le scénario de prospective retenu. Ces mesures doivent être identifiées et appliquées.

S’agissant de la montée du niveau des mers, beaucoup a été fait. Vous allez entendre Anny Cazenave, qui vous en parlera beaucoup plus savamment que moi, en s’appuyant sur des données in situ et des données spatiales. Mais au-delà de l’évaluation de la montée du niveau des mers, estimée de l’ordre de 3 millimètres par an grâce aux mesures d’altimétrie spatiale, où en serons-nous en 2100 ? Quels sont les scénarios potentiels de montée de niveau des mers et de réaction à cette montée ?

Comment concevoir un littoral qui sera de plus en plus anthropisé en prenant en compte les risques sous l’angle de toutes les menaces potentielles ? Comment concilier l’expansion des activités marines avec la sécurité et la pérennité des milieux ? Nous sommes en plein dans cet exercice de prospective, couplé au sujet du niveau des mers. Identifier le scénario le plus probable pour 2100 permettra de déterminer les actions que nous devrons prendre en 2030. Nous aurons achevé cet exercice de prospective à la fin de l’année 2018, et nous pourrons alors dire quels sont les scénarios envisagés pour 2100, et les mesures à prendre en 2030.

Mme Sandrine Josso. Merci, monsieur le directeur général, de nous faire bénéficier de votre présence et de votre expertise.

Je souhaiterais avoir des précisions quant aux mesures et aux études menées sur le phénomène de surcote. C’est un phénomène de variation du niveau de la mer qui s’ajoute à la marée en cas de tempête et contribue aux risques de submersion marine, comme ce fut le cas en 2010 lors de la tempête Xynthia, qui a fortement touché nos côtes.

Le Laboratoire de physique des océans, composé du CNRS, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), de l’Université de Bretagne Occidentale (UBO) et de votre institut, a permis d’expliquer ce phénomène en découvrant que les petites vagues d’une longueur d’onde d’un mètre ne vont pas dans la direction du vent en cas de vents moyens, mais en direction des côtes, selon un angle de 70 degrés. Ces données ont été mesurées par un système vidéo avec deux caméras pour prendre les mesures des vagues.

Est-il possible d’envisager que ce type de dispositif d’étude et de connaissance du phénomène puisse devenir un dispositif d’alerte pouvant prévenir les phénomènes de submersion et permettre d’anticiper des procédures d’évacuation de la population ?

Mme Sophie Panonacle. En Aquitaine, le contrat de plan État-région 2015-2020 a été pensé afin d’anticiper les risques et adaptations au changement climatique, et accompagner les territoires du littoral soumis aux risques d’érosion et de submersion.

En effet, sur 2 296 communes aquitaines, 1 390 sont concernées par le risque d’inondation, soit plus d’une sur deux. Par ailleurs, de nombreuses communes sont également affectées par les risques liés aux mouvements de terrain. Cette forte vulnérabilité fait de la prévention et de la gestion des risques un enjeu majeur pour la région.

Selon vous, pouvons-nous considérer qu’en l’état actuel des connaissances scientifiques, l’érosion côtière peut être intégrée à la liste des risques naturels majeurs ?

M. Patrick Vincent. S’agissant de l’élaboration d’un système d’alerte des phénomènes de submersion, il faut distinguer le temps de la recherche de celui des systèmes opérationnels. L’IFREMER et ses partenaires au sein du laboratoire de physique des océans sont les acteurs de la recherche. Aujourd’hui, les questions de submersion marine et de surcote sont prises en charge opérationnellement par le service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM), en partenariat avec le BRGM et Météo France.

Ensuite, il y a un pas important à franchir avant de dire si les dispositifs de mesure et les modèles imaginés par la recherche sont des systèmes d’alerte. Nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Les résultats que vous avez évoqués sont issus de la recherche, nous pouvons les appliquer dans des sites ateliers pour refaire des expériences. Mais je serai extrêmement prudent avant d’imaginer que c’est le futur d’un dispositif d’alerte. Lors du transfert des résultats de la recherche vers les systèmes opérationnels, les connaissances évoluent et le dispositif initial se transforme souvent, car il n’est peut-être pas optimal au regard des aspects opérationnels. Au sein du laboratoire que vous avez mentionné, nous poursuivons des travaux de modélisation qui permettent de coupler le vent, les vagues et les courants océaniques pour mieux comprendre ces mécanismes de submersion.

S’agissant des risques, la recherche peut faire l’état des connaissances sur les mécanismes d’érosion et ce qu’il est possible d’en inférer en termes de prévention. Mais la recherche a beaucoup plus de difficultés pour fixer la façon dont la gestion doit se faire, parce que la gestion est du ressort et de la responsabilité de l’action publique. La décision d’intégrer l’érosion côtière à la liste des risques naturels majeurs ne viendra pas de la recherche seule. La recherche peut appeler l’attention de la puissance publique, qui décidera, en prenant d’autres risques en compte, de l’opportunité de l’intégrer dans cette liste.

Mme Frédérique Tuffnell. Vous parlez beaucoup d’incertitudes sur ces événements climatiques majeurs et leur impact sur les écosystèmes. Vous avez évoqué la difficulté de faire des choix face à ces incertitudes, et les mesures « sans regrets ». Pourriez-vous préciser ces points ?

M. Yannick Haury, rapporteur. Vous nous dites que vous vous fondez essentiellement sur trois paramètres. Sont-ils suffisants pour assurer une prévisibilité concernant la submersion ?

Ne faudrait-il pas une concertation accrue au niveau gouvernemental, une sorte de conseil de la mer unique, un renforcement du secrétariat général de la mer ou un ministère de la mer ?

Si vous aviez une action à préconiser en priorité, quelle serait-elle ?

Mme la présidente Maina Sage. Vous avez souligné, monsieur le directeur général, l’importance de mesurer très précisément dans le temps et l’espace les impacts du changement climatique. Avez-vous les moyens nécessaires pour réaliser ces observations en partenariat avec les autres organismes ?

Vous parliez de transversalité des approches avec les sciences humaines, dans quelle mesure vous développez ces partenariats ?

Le One Planet Summit de décembre a souligné la nécessité d’établir des passerelles avec le monde de la finance pour garantir aux investisseurs des programmes utiles et réalistes. Comment travaillez-vous pour concrétiser ces partenariats ?

M. Patrick Vincent. S’agissant de l’incertitude, elle est le propre du chercheur... Bien entendu, nous avons tout de même quelques certitudes, dont celle que la mer monte. L’incertitude porte sur la quantification du phénomène et sur les mécanismes. Nous connaissons très bien certains mécanismes, mais pas tous, en particulier s’agissant des écosystèmes côtiers. Ma présentation a pu faire trop de place aux incertitudes, car je n’ai pas souhaité insister sur ce que nous connaissons déjà. Le plus important est de déterminer l’action future, au niveau de la décision publique mais aussi de la recherche. Un certain nombre de mécanismes et leur quantification ne sont pas suffisamment connus pour dire de combien de millimètres par an le niveau va monter.

Le rôle du scientifique est aussi de quantifier le mieux possible et, pour cela, l’observation est la donnée de base. Pour observer des séries temporelles extrêmement longues, la condition est de pérenniser les dispositifs d’observation, spatiaux et in situ. Paradoxalement, il est parfois plus difficile de pérenniser ces derniers, qui regroupent tous les observatoires de recherche et de surveillance. S’il y avait une action à retenir pour la recherche, ce serait la pérennisation des systèmes d’observation et des infrastructures de recherche.

Monsieur le rapporteur, vous parliez de trois paramètres. Globalement, dans un certain nombre de situations, la température, le courant et la hauteur des vagues nous donnent déjà une bonne approximation du phénomène. Mais il y a des cas dans lesquels c’est insuffisant, par exemple en mer Noire, où il y a du dégazage de méthane lié à la déstabilisation des marges sédimentaires. Je vous invite à lire l’article paru très récemment dans la revue Nature à ce sujet, qui démontre que le paramètre important y est la variation de salinité. On ne s’y attend pas, mais des mesures et des modélisations ont montré que dans ce cas, le sujet des hydrates de gaz – en particulier de méthane – n’est pas uniquement lié à la température ou aux courants, mais à la salinité. C’est un point extrêmement particulier, mais le méthane est un gaz à effet de serre vingt-cinq fois plus puissant que le CO2, il est donc important d’étudier ces questions.

Enfin, s’agissant de la concertation accrue et les dimensions sociales et économiques, l’Aquitaine est un très bon exemple. Le contrat de plan État-région a été l’occasion d’un travail formidable, où l’effet du changement climatique a été vu sous l’angle de l’impact sur la vigne et d’autres cultures, et nous pourrions l’étudier sous l’angle de l’impact sur les écosystèmes marins, ce qui commence à être réalisé. Nous commençons à étudier les sujets économiques importants au niveau local ou régional, et les sujets sociaux. Peu à peu, en ne privilégiant plus uniquement l’acquisition de la connaissance, mais en étudiant aussi l’impact des changements climatiques, nous arrivons à cette concertation que j’appelais de mes vœux pour la Méditerranée, et qui est valable pour l’ensemble de nos littoraux, en métropole et outre-mer.

Mme Sandrine Josso. Un concitoyen de ma circonscription passionné par la question m’a demandé quelles étaient les zones où les risques sismiques sont les plus importants, tant en métropole qu’outre-mer.

M. Patrick Vincent. Je suis océanographe, et un petit peu climatologue, mais les séismes ne sont pas ma spécialité. Mais je vous transmettrai ces données sans problème.

Mme la présidente Maina Sage. Merci beaucoup de votre intervention, monsieur le directeur général.

Laudition sachève à dix-huit heures.

 


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3.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Françoise Gaill, présidente du conseil stratégique et scientifique de la Flotte océanographique française, coordonnatrice du conseil scientifique de la Plateforme océan et climat

(Séance du mercredi 17 janvier 2018)

Laudition débute à dix-huit heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Françoise Gaill, présidente du conseil stratégique et scientifique de la Flotte océanographique française, coordonnatrice du conseil scientifique de la Plateforme Océan et Climat.

Dans un rapport récent, Mme Panonacle a regretté qu’il n’y ait plus de flotte sismique depuis le désarmement du Geo Celtic en mars 2016. Est-ce que vos travaux, dont chacun mesure l’importance, madame la président, sont affectés par le manque de moyens ?

Notre audition porte plus généralement sur les perspectives et les risques liés au changement climatique mis en évidence par nos océans.

Je laisse la parole à notre rapporteur pour vous poser quelques questions.

M. Yannick Haury, rapporteur. Bonjour, madame Gaill, et bienvenue.

Pourriez-vous nous présenter la Plateforme Océan et Climat, lancée en 2014, et le sens de son action dans le cadre des négociations climatiques ? Une alliance pour les initiatives sur l’océan et le climat a en outre été lancée en février 2017, dans le cadre de l’Agenda de l’action, qui vise à soutenir la mobilisation de la société civile dans les négociations climatiques.

Quels sont les enseignements scientifiques que la plateforme souhaite présenter s’agissant des événements climatiques majeurs en zone littorale, en métropole et outre-mer ?

Comment évaluez-vous les conséquences des changements climatiques sur l’océan – acidification, disparition des récifs coralliens, élévation des eaux par la dilatation liée au réchauffement des eaux et par la fonte des glaces ?

Quel est l’état des connaissances sur le rôle de l’océan en tant que régulateur du climat mondial, grâce à ses échanges avec l’atmosphère, et de puits de carbone ?

Quelles sont les mesures que préconise la plateforme, notamment en vue de démontrer que l’océan fait nécessairement partie des solutions à la lutte contre les changements climatiques et à l’adaptation à ces changements ?

Quels sont les principaux travaux de la plateforme pour identifier les vulnérabilités des zones côtières françaises face aux événements climatiques majeurs ? Comment mieux protéger les zones littorales ?

Enfin, comment aller plus loin pour faire de l’océan une priorité dans le champ des problématiques traitées par les négociations climatiques ?

Mme Françoise Gaill, présidente du conseil stratégique et scientifique de la Flotte océanographique française, coordonnatrice du conseil scientifique de la Plateforme Océan et Climat. Je suis très heureuse d’être présente aujourd’hui pour vous parler de la Plateforme océan et climat.

Je suis une scientifique. La Plateforme Océan et Climat est un ensemble d’acteurs dédiés à l’action autour du rapport entre océan et climat. Elle a été créée le 10 juin 2014 lors de la Journée mondiale des océans, avec l’appui de la Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO. C’est une coalition internationale comptant quelque soixante-dix acteurs : une grande partie d’acteurs scientifiques institutionnels, tels que l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), autant d’ONG, petites ou grandes, des aquariums, comme Nausicaa et Océanopolis, des acteurs d’expéditions océanographiques, à l’instar de Tara, et des acteurs du secteur privé regroupés autour du Cluster maritime français (CMF) ou d’Armateurs de France, ainsi que des établissements publics tels que l’Agence française de la biodiversité (AFB) et les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), et des organisations internationales onusiennes, l’UNESCO, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Pourquoi avons-nous créé cette plateforme ? L’idée était simple. Avant la COP21, l’océan n’était jamais présent dans les négociations. Pendant vingt COP, on a beaucoup parlé des forêts, mais pas de l’océan ; le mot a été énoncé au tout début du premier texte de la première COP, et puis plus rien. Notre idée était donc de promouvoir dans ces négociations l’océan, qui joue un rôle majeur dans les échanges avec l’atmosphère et dans le système climatique. L’idée était également de promouvoir la connaissance sur l’océan au niveau des scientifiques mais aussi au sein de la société. En outre, il s’agissait de mettre ensemble tous les acteurs de la mer autour de la question du changement climatique.

Nous avons fait de la mobilisation, organisé des cessions à la COP21. Nous avons élaboré des fiches scientifiques qui ont été présentées devant différentes audiences. Nous avons organisé une grande Armada pour le climat qui a fait le tour de la France en voilier. Nous avons fait venir à Paris pour la COP21 des acteurs majeurs comme le secrétaire général des Nations unies.

Nous avons ainsi pu obtenir l’introduction du thème de l’océan dans l’Accord de Paris, dont le préambule cite nommément l’océan comme un des grands écosystèmes dont il faut s’occuper, ce qui est un premier pas. Nous avons obtenu ensuite un rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et nous sommes parvenus plus récemment à une alliance internationale d’initiatives océan et climat, sollicitée par la présidente de la COP21 lors de la COP22. Cette alliance a pour objectif de présenter des choses concrètes, d’identifier des synergies entre les acteurs locaux, de sensibiliser des populations locales autour de ces initiatives, et de mettre ensemble différentes initiatives hétérogènes susceptibles d’avoir une action sur les négociations climatiques. Cette alliance a aujourd’hui un an. Nous comptons dix-neuf initiatives, l’une d’entre elles, l’alliance pour combattre l’acidification, surtout californienne, est très robuste, d’autres sont de petites initiatives, par exemple, en Méditerranée, l’initiative sur les petites îles durables. En tout, 272 membres.

L’océan, c’est l’eau, l’oxygène, le vivant. L’océan représente 97 % de l’eau mondiale, 50 % de l’oxygène, beaucoup d’espèces marines. Les émissions de gaz carbonique sont localisées dans l’hémisphère nord : c’est nous qui les produisons. Ces émissions entraînent une élévation de la température, des processus d’acidification et d’oxygénation. La vitesse de réchauffement de l’océan est considérable. L’océan est un grand régulateur du climat parce que la chaleur résultant des activités anthropiques, accumulée à 93 % par l’océan, et le gaz carbonique, à 28 %, entraînent des pertes d’oxygène. L’accumulation de gaz carbonique entraîne une acidification. Que l’acidification puisse avoir des incidences pathologiques par exemple sur les mollusques est quelque chose d’admis par tous, tandis que la question de l’oxygène vient d’émerger, elle est bien plus récente. On connaissait les zones d’anoxie, par les zones d’eutrophisation, et on pensait que c’était le résultat d’un pacte anthropique venant de la côte.

Mme la présidente Maina Sage. Pourriez-vous expliquer plus un détail ce que vous entendez par « zones d’anoxie » ?

Mme Françoise Gaill. Il s’agit de la concentration en oxygène dans l’eau. Si la température augmente, la concentration en oxygène diminue. Dans les zones polaires, plus la température augmente, plus l’oxygène disparaît, donc plus la zone devient anoxique, et plus la température est basse, plus l’oxygène est concentré dans l’eau de mer. L’oxygène va avec la salinité, le Ph, c’est un ensemble complexe, mais le paramètre de l’oxygène reste très important : si les poissons n’ont plus d’oxygène, ils meurent, et on a déjà vu sur les côtes californiennes des plages tout à coup complètement recouvertes de poissons morts.

Les conséquences des changements climatiques, ce sont la disparition des services que rend l’océan, par exemple sur le tourisme avec les récifs coralliens, sur la pêche, avec la disparition ou les migrations de populations de poissons du nord vers le sud, sur la protection des côtes, sur l’habitat du littoral.

En 2007, le GIEC avait évalué l’élévation du niveau de la mer à soixante centimètres maximum à la fin du siècle. Cinq ans après, on en était à un mètre et, en 2016, nous en sommes à deux mètres. Les changements dans le niveau de la mer vont produire dans certaines zones des changements de la salinité de l’eau de mer et de la circulation océanique, qui est le moteur du recyclage de toute la matière océanique.

La Plateforme Océan et Climat a proposé neuf grandes mesures. Tout d’abord, considérer l’importance d’écosystèmes sains et fonctionnels face au changement climatique en accélérant la mise en place d’un réseau cohérent et résilient d’aires marines protégées. Deuxièmement, reconnaître le rôle des écosystèmes marins et côtiers en tant que puits naturels de carbone. Troisièmement, développer les énergies marines renouvelables – l’éolien, l’hydrolien – tout en préservant la biodiversité marine. Quatrièmement, accompagner la transition énergétique du transport maritime et développer des solutions technologiques pour des navires plus sûrs et plus respectueux de l’environnement. Cinquièmement, soutenir prioritairement les mesures d’adaptation pour les régions les plus vulnérables, en particulier les zones côtières des pays en développement. Sixièmement, renforcer le transfert de technologies vers les pays et régions océaniques et côtiers les plus vulnérables. Septièmement, renforcer la recherche scientifique internationale. Huitièmement, dédier explicitement un fonds vert aux projets marins et côtiers : nous l’avons obtenu de la part du premier président de la COP21. Enfin, mieux articuler la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques avec les accords existants relatifs à l’océan, notamment ceux du développement durable.

Nous pensons que l’océan est une solution à prendre en compte et qu’il en va du futur de la planète. Nous avons analysé les propositions de tous les États, leurs « contributions nationales », et une publication parue dans Nature en a réalisé une analyse détaillée pour voir quels États parlent de l’océan. Une chose est sûre : les grands pays développés, qu’il s’agisse de l’Australie, du Japon, des États-Unis ou de l’Europe, ne parlent absolument pas de l’océan. Ceux qui parlent de l’océan sont les petits États insulaires en développement (PEID). Nous allons entrer dans des négociations pour la COP24 ; je pense que la plateforme peut proposer des choses.

En résumé, je ferai trois propositions. Nous avons un défi de la connaissance à réaliser, de la recherche scientifique à l’école et dans les universités, des ingénieurs aux chercheurs et des gestionnaires aux politiques. C’est une proposition énoncée par le Comité spécialisé pour la recherche marine, maritime et littorale (COMER) et reprise dans la Stratégie nationale pour la mer et le littoral.

Nous avons ensuite un défi de construction multi-acteurs, c’est-à-dire d’actions à inventer pour les sociétés du XXIe siècle, et là aussi nous avons des propositions qui peuvent, à travers l’alliance, être reprises.

Enfin, les outre-mer sont un thème incontournable, sans doute le travail le plus important à réaliser, en replaçant la stratégie dans un contexte régional et international avec la Commission océanique intergouvernementale ainsi que l’alliance, car une décennie sur les sciences de l’océan s’ouvrira à partir de 2020.

Un grand programme international sur l’oxygène peut vous donner une idée de la manière dont il est possible d’introduire des questions scientifiques dans la gestion du littoral, à savoir, pour tout ce qui est énergétique, prendre des solutions basées sur les écosystèmes afin de restaurer et protéger l’environnement : à la fois partir de l’énergie renouvelable, réduire les impacts à partir du littoral, et développer des solutions d’aquaculture durable.

Mme Maina Sage. Merci pour ces explications. Il est très utile de mieux connaître l’objet de la Plateforme, qui n’est pas forcément très connu des élus.

Mme François Gaill. Je précise que l’Association des élus du littoral est dans la Plateforme.

Mme Sandrine Josso. Votre flotte est une référence mondiale en matière d’équipement de recherche océanique, avec ses sept navires hauturiers et six navires côtiers ainsi que les engins sous-marins nécessaire à l’étude des sols marins. Je voulais connaître les avancées des études menées par la flotte océanographique relative à la circulation océanique. Pouvez-vous nous expliquer en quoi les mécanismes de la circulation océanique jouent un rôle essentiel pour la régulation du climat et la préservation de la vie marine ?

Mme François Gaill. En dix ans, la flotte a changé. Nous sommes partis d’une flotte dispersée pour arriver à une flotte unifiée l’an dernier. Cette flotte est maintenant gérée sous la tutelle de l’IFREMER et c’est devenu une très grande infrastructure de recherche ayant un poids conséquent au niveau européen. Nous pouvons être assez fiers de cette unification.

Cette flotte a permis, grâce au laboratoire d’Anny Cazenave à l’académie des sciences de Toulouse, d’obtenir des résultats sur le niveau des mers grâce aux moyens satellitaires. C’est l’alliance entre le satellitaire et l’océanographie qui fait notre puissance dans la compréhension des phénomènes.

Vous m’avez interrogé sur le mécanisme de la circulation océanique dont le principe est assez simple. Il faut imaginer une casserole remplie d’eau froide que l’on pose sur un feu : on constate que le liquide commence à bouger.

C’est simplement la différence de température entre l’équateur et les pôles qui provoque l’entraînement d’un ensemble de cellules de convection ainsi qu’un réchauffement à l’équateur. Comme l’eau, ces cellules mutent en gaz et s’élèvent en hauteur, la circulation s’oriente vers les pôles, ce qui provoque un refroidissement. Le courant est alors descendant et traverse les zones abyssales, pour remonter ensuite vers les zones chaudes par effet d’entraînement. C’est ce que l’on appelle un seuil de convection.

Il faut environ un siècle pour qu’une particule prise dans cette circulation revienne à son point de départ. Cela signifie que dans le domaine des relations existant entre l’océan et le climat il faut raisonner à long terme, c’est ce qui rend ces réalités difficiles à appréhender, car elles excèdent la durée du mandat d’un élu.

Cette différence entre la situation d’aujourd’hui et celle de demain est fondamentale, c’est pourquoi le GIEC travaille sur un siècle.

Mme Sophie Panonacle. L’océan, la mer et le littoral sont une partie intégrante et essentielle de l’écosystème de la Terre, indispensable à sa survie. Lors de la COP23, le gouvernement des Fidji a lancé le partenariat Ocean Pathway, dans le but de mettre en exergue le rôle central de l’océan dans la limitation des effets du réchauffement climatique.

En effet, chaque année l’océan absorbe environ 25 % du CO2 que les activités humaines ajoutent à l’atmosphère, réduisant ainsi fortement l’impact de ce gaz à effet de serre sur le climat.

Alors que la communauté internationale appelle à inscrire l’océan au premier rang des priorités de l’agenda climatique, l’Ocean Pathway vise notamment à encourager l’ajout d’actions sur l’océan dans les contributions volontaires des signataires de l’Accord de Paris.

Dans cette optique, quelles synergies pourront-elles être créées entre l’Ocean Pathway et la Plateforme Océan et Climat, alliance qui regroupe une soixantaine d’associations, afin de renforcer la coopération scientifique à tous les niveaux sur les océans, comme indiqué à l’objectif de développement durable n° 14 ?

Mme la présidente Maina Sage. Au mois de décembre dernier, dans le cadre du One Planet Summit, nous avons reçu le ministre fidjien chargé du climat.

Je remercie Mme Panonacle d’avoir posé la question des responsabilités de la France au regard de la déclaration de l’Ocean Pathway.

Mme Françoise Gaill. L’Ocean Pathway est décisif.

La COP22 a succédé à la CPO21 à Marrakech. Entre la COP22 et la COP23, qui a eu lieu à Bonn, se sont tenus la conférence de haut niveau des Nations unies sur les océans et l’Objectif de développement durable n° 14 (ODD 14), la conférence Our Ocean à Malte, à l’initiative de John Kerry et du Chili.

Par ailleurs, l’accord BBNJ – acronyme de biodiversity beyond national jurisdiction – concerne la gouvernance de la haute mer sur la question des ressources génétiques et sur celle de la juridiction au-delà des zones économiques exclusives (ZEE).

Nous sommes donc à la tête d’un ensemble d’enjeux internationaux considérable, et je considère que l’Ocean Pathway peut essayer d’harmoniser les efforts réalisés dans le domaine du climat, les Objectifs du développement durable, et peut-être du BBNJ afin d’avoir une vision intégrée de la question.

À cette fin nous avons commencé à travailler avec l’envoyé spécial pour les océans de l’ONU, M. Peter Thomson, qui s’installera dès le mois de février prochain aux côtés de la Plateforme Océan et Climat à l’Institut océanographique de Paris. Nous avons déjà identifié une série de pistes sur lesquelles nous allons nous concentrer, et nous aurons à définir ensemble une stratégie.

M. le rapporteur. Les Nations unies ont récemment adopté une résolution et ouvert des discussions au sujet d’un nouveau traité portant sur la protection des écosystèmes marins en haute mer à partir de 2018. Quelle appréciation portez-vous sur cette initiative ?

Mme Françoise Gaill. C’est ce que je viens d’évoquer, et j’ai fait partie de la délégation française qui a participé à ces négociations BBNJ. Toutes les problématiques soulevées notamment par la Plateforme Océan et Climat vont s’actualiser concrètement dans les négociations BBNJ.

Ainsi, nous pensons que les aires maritimes protégées constituent des outils très importants, qui sont à notre disposition pour notamment suivre les impacts climatiques, mais aussi peut-être les anticiper.

Un grand débat oppose les modèles français et européens aux modèles américains au sujet de ce type d’aires marines protégées.

Notre conception est plus celle de la gestion partagée d’une aire marine avec des activités allant du no take – soit l’absence d’activité – à l’harmonisation des différentes activités. En Polynésie, nous disposons d’un exemple d’aire marine protégée éducative qui a été prise comme modèle d’échelon international lors de la COP23.

Cet outil a constitué la pierre angulaire de la discussion BBNJ sur la juridiction en haute mer. Les ONG souhaitent disposer de grandes aires marines afin de protéger la faune et l’environnement, l’Europe est d’accord, et les petits États insulaires les trouvent intéressantes pour faire respecter leurs territoires de ressources naturelles, notamment de pêche.

Ces initiatives me semblent prometteuses et augurent bien de l’avenir de nos travaux.

Mme la présidente Maina Sage. Nous nous situons en quelque sorte à la croisée des chemins de la connaissance scientifique et de la remise en question du lien de causalité entre le changement climatique et les événements naturels que nous sommes susceptibles de vivre.

On perçoit encore dans l’opinion publique des doutes portant sur la réalité de l’impact du changement climatique. Il n’empêche que dans les faits, singulièrement en milieu tropical, nous sommes confrontés à des épisodes climatiques de plus en plus intenses et fréquents, qu’il est difficile d’appréhender et de gérer.

Comment la Plateforme Océan et Climat, avec les scientifiques qui l’animent, peut-elle convaincre l’opinion qu’un lien direct existe entre ce que nous vivons de l’évolution du climat et l’intensification de ces phénomènes ?

Ce lien peut-il être affirmé et confirmé ? Car nous sommes confrontés aux menées d’un certain climatoscepticisme qui gagne jusque dans nos territoires.

Mme Françoise Gaill. Les scientifiques sont toujours très mesurés ; ils prennent donc beaucoup de précautions, et ne sont jamais empreints de certitudes.

Au sein de la Plateforme Océan et Climat, nous avons eu un grand débat lors des épisodes climatiques violents qui ont frappé les Antilles : étaient-ils liés au changement climatique ? Nous avons rédigé un texte commun reconnaissant avec précaution qu’il y avait de grandes chances pour que ces événements soient liés au climat.

Dans les conversations privées, nous sommes libres d’aller plus loin, mais publiquement, afin de ne pas prêter le flanc à certaines critiques, nous en restons là.

Par ailleurs, nous travaillons avec des régions comme la Nouvelle-Aquitaine en posant la question de savoir comment appréhender la question océan et climat à cet échelon.

Un premier rapport portant sur le climat en Nouvelle-Aquitaine a été rédigé par Hervé Le Treut, qui fait partie du conseil scientifique de la plateforme. À partir du mois de février prochain, nous allons nous consacrer à cette question.

La semaine passée, nous avons organisé en Europe un événement pour l’alliance sur la question océan et climat. À cette occasion, nous avons été contactés par la représentante de la Guadeloupe auprès des instances européennes, qui nous a proposé de venir y travailler.

Mme la présidente Maina Sage. Cette personne fait-elle partie de la Plateforme Océan et Climat ?

Mme Françoise Gaill. Non. Des représentants des régions ultrapériphériques sont présents auprès de la Commission européenne.

Il est donc prévu de réaliser le suivi de certains écosystèmes emblématiques de la Guadeloupe, particulièrement de la mangrove et des coraux. Nous souhaitons multiplier ce genre de partenariats, singulièrement outre-mer, car nous avons beaucoup de connaissances dans ces domaines.

Nous avons aussi travaillé avec la République des Kiribati, pays qui est très en avance sur la façon de penser l’émigration en fonction du changement climatique. Ce pays a mené à bien une politique de redéploiement des populations liée à l’évolution du niveau de la mer. De ce point de vue, la culture polynésienne est très étendue, et c’est d’ailleurs nous qui apprenons d’eux ; toutefois nous entretenons avec ces iliens un rapport gagnant-gagnant.

M. Olivier Serva. La France est-elle la première ou la seconde zone économique exclusive ?

Mme Françoise Gaill. La France est actuellement deuxième, bien qu’elle occupe potentiellement la première place.

Cela est dû à la relative complexité du processus de reconnaissance de la partie du plateau continental comme partie intégrante de la zone économique exclusive ; car il nécessite un accord international sanctionné par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. En tout état de cause, tous les territoires d’outre-mer français ne sont pas encore pris en compte ; si tel était le cas, la France serait la première zone économique exclusive.

Au demeurant, il ne faudrait pas croire que dans ce domaine être le premier reviendrait à être le meilleur. Il faut mettre en parallèle les prétentions que l’on peut avoir à être les meilleurs dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique et les moyens mis en œuvre.

Ainsi l’Angleterre a-t-elle décidé de réduire sa zone économique exclusive afin d’obtenir un rapport « qualité-prix » différent.

Mme Sophie Panonacle. Est-il possible de se procurer le rapport sur le climat en Nouvelle-Aquitaine ?

Mme Françoise Gaill. Je vous confirme que ce document est disponible. Le 6 février prochain, la Nouvelle-Aquitaine lancera un nouveau cluster maritime ; c’est à cette occasion que nous évoquerons les perspectives qui s’ouvrent à cette région.

Mme la présidente Maina Sage. Pourriez-vous nous donner quelques précisions plus techniques au sujet des données que vous avez collectées sur l’élévation du niveau de la mer ?

Ces données peuvent-elles être considérées comme étant de plus en plus fiables ? Montrent-elles un phénomène d’accélération, ou s’agit-il de la combinaison des deux phénomènes ?

Au sujet du cyclone Irma et de son lien éventuel avec le changement climatique, vous avez dit avoir eu un long débat au sein de l’alliance : quels critères prenez-vous en compte pour arriver à ce type de conclusions ?

Mme Françoise Gaill. Les perspectives ouvertes par la récollection des datas sont immenses, car l’océan sera l’un des grands enjeux du big data ; mais l’une des questions qui se posent à nous est celle de la transparence de ces données. Et le GIEC est destinataire de toutes ces datas.

Par ailleurs, il faut conserver à l’esprit que ce n’est pas parce qu’une élévation du niveau de la mer est constatée en un point A que le même phénomène se produit simultanément en un point B ; les différences relèvent de l’échelle de la région.

Nous avons par ailleurs établi une solide relation de cause à effet entre l’état de l’atmosphère et celui de l’océan, qui est assez bien connue sur le plan régional.

En réponse à votre seconde question, je dirai que les modèles météorologiques sont déterminants ; ce sont des modélisations numériques qui se trouvent à l’origine des liens que nous pouvons établir entre les divers phénomènes.

Nous avons toutefois contracté un certain retard dans le domaine des données océanographiques. Toutefois, grâce au Global Ocean Observing System (GOOS) –, nous disposons d’un vaste réseau de petits flotteurs permettant de récupérer les données.

Par ailleurs, le prochain rapport du GIEC sur l’océan, attendu en 2019, devrait apporter beaucoup de résultats de travaux portant sur la corrélation pouvant être étable entre le changement climatique et l’évolution des phénomènes cycloniques.

Au demeurant, nous avons absolument besoin d’une flotte océanographique suffisante pour poursuivre nos recherches.

Mme la présidente Maina Sage. La mission d’information réalise aujourd’hui ses premières auditions. Le premier volet de ses entretiens sera consacré à la rencontre du monde scientifique afin d’établir le bilan des connaissances sur le changement climatique et son impact sur les catastrophes naturelles que nous connaissons.

Nous aborderons ensuite la question de l’organisation de la prévention, de l’anticipation et de la gestion de l’urgence. Enfin, nous étudierons les propositions portant sur la reconstruction.

Le spectre de nos travaux est donc assez large, et nous aurons peut-être l’occasion de retrouver Mme Gaill, que je tiens à remercier d’avoir ouvert cette mission d’information, et à qui je donne la parole pour quelques mots de conclusion.

Mme Françoise Gaill. Je vous remercie, madame la présidente, d’avoir invité la Plateforme Océan et Climat. Je tiens à vous dire que la société civile compte beaucoup sur les élus pour que l’océan prenne toute sa place dans la pensée politique française en général, et particulièrement dans celle du climat.

Laudition sachève à dix-neuf heures.

 

 


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4.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Pontaud, directeur, et de M. David Salas, chef du groupe de météorologie de grande échelle et climat du Centre national de recherche météorologique (CNRM).

(Séance du jeudi 18 janvier 2018)

Laudition débute à neuf heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Nous accueillons M. Marc Pontaud, directeur de recherche au Centre national de recherche météorologique (CNRM) et M. David Salas, chef du groupe de météorologie de grande échelle et climat du CNRM.

La présente audition est publique et retransmise sur le site de l’Assemblée – elle donnera lieu à un compte rendu.

Il s’agit d’établir un état des lieux des connaissances scientifiques en matière de changement climatique : comment organise-t-on son observation, comment recoupe-t-on les informations, comment arrive-t-on aujourd’hui, dans la France métropolitaine et outre-mer, à avoir un dispositif performant de recherche et d’observation de ces événements climatiques ?

La prévisibilité et le suivi des événements climatiques sont au cœur de la présente mission d’information. C’est donc avec le plus grand intérêt que nous vous auditionnons aujourd’hui et nous vous retrouverons lors des deuxième et troisième phases de nos travaux.

Le rapporteur va préciser l’objet de votre audition.

M. Yannick Haury. Pouvez-vous, messieurs, nous présenter le CNRM, une unité mixte de recherche (UMR) constituée par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Météo-France ? Quelles sont vos recherches prioritaires en matière de prévision du temps et d’évolution du climat ? Pouvez-vous expliciter de quelle manière les objectifs du CNRM sont notamment orientés par les missions opérationnelles de Météo-France ? Pouvez-vous nous présenter les différents événements climatiques majeurs pouvant affecter les zones littorales françaises, dans l’hexagone et outre-mer ? Quelles connaissances scientifiques pouvez-vous apporter à la mission d’information s’agissant de la prévision, de la formation, du développement, de la fréquence et de l’intensité des événements climatiques majeurs dans les zones littorales françaises ? Quel est l’impact des changements climatiques sur la formation, le développement, la fréquence et l’intensité des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ? Comment analysez-vous le lien entre le réchauffement des eaux de la mer et les événements climatiques majeurs ? Quels sont les liens avec El Niño et La Niña ? Que pouvez-vous nous dire de la connaissance et la compréhension des ouragans de l’automne dernier ? Quelles sont les zones littorales françaises les plus vulnérables ? Quelles recommandations peut-on tirer de ces connaissances pour les décennies à venir ? Quelles seront les orientations prioritaires de la recherche ?

Il est intéressant de noter que la performance des modèles européens a été soulignée cet automne, y compris par les prévisionnistes américains. Comment se situe notre expertise scientifique au niveau mondial ?

M. Marc Pontaud, directeur de recherche au Centre national de recherche météorologique (CNRM). L’activité de recherche est centrale, au sein de l’établissement public Météo-France. Elle est organisée en unités mixtes de recherche ou de services, en partenariat avec différentes entités – vous avez évoqué le CNRS. Le CNRM est la grande unité de recherche de Météo-France ; il est situé à Toulouse – avec une annexe à Grenoble pour l’étude des avalanches, qui ne nous concerne pas aujourd’hui – et compte 230 employés permanents et une centaine de non-permanents – doctorants, post-doctorants etc. Météo-France est également la tutelle du Laboratoire de l’atmosphère et des cyclones (LACY), situé à La Réunion, qui a pour vocation d’améliorer la prévision des cyclones et qui est en lien avec la mission de Météo-France de protection des risques cycloniques dans cette partie de l’océan Indien.

Le CNRM part de la recherche amont pour aller vers la recherche la plus appliquée, afin de répondre à la mission confiée à Météo-France : assurer la protection des personnes et des biens, mais aussi contribuer à la valorisation socio-économique de l’information météorologique et climatique.

Il importe, pour établir des prévisions météorologiques, de disposer d’une bonne information de l’état initial de l’atmosphère. C’est pourquoi nous développons une compétence particulière, d’une part pour instruire des processus, pour les comprendre afin, ensuite, de mieux les modéliser, d’autre part, pour qualifier des instruments qui, eux, ont vocation à être opérationnels. Nous allons par exemple tester des détections pour les lumières, dites « lidars », mais aussi des radars spécifiques. Voilà pour la partie amont.

Ces éléments doivent ensuite alimenter le modèle de prévision. Les équations sont connues, bien posées et elles sont résolues grâce aux modèles mathématiques ; puis il faut les écrire de manière informatique – les modèles différant en fonction du mode d’écriture. Reste que, fondamentalement, la première étape est la création des conditions initiales pour établir une prévision où que ce soit, en outre-mer, en métropole ou une prévision globale. Cette phase s’appelle l’assimilation. Il existe une école française en la matière puisque nous avons été très novateurs, depuis les années 1980, dans le développement d’une technique appelée 3D-Var. Pour démarrer nos prévisions, nous essayons de produire la meilleure condition initiale à l’instant T, tout en tenant compte de l’importance de l’histoire – en général les vingt-quatre heures précédant la prévision. Nous avons donc développé des techniques qui intègrent cette dimension temporelle. Il faut en outre savoir que le système des équations que nous employons est très fortement non-linéaire et, de fait, les méthodes utilisées jusqu’à présent nous obligeaient à les simplifier un peu, à les linéariser car les phénomènes rapides, intenses, avec de fortes variations dans le temps, pouvaient être indurés. Aussi la recherche de demain consistera-t-elle à employer une technique qui gardera l’avantage d’une assimilation étendue sur vingt-quatre heures, mais qui prendra en compte cette non-linéarité. C’est ce qu’on appelle l’ « assimilation d’ensemble ».

La construction des conditions initiales comprend donc cette partie mathématique ; elle s’appuie également, dans un second temps, sur la valorisation des informations météorologiques dont nous disposons. Nous avons en effet besoin de traduire les images fournies par le satellite en informations utiles pour notre modèle. Ainsi développons-nous ce que nous appelons les opérateurs d’observation. Nous menons en outre d’importants travaux sur de futurs satellites comme ADM-Aeolus, programme de l’Agence spatiale européenne, qui permettra de mesurer le vent partout sur le globe. Nous pourrons également compter sur le programme européen Météosat troisième génération (MTG), avec un satellite qui sera mis sur orbite aux alentours de 2022 et qui sera pourvu d’un sondeur infrarouge centré à la fois sur la métropole et sur l’océan Indien – outil dont nous pourrons tirer une bonne information – et sur une nouvelle génération de satellites européens défilants qui nous permettront de disposer d’informations pour tout le globe. Autant d’instruments, j’y insiste, grâce auxquels nous pourrons améliorer les conditions initiales d’analyse de l’atmosphère.

Ensuite, pour ce qui concerne l’état de la mer, des travaux sont en cours visant à améliorer les conditions initiales de notre modèle de vagues. Nous pourrons compter, dans le cadre du projet Copernicus, sur le satellite Sentinel 1, pourvu d’un radar à synthèse d’ouverture, sur le satellite Sentinel 3, mais aussi sur le CFOSAT (China-France Oceanography satellite), satellite franco-chinois grâce auquel nous allons pouvoir améliorer la définition de l’état initial de la surface océanique.

Les conditions initiales définies, il faut passer au modèle destiné à la prévision. Les travaux en cours pour améliorer le système sont tous fondés, je l’ai dit, sur un jeu d’équations standard appelées équations de « Navier-Stokes ». Pour ce qui est de la partie physique de l’atmosphère, des interactions des particules de rayonnement dans les nuages, les travaux en cours visent à mieux représenter la microphysique nuageuse, à savoir les processus qui se développent au sein du nuage pour former les gouttelettes d’eau. Il s’agit d’un enjeu important, car on se rend compte que la dynamique des systèmes fortement précipitants, que ce soit pour les éléments dits cévenols qui concernent la côte du Sud de la France ou pour les cyclones qui concernent la plupart de nos territoires d’outre-mer, est assez difficile à comprendre sur le plan physique – il faut la mesurer puis la modéliser.

Autre élément important pour nous : connaître tout ce qui se passe à la surface. Nos modèles permettent de connaître la température de la surface de la mer, mais pas de mesurer les interactions réelles, comme c’est le cas dans les modèles de climat. Notre but à court terme est par conséquent de coupler notre modèle d’atmosphère avec le modèle d’océan car les flux, les interactions sont ici très importants. Cet aspect concerne aussi bien l’outre-mer que les éléments cévenols. Mieux représenter la surface – qui a un rôle crucial dans le comportement de l’atmosphère – est peut-être un aspect encore plus sensible pour la métropole – on pense ici à la réévaporation de l’humidité de la surface, qui passe directement par le sol ou bien par la végétation.

Nous sommes en train par ailleurs de franchir une étape. Nous avons longtemps considéré que l’évolution de l’atmosphère pouvait être prévue de façon déterministe : connaissant une condition initiale, on avait une grande confiance dans la prévision réalisée. On savait néanmoins que le système était chaotique, donc sensible aux conditions initiales. Or quand on s’attaque à des échelles comme celle de la convection, celle de la précipitation – voire des cyclones –, il faut savoir quel est l’univers du possible à partir d’une condition initiale connue. Aussi développons-nous depuis quelque temps une technique appelée ensembliste, très familière au monde climatologique, mais utilisée dans une moindre mesure pour la prévision numérique du temps car cette technique coûte cher et doit donc être appliquée dans un temps limité. Il s’agit de perturber les conditions initiales avec les méthodes mathématiques appropriées et d’obtenir plusieurs prévisions pour la même situation afin de tâcher d’en tirer une information probabiliste répondant à la double question suivante : quelle confiance puis-je avoir dans la prévision de référence et quel est le risque d’avoir une prévision extrême qui n’est représentée qu’une seule fois dans l’univers du possible ? Nous travaillons donc à la valorisation de cette information probabiliste sur la prévision, autrement dit, en langage simple, sur la confiance que je peux avoir dans la prévision et dans les risques qui lui sont associés.

M. David Salas, chef du groupe de météorologie de grande échelle et climat, du Centre national de recherche météorologique (CNRM) de Météo-France. Je poursuivrai par l’évocation de considérations davantage liées au climat, mais qui comprendront un début de réponse aux questions que vous nous avez posées.

À Météo-France, les activités de modélisation du climat se trouvent en aval du travail de prévision numérique du temps : nous capitalisons sur l’effort de modélisation concernant l’atmosphère. À partir de ce modèle d’atmosphère, toute la connaissance évoquée par M. Pontaud, nous développons un modèle de climat qui reste très proche de la prévision du temps. Ce modèle de climat permet de mieux comprendre les évolutions passées du climat et d’anticiper ses évolutions futures sur des échelles de temps relativement longues : de l’ordre de quelques décennies ou, typiquement, jusqu’à la fin du XXIe siècle.

Mais nous menons également d’autres activités. Ainsi, lorsqu’on couple un modèle d’atmosphère de climat avec un modèle d’océan, on devient capable de faire de la prévision saisonnière climatique, c’est-à-dire qu’on est capable de définir les grandes tendances climatiques à l’horizon de plusieurs mois et jusqu’à un an dans certains cas, ce qui a des implications directes, par exemple en ce qui concerne les risques cycloniques. On est ainsi capable de dire si la saison à venir va être plus ou moins intense sans toutefois pouvoir affirmer qu’un cyclone va frapper telle région. Il s’agit bien d’une notion de risque.

Nous réalisons également des simulations plus fines que les simulations mondiales – lesquelles ont une résolution horizontale de l’ordre de 100 kilomètres, pour Météo-France comme pour les autres instituts dans le monde. Or 100 kilomètres pour représenter la finesse des climats des îles de la Polynésie ou la complexité du climat de La Réunion, avec un relief très marqué, ce n’est pas suffisant. C’est pourquoi nous réalisons des simulations plus fines, dites régionales, de l’ordre de 10 kilomètres pour les régions d’outre-mer. À titre exploratoire, nous commençons à faire des simulations avec une résolution de 2,5 kilomètres qui nous permet de résoudre explicitement les phénomènes météorologiques extrêmes. Notre objectif, pour 2021, est de réaliser de nouvelles simulations fines pour les différentes régions d’outre-mer afin de contribuer, en particulier, à la connaissance et à la décision.

Après cette brève introduction, je présenterai des phénomènes extrêmes concernant l’outre-mer, avec les cyclones, et l’hexagone, avec, entre autres, les tempêtes.

Les cyclones sont classés en différentes catégories de violence par le vent moyen soutenu sur une minute. Si le vent dépasse 118 kilomètres par heure, ce qui est déjà considérable, on peut dire qu’on a affaire à un cyclone. Les catégories de « Saffir-Simpson » vont de 1 à 5, du moins au plus intense, la catégorie 5 correspondant aux cyclones pour lesquels les vents, sur une minute, peuvent dépasser 249 kilomètres par heure – événement bien sûr très dangereux. Les cyclones ne se caractérisent pas seulement par le vent et ont, c’est bien connu, un œil. Ce sont des phénomènes particuliers dits « à cœur chaud », à savoir des dépressions qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère sud et dans le sens inverse dans l’hémisphère nord.

Parmi les dangers présentés par les cyclones on pense en général au vent mais il faut également ajouter les pluies extrêmes, sources d’inondations ou de glissements de terrain. On note également une surélévation du niveau des mers, liée à la dépression à cause de laquelle l’air pèse moins sur la mer. N’oublions pas la houle cyclonique qui provoque des vagues de 10 mètres voire 20 mètres si le cyclone est particulièrement intense et se déplace rapidement. On pense aux cyclones qui ont dramatiquement touché Saint-Martin, Saint-Barthélemy ou la Guadeloupe, à l’automne dernier. On a aussi à l’esprit différents événements qui ont affecté la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie, La Réunion et toutes les régions d’outre-mer en général.

Les phénomènes de formation des tempêtes de moyennes latitudes des deux hémisphères, quant à eux, sont très différents par rapport aux phénomènes de formation des cyclones. Nous sommes ici face à des phénomènes qui se produisent, assez grossièrement, à la suite de conflits de masses d’air – dus aux différences de température importantes aux latitudes considérées.

On peut dire qu’on est confronté à une tempête lorsque le vent moyen soutenu sur dix minutes atteint ou dépasse 89 kilomètres par heure, à savoir 48 nœuds. Il s’agit d’une tempête de force 10. On peut aller jusqu’à une tempête de force 12 quand le vent dépasse 118 kilomètres par heure, et nous sommes ici au début de l’échelle de « Saffir-Simpson » relative aux cyclones : il y a un continuum. Un ouragan de force 12, et il y en a eu dans l’hexagone au cours du XXe siècle, comme celui d’octobre 1987 qui a frappé les côtes normandes et le Nord de la France, correspond à un cyclone de catégorie 1. Les pertes en vies humaines et les dégâts sont alors importants.

J’en viens aux pluies extrêmes, qui peuvent ne pas être associées à des tempêtes ou à des cyclones, comme les événements dits méditerranéens, connus également sous l’appellation un peu réductrice d’événements cévenols, et qui correspondent à des pluies pouvant représenter l’équivalent de plusieurs mois de précipitations en une seule journée, à savoir autour de 400 millimètres – voire beaucoup plus. Ce phénomène est dû au déplacement de masses d’air très humides du Sud vers le Nord, masses qui viennent buter sur le massif des Cévennes ou celui des Alpes. Les masses d’air remontent brutalement et la condensation qui s’ensuit provoque des orages et de fortes précipitations. Météo-France étudie le phénomène de près à la fois par l’observation – et plusieurs études récentes nous montrent que ces événements semblent devenir plus intenses depuis une trentaine d’années – et par la modélisation – notamment avec les modèles très fins évoqués précédemment.

Un phénomène moins connu affecte les zones côtières, couramment appelé Medicane, sorte de cyclone méditerranéen qui tiendrait le milieu entre un cyclone tropical et une tempête de moyenne latitude. Comme les cyclones tropicaux, les Medicanes ont un œil – et une image satellite peut donner l’impression qu’il s’agit d’un cyclone ; en revanche, les processus de formation sont différents : les Medicanes se produisent en général en fin d’été ou en début d’automne lorsque les eaux de la Méditerranée sont encore très chaudes et lorsque, en altitude, de l’air froid arrive du continent, l’atmosphère devient alors instable et des mouvements verticaux de l’atmosphère provoquent des orages et de fortes précipitations. Il s’en est produit une centaine depuis 1947 ; l’un d’entre eux a affecté la Corse il y a quelques années.

Mme la présidente Maina Sage. Qu’en est-il de la puissance des Medicanes ?

M. David Salas. Ils sont tout de même un peu plus faibles que les cyclones tropicaux mais leurs vents peuvent dépasser 130 kilomètres par heure et donc causer eux aussi des dégâts importants.

M. Marc Pontaud. Je reprends l’organisation de Météo-France. Le décret qui crée Météo-France attribue à cet établissement public des missions très précises, en particulier la protection des personnes et des biens par rapport aux risques météorologiques. Météo-France fonctionne par contrats d’objectifs et de performance (COP) signés avec l’État et renouvelés tous les cinq ans. C’est l’occasion de construire les priorités de l’établissement au regard des attentes de l’État. La définition du COP prend plusieurs mois pendant lesquels nous rencontrons, bien sûr, les représentants de notre tutelle principale, le ministère de la transition écologique et solidaire, mais aussi ceux de la direction générale de la pêche et de l’aquaculture, ou encore ceux du monde économique, du secteur aéronautique qui sont affectés par les phénomènes météorologiques. Les priorités de l’établissement et les étapes de la recherche sont définies pendant cette phase. En interne, ces priorités sont déclinées et leur mise en œuvre fait l’objet de suivis de projets – selon les méthodes du management – avec rendus de comptes.

M. le rapporteur. Avez-vous défini des zones, en France, qui risquent d’être particulièrement affectées par le changement climatique ?

M. David Salas. Nous menons des actions de recherche très soutenues sur l’arc méditerranéen de France, en particulier parce qu’il subit des pluies extrêmes. Ce fut le cas à Cannes en 2015 avec d’importantes pertes de vies humaines. Autre exemple : il y a une dizaine de jours, deux tornades ont touché les Pyrénées orientales.

Nous menons également des actions de recherche en outre-mer, concernant en particulier la Polynésie, les Antilles, La Réunion et la Nouvelle-Calédonie. Il s’agit notamment d’étudier la fréquence des cyclones.

La question de la fréquence se pose également aux Antilles où, lors des quarante dernières années, on observe en moyenne un événement cyclonique tous les quatre ans. Une dizaine de cyclones ont donc eu lieu dans cette zone depuis quarante ans.

S’agissant de l’intensité, toutes les îles ne subissent pas avec la même fréquence les événements les plus extrêmes. Plus on remonte vers le nord, plus le risque augmente et plus les cyclones ont une propension à devenir violents. En Martinique, un événement important a lieu en moyenne tous les dix ans, contre tous les sept à huit ans en Guadeloupe et plutôt tous les six ans à Saint-Barthélemy. À l’inverse, il n’y a pas de cyclone en Guyane, située trop au sud pour être affectée.

Nous menons des études pour évaluer dans quelle mesure les fréquences de ces événements les plus intenses pourraient évoluer et si l’on constatera – ou pas – une augmentation du nombre de cyclones. Ce sujet sera l’un des principaux sujets de l’intervention de Mme Valérie Masson-Delmotte, qui répondra tout à l’heure précisément à vos questions sur le climat futur.

M. Marc Pontaud. Que fait-on pour mieux assurer la prévision de ces phénomènes ? Le modèle de prévision français est global : il couvre l’ensemble du globe, avec une meilleure résolution pour la métropole, il est donc intéressant pour les phénomènes qui la concernent. Parallèlement, et c’est très important, nous avons développé le modèle AROME (acronyme pour Applications de la recherche à l’opérationnel à méso-échelle) doté d’une résolution beaucoup plus fine – entre un et deux kilomètres et demi. Une instance de ce modèle tourne toutes les heures pour la métropole, mais aussi pour chacun des territoires d’outre-mer, couvrant de larges secteurs : l’arc antillais jusqu’à Haïti, la Guyane, la Nouvelle-Calédonie et la grande Polynésie Française, enfin, la Réunion et l’océan Indien. L’établissement a porté ses efforts sur ces techniques numériques et de modélisation, afin de répondre à toutes les questions qui vont bientôt se poser à propos de ces phénomènes, fortement significatifs. Ce modèle fonctionne très bien pour prévoir ces phénomènes dans ces territoires.

M. le rapporteur. Par le biais des données que vous recueillez, constatez-vous une augmentation du nombre ou de l’intensité des événements climatiques ? Disposez-vous de suffisamment d’éléments pour effectuer un constat ?

M. David Salas. Là encore, Valérie Masson-Delmotte répondra de manière plus complète. Vous avez raison, on observe une augmentation de l’intensité des événements climatiques, mais uniquement dans le bassin Atlantique nord.

Les modèles à échelle fine, évoqués par M. Pontaud, sont un enjeu important pour la prévision des cyclones dans les régions d’outre-mer. On a pu le constater lors de l’événement cyclonique Maria : il s’est brutalement intensifié, passant d’une catégorie 1 à 5 – la plus intense – en seulement quinze heures. Ce phénomène avait été parfaitement pressenti par le modèle AROME : cela justifie vraiment le développement et l’utilisation de tels outils.

J’évoquerai rapidement le processus météorologique en cause : en altitude, ce qu’on appelle dans notre jargon un « talweg » – l’équivalent d’un trou d’air – a créé un phénomène d’aspiration qui a brutalement intensifié le cyclone Maria. Un modèle de prévision est capable de le déceler. Nous pouvons ensuite en tirer toutes les conséquences en termes de message d’alerte, en vue de protéger les personnes et les biens.

M. Marc Pontaud. Quelles sont les évolutions des phénomènes météorologiques sensibles dans un proche futur ou un peu plus lointain ? Mme Masson-Delmotte pourra vous apporter une réponse précise. Pour résumer, il n’y a pas de raison pour qu’il y ait plus de cyclones à l’avenir mais, l’atmosphère étant un peu plus chaude, le cycle hydrologique atmosphérique sera peut-être plus intense. On peut donc s’attendre à des phénomènes un peu plus intenses, surtout en précipitations – plus qu’en vent. Pour les tempêtes de la côte atlantique, nous ne disposons actuellement pas de signal particulier.

M. David Salas. Compte tenu de ce que l’on sait des processus de formation des cyclones, aucun élément ne permet de conclure à une augmentation du nombre de cyclones dans le futur. Valérie Masson-Delmotte vous apportera des précisions, sur la base de la littérature récente. Pour autant, étant donné le supplément d’énergie disponible dans le système climatique, on peut s’attendre à des événements globalement plus intenses lorsqu’ils parviennent à se former.

M. Jean-Hugues Ratenon. Je suis député de la Réunion. Nous connaissons actuellement un cyclone. Mais, d’après mes informations, tout se passe bien. Je reçois même des messages de mes collègues à la Réunion, me demandant de remercier Météo France pour ses prévisions et sa capacité à bien informer la population. Pour autant, nous connaissons une petite polémique – cela arrive malheureusement dans ce genre de situation – relative à la prise de décision du préfet : quel est le rôle de Météo France dans la décision du préfet de passer de l’alerte orange à l’alerte rouge ?

M. Marc Pontaud. J’ai compris qu’une deuxième audition aura lieu concernant le fonctionnement institutionnel de Météo France, en présence de son président-directeur général. En quelques mots, nous sommes une instance de conseil auprès de l’État, en l’occurrence nous conseillons le préfet.

Vous nous aviez par ailleurs posé une question à laquelle nous n’avons pas répondu concernant l’efficacité comparée des modèles américain et européen. Puisque vous parlez de la Réunion, je voudrais rappeler l’historique de la dépression tropicale Ava, qui est allée percuter Madagascar. Quelques jours avant cet événement, les prévisions du Centre européen de prévision météorologique à moyen terme annonçaient une trajectoire vers Madagascar, quand le modèle américain Global forecast system annonçait une trajectoire qui s’infléchissait vers la Réunion, ce qui a mis en alerte les autorités publiques. Notre modèle « Action de recherche petite échelle grande échelle » (ARPEGE) était cohérent avec le modèle Integrated forecast system du centre européen. En l’espèce, le modèle européen était meilleur.

De même, pour les événements de la Guadeloupe, de la Martinique, des Îles du Nord, le modèle du Centre européen est, de loin, le meilleur – les chiffres le montrent. Ce modèle européen, global, et le modèle français, ARPEGE, également global, sont en fait identiques. Ils sont le résultat d’une collaboration assez unique entre une organisation européenne – avec un statut d’organisation internationale – et un pays membre. Nous avons développé ensemble un modèle global, avec des configurations légèrement différentes lorsqu’il est utilisé par le centre européen ou par la France. Ces modèles sont excellents : le meilleur modèle de prévisions globales est celui du centre européen et le meilleur modèle à courte échéance sur l’Europe est le modèle français.

Les Américains ont fini par prendre en compte nos prévisions. Notre modèle AROME de petite échelle, qui traite de manière explicite les précipitations et les phénomènes convectifs, couplé à ces modèles de grande échelle, apporte une information très précieuse sur l’évolution des phénomènes. En effet, il ne suffit pas de prévoir la trajectoire d’un cyclone, il faut également prévoir son intensification ou son affaiblissement.

C’est ce que nous faisons à la Réunion : nous suivons le phénomène – j’y travaillais encore cette nuit, ainsi que mes collègues. Initialement, la prévision du centre européen le faisait passer au nord de l’île, ce qui lui aurait été très dommageable. Le modèle français ARPEGE prévoyait plutôt un passage au sud, AROME indiquant que le phénomène s’amoindrissait. Il s’agissait de prévisions délicates, sur des centaines de kilomètres, deux à trois jours à l’avance. Mais nous sommes aujourd’hui capables de produire des prévisions qui permettent de bien informer les populations et le préfet, qui doit ensuite prendre ses décisions. Vous comprendrez que nous ne sommes pas là pour juger la polémique locale.

Mme Justine Benin. Je suis très heureuse de participer à cette audition. Dans les îles – et plus particulièrement en Guadeloupe d’où je viens –, nous apprécions nos prévisionnistes de Météo France. Les personnels en Guadeloupe sont-ils bien équipés pour faire leur travail ? Il y a quelques années, je me souviens de difficultés liées aux radars situés au niveau de la Désirade. Cela a-t-il été réglé ?

M. Bertrand Bouyx. Je suis député du littoral, dans le Calvados. Sur les plages du Débarquement, le trait de côte recule. À Météo France, qu’est-ce qui fonde la pertinence d’un modèle ou son évolution ? Vous avez partiellement répondu à cette question, en comparant les modèles que vous utilisez pour évaluer le parcours des cyclones. Mais pourriez-vous nous apporter des précisions quant à ces modélisations ? Nous avons parlé de statistiques et de fréquences, mais a-t-on observé des particularités dans la distribution des événements climatiques ? En effet, les fréquences ne nous renseignent pas sur la distribution de ces séries statistiques.

Mme Claire Guion-Firmin. Je suis députée des Îles du Nord, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Nous constatons des phénomènes de plus en plus violents. Lors du passage de l’ouragan Irma, les vents ont dépassé les 350 km/h. Dans le futur, allons-nous subir des vents beaucoup plus forts ou avons-nous atteint un maximum ? Est-il exact que cet ouragan a été classé en catégorie 6, alors qu’il n’existait jusqu’à présent que cinq catégories ? Par ailleurs, est-il exact qu’un phénomène de tornades a été constaté à l’intérieur de l’ouragan ?

M. Lionel Causse. Député des Landes, je souhaite vous interroger sur les risques de submersion : comment Météo France travaille-t-il sur ces dossiers, souvent liés aux bancs de sable et à des événements climatiques se déroulant au large des côtes ? Sur notre littoral, comme sur tous les littoraux de métropole et d’outre-mer, des vagues importantes causent régulièrement des dégâts. Des modélisations et des études sont en cours, notamment à Biarritz. Y êtes-vous associés ?

M. Marc Pontaud. Madame Bénin, les radars sont un élément essentiel de la qualité de la prévision de nos modèles, notamment pour le modèle de haute résolution AROME. Nous attachons une très grande importance au maintien de ces installations. Deux radars sont positionnés dans la zone, un en Guadeloupe et un en Martinique. Ils se recoupent et se servent mutuellement de secours. Leur portée visuelle – entre deux cents et deux cent cinquante kilomètres – est intéressante pour nous. Ces données sont essentielles. À deux cent cinquante kilomètres, nous pouvons disposer d’une information très précise sur un phénomène émergent, donc mieux le décrire et l’observer. Aujourd’hui, l’un des enjeux est de prendre en compte ces données pour améliorer la prévision de nos modèles dans ces régions.

Le modèle AROME a été développé et mis en place l’année dernière dans tous les territoires d’outre-mer, mais n’a pas encore la capacité d’ingérer ces données. Nous avançons par étapes dans le processus d’assignation. C’est un peu lourd et cela demande beaucoup de travail, mais nous souhaitons valoriser ces informations à toute petite échelle. C’est une priorité pour Météo France dans le réseau métropolitain et dans tous les territoires d’outre-mer. Reste une difficulté à traiter : nous n’avons pas encore de radar en Polynésie française.

MM. Bouyx et Causse ont évoqué la submersion des côtes. Un processus de vigilance vagues-submersion a été institué. C’est le résultat d’un travail préparatoire d’étude de la vulnérabilité et des zones à risque, réalisé dans le cadre d’une collaboration par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) et Météo France. Plus récemment, nous nous sommes également rapprochés du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Pour instaurer cette vigilance, nous avons dû créer un ensemble de systèmes spécifiques de modélisation, qui s’emboîtent : le premier modèle produit une prévision hauturière et globale des vagues. Le deuxième modèle dispose d’une résolution plus fine – à deux cents mètres – qui permet de disposer de l’état de la mer au plus près de la côte. Le troisième modèle gère la hauteur d’eau : il prend en compte les effets des marées et du vent sur la surélévation. Nous additionnons ensuite l’impact de l’élévation dynamique de la mer liée à la marée et au vent qui souffle sur la surface de l’océan avec l’état de la mer. Nous disposons ainsi d’une information sur la hauteur d’eau.

En amont, nous disposions déjà d’une cartographie de la côte, avec les zones à risques. Cela nous permet donc d’évaluer si le risque est supportable ou non, en fonction de sa localisation. Ainsi, récemment, certaines prévisions de hauteur d’eau suite au passage de la tempête Eleanor nous ont beaucoup inquiété pour Saint-Malo.

Ce travail est en perpétuelle évolution. Il fait partie de nos priorités. Nous essayons d’améliorer nos prévisions en intégrant de plus en plus de données satellites, importantes pour contrôler les conditions initiales.

M. David Salas. En réponse à Madame Guion-Firmin, on peut souligner qu’Irma, qui a frappé Saint-Martin et Saint-Barthélemy, était un événement hors norme – vraiment exceptionnel. C’est l’ouragan le plus puissant jamais enregistré sur le bassin atlantique à l’est de l’arc antillais. Dans l’histoire moderne, c’est-à-dire pour nous depuis la fin des années soixante-dix – date à partir de laquelle on dispose de mesures à partir de satellites en fin de période –, c’est le premier ouragan qui a touché les petites Antilles alors qu’il était déjà en catégorie 5, avec des vents maximaux de 295 km/h en moyenne sur une minute – la catégorie 5 commence à 249 km/h… Les rafales étaient donc probablement beaucoup plus importantes.

Il figure parmi les cinq ouragans les plus puissants au monde ayant traversé une terre habitée. Il est resté soixante-douze heures d’affilée en catégorie 5, ce qui constitue également un record sur le bassin atlantique depuis le début de l’ère satellitaire. Avant, nous n’étions pas capables de disposer de ces statistiques.

Évidemment, Irma a engendré des pertes en vies humaines et des dégâts considérables, ce que tout le monde déplore. Ce qui frappe, au-delà d’Irma, c’est la succession de trois ouragans majeurs : Irma, José, puis Maria qui a touché la Guadeloupe, mais également la Dominique en catégorie 5, avec des vents de 160 km/h. C’est cette succession d’événements exceptionnels qui interroge à la fois le citoyen et les scientifiques. La recherche estime que les conditions terribles de ce mois de septembre étaient favorables à la formation de ces événements. Elles étaient favorables pour Irma et le sont restées pour José et pour Maria, ce qui explique cet enchaînement. Sans vouloir faire de parallèle abusif sous nos latitudes, pour des phénomènes intéressants l’Hexagone – et pour répondre à M. Bouyx – on se souvient de l’enchaînement des tempêtes Lothar et Martin en 1999. Ces tempêtes extrêmement intenses – qualifiées de bombes météorologiques – ont frappé successivement le nord et le sud de la France, avec une intensification extrêmement rapide.

Mais rien ne permet d’affirmer que l’on assiste à une augmentation de la fréquence des tempêtes. En hiver, la zone de prédilection – le rail – de ces tempêtes se situe actuellement dans la Manche. Sachant que ces événements résultent de la confrontation de masses d’air froid et de masses d’air chaud, dans la mesure où le réchauffement climatique actuel réchauffe davantage l’Arctique que les latitudes moyennes de nos régions, la différence de température entre l’Arctique – où réside l’air froid – et nos latitudes a tendance à diminuer. En théorie, cela devrait donc plutôt défavoriser la formation des tempêtes. Malgré tout, des tempêtes pourront continuer à se former dans le futur, même si elles se forment plus difficilement. Comme en 1999, on assistera aussi probablement encore à ces phénomènes d’intensification rapide, résultant de l’interaction d’une tempête – donc d’une dépression qui se forme – avec le fameux courant-jet – des vents très intenses, soufflant entre 8 et 12 kilomètres d’altitude, à des vitesses pouvant aller jusqu’à 400 km/h. Les avions l’utilisent pour aller plus vite entre l’Amérique et l’Europe.

Je compléterai en répondant à une question précédemment posée concernant les interactions entre El Niño et les cyclones.

On le sait, malheureusement, en Polynésie, des cyclones se produisent plus fréquemment quand un événement El Niño en cours. Qu’est-ce qu’El Niño ? C’est une anomalie de réchauffement au large des côtes péruviennes, dans le Pacifique tropical est, qui se produit de manière irrégulière – tous les deux à sept ans. La dernière a été observée en 2015-2016. Ces événements réchauffent la température de la surface océanique. Certaines régions, d’habitude plus concernées par les houles cycloniques, doivent alors gérer des phénomènes de cyclone. Cela a été observé en Polynésie, mais également dans des régions où cela n’avait pratiquement jamais été observé auparavant, au large des côtes pacifiques mexicaines par exemple, où un événement très intense s’est produit en 2015.

Quel est le futur d’El Niño ? Pour l’instant, la recherche n’est pas en mesure de se prononcer sur l’augmentation ou la diminution de sa fréquence. Nous restons très prudents à ce stade. Valérie Masson-Delmotte pourra éventuellement compléter mes propos avec d’autres éléments.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour ces informations, passionnantes pour le vécu de ces territoires. Elles nous permettent de comprendre comment ces phénomènes sont actuellement mieux appréhendés. Si vous disposez de compléments suite aux nombreuses questions qui vous ont été posées, n’hésitez pas à nous les adresser.

Laudition sachève à dix heures.

 

 

 


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5.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, membre du bureau du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), co-présidente du groupe de travail n° 1 du GIEC, et de M. Jean Jouzel, climatologue, directeur de recherche émérite, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ancien membre du GIEC.

(Séance du jeudi 18 janvier 2018)

Laudition débute à onze heures.

Mme la présidente Maina Sage. Il est très important, pour notre mission, de comprendre le fonctionnement du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont nous entendrons successivement plusieurs membres. Je souhaite donc la bienvenue à Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, membre du bureau du GIEC. Elle est aussi co-présidente du groupe de travail n° 1 du GIEC, qui en compte trois.

Quant à M. Jean Jouzel, nous ne le présentons plus : climatologue, directeur de recherche émérite, membre du Conseil économique, social et environnemental, ancien membre du GIEC. Nous avons eu le plaisir de l’entendre à plusieurs reprises lors de la dernière législature. Figure du monde scientifique, il est renommé pour son observation du climat et du changement climatique.

M. Yannick Haury, rapporteur. Mes questions portent sur le cinquième rapport du GIEC. Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous présenter les événements climatiques majeurs en zone littorale, la qualité des prévisions météorologiques et leurs progrès, la connaissance et la compréhension des événements climatiques récents, ainsi que les conditions qui peuvent favoriser des événements climatiques d’une intensité exceptionnelle en vitesse de vent, quantité de précipitations et submersion ?

Dans votre analyse, vous mettez en relation le réchauffement des zones de mer et les événements climatiques majeurs, ainsi que les autres liens entre le changement climatique et les caractéristiques des événements climatiques majeurs. Quelles sont les attentes et les travaux en cours en vue du prochain rapport du GIEC ? Comment les connaissances ont‑évolué depuis 2012 et comment modifient-elles nos appréciations des effets du changement climatique à long terme, au-delà de 2100, de leur caractère irréversible et des risques de changements abrupts ou d’emballement ?

En matière d’exposition aux aléas et de vulnérabilité, quelles sont les analyses scientifiques disponibles ? Comment mieux gérer le risque en zone littoral ? Pourriez-vous nous présenter les stratégies d’atténuation et d’adaptation au changement climatique, notamment en zone littorale, ainsi que leur nécessaire articulation ?

Enfin, pourriez-vous nous présenter les conséquences pour les générations à venir des retards pris dans les stratégies d’atténuation et d’adaptation ?

M. Jean Jouzel, climatologue, directeur de recherche émérite, membre du Conseil économique, social et environnemental, ancien membre du GIEC. Nous vous remercions de nous entendre dans le cadre de cette mission d’information.

Je voudrais d’abord vous signaler un rapport de 2015, sur « Le climat de la France au XXIe siècle ». Il ne traite pas directement des questions que vous avez posées, mais s’intéresse « au changement climatique et au niveau de la mer, de la planète aux côtes françaises ». J’ai eu le plaisir d’en coordonner la production.

Mme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, membre du bureau du Groupe dexperts intergouvernemental sur lévolution du climat (GIEC), co-présidente du groupe de travail n° 1 du GIEC. Notre intervention va porter sur l’état des connaissances vis-à-vis des relations entre les cyclones tropicaux et le réchauffement climatique, dans le cinquième rapport du GIEC ; les éléments scientifiques plus récents sur ces thématiques, sur la base d’une veille scientifique des publications récentes, en amont de la préparation de rapports ouvrant le sixième cycle du GIEC ; les connaissances des risques de changements irréversibles et abrupts au-delà de 2100, sur la base du cinquième rapport du GIEC ; le calendrier du sixième cycle d’évaluation du GIEC, entre aujourd’hui et 2022 ; les conséquences des retards dans les stratégies d’atténuation et d’adaptation, non pour les générations futures, mais pour les jeunes générations.

Nous n’aborderons ni les prévisions météorologiques, ni les aspects de vulnérabilité ou d’exposition aux aléas qui ne relèvent pas de l’expertise du groupe n° 1 du GIEC, sur les bases physiques du changement climatique. L’intervention d’Alexandre Magnan et de Virginie Duvat portera spécifiquement sur ces aspects. Nos collègues de Météo-France ont aussi abordé l’aspect de la prévision.

Le GIEC ne mène pas de recherches, mais évalue l’état des connaissances sur la base d’une analyse critique et collective des publications scientifiques. La qualité des rapports du GIEC tient à l’existence de plusieurs étapes de relecture critique par la communauté scientifique et les experts choisis par les gouvernements. Chaque conclusion est donc associée à une évaluation du niveau de confiance. Le GIEC comporte trois groupes de travail, sur les bases physiques, sur les impacts, la vulnérabilité et les options d’adaptation et sur les options d’atténuation.

Notre présentation sera centrée sur les connaissances de physique du climat, qui reposent sur les observations, l’étude et la compréhension des processus, mais aussi sur des approches théoriques fondées sur la modélisation. Au cours du temps, des progrès s’observent dans chacune de ces voies. Sur le sujet des cyclones tropicaux, nous nous situons aussi aux limites des connaissances.

Le cinquième rapport du GIEC comporte une évaluation de cet état des connaissances vis-à-vis de l’évolution des aléas liés aux cyclones tropicaux. Deux questions essentielles se posent : détecte-t-on des tendances sur plusieurs décennies, dans les caractéristiques des cyclones tropicaux, et sont-elles liées à l’influence humaine sur le climat ? Quels pourraient être les changements futurs des caractéristiques de ces cyclones tropicaux dans un climat plus chaud ? Cette évaluation a été conduite dans un rapport public spécial publié en 2012 sur les événements extrêmes, et dans le rapport sur les bases physiques du changement climatique, publié en 2013, sur la base d’articles scientifiques acceptés pour publication avant mars 2013, il y a cinq ans.

Je vais vous exposer les points clefs de ce cinquième rapport. Le niveau de confiance vis-à-vis de l’évolution des changements à long terme – à l’échelle du siècle – de l’activité des cyclones tropicaux reste faible en raison des limites des jeux d’observations disponibles sur le long terme. Cela dit, pour l’Atlantique nord, il est virtuellement certain que la fréquence et l’intensité des cyclones tropicaux les plus violents ont augmenté depuis les années 1970. Le niveau de confiance est faible pour ce qui est de l’attribution du changement de l’activité cyclonique tropicale à l’influence humaine. Cela provient des limites des observations disponibles, du manque de compréhension physique des relations entre, d’une part, les facteurs liés aux activités humaines qui agissent sur le climat, d’autre part, l’activité des cyclones tropicaux, et de divergences dans différentes études qui essaient de faire la part des choses entre la variabilité spontanée du climat, les facteurs naturels et les différents facteurs anthropiques qui peuvent agir. Ainsi, les cyclones de l’Atlantique du Nord peuvent être sensibles à l’augmentation de l’effet de serre, mais aussi à l’injection de particules dans l’atmosphère : il s’agit des aérosols, qui peuvent être soit d’origine naturelle – par exemple ceux qui proviennent des déserts africains – soit liés aux particules de pollution, dont les émissions ont fluctué aussi bien avant les années 1970 que depuis cette période.

Il est très probable que les rejets de gaz à effet de serre dus aux activités humaines ont contribué à l’augmentation de la température à la surface des mers dans les régions de formation des ouragans. Or, au cours des cinquante dernières années, une relation statistique a été identifiée entre la température de surface des mers – par exemple dans l’Atlantique – et des indicateurs d’activité, c’est-à-dire de puissance, des ouragans. Enfin, l’intensité potentielle des cyclones est liée tout particulièrement à la différence entre les températures à la surface de la mer localement et la moyenne des températures des mers tropicales : c’est ce qu’on appelle un indice régional ou un indice relatif de réchauffement. Cette différence de température devrait augmenter dans l’Atlantique nord au XXIe siècle.

Il y a une confiance moyenne dans le fait que la réduction de l’effet des aérosols sur l’Atlantique a pu contribuer, au moins partiellement, à une augmentation de l’activité cyclonique depuis les années 1970. Cependant, il n’était toujours pas possible dans le cinquième rapport du GIEC d’évaluer avec certitude si les changements récents d’activité cyclonique tropicale sont sortis ou non de la gamme de variations naturelles, quand on regarde les informations sur le temps long, en particulier les données historiques. À partir de la compréhension des processus et de la cohérence des projections climatiques – les travaux faits à l’aide de modèles de climat pour le XXIe siècle –, on peut dire qu’il est probable que la fréquence d’occurrence de cyclones tropicaux va soit diminuer, soit rester inchangée globalement, mais avec une augmentation probable – à un degré de confiance moyen – de la vitesse maximum des vents et de l’intensité des précipitations près du centre des cyclones : en d’autres termes, la fréquence des cyclones les plus intenses devrait augmenter.

La fiabilité de ces projections va dépendre de celle des modèles de climats à anticiper les changements de structures de température à la surface des mers et des modifications du phénomène El Niño dans un climat qui change. Il est possible qu’on ne détecte un signal significatif d’intensification des cyclones tropicaux que dans la seconde moitié de ce siècle. En effet, s’agissant d’événements rares par nature, une détection significative prendra probablement du temps par rapport à la variabilité spontanée du climat, qui se superpose à une tendance éventuelle.

Pour ce qui est de la possibilité d’une intensification des cyclones dans l’Atlantique nord pour les prochaines décennies, en réponse à une baisse de la charge en aérosols dans l’atmosphère – suite aux lois sur la qualité de l’air, par exemple –, le degré de confiance est faible.

Le cinquième rapport du GIEC a également abordé la question des événements de niveaux de mer extrêmes en soulignant qu’il est probable que leur intensité a augmenté depuis 1970 et qu’il est très probable que cette augmentation se poursuivra dans les décennies à venir, principalement à cause de la montée du niveau des mers – avec un niveau de confiance élevé sur ce point. Cela signifie que la fréquence des événements excédant un niveau de mer donné va augmenter d’un ordre de grandeur identique ou davantage dans certaines régions d’ici à la fin de ce siècle.

Pour ce qui est du deuxième volet, correspondant aux travaux les plus récents, je ne peux que vous exposer qu’une synthèse préliminaire et personnelle, qui n’a en aucun cas la valeur d’un travail d’évaluation collective. Les publications récentes montrent des progrès dans l’exploitation de multiples sources d’information, des travaux sur les archives naturelles pour connaître l’histoire passée des tempêtes sur un temps long, les sources historiques, la standardisation des jeux de données, les réanalyses atmosphériques, des progrès dans la compréhension théorique des processus, en particulier un cadre théorique reconnu et admis sur les conditions d’intensité potentielle maximale des cyclones. Enfin, il y a une nette amélioration de la simulation des conditions de formation des cyclones dans les modèles de climat – ce qui constitue une avancée remarquable de ces dernières années.

Une étude a détecté une augmentation significative depuis 1975 de la proportion de cyclones tropicaux de catégorie 4 et 5 au détriment des cyclones de faible intensité : on assiste donc à un changement dans les modes de cyclones de faible et de forte intensité. En 2016, Kevin J.E. Walsh et ses coauteurs ont fait paraître, dans la revue américaine WIREs Climate Change, un article confirmant qu’il n’y a pas de changement détecté de fréquence des cyclones, mais une augmentation significative de la proportion des cyclones les plus intenses, globalement et dans tous les bassins, sauf dans le nord-est du Pacifique.

Cette synthèse confirme l’augmentation d’intensité dans le bassin Atlantique, que j’avais mentionnée précédemment. Elle souligne également une forte variabilité sur plusieurs décennies dans cette région de l’Atlantique, qui peut résulter du changement d’aérosols – les particules atmosphériques – et qui est en lien avec la variabilité multi-décennale de la circulation de l’océan Atlantique.

En 2014 et 2016, les travaux d’une équipe américaine dirigée par J.P. Kossin ont montré un déplacement vers les pôles, au cours des trente dernières années, de la position du centre d’intensité maximale au cours de la durée de vie des cyclones, au rythme d’environ un degré de latitude par décennie. Ce constat est également lié aux problèmes de détection : on ne va pas forcément détecter l’intensification sur une zone donnée, parce qu’il faut intégrer le déplacement de ces lieux d’intensité maximale – vers le nord dans l’hémisphère nord, vers le sud dans l’hémisphère sud. Une relation systématique a été identifiée entre l’indicateur de température relative des mers et l’augmentation de la taille des cyclones tropicaux, qui joue aussi un rôle important dans les dommages potentiels.

En 2016, un rapport de l’Académie des sciences américaine sur l’attribution des événements extrêmes indiquait que la confiance dans la projection d’une augmentation de l’intensité des cyclones les plus violents est plus forte que les informations scientifiques sur les changements de fréquences. Plusieurs modèles de climat sont maintenant capables de produire une distribution correcte du nombre et de l’intensité des cyclones tropicaux pour le climat actuel, et certains aspects des relations avec le modèle ENSO (El Niño Southern Oscillation). Ce point est important également pour l’anticipation à l’échelle saisonnière en fonction des prévisions d’ENSO de l’activité cyclonique, mais il subsiste de grands écarts dans les projections, provenant de différences dans la projection des structures de grande échelle, de différences dans la physique des modèles de climats, de leur résolution – plus une résolution est fine, plus les modèles sont pertinents –, mais aussi des diagnostics réalisés pour détecter les cyclones. De nouvelles méthodes sont maintenant appliquées pour évaluer comment les caractéristiques d’un événement météorologique extrême sont altérées dans un climat plus chaud. Ainsi, une étude portant sur les pires cas de cyclones tropicaux a montré que l’onde de tempête à Tacloban – une ville des Philippines dévastée en 2013 par le supertyphon Haiyan – a pu être augmentée de 20 %.

Une étude du Centre européen de prévisions météorologiques a montré que les caractéristiques de vitesse des vents et d’intensité de pluie de l’ouragan Sandy, qui avait frappé New York en 2012, se sont trouvées augmentées du fait que la température de la mer sur la trajectoire de cette tempête était plus élevée que la température moyenne des décennies précédentes. Trois études américaines ont porté sur les pluies torrentielles associées à l’ouragan Harvey, qui a causé des dégâts considérables à Houston. Ces trois études, basées sur des méthodes différentes, convergent pour montrer que le réchauffement global a rendu un tel événement plus probable que dans un climat inchangé – typiquement, trois fois plus probable – et a renforcé l’intensité des pluies, qui ont pu être jusqu’à quinze fois plus intenses.

Les facteurs responsables des impacts intègrent la fréquence, l’intensité, mais aussi la taille et la vitesse de déplacement et, sur ces points, il est encore difficile d’avoir une confiance totale dans les éléments disponibles. La prise en compte de l’état de l’océan reste imparfaite, et plusieurs travaux, y compris français, ont montré l’importance de l’état de l’océan sous la surface, ainsi que de sa stratification, sur l’activité cyclonique, en particulier sur les cyclones de catégorie 5. Il existe des voies de progrès pour prendre en compte l’état de l’océan sous la surface pour les prévisions d’intensification, mais aussi pour les projections climatiques futures. L’effet de sillage des cyclones très intenses brasse la mer, ce qui entraîne généralement un refroidissement, et peut produire des conditions favorables à une intensification, selon la température des eaux situées sous la surface de la mer.

En 2016, une revue américaine combinant une approche théorique et des projections climatiques a montré qu’en l’absence de réduction des rejets de gaz à effet de serre, cet effet devrait dominer de plus en plus par rapport à l’effet des aérosols et devrait donner lieu à des augmentations de l’intensité des cyclones tropicaux. Enfin, en 2015, une étude de l’un des spécialistes mondiaux des cyclones, Emmanuel Garnier, suggérait une forte augmentation de l’occurrence de cyclones, associée à une intensification très rapide avant leur entrée vers les terres, dans un climat plus chaud de 3 °C ; il concluait que le fait que le réchauffement favorise des mécanismes d’intensification très rapides pourrait rendre les prévisions et l’alerte plus délicates.

M. Jean Touzel. Quand on regarde les scénarios du GIEC, on voit d’abord des prévisions sur le siècle, même si certaines vont un peu au-delà de 2100, mais surtout des prévisions assez linéaires, sans à-coups. Deux questions principales se posent : premièrement, tous les mécanismes ont-ils été pris en compte ? Deuxièmement, existe-t-il des phénomènes irréversibles, rendant inéluctable la survenue de certains changements ? Les climatologues se sont penchés sur ces deux questions et y ont répondu par l’élaboration de deux notions : celle de surprise climatique ou de changement abrupt d’une part, celle d’irréversibilité d’autre part. La notion d’irréversibilité est très importante, même si les médias accordent souvent plus d’importance à celle de changement abrupt. C’est moi qui, en 1995, ai le premier suggéré la notion de surprise climatique, dans le deuxième rapport du GIEC, à la suite de la découverte de variations climatiques rapides dans les glaces du Groenland – des réchauffements allant jusqu’à 15 °C en quelques décennies, et des changements complets du climat dans l’Atlantique nord, mais aussi à l’échelle de tout l’hémisphère nord.

L’existence de ces événements constituait une véritable surprise, car on enseignait à l’époque que le climat ne pouvait varier que lentement. Cette découverte a relancé une hypothèse selon laquelle le Gulf Stream pourrait, en certaines circonstances, s’arrêter et redémarrer. Ainsi énoncée, cette hypothèse est très simplificatrice, car il s’agit en réalité d’une modification de la circulation océanique résultant de l’arrivée d’eau douce à la surface de l’océan : en gros, l’arrivée d’eau douce à la surface de l’océan modifie le Gulf Stream qui, pour aller jusque dans le Grand Nord, doit être formé d’eaux denses et froides qui plongent dans cette direction. Des épisodes du passé tendent à montrer qu’une telle hypothèse pourrait se réaliser : ainsi, il y a 8 200 ans, lorsqu’une grande quantité d’eau douce est arrivée dans l’Atlantique nord suite à la fonte de la calotte qui recouvrait une partie de l’Amérique du Nord, un refroidissement de 3 ou 4 °C s’est produit, y compris dans nos régions, en quelques décennies. Cet événement a duré entre 100 et 200 ans, avant que tout se remette en route, là aussi en quelques décennies. Ces événements sont bien documentés dans le passé, y compris en période chaude, et on s’interroge actuellement sur la possibilité d’un changement rapide de la circulation océanique dans un climat plus chaud.

L’arrivée d’eau douce pourrait avoir plusieurs causes : elle pourrait provenir d’une augmentation des précipitations dans le Grand Nord, qui se traduirait par un écoulement plus important des fleuves et des rivières vers l’océan Arctique et la mer Baltique, ou résulter de précipitations, donc d’une évaporation plus importante dans les régions tropicales, ce qui entraînerait une augmentation des précipitations dans le Nord. Enfin et surtout, la fonte des glaces du Groenland contribue à l’élévation du niveau de la mer : certes, sur les trois millimètres d’élévation annuelle du niveau de la mer, le Groenland contribue pour un peu moins d’un millimètre, mais à l’échelle régionale, cela représente d’énormes quantités d’eau douce. Il est permis de se demander si l’apport en eau douce du Groenland pourrait ou non modifier la circulation océanique dans ces régions : ce ne sera sans doute pas le cas d’ici à la fin du siècle, mais ce n’est pas exclu à long terme – à l’échelle de quelques siècles.

Il faut oublier l’idée véhiculée par certains films, et de ce fait largement répandue dans l’imaginaire collectif, selon laquelle ce phénomène se traduirait par un retour à l’ère glaciaire. Si nous avons, dans 300 ans, un climat plus chaud de 3 ou 4 °C, et que le Gulf Stream s’arrête, cela n’influera pas de plus de quelques dixièmes de degrés centigrades sur la température moyenne de la planète : dans nos régions, nous reviendrons tout au plus à des températures de l’ordre de celles d’aujourd’hui – mais un refroidissement de 3 ou 4 °C sur une ou deux décennies, similaire à celui qui s’est produit il y a 8 200 ans, serait extrêmement dommageable économiquement et écologiquement. Si on ne peut exclure ce phénomène résultant de variations océaniques, il semble très peu probable qu’il puisse survenir durant le siècle qui vient et, même pour les siècles suivants, ce n’est pas une perspective définitivement établie.

Une autre surprise potentielle – qui n’en est plus vraiment une, puisqu’on en parle beaucoup aujourd’hui – est celle que constituerait la libération du méthane et du gaz carbonique – le dioxyde de carbone –, résultant de la fonte des sols gelés. Cette fonte, déjà amorcée dans les régions arctiques, devrait s’accélérer. Selon un scénario émetteur, 80 % du permafrost, ou pergélisol, de surface – d’une épaisseur inférieure à 3,5 mètres – pourrait avoir fondu d’ici la fin du siècle, dans l’hypothèse où le réchauffement serait jusqu’à deux fois plus élevé dans les régions de l’Arctique, en Sibérie et au nord du Canada qu’en moyenne globale – si le réchauffement moyen était de 3 °C, il pourrait atteindre 6 °C dans ces régions de l’Arctique. Cette fonte provoque la décomposition quasiment irréversible de la matière organique présente dans les sols, une décomposition qui se fait soit sous forme de gaz carbonique, soit sous forme de méthane – en l’absence d’oxygène. De ce fait, les estimations sont imprécises, à la fois parce que la quantité de matière organique dans ces sols est très variable d’un point à l’autre et parce qu’il est assez difficile de savoir si la fonte va donner lieu à une décomposition sous forme de gaz carbonique ou sous forme de méthane. Or, les conséquences ne sont pas les mêmes : la décomposition sous forme de méthane est plus grave en termes de réchauffement climatique, car les molécules de méthane sont beaucoup plus actives d’un point de vue radiatif. Pour vous donner un ordre de grandeur, d’ici 2100 – bien sûr, les processus en cours se poursuivront après cette date –, dans le cas d’un scénario émetteur, on pourrait avoir l’équivalent, avec la fonte du pergélisol, de cinq à vingt-cinq années des émissions actuelles de gaz à effet de serre. Il y a également une grande quantité de méthane dans les sédiments marins de surface – les clathrates –, mais le risque que ce méthane soit libéré dans l’atmosphère est beaucoup moins important.

Un autre phénomène à seuil susceptible d’avoir de graves conséquences sur les forêts tropicales, en particulier la forêt amazonienne, est celui que constituerait une succession d’années marquées par des précipitations trop faibles : si la forêt peut résister pendant quelques années, elle souffre et, à la longue, peut finir par flancher subitement, de façon irréversible. La probabilité qu’un seuil critique soit franchi, conduisant au dépérissement de la forêt, ne peut pas être écartée pour les forêts équatoriales et tropicales – notamment la forêt amazonienne –, et le risque existe également pour les forêts boréales. Cependant, le rapport du GIEC précise que les possibilités de destruction de vastes portions de forêts tropicales ou boréales sont assez faibles : on peut donc considérer qu’à l’échelle globale, ce risque de destruction des forêts est assez peu élevé.

Je dois également vous parler de l’inertie climatique, c’est-à-dire du fait que certaines modifications ne produisent leurs effets que sur des échelles de temps très longues, et de manière quasiment irréversible. Ainsi, les concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère continuent à augmenter alors que les émissions diminuent et, en fonction des différents scénarios envisagés, 15 % à 40 % du dioxyde de carbone qui sera émis restera dans l’atmosphère pendant plus de 1 000 ans : comme nous le disons depuis très longtemps, en la matière, il n’y a pas de retour en arrière. Une fois les concentrations stabilisées, le réchauffement continue pendant un siècle ou plus, certes de façon limitée, mais loin d’être négligeable – certains estiment qu’il pourrait être voisin de 1 °C, au moins régionalement. Une grande partie de ce réchauffement est irréversible sur des périodes de plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires.

Évidemment, l’inertie est à prendre en compte dans le problème qui nous réunit aujourd’hui : l’élévation du niveau de la mer se poursuivra pendant plusieurs siècles de façon importante, aussi bien dans sa composante liée à la dilatation de l’océan que dans celles résultant de la fonte des glaciers et des calottes glaciaires. Selon un scénario émetteur figurant dans le cinquième rapport du GIEC, l’élévation pourrait être d’un peu moins d’un mètre à l’horizon 2100, mais cette estimation donne lieu à de nombreuses discussions : ainsi, des articles récents tendent à montrer que l’élévation pourrait atteindre trois mètres à la fin du siècle. Cette question fera l’objet d’une attention particulière dans le sixième rapport du GIEC, mais le fait est que plusieurs publications font état d’un risque supérieur à un mètre à la fin du siècle.

En tout état de cause, quand on parle de trois mètres à la fin du siècle, il faut bien se rendre compte que, malheureusement, quoi qu’on fasse ou presque, ces trois mètres seront atteints à un moment donné. Même dans le cas d’un réchauffement limité à 1,5 °C ou 2 °C, on aura beaucoup de mal à éviter, à échéance de quelques siècles, une élévation du niveau de la mer inférieure à un mètre : il est probable que ce sera plus, voire beaucoup plus. À plus long terme, c’est-à-dire à plus d’un siècle, les contributions du Groenland et de l’Antarctique se poursuivraient, s’ajoutant à celles résultant de la dilatation de l’océan. Il y a des incertitudes, mais les chiffres sont impressionnants : suivant le scénario pris en compte, on parle d’une élévation comprise entre 90 centimètres et 3,60 mètres en 2300, entre 1,50 mètre et 6,60 mètres en 2500 et ainsi de suite. Au-delà, le processus risque de se poursuivre. En effet, si le réchauffement excédait un certain seuil, cela entraînerait la disparition presque totale de la calotte du Groenland au bout d’un millénaire, avec à la clé une élévation du niveau de la mer d’environ 7 mètres. Le seuil de température retenu pour ces scénarios est relativement faible puisqu’il est estimé entre 1 °C et 4 °C, ce qui montre bien que le risque à long terme de fonte du Groenland est assez élevé. En tant que paléoclimatologues, nous sommes là pour rappeler qu’il y a 125 000 ans, le niveau de la mer était d’au moins 5 mètres plus élevé qu’aujourd’hui alors que la température, elle, n’était pas beaucoup plus élevée. J’insiste sur la sensibilité d’élévation du niveau de la mer dans la durée, même sous l’effet de changements de température relativement faibles.

Le rapport du GIEC indique que la disparition totale de la calotte glaciaire n’est pas inéluctable si les températures redescendent en dessous d’un certain seuil ; en revanche, une diminution partielle est irréversible, et il en est de même pour l’Antarctique de l’Ouest, qui contribuerait à plus de 5 mètres à l’élévation du niveau de la mer – on parle toujours du très long terme. Il faut bien comprendre que si un réchauffement important persistait à très long terme – au-delà de l’échelle millénaire –, on pourrait atteindre une élévation du niveau de la mer de plus de 15 mètres. Un article récent montre que, si le scénario émetteur se poursuivait jusqu’à la fin du siècle, où l’on arrêterait d’émettre des gaz à effet de serre, à l’échelle de 10 000 ans, le niveau de la mer pourrait augmenter jusqu’à 20 mètres – du seul fait des émissions du XXIe siècle, et sans que l’on puisse faire quoi que soit pour empêcher cela.

Enfin, l’acidification de l’océan est elle aussi irréversible ou quasiment irréversible, ce qui est un gros problème pour les régions côtières, pour les ressources halieutiques et touristiques et, bien sûr, pour les récifs coralliens. Valérie Masson-Delmotte va maintenant évoquer le sixième rapport du GIEC.

Mme Valérie Masson-Delmotte. Le GIEC, qui va fêter ses trente ans lors de sa prochaine session plénière à Paris en mars 2018, prépare un ensemble de rapports. Il s’agit d’abord d’un rapport spécial, en cours de relecture, portant sur l’analyse des impacts de 1,5 °C de réchauffement global et les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre associées, dans le contexte du renforcement de la réponse globale aux menaces du changement climatique, du développement durable et des efforts pour éradiquer la pauvreté. Ce rapport, que nous préparons suite à l’invitation de la COP21, sera soumis pour approbation en octobre 2018 et constituera l’information scientifique pour le dialogue de Talanoa de la COP24, qui se tiendra en décembre 2018. Pour la première fois, il est préparé de manière transverse aux trois groupes de travail du GIEC, et comportera une évaluation de ce qui pourrait être évité, y compris en termes d’événements extrêmes, si nous parvenons à limiter le réchauffement à moins de 2 °C, en le stabilisant si possible aux alentours de 1,5 °C.

Pour 2019, nous préparons un rapport spécial sur le changement climatique et l’usage des terres, qui intégrera des enjeux liés à la désertification, à la dégradation des sols, à la gestion durable des terres, à la sécurité alimentaire et aux flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres. Le dernier chapitre portera sur les risques et les options de gestion des risques dans le contexte du développement durable, et il inclura des risques liés aux migrations et aux conflits. Ce rapport spécial est également préparé de manière transverse aux trois groupes de travail du GIEC.

En parallèle, toujours pour 2019, nous préparons un rapport spécial sur les océans et la cryosphère – c’est-à-dire les parties enneigées et englacées de la Terre – dans un climat qui change. Ce rapport portera sur les mécanismes des changements et leurs implications pour les océans et les zones enneigées et englacées, les écosystèmes et les populations qui en dépendent, ainsi que les options pour renforcer leur résilience. Il comportera, entre autres, un chapitre sur la montée des niveaux des mers et les implications pour les zones et les communautés littorales ; un chapitre sur les océans et les écosystèmes marins et les communautés qui en dépendent ; un chapitre sur les risques associés aux événements extrêmes et abrupts. Il comprendra également un encadré transverse dédié aux îles et aux régions côtières de faible altitude – les basses terres –, portant en particulier sur les risques en cascade que nous avons mentionnés tout à l’heure, à savoir les événements extrêmes, les changements du cycle hydrologique, l’acidification des océans, la montée du niveau des mers, qui se conjuguent sur certaines portions du littoral.

Enfin, la préparation des rapports complets de chaque groupe de travail débutera au mois de juin 2018. Pour le groupe dont je partage la coordination, un chapitre sera dédié à l’information climatique régionale, y compris pour les petites îles et les littoraux, les changements du cycle hydrologique, un nouveau point sera fait sur les océans, la cryosphère et la montée du niveau des mers, un chapitre sera consacré aux événements extrêmes météorologiques et climatiques, y compris les événements composites, comme les fortes précipitations et les vents violents, et les cyclones tropicaux, enfin un chapitre traitera de l’information climatique pour l’évaluation des impacts régionaux et des risques, en favorisant l’analyse des risques à partir d’informations sur les aléas que nous fournissons, mais qui sera conjuguée aux informations sur les vulnérabilités et l’exposition aux risques du groupe 2 du GIEC. Celui-ci aura un chapitre dédié aux petites îles et aux options d’adaptation dans un climat qui change.

Je précise que le GIEC organise, au mois de mars prochain, une conférence scientifique internationale sur les villes et les sciences du changement climatique pour susciter la production et la publication de nouvelles connaissances dans l’optique d’un rapport spécial sur cette thématique pour le cycle suivant, après 2023. Bien sûr, la question des villes littorales est particulièrement importante dans toutes les régions du monde. Ce cycle du GIEC permettra de fournir régulièrement une évaluation de l’état des connaissances 2018, 2019, 2021 et 2022.

Le dernier volet que vous souhaitiez que nous abordions concerne les conséquences de retard dans les stratégies d’atténuation et d’adaptation pour les jeunes générations. Stabiliser l’évolution de la température à la surface de la terre demande que les émissions mondiales de gaz à effet de serre atteignent un pic le plus vite possible et diminuent à un rythme soutenu pour atteindre une neutralité carbone d’ici au milieu de ce siècle. Dans ce cas, la stabilisation du réchauffement s’accompagnerait néanmoins d’une poursuite inéluctable de la montée du niveau des mers. Mais cette montée du niveau des mers est plus importante si le réchauffement est plus important.

Il faut également mentionner que les émissions mondiales de CO2, après avoir fortement augmenté au début des années 2000 et stagné entre 2014 et 2016, sont reparties à la hausse en 2017. Les émissions mondiales de la plupart des autres gaz à effet de serre comme le méthane continuent à augmenter. L’agrégation des contributions nationales de la COP21 et donc des engagements actuels des États à l’horizon 2025-2030 suggère la poursuite d’une augmentation des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2030, mais moins vite que dans un scénario de laisser faire. Sans révision à la hausse de cette ambition, ces contributions nationales impliqueraient un réchauffement de l’ordre de 2,5 degrés à 3 degrés d’ici à la fin du siècle. Cette analyse n’intègre pas les implications de la dérégulation environnementale en cours aux États-Unis sur la trajectoire d’émissions de ce pays.

Le rapport spécial sur 1,5 degré du GIEC apportera une analyse complémentaire sur les trajectoires de développement sobres en carbone, y compris dans leur dimension sociale qui sont un élément important.

À titre personnel, je considère que les actions timides en cours exposent les jeunes générations à une triple peine : celle de s’adapter en permanence à un climat qui risque de changer plus vite dans les décennies à venir que dans les décennies passées, « ce territoire inconnu » pour reprendre les termes de l’Organisation météorologique mondiale ; celle de devoir agir plus rapidement et donc avec moins de marge de manœuvre et un coût de transition plus élevé pour limiter le rejet de gaz à effet de serre par la suite si on ne le fait pas maintenant ; enfin le risque de devoir recourir à des « soins palliatifs » pour remédier à la situation en cherchant à extraire des gaz à effet de serre de l’atmosphère et les stocker ou à manipuler le climat avec des risques d’effets indirects ou collatéraux importants.

Les coûts et les dommages liés aux événements extrêmes récents montrent à quel point nous ne sommes pas adaptés à la variabilité du climat d’aujourd’hui, marqué par un degré de réchauffement par rapport au milieu du XIXe siècle, et soulignent à quel point il y a partout des vulnérabilités et des expositions aux risques.

Les stratégies d’adaptation aux conséquences inéluctables du réchauffement climatique, en particulier pour le littoral, sont aussi essentielles pour réduire les risques actuels et éviter d’être piégé à l’avenir sur des situations de vulnérabilité.

Les progrès des connaissances scientifiques, le partage des questionnements – je vous ai montré ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas – entre le monde académique et les acteurs de terrain sont vraiment des aspects importants pour des stratégies d’adaptation intelligentes et flexibles. L’éducation aux sciences du climat, aux sciences du changement climatique et aux risques sont des volets fondamentaux, quand on pense aux jeunes générations. Parler de changement climatique, c’est aussi se poser la question de la place qu’on accorde à la jeunesse.

Lors des catastrophes naturelles qui ont touché récemment la France en métropole et dans les outre-mer, j’ai été frappée de voir à quel point les infrastructures dédiées à la jeunesse et à leur droit fondamental à la continuité de l’accès à l’éducation étaient exposées aux aléas depuis les lieux de garde jusqu’aux établissements d’éducation. Il serait pertinent que les stratégies de gestion des risques et d’adaptation au changement climatique accordent une attention particulière à la protection des lieux où sont scolarisés les enfants.

M. Jean Jouzel. Je partage pleinement les propos de Mme Valérie Masson-Delmotte, y compris ce qu’elle a dit à titre personnel.

En fait, nous sommes une génération extrêmement égoïste puisque nous demandons aux jeunes d’aujourd’hui non seulement de s’adapter à un climat, ce qui ne sera pas simple, mais aussi de pomper du CO2 de l’atmosphère, ce qui les met au pied du mur.

Je considère que le premier problème du réchauffement climatique, c’est le risque d’accroissement des inégalités. C’est pourquoi j’ai présenté, avec Mme Agnès Michelot, au Conseil économique, social et environnemental dont je suis membre, un avis sur la justice climatique. Nous nous sommes demandé comment faire pour que réchauffement climatique n’accroisse pas les inégalités – et cela vaut pour la jeunesse bien sûr –, y compris dans les pays développés. Après des événements comme la tempête Harvey aux États-Unis, ou ce qu’il s’est passé à Saint-Martin, on a bien vu que ce sont les couches pauvres de la population, qui ont le plus de mal à se remettre debout.

Je le répète, nous sommes une génération trop égoïste et il y a vraiment un risque d’accroissement des inégalités lié au réchauffement climatique. Il faut tout faire pour l’éviter.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour ces derniers mots.

S’agissant de la justice climatique, j’informe les membres de notre mission que j’ai saisi à la fois la présidente de la commission du développement durable et celle de la commission des lois pour que non puissions organiser, au cours du premier trimestre, une session qui traitera spécifiquement de ce sujet.

Mme Sandrine Josso. Je remercie Mme Masson-Delmotte et M. Jouzel d’être à notre écoute aujourd’hui.

Il est de notoriété publique que la principale cause du réchauffement climatique est d’origine humaine, et que l’engagement mondial des États signataires de l’accord de Paris et surtout sa mise en application seront déterminants pour l’avenir de la planète et de son réchauffement. Les solutions majeures sont connues des États signataires : le développement des énergies renouvelables, la réduction des gaz à effet de serre, la reforestation, etc.

Je souhaiterais avoir des précisions quant aux dernières études menées sur l’accélération de la fonte du pergélisol polaire et subpolaire et sur le phénomène de la boucle de rétroaction. Avez-vous des données chiffrées sur l’ampleur du phénomène ?

M. Jean Jouzel. J’ai donné quelques chiffres issus du cinquième rapport du GIEC, et j’invite Mme Masson-Delmotte à ajouter quelques commentaires sur ce point.

Mme Valérie Masson-Delmotte. En fait, la fonte du pergélisol est une conséquence directe du réchauffement de l’Arctique qui est particulièrement marquée par rapport au reste de la planète. Aujourd’hui, la fonte du pergélisol ne joue pas un rôle dominant dans les flux de gaz à effet de serre. Par exemple, les flux de méthane sont dominés par des sources qui sont plutôt dans les régions tropicales et qui sont liés à différents secteurs d’activité, et des sources naturelles dans ces régions. Les préoccupations portent surtout sur le démarrage d’une boucle de rétroaction qui n’est pas encore opérationnelle aujourd’hui. Des travaux récents, en particulier d’un réseau international qui travaille sur le permafrost et le carbone dans le permafrost, auxquels contribuent plusieurs chercheurs français, ont apporté des plages d’incertitude plus réduites sur ce que pourrait être la contribution du dégel du permafrost dans différents scénarios de réchauffement à l’avenir, en particulier à partir de travaux sur la composition des sols et la manière dont des informations précises issues d’observations peuvent réduire cette plage d’incertitude. Ce sujet sera abordé dans le rapport du GIEC de 2019 sur les océans et la cryosphère qui fera le point sur ces connaissances plus récentes.

M. Stéphane Claireaux. Merci pour cette présentation. Le constat que vous faites est peu rassurant et plutôt alarmiste puisque vous prévoyez une augmentation de la fréquence et de l’intensité des cyclones, une accentuation des événements de mer extrêmes et l’irréversibilité de la montée des eaux.

Vous avez dit que la forêt boréale serait peu touchée. À Saint-Pierre-et-Miquelon, nous avons la seule forêt boréale du territoire français. Or nous sommes très inquiets, car nous avons déjà noté des signes, notamment l’apparition de parasites qui la détériorent beaucoup – nos voisins canadiens connaissent aussi les mêmes problèmes. Cette forêt subit donc déjà des attaques et sa détérioration est en route.

Nous avons aussi des inquiétudes sur la biodiversité et sur les écosystèmes, avec l’apparition d’espèces invasives comme des algues ou des crabes verts. L’augmentation de la température des eaux est déjà avancée, ce qui a des conséquences pour le moins inquiétantes.

M. Jean Jouzel. Effectivement, au Canada, certains espèrent que la forêt boréale se développera davantage avec le réchauffement climatique. Si le réchauffement climatique peut être favorable dans certaines régions, il est totalement contrecarré par des maladies qui s’y développent et qui font souffrir la forêt.

Tout à l’heure, j’ai parlé de la forêt boréale en demandant si elle pourrait souffrir de sécheresses à répétition. En fait, il y a peu de risque. Mais vous avez raison, il ne faut pas oublier les risques de maladies.

Mme la présidente Maina Sage. Il y a une forme de paradoxe entre un monde scientifique qui reste un peu sur ses gardes, qui marche sur des œufs pour évoquer le lien de causalité entre le changement climatique et l’intensification des phénomènes climatiques que nous subissons et les phénomènes accablants de plus en plus inquiétants qu’il observe et qui annoncent même des formes d’irréversibilité. En tout cas, c’est comme cela que la population le ressent au quotidien.

Nous ne sommes pas des scientifiques, mais des néophytes. La population que nous représentons ressent ces pressions au quotidien, d’un côté cette forme de climato-scepticisme ambiant et, de l’autre, ce monde scientifique qui dit que la situation s’aggrave mais que le lien n’est pas forcément identifié. Je souhaiterais que vous puissiez très clairement nous dire de quel côté penche la balance, parce qu’il est important pour la représentation nationale qu’il n’y ait plus doute en 2018 sur la question du changement climatique.

M. le rapporteur. Je vous remercie pour toutes les informations que vous nous avez livrées, qui enrichissent notre mission.

Nous mesurons, je crois, toutes les conséquences parce que le climat concerne tous les aspects de la vie, notre environnement naturel mais aussi notre façon de vivre, l’économie, les relations entre les pays, les terres agricoles, etc. Vos propos qui sont des constats nous font prendre pleinement conscience de l’importance du sujet qui concerne notre terre et nos modes d’organisation.

Mme Valérie Masson-Delmotte. Il y a souvent un décalage entre la perception subjective, locale, parfois sur un temps court, celui d’une vie humaine, et l’analyse objective que l’on peut faire en fonction des données disponibles et des moyens permettant de conclure un lien de cause à conséquence sur un système aussi complexe que celui du climat.

Le constat est évident : le réchauffement climatique est une réalité, l’influence humaine sur le réchauffement est clairement établie. Elle est aussi clairement établie par exemple sur le lien entre le réchauffement de la température au-dessus des continents et l’augmentation des événements de températures élevées de type canicule. Elle commence à s’affiner sur le lien entre le réchauffement et les événements de vagues de chaleur marines dont on sait qu’ils ont des conséquences importantes sur les écosystèmes marins comme les coraux d’eaux chaudes. Elle est plus délicate sur des événements rares et de forte intensité, comme les cyclones tropicaux. J’ai essayé de résumer les travaux en cours pour mieux comprendre et donner sens à des changements récents.

S’agissant des cyclones tropicaux par exemple, il y a une confiance plus élevée sur la compréhension du lien avec une intensification des précipitations que sur ce qui touche aux vents très intenses, parce que ces phénomènes de petite échelle restent encore représentés de manière schématique dans les modèles de climat. Les conclusions que l’on peut apporter avec la démarche scientifique sont aussi limitées par les outils dont on dispose. L’appui qui est fait à une recherche, qui reste une recherche assez fondamentale sur ces sujets, est aussi important pour permettre d’apporter des réponses précises aux questions que se posent nos concitoyens.

M. Jean Jouzel. Je suis en fin de carrière puisque j’ai commencé ma thèse il y a cinquante ans, en 1968. Il faut bien voir que nous sommes vraiment sur la trajectoire qui avait été envisagée par le GIEC, en 1990, dans son premier rapport. C’est l’écoute qui a manqué de la part des décideurs à une certaine époque, quoique la convention climat a été très rapidement adoptée, en 1992, convention qui était tout à fait en ligne avec le premier rapport du GIEC.

Nous sommes l’un et l’autre des scientifiques, et nous avons beaucoup travaillé ensemble. Quand on est membre du GIEC, on s’engage à une certaine réserve par rapport à l’engagement politique. Mais comme je n’en fais plus partie, je m’autorise à m’engager davantage. Hier, je suis allé présenter, avec Pierre Larrouturou, au Conseil économique et social européen, en séance plénière, devant le commissaire européen Miguel Arias Cañete, à sa demande, notre pacte finance-climat. Sachez que nous sommes engagés, même si l’engagement de Mme Masson-Delmotte dans le GIEC lui impose un certain devoir de réserve.

M. Marc Pontaud, directeur du Centre national de recherches météorologiques. Nous partageons les propos de Mme Masson-Delmotte et M. Jouzel.

On ne peut pas non plus s’arrêter à un phénomène isolé. C’est un défaut que l’on constate souvent dans les médias et chez les gens. Je pense à la vague de froid qui vient d’avoir lieu à New York : un événement tout seul ne fait pas le climat, d’autant qu’il est local.

Les certitudes sur le climat sont globales. Dans le détail, il est vrai qu’il reste encore des voiles à lever. Notre crédibilité passe par là : lorsque nous affirmons quelque chose, il ne faut pas que cela puisse être remis en cause par la suite.

Il est nécessaire que l’on s’améliore en ce qui concerne les phénomènes de petite échelle, ce qui sera possible si l’on augmente notre puissance de calcul. En France, nous avons la chance d’avoir le système GENCI, des calculateurs qui sont au plus haut niveau mondial. Météo France dispose de ses propres calculateurs, à la fois pour sa mission de protection des personnes et des biens, mais aussi pour les travaux climatiques qui contribuent au GIEC. Nous avons besoin pour ce genre d’études, nous scientifiques et opérateurs, d’une grande puissance de calcul.

Nous avons un rendez-vous, au niveau de Météo France, fixé pour 2020 et nous avons besoin du soutien de l’État pour augmenter notre puissance de calcul. Il faut savoir que, sur l’échiquier international, ce sont les Anglais qui ont quasiment la plus grosse puissance de calcul dédiée à l’étude du climat et de la prévision météorologique puisqu’ils disposent de 15 pétaflops, contre 4 pétaflops pour Météo France et 8 pétaflops pour le Centre européen, qui est le meilleur centre de prévisions numériques du temps.

Mme la présidente Maina Sage. Madame, messieurs, nous vous remercions. Nous sommes toujours preneurs de compléments d’informations que vous voudriez nous transmettre sur ces sujets.

Laudition sachève à onze heures cinquante-cinq.

 

 

 


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6.   Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Colas, en charge de l’Observatoire de la mer et du littoral, spécialiste des questions et enjeux démographiques des littoraux au Ministère de la transition écologique et solidaire, de M. Valéry Morard, adjoint au chef de service des données et des études statistiques, sous-directeur de l’information environnementale et de M. Gérard-François Dumont, Professeur à la Sorbonne.

(Séance du jeudi 18 janvier 2018)

Laudition débute à douze heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Nous accueillons maintenant M. Sébastien Colas, en charge de l’Observatoire de la mer et du littoral, spécialiste des questions et enjeux démographiques des littoraux au ministère de la transition écologique et solidaire, M. Valéry Morard, adjoint au chef de service des données et des études statistiques, sous-directeur de l’information environnementale, et M. Gérard-François Dumont, professeur à la Sorbonne.

M. Yannick Haury, rapporteur. Messieurs, nous souhaitons que vous fassiez le point des évolutions des concentrations de populations dans les zones littorales en distinguant les zones de métropole et celles d’outre-mer, et que vous nous informiez des différenciations liées à la distance à la mer. Pouvez-vous présenter les évolutions estimées des concentrations de populations pour les décennies à venir, les conséquences de cette concentration croissante, notamment en termes d’aménagement, d’artificialisation des sols ainsi que d’accueil des populations, les incidences en cas d’événements climatiques majeurs ? Peut-on également tirer un enseignement de l’âge des populations qui sont plus présentes sur les littoraux français ? Pouvez-vous préciser quelles sont les principales zones préoccupantes et les risques auxquels pourraient faire face ces zones – submersion, tsunami, inondation, ouragan ? Quels sont les autres États dont on peut penser qu’ils font face aux mêmes problématiques que les nôtres ? Ces phénomènes de concentration le long du littoral sont-ils mondiaux ?

M. Valéry Morard, adjoint au chef de service des données et des études statistiques, sous-directeur de linformation environnementale. Le service des données et des études statistiques est très attaché à la qualité du chiffre. Il est important pour nous de rappeler que le service statistique français est organisé autour de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), mais aussi autour d’autres pôles ministériels qu’on appelle services statistiques ministériels. Notre service a cette responsabilité pour le ministère de la transition écologique et solidaire qui intervient dans les champs de l’environnement, du logement et de la construction, de l’énergie et des transports. Il est évident que ce regard transversal sur les politiques est utile et, en tant que service statistique, nous sommes associés et avons accès à tout le traitement des données, notamment démographiques et socio-économiques, que va présenter M. Colas.

Nous sommes également le point focal de l’Agence européenne de l’environnement et d’Eurostat pour les questions qui relèvent de notre responsabilité.

Voilà ce que je tenais à rappeler en préambule, car on a parfois tendance à oublier qu’au sein même des ministères il existe des services chargés des questions statistiques qui sont là pour répondre aux besoins qu’expriment les commanditaires qui peuvent venir, via le Conseil national de l’information statistique (CNIS), des directions générales du ministère. Nous travaillons par exemple avec l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC) et la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC). Nous sommes ainsi amenés à rencontrer les personnes que vous venez d’auditionner, dans le cadre des aspects croisés climat, risques, etc.

Nous avons donc à la fois un rôle de traitement et de diffusion de l’information.

M. Sébastien Colas, en charge de lObservatoire de la mer et du littoral, spécialiste des questions et enjeux démographiques des littoraux au ministère de la transition écologique et solidaire. En préambule, je précise que l’on entend par littoral l’ensemble des communes littorales où la loi s’applique, c’est-à-dire 869 communes en métropole, réparties sur vingt-six départements, et 105 communes dans les cinq départements ultramarins, avec évidemment les collectivités d’outre-mer.

Qu’il s’agisse du littoral métropolitain ou des départements ultramarins insulaires, on constate que la pression humaine est nettement plus forte en bord de mer que pour la moyenne métropolitaine. Il y a donc plus d’habitants, plus de touristes, plus de constructions, plus d’artificialisation, une disparition des terres agricoles nettement supérieure dans un territoire soumis à des aléas naturels.

Sur le document qui vous a été distribué, dès qu’on parle du littoral métropolitain, on retrouve ce ratio de 2,5. C’est un peu le nombre d’or, puisque la densité de population est deux fois et demie plus forte en bord de mer que la moyenne, que le niveau d’artificialisation des terres est lui aussi deux fois et demie supérieur, que les terres agricoles disparaissent deux fois et demie plus vite et que la densité de construction de logements est deux fois et demie plus élevée. On note un nombre de lits touristiques par commune seize fois plus important que la moyenne métropolitaine.

L’installation d’habitants sur le littoral n’est pas un phénomène récent. On arrive à le documenter avec des données de l’INSEE depuis la fin du XIXe siècle. On constate une accélération de l’arrivée de nouveaux habitants sur le littoral depuis les années cinquante.

La population de l’ensemble de la France a augmenté d’environ 0,6 % par an en moyenne au cours des cinquante dernières années. La hausse est de 0,7 % sur le littoral métropolitain et de 1,5 % pour le littoral des cinq départements ultramarins, soit 2,5 fois plus que la moyenne nationale.

On constate de nettes différences entre les territoires littoraux en métropole : il y a globalement une opposition assez marquée entre le Nord et le Sud du pays, la délimitation étant l’estuaire de la Gironde. Sur le littoral de la façade maritime sud-atlantique – la Charente-Maritime et l’ex-Aquitaine –, la population a augmenté à un rythme d’à peu près 1 % par an au cours des cinquante dernières années, contre 0,9 % en Méditerranée, 0,5 % dans le Nord atlantique et la Manche ouest, qui comprend la Bretagne et les Pays de la Loire, et seulement 0,2 % en Manche est–Mer du Nord, qui inclut les Hauts-de-France et les deux Normandie, la population étant en recul sur ce littoral depuis les années 1980.

Dans le détail, les plus fortes progressions sur les littoraux de métropole sont toutes localisées dans les départements du Sud, mais je ne voudrais pas vous noyer de chiffres – ils figurent dans le document que je vous ai adressé hier. Les principales augmentations concernent l’Hérault, les Landes, le Gard, les Pyrénées-Orientales, les deux départements de Corse et la Gironde. À l’inverse, la population du littoral de la Somme a diminué de 0,2 % en rythme annuel lors des cinquante dernières années, tandis que d’autres populations ont stagné ou très peu augmenté, comme dans la Seine-Maritime, le Finistère, le Pas-de-Calais, la Manche et le Nord, c’est-à-dire uniquement des littoraux situés au nord. Ils ont pour point commun de compter de grandes villes industrialo-portuaires qui ont perdu beaucoup d’habitants dans la période considérée.

Pour ce qui est de la densité de population – je n’ai pu traiter que les données du recensement de l’INSEE de 2014 –, on constate aussi une nette variabilité s’agissant des communes littorales.

Les densités de population sont fortes, voire très fortes, dans les départements insulaires d’outre-mer : il y a plus de 350 habitants par kilomètre carré dans les communes littorales de la Réunion et de la Martinique, et plus de 500 à Mayotte. La densité est en revanche très faible en Guyane, avec environ 5 habitants par kilomètre carré, même s’il faut garder en tête que les communes littorales de ce département sont vastes et s’enfoncent très profondément dans les terres, alors que la population est seulement localisée en bord de mer : il est donc compliqué d’avoir une vision exacte de la densité de population sur le littoral à partir des données communales.

En métropole, les densités sont fortes en Méditerranée et en Manche est–Mer du Nord, avec des valeurs supérieures à 350 habitants par kilomètre carré, étant entendu que le littoral méditerranéen est passé en tête depuis une dizaine d’années. La densité de population sur le littoral est intermédiaire dans le Nord atlantique et la Manche ouest, avec près de 250 habitants par kilomètre carré, et relativement faible dans le Sud atlantique, avec à peine 150 habitants par kilomètre carré. Là aussi, les communes des Landes et de la Gironde sont très vastes et vont loin dans les terres, alors que la population est plutôt concentrée dans un premier rideau littoral et rétro-littoral. Les densités de population sont les plus élevées dans le Nord – plus de 800 habitants par kilomètre carré –, le Pas-de-Calais, la Seine-Maritime, la Loire-Atlantique, les Pyrénées-Atlantiques, l’Hérault, les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes-Maritimes : on tourne autour de la moyenne des pôles urbains métropolitains et l’on se rapproche d’une bande urbaine continue sur ces littoraux. Les densités sont, en revanche, faibles dans certains départements : la Somme, qui compte 78 habitants par kilomètre carré, ce qui est en deçà de la moyenne métropolitaine, mais aussi la Gironde, les Landes et la Corse – avec environ 70 habitants par kilomètre carré.

Nous avons poussé le travail au-delà des densités de population par communes : certains modèles nous permettent d’exploiter les données sans tenir compte des limites administratives. Nous avons pu le faire pour le littoral métropolitain et celui des quatre départements d’outre-mer « historiques », c’est-à-dire hors Mayotte, dont le système statistique n’est pas encore totalement complet.

Dans les quatre premiers départements ultramarins, nous disposons notamment d’estimations de la densité de population entre 0 et 500 mètres de la mer, et de 5 000 à 10 000 mètres. Comme en métropole, on constate une nette décroissance de la population selon la distance à la mer. La population dépasse 1 000 habitants par kilomètre carré à moins de 500 mètres des côtes à la Réunion, elle avoisine 500 habitants par kilomètre carré dans les Antilles, et 100 en Guyane. Il s’agit d’un paramètre important pour les aléas naturels : ils ont tendance à être plus forts en bord de mer, où la population est plus nombreuse.

La situation est légèrement différente en métropole, car ce n’est pas entre 0 et 500 mètres de la côte que la densité de population est la plus forte, mais entre 500 et 1 000 mètres, les 500 premiers mètres étant plutôt réservés aux résidences secondaires. Sur les façades littorales d’un certain nombre de départements, la population dépasse tout de même 600 habitants par kilomètre carré à proximité immédiate des côtes, c’est-à-dire à moins de 500 mètres du rivage, notamment dans les Alpes-Maritimes, les Pyrénées-Atlantiques, les Bouches-du-Rhône, le Nord, le Var, les Pyrénées-Orientales, la Loire-Atlantique, l’Hérault et le Pas-de-Calais, où l’on dépasse la valeur moyenne des pôles urbains : il y a, je l’ai dit, l’équivalent d’un pôle urbain continu à proximité de la mer.

Globalement, un peu plus d’un million de métropolitains résident à moins de 500 mètres des côtes, et un peu plus de 8 millions à moins de dix kilomètres de la mer, ce qui représente environ un huitième de la population métropolitaine.

L’évolution de la population dans la plupart des collectivités d’outre-mer est nettement supérieure à ce que l’on observe au niveau national. La population de la Polynésie, par exemple, a augmenté de 1,9 % en moyenne entre les années 1960 et 2013, celle de la Nouvelle-Calédonie de 2,2 %, celle de Saint-Barthélemy de 3,1 %, et celle de Saint-Martin de 4,3 %. Seules quelques collectivités d’outre-mer ont eu des évolutions assez modérées, comme Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna. Les densités de population les plus élevées se trouvent à Saint-Martin – environ 600 habitants par kilomètre carré –, à Saint-Barthélemy – plus de 400 – et à Mayotte – autour de 500. Les valeurs sont nettement plus faibles ailleurs. Il y a actuellement 600 000 habitants dans les collectivités d’outre-mer.

Par ailleurs – j’ai omis de le signaler tout à l’heure –, on compte 1,8 million d’habitants dans les communes littorales des cinq départements ultramarins et 6,3 millions dans celles de métropole.

Regardons maintenant comment, et pourquoi, la population évolue dans les communes littorales de la métropole et de l’outre-mer. L’essentiel des façades des départements littoraux a une population qui augmente ; les seules dont la population diminue dans la période récente, entre 2009 et 2014, sont la Manche, le Pas-de-Calais, le Nord, la Seine-Maritime, la Martinique, la Guadeloupe et les Alpes-Maritimes – c’est une première pour ce département, où l’on commence à observer une diminution de la population des communes littorales. La question est à expertiser davantage dans le détail, mais une telle évolution est certainement liée aux prix de l’immobilier : on a de plus en plus de mal à vivre dans ces communes, où les résidences secondaires deviennent de plus en plus nombreuses, prenant peu à peu la place des résidences principales. Dans le Pas-de-Calais, le Nord et la Seine-Maritime, on constate une diminution de la population liée à des départs non compensés par un solde naturel qui serait très positif. La Manche et la Somme connaissent à la fois des départs et un solde naturel négatif, ce qui conduit à avoir davantage de personnes âgées que de jeunes. Sur les autres façades littorales, on observe une augmentation de la population dans la période récente, pour l’essentiel du fait d’un solde migratoire nettement positif – c’est ce que l’on appelle l’héliotropisme – et supérieur à un solde naturel qui est négatif dans de nombreux cas. Là aussi, on trouve plus de personnes âgées que de jeunes.

Je n’ai pas préparé de transparent sur ce dernier point, mais il doit être pris en compte quand on examine les risques naturels en bord de mer : la population y est de plus en plus âgée. Dans les communes littorales, l’indice de vieillissement, c’est-à-dire le rapport entre la population d’au moins soixante-cinq ans et celle de moins de vingt ans, est nettement supérieur à la moyenne métropolitaine, le record étant détenu par le Centre atlantique – la Vendée et la Charente-Maritime –, le Sud atlantique et une partie du littoral de l’Occitanie, mais pas la Côte d’Azur, contrairement à ce que l’on pense souvent. Le phénomène est bien plus marqué sur le littoral atlantique, essentiellement en Centre atlantique.

En ce qui concerne les départements ultramarins, la population diminue dans les Antilles, où les soldes naturels sont positifs mais ne compensent pas les départs, tandis qu’elle augmente nettement à la Réunion et en Guyane, en raison de soldes naturels très élevés, qui compensent largement l’existence de soldes migratoires négatifs.

Pour ce qui est des années à venir, l’INSEE a publié de nouveaux scénarios il y a très peu de temps et je n’ai donc pas encore la possibilité de faire de mise à jour – je pourrai néanmoins adresser à votre mission des éléments complémentaires dans un ou deux mois, une fois les données traitées. Les derniers scénarios utilisent des chiffres de 2007. Le scénario dit « central » reprend les paramètres démographiques récents qui sont projetés sur une trentaine ou une quarantaine d’années en ce qui concerne les départements métropolitains et les quatre départements ultramarins « historiques ».

Selon ce scénario, on s’attend à une hausse de 19 % de la population dans les départements littoraux entre 2007 et 2040, soit 4,5 millions d’habitants supplémentaires, et à une augmentation de 13 % dans les départements non littoraux, ce qui représente 5,1 millions d’habitants. La croissance devrait notamment être très forte en Guyane, à la Réunion, sur l’essentiel de l’arc atlantique et en Occitanie, par opposition à la région Provence-Alpes-Côtes-d’Azur (PACA), la Corse, les Hauts-de-France et la Normandie. Sur la façade de la Manche est et de la Mer du Nord, la population n’augmenterait que de 4 %, contre près de 27 % sur l’arc atlantique et 19 % en Méditerranée. Les communes littorales en métropole et dans les départements d’outre-mer pourraient gagner jusqu’à 1,4 million d’habitants, pour un total de plus de 9 millions en 2040.

Autre paramètre important, on assisterait à la poursuite du vieillissement de la population, et pas seulement en métropole : en Guadeloupe et à la Martinique, la part des plus de soixante ans serait multipliée par deux.

L’accueil des touristes dans les communes littorales ne figurait pas dans vos questions, mais ce facteur me paraît également essentiel. Il y a en effet plus de lits touristiques que d’habitants dans ces communes : on arrive à plus de 7,5 millions de lits touristiques « classiques » si l’on prend en compte les hôtels, les campings et les résidences secondaires – la statistique publique a encore du mal à appréhender les lits du type « Airbnb » ou encore les gîtes. Cela représente plus de 8 000 lits par commune littorale en métropole et un rapport de 7,6 millions de lits touristiques pour 6,3 millions d’habitants. Les communes littorales disposent, à elles seules, de près de 50 % des emplacements de campings et de près de 40 % des lits dans des résidences secondaires, alors qu’elles n’occupent que 4 % du territoire.

Les façades littorales de certains départements – tous en Méditerranée – comptent plus de 600 000 lits : c’est le cas de l’Hérault, du Var et des Alpes-Maritimes. Près de 3,5 millions de lits touristiques sont concentrés en Méditerranée, contre 1,3 million dans le Sud atlantique, plus de 2 millions dans le Nord atlantique et la Manche ouest, et seulement 900 000 dans la Manche est et la Mer du Nord. L’accueil touristique a aussi un impact fort sur la variation de la population au cours de l’année – sur ce point, je pourrai vous adresser un transparent complémentaire si vous le souhaitez. L’INSEE a mené une étude pour les ministères de la défense et de la santé en 2005 – elle n’a jamais été refaite depuis – afin d’estimer jour par jour le nombre de personnes présentes dans chaque département. Dans ceux situés en bord de mer, le maximum était atteint autour du 15 août, avec l’équivalent de 120 ou 130 % de la population résidente, contre 98 % au mois de février. C’est un autre paramètre important : un aléa naturel n’aura pas du tout le même impact le 15 août que début mars.

Conséquence directe de la forte densité de population et de l’accueil touristique, le taux d’artificialisation et de construction est nettement plus élevé en bord de mer qu’en moyenne métropolitaine ou nationale. La densité de construction de logements entre 2000 et 2012, évaluée en mètres carrés par kilomètres carrés, est 2,8 fois plus élevée sur le littoral qu’en moyenne métropolitaine. Il faut aussi retenir que plus on s’éloigne des pôles urbains, vers le périurbain et l’espace rural, plus la spécificité littorale est forte. Alors que l’on construit 1,2 fois plus dans les pôles urbains littoraux que dans l’ensemble des pôles urbains, le facteur est de 2,5 pour les couronnes périurbaines et de 3,5 pour l’espace rural, avec une très nette progression de l’artificialisation dans les communes rurales de bord de mer. Environ 15 % du territoire des communes littorales de métropole est artificialisé, contre à peine 6 % en moyenne, et le taux s’élève à près de 30 % à moins de 500 mètres des côtes. On a donc une chance sur trois de tomber sur un territoire artificialisé quand on pointe un bord de mer sur la carte. Il en est de même outre-mer : 40 % du territoire réunionnais et autour de 25 % de celui des Antilles sont artificialisés à moins de 500 mètres des côtes.

Du fait de la densité de population et de l’artificialisation, les outils d’urbanisme sont davantage sollicités en bord de mer. La quasi-totalité des communes littorales de métropole et d’outre-mer disposent ainsi d’un plan local d’urbanisme (PLU) ou d’un plan d’occupation des sols (POS) en cours de révision, la moyenne nationale étant d’un peu plus de 50 %. Même constat pour les schémas de cohérence territoriale (SCOT), la part des communes situées dans le territoire d’un SCOT est bien plus élevée en bord de mer.

J’en termine avec trois types de zones à risque : les zones basses, les côtes en érosion et les zones à tsunami dans les Antilles. Au préalable, il faut tout de même garder en tête qu’une vision statistique ne remplacera jamais une approche locale faisant appel à des données nettement plus fines. Celles que nous pouvons mobiliser au plan national permettent d’avoir une idée des secteurs problématiques, mais les plans de prévention des risques ou d’autres travaux locaux sont évidemment bien plus précis.

En métropole, les côtes en érosion représentent à peu près 25 % du linéaire côtier. Deux tiers d’entre elles sont sableuses, et 40 % des côtes rocheuses sédimentaires, c’est-à-dire à falaises calcaires, reculent, comme sur la côte d’Albâtre ou au Pays basque. Les plus forts reculs ont lieu dans le Pas-de-Calais – plus des trois quarts du littoral sont concernés –, dans la Seine-Maritime – environ les trois quarts sont touchés – le Calvados et la Vendée – 40 % –, l’Aquitaine – 38 % – et la courte façade maritime du Gard, au niveau du delta du Rhône – autour de 58 %. Environ 250 000 personnes vivent à moins de 500 mètres de ces côtes. Il ne s’agit pas d’un aléa, car le littoral ne va pas reculer de 500 mètres en peu de temps, mais les données statistiques actuelles ne permettent pas de réaliser un travail plus fin. Sociologiquement et démographiquement, les personnes concernées sont en général plus âgées que la moyenne et disposent de revenus plus élevés. En effet, ce sont essentiellement des côtes sableuses qui reculent ; or, qui dit côtes sableuses dit tourisme, stations balnéaires et donc coût d’installation plus élevé. Environ 45 000 personnes résident sur la côte de la Manche est et de la Mer du Nord, surtout dans le Pas-de-Calais, où les côtes sont sableuses, et dans la Seine-Maritime – où se trouvent les falaises du Pays de Caux –, à peu près 56 000 personnes dans le Nord atlantique et la Manche ouest, essentiellement dans le Finistère, les Côtes-d’Armor et en Vendée, où des communes touristiques importantes sont concernées, notamment les Sables-d’Olonne, Crozon, Perros-Guirec et Saint-Jean-de-Monts, près de 30 000 personnes dans le Sud atlantique, dont la moitié en Charente-Maritime, dans des communes touristiques telles que Royan, Biarritz ou Arcachon, et environ 120 000 personnes en Méditerranée, surtout sur la Côte d’Azur – à Fréjus et Hyères.

À peu près 800 000 personnes résident dans des zones basses, c’est-à-dire submersibles en cas d’événement centennal – en Méditerranée, il s’agit typiquement de toutes les zones situées à moins de 2,5 mètres d’altitude. Sur ce total, 200 000 personnes résident à moins d’un kilomètre des côtes, là où le risque de submersion est le plus fort. En tout, 5 600 kilomètres carrés sont concernés – des zones de polders, des lagunes, des marais littoraux ou encore des estuaires. Environ 60 000 habitants se trouvent dans des zones basses à moins d’un kilomètre de la côte en Manche est–Mer du Nord, notamment dans les Wateringues, qui correspondent à l’ancien estuaire de l’Aa. Il s’agit d’une des zones basses les plus étendues mais aussi les plus importantes par ses enjeux humains et par la présence de sites classés « Seveso » et de centrales nucléaires. À cela s’ajoutent les trois estuaires picards – les baies d’Authie, de Canche et de la Somme –, l’estuaire de la Seine, la partie du Calvados située entre la Dives et l’Ornes, ainsi que les sites historiques de la seconde Guerre mondiale dans la baie des Veys. Dans le Nord atlantique et la Manche ouest, 57 000 personnes habitent dans des zones situées à moins d’un kilomètre de la côte, notamment la baie du Mont-Saint-Michel, le Golfe du Morbihan, les marais de Guérande, l’estuaire de la Loire, le marais breton à proximité de Noirmoutier, le marais poitevin et la baie de l’Aiguillon. Dans le Sud atlantique, 35 000 personnes sont concernées, en particulier dans le marais Poitevin et celui de Brouage, dans l’île de Ré, à Oléron, dans l’estuaire de la Gironde et dans le bassin d’Arcachon. En Méditerranée, un peu plus de 55 000 personnes habitent dans des zones basses qui sont certes peu étendues, mais densément peuplées. Il s’agit essentiellement des lidos et des lagunes du Languedoc-Roussillon, de la Camargue, de la presqu’île de Giens et des abords de l’Argens à Fréjus.

Sur les secteurs à tsunami dans les Antilles françaises, un grand travail a été réalisé par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) afin de déterminer les secteurs concernés en tenant compte du plancher océanique et de la plaque tectonique caraïbe. Différents scénarios de tsunamis, dus à la subduction ou au volcanisme, ont permis de déterminer quels sont les secteurs les plus exposés. Avec nos modèles, nous avons estimé qu’il y a environ 100 000 personnes vivant à moins de 500 mètres des côtes correspondant à une exposition élevée ou très élevée. Cela représente à peu 13 % de la population des Antilles – 70 000 personnes en Guadeloupe et 30 000 en Martinique.

M. Gérard-François Dumont, professeur à la Sorbonne. Merci pour votre invitation à contribuer à vos travaux. Je me concentrerai surtout sur votre sixième question, relative aux États dont on peut penser qu’ils font face aux mêmes problématiques que les nôtres : j’essaierai de montrer quelles leçons on peut tirer des expériences étrangères, étant entendu que la diversité géographique de la France fait qu’elle cumule tous les cas possibles.

J’aimerais aussi préciser que je dirige une revue intitulée « Population & Avenir ». S’agissant des questions de risque, l’une de nos préoccupations est d’apporter des connaissances aux populations. Certains numéros de la revue sont ainsi destinés aux collégiens et aux lycéens. Nous allons également publier avec le réseau Canopé
– anciennement Centres régionaux de documentation pédagogique (CRDP) – un livre sur les populations et le développement durable. La dernière livraison de « Population & Avenir » comporte en particulier un dossier sur Saint-Barthélemy et Saint-Martin pour les lycéens.

Que signifie la connaissance du risque ? Il faut combiner deux éléments : d’une part, l’aléa, c’est-à-dire la possibilité que se déclenchent des événements climatiques majeurs sur un territoire donné ; d’autre part, la vulnérabilité, qui revient à se demander si les populations sont plus ou moins exposées.

Il n’est pas inintéressant de considérer les stratégies développées dans d’autres pays, car on voit qu’elles sont extrêmement différentes. J’aborderai successivement Tuvalu, les Maldives, Kiribati, la Louisiane, la Floride et les Pays-Bas, avant de conclure sur les enseignements à retenir.

Tuvalu, qui comprend neuf atolls, a un territoire de 26 kilomètres carrés. Si je puis présenter la situation un peu brutalement, la stratégie suivie repose sur un abandon éventuel du territoire, dans l’idée qu’il va être submergé et qu’il faut donc envisager de déménager. D’où, notamment, des négociations avec la Nouvelle-Zélande qui ont débouché sur un programme d’émigration. Les exigences pour l’installation d’habitants de Tuvalu sont très fortes, notamment en matière de connaissances linguistiques et de capacités professionnelles, mais cela reste quand même le principal point mis en avant par les autorités de Tuvalu.

Les Maldives ont adopté une stratégie fondamentalement différente, dans un contexte géographique qui est assez distinct, puisque le pays compte 200 îles habitées : l’ensemble formé par les différents archipels est beaucoup plus grand que Tuvalu. La stratégie retenue est celle d’une réorganisation territoriale. Comme il y a des risques de submersion et que les autorités estiment ne pas être en mesure de construire des digues dans toutes les îles, car cela représenterait des budgets considérables, on a commencé par l’île principale, qui abrite la capitale, en faisant pour l’essentiel appel au Japon dans la mesure où les Maldives ne disposent pas nécessairement des compétences techniques nécessaires. On n’assure par ailleurs la protection que de certaines autres îles, où l’on conseille très fortement aux populations de se regrouper, quitte à abandonner le reste du territoire à la mer. Cela encourage des migrations depuis des espaces considérés comme risquant d’être perdus un jour, les services publics, comme les écoles, étant conservés dans seulement quelques îles.

Dans le cas de Kiribati, deux stratégies se cumulent. La première ressemble, dans une certaine mesure, à celle des Maldives : on utilise des techniques « dures », à savoir la construction de digues, ou plus douces pour essayer de protéger l’œkoumène de l’élévation du niveau de la mer. Parallèlement, la décision a été prise d’acheter des terres dans les îles Fidji, en vue d’un repli dans des territoires non submergés par la mer.

Dirigeons-nous maintenant vers la mer des Caraïbes pour évoquer deux États américains : la Floride et la Louisiane.

Le cas de la Louisiane est celui dont on a le plus parlé au cours des dernières années, à cause du cyclone Katrina qui a causé 1 800 morts en 2005, ce qui est considérable. Chacun connaît la raison fondamentale : l’évacuation a été organisée beaucoup trop tard et il a fallu procéder presque individuellement dans un certain nombre de situations, par hélicoptère – pour un coût énorme – et en affrétant des centaines de bateaux et de camions militaires. L’expérience de Katrina montre qu’une réponse locale tardive ne peut pas être suppléée par une réponse nationale – ou fédérale aux États-Unis : dans ce pays, on considère qu’il faut sept jours pour qu’une telle réponse arrive, ce qui risque d’être trop lent.

Le cas de la Louisiane mérite d’être comparé à celui de la Floride, qui a subi en octobre de la même année le cyclone Wilma, l’un des plus forts que l’État ait connus. Sur les 18 millions de personnes concernées – un chiffre colossal –, on a déploré un seul décès, causé par la chute d’un arbre.

Il convient de s’interroger sur des mortalités aussi différentes – 1 800 morts d’un côté, un seul de l’autre – dans le même pays, les États-Unis, avec le même système administratif. Je ne parle pas des milliers de morts en Haïti, causées par de simples tempêtes.

Le premier élément tient à la qualité de l’information sur le risque, transmise par les autorités à l’ensemble de la population. Le deuxième élément, c’est l’évacuation des personnes, décidée à J-7, très en amont de l’arrivée du cyclone, dans un territoire doté d’un réseau autoroutier assez dense, complété à cette période par une signalétique très précise qui indiquait aux automobilistes quelle direction emprunter. Troisième élément qui contribue à abaisser la vulnérabilité des populations, l’habitude : les habitants étaient informés et connaissaient le risque ‑ certains d’entre eux doivent évacuer deux fois par an. Le moins que l’on puisse dire est que les autorités de Louisiane ont été particulièrement défaillantes. Ces expériences sont éclairantes pour les littoraux français.

Il est intéressant de voir comment les Pays-Bas, qui sont dotés de terres basses, ont réagi aux risques de submersion marine. C’est quatre ans après les événements gravissimes de 1953, lorsque 1 835 personnes ont péri noyées, que le plan « Delta » a été lancé. Ce plan d’aménagement, prévoyant la construction d’infrastructures telles que des barrages, des digues ou des écluses, a fonctionné : aucun des événements climatiques subis depuis par les Pays-Bas n’a eu de conséquences comparables.

Le pays, bien informé des risques d’élévation du niveau de la mer, a arrêté en 2012 un nouveau « plan Delta ». De nombreux travaux sont prévus d’ici 2050 et certains sont déjà engagés‑ pour un investissement de 20 milliards d’euros. La logique est quelque peu différente du plan précédent, essentiellement défensif. Il ne s’agit pas seulement de couler du béton, et de renforcer évidemment les digues du Zuidersee, mais d’agir de façon indirecte : recharge des dunes naturelles, création de bancs de sable artificiels­, en intégrant une stratégie de développement durable. Selon les hypothèses en cours, l’élévation du niveau de la mer pourrait entraîner la submersion de 59 % du territoire, ce qui obligerait 9 millions de Néerlandais à déménager sur les terres fermes et aurait un impact économique majeur, dans la mesure où la plus grande partie de l’activité économique se situe dans les zones potentiellement inondables.

Quels enseignements tirer de ces différentes expériences étrangères ? Le premier, c’est que la connaissance des aléas est essentielle. Bien sûr, nous avons en France des experts, mais l’ensemble de la population doit être bien informée. Différents programmes scolaires devraient participer de cette meilleure connaissance.

L’aménagement du territoire est une autre façon de lutter contre les aléas, notamment contre la submersion marine, qu’il s’agisse de mettre en œuvre des mesures « dures », comme des barrages, des digues, ou des mesures « souples » comme le rechargement des dunes.

Si les décideurs jouent un rôle important, les citoyens doivent être conscients des risques et de la nécessité de partir temporairement. Ils doivent avoir anticipé l’événement, pour protéger leur maison par exemple, avant de quitter les lieux. La gestion de la crise est essentielle pour que les choses se passent le moins mal possible.

Enfin, la réflexion face à ces événements majeurs doit prendre en compte plusieurs dimensions : la dimension sociale – partage des connaissances et des attitudes –, la dimension économique – capacité à retrouver le dynamisme économique antérieur –, et la dimension environnementale.

Je conclurai donc sur un paradoxe. La question démographique n’est pas l’essentiel : ce qui compte, c’est l’éducation des populations, la prévention des événements, la mise en œuvre de politiques d’aménagement du territoire. Il importe de disposer de données quantitatives, mais tout réside dans l’approche qualitative de la gestion des événements climatiques majeurs.

Mme la présidente Maina Sage. Merci, messieurs, pour vos interventions. Il est important de mettre en perspective les évolutions démographiques des zones au regard de l’intensification des phénomènes et de regarder comment s’organiser au mieux, en s’inspirant de ce qui se fait dans d’autres pays.

Travaillez-vous en réseau pour comparer ces données et progresser vers les solutions pouvant être apportées de manière cohérente sur l’ensemble du sol européen ?

M. Valéry Morard. Nous pourrons vous fournir des éléments de réponse par écrit.

Mme Sandrine Josso. Merci de mettre votre expertise à notre service. Vos données permettent de concevoir des plans de prévention des risques. Je voudrais savoir si des études ont été menées à la suite d’événements climatiques tels que la tempête Xynthia, pour déterminer l’impact socio-économique à court, moyen et long terme sur un territoire donné
­ baisse du chiffre d’affaires des entreprises, estimation des dégâts matériels et humains, taux de remboursement des assurances, diminution des flux touristiques.

Mme Sophie Panonacle. Vous avez évoqué les SCOT et les PLU, mais il apparaît que certains territoires littoraux en sont dépourvus. Cela me semble regrettable, dans la mesure où ces outils permettent de concevoir une urbanisation qui assure correctement l’interface terre/mer. Ils donnent aux élus locaux une vision à long terme, ce qui n’est pas toujours le cas, et contribuent à régler le problème de la densification de l’urbanisation des littoraux.

M. Gérard-François Dumont. À la suite de Xynthia, des décisions locales ont été prises pour que de tels événements n’entraînent plus les mêmes conséquences. Je citerai l’exemple, que M. le rapporteur connaît bien, de l’aménagement des quais du Pouliguen. Mais si des réponses ont été apportées ça et là, il n’existe pas à ma connaissance de plan d’ensemble.

J’estime que l’élaboration des SCOT est relativement opaque pour les citoyens, et que ces processus mériteraient d’être revus. Par ailleurs, un SCOT nécessite une préparation de six ans, basée sur des chiffres de l’INSEE parfois vieux de trois ans, si bien que lorsque le SCOT est publié, les dynamiques territoriales ont beaucoup changé. Il s’agit à mes yeux d’un outil à repenser fondamentalement : il complique la vie des élus et de leurs collaborateurs, qui doivent respecter des obligations administratives plutôt que de se concentrer sur les problèmes de terrain.

M. Yannick Haury. Permettez-moi de nuancer vos propos : le SCOT est un espace de rencontre et de neutralité politique, qui permet aux élus de travailler ensemble, sur la base d’une culture commune. L’élaboration collective d’un SCOT demande du temps : ce n’est pas une procédure, mais un processus. Il faut se réjouir que, pour la première fois, la loi ait permis aux élus de réfléchir aux orientations qu’ils souhaitent pour leur territoire sans que les choses ne tombent d’en haut.

Souvent, les territoires qui ont élaboré un SCOT ont transformé leur syndicat de SCOT en pays ou en pôle d’équilibre territorial et rural. Par ailleurs, le SCOT doit être évalué tous les six ans. Enfin, le SCOT peut être doté d’un volet littoral, qui prend en compte, par exemple, les activités marines. Il s’agit aussi d’un outil de contractualisation avec l’État, les régions, les départements : lorsque l’on écrit un projet de territoire qui concerne tous les aspects – équipements, infrastructures –, on réfléchit à un périmètre qui a du sens. Cela permet d’appliquer, dans une démarche de cohérence territoriale, les déclinaisons de la loi littoral à des espaces où elle ne s’impose pas forcément. La démarche n’est pas que négative !

M. Gérard-François Dumont. Vous avez raison, monsieur le rapporteur ! Il serait absurde de dire que les SCOT sont un mauvais outil, élaboré sans concertation. Mais je pense que le système des SCOT doit être amélioré. Il faut bien dire que les expériences sont diverses, et je ne parle pas des SCOT qui résultent de mauvais copier-coller, effectués par des consultants quelconques, qui ont parfois oublié de changer le nom du territoire !

Mme la présidente Maina Sage. Cet échange est intéressant car il montre que la sensibilisation et l’éducation de nos concitoyens à la question du risque commencent avec l’appropriation de cette connaissance par les décideurs. Ces lieux d’échange que sont les SCOT permettent aux élus de prendre conscience du sujet avant de tendre cette passerelle vers la population.

M. Valéry Morard. À ma connaissance, il n’existe pas d’étude centrée sur les impacts socio-économiques de la tempête Xynthia, madame la députée, mais je vous ferai parvenir les éléments que je pourrai trouver sur cette question.

Un mouvement profond comme le recul du cordon dunaire sur le littoral atlantique, observé en 2016, a affecté durablement le marché de l’immobilier. Toutefois, les évolutions du prix du foncier ne sont pas seulement liées aux catastrophes. On observe que lorsqu’il existe une prescription publique, un PPRI (plan de prévention des risques d’inondation) ou un PPRSM (plan de prévention des risques de submersion marine), les tendances décrites par Sébastien Colas s’inversent. Ainsi, un zonage différent est en train de se mettre en place dans les villes concernées par les inondations. On peut espérer que, avec un peu de retard – je n’épiloguerai pas sur la gestion de Xynthia et le retard des PPRI –, la prescription publique sera en mesure d’inverser certaines des tendances naturelles décrites ce matin.

 

Laudition sachève à treize heures.

 

 

 


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7.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Magnan, chercheur "Adaptation au changement global climat/océan" à l’Institut du Développement durable et des relations internationales (IDDRI), et de Mme Virginie Duvat-Magnan, chercheuse en géographie des littoraux tropicaux, Professeure de géographie à l’Université de La Rochelle, membre du groupe de travail n° 2 du GIEC.

(Séance du jeudi 18 janvier 2018)

Laudition débute à treize heures.

M. Yannick Haury, rapporteur. Madame, monsieur, merci de votre présence. Pourriez-vous nous présenter le laboratoire de l’Université de La Rochelle et l’Institut du développement durable et des relations internationales – IDDRI –, et les recherches que vous y menez sur l’impact des événements climatiques sur les zones littorales ?

Nous vous serons reconnaissants de nous faire part de vos connaissances sur les événements climatiques majeurs qui peuvent affecter les zones littorales hexagonales et outre-mer et sur leurs conséquences – érosion, submersion, salinisation des sols. Vous nous direz quelles sont les zones littorales les plus vulnérables, les stratégies d’action et d’adaptation possibles pour renforcer leur protection. Vous nous expliquerez quels peuvent être la stratégie française d’adaptation aux changements climatiques et les leviers à actionner. Vous nous exposerez les conséquences des retards pris dans les stratégies d’atténuation et d’adaptation pour les générations futures et nous ferez part des recommandations que l’on peut tirer de ces connaissances pour les décennies à venir.

Quelles sont les orientations qui vous semblent prioritaires pour la recherche ? Comment aller plus loin pour faire de l’océan et des zones littorales une priorité dans le champ problématique traité par les négociations climatiques ?

Mme Virginie Duvat-Magnan. Merci de nous recevoir. Nous vous présenterons très rapidement nos institutions et les recherches qu’elles mènent, avant de nous concentrer sur les travaux du groupe de travail n° 2 du GIEC. Nous aborderons les questions d’impact, de vulnérabilité et d’adaptation, en enrichissant les conclusions du cinquième rapport d’évaluation du GIEC par les résultats des travaux menés depuis 2014.

Nous vous apporterons un éclairage plus particulier sur la situation des outre-mer. À l’issue de cette audition, nous nous tiendrons à votre disposition pour vous fournir des données complémentaires, des exemples particuliers, des notes de synthèses sur des faits précis pour lesquels nos connaissances et nos compétences pourraient, dans le cadre de cette mission, vous aider.

J’appartiens au laboratoire de recherche LIENSs – pour littoral, environnement et sociétés –, qui est soutenu par deux tutelles, l’Université de La Rochelle et le CNRS.

Les recherches y sont transdisciplinaires et exclusivement concentrées sur les questions relatives aux mutations physiques et humaines qui opèrent sur les littoraux. L’approche permet de croiser les travaux de spécialistes de géosciences, d’écologie et d’écotoxicologie, d’histoire, de géographie ou de la santé. Un certain nombre de programmes de recherche portent sur les événements climatiques majeurs.

La Rochelle ayant subi la tempête Xynthia, de nombreux travaux ont été menés sur cet événement. Nous conduisons par ailleurs des travaux sur l’outre-mer, pour ma part depuis vingt ans, et sommes actifs sur les trois bassins océaniques tropicaux – Caraïbes, océans indien et pacifique.

M. Alexandre Magnan. L’Institut du développement durable et des relations internationales – IDDRI –, est une fondation de recherche privée reconnue d’utilité publique, créée en 2001 et associée à Sciences-po Paris. Son objet principal est l’interface entre les sciences et la décision, à l’échelle internationale, et la question de la gouvernance globale du développement durable, avec les sujets structurants que sont le climat, la biodiversité ou les océans.

Nous nous intéressons depuis 2007 aux questions de la vulnérabilité, de l’adaptation aux changements climatiques et aux événements extrêmes qui y sont liés, sous l’angle humain. Nous étudions notamment les facteurs d’influence qui expliquent cette vulnérabilité, les enjeux et les formes d’adaptation, avec deux thèmes centraux : l’analyse du risque de mal adaptation et la question des trajectoires d’adaptation.

Nos champs sont exclusivement les littoraux, en particulier tropicaux et insulaires, dans les outre-mer français des océans pacifique et indien – à la Réunion et en Polynésie française principalement.

Je suis aussi membre du GIEC, dans le cadre du rapport spécial sur le changement climatique, les océans et la cryosphère.

Mme Virginie Duvat-Magnan. La question de la vulnérabilité et de l’adaptation aux événements climatiques majeurs et celle de leur impact doivent être abordées dans le contexte tout à fait spécifique d’une accélération de l’élévation du niveau de la mer, ce facteur devant être particulièrement pris en compte dans l’étude de l’impact de ces phénomènes. Cependant, les valeurs d’élévation du niveau de la mer observées dans les différents bassins océaniques sont très variables. Les territoires français se situent globalement autour de la moyenne, voire en dessous de celle-ci pour un certain nombre d’îles de la Caraïbe. Mais, dans son cinquième rapport, le GIEC prévoit des valeurs d’élévation comprises entre 50 et 80 cm environ à l’horizon 2100, selon le scénario de réchauffement climatique retenu. Or, le réchauffement climatique global et l’élévation du niveau de la mer vont renforcer l’impact de trois types d’événements climatiques majeurs : les cyclones tropicaux, les tempêtes tempérées et polaires – ces dernières pouvant affecter les territoires français – et, enfin, le phénomène El Niño.

Les cyclones tropicaux s’intensifient et ont un impact majeur outre-mer, tels ceux qui ont frappé les îles françaises de la Caraïbe en septembre dernier, mais ceux qui se forment dans l’Atlantique peuvent également toucher, de manière plus ponctuelle et avec un moindre impact, la façade océanique française de la métropole.

Les tempêtes tempérées, telle Xynthia en 2010, et polaires affectent, quant à elles, directement et principalement les littoraux de la métropole. Toutefois, selon le dernier rapport du GIEC, les recherches récentes ont mis en évidence qu’elles pouvaient également avoir un impact majeur sur nos îles tropicales, et ce pour une raison simple : les houles qu’elles produisent se propagent sur des milliers de kilomètres à travers la masse océanique et peuvent provoquer, sur ces îles, non seulement des pics d’érosion côtière, mais, aussi et surtout, des submersions marines majeures, y compris en situation de beau temps, ce qui les rend difficilement compréhensibles par la population. Je ne citerai qu’un exemple : en décembre 2008, ce phénomène a provoqué le déplacement de 100 000 personnes dans les îles du Pacifique nord. C’est un point qu’il convient de souligner, car on s’attend à une intensification de ces tempêtes d’origine distante. La spécificité des îles tropicales c’est donc qu’elles sont touchées à la fois par ces tempêtes et par leurs propres cyclones.

Enfin, réchauffement climatique et élévation du niveau de la mer vont accroître l’impact du phénomène ENSO ou El Niño, qui affecte exclusivement la zone intertropicale et se traduit, pour prendre l’exemple du Pacifique central, par une hausse de la cyclogenèse et des températures océaniques susceptibles de provoquer érosion côtière, submersion marine, salinisation des sols et des aquifères, dégradation des écosystèmes terrestres et marins, avec des effets en cascade sur les ressources vitales disponibles, les activités de subsistance et économiques ainsi que sur la santé humaine, sans oublier les dommages causés aux bâtiments et aux infrastructures.

Au-delà de l’augmentation de l’intensité de ces trois types d’événements climatiques majeurs et de la fréquence de certains d’entre eux – je pense notamment aux cyclones dans le bassin atlantique –, il faut redouter le cumul, c’est-à-dire la succession sur une période brève, de plusieurs événements, que ceux-ci soient de même nature – comme cela a été le cas des trois cyclones qui ont affecté les petites Antilles du Nord en septembre 2017 –, ou de nature différente, comme c’est régulièrement le cas dans le Pacifique central, notamment en Polynésie française, où la succession d’une houle d’origine distante, de cyclones et de pics thermiques associés au phénomène El Niño provoque un effondrement des systèmes de ressources et des activités économiques. Un tel phénomène réduit bien entendu le temps de résilience dont disposent les écosystèmes et les sociétés, ce qui peut, à terme, condamner les premiers et ce qui provoque toujours des situations extrêmement difficiles à gérer pour les secondes.

Ces trois types d’événements ont trois types d’impact différents.

Le premier est la submersion marine, qui concernera des zones toujours plus étendues et se caractérisera par des hauteurs d’eau toujours croissantes, de sorte que les systèmes côtiers naturels ou équipés de digues connaîtront des phénomènes de franchissement, de débordement ou de rupture. Les côtes françaises les plus exposées à ce risque sont les côtes basses, à marais maritimes et lagunes, des façades méditerranéenne et atlantique de la métropole ainsi que les côtes et les îles basses des Petites Antilles et des atolls des Tuamotu en Polynésie. Il va de soi que les côtes très aménagées de La Réunion, de Mayotte ou de la Guyane sont également, du fait de cet important degré d’aménagement, des espaces vulnérables à prendre en considération.

En matière de submersion marine, les recherches récentes ont mis en évidence deux points cruciaux. Premièrement, des cyclones peu intenses mais rapides et à trajectoire constante peuvent avoir des impacts importants. Ce fut le cas notamment aux Tuamotu, où un cyclone de catégorie 1, c’est-à-dire la plus faible, a provoqué une submersion équivalente à celle des cyclones de catégorie 3 qui avaient touché le même atoll, avec des hauteurs d’eau de plus de deux mètres dans les zones habitées. Deuxièmement, dans les outre-mer, les houles d’origine distante, issues notamment de dépressions tempérées, peuvent avoir des impacts tout aussi importants que des cyclones. Dans les Tuamotu, un tel épisode a entraîné, en 1996, la submersion totale des îles basses et il a été, à l’échelle du siècle dernier, l’événement qui a le plus affecté ce territoire. Les événements d’origine lointaine ou d’intensité modérée doivent donc, eux aussi, faire l’objet d’une attention particulière afin d’anticiper au mieux leur impact potentiellement destructeur – il ne faut pas les sous-estimer.

Le deuxième impact de ces événements climatiques majeurs est l’érosion côtière, qui affecte à des degrés divers les façades littorales de la métropole et les outre-mer. À ce sujet, il convient d’insister sur la complexité des impacts morpho-sédimentaires des cyclones dans les outre-mer. Si, en métropole, les tempêtes causent pratiquement toujours un recul de la position du trait de côte, la situation est beaucoup plus complexe dans les outre-mer. En effet, si les tempêtes y provoquent un recul important du trait de côte dans certains secteurs – ce fut le cas notamment à Saint-Martin en septembre dernier –, elles ont également un impact constructeur en apportant d’importants volumes de sédiments à la côte. A Saint-Martin, par exemple, nous avons relevé, après le passage des cyclones de septembre 2017, la formation de nouvelles plages et l’exhaussement de plages existantes, qui ont gagné jusqu’à plus d’1,60 m d’épaisseur sous l’effet de l’apport de blocs coralliens par les vagues cycloniques. Ces sédiments envahissent les zones aménagées et posent autant de problèmes que le recul du trait de côte qui peut affecter des secteurs voisins. Ces sédiments sont généralement enlevés le plus vite possible pour dégager les zones aménagées, ce qui annihile les effets positifs des cyclones qui, en apportant ces matériaux, permettent aux côtes de s’élever et de suivre l’élévation du niveau de la mer qui menace les sociétés humaines.

Enfin, certains systèmes côtiers, comme les mangroves, les marais maritimes et les systèmes cordon-lagune, en particulier méditerranéens et antillais, peuvent migrer vers la terre sous l’effet des cyclones et de l’élévation du niveau de la mer. Ces phénomènes de migration, qui peuvent également affecter les îles basses de l’archipel des Tuamotu, sont à prendre en compte, car ils illustrent bien la mobilité de ces espaces, qui est une contrainte majeure pour les sociétés humaines.

Parmi les zones les plus vulnérables du territoire français, on peut donc citer les Tuamotu. Cet archipel, dont les îles sont très basses, représente le plus grand groupe d’atolls au monde et abrite 17 000 personnes, soit une population bien plus importante que celle de Tuvalu, qui compte 12 000 habitants. On continue à dire que ces atolls, comme ceux des Maldives, de Tuvalu et de Kiri-Bas, sont en voie de disparition. Or, les données scientifiques actuelles démontrent qu’au cours des dernières décennies, ces îles basses n’ont pas montré de signes de contraction annonçant leur prochaine disparition. En effet, nous avons pu observer, pour la période allant des dernières décennies aux derniers siècles, sur la base d’un échantillon incluant 634 îles réparties dans 25 atolls, que 77 % de ces îles avaient conservé leur surface, que 17 % d’entre elles avaient connu une augmentation de surface et que seulement 8 % d’entre elles, souvent de très petites îles, très jeunes et très instables, ont subi une contraction. S’il est bien entendu très important de suivre le comportement de ces systèmes tout particulièrement vulnérables au cours des prochaines décennies, qui se caractériseront par un renforcement des pressions climatiques, il est cependant important de noter que la situation de ces territoires ne relève pas encore de l’extrême urgence et qu’ils doivent donc faire l’objet de stratégies d’adaptation.

L’augmentation des risques de submersion, de salinisation, d’érosion et de perturbation sédimentaire produit des effets en cascade complexes, multidimensionnels, sur les ressources naturelles et les écosystèmes, les activités de subsistance et économiques, les infrastructures et les services, le bâti, la santé humaine, et la démographie. Nous savons en effet que les événements climatiques majeurs peuvent déclencher des migrations. Ainsi, dans certains atolls des Tuamotu, les cyclones de 1983 ont provoqué le départ de 10 à 15 % de la population. Aux Antilles, on a pu constater que ces événements pouvaient également affecter l’ordre public, la sécurité individuelle et collective, ce qui souligne le lien étroit qui unit l’impact physique de ces phénomènes et la vulnérabilité des sociétés, que va maintenant évoquer Alexandre Magnan.

M. Alexandre Magnan. La plus ou moins grande vulnérabilité aux événements climatiques extrêmes est déterminée par l’agrégation de différents éléments qui peuvent être classés en trois familles. La première regroupe les éléments constituant une forte exposition aux événements climatiques – littoraux de basse altitude, côtes meubles et systèmes mobiles ou instables naturellement – ; la deuxième concerne la présence d’enjeux humains très proches du trait de côte – bâtiments, infrastructures et activités économiques – et dégradant, de ce fait, les écosystèmes naturels, qui jouent un rôle de tampon face aux vagues ; la troisième réunit les éléments qui contribuent à la sensibilité des systèmes territoriaux aux impacts de ces événements : écosystèmes sensibles aux vagues ou à l’élévation de la température des océans par exemple, inadaptation des normes de construction des bâtiments à l’intensité des aléas, absence de diversification économique et donc dépendance à un secteur lui-même très sensible aux événements climatiques, faiblesse des politiques de gestion du risque et absence de culture du risque dans les populations locales.

C’est la somme de ces éléments qui détermine une vulnérabilité systématique aux événements climatiques majeurs. Sont vulnérables les littoraux français de métropole – Gironde et Charente-Maritime, par exemple – et d’outre-mer, en Polynésie Française, à la Réunion et à Saint-Martin. Il est cependant difficile de déterminer les zones les plus vulnérables, car elles le sont souvent pour des raisons différentes.

Quelles actions et stratégies d’adaptation peut-on mettre en œuvre pour mieux protéger les zones littorales ? Nous avons à notre disposition un panel d’actions assez étendu qui va de la transformation de l’environnement sans modifier le schéma de développement à la transformation complète du système humain d’occupation du littoral. Entre ces deux extrêmes, il existe diverses options, dont il ressort des travaux du GIEC qu’elles peuvent être classées en trois grands groupes. Premièrement, on maintient ses positions sur le littoral et on construit des systèmes de protection qui vont des dispositifs de défense lourde – murs, enrochements ou épis – à des dispositifs plus souples ou à des solutions fondées sur la nature, telles que la replantation de mangroves, le revégétalisation des dunes ou la recharge artificielle en sable. Deuxièmement, on procède à des ajustements, qui comprennent la réhabilitation des environnements littoraux – comme le fait le Conservatoire du littoral, par exemple, qui s’efforce de restaurer les marais maritimes –, la modification des normes de construction – on peut construire davantage sur pilotis afin d’éviter les submersions – et la diversification des activités économiques. Troisièmement, on élabore des stratégies de relocalisation, ou de retrait, des habitants, des bâtiments, des infrastructures et des activités économiques.

La plupart du temps, il n’existe pas une solution unique, qui plus est sur le long terme ; il est donc nécessaire de combiner des actions différentes, sachant qu’elles doivent être adaptées aux spécificités contextuelles. Un mur ou un enrochement, qui peut être adapté à La Rochelle, par exemple, lorsque, les enjeux ne sont pas déplaçables, serait une erreur dramatique dans d’autres cas ou ils se révéleraient à terme, en raison de coûts d’entretien exponentiels, moins rentables qu’une relocalisation. À l’inverse, la replantation de mangroves, si elle peut être très efficace, n’est pas adaptée dans de nombreuses situations.

Qu’en est-il de la stratégie française ? Elle est en grande partie définie dans le Plan national d’adaptation au changement climatique (PNAC) 2, qui retient l’hypothèse d’un réchauffement de 1,5 à 2 degrés à l’échéance 2050. Ce plan comprend de nombreux éléments qui, sans être spécifiquement consacrés aux conséquences des événements climatiques extrêmes sur les littoraux, s’appliquent tout de même à ce type de contexte. En outre, il a fait l’objet d’un important travail de concertation. Il serait donc sans doute intéressant que vous entendiez des représentants de l’Office national des effets du réchauffement climatique (ONERC).

Mme la présidente Maina Sage. Nous les avons invités.

M. Alexandre Magnan. Pour faire face aux événements climatiques majeurs, il faut élaborer une triple stratégie qui doit consister à mieux protéger les zones à fort enjeu humain, où un déplacement est impossible, à limiter le risque de mauvaise adaptation en évitant de créer nous-mêmes les conditions de notre vulnérabilité future, et à développer autant que faire se peut, là où c’est possible, les solutions fondées sur la nature. Dans ce cadre, nous avons identifié cinq leviers d’action importants.

- Premièrement, la planification de l’urbanisation en zone littorale : il faut éviter de construire dans des zones littorales à risque. Cela va de soi, mais on y construit encore, de sorte qu’il faut sans doute renforcer les outils juridiques en matière de fiscalité et d’assurance.

- Deuxièmement, les politiques environnementales renforcées : il s’agit d’exploiter les solutions fondées sur la nature.

- Troisièmement, la coordination institutionnelle lorsque nous avons travaillé sur les conséquences du cyclone Béjisa à La Réunion en 2014, nous avons constaté qu’il existait des conflits institutionnels locaux sur le point de savoir qui gère quoi, si bien que les particuliers étaient démunis et contraints de trouver leurs propres solutions, ce qui complique en définitive le système du risque.

- Quatrièmement, la sensibilisation des populations : il est important que celles-ci comprennent pourquoi on veut leur imposer des contraintes administratives, juridiques ou en matière d’urbanisation, même si elles n’en voient pas le bénéfice immédiat, car, si elles ne les comprennent pas, elles ne les accepteront pas et cela ne fonctionnera pas.

- Cinquièmement, il faut développer la recherche scientifique appliquée, pour mieux comprendre les événements climatiques, leurs impacts, les facteurs qui influent sur la vulnérabilité, la combinaison de solutions adéquates, etc.

Par ailleurs, vous nous avez demandés d’évoquer les limites à l’adaptation liées aux efforts, ou à l’absence d’efforts, d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. À notre connaissance, il n’existe pas de travaux dans ce domaine précis sur les cas français, mais il nous paraît plus pertinent d’aborder la question sous l’angle de l’évaluation des risques d’impact qu’entraîneraient différents futurs possibles en matière d’émissions. Dans cette optique, on s’aperçoit que, même une trajectoire basse émission – celle qui a été définie dans l’accord de Paris – aura des effets sur les événements extrêmes et les changements graduels, donc sur leur impact. Si l’on retient un scénario à plus 2 degrés, le niveau de risque actuel est multiplié par 1,4, soit une augmentation de 40 %. De manière générale, plus la température est élevée, plus le risque d’impact s’intensifie. Les limites à l’adaptation sont donc probablement proportionnelles au niveau d’émission à l’échelle globale, mais cette approche reste encore très théorique. Elle est adoptée par certains économistes à une échelle globale, mais avec des estimations problématiques au plan scientifique car elles sont contestables, incomplètes, inadaptées à certains contextes. L’approche en termes de risques d’impact est donc plus intéressante et plus pragmatique.

En ce qui concerne les recommandations politiques, il existe trois grands types d’adaptations, le mieux étant de les utiliser simultanément : réduire l’exposition, réduire la sensibilité et renforcer la résilience. En tout état de cause, il est important d’élaborer une stratégie d’adaptation qui puisse être révisée régulièrement, parce que les conditions et les connaissances changent. Pour finir, cinq pistes de recherche nous paraissent fondamentales. La première est la compréhension des facteurs de la vulnérabilité de la résilience in situ, notamment à travers une approche par les trajectoires de vulnérabilité, c’est-à-dire une approche dynamique de cette vulnérabilité, pour poser une question : dans telle situation, quelle est la part de l’homme et celle de la nature dans le risque ? C’est la réponse à cette question qui nous apporte des éléments de solution à appliquer dans un territoire donné. L’agence nationale de la recherche (ANR) « Ouragan », créée en 2017, va bientôt débuter ses activités.

Deuxième grand pilier de recherche : comprendre ces fameuses « chaînes d’impact » évoquées tout à l’heure, car elles permettent d’identifier les points nodaux du risque, c’est-à-dire les moments où se produisent des effets de ramification sur de nombreuses dimensions, qui créent le risque final et la durée dans le temps du risque, et d’identifier les zones d’action prioritaire dans cette chaîne d’impact.

Troisièmement, l’analyse des risques d’impact dans le futur : je n’y reviens, pas mais c’est une manière d’anticiper les risques, tout en prenant en compte les problèmes d’incertitude.

Quatrièmement, la co-construction avec l’ensemble des parties prenantes de ces fameux « services climatiques », mais des services climatiques qui vont de l’impact à l’adaptation, alors qu’ils restent à ce jour très centrés sur les paramètres climatiques des événements. Les décideurs, aux échelles nationales et locales, ont besoin d’informations sur la traduction de ces événements en termes d’impact, de risque, de vulnérabilité et d’adaptation.

Enfin, nous sommes convaincus de l’importance de porter un effort particulier sur les outre-mer français. C’est d’ailleurs une recommandation très structurante du GIEC2. Ces outre-mer sont vulnérables et divers, ils peuvent nous apprendre beaucoup de choses, ils sont sous-étudiés et, dans le cadre des négociations climatiques, ils ont le sentiment, parce qu’ils sont pilotés par la France, d’être les oubliés de la diplomatie climatique.

Je vous fournirai des éléments sur les océans et littoraux. Dans les négociations climatiques, c’est un sujet qui mériterait une discussion à part entière.

Mme Sandrine Josso. Je voulais connaître les mesures prises en matière de protection des mangroves de Guyane, Guadeloupe, Martinique, Mayotte et Saint-Martin. Les mangroves jouent un rôle important dans la régulation du climat et sont aussi des ressources naturelles renouvelables menacées de toutes parts. Les équilibres écologiques et physiques qui ont permis l’installation des mangroves sont modifiés et elles peuvent être détruites par des travaux réalisés parfois très loin sur les bassins versants, et fragilisées par les incidents climatiques. Ce fut le cas à Saint-Martin avec le récent passage d’Irma. On peut aussi prendre en exemple le passage d’Hugo en 1989 en Guadeloupe : huit ans après, la forêt a seulement retrouvé deux tiers de sa surface initiale. Dans quelle mesure peut-on protéger les mangroves des pressions anthropiques et accélérer leur reconstitution suite aux incidents climatiques ?

Mme Virginie Duvat-Magnan. Les mangroves jouent un rôle capital dans certains outre-mer que vous avez mentionnés. Nous avons la chance d’avoir une activité soutenue du Conservatoire du littoral sur la question de la protection des mangroves en vue de l’arrêt de la déforestation sous la pression de l’urbanisation. Mayotte en est un excellent exemple. Le Conservatoire mène des programmes extrêmement actifs d’éducation, d’information, de sensibilisation des populations, en associant les écoles. C’est un carrefour tout aussi important que le récif corallien. On sait à quel point ces deux grands écosystèmes remplissent des fonctions majeures. Je vous adresserai une note de synthèse sur l’état des connaissances. La résilience d’une mangrove est d’environ dix ans quand elle se trouve dans un environnement favorable à sa reprise. L’urgence est de réduire les pressions anthropiques pour permettre à la mangrove d’absorber au mieux les pressions liées au changement climatique.

M. Alexandre Magnan. Le principal problème des mangroves est le défrichement : si elles n’étaient pas défrichées, elles pourraient assez bien s’ajuster à l’élévation du niveau de la mer, au réchauffement et à l’acidification de l’océan.

Mme Virginie Duvat-Magnan. Les mangroves ont une capacité de sédimentation verticale d’autant plus importante que les bassins versants et les pentes montagneuses ayant été défrichés, elles reçoivent, par le biais de l’érosion de surface et des cours d’eau, des quantités de sédiments extrêmement importantes qui, dans beaucoup de régions, leur permettraient de tenir les lignes face à l’élévation du niveau de la mer si les humains ne perturbaient pas leur fonctionnement par le défrichement. On casse là une barrière physique beaucoup moins sensible aux impacts du changement climatique que les récifs coralliens.

M. Alexandre Magnan. Cela appelle des actions pour favoriser l’accès de certaines populations à d’autres ressources, à d’autres matériaux de construction… La réponse au changement climatique et aux événements climatiques extrêmes touche à des choses qui n’ont parfois rien à voir avec le risque, parce que les événements climatiques sont en réalité des révélateurs de dysfonctionnements.

Mme Sandrine Josso. Présente en décembre, en Guadeloupe, en tant que référente du développement durable dans la délégation à l’outre-mer, j’ai été choquée par la quantité de restes enfouis des déchets du cyclone Hugo. J’espère qu’à l’avenir on pourra, après un cyclone, inciter à enlever le plus vite possible les déchets, car plus le temps passe, plus cela coûte cher.

Mme Virginie Duvat-Magnan. Nous avons, avec des collègues montpelliérains et d’autres, réalisé une mission post-cyclone aux Antilles. Nous travaillons actuellement sur Saint-Martin, Saint-Barthélemy, la Guadeloupe, et nous allons réaliser des études comparatives avec les îles Vierges britanniques et Anguilla pour établir un retour d’expérience à l’échelle régionale. Des collègues travaillent spécifiquement sur la question des déchets : c’est l’un des principaux problèmes dans la phase post-crise. Ces déchets sont le reflet de vingt ans de « mal-développement » post-Luis. Entre deux cyclones, on produit ce qui va devenir du déchet, totalement ingérable. Les résultats quantifiés de ces travaux seront bientôt connus.

Mme la présidente Maina Sage.  Nos auditions montrent la nécessité de croiser les approches scientifiques, dans une transversalité notamment avec les sciences humaines. J’ai assisté aux travaux de l’IDDRI lors du One Planet Summit pour voir comment la recherche locale pouvait être sollicitée dans les territoires. Comment percevez-vous le maillage de la recherche au niveau international ?

M. Alexandre Magnan. Ce maillage est naissant, en France. Il reste un problème avec l’anglais, notamment pour beaucoup de nos collègues en sciences humaines. La publication dans des revues anglo-saxonnes, qui est devenue le critère d’évaluation majeur pour les scientifiques, reste très difficile, cela prend du temps. Encore peu de collègues animent des réseaux internationaux, mais il y en a tout de même de plus en plus, dont des collègues des sciences humaines. Les géographes sont très actifs dans ces domaines, et les sciences dures font de plus en plus appel à nous car elles se rendent compte que leurs approches ne suffisent plus forcément à remporter des appels d’offre.

Nous essayons d’avoir des thématiques transversales mais nous avons encore parfois du mal à identifier des thématiques qui rassemblent les différentes disciplines scientifiques. Pour ce qui est des vulnérabilités et de leur évolution ces dernières décennies, on voit bien qu’il y a du juridique, de l’environnemental, du social, du culturel…, et les questions des risques d’impact appellent également une diversité de disciplines.

La recherche française commence à avoir des idées originales, justement – c’est sans doute un peu paradoxal – parce qu’elle est un peu en retard sur la pensée anglo-saxonne. Un leadership français peut selon moi être pris sur ces questions de vulnérabilité et d’adaptation.

Mme Virginie Duvat-Magnan. Nous vivons dans un monde où l’on passe des frontières de plus en plus souvent. Nous sommes en train de répondre à l’appel à projet Ouragan : pour obtenir un financement sur ces catastrophes qui ont touché la Caraïbe, nous serons neuf ou dix équipes, de Météo France à la Caisse centrale de réassurance en passant par des partenariats avec l’ensemble des acteurs locaux concernés, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le Conservatoire du littoral… Les frontières explosent car on a besoin d’avancer, nous sommes tous conscients de l’urgence de la question climatique, les chercheurs au premier chef. Je ne vis plus ma recherche comme il y a vingt ans : nous ressentons un impératif d’être utile socialement, et pour cela il faut être transdisciplinaire. Nous y sommes de toute façon incités par les appels à projets : si on veut les obtenir, il faut être transdisciplinaires, savoir faire participer des acteurs, à toutes les échelles territoriales, à ce qu’on appelle des « jeux sérieux », c’est-à-dire des mises en situation pour déterminer les pistes d’adaptation…

Par ailleurs, nous avons de plus en plus de financements via des programmes européens, dédiés par exemple à la question du climat. Si l’on ne part pas de la vision, des préoccupations, des urgences des territoires concernés, on ne peut pas être alimenté par ces gros guichets de financement. C’est très positif : par le levier du financement, on fait évoluer de manière très vertueuse la façon dont les chercheurs produisent leur recherche. Et le niveau européen nous oblige, bien sûr, à travailler pour des projets où plusieurs pays sont représentés, ce qui crée des échanges d’expériences. Cette dynamique nous permettra de vous envoyer des fiches sur les retours d’expérience de tel ou tel pays.

Mme la présidente Maina Sage. Nous sommes bien sûr preneurs de tous compléments d’information. Notre mission se déroulera selon quatre phases : nous en sommes à l’état des lieux des connaissances scientifiques, puis nous passerons aux politiques de prévention, à la gestion des événements, enfin à la phase de reconstruction. Nous réaliserons quelques déplacements. L’idée est d’être au contact de tous les acteurs.

Je vous remercie très vivement.

Laudition sachève à quatorze heures.

 

 

 

 


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8.   Audition, ouverte à la presse, de M. Robert Vautard, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), de M. Bernard Legras, directeur de recherche, Laboratoire de météorologie dynamique à l’École normale supérieure, et de Mme Ludivine Oruba, maître de conférences à l’Université Pierre et Marie Curie (P6) au Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS).

(Séance du jeudi 25 janvier)

Laudition débute à neuf heures trentecinq.

Mme Agnès Guion-Firmin, présidente. Mes chers collègues, en l’absence de Mme la présidente Maina Sage, il m’incombe d’assurer la présidence et donc d’accueillir M. Robert Vautard, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), M. Bernard Legras, directeur de recherche au Laboratoire de météorologie dynamique à l’École normale supérieure (ENS), et Mme Ludivine Oruba, maître de conférences à l’Université Pierre et Marie Curie au Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS). Je vous souhaite la bienvenue. Cette mission a un point d’entrée unique : l’impact des risques climatiques majeurs sur les zones littorales. Mais, on le voit dans son intitulé même, le champ des sujets d’étude est extrêmement vaste : prévention, information des populations, organisation des secours, indemnisation, etc. Nous avons logiquement débuté nos travaux par une approche scientifique, qui vise notamment à savoir si l’influence de l’activité humaine et le réchauffement climatique ont une incidence sur les cyclones et les tempêtes.

M. Yannick Haury, rapporteur. Pouvez-vous nous présenter le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, le Laboratoire de météorologie dynamique à l’ENS et le Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales ? Quelles sont vos recherches prioritaires en matière de prévision du temps et d’évolution du climat ?

Pourriez-vous nous présenter les différents événements climatiques majeurs pouvant affecter les zones littorales françaises, en hexagone et outre-mer ? Quels travaux réalisez-vous sur la formation, le développement, la fréquence et l’intensité des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ? Quel est l’impact des changements climatiques sur ces événements ? Sur quels types de modélisation du climat appuyez-vous vos recherches ?

Comment analysez-vous le lien entre le réchauffement des eaux de la mer et les événements climatiques majeurs ? Quels sont les liens entre El Niño et La Niña ? Avez-vous analysé les ouragans de cet automne ? En tirez-vous des conclusions particulières ?

Quelles sont les zones littorales françaises les plus vulnérables aux événements climatiques majeurs ? Quelles sont, dans ces zones, les différentes caractéristiques de la vulnérabilité ? Quelles recommandations peut-on tirer de ces connaissances pour les décennies à venir ? Quelles seront les orientations prioritaires de la recherche ?

Mme Ludivine Oruba, maître de conférences à lUniversité Pierre et Marie Curie, Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS). Avec mes collègues, nous nous sommes répartis vos questions en fonction de nos domaines de compétences et interviendrons donc à tour de rôle sur une thématique bien précise.

Mes activités de recherche concernent les mécanismes de formation et d’intensification des cyclones tropicaux. Je vais donc présenter ce que l’on sait de la physique de ces événements extrêmes, en me concentrant sur les aspects importants dans leur formation et leur intensification, sur les outils dont disposent les chercheurs pour essayer de les comprendre et sur les difficultés rencontrées par les scientifiques dans leur compréhension de ces phénomènes extrêmes.

Je mène mes recherches en tant que maître de conférences à l’université Paris VI, devenue depuis le 1er janvier 2018, Sorbonne universités. Dans le cadre de mes activités de recherche, je suis rattachée au Laboratoire des atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS), unité mixte de recherche sous tutelle du CNRS, de l’université
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et de Sorbonne universités.

Les activités de recherche de ce laboratoire portent sur les mécanismes physiques et chimiques dans l’atmosphère, sur les interactions entre l’atmosphère et la surface et sur l’étude d’autres objets du système solaire. Le LATMOS a une forte composante instrumentale puisqu’il conçoit et développe de nombreux instruments, pour des mesures in situ ou par satellite, en étroite collaboration avec le Centre national d’études spatiales (CNES). Son activité et son expertise sont reconnues dans l’analyse des observations spatiales.

Les cyclones tropicaux sont les événements climatiques majeurs dans les zones littorales des outre-mer. Ils concernent les territoires dans une bande tropicale située entre environ dix et trente degrés dans l’hémisphère nord et dans l’hémisphère sud. Du point de vue scientifique, les cyclones tropicaux présentent un grand nombre de problèmes non résolus. Ce sont des objets extrêmement complexes, nécessitant des conditions environnementales précises pour se développer. On connaît les conditions nécessaires à la formation d’un cyclone tropical, mais elles ne sont pas suffisantes : ce n’est pas parce qu’elles sont réunies qu’un cyclone tropical va se former.

Entre autres conditions, l’océan doit être suffisamment chaud – la température doit être supérieure à 26,5 °C dans les cinquante premiers mètres de l’océan – et les vents assez uniformes dans les dix premiers kilomètres de l’atmosphère : le cisaillement vertical doit être faible, inférieur à huit mètres par seconde. Dit autrement, le cyclone a besoin d’une structure verticale cohérente : il s’incline et donc s’affaiblit en présence de cisaillement. Évidemment, d’autres paramètres environnementaux sont importants, mais ces deux éléments sont essentiels.

Cet automne, l’océan Atlantique était particulièrement chaud – plus un à deux degrés par rapport à la moyenne saisonnière – et le cisaillement vertical du vent dans la région des Caraïbes particulièrement faible. Nous étions donc en présence de conditions extrêmement favorables au développement des ouragans – terme utilisé pour nommer les cyclones tropicaux dans les régions des Caraïbes.

Les paramètres de l’environnement, quant à eux, dépendent de la variabilité naturelle du système climatique et du changement climatique dû aux activités anthropiques. Mais il n’est pas du tout évident de distinguer ces deux effets. Mme Valérie Masson-Delmotte vous en a parlé la semaine dernière et mes collègues vont vous en parler dans quelques instants. Le phénomène El Niño, par exemple, relève de la variabilité naturelle du système climatique et a un effet sur la cyclogénèse tropicale : la Polynésie française est généralement peu sujette aux cyclones tropicaux – car protégée par un cisaillement vertical du vent. Mais ce cisaillement s’affaiblit pendant les épisodes El Niño et le risque cyclonique augmente. Dans le bassin des Caraïbes, c’est l’inverse : pendant un épisode El Niño, le renforcement du cisaillement vertical entraîne une diminution du risque cyclonique.

Cet exemple résume bien nos deux axes de recherche : le premier concerne la compréhension du phénomène en lui-même, dans un environnement donné, et le second concerne la prédiction de l’évolution du climat, et donc l’évolution des paramètres de l’environnement. J’interviens ici au titre du premier axe de recherche : la compréhension du phénomène en lui-même, dans un environnement donné. Il reste beaucoup de questions ouvertes sur les cyclones tropicaux, l’une des difficultés étant que les équations de la physique régissant ces phénomènes extrêmes sont dites « fortement non linéaires » à cause des vents forts du cyclone. Cela signifie que certains termes dans les équations de la physique, habituellement négligés, ne sont pas négligeables dans le cas des cyclones tropicaux. C’est ce qui rend la physique du phénomène compliquée.

Les mécanismes énergétiques sous-jacents à la formation des cyclones tropicaux sont aujourd’hui encore mal compris. On sait que le cyclone tropical puise son énergie dans l’océan, qui lui transmet de la chaleur et de l’humidité. Cet air chaud et humide est aspiré vers le haut. Il rencontre des masses d’air plus froides, ce qui provoque la condensation de l’eau qui passe de l’état de vapeur à l’état liquide. Au moment de cette condensation se produit un dégagement de chaleur latente. On sait que ce phénomène joue un rôle important dans la formation des cyclones tropicaux, mais les processus physiques et thermodynamiques sous-jacents sont encore mal compris.

Un autre exemple illustrera sans doute mieux mon propos. Il concerne la structure même du cyclone tropical. Les vents forts du cyclone entourent une région calme qu’on appelle « l’œil du cyclone » ; vous avez sûrement tous déjà repéré cet œil sur les images satellite diffusées dans les médias. Bien que ce phénomène soit largement connu par les scientifiques, comme par les non-scientifiques, les mécanismes de formation de cet œil et sa dynamique intrinsèque lors de l’évolution du cyclone, et surtout son rôle dans l’intensification du cyclone, restent à comprendre.

Un autre pan des recherches actuellement menées concerne l’interaction entre l’océan et l’atmosphère, qui joue un rôle majeur dans la formation des cyclones tropicaux, puisque ces derniers puisent leur énergie dans l’océan. Les eaux sous les cyclones tropicaux sont refroidies lors du passage du cyclone, qui laisse un sillage froid. Le cyclone modifie donc l’océan et les modifications qu’il engendre rétroagissent en retour sur le cyclone. Cette interaction demeure un sujet ouvert et particulièrement important de recherches, puisque susceptible d’améliorer à terme la prévision opérationnelle des cyclones tropicaux.

Quand on pense à l’interaction océan-atmosphère, on pense également à l’action du cyclone sur la hauteur d’eau et aux vagues générées par cyclone tropical. En plus des vents violents, ce sont elles qui sont dangereuses pour les zones littorales. Dans notre jargon, l’élévation du niveau de l’eau à cause du cyclone s’appelle « l’onde de tempête ». Différents effets sont associés à ce phénomène : le vent du cyclone entraîne une accumulation des paquets d’eau, la dépression associée au cyclone aspire l’eau ; enfin, la topographie des fonds marins joue évidemment un rôle. Ainsi, l’un des objectifs de la recherche actuelle vise à mieux comprendre les mécanismes de génération, d’intensification et de dissipation des vagues de forte amplitude générées par les événements météorologiques extrêmes comme les tempêtes tropicales ou les cyclones.

Les chercheurs appréhendent toutes ces questions avec des outils différents et des démarches très complémentaires les unes des autres. L’un de ces outils est l’outil numérique ; il vous a été présenté la semaine dernière par Marc Pontaud et David Salas de Météo France. Les modèles numériques complexes – comme ceux de Météo France – sont des modèles complets, qui visent à reproduire au mieux les phénomènes atmosphériques, dont les cyclones tropicaux. Ils résolvent les équations de la physique en intégrant toutes les complexités de l’atmosphère, selon une grille qui correspond au découpage de l’espace et qui, dans les modèles régionaux, a une taille de l’ordre du kilomètre.

Ces modèles font face à plusieurs difficultés. L’une d’elles réside dans le fait qu’on doit modéliser une large gamme d’échelles, ce qui est numériquement compliqué. Ainsi, l’œil d’un cyclone a un diamètre de quelques dizaines de kilomètres : si l’on veut comprendre ce qui se passe à l’intérieur de cet œil, la résolution du modèle doit être assez fine, de l’ordre du kilomètre. Si l’on veut accéder au détail de ce qui se passe dans le mur de nuages qui entoure l’œil, la résolution doit être encore plus fine ; mais le cyclone, lui, a une taille d’environ mille kilomètres. Par ailleurs, si l’on doit modéliser l’environnement qui entoure le cyclone, on a donc besoin de travailler sur une gamme importante d’échelles, ce qui est numériquement très coûteux.

La seconde difficulté est liée à la première et concerne les processus qui ont lieu à l’intérieur d’un élément de grille, c’est-à-dire les processus d’échelle inférieure au kilomètre. Ces processus ne peuvent être « vus » par le modèle : nous sommes donc obligés de les « paramétrer » – d’inclure artificiellement leurs effets dans les équations. Ces paramétrisations sont un sujet de recherche en soi. Elles sont loin d’être évidentes et loin d’être comprises. Pour les améliorer, on peut utiliser les observations : depuis l’avènement de l’air satellitaire dans les années soixante-dix, les observations satellites sont de plus en plus nombreuses et leur qualité ne cesse de s’améliorer. Les radars embarqués, l’imagerie visible et infrarouge, les sondeurs micro-ondes fournissent des informations auxquelles on n’avait pas du tout accès auparavant. Évidemment ces données sont entachées d’erreurs, à cause des conditions extrêmes du cyclone tropical, mais elles n’en restent pas moins une source précieuse d’information pour les chercheurs.

Les observations in situ, dans et sous le cyclone, sont également importantes. Vous vous en doutez, il est compliqué d’avoir accès à ce type d’informations à cause des vents et des précipitations. Ces données sont donc en nombre limité : on dispose par exemple de celles issues des vols aéroportés américains : les Américains font voler des avions à travers les cyclones et récoltent des données. La France a également des dispositifs très utiles pour l’étude des cyclones tropicaux : dans le cadre d’une étude que je mène sur la houle cyclonique, je travaille en collaboration avec le Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (CRIOBE), unité de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) implantée sur l’île de Moorea, en Polynésie française. Le CRIOBE dispose d’un large réseau de sondes pour l’étude des écosystèmes marins, placées sur les tombants des récifs à profondeur fixée. Depuis plusieurs années, nous utilisons les mesures de pression réalisées par ces sondes pour accéder à des données sur les vagues générées par les tempêtes et les cyclones tropicaux. Ces mesures in situ seront ensuite combinées aux observations satellites des vagues et du vent de surface que pourra nous transmettre le satellite franco-chinois CFOSAT (Chinese-French oceanic satellite), qui sera lancé en septembre prochain.

Le développement de réseaux d’observations comme celui du CRIOBE est essentiel afin de mieux comprendre ces structures. La recherche ne peut progresser que par ce type d’effort soutenu sur le long terme.

Le troisième outil, que je privilégie dans mes recherches, est la modélisation numérique idéalisée : elle constitue une approche alternative et complémentaire aux modèles numériques complexes et aux observations dont je viens de parler. Les modèles numériques complexes sont évidemment utiles, mais il n’est pas évident d’en extraire des mécanismes physiques car ils incluent énormément d’effets via les paramétrisations dont je viens de parler. Notre approche consiste à simplifier le problème en excluant les ingrédients qu’on juge a priori non essentiels pour le mécanisme qu’on étudie. Les modèles ainsi construits ne sont pas des modèles de cyclones tropicaux – à cause de leur caractère simplifié – mais peuvent néanmoins apporter de précieuses informations sur les mécanismes sous-jacents aux cyclones tropicaux.

Récemment, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a lancé un appel à projets « Ouragan 2017 », en réponse à l’épisode d’ouragans qui a frappé l’arc antillais cet automne. Cet appel était axé sur des recherches à entreprendre rapidement, avec une visée pré-opérationnelle. Il résonne tout à fait avec l’exigence d’immédiateté de la société d’aujourd’hui – on veut des résultats tout de suite. Mais, à l’opposé de cette urgence, je suis persuadée que la recherche fondamentale est la seule à même de permettre de réelles avancées dans la compréhension et la prédiction des événements dévastateurs que sont les cyclones tropicaux.

M. Bernard Legras, directeur de recherche au Laboratoire de météorologie dynamique de lÉcole normale supérieure (ENS). Le Laboratoire de météorologie dynamique est un laboratoire situé non seulement à l’ENS, mais aussi à l’Université Pierre-et-Marie-Curie et à l’École Polytechnique. Il développe une grande gamme d’activités dans le domaine des sciences de l’atmosphère et du climat, qui vont de l’observation – notamment l’observation satellitaire, avec des instruments embarqués dans des satellites européens ou franco-indiens – à la modélisation. Le Laboratoire de météorologie est ainsi responsable de la composante « Atmosphère » du modèle de climat de l’Institut Pierre-Simon-Laplace, un des modèles de référence qui sert de base aux études du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). De ce fait, nous nous intéressons beaucoup à la dynamique de l’atmosphère.

Pour ma part, je suis spécialiste de la dynamique des fluides atmosphériques : j’étudie tous les objets intéressants de l’atmosphère, notamment les cyclones tropicaux. Actuellement, mes travaux portent sur l’influence des cyclones et de la convection en général, sur la composition de l’atmosphère, et sur son impact à grande distance en altitude, notamment à travers l’exemple de la mousson en Asie. La mousson est un phénomène qui se déroule l’été au-dessus de la région la plus polluée du globe ; l’influence très importante de la pollution y est particulièrement visible et se répercute en très haute altitude.

Les cyclones jouent un rôle dans ce phénomène. Ils sont très médiatisés en France sur l’Atlantique, mais il y en a aussi beaucoup sur l’ouest du Pacifique puisqu’ils atteignent les côtes des Philippines et de Chine. Des cyclones moins intenses se produisent également dans l’océan Indien et en baie du Bengale, mais historiquement, ce sont malheureusement ceux qui ont fait le plus de victimes. Ainsi, en 1970, un cyclone en a probablement fait environ 500 000 au Bangladesh. Plus récemment, un énorme désastre a eu lieu en Birmanie. Ces catastrophes sont généralement liées à des submersions, dans des zones extrêmement peuplées, où la gestion par les autorités est par ailleurs quelque peu défaillante.

Les observations satellitaires sont essentielles. Elles sont une source d’information essentielle dans la prévision du temps, notamment dans les zones où l’observation n’est pas réalisable depuis le sol – en Océanie par exemple, qui couvre 75 % de la planète. Ces observations par satellite sont maintenant très utilisées. Certains sondeurs sont capables de mesurer la vapeur d’eau ou de transmettre des informations sur les pluies grâce à des radars embarqués.

Néanmoins, ces instruments ne couvrent pas l’ensemble de la Terre en permanence. Par ailleurs, certaines données ne peuvent être acquises depuis l’espace, notamment la mesure du vent et, en particulier, celle du vent près de la surface de l’eau. C’est là qu’il est le plus intense lors des cyclones tropicaux, d’où le rôle extrêmement important des mesures in situ. Aux Antilles, les mesures réalisées par les avions américains de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (national oceanic and atmospheric administration – NOAA) ou de la Marine américaine (Navy) sont fondamentales. Ces deux organismes n’envoient pas seulement des images spectaculaires d’avions qui passent à travers le mur des cyclones. Ils font aussi des mesures extrêmement importantes à bord de leurs avions et lancent des drop sondes, de petites sondes météorologiques qui, au lieu de monter sous un ballon, descendent sous un parachute, qui permettent d’avoir des relevés extrêmement précis de l’intensité du cyclone.

Ces mesures sont ensuite utilisées pour améliorer la prévision. Si le modèle du Centre européen – dont vous avez entendu parler – fait d’aussi bonnes prévisions sur les Antilles, c’est parce qu’il a de bonnes données fournies par les services américains. Dans le domaine météorologique, au niveau mondial, la règle est l’échange de données, ce que nous avons toujours fait, sauf bien sûr durant les deux conflits mondiaux.

On ne dispose pas d’observations de ce genre dans l’océan Indien, à l’île de la Réunion et Mayotte. La responsabilité de la prévision des cyclones dans cette région incombe également à Météo France, mais nous ne disposons pas de l’équivalent des mesures américaines pour aller sonder les cyclones avant qu’ils ne passent sur ces îles. De ce fait, les prévisions sont sensiblement moins faciles et moins bonnes dans cette région : on a pu le voir encore récemment, puisque l’œil d’un cyclone risquait de passer sur l’île de la Réunion. On a ensuite prévu qu’il passerait un peu au sud et il est finalement passé un peu au nord, avec une intensité heureusement plus faible que ce qu’on avait initialement craint.

Cela donne une idée de la difficulté de prévoir. En fonction de l’alerte, la population sur place se mobilise. On a ainsi pu voir que les commerces de la Réunion avaient été dévalisés le week-end dernier, puisque l’alerte était sérieuse. Cet exemple met aussi en lumière la question de la gestion du risque : on est obligés de mettre en alerte plus fréquemment des zones par ailleurs plus vastes que celles où les dégâts vont réellement se produire. Il faut donc réduire cette incertitude vis-à-vis de la population : lancer trop souvent des alertes risque de nuire à leur crédibilité. Cela a aussi un coût.

Il est donc essentiel d’améliorer la prévision. Même si, scientifiquement, à l’échelle de la planète, une erreur de cent kilomètres sur la prévision de la trajectoire d’un cyclone n’est pas considérable, pour une île comme la Réunion, cela peut être très important.

L’amélioration des observations dans la zone de l’océan Indien aura un impact sur la qualité de la prévision des cyclones. Peut-être n’est-il pas nécessaire de déployer des instruments aussi coûteux que la flotte des avions américains ; il est en revanche possible d’encourager davantage certaines recherches afin de disposer de moyens de sondages moins coûteux, comme des drones ou des ballons dérivants. On a déjà expérimenté des ballons qui vont se nicher à l’intérieur de l’œil, et qui continuent ensuite à voyager avec le cyclone en envoyant des mesures. Nous essayons de le développer en France, mais cela devrait sans doute être encouragé.

L’intensité des cyclones dépend de processus dynamiques que l’on ne comprend pas entièrement. C’est le cas du renouvellement de l’œil : l’œil est formé d’un mur de nuages, là où le cyclone a atteint son intensité maximale en précipitations ou en vent. Les cyclones tropicaux ont ceci de particulier que l’intensité du vent est maximale au niveau du sol, à l’inverse des tempêtes extra-tropicales où le vent est plus fort en altitude.

L’œil n’est pas un objet parfaitement stable : il peut se déstabiliser. Cela conduit généralement à un affaiblissement temporaire du cyclone, mais cet affaiblissement peut être suivi d’une régénération, un nouvel œil se formant. Selon les cas, cela peut conduire à un renforcement ou à un affaiblissement du cyclone. Irma, par exemple, a connu une bonne demi-douzaine de remplacements de l’œil – c’est un peu sa spécialité ! – qui à chaque fois ont intensifié le cycle. Ce mécanisme est assez complexe et plusieurs explications ont été proposées. En tout cas, on a beaucoup de mal à le modéliser en détail, et encore plus à le prévoir. Or, pour prévoir correctement l’intensité des cyclones, il nous faut bien comprendre ce phénomène. En la matière, les tentatives de modélisation ont donné des résultats qui ne sont pas toujours directement exploitables : ainsi, un travail de test avait été réalisé à la Réunion et le meilleur modèle – le modèle à échelle limitée de Météo France – ne donnait pas une meilleure prévision que le modèle de plus grande échelle ARPEGE. L’idée que des modèles plus fins et de plus haute résolution fonctionnent automatiquement mieux que des modèles de plus basse résolution n’est pas toujours vérifiée dans la pratique. Cela est dû à des raisons complexes.

J’en viens à l’influence du réchauffement climatique. Il y a un certain consensus sur le fait que les précipitations extrêmes augmentent. Certains arguments thermodynamiques simples l’expliquent : à chaque fois que la température de l’atmosphère augmente d’un degré, sa capacité à retenir l’eau augmente de 8 %, ce qui accroît d’autant le volume de précipitations potentielles.

Tout porte à croire également que l’intensité maximale des cyclones risque d’augmenter dans le futur, pour une raison qui tient à la thermodynamique : les cyclones se nourrissent de la différence de température entre la surface et la haute atmosphère, où la chaleur monte.

Au cours du XXe siècle, ce signal fut pour une bonne part masqué par l’effet des aérosols, comme fut masqué le signal relatif au changement climatique lié aux gaz à effet de serre. Qui plus est, dans l’hémisphère Sud, le trou dans la couche d’ozone a eu aussi un effet masquant significatif : non seulement l’ozone antarctique a disparu, mais cela a eu aussi des effets sur la circulation de l’atmosphère, dont on ne s’est pas nécessairement préoccupé à l’époque où on analysait surtout la couche d’ozone. On n’avait d’ailleurs pas non plus les bons modèles ni les bons outils pour analyser ce phénomène.

Soit dit en passant, le trou dans la couche d’ozone est un phénomène qu’on a bien fait de résoudre. Les simulations actuelles, réalisées avec des modèles de chimie correspondant au dernier état de l’art – et dont on ne disposait pas il y a trente ans –, nous montrent ce qu’il se serait passé dans le futur si on n’avait rien fait : elles montrent qu’aux alentours de 2060, on aurait eu envoyé assez de chlore dans la stratosphère pour faire disparaître l’ensemble de la couche d’ozone, ce qui aurait eu pour conséquence fâcheuse de faire disparaître l’ensemble du règne végétal et de provoquer nombre d’inconvénients pour le règne animal, y compris pour nous-mêmes qui en dépendons.

L’atmosphère n’est donc pas nécessairement un système qui corrige et qui pardonne tout. Au contraire, elle peut s’ingénier à aggraver les perturbations qu’on lui inflige. Ce phénomène du trou d’ozone est, à mon avis, un exemple qu’il faut vraiment méditer. Nous sommes en train de résoudre le problème en faisant disparaître les émissions de chlorofluorocarbures (CFC), mais il faudra attendre le milieu du siècle pour qu’il soit totalement résolu.

J’en reviens à l’effet masquant des aérosols et de l’ozone sur le signal climatique. Ces effets sont en cours de résorption, malgré les rejets importants d’aérosols en Asie aujourd’hui, mais qui restent inférieurs à ceux de l’industrie du milieu du XXe siècle. Les index de réchauffement se recoupent ainsi de manière plus visible, notamment ceux qui sont liés aux cyclones.

Cependant, cette croissance liée aux effets thermodynamiques ne permet pas de prévoir, à une échelle rapide, les conséquences qui seront rapidement perceptibles. L’augmentation des vitesses maximales est de l’ordre d’un mètre par seconde et par décade, ce qui, en pourcentage, n’est pas considérable. En revanche, d’autres phénomènes peuvent jouer, comme l’évolution du cisaillement des vents liée au changement de la circulation atmosphérique.

Ces phénomènes aussi dépendent de la distribution des températures. Le faible cisaillement des vents a certainement joué un rôle dans la persistance de l’ouragan Irma cet automne. De même, le cyclone José a persisté un bon moment dans l’Atlantique et a menacé plusieurs fois les côtes américaines ; il ne les a heureusement jamais touchées, mais il est resté à tourner en rond, alors qu’il aurait dû être évacué en une huitaine de jours. Cela est certainement dû au faible cisaillement qui s’est produit au cours de cette période. La formation de l’ouragan Ophelia est liée aux mêmes causes.

Ces phénomènes de variation du cisaillement peuvent être liés à une conjonction de phénomènes : d’une part, le phénomène la Niña, qui s’observe dans le Pacifique, mais a pour effet de réduire les alizés dans l’Atlantique ; d’autre part, le jet subtropical, normalement situé un peu plus au Sud, avait déplacé sa position très au Nord pendant le mois de septembre.

La question est de savoir si ces circonstances seront plus ou moins fréquentes dans le futur. Ce sont des questions encore très discutées, sur la base des modèles conçus pour cela. À l’échelle décennale, se superposent au réchauffement climatique et à son effet, pour l’instant irréversible, les modes d’oscillation à terme des océans. Une étude récente va jusqu’à prévoir une diminution des cyclones dans l’Atlantique au cours de la prochaine décennie, ce qui ne correspond d’ailleurs pas à ce que les modèles prévoient pour l’instant.

Il faut donc moduler la prévision à long terme, liée au réchauffement climatique, avec une variabilité climatique à l’échelle décennale qui peut provoquer des résultats contrastés.

Tout le monde aura bien compris qu’il y a une grande différence entre les cyclones tropicaux et les perturbations des latitudes tempérées, même si elles peuvent aussi prendre parfois la forme de tempêtes très violentes. Les cyclones tropicaux se nourrissent de la différence de température entre la surface et la haute atmosphère ; ils tirent leur énergie de l’évaporation de l’eau et détestent le cisaillement du vent ambiant. C’est tout l’inverse pour les perturbations des latitudes tempérées : elles dépendent non du radiant vertical, mais du radiant horizontal entre la différence de température entre les zones chaudes au Sud et les zones froides au Nord. Elles intensifient localement cette différence lors de leur formation ; elles tirent leur énergie du flux de chaleur qui va du Sud vers le Nord. À la différence des cyclones tropicaux, elles adorent le cisaillement et s’en nourrissent.

Ce sont donc des phénomènes très différents. Les cyclones tropicaux de l’hémisphère Nord évoluent principalement dans une bande comprise entre les dixième et vingtième parallèles nord – cette bande se définissant de manière inverse dans le Sud. Dans l’Atlantique, lorsqu’ils sortent de cette bande vers le Nord, ils sont généralement happés par un flux d’ouest, et cisaillés, finissant ainsi par se dissiper. Ce n’est cependant pas toujours immédiat. Une partie des cyclones peuvent eux-mêmes servir de noyau au développement d’une tempête extratropicale, selon un système hybride : un cœur de cyclone, comportant des intensités de vents cycloniques, se trouve entouré d’une perturbation extratropicale en développement. Cela constitue une menace constante sur les côtes est américaines. Le cyclone Sandy, qui avait dévasté la côte du New Jersey et la partie sud de New York, appartenait à cette catégorie de systèmes hybrides.

Cette année nous a réservé cependant une nouveauté : l’ouragan Ophélia, après avoir atteint la force 3 et s’être développé au large des Açores, autrement dit dans une zone très proche des côtes européennes, est remonté vers le Nord pour atteindre l’Irlande où il a causé trois victimes, tandis qu’il contribuait de manière importante à attiser les feux de forêts qui s’étaient déclarés à cette époque au Portugal et au nord de l’Espagne. Dans tous les enregistrements connus, cet ouragan est celui qui s’est formé le plus à l’est dans l’océan Atlantique. Peut-être est-il le prototype d’une nouvelle menace sur nos côtes : s’il a atteint l’Irlande, un autre ne pourra-t-il en effet atteindre la Bretagne ? Voilà ce que prédisait en tout cas, en 2013, une étude néerlandaise qui se penchait sur l’évolution des trajectoires de cyclones dans l’Atlantique et prévoyait l’apparition de ces types de phénomènes de plus en plus fréquemment au cours du siècle.

Nous pouvons donc voir arriver sur nos côtes un nouveau type de tempêtes, c’est-à-dire ces systèmes hybrides qui mêlent à une intensité cyclonique de vents une perturbation extratropicale en cours de développement. Cela peut créer des contraintes, dans le futur, au niveau des côtes. C’est un sujet qui n’a pas été étudié à l’heure actuelle. Il faudra sans doute y consacrer des efforts.

M. Robert Vautard, chercheur au laboratoire des sciences du climat et de lenvironnement (LSCE). Situé dans le Sud-Ouest de la région parisienne, le LSCE est un laboratoire du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Université de Versailles-Saint-Quentin. Il fait également partie de l’Institut Pierre-Simon-Laplace, qui regroupe neuf laboratoires, dont les trois unités auxquelles les orateurs de ce matin appartiennent. L’Institut Pierre-Simon-Laplace a pour objectif d’étudier le climat, en incluant toutes ses composantes.

Le LSCE a trois spécialités : l’étude des grands cycles bio-géo-chimiques, notamment le grand cycle du carbone ; l’étude du climat aux grandes échelles de temps, en particulier l’étude des climats anciens et des variations climatiques qui se sont produites au cours du quaternaire ; la modélisation globale du climat, c’est-à-dire la représentation numérique du climat dans un modèle, développé avec d’autres laboratoires au sein de l’Institut Pierre-Simon-Laplace et connu comme le grand modèle du climat de ce même institut.

Au sein des activités de modélisation du climat, nous travaillons également beaucoup à la compréhension du changement et des évolutions climatiques à travers différents types de phénomènes, tels les événements extrêmes, en nous penchant sur le lien qu’ils peuvent entretenir avec le changement climatique. Il s’agit là de ma spécialité, qui fait le lien entre des événements extrêmes, tels que des cyclones, et le changement climatique. Science en développement, elle fait appel non seulement à des notions physiques de modélisation numérique, mais aussi à des notions mathématiques et statistiques assez développées.

Mon exposé sera bref : je voudrais opérer un retour méthodologique sur la façon dont on interprète un événement extrême dans le cadre du changement climatique. Comment peut‑on dire qu’un événement, ou une classe d’événements, a un lien avec le changement climatique ? Cette question délicate donne souvent lieu à des exagérations, parfois relayées par les médias. Notre rôle consiste au contraire à la rationaliser au maximum.

Il y a deux intérêts principaux à comprendre le lien entre un événement extrême – un cyclone par exemple – et le changement climatique.

Le premier intérêt est que, si ce lien est avéré, nous nous trouvons en présence d’une manifestation concrète et d’une représentation du changement climatique, alors que celui-ci est considéré comme un phénomène d’évolution lente, peu susceptible d’être placé au premier plan et classé priorité absolue. Il s’agit donc d’un enjeu de communication et d’un enjeu pédagogique.

Le second intérêt est de rendre possible l’estimation des risques actuels et futurs liés à ces événements. Par exemple, on sait aujourd’hui, sans aucun doute, que l’augmentation de l’intensité et de la fréquence des vagues de chaleur est fortement liée, à peu près partout dans le monde, au changement climatique. Cela est en revanche beaucoup moins évident pour beaucoup d’autres événements extrêmes.

L’estimation des risques actuels est souvent calculée et obtenue à partir d’observations passées. Il est donc très important de comprendre que ces observations passées ne sont plus à jour et ne peuvent nous aider pour calculer ces risques. Car il faut prendre en compte le changement climatique, si on a démontré qu’il entre en jeu dans le type d’événements qu’on étudie.

Le changement climatique affecte tous les paramètres du climat. Le climat se définit comme l’ensemble des situations météorologiques possibles. On le compare souvent à un dé à six faces, dont les faces portant le chiffre un et portant le chiffre six correspondraient aux événements extrêmes. Le changement climatique aurait pour conséquence de piper le dé, ce qui fait que le six sort plus souvent.

En filant la métaphore, on pourrait dire que la météo correspond au tirage d’un dé qui serait le climat. Or ce climat change ; pour certains événements extrêmes, le dé sera donc modifié. Pour les zones littorales, le climat affecte les tempêtes tropicales ou extratropicales dans les latitudes tempérées, le niveau des mers, les pluies et les vents. Tous ces éléments induisent des changements de risque de catastrophe.

Mais comment fait-on pour estimer qu’un événement a un lien avec le changement climatique ?

La première étape est de cadrer la question : parle-t-on d’un cyclone, des vents d’un cyclone, des pluies, des dégâts ou des coûts ? Dans chacun des cas, la réponse peut être différente quant à l’influence du changement climatique.

Prenons l’exemple des inondations. Une inondation est généralement le fruit d’une pluie ou d’une fonte importante de neige et de la gestion du cours d’eau concerné. Bien sûr, si des changements s’observent dans la fréquence des crues ou des inondations, cela peut être dû soit à un changement des pluies, soit à un changement dans la gestion du cours d’eau. Pour caractériser le lien entre l’événement considéré et le changement climatique, à savoir la part des pluies dans cet événement, il faut donc s’entendre sur la définition de cet événement lui‑même, la réponse variant en conséquence : l’événement est-il constitué par les pluies exceptionnelles ou par l’inondation ? La réponse sera potentiellement différente dans les deux cas. Mais, en tant que climatologues, nous nous intéressons plutôt aux changements des paramètres climatiques : les pluies, les vents, etc.

La deuxième étape est d’estimer les changements dans la probabilité de survenance d’un événement donné. Ce n’est pas si simple. Car il faut estimer la probabilité d’un événement comme Irma dans le climat actuel pour la comparer avec la probabilité de ce même événement dans un climat qui n’aurait pas été altéré par l’homme. Or nous n’avons qu’une planète à notre disposition.

À défaut de pouvoir nous fonder sur la seule observation, nous devons plutôt recourir à la simulation numérique : elle nous permet de simuler la planète actuelle avec tous ses éléments, y compris le monde vivant et les hommes qui la perturbent, en la mettant en regard avec une planète qui n’aurait pas été altérée par les activités humaines. Cela suppose des simulations longues et coûteuses, car les événements extrêmes sont par définition des événements rares. Nous sommes donc obligés de simuler de très longues périodes pour obtenir des statistiques fiables. Nous comparons ensuite les résultats entre les deux modèles, celui qui présente une altération et celui qui n’en présente pas.

Cela suppose une forte expertise. Car il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour lancer une simulation et analyser ensuite les résultats. Il faut au contraire toujours se demander si les modèles retenus sont vraiment aptes ou non à simuler les événements. Comme cela a été dit, cela nécessite des observations de long terme : nous avons besoin d’estimer des changements qui s’étalent sur des dizaines d’années et sur la base de relevés homogènes : l’idéal serait qu’ils soient enregistrés par le même capteur pendant des dizaines d’années, ce qui n’est bien souvent pas possible. Tout un travail doit donc être effectué pour homogénéiser les données, c’est-à-dire pour rendre les données passées cohérentes avec les données actuelles, mais aussi pour sauvegarder des données anciennes qui sont très utiles si nous voulons comprendre si des événements d’il y a deux ou trois siècles étaient de même nature qu’aujourd’hui. Absolument essentiel, ce travail de sauvegarde des données est mené partout et, dans notre pays, par Météo-France.

Si ces observations sont indispensables, nous devons cependant comprendre aussi la nature du résultat : comment comprendre les incertitudes qui entourent le chiffre obtenu ? Les événements extrêmes ont généralement une double origine : sur le plan thermodynamique, l’atmosphère peut contenir plus d’eau, de sorte qu’il pleut davantage, ou bien les surfaces de la mer dégagent une énergie plus importante, de sorte que l’énergie transférée par les flux dans le cyclone sera plus importante, ce qui entraînera des vents plus forts ; mais, en plus des facteurs thermodynamiques, la circulation de grande échelle joue aussi un rôle très important.

Or, si nous n’avons que peu d’incertitudes sur les phénomènes physiques de thermodynamique – on connaît les lois de Clausius-Clapeyron et autres – nous en avons en revanche beaucoup plus sur la façon dont les vents, notamment les vents de grande échelle, vont évoluer avec le changement climatique. D’où un déséquilibre entre les deux origines possibles des phénomènes extrêmes et le niveau d’incertitude qui les entoure, et qui doit nous inciter à la prudence.

Toutes ces questions se poseront à chaque fois que nous chercherons à lier un événement extrême avec le changement climatique : Les modèles sont-ils aptes ? Les observations disponibles sont-elles suffisamment longues ? L’origine du phénomène est-elle de type thermodynamique ou dynamique ? La mise en commun de ces questions va déterminer le degré de conviction au sein de la communauté scientifique.

Dans les tropiques, nous peinons à répondre aux questions posées, particulièrement pour ce qui touche aux phénomènes littoraux, car il n’existe pas aujourd’hui de modèle climatique global permettant de simuler l’œil avec une résolution à dix kilomètres. En revanche, la physique nous oriente vers un certain type de réponses. Nous savons que, dans une atmosphère plus chaude, l’eau sera un problème ; nous savons aussi que le niveau des mers s’élève. Nous pouvons donc dire avec peu d’incertitude que les risques liés aux cyclones vont augmenter dans l’avenir – et particulièrement les risques littoraux.

Dans les latitudes tempérées, celles de la France métropolitaine, la question est encore plus délicate. Les tempêtes y sont le résultat de la turbulence atmosphérique, bien difficile à maîtriser et à comprendre. Nous savons que le « rail » des tempêtes se déplace légèrement vers le nord, mais cette évolution est très relative : nous n’avons pas de signal fort, voire aucun signal, d’une évolution marquée des tempêtes dans les latitudes tempérées, en termes de fréquence comme en termes d’intensité.

L’interprétation et la comparaison des événements extrêmes dans le cadre du changement climatique est une science en développement, qui fait appel à des sciences du climat, à des sciences physiques et à des sciences mathématiques. Elle est essentielle, tant pour la communication que pour l’évaluation des risques. Mais peut-être pourra-t-elle un jour aider à déterminer, au niveau juridique, la part des activités humaines dans les catastrophes dites « naturelles », auquel cas la notion de responsabilité pourrait intervenir.

En outre, lorsqu’un événement a un lien avéré avec le changement climatique, l’établissement de ce lien ne peut être exclusivement fondé sur les seules observations passées. Car les risques que nous calculons vont évoluer – ils ont même déjà commencé à le faire.

Au-delà de la difficulté liée aux observations, les facteurs limitants sont aussi de nature numérique : la compréhension des phénomènes extrêmes exige un nombre considérable de simulations et une énorme puissance de calcul. La puissance de calcul que la France offrira à sa communauté scientifique est donc essentielle pour que ses équipes de recherche puissent se placer au meilleur niveau mondial.

Notre rêve est de simuler, dans dix ans, le climat global avec un point tous les kilomètres. Voilà notre ambition pour la décennie à venir ; nous espérons bien y arriver.

Mme Claire Guion-Firmin, présidente. Madame Oruba, certains de vos collègues affirment que ce n’est pas la fréquence des cyclones qui va augmenter, mais leur intensité. Qu’en pensez-vous ?

Mme Ludivine Oruba. C’est une question difficile.

Le réchauffement des océans va induire plus d’humidité dans l’atmosphère, ce qui signifie plus d’eau pour les précipitations. Mais il y a aussi le cisaillement vertical des vents, qui est un ingrédient extrêmement important dans le système, et prévoir la façon dont il évoluera est une affaire compliquée. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’océan se réchauffe et qu’il y aura davantage d’humidité dans l’atmosphère qu’il y aura forcément davantage de cyclones ; cela fera davantage d’énergie disponible pour les cyclones, mais il ne faut pas oublier le rôle du cisaillement. Il convient donc d’être extrêmement prudent.

J’ajoute que pour comprendre comment ces phénomènes évoluent, les données dont nous disposons ne remontent qu’à une quarantaine d’années. C’est un temps extrêmement court par rapport à la variabilité naturelle du climat. Nous avons donc très peu d’éléments qui nous permettent de tirer des conclusions.

M. David Lorion. Madame, messieurs, je vous remercie pour vos exposés.

Je suis député de l’île de La Réunion et maître de conférences en géographie à l’université de La Réunion. Effectivement, il y a un centre de recherches sur les cyclones tropicaux au sein du centre météorologique de La Réunion. Nos bulletins météorologiques ne sont pas aussi imprécis qu’on le dit, et même si le cas de Berguitta n’est pas le meilleur exemple en la matière, nous disposons de données relativement complètes sur l’ensemble des cyclones, notamment dans la zone de l’océan Indien.

La France a un domaine océanique très vaste, puisque c’est le deuxième du monde après les États-Unis ; elle possède des îles très nombreuses, notamment dans l’océan Indien, depuis l’île Tromelin jusqu’aux îles Kerguelen, en passant par les îles Crozet et l’ensemble les Terres australes et antarctiques françaises. J’estime que l’on n’exploite pas suffisamment l’ensemble des données qu’il est possible de récolter, notamment en surface, en équipant ces îles – c’était encore le cas il n’y a pas si longtemps à Tromelin. Ces zones ne font pas d’objet de suffisamment de recherches, notamment dans l’océan Indien.

L’évolution du réchauffement des océans va très certainement élargir la zone tropicale. La Réunion, qui situe à la limite de cet espace intertropical, entre 10 et 30 degrés de latitude, s’y trouvera bientôt intégrée beaucoup plus nettement. Quelle sera demain la dimension de cette zone intertropicale et quelles en seront les conséquences sur le nombre de phénomènes météorologiques attendus ?

Ma question est davantage une interrogation de géographe que de physicien. Vous nous avez beaucoup parlé de physique, de dynamique des fluides et de thermodynamique, et c’est bien normal puisque ce sont vos spécialités. Mais pour un homme politique, l’important est de savoir ce qui se passe lorsqu’un cyclone arrive sur les côtes habitées, qu’il s’agisse d’une île comme Maurice, La Réunion ou les Antilles ou une zone littorale comme à Madagascar. Actuellement, on classe les cyclones en privilégiant le paramètre de la vitesse des vents – au-dessus de 118 kilomètres-heure, de 135 kilomètres-heure, de 159 kilomètres-heure, etc. – et on lance des alertes correspondantes. Mais en réalité, lorsque le cyclone aborde les côtes, il ne fait pas que du vent, il se transforme littéralement et, au-delà des effets sur les habitations, les précipitations affectent l’ensemble de la couverture végétale et le régime hydraulique des ravines. Et lorsque les ravines arrivent au niveau de l’océan, il se produit un effet de surcote et elles débordent sur le littoral. Or, tous ces effets liés au cyclone ne sont pas appréciés dans le cadre des alertes, car l’alerte ne prend en compte que la vitesse des vents.

La semaine dernière, à La Réunion, le cyclone Berguitta a d’abord été classé en cyclone tropical intense avant d’être rétrogradé en alerte orange. Mais comme les pluies ont été extraordinairement abondantes alors que les bassins-versants étaient déjà gorgés d’eau, nous avons connu des inondations comme jamais auparavant. Or, comme nous n’étions plus en alerte rouge, il faut refaire un dossier de catastrophe naturelle avec les arguments nécessaires, mesurer ce qui s’est passé sur le terrain pour pouvoir bénéficier d’indemnités de la part des assurances et du fonds de catastrophe naturelle.

Ma question est simple : existe-t-il des outils permettant à Météo France de disposer de paramètres différents – l’intensité et le cumul des pluies notamment – selon que le phénomène a lieu en mer, c’est-à-dire là où il ne provoque pas beaucoup de dégâts, à l’approche des côtes, ou sur terre ? Cela permettrait que les alertes soient plus réalistes que lorsqu’elles se fondent sur le seul effet thermodynamique du cyclone.

M. Bernard Legras. L’île de La Réunion peut recevoir des précipitations localisées extrêmement intenses : je crois savoir qu’il est tombé jusqu’à 800 millimètres d’eau…

M. David Lorion. Davantage : 949 millimètres exactement en quarante-huit heures ! Pour vous donner un ordre d’idée, la pluviométrie à Paris est de 650 millimètres par an.

M. Bernard Legras. C’est encore plus que ce que je pensais.

Il est particulièrement difficile d’avoir des prévisions extrêmement précises sur l’île de La Réunion à cause de son relief extrême. Il faut vraiment des modèles avec une résolution très fine si l’on veut prendre en compte les effets de parois très importants dans les cirques de La Réunion, et qui peuvent induire, de façon localisée, des précipitations très fortes avec un ravinement très marqué.

Comme je connais La Réunion, je vois bien quelles sont les difficultés. Nous y avons deux radars de précipitations qui, en prévision immédiate, peuvent aider à progresser dans la connaissance des précipitations et le lancement des alertes à court terme, et donc améliorer la gestion de la situation. Je crois que la zone du volcan de La Réunion est une des régions les plus pluvieuses du monde, même en temps normal, par le fait qu’elle est exposée au flux des alizés ; le sol y est généralement gorgé d’eau. Encore sortiez-vous d’une période un peu plus sèche qu’à d’habitude, en tout cas dans l’Ouest.

Si l’on veut faire de meilleures prévisions de ces situations, nous avons besoin d’observations de type radar qui permettent de contraindre les modèles, avec des relevés des précipitations en temps réel et des modèles extrêmement précis, à résolution très fine, comme Météo France essaie d’en développer à l’heure actuelle à l’échelle kilométrique.

Mme Sandrine Josso. Merci de nous apporter votre expertise.

La mission spatiale Microcarb, prévue en 2020, est destinée à pallier le manque d’information des échanges de carbone entre l’atmosphère, les surfaces terrestres et les océans en cartographiant à l’échelle planétaire les sources et puits du principal gaz à effet de serre. Quels sont les objectifs attendus en matière de prévention des événements climatiques grâce aux nouvelles données qu’apportera la station Microcarb ?

M. Robert Vautard. La station Microcarb est destinée à surveiller le cycle du carbone, et plus précisément l’évolution des concentrations de CO2. Elle se situe de fait très en amont par rapport aux conséquences du changement climatique et des dérèglements. C’est un outil important qui permet d’avoir une vue de l’espace des émissions de CO2, mais aussi de comprendre comment le carbone et le CO2 sont gérés par la végétation et les océans. C’est donc une mission de surveillance du composant essentiel du changement climatique.

Les incidences de l’augmentation des concentrations de CO2 sur les événements extrêmes n’étant pas directes, Microcarb ne permettra pas nécessairement de mieux prévoir, à court terme en tout cas, les cyclones ; mais elle est essentielle pour permettre de comprendre les évolutions climatiques en général.

M. Bernard Legras. Une autre mission européenne sera bientôt lancée, qui aura peut-être un impact sur la prévision des événements extrêmes : ADM-Aeolus permettra, pour la première fois, de mesurer les vents depuis l’espace grâce à un lidar Doppler. C’est donc une solution possible pour acquérir des données sur les vents depuis l’espace. Dans la mesure où il s’agit d’une mission expérimentale, personne ne sait si cela va parfaitement fonctionner. On sait en tout cas qu’il est très délicat de faire voler ce genre d’instrument dans l’espace : le satellite CALIPSO (Cloud-Aerosol Lidar Infrared Pathfinder Satellite Observations) a très bien fonctionné, mais pas le lidar 4 installé sur la station spatiale… Et c’est un nouveau modèle, qui sera encore plus compliqué, qui sera utilisé pour cette future mission. Si les informations qui seront récoltées sont utilisables par les modèles de prévision, cela améliorera certainement l’apport d’informations sur les précurseurs des événements extrêmes, et bien entendu sur les événements extrêmes eux-mêmes.

M. Bertrand Bouyx. M. Legras a évoqué l’absence des moyens américains dans l’océan Indien et M. Vautard l’opportunité d’une résolution kilométrique si nous voulons disposer de modèles plus pertinents. Tout cela pose en fait la question des moyens. Si je comprends bien vos explications, il reste sur la surface de notre globe des zones blanches, du moins des zones insuffisamment couvertes, alors qu’une meilleure couverture permettrait de donner plus de pertinence aux modèles de simulation.

Il faut se donner les moyens de disposer de données instantanées et de cartographier en temps réel les zones de présence probable des facteurs susceptibles de déclencher des cyclones. Il serait intéressant de pouvoir mettre en balance le coût d’une reconstruction après le passage d’un cyclone et celui de la mise au point de modèles prédictifs beaucoup plus pertinents. La France peut-elle apporter ces moyens, ou doivent-ils être recherchés à des niveaux bien plus élevés au travers de partenariats économiques, aussi bien européens qu’américains ?

M. Bernard Legras. Il existe des partenariats d’observation : à La Réunion par exemple, nous avons un observatoire très bien équipé et qui héberge des instruments américains, belges qui font partie de réseaux internationaux qui collectent les données, les échangent et les diffusent. Cet observatoire de l’OPAR (Observatoire de Physique de l’Atmosphère de La Réunion) est d’autant plus important qu’il est situé dans une zone de l’hémisphère sud qui donne lieu à très peu d’observations, les terres émergées des pays riches se concentrant principalement dans l’hémisphère nord. Nos collègues étrangers apprécient la possibilité d’accéder à un site bien équipé pour réaliser des observations sur une longue durée, avec le soutien des autorités de La Réunion.

Il serait intéressant de placer des observatoires chargés de la prévision des cyclones et des événements extrêmes dans le canal du Mozambique, où ils sont susceptibles de se développer – la France dispose d’une ou deux îles dans cette région. En revanche, il est difficile de le faire au cœur de l’océan Indien où il n’y a pas d’île, et les observations par bateau météorologique qui se faisaient par le passé ont été abandonnées car beaucoup trop coûteuses. On cherche à les remplacer par des observations satellitaires, mais comme je l’ai indiqué, on ne peut pas tout observer par satellite. Peut-être pourra-t-on bientôt observer le vent, mais pour le moment c’est encore limité. En tout cas, on ne pourra pas observer le vent par des lidars à l’intérieur d’un cyclone tropical, puisqu’on sera bloqué par les nuages. On aura donc toujours besoin d’observations in situ.

À une certaine époque, les Américains ont utilisé des avions classiques. Les nouvelles technologies à base de drones permettent d’envisager de réaliser des observations du même type à des coûts plus abordables pour un pays comme la France qui n’a pas les mêmes moyens que les États-Unis. Je pense qu’il faut développer ces outils-là dans le futur. Des travaux sont menés dans cette perspective, notamment sur l’île de La Réunion.

M. Robert Vautard. Je souhaiterais revenir sur les calculs. Mais comme ce n’est pas ma spécialité, je n’entrerai pas dans le détail.

Actuellement, les modèles de prévision du temps tournent tous les jours, mais sur une période relativement courte – de quelques jours à un mois. Ils font des prévisions saisonnières à relativement haute résolution, en tout cas pour ce qui concerne les prévisions quotidiennes.

Mais pour ce qui est du climat, la résolution est pour l’instant de l’ordre de 100, 200 ou 300 kilomètres ; dans les années à venir, les points de résolution seront distants de quelques dizaines de kilomètres seulement. L’étude des phénomènes de climatologie peut se contenter d’une résolution de plusieurs centaines de kilomètres ; si l’on descend à quelques dizaines de kilomètres, on pourra encore rester à l’échelle de la climatologie, mais on verra mieux les phénomènes liés aux reliefs – aux grands reliefs s’entend : lorsqu’on prend un point tous les vingt-cinq kilomètres, on ne voit même pas encore complètement la vallée du Rhône par exemple, et l’île de La Réunion pas du tout… Il faudrait pouvoir descendre à un point tous les kilomètres, ce qui a deux avantages : non seulement c’est vraiment l’échelle pertinente pour mesurer les impacts des phénomènes extrêmes, mais cela permet aussi de représenter les grands nuages. Or l’on sait que, dans le système climatique, les grands nuages sont les vecteurs principaux des transports d’énergie dans l’atmosphère terrestre.

Aujourd’hui, ces grands nuages sont représentés, mais de façon indirecte parce qu’on ne peut pas représenter les vitesses verticales, etc. Grâce à la résolution kilométrique, on ira beaucoup plus loin et on fera certainement des découvertes. Si les capacités de calcul ne le permettent pas aujourd’hui, ce sera certainement possible dans la décennie qui vient.

Vous posez la question de la dimension géographique de l’effort à consacrer en matière d’observations. D’ores et déjà les groupes mondiaux s’organisent et de grands projets européens se structurent pour essayer d’échanger les logiciels, les technologies de représentation des données. Ainsi, une infrastructure mondiale s’est mise en place, qui distribue toutes les données de projections climatiques dans une démarche totalement bottom up. Les ingénieurs et les scientifiques se sont accordés au niveau mondial pour standardiser, homogénéiser la communication de ces données. C’est une réalisation remarquable puisqu’elle permet à tout le monde d’analyser ces projections climatiques.

Mais pour ce qui est du calcul et des ressources nécessaires pour calculer, c’est en encore la dimension nationale qui prédomine. Quelques organisations européennes mutualisent les moyens de calcul, mais l’effort dans ce domaine est encore très largement insuffisant.

Cela étant, pour la recherche, les moyens de calcul sur le climat sont partagés avec d’autres disciplines – la physique des particules, la biologie, etc. Et si l’on pense que la question du climat est très importante, un pays peut aussi décider d’y consacrer des moyens spécifiques. Mais cela suppose une décision politique.

Mme Ludivine Oruba. Chez les Américains, toutes les données, qu’elles soient in situ ou issues des observations à partir de satellites, d’avions ou autres, sont disponibles : n’importe qui peut les récupérer sur Internet. En France, l’accès à des données peut se révéler très compliqué. C’est un élément sur lequel il faudrait se pencher.

M. Bernard Legras. Je suis responsable scientifique du pôle de données Aeris, qui s’efforce justement de mettre cela en œuvre au niveau français.

Les chercheurs européens et français sont encore un peu dans le modèle ancien où l’on ne distribue pas les données. Mais les mentalités changent rapidement, et notre objectif est de rendre accessibles toutes les données des réseaux d’observation et de parvenir à une certaine standardisation si nous voulons aboutir à une qualité des données climatiques homogènes : il ne faudrait pas que, dans un siècle ou deux, on s’interroge sur les billets instrumentaux comme on le fait actuellement avec les données recueillies il y a un siècle ou deux… Il est vrai qu’à l’époque, elles n’étaient pas récoltées pour en faire de longues séries climatiques ; reste qu’elles nous sont très utiles aujourd’hui. Nous essayons d’anticiper, de façon à qualifier la qualité des données, à les calibrer, à les traiter toutes avec des algorithmes similaires afin que nos successeurs puissent les utiliser en toute confiance.

Nous essayons aussi de rendre accessibles toutes les données des réseaux météorologiques de Météo France via un portail unique, en cours de développement.

Ce problème est donc en passe d’être résolu, même si je ne vous cache pas que la collecte nous pose encore quelques difficultés.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je souhaite vous poser deux questions. La première concerne le littoral provençal et la seconde pourrait peut-être éclairer mon éminent collègue de La Réunion.

Aux dires des populations mais aussi des praticiens de la mer comme les marins-pêcheurs ou les pêcheurs de gorgones, le mistral soufflerait moins, ou moins régulièrement. Les plongeurs estiment qu’ils trouvent les coraux à des profondeurs moins importantes qu’auparavant à cause de la turbidité des eaux. Pouvez-vous nous communiquer des éléments sur ce point ?

Ma seconde question est relative aux prévisions de coups de tabac. Un chercheur de Météo France, aujourd’hui à la retraite, avait créé une entité à part située dans ma circonscription et mis au point un modèle de calcul des houles et des tempêtes qui avait fait sa réputation dans le milieu de la recherche pétrolière, dans le golfe du Mexique ou au Gabon, et qui permettait aux foreurs de savoir s’ils devaient interrompre ou non leurs travaux de recherche selon les tempêtes qui s’annonçaient. Météo France a dû le reprendre. N’est-ce pas un moyen assez fiable dont pourraient servir nos camarades ultramarins, qui pourraient ainsi disposer d’une alerte suffisamment pointue afin de prendre à temps les mesures adéquates ?

M. Robert Vautard. Je ne pourrai pas malheureusement répondre à la seconde question, par incompétence si je puis dire, et je me limiterai au domaine que je connais.

Vous faites référence au mistral et à ce que l’on appelle les climats régionaux. Un travail de coordination des simulations à relativement haute résolution a été réalisé récemment, qui faisait suite à tout un travail en amont engagé depuis longtemps. Pour simuler les climats régionaux, on prend les simulations globales et on effectue un zoom sur une région particulière. C’est ce qui a été fait sur l’Europe avec le soutien de nos tutelles et de nos organismes de recherche, CNRS et autres, afin d’étudier la Méditerranée. Il s’agit des programmes HyMeX, Hydrological cycle in the mediterranean experiment, et MISTRALS, Mediterranean integrated studies at regional and local scales. Ces études ont porté sur des campagnes de mesures et des simulations numériques. La question des vents reste toujours extraordinairement complexe. On obtient des résultats assez évidents sur les températures. Quant aux précipitations extrêmes – les fameuses pluies méditerranéennes, parfois appelées pluies cévenoles –, on sait qu’elles ont augmenté de 20 % depuis le milieu du XXe siècle. Pour le moment, nous ne sommes malheureusement pas en mesure de répondre à votre interrogation sur le vent, sans doute parce que nous n’avons pas encore suffisamment travaillé sur le sujet. Cette question est très intéressante, mais force est de reconnaître que les observations et les simulations auxquelles il a été procédé jusqu’à présent ne nous ont pas encore permis de déceler sur ce point des signaux tout à fait clairs.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Dans les départements du sud de la France, la question du vent a une importance particulière en ce qu’elle est liée à celle des incendies et de leur pouvoir destructeur ; on l’a encore vu tout récemment en Corse. Lorsque, après avoir été ravagée par un incendie, une forêt méditerranéenne subit un épisode de pluie de grande intensité – ce qui n’est pas rare, car les pluies sont de plus en plus fortes –, l’effet de ravinement des sols se trouve amplifié. C’est ainsi que le changement climatique produit, sous l’effet d’une véritable réaction en chaîne, des événements à caractère catastrophique.

M. Robert Vautard. Nous disposons aujourd’hui d’éléments relatifs aux températures, aux précipitations et aux périodes de sécheresse, mais l’étude des vents régionaux constitue un vaste champ de recherche que nous commençons tout juste à explorer ; mais nous sommes bien conscients de l’intérêt qu’elle présente.

M. Bernard Legras. Même si les extrêmes peuvent être plus violents, les précipitations moyennes en région méditerranéenne risquent plutôt de diminuer, ce qui pourrait aggraver la désertification des zones concernées et augmenter de ce fait les risques d’incendie. C’est le cas dans le sud de la France, mais aussi en Italie, où il y a eu énormément d’incendies cette année, notamment en Toscane, en raison d’une sécheresse beaucoup plus intense que d’habitude.

M. Lionel Causse. Mme Oruba nous a donné des éléments scientifiques très précis au sujet des événements cycloniques, et M. Vautard nous a indiqué qu’il ne fallait pas s’attendre, en France métropolitaine, à une évolution de la fréquence des tempêtes ni de leur intensité. Cependant, les événements récemment survenus sur la côte atlantique française – je pense en particulier au cyclone de l’automne dernier – sont-ils de nature à modifier l’appréciation des risques relatifs aux événements cycloniques ?

Mme Ludivine Oruba. Le principal risque en France métropolitaine n’est pas lié aux cyclones tropicaux, mais aux tempêtes des moyennes latitudes. Or, comme l’a dit Robert Vautard, nous ne disposons pas encore de signaux clairs sur l’évolution du nombre et de l’intensité de ces tempêtes.

M. Robert Vautard. Effectivement, la côte atlantique de France métropolitaine est principalement exposée aux grandes tempêtes d’hiver, dont nous connaissons pratiquement chaque année un ou plusieurs épisodes d’une intensité plus ou moins marquée. Du fait de la montée du niveau marin, clairement lié au changement climatique, mais aussi des pluies plus importantes, les zones littorales de France métropolitaine se trouvent actuellement confrontées à un risque de submersion plus élevé : de ce point de vue, l’absence de signal clair en matière de tempêtes ne doit pas nous conduire à penser qu’il n’existe aucun risque.

Pour ce qui est du risque de voir arriver des cyclones tropicaux sur la côte atlantique métropolitaine, certaines études, extrêmement rares, tendent à montrer que des phénomènes de ce type pourraient survenir, mais plutôt dans le cadre d’une évolution climatique du milieu ou de la fin du siècle. Cependant, comme vous l’avez dit, un cyclone à trajectoire courte a bel et bien touché nos côtes cet automne. Si Ophelia n’était pas le premier cyclone à se diriger vers les côtes européennes, il présentait en revanche la trajectoire la plus à l’est jamais enregistrée depuis le début des observations.

À titre personnel, cela m’a beaucoup étonné de voir ce cyclone approcher autant les côtes européennes. Ce phénomène va faire l’objet d’études approfondies dans le cadre de nos modèles, mais je répète que nous ne disposions pas jusqu’à maintenant d’une résolution suffisante pour obtenir des données significatives sur ce type d’événements – heureusement, la récente amélioration des modèles devrait nous permettre de réaliser des progrès en la matière. Je suis désolé de ne pouvoir répondre de manière plus précise à votre question, mais il nous est impossible de faire mieux, en l’état de l’art.

M. le rapporteur. Madame, messieurs, nous vous remercions pour les informations que vous nous avez données, qui vont éclairer notre réflexion. Nous avons bien compris que subsistent encore, en matière d’évaluation des risques climatiques, des incertitudes liées au fait que les modèles actuels se fondent sur des observations réalisées sur une période relativement courte à l’échelle des phénomènes étudiés, et que les progrès de la science doivent permettre de réaliser prochainement des observations et des prévisions plus fines.

Mme Claire Guion-Firmin, présidente. Madame, messieurs, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation.

 

Laudition sachève à onze heures dix.

 


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9.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Anny Cazenave, chercheur émérite au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS) et directeur pour les sciences de la terre à l’International space science institute (ISSI), à Berne, et de M. Éric Guilyardi, directeur de recherches CNRS au Laboratoire d’océanographie et du climat : Expérimentation et approches numériques (LOCEAN-IPSL) et à l’Université de Reading (Grande-Bretagne), spécialiste des échanges océan-atmosphère et du rôle de l’océan dans le climat.

(Séance du jeudi 25 janvier 2018)

Laudition débute à onze heures quinze.

Mme Claire Guion-Firmin, présidente. Nous accueillons à présent pour cette seconde audition, ouverte à la presse, Mme Anny Cazenave, chercheur émérite au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS) et directeur pour les sciences de la terre à l’International Space Science Institute (ISSI), à Berne, et M. Éric Guilyardi, directeur de recherches CNRS au Laboratoire d’Océanographie et du Climat : Expérimentations et Approches Numériques (LOCEAN-IPSL) et à l’Université de Reading, en Grande-Bretagne, spécialiste des échanges océan-atmosphère et du rôle de l’océan dans le climat.

M. Yannick Haury, rapporteur. Madame, monsieur, après nous avoir présenté les laboratoires au sein desquels vous travaillez, vous pourrez nous exposer les conséquences des changements climatiques sur l’océan – acidification, disparition des récifs coralliens, élévation des eaux par la dilatation liée au réchauffement des eaux et par la fonte des glaces.

Nous aimerions également savoir quel est l’impact des changements climatiques sur la formation, le développement, la fréquence et l’intensité des événements climatiques majeurs dans les zones littorales, comment vous analysez le lien entre le réchauffement des eaux de la mer et les événements climatiques majeurs, et quels sont les liens avec El Niño et La Niña.

Nous souhaitons que vous nous présentiez les connaissances actuelles sur le rôle de l’océan en tant que régulateur du climat mondial, grâce à ses échanges avec l’atmosphère. En particulier, avez-vous analysé les ouragans de cet automne, et en tirez-vous des conclusions particulières ?

Quelles seront à l’avenir les orientations prioritaires des travaux de vos laboratoires pour connaître ces phénomènes et identifier les vulnérabilités des zones côtières françaises face aux événements climatiques majeurs ?

Enfin, comment aller plus loin pour faire de l’océan une priorité dans le champ des problématiques traitées par les négociations climatiques, étant précisé qu’une résolution récente des Nations unies a ouvert la voie à la négociation d’un traité sur l’utilisation durable de la biodiversité en haute mer, les pourparlers devant débuter en septembre 2018 ?

Mme Anny Cazenave, chercheur émérite au Laboratoire détudes en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS) et directeur pour les sciences de la terre à lInternational space science institute (ISSI). Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je fais de la recherche au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS), situé à Toulouse – une des sept unités de recherche de l’Observatoire Midi-Pyrénées. Employant un peu plus de cent personnes, dont une quarantaine de chercheurs, ce laboratoire a vocation à étudier l’océan, en particulier sa dynamique et son rôle dans le climat et la géochimie marine.

À l’exception de la géochimie marine, tous nos domaines d’études s’appuient essentiellement sur les données obtenues au moyen de satellites, en particulier les satellites dits altimétriques, à savoir TOPEX/POSEIDON et les satellites Jason – séries 1 à 3 –, tous développés conjointement par la France et les États-Unis, donc par le CNES et la NASA, depuis le début des années 1990. Les données obtenues au moyen de ces satellites nous fournissent des informations sur la circulation océanique, les courants, les vents de surface et les vagues, mais aussi sur l’élévation du niveau des mers résultant du réchauffement climatique.

M. Éric Guilyardi, directeur de recherches CNRS au Laboratoire docéanographie et du climat : Expérimentation et approches numériques (LOCEAN-IPSL) et à lUniversité de Reading (Grande-Bretagne), spécialiste des échanges océan-atmosphère et du rôle de locéan dans le climat. Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, pour ma part, je travaille au sein du Laboratoire d’océanographie et du climat : expérimentations et approches numériques (LOCEAN-IPSL), basé à Paris, sur le site de Jussieu. C’est un des neuf laboratoires de l’Institut Pierre Simon Laplace. Bien que n’étant pas situé au bord de la mer, le LOCEAN est le plus gros laboratoire d’océanographie de France : il emploie environ 200 personnes, dont la moitié de permanents. Nous avons plusieurs tutelles : le CNRS, mais aussi l’Université Pierre-et-Marie-Curie – appelée Sorbonne Université depuis le 1er janvier 2018 –, l’Institut de recherche pour le développement (IRD) – ce qui nous conduit à avoir de nombreux chantiers au Sud, en particulier dans les zones tropicales –, et le Muséum d’histoire naturelle.

Nos thématiques de recherche sont assez larges et certaines se recoupent avec celles du LEGOS, notamment lorsqu’il s’agit de comprendre la circulation de l’océan. Une grande partie de notre activité est constituée de campagnes d’observation en mer – essentiellement en milieu hauturier – destinées à comprendre le rôle de l’océan en matière climatique, mais nous effectuons également de la modélisation : le LOCEAN est le fer de lance de la modélisation européenne, avec le modèle NEMO (Nucleus for European Modelling of the Ocean), devenu plate-forme de modélisation numérique de l’océan servant pour de nombreuses applications, que ce soit en matière opérationnelle – avec Mercator Océan à Toulouse – ou en recherche fondamentale ; c’est un des cinq ou six modèles utilisés au niveau mondial pour effectuer les simulations répertoriées par le GIEC.

 

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« L’océan, c’est la mémoire du climat » : cette phrase illustre bien le fait qu’en raison de son inertie extrêmement forte par rapport à celle de l’atmosphère, l’océan est un gardien des équilibres, mais aussi un acteur des variations lentes du climat. En effet, l’océan contient autant d’énergie dans ses deux ou trois premiers mètres de profondeur – sur une profondeur moyenne de 4 000 mètres – que toute la colonne atmosphérique. On sait aujourd’hui que 93 % du réchauffement additionnel lié à l’activité humaine est stocké dans l’océan, grâce à cette inertie.

L’océan contient des masses d’eau tenues éloignées de la surface durant de très longues périodes – on parle ici de centaines, voire de milliers d’années. En matière climatique, l’inertie de l’océan explique, entre autres, que les côtes océaniques bénéficient d’un climat plus doux en hiver : du fait de son inertie, l’océan est plus difficilement refroidi par l’hiver que ne le sont les continents.

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L’océan fait partie du cycle naturel du carbone, qui comporte des échanges entre l’atmosphère et les surfaces continentales d’une part, l’atmosphère et l’océan d’autre part. La perturbation humaine, qui représente environ 10 milliards de tonnes de carbone émises chaque année, se répartit de la sorte : 25 % à 30 % sont absorbés par l’océan, 25 % à 30 % le sont par les continents – grâce aux forêts –, et ce sont donc environ 4 milliards de tonnes de carbone qui restent dans l’atmosphère, où ils sont responsables de l’augmentation de l’effet de serre et du réchauffement. Sans ce puits de carbone, cette pompe à carbone que constitue l’océan, le réchauffement serait donc bien supérieur.

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La courbe du réchauffement global depuis 1880 – date à partir de laquelle on dispose d’observations qui commencent à être fiables – fait apparaître une augmentation très nette des températures depuis les années 1960, mais aussi des variations autour d’une moyenne glissante. Ces variations annuelles ou décennales s’expliquent par des variations impliquant l’océan – ainsi, une année avec un El Niño fort va correspondre à une augmentation de la température globale de la planète –, à une échelle moindre que celle de l’influence des activités humaines.

Le phénomène El Niño, « l’enfant terrible du Pacifique », se produit une fois tous les trois à sept ans. C’est un réchauffement de la partie est de l’océan Pacifique Sud, au niveau de l’équateur, considéré comme un dérèglement, durant un an, des échanges entre l’océan et l’atmosphère.

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Sur une vue en éclaté du Pacifique tropical, on voit que les alizés poussent les eaux chaudes de l’équateur vers le Pacifique ouest, jusqu’à ce qu’une « piscine » d’eau chaude – à un peu plus de 30 °C, contre 25 °C pour le restant de l’océan – se constitue autour de l’Indonésie. Cette masse d’eau déplacée par les alizés est remplacée par des eaux froides venues des profondeurs, chargées en nutriments qui servent de nourriture aux poissons. La présence à l’ouest d’une masse d’eau beaucoup plus chaude que le reste de l’océan va se traduire par une différence de pression, qui va à son tour engendrer des alizés : le système s’auto-entretient. C’est ce qu’illustre le schéma qui correspond aux conditions Image5
normales dans le Pacifique tropical.

Mais certaines années, ce mécanisme s’arrête, produisant ce que l’on appelle un événement El Niño. Les eaux chaudes qui étaient confinées dans l’ouest reviennent dans le centre, voire à l’est du Pacifique, et les zones de précipitations intenses qui se trouvaient au-dessus des eaux chaudes se déplacent en même temps, ce qui provoque l’apparition et le déplacement de cyclones.

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El Niño se traduisant par des changements dans les mouvements de convection atmosphérique, il va avoir différents effets environnementaux, mais aussi sociétaux, sur les zones touchées. Ainsi, il va se traduire par des sécheresses en Indonésie et dans le nord de l’Australie, tandis que les côtes du Pérou seront très arrosées ; dans le sud de l’Afrique de l’Est, le climat sera sec et chaud, mais il pleuvra davantage en Californie – tous ces phénomènes étant liés par des connexions atmosphériques.

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Les cyclones sont, vous le savez, des phénomènes d’origine spécifiquement tropicale, ainsi que le montre la carte ci-dessus.

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Les deux ingrédients d’un cyclone sont, d’une part, la température de surface de la mer, qui doit être supérieure à 27 °C, d’autre part une atmosphère stable.

Pendant un événement El Niño, on va assister à un déplacement des zones où les cyclones ont lieu. Ainsi, en Atlantique, la stabilité de l’atmosphère devient plus problématique durant El Niño, ce qui a pour effet de rendre les cyclones plus rares dans cette zone. En revanche, dans le Pacifique, la proportion d’eaux dont la température est supérieure à 27 °C augmente durant El Niño, ce qui se traduit par une augmentation du nombre de cyclones. En 2015, la présence d’eaux très chaudes dans le Pacifique a eu pour conséquence un nombre record de cyclones – il y en a eu vingt-trois, alors que le précédent record était de dix-huit –, dont certains étaient extrêmement puissants. Patricia, qui a touché la côte ouest du Mexique en octobre 2015, a été le cyclone le plus puissant jamais mesuré, avec des vents soufflant à 320 km/h ; en octobre dernier, ce record a été battu avec Irma, qui a provoqué dans l’Atlantique des rafales mesurées à 360 km/h.

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El Niño a un impact majeur sur la répartition des cyclones et sur les populations potentiellement exposées. Ainsi, la Polynésie française, où il n’y a pas d’ouragan en temps normal, peut être touchée par des épisodes cycloniques durant El Niño. Il peut exister deux liens entre El Niño et le changement climatique. D’une part, les impacts d’El Niño sont modifiés : dans la mesure où une atmosphère plus chaude contenant plus d’humidité, les pluies provoquées par ce phénomène, et les inondations qui peuvent en résulter, sont plus importantes. D’autre part, il est possible qu’El Niño lui-même soit modifié dans sa fréquence – il survient actuellement tous les trois à sept ans – et son intensité, mais les éléments dont nous disposons ne nous ont pas encore permis de l’établir avec certitude, et nous consacrons une part importante de nos recherches à cette question.

J’en viens aux coraux, des animaux marins caractérisés par leur exosquelette calcaire. Ils contribuent au cycle du carbone – comme je l’ai dit précédemment, les océans absorbent une part importante du carbone que nous émettons –, en représentant 20 % à 30 % du puits océanique. Ils peuvent également être considérés comme les « forêts » de l’océan en ce qu’ils constituent des écosystèmes extrêmement importants – environ 30 % de la biodiversité de l’océan est liée à la présence de coraux – qui représentent une ressource pour un quinzième de la population mondiale dans environ cent pays : comme on le voit, les coraux sont importants à la fois pour l’environnement et pour nos sociétés.

L’impact du changement climatique se produit en raison du réchauffement et de l’acidification des eaux. Le corail a besoin d’une eau comprise entre 25 °C et 30 °C ; si la température de l’eau reste durablement plus élevée, les algues unicellulaires vivant en symbiose avec le corail sont expulsées, ce qui provoque le blanchiment du corail et sa mort. C’est ce qui se produit durant les événements El Niño, mais les coraux ont généralement le temps de se reconstituer entre deux événements. Malheureusement, avec le réchauffement climatique, le temps de récupération dont ils disposent est de plus en plus court : ainsi, il est peu probable que les coraux ayant blanchi à la suite de l’important événement El Niño de 2015 aient le temps de se remettre avant le prochain El Niño, car celui-ci va survenir trop tôt.

L’absorption du carbone par les océans rend les eaux marines plus acides, ce qui gêne le développement de nombreux micro-organismes à coquille, les ptéropodes par exemple, qui ont besoin de carbonates pour former leur exosquelette composé de calcaire. Les zones où vivent ces micro-organismes vont se déplacer, ainsi que les poissons qui s’en nourrissent ; la conséquence pour l’homme, c’est que les zones de pêche vont à leur tour se trouver déplacées.

Les enjeux de recherche sur l’océan sont multiples, qu’il s’agisse de travailler sur les connaissances fondamentales – dans un instant, Anny Cazenave va vous parler du Programme mondial de recherche sur le climat (PMRC) –, un domaine dans lequel il reste beaucoup à faire ; sur les réseaux d’observation – flotte océanique, satellites, bouées –, qu’il est important pour nous de rendre pérennes, car s’il y a des trous dans les séries de relevés, c’est comme si nous devenions myopes ; sur la modélisation et la puissance de calcul et de stockage – dont le caractère insuffisamment développé constitue actuellement un frein à certains progrès ; sur le recrutement de jeunes chercheurs – le signal actuellement adressé aux prochaines générations de chercheurs n’est pas bon, ce qui nous inquiète énormément – en effet, rien ne sert de disposer des meilleurs outils d’observation, si nous n’avons personne qui sache s’en servir.

Le rapport du GIEC intitulé « Océans et Cryosphère » montre que les impacts du changement climatique sur l’océan sont maintenant sur la table des négociations. Les services de prévision océanique, tels ceux que fournit le centre Mercator Océan, basé près de Toulouse, sont en plein développement. Les organismes de recherche ont entamé une concertation autour de l’observation du littoral, un secteur de recherche dans lequel l’Institut national des sciences de l’Univers (INSU) est particulièrement impliqué. Le paysage de la recherche en France présente la particularité d’être constitué de très nombreux instituts, dont la coordination n’est pas toujours simple : l’un des enjeux d’aujourd’hui consisterait à faire en sorte d’intégrer les différents acteurs clés. Enfin, je dirai que la France a une vocation maritime très claire et qu’il convient de faire le maximum pour que l’océanographie française conserve le leadership mondial dans ce domaine.

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Mme Anny Cazenave. Je vais vous exposer l’une des conséquences du changement climatique, à savoir la hausse du niveau des mers. Comme vient de vous le dire Éric Guilyardi, la Terre se réchauffe, et la plus grande partie de l’excédent de chaleur est stockée dans l’océan : 93 % de la chaleur d’origine anthropique, c’est-à-dire due aux activités humaines, accumulée dans le système climatique depuis quarante ans, se trouve stockée dans l’océan, tandis que les 7 % restants réchauffent l’atmosphère et les continents, et font fondre les glaces.

À mesure que l’océan se réchauffe, il se dilate. Parallèlement, les glaces continentales – glaciers de montagne et calottes polaires de l’Antarctique et du Groenland – fondent, se transformant en une eau liquide qui constitue une autre cause d’élévation du niveau des mers. Ce sont les observations, réalisées par différents moyens, qui nous permettent de savoir que la mer monte et dans quelles proportions. Au XXe siècle, de 1900 à 1990, on a commencé à estimer la hausse du niveau des mers à partir d’instruments appelés marégraphes, initialement développés pour étudier les marées océaniques dans les ports. Le problème de ces instruments réside dans le fait qu’ils sont localisés le long des côtes continentales et sur les îles, ce qui ne permet pas de voir ce qui se passe en pleine mer. Par ailleurs, plus on remonte loin dans le passé, moins ces instruments sont nombreux, ce qui rend difficile la réalisation d’estimations précises. Cependant, on estime que le niveau des mers s’est élevé de 1,2 à 1,9 mm par an au cours du XXe siècle, autrement dit d’une quinzaine de centimètres.

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Depuis le début des années 1990, on a également recours à l’observation spatiale, grâce à l’utilisation de satellites altimétriques. D’une part, cette technique rend possibles des mesures beaucoup plus précises, d’autre part, elle permet de couvrir la totalité des océans, au rythme d’une mesure tous les dix jours. On estime que, depuis 1993, la mer a monté de 3 mm par an en moyenne, soit deux fois plus vite que durant les décennies précédentes.

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La courbe ci-dessus présente l’évolution du niveau moyen global de la mer depuis 1993. Nous disposons de données plus précises à partir de cette date suite au lancement par la France du satellite TOPEX/POSEIDON en août 1992.

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Nous voyons que la mer monte, mais surtout que cette montée des eaux s’accélère. La courbe noire illustre cette accélération, et les petites oscillations correspondent aux phénomènes El Niño ou La Niña : pendant le phénomène El Niño, il y a plus d’eau dans l’océan et le niveau est un peu plus haut, pendant La Niña, c’est l’inverse.

Outre l’altimétrie spatiale, nous disposons d’autres systèmes d’observation – satellites, mesures in situ – qui permettent d’estimer la contribution relative des différents phénomènes à la hausse moyenne du niveau de la mer. Nous sommes ainsi capables de dire que l’accélération constatée est essentiellement due à une accélération de la perte totale de masse des deux calottes polaires, et en particulier du Groenland, que nous pensons liée au réchauffement.

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Les satellites nous ont aussi permis de découvrir que la mer ne monte pas de façon uniforme. Dans certaines régions, elle monte plus vite que dans d’autres.

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La carte montre, à chaque point de l’océan, la tendance entre 1993 et 2016. Nous voyons bien que dans l’océan austral, et en particulier dans l’Océan Pacifique tropical ouest, le niveau est monté beaucoup plus vite que la moyenne. On peut estimer que lors des vingt-cinq dernières années, pour lesquelles nous disposons de mesures précises, la hausse y a été de vingt-cinq centimètres, ce qui commence à faire beaucoup. Inversement, la mer est montée un peu moins vite en métropole.

 

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Outre-mer, la Polynésie, comme la métropole, connaît une montée des eaux moins rapide que la moyenne. Ce n’est pas vrai en Nouvelle-Calédonie ou à La Réunion, où le niveau monte un peu plus vite que la moyenne. Aux Antilles, la hausse est conforme à la moyenne.

Mais il est important de mentionner que ces observations ne valent que pour les vingt-cinq années passées ; elles ne permettent pas d’extrapoler pour le futur.

À quelle élévation devons-nous nous attendre pour le futur ? Le dernier rapport du GIEC donnait une fourchette comprise entre 40 et 75 centimètres pour les deux scénarios extrêmes. Le scénario de la COP21, qui prévoit une élévation de la température limitée à deux degrés, entraînerait une hausse de 40 centimètres du niveau moyen des mers, tandis que dans le scénario pessimiste, selon lequel nous continuerions à émettre au même rythme qu’aujourd’hui, la hausse serait de 75 centimètres.

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Ces deux scénarios correspondent à la zone grisée que vous voyez sur le graphique ci-dessous.

Cette courbe représente l’évolution du niveau moyen de la mer depuis 1800. En bleu, ce sont les données du XXe siècle, en vert les données des satellites des vingt-cinq dernières années. La zone grisée, qui correspond à peu près au dernier rapport du GIEC, est aujourd’hui considérée comme une limite inférieure ; autrement dit, elle est sous-estimée. Des études très récentes suggèrent que l’Antarctique, à lui seul, pourrait contribuer à une hausse de 1 mètre du niveau des mers en 2100. Ces résultats se fondent sur des instabilités dynamiques que nous n’observons pas encore aujourd’hui, mais qui sont possibles au cours des prochaines décennies. Au final, si l’on ajoute des autres facteurs tels que la contribution de la fonte des glaciers de montagne et la dilatation thermique de l’océan, nous arrivons à une fourchette comprise entre 1,5 et 2 mètres.

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La carte montre ce que seraient les conséquences d’une hausse de 1 mètre du niveau de la mer, tout à fait plausible d’ici à la fin de ce siècle, sur la Camargue ; dont les zones visibles sur la carte seraient inondées de manière permanente.

Jusqu’à présent, nous avons parlé de la moyenne globale du niveau de la mer. Une variabilité régionale vient s’y superposer. À l’horizon 2100, cette variabilité ne sera pas déterminée par les mêmes phénomènes qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, elle est principalement liée à la variabilité naturelle interne du système climatique. Ce facteur continuera bien sûr de produire des effets dans le futur, mais s’y superposera une variabilité régionale due à d’autres phénomènes, négligeables aujourd’hui. En particulier, l’eau issue de la fonte des glaces va se répartir dans l’océan, et comme la Terre est solide, mais pas rigide, les bassins océaniques vont se déformer. Aujourd’hui, ce phénomène est minime, nous ne sommes pas capables de l’observer, nous ne pouvons que le prédire par la théorie ; mais comme davantage de glace va fondre dans le futur, nous nous attendons à ce qu’il devienne important.

La variabilité régionale va ainsi entraîner une amplification de la hausse de la mer dans les tropiques. Si la mer monte en moyenne de 1 mètre, cette hausse atteindra à peu près 1,30 mètre dans toute la zone tropicale. D’autres régions connaîtront une amplification identique, tandis que certaines connaîtront une hausse légèrement moindre.

Ce qui importe, ce n’est pas la moyenne globale ou la variabilité régionale, mais ce qui va se passer au niveau des zones côtières. D’autres phénomènes, dont je n’ai pas encore parlé, vont devenir déterminants. À la côte, ce qui compte est la variation totale du niveau de la mer, qui résulte de la hausse moyenne globale, de la variabilité régionale, des effets océanographiques locaux – liés aux courants côtiers, à l’effet des vagues – et des mouvements verticaux de la croûte terrestre. Or, dans beaucoup de zones côtières, le sol s’enfonce à cause des activités humaines, notamment du fait de l’extraction de l’eau des nappes phréatiques ou de l’extraction d’hydrocarbures offshore. Aujourd’hui, dans de nombreuses mégalopoles, notamment en Asie du sud-est, ce phénomène est bien plus important que la hausse du niveau des mers lié au réchauffement climatique. Tokyo, Bangkok ou Djakarta se sont enfoncées de plusieurs mètres au cours des dernières décennies à cause du pompage de l’eau dans les nappes aquifères. Le sol s’enfonce aussi dans les deltas des grands fleuves.

Les effets océanographiques locaux peuvent être dus à des processus naturels tels que les courants côtiers, l’effet des vagues, l’apport d’eau douce par les fleuves. Ils peuvent aussi être la conséquence d’activités humaines : la construction de barrages sur les fleuves diminue les apports sédimentaires à la côte, le dragage ou le rechargement en sable va modifier la bathymétrie, et ces modifications auront une incidence sur la hausse du niveau de la mer.

Tous ces phénomènes sont encore mal compris à grande échelle. Dans certaines zones, on commence à bien les observer, mais à l’échelle de la métropole ou de l’outre-mer, on ne comprend pas tous ces processus qui interagissent de façon non linéaire. Il y a un grand besoin d’observation et de modélisation, car in fine, l’élément essentiel de l’impact de la hausse du niveau des mers, c’est ce qui se passe à la côte.

Je terminerai en appuyant les propos de M. Éric Guilyardi : il est nécessaire d’observer les zones littorales avec différents systèmes d’observation, en utilisant le spatial et les mesures in situ, et surtout d’intégrer toutes les mesures. Actuellement, il n’existe pas de base de données intégrant les différentes observations utilisables pour vraiment comprendre l’évolution des littoraux, en particulier le rôle de la hausse de la mer à la côte.

Aujourd’hui, nous ne savons pas dire si la hausse de la mer dans les zones côtières est la même qu’au large. L’outil altimétrique est très bien adapté pour étudier l’océan hauturier, mais pour la bande de 10 ou 20 kilométriques le long de la côte, ces mesures sont inutilisables : les échos radar émis par le satellite, qui se réfléchissent à la surface de la mer, sont perturbés par les terres émergées. Tout un programme de recherches doit être mené pour exploiter ces mesures avec des méthodes de traitement radicalement différentes de celles utilisées pour le large. C’est une thématique émergente, de premiers efforts sont menés, mais ils ne nous permettent pas encore d’avoir des observations permettant de dire si la mer monte à la même vitesse à la côte qu’au large.

Mme Claire Guion-Firmin, présidente. Merci de ces présentations.

Lors du passage de l’ouragan Irma sur Saint-Martin et Saint-Barthélemy, nous avons dû faire face pour la première fois à un effet de submersion de nos côtes. Allons-nous vivre ce genre de phénomène de plus en plus souvent ? C’est nouveau pour nous ; dernièrement, une « zone rouge », non constructible ou constructible en respectant certaines contraintes, a été définie.

M. Éric Guilyardi. Effectivement, Robert Vautard le disait lors de l’audition précédente : avec une tempête de même force, le fait que le niveau de la mer soit monté de quelques dizaines de centimètres augmente le risque de submersion. Quelques dizaines de centimètres peuvent sembler peu, mais la différence va se remarquer lors d’événements extrêmes.

Il y a deux causes de montée de la mer pendant une tempête. Tout d’abord, il s’agit d’une dépression, et si la pression est plus basse dans la tempête, elle est plus haute ailleurs. L’air va appuyer sur l’océan dans d’autres endroits, et moins au cœur de la dépression : du coup, le niveau de la mer y monte. La submersion est aussi causée par les vagues.

Du fait de la hausse du niveau moyen des mers, les seuils de submersion seront plus facilement atteints, même avec des tempêtes de même force. Si l’on ajoute à cela que les ouragans sont de plus en plus puissants, en effet, le risque de submersion augmente. Les indications selon lesquelles il y aurait un peu moins d’ouragans à l’avenir, mais plus puissants, font encore l’objet de recherches.

Mme Anny Cazenave. Nous observons déjà une corrélation entre la hausse lente du niveau de la mer et l’élévation maximum lors des tempêtes. Plus la mer est haute, plus l’élévation maximum sera importante, et plus les terres seront frappées par des inondations.

M. Stéphane Claireaux. Monsieur, vous avez commencé votre présentation en parlant de l’océan, mémoire du climat.

Depuis 2015, à Saint-Pierre-et-Miquelon, une étude est en cours sur les fluctuations peu communes de la température de l’eau. On a pu mesurer des variations de dix degrés en vingt-quatre heures entre le fond et la surface. Les chercheurs de l’Université de Bretagne occidentale et du CNRS essaient d’expliquer ce phénomène.

Autre particularité, nos eaux sont peuplées par une coquille, le pétoncle noir d’Islande, qui peut vivre très longtemps : certaines ont atteint l’âge de 500 ans. La coquille de cet animal enregistre les fluctuations de l’environnement : qualité de l’eau, température, etc.

D’après les explications des chercheurs, ils sont capables de remonter presque à la minute pour connaître la qualité de l’eau à telle date précise de notre histoire, pratiquement à la minute près… Les études se poursuivent, avec l’idée d’utiliser le vivant comme sentinelle des fluctuations climatiques. Mme Cazenave parlait des différents systèmes d’information permettant de récolter un maximum d’informations sur la durée ; je voulais vous faire part de ces recherches en cours actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon.

M. Éric Guilyardi. L’un des défis qui se posent à nous est de recueillir des observations sur le passé, quand nous n’avions pas les appareils de mesure dont nous disposons actuellement : thermomètres, satellites ou réseaux de bouées. Nous utilisons alors des mesures indirectes, comme celle dont vous venez de faire part, notamment le corail ou les coquilles. Je ne suis pas certain que nous arrivions à une précision à la minute près deux cents ans en arrière ; à l’année près, ce serait déjà bien ! Les cernes de croissance d’arbres ou les stalagmites peuvent également servir de thermomètres indirects pour nous renseigner sur le passé.

L’un des enjeux de recherche est de reconstruire les variations du climat passé, les dernières décennies, mais aussi les dernières centaines ou milliers d’années. C’est un gros enjeu de recherche.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Madame Cazenave, vous disiez que la montée des eaux n’était pas égale selon les endroits. La carte que vous avez montrée laisse apparaître une différence en Méditerranée entre le Golfe du Lion et la mer Tyrrhénienne.

J’aurai souhaité en savoir davantage sur les côtes du littoral varois. L’augmentation du niveau de la mer y est-elle supérieure à la moyenne ?

Mme Anny Cazenave. Hélas, je ne suis pas capable de répondre à votre question car il n’y a pas eu d’étude fine.

Les variations régionales du niveau de la mer sont dues, pour l’essentiel, à la variation non uniforme de la dilatation thermique de l’océan. Ce sont des effets thermiques : là où il y a plus de chaleur stockée, la mer monte plus vite.

Le gros plan sur la France que je vous ai présenté montre seulement que la situation y est moins grave qu’ailleurs, le niveau de la mer monte mois vite que dans l’océan Pacifique tropical ouest. Beaucoup d’études ont été menées pour expliquer pourquoi l’eau monte trois fois plus vite que la moyenne dans cette zone, et nous savons que c’est lié à l’intensification des alizés lors des vingt-cinq dernières années, qui ont fait plonger la thermocline, la limite entre les eaux chaudes de surface et les eaux plus froides. Plus de chaleur étant stockée dans l’ouest du Pacifique que dans l’est, la mer y monte plus vite.

M. Éric Guilyardi. Une bonne part de ces signaux locaux sont liés à la variabilité du climat. Ces cartes font état d’observations sur vingt ans, nous savons qu’il y a des variations de l’océan qui durent sur de telles périodes. Dans le Pacifique, nous avons constaté que l’accélération des alizés, qui s’est poursuivie pendant dix ou quinze ans, est maintenant terminée. Plus d’eau chaude s’est ainsi empilée dans l’ouest du Pacifique.

C’est pour cette raison que nous avons une grande incertitude au niveau local. Nous n’avons pas tous les éléments pour répondre à cette question.

Mme Anny Cazenave. L’altimétrie spatiale ne nous permet pas de savoir de combien la mer monte exactement à la côte ; nous faisons des extrapolations, mais au niveau de la côte varoise, nous ne pouvons pas répondre aujourd’hui.

De nouveaux programmes de recherche sont menés pour exploiter toutes les mesures d’altimétrie le long des zones côtières, et nous serons capables de répondre d’ici un an ou deux.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Il serait peut-être utile que nous sollicitions de l’État des études, puisque nous sommes chargés d’étudier l’impact des événements climatiques sur nos littoraux.

Mme Anny Cazenave. Un programme soutenu par l’Agence spatiale européenne va bientôt démarrer d’ici à deux ou trois mois, précisément pour permettre d’avoir des observations interprétables au niveau des côtes, dans une bande littorale des dix kilomètres. Il va s’intéresser de manière prioritaire à l’Europe occidentale, la Méditerranée et l’Afrique de l’ouest. En Europe occidentale et en Méditerranée, nous avons beaucoup de marégraphes et nous savons donc de combien la mer a monté au cours des dernières années ; mais en Afrique occidentale, où se concentre une population considérable, il n’y en a qu’un seul entre le détroit de Gibraltar et le Golfe de Guinée, situé à Dakar. On ne sait donc absolument pas de combien la mer a monté à la côte entre le Sénégal et le Golfe de Guinée. Nous avons grand espoir de récupérer ces observations et de les rendre prochainement interprétables.

M. Bertrand Bouyx. L’acidification des océans est-elle une réaction thermodynamique réversible ou irréversible ? Si c’est réversible, cela obéit-il à un phénomène « tampon » ? Dans ce cas, quels facteurs naturels seraient de nature à enclencher le mouvement inverse ?

Vous avez, Madame Cazenave, montré l’élévation du niveau de la mer et de ses perspectives pour 2100. S’agit-il d’une augmentation exponentielle ?

Vous avez également évoqué l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour étudier le littoral. Je suis député du Calvados, où a été observé ces derniers temps un recul du trait de côte, parfois sur quatre mètres, parfois avec des excavations sur trois mètres d’un seul morceau, comme à Lion-sur-Mer. Cela prouve l’insuffisance des moyens et nécessiterait que l’État mette à disposition des outils pour appréhender cette réalité : on voit bien sur le terrain que le littoral recule.

M. Éric Guilyardi. Si l’océan tenait dans un verre d’eau, on pourrait faire toute la chimie que l’on veut et rapidement… Le problème, est que son étude et ses évolutions font intervenir des contraintes de temps très longues. Dès lors que l’activité humaine commence à le perturber, que ce soit en acidification ou en excès de chaleur, c’est parti pour des centaines d’années. On voit de temps en temps émerger des idées d’apprenti sorcier, de géo-ingénierie, mais en réalité la solution la plus à notre portée est de réduire les sources d’acidification, c’est-à-dire les émissions de CO2. Et on sait que cela marche…

M. Bertrand Bouyx. C’est donc irréversible, c’est-à-dire que la réaction inverse, qui contribuerait à réduire l’acidité, n’a pas lieu naturellement ?

M. Éric Guilyardi. Elle a lieu, mais à une échelle de temps de plusieurs centaines à plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d’années. La vitesse à laquelle l’océan s’acidifie n’a pas d’équivalent dans le passé ; il a existé des niveaux d’acidification bien plus élevés mais cela avait pris des centaines de milliers d’années pour y arriver et pour en sortir. Tout est réversible, mais tout dépend de l’échelle de temps considérée.

Mme Anny Cazenave. C’est vrai aussi pour le niveau de la mer : c’est réversible mais peut-être pas avant plusieurs siècles. Nos courbes s’arrêtent en 2100, mais nous pourrions les prolonger au-delà. L’allure de la trajectoire dépendra de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre, que nous ne connaissons pas. Nous ne savons pas si nous allons vers le scénario de la COP21 ou si nous resterons dans le « business as usual » avec les mêmes niveaux d’émissions qu’aujourd’hui.

La surveillance des zones littorales est quelque chose d’extrêmement important. Il faut mettre en œuvre des programmes de surveillance systématique ; ce n’est pas possible sur toutes les zones côtières du monde mais on peut le faire sur des zones considérées comme vulnérables, en métropole et dans les outre-mer français. L’impact de la hausse du niveau des mers sur les littoraux ne prend en considération qu’un phénomène, mais on veut connaître les différents facteurs de forçage qui agissent sur les côtes et sont responsables de l’érosion du littoral : les changements de la bathymétrie, la hausse du niveau des mers, le régime des vagues, les courants, les précipitations, les apports d’eau douce dans les estuaires… Les observations existent mais ne sont pas intégrées. Il faut recueillir des observations, depuis le sol mais aussi depuis l’espace, à la fois sur ces facteurs de forçage et sur la réponse du littoral à ces forçages : recul de la côte, érosion, modifications de la morphologie de la côte et de la topographie des fonds…, et toutes ces observations doivent être mises ensemble.

Je vous ai apporté quelques exemplaires d’un article que j’ai co-écrit et récemment publié dans un journal américain, à la suite d’un forum que j’avais organisé à Berne, en Suisse. L’article s’intitule « Monitoring Coastal Zone Changes from Space ». Nous montrons qu’il existe des observations qui pourraient, si elles étaient intégrées, nous apporter des éléments de réponse très importants sur l’évolution des littoraux… À ceci près que cette intégration est pour l’heure inexistante. Il faut mettre en œuvre des programmes qui intègrent les observations, développer de nouvelles observations, pourquoi pas avec des drones dans certaines régions, où ils sont tout à fait adaptés, choisir des régions particulières et y développer des programmes pérennes pour comprendre l’évolution du littoral, les facteurs les plus déterminants, la façon dont ils interagissent. Nous sommes encore dans le brouillard aujourd’hui.

Mme Sandrine Josso. Madame Cazenave, monsieur Guilyardi, vous travaillez sur les écosystèmes marins et les flux de CO2 avec une approche intégrée qui inclut des études de physiologie cellulaire, la caractérisation des processus biogéochimiques in situ et la modélisation biogéochimique aux échelles régionales et globales. Vous développez des outils numériques pour la modélisation, la résolution des modèles de biogéochimie marine. Ces outils vous permettent-ils aujourd’hui d’évaluer l’impact d’un cyclone sur les écosystèmes marins et leur temps de régénérescence ?

M. Éric Guilyardi. La biogéochimie n’est pas directement mon domaine d’expertise, mais j’ai des collègues qui travaillent sur ces questions. La biogéochimie de l’océan est un système complexe qui n’est pas observé depuis longtemps dans toutes ses dimensions. Il faut représenter les différents flux de particules chimiques, et voir comment la biologie les utilise, les réservoirs de plancton et de phytoplancton, les échanges entre les différentes espèces et les nutriments. C’est un travail à part entière, quelque que soit l’échelle spatiale considérée. Ces modèles nous permettent d’avoir une idée de l’acidification de l’océan, de l’absorption de carbone au niveau global.

Au niveau local, des études se développent afin de mettre au point des modèles intégrés, océan, atmosphère, vagues et côtes, à l’échelle de quelques centaines de mètres, pour reproduire les échanges physiques : l’impact des vents sur l’océan, le retour de l’océan vers l’atmosphère, les vagues… Mais nous n’en sommes qu’au stade du développement, pas encore à y ajouter la partie biogéochimique. Ces modèles sur quelques centaines de mètres de résolution, comme en Nouvelle-Calédonie ou à La Réunion, exigent une puissance de calcul extrêmement importante ; s’il faut rajouter de la biogéochimie, avec une vingtaine d’espèces chimiques qui interagissent entre elles, cela accroît la taille informatique du modèle de façon considérable. À ma connaissance, cela ne se fait pas encore à l’échelle dont vous parlez.

Mme Claire Guion-Firmin, présidente. Merci pour vos interventions très pertinentes.

Laudition sachève à douze heures quinze.

 

 

 


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10.   Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Martin, directeur régional et directeur de l’unité de recherche risques, écosystèmes, environnement, résilience (RECOVER) et de Mme Aliette Maillard, directrice de communication et des relations publiques de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) ; de MM. Joël l’Her, directeur du département environnement et risques et Yann Deniaud, responsable de la division aménagements et risques naturels du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) ; de MM. Gonéri Le Cozannet, du département prévention des risques et reconstruction et Jean‑Marc Mompelat, directeur adjoint à la direction des actions territoriales et délégué à l’Outre-mer du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

(Séance du jeudi 1er février 2018)

Laudition débute à neuf heures.

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, j’ai le plaisir d’accueillir pour cette table ronde M. Éric Martin, directeur régional et directeur de l’unité de recherche « Risques, écosystèmes, environnement, résilience » (RECOVER) et Mme Aliette Maillard, directrice de la communication et des relations publiques de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA), M. Joël l’Her, directeur du département environnement et risques, et M. Yann Deniaud, responsable de la division aménagements et risques naturels, du Centre d’étude et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), M. Gonéri Le Cozannet, prévention des risques et reconstruction et M. Jean-Marc Mompelat, directeur adjoint à la direction des actions territoriales et délégué à l’Outre-mer, du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Avant de passer la parole à notre rapporteur, M. Yannick Haury, je vous rappelle que cette mission s’est organisée autour de trois volets : le premier est une expertise scientifique, un état des lieux des connaissances scientifiques sur les événements climatiques majeurs et, notamment, leur relation avec le changement climatique ; le deuxième porte sur la gestion de crise en cas d’événements de catastrophe naturelle sur les zones littorales – comment s’organisent les moyens à déployer pour prévenir, anticiper et gérer le risque ? Le troisième porte sur les politiques de reconstruction à engager après de tels événements.

M. Yannick Haury, rapporteur. Madame et messieurs, bonjour.

Pourriez-vous nous présenter les missions du BRGM, de l’ISTEA et du CEREMA en matière de prévention des risques climatiques majeurs ?

Pourriez-vous nous décrire les différents processus observés lors d’une tempête ?

Certaines de vos études ou certains de vos modèles ont-ils servi à l’élaboration du plan de prévention des risques naturels en métropole ou en outre-mer ?

Pouvez-vous nous présenter les travaux du BRGM en matière d’aléa « submersion marine » auquel les territoires côtiers sont ou pourraient être confrontés, d’impacts sur ces territoires, et de stratégies d’adaptation ?

Pourriez-vous nous présenter les travaux menés par l’IRSTEA pour évaluer la vulnérabilité des territoires métropolitains et d’outre-mer, commune par commune, pour tout type d’inondation ?

Pouvez-vous nous présenter les travaux menés par le CEREMA sur la prise en compte des risques littoraux, notamment dans les schémas de cohérence territoriaux (SCOT) littoraux ?

Avez-vous mené des actions dans le cadre de la Stratégie nationale de gestion des risques d’inondation lancée par le ministère de l’écologie fin 2014 ?

A-t-on apporté des modifications aux modèles de prévention ou aux moyens utilisés pour la prévention des événements climatiques majeurs à la suite des dernières tempêtes importantes comme l’a été Xynthia ?

Avez-vous analysé les ouragans de cet automne ? En tirez-vous des conclusions particulières ?

Quelles seront à l’avenir les orientations prioritaires de vos travaux pour connaître ces phénomènes et identifier les vulnérabilités des zones côtières françaises face aux événements climatiques majeurs ?

Enfin, quelles recommandations peut-on tirer de ces connaissances pour les décennies à venir, notamment en matière de prévention des risques ?

M. Éric Martin, directeur régional et directeur de lunité de recherche risques, écosystèmes, environnement, résilience (RECOVER) de lInstitut national de recherche en sciences et technologies pour lenvironnement et lagriculture (IRSTEA). L’IRSTEA est un établissement public, institut de recherche finalisée qui travaille dans les deux domaines de l’environnement et de l’agriculture. Il a une forte culture d’appui aux politiques publiques et de travaux en partenariat – y compris avec le secteur privé. Cela se traduit, notamment, par des questionnements sur le développement des territoires, en lien avec les risques, et par un appui direct aux ministères concernés, en particulier le ministère de la transition écologique et solidaire (MTES). Le champ d’action de l’IRSTEA englobe l’étude des pluies et leur caractérisation, des crues et des inondations, ainsi que des digues fluviales et maritimes.

Pour ce qui est des actions liées à la prévention, l’IRSTEA s’investit dans la connaissance des événements passés et de la spatialisation des extrêmes, qu’il s’agisse des pluies ou des débits. Ce travail sur le long terme a abouti, entre autres, à la constitution d’une base de données des quantiles de pluie et de débit de la région étudiée au pas d’espace de 1,10 km², SHYREG (Simulation d’HYetogrammes) sur la métropole et certaines îles outre-mer. Mais le mouvement et les données observées ne suffisant pas toujours pour avoir une bonne estimation des extrêmes, l’IRSTEA mène, en parallèle, des travaux de recherche historique.

Pour ce qui est des actions de prévision et de gestion de la crise, l’IRSTEA a une longue culture de développement de modèles hydrologiques, utilisés dans différentes applications, en particulier par les services de prévision de crues : les modèles hydrologiques du génie rural (GR), utilisés pour les crues lentes comme pour les crues rapides.

Pour les crues rapides, les événements les plus extrêmes, typiques de la zone méditéranéenne, des modélisations spécifiques, établies en collaboration avec Météo France et basées sur son réseau de radars, permettent une caractérisation en temps réel. En effet, en cas d’événement extrême comme un orage méditerranéen, la possibilité d’anticipation est très réduite – une heure tout au plus. Il est donc essentiel de disposer d’un outil susceptible de donner l’alerte dès le départ.

Nos outils, dont certains sont en cours de développement, sont utilisés en opérationnel par Météo France pour l’alerte sur les pluies, et par le réseau Vigicrues Flash pour des alertes sur des cours d’eau non couverts par les services de prévision des crues. Ce même type de modèle est déployé dans la région Sud-Est, où il permet d’aller un peu plus loin qu’une alerte simple, en apportant davantage d’informations et en améliorant la formation des personnels en charge dans les communes, accompagnement de la Région.

Pour ce qui est des actions de gestion de la crise et prévention, l’IRSTEA, en plus de son activité de recherche, fournit une expertise de haut niveau sur les performances des digues fluviales et maritimes, sur les techniques de construction et, depuis Xynthia, plus spécifiquement en matière de travaux à réaliser sur les digues maritimes. Cela nous a amenés, par exemple, à proposer un projet important dans le cadre du contrat de plan État-région PACA : la construction d’une digue modèle dans la Camargue côté maritime, précisément pour suivre le cycle de vie des digues côté maritime, où les sollicitations ne sont pas du tout les mêmes que côté fluvial.

Nous avons passé une convention d’appui avec le ministère sur l’expertise et sur des retours d’expérience – qui ont leur importance, et qui doivent se faire entre plusieurs organismes. Nous avons ainsi participé à des retours d’expérience sur Xynthia, sur les événements de Cannes en 2015, et sur les crues de la Loire en juin 2016.

Quels sont nos objectifs de recherche ?

Nous voulons avancer sur la prévention et la prévision des crues : il y a toujours du travail à faire sur la consolidation des estimations des extrêmes.

En matière de gestion de crise, nous souhaitons savoir prendre en compte la vulnérabilité, c’est-à-dire prévoir quels seront les dommages, et prendre en compte le changement climatique au niveau des extrêmes ; les choses à l’évidence évoluent et l’on ne peut pas se contenter d’une définition statique.

Il faut également suivre la gestion des digues sur le long terme, connaître les facteurs qui font qu’une digue se dégrade, et savoir comment améliorer à la fois la solidité de la digue et la gestion du territoire concerné par les digues. Nous nous intéressons aussi aux nouveaux matériaux. Par exemple, l’ajout de chaux,  à la terre d’une digue, diminue par deux l’érosion. Le procédé est intéressant et nouveau. Nous avons besoin de savoir ce que cela donne sur le long terme.

Quelles pourraient être les recommandations de l’IRSTEA ?

Nous avons toujours eu le souci de capitaliser l’information, car ce sont des données de base sur le fonctionnement des systèmes. Il est donc important de pérenniser le système. Et le retour d’expérience fait partie des capitalisations.

Anticiper le changement climatique : un volet « risques » est explicitement prévu dans le futur Plan national d’adaptation au changement climatique, qui devrait être publié par le Gouvernement à la fin du premier trimestre, Il faut également mettre du contenu dans ces actions, qui répondent aux questions de votre mission d’information.

Reste la question des digues de protection, en termes de physique de la digue elle-même, pour sa résistance aux sollicitations, puis en termes de gestion de la digue dans l’ensemble du territoire et des incidences sur la vulnérabilité des territoires.

M. Joël lHer, directeur du département environnement et risques du Centre détudes et dexpertise sur les risques, lenvironnement, la mobilité et laménagement (CEREMA). Le CEREMA est un établissement public assez récent – il date de 2014 – et qui a dans ses gênes la prise en compte des risques en lien avec l’aménagement. Il emploie un total d’environ 3 000 agents, dont 200 se consacrent directement aux risques, et notamment aux risques d’inondation.

Selon le décret constituf, le CEREMA a pour mission de « contribuer, en lien étroit avec les collectivités territoriales, à la connaissance des territoires et des espaces maritimes ainsi qu’à la réflexion prospective sur les enjeux et les risques auxquels ceux-ci sont exposés ». Cela permet de situer le CEREMA dans tous les volets du risque, depuis la prévention – et parmi les outils de prévention, il y a notamment la prise en compte de l’aménagement, par exemple avec les SCOT littoraux – et les actions liées à la connaissance de l’aléa lui-même jusqu’à la gestion de crise, en passant par un certain nombre de dispositifs de protection et de prévention.

M. Yann Deniaud, responsable de division aménagements et risques naturels du CEREMA. Les travaux du CEREMA s’inscrivent dans un certain nombre de postures : nous sommes des producteurs de connaissances, de données et d’études ; nous sommes aussi des producteurs de méthodologies, en appui à la mise en œuvre des politiques publiques, et nous apportons un appui technique à la fois aux services de l’État et aux services déconcentrés sur la mise en œuvre de ces politiques ; enfin, nous développons des partenariats avec les collectivités pour étudier des solutions innovantes et mettre en œuvre ces politiques publiques.

Je vous donnerai d’abord quelques exemples sur le développement de la connaissance et sur les données statistiques.

Nous gérons un réseau de houlographes permettant de mesurer les états de mer, autrement dit les vagues et la houle, à l’échelle métropolitaine et outre-mer. À partir de ces données de mesure, nous réalisons des études statistiques sur l’agitation de la mer et, en collaboration avec le service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM), nous étudions les niveaux marins extrêmes sur les côtes françaises. Les données de houle sont accessibles sur le site CANDHIS – pour Centre d’archivage national de données de houle in situ – mises à disposition, notamment de Météo France ou d’autres opérateurs, pour leurs prévisions.

Nous gérons aussi un site plus particulièrement dédié à toute la donnée littorale du ministère, le site Géolittoral, où vous pouvez trouver de nombreuses informations sur l’érosion côtière. Par exemple, la mise en ligne de l’indicateur national d’érosion côtière, qui couvre aujourd’hui toutes les façades métropolitaines et outre-mer, permet d’avoir un premier état des lieux de l’érosion à l’échelle nationale.

Enfin, nous avons publié une base de données sur l’ensemble des ouvrages côtiers. On y trouve de nombreuses informations et données intéressant le littoral.

En 2012, avant Xynthia, nous avons publié une étude sur la Vulnérabilité du territoire national aux risques littoraux, dans laquelle nous avions déjà identifié ce que l’on a appelé les « zones basses littorales », et les enjeux qui y étaient liés.

De la même manière, à partir des données de houle, nous avons publié l’étude intitulée Analyses de surcotes extrêmes tout le long des côtes métropolitaines, dont l’objectif était de mieux qualifier l’aléa.

Pour ce qui touche à la gestion du trait de côté, notre plaquette Développer la connaissance et lobservation du trait de côte, publiée pour la COP21 en 2104-2015, constituait le premier élément de synthèse des connaissances disponibles sur le littoral, par province géographique, à l’échelle de la métropole et des outre-mer. Le travail est toujours en cours, et certains fascicules sortiront cette année.

Les retours d’expériences sont importants dans le développement de la connaissance. Ces dernières années, nous avons été impliqués dans de nombreux retours d’expérience. Nous avons piloté et harmonisé en 2011, pour le compte du ministère, l’ensemble des retours d’expérience après le passage de Xynthia sur les côtes atlantiques, et après les inondations qui ont touché le Var.

En 2015-2016, à la suite de ces retours d’expérience, nous avons publié Étude des systèmes de protection contre les submersions marines – étude de cas sur certains systèmes qui avaient été submergés pendant la tempête Xynthia.

Nous réalisons enfin des cartes de levées de laisses de crues, parmi lesquelles les laisses relevées sur Saint-Martin à la suite du cyclone Irma. Nos experts sont allés recenser les laisses de crue lors d’une mission assez intense, pour bien caractériser l’événement à terre – et donc les effets de la submersion.

Dans le domaine de la méthodologie, l’expertise et l’accompagnement, nous développons nos activités à la fois sur la connaissance et la méthodologie, pour la réalisation d’études du type PPR – plans de prévention des risques. Nous avons contribué à piloter la réécriture du Guide méthodologique plan de prévention des risques littoraux pour le compte du ministère, avec la participation du BRGM, de l’IRSTEA et d’autres. Ce guide a revisité, suite à Xynthia, la façon d’appréhender les risques littoraux sur les côtes.

Dans la poursuite de ces travaux, nous avons publié lAnalyse du fonctionnement hydro-sédimentaire du littoral, qui est un préalable au déploiement d’études plus spécifiques sur les aléas, et qui permet de bien comprendre le secteur dans lequel vont s’inscrire les travaux que l’on pourra mener ensuite – des plans de prévention, voire d’autres types d’études.

Enfin, nous avons récemment publié le guide Collecte des informations sur le terrain suite à une inondation. L’objectif était d’améliorer la prise d’informations sur le terrain, de standardiser autant que faire se peut les informations recueillies et d’améliorer leur capitalisation pour les conserver en mémoire. Ce travail a été réalisé en lien notamment avec ceux du Service central d’hydrométéorologie et d’appui à la prévention des inondations (SHAPI), sur la base des repères de crues et d’inondations.

Sur les ouvrages de protection, nous avons beaucoup travaillé, parfois en collaboration avec l’IRSTEA. Nous avons proposé un guide de Préconisations pour le recensement des ouvrages et des structures de défense contre les aléas côtiers, de manière à pouvoir, là aussi, standardiser l’information recueillie. Cela nous a d’ailleurs permis de produire la base de données sur les ouvrages littoraux dont je vous ai parlé tout à l’heure, qui a été publiée l’année dernière et qui sera disponible sur le site Géolittoral.

Nous participons également à l’élaboration de documents techniques de référence, comme The International Levee Handbook, qui fait le point sur tout ce que l’on doit savoir sur les ouvrages en terre qui constituent des digues de protection contre les inondations.

Avec la profession et l’IRSTEA, nous développons des référentiels techniques sur les digues maritimes et fluviales. Le document Référentiel technique — digues maritimes et fluviales a été publié en 2014 ; nous travaillons à sa mise à jour et à ses compléments.

Nous assurons une mission d’appui technique, dans le cadre d’une convention tripartite avec le ministère et l’IRSTEA, sur les ouvrages hydrauliques. Nous développons parallèlement une information à destination des collectivités, notamment sur la gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI), avec les évolutions réglementaires concernant la gestion de ces ouvrages. Un appel à projets, en cours, permet de cerner les difficultés et les bonnes pratiques.

J’en viens au volet « vulnérabilités et résilience », avec la prise en compte des risques littoraux dans les SCOT. Les premières interrogations exprimées en 2012 ont abouti au lancement des ateliers nationaux sur les territoires en mutation exposés aux risques, avec des contributions sur la prise en compte du risque et de la vulnérabilité.

L’année dernière, avec le ministère, nous avons publié le Référentiel national de vulnérabilité aux inondations. Ce document nous avait été demandé dans le cadre de la Stratégie nationale de gestion du risque inondation, (SNGRI) ; nous allons appuyer sa mise en œuvre opérationnelle dans les territoires.

Quelles sont les orientations prioritaires des travaux du CEREMA ? Il s’agit d’abord de développer les connaissances en métropole et outre-mer concernant le littoral impacté tant par le changement climatique – le BRGM vous en parlera – que par les submersions et le recul du trait de côte – nous venons d’ailleurs de finir une étude pour le ministère sur ce thème. L’objectif est clairement de consolider la gouvernance des risques pour mieux les gérer.

Dans ce cadre, l’accompagnement de la prise de compétence en matière de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) et l’émergence de stratégies locales de gestion des risques est fondamentale.

Il convient par ailleurs de renforcer la résilience, en déployant le référentiel de vulnérabilité dans les territoires. Nous souhaitons constituer une plate-forme de retour d’expérience après risque, pour capitaliser sur les bonnes pratiques, dans l’esprit d’une meilleure reconstruction – un build back better en anglais.

Enfin, nous continuons à investir dans la réduction des risques et la préparation des catastrophes, en améliorant les dispositifs de prévision et d’alerte. Nous disposons d’un service d’appui technique, le Grid application service provider (GASP) – ou projet Réseau national des technologies logicielles en français – qui apporte une contribution au service d’hydrométéorologie et d’appui à la prévision des inondations pour améliorer la prévision des crues en réalisant des analyses locales et des courbes de tarage sur certains phénomènes – ces mesures et analyses permettent d’améliorer la prévision des modèles. Nous développons également quelques modèles maritimes.

Nous contribuons à la sûreté des dispositifs de protection, pour que ces dispositifs soient sûrs pour les populations.

Enfin, nous contribuons bien sûr également à la prise en compte des risques dans les projets d’aménagement. Dans le cadre des schémas de cohérence territoriale (SCOT), nous apportons notre éclairage sur la vulnérabilité.

M. Joël lHer. Le CEREMA va s’attacher à renforcer son appui aux collectivités locales. Dans ce cadre, notre priorité est de renforcer les approches multirisques, tout en prenant en compte le changement climatique.

M. Jean-Marc Mompelat, directeur adjoint à la direction des actions territoriales et délégué à loutre-Mer du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Le BRGM est un établissement public industriel et commercial (EPIC) sous la triple tutelle des ministères chargés de la recherche, de l’environnement et des Mines. Nous sommes l’établissement français de référence en matière de géologie et de connaissance du sous-sol.

Nos compétences s’exercent jusqu’au niveau du plateau continental, donc également sur le littoral concernant les problématiques d’érosion. Certains s’en étonnent, mais la nécessaire maîtrise des aspects liés aux dynamiques sédimentaires, à la connaissance des flux ou des tsunamis nous a logiquement amenés à développer des savoir-faire en matière d’hydrodynamique et de modélisation des mouvements du littoral.

Nos missions sont précisées dans le contrat d’objectifs que nous avons signé avec l’État. Il est arrivé à échéance en 2017. Nous sommes donc en pleine discussion avec nos tutelles pour le renouveler. Ce contrat expose clairement les attentes de notre tutelle en matière de prévention des risques climatiques majeurs : il nous faut renforcer l’appui aux politiques publiques en matière d’analyse et de gestion intégrée des risques naturels et anthropiques, en particulier dans le domaine plus spécifique des risques d’inondations, d’origine météorique ou tellurique. Nous devons également faire progresser les connaissances dans le domaine des modélisations hydrodynamiques et caractériser la vulnérabilité des espaces côtiers et fluviaux à différentes pressions. Nous devons par ailleurs renforcer l’appui à la stratégie nationale de gestion du trait de côte, avec la mise en œuvre de politiques environnementales et de protection du milieu. Tout cela entre dans le cadre de nos missions générales.

Je souhaiterais toutefois insister sur deux particularités de notre établissement : nous sommes un établissement de recherche réellement finalisée : notre volonté, très marquée, et de donner à nos travaux une traduction opérationnelle rapide dans l’appui des politiques publiques. Seconde originalité, le BRGM s’appuie sur un réseau régional assez dense. Nous sommes présents dans toutes les régions de France, y compris outre-mer, où nous disposons actuellement de deux antennes – dont, pour des raisons institutionnelles, une représentation plus allégée que par le passé en Polynésie française. Notre réseau régional est composé d’environ deux cents personnes. Le BRGM s’appuie par ailleurs sur une direction de la prévention des risques située au siège de l’établissement, à Orléans, où travaille une unité spécialisée dans les risques littoraux, à laquelle appartient M. le Cozannet.

M. Gonéri Le Cozannet, prévention des risques et reconstruction au BRGM. Le schéma ci-dessous décrit les processus qui sont à l’origine des submersions marines lors des tempêtes.


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Lors d’une tempête, la baisse des pressions atmosphériques entraîne une surélévation du plan d’eau. Les vents peuvent pousser les masses d’eau vers la côte. Enfin, un processus relativement local se produit au moment du déferlement des vagues, qui conduit à une surélévation de l’eau. On l’appelle le wave set up. Il conduit à une élévation du niveau de l’eau qui peut atteindre quelques dizaines de centimètres. Lors des submersions marines, nous devons à la fois prendre en compte des facteurs à très grande échelle, au niveau de l’Atlantique nord – vagues, vents, pressions – mais également des phénomènes extrêmement locaux liés au déferlement des vagues et au va-et-vient de chacune de ces vagues, ce qui rend l’exercice difficile.

L’élévation du niveau de la mer induira des submersions marines plus intenses et plus fréquentes. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder n’importe quelle courbe d’extrême au niveau de la côte – comme celle produite par le CEREMA. On note que l’écart entre une tempête centennale – qui a une chance sur cent d’intervenir chaque année – et une tempête décennale – qui a une chance sur dix d’intervenir chaque année – est de l’ordre de quarante à cinquante centimètres d’élévation du niveau de la mer.

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Pour appuyer la prévention et la préparation aux crises nous disposons d’outils de modélisation, illustrés ci-dessous, dans lesquels on utilise les vagues, modélisées à l’échelle de l’Atlantique nord, les courants et les marées au niveau du plateau continental, mais également, sur une maille très fine, des données LIDAR (laser detection and ranging pour détection et estimation de la distance par laser) qui permettent de reproduire le sol et les fonds marins avec une précision d’un mètre, et de modéliser chaque vague.

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Nous pouvons ainsi reconstituer exactement le déroulement du processus de submersion qui s’est produit en 2008 à Gavres dans le Morbihan, dû au franchissement de vagues au-dessus du système de défense, accompagné d’une rupture de la défense. Il est donc nécessaire de représenter chaque vague pour visualiser quelle quantité d’eau est passée au-dessus des défenses et obtenir des représentations réalistes de l’inondation au niveau de ce site – comme nous pourrions le faire pour n’importe quel site.

Dans cet exemple, la modélisation a été validée en reprenant les hauteurs d’eau, mesurées par des collègues du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’université, au niveau des maisons, mais également les mesures réalisées par des observateurs locaux à différents moments de la journée. Les simulations temporelles concordent avec ce qui a été observé sur le terrain.

Ces outils se sont beaucoup développés après Xynthia, même si la recherche s’en servait déjà auparavant. Le BRGM les déploie localement sur un certain nombre de sites, soit pour contribuer directement aux plans de prévention des risques (PPR) – comme à Dieppe, Arcachon ou Mimizan –, soit dans le cadre de projets de recherche, soit – comme en Camargue –, pour appuyer la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) dans la gestion des risques.

Dans tous les cas, ces modélisations reposent sur des données qu’il faut continuer à collecter et sur le développement de modèles dans lesquels il faut continuer à intégrer davantage de processus – la pluie, les apports d’eau par les fleuves, etc. Autrement dit, il y a encore des efforts à faire.

Sur de tels sites, même si le niveau de la mer s’élève « seulement » de dix à vingt centimètres, le niveau d’eau monte bien au-delà , car il est plus élevé et plus de paquets de mer passent au-dessus des défenses. Si la mer s’élève de dix centimètres, le niveau d’eau augmente, lui, en moyenne de quinze centimètres. La nécessité d’adaptation de ce type de site est donc quasiment immédiate.

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Le niveau de la mer est pris en compte dans la prévention des risques littoraux. Les plans de prévention des risques (PPR) littoraux indiquent déjà qu’il faut immédiatement prendre en compte une élévation du niveau de la mer de vingt centimètres – que l’on atteindra entre 2030 et 2050 – et de quarante à soixante centimètres d’élévation du niveau de la mer en 2100. Le scénario bleu prend en compte de faibles émissions de gaz à effet de serre, alors que le scénario rouge prévoit d’assez fortes émissions. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), nous avons deux tiers de chance d’être dans ces bandes bleues et un tiers de risque d’être au-dessus.

Et même si nous limitons les émissions de gaz à effet de serre, en respectant les accords de Paris, nous avons tout de même un tiers de chance d’être au-dessus de ce qui est prévu actuellement dans la réglementation. Cela mérite d’être signalé car nous ne sommes pas toujours entendus sur le terrain lorsqu’on essaie de justifier ces soixante centimètres…

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Nous avons parlé de submersion marine, mais se pose également la question du recul du trait de côte et de l’érosion. Pour parler d’érosion, il faut prendre en compte des phénomènes très complexes liés au transport sédimentaire transversal ou longitudinal, au transport éolien, aux apports de sédiments par les fleuves, à l’érosion des falaises et des sols, à l’impact des ouvrages côtiers et des aménagements fluviaux, etc. Nous sommes beaucoup moins équipés en la matière que pour la submersion marine. Lorsque nous disposons de suffisamment de données passées, nous réalisons malgré tout des études permettant d’alimenter les plans de prévention des risques littoraux sur ces questions.

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Comme je viens de vous l’expliquer, nous avons besoin de nombreuses données. Par ailleurs, nos modèles prospectifs distinguent deux types de situations : la situation de droite – en vert – modélise un scénario compatible avec l’accord de Paris, avec une faible érosion ; la situation de gauche – en rouge – modélise un scénario d’élévation du niveau de la mer lié à la poursuite de l’émission des gaz à effet de serre. Dans ce dernier cas, on constate une accélération de l’érosion vers le milieu du XXIe siècle.

On comprend toujours mal les processus à l’origine de l’érosion. Qui plus est, on ne sait actuellement pas placer de manière probabiliste un certain nombre de phénomènes. Ainsi, entre 2013 et 2014, la succession de tempêtes en Europe de l’ouest a causé des reculs du trait de côte de vingt mètres, ou plus, le long du littoral – comme en Aquitaine. Individuellement, chaque tempête n’est pas extrême et cette succession de tempêtes a très peu de chances d’intervenir : on ne sait donc pas dire quelle est la probabilité de survenance d’une telle succession d’événements.

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À côté des événements dont on est capable d’indiquer la probabilité, il est donc également important de considérer le cas d’événements très peu probables, qu’on sait mal qualifier en termes de probabilité de survenance, mais qui en fait interviennent malgré tout.

L’élévation du niveau de la mer, comme vous l’a indiqué Anny Cazenave, se poursuivra pendant plusieurs siècles. Des études de collègues américains montrent bien que la transition postglaciaire a duré 20 000 ans et entraîné une élévation de 120 mètres du niveau de la mer, du fait de la fonte des calottes en Scandinavie et au Canada. Ensuite, pendant 6 000 ans, les niveaux marins sont restés stables. Nous regardons actuellement ce qui se passe sur cent ans, mais cela représente deux pixels sur ce schéma ! En réalité, deux cents ans de révolution industrielle et d’émissions de gaz à effet de serre induiront plusieurs centaines de milliers d’années d’élévation du niveau de la mer… Que se passera-t-il si l’on arrive à limiter les émissions de gaz à effet de serre ? On limitera la vitesse de cette élévation. Si la vitesse est limitée à cinquante centimètres par siècle, on devrait pouvoir s’adapter. À l’inverse, si on atteint des pics de quatre mètres par siècle, ce sera plus complexe…

Ma conclusion est la même que celle de toutes les personnes qui travaillent sur les questions côtières en France et à l’international : les politiques publiques qui permettraient de s’adapter à l’élévation du niveau de la mer ne sont pas suffisantes. Si nous voulons être en mesure de nous adapter, elles devront s’accompagner d’une atténuation du changement climatique.

Par ailleurs, comme nous comprenons encore mal certains phénomènes – notamment l’érosion –, il est important de poursuivre nos efforts d’observation pour être capables d’identifier les signaux précurseurs.

M. le rapporteur. Disposez-vous des modèles que vous venez de nous présenter, avec l’ensemble des paramètres et des déterminants, pour toutes les côtes de France, dans l’hexagone et outre-mer, ou seulement pour certaines parties du littoral ?

Concernant les ouvrages, en tant qu’élus locaux, nous échangeons avec les services de l’État sur les risques de submersion et d’inondations. Ils nous expliquent prendre en compte un risque de brèche tous les cent mètres dans ces ouvrages. Est-ce, selon vous, un élément pertinent ?

M. Gonéri Le Cozannet. Les modèles présentés prennent en compte de multiples données : pour les vagues hauturières, loin de la côte, et les courants et marées, relativement loin de la côte, les données sont disponibles sur l’ensemble du territoire, même si, outre-mer, certaines zones mériteraient quelques développements. En revanche, tout ce qui touche à la submersion à la côte, voire à l’évaluation des niveaux extrêmes à la côte, et qui représente des données très importantes, exige des études très locales qui sont réalisées petit à petit, dans le cadre des PPR, pour appuyer des organismes d’État ou lorsque nous développons des outils d’aide à la décision ou des projets de recherche. On est encore loin d’une couverture nationale. Malgré tout, nous avons de très bonnes connaissances jusqu’à vingt mètres de profondeur pour ce qui est des vagues et des niveaux d’eau. La Méditerranée devrait faire l’objet de davantage d’efforts en termes d’études, notamment sur les vents lors des tempêtes, en partenariat avec Météo France et d’autres acteurs.

M. Yann Deniaud. Les PPR préconisent des brèches de cent mètres de long par tronçon homogène de système d’endiguement. Ce ne sont donc pas des brèches tous les cent mètres, mais des longueurs de brèche, par défaut, de cent mètres.

Nous avons mené une étude statistique suite à Xynthia – malheureusement non encore publiée – et recensé toutes les brèches caractérisées de manière historique. Cela suppose d’en connaître les dimensions complètes et de disposer d’une information suffisamment dense, ce qui n’est pas facile. Néanmoins, nous avions réussi à rassembler un échantillon assez important d’événements maritimes et de brèches. Statistiquement, cette longueur de cent mètres correspondait tout à fait à la médiane de nos constats.

L’objectif des PPR est bien de disposer d’une brèche de cent mètres de long par défaut sur un tronçon ou un casier d’endiguement. Un casier d’endiguement ou casier hydraulique est une zone susceptible d’être inondée lorsque l’ouvrage installé qui protège la zone qui est derrière, rompt. La rupture va donc inonder le casier. On considère qu’il faut au moins une brèche de cent mètres de long par casier, pour voir ce qui va se passer dans ce casier. Si l’ouvrage est géré par un « gestionnaire pérenne », qui respecte la réglementation sur la sécurité des ouvrages hydrauliques et apporte des éléments de connaissance sur la résistance de cet ouvrage, cette longueur de brèche peut être ramenée à une cinquantaine de mètres.

Il faut comprendre que l’on cherche à caractériser un événement extrême, un risque naturel majeur dans le PPR. Or, souvent, les ouvrages ne sont pas dimensionnés pour ce type d’événement. Quand bien même ils le seraient, un ouvrage peut toujours faillir. Le risque de défaillance est réel : il faut donc savoir s’en prémunir. Derrière ces ouvrages, la planification à long terme doit en tenir compte et savoir ce qui va se passer si l’ouvrage rompt. C’est d’ailleurs également exigé par la nouvelle réglementation sur les ouvrages hydrauliques. Le décret du 12 mai 2015 relatif aux règles applicables aux ouvrages construits ou aménagés en vue de prévenir les inondations et aux règles de sûreté des ouvrages hydrauliques encourage cette réflexion : comment fonctionne le système d’endiguement ? Jusqu’à quel niveau est-il sûr et comment fonctionne-t-il tant qu’il ne rompt pas ? C’est en quelque sorte la « garantie » qu’apporte le gestionnaire, par une bonne gestion de son ouvrage.

Ensuite, que se passe-t-il si l’ouvrage vient à défaillir ? Dans ce cas, il faut modéliser l’inondation derrière et s’intéresser à ses effets et à la mise en danger potentielle des personnes qui vivent derrière, afin que des mesures de prévention, d’alerte et, éventuellement, d’évacuation puissent garantir la sécurité de ces populations. Un ouvrage présente évidemment un risque quand il contient de l’eau : au moment où il lâche, bien évidemment, le risque devient beaucoup plus important pour les personnes situées derrière lui. L’objectif de la nouvelle réglementation est bien de savoir comment ces ouvrages fonctionnent en situation normale et ce qui se passe quand ils viennent à défaillir. Les mesures d’alerte et de prévention sont ensuite prises en liaison avec les autorités compétentes. Le gestionnaire de l’ouvrage n’est pas compétent en la matière : ce sont les maires, et le préfet quand il s’agit d’événements majeurs, qui agissent.

M. Jean Marc Mompelat. Pour compléter notre réponse sur la disponibilité des données, lors de la dernière saison cyclonique – en particulier pour le cyclone Irma sur les Antilles –, nous avons pu répondre aux demandes de la direction générale de la sécurité civile uniquement en Guadeloupe au moment de la crise et fournir des informations sur les effets de la vague au rivage avec une certaine précision. Mais il nous était impossible de fournir ces mêmes données pour les Îles du Nord : elles n’étaient pas disponibles dans cette zone car de précision insuffisante, tant en bathymétrie qu’en topographie au rivage.

Il est donc nécessaire de faire un point complet de la disponibilité de données suffisamment précises, tant outre-mer qu’en métropole. Nous avons pu fournir ces données en Guadeloupe, car non seulement elles étaient disponibles, mais nous avions des modèles bien calés. Un modèle nécessite en effet des travaux préalables, plus ou moins complexes, de calage : nous avions la chance de pouvoir le faire en Guadeloupe, dans le cadre de différentes études réalisées à la suite des ouragans Dean et Omar en 2007 et 2008. Nous avions par ailleurs simulé le grand cyclone de 1928 et ses effets dans le contexte actuel.

Mme la présidente Maina Sage. Que vous manque-t-il pour que ces données soient disponibles ? De quels outils auriez-vous besoin pour mieux cartographier et récupérer ces données ?

M. Gonéri Le Cozannet. Nous avons besoin de toutes les données. L’absence de marégraphe ou le caractère lacunaire des enregistrements vont limiter les possibilités de mesurer les niveaux marins extrêmes. Dans les marais de Dol-de-Bretagne ou à Dieppe, par exemple, les données sont manquantes ou incomplètes par le fait qu’en cas de surcote, le marégraphe est saturé et n’enregistre pas le pic.

Les données topographiques lidar, précises à un mètre de résolution, font l’objet d’un programme entre l’IGN et le SHOM intitulé Litto 3D. Je ne suis pas en mesure de vous préciser la couverture totale, dans certains secteurs, notamment outre-mer, il y a probablement besoin d’acquisitions complémentaires.

Toutes les données dont nous pouvons disposer pour valider les informations sont importantes. Le fait, par exemple, de repérer les niveaux sur les murs après les événements, pour vérifier que le modèle fonctionne bien, est extrêmement important.

M. Joël lHer. En réponse à la question du rapporteur sur les brèches, dans les priorités actuelles de la Direction générale de la prévention des risques figure l’idée de donner un cadre réglementaire au PPR dans le contexte d’une responsabilité plus grande des collectivités. La responsabilité serait décentralisée, pour mieux prendre en compte le risque de brèche pris par le responsable de l’ouvrage.

M. Yann Deniaud. Une modélisation hydraulique maritime, sur la côte, est un schéma en plusieurs termes. Il nous faut d’abord une source – la sollicitation maritime, sur laquelle nous devons avoir le maximum d’informations : vent, houle marée, tous les éléments de l’agitation hydrodynamique.

Nous devons ensuite disposer d’une bathymétrie, puisque le comportement des sollicitations hydrauliques est fortement influencé par la bathymétrie en faible profondeur, notamment dans la tranche très proche de la côte, comme vous l’a montré tout à l’heure M. Le Cozannet.

Il faut évidemment connaître ce qui se passe au niveau des ouvrages, puisque cela va avoir une influence sur la dynamique, la matière dont l’eau va transiter de la partie affectée par les sollicitations maritimes vers les côtes.

Enfin, il nous faut des points de mesure à la côte d’événements anciens pour caler nos modèles et les faire tourner sur un scénario connu, afin d’ajuster les paramètres de programmation des écoulements.

Nous avons donc besoin d’un large panel de données, ce qui explique que ces modèles n’offrent pas une couverture exhaustive du territoire. Chaque étude permet d’apporter des éléments de connaissance et de construire un modèle au cas par cas, sur chaque secteur de zone, puisque chaque zone devient un cas de propagation particulière de l’hydrodynamique côtière nécessitant des données spécifiques.

De ce point de vue, le programme Litto 3D offre des bathymétries assez fines ; la couverture de la métropole est pratiquement achevée, me semble-t-il. Mais dans un phénomène de tempête, cette bathymétrie évolue. Une donnée de bathymétrie fine qui date de dix, vingt ou trente ans n’est pas toujours valable aujourd’hui. L’exemple type, ce sont les tempêtes en Aquitaine qui provoquent un retrait du trait de côte de vingt mètres. Il faut parfois mettre cette bathymétrie à jour pour que nos modèles puissent fonctionner. L’acquisition de données se fait à long terme : il faut engranger les informations et les densifier au fur et à mesure.

M. le rapporteur. Ne voyez aucune malice à ma question, mais l’articulation entre les différents instituts et organismes qui travaillent sur ce sujet est-elle bonne ? Ou pensez-vous que l’évolution des contextes et les nouveaux sujets tels que le changement climatique, devraient entraîner certains à se spécialiser davantage ? Il faut des zones d’échange, certes ; mais selon vous, ces échanges ne mériteraient-ils pas d’être optimisés afin d’améliorer l’articulation entre les différents services et le partage des connaissances ?

M. Joël lHer. Cette question préoccupe l’administration centrale : c’est ce qui a conduit la Direction de la prévention des risques à réunir un séminaire le 10 janvier dernier, auquel tous les opérateurs ont participé.

Notre coopération est bonne, nous ne sommes pas du tout en concurrence. Sur ces sujets complexes, qui font appel à des compétences très diverses et nécessitent de l’intégration, je ne crois pas que nous soyons trop nombreux. L’organisation n’est peut-être pas optimale, mais à mon sens, il est difficile d’arriver à quelque chose de vraiment simple.

M. Éric Martin. Nous allons vers une organisation de la recherche par projets : lorsque l’État annonce un projet, le lien se fait. Et les données sont de plus en plus ouvertes. Je ne vois pas de difficultés dans l’organisation actuelle, d’autant que tout changement de structures a un coût. Personnellement, je suis d’avis de faire marcher ce qui existe plutôt que d’imaginer la structure idéale.

Mme la présidente Maina Sage. Le problème est que de nombreux organismes travaillent sur ces sujets, tandis que nous souhaiterions avoir une couverture complète du territoire en matière d’appréhension et de gestion du risque. Comment mieux coordonner vos actions ? L’idée n’est pas de créer une structure commune, mais vous mettez-vous d’accord sur une planification pour travailler en complémentarité à affiner les données et optimiser les moyens publics indispensables à la poursuite de cet immense chantier ?

Mme Sandrine Josso. Monsieur Mompelat, le BRGM travaille au développement de tous les types de géothermie. Dans quelles mesures les solutions en matière de géothermie développées en outre-mer sont-elles appliquées sans être fragilisées par les événements climatiques ?

M. Jean Marc Mompelat. Pour l’instant, la seule unité de production d’électricité d’origine géothermique en outre-mer se trouve à Bouillante, en Guadeloupe. Elle n’est pas située très loin du rivage, et le procédé utilisé entraîne des rejets en mer. En cas de forte houle, l’ensemble du bourg de Bouillante est affecté, et l’usine peut également l’être – Ce fut le cas lors du passage du cyclone Lenny en 1999. Il s’agissait d’un ouragan très fort, mais son impact n’a pas affecté le fonctionnement de l’usine dans la durée.

Nous évoquions la limitation du changement climatique ; une usine de production d’électricité telle que celle de Bouillante contribue, fût-ce modestement, à cet objectif. De ce point de vue, le développement de la géothermie dans les outre-mer mérite d’être soutenu, notamment les projets en Martinique.

M. Bertrand Bouyx. Le CEREMA a notamment pour charge de consolider la gouvernance des risques pour mieux les gérer. Dans ma circonscription du Calvados, les villes d’Arromanches-les-Bains, Ver-sur-Mer et Asnelles ont été touchées par le passage de la tempête Éléonore.

La compétence GEMAPI est importante ; qu’entendez-vous par : « accompagner la prise de compétence GEMAPI » ? depuis le 1er janvier 2018, la compétence sur l’entretien des digues au titre de la GEMAPI est remontée aux intercommunalités. Pendant la phase de transition, qui finance les édifices, et comment s’organise ce financement ?

M. Yann Deniaud. Le CEREMA participe à l’accompagnement de la gouvernance par notre ouverture aux collectivités et nos missions d’accompagnement des politiques publiques.

Des appels à projet innovations nous ont permis de collaborer avec des collectivités pour identifier leurs difficultés et dégager des pistes de travail sur les problèmes posés par la prise de la compétence GEMAPI. Ces travaux sont encore en cours. ils devraient déboucher sur quelques documents méthodologiques ou de retour d’expérience.

S’agissant spécifiquement des ouvrages hydrauliques, une série d’ouvrages est en cours de préparation pour expliquer la réglementation aux nouveaux gestionnaires, et accompagner la montée en puissance des gestionnaires d’ouvrages, dont ce n’était pas le métier, pour bien leur expliquer les tenants et les aboutissants des différentes réglementations, notamment les études de danger.

Nous travaillons aussi avec les directeurs généraux sur une foire aux questions (FAQ) pour répondre aux problèmes que soulève la GEMAPI. Nous essayons d’apporter des éléments de réponse circonstanciés avec les administrations centrales.

Pour ce qui est du "financement", au cœur de votre question, le législateur a prévu la possibilité de créer une taxe dédiée pour la GEMAPI, à hauteur de 40 euros, qui permettra d’attribuer un financement spécifique pour sa mise en œuvre, notamment la gestion des ouvrages. L’instauration de cette taxe, sa collecte et son affectation au budget de gestion de ces ouvrages obéissent aux règles du Trésor public ; les communes peuvent aussi contribuer avec leur budget général, mais ce n’est pas évident dans la période actuelle. Je vous suggère de vous rapprocher de la Direction générale des collectivités locales si vous voulez des informations plus détaillées sur cette taxe.

M. Bertrand Bouyx. La taxe qui pourrait être levée incrémentera certes un budget, mais pour le futur. À Arromanches-les-Bains, les dommages subis par la digue sont d’ores et déjà évalués à 2,5 ou 3 millions d’euros. Face à ces montants très élevés, le maire se demande qui va payer, sachant que si la compétence a bien été transférée à l’intercommunalité, le législateur a prévu une période de transition au cours de laquelle les intercommunalités ne sont pas obligées de financer, mais simplement d’accompagner… Est-ce à dire que nous devons nous tourner vers ceux qui étaient auparavant les responsables de l’entretien de la digue, et trouver auprès d’eux le financement pendant cette phase de transition ?

M. le rapporteur. J’ai connu une expérience de ce genre, mais elle n’est pas nécessairement transposable. Pour commencer, qui est le propriétaire ? Bon nombre de ces ouvrages sont orphelins. Ensuite, le maire est responsable de la tranquillité et de la sécurité des habitants, il ne peut donc se dédouaner ; mais il est parfois intéressant de demander aux services de l’État le montant des crédits consacrés à l’ouvrage en question au cours des cinquante dernières années.

Il faut ensuite établir un plan de financement, dont 20 % seront à la charge de la collectivité, mais qui implique également l’État – avec le fonds de prévention des risques naturels majeurs –, via le préfet, la région, voire certains départements. En tout état de cause, si un ouvrage a été mal entretenu, on ne saurait en faire supporter à un instant T toute la charge aux élus, d’autant que les enjeux financiers sont très importants pour des collectivités déjà confrontées à des tensions budgétaires.

M. Yann Deniaud. On connaît probablement le propriétaire de l’ouvrage dans le cas qui nous occupe. Quand la compétence GEMAPI est transférée à l’intercommunalité, la législation prévoit que le titulaire de la compétence doit déclarer un système d’endiguement pour reprendre les ouvrages qui l’intéressent. Il n’est pas obligé de reprendre tous les ouvrages qui tombent dans son escarcelle : il doit choisir quels enjeux protéger, et quels ouvrages reprendre en gestion au titre de cette prévention des inondations. Il peut considérer qu’il n’a aucun intérêt à investir de l’argent dans des ouvrages qui ne protègent pas grand-chose. Il peut se concentrer sur les ouvrages pour lesquels il existe un véritable enjeu de sécurité publique.

La déclaration du système d’endiguement est facilitée dans la législation. Si l’ouvrage fait déjà l’objet d’études, elles peuvent être réutilisées, remises en conformité, et il est possible de déclarer le système d’endiguement, tel que le conçoit le titulaire de la compétence GEMAPI. C’est à lui de faire son choix, il n’est pas obligé de gérer tous les ouvrages qui lui sont cédés.

Ensuite, il faut effectivement construire un vrai plan de financement, et il existe des dispositifs d’accompagnement. Et puis il faut gérer la transition entre l’ancien gestionnaire et le nouveau, dont la prise de compétence intervient lorsque son système d’endiguement a été dûment déclaré.

Mme Sophie Panonacle. Monsieur Martin, vous avez développé votre expertise sur les digues. S’agit-il des digues tous régimes juridiques confondus, publiques comme privées ? Menez-vous un travail spécifique dans les zones où le retrait du trait de côte est plus accentué ?

Monsieur Deniaud, j’anime un groupe de réflexion sur le recul du trait de côte au sein de l’Assemblée ; nous travaillons sur une proposition de loi tendant à reconnaître le phénomène et à prévoir les modalités d’indemnisation des biens. Nous sommes confrontés à un problème : l’absence de données fiables sur le nombre de biens à indemniser à terme. Êtes-vous en mesure de nous fournir une évaluation du nombre de biens concernés par le phénomène inéluctable de l’érosion côtière ? Pensez-vous que les fichiers fonciers soient pertinents pour identifier les enjeux dans les zones soumises au phénomène ?

Enfin, concernant le retrait du trait de côte, la notion de probabilité a été utilisée. Peut-on parler de risque prévisible ?

M. Éric Martin. Dans le domaine de la recherche, l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) s’adresse à tous les gestionnaires. S’agissant de l’expertise, nous intervenons dans le cadre de convention d’appui au bénéfice des Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), autrement dit pour l’État.

Nous avons aussi quelques missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage pour tous les gestionnaires, sachant que si nous intervenons au titre de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, nous ne le faisons pas au titre de l’expertise, et vice-versa. Mais l’assistance à la maîtrise d’ouvrage n’est pas la priorité.

M. Yann Deniaud. Mardi dernier, dans le cadre du comité national de suivi de la gestion du trait de côte, nous avons présenté une étude réalisée pour la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature et la direction générale de la prévention des risques, évaluant les enjeux susceptibles d’être affectés par le recul du trait de côte à long terme.

Cette étude s’est appuyée sur nos travaux antérieurs : l’indicateur national de l’érosion côtière, qui donne une vision de la tendance d’évolution des côtes à long terme sur l’ensemble des façades maritimes de métropole et d’outre-mer ; une base de données des ouvrages littoraux, consolidée l’année dernière, qui recense tous les ouvrages – notamment longitudinaux – des côtes métropolitaines et d’outre-mer. Nous avons croisé ces données avec les enjeux, c’est-à-dire la base de données de l’IGN sur les bâtiments et les fichiers fonciers, qui permettent d’avoir une idée de la valeur vénale des logements par l’analyse des transactions.

Plusieurs scénarios y sont présentés, fondés sur des hypothèses d’évolution du trait de côte assez contraintes. Cela permet de calculer, pour chaque scénario, la date à laquelle les bâtiments sont atteints, et ensuite d’évaluer, à l’échelle nationale, des fourchettes de valeur des biens touchés par le recul du trait de côte. Cette étude vient tout juste d’être présentée ; nous verrons sous quelle forme elle peut vous être communiquée pour que vous disposiez des éléments de réponse.

Sur la prévisibilité du recul du trait de côte, la réponse est assez délicate. Il faut distinguer court et long terme. À long terme, le recul est inéluctable, comme le démontrent les tendances que nous pouvons calculer. À court terme, les effets des tempêtes peuvent parfois être très importants – ce qui s’est passé en Aquitaine en 2014 le prouve bien – et une succession de tempêtes peut entraîner un recul beaucoup plus rapide que prévu. Mais si à court terme, les effets peuvent être imprévisibles, à long terme, nous savons que ces secteurs seront touchés.

M. Gonéri Le Cozannet. J’appelle votre attention sur une expérience que mène le Conservatoire du littoral, le projet Adapto. Il consiste à examiner des mesures d’adaptation pour les terrains du Conservatoire du littoral. Est-il vraiment nécessaire de maintenir le trait de côte à sa position actuelle sur ces terrains ? Probablement pas, il n’est pas grave qu’il recule, en revanche il faut s’assurer que les voisins ne seront pas affectés par une inondation de ces terrains, et en conséquence, construire une digue de second rang. C’est un exemple de mesures d’adaptation envisagées sur un certain nombre de terrains.

Ce projet est extrêmement intéressant, notamment pour optimiser les investissements dans les défenses. Une défense de premier rang est beaucoup plus coûteuse à entretenir qu’une défense de second rang.

M. Yann Deniaud. La plage est un élément central dans la protection des défenses de premier rang : c’est souvent le meilleur amortisseur de houle et d’effets hydrodynamiques. Si la plage disparaît, l’ouvrage sera beaucoup plus attaqué et risque des défaillances plus importantes.

Le recul du trait de côte est une évolution qui se constate à toutes les échelles de temps. Il peut y avoir des phénomènes cycliques, liés à la marée ; des phénomènes de tempête, plus énergétiques ; des phénomènes saisonniers qui entraînent des engraissements et des dégraissements de plage, et des variations annuelles, et centennales.

Pour disposer d’une vision complète de l’évolution du trait de côte, il faut savoir comment les sédiments se déplacent sur la côte, et où ils s’accumulent. Or nous manquons cruellement d’un suivi pérenne, dans la durée, pour avoir le film de cette évolution. Le mieux est de le faire en trois dimensions, avec des données topo-bathymétriques relevées régulièrement. Un projet de cette nature est en cours en Languedoc-Roussillon, où plusieurs lidars sont passés pour fournir cette bathymétrie à plusieurs échelles de temps, et commencer à réfléchir à l’évolution globale, en trois dimensions, des sédiments. C’est aussi le projet que soutient le réseau d’observation dans les Hauts-de-France, qui procède à des suivis lidar et projette de réaliser un suivi topo-bathymétrique tous les six ans, complété par un simple suivi topographique tous les trois ans, pour offrir un film complet de l’évolution de la morphologie à long terme, et ainsi mieux gérer ce recul du trait de côte.

M. le rapporteur. Vous nous confirmez que vous contractualisez avec des collectivités qui veulent suivre ces données bathymétriques à des échelles plus fines.

M. Jean Marc Mompelat. Je souligne l’importance des observatoires du littoral. C’est bien grâce à eux que nous pouvons mener ces études, faire des observations sur la durée, et avoir la réactivité nécessaire pour apporter des retours d’expérience juste après une tempête.

Lorsqu’ils intègrent tous les acteurs du territoire, ils permettent aussi de mettre l’accent sur les zones à enjeu au sein d’une plus grande région.

M. Bertrand Bouyx. On me fait observer, lorsque je visite les villes touchées par la tempête Eleanor, que les ouvrages ont pour effet de détourner l’eau de mer vers d’autres parties du territoire, qui subissent à leur tour des dégâts. Quelles lumières vos expertises peuvent-elles apporter sur les conséquences de cette canalisation de la mer ?

M. Yann Deniaud. Il existe deux cas de figure. Sur une côte ouverte comme celle de l’Aquitaine, avec un littoral bien rectiligne, les ouvrages ont, en cas de submersion, une influence relativement limitée sur les zones voisines. En revanche, dans des environnements plus fermés, comme la baie de l’Aiguillon ou la baie de Somme, les ouvrages ont une influence sur le niveau d’eau, en face ou à proximité. Si l’un d’eux vient à céder en fond de baie, comme cela a pu se produire lors de la tempête Xynthia, l’inondation peut rapidement se propager.

M. Éric Martin. Restaurer des zones d’expansion de crue et ne pas faire reposer la prévention uniquement sur des murs est une réflexion que nous menons pour les fleuves. Il convient aussi de prendre en compte l’interaction avec l’estuaire, qui ajoute à la complexité des questions concernant la submersion marine, les crues fluviales et les inondations.

M. Gonéri Le Cozannet. Il peut aussi s’agir de petits estuaires, comme celui du Gapeau.

Mme Sophie Panonacle. Mon collègue a évoqué l’influence des digues ; le dragage peut-il avoir des conséquences sur le mouvement de l’eau ?

M. Joël lHer. Il est certain que le dragage, qui modifie la configuration générale, peut avoir une influence côté fleuve, mais aussi côté estuaire. Cette donnée est prise en compte dans les modèles locaux.

Mme la présidente Maina Sage. En outre-mer, les études montrent que moins on touche au littoral, moins on construit de digues et d’ouvrages de résistance aux houles cycloniques, mieux le territoire résiste. Peut-on parvenir aux mêmes conclusions pour l’hexagone ? À long terme, ces ouvrages de protection n’en viennent-ils pas à perturber la capacité de résilience des littoraux ?

M. Gonéri Le Cozannet. À la suite du projet Eurosion, qui faisait un bilan de l’érosion en Europe en 2004, il avait été recommandé de laisser de l’espace pour la mobilité des sédiments côtiers. À Tahiti, la construction de murs sur les littoraux produit des affouillements. De fait, plus on laisse de l’espace pour permettre aux sédiments de migrer, moins on les exploite, plus le littoral a des chances d’évoluer naturellement face à des forçages météorologiques ou climatiques.

M. Jean-Marc Mompelat. Chaque système a une dynamique qui lui est propre. Le fonctionnement des cellules sédimentaires, cyclique, peut être perturbé par différents événements, comme la construction d’ouvrages ou le dragage, parfois de manière irréversible. Il faut bien comprendre le fonctionnement des cellules sédimentaire si l’on veut procéder à des rechargements intelligents.

M. Yannick Haury, rapporteur. Que préconisez-vous, en matière de nettoyage par exemple, pour que les plages et les dunes assurent une meilleure protection ? Il me semble que l’emploi de cribleuses, qui tamisent le sable, rend les plages très mobiles. À l’inverse, un nettoyage manuel préserve les laisses de mer et donc les matières organiques. De manière plus générale, faut-il prendre en compte le fait qu’un cordon littoral naturel présente des capacités d’adaptabilité plus fortes, ou la montée des océans est telle que c’est un élément mineur ?

M. Gonéri Le Cozannet. Une expérience, appelée « sand engine », a été menée en Hollande : elle consiste à prélever du sable en mer pour recharger de manière massive la plage. Le littoral évolue ainsi naturellement et la buffer zone – zone tampon – entre la mer et la terre, est plus importante. Tant que le niveau de la mer ne monte pas trop vite, il y a de bonnes chances que cela fonctionne. Sans doute cette expérience ne peut-elle pas être menée partout, en raison d’une disponibilité de la ressource sédimentaire parfois limitée.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Le débordement de l’estuaire de l’Argens, dans le Var, en 2010, a provoqué l’une de nos pires inondations, causant la mort de vingt-cinq personnes entre la Dracénie et le littoral varois. Il s’avère que le dégagement de l’embouchure était insuffisant. Le dragage, assuré des années durant par un sablier, avait cessé en raison de contraintes environnementales. Où en est-on ? Peut-on reprendre le dragage ? Comment rendre ces estuaires plus fluides ?

M. Joël lHer. Je ne peux vous apporter de réponse précise sur le cas particulier de l’Argens. L’encombrement d’un exutoire ayant effectivement tendance à favoriser les inondations en amont, une bonne gestion des estuaires s’impose si l’on veut éviter les inondations.

Mme la présidente Maina Sage. Je souhaiterais revenir sur la coordination de vos travaux. Comment les missions que vous réalisez sont-elles déterminées ? Partagez-vous certains des axes déployés au sein du PNACC ? Pensez-vous que les politiques publiques tiennent-elles suffisamment compte de vos travaux et vos recommandations ? Le droit doit-il évoluer pour que la prise en compte de la cartographie du risque devienne obligatoire en matière d’aménagement et de constructions et que les cartes soient, demain, opposables ?

M. Joël lHer. La coordination est assurée par l’administration centrale ; la direction générale de la prévention des risques (DGPR) assure la tutelle de l’ensemble des opérateurs. Certaines structurations font appel à d’autres politiques publiques, la politique des risques étant liée à des politiques d’aménagement : la stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte est ainsi pilotée par la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN).

Nos préconisations portent principalement sur la responsabilisation des maîtres d’ouvrage, suite au transfert de compétences prévu par la loi GEMAPI. Nous sommes dans une période de transition, mais l’entrée en jeu des acteurs des collectivités territoriales est la garantie d’une meilleure prise en compte des risques et d’une plus grande efficience. Reste à travailler sur le changement climatique…

M. Jean-Marc Mompelat. Les domaines de recouvrement existent et il appartient à l’administration centrale d’assurer la cohérence. De grands travaux, ou missions, auxquels nous participons tous, sont conduits sous le chapeau du ministère qui assure la coordination. Il peut exister des ambiguïtés, comme cela a été le cas avec le dispositif CATNAT, où il a fallu formaliser les choses et répartir les différents opérateurs sur le territoire selon une logique géographique.

Il y a matière à améliorer la concertation, au niveau tant national que régional. À cet échelon, les opérateurs publics manquent d’espaces formels de concertation. Si cette concertation est plus facile dans de petits territoires, outre-mer notamment, elle est essentielle pour éviter le gaspillage et les doublons, davantage occasionnés par la méconnaissance du travail des autres que par l’esprit de concurrence.

M. Éric Martin. La DGPR joue un rôle important de coordination. Les organismes ont signé une convention cadre avec le CEREMA et plusieurs actions sont ciblées, dont une sur les digues.

Sur le long terme, nous aimerions explorer toutes les conséquences de la GEMAPI, l’influence de la gestion des inondations sur les milieux aquatiques. Un sujet est en train d’émerger, celui des solutions non techniques, fondées sur la nature. Enfin, dans le cadre du Plan National d’adaptation au changement climatique (PNACC), nous aimerions développer les services climatiques – tout ce qui aide les décideurs à prendre en compte l’information climatique.

Nous disposons de scénarios climatiques, nous connaissons les projections en matière de températures et de précipitations, mais les conséquences sur les territoires restent encore à quantifier. Les courbes sur le trait de côte qui ont été présentées sont d’ordre global. Nos connaissances ne nous permettent pas encore de les décliner au niveau local. Quantifier au niveau local est un grand enjeu de politique publique, mais cela exige beaucoup de moyens.

Mme la présidente Maina Sage. Pour pouvoir progresser plus vite sur le plan des connaissances et obtenir des relevés, pouvez-vous imaginer vous associer, dans le cadre d’une démarche participative, avec les associations, les citoyens et les communes ?

M. Yann Deniaud. Le CEREMA a développé une application pour smartphone, Rivages, qui permet de relever la position du trait de côte sur les plages et de transmettre ces données. On peut trouver sur le site Géolittoral le descriptif de cette application disponible sur le playstore. Beaucoup d’informations sont déjà remontées et c’est grâce à Rivages que la cartographie du trait de côte de Saint-Martin a pu être effectuée.

Pour ce qui est des submersions et des relevés de laisses, un prototype est en développement. Un projet de recherche, en lien avec le service d’hydrométéorologie, permettait de faire remonter des informations des particuliers pour analyser les laisses de crue. Il existe encore d’autres projets de science participative. La difficulté est de valider la donnée et de s’assurer de sa qualité technique avant de l’intégrer aux informations.

La DGALN ambitionne de pousser un réseau national des observatoires du trait de côte, qui permettrait de partager les protocoles et les données, de monter en compétence et d’aider les observatoires locaux à acquérir de l’information susceptible d’être capitalisée et réutilisée au niveau national.

Mme Sophie Panonacle. L’état des connaissances et des recherches peut-il permettre aux responsables publics d’établir un zonage pertinent sur l’érosion ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Comment décentraliser les recherches que vous menez ? Nous avons tous un tropisme, et nous connaissons bien les spécificités de nos territoires. Ainsi, l’Estérel occidental est une roche à fleur de terre, touchée par les incendies, les pluies torrentielles et victime d’une érosion nouvelle ; quant à la Dracénie, c’est un entonnoir de calcaire. Nous ne sommes pas des scientifiques, mais en béotiens, nous faisons des observations. Comment rapprocher cette vision de la vôtre ?

M. Yannick Haury, rapporteur. Demain aura lieu en Loire-Atantique la troisième rencontre du Défi maritime et littoral, qui sera l’occasion d’une réunion de restitution. Il existe des départements ou des régions qui ont souhaité écrire des livres bleus ou aller plus loin pour prendre en compte ces phénomènes littoraux.

M. Jean-Marc Mompelat. Techniquement, nous avons la capacité technique de réaliser ces zonages. C’est juste une question de moyens.

Il existe bien deux niveaux d’action. Des politiques nationales sont décidées avec des déclinaisons régionales, qui se font par l’intermédiaire de nos organismes ou des services déconcentrés de l’État. Il existe aussi des programmes, qui se créent à partir de l’expression de besoins régionaux.

M. Yann Deniaud. Il est vrai que nous disposons des moyens techniques pour réaliser ces zonages. C’est d’ailleurs ce qui se fait pour le recul du trait de côte, dans le cadre du PPR. Vu la complexité des phénomènes, il faut descendre du niveau d’échelle, affiner les études et prendre en compte les particularités locales pour obtenir un zonage précis. Dans l’instruction des PPR, et c’est l’un des objets du guide d’analyse du fonctionnement du littoral, nous recommandons de prendre en compte toutes les connaissances, y compris les connaissances locales, et de les intégrer dans la démarche. Ainsi, nous disposons d’un diagnostic complet du territoire, qui tient compte de ses spécificités. Tout élément de connaissance est utile.

L’articulation entre les niveaux national et local se fait. Mais disposer d’études suffisamment fines et obtenir des résultats pertinents au niveau local requiert des moyens.

M. Gonéri Le Cozannet. Compte tenu des derniers développements de la recherche, le guide méthodologique du PPR, très détaillé pour ce qui est de la submersion marine, mériterait quelques mises à jour concernant l’évolution du trait de côte.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie. N’hésitez pas à nous faire parvenir toute documentation complémentaire qui pourrait éclairer la mission.

Laudition sachève à dix heures quarante-cinq.

 


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11.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Peres, directeur général adjoint en charge du pôle santé et environnement, et de Mme Valérie Marchal, chargée des relations parlementaires de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ; de M. Raymond Cointe, directeur général, de M. Bernard Piquette, directeur des risques accidentels, et de M. Sébastien Farin, directeur de la communication, de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS).

(Séance du jeudi 1er février 2018)

Laudition débute à dix heures cinquante-cinq.

Mme la présidente Maina Sage Pour cette seconde audition, ouverte à la presse, nous accueillons M. Jean-Marc Peres, directeur général adjoint en charge du pôle santé et environnement, et Mme Valérie Marchal, chargée des relations parlementaires de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ; M. Raymond Cointe, directeur général, M. Bernard Piquette, directeur des risques accidentels, et M Sébastien Farin, directeur de la communication, de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS).

M. Yannick Haury, rapporteur. Madame, messieurs, nous souhaitons que vous nous présentiez les missions de l’IRSN et de l’INERIS en matière de prévention des risques face à la survenance d’événements climatiques majeurs, et que vous répondiez aux questions suivantes.

Quelles conséquences le changement climatique est-t-il susceptible d’induire sur les risques qui entrent dans le périmètre d’expertise de l’INERIS ? Quels sont les principaux risques identifiés sur le territoire français ?

Quelles sont les conséquences que le changement climatique est susceptible d’induire en matière de sûreté nucléaire ? Quels sont les principaux risques identifiés par l’IRSN sur le territoire français ?

Avez-vous participé à l’élaboration de plans de prévention en métropole ou outre-mer ? Des mesures de prévention ont-elles été mises en place par les pouvoirs publics ?

Quelles seront à l’avenir les orientations prioritaires de vos travaux pour identifier les zones vulnérables face aux événements climatiques majeurs ?

Enfin, quelles recommandations peut-on tirer de ces connaissances pour les décennies à venir, notamment en matière de prévention des risques ?

M. Jean-Marc Peres, directeur général adjoint en charge du pôle santé et environnement de lInstitut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous accueillir aujourd’hui et vous prie de bien vouloir excuser l’absence de M. Jean-Christophe Niel, directeur général de notre institut, absent pour raisons de santé.

Je vais commencer par vous présenter les missions de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), en précisant d’emblée que les risques liés aux événements climatiques ne font, a priori, pas vraiment partie de notre cœur de métier. Néanmoins, nous abordons ce domaine à travers deux aspects. D’une part, nous conduisons des instructions de sûreté sur les installations nouvelles et anciennes, en particulier sur le parc nucléaire ; à ce titre, les éléments de sûreté des centrales nucléaires situées en bord de mer font l’objet d’un examen décennal portant sur les dispositifs organisationnels et fonctionnels, mais aussi sur les éléments structurels. D’autre part, nous abordons un certain nombre d’éléments de recherche un peu plus spécifiques portant sur l’évaluation de l’aléa relatif aux sites concernés. C’est sur ces deux aspects que se concentre la mission d’expertise de l’IRSN, orientée sur la problématique du risque que sont susceptibles de présenter les rayonnements à la suite d’un accident consécutif à un événement interne ou externe – pouvant, dans ce dernier cas, être lié à un risque naturel.

Dans ce cadre, nous conduisons également l’examen de certains textes réglementaires ou para-réglementaires qui peuvent accompagner la mise en œuvre des rapports de sûreté que doivent fournir les exploitants. Nous appuyons les autorités dans ce domaine, en particulier l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

L’institut intervient au titre de son expertise technique sur l’ensemble de son champ de compétences mais aussi dans le domaine de la gestion des situations de crise, tant en matière de prévention que dans la gestion des situations d’urgence : il contribue d’une part à la mise en place des principes de gestion et de surveillance, d’autre part à la vérification des performances des dispositifs de gestion de crise, par la participation à des exercices. Enfin, il participe, en particulier à proximité des installations, à la surveillance du territoire en matière radiologique, atmosphérique et hydrologique.

Pour exercer toutes ces missions, nous sommes amenés à prendre en compte les risques climatiques, notamment le risque d’inondation, celui de températures extrêmes – chaudes ou froides – et celui de tempête ou de précipitations – pluie ou neige –, qui constituent des éléments majeurs pour les instructions de sûreté que l’IRSN conduit. Ces instructions sont revues tous les dix ans, en fonction de l’expérience et de l’évolution des connaissances, mais aussi de certains événements qui peuvent justifier, en plus des examens de sûreté décennaux, des examens spécifiques sur certains sites et la mise en place de dispositifs nouveaux ou supplémentaires.

M. Raymond Cointe, directeur général de lInstitut national de lenvironnement industriel et des risques (INERIS). Mesdames et messieurs les députés, les missions de l’INERIS sont assez proches de celles de l’IRSN, à ceci près qu’elles portent sur les risques technologiques au sens large : les risques industriels, mais aussi ce que nous appelons les risques chroniques, c’est-à-dire ceux que les activités humaines peuvent faire peser sur la santé et l’environnement – à l’exclusion des risques nucléaires et relatifs à la radioprotection, traités par nos collègues de l’IRSN.

Comme l’IRSN, notre cœur de métier n’est pas vraiment le risque climatique, ni même le risque naturel, mais bien le risque technologique : historiquement, notre mission a consisté essentiellement à accompagner notre ministère de tutelle, le ministère de la transition écologique et solidaire – en particulier la direction générale de la prévention des risques (DGPR) –, sur le volet « prévention » des risques technologiques. À cet égard, les préoccupations de votre mission d’information ne sont apparues qu’assez récemment dans notre domaine d’activité.

En matière de risques naturels, nous n’intervenons pratiquement pas sur le volet « aléas », relatif à la connaissance des phénomènes qui peuvent survenir : notre compétence porte essentiellement sur le volet « vulnérabilité », consistant à essayer de prévoir quels accidents pourraient résulter d’aléas naturels. En réalité, les choses sont un peu plus compliquées que cela : sur un certain nombre de sujets techniques, qui ne me paraissent pas concerner votre mission, ce sont les mêmes compétences scientifiques qui se trouvent mobilisées, quel que soit l’aléa considéré – naturel ou technologique. Nous pouvons donc être conduits à intervenir, de façon marginale, sur certains risques naturels : je pense notamment aux cavités souterraines, puisque nous avons une compétence historique en matière géotechnique. Ainsi, nous intervenons au sujet des cavités anthropiques : l’INERIS étant l’héritier du Centre d’études et de recherches des charbonnages de France (CERCHAR), il a accumulé une compétence importante dans le domaine des mines, notamment en matière géotechnique, qu’il met évidemment à profit lorsqu’il s’agit d’étudier les risques d’effondrement de cavités naturelles.

En revanche, nous sommes concernés au premier chef par le volet « vulnérabilité », c’est-à-dire par l’impact des événements naturels en matière de risques technologiques : c’est ce que recouvre le risque « NaTech » (NAturel-TECHnologique), correspondant aux accidents technologiques déclenchés par un événement naturel.

Faute d’avoir une réelle expertise en matière d’évolution des aléas, nous ne sommes pas les mieux placés pour savoir si certains aléas résultent ou non des changements climatiques. En tout état de cause, notre préoccupation majeure consiste à nous interroger sur la vulnérabilité d’un certain nombre d’installations, notamment industrielles, à certains types d’aléas – inondations, séismes, foudre, etc. –, et à tenter de déterminer quel pourrait être leur impact sur les installations.

Évidemment, le changement climatique est susceptible d’accroître à la fois la fréquence et l’intensité de certains aléas d’origine climatique : en ce sens, il constitue une problématique émergente, que nous considérons avec une vigilance particulière. En août 2017, à la suite du passage de la tempête Harvey à Houston, une explosion est survenue dans une usine de produits chimiques Arkema, constituant un exemple typique de risque NaTech : le site concerné produisait des peroxydes organiques, des produits chimiques instables à température ambiante et devant de ce fait être stockés à basse température au moyen de dispositifs de refroidissement. Or, les inondations causées par la tempête ont entraîné une coupure de l’alimentation électrique et noyé les générateurs de secours : dans ces conditions, les peroxydes ne pouvaient plus être refroidis, ce qui a fini par provoquer une explosion. Ce genre de scénario, que nous envisagions déjà dans le cadre de l’analyse des risques liés aux installations industrielles, fait désormais l’objet d’un examen plus approfondi.

Une grande partie de notre activité est consacrée aux risques chroniques, notamment l’impact de la pollution sur la qualité de l’air et des eaux. Dans ce domaine également, il peut y avoir des interactions entre les changements climatiques et les risques de type NaTech. Par exemple, une tempête ou une inondation provoque beaucoup de dégâts matériels et engendre donc une énorme quantité de déchets dans un très court laps de temps : la gestion de ces déchets implique la nécessité de les détruire rapidement, ce qui se fait souvent au moyen d’une incinération à l’air libre, avec tout ce que cela suppose en termes de pollution de l’air.

Plus généralement, dans le domaine de la qualité de l’air, nous travaillons beaucoup, depuis quelques années, sur l’articulation entre les changements climatiques et la qualité de l’air –, une des questions qui se posent étant de savoir si l’évolution du climat va se traduire par une dégradation ou au contraire par une amélioration des prévisions au niveau local, notamment en ce qui concerne la concentration en particules et la teneur en ozone. À ce sujet, nous avons conduit des travaux assez importants avec le CNRS afin de coupler ses modèles de prévision climatique à long terme avec nos propres modèles, portant sur la qualité de l’air à court terme.

Enfin, je précise que si l’INERIS n’intervient pas véritablement en gestion de crise, il peut intervenir en appui à la gestion de crise, auprès des pouvoirs publics et des services d’intervention. Nous disposons pour cela d’une cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU), opérationnelle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qui peut être amenée à donner des conseils aux gestionnaires de la crise sur la manière de gérer tel ou tel type de situation. Cette cellule peut intervenir pendant la crise elle-même, par exemple pour donner des recommandations sur les produits à utiliser pour éteindre un incendie.

Mise en place pour répondre aux crises liées aux risques technologiques, la CASU peut également être sollicitée dans le cas de NaTech. Cela a par exemple été le cas à Saint-Martin après le passage de la tempête Irma en septembre dernier, au sujet de l’incinération des déchets que j’ai évoqué précédemment ; tout récemment, nous avons également été contactés au sujet du stockage de produits dangereux qui risquaient de ne plus être stockés en toute sécurité, afin d’évaluer le risque immédiat en cas d’inondation.

Comme vous le voyez, les questions qui vous intéressent tout particulièrement ne constituent pas notre cœur de métier, mais peuvent avoir des interactions de plus en plus fortes avec certaines de nos activités en raison des changements climatiques.

M. le rapporteur. Vous avez bien compris que notre mission consiste à identifier et faire émerger les enjeux des aléas susceptibles de se produire, lesdits enjeux pouvant être de nature économique ou touristique, et même concerner la sécurité des personnes, de leurs habitats et des infrastructures en général. Pour ce qui est des enjeux économiques, de nombreux pôles industrialo-portuaires sont exposés aux aléas qui nous intéressent.

Nous souhaitons privilégier une approche globale prenant en compte tous les éléments susceptibles d’être touchés par un événement majeur, que ce soit en amont de l’événement – afin d’améliorer l’organisation prévisionnelle –, pendant l’événement – pour ce qui est de l’organisation des secours – et après – pour la phase relative aux réparations.

M. Jean-Marc Peres. En partant de l’exemple d’un événement donné, je vais revenir sur la conduite de l’évaluation de la sûreté et de la gestion du risque. Comme je l’ai dit précédemment, sont considérés comme des aléas les risques d’inondation, de températures extrêmes, de vent et de pluie – les inondations et les tempêtes constituant les risques principaux en zone côtière. On considère actuellement que les revues de sûreté décennales permettent de suivre l’élévation de la mer, et de revoir tous les dix ans les dispositifs destinés à faire face à ce risque avec une marge de sécurité suffisante, dans la mesure où le phénomène est relativement lent.

Initialement, les installations ont été conçues et réalisées suivant des référentiels appelés règles fondamentales de sûreté. Pour ce qui est des installations situées en zone côtière, nous nous appuyons sur une règle fondamentale de sûreté datant de 1984 ; celles qui ont été construites avant cette date ont permis un retour d’expérience, et celles qui ont été construites après ont intégré les principes de l’évaluation des dispositifs et de la démonstration de sûreté.

En 1999, une tempête a causé de gros dégâts en France, surtout dans sa partie sud. Le soir du 27 décembre 1999, la centrale nucléaire de production électrique du Blayais, située sur l’estuaire de la Gironde, entre Bordeaux et Royan, a été particulièrement concernée par cet événement, puisqu’elle a subi une inondation de sa plate-forme et de plusieurs de ses galeries techniques souterraines, ayant conduit à une perte du réseau électrique sur deux réacteurs, et à l’arrêt de ces réacteurs. Dans les heures qui ont suivi, on a également constaté une obturation de la station de pompage de l’eau, provoquant un arrêt de la tranche 1. Une conjonction d’événements, résultant à la fois de la hauteur exceptionnelle des eaux de la Gironde et de celle des vagues – augmentée par des vents violents – a conduit à l’isolement logistique du site, puisque les routes ont été coupées par l’inondation des terrains à proximité. Ainsi, en quelques heures, la centrale du Blayais s’est trouvée placée dans une situation très délicate, ce qui a conduit l’Autorité de sûreté nucléaire à gréer l’organisation nationale de crise.

Fort heureusement, la reprise des commandes électriques est intervenue avant que l’installation ne se dégrade, et l’exploitation de la centrale a pu se poursuivre sans dommages. Néanmoins, notre attention a été très fortement attirée par cet événement, qui nous a obligés, dans les années qui ont suivi, à revoir la règle fondamentale de sûreté qui prévalait jusqu’alors. Cette règle intégrait une méthode de calcul du niveau maximal admissible de la cote majorée de sécurité à prendre en compte dans l’élaboration de l’installation, basée sur des niveaux de marée historiques et une surcote dite millénale.

En 1999, certains facteurs ont été insuffisamment pris en compte : la forte dépression touchant la zone concernée a en effet été à l’origine d’une élévation de la mer, donc du niveau de la Gironde – résultant à la fois du débit des eaux des deux fleuves qui l’alimentent et du niveau des marées. Sur des eaux d’un niveau déjà élevé, les vents très forts qui soufflaient durant la tempête ont soulevé des vagues excédant le clapot, qui ont provoqué l’inondation que j’ai évoquée.

Nous avons donc mené, en appui de l’Autorité de sûreté nucléaire, un travail technique consistant à revoir la règle fondamentale de sûreté, qui nous a conduits à publier en 2013 un guide relatif à la « protection des installations nucléaires de base contre les inondations externes ». Entre-temps, un certain nombre d’éléments avaient déjà été reconsidérés, notamment en ce qui concerne la cote majorée de sécurité, celle-ci intégrant désormais ce que l’on appelle les horsains, c’est-à-dire les événements rares ; de manière forfaitaire, on y a également ajouté une cinquantaine de centimètres ; enfin, on a pris en compte une modélisation des vagues, afin de répondre aux conséquences du phénomène observé en 1999. L’ensemble de ces modifications a entraîné, pour la centrale du Blayais, le passage de la cote majorée de sécurité d’un peu plus de 5 mètres à 6,30 mètres – avec la construction d’une digue permettant de faire face à des événements de cette amplitude.

Parallèlement, d’autres éléments de conception ont été revus. Ainsi, il a été décidé d’obturer tous les passages par lesquels l’eau pourrait atteindre des éléments importants pour la sûreté de l’installation. De son côté, EDF a mis sur pied une force d’action rapide nucléaire qui permet d’intervenir sur toutes les installations dans un délai très court, avec des moyens techniques importants.

Un centre local de gestion de crise a également été créé, et le système d’alerte a été renforcé – car, s’il avait fonctionné en 1999, il n’avait pas pris l’événement en compte suffisamment tôt. Le système actuel permet de prévenir, plus de vingt-quatre heures à l’avance, de l’imminence d’événements de cette nature : il ne s’agit pas d’alerter seulement EDF, mais aussi l’autorité de sûreté et son expert, l’IRSN.

Ce délai plus important nous permet d’anticiper une éventuelle difficulté d’exploitation sur une installation et, en cas de problème de rejets, la gestion des populations et du territoire environnant.

Cet exemple illustre la façon dont a évolué, ces dernières décennies, la prise en considération des inondations dues notamment à l’élévation du niveau des mers qu’on évalue à vingt centimètres par décennie. L’appréciation de l’aléa – par définition l’aléa est incertain – peut donner lieu à une révision des référentiels de sûreté et contraindre l’exploitant à redimensionner fortement son installation.

Enfin, l’événement de Fukushima a entraîné une demande de révision de l’ensemble de l’analyse de sûreté des installations nucléaires en France, notamment celles situées sur le bord de côte, en tenant compte d’une augmentation du niveau des mers de cinquante centimètres, élément qui n’avait pas été inclus dans les évaluations de sûreté antérieures.

Tel est le processus qui a conduit à une évolution de la réglementation, de la gestion de crise et du dimensionnement d’une installation d’exploitation.

Les centrales nucléaires en zone côtière – Manche et mer du Nord – sont au nombre de cinq : Gravelines, Penly, Paluel, Flamanville et enfin Le Blayais, située en zone estuarienne. Les centrales de Penly, Paluel et Flamanville ne posent pas de problème délicat au regard de l’inondation et du niveau des mers dans la mesure où leur plateau de support est installé dans la falaise, à une hauteur très largement suffisante en cas d’élévation du niveau de la mer due à une modification du climat, voire à des tempêtes particulières. La centrale de Gravelines, proche de Dunkerque, a été construite initialement avec une cote majorée de sécurité dont le coefficient était insuffisant au regard de l’événement du Blayais et du guide de référence émis pour la réalisation et le suivi des installations. L’élément délicat de cette installation reste le canal d’amenée d’eau de refroidissement : ces dernières années, l’opérateur a dû procéder à une élévation, de l’ordre de quatre-vingts centimètres à un mètre, du muret qui sépare ce canal d’amenée des installations nucléaires à proximité ; et de nouvelles instructions et échanges techniques pourraient entraîner une nouvelle augmentation de la hauteur de ce muret, déjà significative par rapport à la construction initiale. Deux de ces cinq sites font donc l’objet d’une attention particulière ; la centrale de La Hague, située à un niveau beaucoup plus haut, n’intéresse pas la zone côtière et l’élévation du niveau des mers.

M. Raymond Cointe. La réglementation en matière de risques technologiques est assez différente de celle du domaine nucléaire compte tenu du nombre beaucoup plus important d’installations potentiellement concernées. En la matière, c’est le code de l’environnement qui s’applique et la réglementation des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Les ICPE doivent respecter certaines prescriptions générales définies par l’État. En l’occurrence, nous venons en appui de la DGPR pour définir ces prescriptions qui sont soumises à des contrôles ou inspections de la part des inspecteurs des installations classées.

En ce qui concerne les activités les plus dangereuses, les exploitants sont tenus de démontrer, dans une étude de dangers, qu’ils ont identifié les risques susceptibles de survenir, élaboré des mesures de réduction adéquates et organisé un dispositif d’intervention approprié. Bref, le code d’environnement prévoit bien que les ICPE doivent prendre en compte les aléas naturels dans l’évaluation des risques.

En matière d’aléas liés au changement climatique, nous avons surtout travaillé, en association avec un certain nombre de partenaires étrangers dans le cadre de l’OCDE, sur tout ce qui concerne les inondations. À la différence de l’IRSN, notre rôle est plutôt de faire de la méthodologie au niveau national. En 2014, nous avons élaboré un guide méthodologique présentant la démarche à adopter face au risque d’inondation dans les installations classées. Ce guide présente l’analyse des risques adaptés à ces installations et propose des outils pratiques pour aider au diagnostic et capables de résister aux sollicitations mécaniques qui résulteraient d’une inondation. Depuis 2014, nous avons réfléchi sur les procédures à suivre pour sécuriser les sites industriels en cas d’inondation. Les inondations ayant un temps de montée en puissance assez long, cela permet de prendre des mesures organisationnelles, ce qui ne serait pas possible avec des aléas comme les séismes, pour lesquels il est trop tard pour faire quelque chose lorsqu’on a connaissance du risque.

Ces réflexions ont été conduites par notre ministère de tutelle, le ministère de la transition écologique, dans le cadre d’un groupe de travail sur les mesures à prendre en matière d’inondation. À la demande de la Direction générale de la prévention des risques, les inspecteurs des installations classées procéderont cette année à l’analyse des bonnes pratiques sur les sites concernés, afin de voir quelles bonnes pratiques ont été instaurées par les industriels. Nous allons accompagner la DGPR dans cette phase de recensement pour améliorer les bonnes pratiques qui peuvent être recommandées aux d’installations classées.

Les mesures principales prises aujourd’hui en matière de prévention du risque inondation concernent le plus souvent la réduction du risque. Sachant que les coûts de mise en conformité ou de mise en sécurité pourraient se révéler très élevés pour un certain nombre d’installations existantes, nous devons réfléchir à l’élaboration de mesures organisationnelles en cas de risque d’inondation afin de sécuriser les sites, ou en tout cas assurer leur résilience même si les niveaux d’aléas pris en compte pour le dimensionnement de l’installation sont dépassés. Tout à l’heure, j’ai parlé de la tempête Harvey à Houston et de l’usine d’Arkema. Il s’agit d’un événement où le niveau d’aléa a été très supérieur à tout ce qui avait été prévu. Mais la population avait pu être évacuée avant l’explosion de certaines installations de l’usine qui ne présentait pas de risques environnementaux très importants étant donné que les produits utilisés ne laissent pas de traces dans l’environnement. On peut s’interroger sur la meilleure conduite à tenir dans ce type de situation, en tout cas réfléchir en amont au scénario à élaborer, incluant bien évidemment l’évacuation des populations. En l’occurrence, nous essayons de travailler sur le retour d’expérience de cet incident, mais c’est difficile étant donné qu’il a eu lieu à l’étranger. Il n’est pas exclu que la meilleure solution soit celle qui a été retenue, autrement dit laisser l’usine exploser. L’autre question que l’on aurait pu se poser dès lors que l’on savait qu’une inondation allait se produire est celle des mesures organisationnelles qui auraient consisté à déplacer les produits, à les entreposer dans des camions frigorifiques et à les emporter en dehors du site. C’était peut-être, dans ce cas particulier, une meilleure solution que d’avoir à mettre en place des mesures de protection difficiles à évaluer compte tenu de l’imprécision de l’aléa. La grande différence avec le risque nucléaire, c’est qu’en matière de risque industriel on peut, si les conséquences ne sont pas dramatiques, réfléchir également à des mesures organisationnelles et de résilience qui permettent de surmonter rapidement, après coup, la crise.

Mme Sandrine Josso. Monsieur Cointe, dans son contrat d’objectifs et de performance 2016-2020, votre Institut a inscrit la dimension des changements climatiques dans ses travaux sur la prévention des risques industriels et environnementaux. Avec ce faisceau de recherches, quelles zones industrielles à risque avez-vous identifiées en métropole et en outre-mer ?

M. Raymond Cointe. Comme je le disais tout à l’heure, notre réflexion porte plus sur les types de vulnérabilité que sur l’implantation géographique des installations ou les lieux qui pourraient présenter des risques.

C’est à la demande de Ségolène Royal, alors ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, que nous avons pris en compte dans notre nouveau contrat d’objectifs et de performance la question des changements climatiques pour réexaminer l’ensemble de notre travail d’évaluation des risques qui est assez large. J’ai beaucoup parlé aujourd’hui des risques accidentels, sujet lié à l’articulation entre les risques naturels et les risques technologiques. L’un de nos sujets d’actualité est celui des inondations parce que c’est celui sur lequel nous avons, à ce stade, le plus d’éléments qui nous conduisent à penser que l’aléa va augmenter et qu’il convient de ce fait de prendre des mesures nouvelles.

Nous menons des recherches dans des domaines assez variés, notamment sur la qualité de l’air, les risques chroniques qui en découlent et son impact plus global à long terme sur la santé de la population. Nous regardons d’assez près l’articulation entre l’évolution du changement de climat et l’amélioration de la qualité de l’air, puisqu’il y a parfois certains débats sur des divergences d’intérêt, si je puis dire, entre les actions à instaurer pour lutter contre le changement climatique et celles visant à améliorer la qualité de l’air, ce qui suppose que l’on se pose la question des véhicules diesel. Les travaux que nous avons menés, qui ont à la fois une palette technique et une palette économique, montrent à l’inverse que la plupart des mesures que l’on prend dans le domaine du changement climatique auront un effet positif sur l’amélioration de la qualité de l’air – nous avons des études assez documentées tendent à le montrer. Mais c’est un sujet totalement différent de celui du risque technologique dont je parlais tout à l’heure.

M. le rapporteur. Dans mon secteur, une éolienne est tombée, peut-être à cause de vents particulièrement violents. Au vu des événements climatiques qui pourraient augmenter en intensité, ces équipements sont-ils bien dimensionnés ? Ne faudrait-il pas fixer, pour les installations à venir, de nouvelles contraintes, des règles, des exigences à la mesure de ces aléas ?

En cas d’inondations, les besoins en électricité de notre pays seraient-ils garantis ou y aurait-il des risques pour les habitants et les entreprises de rupture dans la fourniture d’énergie ?

M. Jean-Marc Péres. Votre question me donne l’occasion de revenir sur l’organisation de la crise de manière générale.

Nous apportons une expertise aux autorités dans l’établissement des plans particuliers d’intervention (PPI) autour des installations nucléaires et une contribution dans l’évolution de ces plans qui organisent de manière générale l’ensemble des entités qui sont amenées à intervenir dans un événement de crise. Nous apportons aussi notre contribution en tant qu’experts dans les événements de crise et dans la préparation de ces événements, c’est-à-dire à l’occasion d’exercices. Ceux-ci ont pour but de tester l’organisation de crise, les interfaces entre les autorités, les services de l’État qui interviennent, l’opérateur et les experts. Les modèles et les outils d’évaluation, de pronostic et de diagnostic sont également testés ainsi que les systèmes d’alerte de détection des événements, de surveillance et d’alerte de l’ensemble des acteurs, autorités et experts.

Au-delà de la gestion des situations de crise ou d’urgence, des groupes de travail assurent la gestion des situations post-crise, post-accident, qui elles aussi font l’objet d’exercices. Je tenais à insister sur cet aspect, puisque c’est une approche graduée. On considère que des événements mineurs ne doivent pas se produire – ils sont inacceptables – et que des événements externes, une inondation par exemple, ne doivent pas mettre une installation en situation délicate. Plus les événements sont importants, plus le dimensionnement des dispositifs de protection est lourd. Enfin, on ne peut pas écarter non plus, à un certain degré, le fait qu’un événement puisse entraîner une perte de la maîtrise de l’installation. L’organisation de crise, l’alerte, les échanges, la gestion de la crise et la gestion post-accident sont donc des facettes importantes des travaux qui sont conduits par l’Autorité de sûreté nucléaire et par l’Institut, et qui se jouent régulièrement avec l’ensemble des exploitants au travers d’exercices.

M. Raymond Cointe. Je dois reconnaître que la tenue des structures aux vents n’est pas la grande spécialité de notre Institut… Aussi n’ai-je pas de réponse très pertinente à vous apporter sur la question spécifique des éoliennes. Mais, bien évidemment, le changement climatique doit conduire à prendre en compte des valeurs sans doute revues en matière de dimensionnement pour résister aux vents de tempête centennale, ou de tempête historique suivant les critères qui sont utilisés. Cela vaut pour l’ensemble des aléas.

Je n’ai pas non plus de réponse précise à vous apporter sur la résilience du réseau électrique face à de nouveaux aléas. Mais bien évidemment, et c’est tout le principe de l’évaluation des risques dans les installations classées, la coupure des réseaux est l’un des premiers scénarios que l’on doit prendre en compte dans une étude de dangers. Dans ce genre de situation, plusieurs barrières de protection sont mises en place : en cas de risque potentiel de rupture du réseau électrique, il faut prévoir des groupes électrogènes, c’est-à-dire une alimentation de secours. Mais si cette barrière-là n’est pas efficace – et c’est ce qui s’est passé à Houston – il faut regarder la barrière suivante. Nous menons plutôt une approche installation par installation qu’une réflexion générale, c’est-à-dire sur l’ensemble du territoire. Nous essayons de voir si dans un certain nombre d’aléas renforcés par le risque climatique, des suraccidents pourraient se produire, autrement dit si un nouvel incident que nous n’avions pas prévu ou qui n’avait pas été pris en compte lors de la conception des barrières de protection viendrait se superposer à tel autre incident.

Enfin, comme je l’ai dit tout à l’heure, il faut prendre des mesures organisationnelles pour la gestion de crise si l’aléa maximum pris en compte est dépassé et si l’installation devient vulnérable, afin qu’elle soit la plus résiliente possible et que le retour à la normale puisse intervenir au plus vite.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Député du Var, je suis également un des premiers rédacteurs des documents d’information sur les risques majeurs, édités à l’usage des collectivités après l’adoption de la loi de 1995, relative au renforcement de la protection de l’environnement. J’ai transmis à notre présidente un essai que j’avais publié en 2009 où j’avais éprouvé certaines méthodes mises en pratique lors des incendies de 2003 qui avaient ravagé 50 000 hectares sur la Côte d’Azur.

J’insiste beaucoup sur le risque de suraccident parce qu’il est constant. En fait, les situations deviennent dramatiques en raison des suraccidents. Les équipes de secours savent gérer la situation quand elles sont sur un front, mais nous devons être vigilants quant aux réactions en chaîne qui pourraient découler de l’événement principal. La canicule de l’été 2003 a eu des conséquences désastreuses pour l’ensemble du territoire. Comme exemple de suraccident que nous avons dû affronter à l’époque, je peux vous citer la rupture de l’alimentation électrique d’un l’hôpital dont les générateurs avaient fini, eux aussi, par tomber en rade en raison de la chaleur. On ne veut pas envisager ce genre de suraccident car la probabilité de sa survenue est vraiment infime. On se dit que cela n’arrivera jamais et, pourtant, cela peut arriver.

Hier soir, l’Assemblée nationale a décidé de créer une commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité nucléaire. J’espère que notre mission d’information pourra y participer par l’intermédiaire de notre présidente ou de notre rapporteur, car ils peuvent vraiment enrichir ce débat.

M. Raymond Cointe. Votre intervention me permet de rappeler que le risque incendie sécheresse, auquel on ne pense pas forcément en matière de risques industriels, est potentiellement important. Il mérite une véritable attention compte tenu de sa survenue plus fréquente et du fait que des installations à risque peuvent être concernées.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je peux vous en donner un exemple dans une commune côtière : lorsqu’un incendie détruit des installations agricoles, il peut libérer des produits stockés très dangereux qui vont se répandre dans les cours d’eau puis directement dans l’estuaire. La pollution halieutique et littorale est évidente et très rapide. Les feux nous prennent très vite de court ; ce sont des incidents beaucoup plus dynamiques que des inondations qui ne sont brutales et soudaines qu’en cas de grand ravinement.

Mme la présidente Maina Sage. J’aimerais que l’on revienne sur deux points : la coordination entre les partenaires et la cartographie des risques.

Vous avez, l’un et l’autre, souligné les limites de vos domaines d’intervention. Comment les politiques publiques sont-elles coordonnées au niveau du pays, afin que l’organisation soit efficace lorsque survient la crise ? Comment se passe l’information du public, la coordination à l’échelon local, la liaison permanente que vous pouvez avoir avec les communes, les acteurs locaux et les organisations professionnelles concernées par les risques industriels ?

Les littoraux identifiés comme zones basses devraient être des champs d’intervention un peu prioritaires. Je m’étonne qu’il n’y ait pas forcément eu de cartographie ou de statistiques exhaustives des entreprises les plus soumises à ces risques.

M. Raymond Cointe. Il faut distinguer les niveaux d’intervention et le positionnement de chaque partenaire dans la chaîne qui va de la prévention à la gestion de la crise, voire de la post-crise.

L’INERIS étant un institut national, il n’a pas de représentation sur les territoires. Nous intervenons en appui au ministère et notamment à la DGPR pour l’élaboration de la doctrine nationale. Dans le domaine du risque industriel, la mise en œuvre de cette doctrine est d’abord de la responsabilité des exploitants, qui sont contrôlés par l’administration et les services déconcentrés du ministère. L’exploitant peut bénéficier d’un appui technique, mais celui-ci émanera le plus souvent d’un autre opérateur. C’est ainsi que le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) est amené à intervenir en appui direct aux collectivités pour tout ce qui a trait aux PPRT, compte tenu de son réseau assez dense sur les territoires.

Dans la phase d’élaboration de la réglementation et des prescriptions générales, la coordination est assurée par le ministère qui travaille avec nous et avec les autres opérateurs, et qui une vision globale du dispositif. Il me semble que cela ne pose pas de problème particulier. Évidemment, le dispositif doit être adapté à tout moment en fonction de l’évolution des risques, de l’apparition d’aléas, mais également des contraintes qui peuvent peser sur les opérateurs en termes de moyens humains et matériels : il faut s’assurer que certains sujets ne deviennent pas orphelins.

L’intervention en situation de crise ou de post-crise peut poser davantage de problèmes de coordination. L’INERIS dispose d’une cellule qui est opérationnelle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle est localisée au siège de Verneuil-en-Halatte mais, si nécessaire, elle peut intervenir sur site. Nous sommes amenés à le faire lorsqu’un incendie peut présenter un risque pour les riverains en termes de qualité de l’air ; c’est ainsi que nous avons récemment déployé une équipe d’intervention pour mesurer la qualité de l’air autour d’un entrepôt de déchets de la société Paprec, détruit par un incendie.

En matière de gestion de crise liée à un risque industriel, les choses sont à peu près bien cadrées. Il reste peut-être des progrès à faire dans la coordination des opérateurs qui interviennent post-crise, à un stade où les expertises sont assez complémentaires. Le ministère travaille à la réalisation d’un annuaire qui permette d’identifier rapidement les opérateurs qui pourraient intervenir de la manière la plus pertinente sur tel ou tel volet du problème. Le retour d’expérience de l’ouragan Irma à Saint-Martin – où nous ne sommes intervenus que lors du brûlage des déchets – a montré qu’il serait utile de disposer d’une information plus immédiate sur les compétences des uns et des autres.

M. Jean-Marc Peres. Je vais revenir sur les interfaces entre les différents niveaux – central, local, société civile –, tant au moment de la crise qu’en amont lorsqu’il s’agit d’évaluer la structuration, la robustesse et la sûreté des installations.

Dans les centrales nucléaires, un plan d’urgence interne se déclenche de manière automatique si un dysfonctionnement sérieux de l’installation peut mettre en cause les éléments principaux de conduite des réacteurs. Une fois que l’alerte est donnée, une information est immédiatement diffusée à l’exploitant, à l’ASN et à l’IRSN. Une organisation de crise peut ainsi se mettre en place de manière locale dans le CNPE intéressé mais aussi au niveau central. L’IRSN dispose d’ailleurs d’un centre technique de crise. En fonction de l’appréciation et du diagnostic, l’ASN peut alerter l’État, ce qui peut donner lieu à la création d’une cellule interministérielle de crise. Les sites peuvent bénéficier du renfort de services locaux d’intervention – les pompiers entre autres – mais aussi de la Force d’action rapide du nucléaire créée par EDF. L’IRSN dispose aussi d’unités mobiles qui peuvent se déployer en moins de vingt-quatre heures sur les différents sites de la métropole et qui sont capables d’évaluer la situation sur les plans radiologique et sanitaire. Voilà, de manière très schématique, comment est organisé le système de crise.

La société civile a été peu à peu associée à l’évaluation de sûreté, qu’il s’agisse des réacteurs, des installations dans leur ensemble, des sites pollués, des stockages. L’IRSN informe la société civile des travaux d’expertise qu’il conduit, par le biais des commissions locales d’information et des associations. Au premier abord, on peut voir cette information comme un exercice de pédagogie. En fait, elle donne lieu à des échanges et à un véritable dialogue d’où émergent des questions qui, parfois, ne se posent pas immédiatement sur le plan scientifique. Ces échanges permettent donc de faire évoluer le questionnement scientifique et les éléments de réponses qui sont apportées dans la structuration des évaluations de sûreté. Cette confiance partagée dans la solidité de l’évaluation de la sûreté est un élément fort pour toutes les parties, y compris pour les autorités et les experts.

Vous évoquiez nos certitudes quant à la dimension des événements. Il est évident que les phénomènes extrêmes ne sont pas toujours bien appréciés. On ne peut pas ne pas les considérer. En même temps, on ne peut pas dimensionner a priori les installations de manière à ce qu’elles répondent à ces événements totalement extrêmes, qui n’ont pas été imaginés de manière réaliste. Avec de telles configurations, on se situe évidemment en marge, d’où la nécessité d’avoir une approche graduée. Nous sommes à la marge de ce que l’on peut réaliser industriellement, et dans un temps donné ; d’où la nécessité de prévoir cette organisation de crise.

Dans le cadre des exercices, une relation de proximité s’est établie avec la société civile qui est à la fois observatrice et participante aux retours d’expérience. Cette relation permet d’essayer de partager une confiance, tant sur l’organisation de crise que sur le dimensionnement des installations.

Mme la présidente Maina Sage. L’INERIS a, effectivement, une vision nationale des risques industriels. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions sur les risques encourus, à la lumière de l’évolution des connaissances en matière de dérèglements climatiques. Combien de sites pourraient être menacés ? Quelles pourraient être les réactions en chaîne comme celle qu’a décrites M. Michel-Kleisbauer ?

M. Raymond Cointe. Nous partageons nos informations sur les types et les fréquences d’accidents avec le ministère, notamment avec le Bureau d’analyse des risques et pollutions industrielles qui recense les accidents industriels.

Les risques identifiés NaTech, qui ne sont pas forcément liés au changement climatique, sont estimés à 5 % des accidents connus en France. Sans être totalement négligeable, leur part reste donc faible. On peut parler de « risques émergents », de « lanceurs d’alerte ». Il est encore difficile d’identifier lesquels de ces incidents seraient vraiment liés au changement climatique : nous sommes plutôt dans une phase d’identification potentielle de nouveaux risques qui pourraient survenir. Le ministère dispose de la liste des installations situées dans tel ou tel type de zones à risques, notamment dans les zones inondables.

Mme Sandrine Josso. Certaines zones de notre territoire ont été contaminées par des déchets uranifères : des remblais provenant d’anciennes mines dégagent toujours des doses de radioactivité nocives en cas d’exposition à long terme des citoyens. En cas d’incident climatique – une tempête, par exemple – y a-t-il des risques d’extension des zones contaminées, de pollution volatile ?

M. Jean-Marc Peres. Vous faites référence à la terre résultant de l’excavation de la mine ou de terrils ; la texture de ces matériaux se prêtait à une utilisation dans certains sites, voire dans la construction de bâtiments. Les restes d’exploitations anciennes ont parfois été entreposés. Le caractère uranifère de ces matériaux pose un problème immédiat d’exposition directe des populations, qui vivent ou travaillent à proximité de ces zones, aux radioéléments des minerais uranifères et au radon, gaz qui se concentre généralement dans les lieux peu aérés.

L’IRSN intervient généralement à la demande des pouvoirs publics, le plus souvent le ministère de l’environnement ou les préfectures. Nous devons caractériser ces sites. Nous devons évaluer précisément les conséquences radiologiques présentes et, éventuellement, émettre des recommandations préconisant la réhabilitation, la protection ou à même une limitation de l’usage de ces sites.

Nous n’analysons pratiquement jamais le devenir de ces sites en fonction d’événements particuliers tels que des évolutions climatiques qui entraîneraient une dispersion. Ce n’est pas notre priorité car cette dispersion donnerait lieu à des expositions inférieures à celles constatées sur le site lui-même. La dispersion dépend de la nature et de l’importance de ces sites mais, en général, ils sont de petite taille. Les études se concentrent donc sur l’usage actuel des sites et non sur les événements qui pourraient conduire à une interrogation sur une possible dispersion. En revanche, ce n’est pas le cas en ce qui concerne le stockage de résidus de minerai d’uranium : l’opérateur est tenu de mettre en place un dispositif de confinement de ces résidus que nous contrôlons comme les installations nucléaires.

M. Raymond Cointe. S’agissant des risques chimiques, l’INERIS intervient avec le BRGM : notre groupement d’intérêt public (GIP) commun, le GEODERIS, travaille sur les questions d’après-mine. Comme mon collègue de l’IRSN, je dirais que nous nous sommes d’abord préoccupés de sujets « accidentels », compte tenu de la fin de l’exploitation minière qui a souvent conduit à l’ennoyage des mines et à des risques d’effondrement de cavités. Depuis une quinzaine d’années, nous reconstituons les cartes où figuraient d’anciennes exploitations minières et nous caractérisons le risque d’effondrement, dans le cadre des travaux sur l’après-mine. Cela représente un travail considérable.

Actuellement, au sein de GEODERIS, nous nous mobilisons de plus en plus sur les risques sanitaires et chroniques liés au dépôt de déchets dus l’exploitation d’anciennes mines. En revanche, nous n’avons pas mené de réflexion à ce stade sur l’impact potentiel du changement climatique : je ne pense pas que ce soit le risque le plus important. En matière de santé et d’environnement, nous cherchons d’abord à avoir une bonne connaissance des déchets et à évaluer les risques potentiels encourus par les populations voisines des anciennes exploitations minières.

Mme Sandrine Josso. Merci pour votre réponse. Nombre de mes collègues sont interpellés, comme moi, de manière de plus en plus fréquente sur ces sujets par des associations.

M. Raymond Cointe. C’est clairement un sujet de préoccupation. En tant qu’héritiers du Centre d’études et de recherches des charbonnages de France (CERCHAR), nous pouvons penser que les mines de charbon ne sont plus un sujet d’actualité. En revanche, nous constatons que, pendant encore quelques années, nous devrons nous intéresser à l’après-mine et gérer les conséquences des exploitations passées. Sous la houlette du ministère, d’importants travaux sont menés avec le BRGM, qui mobilisent des montants non négligeables de crédits publics.

M. le rapporteur. Vous évoquez le problème d’anciennes mines où des métaux lourds stagnent dans des vasques et sont relargués à la suite de certains mouvements pour arriver dans les estuaires. Le plomb, le cadmium et le mercure se retrouvent dans le plancton et les coquillages et finissent par être consommés. En tout cas, c’est une éventualité. Ce risque relève-t-il de vos structures ou des Agences régionales de santé (ARS) ?

M. Raymond Cointe. Comme dans le cas des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), nous intervenons en appui du ministère pour définir la doctrine nationale et les méthodes d’évaluation des risques qui seront ensuite appliquées sur le plan local par les ARS ou d’autres autorités.

Nos travaux actuels visent à améliorer notre connaissance des contaminations – pollution des sols et autres milieux – et des risques qui y sont associés. Nous conduisons aussi des travaux, qui en sont encore au stade de la recherche, sur l’exposome. Ils consistent à reconstituer l’exposition à la pollution pendant toute la durée d’une vie humaine pour mesurer les effets de la contamination des milieux sur l’homme. L’idée est de faire des mesures de pollution et de reconstituer l’imprégnation humaine. Des travaux exploratoires ont déjà été menés avec un certain succès, notamment sur la contamination au plomb d’enfants du Nord-Pas-de-Calais : les simulations permettent d’estimer les taux de contamination des enfants, et les résultats concordent avec les mesures de plombémie effectuées dans la population. Ce sont encore des sujets de recherche, mais la connaissance évolue assez rapidement.

Mme la présidente Maina Sage. Souhaitez-vous prononcer quelques mots de conclusion ?

M. Jean-Marc Peres. Vous nous avez demandé si nous avions des recommandations à formuler sur un plan général au regard des effets du changement climatique.

Je distinguerai deux volets de l’évaluation de l’aléa : celui de notre capacité à l’évaluer et celui de la vulnérabilité de nos installations.

Notre capacité à évaluer l’aléa, c’est notre capacité à adopter une référence qui dimensionnera nos installations ; cette référence est-elle insuffisamment ou trop conservative ? Tout aléa, par définition, suppose une part d’incertitude ; c’est pourquoi nous prenons toujours des marges dans ce que nous faisons.

Cependant, des recherches sont menées en France sur l’évaluation de l’aléa climatique, en particulier l’inondation. Des observatoires existent, dirigés par des universitaires ainsi que divers organismes de recherche et d’expertise ; notre institut y participe, de façon indirecte. De son côté, EDF a mis en place une veille climatique sur l’ensemble de son parc.

Avec les quelques spécialistes dont nous disposons dans ce domaine, nous essayons d’agréger et de modéliser l’ensemble des informations recueillies et de conduire des études sur la base de ces données. Cela suppose de gros investissements, car ces données sont nombreuses, généralement locales, difficiles à agréger et peu évidentes d’accès pour l’ensemble des experts. C’est ce qui nous a amenés à privilégier l’agrégation de ces études et la modélisation des données.

Nous insistons davantage sur le domaine de l’acquisition de données historiques. Cet exercice pose la difficulté de l’accès aux archives ainsi que celle de leur interprétation ; et une fois ce travail accompli, il reste à quantifier les données susceptibles d’être utilisées.

Avec des universitaires en premier lieu, mais aussi avec un certain nombre d’organismes, nous développons des études dans ce domaine. Ce champ n’est pas propre à l’Institut, nous n’en disposons pas moins d’une équipe dédiée, certes réduite, mais très active.

Pour ce qui est de la vulnérabilité, je dirai que nos installations actuelles ont été dimensionnées au regard d’un certain nombre d’agresseurs, notamment climatiques, dont l’appréhension a évolué avec la connaissance ; et les exigences d’évolution sont devenues relativement fortes. À ce titre, je considère que nous devons être attentifs à ce que les demandes impératives exprimées par les opérateurs au sujet du redimensionnement de certains dispositifs puissent être réalisées en prenant en compte le contexte industriel, et dans les délais qu’imposent ces observations nouvelles.

Il faut être conscient que les dimensionnements programmés ne peuvent être réalisés immédiatement ; chacun s’accorde sur ce point. Mais en même temps, ces dimensionnements ne peuvent pas être reportés trop loin dans le temps. La plus grande vigilance s’impose à cet égard, et toute la communauté est concernée : industriels, autorités, experts, etc.

L’aléa, je l’ai dit, est par essence incertain, mais l’incertitude ne saurait nous écarter de l’événement que nous considérions comme improbable ; c’est pourquoi nous devons aussi nous y préparer. Nous ne pouvons pas considérer qu’une installation ne présente aucun risque ; la préparation à la crise, au niveau central comme au niveau local, de l’ensemble des opérateurs et des acteurs est une dimension majeure de nos travaux. C’est un des éléments sur lequel j’appelle l’attention, et sur lequel l’Institut s’investit énormément.

Mme la présidente Maina Sage. Considérez-vous qu’il reste des marges de progression importantes ? Quelles seraient vos préconisations prioritaires pour être véritablement parés à affronter à de tels événements ?

M. Jean-Marc Peres. Il est difficile d’apprécier comment nous serions en capacité de gérer une réelle situation de crise. Au regard de l’expérience que nous avons acquise à la suite de celles que nous avons connues, qui heureusement n’étaient pas graves, mais surtout à l’occasion des exercices que nous organisons, en utilisant des outils techniques de diagnostic et de pronostic qui progressent avec la connaissance, je pense que l’investissement réalisé par l’ensemble des acteurs est suffisant et permet de disposer d’outils relativement performants.

Ce qui importe le plus à mes yeux est l’interface, qui se met d’ores et déjà en place au moment des exercices, entre les différents acteurs de la crise – les acteurs locaux, l’opérateur et les pouvoirs publics, autrement dit la préfecture avec les services de l’État, les acteurs centraux que sont les autorités de sûreté et les experts –, ainsi que leur capacité à se mobiliser et à déployer localement des moyens mobiles.

Autre dimension délicate : la gestion de l’après-accident. Des rejets dans l’environnement seraient probablement source d’une inquiétude exacerbée quant à leurs conséquences. Nous n’avons encore jamais eu à gérer de situation de contamination : serons-nous capables d’y faire face ? Même si la contamination était faible, la préparation de la crise en relation avec la société civile est essentielle, car elle a un effet déterminant sur l’appréciation de l’événement. Sera-t-il considéré comme un véritable problème sanitaire ou non ?

Cet aspect n’est pas de ceux que l’on aborde de façon pédagogique et directe une fois la crise déclenchée ; il doit être anticipé. La préparation à la crise, j’y insiste, est un volet déterminant. L’exercice est difficile, car les interfaces ne se jouent pas toujours totalement avec facilité parce que l’on n’est pas dans une situation réelle : un exercice se déroule toujours dans un laps de temps très court. C’est un peu comme une assurance automobile : au fil des années, si l’on n’a pas d’accident, on se demande pourquoi on la paie. La préparation à la crise présente la même difficulté : à quoi bon s’y préparer si elle ne survient pas ? La capacité à s’adapter fait partie de la nature humaine, et si la raison d’être de la préparation à la crise n’est pas démontrée par un retour d’expérience au bout de quelques années, on a du mal à percevoir l’intérêt d’un tel investissement.

C’est à mes yeux un élément d’autant plus déterminant qu’il exige des moyens et une force de préparation qui n’a rien de trivial. Et la préparation à la crise doit être programmée par l’ensemble des organes impliqués de façon à ce qu’on puisse se dire que l’on était au moins à peu près préparé à faire face à tel ou tel accident. Il ne faut donc jamais perdre de vue que cela fonctionne un peu comme une assurance automobile.

M. Raymond Cointe. Je suis très en phase avec ce que vient de dire Jean-Marc Pères ; il faut insister sur la notion de préparation et de gestion de crise. Du reste, un exercice de l’IRSN se déroule ce matin même, auquel notre cellule d’appui aux situations d’urgence est associée. Nous sommes donc en train de travailler pour vous… (Sourires.) Cela montre en tout cas à quel point nous travaillons ensemble, jusque dans nos entraînements.

Je confirme le caractère de plus en plus prégnant de la prise en compte des situations post-accidentelles et la gestion des conséquences environnementales des accidents, qui constitue un de nos principaux sujets de préoccupation dans le strict domaine du risque accidentel. On oublie trop souvent que, pour être en mesure d’apprécier les conséquences environnementales d’un accident, il faut être capable de faire très rapidement un point zéro, puis de déployer sur site les moyens d’intervention appropriés. L’incendie de déchets dont j’ai parlé tout à l’heure est un exemple parmi d’autres de ce que nous sommes amenés à faire.

Je veux également rappeler la part déterminante des mesures organisationnelles : on ne saurait se reposer sur les seules mesures techniques de prévention idéalement destinées à éviter l’accident, dans la mesure où celui-ci est souvent la conséquence de défaillances humaines. Il est donc indispensable d’analyser ces facteurs organisationnels et humains.

Il faut systématiquement se poser la question de savoir si, dans certains cas, certaines mesures organisationnelles ne seraient pas plus efficaces que des dispositifs de prévention « en dur ». Cela dépend évidemment beaucoup de la nature de l’aléa : l’inondation apparaît à cet égard comme un cas un peu particulier, car on a le temps pour s’y préparer, contrairement à un séisme ou un feu de forêt. Cela doit donc être examiné au cas par cas, mais cela mérite que l’on y réfléchisse et nous nous efforçons de développer notre expertise en la matière. Nous sommes historiquement une maison d’ingénieurs, mais nous nous entourons de plus en plus d’équipes de sociologues et d’ergonomes pour travailler à ces questions de facteurs organisationnels et humains.

M. le rapporteur. Je vous remercie, messieurs, pour vos contributions et les informations précieuses que vous nous apportez dans vos domaines d’expertise respectifs. Nous voyons bien que nous avons affaire à une organisation appelée à coordonner de nombreux paramètres ; j’ai bien noté vos derniers propos sur la nécessité de disposer de systèmes de secours bien organisés, mais également adaptables, dans la mesure où l’aléa, par nature, ne correspond pas toujours forcément ce que l’on avait prévu…

Mme la présidente Maina Sage. Merci, messieurs, d’avoir participé à cette audition. N’hésitez pas à nous transmettre tous les documents que vous jugerez utiles. Nous nous déplacerons dans l’hexagone afin de voir in situ les politiques d’adaptation et de préparation aux risques ; peut-être aurons-nous l’occasion de vous retrouver sur place.

Laudition sachève à douze heures vingt-cinq.

 

 

 


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12.   Audition, ouverte à la presse, de M. Albert Maillet, directeur « forêts et risques naturels » de l’Office national des Forêts (ONF) ; de M. Sylvain Latarget, directeur général adjoint, de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) ; et de M. Patrick Bazin, directeur de la gestion patrimoniale du Conservatoire du littoral.

(Séance du lundi 5 février 2018)

Laudition débute à quinze heures cinq

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, je suis heureuse d’accueillir pour cette table ronde M. Patrick Bazin, directeur de la gestion patrimoniale du Conservatoire du littoral, M. Sylvain Latarget, directeur général adjoint de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), et M. Albert Maillet, directeur « forêts et risques naturels » de l’Office national des forêts (ONF).

Notre champ de compétences est large. Il consiste à mesurer les impacts des mouvements climatiques exceptionnels. Au-delà de ce qui vient immédiatement à l’esprit, l’organisation des secours, la maîtrise du foncier, les règles d’urbanisme ou de construction, les aspects techniques, la montée du niveau des eaux, le recul du trait de côte, la fragilisation de certaines zones du fait du changement climatique sont autant de facteurs qui entrent nécessairement dans le cadre de notre étude. Les organismes que vous représentez sont indispensables à la compréhension du constat, selon lequel nous sommes confrontés à des phénomènes de plus en plus violents.

Dans un premier temps, nous souhaitons savoir comment sont anticipés ces risques au plan national et comment sont adaptées nos politiques publiques.

Le deuxième volet consiste essentiellement à analyser la gestion in situ de ces changements et phénomènes climatiques.

Le troisième volet est celui de la reconstruction. Dans les trois domaines qui nous intéressent, il me semble que vos organismes peuvent être amenés à travailler sur ces politiques publiques.

Le rapporteur de notre mission d’information va maintenant vous préciser l’objet de cette audition.

M. Yannick Haury, rapporteur. Quelles sont les missions du Conservatoire du littoral en matière de prévention des risques climatiques et d’adaptation au changement climatique ? Pouvez-vous présenter le rôle de la conservation du littoral face aux événements climatiques majeurs, à la fois en matière d’atténuation et d’adaptation ?

L’IGN a-t-il réalisé une cartographie des zones littorales vulnérables ? Quelles sont ses missions ou ses actions en matière de connaissance des impacts des événements climatiques majeurs et de prévention des risques climatiques ? Lors de la phase de gestion de crise, quelles sont les données de l’IGN qui sont accessibles par les autorités, pour les secours par exemple ? Des données de l’IGN peuvent-elles également servir de base dans les processus d’évaluation et d’indemnisation des dommages ?

Quelles sont les missions et les actions de l’ONF dans les domaines de la prévention et de la gestion des risques climatiques en zone littorale – protection du littoral, restauration des forêts ? Quelles sont les zones littorales françaises particulièrement vulnérables aux événements climatiques majeurs ? Quelles sont, dans ces zones, les différentes caractéristiques de la vulnérabilité ?

Êtes-vous associés à l’élaboration des plans de prévention des risques naturels (PPRN) ? Avez-vous mené des opérations particulières après la tempête Xynthia ? Avez-vous analysé en particulier les ouragans de cet automne ? En tirez-vous des conclusions particulières ?

Quelles seront à l’avenir les orientations prioritaires de vos travaux pour identifier les zones vulnérables face aux événements climatiques majeurs ?

Enfin, avez-vous identifié des pistes d’amélioration dans la prévention des risques climatiques et l’information des populations ?

Mme la présidente Maina Sage. Le questionnaire que nous vous avons envoyé est une base de discussion. Bien évidemment, vous pouvez sortir du cadre précis que vient d’évoquer le rapporteur.

M. Patrick Bazin, directeur de la gestion patrimoniale du Conservatoire du littoral. Il n’y a pas de missions du Conservatoire du littoral en matière de prévention des risques climatiques inscrites dans la loi, puisqu’il est chargé d’une mission de sauvegarde de l’espace littoral sur le plan environnemental. D’une façon plus indirecte, le Conservatoire ayant quelques missions de contribution à la gestion intégrée des zones côtières, c’est-à-dire une approche assez globale de l’aménagement des zones littorales, il peut proposer des dispositions qui seraient favorables à cette adaptation au changement climatique.

Le rôle de la conservation du littoral face à la survenue de ces événements est relativement modeste en matière d’atténuation, puisque la frange littorale est assez étroite. Toutefois, il faut mentionner le rôle que peuvent jouer les mangroves qui sont des zones de captation de carbone tout à fait majeures à l’échelle de la planète. La France dispose d’un certain nombre de mangroves, notamment en Guyane et en Nouvelle-Calédonie.

C’est davantage en matière d’adaptation que le littoral a un vrai rôle à jouer. D’abord la conservation des milieux naturels du littoral permet de limiter la vulnérabilité aux aléas climatiques. On a pu constater, lors d’événements comme Xynthia ou les crues de l’Argens près de Fréjus, que les submersions marines créent des dégâts là où des enjeux sont installés. Quand on a identifié ces zones à risque et que l’on peut les protéger notamment de l’urbanisation, elles ne sont pas vulnérables et les aléas n’ont pas les mêmes conséquences que lorsqu’elles sont bâties. Certes, ce que je dis là est un truisme, mais il est important de le rappeler.

Les milieux naturels peuvent aussi accroître la résilience du littoral, c’est-à-dire sa capacité à encaisser des phénomènes majeurs en limitant les dégâts, voire en les atténuant tellement qu’il devient relativement facile de protéger les enjeux qui seraient situés en arrière. Lors d’événements climatiques, les dunes et les marais sont des zones où la mer vient dissiper son énergie. Lorsque ces défenses sont en arrière des milieux naturels, elles sont beaucoup plus efficaces, moins coûteuses et moins facilement attaquées. Une politique intégrée de conservation du milieu naturel du littoral permet dans certains cas – pas dans tous – d’accroître l’efficacité des défenses à moindre coût et de façon bénéfique pour les territoires, c’est-à-dire qu’un territoire d’aspect naturel a plus de chance de conserver ses atouts économiques, touristiques, paysagers que des territoires bunkérisés contre la mer dont les défenses peuvent devenir très vite assez inesthétiques et coûteuses.

Mme la présidente Maina Sage. Disposez-vous d’études qui montreraient que des espaces seraient plus résilients parce que mieux gérés en zone littorale que ceux qui sont effectivement « bunkérisés », pour reprendre votre expression ? A-t-on chiffré les services rendus par les écosystèmes littoraux ?

M. Patrick Bazin. Nous avons commencé à le faire pour les mangroves et le long du littoral métropolitain en prenant sept ou huit secteurs que l’on appelle des unités littorales. Nous avons pu identifier un certain nombre de services de protection et de régulation. En termes d’adaptation au changement climatique, nous avons quelques éléments de réponse que nous pourrons bien sûr vous fournir, mais il n’est pas forcément facile de les extrapoler de façon globale.

Notre ambition est de détailler ces études comparatives et schémas d’aide à la décision au travers du programme Adapto en cours de démarrage et qui doit accompagner et mettre en valeur une dizaine de démarches locales avec les acteurs locaux. C’est un programme qui avance à son rythme, parce que nous ne sommes pas seuls mais avec les collectivités et les services. Il s’agit de comparer divers scénarii pour raisonner sur des projets de territoire à moyen terme, c’est-à-dire dans des secteurs plutôt ruraux, pas des secteurs urbains directement menacés.

M. le rapporteur. Dans la commune dont j’ai été maire, le littoral est pour moitié un cordon naturel et pour l’autre moitié un mur de défense. En ce qui concerne le cordon littoral naturel, nous avions fait le choix d’un nettoyage manuel de la plage. Aussitôt après, des plantes s’y sont installées et des dunes se sont formées très rapidement. Mais la plage est très mobile. Dans la partie où se trouve le mur de défense, il faut sans cesse procéder à des travaux d’entretien parce que les habitations sont très proches et parce que, très souvent, les vagues qui tapent sur le mur apportent du sable, ce qui a pour conséquence que le mur se déchausse, que le couronnement faiblit. Dès que l’on construit un nouvel ouvrage pour l’améliorer, on perturbe l’équilibre hydro-sédimentaire et, là où l’on escomptait un bénéfice, on a du sable et un peu plus loin il n’y en a plus, ou inversement. Cet équilibre est assez instable. On en a déduit qu’il fallait aider la nature dans la mesure du possible, avec des méthodes douces pour des raisons esthétiques, vous l’avez dit, et d’efficacité.

Mme la présidente Maina Sage. Pouvez-vous nous en dire plus sur le programme Adapto ? Quelle est sa durée ? Quels en sont les acteurs ?

M. Patrick Bazin. Permettez-moi de rebondir sur ce que vient de dire le rapporteur. Il est crucial d’identifier la largeur du milieu naturel qui permet cette résilience et ces ajustements parce qu’une dune ou un marais, ce n’est pas aussi solide qu’une digue. Il lui faut donc de la largeur pour jouer son rôle. Dans les projets d’aménagement, il faut savoir quelle largeur de milieu naturel est nécessaire pour être efficace en termes de résilience et de protection des enjeux situés à l’arrière.

Vous connaissez la bande des 100 mètres de la loi « Littoral ». On aimerait lancer le concept de « bande des cent ans ». Pouvoir identifier ce qui serait mobile sur cent ans permettrait de voir venir et d’éviter de prendre des risques inutiles. Mais ce n’est pas facile à faire.

Nous avons lancé le programme Adapto il y a trois ans, et il prend vraiment sa dimension aujourd’hui grâce au programme de financement européen LIFE, le programme pour l’environnement et l’action pour le climat, qui a été adopté l’année dernière et qui va nous permettre de bénéficier de quelques moyens humains et financiers pour accompagner les démarches dont j’ai parlé, qui sont dix sites localisés dans nos dix délégations de rivage répartis selon des types de côte qui couvrent l’ensemble des rives français.

Mme la présidente Maina Sage. Y a-t-il un territoire d’outre-mer ?

M. Patrick Bazin. Oui, la Mana, en Guyane, qui est concernée par les mangroves et les anciens polders rizicoles qui ont été balayés par la mer et qu’il faut maintenant réhabiliter avec un nouveau projet agricole et un nouveau projet de développement écotouristique. Les autres sites concernés sont : la baie d’Authie, l’estuaire de l’Orne, la baie de Lancieux dans les Côtes d’Armor, le marais de Brouage en Charente-Maritime, l’estuaire de la Gironde, le bassin d’Arcachon, le Petit et grand Travers situé à côté de Montpellier sur une lagune de l’étang de l’Or, les anciens salins de Hyères en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, et le Lido de la Marana, à côté de Bastia en Corse.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je suis élu de la basse vallée de l’Argens dont vous avez parlé tout à l’heure et j’ai été collaborateur à la mairie de Fréjus de 1995 à 2007 lorsqu’a été instauré le partenariat avec le Conservatoire du littoral pour la protection des étangs de Villepey. Lors des inondations, cette énorme zone tampon a subi des dommages naturels. Mais qu’une zone naturelle subisse des dommages, ce n’est pas la même chose que ce qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est-à-dire l’agression des zones habitées ou qui ont été squattées par la suite. Nous entreprenons, avec les élus, un nouveau travail sur ce secteur-là, puisque cette zone s’est densifiée un peu sauvagement depuis 2010.

À l’époque, j’avais discuté des ressources du Conservatoire du littoral avec le conservateur régional. On m’avait dit que l’on retranchait de votre budget annuel les ressources provenant de dons ou legs. Est-ce le cas ?

M. Patrick Bazin. En principe, non. Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu à déplorer ce phénomène.

Les particuliers ou les entreprises ont la possibilité d’aider le Conservatoire du littoral au travers du mécanisme de la dation en paiement : les droits de succession peuvent être réglés par une donation au Conservatoire. C’est un système un peu compliqué puisque le bien passe par l’État qui le rétrocède ensuite au Conservatoire.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je souhaitais insister sur ce système qui constitue un moyen très important de préserver des espaces et les espèces qui y sont associées et qui sont exceptionnelles, et de lutter contre les effets climatiques dans des zones qui n’ont pas lieu d’être urbanisées.

Mme la présidente Maina Sage. Le rôle du Conservatoire, c’est aussi de procéder à des acquisitions foncières afin de valoriser ces espaces. Quelle superficie gérez-vous actuellement ? Êtes-vous déployés dans l’ensemble du territoire métropolitain et outre-mer ? Si oui, quels sont ces territoires d’outre-mer ?

M. Patrick Bazin. Le Conservatoire est en fait une agence foncière qui a pour mission de devenir acquéreur ou détenteur de patrimoines fonciers.

Ce patrimoine représente actuellement environ 200 000 hectares, soit 15 % du linéaire du rivage français, l’aire de compétence du Conservatoire étant la suivante : la métropole, Mayotte, la Réunion, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, mais pas la Nouvelle-Calédonie ni la Polynésie française.

J’ajoute que ce domaine est qualifié d’inaliénable au sens où le Conservatoire ne peut pas revendre ce qu’il a acheté et l’État ne peut pas reprendre ce qu’il a donné au Conservatoire, à moins de lancer une procédure assez lourde qui passe par un décret en Conseil d’État. Cela permet de rassurer les gens qui voudraient faire des dons au Conservatoire. Lors de négociations foncières, il arrive que les propriétaires acceptent de vendre au Conservatoire parce que c’est le Conservatoire et qu’il peut leur garantir que ce patrimoine ne sera pas dilapidé.

Vous m’avez demandé si nous sommes déployés partout dans le territoire : nous sommes moins présents dans le département des Alpes-Maritimes, car nous sommes intervenus un peu tard.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Et le département du Var ?

M. Patrick Bazin. C’est déjà mieux. En Corse, le Conservatoire est propriétaire d’environ 25 % du rivage.

M. Sylvain Latarget, directeur général adjoint de lInstitut national de linformation géographique et forestière. L’Institut national de l’information géographique et forestière est un établissement public qui compte environ 1 550 agents et a un budget de près de 150 millions d’euros, dont 90 millions proviennent d’une subvention pour charges de service public sur le programme 159, les autres recettes venant de travaux réalisés principalement au bénéfice du ministère des armées, de la vente de cartes, de licences d’exploitation de données, de prestations diverses, notamment pour l’Agence de services et de paiement dans le cadre de la politique agricole commune.

L’Institut est un jeune établissement puisqu’il a été créé par décret le 1er janvier 2012. Il est toutefois héritier d’une longue histoire de ses deux moitiés de génome, la première étant l’Institut géographique national qui peut tracer ses origines jusqu’au XVIIe siècle, la seconde étant l’Inventaire forestier national qui a un peu plus de cinquante ans d’ancienneté et d’histoire.

L’Institut a pour vocation de décrire, d’un point de vue géométrique et physique, la surface du territoire national et l’occupation de son sol, d’élaborer et de mettre à jour l’inventaire permanent des ressources forestières nationales ainsi que de faire toutes les représentations appropriées, d’archiver et de diffuser les informations correspondantes. Il contribue ainsi à l’aménagement du territoire, au développement durable et à la protection de l’environnement, à la défense et à la sécurité nationale, à la prévention des risques, au développement de l’information géographique et à la politique forestière en France et au niveau international.

Vous comprenez facilement à travers ces quelques lignes que nous sommes pleinement dans le champ qui vous intéresse dans le cadre de cette mission d’information. Toutefois, l’Institut ne dispose pas de l’ensemble des compétences pour pouvoir décider seul si une zone est vulnérable ou caractériser globalement la totalité de la vulnérabilité des zones.

L’Institut a cartographié l’intégralité des zones littorales au un vingt-cinquième millième il y a plusieurs années déjà, et depuis il est passé au numérique. Nous sommes aussi chargés de déterminer la référence planimétrique et altimétrique. À cet égard, nous avons effectué un grand travail de mise à niveau des programmes planimétriques et altimétriques sur les communautés d’outre-mer que nous allons achever cette année par Saint-Pierre-et-Miquelon.

Nous avons établi, en partenariat avec le service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM), un produit qui s’appelle Litto 3D® donc je vous parlerai peut-être un peu plus en détail tout à l’heure. Il s’agit de données qui couvrent de façon précise les zones littorales sur près de 45 000 kilomètres carrés et qui permettent notamment d’appuyer des modèles d’inondation et de submersion marine.

Toujours en partenariat avec le SHOM, nous intervenons dans le cadre du réseau SONEL, le système d’observation du niveau des eaux littorales. Ce réseau regroupe près de 1 000 marégraphes au niveau mondial dont environ 80 sont situés en métropole ou dans les outre-mer, c’est-à-dire que presque chaque archipel, y compris en Polynésie, a au moins un marégraphe qui permet de surveiller l’évolution du niveau de la mer. Malheureusement celui de Saint-Martin ne fonctionne plus ; nous espérons pouvoir le remettre en service dans peu de temps.

Ce que fait l’IGN dans ce cadre-là, c’est simplement le rattachement au système de positionnement par satellite, le GNSS, Global navigation satellite system, ce qui permet en fait de dissocier le mouvement de la mer du mouvement de la croûte terrestre. Sans entrer dans des détails techniques, il faut savoir que quand la marée monte la terre s’enfonce, ce qui vient aggraver le phénomène de submersion.

En matière de prévention des risques climatiques, l’IGN n’a pas de mission explicitée. Nous pouvons intervenir en appui de tous les porteurs de politiques publiques qui sont concernés par la fourniture de données. Notre rôle reste de fournir et de mettre à disposition des données.

Lors de la crise d’Irma, l’ensemble de nos données a été immédiatement mis à disposition des autorités du pays et auprès des services du ministère de la transition écologique et solidaire. Les données pouvaient d’abord être téléchargées. Nous avons ensuite rendu possible, sur un site dédié, l’accès aux données dont nous disposions à Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Je vous ai apporté un document qui permet un comparatif : à gauche, vous pouvez voir l’image qui a été réalisée par l’Institut géographique à Saint-Martin au tout début de l’année 2017 et à droite la première image qui a pu être acquise seulement quelques jours après la catastrophe – pour avoir des zones entièrement dénuagées, il a fallu que les satellites repassent plusieurs fois et il s’est écoulé une petite quinzaine de jours avant de pouvoir disposer de cette image.

L’outil que l’on met à disposition est bien plus précis que ce que je vous montre, mais il fallait reconnaître un peu le périmètre, le contour des îles. On peut zoomer très profondément, ce qui peut servir à évaluer les dégâts, par exemple au niveau du couvert végétal boisé ou encore montrer quelles toitures ont disparu, etc. Mais il sera beaucoup plus compliqué d’évaluer l’indemnisation des dommages. Nous avons des contacts avec les compagnies d’assurances. Pour le moment, nous les aidons plutôt à dimensionner les primes d’assurance de leurs clients qu’à travailler de façon globale sur une catastrophe majeure en vue d’indemniser des quantités importantes de maisons et de réseaux.

Je vous l’ai dit, nous ne sommes pas capables de définir seuls la vulnérabilité. Toutefois, en termes de géographie pure, certains critères permettent rapidement de deviner qu’une zone est très vulnérable. Ces critères, vous les avez cités en introduction, Madame la présidente : des côtes basses, des zones d’estuaire, des bandes littorales étroites ou des zones peu accessibles pour les secours, qui n’ont pas forcément d’aéroports à proximité ou de zones de mouillage ni de refuge évident pour la population.

Un événement climatique majeur n’est pas non plus forcément bref et intense. Vous avez cité la montée du niveau des mers et l’érosion qui sont des phénomènes majeurs qui affectent de larges portions littorales. Les événements intenses agissent toutefois comme des accélérateurs d’érosion. On voit, après chaque tempête, que le trait de côte recule.

D’un point de vue forestier, le réchauffement climatique laisse anticiper une évolution des essences d’arbres, ce qui peut aussi avoir un impact à long terme, puisqu’on n’aura plus forcément les mêmes essences. Nous n’avons pas en effet de certitudes quant aux essences qui seront présentes dans quarante, cinquante ou cent ans.

S’agissant de l’élaboration des plans de prévention des risques naturels, nous ne sommes pas systématiquement associés aux réalisations puisque notre mission consiste à fournir des données dans nos champs de compétence et à les rendre accessibles aux experts.

Nous avons parfois été sollicités pour des plans de prévention de risque d’inondation ou de submersion, notamment à base du produit Litto 3D®. Nous avons produit des modèles numériques de terrain et des simulations de montée des eaux.

Nous avons un partenariat avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l’ONF sur le cordon dunaire du littoral aquitain et nous travaillons en partenariat étroit avec le Service central d’hydrométéorologie et d’appui à la prévention des inondations (SCHAPI). Ces derniers temps, nous travaillons beaucoup avec eux, mais pas encore beaucoup sur les zones littorales. Cela dit, nous ne faisons pas beaucoup de différence de traitement entre les zones littorales et les autres zones quand il s’agit de risques d’inondation. Nous avons ainsi volé ce week-end au-dessus de la Marne, en amont de Paris.

Nous travaillons aussi avec la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) qui fait partie de notre ministère de tutelle principal, à base de levés lidar pour l’amélioration et la connaissance fine des zones inondables. Nous avons aussi des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour leurs systèmes d’information et nous les accompagnons, ainsi que les services déconcentrés du ministère, pour qu’ils deviennent autonomes dans la gestion des données, celles-ci n’étant pas toujours simples à manipuler au premier abord.

Une fois élaborés, les plans de prévention des risques deviennent des servitudes d’utilité publique et, comme tels, doivent être déposés sur le géoportail de l’urbanisme que nous opérons aussi pour le compte de la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) du ministère de la cohésion des territoires.

Venons-en aux suites de la tempête Xynthia dans l’hexagone. Nous nous sommes associés au SHOM pour produire le Litto3D, un modèle numérique altimétrique de référence continu terre-mer sur la frange littorale. Il permet de réaliser des relevés de reliefs et des mesures de profondeur sous-marine, pour avoir une connaissance précise de l’ensemble du littoral. En mer, nous allons jusqu’à une profondeur de 10 mètres, et au plus jusqu’à 6 nautiques ; et au moins 2 kilomètres à l’intérieur des terres, jusqu’à l’altitude de plus 10 mètres. Au total, cette emprise représente 45 000 kilomètres carrés.

Par ailleurs, l’État a tiré les conséquences de la tempête en remettant en cause notre modèle économique. Avant Xynthia, l’IGN devait rembourser la moitié du coût de constitution des données qui étaient préfinancées par l’État. Ainsi, les services de l’État et les collectivités locales devaient acheter une licence d’utilisation pour les données indispensables à la réalisation des plans de prévention. Or, à partir de 2011, le référentiel à grande échelle a été rendu gratuit en téléchargement pour l’ensemble des services de l’État et des collectivités territoriales. Cela a permis d’accélérer significativement la réalisation des plans de prévention, et l’équilibre financier de l’Institut a été assuré par un transfert entre programmes.

Xynthia n’est pas le seul événement dont les conséquences nous aient concernés. La tempête Klaus de janvier 2009 a conduit à l’élaboration, par le ministère chargé de la forêt, d’un plan national de gestion de crise-tempête pour la filière forêt-bois. Et l’IGN, à travers l’inventaire forestier, se trouve associé à ce plan, s’agissant notamment de la partie consacrée à l’évaluation précise des dégâts. De la même façon, le tsunami de décembre 2004 a permis le développement des dispositifs d’anticipation et d’alerte : le programme Litto3D a été utilisé par le projet ALDES d’alerte descendante, qui a été piloté par le BRGM.

À l’occasion des événements de cet automne, nous avons montré que nous étions capables de réagir de manière prompte et de devancer les attentes, en communiquant directement sur les données disponibles et en les mettant à la disposition des centres de gestion de crise et des centres de secours avec un accès protégé – pour éviter tout conflit avec la charge du réseau internet.

Après les tempêtes, le service de défense, de sécurité et d’intelligence économique (SDSIE) du secrétariat général du ministère de la transition écologique et solidaire, qui gère le centre de crise de ce ministère, nous a contactés pour recenser les experts de l’IGN qu’il pourrait mobiliser lors des prochaines crises. Nous avons également une prestation d’assistance à maîtrise d’ouvrage à leur profit pour l’outil de gestion de crise OGERIC, utilisé par le ministère et les services déconcentrés – les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) en métropole, et les directions de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) dans les régions et départements d’outre-mer.

Quelles sont les orientations prioritaires de nos travaux s’agissant des zones vulnérables ? Nous sommes à la disposition de toutes les autorités publiques qui estimeraient que l’on peut les aider à utiliser ou à constituer de nouveaux jeux de données, que ce soit dans le cadre de nos missions, ou dans le cadre d’un partenariat avec ces structures.

Les pistes d’amélioration que nous avons identifiées concernent moins la prévention que l’information des populations. Les données nécessaires pour cette activité ne sont pas toujours faciles à utiliser, et sont souvent très disparates. Voilà pourquoi il faudrait se mettre d’accord, en prévision d’événements majeurs, sur les jeux de données nécessaires – qu’il s’agisse de les constituer ou de les entretenir. Vous parliez de votre dispositif anti-submersion, avec un mur. Un mur, cela s’entretient. Il en est de même des données, qu’il faut mettre à jour.

Avec Litto3D, on atteint une précision altimétrique de l’ordre de 10 centimètres. C’est important, car à 10 centimètres près, les habitants de Gournay n’auraient pas été inondés. Et si vous mettez un coup de pelle dans une dune, elle peut bouger de 10 centimètres.

Il faut donc entretenir les données pour être certains que, le moment venu, on disposera des bonnes données.

M. Albert Maillet, directeur forêts et risques naturels de lOffice national des forêts (ONF). Je ne reprendrai pas ce qu’on dit mes deux collègues, et je me contenterai d’apporter des compléments spécifiques à l’Office national des forêts.

Premier point : Patrick Bazin a dit que le Conservatoire du littoral est une agence foncière, eh bien, l’Office national des forêts est exactement l’inverse : nous ne possédons aucun terrain, nous ne sommes que gestionnaires de terrains.

Nous gérons donc des terrains appartenant à l’État, donc des terrains domaniaux, et dans le cas qui nous intéresse, des terrains domaniaux placés sous la responsabilité du ministère en charge des forêts. Nous sommes par ailleurs gestionnaires conseillers auprès des collectivités propriétaires des espaces forestiers et espaces naturels associés.

Deuxième point : l’ONF, de manière intrinsèque, n’a pas de mission en matière de gestion des risques. Néanmoins, en pratique, ces missions sont assez rapidement apparues dans l’activité de l’ONF, précisément en liaison avec son rôle de gestionnaire. Comme les milieux que nous gérons peuvent être le siège d’un certain nombre de risques naturels, nous nous avons cherché à être les plus efficaces possible face à ces risques : risque littoral, risque d’incendies de forêt, risques liés à la montagne, dits RTM – pour restauration et conservation des terrains en montagne – avalanches, coulées de boue, glissements de terrain, chutes de blocs, etc.

Face au risque littoral qui nous occupe aujourd’hui, nous sommes amenés à intervenir à double titre.

D’abord, en tant gestionnaires d’un certain nombre de terrains : un cordon dunaire littoral domanial de 380 kilomètres de long sur la façade Atlantique, les terrains des collectivités et les terrains du Conservatoire du littoral. Cet ensemble représente, en métropole, un linéaire d’environ 500 kilomètres. Les 380 kilomètres de terrains domaniaux étant essentiellement constitués de dunes sableuses, nous avons un solide savoir-faire en la matière.

S’ajoutent à cela un certain nombre de terrains que nous gérons dans les outre-mer, sous le même régime administratif qu’en métropole, sans oublier le cas un peu particulier des mangroves, qui sont des milieux intéressants du point de vue biologique, mais également pour leur rôle de maintien du trait de côte.

Nous sommes donc des intervenants gestionnaires, et nous avons développé, au cours des années, une technique dite de « gestion souple du cordon dunaire » qui vise, au travers d’actions de génie écologique – essentiellement des techniques de revégétalisation – c’est-à-dire sans enrochement –, à fixer globalement le cordon dunaire dans une gamme de mouvements qu’on l’autorise à faire, sans chercher à le figer – car c’est un élément naturel qui respire, qui bouge, et qui doit normalement bouger – dans des limites qui lui permettent de jouer son rôle.

Historiquement, lorsque nous avons commencé à gérer ce cordon dunaire sableux, notre mission consistait à lutter contre l’érosion éolienne, et à faire en sorte que le sable ne quitte pas les dunes pour aller ensabler l’arrière-pays – notamment les zones habitées.

Un peu plus récemment, nous nous sommes « retournés », et au lieu de regarder uniquement vers la terre, nous nous sommes mis à regarder vers la mer et à étudier – pas seuls parce que nous n’avons pas toutes les compétences – le comportement de la dune par rapport aux événements maritimes, notamment tempétueux. Nous avons donc travaillé avec le CEREMA, le BRGM, l’IGN – notamment sur les questions de cartographie – et le Conservatoire du littoral sur un certain nombre de sites pilotes qui ont été évoqués.

Nous partons toujours du même principe : apprendre à gérer au mieux le stock sédimentaire de sable, en évitant qu’il ne s’épuise ou ne se déplace au fur et à mesure des mouvements tempétueux, ou qu’il ne se déplace en fonction des modifications du trait de côte, qui interviennent à la suite d’aménagements anthropiques. Ces derniers peuvent effectivement entraîner des variations dans le régime des courants et dans la manière dont le sable se dépose. C’est notre deuxième mission historique.

Notre troisième mission, encore plus récente, est apparue juste après la tempête Xynthia. On a constaté à cette occasion que toutes les dunes sableuses n’avaient pas le même comportement et ne jouaient pas le même rôle en termes de protection contre le risque de submersion marine. L’État, en l’occurrence la DGPR, nous a alors demandé d’essayer – avec l’aide d’autres organismes – de décrire et de qualifier l’ensemble de ces dunes, non seulement par rapport à leur état d’entretien et à la manière dont le stock sableux est conservé ou pas, ce que nous faisions déjà, mais aussi en termes de fonctionnalité par rapport à un risque de submersion. Ainsi, on regarde la dune comme si c’était une pseudo-digue et on essaie de voir, parmi les dunes, celles qui sont efficaces et celles qui le paraissent moins. De fait, il faut s’assurer de compétences autres que les nôtres pour faire de telles observations, notamment à partir de modèles de submersion marine.

Cela suppose un mécanisme d’observation continue de ces cordons dunaires. En effet, avec nos partenaires, nous avons défini un certain nombre de critères, qui font qu’une dune a un effet plus ou moins efficace par rapport au risque de submersion. Il faut régulièrement parcourir le cordon dunaire pour pouvoir le décrire et repérer les endroits où ces critères sont atteints et où la dune va avoir cette fonction, et les endroits où, au contraire, ces critères ne sont pas atteints, et où l’on peut penser que la dune n’aura pas une fonction protectrice aussi forte. La difficulté tient au fait que, comme la dune vit, bouge, respire, il faut repasser régulièrement pour « recalibrer » la mesure de ces critères sur toutes ces dunes. C’est une des missions qui nous ont été confiées. Des agents gèrent ces dunes et sont présents sur le terrain pour les observer.

Telle est donc, un peu rapidement brossée, la manière dont l’Office intervient en amont des phénomènes.

En cas d’événement tempétueux, les dunes sont déstabilisées et détruites par endroits. Nous avons alors une mission de cicatrisation et de reconstitution des portions de dunes les plus maltraitées. Nous utilisons notamment des techniques douces de génie écologique, qui prennent un peu de temps, mais qui sont efficaces. Ainsi, nous accompagnons le mouvement pour que cela se passe dans les meilleures conditions.

J’ai parlé jusqu’à présent de la partie dunaire, où il n’y a pas un seul arbre, ce qui peut paraître un peu curieux pour l’Office national des forêts. Mais il se trouve que ces parties dunaires sont sous la compétence du ministère en charge des forêts. Nous les gérons, dans la mesure où ce sont des parties domaniales. Et cela a d’autant plus de sens que ces parties dunaires sont en général doublées en arrière-plan par des boisements littoraux que nous gérons également, et qu’il existe une fonctionnalité réciproque entre la dune, l’arrière-dune et ses parties boisées.

On a évoqué le risque climatique pour les forêts. Nous nous intéressons de très près à cette question qui concerne l’ensemble des forêts françaises, mais qui se présente de façon un peu particulière pour les forêts littorales, soumises à des climats à influence maritime, avec notamment des charges en sel que l’on ne rencontre pas dans les autres forêts.

Dans l’hypothèse de modifications liées au changement climatique, en particulier, de modifications un peu profondes du positionnement terre-mer en termes de niveau des eaux et des terres, on peut assister à des phénomènes de remontées de nappes salées, ce que les arbres et les forêts n’aiment pas beaucoup. Cela peut entraîner des phénomènes de dépérissement importants, dont certains s’expliquent toutefois simplement par l’évolution climatique générale.

On peut assister à des phénomènes d’affaiblissement forestier, de sensibilité plus forte des forêts à des phénomènes venteux forts, que l’on appelle des dégâts de chablis. Le fait que des forêts entières soient battues par le vent peut entraîner en chaîne des risques pour la circulation des personnes ou sur les voies de circulation, d’autant que l’on se trouve en général dans des secteurs touristiques avec des plages fréquentées, mais aussi des risques d’incendie avec la multiplication des arbres morts jonchant le sol.

Ainsi, on utilise pour les dunes des techniques de génie écologique afin de fixer le sable. Et, pour tous les autres phénomènes que j’ai décrits, on essaie de développer sur le littoral exactement les mêmes pratiques et les mêmes savoir‑faire que dans d’autres types de forêts, en s’inspirant de ce que l’on a fait ailleurs, par exemple pour le risque d’incendie dans le Sud-Est, ou pour la stabilité des peuplements au vent dans d’autres zones. Nous cherchons à les appliquer directement à ces configurations.

J’ajoute que, ces façades littorales domaniales étant souvent touristiques, l’ONF a aussi une action d’aménagement de l’accueil du public : non seulement il se préoccupe des risques, mais il fait en sorte d’accueillir les populations dans de bonnes conditions. Cela lui permet, en même temps, de les informer de la manière dont sont gérées ces dunes, des précautions à prendre, de la liaison entre la gestion des dunes et la maîtrise des risques naturels associés que l’on vient d’évoquer.

Quelles sont nos perspectives ?

Je l’ai dit, nous avons noué des partenariats avec un certain nombre d’organismes : BRGM, CEREMA, IGN, Conservatoire du littoral, mais aussi avec d’autres organismes comme les universités. Nous essayons de développer avec eux des programmes d’innovation, par exemple dans les techniques d’observation du cordon dunaire, par télédétection, par drones. Nous travaillons, notamment avec l’IGN, sur la manière d’observer, sur un très grand linéaire, comment évolue un territoire. Nous essayons également d’améliorer notre capacité de prévision et de simulation par rapport aux phénomènes tempétueux en travaillant avec les universités, spécialistes des problèmes marins, ou avec le BRGM sur des questions de stabilité.

Nous essayons donc de progresser ensemble. Nos partenaires nous apportent leur savoir sur ces phénomènes. De notre côté, nous étudions l’interaction entre les informations qu’ils nous donnent, et l’action sur la dune que nous observons en tant que gestionnaire, voire l’efficacité comparée de certaines techniques par rapport à celles que l’on utilise.

Mme la présidente Maina Sage. Monsieur Maillet, vous avez beaucoup parlé des dunes. Intervenez-vous essentiellement sur ces espaces ? Exercez-vous aussi votre activité sur d’autres littoraux français ? Qu’est-ce que cela représente, par rapport à la totalité du littoral français ?

Vous avez aussi parlé des partenariats avec différents organismes comme l’IGN ou le Conseil national des missions locales (CNML). Pouvez-vous nous dire un mot du partenariat local avec les élus et les collectivités ? Comment les collectivités adhèrent-elles à vos actions, les anticipent-elles et les prennent-elles en compte dans leur politique de développement ?

Enfin, toujours en lien avec l’observation de ces espaces, pouvez-vous nous dire si vous êtes, ou non, présents outre-mer ?

M. Albert Maillet. J’ai effectivement concentré mon propos sur les dunes parce que c’est un endroit du littoral où nous avons la main en tant que gestionnaires, où nous avons une capacité d’intervention directe. C’est aussi le plus grand linéaire.

Les terrains publics en territoires rocheux, si je prends l’autre grand type de littoral, sont beaucoup moins fréquents et il y a très peu de forêts domaniales qui arrivent jusqu’à la mer. Ensuite, les problèmes qui s’y posent ne sont pas de la même nature. Par exemple, les espaces rocheux méditerranéens dont nous nous occupons sont confrontés à deux types de problèmes : les incendies de forêts, et des risques qui ressemblent beaucoup à ceux que l’on retrouve en montagne. Nous devons faire en sorte que des incendies ne viennent pas détruire la couverture végétale, donc affaiblir la capacité de tenue des sols sous végétation. Et si l’on est sur des terrains plus nus, ou si l’incendie passe et dénude le terrain, il nous faudra gérer un risque de chutes de blocs, voire de coulées de boue, qui sont moins fréquentes mais qui peuvent se produire.

Nous intervenons donc pour d’autres types de milieux littoraux. Pour autant, notre gestion n’a pas le caractère permanent de la gestion du système dunaire. Il s’agit surtout d’une gestion post-crise par rapport à des déstabilisations instantanées. Je crois que globalement, les milieux rocheux sont plus stables que les milieux dunaires, sauf événements qui les déstabilisent.

Oui, nous sommes présents outre-mer. L’ONF gère un peu moins de 11 millions d’hectares : 4,6 à 4,7 millions d’hectares en métropole et 6,2 à 6,3 millions en outre-mer, dont 6 en Guyane. La forêt guyanaise représente donc la plus grande part du terrain que nous gérons en outre-mer. Évidemment, elle n’est pas toute littorale, loin de là : il n’y a qu’un cordon littoral.

Notre intervention littorale outre-mer – souvent en partenariat avec le Conservatoire du littoral – est très souvent orientée vers les mangroves. Ce sont des milieux biologiquement exceptionnels en termes de biodiversité qui, en outre, jouent fonctionnellement un rôle très important dans la maîtrise du trait de côte – par un système de piégeage.

Vous m’avez enfin interrogé sur notre partenariat avec les élus.

En dehors des questions liées aux risques, nous avons un partenariat extrêmement dense et régulier avec les élus, tout simplement parce que nous sommes les gestionnaires de leur territoire forestier. L’ONF a le monopole de la gestion des terrains forestiers dits publics en France : forêts communales, départementales, forêts des collectivités en général. Dans ce cadre, celui de la gestion forestière, nous avons un partenariat quotidien avec des élus. Mais comme ce sont les propriétaires, ce sont eux qui décident. Nous ne sommes là que pour les conseiller, pour leur faire des plans de gestion. Cela suscite forcément une relation très étroite avec eux.

Quand il s’agit des risques, notre relation est un peu différente. Au départ, l’ONF n’a pas reçu de mission en ce domaine. Il n’en a qu’à travers son rôle de gestionnaire ou parce que l’État, qui est en charge de ces questions, lui demande d’intervenir dans sa discussion avec les élus, notamment au titre du conseil technique. Dans ce cadre, nous pouvons donc être amenés à faire part de notre connaissance, de nos savoirs, de nos observations.

Ainsi, la plupart du temps, notre relation avec les collectivités et avec les élus est une relation entre les gestionnaires que nous sommes, et les propriétaires fonciers des terrains forestiers et espaces naturels assimilés.

M. le rapporteur. S’agissant de l’évolution des paysages, qu’elle soit due au changement climatique, ou tout simplement, à une évolution naturelle, observe-t-on le remplacement des pins par les chênes verts ?

Je ne sais pas s’il y a un lien de cause à effet, mais les pins sont beaucoup plus touchés par les chenilles processionnaires. Depuis quatre ou cinq ans, on n’a plus le droit de pulvériser du bacille de Thuringe par hélicoptère, et on utilise des méthodes plus douces – par le sol, par des piégeages, ou par l’installation de nichoirs à mésanges. D’où ma seconde question : est-ce que ce phénomène, qui est européen, met en danger la forêt ou les arbres qui sont fragilisés ?

M. Albert Maillet. L’impact du changement climatique sur la forêt française en général, notamment sur la forêt littorale, est un phénomène très complexe. Il fait l’objet de colloques qui durent des semaines, dont on ressort parfois sans avoir les idées plus claires… S’il est très complexe, c’est parce qu’il fait intervenir simultanément plusieurs facteurs, sur lesquels plane une grande incertitude.

Premièrement, que sera exactement le changement climatique du point de vue local ? On dispose d’un certain nombre de modèles qui donnent des idées de ce qu’il peut être, mais avec des variations. En moyenne, comment le climat va-t-il changer ?

Deuxièmement, quels seront les phénomènes extrêmes qui vont se produire, et à quelle fréquence ? La question est très importante pour un arbre, qui a une durée de vie très longue. Un événement exceptionnel par sa dureté qui se produit tous les siècles n’aura pas du tout le même impact qu’un événement qui se produit tous les dix ans. La réaction forestière sera très différente.

Les effets indirects des températures élevées ou basses sur l’état sanitaire des forêts sont un troisième élément. Les attaques parasitaires sur les forêts sont aujourd’hui relativement bénignes, mais elles pourraient être massives demain si les conditions climatiques devenaient plus favorables aux parasites et fragilisaient les arbres. Or, on ne traite pas une forêt, d’abord parce qu’on ignore comment le faire, mais aussi pour des raisons écologiques : face à une attaque sanitaire massive, l’unique façon de stopper la progression est d’intervenir de façon chirurgicale, en coupant les arbres dans les parties de la forêt touchées. Il nous est très difficile de prévoir comment les parasites évolueront en fonction des changements climatiques.

Enfin, ces différents facteurs se cumulent. Si la forêt peut parfaitement résister à un phénomène et s’en remettre, le couvert forestier deviendra beaucoup plus vulnérable s’il doit à la fois subir des sécheresses et une attaque parasitaire.

La substitution des espèces dépend beaucoup de ce cocktail de facteurs et de leur importance. Il est donc difficile de savoir si le chêne se substituera au pin. Ce que nous savons, c’est que les espèces rustiques sont moins sensibles à ces phénomènes. Dans la pratique, nous mélangeons le plus possible les espèces et les essences en espérant que certaines sortiront indemnes, ou peu touchées. Nous demeurons tout de même dans l’inconnu, d’autant plus que nous raisonnons à cent ou cent cinquante ans : les arbres que nous plantons aujourd’hui devront résister au climat que la France connaîtra dans plus d’un siècle.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Dans la basse vallée de l’Argens, nous rencontrons un phénomène récurrent : la fermeture de l’embouchure du fleuve. L’eau stagnante chauffe l’été ; lorsque ce bouillon de culture est déversé en bord de mer par les orages de la mi-août, la qualité des eaux marines n’est plus propice à la baignade, ce qui a une incidence grave sur le tourisme.

Lors de la grande crue de 2010, certains se sont demandé s’il ne convenait pas de procéder à nouveau au désensablement de l’embouchure et de transporter le sable là où le cordon dunaire se dégrade, notamment le long de l’ex-base aéronautique navale de Fréjus-Saint Raphaël. Mais des normes, ou des réglementations, interdisent semble-t-il le transport du sable. Pourriez-vous m’éclairer sur ce point ?

Toujours à l’occasion des inondations de 2010, on s’est rendu compte que les pare-feu, créés sur les hauteurs de la Dracénie après les incendies de 2003 et la disparition de plus de 50 000 hectares entre Vidauban et le littoral, ainsi que les oliveraies, plus nombreuses, avaient servi d’accélérateurs aux écoulements d’eau et de boue très dévastateurs.

Enfin, vous avez parlé des espèces menacées. Il se trouve que dans le massif des Maures, tout comme en Corse, ce sont les chênes-lièges qui souffrent. Pouvez-vous nous expliquer quel parasite les attaque ?

Mme Maina Sage, présidente. Comment qualifieriez-vous l’état de santé des littoraux ? Par ailleurs, diriez-vous que l’approche du littoral est davantage transversale, à l’image des missions qui vous sont confiées, alors qu’historiquement, les études du terrestre et du maritime étaient cloisonnées ?

M. Albert Maillet. Monsieur le député, l’ONF a pour mission de gérer le sable lorsqu’il est partie intégrante de notre territoire, mais je ne maîtrise pas la réglementation à laquelle vous faites allusion, et qui doit relever plutôt du transport de matériaux. Je regrette donc de ne pouvoir répondre à votre première question.

Les incendies entraînent des problématiques semblables à celles rencontrées en montagne. Lorsque le terrain est mis à nu, des phénomènes de ravinement torrentiel apparaissent avec, parfois, des chutes de blocs rocheux. La seule solution est d’obtenir, le plus vite possible, une végétalisation des territoires touchés par le feu, sachant qu’une couverture végétale ligneuse, même basse, suffit à fixer les sols. Il n’est nul besoin d’attendre que la forêt pousse pour réduire, dans un premier temps, le phénomène érosif. Fort heureusement, les forêts méditerranéennes sont assez adaptées au passage du feu, qu’il s’agisse des pins ou des chênes-lièges, lesquels sont protégés par leur écorce liégeuse et peuvent repartir si on les coupe à ras. On parvient donc à reconstituer rapidement un paysage forestier efficace contre l’érosion.

Le problème n’est pas tant le phénomène que sa fréquence de retour. S’il ne revient pas trop souvent, la nature dispose de systèmes de cicatrisation efficaces et si on l’aide, on peut obtenir de bons résultats. Mais lorsque les épisodes sont trop fréquents, la nature n’a pas le temps de cicatriser et chaque passage entraîne une dégradation plus forte encore.

Le chêne-liège témoigne de la difficulté de prévoir les effets du changement climatique. Nous assistons certainement aujourd’hui à un effet retard d’épisodes de sécheresse grave qui se sont cumulés il y a une quinzaine d’années. Ces phénomènes ont affaibli les peuplements et favorisé des attaques parasitaires secondaires. On constate un dépérissement, d’autant plus important que le peuplement forestier ne se situe pas sur un terrain riche où il pourrait se refaire une vigueur et résister.

Je ne sais si je peux qualifier l’état de santé général du littoral, mais l’ONF constate, et son analyse est partagée par le Conservatoire, que plus le fonctionnement naturel de l’écosystème sera conforté, plus il sera résistant. Cela vaut notamment pour le littoral dunaire, dont la résistance est proportionnelle à l’état de fonctionnement naturel.

Pour que ce fonctionnement écologique soit efficient, nous devons prendre en compte une multitude de facteurs et les intégrer au mieux dans notre gestion, ce qui nous amène à travailler de façon transversale.

Mme Maina Sage, présidente. Messieurs Bazin et Latarget, pourriez-vous nous en dire davantage sur votre partenariat avec les élus, votre perception de l’état de santé des littoraux français et la transversalité des programmes de recherche ?

M. Sylvain Latarget. De nombreuses actions sont menées en partenariat, comme la moitié de la couverture image BD ORTHO, qui est réalisée avec les régions, parfois avec les départements. Nous n’avons pas la capacité de nous démultiplier auprès des 36 000 communes, mais nous nous efforçons d’apporter notre appui à un certain nombre d’initiatives locales.

Nos trois interventions vous auront montré que nous ne travaillons pas seuls. L’appréhension d’un phénomène aussi complexe que le changement climatique et ses effets sur la zone littorale exige que nous mettions en commun nos technicités et nos compétences, aussi les échanges sont-ils multiples entre établissements publics. Les deux tutelles de l’IGN que sont les ministères dits « techniques » de la transition écologique et de l’agriculture, se parlent beaucoup et multiplient les collaborations.

Monsieur Michel-Kleisbauer, la réponse à votre question sur le désensablement de l’embouchure de l’Argens doit se trouver dans le code de l’environnement. Les cours d’eau sont protégés par diverses dispositions qui empêchent ce genre d’actions. En agissant au niveau préfectoral, il est peut-être possible d’obtenir une étude par la direction générale locale.

Si l’on ne peut prédire ce qui se passera dans cent ans, nous pouvons aider à voir ce qui est arrivé au cours des cinquante dernières années. Nous disposons d’une couverture en images de presque tout le territoire. Remontant aux années 1950, elle est d’un niveau de précision métrique tout à fait comparable à ce que nous réalisons aujourd’hui sur l’évolution du trait de côte. Notre fonds photographique est quasi entièrement dématérialisé et disponible gratuitement. Notre patrimoine cartographique remonte au milieu du XVIIe siècle. Sa précision est moins grande, mais suffisante pour savoir s’il y avait, par exemple, une forêt au même endroit. Je pense que l’on peut éclairer l’avenir en regardant le passé, notamment le passé récent, avec l’accélération du changement climatique.

Même si l’IGN gère l’inventaire forestier national, je suis bien moins compétent que mon voisin sur les questions de forêts. La forêt française croît en superficie, et pousse de plus en plus vite, principalement à cause de l’augmentation de l’ensoleillement et de l’élévation du taux de dioxyde de carbone. Mais lorsqu’il fait trop chaud trop longtemps, les arbres sont fragilisés et poussent beaucoup moins bien, comme dans la forêt méditerranéenne. Nous avons un regard sur l’ensemble de la filière bois, et pas uniquement sur la forêt domaniale.

M. Patrick Bazin. Bien avant les premières lois de décentralisation, le législateur s’est montré visionnaire en créant, en 1975, le Conservatoire du littoral sur une base partenariale. L’établissement public est propriétaire, mais pas gestionnaire. Notre équipe, réduite, passe des conventions avec les collectivités locales – communes, départements, syndicats mixtes – et avec les établissements publics – comme l’ONF – pour la gestion des terrains.

On peut se féliciter de la présence de la propriété publique, et pas seulement du Conservatoire, sur de nombreuses parties du rivage. Comme l’a expliqué Albert Maillet, la propriété de l’État sur les dunes a préservé la région Aquitaine d’une urbanisation qui aurait pu être tout autre. Dans sa stratégie à long terme, le conservatoire a proposé un objectif, « le Tiers-naturel », que nous ne considérons pas insensé, dans la mesure où les propriétés du Conservatoire, les forêts publiques gérées par l’ONF, les réserves et les parcs nationaux représentent déjà entre 20 et 25 % du littoral.

Depuis cent cinquante ans que l’IGN trace des cartes précises de l’occupation des sols par l’homme, on constate une forte expansion de l’implantation humaine sur les littoraux. Les littoraux étaient quasiment inoccupés avant que le développement du tourisme n’entraîne une densification importante. Il suffit pour s’en convaincre de se rendre sur www.geoportail.gouv.fr : les cartes d’État-major du XIXe siècle montrent bien l’expansion de l’occupation humaine, ainsi que le caractère mobile du trait de côte.

De fait, le trait de côte a toujours été mobile, ce qui répond à la question sur notre adaptation aux changements climatiques. Lorsqu’on parle de gestion souple, il faudrait trouver un autre terme que celui de « trait » pour désigner la limite entre la terre et la mer, comme « interface » ou « bande ».

Mme Maina Sage, présidente. J’aime l’idée de « corde » !

M. Patrick Bazin. Sur le plan politique et administratif, la notion de gestion souple est compliquée, car la mobilité n’est pas inscrite dans nos lois et règlements : il est difficile de déplacer des espaces protégés. Même si la définition du domaine public maritime prend en compte une mobilité possible, il demeure difficile de penser la mobilité à travers notre arsenal juridique.

Il faut aussi changer les mentalités. Nous avons organisé un atelier sur le sujet à Montpellier en 2012, peu de temps après Xynthia, où nous évoquions déjà l’interface terre-mer, les solutions fondées sur la nature. Une élue a alors fait remarquer qu’il existait un problème psycho-social : les collectivités et les élus qui les représentent ont beaucoup de mal à imaginer qu’il faille bouger certains enjeux, accepter des allées et venues du trait de côte, chose d’autant plus difficile lorsque l’on est dans des terres basses ou des îles où la zone de retrait n’existe pas. Pour les populations et les élus, il est difficile de concevoir que le trait de côte puisse être mobile.

Si nous ne parvenons pas à changer nos représentations, nous allons au-devant de graves problèmes. La mer continue de monter ; nous disposons toutefois d’un peu de temps pour travailler sur la représentation fixe du trait de côte. Comme l’a expliqué M. Latarget, les faits démentent cette rigidité : en regardant le passé, nous voyons que le trait de côte a bougé, et nous comprenons ce qui nous attend.

Mme Maina Sage. Vos réflexions nous projettent dans les politiques à long terme. Si les événements climatiques imposent des mesures d’urgence, la phase de reconstruction implique d’anticiper les modifications du trait de côte pour construire autrement.

Quels enseignements tirez-vous de la situation à Saint-Martin ? On oublie souvent que l’île a déjà vécu des aléas semblables, puisqu’un ouragan a tout détruit sur son passage il y a vingt ans. Or, on a reconstruit dans les mêmes conditions. Quelles sont aujourd’hui les interactions entre l’IGN et le groupe de travail sur la reconstruction de Saint-Martin ? Vos données sont fondamentales, puisqu’elles permettent d’apprécier les dégâts de façon très précise. Aujourd’hui, elles sont essentiellement exploitées par les assurances pour chiffrer les préjudices. Pourraient-elles servir à conduire les politiques publiques en matière de reconstruction ?

M. Patrick Bazin. Le Conservatoire du littoral est présent dans la bande des cinquante pas géométriques et dans un certain nombre d’espaces lagunaires rétro-littoraux. Nous avons constaté que la bande des cinquante pas géométriques qui n’avait pas été rétrocédée au Conservatoire a été assez massivement construite. C’est là que se trouvent les dégâts les plus importants, avec des installations rayées de la carte. Effectivement, celles-ci avaient été reconstruites récemment, après avoir été détruites par des ouragans précédents. On n’a donc pas tiré les leçons du passé.

La situation du foncier à Saint-Martin est très complexe et relativement inextricable, ce qui interdit à la collectivité de proposer des réaménagements fonciers et un urbanisme plus réfléchi. La facilité a conduit à construire sur la bande des cinquante pas géométriques, en face de la mer. Il faudrait « profiter » de la situation actuelle pour tenter de dénouer cette problématique foncière. Les terrains plus favorables à des installations touristiques ne sont pas disponibles, tandis que le laxisme dans la mise en œuvre des réglementations de protection du littoral a permis que l’on bâtisse dans les zones à risque.

Celles-ci sont désormais connues, grâce aux cartes qui viennent d’être produites. Elles se trouvent en principe sur la bande des cinquante pas géométriques. Mais il y a peu d’espace dans cette île et si l’on ne parvient pas à dénouer la question foncière, la pression s’exercera à nouveau fortement sur le littoral.

M. Sylvain Latarget. L’essentiel des actions que nous menons avec les assurances vise plutôt à les aider à personnaliser la tarification des primes. Il est quelque peu prématuré de tirer des conclusions pour l’indemnisation, surtout lorsqu’elle est massive, comme dans le cas d’une catastrophe naturelle.

Il faut comprendre que s’il est assez facile, avec des images satellites à 70 cm, de voir si une toiture s’est envolée, il est moins évident de comprendre si les murs du bâtiment sont encore en place. De la même manière, nous avons du mal à mesurer les dégâts du couvert forestier, car il reste difficile de distinguer les arbres couchés de ceux qui demeurent debout, tant que la couleur de leur feuillage reste la même.

Nos données sont bien évidemment à la disposition du groupe de travail sur la reconstruction à Saint-Martin, mais nous n’avons pas été contactés et nous ignorons ce qu’ils en font aujourd’hui. Je pense que les responsables s’attachent pour le moment à une évaluation in situ et que les images les aideront ensuite à comparer la situation actuelle avec l’état antérieur.

Lorsqu’il s’est agi de reconstruire après le passage d’un ouragan antérieur, personne ne pensait que l’île aurait à subir à nouveau des vents d’une telle violence. Sans doute les normes n’étaient-elles pas adaptées – même les locaux de la préfecture, qui avaient certainement été reconstruits dans les règles, ont subi des dégâts importants.

Compte tenu de l’exiguïté du territoire et du nombre d’habitants qu’il faut y loger, la question reste insoluble. Il faut conduire un important travail sur la qualité des constructions, mais aussi sur les installations qui se trouvent dans la bande des cinquante pas géométriques et au-delà : avec des vagues de 15 ou 20 mètres, l’eau peut pénétrer assez loin dans les territoires. Enfin, pour protéger les populations, il faut envisager des constructions qui, sans être pour autant des bunkers, ne seraient pas enterrées pour ne pas être inondables mais seraient suffisamment solides pour résister à n’importe quel type de vent. Ce pourrait être le cas des bâtiments administratifs.

M. le rapporteur. Monsieur Bazin, vous avez évoqué l’imprécision du trait de côte et le risque qu’une partie du domaine littoral soit grignotée par la mer à cause des grands phénomènes climatiques. Anticipez-vous ce risque ? Prévoyez-vous d’acquérir des terrains plus en profondeur que vous ne le faisiez autrefois ?

L’aménagement des côtes et son adaptation aux évolutions climatiques se font de façon un peu artisanale. Ces sujets mériteraient-ils d’être étudiés, dans le but, par exemple, d’accélérer la formation des dunes ?

Enfin, monsieur Maillet, l’un des objectifs de l’ONF est de faire en sorte que les forêts produisent du bois. Cela étant, certaines forêts littorales, si elles ne sont pas d’essence noble ni facilement exploitables, jouent un rôle majeur non seulement du point de vue paysager mais également du point de vue fonctionnel, beaucoup de forêts de pins ayant été plantées pour éviter que les terres ne soient envahies par le sable. Cette réalité est-elle prise en compte par l’Office ? Votre regard sur la forêt évolue-t-il en conséquence ?

M. Patrick Bazin. En ce qui concerne les zones d’intervention du Conservatoire du littoral, nous avons demandé, il y a déjà près de quinze ans, à notre conseil scientifique quelles seraient les conséquences de l’élévation du niveau de la mer sur notre domaine. Nous avions alors établi qu’à l’horizon de 2100, l’érosion en toucherait à peine plus d’1 % et qu’elle serait concentrée sur certains sites susceptibles de disparaître mais que 20 % de notre domaine seraient soumis plus ou moins fréquemment à des épisodes de submersion marine. Nous ne considérons pas ces phénomènes comme des pertes mais comme des transformations. Notre conseil scientifique ayant considéré qu’il nous fallait être cohérents avec notre discours sur la gestion souple du trait de côte, il est prévu que le Conservatoire puisse acquérir des terrains dont on sait qu’ils seront érodés ou submersibles, dès lors que cela contribuera à une meilleure adaptation du littoral. Mieux vaut en effet que la puissance publique acquière des terrains naturels plutôt que de devoir les protéger plus tard et en faire déménager les occupants.

Mme la présidente Maina Sage. Menez-vous une politique proactive d’acquisitions foncières en vue d’empêcher l’urbanisation des espaces à risques ?

M. Patrick Bazin. Oui, c’est même la fonction première du Conservatoire que de lutter contre l’urbanisation excessive du littoral – donc de créer des fenêtres de non-urbanisation sur la côte –, d’éviter son artificialisation excessive et de garantir au public la faculté d’accéder librement et gratuitement au rivage – ce qui n’était plus possible dans certains secteurs. Évidemment, nos missions, comme celles de l’ONF, ont évolué avec la demande sociale. Le Conservatoire a désormais inscrit dans ses zones d’intervention potentielle des secteurs à aléas pour y limiter l’implantation d’activités.

L’étape suivante consisterait, comme le disait M. le rapporteur, à mener une politique de préservation des rivages futurs, donc à investir plus en profondeur, là où on pense que le trait de côte va avancer. Nous l’envisageons mais ce n’est pas notre priorité car nous avons encore un peu de travail à faire sur le trait de côte actuel. C’est un objectif qui s’inscrira de plus en plus dans l’action du Conservatoire. Notre stratégie à long terme, qui est publiée sous forme cartographique, présente, à l’horizon 2050, les secteurs devant donner lieu à intervention prioritaire ou faire l’objet de notre vigilance. Ces cartes ayant été discutées avec les acteurs locaux, elles font à peu près consensus de sorte que l’action du Conservatoire dans les secteurs identifiés y est considérée comme légitime. Nous commençons à identifier sur ces cartes des secteurs en rétro-littoral, mais la question ne fait qu’émerger. Cette stratégie à l’horizon 2050 est révisée tous les dix ans. Comme nous avons commencé à évoquer cette question lors de la dernière révision en 2015, je ne doute pas qu’en 2025, la demande sociale vis-à-vis du Conservatoire ira plus loin en faveur de l’identification des rivages futurs et d’une intervention foncière ciblée pour y maintenir les mêmes équilibres que sur les rivages actuels. Cela dit, je raisonne à moyens constants.

M. Albert Maillet. S’agissant de la manière dont le système forestier évolue en fonction des changements climatiques attendus ou anticipés, j’insisterai sur deux points – en me concentrant sur la forêt domaniale puisque la forêt des collectivités locales ne relève pas de l’ONF. Je le disais tout à l’heure, c’est l’État qui est propriétaire de la forêt domaniale. Nous n’en sommes que les gestionnaires mais des gestionnaires un peu particuliers puisque l’État nous en cède en quelque sorte l’usufruit – même si ce n’est pas le terme exact : nous assurons toutes les dépenses de gestion et encaissons toutes les recettes du domaine.

En tant que directeur de l’ONF, je gère 1 300 forêts domaniales en France. Elles sont évidemment identifiées une par une mais je les gère en fait comme si elles étaient une seule forêt. C’est l’avantage d’avoir un établissement public national : on peut faire de la péréquation entre les forêts qui rapportent, au titre de la vente de bois comme de la chasse, et celles dont le bilan économique est moindre mais dont l’intérêt est important sur le plan touristique ou de la gestion des risques.

D’autre part, sur le plan économique, on assiste à une évolution assez rapide de la filière bois. Il n’y a plus une, mais des filières. La filière bois énergie n’est pas la filière bois d’œuvre ni la filière bois industrie. Autrefois, vous aviez un acheteur qui faisait son affaire du bois que vous lui vendiez. Aujourd’hui, les filières ont leur logique économique propre. Elles n’ont ni le même rythme de développement ni les mêmes périodes de croissance et de creux. Par exemple, la filière bois énergie dépend très fortement des prix du pétrole et du gaz ; la filière bois d’œuvre, pas du tout. Nous essayons donc de trouver la meilleure façon de valoriser une essence donnée dans une filière donnée et de mettre le plus de valeur ajoutée possible dans notre manière d’appréhender le bois. Il y a quelques dizaines d’années, nous vendions l’arbre en entier à un acheteur. Aujourd’hui, nous faisons du bois façonné. Nous faisons abattre l’arbre nous-mêmes et y identifions différentes parties – le tronc, les branches etc. – que nous injectons dans différents circuits de valorisation. La manière dont les forêts seront valorisées demain dépend donc non seulement de leurs caractéristiques, mais aussi de la stratégie des filières aval et des stratégies d’innovation. Il y a énormément de bois qu’on jugeait impropre à la construction il y a quelques années et qui, aujourd’hui, grâce à de nouvelles technologies de rectification, peut être retravaillé et rendu utilisable par le transformateur. Les matières forestière et industrielle ne relèvent pas des mêmes échelles temporelles. Colbert avait planté des chênes pour fabriquer des mâts pour les voiliers de guerre de Louis XIV ; on en fait aujourd’hui des barriques qui servent à certains grands noms d’alcool français pour exporter cette industrie du luxe aux quatre coins du monde – et c’est le même arbre. (Sourires)

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie.

Laudition sachève à seize heures cinquante.

 

 


13.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d’études spatiales (CNES) et de M. Pierre Trefouret, directeur du cabinet du président

(Séance du jeudi 22 février 2018)

Laudition débute à onze heures vingt-cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, je suis heureuse d’accueillir pour cette audition M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d’études spatiales et M. Pierre Trefouret, directeur de cabinet.

Messieurs, notre mission d’information vise à mesurer l’impact des mouvements climatiques exceptionnels sur les littoraux français. Ainsi, la maîtrise du foncier, les règles d’urbanisme ou de construction, la montée du niveau des eaux, l’organisation des secours, l’information des populations, la reconstruction après la survenue de cyclones sont autant de sujets qui entrent dans le cadre de notre étude.

Cette mission s’intéresse également à l’analyse spatiale des phénomènes climatiques majeurs en zone littorale et à l’observation des phénomènes cycloniques par la voie satellitaire. Cette analyse est particulièrement cruciale aujourd’hui. C’est pourquoi la mission a jugé particulièrement utile à ses travaux de pouvoir vous entendre en audition et vous remercie d’être présents.

Sans plus tarder, je passe la parole à M. Yannick Haury, notre rapporteur, qui précisera les objectifs de cette audition.

M.  Yannick Haury, rapporteur. Permettez-moi donc quelques questions.

Quels sont les principaux apports de l’analyse spatiale à l’étude des phénomènes climatiques majeurs en zone littorale ?

En quoi les satellites ont-ils notamment révolutionné l’océanographie, tout particulièrement les connaissances sur la circulation océanique, les courants, les vents de surface et les vagues, la fonte des glaces du Groenland et l’élévation du niveau des mers résultant du réchauffement climatique, avec les satellites altimétriques ?

Quelles sont les limites à l’observation des phénomènes cycloniques par la voie satellitaire ? Pourriez-vous nous préciser les difficultés à analyser certains vents, par exemple ?

Pouvez-vous présenter l’apport de l’expertise spatiale pour construire de nouveaux outils d’adaptation au changement climatique ? Il existe en effet des outils de contrôle et de suivi des mesures d’adaptation, pour les mangroves par exemple.

Face à la crise, pouvez-vous préciser l’apport des données satellitaires : il existe notamment la charte internationale « Espace et catastrophes majeures » pour mettre à disposition des secours locaux des images satellites optiques et radar, suivre en temps réel la situation et évaluer les dégâts dans les zones sinistrées.

Comment vos travaux de géolocalisation sont-ils également utilisés pour guider au mieux l’intervention des secours ?

Avez-vous tiré des conclusions spécifiques des ouragans de cet automne ?

Pouvez-vous nous indiquer quels sont vos projets de recherche s’agissant des événements climatiques majeurs en zone littorale, le cas échéant en lien avec des laboratoires de recherche français ou étrangers ?

Comment organisez-vous notamment vos travaux avec Météo-France ?

M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre national détudes spatiales (CNES). Mesdames, Messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de donner au CNES l’opportunité de s’exprimer sur ces questions relatives aux événements climatiques majeurs. Nous vivons, en effet, une période tout à fait remarquable. Le changement climatique est une réalité, même si certains en doutent outre-Atlantique. Il reste qu’il fait aujourd’hui 24° Celsius à New York, ce qui est tout à fait inhabituel. En outre, des phénomènes étranges du point de vue climatique apparaissent chaque jour davantage. À l’initiative de la France, très largement, la lutte contre le changement climatique est devenue depuis quelques années une très grande priorité. Le CNES s’y investit beaucoup.

Pourquoi les satellites et l’espace sont-ils aussi importants pour lutter contre le changement climatique ? Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a défini 50 variables climatiques essentielles (essential climate variables) pour mesurer le changement climatique, dont 26, soit plus de la moitié, ne peuvent être observés que depuis l’espace. En particulier, les satellites ont permis de mettre en évidence trois éléments essentiels pour mesurer le changement climatique.

Premièrement, à la fin des années 1970, les tout premiers satellites de météorologie ont permis de constater une augmentation de la température moyenne de la planète. Les satellites de météorologie mesurent la température du globe : les cartes que vous voyez le soir à la télévision, présentant les zones nuageuses et celles dépourvues de nuages, sont déduites des données envoyées par leurs radiomètres.

Dans un premier temps, on a cru à un biais instrumental, en faisant l’hypothèse que les instruments eux-mêmes étaient affectés par une dérive, qui pouvait expliquer l’augmentation. Mais après corrélation, on a effectivement constaté que la température moyenne de la planète augmentait légèrement. Seuls des satellites permettent de mesurer, de manière globale et extrêmement précise, des augmentations infimes d’un centième ou d’un dixième de degré de la température moyenne de la planète. Il serait illusoire d’imaginer qu’on pourrait parvenir au même résultat avec un thermomètre suspendu à la fenêtre.

Deuxièmement, les satellites ont permis d’établir une augmentation du niveau moyen des océans. Au CNES, nous sommes très fiers d’avoir contribué de manière décisive à mettre en évidence le phénomène. Le 10 août 1992, nous avons lancé le satellite d’altimétrie TOPEX/Poseidon, qui a eu un destin inattendu. On en faisait grand cas à l’époque, parce que c’était la première fois que la fusée Ariane lançait un satellite de la NASA, personne n’ajoutant qu’il s’agissait d’un satellite d’océanographie. Si le satellite est finalement resté dans l’histoire, c’est pourtant non comme le premier satellite de la NASA lancé par Ariane, mais comme le satellite ayant permis de mettre en évidence l’augmentation du niveau moyen des océans.

À sa suite, la série des satellites Jason a mis en évidence que le niveau des océans augmentait de 3,2 millimètres par an – nous avons lancé le dernier, Jason III, le 10 janvier 2017. Car seuls des satellites peuvent effectuer cette mesure. À la conférence de Paris sur le climat, certains dirigeants paraissaient croire qu’elles étaient le fait de flotteurs, de bouées ou de je ne sais quels zouaves du pont de l’Alma répartis sur les océans. Il n’en est rien. Seuls des satellites peuvent mettre en évidence des augmentations extrêmement faibles, grâce à des techniques d’interférométrie. L’augmentation annuelle peut sembler négligeable, mais elle représente 32 centimètres sur un siècle. C’est énorme. En face d’une augmentation d’une telle ampleur, la moitié des îles Maldives disparaissent. Du fait de cette prise de conscience, de plus en plus de satellites effectuent de l’altimétrie.

Troisièmement, les satellites ont permis d’établir et de mesurer la cause racine de l’élévation de la température de la planète. Ils ont révélé que cette hausse est due à l’augmentation des concentrations des gaz à effet de serre d’origine anthropique dans l’atmosphère. La planète voit sa température augmenter parce que l’humanité fabrique du gaz à effet de serre, essentiellement du gaz carbonique et du méthane. Ainsi, le bilan radiatif de notre planète évolue, car ces gaz, diffusés dans l’atmosphère, y piègent les radiations qui viennent du soleil, ce qui conduit à une augmentation de la température du globe.

À l’occasion de la COP21, nous avons décidé que notre pays serait à la pointe en matière de mesure de ces augmentations de gaz à effet de serre, grâce à deux satellites Microcarb et Merlin, encore en développement. Utilisant les techniques les plus pointues de la spectrométrie, le satellite Microcarb sera développé en coopération avec le Royaume-Uni, pour un lancement prévu en 2020 ; il permettra de mesurer la concentration en gaz carbonique, en établissant des cartes d’émission de ce gaz. Le satellite Merlin sera développé en coopération avec l’Allemagne ; il permettra de mesurer la concentration en méthane, gaz à effet de serre beaucoup plus puissant encore que le gaz carbonique. Il utilisera quant à lui non un spectromètre, mais un lidar, instrument de télédétection par laser. Il sera développé d’ici trois ou quatre ans.

Nous pourrons ainsi obtenir des images des nuages de gaz à effet de serre – soit de méthane et de gaz carbonique – semblables aux images de vapeurs d’eau diffusées à la télévision, dont je vous parlais tout à l’heure. Disposer de ces outils présente un double avantage. Grâce à eux, nous pourrons regarder l’évolution des émissions à l’intérieur d’un pays : là où un industriel se serait engagé à réduire ses propres émissions, le satellite permettra de savoir s’il tient ses engagements. De même, au niveau mondial, nous pourrons vérifier si les pays qui ont pris des engagements en matière de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre les respectent eux aussi.

Le rôle des satellites est donc fondamental pour la gestion des événements climatiques, à travers la mesure de ces trois points clés : température, niveau des océans et gestion des émissions de gaz à effet de serre. Grâce à eux, nous savons que le changement climatique trouve son origine dans l’augmentation des gaz à effet de serre d’origine anthropique, qui ont provoqué une hausse de la température du globe, entraînant la fonte des glaciers et une augmentation consécutive du niveau des océans. J’insiste sur la fonte des glaciers : ce n’est pas la fonte de la banquise qui fait augmenter le niveau des océans ; elle peut s’analyser comme la fonte d’un glaçon dans un verre d’eau, ne provoquant pas une élévation du niveau de l’eau dans ce même verre. Seule la fonte des glaciers, en apportant aux océans de l’eau extérieure, a fait monter leur niveau.

J’en termine ainsi sur le rôle fondamental des satellites, qui n’ira qu’en augmentant.

J’en viens maintenant à deux points particuliers, relatifs au traitement des phénomènes climatiques grâce aux satellites. D’abord, les satellites permettent d’en mesurer l’ampleur. Ensuite, quand il y a des catastrophes, ils peuvent contribuer à la reconstruction.

Premièrement, en 2000, le CNES et l’Agence spatiale européenne ont créé la charte internationale « Espace et catastrophes majeures », rassemblant aujourd’hui dix-sept agences spatiales du monde entier. Aux termes de celle-ci, lorsqu’un événement climatique très violent a lieu et entraîne d’importants dégâts, toutes les agences signataires disposant de satellites dans la zone concernée doivent braquer leurs instruments vers le lieu de la catastrophe pour en mesurer l’ampleur et pour orienter l’organisation des secours.

Ce dispositif a connu – malheureusement – une exposition médiatique assez forte à l’automne dernier, au moment où des ouragans ont frappé les Antilles. L’arc antillais et la mer des Caraïbes ont en effet fait l’objet d’une concentration tout à fait inhabituelle de phénomènes climatiques extrêmes. La raison en est très simple. La température habituelle de l’océan dans cette région s’établit entre 26° et 27°. À ce niveau, le vent qui souffle sur la surface des eaux ne crée qu’une légère nébulosité. Or la température de l’océan a atteint 31° en 2017 ; à ce niveau, le passage du vent provoque immédiatement l’évaporation de l’eau, entraînant des ouragans. Les ouragans qui ont frappé dramatiquement l’arc antillais sont donc dus à cette différence de température de l’océan de 4 à 5 degrés par rapport à la moyenne.

Dès que les dommages ont été constatés, nous avons déclenché la mise en œuvre de la charte pour produire rapidement les premières images des zones sinistrées, à commencer par Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Nos satellites radars nous ont permis de faire de même pour les inondations du Texas.

Depuis 2000, le mécanisme prévu par la charte a été déclenché 560 fois. Près de cent vingt pays en ont bénéficié. Nous comptons environ 40 déclenchements par an, mais ce chiffre tend malheureusement à augmenter, car nous observons de plus en plus de catastrophes naturelles liées à l’emballement de la machine climatique. La charte internationale « Espace et catastrophes majeures » permet donc de faire face à ces événements lorsqu’ils surviennent.

Deuxièmement, les satellites peuvent aussi servir à la reconstruction, en fournissant des données utiles au suivi des adaptations locales rendues nécessaires par les catastrophes – c’est le cas en ce moment à Saint-Martin. Établi dans le cadre du Comité sur les satellites d’observation de la Terre (CEOS), le recovery observatory a ainsi pour objectif d’accompagner le relèvement des zones dévastées par une catastrophe naturelle majeure, en mettant à disposition des décideurs locaux des produits satellitaires pertinents.

Même si on admire leur précision, leur dégradé de couleurs et la précision du découpé des côtes, les images satellitaires ne représentent en fait qu’une partie émergée de l’iceberg. Elles recèlent en effet de nombreuses informations. Avec les moyens de traitement appropriés, elles fournissent des renseignements extrêmement importants pour la reconstruction : façon dont les zones ont été touchées, taux d’humidité, pente des sols, zones à retenir pour l’implantation d’antennes de téléphone sans fil… Nous avons donc développé un véritable outil d’aide à la reconstruction, que nous mettons en œuvre à Saint-Barthélemy et Saint-Martin.

Le 12 mars, un comité interministériel consacré à leur reconstruction se tiendra. Y seront présentés des produits cartographiques spécifiques, réalisés en ce moment à partir du couple de satellites Pléiades. Vous le voyez, les satellites sont de plus en plus utilisés dans des circonstances certes malheureusement dramatiques. Mais ils facilitent considérablement les travaux de reconstruction.

J’en viens à présent au rôle particulier de la France. Depuis trois ans, elle a pris en effet un rôle de premier plan dans la lutte contre le changement climatique. Le CNES a accompagné ce mouvement. En 2015, de nombreux moyens de la nation ont été mobilisés pour préparer la COP21. Nous avons quant à nous sensibilisé le monde politique au rôle des satellites en ce domaine, notamment dans le suivi de 26 des 50 variables climatiques essentiels dont je parlais tout à l’heure. Notre approche est également partagée dans la mesure où, en septembre 2015, toutes les agences spatiales du monde, que nous avions réunies, ont adopté la déclaration de Mexico dans laquelle elles appellent l’attention des chefs d’État et de Gouvernement sur le rôle que jouent les satellites pour mesurer le changement climatique.

Après la COP 21 et l’accord de Paris qui en est découlé, nous avons tenu une nouvelle réunion en 2016, où nous avons mis l’accent sur l’enjeu important que représentent la mesure des gaz à effet de serre et la lutte contre leurs émissions, nos satellites Microcarb et Merlin étant appelés à jouer un rôle en ce domaine. Les déclarations adoptées ont été reprises et complétées dans le cadre des travaux de la COP 22 qui s’est tenu à Marrakech et qui a mis l’accent sur le rôle de l’eau. La conférence se tenait en effet en Afrique, où la question des besoins hydriques se pose avec acuité.

Le 12 décembre 2017, le One Planet Summit s’est tenu à Paris, à l’initiative du Président de la République. Il nous a demandés de poursuivre nos travaux sur la question ; nous avons donc proposé la création d’un Observatoire spatial du climat : cela a fait partie des douze objectifs qui ont été finalement proclamés par les participants au sommet. Nous sommes en train de mettre en place cet observatoire, avec le soutien de la quasi-totalité des États ; seuls les États-Unis, eu égard à la position du président Trump, n’en font pas encore partie. Les travaux se poursuivent néanmoins avec les collègues américains et je me rendrai à Washington le mois prochain, pour chercher à les convaincre du bien-fondé de la création de cet observatoire.

L’un de ses objectifs est de standardiser les données livrées par les satellites. Aujourd’hui, nous nous heurtons à la difficulté que les satellites chinois qui observent les concentrations de gaz carbonique livrent des données qui sont différentes des données européennes et américaines. Nous voulons au contraire que tous les satellites de la planète effectuent les mêmes mesures. Nous travaillons, en particulier avec les Chinois, sur cette question de la définition des standards. Lors de sa dernière visite en Chine, le Président de la République a abordé le sujet avec son homologue chinois. Un autre de nos objectifs est de garantir à la communauté scientifique le libre accès aux données collectées. L’Observatoire spatial serait ainsi une sorte de hub où les agences spatiales apporteraient leurs données, pour que les scientifiques puissent venir y puiser. Ceux-ci pourront ainsi nous aider à mieux comprendre le changement climatique, comme ils nous aideront à le corriger.

Cet Observatoire spatial du climat a reçu le soutien de la totalité des agences spatiales européennes, et gagné déjà celui des agences spatiales chinoise, russe, indienne, mexicaine, marocaine, ainsi que le soutien de l’agence des Émirats arabes unis. Le Président de la République se rendra en Inde dans deux semaines et la question est à l’ordre du jour de déplacement. Un mouvement mondial est ainsi amorcé. La création de l’observatoire est prévue pour cette année.

La France joue donc un rôle fondamental sur le sujet. La COP 21 et la déclaration de Paris ont en effet créé un esprit favorable. Loin d’être considérée comme une fin en soi, cette dernière a plutôt été envisagée comme un point de départ. Ses résultats ont été amplifiés et magnifiés par le One Planet Summit.

En conclusion, trois points sont à retenir. D’abord, sans les satellites, il n’est pas d’observation du climat ou de lutte contre le changement climatique qui tienne ; ils jouent dans ces deux domaines un rôle fondamental. Ensuite, les satellites sont précieux pour mesurer les phénomènes climatiques extrêmes, guider les secours et commencer les travaux de reconstruction – nos moyens ont été lourdement utilisés en ce sens en 2017. Enfin, la France joue un rôle particulier, comme elle l’a montré en organisant la COP 21. Nous pouvons en être fiers et nous allons continuer dans cette voie.

Mme la présidente Maina Sage. Votre présentation me semble encourageante, puisque nous venons d’entendre qu’il y a un élan mondial pour appréhender le changement climatique.

M. Bertrand Bouyx. Vous avez parlé d’un programme spatial conduit avec le Royaume-Uni. Vu leur possible future sortie de l’Union européenne, cette coopération pourrait-elle être remise en cause ?

M. Jean-Yves Le Gall. Non. Il s’agit d’une coopération bilatérale. La position européenne du Royaume-Uni impacte les activités menées dans le cadre de l’Union européenne. Mais la coopération s’effectue à trois niveaux.

La coopération au niveau de l’Union européenne englobe le programme Copernicus d’observation de la Terre et le programme Galileo de géolocalisation. La coopération intergouvernementale s’effectue au niveau de l’Agence spatiale européenne où le Royaume-Uni a, paradoxalement, augmenté sa contribution depuis le référendum sur la sortie de l’Union européenne ; désormais, la France en est le premier contributeur, l’Allemagne le deuxième et le Royaume-Uni le troisième. Microcarb s’inscrit dans le cadre de la coopération bilatérale. Nous avons d’ailleurs signé un accord pour préciser la façon dont ces données seront utilisées lors du sommet franco-britannique qui s’est tenu à Sandhurst, voilà quelques semaines.

Mme Sandrine Josso. Le Centre national d’études spatiales a été à l’initiative de la création de l’Observatoire spatial du climat lors du One Planet Summit. Il a pour objectif de mutualiser les données climatiques acquises depuis l’espace et de faciliter leur utilisation par la communauté scientifique internationale. Comment expliquez-vous que la France soit à nouveau en pointe dans ce domaine ? Le CNES est-il en avance sur ses partenaires, notamment européens, sur la question du climat ? Quel intérêt, autre que scientifique, la France peut-elle espérer tirer de cette initiative ?

M. Jean-Yves Le Gall. Je tiens tout d’abord à vous remercier pour vos propos élogieux à l’égard du CNES.

Nous sommes en avance pour deux raisons. D’abord, du fait d’une véritable excellence sur les questions climatiques au sein de la communauté scientifique française. On pourrait citer les noms de ceux qui ont révolutionné notre connaissance du climat, des prix Nobel qui ont été décernés sur le sujet. Ensuite, du fait d’une forte volonté politique. Nous sommes probablement le seul pays qui a exprimé, en 2015, cette volonté d’agir au plus haut niveau de l’État : le Président Hollande, le ministre des affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, et, bien sûr, Mme Royal qui poursuit d’ailleurs cette action. Cette volonté politique, qui avait conduit alors à l’accord de Paris, a été amplifiée et magnifiée par l’action de l’actuel Président de la République lors du One Planet Summit le 12 décembre dernier. Ce moment d’exception dont on se rend compte qu’il n’existe pas si fréquemment a rassemblé, à la Seine musicale, à l’initiative d’Emmanuel Macron, la plupart des chefs d’État ou de gouvernement. C’est à partir de cette journée au cours de laquelle des études, des réflexions ont été menées sur le thème du climat, qu’est née l’idée de créer un Observatoire du climat – et je peux attester que ce dossier est suivi directement par le Président de la République. Comme je l’ai dit, il a abordé ce sujet avec le président chinois Xi Jinping lors de sa visite en Chine, et il est à l’ordre du jour de la prochaine visite qu’il effectuera en Inde et dans d’autres pays.

Au-delà de son intérêt scientifique, cet Observatoire vise à lutter contre ce que j’appellerai le dérèglement, plutôt que le changement, climatique, parce que s’il est vrai que l’on constate une élévation du niveau des océans, une hausse de la température et une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, les conséquences les plus visibles sont des phénomènes extrêmes, comme les cyclones qui ont frappé l’arc antillais et une température de l’eau de 31 degrés au lieu de 26 ou 27 degrés en moyenne, ce qui est du jamais vu. Récemment, tout le monde s’est extasié qu’un avion ait relié New York à Londres en quatre heures en raison d’un vent qui soufflait à 350 kilomètres heure. Mais une telle vitesse n’existait pas auparavant. De même, depuis les premiers relevés météo qui datent de 1915, nous n’avions jamais enregistré une température de 24,5 degrés sur les bords de l’Hudson. Il est évidemment très important de lutter contre ces phénomènes extrêmes qui vont continuer à s’amplifier.

Si l’on veut être totalement pragmatique, il faut aussi noter que le fait de développer en France un écosystème autour du climat permet de tirer notre industrie et les services vers le haut et donc in fine d’augmenter notre activité économique, qu’il s’agisse de la fabrication des satellites ou de l’utilisation des données. Nous nous y retrouvons. Mais l’objectif ultime consiste bien à lutter contre le changement climatique car le péril est là. J’ai parlé d’une augmentation de 32 centimètres du niveau des océans sur un siècle, si le rythme reste celui que l’on a observé au cours des dix dernières années, mais ce phénomène risque de s’accélérer et d’entraîner plus rapidement encore la disparition de nombreuses régions.

M. Bertrand Bouyx. Aujourd’hui, pour mettre les satellites dans l’espace, il faut des lanceurs d’engins. Qu’en est-il de la capacité européenne face au nouveau lanceur d’Elon Musk qui fait grand bruit ces dernières années ?

M. Jean-Yves le Gall. Aujourd’hui, l’Europe dispose de lanceurs. Tout le monde connaît Ariane 5, qui est l’un des lanceurs les plus fiables au monde. D’autres lanceurs complètent la gamme ; nous les lançons depuis le centre spatial guyanais, qui est, avec les deux centres de Paris et le centre de Toulouse, l’un des quatre centres d’excellence du CNES.

Sans attendre le succès de M. Musk, nous avons d’ores et déjà commencé à préparer l’avenir : nous développons la gamme de lanceurs Ariane 6 et Vega-C et travaillons sur les lanceurs réutilisables dont on voit bien que c’est une tendance prometteuse.

C’est vrai, Elon Musk fait actuellement beaucoup de bruit avec ses lancements. Il se positionne essentiellement contre les acteurs historiques des lanceurs aux États-Unis, Boeing et Lockheed Martin. Avec nos projets pour l’avenir, Ariane 6 et Vega-C, et un peu plus tard les lanceurs réutilisables autour du duo Prometheus pour le moteur, Callisto pour le véhicule spatial, nous sommes à même de lui tenir tête. Cela dit, il ne faut pas se voiler la face : c’est un concurrent très sérieux parce qu’il applique de nouvelles méthodes, tant au niveau technique – il a ouvert la voie sur les lanceurs réutilisables – que de l’organisation. En effet, SpaceX est une gigantesque start-up très largement financée par le budget américain, mais c’est un mode de fonctionnement différent. Sans être suiviste, il faut analyser ce qu’il fait, et nous nous y employons. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a quelques années, le CNES, alors que des doutes s’exprimaient ici ou là sur la nécessité de passer à un lanceur de nouvelle génération, a poussé pour Ariane 6, et qu’il a pris la décision de se lancer dans les études sur les lanceurs réutilisables. Nous sommes confrontés à une nouvelle compétition, mais nous réagissons et je pense que nous pouvons dire que nous résistons bien.

M. Hugues Renson. Monsieur Le Gall, merci pour votre présentation éclairante et pour les précisions que vous nous donnez sur le rôle important du CNES dans la gestion des catastrophes climatiques majeures. J’en profite pour saluer Pierre Trefouret que je suis très heureux de rencontrer dans cette enceinte.

Vous nous avez expliqué comment les images satellites étaient indispensables lors d’un incident climatique majeur, à la fois dans le temps de l’urgence et dans celui de la reconstruction. Il me semble que le CNES a lancé une plateforme au mois de mai 2017 sur la diffusion d’images satellitaires pour aider à la reconstruction d’Haïti après le cyclone Matthew en 2016. Il s’agit d’assurer le suivi, loin de l’immédiateté du feu médiatique des premiers jours.

Avez-vous aujourd’hui un retour d’expérience sur ce qui se passe ? Comment faites-vous concrètement lorsque nous nous éloignons de l’urgence ? Haïti est-il pour vous un pays pilote de l’observation et de la reconstruction ? Comment peut-on considérer que la technologie spatiale va aider sur le long terme ? Pendant combien de temps les images sont-elles diffusées ? Comment voyez-vous cette coopération internationale ? Le cas d’Haïti peut-il être dupliqué ailleurs ?

M. Jean-Yves Le Gall. Nous aurions préféré ne pas avoir à intervenir à Haïti. Le passage de l’ouragan Matthew a donné lieu à l’utilisation d’images satellitaires parce que ce pays, qui est l’un des plus pauvres de la planète, ne dispose pas des moyens d’observation des dommages « classiques » que l’on peut utiliser dans des pays plus développés – aéronefs et hélicoptères notamment. Les satellites ont donc joué un rôle fondamental à la fois pour évaluer les dégâts et pour aider à la reconstruction.

La plateforme à laquelle vous faites allusion est toujours active. Les services qui reconstruisent Haïti ont accès à ces images quasiment en temps réel, ce qui leur permet de mesurer l’étendue des dégâts et d’évaluer l’évolution des dégâts dans le temps. En effet, un paysage qui a été totalement ravagé par un ouragan est dynamique : les cours d’eau ont pu bouger, la végétation reprend son développement, surtout dans ces régions tropicales où la croissance des végétaux est extrêmement rapide. La plateforme permet de suivre en permanence la situation. C’est un outil que nous sommes en train de dupliquer. Ainsi, ce Recovery Observatory sera utilisé à Saint-Martin. De façon plus générale, il est utilisé par la plupart des pays du monde.

La condition sine qua non, c’est le libre accès aux données. Là encore, voilà trois ou quatre ans, le CNES a pris des positions peut-être un peu inattendues. Certaines personnes craignaient en effet que des start-up aux États-Unis ou en Asie du Sud-Est puissent éventuellement gagner de l’argent en se servant de ces données mises en accès libre alors les satellites étaient développés et financés par le contribuable européen ou français. Je suis convaincu quant à moi que le succès de nos programmes se mesure à l’aune non pas d’hypothétiques royalties dont le montant serait ridiculement faible par rapport aux investissements consentis, mais du nombre d’utilisateurs de ces données. C’est pour cela que, s’agissant de Copernicus par exemple, nous avons été pionniers en mettant en place la plateforme d’exploitation des produits Sentinel (PEPS), Sentinel étant le nom des satellites Copernicus, qui a permis un libre accès aux données. Aujourd’hui, et cela me réjouit, eu égard au succès rencontré en la matière, certains de nos partenaires européens, qui avaient les plus grands doutes sur PEPS, sont en train, deux ans plus tard, de mettre en place une plateforme européenne appelée DIAS.

Le libre accès aux données est à mon avis la clé du succès. La méthode rappelle un peu celle de l’Observatoire spatial du climat, c’est-à-dire des données standardisées et une sorte de hub qui permet à tout le monde de s’en servir. Grâce à la transformation numérique de la société, des étudiants, des jeunes ingénieurs peuvent, dans des pays comme Haïti, inventer avec un simple ordinateur des applications, traiter les données et en tirer la quintessence s’ils y ont libre accès.

M. Jimmy Pahun. Madame la présidente, je vous remercie de me donner la parole alors que je ne suis pas membre de cette mission, ce que je regrette.

L’observation satellite permet-elle d’anticiper le recul de notre trait de côte ? Celui-ci provient-il de la montée des eaux, des tempêtes ? Je rappelle que cet hiver, nous avons connu de grosses tempêtes en Bretagne. J’ai le bonheur d’être élu d’Erdeven et de Houat, dans le sud du Morbihan. Le maire d’Erdeven s’inquiétait de voir son trait de côte attaqué, et la maire de Houat m’a montré qu’une demi-dune avait totalement disparu.

M. Jean-Yves Le Gall. L’observation satellite apporte un début de réponse, mais ne permet pas de faire de la prévision, car l’évolution du trait de côte est la conséquence de plusieurs facteurs : l’élévation du niveau de la mer, sur le long terme –, développement de la végétation et migration des courants, sur le moyen terme, et phénomènes sur le court terme extrêmement brutaux. Ainsi, une tempête très violente avec des vagues de dix mètres de haut peut évidemment faire bouger le trait de côte.

Globalement, les satellites sont indispensables. Ils permettent un suivi très précis, et sur les phénomènes de long et moyen terme de faire, par extrapolation, des prévisions. Les mangroves ont également une forte incidence sur le trait de côte. Le centre spatial guyanais, c’est trente kilomètres de côte et une surperficie à peu près équivalente à celle de la Martinique. Nous suivons l’évolution du trait de côte par satellite qui bouge très rapidement en raison des phénomènes liés aux mangroves. Suivre ces évolutions, c’est très bien, mais cette observation n’a pas beaucoup de sens si elle est limitée à quelques scientifiques happy few. C’est pour cela que les données doivent être en libre accès. De plus en plus d’applications existent sur les ordinateurs, les tablettes et sur les smartphones, ce qui permet au plus grand nombre de se servir en permanence de ces données satellitaires.

Mme Josette Manin. Je vous remercie, monsieur Le Gall, pour les éléments que vous portez à notre connaissance, et pour nous avoir expliqué quel rôle fondamental jouent les satellites dans l’observation des phénomènes climatiques.

Je suis élue d’un territoire qui a été fortement touché par les récents cyclones, et j’avoue que lorsque vous parlez de l’élévation de la température de l’eau de 26 à 31 degrés, j’ai non pas froid dans le dos, mais chaud dans le dos…

Y a-t-il un risque de surélévation de la température dans cette zone des Antilles ? Quels sont les risques encourus par nos populations compte tenu de ce que nous avons vécu récemment ?

M. Jean-Yves Le Gall. J’espère qu’il n’y a pas un risque de surélévation de la température. Avec 31 degrés, on est à la limite de ce qui existe. C’est vraiment de l’eau très chaude, et il y a peu d’océans qui ont des températures supérieures. Malheureusement on ne peut pas exclure que le phénomène se reproduise. L’été 2017 a été particulièrement chaud et, du fait de l’absence de vent, l’eau s’est peu évaporée et la température a donc peu diminué.

On ne peut pas lutter contre ces phénomènes – si ce n’est globalement en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, et c’est tout le sens de l’accord de Paris – mais on peut au moins les prévenir. À cet égard, dans les années qui viennent, la température locale de l’océan sera en quelque sorte un marqueur du risque cyclonique. En d’autres termes, il y aura beaucoup plus de risques qu’un cyclone survienne si la température de l’eau est très élevée. Dès lors, on pourra s’organiser. Grâce aux satellites, on arrive déjà à prédire ce qui va se passer à court terme. Ainsi, même si les cyclones tuent encore, ils tuent de moins en moins : on est passé de milliers de morts il y a trente ans, à quelques cas aujourd’hui. C’est spectaculaire ! On peut s’organiser, évacuer les populations… La connaissance de plus en plus précise en amont de l’état de la planète permet de quantifier le risque cyclonique et, à partir de là, de prévenir, ce qui est la meilleure façon d’éviter des désastres.

M. Stéphane Buchou. Il se trouve que je préside le Comité national de suivi pour la gestion intégrée du trait de côte. Dans le cadre de la préparation d’un projet de loi sur le trait de côte, j’aimerais connaître votre analyse. Le phénomène est-il ou non prévisible ? Cela aura des conséquences en termes d’indemnisations, d’assurance, de nécessités de relocalisation… Dans quelle mesure les satellites et l’Observatoire peuvent-ils nous permettre d’avoir une meilleure connaissance et donc une meilleure définition de ce phénomène naturel ?

M. Jean-Yves Le Gall. Comme je vous l’ai dit, les mouvements du trait de côte trouvent leur origine dans un continuum de phénomènes, qui vont du court terme au long terme. Le court terme, ce sont des événements totalement imprévisibles. En cas de tempête extrêmement violente par exemple, on se réveille le lendemain avec un trait de côte qui a considérablement bougé. En revanche, l’évolution des courants, de la végétation sont prévisibles sur le long terme. Les satellites peuvent apporter une connaissance, une évaluation prévisible sur le long terme de l’évolution du trait de côte ; ils donnent des informations très riches qui, là encore, sont en libre-service.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour toutes ces réponses. Nous avons beaucoup apprécié votre pédagogie pour rendre ces informations les plus claires possible.

Je vous remercie également pour vos documents complémentaires. N’hésitez pas à nous envoyer des présentations vidéo, car ces images permettent de rendre plus tangible la question du changement climatique, l’augmentation des pollutions dans l’atmosphère. J’ai souvent constaté que les images satellitaires avaient beaucoup d’impact sur les publics qui les regardent. Nous pourrons les intégrer dans notre rapport qui sera mis en ligne.

M. le rapporteur. Je vous remercie pour la clarté de votre présentation. Votre propos était vraiment extrêmement intéressant et enrichissant.

M. Jean-Yves Le Gall. Merci pour l’intérêt que vous nous portez, et les questions extrêmement précises que vous nous avez posées.

Le changement climatique est une réalité qui doit être appréciée, je crois, à l’aune de deux approches. D’une part, une approche sur le long terme, parce que la température du globe augmente, et que le niveau de l’océan va monter. Il faut corriger ce phénomène même si d’aucuns – et ce n’est pas très courageux – ont envie de le passer sous silence parce qu’il concernera essentiellement les générations futures. D’autre part, il y a l’approche sur le court terme avec des phénomènes extrêmement violents, qui peuvent être très meurtriers et qui eux nous touchent directement. Ainsi, l’augmentation de la température de la mer dans l’arc antillais est une conséquence du changement climatique sur le long terme. De même, l’augmentation de la vitesse des vents autour de la planète montre que le fonctionnement de notre planète évolue. Ces événements prouvent qu’il faut lutter contre le changement climatique et donc réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il convient de tout faire pour que l’accord de Paris soit appliqué.

 

Laudition sachève à douze heures vingt-cinq.

 

 

 


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14.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Le Quellec, membre du réseau Océans, mers et littoral de France nature environnement (FNE), et de Mme Nirmala Séon-Massin, présidente de la commission de gestion des écosystèmes de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)

(Séance du jeudi 22 février 2018)

Laudition débute à quinze heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Nous recevons cet après-midi M. Yves Le Quellec, membre du réseau « Océans, mers et littoral » de France Nature Environnement (FNE), et Mme Nirmala Séon-Massin, présidente de la commission de gestion des écosystèmes de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

Merci, Madame, Monsieur, d’être avec nous pour évoquer un sujet qui devient majeur et qui concerne tous les citoyens, dans l’Hexagone et en outre-mer. La montée en puissance des événements climatiques, leur intensification, l’augmentation de leur fréquence, menacent une grande partie de nos populations, particulièrement en zone littorale. L’objectif de cette mission est d’identifier les moyens d’appréhender, d’anticiper, de gérer ce risque, et les moyens de reconstruire après un événement extrême.

Nous sommes intéressés par l’avis du mouvement associatif, qui, par ses remontées et son regard du terrain, a peut-être une vision différente de la façon dont les politiques publiques doivent être conduites.

Je donne la parole à notre rapporteur, M. Haury, qui précisera les objectifs de cette audition.

M. Yannick Haury, rapporteur. Madame, monsieur quel est l’impact des changements climatiques sur la formation, le développement, la fréquence et l’intensité des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ? De quels éléments disposons-nous pour comprendre les ouragans qui se sont produits cet automne ? Quelles sont les zones littorales françaises particulièrement vulnérables ? Quelles recommandations peut-on tirer de vos connaissances actuelles pour les décennies à venir ?

Pouvez-vous par ailleurs nous présenter les stratégies d’atténuation du changement climatique et d’adaptation à ce changement, notamment dans les zones littorales, ainsi que leur nécessaire articulation ? Quelle est votre expertise sur l’intérêt des protections naturelles face aux tempêtes, ouragans et fortes précipitations ? Quel jugement portez-vous sur les politiques menées par les pouvoirs publics pour protéger les littoraux français et atténuer l’impact des changements climatiques ? Quelles sont vos recommandations en matière de prévention ? Avez-vous participé à la restauration environnementale de territoires exposés à des événements climatiques majeurs ?

Mme la présidente Maina Sage. Le questionnaire qui vous a été transmis est une simple feuille de route et nous pouvons bien sûr élargir nos échanges à tous les sujets que vous souhaiterez aborder.

Mme Nirmala Séon-Massin, présidente de la commission de gestion des écosystèmes de lUnion internationale pour la conservation de la nature (UICN). Merci pour votre invitation.

L’UICN est une association de protection de la nature un peu atypique dans la mesure où elle repose, au niveau international et national, à la fois sur ses membres, sur un réseau d’experts et sur des équipes de salariés. Ses membres sont des structures qui peuvent être étatiques – en France deux ministères en sont membres, ainsi que des établissements publics et des agences de l’État – ou des ONG. Le comité français rassemble une quarantaine de membres d’origines très diverses, même si l’on y retrouve bien sûr les grandes organisations de protection de la nature comme France Nature Environnement (FNE). L’UICN repose également sur son réseau d’experts indépendants, provenant eux aussi d’une grande diversité d’institutions, académiques, techniques, privées… Les membres sont organisés en commissions thématiques et groupes de travail, comme la commission « Gestion des écosystèmes » que j’ai l’honneur de présider. Les experts y participent intuitu personæ. Ils sont plus de 250 au comité français. L’autre richesse de l’UICN, ce sont les équipes de salariés, qui organisent les réunions, rassemblent la matière, pilotent la rédaction des publications… L’UICN est donc plus un réseau qu’une association engagée localement, même si la richesse de ses membres permet des retours d’expérience du terrain.

En ce qui concerne le changement climatique et l’évolution des événements climatiques sur le littoral, l’UICN prend acte des travaux scientifiques menés notamment sous l’égide du GIEC, auxquels participent de nombreux laboratoires français. Nous n’avons pas vocation à remettre en cause ce type de travaux et, au contraire, nous nous fondons sur ces approches scientifiques et objectives.

Le fil conducteur porté par l’UICN, ce sont les stratégies fondées sur la nature, un nouveau nom pour un concept ancien. Il s’agit de s’appuyer sur la nature et les forces qu’elle recèle pour nous aider à relever les grands défis qui nous attendent, au premier rang desquels le changement climatique, en termes d’atténuation et d’adaptation. Ces solutions peuvent être la préservation d’un écosystème en bon état, l’amélioration de la gestion durable d’un écosystème faisant l’objet de divers usages par les communautés locales, ou la restauration, voire la recréation d’un écosystème dégradé.

Ce sont des solutions « sans regret ». Même si les événements climatiques desquels on cherche à se prémunir n’arrivent pas, ces solutions, par exemple la construction d’une grande digue, apportent d’autres bénéfices dès maintenant. Elles sont souvent flexibles, moins coûteuses, et leurs bénéfices vont au-delà de la protection contre un risque de submersion ou l’érosion : cela peut présenter un intérêt pour des activités économiques locales comme l’agriculture, l’élevage, la conchyliculture, le tourisme, la pêche de loisir… Il ne faut donc pas  voir ces équipements comme une expropriation de la zone par rapport aux populations locales. Au contraire, ces solutions se fondent sur une concertation, un portage commun avec les différents acteurs locaux.

Nous avons des exemples concrets d’écosystèmes littoraux qui peuvent être préservés ou restaurés pour protéger les populations : dunes, forêts littorales, zones humides, marais, étangs littoraux… L’outre-mer est extrêmement concerné, avec les mangroves et les récifs coralliens. La commune de Saint-Brevin-les-Pins, dont M. le rapporteur a été maire, a misé sur la préservation de son cordon dunaire depuis plusieurs dizaines d’années pour se prémunir contre ces risques. D’autres communes, comme Le Grau-du-Roi, font le choix de restaurer des dunes qui avaient été arasées. En Camargue, un important travail est entrepris pour restaurer le fonctionnement hydrologique naturel et accompagner un retrait progressif et maîtrisé, à certains endroits, du trait de côte, retrait qui paraît inéluctable.

Nous avons des chiffres sur les coûts évités en outre-mer grâce aux mangroves protégeant le littoral : plus de 115 millions d’euros en Nouvelle-Calédonie, 67 millions en Guadeloupe, 66 millions en Martinique… Les bénéfices existent déjà.

L’UICN n’a pas encore le recul nécessaire pour apporter des éléments fiables et précis sur les ouragans survenus il y a quelques mois. Des études conduites au Sri Lanka après le tsunami de 2004 montrent qu’en fonction de l’état des écosystèmes locaux les impacts sont très contrastés, entre plus d’une dizaine de morts dans un hôtel qui avait arasé les dunes qui le protégeaient, et un écrêtement de la vague de six mètres à quarante centimètres dans un village encore protégé par des plantations. Le retour d’expérience au Japon, à la suite du récent tsunami, a montré le rôle des forêts littorales dans la protection des populations. Nous ne nous reposons pas sur rien pour proposer ces théories.

Vous savez sans doute que le Conservatoire du littoral a un projet AdApto valorisant une dizaine de sites dans des situations biogéographiques différentes pour montrer quelle gestion souple du trait de côte peut être envisagée par les acteurs locaux en conciliant les différents enjeux de protection des écosystèmes et d’activité socio-économique.

Les politiques publiques existent déjà : loi sur le littoral, pour laquelle il faut veiller à ce que de nouveaux développements législatifs ne remettent pas en question les équilibres qui en sont issues, documents d’aménagement et de planification aux différentes échelles territoriales, stratégie nationale pour la mer et le littoral ainsi que stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte, qui mettent toutes deux en avant la dimension systémique de conciliation des différents usages. Il existe également des structures propres à mettre en œuvre ces solutions, structures techniques sur lesquelles s’appuyer pour agir de façon pertinente : l’État et ses établissements publics, tels que l’Office national des forêts (ONF), gestionnaire de forêts littorales, le Conservatoire du littoral, les collectivités locales, les parcs naturels régionaux, les acteurs locaux, associations de protection de la nature, mais aussi représentants des activités économiques.

M. Yves Le Quellec, membre du réseau « Océans, mers et littoral » de France nature environnement (FNE). Nous aurons beaucoup de points d’accord avec l’UICN sur la plupart des sujets abordés. France Nature Environnement (FNE) est la fédération française historique des associations de protection de la nature et de l’environnement, et va fêter son cinquantenaire cette année. C’est une association qui regroupe quelque 3 500 associations, pour la plupart de terrain, avec quelques associations nationales, comme Humanité et Biodiversité, et rassemble de 800 000 à 850 000 adhérents, en métropole et dans les outre‑mer.

Je suis en Vendée, plus précisément dans le sud du département et vis donc dans un territoire très proche de l’estuaire du Lay, du secteur de La Faute-sur-Mer et de L’Aiguillon‑sur‑Mer. J’ai particulièrement suivi tout ce qui s’est passé au moment de Xynthia et après, et la réflexion sur l’événement est toujours en cours. Je connais beaucoup de personnes qui ont été sinistrées par cette tempête et j’ai beaucoup suivi les travaux qui ont permis de reconstruire la façon dont l’événement s’est produit. Il y a eu beaucoup de travaux scientifiques intéressants, qui ne se sont pas laissé prendre dans le courant médiatique qui, d’emblée, tend à vouloir faire croire que c’est du « jamais vu ». Ce n’est pas si simple que ça : il y a des répétitions historiques de ce type d’événements sur certains territoires. Ce n’est pas du jamais vu et ce n’est pas non plus quelque chose qui ne se reproduira pas avant trois mille ans, comme on a également pu l’entendre dans certains médias.

S’agissant de votre question sur la façon d’analyser les évolutions des événements climatiques majeurs sur le littoral, je rejoins complètement le point de vue selon lequel il faut s’appuyer sur les travaux des experts scientifiques. Nous avons de très bonnes équipes de recherche qui font avancer la connaissance. Je comprends qu’il existe tout de même encore beaucoup de degrés d’incertitude dans ces questions et que la prudence est de mise avant de trancher catégoriquement.

Il y a probablement aussi matière à distinguer ce qui se passe dans l’outre-mer de l’Atlantique nord et en métropole. D’un côté, on a des cyclones, qui sont des éléments d’une puissance immense, et de l’autre des tempêtes, plus ou moins fortes, mais les deux choses ne sont pas de même nature et produisent des effets relativement différents. Dans l’Atlantique nord il y a un vrai sujet avec l’augmentation de l’intensité des événements météo-marins, c’est sans doute moins évident en métropole.

Les grandes catastrophes sont celles où plusieurs phénomènes se conjuguent : une tempête avec des vents puissants qui génèrent des vagues impressionnantes, avec en même temps une élévation du niveau marin, des pluies intenses… Cette concomitance d’événements a priori différents aggrave le phénomène et produit une catastrophe, même dans le cas où les phénomènes pris individuellement ne sont pas extrêmes. Dans le cas de Xynthia, il ne s’agissait pas d’une très forte tempête de vent, ni d’un très fort coefficient de marée. C’est le cas aussi pour Irma, avec une puissance de vents certes exceptionnelle, mais conjuguée à une onde de marée extrêmement importante avec une élévation du niveau de la mer de l’ordre d’un ou deux mètres, et puis de fortes précipitations qui ont saturé les sols. Ces facteurs conjugués s’abattent sur un territoire qui devient alors très vite désorganisé. Or, cette dimension n’est pas toujours bien identifiée. Dans les évolutions que nous pouvons redouter, il y a certes un sujet récurrent, l’intensité, mais la répétition des facteurs aggravants est elle-même source de catastrophes.

Mme Nirmala Séon-Massin. Je suis tout à fait d’accord sur le caractère non exceptionnel des tempêtes ou des événements extrêmes et sur la conjonction d’un aléa et de l’exposition à cet aléa. C’est surtout sur cette exposition et son atténuation que nous avons travaillé.

Nous avons, au sein du comité français de l’UICN et de l’UICN internationale, travaillé sur la question de l’atténuation du changement climatique et l’articulation avec la préservation des écosystèmes. Des écosystèmes en bonne santé sont connus pour être des puits de carbone : les forêts mais aussi l’océan, les prairies, certaines zones humides. Plutôt que d’adopter une approche problème par problème, il faut essayer de concilier les différents enjeux, en fonction des spécificités de chaque territoire, même si un problème comme l’atténuation du changement climatique doit être abordé à une échelle beaucoup plus vaste.

M. Yves Le Quellec. Toutes les côtes sont vulnérables à des événements météo-marins extrêmes, et même des côtes rocheuses. On a déjà vu la puissance de la mer arracher des blocs de rocher de plusieurs centaines de tonnes et les projeter très au loin. Il ne faut donc jamais oublier la vulnérabilité du littoral ; or je pense que nous sommes aujourd’hui dans une culture de consommation du littoral et que nous avons perdu de vue le fait qu’être sur la côte est certes source de détente, de loisir, de plaisir, mais est toujours, au moins potentiellement, une exposition à un risque, que l’on ne prend plus suffisamment en considération.

Aucun département du littoral français n’est non plus exempt du risque d’érosion. Ce ne sont pas toutes les côtes à 100 % qui sont concernées, mais le recul des côtes existe sur toutes les façades maritimes. Les plus vulnérables sont les côtes sableuses, les côtes basses, les côtes à lagunes, les côtes bordées de marais, les estuaires, tous types de côtes que l’on retrouve sur chacune de nos façades maritimes.

Un élément clé, que l’on a tendance à oublier, c’est que le littoral est mouvant ; il n’est pas stable. L’expression très employée de trait de côte – « le recul du trait de côte » – me pose un peu problème car elle fait penser à une ligne fixe, alors que l’espace littoral bouge tout le temps, à certains endroits beaucoup, à d’autres plus modestement, et il faudrait éviter de véhiculer l’idée d’une ligne qui doit être défendue absolument contre tout mouvement. De fait, on ne l’empêchera pas de bouger.

La directive européenne « Inondation » de 2008 a déclenché un mouvement d’identification de ce que l’on appelle des territoires à risque important d’inondation (TRII), par inondation fluviale ou submersion marine. Pour cette dernière, vingt-cinq TRII sont identifiés en France. Une évaluation nationale, l’évaluation préliminaire des risques d’inondation, a été conduite en 2011. Sur le volet des submersions marines, il en est ressorti le chiffre de 1,4 million d’habitants exposés en métropole, 129 000 dans les départements d’outre-mer. En métropole, c’est aussi au moins 850 000 emplois qui risquent d’être directement menacés par la survenance d’un événement extrême. Des établissements de santé sont très mal situés : leur nombre est estimé à 160. On peut y ajouter des écoles, des bâtiments publics comme le magnifique siège du conseil départemental non loin de chez moi, en bord de mer, des casernes, des centres de secours, des casernes de pompiers, avec tout ce que cela implique comme désorganisation : les équipes de secours ne peuvent pas intervenir si elles sont elles-mêmes touchées par l’événement. On a évalué à 13 900 hectares la surface urbanisée exposée au seul risque d’inondation ; c’est un peu plus que la superficie de l’Île‑de‑France. Les surfaces les plus importantes sont en Vendée, en Charente-Maritime et dans les Bouches-du-Rhône. Cinq départements métropolitains concentrent 50 % de la population exposée.

Ce sont des données disponibles et il serait, très opportun d’en répandre la connaissance, pas seulement dans les cercles de décision, mais aussi auprès de la population. Il est urgent de prendre la mesure d’un risque réel et dont on sait qu’il a toutes les chances de s’accroître, en raison de deux phénomènes : d’une part, le changement climatique, une hausse du niveau moyen des mers qui est en train de s’accélérer, d’autre part, des schémas d’aménagement du territoire qui, au nom de la demande sociale, contribuent à concentrer toujours plus de monde sur le littoral. N’attendons pas la prochaine catastrophe, où l’on nous dira encore que c’est du jamais vu, de l’exceptionnel. Je crains que l’exceptionnel ne finisse par devenir, sinon courant, du moins relativement fréquent.

Il est évident que cela ne peut pas se traiter à l’échelle micro-locale. Il faut bien repérer quels sont les bassins de risque. Une démarche très intéressante est la démarche transmanche qui associe le Royaume-Uni et les côtes de la Manche française : par le programme LiCCo, « Littoraux et changements côtiers », l’intégralité du littoral de l’Angleterre et du Pays de Galles a été découpée en cellules pertinentes pour y envisager le changement côtier à long terme, en posant d’emblée des options. Sur certains sites, où les enjeux économiques sont tels qu’il faut tenir, il faudra continuer d’investir dans de la défense côtière. Cela ne veut pas dire qu’il faut tenir partout, car de toute façon on ne le pourra pas ; à certains endroits il sera préférable de laisser la côte évoluer naturellement, même si c’est par le recul. Dans certains cas, on ne renforcera pas les systèmes de défense présents et on laissera la nature reprendre ses droits : ce sont les « solutions basées sur la nature » et les « stratégies sans regret » évoquées par Mme Séon-Massin. On a besoin de tels espaces pour laisser réguler les choses. Ainsi, ce n’est pas du tout la stratégie du trait de côte devant être fixé autant que possible partout. Il faut faire des choix, raisonnés, partagés.

Pour l’instant, c’est quelque chose qui semble difficile à envisager dans notre culture française. Le site du programme LiCCo, licco.eu, est très frappant à cet égard. Deux pages sont consacrées, l’une au regard anglais, l’autre au regard français. Sur la page anglaise, on trouve ce que je viens d’expliquer. Sur la page française, on trouve une liste de procédures. On a des procédures mais on ne s’est pas posé les bonnes questions. On n’a pas vraiment posé la question de savoir à quoi doivent servir ces procédures.

Mme la présidente Maina Sage. Vous soulignez l’incohérence de certains positionnements publics au regard des risques avérés, comme les casernes de pompiers en zone inondable. Avez-vous conduit une réflexion sur la position de certaines centrales nucléaires qui se trouvent dans des zones littorales menacées ?

M. Yves Le Quellec. J’ai en effet omis de citer ces exemples-là, particulièrement inquiétants. Nous savons tous ce qui s’est passé à Fukushima, à la suite d’un choix d’implantation malheureux. Je pense qu’un certain nombre de nos centrales françaises sont également en position très délicate. La centrale du Blayais, à Braud-et-Saint-Louis, en retrait dans les marais qui bordent l’estuaire de la Gironde, a été inondée par le fleuve, et, bien que l’on ne sache pas avec certitude ce qui s’est passé, il est probable que l’on n’est pas passé très loin de la catastrophe cumulative. Il existe une loi qui s’appelle, pardonnez-moi l’expression, la loi « de l’emmerdement maximum » : quand ça commence à déraper, on perd très vite le contrôle. Je pense qu’un certain nombre de sites sont exposés à ce type de risque aggravé.

Je ne sais pas qui a évité d’identifier le problème lors des choix d’implantation. Il y a eu des arbitrages : une centrale a besoin de refroidissement, donc d’eau, qui peut être prise dans la mer. Ce choix risque de conduire un jour à une catastrophe. On ne peut pas ne pas y penser, même si personne ne peut non plus dire que cela va arriver, ni quand ni dans quelles circonstances.

Mme Nirmala Séon-Massin. La centrale du Blayais a en effet été sujette à un incident, à la suite de quoi la sécurité de la centrale contre les accidents majeurs a été renforcée. C’est un risque important pour les populations environnantes.

M. Yves Le Quellec. Le renforcement de la sécurité passe évidemment par l’endiguement, mais nous avons un problème avec l’endiguement, à savoir que c’est une manière de se convaincre que l’on est en sécurité. On sait construire des digues, et je ne dis pas qu’il ne faut pas en construire, mais il finira toujours par se présenter un événement qui, à un moment donné, débordera une digue. Il suffit de regarder les documents historiques : nous avons passé notre temps à édifier des systèmes de défense basés sur l’endiguement et, assez souvent, comme dans mon territoire, la digue à peine terminée un cycle de tempêtes nouveau se produit, avec des niveaux d’élévation de la mer tels que la digue ne suffit pas. La digue fonctionne en situation ordinaire mais plus vraiment en situation extrême, et cela se transforme même en piège, car on s’est laissé persuader que l’on était en sécurité et donc pas du tout prêt à encaisser l’événement extrême. Dans les plans de prévention des risques littoraux, élaborés partout dans la douleur et, dans certains cas, n’aboutissant même pas, le débat a tendance à s’enkyster autour de l’idée qu’au lieu d’imposer des zonages visant à réduire l’urbanisation, il suffit de construire des digues. Et puisqu’il y a une digue, il n’y a plus aucune raison de freiner l’urbanisation derrière. On n’est pas sorti de cela.

Mme la présidente Maine Sage. Votre regard du terrain est très intéressant. Avez‑vous tout de même le sentiment qu’il y a une prise de conscience de plus en plus forte de la part des élus et des populations ?

M. Yves Le Quellec. Je suis extrêmement frappé par la capacité des êtres humains à oublier. C’est une façon de se protéger. Une autre dimension, bien plus problématique, c’est le déni, où, relativement consciemment, on organise un discours selon lequel le risque n’existe pas et on continue donc comme avant. Derrière cette approche, il y a évidemment des intérêts corporatistes à l’œuvre pour continuer à construire, étendre les zones urbanisables, faire ce que l’on appelle, sans trop s’interroger sur le sens qu’on donne à ce mot, du développement – développement sans doute à très courte vue et très monothématique. Dans mon département, certaines communes, comme La Faute-sur-Mer, comptent de 70 à 90 % de résidences secondaires. Voilà ce que l’on appelle le développement. Le déni sert à cela. Il sert à ces gens qui tirent profit de ce modèle de développement. Tant qu’il n’y aura pas de réaction forte, et je ne vois pas de qui elle viendra, si ce n’est de l’État, pour dire que ce modèle n’est pas tenable, on continuera dans cette direction très problématique.

Je souscris pleinement à l’idée qu’il faut veiller sur la loi « Littoral » comme à la prunelle de nos yeux. Tous les sondages montrent que les Français, à 90 % et plus, sont attachés au respect de cette loi, mais une dimension du texte n’a pas été suffisamment cultivée, à savoir la notion de capacité d’accueil. On ne peut pas remplir les territoires côtiers sans limite et sans poser la question des ressources naturelles nécessaires pour que les gens puissent vivre correctement, ne serait-ce que la ressource en eau. Un des effets du changement climatique est, on le sait, que cela va conduire à une raréfaction, parfois drastique, de la ressource. À Saint-Martin, dans les Antilles françaises, le tourisme s’est développé dans ce petit territoire sans eau douce, ce qui a impliqué la construction d’une très coûteuse station de dessalement de l’eau de mer, et Irma a détruit la station : c’est, comme je le disais, catastrophe sur catastrophe.

Certains choix d’aménagement du territoire relèvent de l’aveuglement. Ce n’est pas par manque d’information. On ne veut tout simplement pas voir.

Mme Nirmala Séon-Massin. Les Français sont en effet très attachés à la loi « Littoral », et il y a une prise de conscience croissante de la problématique environnementale en général, mais la connexion ne se fait pas encore entre ces enjeux et le quotidien. On est pour la loi « Littoral » et en même temps on veut partir en vacances à la mer, et être le plus près possible de la plage… On porte, sans forcément le réaliser, beaucoup de contradictions ; cela nécessiterait de soutenir des recherches en sciences humaines, notamment, pour mieux comprendre ces contradictions et la déconnexion entre des enjeux environnementaux, perçus comme très globaux – la forêt amazonienne, les éléphants d’Afrique… – et nos choix pour partir en vacances, nos choix de résidence, nos modèles de développement.

De même, on a beaucoup fondé d’espoir dans les approches économiques pour la conservation de la nature, mais il est difficile de comparer des coûts évités, dont je parlais tout à l’heure, et des bénéfices concrets résultant de choix de développement, car ce sont d’un côté des euros potentiels et de l’autre des euros réels.

Le littoral est un milieu d’interface entre le milieu marin et le milieu terrestre : même si l’on agit de façon très volontariste sur le littoral, à défaut de prendre garde à tout ce qui arrive dessus, nos efforts sont voués à l’échec. La gestion des fleuves est extrêmement importante, en termes de recharge sédimentaire, de qualité de l’eau... L’érosion que connaissent certaines côtes est accentuée par le fait que les fleuves qui se déversent sur ces littoraux ont été extrêmement aménagés, sont par exemple traversés par de nombreux barrages qui altèrent le flux sédimentaire. De même, les coraux sont touchés par un phénomène de blanchiment à cause du réchauffement climatique ; même la gestion du littoral la plus attentive à ces coraux risque de ne pas atteindre ses objectifs à cause d’un problème qui dépasse très largement les acteurs locaux.

On a jusqu’ici beaucoup parlé des écosystèmes au public sous l’angle des aménités et des services, dans une approche très utilitariste. Or ces écosystèmes littoraux sont très originaux ; ils accueillent des espèces très particulières et constituent un patrimoine de notre collectivité. Qui plus est, certains de ces écosystèmes ont été façonnés par l’homme depuis des siècles. Il en est ainsi de la Camargue, territoire où se sont conjugués des activités humaines et un milieu naturel remarquable.

La France a une approche du patrimoine culturel extrêmement volontariste – défense de la langue française, des monuments, etc. Qui n’a pas été confronté à l’architecte des Bâtiments de France en voulant repeindre ses volets de la mauvaise couleur ? Certes, je caricature un peu. En tout cas, nous devons prendre conscience que la défense de notre patrimoine doit inclure ces écosystèmes si riches et si particuliers. Par rapport à ses voisins européens, la France a cette chance : la métropole dispose d’une grande richesse de milieux et, en outre-mer, se trouvent tous les hot spots de la biodiversité française.

M. Stéphane Buchou. Je vous remercie pour ses propos très éclairants. Monsieur le Quellec, merci pour vos bons mots. Nous pourrions passer des heures sur le sujet… Vous dressez un constat accablant, implacable et sans appel de la situation de nos littoraux ultramarins et métropolitains. Je suis parfaitement d’accord avec vous lorsque vous parlez de déni et de faible mémoire quant à la catastrophe Xynthia.

Je suis président du comité national de suivi pour la gestion intégrée du trait de côte – l’appellation est imbuvable… Je vous associe à la réflexion que j’ai lancée de manière informelle : il nous faut trouver un nouvel intitulé plus compréhensible de nos concitoyens. Au sein de cette mission, nous voulons être concrets. Nous voulons avancer et essayer d’anticiper les événements climatiques dramatiques tels ceux que nous avons récemment connus afin d’avoir le moins de victimes possible.

Madame Séon-Massin, vous avez cité tous les acteurs et toutes les infrastructures qui interviennent. Chacun a sa légitimité, mais comment analysez-vous le fait qu’on ait autant d’acteurs ? Ne faudrait-il pas rationaliser cette organisation afin d’être plus efficace ? De même, les textes se superposent. S’agissant de Xynthia, le constat est clair : dans le département de la Vendée, huit ans après cette terrible tempête, un tiers des digues ont été réalisées – soit vingt-cinq kilomètres sur les soixante-quinze qui devaient être rénovées… La rationalisation des acteurs et des outils n’est-elle pas nécessaire ?

Vous avez en partie répondu à ma deuxième question : comment peut-on faire collectivement pour que la prise de conscience des élus locaux débouche sur une autre façon d’appréhender nos littoraux et notre manière de vivre sur ces territoires fortement attractifs ?

Mes questions n’appellent pas forcément des réponses extrêmement précises aujourd’hui. Je tenais simplement à vous faire part de nos réflexions. Si les législateurs que nous sommes ne sont pas capables de prendre les bonnes décisions, nous allons au-devant de graves problèmes. Nous avons besoin de votre regard scientifique car, si le politique peut beaucoup, il ne peut pas tout. Je crois en l’intelligence collective et en la co-construction pour améliorer notre futur. Nos littoraux se sont beaucoup développés, beaucoup de gens veulent y vivre, des activités économiques s’y installent et notre pays est la première destination touristique mondiale. Nous devons prendre en compte ces éléments. Il faut que, demain, on puisse continuer à bien y vivre, mais différemment.

M. Stéphane Claireaux. Député de Saint-Pierre-et-Miquelon, je tiens à apporter mon témoignage face à cette situation complexe. En effet, on oublie très vite les mauvais moments. Chacun est conscient qu’il faut préserver nos littoraux mais, malheureusement, peu sont prêts à faire des concessions. Les élus locaux se heurtent à cette réalité même lorsqu’ils sont très volontaires et ont pris conscience de la fragilité de nos littoraux.

Ainsi à Saint-Pierre-et-Miquelon, la mise en œuvre du plan de protection des risques littoraux (PPRL) a été très mal accueillie, notamment par la population de Miquelon. En effet, une grosse partie du village s’est retrouvée en zone bleu marine – donc très submersible – ce qui revenait à dire à de nombreuses personnes que leur maison ne valait plus rien…

Toute la complexité est là : le vote de la loi, des élus qui comprennent l’importance de la prévention mais qui se retrouvent souvent face à des populations qui refusent de voir la réalité en face… Dans ces conditions de forte pression populaire et de faible acceptabilité sociale de ces nouvelles normes, quelle est la marge de manœuvre des élus ? À Saint‑Pierre‑et-Miquelon, il a fallu un an et demi pour calmer le jeu !

Nous sommes des pêcheurs, des cueilleurs – des préleveurs donc. Dans ce contexte, les actions des associations « écolos », telle France Nature Environnement, sont souvent très mal perçues, d’autant que le territoire est très petit. La préservation d’un mètre carré de terrain y est vécue comme une privation de liberté. À tel point que le Conservatoire du littoral, poussé par la collectivité territoriale, a mis fin à sa présence à Saint-Pierre-et-Miquelon – ce n’est pas à notre honneur. Il avait racheté des terrains, notamment un cordon dunaire à Miquelon-Langlade.

Encore une fois, dans l’absolu, tout le monde considère qu’il faut faire quelque chose parce que nos territoires et nos littoraux sont en danger. Tout se complique cependant lorsqu’on demande aux gens d’appliquer et de respecter des règlements, et surtout faire des concessions. L’enjeu est énorme, mais le chemin va être long…

Mme la présidente Maina Sage. Au-delà de la prise de conscience, ces deux témoignages illustrent parfaitement toute la difficulté de changer les comportements.

M. le rapporteur. Vous nous avez expliqué que nous savions concevoir des digues. Et si elles ne sont pas invulnérables, elles ont un coût. C’est un problème pour les collectivités, comme l’a souligné Stéphane Buchou : elles sont réalisées lentement, car les enjeux financiers sont très importants, à une période où les finances publiques doivent être surveillées avec attention.

Concernant la protection du cordon naturel, dès le début du XIXe siècle, on avait instauré une commission des dunes. Nicolas Brémontier mit alors au point une technique pour fixer le sable, ce qui a débouché sur la naissance des stations balnéaires. Des territoires, souvent très pauvres, ont ainsi pu se développer, construire une mairie et une école. Ils avaient compris qu’il fallait commencer par fixer le sable. Celui-ci envahissait alors la commune et la faisait disparaître, le recul du trait de côte était très important. La méthode utilisée, notamment grâce au semis de pins, s’est révélée très efficace. Les retombées économiques, certes très difficiles à mesurer, ont été extrêmement importantes. L’image des pinèdes reste d’ailleurs très attachée à nos stations balnéaires.

Depuis, les techniques qui visent non pas à contraindre la nature, mais à utiliser ses forces pour créer des environnements à la fois protecteurs et accueillants pour les populations et les vacanciers, n’ont pas beaucoup progressé... Moi qui aime me promener le long des côtes, je vois bien que l’on se contente parfois de quelques branchages ou qu’on laisse la nature faire son œuvre et le sable s’en aller. Faut-il être fataliste et imputer le recul du trait aux forces de la nature ? Ne faudrait-il pas plutôt trouver des méthodes qui préservent cette nature, tout en mettant son énergie à notre service ?

Mme Nirmala Séon-Massin. L’ingénierie – ou génie – écologique est une discipline en plein essor depuis quelques décennies. Mais elle se heurte à une difficulté liée à diversité de la nature dans notre pays. Ainsi, l’ingénierie écologique ne sera pas la même en Baie de Somme, en Camargue, à Saint-Pierre-et-Miquelon ou en Nouvelle-Calédonie. Vous avez raison, une digue est plus simple à réaliser : le béton, c’est du béton, qu’il fasse chaud, froid ou humide. Je suis probablement un peu caricaturale pour nos ingénieurs du génie civil… À l’inverse, l’ingénierie écologique doit jouer sur un grand nombre de paramètres liés aux espèces présentes, au type de substrat. Pour autant, certains exemples sont vraiment intéressants. Ainsi, dans un domaine différent de celui dont on parle, une entreprise française, dont j’ai oublié le nom, a développé une zone humide artificielle très complexe – appelée « Zone Libellule » – pour épurer les micropolluants des eaux lorsque n’y parvient pas par des méthodes d’ingénierie classique. Cette zone a montré une réelle efficacité pour filtrer les micropolluants, tout en développant un écosystème intéressant. L’ingénierie écologique n’est donc pas dépourvue de moyens, mais il est plus compliqué de s’adapter à la diversité des systèmes.

C’est vrai, nous faisons tous ce constat de l’abondance de procédures, de lois et de structures en France. On a parfois l’impression de ne plus rien y comprendre. Mais nous sommes face à des situations complexes, notamment en matière d’environnement puisque le choix des uns aura des impacts très forts sur les autres, qui ne demandent rien. C’est pourquoi nous avons besoin d’un corpus réglementaire important ; c’est le rôle de l’État de protéger l’ensemble des citoyens, y compris les uns des autres. En matière d’environnement, même s’il est plus complexe de l’appréhender, cela se vérifie également. Peut-être que cette accumulation de textes ou de normes est également la conséquence des priorités de chaque époque : le développement économique a longtemps été mis en avant, puis la protection du littoral a pris le dessus. Tout est aujourd’hui important, ce qui conduit à ces difficultés d’interprétation : les priorités ne sont pas forcément claires. Peut-être faut-il donc commencer par nous demander quelles sont nos priorités pour les territoires. À partir de notre réponse et de la hiérarchie que nous établirons de ces dernières, nous pourrons alors sans doute simplifier les normes.

En l’état actuel, les organismes que nous représentons défendent le principe de non-régression du droit de l’environnement. Force est de constater en effet qu’en général – je ne dis pas que c’est votre cas –, la modernisation vise souvent à supprimer les normes environnementales qui empêchent le bon développement économique des territoires ! Là encore, je suis un peu caricaturale, pardonnez-moi, mais malheureusement réaliste. Il faudrait plutôt inverser le raisonnement : certes, on peut développer l’urbanisation mais la priorité absolue est que personne ne vive dans une zone à risque. Les choses seront alors plus simples. Pour résumer, il faut d’abord se mettre d’accord sur les objectifs et leur hiérarchisation car, malheureusement, chaque choix est un compromis.

M. Yves Le Quellec. Je souscris totalement à cette analyse. Il faut laisser vivre les dunes. Elles n’ont pas forcément besoin de beaucoup d’interventions, d’ingénierie ou de recherches. Les personnels de l’Office national des forêts (ONF) ont acquis beaucoup d’expérience en la matière depuis quelques dizaines d’années. Comment protège-t-on une dune ? En la ménageant, en évitant la surfréquentation et en veillant à ce qu’elle puisse continuer à bouger dans son espace naturel d’évolution. La dune est un système complexe, composée de l’avant-plage, de l’estran et des autres dunes qui s’enchaînent les unes derrière les autres. Seules les situations très dégradées nécessitent une intervention, afin d’aider à la cicatrisation là où se sont produites les dégradations. L’intervention est simple : on évite la surfréquentation.

Dès les années soixante-dix, beaucoup de nos associations se sont battues avec énergie et avec certains beaux succès pour empêcher que les dunes ne soient dégradées par la surfréquentation, l’installation de parkings ou par diverses exploitations aboutissant à l’artificialisation du milieu. Nous nous sommes battus pour que les forêts dunaires soient préservées – c’est le point fort de la protection du littoral – et ne partent pas par lots successifs pour laisser place à des immeubles. En la matière, les anecdotes sont nombreuses…

Vous avez raison, monsieur Claireaux, ces combats sont compliqués et l’on ne se fait pas que des amis. Reste que, trente ou quarante ans après, le résultat est là. Il ne faut pas oublier le rôle clé que des associations et des bénévoles motivés et compétents ont joué pour préserver des milieux qui, sans cela, auraient été très certainement dégradés, voire détruits.

Monsieur Buchou, j’entends votre propos sur le coût des digues : cela n’avance pas et les procédures sont sans fin. Néanmoins, je ne suis pas sûr que le problème soit vraiment procédural. Il s’agit plus d’une question d’approche. Le sujet que l’on traite comporte deux volets : un volet prévention du risque et un volet protection. Il y a des plans de prévention et des programmes de travaux de génie civil visant à renforcer la protection. Or nous souffrons de cette perspective qui survalorise la protection : cela conduit à vouloir renforcer les digues sans se poser de questions. Il faut au contraire faire des choix stratégiques : où est-il vraiment indispensable d’agir, où peut-on lâcher du lest ? Ces choix doivent être imaginés à la bonne échelle. Trop souvent, les structures de type établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ou syndicats mixtes travaillent dans un périmètre géographique limité, sans se préoccuper de l’impact négatif de leurs travaux sur les territoires voisins. Du fait de cette complexité, l’État est parfois amené à intervenir pour évaluer convenablement les risques dans un périmètre plus large. Les exemples de ce type sont pléthores sur le littoral…

La véritable question est celle de l’analyse stratégique, à la bonne échelle : que doit-on faire ? Que peut-on faire ? Que va-t-on faire ? C’est ce qui manque dans les démarches actuelles : on est encore trop enfermés dans des logiques territoriales et administratives inadaptées. La réflexion avance malgré tout. Ainsi, des stratégies locales de gestion du risque inondation commencent à émerger. Ces bons outils doivent aider à faire les choix stratégiques et à éviter les erreurs. Il s’agit de bien identifier les enjeux prioritaires, les lieux où il faut renforcer les mesures de protection – c’est parfois le cas, je ne le nie pas – et ceux, puisqu’on ne pourra pas tout faire, où il faudra lâcher du lest.

Il reste, vous avez raison, que ces travaux sont extrêmement coûteux et que la question du financement se pose. Dans le droit fil de ma remarque sur la survalorisation de la protection, au détriment de la prévention, on ne peut que constater – comme la Cour des comptes – que l’utilisation du fonds Barnier a fait l’objet d’une dérive : il n’a jamais été conçu pour construire des digues ! Il doit revenir à sa mission initiale : aider les personnes frappées par le recul. À défaut, nous serons confrontés à des problèmes budgétaires parce que le fonds Barnier ne pourra pas tout assumer. Une dérive est possible dans son utilisation, la protection étant survalorisée par rapport à la prévention.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour votre participation à nos travaux. Vous pouvez nous transmettre tous les documents ou éléments d’information que vous jugerez utiles. Nous essaierons également de rencontrer les responsables du programme transmanche LiCCo, dont vous nous avez parlé.

Laudition sachève à seize heures trente-cinq.

 

 


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15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Brun-Barrière, secrétaire-général de l’ONERC à la Direction générale de l’énergie et du climat, de M. Marc Mortureux, directeur général de la prévention des risques, de M. Hervé Vanlaer, adjoint au directeur général de la prévention des risques et de Mme Laure Tourjansky, cheffe du service des risques naturels et hydrauliques à la Direction générale de la prévention des risques

(Séance du 22 février 2018)

Laudition débute à seize heures quarante.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Hervé Vanlaer, adjoint au directeur général de la prévention des risques, Mme Laure Tourjansky, cheffe du service des risques naturels et hydrauliques à la direction générale de la prévention des risques (DGPR) et M. Éric Brun-Barrière, secrétaire général de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC) à la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC).

Comme vous le savez, cette mission d’information a été créée à la demande de la présidence de l’Assemblée nationale. Notre objectif est de savoir comment on peut anticiper les événements climatiques majeurs en zone littorale. Comment prépare-t-on les communautés ? Comment gère-t-on ces événements au moment où ils se déroulent ? Enfin, comment reconstruisons-nous ensuite ? Bien évidemment, la mission fera un point spécifique sur les événements qui ont touché les Antilles.

À cet égard, l’audition de cet après-midi est très importante puisque vous êtes au cœur des politiques publiques qui nous intéressent – monsieur le rapporteur précisera nos demandes. En préambule, je souhaitais vous rappeler qu’il est essentiel que, lors de cette audition, nous puissions comprendre comment s’articulent les politiques publiques sur le terrain. Comment les stratégies que nous déterminons se traduisent-elles au quotidien, notamment en zone littorale ?

M. Yannick Haury, rapporteur. Pouvez-vous nous présenter les différents événements climatiques majeurs affectant les zones littorales françaises, en métropole et outre-mer ? Pourriez-vous nous indiquer le rôle de l’ONERC et nous indiquer les travaux que vous menez sur les zones littorales ? Quelles sont les missions de vos directions en matière de connaissance, de prévention et de gestion des risques climatiques dans les zones littorales ? Quelle est la chaîne des responsabilités des différents acteurs et quelles sont les modalités de leur intervention face à un événement climatique majeur en zone littorale ? De quelle manière sont élaborés les plans de prévention des risques naturels (PPRN) ? Quels acteurs sont associés à leur élaboration ? Comment ces politiques s’articulent-elles avec le rôle des collectivités territoriales ?

Pourriez-vous nous présenter les dispositifs de gestion de crise et leur rôle – plans d’organisation des secours, plans communaux de sauvegarde, plans particuliers de mise en sûreté (PPMS) dans les établissements scolaires ? À la suite des dernières tempêtes ou ouragans importants y a-t-il eu des modifications des modèles de prévention ou des moyens utilisés pour la prévention des événements climatiques majeurs ? Que s’est-il passé après Xynthia par exemple ?

Quelle est votre analyse des ouragans de cet automne ? En tirez-vous des conclusions particulières ? De même s’agissant de la Réunion ? Comment associez-vous les différents acteurs – Météo France, le conservatoire du littoral, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) et le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) ?

Quelles zones littorales françaises sont particulièrement vulnérables ? Quelles sont leurs caractéristiques de vulnérabilité ? Quels travaux menez-vous pour améliorer – dans ses différentes composantes – la prévention des risques climatiques dans les zones littorales ?

M. Hervé Vanlaer, adjoint au directeur général de la prévention des risques (DGPR). Votre première question porte sur les événements climatiques majeurs affectant le littoral. Certains événements climatiques affectent tout le territoire, y compris le littoral : les tempêtes, les inondations et – pour certains aspects – la sécheresse et la canicule. Trois risques sont propres au littoral : le risque de submersion marine – Xynthia en 2011 est encore dans toutes les têtes –, le recul du trait de côte – une part importante de notre littoral est confrontée à l’érosion marine – et le risque de tsunami, auparavant appelé raz-de-marée. Le territoire national est concerné de façon différente par ces vagues très puissantes : il s’agit principalement la Méditerranée en métropole, ainsi que de certains territoires en outre-mer.

Les zones littorales sont marquées par une concentration croissante de population et une urbanisation à proximité des côtes, ce qui accroît les enjeux. Même s’ils ne sont pas directement des outils de prévention des risques, certains outils de gestion de l’urbanisme peuvent être utiles en la matière. C’est le cas de la loi du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, qui vise à limiter l’urbanisation le long du littoral.

Enfin, le changement climatique conduit à une élévation du niveau de la mer et donc à une augmentation de l’aléa de submersion marine. Si le niveau moyen de la mer augmente, en cas de tempête, le niveau atteint par la mer sera plus élevé et le risque de submersion plus important. Même s’il y a débat, il y a quand même de bonnes raisons de penser qu’à l’avenir, les phénomènes cycloniques extrêmes seront plus fréquents que par le passé.

M. Éric Brun-Barrière, secrétaire général de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC). Au sein de la direction générale de l’énergie et du climat, l’ONERC a plusieurs missions. Il doit collecter des indicateurs représentatifs des effets du changement climatique et les mettre à disposition de la collectivité. Nous devons également collecter et diffuser les connaissances les plus récentes sur le changement climatique et ses impacts. Pour ce faire, nous nous associons étroitement aux travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – nous sommes le point focal du Gouvernement français au sein du GIEC. Le GIEC produit des rapports réguliers avec le soutien de la communauté scientifique, selon des règles qui en assurent à la fois la transparence, l’exhaustivité et l’approbation par ses 195 États membres – soit la quasi‑totalité des membres de l’Organisation des Nations unies (ONU). C’est donc une force considérable.

Nous sommes également en charge de l’élaboration et de la mise en œuvre de la stratégie nationale d’adaptation au changement climatique, afin de préparer la France aux changements climatiques qui se produiront inévitablement. Avec l’Europe, la France est très active pour réduire les émissions de gaz carbonique. Mais, on le sait, à cause des émissions passées et de la lenteur du processus de réduction, le changement climatique que l’on connaît déjà va encore se prolonger pendant quelques dizaines d’années. En conséquence, il va falloir s’adapter, tant en termes de risques que d’impacts sur l’économie, l’agriculture ou les forêts.

En termes de connaissances, sur le littoral, nous suivons par exemple un indicateur produit par le Centre national d’études spatiales (CNES) concernant la hausse globale du niveau des mers. À l’heure actuelle, ce niveau augmente de 3,3 millimètres par an. La valeur est relativement stable d’une année sur l’autre. C’est un des indicateurs du changement climatique les plus réguliers, à l’inverse de la température : pendant quatre ou cinq ans, la Terre semble ne plus se réchauffer et puis, en quelques années, la tendance reprend le dessus.

La mer connaît une hausse plus régulière. Depuis l’ère préindustrielle, le niveau mondial de la mer a déjà augmenté d’environ vingt centimètres. Le GIEC produit tous les six à sept ans des données synthétisant les travaux scientifiques. Ce délai peut paraître long, mais les connaissances sur le niveau des mers évoluent peu et nous avons encore beaucoup d’incertitudes. À l’automne 2019, le GIEC va publier un rapport spécial sur les océans et la cryosphère – l’ensemble des glaces. Il fera état des dernières connaissances sur les différentes causes de la hausse du niveau des mers : la part liée à l’extension de l’océan du fait qu’il est plus chaud – par le biais d’une analyse des températures de surface des océans (TSO) ; la part liée à la fonte des glaces. En termes de hausse du niveau des mers au cours du siècle présent, ce rapport effectuera surtout des projections qui constitueront la base scientifique la plus solide disponible.

En la matière, l’ONERC avait confié la rédaction d’un rapport au climatologue Jean Jouzel. Il avait coordonné le travail de différents scientifiques français, afin de faire le point sur la hausse du niveau des mers et sur la relation entre la hausse globale moyenne de tous les océans et ses conséquences sur les côtes françaises métropolitaines et ultramarines. S’il y a des différences d’une côte à l’autre, elles sont minimes. L’indicateur global est donc relativement raisonnable pour suivre ce qui se passe sur nos côtes. Ces conclusions avaient fait l’objet d’un rapport annuel au Parlement et au Premier ministre en 2015, ainsi que d’une lettre trimestrielle diffusée aux élus. Cet exemple permet d’illustrer la façon dont on passe de connaissances amont, difficilement compréhensibles par les non-scientifiques, aux synthèses du GIEC, puis à nos rapports, qui traduisent ces études et conclusions dans un langage que l’on espère compréhensible par la société !

M. Hervé Vanlaer. Quelles sont les missions de notre direction générale et des services déconcentrés ? Nous travaillons en amont, à la prévention des risques, même si, pour les risques naturels, contrairement aux risques anthropiques, il est difficile de faire disparaître l’aléa. Des actions sont malgré tout possibles, visant à en réduire les conséquences.

Étant centrés sur la prévention, nous travaillons peu sur la gestion de crise, sauf en matière d’inondations. En l’espèce, nous sommes donc directement associés et avons un rôle important en matière de gestion de crise puisque le Service central d’hydrométéorologie et d’appui à la prévision des inondations (SCHAPI), rattaché à la DGPR, gère le dispositif Vigicrues dont on a beaucoup parlé au cours des dernières semaines en métropole – avec l’épisode de crue. Une partie de la DGPR et des services déconcentrés travaillent sur ce dispositif.

Par ailleurs, par le biais des actions de prévention, les services disposent également d’informations précieuses pour la gestion de crise, et peuvent à ce titre y être associés. Ainsi, en cas de forte marée et de risque élevé de submersion, un service ayant élaboré un plan de prévention des risques de submersion marine peut rapidement identifier les zones à risques – et donc de potentielles interventions. Mais, côté État, c’est le ministère de l’intérieur qui gère la crise, notre apport n’étant que technique.

En quoi consiste la prévention ? C’est d’abord une meilleure connaissance de l’aléa. Il convient d’essayer de le caractériser, seul ou en lien avec des opérateurs, souvent très autonomes. Ainsi Météo France joue un rôle fondamental dans les prévisions météorologiques – notamment pour le risque cyclonique outre-mer.

Notre seconde mission est régalienne. Le corpus réglementaire est moins développé pour les risques naturels que pour les risques anthropiques, mais nous sommes notamment chargés de l’animation, du pilotage et de l’élaboration des plans de prévention des risques naturels (PPRN). Ces plans visent à territorialiser l’aléa et à en tirer les conséquences, notamment en termes d’interdiction de constructions nouvelles, de prescriptions applicables aux constructions nouvelles ou de travaux à prévoir sur l’existant afin de réduire la vulnérabilité au risque. Ces travaux ne peuvent représenter plus de 10 % de la valeur vénale du bâti concerné.

Notre troisième mission est financière puisque nous gérons le fonds de prévention des risques naturels majeurs – également appelé « fonds Barnier ». Il est alimenté par une cotisation sur les polices d’assurance automobile ou habitation et sert à financer des actions de prévention, comme le programme d’action et de prévention contre les inondations ou le plan séisme Antilles – qui n’est pas un risque climatique, mais constitue un risque naturel très important.

Le « fonds Barnier » a été créé quand Michel Barnier était ministre de l’environnement. Ses dépenses représentent à peu près 180 millions d’euros par an. Nous assurons la gestion des dossiers instruits par les services déconcentrés et, le cas échéant, changeons ses modalités d’application.

Notre dernier axe d’intervention concerne la diffusion de la culture du risque. Certaines actions peuvent être réalisées en lien avec le ministère de l’intérieur. Cette mission est importante car la culture du risque est plus ou moins développée dans notre pays. En octobre 2015, des pluies extrêmement intenses près de Cannes, avaient fait vingt morts. Ce bilan humain lourd interpelle, d’autant que huit personnes étaient décédées en allant chercher leur voiture dans un parking souterrain… On aurait sans doute pu limiter ces décès.

Nous ne sommes pas en première ligne dans la gestion de crise, je l’ai dit, mais nous travaillons malgré tout avec la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises du ministère de l’intérieur sur les retours d’expérience. Il s’agit pour nous d’améliorer la prévention des risques et de réduire les conséquences des catastrophes naturelles, tout en favorisant un retour à la normale le plus rapide possible après la catastrophe naturelle.

Mme Laure Tourjansky, cheffe du service des risques naturels et hydrauliques à la DGPR. Vous avez mentionné l’épisode de 2015. Suite à ce retour d’expérience, en lien avec la direction générale de la sécurité civile, nous avons lancé une campagne de communication entre août et mi-octobre, intitulée « Campagne Cévenole ». Elle est relayée par les préfets et les préfets de zones de défense. Depuis deux ans – nous allons renouveler l’opération cette année –, pendant cette période sensible propice aux crues cévenoles, nous rappelons les bons comportements dans les quinze départements de l’arc méditerranéen : n’allez pas chercher vos enfants à l’école – ils y sont en sécurité –, ne vous approchez pas des cours d’eau, etc. Cela peut paraître trivial mais nous constatons que ces messages sont entendus.

Ce travail doit être développé et démultiplié à différentes échelles. Les services déconcentrés s’investissent aussi sur la culture des risques, par le biais de prix ou d’appels à projets. Les élus locaux sont également très impliqués. Cette culture est développée dans les outre-mer, où les cyclones sont fréquents.

M. Hervé Vanlaer. Au sein de la chaîne des responsabilités, il est très important de distinguer la prévention des risques de la gestion de crise – mais nous travaillons évidemment en relation avec le ministère de l’intérieur.

Sur le terrain, en métropole et dans les outre-mer membres de l’Union européenne – Antilles, Réunion, Mayotte et la Guyane –, les politiques de prévention des risques et de gestion de crise sont menées sous l’autorité du préfet : les directions départementales des territoires (DDT), avec l’appui des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) en métropole, ou les directions de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) outre-mer. Les crises sont, quant à elles, gérées par les services de la préfecture, notamment le Service interministériel de défense et de protection civiles de la préfecture (SIDPC).

Les collectivités – et surtout les maires – ont également d’importantes compétences locales de gestion de crise. Leur devoir d’information est étendu : les plans communaux de sauvegarde décrivent ainsi les actions à mener en cas de crise. Par ailleurs, s’il faut héberger des personnes, les maires sont aussi mobilisés, en liaison avec la préfecture.

S’agissant de la préparation, l’État est responsable de la rédaction du dossier départemental sur les risques majeurs (DDRM), sorte de « porter à connaissance » des principaux aléas du département. Ce document sert ensuite aux communes concernées, notamment dans le cadre de l’élaboration des plans de prévention des risques naturels (PPRN).

Ces PPRN doivent être élaborés par l’État sur les territoires où cela se justifie, et non partout. Ainsi, les PPR Avalanches ne sont élaborés que dans les communes de montagne où ce risque est élevé.

Le PPRN est un outil très important puisqu’il permet de maîtriser l’urbanisation, voire d’agir sur celle qui existe déjà, en tentant de réduire la vulnérabilité du territoire aux risques. L’élaboration d’un PPRN est un travail difficile pour les services de l’État : en règle générale, nous n’apportons pas de bonnes nouvelles… Laure Tourjansky a raison : la culture du risque est certes développée dans les territoires qui ont subi récemment des événements majeurs mais elle s’est souvent perdue ailleurs. On estime donc la plupart du temps – et c’est d’ailleurs assez compréhensible – que l’administration est trop prudente et que les règles imposées vont obérer le développement du territoire. Nous devons donc faire preuve de beaucoup de pédagogie et d’explications. L’État n’élabore pas seul ce PPRN : il le fait en concertation avec les acteurs locaux – collectivités et, le cas échéant, habitants. Il peut y avoir des réunions publiques. Lorsqu’un PPRN conduit à classer en zone inondable des périmètres habités, l’impact sur la valeur marchande des biens immobiliers concerné sera en effet majeur. Cela étant, la pédagogie et le sens de l’adaptation ne nous conduisent pas à tout céder. Nous ne perdons pas de vue notre objectif qui consiste à éviter de construire dans des zones fortement exposées aux risques, afin de limiter les atteintes aux biens et aux personnes. Sous l’autorité du préfet, les services déconcentrés travaillent pour trouver cet équilibre. En matière de zonage, le PPRN est une servitude qui doit être annexée au document d’urbanisme de la commune – le plan local d’urbanisme.

Mme Laure Tourjansky. La procédure d’établissement d’un PPR comprend une phase de caractérisation de l’aléa, avec un porter à connaissance. Ce travail approfondi, qui requiert parfois le recours à des consultants, peut comporter des contre-expertises sur l’aléa – différents scénarios, ampleur de la submersion marine – et une partie consacrée à l’élaboration du règlement, où seront définies les zones soumises à plus ou moins de contraintes.

Un PPR a plus de portée lorsqu’il existe une pression foncière forte et qu’il s’agit d’interdire de nouvelles constructions que lorsque la zone est très construite et que les recommandations, à la marge, ne portent que sur l’existant. Ce document est concerté, dans la mesure où il est soumis à enquête publique, avec des réunions de préparation et d’explicitation. Même lorsqu’il existe des savoirs ancestraux, les cartes sont importantes et apportent aux habitants une autre vision.

M. Éric Brun-Barrière. Le rôle de l’ONERC est de prévoir l’évolution des aléas. La hausse du niveau de la mer est un phénomène lent, mais elle devient un aléa lorsque d’autres événements, comme les tempêtes, lui sont concomitants. On peut parler de « surcause » : les vents forts d’une dépression, notamment sur l’Atlantique, peuvent pousser la mer vers l’intérieur, la soulever, avec des conséquences bien plus importantes qu’il y a trente ans, lorsque le niveau était 5 ou 10 centimètres plus bas : la mer passe alors par-dessus les ouvrages de protection, les endommage ou les détruit. La submersion est alors due à la conjonction des deux phénomènes.

Il faut avoir à l’esprit aussi bien les certitudes que les incertitudes liées au changement climatique. La hausse du niveau des mers est considérée comme certaine. Toutefois, la communauté scientifique internationale s’interroge encore sur des phénomènes de très grande ampleur qui pourraient survenir en Antarctique de l’Ouest. Une hausse du réchauffement de 1,5 °C ou 2 °C pourrait déstabiliser des masses de glace considérables et provoquer une élévation d’environ 1 mètre en un siècle. Des millions de personnes et de nombreuses infrastructures seraient concernées, puisque la simple montée des eaux affecte déjà des zones urbanisées. Cela ne se produira pas du jour au lendemain – la communauté scientifique exclut une hausse de 10 ou 20 cm par an –, mais les interrogations sont grandes sur ce que sera la hausse globale du niveau de la mer à la fin du siècle.

Nous portons une attention particulière aux tempêtes, qui sont, comme dans le cas de Xynthia, à l’origine des submersions. Force est de constater que la communauté scientifique internationale, telle qu’elle est synthétisée dans les rapports du GIEC, reste désarmée face à ces phénomènes et a peu de certitudes sur le fait que le réchauffement climatique causerait des tempêtes plus fréquentes ou plus violentes.

En revanche, s’agissant des cyclones tropicaux, une majorité d’études s’accordent à démontrer que si leur nombre ne variera pas dans un climat plus chaud, leur intensité sera plus grande, tant en termes de vents que de précipitations. Ainsi, des publications scientifiques ont montré que le climat plus chaud expliquait les précipitations colossales associées au cyclone Harvey. Il y a vingt ou trente ans, elles auraient été de 20 ou 30 % moindres. Or les conséquences ne sont pas linéaires et un dixième de pluies en plus, sous l’effet de la propagation, peut entraîner des inondations gigantesques.

L’ONERC se doit de diffuser les connaissances produites par la communauté scientifique, nationale et internationale, de la façon la plus fidèle possible, en rendant les informations compréhensibles pour la population et les décideurs. Il n’est pas toujours facile de refléter le discours scientifique, ses certitudes et ses incertitudes, et en se gardant de verser dans le catastrophisme.

M. Hervé Vanlaer. Je ne suis pas forcément la personne la mieux placée pour parler des différents dispositifs de gestion de crise, car ils ne relèvent pas tous de la compétence de la DGPR. Ainsi, c’est la préfecture qui met en place le plan ORSEC et organise les secours en cas de crise.

Nous essayons d’encourager l’élaboration par les communes de plans communaux de sauvegarde, des outils très utiles, notamment dans le cadre des programmes d’action de prévention contre les inondations – PAPI. En forme d’incitation, il est désormais exigé que la commune soit dotée d’un plan communal de sauvegarde pour qu’elle puisse bénéficier du versement du solde au titre du fonds de prévention des risques naturels majeurs.

Enfin, l’éducation nationale gère les plans particuliers de mise en sécurité – PPMS –, qui ont pour but de protéger les établissements scolaires en cas d’accidents majeurs d’origine naturelle – en cas d’épisode Cévenol, il est recommandé que les enfants restent à l’école –, technologique – comme l’explosion d’une usine chimique –, ou d’attaque terroriste.

Mme Laure Tourjansky. Si l’articulation entre l’État et les collectivités locales est centrale, les associations jouent un rôle essentiel et sont des relais importants. Je pense à l’Institut français des formateurs risques majeurs et protection de l’environnement, IFFO‑RME, qui fait de la prévention dans les écoles et sur lequel nous nous appuyons pour la « campagne Cévenole », ainsi qu’à lAssociation française pour la prévention des catastrophes naturelles, l’AFPCN, qui fédère les associations travaillant en culture du risque.

M. Hervé Vanlaer. Vous nous avez interrogés sur les suites qu’ont pu avoir les ouragans et les tempêtes récents en matière de politique des risques naturels et de prévention du risque inondation. Xynthia, suivie quelques mois plus tard par les inondations dans le Var, a déclenché une prise de conscience sur la nécessité d’aller plus vite et plus loin en la matière.

Plusieurs actions ont été initiées. Je pense en particulier à la vigilance météorologique vagues-submersion, mise en place par Météo-France pour mieux informer les populations et les acteurs concernés.

Par ailleurs, nous avons arrêté une liste de 303 PPRL jugés prioritaires, du moins à réaliser le plus vite possible. La moitié d’entre eux ont été approuvés. Il reste encore beaucoup de travail, notamment là où s’exerce une pression foncière importante ; les discussions sont difficiles et nécessitent du temps, mais les choses avancent.

Enfin, comme l’a souligné Éric Brun-Barrière, nous avons modifié la doctrine pour les PPRL, afin d’anticiper l’élévation du niveau de la mer du fait du réchauffement climatique : l’aléa a été augmenté de 60 centimètres.

Mme Laure Tourjansky. C’est une modification importante : s’agissant de documents d’aménagement portant sur un temps long – trente à cinquante ans sur la durée de vie du bâti –, il est nécessaire d’intégrer dès à présent ces 60 centimètres. Toutefois, cela ne se fait pas de façon aussi coercitive dans le règlement.

D’aucuns se demandent si 60 centimètres, ce n’est pas trop. Nous estimons, sous le contrôle de l’ONERC, qu’il s’agit d’un seuil raisonnable, que nous pourrions même être amenés à relever. Il s’ajoute, pour tous les PPR, à l’aléa de référence de submersion marine – événement centennal ou plus hautes eaux connues.

M. Hervé Vanlaer. Le plan « submersion rapide » a été lancé à la suite de Xynthia et mis en œuvre de 2011 à 2016. Aujourd’hui, ce sont les collectivités concernées qui, à travers les PAPI, conduisent les travaux en prévention du risque de submersion marine. La tempête de 2010 a montré en effet que les ouvrages de protection contre la mer étaient insuffisants et qu’un nouveau phénomène occasionnerait une surverse. Il importe donc de mieux protéger et de consolider les ouvrages de protection. Le fonds Barnier a largement été mobilisé pour les PAPI en zone littorale, et particulièrement dans les zones concernées par Xynthia.

La réforme de la gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations – GEMAPI –, entrée en vigueur le 1er janvier 2018, clarifie les responsabilités. En effet, certaines digues sont domaniales, surtout dans le Val-de-Loire et en Haute-Savoie, d’autres relèvent de collectivités, d’autres sont privées, gérées par des associations syndicales autorisées, d’autres encore sont des ouvrages qui remplissent le rôle de digues, comme les remblais ferroviaires. Désormais, ce sont les établissements publics de coopération intercommunale qui sont responsables de la gestion des systèmes d’endiguement, dont ils définissent aussi le niveau de protection. On peut penser que la tempête Xynthia, en mettant en évidence les défaillances, a contribué à faire aboutir cette réflexion.

Les ouragans de cette fin d’été sont des signes avant-coureurs de phénomènes appelés à devenir plus fréquents. Cela reste encore théorique, mais montre la nécessité de mieux se préparer. Sans vouloir porter de jugement sur la gestion de crise à proprement parler, je pense que ces phénomènes ont montré toute l’importance des plans de prévention des risques, et toute l’importance de les appliquer – les préfectures n’ont pas toujours les moyens de s’opposer, par le contrôle de légalité, à la délivrance de permis de construire contraires aux plans.

Nous sommes aussi très attentifs à la qualité du bâti. Cela rejoint une autre de nos préoccupations : la prévention du risque sismique, dans la partie du territoire national qui y est précisément la plus exposée. Les normes para-cycloniques et para-sismiques sont assez cohérentes et le plan séisme Antilles, qui consiste à renforcer le bâti et à conforter les bâtiments sensibles – écoles, hôpitaux, centres de secours – pour que les services de base puissent y être assurés en cas de catastrophe, est, de ce point de vue, très important.

Il est essentiel de mener une réflexion sur la façon de rendre les réseaux plus résilients pour permettre un retour à la normale plus rapide. Après le passage de l’ouragan, il a fallu beaucoup de temps pour rétablir certains réseaux, notamment des services de base comme l’alimentation en eau potable.

Enfin, l’enjeu est de mieux reconstruire. Nous sommes en liaison avec la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature, et avec le délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Il s’agit de ne pas reconstruire n’importe où, dans des zones dont on a vu qu’elles étaient très exposées au risque de submersion marine en cas d’ouragan. Il s’agit aussi d’améliorer la qualité du bâti afin que les îles soient plus résilientes, en cas de survenue – peut-être pas si lointaine – d’un nouvel événement.

Mme Laure Tourjansky. Après le passage d’Irma, nous nous sommes appuyés sur le PPR existant pour aider à la gestion de crise. Ensuite, le CEREMA est allé sur place relever les laisses de crue et a caractérisé immédiatement l’aléa de l’événement extrême, dorénavant connu, pour établir une nouvelle cartographie. L’élaboration d’un PPR peut être longue, notamment dans sa phase de concertation, mais, une fois la nouvelle cartographie de l’aléa établie, on produit un porter à connaissance que le maire intègre dans son document d’urbanisme. Ainsi, nous avons immédiatement tiré les conséquences de ce nouvel événement extrême pour modifier les zones d’aléas du futur PPR.

M. Éric Brun-Barrière. La philosophie du deuxième plan national d’adaptation au changement climatique – PNACC II –, qui sera publié d’ici à quelques semaines, est de faire une priorité de l’augmentation de la résilience aux phénomènes climatiques. C’est ce que l’on appelle aussi l’adaptation sans regret, puisque l’on en tire les bénéfices immédiats. Il s’agit d’avoir un regard très éclairé sur ce qui s’est produit récemment et d’utiliser les retours d’expérience pour se préparer à des événements qui surviendront dans quelques décennies.

M. Hervé Vanlaer. Vous nous avez interrogés sur les relations que nous entretenons avec les différents opérateurs. En sus de la subvention générale de service public, il nous arrive de leur verser des fonds dans le cadre de conventions spécifiques. Ainsi, nous menons avec Météo-France un programme commun pour améliorer la couverture radar du territoire national, y compris des outre-mer, et améliorer les prévisions.

Les compétences en sciences de la terre du Bureau de recherches géologiques et minières, le BRGM, nous intéressent, notamment la connaissance des mouvements de terrain, qui peuvent être occasionnés par des pluies abondantes. L’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture – IRSTEA, ex CEMAGREF – a une expertise en matière de sûreté des digues, tandis que le CEREMA travaille sur la résilience de l’aménagement. Enfin, les données géographiques fournies par l’Institut géographique national, l’IGN, nous sont précieuses, notamment pour améliorer la prévision des crues.

Marc Mortureux souhaitait organiser en début d’année un séminaire afin que les différents opérateurs dans le domaine des risques naturels apprennent à mieux se connaître et se coordonnent. Il s’agit d’un domaine où toutes les expertises sont précieuses, qu’il s’agisse de la connaissance générique de l’aléa ou de la connaissance tirée du terrain.

M. Éric Brun-Barrière. Ces opérateurs ont été mobilisés lors de la phase de concertation précédant l’élaboration du PNACC II. Ce sont des acteurs importants, riches d’une expérience opérationnelle et de solides acquis scientifiques. Nous associons ces experts à des chercheurs qui travaillent sur des thématiques plus en amont. De ces concertations sortent des informations et des connaissances primordiales.

M. Hervé Vanlaer. Vous nous avez demandé quelles étaient les zones littorales françaises particulièrement vulnérables aux risques. La cartographie dont nous disposons montre que la Vendée, la Loire-Atlantique, la Charente-Maritime sont assez exposées au risque de submersion marine, ainsi que le littoral du Nord-Pas-de-Calais et la partie ouest du littoral méditerranéen. Le CEREMA a produit une étude sur les parties du littoral les plus exposées au risque de recul du trait de côte. Nous pourrons vous communiquer ces cartographies qui permettent, notamment, de définir les territoires pour lesquels il est important d’élaborer des PPRL.

Mme Laure Tourjansky. L’inondation est le seul risque naturel sur lequel nous travaillons dans le cadre d’une directive européenne, la directive inondation. Sur les autres risques naturels, notre outil est le PPR, un outil d’inspiration française datant des années 1980 et modernisé par Michel Barnier.

Dans le cadre de la directive inondation, nous faisons, à l’échelle des grands bassins hydrographiques, ce travail de croisement de l’aléa et des enjeux pour déterminer quelles sont les zones où le risque est le plus fort. Cela nous a conduits à identifier 122 territoires à risque important d’inondation – TRI –, dont 39 sont situés sur le littoral. Pour ces territoires les plus exposés, nous cherchons à mettre en place une stratégie globale de gestion du risque inondation. S’il y a eu un sursaut, après Xynthia, sur l’état des digues et des systèmes d’endiguement, nous pensons qu’il est important, dans le PPR, de privilégier une approche multiaxiale.

Cette stratégie doit être portée par la collectivité, en lien avec l’État. Il s’agit de s’assurer que l’on travaille sur la poursuite de l’amélioration de la connaissance, la culture du risque, les protections nécessaires et leur bonne gestion, l’aménagement du territoire situé en avant ou en arrière de la protection, et, le cas échéant, la gestion de crise. Ce raisonnement sur l’ensemble des axes est celui que nous menons pour tous les aléas, mais dans le cas du risque inondation, il a été formalisé grâce à la directive.

Travailler en premier lieu sur les TRI est une façon de prioriser l’action, mais cela ne signifie pas que l’on ne fait rien ailleurs, puisqu’il existe des PPR hors TRI.

Le recul du trait de côte constitue un sujet beaucoup plus récent, apparu dans le cadre des travaux préparatoires à la proposition de loi de Mmes Got et Berthelot. Il est associé au thème de la transformation des territoires, très présent dans les travaux du PNACC II.

Plutôt que de parler de recul du trait de côte, il vaut mieux parler de mouvement, puisqu’il existe aussi un phénomène d’accrétion. Parmi les zones les plus exposées à l’érosion figurent la Vendée et PACA. Même si certains PPRL ont une composante « érosion du trait de côte », les travaux législatifs se poursuivent pour trouver des outils adaptés à ce phénomène lent et prévisible, contrairement aux avalanches ou aux mouvements de terrain qui peuvent survenir à tout moment. Il est particulièrement motivant de réfléchir, dans le cadre de l’adaptation au changement climatique, aux outils permettant la transformation des territoires côtiers soumis à l’érosion.

M. Hervé Vanlaer. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les travaux en cours. Je citerai un projet très important, que nous menons en liaison avec l’IGN et le Service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM), le projet Litto3D. Il s’agit d’élaborer une cartographie très précise des zones littorales, y compris sous-marines, pour améliorer les modèles de prévision.

Un autre projet, HOMONIM – historique, observation, modélisation des niveaux marins – conduit avec Météo-France et le SHOM, vise à améliorer les prévisions de surcote liée aux vagues et à la météorologie. Il est très important de disposer d’un meilleur modèle de prévision de submersion marine.

Pour ce qui est des inondations par débordement de cours d’eau, nous avons beaucoup progressé : 22 000 kilomètres de cours d’eau sont surveillés dans le cadre du dispositif Vigicrues ; des cellules de veille hydrologique, qui permettent de prévoir les crues sont installées dans les Antilles, à la Réunion, à Mayotte et en Guyane. Si la couverture radar est suffisante, le dispositif Vigicrues Flash permet d’informer rapidement les autorités qu’une rivière non surveillée risque de déborder. Enfin, les directions départementales des territoires accueillent en leur sein un référent départemental inondation, qui travaille avec le service de prévision des crues, en DREAL, pour apporter les premiers conseils et aider. Ce dispositif a acquis une certaine robustesse et commence à bien fonctionner. Il est possible de prédire quelle hauteur l’eau atteindra à tel endroit.

Cela n’est pas encore le cas pour les submersions marines, pour lesquelles nous sommes moins bien armés. Cela tient au fait que la prise de conscience de cet aléa est plus récente, mais aussi à ce qu’il est objectivement plus compliqué d’établir des prévisions. Mais c’est un domaine sur lequel nous travaillons.

Enfin, nous poursuivons l’élaboration des PPRL et suivons avec attention les réflexions parlementaires qui sont menées sur le recul du trait de côte.

Mme la présidente Maina Sage. Merci beaucoup pour ces informations riches, denses et précises sur l’ensemble des points évoqués par notre rapporteur.

M. Stéphane Buchou. Je suis député de Vendée et président du comité national de suivi pour la gestion intégrée du trait de côte. Madame Tourjansky, vous avez dit que le recul du trait de côte était un phénomène prévisible. Or, ce matin, Jean-Yves Le Gall, du CNES, a évoqué une part d’imprévisibilité, citant l’exemple de ces forts coups de vent qui ont pu retirer des volumes de sable assez importants dans les territoires ultramarins.

Dans le cadre de nos travaux législatifs, nous conduisons une réflexion ardue pour parvenir à définir ce phénomène, mais les interrogations demeurent. Nous savons que nous sommes attendus sur ce sujet très complexe, et par vous et par les élus locaux. Moi qui ne suis pas scientifique, je suis assez circonspect sur le fait que nous n’arrivions pas à définir de façon plus précise ce phénomène. Or cela aura, dans la future loi, des impacts sur les indemnisations, les projets de territoire, les relocalisations.

Mme Laure Tourjansky. Le phénomène qui est à l’origine des outils de la prévention des risques est un mouvement de terrain bien connu, situé à Séchilienne, dans les Alpes. On ne sait pas quand ce morceau de montagne, qui surplombe le village, tombera, mais il tombera. La seule solution a été d’exproprier les habitants et de surveiller le terrain. Nous sommes là en présence d’un danger grave et imminent pour la vie.

Sur le recul du trait de côte, tout dépend, si je peux dire, de la maille à laquelle on travaille. Grâce à la carte du CEREMA, on peut prédire à cinquante ou cent ans les endroits où le trait de côte reculera, mais on ne sait dire si ce sera de 25 ou de 30 mètres. On ne peut pas non plus prévoir l’ampleur des mouvements, érosion ou accrétion, qui seront causés par les tempêtes. En Vendée ou en Charente-Maritime, les natifs savent que la plage bouge à chaque saison ; mais il peut arriver qu’elle bouge un cran de plus. Il faut ajouter à cela l’élévation du niveau de la mer. On peut penser que ces phénomènes s’accéléreront. Nous disposons de tendanciels sur chaque zone, qui nous permettent de dire globalement si le trait de côte reculera et jusqu’où, selon la géomorphologie et les cellules hydrosédimentaires.

C’est un phénomène que les assureurs ne prendront pas en compte car ils estiment qu’il est prévisible. Il y a une frontière entre le risque certain, dont on ne sait pas quand il se concrétisera, et le risque prévisible, que l’on peut gérer grâce à des outils de transformation des territoires. Et cela n’a rien à voir avec des phénomènes imprévisibles, comme une crue ou un mouvement de terrain dus à des pluies torrentielles.

M. Stéphane Buchou. Vous paraît-il pertinent d’inscrire dans la loi que le recul du trait de côte est un phénomène prévisible qui comporte – en même temps – une part d’imprévisibilité, en raison de phénomènes dont on ne connaît pas avec précision la fréquence ? Cela se tient-il scientifiquement ou est-on en dehors des clous ? Le législateur doit-il adopter un raisonnement binaire, blanc ou noir, lorsque les auditions, les unes après les autres, nous montrent que l’équilibre est plutôt dans le gris ? Des phénomènes très localisés peuvent provoquer un recul brutal du trait de côte et nécessiter des relocalisations, donc des indemnisations. Comment, dans ce cadre, percevez-vous le rôle du législateur ?

M. Éric Brun-Barrière. La cartographie réalisée par le CEREMA, un outil important dont nous ne disposions pas auparavant, montre une cohérence d’ensemble. Des zones entières – cela ne varie pas d’un kilomètre à l’autre – sont soumises à l’érosion, d’autres à l’accrétion. C’est cela qui donne le caractère prévisible, sur le long terme.

Mais, et cela s’est vu durant l’hiver 2013-2014, une côte qui ne bouge presque plus peut, sous l’action des tempêtes, reculer de plusieurs dizaines de mètres. Toutefois, ce phénomène imprévisible s’inscrit dans une logique historique.

Enfin, il est difficile de prévoir jusqu’à quel point la hausse du niveau des mers accélérera l’érosion. La communauté scientifique s’est emparée de ce sujet ardu, mais il faudra plusieurs années avant de pouvoir disposer d’estimations solides.

M. Hervé Vanlaer. La loi prévoit, pour l’indemnisation au titre du fonds Barnier, un autre critère : l’existence d’un risque menaçant gravement la vie humaine. Laure Tourjanski a cité le mouvement de terrain de la Séchilienne ; on peut aussi penser au risque de surverse après le passage de Xynthia : dans les deux cas, on pouvait craindre un lourd bilan humain.

Il est vrai que lorsque le trait de côte recule au point de venir fragiliser un bâtiment, on voit venir le danger. Un phénomène d’une brutalité extrême peut survenir et changer la donne. Le bâtiment Le Signal à Soulac a été évacué et il n’y a plus de risque pour la vie humaine.

M. Stéphane Claireaux. Nous avons vu que tout dépendait d’une meilleure connaissance de l’aléa. Je souhaiterais savoir qui décide des programmes de recherche, des missions qui sont confiées à vos différents partenaires. Je me souviens en effet qu’une chercheuse du CNRS à La Rochelle, auditionnée sur les conséquences de l’évolution climatique outre-mer sous la précédente législature, m’avait expliqué qu’elle ne disposait d’aucune donnée sur Saint-Pierre-et-Miquelon. Comment un député peut-il initier des recherches sur son territoire ?

Je me permettrai de citer un exemple concret. En décembre 2016, nous avons subi une tempête qui a occasionné d’importants dégâts, notamment au Petit Barachois, sur la presqu’île de Langlade, où une maison a été déplacée de vingt mètres. Il nous a fallu deux ans pour constituer le dossier de reconnaissance de catastrophe naturelle, car on nous demandait dix années d’études consécutives et de relevés climatiques. Nous ne disposions que d’un roulographe, posé en 2012. Les sinistrés ont réussi à se faire indemniser en ce début d’année, grâce à leur opiniâtreté et parce que la ministre a mis tout son poids dans la balance.

M. Hervé Vanlaer. L’État signe avec les opérateurs des contrats d’objectifs et de moyens, mais pour des actions plus ponctuelles, les opérateurs peuvent passer des conventions avec d’autres administrations. Nous cherchons, avec Météo France, à améliorer le niveau de la couverture radar. Un territoire comme la Corse, qui a connu des précipitations très importantes durant l’hiver 2016-2017, ne disposait que d’un radar. Un deuxième vient d’être construit et se trouve encore en phase de test. Nous essayons de faire au mieux pour améliorer progressivement la couverture du territoire.

Pour Saint-Pierre-et-Miquelon, nous échangeons avec la direction des territoires, de l’alimentation et de la mer – DTAM –, compétente en matière de risques naturels ; je crois savoir que les débats sur les PPR ne sont pas simples ! Nous essayons d’être présents sur l’ensemble des territoires ; notre zone d’intervention regroupe la métropole, les Antilles, la Réunion, la Guyane et Mayotte. En Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, la compétence « prévention des risques » relève du gouvernement local.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour vos contributions très riches, qui nous permettront de mieux cerner la prévention des événements et l’organisation des moyens d’action au niveau national. Je vous serais reconnaissante de nous transmettre la documentation que vous jugerez utile, notamment sur le « fonds Barnier ».

 

Laudition sachève à dix-huit heures.

 

 


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16.   Conférence, ouverte à la presse, conjointement avec la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, et la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, sur la justice climatique, avec la participation de Mme Agnès Michelot, maître de conférence à l’Université de La Rochelle, de Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherches à l’Université de Paris I Panthéon‑Sorbonne et de Mme Sabine Lavorel, maître de conférence en droit public à l’Université de Grenoble.

(Séance du jeudi 15 mars 2018)

Laudition débute à neuf heures dix.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Sabine Lavorel, Mme Agnès Michelot et Mme Marta Torre-Schaub, venues nous entretenir de la justice climatique. Il a semblé indispensable à M. Yannick Haury, rapporteur, et à moi-même, que la représentation nationale soit sensibilisée à la nécessité de prendre en considération, à moyen et à long terme, les populations les plus vulnérables aux changements climatiques.

Le monde a besoin d’une justice climatique. Les principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre sont pour la plupart situés dans l’hémisphère Nord mais les terres qui subissent les effets de la hausse des températures et de l’élévation du niveau des mers sont d’abord les pays pauvres, et les zones qui subissent des événements de plus en plus violents sont souvent des zones économiquement parmi les plus fragiles. Lors d’un déplacement aux Antilles particulièrement révélateur, j’ai été frappée par l’intensité des effets d’un phénomène tel que l’ouragan Irma. La dévastation demeure, six mois plus tard, à Saint-Martin notamment, au point que certains de ses habitants envisagent de quitter l’île. Un chantier immense doit être mené à terme pour réparer les conséquences de l’ouragan sur la vie de la population dans tous ses aspects : l’emploi, les déplacements, la façon de vivre même. C’est ce dont nous traiterons en parlant de justice climatique, un sujet encore méconnu.

M. Yannick Haury, rapporteur. Ce que nous savons se résume à quelques certitudes et de nombreuses questions demeurent. Il est certain que nous allons vers une montée du niveau des mers de l’ordre de trois millimètres par an, des événements de plus en plus violents et la précarisation des côtes. Nous constatons aussi que les conséquences du risque sont accrues par des phénomènes dus à l’homme : concentration de la population en zone côtière, activités humaines polluantes, destruction des mangroves, constructions en zone littorales fragilisées… La mission l’a constaté lors de son récent déplacement outre-mer.

Nous savons aussi que les systèmes de mesure et de prévention sont généralement fiables et que les pouvoirs publics sont attentifs et mobilisés, même si tout est perfectible.

Au-delà, bien des interrogations demeurent : quel climat pour quelle justice, quels juges pour quelle justice ? La notion de justice est une notion humaine, contingente ; juridiquement, elle renvoie à la souveraineté des États ou découle des conventions internationales. Le climat est une réalité subie, même si ses effets sont prévisibles : comment faire régner une justice sur des éléments naturels ?

Interrogeons-nous, avec vous, sur l’incidence qu’aurait un réchauffement plus fort que mentionné dans l’Accord de Paris, sur le bien-fondé des transports internationaux de marchandises, notamment de la politique portuaire sur la façade atlantique, dont je suis élu, du développement des activités en zone côtière, des relations Nord-Sud, du traitement des déchets… Ces questions deviennent de plus en plus prégnantes car, comme l’économie, le climat est mondialisé. Un cyclone ou une tempête ne connaissent pas de frontières, et les pratiques industrielles ou commerciales d’un pays ont des incidences au-delà de ses frontières. Cela a toujours été le cas, mais la prise de conscience de nos concitoyens s’affirme. Je vous suis donc reconnaissant d’être venues nous aider à mieux comprendre ces phénomènes pour réfléchir aux actions nécessaires et au choix des meilleures solutions.

Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherches à lUniversité de Paris I Panthéon-Sorbonne. Je suis heureuse de répondre à l’invitation qui m’a été faite de traiter devant vous de la justice climatique. Le sujet est dans la continuité de la COP21 et de l’accord de Paris. Plusieurs pays insistent pour que cette notion soit insérée plus concrètement dans les conventions internationales. Quant au récent rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur la justice climatique, il a trouvé un écho au Comité économique et social européen.

Il convient, pour commencer, de cerner la notion de justice climatique. Il est désormais admis que le changement climatique crée une double inégalité, par la distribution inverse du risque et de la responsabilité. Alors que la majorité des pays les moins avancés ont émis bien moins de tonnes d’oxyde de carbone par habitant depuis 1960 que la plupart des pays développés pendant la même période, ils connaîtront la plupart des conséquences néfastes du changement climatique. Il y a là une inégalité et une injustice.

À l’échelle nationale, les risques liés au changement climatique n’étant pas les mêmes en tous lieux, les mesures, d’atténuation et d’adaptation des territoires et des populations diffèrent. En France aussi, on constate des vulnérabilités géographiques, spatiales, sociales et économiques inégales. On le voit à Lacanau, où les autorités étudient l’option d’un repli stratégique et l’installation ailleurs d’une partie des habitants du front de mer, ce qui serait une première en France ; la question se pose donc même en métropole.

D’autre part, le changement climatique va encore accroître l’intensité et la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes – inondations et vagues de chaleur – y compris en France, mais on appréhende encore mal les tendances futures. Il faut également tenir compte des facteurs sociaux et individuels, ainsi que de facteurs environnementaux autres que le changement climatique qui rendent les gens très vulnérables à la dégradation de leur bien-être. En d’autres termes, il faut repenser la justice climatique avec le prisme des vulnérabilités et de la solidarité pour en venir à un mode de partage plus juste des risques et des coûts induits par ces dommages et par les adaptations nécessaires. Il est donc plus que jamais utile d’envisager aussi la lutte contre le changement climatique dans une perspective de justice climatique.

La prise de conscience au niveau mondial a eu lieu à partir des années 1970, quand les premières menaces climatiques ont été à l’origine d’une série de propositions dans le cadre des Nations unies. La question se pose alors de savoir comment on peut gérer le changement climatique au niveau global quand on reste dans une perspective de souverainetés nationales. La discussion porte aussi sur la gouvernance : il faut inventer de nouveaux modes de gestion de la durabilité, et donc de tous les risques environnementaux, risque climatique compris. C’est alors que la notion de responsabilité commune mais différenciée voit le jour ; ce concept a servi de fil conducteur dans la recherche du gouvernement du bien commun en danger qu’est l’atmosphère.

Ce principe, qui apparaît dans plusieurs conventions internationales depuis les années 1980, est consacré, en matière climatique, dans la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992. En instaurant le principe d’obligations asymétriques aux États, le texte traduit la préoccupation commune qui doit entraîner une obligation de coopération puis une approche différenciée, le sort des plus vulnérables devant recevoir une attention prioritaire.

Mais le principe affirmé dans la convention-cadre n’a pas suffi à mettre fin aux disparités, aux inégalités et aux injustices induites par le changement climatique, ni à résoudre dans l’optique de l’équité et de la justice la question des vulnérabilités persistantes, elles-mêmes facteurs d’inégalités, et donc d’injustices.

Aussi, quand s’engage la négociation climatique précédant la COP21 et l’accord de Paris, la nécessité de redéfinir la notion de responsabilité commune et différenciée s’affirme de plus en plus fortement ; elle est reprise en écho par certains pays – en France, par exemple, au CESE. Il devient nécessaire de rechercher une plus grande justice et dans les relations internationales et à l’intérieur des pays, tant pour les moyens consacrés à la lutte contre le changement climatique que pour l’adaptation à ce changement. La demande sous-jacente est celle d’une plus grande justice par l’adoption d’une approche plus solidaire et plus efficace tenant compte des réalités socio-culturelles, économiques et politiques des différents pays et, dans chaque pays, des territoires et populations. Cette dynamique ascendante – « bottom up » – qui traduit une demande de la société civile des pays en développement, sera portée dans l’arène internationale et auprès de certaines institutions nationales par des mouvements religieux et par certains pays parmi les plus vulnérables du point de vue de changement climatique, dont les petites îles du Pacifique. Tous disent que la recherche de justice et d’équité, trop absente jusqu’alors des négociations climatiques traditionnelles, doit être posée en principe.

Á mon sens, la justice climatique ne doit pas être opposée à la notion de responsabilité commune et différenciée. Il faut retenir les deux principes concomitamment, puisqu’une justice climatique entendue seulement comme justice corrective ne permet pas d’aller vers l’équité, et que si l’on s’en tient au principe de la responsabilité commune mais différenciée entendu uniquement comme une justice distributive, on ne parviendra pas à tenir compte des nouvelles vulnérabilités, à instaurer de nouvelles solidarités, à raisonner en termes d’équité et de justice. Il faut donc réinventer le concept de justice climatique pour l’élargir et le rendre transversal, et penser la lutte contre le changement climatique en la fondant sur une réforme normative, plus inclusive et plus solidaire, en tenant davantage compte des capacités mais aussi des vulnérabilités des individus et des territoires.

Penser le changement climatique en termes de justice demande pour commencer de poser la question du respect des cultures propres à chaque territoire et de leur mise à niveau social et économique. Avant de parler de l’adaptation au changement climatique, il faut penser l’entier système d’un territoire : système d’irrigation, système d’exploitation agricole et forestière, gestion des risques – le risque d’inondation par exemple –, urbanisme…

Des partenariats sont nécessaires, comme le dit l’accord de Paris et comme l’établit aussi l’avis du CESE dont vous entretiendra Mme Agnès Michelot, car les actions ne peuvent plus venir seulement de l’État. Dire cela ne signifie pas que l’État ne doit pas être au centre de l’action, mais qu’il doit aussi y avoir des organismes publics régionaux, et que des partenariats publics privés seront inévitables, dans la continuité de ce qu’a fixé l’accord de Paris. Les partenaires privés doivent aussi prendre leurs responsabilités et s’engager dans une lutte plus juste contre le changement climatique.

Il faut également tenir compte de la vulnérabilité, question dont j’ai déjà traité, et aussi de la juste compensation, en mettant au point en France un système destiné à compenser les pertes et les dommages dus aux changements climatiques. On pourrait pour cela s’inspirer des deux mécanismes existants : le Mécanisme international de Varsovie décidé par la COP19 et le Fonds vert pour le climat, nouvelle proposition européenne.

Mes propositions, pour la France, sont d’abord d’ordre procédural. Je propose d’adapter à la justice climatique que nous recherchons les grands principes procéduraux – les principes d’information, de participation et d’accès à la justice – de la démocratie environnementale qui existent déjà. La justice climatique comporte un pan opérationnel : le contentieux climatique. Pour que les individus et les collectivités puissent porter en justice les litiges avec l’État ou avec les entreprises émettrices de gaz à effet de serre, il faut favoriser l’accès à la justice climatique. On peut envisager à cette fin de réviser la loi de modernisation de la justice pour le XXIe siècle en repensant la protection du patrimoine maritime, en facilitant l’expertise scientifique dans le prétoire pour favoriser les actions en justice et en assouplissant les conditions d’exercice de l’action de groupe, pour l’instant rigides et peu favorables à des actions collectives de victimes des injustices climatiques. Il faut aussi repenser la définition du préjudice et du dommage dus au changement climatique et introduire dans cette loi, qui n’en dit mot, la notion de vulnérabilité.

Actuellement, les magistrats sont débordés par les questions environnementales et climatiques, auxquelles ils ne sont pas formés. Aussi, le deuxième volet de la réforme visant à mieux prendre en compte l’exigence de justice climatique pourrait consister à centraliser les procédures relatives aux atteintes à l’environnement et au changement climatique au sein de grands tribunaux spécialisés. On pourrait aussi envisager, comme l’a fait l’Espagne en 2014, de créer une section du parquet spécialisée dans les questions environnementales et climatiques, lesquelles ne doivent pas être séparés.

Questions procédurales mises à part, il conviendrait aussi d’élargir la portée de la proposition de loi sur l’adaptation des littoraux au changement climatique adoptée par le Sénat le 30 janvier dernier en insistant sur la vulnérabilité de certaines stations balnéaires et, puisque la question qui bloque est celle de l’urbanisation ou de la non-urbanisation, en affinant la définition de l’agglomération, du village et du hameau, sans mettre en péril par l’autorisation de comblement des « dents creuses » tout ce qu’a institué la loi Littoral.

Pour ce qui est enfin de la solidarité, la France pourrait constituer un Fonds climat, sur le modèle du Fonds vert pour le climat ou sur celui du Mécanisme de compensation pour pertes et dommages. Le Fonds Barnier, en sa forme actuelle, est contestable et mériterait qu’une audition complète lui soit consacrée. Mais on peut imaginer de l’adapter – c’est en discussion à la Cour des comptes et à la Caisse des dépôts – pour qu’il soit alimenté différemment et qu’au nombre des critères d’allocation de ces ressources figurent, pour établir de nouvelles solidarités, les notions de risque climatique et de justice climatique.

Mme Agnès Michelot, maître de conférences à lUniversité de La Rochelle. « Personnalité associée » à la section de l’environnement du Conseil économique, social et environnemental (CESE), je suis co-rapporteure avec M. Jean Jouzel de l’avis du CESE consacré à La justice climatique : enjeux et perspectives pour la France dans lequel sont formulées des propositions et une définition de la justice climatique à l’échelle nationale. Je suis également chercheur à l’Université de La Rochelle où, avec des collègues politistes, nous avons mené des travaux sur la gestion « post-Xynthia » aux plans juridiques et de sociologie de l’action publique. Je suis aussi membre de Storisk, le projet de l’Agence nationale de la recherche concernant les trajectoires de risque et d’adaptation des petites îles face au changement climatique ; dans ce cadre, nous avons principalement travaillé sur la Polynésie, et précédemment sur les Antilles. Toute une recherche se fait donc sur les risques climatiques dans différentes régions du monde, dont les outre-mer, et aussi sur le littoral métropolitain.

En adoptant l’avis, le 27 septembre 2016, le CESE a souhaité mettre en avant les enjeux et les perspectives pour la France de la justice climatique. Nous sommes partis du constat que si l’action en matière climatique n’est plus un choix – il faut agir – la justice climatique en est un. Il faut tenir compte du cumul de vulnérabilités et d’inégalités souligné par Mme Torre Schaub. Le changement climatique est une réalité : les images rassemblées par M. Jean Jouzel montrent l’évolution des précipitations, les modifications de température, les difficultés d’accès aux ressources en eau, l’augmentation des feux de forêt… La question des réfugiés climatiques va se poser avec une acuité croissante puisque des populations seront amenées à se déplacer, et l’impact du changement climatique sur tous les secteurs d’activités dont le tourisme et l’agriculture, se fait déjà sentir. Dans un souci de justice et parce que nous devons préparer l’avenir et, autant que possible, gérer les risques actuels, il faut tenir compte des trajectoires de vulnérabilité sur les plans social, économique et environnemental – et l’on a malheureusement constaté un cumul des vulnérabilités auxquelles il faut faire face.

Le CESE envisage une stratégie de lutte contre les changements climatiques adossée à des principes et à des objectifs de justice climatique à plusieurs niveaux. Évoquer la justice climatique entre les États, c’est évoquer ceux qui polluent le plus et ceux qui pour lesquels l’impact est le plus fort, sachant que ceux qui émettent le moins de gaz à effet de serre ne sont pas forcément ceux sur lesquels l’impact est le moindre.

Évoquer la justice climatique entre les individus, c’est constater d’une part que les femmes sont particulièrement exposées – déjà vulnérables sur le plan économique, elles éprouvent plus de difficultés que les hommes à retrouver un travail et à se remettre d’une situation difficile. C’est constater aussi que les personnes en situation sociale délicate ne sont pas dans des milieux protégés qui leur permettent de s’adapter, qu’elles ne disposent pas nécessairement des moyens de transport avec lesquels elles pourraient échapper à certains risques et que leur capacité d’adaptation est très limitée.

Évoquer la justice climatique intergénérationnelle, c’est s’interroger : est-il normal que des décisions soient prises aujourd’hui sans tenir compte de leur impact pour les générations futures ? Enfin, à l’échelle nationale, l’avis du CESE retient une approche transversale car la justice climatique entre les territoires nationaux suppose de tenir compte de la disparité de l’exposition aux risques. Il faut aussi envisager la justice climatique à l’échelle internationale, ce dont traitera Mme Lavorel.

La présidente de la Société française pour le droit de l’environnement que je suis peut vous dire que les principes d’action sont connus : ce sont le principe de prévention et le principe de précaution qu’il faut mettre en œuvre. La France a récemment adopté la loi sur la biodiversité, le principe de solidarité écologique et le principe de non-régression du droit de l’environnement – il faut s’appuyer sur ces principes. Il ne s’agit pas de réinventer le droit : nous avons des instruments, mobilisons-les pour progresser vers les objectifs de justice climatique, en tenant compte de la justice sociale avec des ambitions territoriales.

Nous serons d’autant plus crédibles en matière de justice climatique à l’échelle internationale que notre politique nationale sera cohérente, et nous devons aussi porter un message de justice climatique par notre engagement international. Á ce sujet, il est proposé dans l’avis du CESE de nommer un représentant spécial pour la sécurité climatique au sein du Gouvernement, parce que la question climatique expose aussi à des risques de désordres et de conflits. La question de la migration climatique ou du déplacement des populations qui occupe tous les esprits à l’échelle internationale se posera aussi à l’échelle nationale ; elle ne doit pas être subie, mais envisagée autant que possible en amont. C’est l’approche retenue dans l’avis. Nous préconisons aussi de redéfinir l’investissement international en intégrant le critère de justice climatique et la concertation avec les communautés locales, pour en venir à un droit de l’investissement international cohérent avec l’objectif de justice climatique.

Un des piliers fondamentaux de la justice climatique est la recherche et un effort considérable s’impose pour être en mesure, en étant mieux informés, d’être mieux préparés et d’anticiper les situations. Il faut aussi mieux connaître les liens entre pauvreté et changement climatique. On sait qu’en France les plus démunis sont dans l’incapacité de s’adapter au changement climatique, mais les études précises manquent sur ce point et des recherches sont indispensables pour identifier les plus grandes vulnérabilités. De même, plus de recherches sont nécessaires sur l’égalité entre les femmes et les hommes face à certains risques. Il faut développer les recherches sur les trajectoires de vulnérabilité territoriales, notamment dans les territoires les plus exposés aux risques climatiques, en intégrant des critères sociaux d’exposition.

Intégrer les inégalités climatiques dans les politiques publiques conduit à choisir un développement porteur de justice climatique. C’est ce qui a été fait dans la deuxième version du Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC), dont la dimension territoriale est bien plus développée qu’elle ne l’était dans la première version. En Nouvelle Aquitaine, un « mini-GIEC » a été constitué à l’échelle régionale ; nous avons travaillé sur tous les aspects de l’adaptation au changement climatique, aux impacts sur la santé, l’accès à l’eau, les secteurs d’activité, etc. Il faut procéder à une descente d’échelle, et le nouveau PNACC introduit la dimension de vulnérabilité sociale. Nous avons aussi tenu compte de la diversité des risques climatiques selon les territoires et donc, aussi, de la situation des outre-mer qui, comme vous le savez, cumulent les vulnérabilités. Le PNACC doit aussi tenir compte des plus pauvres, surexposés aux risques climatiques.

Parce que les programmes d’investissement doivent tenir compte du cumul des vulnérabilités, et aussi des générations futures, il est indispensable de fixer un taux d’actualisation au moment d’adopter des projets d’ampleur qui auront un impact pendant de longues années.

Nous évoquons également dans l’avis du CESE la question des politiques assurantielles. Les assureurs auditionnés nous ont dit leur préoccupation quant à la couverture des risques climatiques. Le système, à bout de souffle, devra être refondé en tenant compte de la vulnérabilité des plus pauvres, du fait que certains pourront s’assurer et que d’autres ne le pourront pas. Alors que la pression s’accentue en faveur de l’adoption de plans de prévention des risques dans les territoires, le CESE recommande d’envisager l’adéquation entre l’assurance et la mise en œuvre de ces plans.

Je dirai un mot de la culture du risque. M. Guillaume Rieu, chercheur en sciences politiques, thésard sous la direction de Mme Alice Mazeaud, observe le développement d’une action publique de plus en plus liée au secteur de la recherche et qui alerte effectivement sur les risques, mais il s’interroge sur l’inégale capacité des territoires à faire face à ces risques. Il souligne que la perception des risques par les individus diffère selon leur niveau de connaissances ; c’est une autre inégalité que l’on cerne mal. Il faudra prendre en considération les préconisations du CESE visant à choisir une forme de développement intégrant la justice climatique en termes d’aménagement du territoire et de soutien à l’innovation technologique et sociale pour tenir compte du lien entre précarité et changement climatique et développer des politiques sociales engagées.

Je me dois enfin de souligner l’impact du changement climatique sur les systèmes respiratoire et vasculaire. Une fois encore, les plus vulnérables – les personnes âgées et les enfants – sont particulièrement touchés. Des variations de température, même très faibles, entraînent des risques pour la santé connus et mesurés ; là encore, il y a cumul des inégalités pour ceux qui n’ont pas accès à la santé et aucune capacité d’adaptation. Le CESE préconise des plans régionaux de santé environnement intégrant les questions liées au réchauffement climatique ; ce n’est pas le cas pour l’instant.

La justice climatique est un objectif, une expression de l’intérêt général qui doit guider de manière transversale les politiques publiques. La France dispose de telles politiques : il ne s’agit pas de tout réinventer mais de les rendre cohérentes. Nos principes de droit, nos institutions, nos instruments de lutte contre la pauvreté doivent tenir compte de ces réalités et les politiques d’adaptation au changement climatique doivent tenir compte de ce que les plus démunis sont aussi les plus vulnérables. La justice climatique suppose une nouvelle logique d’élaboration et d’articulation de ces politiques ; elle permet de préserver efficacement et durablement le droit à un environnement sain pour tous, y compris les plus démunis. Peut-être, au cours des débats à venir sur la révision constitutionnelle, devrez-vous repenser en ce sens le principe du droit à un environnement sain pour tous. La justice climatique est un enjeu de solidarité et de cohésion nationale et internationale.

Mme Sabine Lavorel, maître de conférences en droit public à lUniversité de Grenoble. Je vous remercie à mon tour de me donner l’occasion de traiter devant vous de la justice climatique, sujet porteur d’enjeux fondamentaux qui me tiennent à cœur en tant que citoyenne. Je ferai le bilan des formes qu’a prises la justice climatique jusqu’à présent dans le droit international avec une approche prospective et présenterai quelques propositions visant à ce que l’exigence de justice climatique interétatique ne relève pas uniquement du discours.

Les enjeux de la justice climatique sont sensiblement différents au niveau international de ce qu’ils sont au niveau national. L’idée de justice climatique est une idée internationale avant tout : elle émerge dans les années 1990 à la faveur des négociations climatiques, portée à la fois par les États, notamment les pays en développement, et par les mouvements citoyens qui s’appuient sur le constat que les pays les moins avancés sont les plus affectés par les effets du changement climatique, alors même que ces pays sont ceux qui ont le moins contribué à la crise climatique, étant donné la faiblesse de leurs émissions de gaz à effet de serre. Aussi le débat sur la justice climatique au niveau international se focalise-t-il exclusivement sur des enjeux inter-étatiques, au détriment des discussions sur l’équité intergénérationnelle ou sur la justice sociale intragénérationnelle dans les pays considérés.

D’autre part, dans les années 1990 et au début des années 2000, le débat international sur la justice climatique s’articule principalement autour des idées de dette écologique et de responsabilité historique des pays industrialisés à l’égard des pays en développement. Cette rhétorique, qui traduit une approche dénonciatrice et revendicative de la justice climatique, est mise en avant par les pays en développement, d’une part pour obtenir compensation ou réparation pour les dommages subis du fait des changements climatiques, d’autre part pour affirmer leur propre droit d’accès à l’atmosphère – un droit à polluer – au nom de leur droit au développement.

La convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et le protocole de Kyoto traduisent en partie les termes de ce débat en affirmant les trois principes d’équité, de responsabilité commune mais différenciée et d’actions des États en fonction de leurs capacités, et en faisant peser dans un premier temps les obligations de réduction des émissions de gaz à effet de serre sur les seuls pays industrialisés dont la liste figure à l’annexe 1 du protocole de Kyoto. Le souci de justice climatique, au sens de l’éthique, a donc marqué les négociations climatiques dès leur origine.

Pourtant, la société internationale n’est pas parvenue à s’accorder sur la manière de traduire ces principes dans les faits. C’est pourquoi le débat sur la justice climatique est réapparu en force à la fin des années 2000 quand la communauté internationale a engagé la négociation de ce qui allait devenir l’accord de Paris. Mais l’inscription de la notion de « justice climatique » dans le préambule de l’Accord n’a pas mis fin au débat parce que le texte ne détermine pas assez précisément ce qui est imputé à chaque État ni ce qui leur est demandé pour que soit effectivement respecté l’objectif ambitieux de limiter la hausse des températures à 2 degrés d’ici 2100.

Aussi, plusieurs questions majeures de droit international continuent-elles de se poser au sujet du changement climatique. En matière de justice distributive d’abord, comment répartir de manière juste et équitable entre les États des droits d’émission de gaz à effet de serre compatibles avec un budget carbone resserré à l’avenir ? Comment répartir les financements disponibles, qui devraient être portés à 100 milliards de dollars par an dès 2020, entre les États touchés par les effets du changement climatique ? Quels indicateurs pertinents choisir pour déterminer les vulnérabilités climatiques respectives des États ?

Se posent également plusieurs questions de justice réparatrice. Les dommages climatiques que certaines populations subissent déjà ou subiront à l’avenir, les coûts additionnels pour l’adaptation à la nouvelle donne climatique et les obstacles additionnels au développement économique qu’impose le changement climatique doivent-ils donner lieu à compensation ? Le cas échéant, qui devra payer ? Doit-on véritablement engager la responsabilité des États ayant contribué ou contribuant au réchauffement climatique ? Le cas échéant, comment imputer la responsabilité des émissions et des dommages climatiques ?

Pour apporter une réponse à ces questions distinctes, il faut au préalable se prononcer sur deux points qui sollicitent précisément l’idée de justice : d’une part, la prise en compte des inégalités de richesse entre les États pour la répartition des droits et des charges ; d’autre part, la responsabilité historique différenciée des pays dans le changement climatique et ses conséquences en termes d’obligation de réparation et de répartition des droits d’émission futures compte tenu du budget carbone disponible pour l’avenir.

Trois questions résument les enjeux : le partage équitable du budget carbone ; les compensations interétatiques ; la mise en cause éventuelle de la responsabilité des émetteurs.

Le partage équitable du budget carbone entre les États est la première question de justice climatique que les accords internationaux successifs relatifs à la lutte contre le changement climatique n’ont à l’évidence pas réglée. Le budget carbone est la quantité fixe et limitée d’émissions que les États peuvent se répartir au cours des décennies à venir afin d’éviter une perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Pour limiter la hausse des températures autour de 2 degrés d’ici la fin du XXIe siècle, il reste environ 1 000 milliards de tonnes de dioxyde de carbone à émettre au cours des trois prochaines décennies – cette estimation étant sujette à variations.

Je l’ai dit, l’idée de justice climatique était en germe dès 1992 dans la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, sans toutefois que la notion soit expressément consacrée : le texte pose les trois principes déjà cités pour guider les accords de répartition du budget carbone et c’est sur cette base que le protocole de Kyoto ne fait peser d’obligations de réduction des émissions de gaz à effet de serre que sur 37 États industrialisés, reconnaissant ainsi leur responsabilité historique dans les émissions de gaz à effet de serre antérieures à 1990. Les États développés ont également l’obligation d’apporter un soutien financier aux pays en développement pour favoriser l’application de politiques de protection du climat par ces États. Ces obligations différenciées témoignent de la priorité donnée à l’époque à la dimension redistributive, sous l’influence de la démarche politique revendicative des pays en développement.

Mais, en dépit de la décision prise de prolonger le protocole de Kyoto pour une deuxième période d’engagement, ce dispositif a rapidement montré ses limites : outre qu’à l’instar des États-Unis, certains États n’ont jamais ratifié le protocole, certains pays, tel le Canada, en sont sortis, et certains États industrialisés parties au protocole ont décidé de ne pas renouveler leur engagement pour la période 2013-2020.

D’autre part, la mise en œuvre du protocole ne s’est pas accompagnée d’une réduction des émissions globales, tant s’en faut. En dépit des baisses observées dans les pays européens, les concentrations atmosphériques globales de gaz à effet de serre ont progressé significativement – de plus de 60 % entre 1992 et 2015 –, en raison des émissions croissantes des pays émergents, la Chine devenant dans le même temps le premier pays émetteur de gaz à effet de serre, devant les États-Unis.

Á partir de 2009, les États parties à la convention-cadre ont donc engagé les négociations en vue d’un nouvel accord prenant le relais du protocole de Kyoto. Les dissensions sur la notion de justice climatique sont réapparues, les principes d’équité et de responsabilité commune mais différenciée pouvant donner lieu à des interprétations divergentes, comme le montre Olivier Godard dans son ouvrage La justice climatique mondiale en comparant les approches – chacune potentiellement critiquable – de la Bolivie, du Brésil, des États-Unis, de la France et de l’Inde. Ces positionnements reflètent une conception très différente de la justice climatique et du partage du budget carbone qui doit en résulter, en fonction des intérêts de chaque État. Certains États estiment que chaque individu doit avoir accès au service climatique de l’atmosphère et qu’il faudrait donc fixer une répartition des droits d’émission fondée sur la population de chaque pays ; d’autres États, par attachement aux notions de dette climatique et de responsabilité historique des pays développés, en tiennent pour des compensations et des réparations et prônent l’indemnisation des pays en développement par les pays industrialisés.

L’approche américaine est fondée sur l’idée que les États, souverains, ne peuvent s’engager à maîtriser leurs émissions qu’en fonction d’objectifs qu’ils auraient eux-mêmes choisis. Cette approche, soutenue par la Chine, s’est rapidement imposée lors des négociations et a conduit à l’adoption du régime dit « Engagement et examen » – pledge and review – de l’accord de Paris. Cet accord est le premier traité universel consacrant explicitement la notion de justice climatique, son préambule reconnaissant « l’importance pour certaines cultures de la notion de « justice climatique » dans l’action menée face aux changements climatiques ». Toutefois, la formulation retenue restreint fortement la portée de la justice climatique, qui n’est pas reconnue comme une préoccupation universelle : le terme « certaines cultures » fait principalement référence aux États latino-américains membres de l’Alliance bolivarienne qui avaient porté la question de la justice climatique dans le débat lors de la négociation de l’accord de Paris.

Ainsi, les principes d’équité, de responsabilité commune mais différenciée et d’engagement des États en fonction de leurs capacités respectives sont réaffirmés dans l’accord de Paris, mais sont mis en œuvre de manière totalement différente de celle qui prévalait jusqu’alors. Le régime international de lutte contre les changements climatiques qui résulte de l’accord de Paris est toujours fondé sur la différenciation des responsabilités pesant sur les États, mais la responsabilité de chaque État repose désormais sur sa propre vulnérabilité au changement climatique et sur ses capacités de lutte contre le changement climatique et surtout de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, les objectifs absolus de réduction des émissions de gaz à effet de serre figurant dans le protocole de Kyoto sont progressivement remplacés par des propositions de réduction volontaire, formalisées dans des contributions nationales, qui doivent être révisées à la hausse tous les cinq ans.

Si ce nouveau dispositif, celui des contributions nationales a l’avantage de la souplesse, il n’est pas certain qu’il permette véritablement de renforcer la justice climatique interétatique entendue comme le partage équitable du budget carbone entre les États, en raison de deux écueils majeurs. D’une part, aucun mécanisme n’est créé pour vérifier que l’ensemble des contributions nationales permettent effectivement d’atteindre l’objectif d’une hausse de la température contenue à 2 degrés d’ici 2100. Or, plusieurs études ont montré que si toutes les contributions proposées par les États en 2015 sont honorées, le réchauffement global devrait atteindre entre 2,7 et 3,5 degrés à la fin du siècle ; on est donc loin de l’objectif de 2 degrés, et si les États ne respectaient pas leurs engagements, la hausse estimée pourrait être largement supérieure. D’autre part, aucun mécanisme n’est prévu pour évaluer le degré d’équité des contributions nationales les unes par rapport aux autres et, de fait, les engagements pris à Paris sont hétérogènes : certains États ont fait des propositions de réduction des gaz à effet de serre extrêmement volontaristes mais d’autres sont très peu ambitieuses.

Étant donné ces lacunes, plusieurs scientifiques ont proposé d’introduire dans le régime climatique un mécanisme permettant d’évaluer les actions nationales, pour éviter qu’elles soient trop disparates et trop peu ambitieuses. Le Climate Equity Reference Project a ainsi développé en 2015 un « calculateur d’équité » permettant à chaque État d’établir la part de l’effort international de réduction qui lui revient de droit au regard de différents indicateurs, notamment le niveau des émissions nationales, pour mesurer la responsabilité de l’État considéré, ou encore le PIB par habitant, pour mesurer sa capacité à réduire ses émissions.

En évaluant les contributions nationales de 2015 à cette aune, on se rend compte que les contributions des pays développés sont largement inférieures à la part équitable de l’effort qui leur revient. En revanche, certains pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil, et des pays en développement telle l’Indonésie ont pris des engagements qui respectent les normes de responsabilité commune mais différenciée et des capacités d’action respectives.

Il est certain que plusieurs États s’opposeraient à l’introduction d’un « calculateur d’équité » dans le régime climatique mais de très nombreux États – notamment le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde et le « G77 + Chine » – ont indiqué soutenir cette initiative. L’Union européenne, qui prône l’adoption de politiques climatiques internationales plus ambitieuses et plus équitables, pourrait également promouvoir cette réforme.

J’en viens aux compensations interétatiques, question qui relève de la justice réparatrice. Ces compensations financières sont revendiquées par de nombreux pays en développement. Ils se fondent sur la notion de la « dette climatique » que les États développés auraient contractée à leur égard pour réclamer l’octroi de financements destinés à les indemniser des préjudices subis. La cristallisation se fait depuis une dizaine d’années autour de deux mécanismes internationaux distincts.

Le premier mécanisme est celui des « pertes et dommages ». Il résulte d’une revendication des petits États insulaires en développement qui ont demandé, à partir de 2008, que les conséquences irréversibles du changement climatique, celles qui ne peuvent être atténuées ou auxquelles on ne peut s’adapter, fassent l’objet de compensations. La question est une priorité pour les pays les plus vulnérables, confrontés à la disparition de territoires en raison de la montée du niveau des mers, à la perte de terres arables du fait de leur salinisation, à des mouvements migratoires forcés ou encore à la destruction de leur patrimoine culturel. Les pertes et dommages sont donc de divers types : matériels et immatériels, économiques et non économiques.

La question étant très sensible, les États parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques ont décidé en 2013 de créer le Mécanisme de Varsovie relatif aux pertes et dommages. Il a pour mandat de définir ce qu’il faut précisément entendre par « pertes et dommages » et de déterminer les moyens d’y répondre ; d’assurer la coordination des acteurs qui souhaitent y répondre ; de renforcer le soutien aux pays les plus vulnérables et les plus affectés.

En 2015, la question des pertes des dommages fut l’un des principaux points d’achoppement des négociations de la COP21. Un compromis a été trouvé in extremis, ce qui a permis l’adoption de l’Accord de Paris, dont l’article 8 stipule que « les Parties reconnaissent la nécessité d’éviter les pertes et préjudices liés aux effets néfastes des changements climatiques, notamment les phénomènes météorologiques extrêmes et les phénomènes qui se manifestent lentement, de les réduire au minimum et d’y remédier ». Toutefois, et là est l’écueil, la déclaration qui accompagne l’Accord précise que l’article 8 « ne peut donner lieu ni servir de fondement à aucune responsabilité ni indemnisation ».

Depuis lors, un groupe de travail international sur les pertes et dommages a été installé, chargé de préciser ce qu’il faut entendre par « pertes et dommages » et de réfléchir à la mise en place de mécanismes assurantiels – et non de systèmes de compensation – destinés à couvrir les pertes et dommages. Les dernières réunions de ce groupe de travail n’ont pas été concluantes, malgré l’urgence de la situation – le Programme des Nations unies sur l’environnement (PNUE) estime en effet que, d’ici 2030, le montant total des pertes et dommages, pour la seule Afrique, s’élèverait à 100 milliards de dollars par an si le réchauffement était inférieur à 2 degrés.

Le deuxième mécanisme conçu à l’origine comme un outil de compensation est le Fonds vert pour le climat, créé en 2010 et destiné à orienter les financements des États développés vers des projets d’adaptation ou d’atténuation des effets du changement climatique dans les États en développement. Lors de la création de ce fonds, les États développés s’étaient engagés à l’abonder à hauteur de 100 milliards de dollars par an d’ici 2020 et cet objectif a été réaffirmé lors de la COP21. Mais l’efficacité de ce mécanisme est également entravée puisqu’à ce jour, il a mobilisé 10,2 milliards de dollars de ressources, qui doivent être rapportés aux 100 milliards qui devraient être atteints d’ici 2020 et alors que l’Organisation des Nations unies estime que de 130 à 260 milliards de dollars par an seraient nécessaires pour permettre aux pays en développement de s’adapter à un réchauffement limité à 2 degrés. L’annonce faite par l’administration Trump qu’elle ne verserait pas au Fonds vert les 2 milliards de dollars que les États-Unis s’étaient engagés à lui fournir sous la présidence Obama aggrave encore le problème de l’abondement de ce fonds.

D’autre part, 76 projets sont désormais soutenus par le Fonds vert, à hauteur de 3,7 milliards de dollars, mais les pays en développement critiquent la procédure d’allocation des financements, jugeant la procédure trop compliquée et peu transparente.

Enfin, alors que le Fonds vert était initialement considéré comme un mécanisme de compensation, il est de plus en plus perçu comme un mécanisme de solidarité climatique. Cela m’amène à une réflexion plus générale sur la nature du discours international, qui a sensiblement évolué ces derniers mois. En analysant les débats en cours dans les négociations climatiques, on a le sentiment que la notion de « justice climatique » s’efface peu à peu au bénéfice de la « solidarité climatique ». Cette évolution rhétorique est très sensible dans le Plan climat présenté par le ministre de la transition écologique et solidaire en juillet 2017, qui évoque la solidarité climatique en mentionnant l’aide, notamment financière, apportée par la France aux pays en développement dans la lutte contre le changement climatique et pour l’adaptation à ses conséquences.

Cette évolution rhétorique n’a rien d’anodin. D’une part, elle permet de mettre en exergue la coopération entre États et d’écarter subrepticement les questions de dette climatique et de responsabilité historique des États industrialisés dans les émissions de gaz à effet de serre, et donc de compensation ou de réparation. Elle permet d’autre part de mettre en avant l’aide au développement, désormais évaluée à l’aune des volets climatiques – tout au moins plus largement environnementaux – dans les projets financés.

Se pose enfin la question de la responsabilité juridique des émetteurs de gaz à effet de serre au niveau international : quelles sont les possibilités de voir la responsabilité des entreprises et des États émetteurs de gaz à effet de serre engagée devant une juridiction internationale ou régionale ? Pour ce qui est de l’engagement de la responsabilité internationale des États émetteurs, plusieurs tentatives ont eu lieu. Un premier recours a été envisagé en 2002, par l’archipel de Tuvalu. Il aurait consisté à saisir la Cour internationale de justice pour engager la responsabilité internationale des États émetteurs – en l’espèce, les États-Unis et l’Australie, après leur décision de ne pas ratifier le Protocole de Kyoto – mais cette menace n’a pas été mise à exécution.

Une deuxième voie de recours possible, cette fois ouverte aux individus, pourrait conduire les victimes à engager la responsabilité internationale des États émetteurs devant les juridictions régionales de protection des droits de l’homme. L’exemple emblématique de cette possibilité est la pétition présentée en 2005 par les Inuits du Canada et des États-Unis à la Commission interaméricaine de protection des droits de l’homme. Mais, quelle que soit la juridiction saisie, les requérants se heurtent à de très nombreux obstacles qui obèrent fortement les chances de voir le recours aboutir.

La dernière hypothèse est celle de l’engagement de la responsabilité des entreprises émettrices devant les juridictions internationales. Mais les entreprises ne jouissant pas de la personnalité juridique internationale, elles ne peuvent être attraites devant une juridiction internationale. Il faut donc se reporter sur une juridiction nationale pour envisager cette possibilité. La question se pose néanmoins de la saisine de la Cour pénale internationale (CPI), non pour engager la responsabilité des entreprises elles-mêmes, puisque la Cour ne peut juger les personnes morales, mais pour engager celle des dirigeants d’entreprises qui auraient contribué à la commission d’un crime environnemental, climatique en l’espèce ; en septembre 2016, la procureure générale de la CPI a annoncé l’élargissement de la compétence de la Cour à certains crimes environnementaux.

Mme la présidente Maina Sage. Mesdames, je vous remercie.

Mme Sandrine Josso. Quelles sont les priorités, au niveau international, pour prévenir les injustices climatiques ? Y a-t-il des divergences et des tensions ?

Mme Sabine Lavorel. Je ne suis pas certaine qu’il s’agisse véritablement d’une priorité des négociations climatiques… Ce qui est notamment resté en suspens au terme de la COP23, à Bonn, c’est la question des mécanismes de surveillance. La communauté internationale n’a donc pas pour priorité principale la lutte contre les discriminations liées au dérèglement climatique.

Mme Sandrine Josso. Mme Michelot a évoqué un « mini-GIEC régional ». Qu’en est-il ? Y aurait-il intérêt à développer les initiatives de ce type ?

Mme Agnès Michelot. Un comité scientifique régional a envisagé l’impact des changements climatiques dans la région dans tous ses aspects : sur la santé, l’accès à l’eau, les vignes… Nous publierons en juin le deuxième rapport AcclimaTerra. Dans le premier rapport, nous avions défriché le terrain en faisant le point sur les possibilités d’adaptation, et un peu de prospective. Dans celui-ci, nous abordons, entre autres sujets, la question juridique : par quelles politiques publiques prendre ces impacts en charge ?

Si l’on excepte le défraiement de trois déplacements, notre groupe de travail fonctionne de manière bénévole : des chercheurs se sont organisés entre eux et ont mobilisé leurs connaissances pour les appliquer à l’échelle de leur région, pointant aussi ce que l’on ne savait pas, ou moins. Ce travail est fini et l’on sait que ce rapport a été très consulté ; le chapitre relatif à la santé, notamment, intéresse beaucoup nos concitoyens. Mais quelle sera la prochaine étape ? Constitue-t-on un groupe de recherche plus construit ? Crée-t-on pour cela une association ? On ne le sait. Cette expérience en Nouvelle-Aquitaine était une première ; je crois savoir que la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur installe un groupe similaire. Les acteurs locaux s’intéressent à ces travaux et il reste à savoir s’il en résultera des décisions en matière de politique de transports, d’aménagement du territoire, de ports… Ces recherches devraient conduire à des choix territoriaux. Ce travail non formalisé et non financé a été mené de manière entièrement indépendante, mais les conclusions de telles recherches deviennent un instrument de décision. Nous savons que ces travaux ont été très utiles, qu’ils ont ouvert des portes, mais nous ignorons ce qu’il en adviendra.

M. Jean-Luc Fugit. Je souhaite que l’enthousiasme dont vous faites preuve soit communicatif et entraîne les acteurs politiques à envisager ces questions avec détermination. Le principal gaz à effet de serre est le CO2, molécule dont la durée de vie est de cent ans. Cela signifie que ce que l’on fait à un moment donné n’a d’impact que beaucoup plus tard et que, de plus, on n’a pas affaire à une pollution de proximité, mais bien à un phénomène global et de longue durée ; nous devons toujours penser les actions publiques en fonction de cette donnée scientifique majeure. Quelles recherches faudrait-il développer pour mesurer précisément les impacts à venir des changements climatiques ? Des discussions ont-elles lieu avec le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ? D’autre part, le volet « adaptation au changement climatique » est-il suffisamment pris en compte dans les schémas régionaux Climat-air-énergie, ou devraient-ils, comme je le pense, être plus « musclés » sur ce plan ?

Mme Agnès Michelot. Le comité AcclimaTerra est présidé par le climatologue Hervé Le Treut, qui fut longtemps membre du GIEC. Il a coutume de dire en prenant la parole dans une conférence que ce qui y est produit aura un impact dans 50 ans. Les émissions polluantes ont évidemment une dimension globale et il faut réorienter nos activités pour en limiter les effets. Se pose donc la question de l’adaptation et AcclimaTerra souligne que les risques climatiques diffèrent selon les territoires, de même que les moyens d’action. Ainsi, nous avons fait des recherches avec des sociologues à Oléron et à Ré, et constaté que les moyens d’action ne sont pas les mêmes dans ces deux îles face à des risques qui ne sont pas non plus absolument identiques. La lutte contre l’effet de serre a une dimension globale, mais les mesures d’adaptation doivent être prises au niveau territorial.

L’avis du CESE a été présenté à l’Élysée, aux services du Premier ministre, aux services chargés des outre-mer, et très bien reçu. Vous le savez mieux que quiconque, il y a un timing politique, des moments où l’on peut agir pour réorienter les choses, et on a pu le faire avec le PNACC. Je pense que la prise en compte de ces questions, et notamment du lien entre santé et climat, est en cours dans les schémas régionaux Climat-air-énergie après l’adoption de la nouvelle loi Santé. Les choses avancent.

Le ministère de l’enseignement supérieur et la recherche est le seul ministère auquel nous n’avons pu présenter notre avis. Cela vaut pour tous les avis du CESE ; c’est un problème récurrent.

Lors d’une précédente audition, Mme Virginie Dubat vous a présenté de manière synthétique les recherches à mener. J’insiste sur trois recommandations majeures. La première est de cartographier les zones à risque – les écoles et les hôpitaux situés en front de mer, par exemple : pour réduire l’exposition aux risques, les bâtiments ne doivent pas être en certains lieux et la question du recul stratégique se pose.

La deuxième recommandation est de réduire la sensibilité au risque climatique en développant la culture du risque. Nous menons des recherches avec des sociologues pour tenter de comprendre ce qui permettra de faire accepter certaines situations aux citoyens. J’étais à La Rochelle lors du passage de la tempête Xynthia. Nous avons vécu des moments très douloureux, mais ils ont entraîné des réactions diverses : ceux qui ont vécu cet événement étaient à ce point traumatisés qu’ils s’apprêtaient à déménager, mais ceux dont la maison avait été inondée en leur absence étaient incapables d’admettre que l’on puisse envisager de la raser et disaient vouloir rester alors même que le bâtiment était situé dans une zone dite noire. Le rapport au risque est complexe. La tempête a été très douloureuse pour la population qui n’était aucunement préparée à ce type de risque. Des recherches s’imposent en sociologie de l’action publique et en matière de culture du risque.

La troisième recommandation est de renforcer la résilience des écosystèmes et la protection du milieu naturel. Des zones-tampons permettent d’éviter certains risques ; il faut mieux les connaître, construire autrement, anticiper, se résoudre au recul stratégique quand il n’y a pas d’alternative et envisager d’autres types de bâtiments. En tout état de cause, il faut travailler sur les trajectoires de vulnérabilité, en mettant sur pied des équipes pluridisciplinaires composées de géographes, de géophysiciens et de juristes appelés à partager leurs informations, afin de déterminer ce qui s’est produit, les effets que cela a eus, prévoir certains phénomènes et donc s’y préparer. L’un des enjeux de la justice climatique est précisément de se préparer à l’impact du changement climatique ; c’est pourquoi il est aussi important de favoriser la recherche sur ces questions.

Mme la présidente Maina Sage. La nécessité d’intégrer des critères sociaux d’exposition dans les recherches sur les trajectoires de vulnérabilité territoriale a été mentionnée. Ce propos peut-il être précisé ?

Mme Marta Torre-Schaub. Je n’ai jamais été confrontée au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche mais je tiens à dire qu’au CNRS, les travaux que j’ai menés depuis le début des années 2000 sur le changement climatique ont toujours reçu un très bon accueil. Je dirige actuellement deux projets. L’un est une étude socio-juridique relative aux litiges climatiques au sens large. Le second vient de commencer –mais si le principe de cette recherche est acquis, nous n’avons pas encore les fonds qui permettront de le financer et le montant de ce financement n’a pas encore été confirmé… Un groupe de recherche interdisciplinaire, Climalex, a été constitué, qui regroupe des juristes, des sociologues, des politistes, des anthropologues, des historiens, des climatologues, des biologistes, des ingénieurs, des économistes et des gestionnaires, en vue de mener un projet global sur cinq ans qui réunit une quinzaine d’équipes de recherche françaises appelées à travailler ensemble au service de la science climatologique. Ce projet, qui comportera un volet « adaptation » impliquant des architectes et des urbanistes ainsi qu’un volet « risques », traitera aussi de l’importante question de l’expertise scientifique dans le cadre juridique : comment être sensibilisé aux informations scientifiques, comment les comprendre, les interpréter et en faire usage, quand on n’a pas de formation scientifique, pour parvenir à des solutions politiques et juridiques.

Mme Véronique Riotton. L’un des points portés à l’ordre du jour de l’Assemblée de l’Union interparlementaire qui se réunira à la fin du mois est la pérennisation de la paix en tant que vecteur du développement durable. Dans ce cadre, la France proposera des amendements visant à intégrer la notion de « réfugié climatique » ; comment la définir ?

Mme Sabine Lavorel. Je dirige un projet de recherche sur les stratégies françaises dans le Pacifique sud face au changement climatique. L’un des pans de notre recherche, principalement menée par des politologues et des anthropologues, vise à modéliser les flux qui seraient liés au climat dans cette région, en déterminant les zones de départ et les zones de réinstallation. Cela nous a amenés à nous interroger sur le sujet que vous évoquez, et tous les juristes n’ont pas la même position. Je vous réponds donc, à titre personnel, que le terme de « réfugiés » ne me convient pas en l’espèce, car je considère qu’il s’applique aux personnes visées par la Convention de Genève de 1951, les réfugiés politiques.

Je ne pense pas qu’il faille élargir la protection de la Convention de Genève à des personnes qui seraient considérées comme des « réfugiés climatiques ». Je sais en effet – c’est en partie le résultat de nos travaux – qu’il est extrêmement difficile de déterminer une cause proprement climatique à un déplacement individuel ou au déplacement d’un groupe. Un déplacement est toujours multifactoriel et la cause climatique se manifestera par une cause économique : je suis paysan, je cultive un champ, mais la salinisation de mon champ en raison d’inondations répétées fait que je ne peux plus le cultiver – est-ce une cause climatique qui me fait partir, ou est-ce une cause économique ? Ces choses sont extrêmement compliquées, et je suis au regret de ne pouvoir vous donner une réponse sur la définition d’un réfugié climatique, dont je ne suis pas certaine que l’on puisse véritablement la déterminer. C’est pourquoi je considère qu’il ne peut y avoir d’instrument international universel propre à des réfugiés ou à des personnes déplacées pour des questions climatiques ou environnementales.

En revanche, et c’est la proposition vers laquelle nous nous acheminons, il sera intéressant d’apprécier si des conventions régionales seraient adaptées à des régions où existent des flux spécifiques entre des zones de déplacement et des zones de réinstallation, en tenant compte de ce que chaque État de la zone concernée est prêt à faire en termes d’accueil, de politique d’asile et éventuellement de politique d’accueil temporaire si les individus concernés sont amenés à repartir. Pour moi, la solution ne réside pas dans un droit universel des « réfugiés climatiques », mais dans des solutions adaptées au niveau régional.

Mme Marta Torre-Schaub. Je signale que nous nous penchons également sur la question du vocabulaire relatif aux « déplacés climatiques » au sein d’un groupe de travail du ministère des affaires étrangères qui réunit des universitaires, des avocats et des magistrats.

Mme la présidente. Mais, déjà, des millions de personnes sont contraints de se déplacer tous les ans pour ces raisons.

Mme Agnès Michelot. Il y a eu plusieurs propositions d’accords et de traités internationaux au sujet des déplacés environnementaux. Le plus abouti a été le projet de convention relative au statut international des déplacés environnementaux, proposé en 2008 par le Centre international de droit comparé de l’environnement que dirige M. Michel Prieur. Il comportait une définition multifactorielle et n’était pas centré sur les déplacés climatiques mais bien sur les « déplacés environnementaux » : c’est la terminologie que le Centre avait souhaité retenir, pour éviter, comme l’a dit Mme Lavorel, la confusion avec la Convention de Genève. Le problème est qu’il peut y avoir cumul de facteurs. Le changement climatique amplifie les causes de déplacement et, une fois encore, les plus démunis sont justement ceux qui éprouvent les plus grandes difficultés à échapper aux risques climatiques. La question est donc d’importance mais, pour des raisons politiques, historiques et culturelles, toutes les propositions d’accord portées au niveau européen sur le statut des déplacés environnementaux ou climatiques ont échoué. Je suis donc surprise d’apprendre que le ministère des affaires étrangères s’est saisi de la question.

Mme Véronique Riotton. Ce n’est pas le ministère mais les parlementaires membres de la délégation française à l’Union interparlementaire (UIP) qui sont à l’origine de cette initiave.

Mme Agnès Michelot. Je comprends mieux. Dans l’avis du CESE, nous avons retenu le terme de « réfugié climatique » et le ministère des affaires n’était pas d’accord. Le sujet est étudié en profondeur, plusieurs propositions ont été formulées depuis assez longtemps et la solution pragmatique d’accords régionaux évoquée par Mme Lavorel découle aussi du fait que les tentatives d’accord universel ont échoué.

Mme la présidente Maina Sage. Il nous serait utile que vous nous transmettiez une note sur l’étude en cours dans le Pacifique sud.

Mme Sabine Lavorel. Nous préparons le colloque final sur ce sujet qui aura lieu les 5 et 6 juillet prochains à l’École militaire et dont les Actes seront publiés à la fin de l’année. Nous vous tiendrons informés.

Mme Véronique Riotton. La Nouvelle-Zélande veut expérimenter l’octroi d’un visa spécifique pour les « réfugiés du climat » déplacés temporaires. C’est une illustration des accords bilatéraux que vous avez mentionnés.

M. Moetai Brotherson. Pour ce qui concerne le recul stratégique et les zones non habitables, la notion de responsabilité juridique diffère singulièrement selon les lieux. En Polynésie, le permis de construire sera refusé dans tous les cas dans une zone définie comme inondable dans les plans de gestion des risques. Á Hawaï, les gens peuvent signer un document déchargeant la collectivité de sa responsabilité puis construire dans une zone à risque. D’autre part, on a beaucoup parlé de la responsabilité des États, difficile à établir, à définir et davantage encore à imposer, mais rien n’a été dit de la responsabilité des citoyens consommateurs. Pourtant, les facteurs qui concourent au dérèglement du climat sont liés à l’activité humaine et à la consommation. Qui n’a à l’esprit des exemples atroces d’objets qui, telles les bouteilles en plastique, créent des catastrophes environnementales ? Des réflexions sont-elles en cours sur l’application d’un label indiquant le coût carbone, ou d’un indice composite d’impact environnemental pour chacun des objets mis en vente, des vêtements aux iPhones ?

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. N’est-ce pas peine perdue de parler de justice climatique aussi longtemps que certains pays veulent maintenir leur souveraineté sur ces questions ? Dans ce contexte, la prochaine étape ne doit-elle pas être l’augmentation du prix, actuellement insignifiant, de la tonne de carbone ? Cela inciterait les gros pays pollueurs, dont l’absence d’implication pose un grave problème, à participer à la justice climatique.

Mme Marta Torre-Schaub. Monsieur Brotherson, la loi « Littoral » limite avec précision les zones de construction possibles, et le droit de l’urbanisme établit clairement que l’on ne peut bâtir dans une zone considérée comme inondable, dangereuse ou susceptible de courir un risque quelconque. L’idée que l’on pourrait signer une décharge de responsabilité pour construire en dépit d’un risque connu est donc inenvisageable, car la responsabilité en cette matière revient aux pouvoirs publics. Á ma connaissance, il n’y a pas d’étude comparative du droit français et du droit américain à ce sujet.

M. Moetai Brotherson. Ma question portait effectivement sur le droit international comparé car la notion de responsabilité individuelle diffère selon les pays. En Chine, par exemple, l’État impose à certaines populations d’habiter dans des zones à risques et elles n’ont pas le choix. Il existe donc au moins trois situations juridiques : celle de la France, où l’État parvient à imposer aux individus de ne pas habiter les zones définies comme dangereuses ; celle des États-Unis où l’individu peut décider d’assumer un risque connu en déchargeant la collectivité de sa responsabilité à son égard ; enfin, à l’exact opposé, celle de la Chine où l’État impose son choix aux individus.

Mme Marta Torre-Schaub. Si les choses se passent de la sorte aux États-Unis, c’est qu’il y a une relève assurantielle privée extrêmement importante. D’ailleurs, l’impact des changements climatiques dans les zones les moins privilégiées, là où les vulnérabilités sont les plus fortes, crée un véritable business. Signer une décharge de responsabilité pour pouvoir choisir l’endroit où l’on habite, alors même que l’on sait la zone dangereuse ou inondable traduit une inégalité socio-économique : ceux qui prennent cette décision le font d’abord parce qu’en général le prix des terrains situés dans ces zones est moins élevé, si bien que ce sont toujours les populations les plus pauvres qui vont habiter là. Ensuite, il y a l’assurance, grâce à laquelle on tentera d’équilibrer les choses. Mais, aux États-Unis, depuis le passage de l’ouragan Harvey, plus la zone est jugée dangereuse ou inondable et plus les assurances coûtent cher. Á mon avis, ce n’est surtout pas un modèle à suivre.

S’agissant de la responsabilité des consommateurs, je considère que nous avons tous la responsabilité morale évidente d’agir pour contenir le réchauffement climatique, mais nous sommes confrontés à l’éternel problème de l’œuf et de la poule : nous consommons parce que des produits nous sont présentées. Il vrai que, par discipline personnelle, on peut choisir de venir avec une bouteille isotherme plutôt que d’utiliser les bouteilles d’eau en plastique qui nous sont proposées dans cette salle. Nous devons prendre ces habitudes, qui relèvent de notre responsabilité individuelle. Quant à imposer le traçage des émissions de CO2 dans l’étiquetage, cela se fait déjà pour beaucoup de produits, vêtements compris ; les fabricants signalent aussi l’utilisation de matériaux recyclés. Á ce sujet, l’économie circulaire doit être connectée à la justice climatique.

Mme Sabine Lavorel. Je pense comme vous, madame Vanceunebrock-Mialon, que la juste tarification du carbone est l’une des solutions, sinon la seule solution effective, pour non plus inciter mais contraindre les États ou les secteurs d’activité tels que l’aéronautique à modifier leurs pratiques. C’est une décision d’ordre politique.

Mme la présidente Maina Sage. Une révision constitutionnelle est à venir. Vous semble-t-il nécessaire d’intégrer à cette occasion la notion de justice climatique dans la Constitution ?

Mme Agnès Michelot. Je prendrai pour vous répondre ma casquette de présidente de la Société française pour le droit de l’environnement. Nous jugeons primordial que l’on ne modifie pas la Charte de l’environnement. Nous estimons aussi qu’il serait bon de porter le principe de justice climatique au cœur des valeurs républicaines de solidarité et d’équité – c’est une certaine lecture de notre société. Nous considérons tout aussi important d’affirmer dans la Constitution le droit à un environnement sain, et fondamental de poser le principe de non régression du droit de l’environnement – rappelons-nous que protéger l’environnement, c’est nous protéger nous-mêmes. Certaines associations poussent également à l’introduction dans la Constitution du principe du respect des limites planétaires, qui peut être lié à la justice climatique. Des discussions ont lieu sur le point de savoir si ces questions doivent être introduites dans le préambule de la Constitution ou dans son article 34 ; je ne doute pas que vous débattrez à ce sujet.

Le questionnement porte aussi sur la responsabilité de chacun, secteur privé et secteur public confondus, nous avons le devoir de participer à la protection de l’environnement. C’est cela, le principe de non-régression : ne pas porter atteinte à l’environnement et toujours progresser. Vous aurez cette responsabilité, et j’espère que la révision constitutionnelle ira dans le sens de l’affirmation du droit à la justice climatique, du droit à un environnement sain et du principe de non-régression du droit de l’environnement.

Mme Marta Torre-Schaub. Comme nombre de mes collègues, je pense qu’inclure la notion de justice climatique dans l’article 34 n’apporterait pas grand-chose, sauf s’il s’agit de signifier de la sorte que la question relève de la loi et non du règlement. On peut donc imaginer mentionner la justice climatique dans les tout premiers articles de la Constitution, la définissant ainsi comme l’une des valeurs de la France qu’il faut désormais respecter et à laquelle il faut penser beaucoup plus activement et sérieusement. Le problème que provoquerait son inscription dans la Charte de l’environnement, qui est adossée à la Constitution et mentionnée dans son Préambule, c’est la crainte assez répandue parmi mes collègues juristes que l’on en profite pour modifier d’autres articles de la Charte dans un sens tel qu’au lieu d’améliorer les choses on les restreigne.

Si l’on rendait véritablement opérationnel et effectif, dans les politiques et devant les tribunaux, le droit à un environnement sain, il ne serait peut-être pas utile d’inclure la justice climatique dans la Constitution, puisque le climat fait partie de l’environnement et qu’il établit le lien entre environnement et santé. La rédaction de l’article du droit à un environnement sain est parfaite ; il suffit maintenant de l’appliquer.

Mme Sabine Lavorel. Nos interventions ont montré que la justice climatique est un concept protéiforme. Aussi, si vous décidez d’inclure cette notion dans la Constitution, prenez garde à la définition que vous voulez lui donner ; il est possible de permettre ainsi la reconnaissance de droits fondamentaux, mais introduire cette notion dans la Constitution sans autre précision, c’est laisser au Conseil constitutionnel le soin de la définir.

Mme la présidente Maina Sage. Je remercie tous ceux qui ont pris part à ces échanges. La justice climatique nationale doit s’exercer entre les territoires, et je prie Mme Claire Guillon-Firmin, députée de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, de témoigner de la dévastation de ces îles où la population vit un drame. Je lui passe symboliquement la parole pour conclure une réunion qui nous aidera à réfléchir à l’impact des décisions auxquelles nous travaillons.

Mme Claire Guion-Firmin. Je vous remercie, Madame la présidente, et je vous remercie également de vous être rendus à la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint Barthélémy et à Saint-Martin. Á Saint-Martin, nous vivons des moments très difficiles. La reconstruction tarde et la population est très fragilisée depuis qu’elle a subi le passage de l’ouragan Irma et la submersion qu’il a provoquée. Ce qui a été dit aujourd’hui nous enseigne que nous avons beaucoup à faire pour protéger la population qui, dans deux parties de l’île, a construit directement sur le rivage. Nous devons l’éduquer à faire différemment. Les travaux de la mission d’information nous y aideront.

Mme la présidente Maina Sage. Je précise à ce sujet que le groupe d’études, sur le littoral est en cours de constitution.

La séance est levée à onze heures vingt.

 

 

 

 


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17.   Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Kert, président du Conseil d’orientation pour la prévention des risques naturels majeurs

(Séance du jeudi 15 mars 2018)

Laudition débute à quinze heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Monsieur Kert, je suis heureuse de vous accueillir en tant que président du Conseil d’orientation pour la prévention des risques naturels majeurs (COPRNM). Votre intervention donnera lieu à un compte rendu écrit publié au rapport. Vous êtes accompagné de Mme Bérangère Basin, fonctionnaire de la direction générale de la prévention des risques (DGPR) du ministère de la transition écologique et solidaire, et de M. François Gérard, administrateur de l’Agence française pour la prévention des catastrophes naturelles (AFPCN), agence que vous présidez en tant que président du COPRNM.

Le Conseil d’orientation pour la prévention des risques naturels majeurs est chargé d’émettre des avis et de faire des propositions en matière de prévention des risques naturels, mais également sur les actions et politiques publiques qui concourent à la réduction de la vulnérabilité aux catastrophes naturelles. Il peut également se saisir de sujets d’actualité.

C’est un lieu de concertation, d’orientation, de conseil et d’arbitrage, composé d’élus, d’experts, de professionnels, de représentants de la société civile et des services de l’État. C’est dans ce souci de concertation que la participation la plus active et la plus large possible de l’ensemble des membres du Conseil est nécessaire, notamment celle des députés, des sénateurs et des titulaires de mandats locaux.

Notre mission d’information évalue les politiques publiques chargées d’anticiper ces risques, notamment en zone littorale. Nous faisons également un point sur la gestion de crise sur le terrain : comment nos services s’organisent-ils au moment de l’événement climatique ? Enfin, qu’en est-il de la reconstruction ? Cette mission découle des événements survenus aux Antilles en septembre 2017, mais elle couvre l’ensemble du territoire de la République – Hexagone et outre-mer.

Nous avons souhaité consulter la communauté scientifique – pour mieux comprendre les risques liés au changement climatique –, rencontrer l’administration – qui conçoit ces politiques publiques – mais aussi tous les élus qui les mettent en œuvre. Notre mission examine également l’apport des technologies au moment de la reconstruction, mais aussi les aspects financiers et économiques de ces catastrophes – comment redéfinit-on un territoire suite à une crise et le remet-on sur une trajectoire plus durable ?

Nous avons encore quelques mois d’auditions. Nous rendrons nos conclusions si possible en septembre 2018.

M. Yannick Haury, rapporteur. Monsieur Kert, vous connaissez bien cette maison, où je suis heureux de vous accueillir. Vous connaissez bien nos méthodes de travail et vous connaissez l’importance du sujet. Pouvez-vous nous présenter le Conseil d’orientation pour la prévention des risques naturels majeurs ? Pouvez-vous détailler les travaux réalisés et propositions faites par le COPRNM en zone littorale ? Comment participez-vous à l’élaboration des plans de prévention des risques naturels (PPRN) ?

L’État recueille votre avis sur les textes relatifs aux règles de prévention et de qualification de l’aléa. Vous êtes également consulté par l’État pour effectuer l’évaluation des risques d’inondation. Pouvez-vous nous présenter ces travaux ?

En matière d’impacts liés au changement climatique, quel a été votre apport au projet de deuxième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) ?

Quelle est votre analyse des ouragans de cet automne aux Antilles ? Quelles conclusions en tirer en matière de prévention et de vulnérabilité ?

Quelles seront à l’avenir les orientations prioritaires de vos travaux pour la prévention des risques liés aux événements climatiques majeurs ? Avez-vous identifié des pistes d’amélioration en matière de prévention des risques climatiques et d’information des populations ? Participez-vous à des échanges avec vos homologues européens et étrangers faisant face aux mêmes problématiques ?

M. Christian Kert, président du Conseil dorientation pour la prévention des risques naturels majeurs. Je vous remercie de me donner l’occasion de revenir à l’Assemblée nationale. Vos fonctions me rappellent celles que j’ai exercées sur des thématiques similaires ! Il y a une vingtaine d’années, quand l’Assemblée nationale a commencé à évoquer la prévention, nous étions le seul Parlement européen à nous en préoccuper. Un journaliste s’en était ému en me demandant si mon intérêt pour ces questions était lié au fait que j’étais né dans la ville de Nostradamus ! C’est dire si nous étions pris au sérieux…

Les choses ont évolué, même si vos attaches géographiques expliquent sans doute, comme moi, votre intérêt pour ces questions. Originaire de la région qui a connu le séisme de Lambesc en 1909 – dernier séisme meurtrier en France –, je me suis toujours intéressé aux risques sismiques. À l’époque, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) s’est penché sur le risque sismique avant l’AFPCN et le COPRNM, et pour la première fois en Europe. Il s’agit d’un risque naturel avéré puisque la dernière cartographie française signale 20 000 communes exposées sur les 36 000 communes françaises.

Dans les années quatre-vingt-dix, au niveau international, a été organisée une décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles (DIPCN). Chaque pays adhérent à l’Organisation des Nations unies (ONU) disposait d’un comité. Le comité français a très bien fonctionné de 1991 à 2000. Cette initiative n’a pas été renouvelée, au motif que l’on avait peut-être tout dit sur les politiques de prévention. Or, c’était faire fi de deux éléments : en premier lieu, la montée en puissance d’un risque nouveau lié à l’effet domino entre risques naturels et technologiques et, en deuxième lieu, l’émergence du changement climatique – qui nous rassemble aujourd’hui. Ses effets ont remis à l’ordre du jour les politiques de prévention.

Les enjeux sociétaux de la mission dont vous avez la responsabilité sont fondamentaux. Les deux tiers des communes françaises sont exposées à au moins un risque, et beaucoup le sont à plusieurs. Par ailleurs, depuis les dernières élections régionales, départementales et municipales, les élus locaux ont été renouvelés à hauteur de plus de 40 % et beaucoup n’ont aucune culture du risque ou ignorent totalement que leur commune est « fichée ». Avec l’AFPCN, nous avons donc mis en œuvre des actions pédagogiques, mais tous les parlementaires doivent également effectuer cet important travail auprès des élus locaux.

J’ai tenu à ce que l’AFPCN soit présente à mes côtés car le COPRNM s’appuie principalement sur cette association. Elle a été créée antérieurement au COPRNM, ce dernier ayant en quelque sorte profité des fruits du travail de l’AFPCN pour construire son programme. Je tiens à me défendre d’être un cumulard : le président du COPRNM est obligatoirement président de l’AFPCN, les deux structures étant intrinsèquement liées.

Quelles sont les missions du COPRNM ? Il fait partie intégrante de la gouvernance nationale des risques : il conseille le Gouvernement en matière de prévention des risques naturels, mais peut également émettre des propositions.

Son décret de création en août 2003 dispose qu’il est chargé d’émettre son avis sur les actions et politiques publiques qui concourent à la réduction de la vulnérabilité des personnes et des biens face aux catastrophes naturelles. Le code de l’environnement prévoit que l’État peut s’appuyer sur lui, lui demander son avis sur les PPRN et la stratégie nationale de gestion des risques.

C’est avant tout un lieu de concertation, d’échanges et d’arbitrage – sur ces thématiques, il n’y en a pas beaucoup –, composé d’élus, d’experts, de professionnels, de représentants de la société civile et des services de l’État. Nous intégrons même les assureurs. Si l’indemnisation fait partie des préoccupations de la mission d’information, sachez que les assureurs n’étaient absolument pas acteurs de la prévention il y a vingt ans : ils assuraient et indemnisaient, mais ne cherchaient pas à comprendre. Ils sont devenus de véritables acteurs des politiques de prévention.

Notre fonctionnement est souple, ce qui nous permet de nous réunir en fonction de l’actualité. Lorsque votre mission aura rendu ses conclusions, vous pourriez par exemple venir nous les présenter. Nous pourrions ainsi vous aider à les promouvoir.

Nous avons amplement participé à la création d’un Observatoire national des risques naturels. Par ailleurs, en partenariat avec le conseil national de l’eau, nous avons initié la création d’une Commission mixte inondations. Si vous n’avez pas déjà prévu de le faire, il serait intéressant de l’auditionner : elle est chargée de contribuer à la définition des grandes orientations de la politique de gestion des inondations en France et de communiquer sur la mise en œuvre de cette politique. Cette commission rend compte de l’ensemble de ces travaux au COPRNM. Elle est en quelque sorte issue de nos rangs.

Le secrétariat général du COPRNM est assuré par la DGPR, en lien direct avec l’équipe de l’AFPCN. L’AFPCN est liée à la DGPR par une convention pluriannuelle. Notre lien avec l’AFPCN nous permet de mettre en œuvre des actions pédagogiques sur tout le territoire, notamment auprès des élus locaux. Nous agissons également à l’international, disposons de contacts avec les sociétés savantes et sommes dotés d’un comité scientifique structuré publiant régulièrement des travaux sur le site de l’AFPCN.

Quels sont les liens entre l’AFPCN et le COPRNM ? La plateforme française de réduction des risques de catastrophes est en quelque sorte la « continuation » de la décennie internationale de la prévention des catastrophes naturelles. Cette décennie s’est transformée en un programme permanent des Nations unies, le programme des Nations unies pour la prévention des catastrophes naturelles ou United Nations office for disaster risk reduction (UNISDR). Ce programme anime la mise en œuvre des cadres d’action, qui sont adoptés lors de Conférences mondiales sur la prévention des catastrophes. La dernière a eu lieu à Sendaï la même année que la COP21 et a adopté le cadre d’action 2015-2030.

Le COPRNM et l’AFPCN sont en phase de régénérescence : l’AFPCN vient de lancer une opération « de rebond », destinée à renouveler ses équipes et à s’attaquer à de nouvelles thématiques. Le COPRNM réfléchit également à de nouvelles orientations et à une meilleure coordination afin notamment de préparer les Assises nationales des risques naturels (ANRN) qui se tiennent tous les deux ou trois ans dans l’une des capitales régionales de métropole. Il n’est pas exclu, madame la Présidente, que nous les tenions un jour dans votre territoire !

À titre d’exemple, lors de la dernière réunion du COPRNM – qui a duré deux heures trente –, des experts nous ont présenté un retour d’expérience sur le séisme d’Amatrice. Nous avons analysé les travaux liés au plan national d’adaptation au changement climatique. Nous avons en outre examiné le rapport du délégué aux risques majeurs – c’est une obligation. Enfin, des experts nous ont fait part de leur retour d’expérience sur l’ouragan Irma aux Antilles.

Quels travaux avons-nous mené au cours des dernières années ? Nous avons examiné et donné un avis extrêmement important sur la transposition en droit français de la directive européenne du 23 octobre 2007 relative à l’évaluation et à la gestion des risques d’inondation – nous avons été quasiment les seuls à conduire cette réflexion. Nous avons donné un avis et entériné les orientations des groupes de travail sur la prévention du risque sismique et sur la stratégie française à l’international de réduction des risques de catastrophes naturelles.

Nous avons également consacré du temps à la présentation de la thématique « risques et résilience » du deuxième Plan climat. Il en est ressorti l’importance d’une démarche d’adaptation au changement climatique moins jacobine et s’appuyant davantage sur les propositions des territoires. J’insiste sur ce dernier point, thème des Assises nationales des risques naturels à Marseille en 2016 : il faut se rapprocher des territoires car cet échelon de responsabilité fait défaut.

Il est également ressorti de nos travaux le besoin de poursuivre l’amélioration de la connaissance.

Enfin, la transformation des territoires littoraux exposés à l’élévation du niveau de la mer et au recul du trait de côte différencié d’un endroit à l’autre est un enjeu majeur d’aménagement des territoires, qui doit mobiliser les collectivités locales. Ces dernières demandent d’ailleurs des évolutions du cadre législatif afin de disposer d’outils adaptés. Nous appuyons le travail des parlementaires qui se penchent actuellement sur ce sujet.

Vous m’avez également interrogé sur notre participation à l’élaboration des PPRN. Le COPRNM a un rôle d’animation de la politique de prévention et de diffusion de la culture du risque. Il ne participe pas directement à l’élaboration de ces plans. Pour autant, l’État doit recueillir notre avis sur les textes relatifs aux règles de prévention et de qualification de l’aléa dans les zones exposées aux risques et définies par les PPRN. Ainsi, lors de notre prochaine réunion plénière en juin, nous allons examiner un texte relatif à l’encadrement des plans de prévention du risque inondation (PPRI).

Nous sommes parfois consultés à l’occasion d’événements précis : tel fut le cas lors des deux commissions d’enquête parlementaires – une à l’Assemblée et une au Sénat – sur la tempête Xynthia. Il est d’ailleurs regrettable que le Parlement n’ait pas fait une seule commission d’enquête, mais il semblerait que cela ne soit pas possible… Notre participation et nos remarques sur la vigilance météo – notamment la vigilance « vagues-submersion » – avaient été jugées importantes par le président de la commission d’enquête du Sénat, M. Bruno Retailleau.

Cela nous avait également permis de rencontrer les élus de l’Association nationale des élus du littoral (ANEL) Nous avions pu débattre avec eux des interactions entre risques naturels et activités économiques – notamment touristiques –, le littoral étant très souvent occupé par des sites hôteliers, des résidences secondaires, des campings, etc.

M. François Gérard, administrateur de lAgence française pour la prévention des catastrophes naturelles (AFPCN). L’AFPCN est une association née d’une activité internationale – la DIPCN. Cette décennie s’est terminée en 2000, mais nous avons décidé de conserver le comité français et de le transformer en association loi 1901. L’AFPCN suit les sujets liés à la prévention des risques naturels. Nous avions initialement une mission très internationale depuis que la DIPCN s’était transformée en un programme permanent des Nations unies, l’UNISDR.

Aux côtés du COPRNM, l’AFPCN a également un rôle de mise en réseau et d’animation de tous les acteurs de la prévention des risques : l’État et ses structures, les collectivités territoriales et leurs représentants – l’Association des maires de France et l’Association nationale des élus du littoral sont ainsi membres de l’AFPCN –, associations de défense des riverains et organismes scientifiques.

L’association rassemble à la fois des experts individuels qui paient leur cotisation – comme moi – et des membres institutionnels.

Le comité des utilisateurs de l’Observatoire national des risques naturels réalise des recherches et de la prospective, avec l’aide du conseil scientifique. Un des groupes de travail s’est par exemple penché sur l’étiage, la sécheresse et la canicule.

Nos actions territoriales réunissent régulièrement les maires des communes de chaque département afin de les sensibiliser aux plans communaux de sauvegarde. Nous développons également de nouvelles activités liées à la reconstruction : un groupe de travail est chargé de la vulnérabilité et la résilience des territoires, ce que l’on appelle en anglais building back better – reconstruire mieux après une catastrophe.

Enfin, nous menons des actions internationales et européennes.

Si notre rôle de société savante ne doit pas être oublié, nous sommes surtout chargés de la mise en réseau des principaux acteurs de la société civile en matière de prévention des risques naturels, afin de faire des recommandations au COPRNM et à la DGPR. Nous animons par ailleurs ensemble ce réseau, notamment par l’organisation des Assises nationales des risques naturels.

Le COPRNM est quant à lui chargé de valider les grandes politiques – et non directement les aléas. C’est le rôle d’autres instances, et en particulier la Commission mixte inondations, née de la mise en œuvre de la stratégie nationale de gestion du risque d’inondations. Elle a été fondée grâce à une initiative conjointe du COPRNM et du Conseil national de l’eau. Elle est coprésidée par Mme Marie-France Beaufils, maire de Saint-Pierre-des-Corps, et par M. Daniel Marcovitch, ancien président de l’Établissement public territorial de bassin (EPTB) Seine Grands Lacs.

Cette commission a un rôle important car elle donne un avis sur les projets de plans d’action pour la prévention des inondations (PAPI). Ces dispositifs rassemblent les collectivités sur un territoire à risque autour de mesures de protection et d’alerte. Ils sont financés par le fonds de prévention des risques naturels majeurs dit « fonds Barnier ». Depuis la tempête Xynthia, ils intègrent la problématique littorale, notamment dans les régions insulaires. Lorsque j’étais membre de la Commission interministérielle d’évaluation, nous avions d’ailleurs plaidé pour l’extension des PAPI aux submersions marines. Dans la région de l’île de Noirmoutier ou du Pays de Retz, que je connais bien, ces problématiques sont désormais prises en compte.

Je suis issu du milieu de la météorologie et connais donc bien les questions relatives au changement climatique. Vous savez qu’il existe une stratégie nationale d’adaptation au changement climatique, mais aussi une stratégie nationale de gestion des risques d’inondation et une stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte.

Notre grand défi reste de faire converger ces stratégies et ces politiques, afin de maximiser leur efficacité et de parvenir à une meilleure allocation des moyens. La tendance est de plus en plus favorable. En effet, à l’origine, les acteurs de la prévention des risques ne discutaient pas avec ceux chargés du changement climatique. Ainsi, dans le cadre de la COP21, les spécialistes des risques n’ont été impliqués que très marginalement… Cela a malgré tout été utile puisqu’ont été produites des fiches sur les outils de prévision des risques naturels, la santé publique, la vie et l’évolution des territoires, ainsi que les feux de forêt et de broussailles, par exemple.

La stratégie nationale d’adaptation au changement climatique a été présentée au dernier COPRNM. C’est un point positif mais il est souhaitable que le rapprochement des deux communautés se poursuive, car la prévention des risques et les changements climatiques sont clairement liés : par exemple, le changement climatique entraîne l’élévation du niveau de la mer – c’est une certitude et vos auditions précédentes ont fait le tour de la question – ; de même, le recul du trait de côte, même s’il n’est pas une catastrophe naturelle, mais une évolution plus ou moins naturelle du climat, doit nous conduire à nous protéger du risque de submersion. Les nouveaux plans de prévention des risques le prennent désormais en compte. Le conseil scientifique de l’AFPCN va travailler au rassemblement de ces communautés. Demain, un séminaire sur la gestion du trait de côte est organisé par la direction générale de l’aménagement du littoral et de la nature (DGALN). Je rappelle que la prévention des risques est quant à elle suivie par la DGPR et le changement climatique par la direction générale de l’environnement et du climat (DGEC). Ces trois directions générales font, fort heureusement, partie du même ministère.

Quel bilan dresser des ouragans de cet automne aux Antilles ? Vos précédents interlocuteurs vous ont tout dit – ou presque – sur le sujet. Le changement climatique induit non pas l’augmentation du nombre d’ouragans, mais de leur intensité. Ainsi, les ouragans de 2017 ont été exceptionnels par leur intensité, mais il faut se préparer à d’autres événements de ce type. Sur ce sujet, je parle également en tant qu’ancien directeur des services outre-mer de Météo France : la connaissance des événements n’est pas suffisamment fine sur place.

Lorsque les phénomènes ne se produisent pas régulièrement, on oublie vite leurs conséquences. Ainsi, dans les années quatre-vingt, la Réunion avait fait face à de nombreux cyclones. Les services météorologiques avaient donc sensibilisé la population. Nous avions même imaginé un jeu de l’oie pour sensibiliser les enfants à la prévention du risque cyclonique. Mais, ensuite, pendant plus de quinze ans, l’île n’a pas connu de cyclone, et, lors du cyclone récent, tout le monde avait oublié les bons réflexes… Nous devons impérativement le prendre en compte dans l’éducation et la sensibilisation des populations.

Malgré tout, les documents de prévention existants ont permis de mettre en œuvre une partie des procédures d’évacuation des populations – 9 000 personnes ont été évacuées à Saint-Martin. Les documents de prévention sont donc utiles lorsqu’ils sont utilisés à bon escient.

Nos faiblesses sont également liées aux procédures actuelles de reconstruction : l’île est encore dans un état lamentable plus de six mois après l’événement. Les normes de construction parasismiques et paracycloniques sont mal connues. La semaine dernière, la Caisse centrale de réassurance a communiqué sur ses encaissements et les sinistres indemnisés : 1,9 milliard d’euros de sinistres ont déjà été chiffrés, dont 700 sinistres de plus de 500 000 euros, qui représentent 35 % des coûts. Il s’agit principalement de sinistres d’entreprises.

De même, pour la reconstruction, Saint‑Martin ne dispose que de quatre entreprises générales de bâtiment. Les capacités limitées de certains territoires obligent à aller chercher des ressources ailleurs. La réflexion sur la postcrise et la reconstruction en est d’autant plus importante. Il faut en outre revoir le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles.

Nous devons prendre en compte de manière plus globale ce que l’on pourrait appeler l’économie de la prévention des risques. Ainsi, à Saint-Martin ou ailleurs, la reconstruction va intervenir en respectant les normes parasismiques et paracycloniques. Mais une démarche serait peut-être plus intéressante : en dehors de toute catastrophe, quand des travaux d’amélioration de l’habitat sont entrepris, il conviendrait d’intégrer petit à petit ces normes, tant en métropole qu’outre-mer. Nous avons plaidé en ce sens à l’AFPCN : la qualité de la construction dans les zones à risques est particulièrement importante. Nous l’avons constaté dans une île comme Saint‑Martin, mais également dans les zones limitrophes de la Seine pendant les dernières crues. Pourquoi ces crues – qui reviennent en moyenne tous les vingt ans – causent-elles toujours autant de dégâts ?

L’AFPCN plaide pour une meilleure conscience du risque et une véritable culture de la prévention auprès des populations, outre-mer ou en métropole. Les gens – l’individu dans sa maison, le chef d’entreprise, comme le responsable d’une collectivité territoriale – doivent avoir conscience qu’ils sont dans une zone à risques et intégrer cette culture de la prévention.

Les nouvelles équipes à la tête des collectivités ont une véritable responsabilité vis-à-vis de leurs administrés, d’autant plus que les communes sont désormais compétentes en matière de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) : l’État dit le risque – le PPR est élaboré par les services de l’État – et les collectivités mettent en œuvre la politique de prévention. Il est donc indispensable que les deux communautés se parlent de façon apaisée.

Le COPRNM et l’AFPCN ont un rôle important à jouer en la matière, outre-mer comme en métropole. Nous devons en outre prendre en compte les particularités liées à l’insularité de certains territoires d’outre-mer.

M. Christian Kert. Quels travaux allons-nous mener concernant la prévention des risques liés aux événements climatiques majeurs ? Un comité spécifique est chargé des questions européennes et internationales. En 2018, le COPRNM et l’AFPCN prévoient d’améliorer la mise en réseau des acteurs de la filière, veulent intensifier leurs recherches prospectives et décentraliser le travail fourni à Paris en direction des territoires, afin de donner la parole aux acteurs locaux. Nous souhaitons également étudier des thématiques telles que la culture du risque et les incendies. Enfin, le COPRNM doit se concentrer sur son cœur de mission : le risque sismique. Nos travaux porteront principalement sur le bâti existant, en lien avec la préparation des Assises de 2019 qui devraient aborder ce thème.

Nous nous sommes également attaqués il y a deux ou trois ans, avec une naïveté coupable, au chantier de la réforme du régime d’indemnisation des catastrophes naturelles – plus communément appelé « fonds Catnat ». Nous avons travaillé deux ans pour rien : ce chantier nous dépassait un peu… Contrairement au fonds Barnier – très belle initiative qui fonctionne bien – le fonds Catnat est dépassé, notamment en matière de sécheresse. Les réticences sont importantes, mais difficiles à identifier. Si vous le souhaitez, nous pourrions rouvrir ce dossier ensemble, car il en va de notre politique d’indemnisation : dès 2040, les assureurs estiment que l’impact du changement climatique rendra les déséquilibres ingérables. En conséquence, l’indemnisation dans les conditions actuelles ne sera plus supportable. Il convient donc de nous mettre en marche car, comme le disait mon concitoyen Mirabeau : « savoir prévenir, c’est savoir gouverner » !

M. François Gérard. L’AFPCN revoit actuellement ses orientations à moyen terme, afin de mieux remplir son rôle d’animation des différentes partenaires de la prévention des catastrophes naturelles. Nous souhaitons nous focaliser sur les territoires car ils mettent en œuvre la politique de prévention. Nous allons organiser avec la DGPR les prochaines Assises nationales des risques naturels. Ces Assises sont en quelque sorte le forum de toutes les parties prenantes de la prévention des risques. Les prochaines se tiendront probablement fin mars ou début avril 2019, soit à Montpellier soit à Tours. Vous serez bien sûr invités !

À la demande de la DGPR, nous allons mettre en place une plateforme d’Intelligence collaborative. Cet outil permettra aux membres des groupes de travail de dialoguer à distance sans avoir à se rencontrer. Cela nous permettra de travailler plus efficacement, mais également d’isoler certaines thématiques.

Enfin, nous échangeons déjà avec certains pays africains, mais souhaitons faire de l’AFPCN une plateforme francophone, à destination de tous les pays de la francophonie.

Quelles pistes d’amélioration peut-on envisager dans la prévention des risques climatiques et en matière d’information des populations ? Le corpus réglementaire national prévoit ce droit à l’information pour le citoyen concernant les problématiques environnementales. Un rapport de l’OCDE souligne d’ailleurs que le cadre législatif et réglementaire français de prévention des risques est l’un des plus complets du monde. Le code de l’environnement dispose que chaque citoyen a le droit d’accéder librement aux informations sur l’environnement et sur les risques. En contrepartie, l’État et les collectivités ont un devoir d’information. Mais entre la lettre et l’esprit de la loi, il peut y avoir des divergences…

C’est là que l’animation – je dirai presque lagit-prop – a tout son rôle à jouer auprès des collectivités – ce que les Anglo-saxons appellent les communities, c’est-à-dire les territoires et les personnes y vivant. Cette mission est absolument indispensable en matière de prévention des risques climatiques, même si cela reste compliqué : nous n’avons pas encore trouvé d’outils parfaitement adaptés. En cas de risques avérés, le préfet transmet au maire un document départemental des risques majeurs, décrivant l’ensemble des risques. Sur les communes les plus à risques, le préfet porte ces risques à la connaissance du maire. Sur cette base, le maire doit établir un document d’information communal sur les risques majeurs. Il doit afficher ces informations en mairie – risques naturels et zones de crues –, mais également mettre en place des repères de crues. Un plan de prévention des risques naturels peut être rédigé, à la seule initiative du préfet, le maire rédigeant ensuite un plan communal de sauvegarde.

Il s’agit là d’obligations réglementaires. Mais quand on fait les choses par obligation, on ne le fait pas toujours pour de bonnes raisons… Le stade de la mise en œuvre est donc crucial : l’important pour la prévention, c’est l’implication des différents acteurs dans ces démarches.

En tant qu’inspecteur du Conseil général de l’environnement et du développement durable, j’ai réalisé des audits de la prévention des risques et noté cette difficulté : on rédige ces documents parce qu’il faut le faire, mais sans réfléchir plus avant. Or, si l’on veut améliorer la politique de prévention des risques, il faut que les élus et la population s’en saisissent.

Quelles sont les pistes d’amélioration ? Les systèmes d’alerte doivent être intégrés dans les dispositifs de prévention. C’est d’ailleurs recommandé par la directive du 23 octobre 2007 relative à l’évaluation et à la gestion des risques d’inondation. Les mesures de protection des populations – digues ou autres – doivent être complétées par des dispositifs de d’alerte et de prévision. Ainsi, lors du cyclone Irma, les prévisions ont bien fonctionné. Nous devons renforcer leur qualité. Pour mémoire, quand nous avons lancé la vigilance météo en France suite aux tempêtes de 1999, nous nous étions inspirés de l’échelle existante en matière cyclonique – vert, orange, rouge, aujourd’hui complétée par le violet.

Il faut également renforcer la prévention des risques dans les programmes scolaires, surtout dans les zones exposées. Cette thématique de la prévention des risques a été introduite dans les manuels de géographie. Nous devons maintenant travailler avec l’Éducation nationale afin que cela soit bien fait.

En outre, des informations régulières doivent être transmises aux populations : c’est le rôle des collectivités territoriales. Il s’agit même d’une obligation légale pour les maires à partir du moment où la commune dispose d’un PPR.

Il faut également faire respecter la réglementation, ce qui pose le problème du contrôle.

Les Assises nationales des risques naturels permettent de discuter de l’ensemble de ces thématiques avec toutes les parties prenantes, mais il conviendrait que nous puissions démultiplier ces rencontres sur les territoires. Cela nécessite de bons rapports entre les services territoriaux de l’État et les acteurs territoriaux. Les commissions départementales des risques naturels majeurs devraient être le lieu naturel de cette concertation. Elles sont installées auprès des préfets et font le même travail que le COPRNM auprès du ministre. Mais elles ne se réunissent parfois que par obligation… Avec l’aide de relais locaux, l’AFPCN doit contribuer à dynamiser ces concertations prévues par la réglementation.

La prévision des risques climatiques est désormais fiable à dix ou quinze jours et va encore s’améliorer. Des outils de prévision existent également à un ou plusieurs mois, mais ils ne sont pas aussi précis.

À l’international, l’AFPCN est présente à deux niveaux : en multilatéral, sous l’égide de l’ONU, dans le cadre de l’UNISDR, l’AFPCN envoie des délégations communes avec la DGPR. Ce fut le cas à Sendaï. Nous participons aux travaux de la structure européenne de l’UNISDR, également appelée plateforme européenne de prévention des risques – qui inclut la Syrie, la Turquie, la Russie et Israël. Dans ces lieux, nous échangeons sur les bonnes pratiques et les modalités de diffusion de la culture de prévention des risques. Nous travaillons surtout avec les vingt-huit membres de l’Union européenne, les Russes et les Turcs.

D’autre part, au niveau européen, la Commission européenne développe une politique de prévention des risques au sein de la direction générale de l’aide humanitaire et de la protection civile (anciennement Office d’aide humanitaire ou European commission humanitarian office – ECHO). Nous participons aux projets européens sur la prévention des risques.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour ces présentations très riches. Vous menez des travaux de fond sur des sujets qui nous intéressent. Je souhaiterais poursuivre cette collaboration sur le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles et d’autres dossiers liés à la prévention et à la mise en œuvre effective des mesures. En vous entendant, on comprend bien que l’arsenal juridique existe. Comment faire en sorte qu’il soit intégré dans la mise en œuvre des politiques locales de prévention, non par la force, mais par la prise de conscience du risque chez nos concitoyens et chez les élus ?

Présidence de Mme Claire Guion-Firmin, vice-présidente de la mission

Mme Sophie Panonacle. Je vous remercie pour cet exposé. Je travaille à la rédaction d’une proposition de loi tendant à reconnaître le recul du trait de côte. Nous voulons élaborer de nouvelles règles d’occupation des zones d’influence d’érosion côtière. Nul ne peut contester que le littoral est un milieu dynamique, évolutif dans le temps et dans l’espace. C’est un géosystème complexe, mais sa dangerosité ne fait aucun doute. L’érosion côtière est un phénomène à cinétique lente ou modérée mais qui, de façon brutale, peut être accéléré par des événements naturels exceptionnels. Un seul chiffre suffit à rappeler l’importance du problème : 25 % des côtes métropolitaines sont soumises à l’érosion. Avec mes collègues, représentant les territoires littoraux de l’hexagone et des outre-mer, nous sommes attentifs aux expertises des organismes en charge de la gestion de ces risques. Le COPRNM a-t-il émis des avis et fait des propositions en matière de prévention du risque de recul du trait de côte ?

M. Christian Kert. Hélas non, je le regrette. Nous allons y travailler puisque vous nous sollicitez.

Mme Sophie Panonacle. Avec grand plaisir !

M. Christian Kert. Cette problématique fait partie de la nouvelle direction que nous voulons impulser au COPRNM. Nous serions preneurs d’une note de votre part, afin de soumettre ce sujet à la discussion lors de notre réunion en juin. Je m’engage à l’inscrire à l’ordre du jour de cette réunion.

Mme Sophie Panonacle. Nous nous sommes également fixés le mois de juin comme objectif. Vous avez utilisé des mots très pertinents pour évoquer ce sujet : « la conscience du risque et la culture de la prévention ». Cela résume parfaitement l’objectif que nous devons tous nous fixer.

M. Christian Kert. Il y a encore du travail… François Gérard parlait de pédagogie. J’ai effectué un déplacement à Tokyo au Japon et j’ai pu constater avec quelle efficacité une ville de dix-huit millions d’habitants avait déployé des mesures de prévention dans toutes ses écoles. Nous nous sommes rendus dans une école, qui n’était pas prévenue de notre arrivée. J’ai demandé à l’institutrice d’une classe de CM2 composée de vingt-quatre enfants ce qui se passait en cas de séisme : l’institutrice a frappé deux fois dans ses mains et, en vingt-huit secondes, les vingt-quatre enfants sont passés sous leur bureau, ont mis le petit casque accroché à droite de leur bureau sur leur tête et ont allumé la petite torche accrochée à gauche.

Bien sûr, le risque sismique est plus important à Tokyo que dans nos régions, mais je ne pense pas que le même exercice aboutirait au même résultat en France… Pourquoi sont-ils si efficaces ? C’est simple : ils font cet exercice tous les lundis matins, un exercice d’évacuation incendie tous les mardis matins et un exercice antiterroriste tous les mercredis matins. Ces exercices ne durent que sept minutes, mais cela porte ses fruits.

M. Serge Letchimy. Je vous remercie pour ces informations. D’un point de vue institutionnel, la France a réalisé d’intéressantes avancées en matière de prévention des risques, grâce aux documents que vous avez évoqués : plans de prévention des risques, mais également documents en amont et en aval, dans les municipalités ou les écoles. De même, les avancées sont intéressantes en matière de prévision météorologique, même si des progrès sont encore possibles.

Enfin, les bâtiments neufs – notamment outre-mer – sont désormais construits selon des normes parasismiques.

Mais nous sommes en retard sur trois points. Le premier retard est lié à l’absence totale de prise de conscience, d’investissement et d’accompagnement à la résilience physique des bâtiments existants. Les plans séisme outre-mer sont en panne et rien n’est prévu pour l’habitat existant. Un exemple : le quartier de Trénelle à Fort-de-France compte environ 7 000 habitants. Si un tremblement de terre important se produit, la moitié du quartier disparaîtra. On a même prévu des sacs pour les morts dans certaines communes de Martinique ! Il nous faut donc vraiment faire un effort conséquent en faveur de la consolidation sismique des bâtiments existants.

Au-delà de la réhabilitation, des solutions techniques existent : contreventements, niches de sauvegarde, mobilier adapté. Nous devons développer une véritable culture de la prévention, comme au Japon. Nous devons le signaler dans le rapport et faire des propositions concrètes en la matière !

Ma deuxième remarque concerne le trait de côte. Nous savons qu’il y aura des « décasements ». J’emploie volontairement le terme créolophone. Tout notre littoral est occupé ; des zones vont être totalement inondées et disparaître. Il faut commencer dès à présent à planifier le déplacement des populations. Or aucune planification n’est prévue dans les zones « à risque » des PPR. L’enjeu est considérable en termes d’investissements, de reconstructions, puis de déménagements.

Troisième remarque : le partage des informations doit intervenir au niveau des bassins maritimes transfrontaliers, tant pour les risques sismiques que cycloniques – notamment en cas de tsunami. Actuellement, la prévention existe, mais le partage des informations météorologiques n’est pas optimal. Ce n’est pas une critique mais des éléments sur lesquels je souhaitais vous sensibiliser. La protection civile a fait d’importants efforts, au point que nous sommes désormais capables d’aider les îles voisines.

Mais un trop grand décalage persiste entre les documents de planification du risque – qui peuvent donner bonne conscience –, l’efficacité de la protection civile – qui donne également bonne conscience – et les trois points de faiblesse évoqués. La culture de la résilience doit être intégrée dans notre pratique quotidienne. Notre résilience culturelle locale est insuffisante. Il y a cinquante ou soixante ans, une maison bioclimatique résistait aux aléas climatiques. Aujourd’hui, les bâtiments en béton explosent lorsque les vents atteignent 220 à 240 kilomètres heure – Irma est montée à plus de 340 kilomètres heure !

M. François Gérard. Pour améliorer la culture de la prévention et la conscience du risque, les efforts doivent avant tout être locaux. Je peux aller à Saint-Martin, mais il est plus efficace que des acteurs locaux, relais sur place, puissent montrer l’exemple. Toute la difficulté est donc de constituer ce réseau de relais locaux.

Monsieur Letchimy, je suis d’accord avec vous concernant le bâti : l’existant pose un énorme problème. Faut-il le démolir et le reconstruire aux normes parasismiques – cela coûte moins cher – ou le conserver en l’adaptant à ces normes ?

Il faut a minima inciter les gens qui font des travaux de rénovation à mettre leur habitation aux normes. C’est souvent difficile en matière parasismique. S’il y avait un tremblement de terre à Nice, je n’ose pas imaginer à quoi ressemblerait la ville… La sécurisation parasismique du bâti existant est un problème redoutable car les travaux à mener sont conséquents et donc coûteux. Mais dans les régions régulièrement inondées, les habitants trouvent bien des moyens pour mettre hors d’eau les infrastructures sensibles.

M. Christian Kert. Monsieur Letchimy, quand je suis venu il y a une dizaine d’années en mission en Martinique afin d’évaluer l’ensemble des risques, il m’avait semblé que l’administration préfectorale alors en place commettait une erreur en raisonnant à l’identique de la métropole, sans tenir compte de vos spécificités – éminemment sympathiques – mais qui aggravent parfois le risque. Je l’avais dit dans mon rapport et ne m’étais pas fait un ami du préfet ! Je ne sais pas si les choses ont évolué. Je continue de penser que c’est une erreur de réagir outre-mer en fonction de schémas métropolitains. Je ne sais pas si vous partagez ce sentiment.

M. Serge Letchimy. Je le partage.

M. François Gérard. Il y a beaucoup à apprendre des petits pays en développement : leurs approches, beaucoup plus pragmatiques, sont quelquefois très innovantes.

Mme Claire Guion-Firmin. Suite au passage d’Irma aux Antilles, avez-vous mené une réflexion spécifique sur les risques de submersion ? Vous le savez, l’économie de Saint‑Martin est basée sur le tourisme et la plupart des hôtels et des restaurants se situent sur le littoral.

M. François Gérard. Le lien entre tourisme, activités économiques et risque existe sur toutes nos zones littorales, outre-mer comme en métropole. L’AFPCN va lancer un groupe de travail sur ce sujet. Nous l’avions déjà constaté en analysant les conséquences de la tempête Xynthia : on parle régulièrement de « conscientiser » les populations. S’il est important que les populations permanentes aient une conscience aiguë des risques, il ne faut pas oublier les populations temporaires.

Les touristes viennent pour se délasser et, même s’ils ne veulent pas « se prendre la tête », ils doivent avoir conscience des risques. À Saint‑Martin, on l’a vu, toutes les infrastructures touristiques ont été détruites. Le groupe ACCOR participe aux réflexions de l’AFPCN en la matière. Suite au tsunami de 2004, il a mis en place une politique de protection de ses hôtels dans la zone concernée – qui sera sans doute à nouveau soumise à des tsunamis.

M. Yannick Haury, rapporteur. Avez-vous réfléchi à la problématique de la construction dans ces zones littorales très attractives, alors même qu’elles sont dangereuses ?

M. Christian Kert. Nous avons analysé la construction en zone inondable, sans faire de distinction entre les différents types de zones inondables. En fin d’année dernière, j’aurais aimé consacrer une réunion du COPRNM aux nouvelles initiatives en matière de construction en zone inondable. On pourrait y greffer les zones littorales. Vous le savez sans doute, quantité d’équipes réfléchissent aux possibilités de construction en zones inondables car certaines villes ne peuvent plus s’étendre, sauf à bâtir sur ces zones. Cette réflexion serait particulièrement originale. Si j’aboutis, je ne manquerai pas de vous contacter et nous pourrons alors intégrer le littoral à nos réflexions.

M. Yannick Haury, rapporteur. Vous estimez que le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles doit être rénové. Quelles pistes envisagez-vous ?

M. François Gérard. Je ne m’étendrai pas sur le sujet car il est explosif ! La réflexion sur la réforme de ce régime est pilotée par le ministère de l’économie et des finances. De très nombreux rapports ont été publiés. Je vous invite à lire le rapport auquel j’ai contribué suite à Xynthia. Nous y faisions des propositions de réformes. Il s’agit principalement de responsabiliser les habitants des zones inondables et des zones à risques. Actuellement, en cas de sinistre, les gens sont sûrs d’être indemnisés, ce qui ne les incite pas à faire de la prévention.

Par ailleurs, les assurances remboursent les sinistrés afin qu’ils puissent reconstruire leur bien dans l’état où il était avant la catastrophe, et non dans un état lui permettant de résister à la prochaine catastrophe. L’AFPCN a donc lancé un groupe de travail Building back better sur la base des orientations de l’UNISDR : comment reconstruire mieux, c’est-à-dire afin d’améliorer la résilience ?


M. Yannick Haury, rapporteur. Je vous remercie pour la richesse de vos présentations. Nous n’hésiterons pas à vous solliciter à nouveau si vous le voulez bien.

Mme Claire Guion-Firmin. Je tiens également à vous remercier pour les précisions que vous avez pu nous apporter concernant Saint-Martin et Saint-Barthélemy.

Laudition sachève à seize heures trente.

 


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18.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises, de Mme Sophie Salaün-Baron, chef de la Mission catastrophes naturelles et de M. Karim Kerzazi, chef du bureau de l’alerte, de la sensibilisation et de l’éducation des publics au Ministère de l’intérieur

(Séance du mardi 20 mars 2018)

Laudition débute à onze heures trente-cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Chers collègues, pour notre audition du jour nous avons le plaisir d’accueillir trois représentants du ministère de l’intérieur : M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises, Mme Sophie Salaün-Baron, chef de la mission catastrophes naturelles et M. Karim Kerzazi, chef du bureau de l’alerte, de la sensibilisation et de l’éducation des publics.

En préambule, je vous rappelle que notre mission a pour objet de mieux cerner les politiques publiques à la fois en termes d’anticipation et de gestion des événements climatiques majeurs, notamment en zone littorale. Elle s’intéresse aussi à la manière dont on reconstruit l’étape suivante, ce qui est fondamental pour mieux appréhender ces risques.

Aujourd’hui, nous allons nous concentrer sur les phases d’anticipation et d’alerte, de sécurisation des populations et de gestion de la crise au moment où elle survient.

Sans plus tarder, je passe la parole à notre rapporteur qui entrera dans le détail de l’objet de cette audition.

M. Yannick Haury, rapporteur. Je vais, en effet, formuler les questions précises auxquelles nous souhaiterions avoir vos réponses.

Comment est organisée la réponse aux alertes résultant d’événements climatiques majeurs ? Des plans de gestion de ces urgences sont-ils formalisés ?

Existe-t-il des plans spécifiques dans les zones littorales et dans les territoires ultramarins ?

Quelles sont les opérations-types planifiées en cas de survenue d’un événement climatique majeur ? Comment est assurée l’alerte des populations ?

Quelle est l’articulation entre les différents acteurs : ministère de l’intérieur, préfectures, secours, hôpitaux, collectivités locales ? Y a-t-il eu des modifications des plans de crise des événements climatiques majeurs à la suite des dernières tempêtes ou ouragans comme Xynthia ?

Pouvez-vous analyser les ouragans de cet automne s’agissant de la gestion de la crise ? Quels enseignements en tirez-vous ? Quels points pourraient être encore améliorés ? Avez-vous des recommandations pour améliorer la gestion des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ?

M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises. En préambule, je signale que nous sommes le seul pays à utiliser la notion de sécurité civile, les autres préférant celle de protection civile pour décrire une réalité identique. La sémantique est parfois riche d’enseignements.

Quoi qu’il en soit, notre dispositif de sécurité ou de protection civile est extrêmement globalisé. Fruit d’une longue expérience, jalonnée d’événements souvent douloureux, il a notamment permis d’élaborer un corpus juridique et un système d’assurances essentiels pour inciter les citoyens et les structures à s’adapter. Ce dispositif est original dans sa manière d’associer étroitement les élus – l’échelon primaire de la réaction –, les citoyens concernés et l’État qui intervient au titre de l’une de ses missions régaliennes.

Issu de la Révolution française, notre système est assez unique. À chaque crise, il démontre son efficacité. Organisé autour du préfet, le dispositif opérationnel est cohérent et extrêmement réactif : les prises de décision ne nécessitant pas de passage devant un comité ou une commission, les opérations peuvent se déployer de manière immédiate sur l’ensemble du territoire, en Europe ou hors d’Europe. Pour en avoir discuté souvent avec des collègues et ministres étrangers, je peux dire que notre système est regardé avec beaucoup d’attention. La semaine dernière, j’étais en Grèce où mon homologue et le ministre chargé des situations d’urgence m’ont indiqué qu’ils aimeraient que la France puisse les aider à réorganiser leur dispositif. Je souhaitais citer cet exemple en introduction parce qu’il illustre bien le fameux précepte : « Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console. » En tout cas, notre système est résilient.

Deuxième observation liminaire : depuis 2015 et les attentats, nous avons réalisé que nous avions un peu oublié la résilience, c’est-à-dire la capacité d’une population à résister à une contrainte exogène qui désorganise la vie dite normale. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à avoir oublié cette notion importante. Comme je le disais à vos collègues du Sénat, il y a deux mois, c’est un domaine où les Ultramarins peuvent malheureusement avoir des choses à apprendre à leurs compatriotes de métropole, en raison des cyclones qui s’abattent régulièrement sur leurs territoires.

Cet aspect résilience fait désormais partie des préoccupations des élus, en tout cas des maires. Les plans communaux de sauvegarde, développés depuis une dizaine d’années, concourent à cette prise de conscience : la sécurité civile est une addition d’ensembles élémentaires et elle ne peut fonctionner que lorsqu’ils sont tous emboîtés dans un engrenage qui fonctionne. La sécurité civile ne peut pas être seulement un dispositif de secours qui vient s’appliquer de manière de manière exogène.

Pour illustrer cette réflexion, je prendrais l’exemple des incendies de l’été 2017, la pire saison de feux de forêt que nous ayons connue depuis 2003. Un peu plus de 60 000 hectares de forêt avaient brûlé en 2003 ; environ 19 000 hectares ont été détruits l’an dernier. Ce chiffre est exceptionnellement élevé par rapport aux données des quinze dernières années, mais il faut rappeler que, l’an dernier, un million d’hectares ont été perdus dans les pays méditerranéens de l’espace européen.

Cet exemple démontre que, même dans des circonstances graves, notre dispositif se révèle efficace car il part de la prévention par des acteurs initiaux – entretien de la forêt dans un réseau extrêmement organisé de collectivités territoriales – et se poursuit avec des dispositifs opérationnels alliant les collectivités et l’État.

Un deuxième exemple fait écho à votre dernière question : lors de la saison cyclonique de 2017 dans l’hémisphère nord, les pertes humaines ont été incomparablement moins élevées dans les territoires français que dans les autres États, même si nous avons bien été obligés de subir des dégâts. Ce n’est pas un coup de chance. L’effet chance ou malchance peut jouer un peu, mais le résultat tient surtout aux mesures de prévention prises et appliquées sur un territoire. Parfois, les territoires ne sont pas comparables en termes de qualité de l’habitat et des infrastructures, je pense notamment au sud des États-Unis et à nos territoires. Malgré tout, il nous reste des efforts à faire et des progrès à accomplir.

Notre dispositif de résilience est fondé sur quatre éléments indissociables sans lesquels il n’aurait ni son efficience ni son efficacité ni sa pertinence.

En premier lieu, ce système doit reposer sur la vigilance, c’est-à-dire la capacité à anticiper les événements avant qu’ils ne se produisent. Il suppose un dispositif d’alerte, d’analyse des phénomènes météorologiques ou volcaniques, des mouvements d’eau, de terrain ou autres. En France, nous avons un dispositif ancien qui est doublé par une capacité d’analyse autonome que nous continuons à développer, ce qui nous permet de confronter les systèmes.

D’aucuns estiment que le système américain est meilleur que celui de Météo France, parce qu’il fait davantage appel à l’informatique, à internet, etc. Effectivement, il est toujours possible de trouver un internaute qui a théorisé quelque chose, au fin fond de l’Arizona. On regarde, on n’exclut jamais rien. Néanmoins, on se fonde sur des capacités de calculs et de prévision qui essaient d’être modélisées de manière certaine. La difficulté est que, dans ce domaine complexe, la certitude scientifique n’est possible que lorsque l’expérience a été validée. On sait qu’un cyclone est de catégorie 5 lorsqu’il est là, d’où la difficulté à prendre des décisions.

Nous surveillons la survenue de tous les événements météorologiques le plus en amont possible mais il est rare d’avoir une certitude absolue sur les événements, sans parler des trajectoires. Prenons l’exemple de la série des cinq cyclones que nous avons connus, de manière exceptionnelle, début septembre aux Antilles. Deux d’entre eux sont passés de simple dépression modérée à cyclone de catégorie 5 en vingt-quatre heures, ce qui est quasiment du jamais vu dans l’histoire de la météo. Quant au cyclone qui a touché les îles Loyauté, il y a huit jours, il est passé à la catégorie 5 en quelques heures avant de redescendre en catégorie 3 dans le même laps de temps, sans que les modèles météo ne puissent conduire à des certitudes absolues.

En outre, le champ de déplacement de ce type d’événements peut être assez large puisque, par rapport à un axe médian, il peut se déplacer de 200 kilomètres d’un côté ou de l’autre, dans un délai de vingt-quatre heures, en fonction de la vitesse. Dans l’axe, vous observez des effets majeurs ; à cinquante kilomètres près, c’est très différent.

Depuis la tempête Xynthia, qui s’est abattue en 2010, la partie anticipation a beaucoup progressé parce que nous avons beaucoup appris de ce phénomène. Nous nous sommes souvenus que des phénomènes cycloniques pouvaient toucher des zones tempérées. Nous avons modélisé, grâce au système LiDAR – acronyme de light detection and ranging, en français : détection et estimation de la distance par la lumière –, la totalité du littoral métropolitain et une partie du littoral ultramarin, ce qui nous permet de connaître avec certitude l’application du niveau des eaux, donc la submersion marine sur les côtes. Ces sujets sont un peu décapants parce que les gens ont parfois du mal à imaginer qu’ils pourront avoir les pieds dans l’eau quand cela ne s’est encore jamais produit. C’est l’une des difficultés de résilience que nous pouvons rencontrer. Nous devons donc garder en France une qualité en matière de vigilance et de prévision à l’égard de tous ces phénomènes.

Deuxième pilier sur lequel repose notre dispositif : diffuser l’alerte. Il est évidemment lié à la vigilance : une fois qu’on a la capacité de regarder devant, il faut rapprocher la distance. En voiture, on met les phares pour essayer de voir ce qui peut arriver et, à partir de là, on décide de freiner, d’accélérer ou de tourner. En matière de sécurité civile et de gestion de crise, il faut diffuser l’alerte le plus tôt possible pour que les services compétents et les populations civiles se préparent à la crise. Les premiers doivent vérifier qu’ils sont en mesure d’y faire face ; les secondes doivent envisager l’éventualité d’être évacuées.

Outre-mer, on connaît bien ces sujets. On demande aux gens d’être autonomes en eau potable et en denrées alimentaires pendant au moins quarante-huit heures. On leur demande d’élaguer les branches qui pourraient menacer des câbles électriques ou téléphoniques, et d’enlever les embâcles qui pourraient obstruer les cours d’eau ou les talwegs. Il faut le faire à l’avance car, à deux heures de l’événement, on devra s’occuper d’autre chose.

Troisième pilier : les mesures de protection préventive, que nous avons développées au fil du temps et qui se révèlent efficaces. Ces mesures s’additionnent, en partant d’une planification nationale. En France, la planification est globale et, à ma connaissance, elle prend en compte tous les risques : nucléaires, météorologiques, industriels, de mouvements de population, d’attentats, etc.

Cette planification peut paraître un peu « soviétique », en ce sens qu’elle prévoit beaucoup de choses qui, bien souvent, ne se produiront pas. Lorsque j’étais jeune directeur de cabinet, l’un des premiers préfets auxquels j’ai eu affaire m’avait dit : « Les plans, monsieur Witkowski, c’est ce qui est dans l’armoire et que vous ne regarderez pas en cas de crise. Néanmoins, je vous conseille de les connaître. » Quand l’événement survient, on n’a effectivement pas le temps de tout redéployer. Ces plans permettent néanmoins de programmer, de détecter les failles et, surtout, de s’entraîner.

La planification est donc vitale et elle doit être complète, globale et mise à jour. Elle doit donner lieu à des entraînements auxquels, depuis une dizaine d’années, nous associons de plus en plus fréquemment les collectivités locales, contrairement à ce qui se pratiquait par le passé. L’entraînement à la gestion de crise est désormais bien déployé dans les services de l’État. Parmi nos éventuelles préconisations collectives, nous pourrions peut-être demander à ce que les élus fassent des stages communs avec les fonctionnaires de l’État et ceux des collectivités parce que c’est en se connaissant qu’on est meilleur.

La planification repose sur une organisation déployée de l’État, du niveau national jusqu’au niveau local. En France, les préfets de département et les préfets de zone de défense et de sécurité organisent tous les moyens de la puissance publique, voire privée, pour réagir à la crise. Cette caractéristique nous permet d’avoir une réactivité et une efficience qui nous sont souvent jalousées, y compris par de grands pays. Ce modèle nous permet d’organiser une réponse complète, y compris par la voie de la réquisition de moyens privés lorsque c’est nécessaire. L’organisation de l’état-major joue aussi un rôle très important.

La planification repose également sur la déclinaison locale de l’organisation de crise. Tout cela s’applique à des territoires réels, organisés à partir d’une cellule élémentaire de notre organisation sociale et politique : la commune. Dans la loi, les textes réglementaires et les faits, le maire est le point de contact de la population et il est aussi chargé par ses concitoyens d’organiser la réponse locale à la crise. Il connaît son territoire et sa population, et il peut mettre en place des moyens de réponse élémentaires à une situation de crise. À très court terme, nous ne pourrions pas héberger des gens qui ont perdu – momentanément ou définitivement – leur logement, si les maires ne mettaient pas des locaux communaux et du personnel à notre disposition. De même, en matière d’indemnisation, sans les centres communaux d’action sociale (CCAS), il serait très compliqué de faire ce que nous appelons la logistique du dernier mètre, sans laquelle la gestion de crise est un échec. La réponse s’organise autour de la puissance publique étatique, mais elle serait inopérante sans l’organisation des collectivités territoriales.

Il faut aussi que nos concitoyens connaissent les mesures de prévention. Des travaux et des progrès restent à faire dans ce domaine, même si les nouveaux outils de communication, en particulier les smartphones, permettent une irrigation en profondeur du territoire et donc une meilleure diffusion de ces données. Il faut aussi que les citoyens s’approprient ces données.

Le secours doit-il être payant ou gratuit ? Ce débat récurrent va durer encore quelques années. D’aucuns pensent que l’actuel système de gratuité génère des excès. Quoi qu’il en soit, il est universel. Nous sommes très attachés au fait de pouvoir déployer la même qualité de secours, avec le même enthousiasme et la même efficacité, quel que soit le point du territoire où ils s’exercent. Néanmoins, il faut pouvoir aussi limiter les activités à risque, qu’elles soient collectives ou individuelles, grâce à une meilleure connaissance des risques. En cette saison d’enneigement exceptionnel, nous constatons que d’aucuns continuent à prendre des risques connus qui, malheureusement, peuvent se terminer de manière dramatique.

Pour continuer à irriguer le territoire, la diffusion d’alertes est vitale. Ne négligeons pas des moyens anciens qui peuvent paraître désuets – notamment l’alerte par sirène – qui n’excluent pas les outils modernes. Nous commettrions une erreur par simplification en pensant que le smartphone peut remplacer toutes les alertes. Personnellement, lorsque je dors, on peut m’envoyer quinze SMS, cela ne me réveillera pas ! D’autres ont peut-être le sommeil plus léger… Dans mon cas, il vaut mieux passer par le téléphone pour m’alerter – ce qui arrive fréquemment. La sirène reste un moyen d’alerte global et elle garde sa pertinence notamment la nuit et quand une panne d’électricité met les réseaux téléphoniques hors service. La diffusion des alertes le plus profondément et individuellement possible, avec le développement d’une géolocalisation alliée au risque, constituera une avancée assez intéressante tout en n’étant pas universelle.

Quatrième et dernier pilier : des secours entraînés et efficaces, qui puissent à la fois être résilients eux-mêmes et capables de couvrir la totalité des risques connus. Le dispositif français est parmi les plus performants et les plus déployés au monde. En premier lieu, il repose sur 250 000 sapeurs-pompiers volontaires et professionnels civils ou militaires. Les 194 000 sapeurs-pompiers volontaires réalisent à eux seuls 66 % des interventions effectuées sur le territoire national. Les sapeurs-pompiers interviennent toutes les 6,9 secondes, disons toutes les sept secondes, chaque jour en France. Au cours de ces 12 000 interventions quotidiennes, quelque 10 000 personnes sont secourues.

Sur l’ensemble de l’hexagone, Corse incluse, entre le moment où la personne compose le 18 et le moment où les sauveteurs interviennent, il s’écoule en moyenne onze minutes, de jour comme de nuit, quel que soit le lieu ou la distance. Bien évidemment, la réaction est souvent plus rapide à Paris intra-muros que lorsqu’il faut parcourir une vingtaine de kilomètres.

Mme Maina Sage.… Ou que lorsqu’on habite en Polynésie !

M. Jacques Witkowski. Il s’agit d’une durée moyenne, remarquable si l’on compare la France à d’autres pays.

Ce dispositif nécessite que 3 000 sapeurs-pompiers soient, chaque jour, à pied d’œuvre. Le système ne saurait fonctionner sans les associations de sécurité civile – nous pouvons compter sur 70 000 personnes, formées, qui sont notamment présentes sur les grands événements. Après le passage d’Irma, nous avons déployé de nombreux associatifs aux côtés des sauveteurs. Ils sont intervenus dans les domaines du secours aux personnes, du soutien psychologique – important en post-traumatique –, et du rétablissement des communications. Des associations comme « Internet sans frontière » œuvrent afin que les sinistrés puissent retrouver le plus rapidement possible une vie sociale.

Ces moyens sont évidemment complétés par les services de police et de gendarmerie, qui concourent aussi aux secours, et, lorsque c’est nécessaire, par les forces armées.

Enfin, et la France est unique de ce point de vue, les trois unités militaires de la sécurité civile peuvent être mobilisées en renfort des moyens locaux. Il peut s’agir d’hélicoptères et d’avions, de moyens de transmissions supplémentaires, mais aussi d’équipes spécialisées, dans le déminage par exemple.

Ces quatre piliers d’organisation reposent sur quatre niveaux de gestion de crise : le niveau communal, où le maire, premier acteur de la sécurité civile, dispose d’une capacité de réaction organisée et pensée grâce au plan communal de sauvegarde ; le niveau départemental – territorial pour l’outre-mer – autour du préfet ou du haut-commissaire lorsqu’il est encore compétent ; le niveau zonal, avec les zones de défense, supra-organisationnel, pourvoyeur de moyens ou coordinateur de gestion ; le niveau national, autour du directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises et d’un état-major de crise permanent, qui anticipe, suit l’événement 24 heures sur 24, anime et coordonne la gestion de crise.

M. Yannick Haury, rapporteur. Nous l’avons compris, et nous en sommes persuadés : le système français de prévision des événements météorologiques est de grande qualité, d’un niveau comparable au système américain. Mais nous avons aussi pu pointer des manques lors de nos déplacements : ainsi, à Saint-Martin, dans la partie des Antilles où les phénomènes de houle sont les plus importants, l’installation d’un houlographe permettrait de mieux anticiper les événements.

Par ailleurs, c’est une préfète déléguée qui est en poste à Saint-Martin et qui a géré la crise. Ne serait-il pas plus efficace, dans cette région particulièrement exposée, que ce soit un préfet, ou une préfète, disposant de pleins pouvoirs, qui soit nommé ? Cela ne permettrait-il pas de raccourcir les délais de décision et de mettre en place plus rapidement les dispositifs d’aide ?

Enfin, ne faudrait-il pas envisager un dispositif semblable au dispositif « alerte enlèvement », qui diffuse toutes les informations et évite que les personnes n’aillent glaner sur internet des informations parfois non fondées ?

M. Jacques Witkowski. Sans doute faudrait-il envisager la pose d’un houlographe à Saint-Martin, et en d’autres lieux. Il serait pertinent de pouvoir disposer d’une mesure des phénomènes submersifs, que l’on sait par ailleurs modéliser de manière très précise.

Sur certains risques, comme les inondations, nous devrions peut-être réfléchir collectivement à un durcissement du dispositif réglementaire et législatif en matière d’évacuation. En effet, l’évacuation peut être prononcée par l’autorité locale, notamment le préfet, mais ce n’est que dans de très rares cas qu’elle peut être contrainte.

Vous avez tous vu ces images de personnes qui restent dans leur maison, alors que l’eau arrive à mi-porte. Dans le cas d’Irma, nous avons dû faire face au refus de certaines personnes d’évacuer, alors que nous savions pertinemment que leur maison serait inondée, avec un risque de décès avéré.

Très peu de pays pratiquent l’évacuation contrainte. La réflexion à conduire n’est pas simple : peut-être faut-il améliorer l’évacuation, avec une information plus efficiente, qui pourrait passer, dans des cas extrêmes, par une notification d’évacuation plus directive ? Contraindre quelqu’un à quitter son domicile, c’est se heurter au droit de propriété. Mais le laisser dans son habitat alors qu’il est en danger, n’est-ce pas là une limite de l’exercice de la puissance publique ? C’est une question de droit complexe, mais nous devons nous la poser collectivement.

Le fait que la personne en charge de la crise, lors de la succession des trois cyclones à Saint-Martin et Saint-Barthélemy, n’était « que » préfète déléguée auprès du préfet de la Guadeloupe n’a été en aucun cas un obstacle à la mise en œuvre et à l’application du dispositif opérationnel de secours. Elle a monté son centre opérationnel de secours et a traité directement avec nous, à Paris. Bien sûr, le préfet de la zone de défense, qui est le préfet de la Martinique, a été intégré au dispositif, ainsi que le préfet de la Guadeloupe, puisque nous avions décidé d’installer un hub logistique. Mais le préfet de la Guadeloupe a totalement délégué la gestion des opérations à la préfète déléguée. Le problème que nous avons rencontré est d’une tout autre nature : les communications ont été interrompues pendant trente-six heures.

Améliorer la diffusion de l’alerte, en outre-mer comme en métropole, est un sujet de préoccupation majeur. Pour avoir été longtemps en poste outre-mer, notamment comme préfet, je sais que les conventions avec les médias audiovisuels ultramarins sont actives et efficientes. De mémoire, y compris lors des derniers événements cycloniques, jamais un média ultramarin n’a rechigné à diffuser les alertes.

Vous l’avez dit, et ce fut flagrant lors des derniers événements aux Antilles, on se trouve en concurrence avec des personnes qui s’informent sur des canaux non officiels et viennent sans cesse contredire nos prévisions. Or il existe des incertitudes, qui font d’ailleurs toute la difficulté d’appliquer un dispositif opérationnel. On l’a vu avec Maria, le fait que le cyclone se soit décalé de 20 kilomètres au sud dans la dernière heure a changé complètement la physionomie de l’événement ; les dégâts ne sont pas du tout les mêmes avec des vents plus forts de 50 kilomètres par heure. Vous trouverez toujours quelqu’un qui s’enorgueillira d’avoir fait cette prévision ; nous, nous nous efforçons d’appliquer des modèles, les plus exacts possible.

L’information de la population mérite toujours d’être améliorée. On rappelle toujours, outre-mer, l’intérêt d’avoir chez soi une petite radio, avec des piles. Lors de la crise d’Irma, un analyste s’est étonné qu’il faille entretenir le réseau de radioamateur à l’heure des moyens modernes de communication. Mais c’est un peu comme pour les sirènes : lorsque tout tombe, il n’y a plus que la radio qui passe. Il ne faut certes pas ignorer le smartphone, un moyen formidable de communication, mais il faut aussi conserver des moyens minimums de résilience.

M. Yannick Haury, rapporteur. Pour prolonger vos propos, ne faudrait-il pas créer une situation juridique de « mise en péril provisoire et imminent » ?

M. Jacques Witkowski. Cette question a été posée à plusieurs reprises dans l’histoire de la sécurité civile ; elle mériterait aujourd’hui d’être creusée. Face à certains périls, les gens évacuent facilement : personne ne reste dans sa maison lorsqu’elle est menacée par un feu de forêt. On convainc assez vite les gens de la nécessité de partir car, dans l’inconscient collectif, le feu peut entraîner la mort immédiatement. Mais il est moins facile, quand la mer est calme, d’expliquer aux habitants, soucieux de protéger leurs biens, qu’il faut partir car il y aura dans cinq heures une submersion marine, avec une rupture possible de digue.

Imaginons une situation où quelqu’un décide de rester dans sa maison inondée ; un affaissement de terrain s’ensuit en pleine nuit ; la maison s’effondre ; la personne périt. Qui est responsable ? La question d’un péril provisoire et imminent, pour l’évacuation des personnes, mériterait d’être posée.

Si la réflexion n’aboutit pas sur le plan juridique, elle aura au moins l’intérêt de lancer le débat, notamment sur la prise de risques pour les sauveteurs : une personne qui reste, c’est une personne que l’on identifie et pour laquelle on enverra une nouvelle équipe si le danger s’aggrave, dans des conditions bien plus difficiles.

Mme Sandrine Josso. Merci pour cet exposé très complet, et encourageant sur certains points.

S’agissant de la prévention, quels progrès sont à espérer ? Selon vous, utilisons-nous tous les dispositifs numériques en notre possession ? Estimez-vous que les citoyens, les maires et les gendarmes sont suffisamment préparés pour coordonner leurs actions dans des situations de crise ?

M. Jacques Witkowski. Ce sont des opérations qui se conçoivent de la même manière que les opérations militaires. Cela peut surprendre, mais il n’y a, dans notre réseau, aucune différence entre ce que nous faisons et ce que font les militaires.

Le niveau de prévention est-il suffisant ? Le directeur général que je suis vous répondra « non ». On n’atteindra jamais l’optimum, qui serait une asymptote zéro risque, zéro effet. Ensuite, sur cette courbe de Gauss, j’estime que la France se situe au milieu du chapeau : il existe des situations pour lesquelles la réflexion et la gestion ne sont pas tout à fait abouties ; mais globalement, nous sommes plutôt bien placés.

Quels sont les points d’amélioration ? D’abord, il faut entretenir la notion de résilience, quelque peu oubliée par nos concitoyens, à la manière des petites flammes, au fond des cavernes, il y a dix mille ans. Nous tendons tous à oublier, très vite : il faut donc expliquer régulièrement à nos concitoyens que le risque peut être présent. Après chaque inondation dramatique, les élus, les médias, voire le juge, se demandent comment on a laissé construire dans un endroit manifestement menacé, par un risque que l’on ne voulait pas assumer. De grands progrès ont été réalisés : tous les campings disposent aujourd’hui d’un dossier de risques et ont des moyens d’alerte ; théoriquement, on est en mesure de prévenir chaque campeur. Mais il a fallu quelques années pour parvenir à ce résultat.

Ce point de résilience est particulièrement important. L’un des leviers qui nous a permis d’y arriver est le levier assurantiel. Le dispositif de reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle, mis en place en 1982, a permis de progresser de manière considérable et de passer d’une notion de « risque », tirée de la théorie des jeux, à une notion de « garantie ».

Par ailleurs, l’outil de gestion des risques a été considérablement amélioré, notamment grâce à la connaissance globale des risques. Les plans de prévention des risques naturels, les plans de prévention des risques technologiques et leur sous-déclinaison, notamment dans les plans locaux d’urbanisme (PLU) et les schémas de cohérence territoriale (SCOT), sont indispensables. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas acheter un bien sans avoir connaissance de la totalité des risques connus ; si, au bout de cinq ans, vous subissez une inondation, vous pourrez toujours arguer que vous n’avez pas bien lu la carte ou que l’on ne vous avait pas suffisamment dit les choses, mais il est alors certain que vous disposiez de cette connaissance.

On doit affiner et actualiser la connaissance des risques : le ministère de la transition écologique et solidaire s’y emploie, comme le ministère de l’intérieur. Les outils informatiques nous permettent d’avoir de plus en plus recours à la modélisation. Nous sommes ainsi en train de déployer un dispositif interactif qui permettra de zoomer sur une carte de France, en allant presque jusqu’aux anciens îlots de l’INSEE, c’est-à-dire maison par maison, avec un menu déroulant faisant apparaître la population, les réseaux ou encore les hôpitaux. Un système qui doit être déployé à partir de fin 2019 ou début 2020 inclura ensuite les unités déployées sur le terrain.

Les préfets, qui commencent à avoir ces outils en main, peuvent ainsi connaître en un clin d’œil la population recensée par l’INSEE dans une zone donnée. Il ne s’agit pas tout à fait de la population présente, bien sûr, mais c’est très utile : quand on sait qu’un nuage de pollution doit arriver dans une demi-heure – les données météorologiques étant intégrées dans l’outil informatique –, on peut déterminer combien de personnes devront être évacuées et combien de bus il faudra mobiliser. Ce sont des outils extrêmement pertinents.

Dans le cas d’Irma, mais aussi des feux de forêt, nous avons réussi à faire des modélisations en trois dimensions qui sont très intéressantes. Cela peut paraître étrange, mais les feux de forêt suivent historiquement les mêmes parcours – à peu de chose près, ils repassent aux mêmes endroits. Une fois que l’on a cartographié et modélisé tous les feux connus, on peut dire immédiatement au commandant des opérations de secours comment un feu en cours peut évoluer compte tenu de la météo. On se trompe parfois de 300 ou 400 mètres, mais guère davantage. La modélisation informatique présente un intérêt pour la gestion des crises, même si l’humain reste essentiel pour la suite.

La connaissance du risque est vitale. On ne doit pas affronter un événement sans planification préalable. Il faut savoir quelle est la nature du risque, comment il se traduit et quel est son impact. Cela permet de savoir de quels moyens il faut disposer pour la prévention, l’information des populations et leur alerte. Dans des zones susceptibles de connaître des mouvements de terrain, par exemple, les habitants doivent savoir qu’il faut partir quand la sirène retentit, mais que l’on peut vivre plus ou moins tranquillement le reste du temps.

Cela peut aussi conduire à penser, et c’est un ancien préfet qui vous parle, que l’habitat humain n’est malheureusement plus compatible avec le risque dans certaines zones, notamment littorales. Nos concitoyens doivent l’entendre. Il faudra reculer intelligemment à certains endroits car tout le littoral n’est pas protégeable : on ne peut pas construire un mur en béton suffisamment haut pour faire face à tous les risques sur 20 000 kilomètres de côtes. On a d’ailleurs vu au Japon qu’un mur en béton ne suffit pas nécessairement quand on a affaire à un tsunami.

Je pense qu’il est raisonnable de défendre certaines zones pied à pied, par exemple en ayant recours à la poldérisation, comme aux Pays-Bas, mais qu’il faudra laisser la nature reprendre ses droits ailleurs, en indemnisant correctement les habitants. J’ai connu ce type de débats lorsque j’étais en poste dans la Manche : les collectivités locales peuvent-elles investir dix millions d’euros pour protéger deux maisons en bord de mer ? Est-ce raisonnable et équitable en termes de dépenses publiques ? Ce sont de vraies questions de fond : il ne m’appartient pas d’y répondre, mais je veux souligner qu’elles se posent concrètement. Dans certaines zones, il faudra trouver des dispositifs de défense intelligents dans la durée. On s’aperçoit, en effet, que certains aménagements ne sont pas aussi pertinents qu’on le pensait : je ne veux pas jeter l’anathème sur certains maires ou riverains, mais l’enrochement n’est pas toujours la solution la plus pertinente, même si on se dit que c’est solide et que ça va tenir.

Il y a très clairement un avant et un après-Xynthia sur le plan de la connaissance et en matière de prise en compte de la résilience – c’est un peu moins vrai, en revanche, en ce qui concerne la gestion du risque : il n’y a pas eu autant de conséquences dans ce domaine. Après chaque opération d’une certaine envergure, nous imposons la réalisation d’un retour d’expérience – un « RETEX » dans notre jargon. Il faut regarder comment chaque crise a été gérée, afin d’en tirer les leçons, positives ou négatives. Il en est de même pour les exercices – le pire étant celui où tout se passe bien, car on a l’impression d’être bons et de savoir ce qu’il faut faire. À mes yeux, même si c’est un peu paradoxal à admettre parfois, un bon exercice est celui qui a échoué, car cela permet de ne pas refaire les mêmes erreurs.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, il serait intéressant de développer une culture de crise un peu plus commune entre les différents acteurs – les élus, notamment les maires, les préfets et les sous-préfets, les sapeurs-pompiers, les policiers et les gendarmes. Il faudrait organiser un peu plus systématiquement des stages ou des exercices communs d’une journée.

Mme la présidente Maina Sage. J’aimerais revenir sur la question des retours d’expérience. Vous avez dit qu’il y a eu un avant-Xynthia et un après-Xynthia : y aura-t-il aussi un avant et un après-Irma ? Ce cyclone a été d’une ampleur exceptionnelle, et nous sommes très frappés par la situation de Saint-Martin, y compris aujourd’hui encore, même s’il n’y a pas de doute sur les moyens, conséquents, qui ont été déployés. Nous avons bien vu quelles étaient capacités d’organisation au niveau départemental comme au niveau régional et quel pont aérien a été instauré – ce que vous avez appelé le hub logistique.

Au niveau national, quel usage fait-on des RETEX consécutifs à Irma ? Envisage-t-on une réponse dédiée aux outre-mer ? Tous les territoires français dans cette zone – la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint-Martin – ont été menacés. Lors de nos auditions sur place, nous avons bien senti qu’il avait fallu procéder à un arbitrage, à un moment donné, et que l’on s’était donc orienté vers une organisation régionale, garantissant des moyens suffisants pour gérer la situation sur chacune des îles. Par ailleurs, il nous est assez vite apparu évident qu’un appui national est fondamental, comme le prévoit déjà le mode d’organisation actuel.

Qu’envisage-t-on pour demain ? Il n’y a pas qu’Irma, en effet. Vous le savez, car vous avez servi à plusieurs reprises dans l’outre-mer. Je rappelle qu’il y a des territoires français dans l’hémisphère Sud et dans l’hémisphère Nord, et que nous sommes en pleine saison cyclonique dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Des événements tragiques sont d’ailleurs en cours : l’île de Madagascar a été touchée et une nouvelle alerte a été déclenchée à La Réunion. Se dirige-t-on vers une sorte de task force nationale qui serait dédiée aux outre-mer ? Une organisation régionale de la réponse n’est pas toujours suffisante, car les moyens disponibles sur une île peuvent y être nécessaires aussi.

La mission « catastrophes naturelles » du ministère de l’intérieur, qui est notamment en charge du secteur assurantiel, doit récupérer l’ensemble des retours d’expérience : comment faites-vous pour agréger et optimiser ces travaux ? Pourrez-vous nous communiquer des éléments statistiques sur les niveaux d’indemnisation, notamment à la suite de la dernière crise qui a touché les Antilles ? Au regard de l’intensité prévisible des événements climatiques, serons-nous en mesure de répondre correctement aux demandes d’indemnisation de demain ? Par ailleurs, quelle est l’articulation entre le ministère de l’intérieur et le secteur privé ?

Ma dernière question concerne l’organisation du tissu associatif. Notre système repose beaucoup sur les bénévoles. Vous avez rappelé tout à l’heure que 66 % des interventions sont réalisées par des pompiers volontaires, ce qui est exceptionnel, mais je pense aussi aux sauveteurs en mer, qui prennent en charge 70 % de leurs propres budgets. Avez-vous des ratios concernant les interventions outre-mer ?

M. Jacques Witkowski. Des RETEX ont systématiquement lieu. Un bureau s’en charge au sein de ma direction générale pour tous les exercices nationaux, et nous nous occupons aussi des RETEX locaux, soit en les réalisant soit en les accompagnant. En revanche, nous n’expertisons pas nous-mêmes, pour des raisons déontologiques : nous ne voulons pas être pollués par notre propre vision.

Trois RETEX ont été engagés après Irma. L’un d’eux est terminé : il s’agit d’un RETEX local, qui a été confié au préfet de la zone de défense, avec l’accompagnement de ma direction générale. Le but était de regarder comment les choses se sont passées, en lien avec les quatre préfets concernés – celui de Guyane ayant aussi apporté des moyens – et d’en tirer toutes les conclusions. Ce RETEX s’est achevé il y a dix jours et j’en attends le rapport. Deux autres RETEX, qui ne sont pas encore terminés, ont lieu au plan national. Le premier a été engagé à l’initiative du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, qui est en charge du secrétariat du centre interministériel de crise (CIC) : il s’agit de voir comment la crise a été gérée au niveau de l’état-major. Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a par ailleurs confié au chef de l’inspection générale de l’administration un RETEX sur la crise Irma en ce qui concerne le ministère de l’intérieur – j’ai notamment été auditionné dans ce cadre. Vous pourrez vous rapprocher du cabinet du ministre lorsque cet exercice sera achevé, ce qui ne saurait tarder, afin de prendre connaissance des conclusions.

Ces RETEX sont très importants. Un premier volet concerne le personnel : il faut regarder quel a été le comportement individuel de ceux qui ont eu à gérer la crise, ainsi que le niveau global de formation. Il y a aussi la question de l’organisation : était-elle adaptée et a-t-elle fait preuve de résilience ? Doit-elle évoluer ou non ? Les conséquences peuvent aussi être beaucoup plus larges, par exemple sur le plan assurantiel ou en matière législative. Le droit a ainsi évolué après les inondations qui ont frappé le Sud de la France il y a quelques années, ou après certains incendies dramatiques – ceux du 5-7, des Thermes de Barbotan et de Furiani. S’agissant d’Irma, il me semble que notre mission a été remplie, mais il y a forcément des leçons à tirer quand on entre dans le détail. À titre personnel, je pense que je ne referais pas tout de la même manière si j’étais confronté de nouveau à la même situation.

Notre modèle d’organisation pour l’outre-mer est-il adapté à l’éloignement et à la montée en puissance de certains risques, notamment à cause du réchauffement climatique ? De manière générale, la remise en cause doit être permanente. Je crois par ailleurs que les attentes de nos concitoyens ultramarins sont de plus en plus fortes à l’égard de la puissance publique dans ce domaine. Le système doit donc être plus performant. Vous savez que les Assises des outre-mer déboucheront sur un Livre bleu, à la demande de la ministre. En matière de sécurité, et notamment de gestion du risque, il faut assurer la résilience de notre dispositif pour les années à venir. Des travaux ont été engagés : j’ai apporté une contribution, mais je ne sais pas encore quelles seront les préconisations.

Je considère que nous avons besoin d’un système local disposant de toute la palette des moyens pour répondre à la totalité des risques. Vous savez que des schémas départementaux d’analyse et de couverture des risques (SDACR) ont été créés il y a une vingtaine d’années : signés par le préfet et élaborés par les services départementaux – ou territoriaux – d’incendie et de secours, ces documents répertorient la totalité des risques connus dans un département – ou un territoire – et déclinent les moyens existants ou à acquérir afin de les couvrir. Les schémas départementaux sont révisés régulièrement – une révision d’ensemble est ainsi en cours au niveau national. Afin d’aller plus loin, un nouveau type de document a été créé l’année dernière au niveau des zones de défense et de sécurité. L’objectif est de voir si l’on a les capacités nécessaires au plan local, sans passer par le niveau national, en gardant aussi à l’esprit qu’il faut améliorer la dépense publique – avec les mêmes crédits, on doit faire plus ou mieux, voire les deux en même temps.

La dépense publique s’élève à 79 euros par habitant en matière d’incendie et de secours – ce montant a baissé de deux euros au cours des dernières années et il est nettement inférieur à la dépense pour l’enlèvement des ordures ménagères. Avec ces 79 euros par habitant, on doit couvrir la totalité des risques connus, dans un délai moyen de 11 minutes et en tenant compte des recrutements effectués. Je pense que nous y arrivons à l’heure actuelle.

Les SDACR et les différents plans de prévention sont des outils de management du risque extrêmement pertinents. Il faut veiller à ce que la qualité de ces documents soit sans faille : sinon, les moyens nécessaires ne seront pas disponibles. Notre modèle d’organisation prévoit aussi des moyens nationaux de projection, dont je dispose. Ils sont conçus pour répondre à des crises majeures au niveau national, européen ou international.

À l’initiative du Président de la République, nous proposons à nos partenaires une modification du mécanisme européen de protection civile, qui est géré par le commissaire Christos Stylianides – la direction générale dite ECHO étant en charge de la protection civile et des opérations d’aide humanitaire au plan européen. Notre démarche avance bien et pourrait conduire à des décisions dès cet été, dans le cadre d’une révision à mi-parcours du mécanisme européen de protection civile. Le Président de la République souhaite aller au-delà grâce à la création d’une force de projection européenne surnuméraire, comme en matière de défense, afin de couvrir des risques qu’un État aurait du mal à prendre en charge seul, quel que soit le niveau de ses capacités.

Je pense que notre modèle d’organisation pour l’outre-mer, qui consiste à s’appuyer sur les moyens locaux, en veillant à ce qu’ils soient pertinents et adaptés aux risques, et à disposer par ailleurs de moyens surnuméraires au plan national, nous permet de répondre aux risques pendant encore quelques années sans manquer de capacités. La question de l’éloignement de nos lignes logistiques se pose évidemment : plus il faut aller loin, plus c’est compliqué. On a une couverture correcte à Tahiti, par exemple, mais la situation est plus difficile ailleurs, au milieu de l’océan, ne serait-ce qu’en raison du temps de vol – mais cela dépend aussi de l’existence de pistes – ou non – et des contingences météorologiques. Ce sont des éléments à prendre en compte.

Je n’ai pas nécessairement tous les chiffres que vous souhaitez, mais nous veillerons à vous les communiquer.

Mme Sophie Salaün-Baron, chef de la mission « catastrophes naturelles ». Nous allons demander les chiffres et faire un point exhaustif sur Irma. On est en tout cas au-delà d’un milliard d’euros.

M. Jacques Witkowski. Il faut distinguer la reconstruction, qui ne dépend pas de ma direction générale, l’indemnisation et les secours d’extrême urgence, que nous avons mis en œuvre – de mémoire, cela représentait 2,5 millions d’euros, mais nous vérifierons –, et les opérations de secours, qui s’élèvent à environ 35 millions. Nous vous communiquerons aussi des éléments concernant les pompiers volontaires outre-mer. Les chiffres sont moins importants que sur le reste du territoire national, pour des raisons historiques. On observe de fortes variations selon les territoires, là aussi.

Mme la présidente Maina Sage. Il me reste à vous remercier. Nous pourrons continuer à échanger sur ces différents points.

Laudition sachève à douze heures cinquante.

 

 

 


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19.   Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Testa, responsable du département Secourisme, direction des Activités bénévoles et de l’engagement, de Mme Ana Chapatte, responsable zone Caraïbes, Océan Indien, Asie Pacifique, Moyen-Orient, Europe, direction des Relations et opérations Internationales de la Croix Rouge française

(Séance du mardi 20 mars 2018)

Laudition débute à quatorze heures.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Philippe Testa, responsable du département Secourisme à la direction des activités bénévoles et de l’engagement, et Mme Ana Chapatte, responsable de la zone Caraïbes, Océan Indien, Asie-Pacifique, Moyen-Orient, Europe à la direction des relations et opérations internationales de la Croix-Rouge française.

Cette mission d’information a été créée par le bureau de l’Assemblée nationale, sur proposition de sa Présidence, suite aux cyclones Irma et Maria. Notre objectif est d’évaluer les politiques publiques afin de mieux anticiper et gérer les événements climatiques majeurs, notamment ceux qui touchent les zones littorales, tant dans l’Hexagone qu’outre-mer. Nous analysons également les modalités de reconstruction de ces territoires.

Dans ce cadre, nous souhaitions entendre le tissu associatif et les organisations non gouvernementales (ONG), afin de disposer de votre retour d’expérience. Nous souhaiterions connaître votre point de vue sur la situation antillaise après le passage d’Irma et Maria et pourrons ensuite évoquer les éventuelles pistes d’amélioration.

M. Yannick Haury, rapporteur. Comment la réponse aux alertes qui résultent d’événements climatiques majeurs est-elle organisée ? Des plans d’urgence sont-ils formalisés ? Existe-t-il des plans spécifiques pour les zones littorales et dans les territoires ultramarins ? Quelles opérations type sont planifiées en cas de survenue d’un événement climatique majeur ? Quelle est l’articulation entre les différents acteurs – ministère de l’intérieur, préfectures, secours, hôpitaux, collectivités territoriales ? Y a-t-il eu des modifications des plans de crise suite aux dernières tempêtes et ouragans – Xynthia, Irma, etc. ? Quelle est votre analyse de la gestion de la crise des ouragans de cet automne ? Quels enseignements en tirez-vous ? Quels points doivent être améliorés ? Quelles sont vos recommandations, notamment pour les événements climatiques touchant les zones littorales ?

M. Philippe Testa, responsable du département Secourisme à la direction des activités bénévoles et de lengagement de la Croix-Rouge française. La Croix-Rouge est une association polyvalente, composée de 60 000 bénévoles et 18 000 salariés. Elle gère six cent cinquante établissements, dans l’hexagone et outre-mer. Elle dispose de neuf cents représentations associatives. La Croix-Rouge française fait partie du mouvement international de la Croix-Rouge. Par ce biais, elle bénéficie de l’apport de la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge – particulièrement en cas de catastrophes. Depuis maintenant quelques années, nous organisons une veille au siège de la Croix-Rouge à Paris : toute la journée, une équipe de salariés anime les réseaux de bénévoles et de salariés directement intéressés par ces questions. Elle est également chargée de prévoir et planifier la réponse de la Croix-Rouge lors de la survenue de catastrophes, lorsque nous sommes sollicités par les pouvoirs publics.

Pour ce faire, nous disposons de plans d’organisation interne, mis à jour et partagés avec l’ensemble du réseau de la Croix-Rouge au fil des retours d’expérience. Lorsqu’une catastrophe survient, nous savons en temps réel quels matériels sont à notre disposition, quel est l’état de nos ressources – matérielles ou humaines – et quelles sont les possibilités d’intervention de nos équipes. Nous avons formalisé l’ensemble dans un document, le dispositif de réponse opérationnelle planifiée, disponible sur tous les territoires. Au niveau national, nous sommes ainsi capables de savoir rapidement quelle peut être la réponse de la Croix-Rouge dans une zone impactée.

Nous disposons également d’un centre opérationnel, mis en alerte dès que nous nous avons connaissance d’un événement climatique pouvant frapper le territoire national. En cas de nécessité, notre cellule de crise nationale se situe à la direction générale et se déploie en même temps que le centre opérationnel. Tous les services de la Croix-Rouge française concernés par une catastrophe se réunissent régulièrement – au moins une fois par jour – afin de faire le point sur les opérations en cours et celles à développer. Nous réalisons nos opérations en coordination directe avec les ministères concernés – intérieur, santé, outre-mer ou environnement.

Mme Ana Chapatte, responsable de la zone Caraïbes, Océan Indien, Asie Pacifique, Moyen-Orient, Europe à la direction des relations et opérations internationales de la Croix-Rouge française. Je travaille à la direction des opérations internationales. Je suis présente aux côtés de M. Testa car la Croix-Rouge française dispose de trois plateformes d’intervention régionale : la plateforme d’intervention régionale de l’Océan indien (PIROI) est basée à La Réunion et dispose de stocks prépositionnés dans cinq territoires, dont la Réunion et Mayotte, ainsi que d’un certain nombre de bénévoles capables de répondre aux catastrophes en quarante-huit à soixante-douze heures ; la plateforme d’intervention régionale Amériques Caraïbes (PIRAC) est basée en Guadeloupe et dispose de stocks prépositionnés en Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane ; en Nouvelle-Calédonie, la plateforme d’intervention régionale de l’Océan pacifique sud (PIROPS) répond aux catastrophes naturelles en Nouvelle Calédonie, à Wallis et Futuna et dans les pays voisins.

Avec le réseau Croix-Rouge local – nous disposons de partenaires dans presque tous les pays du monde –, ces plateformes gèrent bien entendu les conséquences des catastrophes naturelles, mais réalisent également un important travail de prévention et de préparation, notamment dans les écoles. Elles sensibilisent les écoliers sur les risques liés aux catastrophes naturelles. Un programme très intéressant est par exemple mené à la Réunion.

M. Philippe Testa. Quelle est la réponse de la Croix-Rouge en cas de catastrophe cyclonique ? Nous disposons des quatre types d’agréments de sécurité civile. En conséquence, nous pouvons intervenir tant au niveau des opérations de secours, que du soutien aux populations, de la gestion des bénévoles spontanés ou de la mise en place de postes de secours. Sur les trois premiers types d’agréments, nous intervenons directement. Pour autant, le cœur de notre mission n’est pas lié aux opérations de secours mais au soutien aux populations : nous gérons des centres d’hébergement d’urgence que nous mettons à disposition des populations sinistrées.

En coordination avec les autorités locales et nationales, nous organisons aussi la distribution d’eau – nous avons des équipes spécialisées dans le traitement de l’eau –, évaluons les besoins sanitaires ou les problèmes sociaux. Nous pouvons distribuer des kits de mise à l’abri. C’est le cœur de l’activité des plateformes d’intervention régionale dont a parlé Mme Chapatte.

Nos actions s’inscrivent dans la durée, dans la phase située entre quinze jours et trois mois après la crise. Nous avons d’ailleurs été présents à Saint-Martin sur cette durée pour gérer l’urgence et les secours – 450 personnes ont été déployées durant cette période. Nous sommes toujours présents, mais sur des missions d’une autre nature.

Comment s’articulent les missions des différents acteurs ? Du fait de son statut, la Croix-Rouge est un auxiliaire des pouvoirs publics. Lors d’une catastrophe, nous sommes très rapidement conviés aux tours de table. Nous coopérons largement à tous les groupes de travail, commissions ou réunions organisées autour de la prise en charge des catastrophes. Nos équipes sont également intégrées aux centres opérationnels départementaux des préfectures.

Nous sommes en mesure de coordonner les actions menées localement par nos établissements et nos salariés avec celles de nos bénévoles. Nous gérons six cent cinquante établissements de santé et médico-sociaux, compétents en matière de handicap, de personnes âgées ou d’exclusion. L’ensemble de notre dispositif s’articule afin de pouvoir répondre au mieux aux besoins des populations.

Après chaque opération, nous organisons ce que l’on appelle des retex – retours d’expérience – afin d’améliorer notre proposition, notre réponse et nos processus internes. En la matière, même si les plans sont clairs, chaque intervention est unique et soumise à des contingences. Il faut donc en tenir compte pour améliorer nos interventions futures. Vous citiez l’exemple de Xynthia : l’opération était lourde et longue – elle a duré quelques semaines. Cette expérience nous a permis d’améliorer notre réponse aux submersions et aux inondations – ce que les Anglo-Saxons appellent le flood. L’organisation territoriale – départementale et régionale – a été modifiée en conséquence, ce qui nous a conduits à réviser le dispositif de réponse opérationnelle. L’amélioration de l’efficience de nos propositions et de nos interventions est un objectif constant, en coopération avec les autorités – collectivités ou États. C’est par exemple le cas en post-urgence, sur les modalités de reconstruction des zones sinistrées. Nos relations sont fréquentes, ce qui nous permet d’échanger. Les dispositifs ne sont donc pas figés.

Quelle est notre appréciation de la gestion de crise des ouragans de cet automne ? Cela s’est plutôt bien déroulé. Nous avions envoyé deux personnels en reconnaissance sur place, avant le passage de l’ouragan Irma. Par recoupement d’informations – Météo France, alertes du ministère de l’intérieur, d’autres ministères ou de la Fédération internationale –, la veille organisée au siège de la Croix-Rouge nous a également permis de disposer d’un faisceau d’informations et de prendre rapidement des décisions.

Les deux cadres de la Croix-Rouge ont organisé le dispositif et sa montée en charge : ils ont analysé quels moyens pouvaient être installés sur place et – point très important – comment on pouvait s’appuyer sur les ressources locales, afin d’évaluer ensuite les ressources complémentaires nécessaires, envoyées depuis la métropole, via les Petites Antilles.

Parallèlement, la PIRAC a basculé en pré-alerte. Très rapidement, nous avons été en mesure de nous insérer dans le tissu de la gestion de crise globale, à la préfecture de Guadeloupe dans un premier temps, et puis à la préfecture et au sein de la collectivité de Saint-Martin dans un second temps. Au même moment, à Paris, des points réguliers étaient organisés au ministère de l’intérieur avec le centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC) qui nous a proposé de partir avec le premier avion décollant de métropole. Quatorze personnes supplémentaires ont ainsi pu être affectées à l’évaluation des dégâts à Saint-Martin et y ont été acheminées dès que possible.

M. Yannick Haury, rapporteur. Vous n’avez pas rencontré de problèmes pour l’acheminement des matériels ?

M. Philippe Testa. Nous avons réussi à négocier des places pour aller à Saint-Martin sur les premières barges. Puis nous avons établi assez rapidement un pont aérien pour transférer du matériel depuis la métropole. L’armée nous a même proposé de transporter du matériel dans le Tonnerre, bâtiment de projection et de commandement (BPC) de la Marine nationale. Mais nous avons estimé que quatorze jours de navigation étaient un peu longs pour intervenir rapidement.

Nous avons saisi toutes les opportunités : ainsi, Airbus Industrie a mis gratuitement à notre disposition un Airbus A 350 – gros porteur – qui nous a permis d’acheminer quelques centaines de tonnes de matériel directement sur place.

Mme Ana Chapatte. Je tiens à rappeler que le contexte était extrêmement complexe, car il y a eu trois ouragans à la suite en trois semaines. Les retards constatés sont notamment liés au passage de Maria, qui a empêché le transit des personnels additionnels en Guadeloupe. Par ailleurs, les stocks disponibles en Guadeloupe pour Saint-Martin étaient également bloqués. Nous avons sans doute perdu une dizaine de jours à cause de ces deuxième et troisième ouragans. Nous savions qu’il était indispensable de prépositionner des stocks sur place pour répondre aux premiers besoins. Mais les stocks prépositionnés à Saint-Martin étaient clairement insuffisants. Cela fait l’objet du retour d’expérience que nous analysons en interne. Nos collègues hollandais ont eu exactement le même problème.

M. Philippe Testa. Une fois sur place, nous avons pris rapidement contact avec nos collègues hollandais afin de coordonner certaines missions, en coopération avec la Fédération. Lors du passage de Maria, nous avons dû confiner nos effectifs sur place, ce qui a ralenti l’acheminement. Mais, malgré tout, le pari logistique – complexe – a été gagné.

Quels enseignements tirer de cette catastrophe ? Nous l’avons déjà dit, il conviendrait d’améliorer la préparation des populations. En métropole comme outre-mer, il faut intéresser les gens aux risques et développer une politique de réduction des risques de catastrophes, par le biais d’actions d’information et de formation à la préparation de la catastrophe. Il faut sensibiliser les populations aux risques qui les environnent et leur expliquer comment ils peuvent s’organiser dans leur famille, leur immeuble, leur quartier.

On dispose toujours – parfois avec retard – de la réponse à la catastrophe, mais la prévention et la préparation des populations permettraient sans doute de gagner en réactivité et de sauver plus de vies. En la matière, le projet « Paré pas Paré » de La Réunion fonctionne bien. De même, les formations prévention et secours civiques de niveau 1 dispensées par la Croix-Rouge française comprennent désormais une initiation à la réduction des risques. En association avec quatre autres sociétés nationales de la Croix-Rouge, nous avons aussi développé le projet ReCheck. Ce projet, financé par la Commission européenne, est en cours de déploiement sur le territoire national. Il consiste à effectuer une analyse rapide des risques au sein des foyers, des immeubles, des lotissements ou des quartiers, afin que les populations puissent réfléchir à leur propre « plan de sauvegarde » – le terme n’est peut-être pas totalement approprié. Les premiers tests intéressent les populations concernées.

Du fait de la multiplication des problèmes climatiques, les populations sont sensibilisées aux risques de catastrophes naturelles… La loi du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile disposait déjà que le citoyen devait être acteur de la sécurité civile. Il conviendrait désormais d’insister sur ce point, d’autant plus les populations s’organisent de plus en plus : par exemple, nous avons pu récemment le constater, en cas d’inondations, la solidarité de voisinage se développe sans attendre l’intervention des autorités.

Sans effrayer la population, cette sensibilisation à la réduction des risques permettrait de développer des réflexes et d’améliorer l’organisation des habitants et des secours en cas de survenue d’une catastrophe. Il y a quelques années, sur l’île de La Désirade, nous avions développé le programme « autonomie 72 heures ». Cette formation permettait aux populations de tenir soixante-douze heures dans l’attente de l’arrivée des secours. Cela avait bien fonctionné.

Compte tenu des événements récents, l’ensemble du mouvement Croix-Rouge et la Croix-Rouge française souhaitent participer à la promotion de telles actions.

Mme la présidente Maina Sage. Merci pour ces éléments de réponse. Avez-vous été associés aux exercices européens « EU Richter » qui ont eu lieu en mars dernier ? Selon les retours de la mission d’information effectuée il y a deux semaines aux Antilles, ils ont été très utiles pour l’organisation de la gestion de crise après le passage d’Irma.

J’aimerais avoir plus d’informations sur l’exercice ReCheck dont vous nous avez parlé. Pourrez-vous nous fournir une fiche d’informations plus précise sur son déploiement ?

Votre organisation est une ONG internationale, avez-vous structuré des stratégies de réponse au niveau régional ? Le bassin Caribéen compte 40 millions d’habitants, beaucoup d’îles ont été touchées. Pouvez-vous nous fournir un retour d’expérience sur la coopération régionale ?

Enfin, vous avez mentionné la phase post-urgence ; six mois plus tard, où en sommes-nous ? Malgré tous les moyens déployés et tout ce qui est en cours, force est de constater que l’on patine un peu. Et la situation humaine à Saint Martin est aujourd’hui extrêmement alarmante. Comment travaillez-vous sur cette phase de reconstruction ?

M. Philippe Testa. Nous sommes régulièrement convoqués pour les exercices ; et même si ce sont des exercices d’état-major, les ONG sont prises en compte. Je pense à Sequana, un exercice européen qui a eu lieu à Paris il y a trois ans et qui est sûrement comparable.

En tous les cas, les ONG sont associées très régulièrement. La Croix-Rouge a la particularité d’être organisée un peu différemment d’un pays à l’autre. Dans certains secteurs, comme l’Allemagne, l’Autriche ou la Belgique, la Croix-Rouge participe directement aux secours publics de façon quotidienne, elle est donc intégrée. Lors des réunions internationales sur les catastrophes, chacun apporte son expérience et nous nous enrichissons de l’expérience des autres. Donc, en effet, nous participons très régulièrement à l’ensemble des exercices qui nous sont proposés à l’échelon national ou international.

Sur le cas particulier de ReCheck, je me suis permis d’apporter un peu de documentation, nous vous la laisserons.

Mme Ana Chapatte. Je vous confirme que la Croix-Rouge française a participé, via la PIRAC, à l’exercice EU Richter qui s’est tenu en mars 2017. Effectivement, il a été très utile, il faudrait le faire tous les ans pour que les très nombreux partenaires intervenants se connaissent et travaillent mieux en cas de catastrophe. Dans les situations d’urgence, ce n’est pas le moment de négocier qui fait quoi, il faut vraiment se connaître en amont. Le même type d’exercice existe dans le Pacifique, avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Les autorités françaises de Nouvelle-Calédonie y participent aussi très régulièrement, et ces exercices sont également très utiles.

S’agissant de la coopération régionale, nos plateformes nous offrent un outil extrêmement utile pour prévenir, préparer et répondre aux catastrophes naturelles, et aussi pour travailler à l’adaptation au changement climatique sur le territoire national en outre-mer. Ces plateformes ont aussi une vocation régionale. Elles sont là pour soutenir nos partenaires – dans l’océan Indien, on parle du Croissant-Rouge comorien et de la Croix-Rouge malgache. Nous travaillons avec nos partenaires et les autorités de ces États pour les préparer et renforcer leurs capacités en cas de catastrophe chez eux. Nous assurons des formations tout au long de l’année, et nous sommes à leurs côtés en cas de catastrophe. Nous travaillons aussi à la préparation avec les populations de ces pays.

La PIROI couvre, au-delà de la Réunion et Mayotte, les Comores, Madagascar, les Seychelles, Maurice, la Tanzanie et le Mozambique. Avec la PIRAC, nous avons des stocks positionnés en Guadeloupe et en Guyane. Nous travaillons en partenariat avec toutes les petites Antilles et les îles voisines, notamment la Dominique, Sainte-Lucie, Antigua et Barbuda.

Mme la présidente Maina Sage. Êtes-vous présents à Saint-Martin ?

Mme Ana Chapatte. Oui, une branche de la Croix-Rouge française y est présente. Nous étions déjà présents avant l’ouragan Irma, et nous sommes maintenant en phase de post-urgence, pour la réhabilitation, avec une structure assez importante. Nous y serons pendant toute la reconstruction, pour quelques mois encore, peut-être deux ans.

Enfin, dans le Pacifique, nous travaillons avec les pays voisins sur des programmes régionaux de prévention et de préparation aux catastrophes, notamment le Vanuatu, les Îles Salomon et Fidji. Tous nos projets sont régionaux, et il est extrêmement important de ne pas focaliser nos programmes sur les seuls territoires outre-mer, nous devons aussi apporter un avantage comparatif par notre coopération avec les autres partenaires. Pour l’anecdote, nous avons été aidés par les collègues des autres Croix-Rouge lorsque la France était touchée. Si nous travaillons en amont pendant toute l’année, nous sommes plus efficients en cas de catastrophe.

À Saint-Martin, nous continuons à mener les activités classiques de la Croix-Rouge française sur tout type de territoire, notamment les problématiques de santé et de prévention. Nous travaillons à la réhabilitation des réseaux d’eau dans les écoles, nous avons aidé les populations les plus vulnérables à améliorer leur logement en distribuant des coupons, ou vouchers, qui sont donnés par la Croix-Rouge à des bénéficiaires bien identifiés en amont, vraiment les plus vulnérables à Saint-Martin, pour qu’ils puissent se rendre dans un supermarché acheter les matériaux dont ils ont besoin pour améliorer leur habitat. C’est un exemple des activités de post-urgence, qui se termineront à la fin de l’année, je pense.

Mme la présidente Maina Sage. Pourriez-vous nous donner une idée des montants qui ont été récoltés pour les Antilles dans le cadre d’Irma, et de ce qui a été déployé sur Saint-Martin ? Nous aimerions avoir quelques éléments statistiques s’agissant des moyens et des actions qui ont été déployées spécifiquement sur ces territoires.

M. Philippe Testa. Nous proposons de vous faire un rapport détaillé de ce que nous avons pu réaliser, et des projets envisagés dans les dix-huit mois qui viennent.

M. Yannick Haury, rapporteur. Pour compléter, pourriez-vous nous indiquer quelles étaient vos relations avec l’hôpital de Saint-Martin pendant ces opérations d’urgence ?

M. Philippe Testa. Chaque matin, une réunion se tenait à l’hôpital pour traiter des problèmes sanitaires. Sur 450 bénévoles projetés depuis la métropole, il y en avait en permanence 60 à 80 à Saint-Martin, en plus des bénévoles Saint-Martinois et des salariés, puisque nous avons un établissement à Saint-Martin. Tous les matins, nous avions une réunion à la préfecture pour le bulletin d’information générale, puis une réunion tout de suite après à l’hôpital afin de traiter des problèmes sanitaires, puisque l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) était aussi déployé sur place. Cela nous permettait de rassembler toutes les informations. Nous organisions des maraudes, nous allions au contact des gens pour évaluer leurs besoins et leur état, surtout sur le plan sanitaire car il y avait des problèmes de maladies chroniques, des personnes en rupture de traitement. Nous avions un excellent contact avec la population locale, ce qui nous permettait de faire de l’évaluation et de remonter les informations que nous obtenions.

Nous avons des difficultés avec les moustiques, c’est un peu normal sur place, mais leur forte prolifération a posé problème. Les rats faisaient courir le risque de la leptospirose, et d’autres problèmes liés à l’hygiène, sachant que nous n’avions que quelques heures d’eau par jour, ce qui ne permettait pas de laver à grande eau.

Nos relations étaient donc très bonnes, j’ai été chef de mission sur place pendant quinze jours, et les relations avec l’ensemble des partenaires étaient de très bon niveau.

Mme la présidente Maina Sage. Plus largement, quel est votre regard sur le rôle des ONG dans ce type d’événements ? Nous avons entendu qu’il y avait plus de 700 ONG déployées dans les Caraïbes sur l’ensemble des zones touchées par ces cyclones, ce qui a pu poser des problèmes logistiques qui sont venus s’ajouter à la question de la gestion locale. Pourriez-vous nous dire comment mieux structurer les choses au niveau international ?

Mme Ana Chapatte. Le problème de l’embouteillage d’ONG et très classique, notamment en cas de grosse catastrophe. La même chose s’est produite suite au tremblement de terre en Haïti, je crois que plusieurs centaines d’ONG étaient sur place, et il est vrai que la coordination est compliquée. C’est toujours plus facile pour les associations ou les ONG qui sont déjà sur place, qui connaissent déjà les populations, les territoires, les autorités de répondre de manière plus efficiente. Pour celles qui viennent sans connaître, c’est toujours un peu plus compliqué, mais chacun a son utilité, je pense qu’il faut surtout renforcer la coordination, les échanges d’informations, afin que tout le monde sache quels sont les besoins, puisse s’assurer qu’ils sont tous couverts et qu’il n’y a pas de doublons. La meilleure façon de gérer le dispositif est de réaliser des réunions de coordination assez fréquemment pour partager l’accès à ces informations.

Mme la présidente Maina Sage. J’en déduis que ce n’est pas le cas pour l’instant.

Mme Ana Chapatte. À Saint-Martin, je ne saurais pas vous dire.

Mme la présidente Maina Sage. Est-ce que cela existe dans d’autres bassins pour coordonner l’ensemble des acteurs qui interviennent ? Ou peut-être est-ce une piste que nous pourrions proposer : travailler à une meilleure coordination internationale lorsque l’on déploie des ONG sur des lieux de crise ?

Mme Ana Chapatte. Pour l’outre-mer, je ne saurais pas vous répondre, mais en cas de grosse catastrophe, les Nations unies ont ce rôle de coordination et organisent des clusters thématiques. Certaines ONG vont travailler pour le cluster santé, d’autres pour le cluster Wash, en charge de l’eau et de l’assainissement. Il y a aussi un cluster protection, et ainsi de suite. Les choses se passent ainsi, ce sont toujours les Nations Unies qui jouent ce rôle pour les opérations internationales de grande ampleur.

M. Yannick Haury, rapporteur. Êtes-vous intervenus à la Dominique, et avez-vous participé au déplacement de personnes réfugiées climatiques ?

Mme la présidente Maina Sage. Et avez-vous pu suivre la situation de celles qui ont été déplacées jusqu’à Paris ?

Mme Ana Chapatte. Oui, nous sommes intervenus en Dominique. Comme je l’expliquais, il y a une Croix-Rouge dans pratiquement tous les pays du monde. Nous étions aux côtés de la Croix-Rouge de la Dominique, et comme nous étions extrêmement occupés à Saint-Martin, nous avons profité du réseau auquel nous appartenons, le Mouvement international de la Croix-Rouge. La Fédération internationale est venue en appui à la Croix-Rouge de Dominique avec notre soutien, nous avons servi de base logistique depuis la Guadeloupe et la Martinique. Nous avons notamment facilité l’envoi de matériel : nous accueillions des avions à la Martinique, ils étaient déchargés et nous envoyions le matériel vers la Dominique par bateau. Nous pouvions soutenir nos collègues de cette façon.

Parmi les activités de la Croix-Rouge, nous n’avons pas mentionné le rétablissement des liens familiaux, qui est extrêmement important en cas de catastrophe ou de guerre. Grâce à notre réseau, nous pouvons mettre en contact des membres de familles qui se sont perdu de vue. Avec nos nombreux partenaires, nous arrivons à donner des nouvelles de personnes disparues, via internet ou par téléphone. Nous sommes beaucoup intervenus de cette façon à Saint-Martin, beaucoup plus longtemps que prévu car nous y avons recherché des personnes disparues pendant un mois et demi. Cette activité a aussi été déployée en Dominique, où beaucoup de personnes sont disparues.

M. Philippe Testa. Quant au suivi des personnes rapatriées, cela n’entre pas dans nos missions et nous n’avons pas été sollicités à cet effet. Nous nous limitons à notre rôle d’auxiliaire des pouvoirs publics, nous pourrions faire plus si on nous le demandait. Nous avons favorisé le départ des personnes, nous les avons aussi accueillies en Guadeloupe dans un grand centre d’accueil à Pointe-à-Pitre, qui a fonctionné plus d’un mois. Mais une fois ces personnes arrivées à Paris, nous n’avons pas effectué de suivi.

M. Yannick Haury, rapporteur. Concernant les centres opérationnels départementaux, avez-vous des appréciations sur l’organisation mise en place au niveau des préfectures de Martinique et de Guadeloupe ?

M. Philippe Testa. Pas particulièrement. Pour revenir sur la coordination entre les différentes associations, nous avions fini par proposer à Saint-Martin une réunion de tous les services intéressés par les problèmes sociaux chaque après-midi, en plus du point à la préfecture et du point santé chaque matin. Et une fois par semaine, un point était fait avec la collectivité. Ainsi, tous les après-midi, nous échangions sur tous les problèmes sociaux, existants ou émergents. Cela nous a permis de drainer un certain nombre d’associations présentes qui ne savaient pas par quel biais intégrer leur action, et nous avons pu asseoir beaucoup de monde autour de la table.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons bien ressenti que, dans l’ensemble, l’organisation sur place avait été plutôt satisfaisante.

Vous avez abordé la question de la recherche des disparus, et de votre appui pour remettre les familles en contact. Auriez-vous un bilan humain des personnes encore portées disparues, pas uniquement sur les Antilles françaises ? Ces données nous seraient utiles.

M. Philippe Testa. Nous pourrons vous transmettre tous les cas qui nous ont été remontés, et vous dire ce que nous avons fait. Mais nous n’aurons pas les chiffres d’ensemble, nous n’avons connaissance que des signalements qui nous ont été faits.

Mme la présidente Maina Sage. Nous vous remercions pour votre temps et vos actions, qui sont fondamentales pour venir en soutien aux autorités. Je sais, pour revenir des Antilles, que votre action a été très appréciée, nous en avons beaucoup entendu parler sur place. Il nous paraît essentiel, dans ce type d’événements majeurs, de pouvoir compter sur une aide internationale telle que vous l’organisez.

Laudition sachève à quatorze heures quarante-cinq.

 


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20.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Latger, directrice du Centre hospitalier Rives de Seine et membre du bureau de la Conférence nationale des directeurs de centre hospitalier (CNDCH), et de M. Alexandre Mokédé, responsable du pôle Organisation sanitaire de la Fédération hospitalière de France (FHF) et de la Direction générale de l’offre de soins au Ministère des affaires sociales et de la santé

(Séance du mardi 20 mars 2018)

Laudition débute à seize heures.

M. Yannick Haury, rapporteur. Mme la présidente Maina Sage, retenue en séance publique, va nous rejoindre dans quelques instants. Elle m’a demandé d’ouvrir nos travaux. Je vous remercie de votre présence et de la contribution que vous allez nous apporter sur une série de questions que je reprends.

Comment est organisée, dans les hôpitaux, la réponse aux alertes résultant d’événements climatiques majeurs ? Des plans d’urgence sont-ils formalisés ?

Existe-t-il des plans spécifiques dans les zones littorales et dans les territoires ultra-marins ?

Quelles sont les opérations-type planifiées en cas de survenue d’un événement climatique majeur ? Quelle est l’articulation entre les différents acteurs – ministère de l’Intérieur, préfectures, services de secours, hôpitaux, collectivités locales ?

Quelle est l’articulation entre les hôpitaux et l’agence Santé publique France ?

Les plans de crise des événements climatiques majeurs ont-ils été modifiés à la suite des tempêtes ou ouragans comme Xynthia et Irma ?

Pouvez-vous analyser la gestion de la crise lors des ouragans de cet automne ? Quels enseignements en tirez-vous et que pourrait-on encore améliorer ?

Quelles sont vos recommandations pour améliorer la gestion des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ?

Mme Catherine Latger, membre du bureau de la Conférence nationale des directeurs de centre hospitalier. Je vous remercie. Je suis directrice du centre hospitalier Rives de Seine, qui regroupe les trois établissements de Neuilly, Courbevoie et Puteaux. En qualité de directrice de la qualité et de la gestion des risques dans d’autres établissements, notamment dans le sud de la France, j’ai eu à traiter des questions que vous soulevez.

Alexandre Mokédé, responsable du pôle « organisation sanitaire » de la Fédération des hôpitaux de France (FHF), et moi-même, vous remercions d’avoir associé la communauté hospitalière à vos réflexions. Nous allons essayer d’y contribuer, sans être exhaustifs bien sûr, et nous restons à votre disposition pour apporter des compléments.

Vous nous interrogez en premier lieu sur la réponse de nos établissements en cas de risque climatique majeur. Ils sont mobilisés depuis toujours pour faire face aux risques majeurs sur un enjeu essentiel, la continuité de fonctionnement des installations hospitalières au service de la population. Faire face à des événements ou des risques climatiques majeurs qui pourraient interrompre cette continuité est donc une préoccupation à laquelle, depuis longtemps, nos établissements ont essayé de trouver les réponses les plus adaptées.

Ces vingt dernières années, certains événements ont conduit à des changements. En 1999, une tempête a frappé l’ensemble du territoire et, on s’en souvient moins, un épisode cévenol violent a fait une trentaine de morts dans l’Aude et les Pyrénées-Orientales. L’arc méditerranéen est, malheureusement, souvent frappé par de tels événements climatiques majeurs : on y en a dénombré une quinzaine en quinze ans et ils ont fait plus de 200 morts depuis 1988. Les communautés hospitalières sont donc tout à fait sensibles à cette éventualité. Ainsi, le centre hospitalier universitaire (CHU) de Nîmes, pourtant situé à une cinquantaine de kilomètres à l’intérieur des terres, a été touché en 1988 ; la reconstruction s’est alors faite sur un site en hauteur, mieux protégé. Depuis 1999, donc, sur l’ensemble du territoire national, la sensibilité aux événements climatiques s’est accrue et les hôpitaux ont intégré progressivement le risque climatique dans leurs plans de gestion des risques et dans leurs plans blancs – les plans de mobilisation de la communauté hospitalière en cas d’événement majeur.

Ensuite, la dramatique canicule de 2003 a engendré, localement et de la part de l’État, un effort considérable pour mobiliser les ressources et les établissements et inscrire dans les plans blancs des mesures spécifiques, à savoir une anticipation de l’alerte, l’identification du type d’alerte, puis la mobilisation adaptée.

En ce qui concerne les réponses à une alerte, les établissements hospitaliers ont à faire face à un triple enjeu. Le premier est, je le répète, d’assurer la continuité de fonctionnement et, le cas échéant, accueillir des victimes ainsi que des sinistrés. Ainsi en 2005, suite à des inondations dans le Sud-Est, le CHU de Nîmes a eu à accueillir, en trois jours, 900 « naufragés de la route » que la société d’autoroute dirigeait vers nous. Il fallait ensuite, beaucoup de membres du personnel ne pouvant rentrer chez eux, organiser leur activité sur place et la relève. Il fallait enfin maintenir les moyens nécessaires pour traiter les blessés et victimes potentielles de l’événement climatique. Une telle mobilisation repose d’abord sur les propres forces de la communauté hospitalière : ainsi, les plans blancs contiennent des volets propres à des risques spécifiques, par exemple en zone littorale. Mais elle se fait aussi, et c’est très important, en coordination avec les services locaux, communaux, et ceux de l’État. En tant qu’opérateurs, un autre enjeu pour nous est de recevoir l’information aussi tôt que possible, d’être mobilisés au bon niveau et aussi de ne pas être « oubliés » dans la chaîne de mobilisation globale. Cela tient en partie à notre autonomie : nous sommes des établissements publics et non des services de l’État. Cette autonomie, nous la vivons comme une force. Mais il peut aussi arriver que cela pose un problème de coordination avec d’autres opérateurs, par exemple les pharmacies de ville. Pendant l’ouragan Irma, la pharmacie de Basse-Terre à la Guadeloupe a fermé sans en avertir l’hôpital. Les patients qui avaient besoin de médicaments se sont alors adressés au centre hospitalier de Basse-Terre. Ces petits retards ou défauts momentanés de communication sont en général réglés correctement, car les hospitaliers ont le réflexe de rendre compte et d’aller au-devant de l’information. Néanmoins, il convient d’assurer tous ensemble une coordination efficace.

M. Alexandre Mokédé, responsable du pôle « organisation sanitaire » de la Fédération hospitalière de France. Comme Catherine Latger, j’insiste sur l’enjeu majeur pour les établissements hospitaliers : garantir la continuité du service public. Cela nécessite, d’une part, de faire preuve de résilience, c’est-à-dire de la capacité à assurer un fonctionnement « normal » malgré l’événement climatique, en ce qui concerne les capacités d’hospitalisation, de mobilisation des personnels et des ressources en matériel, et les nécessités de base – accès à l’électricité et à l’eau. Cela nécessite d’autre part de faire face à un afflux massif de victimes directes et indirectes, sans trop perturber le fonctionnement des services.

J’en prendrai deux exemples. S’agissant de résilience, à Saint-Martin une grande partie des capacités hospitalières a été détruite, ce qui ne permettait plus de prendre en charge, outre les blessés, l’activité normale. Il a donc fallu mettre en place toute une organisation pour évacuer les blessés et les malades. En revanche, à la Martinique, le cyclone n’a pas endommagé les capacités hospitalières, mais en raison des conséquences du cyclone Irma à Saint-Martin et à la Guadeloupe, ainsi que de victimes possibles à la Martinique, se préparer à un afflux plus important de patients nécessitait de mobiliser toutes les ressources. On a dû s’interroger sur un transfert de personnels vers la Guadeloupe et Saint-Martin, pour des spécialités « rares » comme les anesthésistes, les urgentistes, les infirmiers, tout en maintenant la capacité de traiter les urgences « normales » à la Martinique. C’est là qu’intervient la mobilisation de l’agence Santé publique France, comme vous l’avez mentionné dans l’une de vos questions.

C’est sur ces enjeux essentiels que les acteurs de terrain nous ont alertés : d’abord sur la nécessité de la résilience, c’est-à-dire de la capacité de l’établissement à assurer la continuité de sa mission malgré l’événement climatique ; puis sur la capacité d’anticipation, ce qui n’est pas aisé. Ainsi, on pouvait anticiper l’arrivée du cyclone Irma, mettre en place des plans, mais on ne pouvait pas anticiper son ampleur et la situation qu’il allait créer. Ils ont insisté ensuite la nécessité d’une bonne coordination avec les acteurs locaux. Elle est assurée, actuellement, par le centre opérationnel départemental (COD), ainsi que par les agences régionales de santé (ARS) et les préfectures de zone ; elle concerne l’ensemble des services de l’État et, en quelque sorte, l’hôpital se situe en bout de chaîne, comme un prestataire devant assurer la continuité des services sanitaires de même que la direction de l’équipement assure celle des services routiers, essentiels pour que les victimes ne restent pas isolées. Enfin, ils ont mis l’accent sur la réactivité, ce qui suppose en premier lieu de prendre les décisions à l’échelle la plus pertinente. La population de Saint-Martin a pu avoir l’impression que certains acteurs avaient constamment vingt-quatre heures de retard, ce qui peut tenir au fait que la chaîne de commandement est un peu lente à mobiliser. À l’échelle nationale, quand il faut référer au ministère pour chaque décision, l’obtenir en vingt-quatre heures, c’est peu. Mais sur le terrain, où la prise en charge des malades et des victimes exige de réagir minute par minute, heure par heure, vingt-quatre heures c’est beaucoup trop. La coordination doit pouvoir être faite au niveau local et les acteurs au plus près du terrain doivent pouvoir prendre des microdécisions. C’est encore plus vrai dans des zones éloignées d’outre-mer, où il faut que les acteurs sur place puissent être des décisionnaires.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous prie d’abord d’excuser mon retard, et je vous remercie pour ces premiers éléments de réponse.

Vous avez mentionné l’expérience vécue avec le cyclone Irma. Diriez-vous qu’il y aura un « avant » et un « après » Irma ? Avez-vous modifié certaines procédures internes ? J’ai bien entendu que, par une sorte de principe de subsidiarité, la prise de décision devait se faire plus localement pour une meilleure réactivité. Pouvez-vous, également, indiquer les pistes d’amélioration que vous envisagez en prévision de la prochaine saison cyclonique, qui approche ?

Je retiens aussi la nécessaire coordination entre acteurs locaux. Lors de notre mission aux Antilles, nous avons rencontré les responsables de l’ARS pour la Guadeloupe et la Martinique et constaté qu’il pouvait y avoir des différences d’organisation. Il est vrai qu’à la Martinique joue également le niveau régional. Quelles améliorations pensez-vous apporter dans ce domaine en vue d’événements futurs ?

Enfin, j’aimerais que vous fassiez le point sur la situation à la Guadeloupe. Pendant le cyclone, l’île a accueilli les évacués de Saint-Martin. Puis l’hôpital a été la proie d’un incendie. Dans quel délai va-t-on pouvoir remettre l’établissement à neuf, quels moyens y sont affectés, quelles solutions intermédiaires ont été mises en œuvre ? Il faut gérer le quotidien, mais aussi se préparer à la saison cyclonique dans quelques mois.

Mme Catherine Latger. Sur ce dernier point, nous ne pourrons vous répondre complètement aujourd’hui. Sans doute votre mission pourra-t-elle auditionner utilement, même à distance, M. Pierre Thépot, le directeur général du CHU de Pointe-à-Pitre, et Mme Marie-Lilian Malaviolle, la directrice du centre hospitalier de la Basse-Terre. Ils se mobilisent depuis l’incendie pour renforcer une complémentarité naturelle qui a déjà fonctionné lors du cyclone Irma : à ce moment-là, les dégâts ont été un peu plus importants à la Basse-Terre qu’au CHU. Mais celui-ci fut ensuite victime de l’incendie, qui a entraîné le report d’un nombre important de patients. D’après les échanges que j’ai eus, notamment avec Mme Malaviolle, il s’agit d’une complémentarité au long cours. Sans entrer dans les détails techniques, la situation des locaux touchés par l’incendie fait l’objet d’une concertation entre le ministère des Outre-mer, celui de la Santé et les établissements de Guadeloupe. Elle nécessite qu’on prenne des décisions lourdes : déménagement complet ou partiel, mesures de protection de la santé des personnels dans une zone incendiée, etc. À titre personnel et de représentante de la Conférence nationale des directeurs de centre hospitalier (CNDCH), je ne peux entrer dans les détails. Nous pourrons demander aux deux directeurs de vous adresser une contribution écrite. En tout cas, la complémentarité est très forte entre les établissements de Guadeloupe. Ils ont une grande habitude d’anticiper les événements, que ce soit des phénomènes climatiques ou les mouvements sociaux qui paralysent parfois une partie de leur activité. Dans le cadre des deux groupements hospitaliers de territoire auxquels ils appartiennent, ils mènent aussi des actions concrètes au bénéfice des patients à risque et notamment des malades chroniques, du fait de l’impossibilité d’utiliser une partie des locaux du CHU.

Peut-on parler d’un « avant » et d’un « après » Irma ? Sur un plan très pratique, les établissements ont dû prendre des mesures techniques pour mieux protéger certains éléments, notamment à Basse-Terre où il a fallu renforcer une partie des portiques des urgences qui avaient été arrachés. La question se pose d’ailleurs, plus globalement, pour tous les établissements confrontés à la possibilité de risques climatiques. Si l’on veut se prémunir de façon plus importante contre ces derniers, il faut, au niveau de chaque ARS, se poser la question des moyens d’investissement supplémentaires. Un cyclone d’amplitude majeure comme Irma pose de nouvelles questions techniques aux ingénieurs et spécialistes. Mais l’établissement, qui gère son budget de manière autonome, peut se trouver dans l’impossibilité de faire plus d’investissements dans ce domaine. Il faut donc faire le point dans chaque zone à risque, qu’il s’agisse de l’outre-mer, des littoraux ou d’autres : la récente crue de la Seine a obligé à évacuer en partie le centre hospitalier intercommunal de Meulan-Les Mureaux. Or, c’était la deuxième en trois ans. La multiplication de ces événements climatiques majeurs doit conduire à s’interroger sur les investissements à entreprendre dans les établissements de santé concernés pour qu’ils puissent assurer leur mission.

M. Alexandre Mokédé. Y aura-t-il un « après » Irma ? Nous le verrons, si je puis dire, lors du prochain cyclone ! Encore une fois, on ne peut anticiper l’ampleur de celui-ci. Une fois qu’il aura eu lieu, on pourra vraiment dire si l’on avait tiré toutes les leçons de l’épisode Irma. Pour le moment, les établissements travaillent à actualiser leur plan cyclone et à renforcer les liens avec leurs partenaires sanitaires. Par exemple, le directeur du centre hospitalier de Saint-Martin a insisté sur la nécessité d’avoir un lien plus fort avec l’ensemble des acteurs sanitaires du territoire – Catherine Latger a mentionné le cas des pharmacies d’officine. Chacun doit pouvoir dire ce qu’il fait à quel moment et les informations doivent être transmises aux autres, ce qui demande un travail en amont. Il faut que les acteurs qui seront amenés à travailler ensemble en période de crise se connaissent déjà très bien avant la crise. Ces rapports sont en train de se construire et de se renouveler. Il est certain que l’absence de stabilité dans les équipes administratives et hospitalières est cause de difficulté. Quand arrive la crise, une personne avec laquelle vous aviez tissé des liens pendant plusieurs années peut ne plus être en place. Pour le dire très clairement, quand on ne connaît plus le sous-préfet ou le commissaire, il est parfois plus difficile de prendre en charge, ensemble, l’événement. Il faut donc construire une vraie communauté de travail des acteurs des services publics et des services sanitaires sur le territoire pour savoir qui fait quoi à quel moment et le faire savoir à tous.

Deux autres éléments peuvent paraître plus surprenants, car on n’y pense pas spontanément. D’abord, il y a le problème de la sécurité dont les acteurs, en Martinique et à Saint-Martin, auraient souhaité qu’il soit pris en charge avec plus de fermeté, de volontarisme de la part de l’État. Selon certains même, l’armée aurait pu intervenir plus fermement. Il était en effet fondamental de rassurer les populations, et aussi les personnels soignants : le directeur du centre hospitalier de Saint-Martin m’a ainsi raconté que certains membres du personnel ne voulaient plus venir au travail parce qu’ils gardaient leurs maisons – à l’inverse, certains avaient peur d’être agressés s’ils rentraient chez eux. De façon plus surprenante, le problème s’est posé dans les mêmes termes en Martinique. Le chef de service des urgences chargé de la gestion de crise du CHU de Martinique, que vous pourrez consulter, pense également qu’il aurait fallu avoir une approche plus ferme de la question sécuritaire.

Se pose ensuite la question du traitement international de la crise. Dans le cadre du principe de subsidiarité, selon les acteurs de la Caraïbe – je n’ai pas encore de retour de La Réunion ou de Polynésie – des crises comme celle qu’a provoquée Irma peuvent difficilement être traitées à l’échelle française. Il faudrait avoir une collaboration plus étroite avec Sint-Maarten – la partie néerlandaise de Saint-Martin – et l’ensemble des pays de la Caraïbe. Paradoxalement, du fait de leur rattachement à la métropole, les îles françaises sont isolées au sein de la Caraïbe et travaillent relativement peu avec leurs voisins immédiats. À la limite, je dirai que la liaison est plus facile avec Bordeaux qu’avec Sint-Maarten, la Dominique ou Sainte-Lucie. Pour les professionnels, il faudrait rompre cet isolement. Il existe deux possibilités : soit intégrer dans la cellule de gestion de crise un représentant du ministère des affaires étrangères qui pourra décider en matière de coopération transfrontalière, soit, en se référant au principe de subsidiarité, donner plus d’autonomie aux acteurs locaux pour nouer ces collaborations.

M. Yannick Haury, rapporteur. Lors de son audition, le directeur de l’hôpital de Saint-Martin a aussi mentionné ce problème de sécurité, et la difficulté qu’il a eue à obtenir les militaires qu’il souhaitait y voir affecter. L’hôpital n’était pas associé au COD. Son directeur pense que, si son représentant avait participé chaque matin à la réunion commune, il aurait pu apporter sa contribution. Par ailleurs, la consigne est d’évacuer de façon systématique les patients, sauf ceux que leur état de santé ne permet pas de transférer. Ne faudrait-il pas plutôt laisser un pouvoir d’appréciation aux instances de l’hôpital ? À Saint-Martin, après l’ouragan, on s’est trouvé avec des capacités d’accueil non utilisées. Il faut dire aussi que d’emblée, la population a considéré que l’hôpital était un lieu de refuge.

Enfin, à la Guadeloupe – mais pas à Saint-Martin –, on a fait valoir qu’une disposition réglementaire interdisait à l’hôpital de délivrer des médicaments à des patients extérieurs. On a suggéré de revoir la réglementation pour qu’en cas d’événement majeur, la pharmacie d’hôpital puisse suppléer les pharmacies d’officine fermées.

Mme Catherine Latger. Vous abordez la question du fonctionnement de l’hôpital, la vision que les services de l’État ont de leur rôle et de la façon dont les décisions peuvent être prises.

Les 1 200 établissements sur le territoire sont désormais bien mieux reliés entre eux qu’ils ne l’étaient il y a dix ans. En outre-mer et dans les zones littorales, des dizaines d’entre eux sont susceptibles d’avoir à faire face à des risques majeurs, et dans leur cas la rapidité de décision est essentielle, car comme le disait Alexandre Mokédé, quelques minutes de retard peuvent être critiques et aggraver les choses. Ici se pose une difficulté. L’autonomie des établissements, qui fait leur force, permet certes aux professionnels de décider entre eux de la meilleure réponse à apporter pour assurer la continuité du service à la population. Mais cela suppose qu’il y ait eu, auparavant, quand ils ont élaboré leur plan de crise, suffisamment d’occasions d’échanger avec les autres opérateurs.

Vous citiez le cas de la permanence des soins ambulatoires par les pharmacies d’officine, mais il en serait de même – je ne sais si cela a été le cas – avec les médecins de ville et les soins infirmiers. Il faut donc voir comment inclure ces professionnels, en particulier en période de crise, dans la construction des actions de prévention et de traitement. Sans doute dans de nombreux plans y a-t-on pensé, mais ce n’est pas systématique. Cela repose, comme souvent, sur le bon sens des acteurs, qui est un élément de base de la gestion de crise : nous faisons confiance aux communautés pour définir ensemble les mesures nécessaires. Mais pour reprendre l’exemple de Basse-Terre, les urgences se sont trouvées en difficulté quand l’officine a fermé, comme il est normal et prévu qu’elle le fasse en cas d’alerte rouge, mais sans que l’information soit diffusée, ce qui a causé un moment de flottement. Il vaut certainement la peine de faire de cette coordination des acteurs une priorité dans l’élaboration en commun des plans de gestion des risques.

M. Alexandre Mokédé. Sur le plan réglementaire en effet, les pharmacies d’hôpital sont des établissements à usage intérieur, c’est-à-dire qu’elles ne délivrent de médicaments que pour les personnes hospitalisées. Il existe certes un certain nombre de dérogations, mais je ne peux affirmer que cela couvre les cas de crises sanitaires majeures, pendant lesquelles il leur serait permis de délivrer des médicaments à des patients extérieurs. Il faudra vérifier précisément. C’est peut-être bien là la difficulté dont vous ont fait part les acteurs sur place.

M. Yannick Haury, rapporteur. À votre avis, faut-il mieux organiser le suivi sanitaire des réfugiés climatiques comme ceux qui ont afflué de la Dominique en Guadeloupe ?

Mme Catherine Latger. En effet, outre la gestion pratique des crises au sens strict, d’autres préoccupations se font jour, et la gestion des réfugiés climatiques en est une. On touche ici à la conception des missions de l’hôpital en temps normal ou en temps de crise. Il faut en traiter à un niveau réglementaire adéquat pour que cette gestion soit identifiée comme une des missions de l’hôpital, que des moyens soient disponibles et qu’on puisse y avoir recours le moment venu.

Sans être nous-mêmes médecins, nous pouvons relayer la préoccupation des professionnels, qui veulent pouvoir faire face à l’émergence éventuelle de maladies en raison de l’altération des conditions de vie et d’habitat habituelles et de la destruction des réseaux d’électricité et d’eau potable. Il en est traité dans les plans d’urgence, mais sans doute faut-il actualiser la réglementation afin d’organiser la mobilisation de tous les acteurs à ce sujet.

La gestion des réfugiés climatiques exige aussi une coordination. Pendant la phase aiguë de la crise, l’hôpital joue tout son rôle pour traiter les blessés, prévenir les infections, permettre l’accès à l’eau ; mais ensuite, il n’est pas armé pour les prendre en charge. Or les professionnels en ressentent la nécessité, d’autant que, si l’on en croit les prévisions du GIEC et de tous les climatologues, de tels phénomènes vont s’amplifier, en intensité et en durée. Les dévastations à Saint-Martin ont atteint un niveau inégalé jusque-là. Mais il faut pouvoir transformer les rouages des opérateurs de santé et du ministère de l’Intérieur, pour passer à un cran supérieur et construire ensemble un autre cadre. Il faut mieux structurer et assurer la cohérence de la loi s’il le faut et de la réglementation à disposition des communes et des préfectures, pour entraîner l’hôpital dans une chaîne de l’action, car il ne peut assumer cette action seul.

Mme la présidente Maina Sage. Vous avez abordé une réflexion plus globale, à propos par exemple des investissements à prévoir pour mieux préparer le monde hospitalier à ce type d’événements. S’agissant des moyens humains, la formation initiale intègre-t-elle actuellement cette dimension ? Lors de notre visite aux Antilles, on nous a indiqué qu’autrefois il était obligatoire de passer un diplôme universitaire de gestion des risques naturels, et que ce n’est plus le cas. Il existait aussi une capacité en droit dans ce domaine. Certains ont souhaité que cela fasse partie de la formation des personnels de santé avant qu’ils soient nommés ou mutés dans ces zones très exposées non seulement aux cyclones, mais à l’éruption volcanique, au risque sismique, au tsunami. Aborde-t-on déjà ces sujets dans la formation initiale et continue ?

Enfin, je sais qu’on a mené très activement une lutte antivectorielle, qui a permis d’éviter les épidémies après Irma. Reste que dans de nombreux sites que nous avons visités, des habitations détruites et restées en l’état, des piscines aussi, sont autant de gîtes à moustiques. Il est vrai que la responsabilité des propriétaires est aussi en jeu. Mais pensez-vous qu’on puisse envisager une action de niveau national pour leur rappeler leur responsabilité et peut-être engager des moyens hors du commun pour assainir ces endroits qui peuvent favoriser le risque épidémiologique lors de la prochaine saison cyclonique, c’est-à-dire dans six mois ?

Mme Catherine Latger. Il n’est guère surprenant, en effet, de constater une certaine latence dans la période qui suit l’événement. Pensons au temps qu’il a fallu, en métropole, pour que les zones touchées par la tempête de 1999 se rétablissent et pour reconstituer les forêts. Il en est allé de même après la tempête Xynthia. En tant que représentants de la communauté hospitalière, nous ne sommes pas vraiment en état de dire pourquoi il en est ainsi. En revanche, nous adhérons volontiers à votre suggestion qu’il y ait une mobilisation des responsabilités individuelles au niveau local, mais aussi donner priorité à des actions « coup de poing ». C’est vrai en particulier pour la lutte contre la prolifération des moustiques qui, depuis plusieurs années, ont été responsables aux Antilles de crises importantes, avec le chikungunya, la dengue, le virus zika. Le monde hospitalier, qui intervient au niveau de la réparation en quelque sorte, ne peut qu’encourager vivement de telles actions. Les spécialistes des maladies tropicales dans nos établissements ressentent un certain désarroi en constatant le temps qu’il faut pour traiter des problèmes. On le sait, les questions d’assurance jouent leur rôle. Et même dans un schéma global, quand les dévastations sont si importantes, on se demande par où commencer.

M. Alexandre Mokédé. S’agissant de la lutte antivectorielle, il faut effectivement agir à l’échelon local. À La Réunion, à la Martinique et en Guadeloupe, les ARS ont mené des campagnes dans des media locaux sur la nécessité d’éliminer les eaux stagnantes. Ce travail de prévention et de santé publique leur revient, mais les établissements s’y associeront car ils ont également pour mission de préserver la santé publique sur leur territoire. Nous en sommes d’accord, des actions marquées sont une bonne chose – sur le plan de la communication s’entend, car pour ce qui est de la coercition, j’ai quelque doute sur notre possibilité de contraindre les propriétaires à vider les piscines et autres lieux.

Mme la présidente Maina Sage. Il le faudrait pourtant.

M. Alexandre Mokédé. Il faudrait alors disposer des véhicules législatifs qui le permettent.

S’agissant de la formation, c’est toute la question de la culture du risque que vous soulevez. Pour la formation initiale, les maquettes sont nationales. Or il n’existe pas encore de culture du risque climatique, au niveau national. Je dois avouer que je ne crois pas trop à la possibilité d’une sensibilisation au risque cyclonique ou au risque sismique à cet échelon. De plus, les responsables de cette formation, doyens de faculté ou responsables des instituts de formation en soins infirmiers – les IFSI – considèrent déjà que les cursus sont très chargés et qu’il est difficile d’y ajouter d’autres modules.

En revanche, une idée très intéressante à explorer est d’offrir, là où il y a des risques particuliers, dans les DOM ou sur certains littoraux, une formation spécifique sur les risques qu’on peut avoir à prendre en charge dans les établissements. De là à former tous les personnels, surtout à un diplôme universitaire de gestion des risques climatiques, j’ai également des doutes. Dans les gros établissements comme le CHU de Martinique ou celui de La Réunion, ce ne serait pas soutenable pour l’organisation ni d’ailleurs, pour les professionnels. On peut peut-être envisager des modules particuliers ; dans ce cas il serait très important que ce soit en lien avec d’autres acteurs, car l’hôpital n’est pas le seul concerné. Une piste intéressante à explorer serait l’organisation de formations en commun avec les services préfectoraux, le service départemental d’incendie et de secours et la gendarmerie.

Mme Catherine Latger. Je partage cette idée qu’il faut plutôt organiser cela dans le cadre de la formation continue. Cela étant, on peut penser également à mieux sensibiliser aux risques urgents dans les établissements. Par exemple, un externe qui arrive dans un établissement à risque n’a pas forcément conscience du fait que l’hôpital est organisé pour faire face à des risques spécifiques. Mais parmi les obligations des établissements figure l’organisation d’exercices. Certes, la tension sur les effectifs rend de plus en plus difficile d’organiser cette mobilisation à grande échelle. Nous nous y astreignons cependant, car cela fait partie de notre mission. Ces exercices, sur les risques climatiques, mais aussi bien d’autres concernent au premier chef les équipes d’urgence qui peuvent y être confrontées – risques nucléaire, chimique, bactériologique. Mais la mission des établissements est aussi d’y sensibiliser au quotidien, même si ce n’est pas facile.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie tous deux pour cet échange très riche. Nous ne manquerons pas de vous informer des conclusions de notre mission afin de nourrir des pistes utiles en interne dans vos organisations, et peut-être aussi nous retrouver sur des propositions. Nous rendrons le rapport de nos travaux vers le mois de septembre très probablement. N’hésitez pas à nous faire parvenir des documents complémentaires. De notre côté, nous nous permettrons de vous interroger sur d’autres sujets au fur et à mesure de nos auditions.

Je laisse le mot de la fin à M. le rapporteur.

M. Yannick Haury, rapporteur. En fait, je voudrais seulement évoquer un sujet dont nous n’avons pas parlé, mais sur lequel on a appelé notre attention sur place, celui des algues sargasses. Mme la présidente et moi-même sommes allés visiter certains secteurs où des capteurs sont installés. Les représentants de l’ARS nous ont fourni leurs relevés : l’odeur qui se dégage est au-delà de ce qu’on peut imaginer et les populations s’inquiètent parfois de la présence d’hydrogène sulfuré. Le phénomène est très lié aux vents, qui peuvent aussi s’inverser. Mais une fois les algues accumulées dans une baie, elles n’en sortent pas. Ce type de problème n’est pas de même nature que les événements climatiques majeurs, mais il a aussi des conséquences et pour la population et pour le tourisme.

Laudition sachève à dixsept heures.

 


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21.   Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Costa, professeur des universités, Université de Caen Normandie, de M. Marc Robin, professeur des universités, Université de Nantes et de Mme Catherine Meur-Ferec, professeur des universités, Université de Bretagne Occidentale (Brest)

(Séance du mercredi 21 mars 2018)

Laudition débute à seize heures trente.

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, je suis heureuse d’accueillir pour cette audition M. Stéphane Costa, professeur des universités à l’université de Caen ; M. Marc Robin, professeur des universités à l’université de Nantes et Mme Catherine Meur-Ferec, professeur des universités à l’université de Brest.

Cette mission d’information a pour objectif d’étudier comment s’organisent les politiques publiques en matière d’anticipation et de gestion des crises causées par les événements climatiques majeurs, et leur impact, notamment en zone littorale. Comment s’organisent les localités, comment les populations sont alertées et préparées, et comment se fait la reconstruction postérieure ? Tous les sujets liés à la maîtrise du foncier, aux règles d’urbanisme ou de construction nous intéressent.

Nous avons souhaité rencontrer le monde de la recherche, les élus locaux et nationaux, et les services publics concernés par la sécurité et la prévision. C’est ce que nous avons commencé à faire au mois de janvier.

M. Yannick Haury, rapporteur. Notre mission souhaiterait savoir quel est l’impact des changements climatiques sur la formation, le développement, la fréquence et l’intensité des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ?

Pourriez-vous nous présenter les différents événements climatiques majeurs pouvant affecter les zones littorales françaises, en métropole et outre-mer ?

Quelles sont les conséquences des changements climatiques sur les impacts des événements climatiques majeurs dans les zones littorales : érosion, submersion, salinisation des sols ?

Quelles sont les zones littorales françaises particulièrement vulnérables aux événements climatiques majeurs ? Quelles sont, dans ces zones, les différentes caractéristiques de la vulnérabilité ?

Quel est l’impact de l’urbanisation sur la vulnérabilité des zones littorales ?

Quelles sont les actions et stratégies d’adaptation possibles pour mieux protéger les zones littorales ?

Pourriez-vous nous présenter les stratégies françaises d’adaptation au changement climatique en zone littorale ? Quels sont les différents leviers à actionner ? Existe-t-il des exemples prometteurs d’adaptation, mis en œuvre en France ou à l’étranger, dont il faudrait s’inspirer ?

Pourriez-vous nous présenter les conséquences des retards pris dans les stratégies d’atténuation et d’adaptation pour les générations futures ? Quelles sont les limites de l’adaptation si l’ampleur et le rythme des changements climatiques augmentent, dans les différentes zones concernées ?

Quelles recommandations peut-on tirer de ces connaissances pour les décennies à venir ? Quelles seront les orientations prioritaires de la recherche ?

Comment aller plus loin pour faire de l’océan et des zones littorales une priorité dans le champ des problématiques traitées par les négociations climatiques ?

M. Stéphane Costa, professeur à luniversité de Caen-Normandie. Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je pense que ces questions vont se poser tout au long de vos auditions, et qu’il ne sera évidemment pas possible d’y répondre totalement.

Notre communication va se faire à trois voix avec mes collègues, et l’objectif de cette présentation est de vous fournir quelques éléments sur les relations littoral/forçage climatique majeur, d’identifier les manques pour comprendre le fonctionnement de ce système complexe qu’est le littoral, et d’expliquer comment la recherche s’organise aujourd’hui pour essayer de répondre à ces questions, et ce à trois niveaux. Nous espérons pouvoir ainsi aider efficacement aux politiques publiques.

Nous venons d’une unité mixte de recherche multisites du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), appelée LETG – pour « littoral-environnement-télédétection-géomatique ». Son objet central est la recherche sur le littoral. Elle regroupe plusieurs universités : Amiens, Brest, Caen, Dinard, Nantes et Rennes. En ce qui me concerne, je viens du laboratoire de Caen, où nous travaillons sur l’évolution des paysages actuels et passés, et les risques induits, aussi bien sur les milieux littoraux que sur les milieux continentaux.

Les risques climatiques majeurs génèrent des aléas, principalement l’érosion côtière et l’inondation par la mer. Ces inondations se font par brèche des ouvrages ou des dunes, ou encore par le franchissement de paquets de mer. Dans ces deux premiers cas, les plages ne jouent plus leur rôle de tampon protecteur contre la houle de tempête. Il en résulte que la dissociation entre érosion et submersion, que l’on retrouve trop souvent dans les outils réglementaires, est une erreur. Les débordements de quai sont le troisième type d’inondation.

Ces phénomènes ne sont pas récents, on trouve des récits de submersions marines dans de nombreux écrits historiques. Une thèse réalisée à Caen en 2016 par Suzanne Noël s’est intéressée aux dommages subis par les sociétés littorales entre 1700 et 1940. Elle montre très clairement que les dommages vont crescendo sur les façades qui ont fait l’objet d’une appropriation parfois inconsidérée par l’urbanisation. Dans d’autres secteurs, il y a eu des événements dévastateurs qui n’ont pas été observés au XIXe ou au XXe siècle.

Les phénomènes d’érosion semblent s’accentuer, alors que les forçages ne semblent pas augmenter en fréquence ni en intensité. Cela tient à trois raisons. Tout d’abord, la littoralisation – c’est-à-dire l’appropriation de la bande côtière fragile et dynamique par les biens, les personnes et les activités– accentue la sensibilité à ces phénomènes atmosphériques. Ma collègue Catherine Meur-Ferec développera ce point. La deuxième raison est l’épuisement du stock de sédiments hérité de la dernière période glaciaire. Cette crise sédimentaire explique la baisse d’efficacité des formes d’accumulation contre l’assaut des houles de tempête. Enfin, les actions anthropiques participent également à l’épuisement de ce stock, je pense notamment aux ruptures du transit sédimentaire et aux extractions de sédiments.

Nous avons réalisé un inventaire des submersions de tempête en Manche au cours des soixante dernières années. Nous avons connu de très forts dégâts sur cette période, or il n’y a jamais eu concomitance parfaite de la surcote, du pic de tempête, du pic de marée et du passage du front froid – tous facteurs responsables de l’amplitude des franchissements par la mer. Autrement dit : jusqu’à présent, nous avons eu de la chance. Si nous avions connu une conjonction de ces facteurs, il est fort probable que les événements destructeurs auraient entraîné encore plus dégâts, et la hauteur d’eau aurait été supérieure de plusieurs dizaines de centimètres. Bien évidemment, ce type de discours ne passe pas bien auprès des élus, qui sont souvent dans le déni.

Pour lutter contre cette attitude de déni, nous menons un projet afin de faciliter l’appropriation des connaissances sur les aléas de submersion marine par les élus, grâce à la réalité virtuelle, financé par la Fondation de France et la région Normandie. Ce projet permet d’immerger les élus – si vous me permettez l’expression (Sourires) – dans une salle en réalité virtuelle où l’on rejoue avec eux la tempête historique qui a été observée sur leur territoire. Puis nous leur montrons cet événement historique avec une élévation du niveau des mers d’un mètre. Nous ne nous arrêtons pas là : ensuite, nous les faisons se promener dans la ville côtière potentielle de demain ou après-demain, toujours à l’aide de la réalité virtuelle, et en relation avec nos collègues du Conservatoire du littoral, des urbanistes et des architectes. Nous souhaitons leur montrer qu’il y a encore un champ des possibles, et même si ce n’est pas forcément le modèle de ville qu’ils vont choisir, nous leur montrons que leur commune peut encore être attractive.

Je serai très rapide sur les phénomènes d’érosion côtière des falaises, car elles sont des formes d’érosion, elles ne peuvent que reculer. Et le recul n’est pas uniquement lié aux impacts marins, notamment aux tempêtes, mais aussi à des processus continentaux comme le ruissellement, l’infiltration et l’alternance entre gel et dégel.

Je vais plutôt centrer mon propos sur le deuxième type de côte : les plages et les dunes d’accumulation. Ces plages et ces dunes ont une capacité d’ajustement, avec les forçages que sont la houle, la marée, les courants qui leur sont associés, et le vent. La dynamique littorale est le résultat d’un rapport de force subtil entre un volume de sédiments et des processus d’érosion. Ces plages et ces dunes ont une capacité d’ajustement à différentes échelles de temps.

À l’échelle instantanée, par exemple celle d’une tempête, on peut constater des phénomènes d’érosion. Mais après quelques semaines ou quelques mois, un retour à l’équilibre antérieur se fera. Le système « plages-dunes » peut donc connaître alternativement des phases d’érosion et d’accumulation tout à fait normales ; on parle de degrés de liberté, de respiration de la forme. Le fonctionnement des milieux est fondamentalement non linéaire dans le temps et l’espace, ce qui le rend très complexe à modéliser.

Autre échelle d’ajustement : sur des temps longs, les formes ont la capacité de s’adapter à une transgression marine, une élévation du niveau des mers, en roulant sur elles-mêmes, vers l’intérieur des terres.

Le problème est qu’aujourd’hui ces ajustements instantanés ou sur le temps long sont réduits, voire interdits, par la mise en place d’ouvrages de défense contre la mer qui vont localement exacerber l’érosion, voire les phénomènes de submersion, alors même qu’ils sont prévus pour nous protéger. En outre, plages et dunes peuvent disparaître : autrement dit, les communes perdent ce facteur d’attractivité de leurs territoires.

Des inconnues demeurent, faute de données. Certes, il existe de très nombreuses études de grande qualité, mais elles sont souvent faites à des échelles très locales, sur des pas de temps trop courts, avec des techniques et des méthodes hétérogènes, des récurrences de levées limitées, une accessibilité parfois restreinte aux données. Tout cela fait que nous ne pouvons pas comparer les informations. On nous demande de comprendre le film de l’évolution du littoral, mais nous n’avons que quelques séquences de ce film, et nous ne savons pas si elles sont représentatives. Certaines de ces séquences sont étudiées avec une loupe, d’autres avec un microscope, et on nous demande de connaître la fin du film : c’est impossible.

Le problème est que cette imprécision scientifique peut aboutir à une imprécision lors de la prise de décisions politiques. Mais la recherche tente de s’organiser, de façon assez récente, et à trois niveaux scalaires au moins.

Le premier de ces niveaux scalaires est celui de la recherche académique. Depuis 2014, le CNRS, et notamment l’Institut national des sciences de l’univers, a créé les services nationaux d’observation, qui rassemblent vingt et une universités sur trente sites-ateliers répartis sur tous les littoraux. Ils tentent d’organiser sur le long terme l’acquisition, la collecte et la mise en cohérence de données sur la dynamique côtière.

Le deuxième niveau scalaire est la région, avec la création récente d’observatoires régionaux du littoral, qui se développent. Nous allons vous en présenter deux exemples, Mme Meur-Ferec vous en présentera un troisième. Ces observatoires font suite aux transferts de compétences vers les collectivités, la dernière en date étant la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI). Les collectivités territoriales ont décidé de prendre en charge ces éléments pour avoir les connaissances permettant de développer leurs propres politiques locales. De plus, des risques croissants ont entraîné un besoin de connaissances, essentielles pour gérer ces problèmes à l’échelle locale. L’intérêt de ces observatoires régionaux est de développer la coopération nécessaire entre l’État, les collectivités, les établissements publics, pour la connaissance et afin d’alimenter les politiques publiques.

Le premier exemple d’observatoire régional est le Réseau d’observation du littoral normand et des Hauts-de-France, dont l’originalité tient à sa dimension interrégionale. Ce réseau a été créé en 2010, initialement avec les régions Haute-Normandie, Basse-Normandie et Picardie, et avec la collaboration du Conservatoire du littoral. Ce réseau est porté par un conseil scientifique qui réunit les acteurs des régions, les chercheurs, les établissements publics – Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM), Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) – et des groupes d’intérêt public. L’objectif de ce réseau est d’abord de faire un état de l’art : qui fait quoi, où, quand et comment ? Le but est de récolter de l’information, de l’homogénéiser et de la diffuser. Cette diffusion est faite par un atlas informatique en ligne, qui valorise l’ensemble des informations existantes. Cet outil a été voulu interopérable avec toutes les plateformes informatiques existantes, locales et régionales.

La diffusion et la valorisation de la connaissance passe aussi par des colloques et des séminaires scientifiques ouverts au plus grand nombre, des lettres d’information et des ateliers de terrain avec tous les acteurs, notamment les élus.

L’expérience montre que nous n’avons pas les données nécessaires pour organiser la réflexion de façon cohérente sur l’ensemble du littoral. Comme partout, il manque des informations. Il faut donc créer des données socle fiables, homogènes et récurrentes, pour suivre cette dynamique côtière. Le réseau a proposé à ses partenaires une stratégie de suivi topo-bathymétrique depuis le Mont-Saint-Michel jusqu’à la frontière belge. Cela a été rendu possible grâce au développement de nouveaux capteurs, les LiDAR – acronyme de Light Detection And Ranging, soit, en français : détection de la lumière et mesure à distance – aéroportés topo-bathymétriques. Il s’agit de scanners qui vont balayer le paysage continental, et aussi le paysage sous-marin, parce qu’il y a une relation entre ce qui se passe sur la plage et la dune et ce qui se passe sous l’eau, à faible profondeur. Ce développement technique, qui permet de voir au travers des eaux turbides de la Manche, a été déployé de la Baie du Mont-Saint-Michel jusqu’à la frontière belge par le SHOM, qui est partenaire du projet.

Autre originalité de ce projet, son approche partenariale multiple, puisqu’il regroupe les régions Normandie et Hauts-de-France, mais également l’État, les établissements publics tels que les agences de l’eau Seine-Normandie et Artois-Picardie, et l’Union européenne.

Les résultats se présentent sous la forme d’une carte, sur laquelle il est possible de zoomer très fortement, qui offre une information extrêmement fiable du Mont-Saint-Michel à la Belgique, sur un continuum allant de la terre jusqu’aux petits fonds. Ces données sont en open data total, et elles sont aujourd’hui extraites par les bureaux d’études qui réalisent des études diverses sur les risques naturels et par les services de l’État en charge des plans de prévention des risques (PPR) ou des programmes d’actions de prévention des inondations (PAPI). Ces données permettent de définir des types d’habitat naturel, des structures géologiques, le suivi du trait de côte, les volumes et les transferts sédimentaires entre la dune, la plage, les petits fonds et les zones inondables. C’est la donnée socle absolument indispensable pour prendre les bonnes décisions.

Le troisième niveau scalaire est l’échelle nationale, avec la mise en place de la stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte, portée par le ministère de la transition écologique, et qui résulte du Grenelle de la mer de 2009. Elle a été adoptée par le Gouvernement en 2012 et c’est la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) qui la porte au sein de ce ministère. L’objectif est d’améliorer la connaissance et sa diffusion pour alimenter les politiques publiques en matière de gestion du trait de côte.

L’un des principaux apports de cette stratégie nationale est la création d’un indicateur national qui permet d’avoir enfin une information homogène sur l’ensemble du territoire, métropolitain et ultramarin, concernant l’érosion côtière. La synthèse des connaissances sur les dynamiques côtières et les risques induits en France métropolitaine et dans les territoires ultramarins est en cours, le premier des dix fascicules a été publié hier, et les prochains le seront dans les mois à venir. De plus, un réseau des observatoires du littoral va mettre en ordre de bataille l’ensemble de ces observatoires régionaux afin de fédérer les suivis du littoral pour améliorer la connaissance des risques côtiers – dynamique et érosion côtières –, la diffuser et aider les politiques publiques.

En conclusion, je souhaite vous présenter deux petits textes historiques, parmi les centaines de textes retrouvés en Normandie dans le cadre de la thèse que j’ai évoquée précédemment. Le premier est un texte de 1885 de l’ingénieur des Ponts et Chaussées de Normandie qui se demande : « comment lutter contre un ennemi (la mer) qui ne cesse depuis plusieurs siècles d’être en guerre contre nous ! » Le second texte est une lettre au contrôleur général de 1753 : « (...) On a fait chaque année des réparations et de nouveaux ouvrages mais il n’a pas été possible d’en finir parce qu’il y a eu tous les ans de nouvelles réparations à faire (…) Les suppliants, épuisés par des dépenses et voyant les ouvrages détruits en la plus grande partie, ont demandé au Contrôleur général (...) de répartir sur le Royaume les sommes nécessaires pour la construction d’un ouvrage solide (...) »

J’ai un peu l’impression que l’histoire se répète !

M. Marc Robin, professeur à lUniversité de Nantes. Dans la droite ligne de ce que vient de dire mon collègue Stéphane Costa sur les observatoires régionaux, et en complément à ses propos, je me concentrerai sur l’observatoire des risques côtiers de la région Pays-de-la-Loire. C’est un observatoire récent, créé en 2016. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait rien avant cette date, mais nous essayons de coordonner les différentes actions sur l’observation des risques côtiers dans cette région, pour faciliter la prise de décisions.

L’observatoire a été créé avec l’ensemble des partenaires en région : services de l’État, collectivités, et un certain nombre de partenaires comme le BRGM ou l’Office national des forêts (ONF). Il fonctionne selon la logique du réseau des observatoires que vient d’exposer Stéphane Costa, et il est animé par l’Observatoire des sciences de l’univers de l’Université de Nantes. La gouvernance de cet observatoire réunit un comité technique et un comité de pilotage pour la prise de décisions.

Cet observatoire est structuré en cinq modules : le premier a vocation à compiler l’ensemble de l’information sur le risque côtier en région Pays-de-la-Loire, et il a achevé ses travaux. Le deuxième module est construit autour de la structuration de l’acquisition de l’information géographique complémentaire – j’en dirai un petit mot par la suite. Le troisième module est fondé sur l’histoire des risques, car il est nécessaire de reconstruire une mémoire des événements du territoire, sans laquelle il n’est pas possible de prendre de bonnes décisions. Le quatrième module est structuré autour d’outils de géotraitement, car si l’on sait compiler de l’information, il est beaucoup plus complexe de le faire pour créer des indicateurs intelligents au service des politiques publiques. Nous travaillons à proposer des solutions dont je vous parlerai par la suite. Enfin, le dernier module se consacre à la valorisation et la communication ; un site web vient d’ailleurs d’être mis en ligne.

Cet observatoire doit remplir un certain nombre de missions. J’en ai retenu six, cette liste n’est pas exhaustive. Il faut une base qui permette à l’ensemble des partenaires de se comprendre.

La compréhension des risques est la mission première d’un observatoire, avec la reconstruction d’une mémoire qui manque la plupart du temps. Nous voyons en effet que les catastrophes qui se produisent sont permises par l’absence ou la perte de cette mémoire.

La deuxième mission est de combler le manque important de connaissances actualisées sur le territoire. La prise de décision repose parfois sur certaines lacunes, ce qui peut être dramatique.

Troisièmement, il est nécessaire d’observer les aléas, sur différents pas de temps. La récurrence des tempêtes ne doit être étudiée seulement sur les dix dernières années, il faut remonter dans le temps pour avoir une meilleure connaissance de la périodicité d’une tempête, le rythme d’une surcote ou de l’érosion.

Le quatrième rôle que l’on peut attribuer à l’observatoire, c’est l’observation des enjeux : urbanisation, enjeux humains et non-humains. Si les aléas restent constants au cours de l’histoire, les enjeux varient considérablement. La montée des risques repose souvent sur l’extension, fréquemment incontrôlée, des enjeux en zone côtière.

Le cinquième rôle est la nécessité de construire des indicateurs pour produire des cartes de risques pertinentes et compréhensibles par l’ensemble des partenaires des observatoires et la population.

Enfin, tout ceci, doit être mis au service des politiques publiques.

Je voudrais illustrer ces différents rôles par de la cartographie ou des photographies, sans faire un discours théorique compliqué.

Tout d’abord, pour que chacun prenne conscience de la mémoire du risque, je voudrais revenir sur la tempête Xynthia et la submersion du Marais Poitevin.

La carte que je vous présente met en évidence la construction d’un territoire artificiel par la poldérisation de l’extrémité occidentale du Marais Poitevin depuis le XVIIIe siècle.


Les différentes prises, qui figurent en vert sur la carte, montrent le territoire conquis sur la mer. En l’espace d’une nuit, la mer a repris ses droits sur l’ensemble de ces conquêtes. On a progressivement oublié que l’on construisait sur des zones intertidales, protégées des submersions par des digues. Dans le contexte d’exploitation agricole intensive, les digues se sont révélées gênantes pour la circulation des tracteurs, et elles ont été arasées jusqu’à n’en laisser qu’une seule, face à la mer. Lorsque cette digue lâche, la mer reprend ses droits d’un coup. On construit une territorialisation en oubliant les mécanismes élémentaires des forces en présence. Cette situation est exemplaire d’une perte de la mémoire.

Pourquoi observer les risques côtiers en région Pays-de-la-Loire ? Cette région compte 386 kilomètres de côte et 197 000 hectares de zones basses, 140 kilomètres de côtes dunaires, 135 kilomètres de côtes poldérisées et 111 kilomètres de falaises. Ces côtes cohabitent avec de nombreux enjeux : 58 communes littorales regroupent 296 000 habitants ; l’urbanisation en zone basse à moins de 400 mètres du trait de côte regroupe 10 853 bâtiments, soit 1 474 169 mètres carrés. Cette région présente donc un certain nombre de risques et les questions qui s’y posent justifient la mise en place d’un tel observatoire.

Nos observations se font à court, moyen et long terme. L’observatoire des risques étudie l’aléa submersion et l’aléa érosion côtière, et les enjeux impactés. L’aléa submersion est illustré par la brèche ouverte dans le cordon dunaire de la Belle-Henriette lors de la tempête Xynthia, qui a entraîné l’inondation de La Faute-sur-Mer. Quant à l’érosion côtière, si l’on se concentre en France sur la côte atlantique, il y a aussi en Vendée des constructions très proches d’un trait de côte en recul chronique.

Les moyens de l’observation sont divers. Nous mettons en œuvre des relevés de terrain, des enquêtes auprès des populations, diverses analyses en laboratoire des types de sédiments. La spécificité de l’observatoire des Pays-de-la-Loire est la mise à disposition par l’université de caméras bispectrales et d’un LiDAR topo-bathymétrique, qui nous permet de faire des levées beaucoup plus régulièrement que des opérateurs tels que l’Institut géographique national (IGN) ou le SHOM, dont les missions sont nationales, voire internationales. Nous sommes uniquement concentrés sur la région, donc nous pouvons régulièrement actualiser nos connaissances. Surtout, nous pouvons faire une couverture post-tempête dans l’urgence.

Les deux images suivantes montrent un relevé de côte effectué par l’IGN avec un laser aéroporté en 2011, et le même lieu en 2017.


En six ans, nous constatons une importante modification du trait de côte, avec l’apparition d’une brèche et une mobilité sédimentaire qui nécessiterait un survol annuel. Dans le cadre de l’observatoire, nous nous sommes justement engagés à réactualiser les données chaque année, car attendre dix ans pour mettre à jour les données ne permet pas de mettre en évidence une évolution.

Les enjeux doivent aussi être observés sur un plus court terme : je donne un simple exemple à La Tranche-sur-Mer qui montre les constructions apparues entre 1945 et 1958, puis entre 1958 et 1968, entre 1968 et 1978, puis en 1985, 1991, 2006 et 2013. On constate l’extension des enjeux d’urbanisation et de population qui s’installe sur un littoral très peu urbanisé au départ. Cette évolution est connue de toutes les communes de France, elle a pour nom littoralisation, la mise en relation de ce phénomène avec l’émergence des risques est très parlante.

L’observation des aléas ne doit pas être négligée, et il faut remonter le temps ; travail auquel s’attache le module 3 de l’Observatoire sur une période de plus de mille ans. Ce travail recourt à des carottes sédimentaires, à la dendrochronologie, qui analyse les troncs d’arbre, ainsi qu’à l’étude des documents historiques, deux thèses portant sur ce sujet sont d’ailleurs en cours.

Une carotte de 70 centimètres prélevée à La Turballe permet, à travers des indicateurs géochimiques, de remonter jusqu’à l’ouragan des 14 et 15 mars 1751 qui a marqué cet espace, nous sommes alors tout à fait capables d’évaluer le niveau de cette tempête.

Une autre tempête particulièrement remarquable, survenue en 1936 est observée, une autre en en 1890. Nous reconstituons ainsi une chronologie des tempêtes et paléotempêtes ainsi que des événements extrêmes. La question est de savoir si ces événements se reproduiront de plus en plus souvent ; des coups de boutoir très puissants sont observés aux XVe et XIVe siècles sans que nous connaissions l’équivalent aujourd’hui.

Ces méthodes permettent de poser un diagnostic beaucoup plus précis sur la question de l’influence du changement climatique sur les aléas, bien qu’il ne s’agisse là que d’une petite partie de la question.

L’érosion du trait de côte à moyen terme, sur une période d’environ un siècle, s’apprécie sur la base d’une cartographie établie à l’aide de photos prises à partir de 1920, d’ailleurs mises à la disposition du SHOM et de l’IFREMER. On retrouve les tendances séculaires qui nous permettent de cerner les segments de côte soumis à l’érosion, ce qui donne un exemple d’aléa à moyen terme.

Pour le court terme, nous disposons d’instruments comme le LiDAR aéroporté, qui permet de voir très précisément comment bougent les sédiments. Le pays de Monts, par exemple, a fait l’objet de campagnes aéroportées bisannuelles, qui mettent en évidence la mobilité de la côte.

Au niveau du pont d’Yeu, en face de l’île d’Yeu, du côté du pays de Monts, on observe l’effet de la tempête Xynthia, survenue en 2010, et la falaise dunaire montre un recul côtier très important, de quinze mètres par endroits. En 2011, une reconstruction du trait de côte est constatée ; les sédiments qui étaient partis reviennent jusqu’en 2012. En 2014 survient une nouvelle série de tempête, et, au cours de l’hiver 2013-2014, le trait de côte recule. Il y a donc un battement du trait de côte qui fait que l’on peut conseiller aux élus, en cas de mobilité intempestive du trait de côte, d’attendre un peu avant de lancer des opérations de dépenses côtières trop lourdes, dont les enjeux – qui demeurent importants – ne sont pas extrêmement sensibles à l’arrière.

En termes d’adaptation, il convient donc de s’orienter vers une pratique flexible, plutôt que de maintenir de façon fixe, quasi cartésienne, le trait de côte à un endroit donné. Il faut accepter de perdre un peu de terre afin d’éviter des problèmes futurs.

Par ailleurs, pour comprendre les risques il faut considérer ensemble un certain nombre de variables : un indicateur d’exposition au risque d’érosion, c’est-à-dire prenant en compte la présence d’un certain nombre de bâtiments, la distance les séparant du trait de côte, la rapidité du repli côtier – mesurable sur des périodes pouvant aller du siècle à la décennie –, en intégrant l’ensemble de ses rythmes, et la surface des bâtiments.

Il s’agit donc de croiser des éléments relativement simples, susceptibles d’être automatisés par des outils de traitement, ce qui permet de mettre en évidence de façon très raffinée, depuis des unités spatiales allant de vingt mètres au sol jusqu’à une unité régionale, les territoires les plus exposés.

Dans le même ordre d’idée, un indicateur calculé au cours de la période récente montre, dans une petite partie de La Tranche-sur-Mer, la répartition progressive de l’exposition au risque. Ainsi, certaines maisons proches d’un trait de côte reculant relativement vite sont soumises à un péril, sinon immédiat très sensible, lié au risque d’érosion. La même démarche effectuée à partir de l’état de 1950, en employant le même algorithme, met en évidence l’absence de risque.

On constate ainsi que ce n’est pas l’accroissement d’un aléa « érosion » ou de tempête qui provoque l’émergence du risque, mais bel et bien la répartition d’enjeux sur un espace donné, positionnés de façon quelque peu intempestive – n’importe comment en fait – au regard de la possibilité d’occurrence de ces aléas et de leur impact sur le territoire.

Cela pose clairement la question de la mémoire du risque.

S’agissant de la submersion, question récurrente dans les secteurs bas bordés par des courants dunaires ou des défenses côtières, c’est-à-dire la notion de brèche et de leur localisation, des indicateurs croisant des variables de topométrie fine font ressortir les zones de submersion et de bréchage potentiels ; ce qui peut encore aider à la prise de décision. Il est ainsi possible de produire sous forme d’atlas des documents couvrant toute la région, illustrant la sensibilité à la submersion des différents enjeux situés immédiatement en zone rétrolittorale.

La même démarche de compréhension du risque, appliquée par Axel Creach dans son travail de thèse, consiste à produire des documents facilement lisibles et compréhensibles à partir de la position de chaque maison par rapport à la distance au trait de côte, au niveau moyen de la mer, à la rapidité potentielle d’évolution d’une surverse et d’une submersion, etc.

Pour toute autre observation, je vous renvoie vers le site internet que nous avons ouvert la semaine dernière, et que nous alimentons progressivement.

Mme Catherine Meur-Ferec, professeur à lUniversité de Bretagne Occidentale. La question qui revient en permanence, liée à la succession d’événements majeurs que nous avons connus, et notamment les décès entraînés par la tempête Xynthia en 2011 et l’ouragan Irma en 2017, est de savoir comment nous en sommes arrivés là. Comme le disaient Stéphane Costa et Marc Robin, il est très important d’avoir une idée de la profondeur historique, car la situation ne vient pas de survenir, elle s’est construite petit à petit.


Ce schéma montre l’évolution dans le temps de la distance entre la ligne de rivage et les principales habitations humaines. Il fait apparaître le recul progressif de la ligne du rivage vers l’intérieur des terres, tandis que les constructions se concentrent à proximité du rivage. Le temps passant, progressivement, l’espace tampon de plusieurs kilomètres entre les villages anciens et la mer s’est réduit jusqu’au boom du développement balnéaire dans la deuxième moitié du XXe siècle, et les risques côtiers émergent quand la dynamique du trait de cote rencontre la dynamique des installations humaines. C’est le croisement entre aléas et enjeux dont parlait Marc Robin.

Le changement climatique est un facteur aggravant de cette tendance au recul de la ligne de rivage, à l’érosion et à la submersion marine. Ce n’est pas le moteur du problème, mais un facteur aggravant aujourd’hui, et plus encore à l’avenir. La réaction des populations suite à la rencontre de ces deux courbes a été de fixer la ligne de rivage pour protéger les enjeux qui y ont été installés, et nous devons aujourd’hui gérer cette situation, dont nous héritons.

En Bretagne, on n’a malheureusement pas encore d’observatoire régional, mais on a des idées. Nous travaillons depuis plusieurs années au concept de vulnérabilité systémique, développé dans un programme de recherche appelé « Cocorisco », qui est maintenant terminé. L’idée centrale est que la vulnérabilité est la résultante de quatre composantes.

Tout d’abord ; les aléas, dont nous parlons beaucoup et qui regroupent tous les phénomènes d’érosion et de submersion marine. Les enjeux, ensuite, regroupent les enjeux humains que sont les risques de pertes en vies humaines ; et les enjeux bâtis : les constructions que nous risquons de perdre. Ce sont les deux dimensions classiques des risques.

Nous y ajoutons deux autres dimensions qui nous semblent essentielles pour comprendre la vulnérabilité des territoires. Il s’agit de la gestion, qui englobe toutes les politiques publiques de prévention et de gestion de crises, et tous les ouvrages et les travaux que l’on peut faire pour limiter cette vulnérabilité. Et la quatrième dimension, également très importante, est ce que nous appelons les représentations ou perceptions, des élus, des gestionnaires, des habitants. Ce qu’en pensent les gens est extrêmement important.

C’est la résultante de l’interaction de ces quatre composantes qui créé la vulnérabilité systémique. Nous avons basé tous nos travaux de recherche depuis plus d’une dizaine d’années sur cette approche.

Parmi ces quatre dimensions, les aléas sont les plus étudiés, les approches sont souvent centrées sur les aléas. C’est bien sûr très important, et nous nous intéressons à ces processus très difficiles à modéliser parce qu’ils ne sont pas linéaires. C’est là que s’inscrivent les effets aggravants du changement climatique, notamment la remontée du niveau marin et la question du stock sédimentaire, qui est hérité. Les aléas ont donc tendance à se renforcer et font l’objet de beaucoup d’efforts de recherche.

Les enjeux bâtis me semblent être au cœur du problème. C’est parce que nous avons ces enjeux que se pose la question des risques. Le problème est que ces enjeux continuent à croître et représentent des valeurs financières considérables, parce que la pression foncière sur le littoral ne se relâche pas, malgré toutes les régulations mises en place, ou parfois à cause d’elles. La densité du bâti est plus forte sur ces territoires. Les prix des terrains à la vente constituent une donnée extrêmement importante, et nous lançons une thèse pour savoir à combien ces terrains au bord de la mer s’échangent. Les valeurs sont très élevées, et je pense que c’est un point crucial et un frein à la politique de gestion des risques côtiers.

Les représentations sont souvent oubliées, parce que la mer attire et fait rêver. La maison les pieds dans l’eau continue à être valorisée, et les enquêtes que nous avons réalisées auprès des habitants montrent que deux tiers d’entre eux ne pensent pas spontanément aux risques d’érosion et de submersion liés à la mer. C’est peut-être une bonne chose qu’ils ne soient pas toujours angoissés, mais c’est tout de même révélateur : toutes les aménités du bord de mer prennent le pas sur la dimension du risque.

La gestion, enfin, est le levier qui permet d’agir sur les politiques publiques. En France la gestion des risques côtiers est largement prise en charge financièrement par le secteur public ; malgré la vieille loi de 1807, ce sont souvent les finances publiques qui vont prendre en charge les travaux de défense. Il existe un système d’assurance, nommé CatNat, fondé sur la solidarité nationale mais qui exclut sans fondement scientifique l’érosion marine ; et le fonds Barnier. Nous comptons aussi une pléthore de lois et d’outils de gestion. Nous n’en manquons pas, mais c’est leur application qui est plus difficile. Enfin, nous avons une stratégie nationale qui encourage la relocalisation, mais sur le terrain, on rencontre des forces de résistance très importantes, qui peuvent se comprendre. Il est utile d’avoir une vision de ce décalage entre la théorie à un niveau global et les difficultés sur le terrain.

À la suite du programme Cocorisco, l’Université de Brest a lancé le programme Osirisc, financé par la Fondation de France, et le programme Osirisc+, financé la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Bretagne. L’idée est de reprendre ces quatre dimensions : les aléas, les enjeux, les représentations et la gestion, et d’en faire un diagnostic, mais aussi un suivi. Parce que nous savons que la vulnérabilité systémique n’est pas fixe, ses quatre dimensions évoluent dans le temps. Il y a déjà beaucoup de suivi du trait de côte, l’idée serait de mettre en place des observatoires qui suivraient les quatre dimensions. Nous n’en sommes qu’au stade de la recherche, c’est encore expérimental, car faire le suivi des représentations n’est pas simple. Nous sommes en train de mettre en place les indicateurs qui nous permettront de refléter les données que nous pouvons avoir sur les aléas, les enjeux, la gestion et les représentations.

Cet outil est construit avec les gestionnaires des risques, des collectivités territoriales volontaires et les services de l’État. Nous faisons des allers-retours entre le laboratoire et le terrain pour caler ces indicateurs. Ils servent à la recherche académique, mais ils ont aussi vocation à aider la décision publique et à être alimentés par les gestionnaires de risques. Ces travaux ne sont pas terminés, nous espérons qu’ils aboutiront à la création d’observatoires plus larges, qui permettront d’aborder d’autres thématiques.

M. Yannick Haury, rapporteur. Merci pour ces présentations très riches, qui incitent à penser qu’il serait bon que les outre-mer puissent disposer des mêmes outils scientifiques que la Métropole, car les événements climatiques y sont plus violents, emportent plus de conséquences et connaissent une intensité croissante.

Mme Sandrine Josso. Quelle perception ont les élus et les citoyens de vos travaux ? Constatez-vous une évolution encourageante dans ce domaine ?

M. Stéphane Costa. Nous avons commencé nos travaux voici quelques décennies, et nous constatons que les mentalités évoluent. Il y a encore dix ans, lorsque nous parlions de ces phénomènes et de relocalisation des biens et des personnes, les réunions publiques ne se passaient pas bien, et nous étions traités de doux rêveurs, de gens qui feraient mieux de sortir de leur laboratoire.

Aujourd’hui, nous trouvons une oreille attentive. Bien évidemment, au début des réunions, nos élus locaux nous disent, si vous me passez l’expression : « Je veux du béton financé par le chéquier de l’État. » Ce n’est plus possible, d’abord parce que l’argent s’est raréfié, ensuite parce que nous avançons des arguments historiques et physiques qui montrent que les ouvrages mis en place vont à l’encontre de l’effet recherché. Il est illusoire de vouloir se protéger partout et de tout par des ouvrages.

On assiste à une réelle prise de conscience des élus qui sont passés du « Cela n’est pas possible » à « Pourquoi pas ? », voire à « Comment fait-on ? ». Je me déplace dans toute la France, j’ai d’ailleurs travaillé à Oléron dans le cadre de la Stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte, et je constate qu’une prise de conscience est apparue après la tempête Xynthia. Il y a vraiment un avant et un après ; on s’est rendu compte qu’en France plusieurs dizaines de morts pouvaient subvenir à cause d’une tempête.

Les travaux qui ont été poursuivis après Xynthia ont montré que des situations comparables à La Faute-sur-Mer étaient nombreuses en France. La responsabilité des élus me paraît ainsi croissante : ils nous écoutent et nous entendent, et ont envie de progresser avec nous.

Mme Catherine Meur-Ferec. J’ajouterai que les élus et nous avons besoin d’apprendre à nous connaître, car ils ont parfois une fausse idée des scientifiques. Nous devons faire passer la notion d’incertitude, peut-être le faisons-nous mal, et les élus nous demandent régulièrement quel sera le niveau de la mer sur les rivages de leur commune en 2100. Nous leur répondons qu’il est impossible de le savoir, et – ce qu’ils comprennent parfaitement – que cette question ne peut être reportée sur le scientifique.

Nous gérons des risques, de l’incertitude, c’est donc au politique qu’il revient de prendre la décision ; c’est parfois dans ces relations que se glisse de l’incompréhension. Mais, comme l’a relevé Stéphane Costa, les choses évoluent positivement lorsque l’on parvient à mieux se connaître grâce aux contacts entre les deux mondes.

M. Stéphane Buchou. Je vous prie de bien vouloir excuser mon retard, dû à la concomitance de deux réunions, résultat de notre « millefeuille » administratif à la simplification duquel nous travaillons. Je salue tout particulièrement nos interlocuteurs, particulièrement Marc Robin que j’ai eu l’occasion de revoir il y a peu.

J’ai entendu aujourd’hui les représentants d’une association de Soulac-sur-Mer, commune sur le territoire de laquelle se trouve le fameux immeuble « Le Signal ». Un de mes interlocuteurs a considéré que le zonage des territoires à risque présentait le défaut de regarder le phénomène de l’érosion côtière depuis la terre, alors que le SHOM l’analyse depuis la mer.

Selon vous, ce phénomène est-il vraiment différent selon le point de vue à partir duquel on le considère ? Ces points de vue sont-ils complémentaires ? Faut-il allier les deux afin d’avoir l’analyse la plus fine possible ?

Dans le cadre de nos travaux législatifs, j’avais eu un échange avec Marc Robin ; pour ma part, je considère que nous avons besoin d’une base très solide, ce qui passe par le zonage le plus fin possible.

Mme la présidente Maina Sage. Nos interlocuteurs ont abordé cette question, et défendu le point de vue « terre-mer intégré » en relevant que cela constituait tout l’enjeu d’une amélioration de la recherche et des connaissances.

M. Stéphane Costa. Vous avez très clairement répondu, madame la présidente : il faut effectivement regarder des deux côtés, sans quoi une partie est oubliée, car l’équilibre des plages et des dunes est fonction de ce qui se passe sous l’eau. Travailler sur le seul trait de côte est trop simpliste, et ne permet pas de répondre à la question de la mobilité des rivages, qui doit être considérée dans la perspective d’un continuum terre-mer évident.

Mme la présidente Maina Sage. La remarque de notre collègue est intéressante, car on voit bien que les habitants ont cette approche tronquée du phénomène, alors qu’il faut lier les deux points de vue qui sont complémentaires. J’ai d’ailleurs pu entendre le son de cloche inverse, affirmant que l’on prenait trop la terre en compte au détriment de la mer. Or tout l’enjeu à venir consiste à savoir comment intégrer les deux.

On parle beaucoup d’approche transversale et intégrée, vous avez beaucoup insisté sur le fait que l’on s’efforce désormais de mettre les recherches en cohérence, en coordonnant les visions locale et régionale. J’ai cru comprendre que l’on travaillait à rassembler les diverses études afin d’aboutir à un ensemble cohérent, mais cette complémentarité est-elle de mise en amont, avant le lancement des travaux ? Bâtissez-vous en amont des stratégies nationales de recherche, en répartissant les travaux entre les divers acteurs afin notamment d’éviter de financer deux fois la même recherche ?

Je souhaiterais par ailleurs que vous puissiez vous exprimer au sujet des territoires ultramarins, et nous faire part de votre perception des événements climatiques majeurs qu’ont constitués les ouragans Irma, Maria et José.

M. Yannick Haury, rapporteur. Selon vous, un fondement légal de la stratégie de recul du trait de côte serait-il nécessaire ?

Vous avez par ailleurs indiqué que, concernant la protection des rivages, entre le cordon littoral naturel il faut laisser évoluer et la digue : existe-t-il une solution ou faut-il une diversité de solutions ? Car la suppression de certaines digues protégeant des habitations n’est pas envisageable.

M. Jimmy Pahun. Considérez-vous que le trait de côte recule toujours plus au fil des années, ou bien que le phénomène est cyclique, dû à des périodes de mauvais temps ?

La maire de Houat est très inquiétée par l’effondrement de la dune sur l’île. Quant au maire d’Erdeven, il n’avait jamais vu le trait de côte souffrir autant, au point que des débris du cargo TK Bremen ont émergé.

M. Stéphane Costa. En réponse à Mme la présidente, je dirais que, dans le domaine de la recherche académique, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’université dont nous dépendons tentent de travailler en complémentarité et en synergie. La chose n’est toutefois pas si simple, car nous répondons à des appels d’offres nationaux, et c’est l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui, avec des experts, choisit qui aura le droit de faire de la recherche ou non, selon des critères de qualité.

Il n’est donc pas toujours facile de s’organiser. En revanche, au travers de ces observatoires régionaux dans lesquels nous sommes très généralement investis, dans le cadre de la stratégie nationale impulsée par le ministère, nous nous rencontrons régulièrement, car notre communauté n’est pas très large. C’est par le biais des observatoires que nous tâchons de nous organiser, en créant des liens entre nous, avec les services de l’État et le ministère.

Je considère toutefois que des choses restent à améliorer en la matière. Cela vaut aussi pour les établissements publics, qui me semblent très complémentaires, mais qui, à mon sens, sont mis en compétition depuis de nombreuses années pour des raisons financières, ce qui est cause d’une perte d’efficacité, alors que ces établissements sont extrêmement complémentaires, mais c’est un schéma classique.

Pour dire les choses clairement, il me semble qu’il existe des façons de travailler plus efficaces, et qu’une volonté collégiale de travailler ensemble est présente. J’évoque ce que je vis au sein d’un réseau auquel je participe dans le cadre de la stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte.

À monsieur Buchou, je confirme qu’il est absurde de dissocier inondation et érosion. Cela peut arranger certaines structures…

M. Jimmy Pahun. Qu’en est-il de la limite séparant le domaine public maritime de la terre ?

M. Stéphane Costa. Dans les cas que nous évoquons, qui sont extrêmement violents, ou dans celui de l’élévation du niveau des mers lié au changement climatique, ces limites sont largement dépassées. Elles ont leur raison juridique, mais ne correspondent plus à question que nous nous posons sur les risques naturels, ou dits naturels.

Au même titre que les inondations marines, le trait de côte doit avoir un statut juridique clair et précis ; et, dans la mesure du possible, il ne faut surtout pas dissocier les deux. Il a été en effet observé que l’érosion des dunes peut causer des inondations par la mer dans les zones basses se trouvant immédiatement derrière. Il y aurait donc effectivement du sens à créer ce lien.

Mme Catherine Meur-Ferec. S’agissant de la relocalisation, je pense qu’il est important de légiférer. Les travaux de votre ancienne collègue Pascale Got, que nous avons suivis, ont permis une avancée importante. Il est toutefois dommage que cette belle proposition de loi ait été entrelardée de dispositions tendant à assouplir la loi « littoral ». C’est un avis qui n’engage que moi, mais j’estime que la loi « littoral » est suffisamment souple pour être appliquée et qu’elle permet, précisément, de réinstaller dans des zones déjà urbanisées des bâtiments que l’on aurait délocalisés parce que trop près du bord.

M. Stéphane Costa. S’agissant des digues, toute la difficulté consiste à gérer à la fois l’événement et la réponse des élus et des services de l’État. Ceux-ci tendront, à juste titre, à installer rapidement des éléments en dur pour éviter des morts ou des dégâts trop importants. Mais il faut faire en sorte que cette gestion de crise ne soit pas pérenne, qu’elle ne nuise pas à la dynamique future.

Il n’existe pas de solution unique pour l’ensemble du littoral, mais des solutions pour chaque site. Pendant plus de cinquante ans, l’ingénierie a été considérée comme salvatrice ; il ne s’agit pas aujourd’hui de tomber dans le travers inverse en interdisant d’installer quoi que ce soit et de laisser le littoral suivre son cours naturel. Là où les enjeux sont les plus grands, on peut se permettre de protéger les territoires avec des ouvrages en dur. Cela doit précisément donner du temps pour s’organiser et, éventuellement, déplacer les biens et les personnes. Il ne faut pas être dogmatique et interdire les ouvrages, certains enjeux le méritent, mais leur mise en place doit permettre une réflexion sur les dispositions à prendre dans un futur plus ou moins proche – et surtout pas justifier une nouvelle urbanisation !

Mme Catherine Meur-Ferec. Plus on construit d’ouvrages, plus on reporte sur les générations futures le coût de l’entretien de ces ouvrages. Souvent, les riverains demandent un gros mur bien solide, mais un tel mur, ça s’entretient ! Tout ce qui est fixe sur une côte mobile nécessite des coûts d’entretien importants. La réflexion doit intégrer cette donnée.

M. Stéphane Costa. Vous nous avez interrogés sur l’évolution du trait de côte, qui semble plus marquée ces dernières années. Certains forçages sont eux-mêmes cycliques : à une décennie très tempêtueuse peut succéder une période où les tempêtes seront moins nombreuses, l’érosion moins forte. Mais, cela a été dit, la plage évolue chaque saison avec un certain degré de liberté et il y a une tendance lourde à l’épuisement du stock de sédiments hérités de la période glaciaire. Malheureusement, on ne va pas dans le bon sens !

Il est compliqué de mettre en évidence une accélération de cette évolution. Les ouvrages de défense contre la mer ayant profondément modifié la dynamique du milieu, il est difficile de faire la part des choses. En certains endroits, le recul du trait de côte est beaucoup plus rapide, en lien avec les actions humaines. Ailleurs, il recule moins vite parce que celles-ci n’ont pas encore eu trop d’effets.

Il faut ajouter à cela l’élévation du niveau des mers. Lorsqu’on parlait de 40, de 50, voire de 60 centimètres, on pouvait s’attendre à des phénomènes ponctuels. Mais avec une hausse d’un mètre, on sait ce qui va se passer : cela n’ira pas du tout dans le bon sens ! Il faut anticiper, sans quoi la nature nous imposera son timing. Il faudra alors gérer dans l’urgence. Or l’urgence est mauvaise conseillère, et généralement très onéreuse.

M. Marc Robin. Le recul du trait de côte est fonction de l’élévation du niveau de la mer et de la rythmique. Permettez-moi de vous présenter un graphique réalisé par le SHOM, qui a analysé à nouveau l’ensemble des relevés marégraphiques de la station de Saint-Nazaire depuis 1860. On dispose d’une série pour Brest qui remonte à 1820 et d’une autre pour Marseille qui débute en 1840. L’augmentation du niveau de la mer est progressive et l’on s’aperçoit que le niveau ne s’est élevé que de 10 ou 15 centimètres depuis 1860, ce qui n’est rien, finalement, par rapport à une surcote.

Il faut raisonner à deux échelles. Au niveau global, la mer, plus haute, va aller taper dans terres et faire reculer la côte de façon relativement régulière. Au niveau local, les effets peuvent être différents. Au sud de la Vendée, la Pointe d’Arçay, tout comme la Pointe de l’Aiguillon, n’existait pas il y a trois siècles ; La Faute-sur-Mer s’est déployée sur une unité sédimentaire récente, dans un contexte de hausse du niveau de la mer. Ainsi, il existe des endroits où la remontée du niveau de la mer s’accompagne d’une accrétion du littoral, grâce à une redistribution des stocks sédimentaires : c’est le cas de la baie de Pont-Mahé, de la flèche sableuse de Noirmoutier, du littoral du Pays de Monts ou encore de l’estuaire de la Baisse, que les Grognards de Bonaparte traversaient à pied et qui est aujourd’hui recouvert d’un cordon dunaire.

Dans d’autres endroits, la hausse du niveau de la mer entraîne une érosion. Le recul de la cote peut être aussi associé à la mise en place des défenses côtières, mais c’est normal puisqu’elles se trouvent là où les enjeux sont les plus grands, lorsqu’il y a une extension urbaine le long du littoral. À partir du moment où on a engendré les conditions de fixation du trait de côte, on met des défenses côtières et, par malheur, le trait de côte recule.

Certains secteurs côtiers connaissent une accrétion, d’autres, un recul chronique. Si on n’assoit pas la réflexion sur la notion de mémoire – une reconstitution des enjeux et des aléas sur plusieurs siècles –, on se retrouve à côté de la plaque : c’est ainsi que l’on construit un Soulac dans une zone peu éloignée de la Passe d’Arcachon – un risque majeur dans ce milieu éminemment mobile.

Sur le long terme, il peut y avoir de l’érosion chronique. L’oscillation nord-atlantique fait qu’une période de deux ou trois ans de plus grande houle sera suivie d’une période beaucoup plus calme. Le trait de côte reculera de façon effrénée, avant une phase de résilience. En Guyane, les fameux wagons sédimentaires se succèdent, selon un rythme de six ou sept ans. La côte se met en accrétion, prograde, la mangrove s’installe puis, progressivement, le wagon sédimentaire passe et une belle érosion apparaît. Il ne faut pas arriver tels des kamikazes pour urbaniser un secteur en accrétion, sans comprendre que cette phase peut être suivie d’un recul de 500 ou de 1 000 mètres ! Ces déplacements sédimentaires se produisent sur l’ensemble de nos littoraux.

L’aménagement du littoral était inconsidéré dans les années 1970. Il nous faut gérer aujourd’hui cette crise, en adaptant la réponse : mettre des défenses côtières, corseter le littoral lorsque cela coûterait trop cher de déplacer les biens et les personnes ; et quand on peut se le permettre, déménager les enjeux et laisser le littoral évoluer librement.

Nos petites îles – Ré, Oléron, Noirmoutier – sont des cordons sédimentaires qui se sont déplacés progressivement ces six mille dernières années. Il y a deux mille ou trois mille ans, ils ont « shifté » de plus de trois kilomètres. Ces îles, qui étaient autrefois plus à l’ouest, sont aujourd’hui garrottées par des défenses côtières, avec des enjeux très importants.

Oui, les solutions dont il s’agit sont peu pérennes. Mais on ne conçoit le développement durable que sur un demi-siècle ; sinon, il entrave le développement économique d’une société. Nous sommes face à cette contradiction absolue : nous parlons de développement ou de gestion durables, alors que nous nous projetons à cinquante ans. Si nous devions regarder à cent, deux cents ou trois cents ans, il faudrait sortir le chéquier - une catastrophe absolue pour la société ! Nous devons adopter une gestion de bon père de famille, au coup par coup, sans établir de règle absolue. Finalement, ce que nous gérons au quotidien, c’est une crise.

M. Stéphane Costa. À chaque site, sa solution environnementale et sa solution de gestion. Plusieurs mois ou plusieurs années après le passage de tempêtes, des plages et des dunes peuvent se reconstruire. En Polynésie française, les cyclones et les tempêtes tropicales arrachent des morceaux de corail sur le platier corallien pour alimenter les motu, les plages lagonaires. Des travaux montrent que, dans l’hexagone, les tempêtes transportent des sédiments des petits fonds sur la plage et la dune. Encore faut-il qu’il reste des stocks de sédiments ; ils sont épuisés en certains endroits, ce qui annonce des situations très compliquées.

Mme Catherine Meur-Ferec. Il est normal que les digues soient endommagées. En stabilisant la ligne de rivage, la digue empêche la mobilité naturelle et provoque un abaissement de la plage. Si l’on souhaite que cela ne bouge plus, la seule solution est de recharger en sable. C’est une pratique souvent décriée, perçue comme inutile et comparée à un travail de Shadoks – on met du sable, qui disparaît. Mais si vous avez un parc urbain à entretenir, vous n’imaginez pas élaguer les arbres ou tondre la pelouse une fois pour toutes ! Une plage urbaine, c’est pareil : pour que la ligne de rivage ne bouge pas, il faut rajouter du sable, à un rythme qui dépendra des particularités du site. Ce n’est pas si idiot que cela. Le problème, c’est le coût, et la question est toujours la même : qui paye ? Est-ce le jouisseur ?

M. Stéphane Buchou. Nous avons parlé du zonage, de la complémentarité entre la vision terrestre et la vision maritime. Nos travaux législatifs comportent un volet économique et financier, qui nous interpelle, et qui s’appuiera sur ce zonage. Quelle est, selon vous, la bonne durée pour analyser ce phénomène extrêmement dynamique ? Quel serait le temps nécessaire pour cartographier, vu de la terre et de la mer, l’ensemble du littoral français – si tant est que cela n’existe pas déjà ?

Il semble que ce zonage soit le moins discutable scientifiquement. Le texte qui s’appuierait dessus serait ainsi moins problématique pour les élus concernés. J’ai conscience de la difficulté de la réponse…

M. Stéphane Costa. Vous m’avez vu grimacer… Le réseau d’observation du littoral normand et picard s’est lancé, avec le SHOM et toute une série de partenaires – État, services de l’État, régions Normandie et Hauts-de-France, agences de l’eau, Union européenne, dans un projet de cartographie topo-bathymétrique. Le projet concerne un continuum territorial qui va de la baie du Mont-Saint-Michel à la frontière belge, de 400 mètres à l’intérieur des terres jusqu’à l’isobathe de moins cinq mètres. Cette expérience a commencé il y a deux ans et demi ; nous en sommes à peine à la moitié du levé. Il est fort probable que la restitution des données aura lieu d’ici un an. Pour un tel linéaire – près de 3 000 kilomètres carrés –, il faut donc compter environ trois ans. Mais la Manche est une mer compliquée, très turbide, qui nous oblige à passer plusieurs fois, et les conditions climatiques en Normandie et dans les Hauts-de-France ne sont pas toujours idoines pour un LiDAR  topo-bathymétrique.

Dès lors que l’on considérera cette donnée comme la donnée socle, le réseau des observatoires a proposé, dans le cadre de la stratégie nationale, que nous nous mettions en ordre de bataille. À partir du moment où l’avion et le LiDAR seront mobilisés, nous pourrons faire des économies de temps en nous transportant de Bretagne en Méditerranée si les conditions climatiques ne sont pas réunies. S’il nous faudra quand même quelques années pour effectuer l’ensemble des levés, c’est, à mon avis, la voie qu’il faut suivre.

Cette technique fournit des informations extrêmement fines, puisque chaque point – plusieurs au mètre carré – est connu en longitude, en latitude, et en altitude, à quelques décimètres près.

Le réseau a mis en place une stratégie de suivi qui se veut récurrente : une première tranche est constituée d’un levé topo-bathymétrique, puis, trois ans plus tard, d’un levé topographique ; une deuxième phase lui succéderait trois ans après, avec un nouveau levé topo-bathymétrique. Nous obtiendrions ainsi le film de l’évolution.

Le coût de la première tranche, depuis la frontière belge jusqu’à la baie du Mont-Saint-Michel, est de 5 millions d’euros. Ce n’est rien au regard des dégâts, ou de la réfection d’une digue.

M. Jimmy Pahun. L’observation satellite ne suffirait-elle pas ?

M. Marc Robin. Le satellite n’apporte pas assez de précision. Les images satellitaires sont composées de pixels représentant une surface de 30 mètres carrés. Les images tirées du LiDAR aéroporté ont une résolution de 10 centimètres environ ; avec le drone, on descend au centimètre. Nous avons besoin de cette précision centimétrique pour établir des cartographies suffisamment précises et minimiser les marges d’erreur. Le satellite sert à beaucoup de choses, mais il est insuffisant pour cartographier le trait de côte.

C’est précisément la définition du trait de côte qui pose problème. Est-ce une ligne, une bande entre la terre et la mer ? Des réflexions sont menées et petit à petit, des protocoles d’observation se mettent en place.

En définitive, il existe trois traits de côte : le trait de côte géomorphologique, qui correspond au contact entre la plage et ce qu’il y a derrière – une digue, un remblai, une dune, une falaise – ; le trait de côte que l’on aperçoit sur les images aériennes ou satellitaires, du type limite de végétation ; le trait de côte hydrologique, c’est-à-dire l’intersection entre la ligne de marée et la terre. C’est là que le LiDAR trouve tout son intérêt, puisqu’il permet de tracer, grâce à une topométrie fine, une ligne homogène sur l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin. Grâce à cette technique, on peut aussi partir d’une surcôte et définir ainsi une côte maximum, dans le cas d’événements extrêmes.

La principale difficulté réside dans la mise à jour des données. Après une tempête, la topo-bathymétrie change, les dunes hydrauliques bougent. Il vaut mieux faire du monitoring haute fréquence pour suivre les tendances à court terme du trait de côte.

Ces tendances à court terme ne sont toutefois pas suffisantes pour asseoir une politique publique. Si l’on se base sur une phase de l’oscillation nord-atlantique très tempêtueuse – vingt-deux tempêtes se sont succédé durant l’hiver 2013-1014 –, avec une évolution très rapide du trait de côte, on prendra une décision dans l’urgence, qui ne collera pas avec la phase suivante, plus calme.

Un bon référentiel, unissant les sphères scientifique et opérationnelle, doit pouvoir donner trois visions de l’évolution du littoral. Une vision à très court terme permet de savoir comment le littoral réagit instantanément – c’est important dans le cas du Signal, à Soulac, qui se trouve à 15 mètres du trait de côte et qui devrait s’effondrer lors de la prochaine tempête, mais aussi pour d’autres barres d’habitation sur le littoral vendéen ou pour des pavillons individuels situés juste derrière un trait de côte dont l’évolution peut être rapide.

La vision à moyen terme permet de dépasser cette rythmique de six ou sept ans à l’œuvre en métropole, qui fait se succéder des périodes d’énergie et des périodes plus calmes.

Enfin, il faut disposer d’une vision à long terme. Les premiers documents aériens dont nous disposons remontent à 1920, les photos qui ont permis à l’IGN de faire un état des lieux complet du territoire métropolitain datent de 1945. Nous avons donc soixante-dix ans de suivi assez régulier du trait de côte. Mais il faut remonter bien au-delà, grâce à des documents comme le cadastre napoléonien, la carte de Claude Masse ou les cartes d’état-major. Ils sont certes moins précis, mais ils permettent de comprendre la tendance évolutive du littoral.

La Pointe d’Arçay est tout à fait emblématique d’un territoire qui se crée en l’espace de trois siècles, une flèche prodigieuse qui s’étend sur huit kilomètres, un littoral qui prograde et s’urbanise. Si ces trois temps ne sont pas intégrés dans la réflexion, si la connaissance du zonage et des bandes de précaution à respecter n’est pas suffisante, les erreurs du passé se reproduiront.

Il faut aussi prendre en compte les enjeux : que faire pour la baie de La Baule, avec ses remblais et ses buildings, sinon recharger la plage et la drainer, grâce au système Ecoplage, afin de maintenir le plus possible les sédiments ? C’est un plâtre sur une entorse, mais il n’existe pas d’autre solution. La Baule, c’est d’abord une flèche littorale, comme la Pointe d’Arçay, avec de jolies dunes paraboliques qui autrefois bougeaient. Aujourd’hui, elles sont complètement garottées par une installation qui ne tient pas la route.

De la même manière, les lidos du Languedoc ont été urbanisés, des épis de protection ont été installés sur le trait de côte, avec un effet « domino », pour reprendre les termes de Roland Paskoff, puisqu’ils bloquent l’apport de sédiments. Du coup, les bassins versants sont décaissés, l’eau ne sort plus, le déséquilibre est absolu. Mais que faire aujourd’hui de ces centaines de milliers de maisons, de ces zones industrielles, de ce tissu d’activités ? C’est extrêmement angoissant.

Sans vouloir être anxiogène, il faut, à un moment donné, tirer la sonnette d’alarme. Assumons les choix qui ont été faits par le passé – au risque de transférer cette charge aux générations futures –, mais posons aussi les bases d’un nouveau contrat. Il faut avoir le courage de sermonner : « Acceptez de faire des efforts ! S’il faut relocaliser, s’il faut déplacer, s’il faut adapter, allons-y ! » Mais on ne peut faire cela que si l’on a une mémoire, que si l’on dispose de la reconstruction historique du territoire.

M. Jimmy Pahun. Cela signifie qu’il faut préserver le budget du SHOM.

M. Stéphane Costa. Pas seulement ! Il faut mettre en ordre de bataille toute une série d’établissements publics, aux compétences diverses et variées. Il ne s’agit pas de les opposer ou d’en choisir certains, tous ont un intérêt, et certains souffrent de financements insuffisants. Les compétences dont nous disposons en France sont remarquables, nous avons tout ce qu’il faut pour faire quelque chose de bien ensemble. Face à une tâche aussi ample, à des enjeux aussi considérables, la solution ne peut être que collective. En plus des établissements publics, il faut intégrer la recherche académique qui réfléchit sur les concepts, les méthodes, les techniques, les bons indicateurs. C’est aussi notre cœur de métier.

Mme la présidente Maina Sage. Je souhaiterais connaître votre avis sur les sciences participatives. Mesurant les besoins en termes de connaissances et de mise à jour des données, je me suis demandé si l’on ne pourrait pas mobiliser les populations afin que, de spectatrices de ces évolutions, elles deviennent actrices et contribuent aux recherches. J’ai pu échanger avec certains scientifiques qui se plaignent du manque de passerelles avec les sciences humaines. En outre, la démarche participative conduit de facto à une meilleure sensibilisation des populations. Ce que vous avez proposé en matière de réalité virtuelle pour « saisir » les élus pourrait permettre de les impliquer davantage.

Mme Catherine Meur-Ferec. Avant de vous apporter une réponse, madame la présidente, je souhaiterais compléter les propos de mes collègues sur le temps et les moyens que requiert une cartographie de zonage.

Je pense que cette cartographie peut être réalisée à différentes échelles, en commençant par le zonage des enjeux urgents. On peut les identifier en quelques années, l’idée étant de les démolir lorsqu’ils ne sont pas protégés et qu’ils sont peu denses.

Viennent ensuite les enjeux de deuxième ligne. L’idée de la proposition de loi de Pascale Got est qu’une personne publique les acquière, puis les exploite en les louant. Cela permet d’attendre le temps nécessaire, puisque l’on ne sait pas avec certitude la vitesse à laquelle ces phénomènes se produiront. Lorsque les choses s’accéléreront, la personne publique pourra demander aux locataires de partir, et procéder à la démolition. Cette notion « en deux temps » est importante dans le zonage des enjeux.

M. Stéphane Costa. La communication, madame la présidente, est assurée aujourd’hui par les géographes. Nous avons essayé d’emboîter les échelles spatiales et temporelles, clé de voûte de toute compréhension de systèmes complexes. L’échelle spatiale concerne aussi bien les services de l’État que la commune. Se contenter de gérer au niveau de la commune serait grotesque, gérer seulement au niveau de l’État impliquerait une vision trop éloignée. Il faut rapprocher les échelles pour aboutir à une gestion plus concertée.

Géographes, nous pratiquons à la fois les sciences humaines et les sciences sociales. La spécificité de la géographie réside justement dans cette approche systémique, pluridisciplinaire. Nous nous intéressons aux interrelations entre les éléments qui constituent les milieux sur lesquels nous travaillons. Nous nous plaçons légitimement entre nature et société et étudions aussi bien les phénomènes physiques que les phénomènes humains et sociaux. Il est certain qu’il faut rapprocher la physique des sciences humaines et sociales. Le littoral, c’est l’interface par excellence entre nature et société !

Les sciences participatives sont effectivement fondamentales. Nous conduisons en Normandie le projet « Coquelicot », qui consiste à demander aux habitants, aux élèves, aux touristes de prendre des photos du littoral. Nous imposons un protocole minimum afin que les données puissent être exploitables. Il s’agit de photographier, toujours sous le même angle, un certain nombre de points. La plus-value de cette technique est qu’elle permet l’appropriation par les populations des dynamiques côtières, donc des risques quotidiens. Cette culture scientifique, voire cette culture du risque partagé, est fondamentale. Il existe des précurseurs en la matière : Météo-France dispose d’une batterie de personnes passionnées par la mesure météorologique, qui participent aux recherches en respectant un protocole assez rigoureux.

Mme Catherine Meur-Ferec. Nous n’avons pas répondu à votre question concernant Irma. Je ne suis pas du tout spécialiste de ces territoires, mais il me semble qu’un aléa identique, les ouragans, ont causé des dommages très différents selon les îles. On en revient à la question de la vulnérabilité systémique : ce qui fait le dommage, ce n’est pas seulement le phénomène déclencheur, ce sont aussi les facteurs structurels d’organisation des sociétés, et leur plus ou moins grande richesse. C’est ce qui explique qu’Haïti soit toujours frappée de façon catastrophique. S’il est important de connaître la trajectoire du cyclone et son intensité, les facteurs structurels d’organisation de la société sont fondamentaux pour déterminer la vulnérabilité des territoires.

M. Stéphane Costa. Je conclurai sur trois mots-clés, qui reviennent régulièrement dans nos propos et dans les questions qui nous ont été posées. Le premier d’entre eux est « partenariat ». Il faut tisser des partenariats entre les organismes de recherche, les services de l’État et les collectivités, territoriales ou locales. Il faut mettre tout le monde autour de la table pour discuter des contraintes, des enjeux, et que tous puissent se comprendre.

Le deuxième mot-clé sera celui de « collégialité ». On est toujours plus intelligents à plusieurs, aussi faut-il rapprocher les différents angles de vue, les sciences physiques – atmosphérique, géologique – et les sciences humaines et sociales.

« Solidarités » est le troisième mot-clé, qui renvoie à la solidarité de l’État envers les territoires, mais aussi aux solidarités entre les collectivités. Il faut mettre en place des solidarités le long du transit sédimentaire – la cellule hydro-sédimentaire étant la cellule minimale de gestion, de la même manière que le bassin versant est l’échelle idoine pour les crues continentales. Les communes littorales et les communes sur l’arrière littoral doivent également être solidaires.

Mme Catherine Meur-Ferec. Dans les deux sens, pour les bénéfices et pour les coûts !

M. Marc Robin. J’ajouterai, pour ma part, le mot « mémoire », car une société sans mémoire, c’est une société sans liens. Il faut reconstituer les mémoires environnementales et sociétales. De ce point de vue, la science participative peut être intéressante en permettant de reconstruire la trajectoire des territoires avant le temps zéro qui est le nôtre.

Lorsque l’on commence à interroger la mémoire et à remettre en perspective la trajectoire d’évolution territoriale, on peut questionner plus vivement la notion de développement durable. Il faut savoir choisir les bonnes solutions par rapport à nos possibilités économiques, sociales, à notre modèle de développement et surtout à notre propre trajectoire. Lorsque l’on regarde ce qui s’est passé ces cent dernières années sur le littoral, on s’aperçoit que l’on aurait pu prévoir ce qui nous arrive aujourd’hui. Il est peut-être encore temps de limiter la casse, même si, dans certains secteurs, cela paraît compliqué. Il ne faut pas faire l’autruche, mais regarder les problèmes et les replacer dans une dimension historique. C’est vrai pour tout ce qui est physique, comme pour tout ce qui est humain.

Mme la présidente Maina Sage. Il me reste à vous remercier sincèrement pour votre temps, votre disponibilité et ces échanges, extrêmement riches et éclairants. Vos présentations méritent d’être partagées, aussi je souhaiterais pourvoir les annexer à nos travaux.

Par ailleurs, nous prévoyons, sous l’égide de la Présidence de l’Assemblée, un déplacement en Vendée en mai ou en juin. Peut-être pourrions-nous affiner ensemble le programme et prévoir la visite de centres de recherche, afin de rencontrer, sur le terrain, les équipes de chercheurs et les spécialistes des observatoires régionaux du littoral.

Laudition sachève à dix-huit heures quinze.

 

 

 

 

 


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22.   Audition, à huis clos, de M. Tai Ghzalade, chef d’entreprise, membre de la chambre de commerce et d’industrie de Saint-Martin.

 

(Séance du mercredi 28 mars 2018)

Cette audition, à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu.

 

 


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23.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean‑Marc Lacave, président‑directeur général, de Mme Anne Debar, directrice générale adjointe et de M. François Lalaurette, directeur des opérations pour la prévision, de Météo‑France

(Séance du jeudi 29 mars 2018)

Laudition débute à neuf heures.

Mme la présidente Maina Sage. Je remercie nos trois invités de ce matin de nous consacrer ce temps de réflexion.

La mission d’information a été créée sur décision du Bureau de l’Assemblée nationale, à la demande du président de Rugy, à la suite du cyclone Irma, mais elle couvre l’ensemble du territoire national. Son but est d’examiner comment on anticipe ce genre d’événements, comment on gère la crise et, plus encore, comment on reconstruit, en s’attachant plus particulièrement aux zones littorales. Pour cela, nous avons décidé d’auditionner des intervenants venant du monde scientifique, les élus et les responsables de services, des ministères, qui conduisent ces politiques et qui les mettent en œuvre sur le terrain ; les acteurs de la société civile, des entreprises et des associations pour connaître leur sentiment sur ces politiques publiques. Nous souhaitons étudier avec chacun de ces groupes des pistes d’amélioration.

Pour notre étude sur l’anticipation des événements, nous avons déjà reçu des représentants de Météo‑France ainsi que du BRGM et d’autres organismes de recherche. Arrivant presque à la conclusion de notre mission, nous souhaiterions aborder de nouveau avec la direction de Météo‑France ces trois sujets – anticiper, gérer, reconstruire – et bénéficier aussi de son retour d’expérience. En effet, il y a eu un avant et un après la tempête Xynthia ; il devra y avoir un avant et un après Irma, nous devrons tirer toutes les leçons de cette expérience pour pouvoir mieux anticiper, mieux gérer et mieux reconstruire.

Je vous donne la parole, Monsieur Lacave.

Jean-Marc Lacave, président-directeur général de MétéoFrance. Nous allons essayer, tous les trois, de vous éclairer au mieux sur ces questions.

Permettez-moi d’abord de rappeler comment Météo‑France exerce la mission d’assurer une sécurité météorologique que lui a confiée l’État. Son action s’articule, notamment en outre-mer, avec les structures qui existent dans les différentes régions du globe, dans le cadre de l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Nous verrons ensuite comment sont assurées la vigilance, l’alerte et comment on peut essayer de progresser encore.

Le décret constitutif de Météo‑France est très clair : c’est l’opérateur qui exerce les attributions de l’État en matière de sécurité météorologique des personnes et des biens. Il a pour mission de satisfaire les besoins des différents services en charge de la sécurité, en métropole et outre-mer, qu’il s’agisse de sécurité civile, de prévention des risques majeurs ou même de sûreté nucléaire. Pour cela, il doit leur fournir toutes les données nécessaires, observées mais aussi prévues en temps de crise, et il assure donc une veille permanente, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ses personnels en poste dans différents territoires ont accès en temps réel aux données de l’observation météorologique, mais aussi aux prévisions effectuées en fonction de modèles de simulation. Cette présence permanente, qui fait la spécificité de Météo‑France comme opérateur de l’État, le rend très opérationnel pour participer à la gestion de crise.

Il existe une « communauté » de la météorologie organisée dans l’OMM. À la demande de tous les États membres de cette organisation, il a été mis en place une organisation de veille sur les événements extrêmes et dans chaque grand bassin océanique un centre météorologique régional spécialisé (CMRS) a été désigné. Il en existe un certain nombre, dont un à Miami qui dépend du National Hurricane Center des États-Unis, et couvre les Antilles, un situé à Nadi aux îles Fidji pour le Pacifique Sud, et, pour l’océan Indien, le centre de Météo‑France à La Réunion. Ces CMRS qui assurent une veille cyclonique permanente effectuent en quelque sorte un suivi et une prévision de premier niveau ; ils interagissent avec les services météorologiques dans leur région, mais n’empiètent pas sur les prérogatives propres de chaque pays. Ainsi, le NHC de Miami joue ce rôle de veille et interagit avec les services de Météo‑France à la Martinique et en Guadeloupe pour affiner les précisions. Ceux-ci peuvent alors prendre le relais pour délivrer aux autorités de l’État et à la sécurité civile des données bénéficiant de cette expertise combinée. Notons que si ce système est intéressant pour nous car il permet de cumuler deux compétences, il l’est encore plus pour de petits États qui n’ont pas d’organisation météorologique comme la nôtre et s’en remettent pour l’essentiel aux données que le CMRS de Miami peut leur fournir. Météo‑France ne se décharge pas sur le CMRS, lequel ne prend pas le pas sur nous : c’est la combinaison des deux sources qui améliore la qualité des données. De même, nos installations de La Réunion jouent le rôle de CMRS pour les services météorologiques des États de la région : nous les alimentons en données et ils prennent le relais.

Les performances de Météo‑France sont liées à ses outils d’observation et à ses modèles. Nous avons besoin de simuler au mieux l’état de l’atmosphère et de l’océan, ce qui nécessite des données initiales et des modèles aussi parfaits que possible. La qualité de ceux-ci dépend de leur résolution en nombre de points. De ce point de vue, il existait un petit décalage entre la métropole et l’outre-mer. Nous essayons d’obtenir la même résolution, la plus fine, dans les deux cas pour l’atmosphère mais aussi pour les surcotes marines et les vagues. Nous essayons aussi de réduire la durée nécessaire pour établir une prévision. Une résolution très fine entraîne beaucoup de calculs et on ne peut guère obtenir de prévision à moins de 35 ou 36 heures. En cas de cyclone, il faut bien sûr anticiper le plus possible. Comme on voit le cyclone se former entre cinq et sept jours à l’avance, il faut pouvoir déjà faire des simulations. Météo‑France est donc très engagée dans l’amélioration de ses outils d’observation et de modélisation pour anticiper le mieux possible ces phénomènes exceptionnels, qui ont souvent des conséquences dramatiques, que ce soit pour leur trajectoire, leur intensité, les phénomènes atmosphériques comme les vents et les pluies, mais aussi les vagues et les surcotes.

Météo‑France fournit les informations, les synthétise, en permettant de les intégrer à l’action des responsables, en général les préfets, et informe le grand public par les médias. Il indique donc un état de vigilance, de la façon la plus accessible possible, pour que les uns prennent les mesures de gestion de crise et pour que le public adapte son comportement en fonction de la gravité de l’événement. Sur la base d’éléments scientifiques, nous faisons des communiqués de plusieurs types, dont le degré de vigilance annoncé est la traduction la plus accessible à tous. Anne Debar va vous décrire plus précisément comment on en arrive à la vigilance une fois le phénomène détecté.

Mme Anne Debar, directrice générale adjointe de MétéoFrance. Je reviendrai également ensuite sur les événements survenus aux Antilles l’année dernière.

Météo‑France exerce une veille permanente. En amont, dès que nous détectons les signes d’un possible événement majeur, nous transmettons, en général sept jours avant, un bulletin de phénomène remarquable, aux autorités, en l’occurrence au centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC), sous la tutelle du ministère de l’intérieur, et à la cellule ministérielle de veille opérationnelle et d’alerte (CMVOA) au ministère en charge des transports, ainsi qu’aux préfectures. Puis, à partir de vingt-quatre heures avant l’échéance, nous sommes en état de mettre en œuvre le dispositif de vigilance, sous forme d’une information unifiée, à la fois aux autorités en charge de la gestion de crise, au grand public et aux médias.

Ce dispositif a été mis en place en 2001 et a été régulièrement enrichi en tirant la leçon des événements. Il permet de publier deux cartes, l’une à six heures du matin et l’autre à seize heures, s’agissant de la métropole. Nous publions aussi d’autres cartes si nécessaire. En fonction de la couleur affectée à chaque département, le dispositif permet d’activer des mesures spécifiques. Le niveau de vigilance jaune ne signifie pas d’emblée que l’aléa sera grave, mais vise à inciter le grand public à prendre des dispositions s’agissant d’activités qui peuvent être sensibles à la météo. Les niveaux orange et rouge en revanche, déclenchent automatiquement des mesures de prévention et de protection de la part des autorités concernées, sécurité civile, préfectures, les centres opérationnels de zone (COZ), ou encore les mairies. En cas de vigilance rouge, Météo‑France met en place sa propre cellule de crise qui est en relation permanente avec le ministère de l’intérieur, au niveau national et régional.

En outre-mer, le système de vigilance a des particularités locales, comme le suivi spécifique des saisons cycloniques. Nous pouvons détecter assez tôt une cyclogenèse, c’est-à-dire la naissance d’un cyclone, en liaison avec les CRMS, et nous pouvons diffuser un bulletin cyclonal cinq ou six jours avant l’événement. Puis, entre quarante-huit et soixante-douze heures, nous sommes en mesure de proposer à la préfecture de déclencher une préalerte, voire une alerte cyclonique. Lorsqu’un territoire est menacé, nous diffusons des bulletins et des cartes pour affiner la connaissance de l’intensité du cyclone, et de sa trajectoire, ce qui est le plus difficile.

Pour résumer, Météo‑France va à la fois déclencher le dispositif d’information de l’ensemble des acteurs, c’est-à-dire les autorités mais aussi les populations, puis, lorsque l’événement est en cours, conseiller les autorités dans la gestion de crise.

Pour illustrer ce dispositif général, revenons sur les trois événements qui ont touché les Antilles, de façon très différente d’ailleurs, Irma, José et Maria.

S’agissant d’Irma, tempête dite « cap-verdienne » puisqu’elle s’est formée au large des îles du Cap-Vert, dès le 30 août il a été possible d’anticiper qu’elle deviendrait un événement majeur, sans pouvoir alors préciser ce que serait sa trajectoire de façon assez détaillée pour évaluer son impact sur les Antilles. Irma, à partir du 31 août, a faibli un peu et présenté une trajectoire assez atypique, dont on a constaté à partir du 4 septembre qu’elle menacerait directement les Antilles. On a alors émis un avis de vigilance cyclonique orange pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. José était une structure plus petite et il est passé à une certaine distance de la Guadeloupe et la Martinique, engendrant des pluies plutôt que des destructions.

Maria était un cyclone dit « barbadien », dont les caractéristiques et la trajectoire sont très différents et qui n’atteignent pas forcément le stade d’ouragan majeur. Son évolution a surpris le CMRS de Miami et nos services aux Antilles. Lorsqu’on l’a détecté, on lui attribuait une intensité assez faible. La menace a été réévaluée régulièrement, mais les experts ne s’attendaient pas à cette tournure explosive, et au passage en catégorie 5, à proximité de l’arc antillais, qui a provoqué des dommages importants en Martinique et surtout en Guadeloupe.

Ce que ces événements nous enseignent est que, si Météo‑France a, ces dernières années, affiné la qualité des prévisions, tant sur l’intensité que sur la trajectoire, il faut encore progresser dans cette voie. Les phénomènes cycloniques sont extrêmement complexes et sujets à des dynamiques de petite échelle dans l’œil du cyclone et à des interactions avec l’océan, comme les chercheurs que vous avez auditionnés ont pu vous l’expliquer. Il reste donc de grandes incertitudes non pour les détecter – on le fait très en amont – mais pour anticiper leur trajectoire et leur intensité. Nous avons, comme le disait M. Lacave, une marge de progression notamment grâce au développement de la puissance de calcul.

M. Jean-Marc Lacave. Il y a encore une quinzaine d’années, avec les moyens dont on disposait alors, le cyclone Irma n’aurait pas pu être anticipé de la même façon. La communauté météorologique aux États-Unis, en France, au centre européen a donc fait des progrès réels. Mais les phénomènes restent complexes et il faut disposer d’une modélisation très fine pour voir comment les choses se passent dans l’œil du cyclone et quelle est l’interaction entre l’océan et l’atmosphère. Pour l’heure, c’est encore en dehors des compétences de la plupart des services de météorologie. Le progrès se fera à mesure que les capacités de modélisation et de calcul augmenteront. Il faut, et j’y insiste, que Météo‑France franchisse un nouveau palier, car nous ne pouvons pas espérer de progrès scientifique si les capacités de calcul et de HPC – l’informatique hautes performances – ne progressent pas aussi. Américains, Anglais, Allemands, Japonais et Chinois se sont lancés dans la course. La France, qui a tant de territoires outre-mer, ne peut pas se permettre de ne pas disposer des mêmes outils. Or le raisonnement tenu reste souvent trop hexagonal ; il doit inclure les besoins, si sensibles, des outre-mer.

Un autre aspect que je tiens à souligner, c’est la nécessaire articulation entre les acteurs. Elle reste compliquée mais doit être la meilleure possible. Nous, les scientifiques, apportons les informations et indiquons ce que nous pressentons pouvoir survenir, à ceux qui vont gérer la crise elle-même et la sécurité. Il est de notre devoir d’apporter le plus tôt possible l’information la plus fiable et de la rendre accessible pour qu’un préfet puisse déclencher l’alerte et mobiliser les services et les collectivités de la manière la plus efficace. On peut toujours progresser dans la transmission et l’appropriation des informations par les services en charge de gérer la crise. On l’a vu pour Irma. Gérer la crise, prendre des décisions, et devoir anticiper les événements engendre forcément un certain stress. Pour le dire très simplement, le responsable en face de vous insiste pour qu’on lui explique bien de quoi on parle, sur un fond d’informations qui s’entrecroisent – d’un côté on parle surtout des vagues, de l’autre de pluies, ailleurs encore de glissements de terrain. Au moment où la crise survient, la coordination entre acteurs, la synthèse des informations, leur appropriation doivent être à même de se traduire en mode opérationnel. Avec le COGIC ou la direction générale de la sécurité civile (DGSC), nous ne cessons de travailler pour assurer un continuum dans les conditions les plus simples. C’est d’autant moins facile outre-mer qu’il faut compter avec le décalage horaire, le fait que les plus experts sont souvent sur place quand des décisions doivent être prises en métropole, en appui des forces locales. Les retours d’expérience sont très utiles pour progresser.

Avec les collectivités, avec les services de l’État, nous avons l’habitude de travailler. Avec les médias, donc le grand public, la relation n’est pas parfaite. C’est pourquoi nous avons pris l’habitude d’interroger des échantillons de la société civile – associations, entreprises – pour savoir comment ils nous comprennent lorsque nous faisons un bulletin de suivi, nous déclenchons une vigilance, et lorsque nous tweetons aussi, car les outils d’information se multiplient : c’était le fax il y a dix ans ! Nous tenons vraiment à ce qu’il n’y ait aucune ambiguïté pendant la crise, et c’est difficile. Nous essayons d’« ajuster le tir » au mieux, en choisissant la couleur orange ou la couleur rouge, mais si nous en faisons trop, on ne nous croit plus, et si nous n’en faisons pas assez, on nous le reproche…

Notre travail consiste à être à la fois irréprochables scientifiquement et aussi professionnels que possible. Et pour cela, il ne suffit pas de bien connaître les phénomènes météo, mais aussi d’estimer leur véritable impact. En 2015, des pluies torrentielles ont fait une vingtaine de morts dans la zone de Cannes et Nice : si elles étaient tombées cinq kilomètres plus loin, l’impact n’aurait pas du tout été le même. Il faut conjuguer le phénomène et l’état des sols, les vulnérabilités propres au territoire concerné. La même vague de submersion n’a pas du tout le même impact dans le nord de la Bretagne et sur la côte landaise. Cela peut sembler une évidence, mais pour définir un niveau de vigilance, nous avons besoin de connaître à la fois ce qu’est le phénomène et ce qu’est le territoire. Dans ce domaine, il y a une marge de progrès permanent.

Pour me résumer, il faut décider ce qu’est le bon niveau de vigilance – jaune, orange ou rouge – et voir aussi la façon dont les populations comprennent la nature du danger. Anticipant l’événement, elles vont parfois à l’école chercher leurs enfants – souvent, ce sont les maires qui en décident – ou décident de sortir leur voiture du garage – ce qui, à Cannes, a provoqué un certain nombre de morts. Dans ce domaine, on n’a jamais fini de progresser, et il le faut pour améliorer la sécurité. Cela met en jeu la science, bien sûr, ensuite la connaissance des fragilités du territoire, enfin la communication, dans un ordre cohérent entre services de l’État et autorités qui prennent les décisions de gestion de crise, et de la façon la plus compréhensible possible vers les médias et le grand public. Il faut savoir qu’il y a environ soixante-dix cas de vigilance orange ou rouge par an, soit un événement et demi par semaine. C’est en quelque sorte notre quotidien. Chaque jour, avec la Sécurité civile, nous faisons le point sur les événements des semaines précédentes pour en tirer les leçons pour notre chaîne de travail.

Mme Anne Debar. J’ajoute que le dispositif de vigilance fait l’objet d’un comité de suivi interministériel qui se réunit régulièrement et que chaque événement donne lieu à un retour d’expérience pour déceler des pistes d’amélioration. Dans ce comité, nous travaillons notamment avec la DGSC et la direction générale de la prévention des risques (DGPR), mais aussi avec le ministère de la santé pour les canicules ou les périodes de grand froid. Nous avons deux pistes de travail.

La première est d’examiner en permanence comment la vigilance est perçue par les acteurs pour éviter la confusion entre vigilance et prévision, ainsi qu’avec le dispositif d’alerte qui se met en place quand les acteurs de sécurité prennent des décisions. Ainsi, nous sommes en train de refondre sur notre site internet la présentation du dispositif de vigilance, qui date déjà de 2001. Nos enquêtes auprès des médias, du public, des maires, ont montré que le site s’est beaucoup enrichi, mais au détriment de la lisibilité immédiate. Il comporte beaucoup de textes alors qu’il faudrait plus de visuels. Nous sommes en train de l’épurer en mettant à disposition, par exemple, des pictogrammes sur les comportements à adopter plutôt que de longs développements.

La seconde piste de travail du comité de pilotage est d’améliorer l’articulation entre les différentes expertises des opérateurs. Ainsi en 2011, en étroite collaboration avec le SHOM, le service hydrographique et océanographique de la Marine et le Centre d’études et d’expertise pour les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), nous avons développé un nouveau dispositif de vigilance « vagues-submersion » (VVS) grâce au fait que nos trois organismes ont des réseaux de mesures côtiers qui sont complémentaires. Cela s’est fait dans un premier temps en métropole, et nous sommes en train d’adapter cette VVS à l’outre-mer. Un autre exemple est la mise en place des référents départementaux inondation, dont la DGPR vous a parlé. Nous travaillons à les former, à utiliser tous les outils à leur disposition – comme pour les préfectures et les services techniques de l’État – pour conseiller les préfets dans le cadre de la connaissance des risques météorologiques sur le littoral.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour ces premiers éléments de réponse. Leur richesse même montre qu’il existe une perpétuelle remise en question et la volonté de tirer les leçons de l’expérience. Nous avons bien conscience que ce n’est pas facile, car vous travaillez sur des phénomènes qui ne sont pas pleinement connus.

Je donne maintenant la parole à M. Mathiasin, député de Guadeloupe.

M. Max Mathiasin. Député de la troisième circonscription de Guadeloupe et habitant Deshaies, au nord de la Basse-Terre, je suis bien placé pour connaître les phénomènes cycloniques sous leurs différentes formes. Certaines fois, le danger vient seulement de la mer. Ainsi, il y a quelques années, un petit village traditionnel, Ferry, a été surpris une nuit par la vague et emporté. Une opération de sauvetage toute la nuit a permis de mettre la population à l’abri et il n’y a pas eu de victime, mais voilà l’exemple d’un phénomène que l’on n’avait pas prévu et dont l’impact a été fort et a changé la physionomie du village. D’autres fois, c’est le vent qui arrive brusquement sans qu’on ait anticipé la violence du phénomène.

Je voudrais donc savoir s’il y a des moments où Météo‑France s’est trompé, notamment dans les Antilles françaises, et quelle est sa marge d’erreur.

En second lieu, avez-vous les moyens, comme les États-Unis le font, d’aller dans l’œil du cyclone pour photographier ce qui s’y passe ?

Ensuite, pourquoi avoir abandonné l’ancien système d’alerte – un classement 1, 2, 3, 4 – que la population comprenait très bien ? On savait qu’il ne fallait pas sortir, colmater les maisons, mettre en place des sacs de sable. On utilise les alertes de couleur depuis un certain temps, mais il y a encore beaucoup de pédagogie à faire à ce sujet. Ainsi, une alerte jaune peut avertir d’une forte houle, mais ce peut être aussi pour le vent. Il y a donc une confusion entre les deux, et les gens ne parviennent pas à faire la distinction.

Enfin, il arrive de temps à autre sur les Antilles un vent du Sahara qui recouvre tout de poussière, avec des conséquences sanitaires sur le système respiratoire et les allergies. Météo‑France s’occupe-t-elle aussi de l’anticipation de ce phénomène ?

M. Jean-Marc Lacave. Oui, monsieur le député, nous nous sommes souvent trompés et nous nous tromperons encore. C’est que notre science porte sur des phénomènes complexes, parfois imprévisibles, chaotiques. Nos efforts visent à réduire l’incertitude, non à établir de façon infaillible ce qui va se passer. Tel est l’état de l’art dans le monde, et, sans fausse modestie, Météo‑France se classe dans les cinq services météorologiques les plus performants. Aucun autre d’ailleurs ne prétendrait ne jamais se tromper.

Certes, plus on s’approche de l’événement, plus on réduit l’incertitude. Notre problème est donc de fournir la meilleure anticipation, dans les meilleurs délais pour mobiliser les services de sécurité. En métropole, on estime qu’un délai de vingt-quatre heures suffit. On a bien vu, à Saint-Martin et Saint-Barthélemy, que vingt-quatre heures, ce n’était pas suffisant. L’avantage d’un cyclone, si l’on peut dire, c’est qu’on le détecte longtemps à l’avance. Mais actuellement aucun service météorologique au monde ne peut prévoir de façon maîtrisée sa trajectoire et son intensité. En combinant toutes les données numériques fournies grâce à la modélisation américaine, européenne et la nôtre propre, l’expert humain donnera le meilleur conseil. En effet, sur ces événements extrêmes, on ne peut pas encore se passer de l’expérience et du savoir-faire des gens qui se trouvent sur place.

Pour notre part, nous n’avons pas les moyens de pénétrer dans l’œil du cyclone. C’est tout l’intérêt du CRMS de Miami que d’éviter un suréquipement, chacun essayant de se doter de ces moyens, et, selon le principe de base de l’OMM, de faire bénéficier tous les membres des informations sans aucune retenue.

Mme la présidente Maina Sage. Vous confirmez bien que toutes les données recueillies par différents partenaires sont disponibles pour tous les pays du monde et partagées au moment même où l’événement se produit ?

M. Jean-Marc Lacave. Absolument.

M. François Lalaurette, directeur des opérations de MétéoFrance pour la prévision. Non seulement ces informations sont partagées entre les experts, mais elles le sont en temps réel et certaines d’entre elles peuvent être assimilées à des prévisions. Les avions des États-Unis ne prennent pas seulement des photographies, ils envoient des sondes qui prennent des mesures précises dans l’œil du cyclone, notamment sur la force des rafales de vent. Ces données sont mises à la disposition de tous dans un véritable esprit de coopération scientifique. M. Mathiasin a dit combien les aléas de vagues et l’état de la mer sont importants pour les îles. Par son décret constitutif, Météo France est aussi en charge de la surveillance de l’océan superficiel. Dans ce cadre, nous avons développé, notamment avec le service hydrologique et océanologique de la Marine (SHOM) et la DGPR, des modélisations en particulier sur la submersion rapide, et le projet « Homonyme » qui nous a permis de renforcer nos capacités de modélisation des vagues à proximité du littoral et des surcotes, qui sont des éléments importants au passage des cyclones. Depuis dix-huit mois, les efforts se sont accélérés et nous avons réussi à déployer une modélisation non seulement pour l’atmosphère, mais aussi pour les états de la mer. Nous commençons donc à disposer d’éléments plus pertinents y compris pour les vagues de submersion.

La modélisation est un élément clé de l’anticipation. Mais pour valider les modèles, on a besoin également de vérifications et de mesures sur le terrain. Le déploiement de marégraphes et d’houlographes dont donc se poursuivre.

Mme la présidente Maina Sage. On nous a signalé un manque de ces matériels, houlographes et marégraphes. À la Guadeloupe, le manque d’anémomètres a créé des difficultés pour de nombreux agriculteurs au moment de la déclaration de l’état de catastrophe naturelle. Deux houlographes devraient être livrés cette année. Cela représente beaucoup d’argent, certes. Confirmez-vous la montée en puissance des équipements ? Leur absence a-t-elle été un frein à la prévision ? Les nouveaux équipements vont-ils concourir à une amélioration de la prévision de phénomènes comme Irma ?

M. François Lalaurette. L’acquisition des houlographes figure dans le contrat d’objectifs et de moyens de Météo‑France. Le déploiement des nouveaux outils est en cours, nous sommes dans la phase d’acquisition et ils ne sont donc pas encore là. Je ne peux m’engager sur le délai.

M. Jean-Marc Lacave. Effectivement, plus les données de l’observation arrivent en temps réel, mieux on peut simuler. Le déploiement de ces équipements est prévu dans notre contrat d’objectifs et de performances 2017-2021. Nous attendons le feu vert pour le financement, qui se fait avec la DGPR. Cela va se faire, mais nous ne sommes pas encore dans le processus d’acquisition. Chaque année, cela dépend de la mobilisation budgétaire de la DGPR.

Acquérir des radars, houlographes, marégraphes, qui permettent de mieux connaître la situation en temps réel améliore la simulation. Nous réalisons les prévisions avec l’équipement disponible, et nous en avons : outre les radars, des satellites renseignent sur l’état de l’atmosphère et la hauteur d’eau de façon très fine. Il faut optimiser la combinaison de ces données, car on ne peut financer à l’infini. Il faut donc savoir combien d’équipements il faut en plus, et où les localiser au mieux. Pour les Antilles, les deux houlographes en projet devraient nous permettre de disposer de l’équipement adéquat.

Mme Anne Debar. Une des difficultés dans le processus de vigilance est que si plusieurs paramètres sont en jeu, la couleur qui apparaît est celle qui correspond au danger le plus élevé. Le retour d’expérience des Antilles a conduit à faire évoluer le bulletin de suivi pour distinguer les couleurs paramètre par paramètre.

Dans le cadre de notre contrat d’objectifs et de performances 2017-2021, nous avons deux projets majeurs : donner des informations de vigilance au niveau infradépartemental et élargir le dispositif pour couvrir non plus vingt-quatre, mais quarante-huit heures. L’autre grand domaine de progression consiste à disposer de plus en plus d’informations sur la vulnérabilité des territoires. Aujourd’hui déjà on en tient compte, territoire par territoire, pour adapter les seuils de vigilance. À l’évidence, on n’aura pas la même couleur de vigilance sur la neige dans une grande agglomération selon que les chutes se produisent ou non au moment des mouvements pendulaires de transport. Pour progresser, nous partageons avec la sécurité civile les projets de développement de systèmes d’informations géographiques afin de partager avec tous les acteurs nationaux les informations sur les risques et les moyens disponibles. Nous allons leur fournir des informations sur les couches météorologiques et en retour nous aurons de meilleures informations sur la vulnérabilité des territoires, afin de travailler de façon plus pertinente.

M. Jean-Marc Lacave. S’agissant des vents de sable, nous voyons bien leur progression grâce à l’observation par satellite. Mais en effet, ce n’est pas un élément pris en compte pour la vigilance, et on doit pourvoir mettre en place un dispositif pour anticiper et communiquer sur le phénomène mieux qu’on ne le fait aujourd’hui.

Mme la présidente Maina Sage. Je tiens à vous alerter à mon tour sur une observation qu’a faite M. Mathiasin : lors de notre mission aux Antilles, le contact avec tous les publics a montré qu’il existait une confusion sur les alertes, les codes couleur, les messages sur les différents types d’aléas. Il est donc nécessaire de rendre plus cohérent et peut-être de simplifier le message pour le rendre plus clair. Dans le stress, l’anxiété que génère l’événement, les populations ont des réactions qui peuvent mettre leur vie en danger. Avez-vous l’intention, pour la prochaine saison cyclonique qui arrive bientôt, de simplifier votre message ?

S’agissant des équipements, nous en avons parlé, mais j’insiste sur la question des anémomètres à la Guadeloupe. Les élus y tiennent particulièrement, car beaucoup d’agriculteurs ont eu du mal à être indemnisés à cause de cela.

Par ailleurs, je souhaiterais avoir votre sentiment sur les relations entre Météo‑France et les médias, et sur sa capacité à communiquer au moment de la crise, tout en sachant que des difficultés se posent dans ces territoires d’outre-mer. Je pense en particulier aux codes couleur.

Enfin, j’ai noté votre volonté de coordonner les moyens et de les mettre en commun. L’investissement est en effet important. Mais on oublie souvent le fonctionnement – pas seulement aux Antilles. Notre mission couvre tout le territoire, et non les outre-mer. Pourriez-vous nous transmettre le plan pluriannuel d’investissement (PPI) afin d’améliorer l’équipement des zones particulièrement vulnérables ? Finalement, on est constamment en période d’alerte, puisque la saison cyclonique se termine dans l’hémisphère sud et va commencer dans un mois ou deux dans l’hémisphère nord. Cela ne nécessiterait-il pas une task force dédiée à ces situations dans nos territoires ?

M. Jean-Marc Lacave. Je vous remercie d’avoir ainsi souligné les vrais enjeux.

S’agissant de la confusion que peut engendrer notre dispositif, je dirai qu’il s’améliore en permanence, mais n’a pas encore atteint le stade de la maturité. Les acteurs clés sont Météo‑France, la DGSC, auxquels s’ajoute la direction générale des outre-mer (DGOM), en raison des particularités institutionnelles qui font que la Nouvelle-Calédonie est différente des Antilles et de la Guyane. Sur la base du retour d’expérience, ces trois acteurs doivent mieux se coordonner et rendre plus claire l’information sur les alertes – par le code couleur ou un système de niveaux d’alerte.

Pour les médias, je regrette que le message de Météo‑France, qui a l’expertise officielle, soit pollué par nombre d’informations diffusées par des intervenants qui n’ont ni expertise scientifique ni légitimité quelconque pour le faire. On n’a pas besoin qu’ils ajoutent à la confusion lorsqu’un événement majeur se produit.

Quant aux équipements, vous avez parfaitement raison, il faut toujours avoir à l’esprit que l’investissement signifie ensuite un coût de fonctionnement. C’est aussi pourquoi nous ne demandons pas trop d’équipements, car lorsqu’on a un nouvel houlographe, c’est à nous de le faire fonctionner, ce qui nécessite et un budget et des hommes. Et outre-mer – vous le savez bien pour la Polynésie – ce coût de fonctionnement peut être élevé.

Je ne sais pas s’il faut parler de task force dédiée. En tout cas, au début de toute saison cyclonique, nous nous voyons, avec la sécurité civile, pour nous assurer que nous avons la même perception de ce que la saison peut être, que les rouages sont bien huilés. C’est un processus continu, et finalement la confiance et la solidarité sont le gage de notre efficacité collective.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie de toutes ces informations. N’hésitez pas à nous envoyer des documents complémentaires. Nous-mêmes vous demanderons peut-être quelques éclaircissements, notamment sur le PPI et la répartition des investissements, au plan national et outre-mer.

Laudition sachève à dix heures dix.

 

 

 


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24.   Audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Berthier, directeur général au Ministère des outre‑mer, de M. Alexis Bevillard, directeur de cabinet, et de M. Paul-Marie Claudon, adjoint du directeur des politiques publiques

(Séance du jeudi 29 mars 2018)

Laudition débute à dix heures quinze.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir d’accueillir, autour de M. Emmanuel Berthier, directeur général des outre-mer, une partie de l’équipe de direction, pour nous informer sur la façon dont on y anticipe les événements climatiques majeurs, notamment sur les littoraux.

Votre direction, monsieur Berthier, est au cœur des politiques publiques outre-mer. Nous souhaitons donc examiner ensemble comment les services de l’État s’organisent pour anticiper et gérer la crise, puis faire le point sur les politiques de reconstruction dans les Antilles, en particulier à Saint-Martin.

M. Emmanuel Berthier, directeur général des outre-mer. Vous voudrez bien excuser l’absence de M. Étienne Desplanques, directeur des politiques publiques, retenu par les événements de Mayotte, Paul-Marie Claudon, son adjoint, le représente.

La direction générale des outre-mer (DGOM), à laquelle j’ai été nommé en octobre 2017, est une administration de mission qui, avec ses 145 agents, propose et met en œuvre, sous l’autorité de Mme la ministre des outre-mer, les politiques publiques pour ces territoires. Elle comprend trois sous-directions dont la sous-direction de l’évaluation, de la prospective et de la dépense publique, qui gère les programmes budgétaires 123 et 138, qui constituent la mission « Outre-mer », avec plus de deux milliards d’euros d’autorisations d’engagement. Cette sous-direction produit également le document de politique transversale « Outre-mer » qui reprend les 17 milliards d’euros engagements de l’État. Cela vous donne une idée de la proportion entre les crédits pilotés directement par la direction générale et ceux qui dépendent d’autres directions.

Une autre caractéristique de la DGOM est son intégration dans l’administration du ministère de l’intérieur et des outre-mer. L’opération, commencée en 2008, s’est achevée en 2013 avec l’arrêté fixant la composition de cette administration. Le ministère de l’intérieur et des outre-mer a un secrétariat général unique et un certain nombre de directions générales, dont la DGOM, qui est sous l’autorité exclusive de la ministre des outre-mer.

Comme vous l’indiquez, nous sommes au cœur de la machine gouvernementale qui permet de porter les politiques publiques outre-mer. Mais nous disposons de moyens propres limités et nous travaillons donc, en excellente intelligence, avec les autres directions de l’administration centrale.

Ainsi, les trois champs qui intéressent votre mission sont portés, pour ce qui est de l’anticipation, par des directions qui relèvent en général du ministère de la transition écologique et solidaire et nous-mêmes avons des relations étroites avec la direction de la prévention des risques ; pour la gestion, il y a eu un changement fondamental entre 2008 et 2013. En 2008, le ministère des outre-mer disposait d’un cabinet militaire, d’un cabinet civil et armait une cellule de gestion de crise outre-mer. Suite à la réorganisation de 2013, ces fonctions sont maintenant portées par une direction générale unique du ministère de l’intérieur, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC), que vous avez auditionnée. J’indiquerai ensuite comment la DGOM est intervenue en complément de cette dernière pour gérer la tempête Irma et le cyclone Maria. S’agissant enfin de la reconstruction, après les événements qui ont frappé les Antilles, a été créé une délégation interministérielle à la reconstruction. Installée au ministère de l’outre-mer, elle est portée sur le plan logistique par la DGOM. Le délégué interministériel, Philippe Gustin, relève directement de l’autorité de la ministre. Il prépare avec elle les comités interministériels, et la DGOM prend ensuite sa part de l’exécution des mesures que ces comités ont décidées.

Si j’ai voulu entrer dans le détail de notre organisation, c’est pour dire que, si nous sommes très attentifs à vos préoccupations, les ressources que nous pouvons mobiliser sont souvent extérieures à la DGOM.

Mme la présidente Maina Sage. Je ne reprends pas le questionnaire que nous vous avions soumis. Ce que nous souhaitons, c’est avoir le dernier état des connaissances, connaissance du risque, cartographie des territoires ultramarins, surtout du littoral ; savoir si les réponses apportées suite aux cyclones Irma, José et Maria vous ont paru satisfaisantes ; quelles sont les améliorations en cours s’agissant de l’anticipation et de la gestion des crises. Pouvez-vous dire un mot, par exemple, de la nouvelle cartographie des zones littorales à Saint-Martin, dans le cadre du plan de prévention des risques naturels (PPRN) ?

Commençons, si vous le voulez bien, par le volet « anticipation ».

M. Emmanuel Berthier. Tous les littoraux d’outre-mer sont vulnérables et les études montrent que deux phénomènes s’accentuent : le nombre de phénomènes climatiques et l’élévation du niveau des mers. Cela va poser problème dans différents territoires…

Mme la présidente Maina Sage. Nous n’attendons pas une approche exhaustive, mais plutôt un échange. Par exemple, la couverture cartographique des îles est-elle satisfaisante ou reste-t-il des zones où le risque n’a pas été cartographié, ne fait pas l’objet de plan de prévention ? A-t-on planifié sur le quinquennat une amélioration de cette connaissance des risques ? Suite au cyclone Irma, a-t-on amélioré l’anticipation et comment êtes-vous associés à cette évolution ?

M. Emmanuel Berthier. Les outre-mer sont soumis à des risques qui existent en métropole, mais aussi à deux risques particuliers, les cyclones et les éruptions volcaniques ; s’y ajoute un risque particulier qui est la possibilité de tsunami post-cyclonique.

J’ai eu la chance d’être préfet de la Guadeloupe en 2007-2008. Les départements et territoires d’outre-mer sont bien couverts par des plans de prévention des risques, assortis d’un document spécifique traitant des cyclones et des éruptions volcaniques, lorsque c’est pertinent.

Ainsi la Guadeloupe est couverte par trente-deux PPRN, qui sont en révision ; la Martinique par trente-quatre PPRN dont l’un, celui de Rivière-Salée, est en cours de révision ; Saint-Martin et Saint-Barthélemy ont chacune un PPRN ; en Guyane il y en a vingt-deux, dont six sont en révision ; La Réunion en a vingt-quatre et Mayotte dix-sept. Je me propose de transmettre à votre mission une liste de ces PPRN et de leur état d’avancement.

Pour chaque PPRN, il y a une phase de prescription, la réalisation d’études et d’enquêtes puis la phase d’approbation. Outre-mer, cette démarche nationale appliquée à des risques particuliers aboutit au résultat suivant : trente-trois PPRN approuvés à la Martinique, mais aucun à la Guadeloupe. Celui de Saint-Martin est approuvé, de même que quatre des vingt-deux PPRN prescrits en Guyane. À La Réunion, vingt-deux PPRN « inondations » et six PPRN « littoraux » ont été approuvés.

La collectivité de Saint-Barthélemy a décidé le 20 novembre 2017 de réaliser un PPRN multirisques en application du code de l’environnement local. Si elle souhaite être aidée pour cela par les services de l’État, elle le sera. Le PPRN de Saint-Martin a été mis en révision suite au cyclone Irma.

Vous m’avez demandé si Irma a conduit à modifier la stratégie d’anticipation. Comme vous l’aurez constaté sur place, la phase – classique en gestion de crise – de retour d’expérience est en cours. Elle a été menée à chaud par les autorités chargées des secours et par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Le ministère de l’intérieur a demandé, à l’initiative du Premier ministre, un retour d’expérience sur le fonctionnement de la cellule interministérielle installée en son sein pour traiter Irma et Maria. La modification essentielle, qui a été immédiate, porte sur Saint-Martin : suite aux événements, l’État a procédé à une actualisation de la carte des zones à risques et l’a transmise début décembre à la collectivité pour qu’elle l’intègre à son PPRN. On a constaté qu’à Saint-Martin, un certain nombre de logements et d’équipements touchés par le cyclone se trouvaient dans des zones vulnérables. La révision a été faite pour tenir compte des événements de l’automne 2017. On a constaté également un défaut de contrôle de l’urbanisation. Il a donc été décidé que les services de la collectivité et ceux de l’État allaient renforcer ce contrôle et les équipes chargées de l’effectuer. L’État a décidé d’affecter des effectifs dédiés à cette action à Saint-Martin. Il a aussi été décidé que, dans cette stratégie commune à la collectivité et à l’État, les autorités administratives et judiciaires tiendraient des rencontres régulières pour vérifier que les infractions aux règles de l’urbanisme faisaient l’objet de sanctions plus rapides que par le passé. Sur l’objectif d’avoir un nouveau PPRN de Saint-Martin fin 2019, Philippe Gustin pourrait donner plus d’information.

Mme la présidente Maïna Sage. Nous allons en effet rencontrer le délégué interministériel à la reconstruction pour faire le point des moyens déployés et de ce qui reste à faire. Ce que je souhaiterais, c’est connaître votre opinion sur les moyens exceptionnels qui ont été déployés. Selon qu’on entend la collectivité ou l’État, on a du mal à distinguer ce qui, par rapport à des besoins qui, eux, sont bien identifiés, ressort du budget « ordinaire » si je puis dire, affecté à ce territoire, cyclone ou pas, et les crédits exceptionnels injectés pour la reconstruction. Peut-on avoir un tableau de bord plus précis permettant de distinguer d’une part les crédits qui iront aux services de l’État pour assumer leurs compétences à Saint-Martin – il faut une nouvelle préfecture, des investissements pour remplacer les équipements détruits – et les moyens exceptionnels affectés à la collectivité pour exercer ses propres compétences ? Suite aux décisions du comité interministériel, la collectivité a manifesté, à juste titre ou non, sa déception. Les moyens nécessaires pour assurer la sécurité des personnes seront-ils disponibles avant la prochaine saison cyclonique ? On ne peut certes tout développer et nous allons auditionner le directeur général à la reconstruction, qui a fait un travail extraordinaire avec les services de l’État comme le vôtre. Mais il faut vraiment avoir des éclaircissements sur les moyens dédiés par l’État et sur la déception exprimée par la collectivité, ainsi que sur l’existence d’une marge de manœuvre.

M. Emmanuel Berthier. Les phénomènes climatiques de septembre 2017 ont revêtu un caractère tout à fait extraordinaire, tel que les Antilles en avaient connu en 1928 et La Réunion après 1945.

Vous me demandez mon sentiment sur la gestion immédiate de la crise et sur la reconstruction. Ayant pris mon poste le 9 octobre 2017, je n’ai suivi qu’en tant que citoyen la montée en puissance du dispositif de crise, que j’ai trouvé exemplaire. Le directeur général de la gestion de crise vous a donné des chiffres à ce propos, que je n’ai pas besoin de répéter.

Ce qui vous préoccupe, c’est surtout de savoir si l’on sera en état d’affronter un nouvel épisode cyclonique l’été prochain. C’est aussi la préoccupation première de l’ensemble des services de l’État et de la collectivité locale. Nous faisons en sorte de renforcer cette capacité par rapport à 2017 et ainsi, le dernier comité interministériel a pris des décisions pour renforcer les services de l’État implantés à Saint-Martin dans des installations provisoires. Sur les suites de la reconstruction, le Premier ministre a présidé il y a quelques jours un cinquième comité interministériel au cours duquel le délégué interministériel a fait connaître l’ensemble des crédits déjà engagés et a fait le point sur les discussions avec le président de la collectivité territoriale sur les plans pluriannuels d’investissement qui relèvent soit de l’État soit de la collectivité. Se pose, bien sûr, la question de la capacité de financement de cette dernière. Je sais qu’une certaine déception s’est exprimée. Mais nous ne pouvons pas aller plus vite dans la construction de ce qui est nécessaire à moyen et long terme et pour préciser les instruments de financement qui ont été envisagés.

J’ai bien entendu votre demande, Madame la Présidente. Nous allons donc y répondre, avec le délégué interministériel, pour essayer de distinguer ce qui relève du droit commun et les crédits exceptionnels. Vous savez parfaitement sur quelle trajectoire budgétaire nous nous trouvons pour l’horizon 2022. Le fait de mobiliser des crédits de droit commun pour Saint-Martin à un niveau deux ou trois fois plus élevé que d’ordinaire plutôt que pour un autre territoire français, c’est, le Premier ministre l’a rappelé, une forme de solidarité nationale.

Le Gouvernement a aussi décidé la mise en œuvre de mesures exceptionnelles. Ainsi le cinquième comité interministériel a adopté des crédits d’aide aux particuliers et aux entreprises d’un montant de 76 millions d’euros : 45 millions d’euros pour le moratoire sur les charges patronales, qui ne seront remboursées qu’à partir de 2020 ; 2,7 millions d’euros d’aide de trésorerie ; 2 millions d’euros pour financer la carte prépayée à destination des foyers modestes ; 26 millions d’euros pour prolonger jusqu’à un an le dispositif de chômage partiel. Tout aussi exceptionnelle est la mobilisation sur le budget 2017 de l’État de 163 millions d’euros pour financer la gestion d’urgence.

À moyen terme, on a imaginé des hypothèses de financement pour les plans pluriannuels d’investissement (PPI) de la collectivité, qui ne sont pas encore arrêtés. Le président de la collectivité locale s’est dit déçu par ces hypothèses. À ce propos, je signale que le Fonds de solidarité de l’Union européenne (FSUE) jouera un rôle essentiel pour boucler ou non les financements. Grâce à la mobilisation de tous, l’Union européenne a décidé d’attribuer à la France 49 millions d’euros pour accompagner le traitement des phénomènes exceptionnels que furent Irma et Maria, principalement en faveur de Saint-Martin et un peu de la Guadeloupe. Cette décision doit être confirmée par la Commission européenne et par le Parlement et être notifiée au gouvernement français avant la fin du premier semestre 2018. Déjà, à la demande de la France, l’Union a décidé de verser 10 % de cette somme, soit 4,9 millions d’euros. La somme de 49 millions est élevée, mais son utilisation répond à des critères très précis. Ils doivent servir soit à prendre en charge les coûts de la gestion immédiate de la crise, soit à financer des éléments de la reconstruction, mais à des conditions particulières. Ainsi, on peut, sur ces crédits, reconstruire un collège, mais pas le transférer ailleurs. Nous examinons donc avec la collectivité ce qui, dans le contenu de chaque PPI, peut être mobilisé au mieux des 46 millions affectés à Saint-Martin, avec pour objectif de les consommer en totalité. S’ils ne le sont pas, ils retourneront à l’Union européenne et s’ils sont utilisés sans respecter les critères précis, ils peuvent même faire l’objet d’une demande de remboursement. Enfin, ces crédits doivent être consommés dans les dix-huit mois suivant la décision de l’Union européenne, ce qui est un délai très bref quand il faut mettre en place les procédures préalables aux travaux. Notre travail actuel est donc de déterminer quelle sera la capacité de la collectivité à consommer ces crédits. La ministre des outre-mer l’a dit, la collectivité aura la priorité pour les utiliser. Mais certaines dépenses de l’État sont déjà éligibles à ce type de fonds et pourraient être soumises pour remboursement à l’Union européenne.

Ces explications ont pour but de vous éclairer sur la nature des documents que nous allons vous transmettre avec le délégué interministériel et de distinguer ce qui ressort du budget traditionnel de l’État et ce que représente l’effort qu’il consent pour 2017 et les années à venir en surmobilisant des crédits de droit commun et en affectant des crédits particuliers. L’Union européenne a affecté les 49 millions d’euros du FSUE à l’État, mais il a décidé de consacrer à la collectivité de Saint-Martin, en priorité et si possible en totalité, 46 de ces 49 millions, essentiels pour boucler le financement de la reconstruction.

M. Max Mathiasin. Je vous remercie pour cet exposé exhaustif, d’abord sur la gestion de crise, puis sur la reconstruction et la mobilisation de tous les moyens de droit commun ou exceptionnel des collectivités locales, de l’État, du Fonds européen. Reste que la population de Saint-Martin est loin d’être satisfaite, notamment sur les délais.

Pour en revenir à la gestion de crise, si Saint-Martin, qui a choisi un statut de collectivité d’outre-mer, ne dépend plus de la Guadeloupe, il a quand même fallu que le département et la région, qui ont l’habitude de traiter des affaires de Saint-Martin, se mobilisent fortement. Il y a peut-être une leçon à tirer. Quand une collectivité dispose d’un seul équipement dans chaque domaine – un hôpital, une caserne de pompiers – ne faut-il pas réfléchir à positionner des secours d’urgence, non pas à Saint-Martin même mais à la Martinique ou en Guadeloupe où les gens de Saint-Martin ont l’habitude d’aller ? Il s’agirait de positionner, en Guadeloupe par exemple, des moyens de l’administration, pour qu’elle puisse fonctionner rapidement, puisque la préfecture déléguée de Saint-Martin n’était plus opérationnelle et que celle de Guadeloupe a dû la suppléer, mais que cela s’est fait avec un certain retard. On peut penser aussi à des secours pour réaliser les évacuations, pour les hôpitaux. Je suis allé à Saint-Martin rapidement après la catastrophe. On peut parler d’une bonne gestion de la crise, mais en même temps la population se sentait en grande détresse car il a fallu trop de temps pour intervenir, par rapport à ce qui s’était passé pour le cyclone Hugo en Guadeloupe par exemple.

Mme la présidente Maina Sage. Environ 10 000 personnes ont été évacuées de Saint-Martin. À votre avis, faudrait-il mettre en place une procédure juridique concernant l’évacuation temporaire des populations ? L’équipe de la mission a pensé à un arrêté de mise en péril provisoire.

M. Emmanuel Berthier. Les Antilles constituent une zone de défense comprenant la Martinique et la Guadeloupe, le préfet de ce dernier département ayant responsabilité et autorité sur les forces en Guadeloupe, à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy. La manœuvre telle qu’elle a été exécutée sur le plan régional, avec pour base logistique l’aéroport de Pointe-à-Pitre et ce qui s’est fait à Saint-Martin même, semble avoir bien fonctionné, selon les retours d’expérience et les documents que j’ai vus, en particulier celui établi par l’inspection générale de l’administration.

Vous évoquez le prépositionnement de forces. La DGSCGC l’a fait pour Irma en envoyant soixante militaires avant le cyclone. C’est essentiel dans la phase de reconnaissance rapide après la catastrophe pour calibrer l’envoi des secours depuis la Guadeloupe, la Martinique et la métropole. Mais objectivement, prépositionner des forces supplémentaires n’aurait pas eu grand sens. Les décisions ont été prises plusieurs jours avant que le phénomène ne touche les îles. Ce cyclone extraordinaire, d’une violence inédite depuis 1946, a touché certains centres de commandement et provoqué un effet de sidération, brièvement. Mais ensuite, les renforts sont arrivés de façon très organisée et au plus fort de la gestion de crise, se montaient à 3 000 personnes. Prépositionner plus de forces à Saint-Martin n’aurait pas changé la gestion de crise. Je prends quelques exemples : la réouverture, partielle, de l’aéroport de Saint-Martin a été faite en 24 heures ; pour l’aéroport Princess-Juliana, ils ont mis une semaine.

S’agissant de la réquisition des moyens qui ont permis l’évacuation, Madame la Présidente, elle a été faite de façon massive et je ne pense pas qu’un arrêté de mise en péril aurait permis d’accélérer le processus. Mais nous allons examiner cela et vous apporter une réponse spécifique.

Il y a eu au total quinze morts et une cinquantaine de blessés…

M. Max Mathiasin. C’est énorme, quinze morts pour Saint-Martin. On n’avait pas vu cela aux Antilles depuis 1928. Et la population de Saint-Martin est de 30 000 habitants.

M. Emmanuel Berthier. Vous avez raison. Le cyclone Hugo auquel vous faisiez référence avait fait onze morts en Guadeloupe.

M. Max Mathiasin. En Guadeloupe, y compris Saint-Martin.

M. Emmanuel Berthier. Et Hugo était d’une bien moindre intensité qu’Irma.

Mme la présidente Maina Sage. On nous a fait état de onze décès. Pouvez-vous nous confirmer qu’il n’y en avait pas plus, soit quinze ?

M. Emmanuel Berthier. Le chiffre de quinze décès est obtenu en comptant toutes les victimes d’Irma et de Maria : il y en a eu onze à Saint-Martin et quatre en Guadeloupe.

M. Max Mathiasin. Après coup, on a considéré que le prépositionnement était le bon. Il y a quand même des leçons à tirer, alors que la prochaine saison cyclonique commence en juin, pour les autorités, comme la préfecture de la Guadeloupe, en liaison avec les collectivités territoriales dont celle de Saint-Martin. Le phénomène y a fait onze morts, mais il y a aussi trois ou quatre disparus et on peut donc parler de quinze victimes au total pour la seule île de Saint-Martin. J’ai vécu le cyclone Hugo, c’était vraiment grave, mais la force des vents n’était pas uniforme. Certaines zones de la Guadeloupe ont été aussi touchées que Saint-Martin cette fois, mais il y avait un arrière-pays. C’est une question de dimension : quand la Basse-Terre est plus touchée, la Grande-Terre peut l’être moins. Sur une petite île comme Saint-Martin, dont la population est importante, cette possibilité n’existe pas. Il faut envisager peut-être des doublons moins importants en ce qui concerne les secours, mais dans des bâtiments hypersécurisés. Il n’y en a pas à Saint-Martin, et il n’y a pas d’autre unité de soins que l’hôpital.

S’agissant de l’évacuation des populations, quand je suis arrivé à Saint-Martin avec ma collègue Justine Benin le lundi, avant la visite du Président de la République, nous avons constaté que les gens s’agglutinaient autour de l’aéroport, dans des abris de fortune, des tentes, que la nourriture n’était pas distribuée dans les queues qui se formaient. Bref, c’était une situation de pays en guerre, qui n’était pas digne de la France. Cela aussi, il faut le prévoir.

Mme la présidente Maina Sage. La Guadeloupe a joué un rôle pivot pour Saint-Martin. Elle a accueilli, pour des raisons de sécurité et des raisons sanitaires, 8 000 des 10 000 personnes évacuées. Sur le plan financier, a-t-elle bénéficié de moyens complémentaires pour la gestion de cette crise, ou tout a-t-il été pris en charge directement au niveau national ?

M. Emmanuel Berthier. Sur le plan financier, tout a été pris en charge par l’État.

À propos de la prochaine saison cyclonique, je reviens sur le retour d’expérience et ce que nous avons fait pour la préparer. Nous faisons porter nos efforts sur trois axes : le renforcement et la résilience des administrations chargées de la gestion des secours ; l’intervention précoce des forces, exercice que la DGSCGC s’astreint à travailler de façon systématique ; l’intégration et la coopération régionale. Or, autant, de mon point de vue, celle-ci fonctionne très bien dans la zone Pacifique, avec les accords « FRANZ » – France, Australie, Nouvelle-Zélande –, autant dans la zone caraïbe elle reste embryonnaire.

Pour mobiliser les moyens pendant la gestion de crise, on a utilisé toute la profondeur de champ offerte par l’existence d’installations qui n’avaient pas été touchées en Guadeloupe et en Martinique. Il a été décidé très rapidement d’installer l’unique hôpital de campagne qui existe en France à Pointe-à-Pitre pour traiter les blessés de Saint-Martin. Pour ce qui est de leur évacuation, sur laquelle Madame la Présidente m’interrogeait, c’est une décision qui est prise dans le cadre de la gestion de crise à condition de ne pas exposer les évacués à un danger plus grand encore.

Nous avons déjà travaillé à un certain nombre de pistes, dont la première est la maîtrise de l’urbanisation, avec la collectivité qui est compétente pour définir les règles d’urbanisation et pour leur contrôle. L’urgence la plus grande est de conforter les logements qui n’ont pas été endommagés. Des procédures ont été engagées en ce sens.

Mme la présidente Maina Sage. C’est-à-dire ?

M. Emmanuel Berthier. Il s’agit de mesures à la fois techniques et financières avec le déploiement à Saint-Martin du fonds d’urgence pour le logement, afin de conforter les logements existants dans la perspective des phénomènes à venir. Dans le cadre d’un des plans pluriannuels d’investissement, existe aussi un projet de construction d’abris anticycloniques avec le soutien de l’État.

Mme la présidente Maina Sage. Dans vos trois axes de travail, il y a le renforcement des services de l’État sur place, le prépositionnement posant une vraie question, car on risque aussi de les mettre en danger. Nous avons interrogé les services sur place, et cela ne va pas de soi.

On a vu qu’il pouvait arriver que ce soit tout l’archipel, les quatre îles à la fois, qui soient en alerte. Les services de l’État se sont vus rapidement pour optimiser les moyens, créer des centres opérationnels de zone (COZ), mais il était très difficile de gérer des moyens régionaux quand il y avait une crise majeure mobilisant les moyens locaux. Dans la mission, nous nous sommes donc interrogés sur la possibilité de créer une équipe au niveau national, qui serait d’astreinte permanente et capable de réagir en soutien à la coopération régionale. Ce n’est pas que les moyens ou les compétences manquent sur place, mais que, quand toute la zone est touchée, il y a des arbitrages difficiles. Quand une seule île est touchée, on peut déshabiller Paul pour habiller Jacques. Mais quand elles le sont toutes, il y a un déficit de moyens. C’est alors qu’un prépositionnement au niveau national aurait son utilité. Pour en avoir parlé avec quelques responsables au niveau de la région, je sais que certains appuieraient ce type de démarche. Il nous paraîtrait de bon sens qu’on puisse anticiper au niveau national ces situations très particulières où l’ensemble des forces sur place sont déjà mobilisées et ne peuvent être déplacées dans l’ensemble de la zone qui est soumise aux mêmes risques.

M. Emmanuel Berthier. Vous résumez parfaitement l’alternative face à laquelle se trouvent les responsables politiques et administratifs dans la gestion d’une crise majeure. Nous avons des forces prépositionnées en métropole et projetables – elles l’ont été dans le cas d’Irma. Mais se pose la question de la capacité de projection de ces unités, en hommes et surtout en matériels. La réflexion est en cours dans le cadre de la révision de la loi de programmation militaire sur la contribution des armées à ce type de mission. Nous avons la capacité de gérer un certain nombre de crises sur notre territoire et d’intervenir en métropole ou en outre-mer. Encore une fois, je ne pense pas qu’avoir eu des forces prépositionnées dans les outre-mer, avec ce que cela signifie sur le plan financier et logistique, aurait permis de gérer différemment la crise. Mais on peut y réfléchir, dans le cadre d’une réflexion permanente sur l’adéquation des missions aux besoins.

Mme la présidente Maina Sage. Nous lançons ce débat dans le cadre de la réflexion en cours à partir des retours d’expérience.

M. Max Mathiasin. Je retiens de nos échanges qu’il faut absolument renforcer la coopération régionale pour intervenir plus rapidement et plus efficacement sur des phénomènes. Les militaires étaient présents à Saint-Martin et ont fait de leur mieux, mais ils n’étaient pas formés à ce type de situation. Certes, en évacuant des personnes, il ne faut pas les soumettre à un danger plus grand encore. Mais tous ces gens, ces familles avec enfants qui se sont agglomérées pendant quinze jours, un mois, autour de l’aéroport, étaient en danger, en grande précarité matérielle et psychologique. Elles auraient été mieux, de toute façon, en Guadeloupe.

La question de disposer d’abris sûrs est cruciale pour Saint-Martin. Un abri sûr, c’est presque toujours un bâtiment public, une école. Mais ils n’ont pas résisté. En reconstruisant, il faut vraiment se préoccuper de faire des bâtiments qui résistent aux vents violents.

M. Emmanuel Berthier. En ce qui concerne la mobilisation des armées, 1 200 militaires, dont 400 jeunes du régiment du service militaire adapté (RSMA), ont été mobilisés en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane pour prêter main forte aux sinistrés pendant plusieurs semaines et pour accompagner les équipes du génie de l’armée de terre et de la sécurité civile. Ce renfort a donc été très important.

Pour les abris, la question essentielle est celle de la prévention et de l’information. Les abris sûrs existent, encore faut-il que la population s’y rende. Or nous avons la conviction qu’à Saint-Martin, en zone littorale, malgré les appels répétés de la préfète déléguée, un certain nombre de gens, dont certains sont morts, n’ont pas rejoint les abris.

Mme la présidente Maina Sage. Vous dites que des abris de survie existent. Mais, selon la fiche que nous avons reçue, il y a 1 700 places dans des abris – que l’on ne peut, du reste, pas encore appeler ainsi car il faut les conforter et les consolider. Ils ont été identifiés dans des bâtiments publics, dont en grande partie des écoles, qui ont été touchées. Vous nous le confirmez ?

M. Emmanuel Berthier. Je le confirme. C’est d’ailleurs l’objet d’un des plans pluriannuels d’investissement en cours de finalisation avec la collectivité.

Mme la présidente Maina Sage. Ils existaient, mais n’existent plus, nous sommes d’accord ?

M. Emmanuel Berthier. Malheureusement oui.

M. Max Mathiasin. Et la saison des cyclones commence en juin, pour s’achever en septembre.

Mme la présidente Maina Sage. Quand un équipement est inscrit dans un plan, en pratique il faut deux ans pour le construire. Qu’est-ce que vous envisagez pour protéger les populations pendant la prochaine saison cyclonique ? En attendant que les anciens abris soient confortés, que pense-t-on avoir réalisé pour le pic de la saison en août prochain ?

M. Emmanuel Berthier. Je me réfère au document établi par la collectivité. L’organisation pour la saison cyclonique 2018 prévoit, à court terme, la préparation de onze sites aménageables pour devenir des abris anticycloniques : des écoles, les archives territoriales, l’ancienne gendarmerie, le stand de tir, l’hôtel La Plantation, avec une mobilisation de crédits de 1,7 million d’euros.

Mme la présidente Maina Sage. C’est ce qui est demandé avant la prochaine saison ?

M. Emmanuel Berthier. Oui, avant la prochaine saison cyclonique.

Mme la présidente Maina Sage. Et on sera capable d’y répondre financièrement avant la saison ?

M. Emmanuel Berthier. A priori, il n’y aura pas de problème.

Mme la présidente Maina Sage. C’est rassurant. La première de priorités c’est d’assurer la sécurité des personnes.

M. Max Mathiasin. Le temps passe. Nous arrivons en avril, nous avons trois mois pour être sûrs de pouvoir mettre à l’abri les populations au cas où un phénomène du même type surviendrait. Malheureusement, les cyclones ne laissent pas de répit. On ne peut pas se dire que si c’était Saint-Martin cette année, la prochaine fois ce sera la Martinique ! Il y a donc urgence.

Mme la présidente Maina Sage. Je souhaite aborder encore deux sujets.

Le premier est la remise en état des écoles, qui est une demande forte de la population, car les enfants vont actuellement en classe par alternance.

Ensuite, nous avons constaté sur place qu’il restait énormément de débris sur l’île et qu’ils sont très visibles. Il faut un programme national de prise en charge, avec le ministère de la transition écologique. Saint-Martin est une destination touristique et la situation actuelle compromet la relance économique. De plus, si surgit une nouvelle tempête, ce sont potentiellement des projectiles dangereux. Lorsque nous l’avons interrogée il y a deux semaines, la ministre s’est engagée à ce qu’il y ait un plan de nettoyage d’envergure. Je voudrais que vous confirmiez qu’il sera organisé, avec la collectivité certainement et, je l’espère, avec la société civile, et le sera avant la saison cyclonique. Il s’agit du nettoyage, mais aussi de l’embellissement de cette île qui vit d’abord de son tourisme.

M. Emmanuel Berthier. La remise en état des écoles est prévue dans un PPI qui a fait l’objet de décisions lors du dernier conseil interministériel. Le Premier ministre a décidé que l’État, tous ministères confondus, apporterait 15 millions d’euros pour cette remise en état considérée comme très prioritaire.

Le plan de nettoyage d’envergure auquel la ministre s’est engagée est en cours d’élaboration. Il pourrait mobiliser des crédits du FSUE. Le marché est en cours d’élaboration avec la collectivité. Je vous transmettrai des éléments d’information par écrit et je pense que le délégué interministériel sera en état de rendre compte de sa mise en œuvre lorsque vous l’auditionnerez.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie de votre contribution. Y a-t-il une dernière intervention ?

M. Max Mathiasin. Ce tour d’horizon a permis de nous comprendre. L’État a fait des efforts. Il s’agissait d’une première, sur la petite île qu’est Saint-Martin. La solidarité s’est manifestée au plan national, et avec la Guadeloupe. Mais il faut organiser une coopération plus étroite avec cette dernière, qui est un archipel proche, afin de faire face à une catastrophe qui pourrait toucher une des îles. Nous sommes aussi conscients que la saison cyclonique arrive et qu’il y a urgence de mettre en place des mesures à Saint-Martin, qui reste très fragile.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie, monsieur Berthier, de votre disponibilité et de la qualité de votre contribution.

Cet après-midi nous avons organisé une séance de restitution avec les collègues qui ont participé à la mission sur les urgences constatées sur place, dans chacune des îles. Notre objectif est de prêter main forte aux décideurs, et de régler aussi certains problèmes. Pour en prendre un spécifique, à Saint-Martin le réensemencement de coraux se heurte à des blocages administratifs sur le plan phytosanitaire. D’autres points de droit se posent pour la reconstruction. Suite à cette restitution, nous vous transmettrons sans doute quelques demandes.

En dernier lieu enfin, on a évoqué la possibilité que Saint-Martin ait sa préfecture propre. Qu’en dites-vous ?

M. Emmanuel Berthier. Je ne suis pas sûr que le sujet soit toujours d’actualité.

M. Max Mathiasin. Cela n’aurait rien changé.

M. Emmanuel Berthier. Pour l’instant le préfet de la Guadeloupe est aussi délégué pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Il y a sur place à Saint-Martin une préfète déléguée. Ce qui compte, c’est le nombre d’agents de l’État capables d’accompagner la collectivité dans la reconstruction et dans la gestion d’une crise éventuelle. L’État a décidé de renforcer l’effectif présent à Saint-Martin, à la préfecture déléguée, pour gérer la crise et assurer le contrôle de légalité Les effectifs dépendant du ministère de la transition écologique et solidaire et du ministère des affaires étrangères ont également été renforcés. Ce sera significatif en pourcentage, même si ce l’est moins en nombre d’agents. Il faudra de toute façon que la préfète déléguée soit en état de mobiliser des ressources supplémentaires en ce qui concerne l’assistance à maîtrise d’ouvrage ou l’ingénierie technique. Elle les trouvera dans des équipes qui existent en Guadeloupe ou on les fera venir de métropole. La question ne doit donc pas se poser sur un plan juridique – la création ou non d’une préfecture de plein exercice – mais sur celui des moyens que l’État doit consacrer à moyen et long terme à accompagner les populations et les collectivités de Saint-Martin ou Saint-Barthélemy. Une préfecture de plein exercice avec un effectif de cent à cent vingt personnes n’aurait pas la capacité de traiter elle-même tous les problèmes qui se posent. La question mérite peut-être d’être posée, mais il ne me revient pas de trancher.

Nous restons à votre disposition, madame la présidente, pour vous accompagner dans la suite de vos travaux.

Mme la présidente Maina Sage. Merci encore et, donc, à bientôt.

 

Laudition sachève à onze heures trente.

 

 

 


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25.   Audition, à huis clos, du Général de brigade Thierry Cailloz, direction générale de la Gendarmerie nationale, direction de l’Opération et de l’emploi, sous-direction de la Défense, de l’ordre public et de la protection.

(Séance du jeudi 29 mars 2018)

L’audition débute à onze heures quarante-cinq

Mme la présidente Maina Sage. Nous recevons le général de brigade Thierry Cailloz, sous-directeur à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), en charge, au sein de la direction des opérations et de l’emploi de la défense, de l’ordre public et de la protection. Son audition sera plus spécialement dédiée aux moyens déployés par les forces de l’ordre lors des cyclones de septembre 2017.

En préambule et dans les pénibles circonstances que nous connaissons, je tenais, général, à vous adresser ainsi qu’à vos équipes, tout notre soutien, et à vous remercier chaleureusement d’avoir accepté d’être présent parmi nous aujourd’hui.

Notre mission d’information a vocation à examiner comment on anticipe, dans l’hexagone et dans les territoires d’outre-mer, la gestion des événements climatiques comme le cyclone Irma. Nous nous penchons sur les procédures d’alerte, l’information de la population, l’implication des élus locaux et l’organisation des forces en amont, sur la gestion de la crise en tant que telle, mais également sur la reconstruction et notamment sur les retours d’expérience (RETEX), qui justifient parfois une réorganisation des services et des modes opératoires. Nous souhaitons donc vous entendre sur les RETEX consécutifs aux événements climatiques de septembre 2017 et sur la manière dont ils ont, ou non, infléchi votre stratégie. Considérez-vous que nos forces sont assez dotées ? Serait-il utile qu’elles soient prépositionnées et en a-t-on les moyens pour ce qui concerne les territoires d’outre-mer ?

M. le général de brigade Thierry Cailloz, sous-directeur à la Direction générale de la gendarmerie nationale, en charge de la défense, de l’ordre public et de la protection au sein de la direction des opérations et de l’emploi. Madame la présidente, je vous remercie de votre accueil et de vos marques de sympathie dans cette période difficile.

Depuis deux ans que j’occupe mes fonctions de sous-directeur de la défense, de l’ordre public et de la protection, j’ai eu à gérer nombre de crises, qui n’incluaient pas uniquement les crises liées à des événements naturels ou climatiques, mais également les crises liées à des attaques terroristes, les troubles à l’ordre public – comme à Notre-Dame-des-Landes ou à Bure – ou la préparation du prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, pour que cette consultation se déroule dans les conditions optimales d’exercice des libertés publiques.

Une crise ne se gère pas seulement à partir du moment où elle survient. Une crise se prépare. Plus on la prépare en amont, plus on en limite les effets et plus on diminue le stress des acteurs engagés. Et j’entends par acteurs non seulement les forces de l’ordre mais l’ensemble des services, les élus et la population.

En Guadeloupe par exemple, les pillages ont commencé non pas après le passage du cyclone Irma, mais alors que l’œil du cyclone était sur la zone et que, normalement, tout le monde était confiné. Cela nous a conduits, lors du passage de José – de moindre catégorie – à organiser des patrouilles de gendarmes dans des engins blindés, afin d’éviter ces pillages.

La gestion du cyclone Irma a donné lieu à plusieurs RETEX, au niveau stratégique et au niveau tactique, opératif. Chaque commandement de la Gendarmerie, ou COMGEND, ayant, de près ou de loin, participé à la gestion de la crise a établi un RETEX, lequel est remonté au Commandement de la gendarmerie d’outre-mer (CGOM), qui en a fait la synthèse et en a tiré à son niveau les enseignements qu’il fallait. Pour ce qui concerne les éléments qu’il ne pouvait traiter lui-même, le CGOM les a transmis à la Direction générale.

Le RETEX général que nous avons rendu en février 2018 propose quarante mesures qui concernaient tout à la fois la préparation des unités au risque cyclonique, la projection des forces, l’organisation centrale de la gestion de crise, l’accompagnement des personnels exposés, la professionnalisation des compétences et les capacités pivots.

En ce qui concerne par exemple l’accompagnement des personnels, le cyclone Irma a exposé non seulement la population mais des gendarmes en poste ou en renfort à Saint-Martin. C’est un enjeu, car cela influe sur la capacité de résilience de la gendarmerie : lorsque vous avez été touché par un drame, votre capacité de résilience est réduite. Nous avons donc tiré les enseignements de notre gestion de l’accident de la Germanwings, que j’avais eu à gérer avec le commandement de la zone Sud. Inquiets des conséquences sur les personnels, nous avions alors décidé, contre toutes les instructions officielles et les recommandations usuelles des psychologues, qu’il fallait intervenir très rapidement auprès de ces personnels. Nous avons donc procédé ainsi après le passage du cyclone Irma, et mis en place, en Guadeloupe, avec le général Jean-Marc Descoux, un sas de décompression où, après un séjour de quatre à cinq jours sur zone, les personnels étaient invités à participer à une session de décompression avant de regagner le terrain dans de bonnes conditions.  Cette pratique, inenvisageable il y a seulement trois ou quatre ans, a rencontré un tel succès que les personnels de l’éducation nationale à Saint-Martin ont réclamé un accompagnement similaire.

Dans la semaine qui a suivi le passage d’Irma et de José, nous avons envoyé  sur la zone de crise une équipe des ressources humaines de la direction des personnels militaires (DPM) pour faire un point individuel avec chaque militaire affecté sur Saint-Martin et leur demander s’ils souhaitaient rester, rentrer en métropole ou être réaffectés en outre-mer. Sur une quinzaine de jours, l’ensemble des personnels ont ainsi été entendus et, en fin de compte, seuls trente-huit membres sur les cent douze ou cent dix-huit qui composaient l’effectif initial ont souhaité demeurer à Saint-Martin. Les autres ont été remplacés par des personnels en mission de courte durée. C’est ce type de mesures d’accompagnement qui nous permettront dans l’avenir, de renforcer notre capacité de résilience.

Certains RETEX se font à chaud et concernent essentiellement les mesures d’urgences ; d’autres RETEX, effectués à froid, ont davantage vocation à réfléchir aux réformes à moyen terme, qui nécessitent un budget, des moyens et une révision de la doctrine d’emploi. Si Irma a été un « succès », dans la mesure où nous avons réussi en soixante-douze heures à projeter cinq escadrons, il ne faut pas se cacher qu’on le doit en grande partie aux relations personnelles de mes gendarmes avec les agences d’Air France et des autres compagnies aériennes qui ont bien voulu « dégager » certains passager ou détourner des avions pour les acheminer.

Nous connaissons actuellement sur toutes les opérations de crise le même  problème de capacité de projection stratégique. Dans le contexte budgétaire que nous connaissons, il n’est évidemment pas question que la gendarmerie dispose d’une flotte propres mais, dans le cas d’Irma, le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées, avec qui nous travaillons en liens étroits, n’avait pas les moyens d’affréter l’A340 pour pouvoir projeter une unité sur zone. Sachant que les moyens tactiques aériens sur la zone Antilles-Guyane sont réduits aujourd’hui à deux avions CASA, soit la jauge d’un peloton, cela donne une idée du nombre de rotations qu’il a fallu effectuer.

En Nouvelle-Calédonie, il a fallu sensibiliser le haut-commissaire, qui ne souhaitait pas voir arriver trop tôt les escadrons en charge d’assurer le bon déroulement du référendum, qu’il fallait anticiper d’éventuels troubles à l’ordre public et que la Nouvelle-Calédonie n’était pas à la même distance de la métropole que les Antilles. Tandis qu’un vol minimum décolle chaque jour de Paris pour la Guadeloupe ou la Martinique, il n’y en a que trois par semaine pour la Nouvelle-Calédonie, qui se trouve à une vingtaine d’heures de la métropole.

Beaucoup plus récemment, la projection du GIGN à Trèbes s’est faite grâce au groupe interarmées d’hélicoptères (GIH), ce qui a pris quatre heures ; nous aurions eu un avion, il n’aurait fallu que deux heures.

Le vieillissement de la flotte ne fait qu’aggraver ce problème, et les armées n’ont plus la capacité d’assurer elles-mêmes leurs propres missions de projection. C’est vrai pour la flotte stratégique, ça l’est aussi pour la flotte tactique, c’est-à-dire celle qui se trouve sur la zone d’opérations. Chaque commandement de gendarmerie (COMGEND) dispose d’un hélicoptère léger. Or, en cas de crise, tous les services ont besoin d’un hélicoptère : la sécurité civile en a besoin pour les opérations de secours, nous en avons besoin pour les opérations de cartographie ou pour assurer la sécurité, de jour comme de nuit. À cela s’ajoute une contrainte supplémentaire qui tient à la disponibilité des appareils, laquelle est fonction du nombre d’heures de vol que peuvent faire les équipages et des visites techniques obligatoires pour chaque appareil après un certain nombre d’heures de vol.

Je pourrais là encore prendre l’exemple de la situation récente à Mayotte, où il nous a fallu trois jours pour trouver un avion permettant de projeter des renforts sur le dispositif. Et encore, cela s’est-il fait en reportant des passagers civils sur d’autres vols, car le transfert s’est fait grâce à l’aviation civile. Affréter un avion civil coûte aujourd’hui entre 300 000 et 1,5 million d’euros à l’État.

Pour en revenir à Mayotte, l’hélicoptère basé à La Réunion est actuellement en visite technique, ce qui fait qu’on ne peut l’envoyer à Mayotte ; quant à celui de Mayotte, il sera lui aussi en visite technique dans quelques heures, ce qui signifie que, pendant au moins trois ou quatre jours, nous allons avoir une rupture de charge sans hélicoptère pour assurer le transfert. Encore faudrait-il, pour pouvoir translater l’hélicoptère de La Réunion vers Mayotte, avoir un moyen aérien, que les armées n’ont pas, ou un moyen maritime dont nous ne disposons pas non plus car les deux frégates qui croisent dans la zone de l’océan Indien, ne sont pas à proximité de La Réunion. Cette déficience au niveau des capacités-pivots est l’un des problèmes que nous avons identifiés, tant en métropole qu’outre-mer.

Pour ce qui concerne ensuite l’organisation centrale de la gestion de crise, je dispose du Centre de planification et de gestion de crise (CPGC) qui est un outil merveilleux, créé il y a environ dix ans et qui excelle aujourd’hui dans la gestion des crises ; mais son effectif ne dépasse pas quarante-cinq personnes, ce qui, dans la période que nous traversons est assez faible.

J’ai actuellement un groupe de planification opérationnelle basé depuis un an en Nouvelle-Calédonie pour préparer et planifier l’acheminement logistique en vue du référendum. Car il ne faut pas imaginer qu’on peut répondre à une décision politique en projetant dans les quarante-huit heures les hommes, le matériel et les moyens logistiques nécessaires. Autre RETEX à chaud : si nous avons réussi à projeter très rapidement cinq escadrons aux Antilles lors du passage d’Irma, ces hommes sont partis sans logistique d’urgence, c’est-à-dire qu’il a fallu qu’ils se logent dans des conditions identiques à celle de la population et qu’ils n’ont pu emporter ni tentes, ni groupes électrogènes, ni rations d’alimentation pour leur propre usage.

Ce problème de logistique s’est reproduit à Mayotte, où nous n’avons pas eu les moyens d’acheminer l’eau nécessaire à l’escadron projeté en urgence sur l’île. Nous avons fait avec ce que nous avions. Grâce à notre culture militaire, nous parvenons toujours à trouver des solutions et, à cet égard, le rapprochement que nous avons amorcé depuis deux ans entre le CPGC et le CPCO nous est d’un grand secours, au point que, dans le cas de Mayotte, les armées nous ont proposé, avant même que nous le demandions, un moyen aérien pour projeter une unité – non pas dans les quarante-huit heures mais dans la semaine ou dans les quinze jours.

On touche là à une différence de culture de gestion de la crise entre la gendarmerie et les armées. Les crises gérées par la gendarmerie appellent une réponse immédiate, alors que, lorsque l’armée est sollicitée, elle l’est sur un temps plus long : la projection sur un théâtre d’opérations se prépare au minimum une semaine à l’avance, ce qui laisse le temps d’organiser la logistique lourde. À Trèbes, il était évidemment hors de question d’attendre quarante-huit heures pour réagir : il fallait trouver des solutions immédiates.

Il en allait de même avec le cyclone Irma. Des décisions immédiates devaient être prises, notamment en matière de sécurité, car les secours ne pouvaient intervenir que si la sécurité étaient assurée. Dans ces circonstances, ce sont donc les opérations de sécurisation qui priment sur les opérations de secours et, à cet égard, nous étions à Saint-Martin dans des conditions quasiment identiques à celle d’un théâtre d’opérations extérieures, ce qui nous a amenés à désigner le général Descoux comme le chef des opérations sur ce théâtre extérieur tandis que le commandant de la gendarmerie de Guadeloupe était assuré par son second.

Nous avons donc, au bout du compte, réussi, pour répondre à l’urgence, à projeter en quarante-huit heures un escadron de circonstance à partir de la Guadeloupe et un escadron depuis la Guyane, qui n’est qu’à quatre ou cinq heures de vol de la Guadeloupe. C’était notre seule manière d’être rapidement sur place, et nous y sommes parvenus grâce à des moyens civils et militaires.

J’ajoute que, outre les RETEX des opérations sur zone, un RETEX a également été produit à partir du fonctionnement de la cellule interministérielle de crise (CIC), RETEX qui a été élaboré sur la base des contributions de chaque service ayant participé à cette cellule de crise.

Notre préoccupation est toujours de préparer la gestion de la crise de demain. Avant le passage d’Irma, des exercices avaient eu lieu pour répéter les mesures d’urgence et de protection à effectuer.

En ce qui concerne la préparation des unités, comme je vous l’ai dit, sur les cent dix-huit personnels qui étaient affectés sur la zone de l’ouragan, il n’en reste que trente-huit, les autres ayant été remplacés, sur décision du directeur général, par des personnels en mission de courte durée (MCD), projetés au même titre que nos escadrons, pour une durée de trois à six mois.

Lors du plan d’affectation des militaires (PAM) 2018, en juillet-août, nous réexaminerons la prolongation de ces MCD, afin d’évaluer notamment si elles sont une réponse adéquate à tout ce qui concerne la problématique de la sécurité de proximité. En effet, les personnels volontaires missionnés pour six mois n’ont pas nécessairement toutes les aptitudes requises, et sans doute procédera-t-on à l’avenir, comme au Canada, à une sélection des candidatures. C’est-à-dire que nous évaluerons si la mission outre-mer correspond à un projet familial, partagé par le couple, si le candidat a été formé aux risques cycloniques et s’il a appréhendé l’ensemble des risques encourus : en effet, si Saint-Martin est connue pour ses plages et ses cocotiers, elle est hélas également réputée pour sa violence, tant en ce qui concerne les atteintes aux biens que les atteintes aux personnes, à la différence de Saint-Barthélemy, où la configuration sociologique de la population n’est pas n’est pas du tout la même.

En ce qui concerne l’organisation centrale, les équipes du CPGO sont disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Vendredi dernier, j’ai ainsi pris, à la demande du commandant de la gendarmerie de Mayotte, la décision d’envoyer pendant quinze jours un groupe de planification opérationnelle (GPO), composé de trois à quatre personnes, qui a pu partir dès le dimanche soir. Ils ont emporté avec eux un pack de gestion de crise et assument sur une place une mission de formation : l’une des leçons que nous ont enseigné les différentes crises est en effet que les responsables locaux n’ont pas forcément ni les outils ni la formation nécessaires face à la crise. C’est la raison pour laquelle nous sommes en train de systématiser les capacités à déployer dans la gestion de crise, en fournissant à tous des outils communs, de façon à ce chacun parle le même langage de bas en haut de la chaîne d’intervention, sachant que, lorsque la crise éclate, les premiers concernés sont ceux « d’en bas » et qu’il est préférable que les premières équipes spécialisées qui arrivent sur les lieux n’aient pas à détricoter l’ensemble des procédures appliquées par les responsables locaux.

Dans cette optique, nous avons tiré les enseignements du RETEX de Trèbes et allons mettre en place, en plus des contacts que nous établissons avec la cellule de crise du GIGN, une procédure de liaison directe entre le groupe d’intervention et le centre des opérations, afin que le directeur général puisse faire remonter au ministre en temps réel la chronologie du déroulé des opérations.

Une chose a radicalement changé en effet dans la gestion de crise, ce sont les moyens de communication. Aujourd’hui, toute gestion de crise est avant tout gestion de la communication, et c’est celui qui communique le premier qui « gagne ».

Mais communiquer le premier ne veut pas dire raconter tout et n’importe quoi. À Saint-Martin, notre action a été « polluée » par toutes les fake news qui ont été balancées par les médias sur les réseaux sociaux et les chaînes de télévision – je pense en particulier à l’annonce de l’évasion des détenus de la maison d’arrêt dans la partie hollandaise.

Ce type de fake news entraîne un détournement des forces de leur objectif urgent, car nous sommes obligés de passer parfois plusieurs heures à démonter une information qui n’était qu’une rumeur. C’est en tout cas le constat qui ressort de nombreux RETEX que nous avons pu faire récemment suite à des troubles à l’ordre public. Il a donc été décidé – et cela figurera ainsi dans le guide qui va sortir prochainement – que la communication serait désormais considérée comme une manœuvre à part entière, établie par des professionnels. Et, lorsque je parle de communication, je ne me limite pas à la parole mais à la gestion de tous les éléments que peuvent saisir les capteurs d’images et de vidéos. À cet égard, les zadistes ne se sont pas trompés. Pour compenser leurs faibles effectifs, ils ont fait feu de tout bois, dans le champ juridique comme dans le champ de la communication.

Jusqu’à présent les institutions refusaient de se plier à cet exercice, mais nous travaillons désormais la communication. Cela a été le cas à Notre-Dame-des-Landes mais aussi à Trèbes. Il est très important que l’État ne soit pas en permanence mis sur la sellette. La communication de crise est une guerre contre le temps, et le commandement comme les autorités politiques ont besoin d’être informés en continu et quasiment en direct. D’où le fait que nous demandions au premier intervenant sur zone, quel que soit son grade, d’entrer en contact directement avec le directeur général pour lui rapporter le détail des événements, même s’il s’agit pour lui d’un stress supplémentaire. L’information par les médias est tellement immédiate qu’elle nous impose de réagir très vite.

Mme la présidente Maina Sage. Sur cette question, y a-t-il eu un RETEX organisé avec les médias ? J’ai participé, sous la précédente législature, à la commission d’enquête sur les attentats de Paris, et il y a beaucoup été question de l’information, de son importance mais aussi de ses effets pervers voire dangereux lorsque la vie de certaines personnes est en jeu. Nous avons entendu les médias et réfléchi à la mise en place d’un code de déontologie plus strict. Pensez-vous que cela doive même aller jusqu’à l’intervention du législateur ?

La gestion de vos rapports avec les médias et de la responsabilité qu’ils peuvent avoir dans le traitement d’une crise fait-elle partie de la stratégie nationale que vous venez de nous décrire ?

Général de brigade Thierry Cailloz. Nous sommes bien sûr en relation avec les médias par le biais de notre service d’information et de relations publiques. Ces relations doivent prendre en compte plusieurs critères, au premier rang desquels la recherche de l’audimat par les médias, laquelle s’oppose à la nécessité pour nous de contrôler l’information. Cela implique qu’il existe une relation de confiance entre les médias et nous, que l’on puisse leur communiquer telle ou telle information diffusable mais qu’ils acceptent d’attendre notre feu vert – par exemple, la fin d’une opération – sans que l’on nous accuse d’enfreindre le droit à la liberté d’expression. Le fait est, cela étant, que nous travaillons avec les médias, notamment dans les enquêtes judiciaires, pour éviter les fuites – même si ces fuites peuvent également provenir de la justice et non de la gendarmerie.

Par ailleurs, suite à la saisine du Défenseur des droits concernant les violences policières lors des manifestations contre la loi El Khomry, nous avons souhaité rencontrer des chercheurs spécialistes de cette thématique des violences policières pour avoir leur point de vue et mieux comprendre la façon dont nous perçoivent les journalistes. Nous avons pris conscience que, de même que les journalistes nous regardaient sans nous connaître, nous ne les connaissions pas non plus, c’est-à-dire que nous ne savions pas quels étaient leurs besoins ni où étaient leurs limites. Or, comme dans un couple, une relation de confiance ne peut s’établir que si chacun connaît l’autre.

C’est dans cette optique que nous avons ouvert à quelques chercheurs des théâtres d’études, afin qu’ils nous fassent part de leurs réflexions et que nous fassions, le cas échéant, évoluer la doctrine. Certes, notre doctrine est élaborée par des spécialistes qui ont leur expertise, mais nous pouvons nous tromper sur les objectifs à atteindre en termes de communication. Par analogie, je dirais que nous devons nous inspirer de la police de proximité, dont la mission est avant tout de répondre aux besoins de la population, et que c’est donc devant celle‑ci qu’elle est comptable de son action.

Autre exemple d’information erronée : après le passage d’Irma, les journalistes ont pu imaginer que les gendarmes n’étaient pas sur place parce qu’ils n’en voyaient pas ; et pour cause, puisque ces derniers n’avaient plus de véhicules ! Le directeur général a donc pris la décision de faire apposer des autocollants au sigle de la Gendarmerie nationale sur les véhicules civils que nous utilisions.

Tout cela étant dit, notre premier souci reste aujourd’hui notre capacité de projection. En tant que gestionnaire des forces mobiles, je peux affirmer que nos forces mobiles sont actuellement en situation de rupture capacitaire. Nous avons un taux d’emploi maximum de 65 escadrons-jour, ce qui correspond au volume maximum d’unités que je peux quotidiennement engager, tout en attribuant les droits individuels – c’est-à-dire les repos et les permissions – à mes personnels. Or, depuis le 1er janvier, nous fonctionnons en moyenne avec 68 ou 69 escadrons-jour. Cela signifie qu’en fin d’année, je devrai sept jours de récupération par escadron, contre quatre l’an dernier, ce qui équivaut à geler deux escadrons pendant un an.

Avec cinquante missions permanentes – soit neuf de plus qu’en 2016 – et 22 escadrons postés outre-mer – quatre de plus que l’an dernier –, non seulement nous n’avons plus de disponibilités pour faire face à une crise, mais les dispositifs ordinaires sont également touchés. Je pense en particulier aux dispositifs de renfort estival de protection des personnes, ce qu’on appelle les renforts saisonniers. Il y a fort à parier que nous aurons à subir des plaintes d’élus des zones côtières au moment où le directeur aura rendu ses arbitrages car, sur les trente escadrons que nous pouvions affecter jusqu’à présent à ses zones, au mieux vingt et un seront disponibles, au pire une quinzaine.

Mon rôle pourtant, en tant que sous-directeur des opérations, est de garantir à mon directeur général une capacité de manœuvre, que les limites soient atteintes ou non. Nous trouverons donc toujours une solution.

Mais il faut savoir qu’à Mayotte, leurs conditions d’hébergement sont rudimentaires : ils dorment sous des tentes, sur des lits picots, sans climatisation. Il ne faudrait pas qu’une telle situation s’éternise, même si, dès lors qu’ils sont en opération, les militaires ne récriminent pas. Nos responsables de la concertation, c’est-à-dire nos représentants du personnel, nous font au contraire remonter la fierté qu’ils ont de participer à ces opérations. C’était d’autant plus vrai lors de l’opération de secours et de protection des populations, consécutive à l’ouragan Irma, et ce malgré les conditions exécrables dans lesquelles ils ont dû vivre et travailler. J’ajoute que, de surcroît, on leur a supprimé leurs repos pendant un mois, compensés par quatre jours de récupération à leur retour d’outre-mer.

Cela étant, les conséquences de cette rupture capacitaire ne peuvent qu’être préjudiciables sur bien des plans. En effet, elle oblige à mordre sur le temps de formation et d’instruction, et à supprimer des missions de remise en condition opérationnelle, ce qui a un effet sur la condition physique et mentale des unités. Or l’une de mes premières préoccupations est de ne pas exposer inutilement mes personnels engagés sur une opération même si je sais que ces militaires sont avant tout animés par le sens du service public.

Mme la présidente Maina Sage. Merci, mon général, d’avoir, comme vous l’avez fait, mis en avant la force de la gendarmerie et de son aptitude militaire à se déployer sur le terrain. Par rapport à la situation très tendue que vous décrivez, la nouvelle loi de programmation militaire va-t-elle vous permettre d’obtenir les moyens supplémentaires dont vous avez besoin, à tout le moins les huit escadrons qui vous manquent ?

Général de brigade Thierry Cailloz. Il est impossible de récupérer huit escadrons dans l’immédiat, car c’est un travail de longue haleine. Nous sommes donc en train de construire une revue capacitaire à partir des nouvelles données et des contraintes budgétaires, conscients que la gendarmerie doit, comme les autres institutions, participer à l’effort de rétablissement de la dette publique. On peut toujours rêver d’un monde idéal mais il ne faut pas non plus être trop gourmands. Au-delà de la problématique des effectifs, nous devons apprendre à réfléchir et à agir autrement, à se remettre en question.

Dans cette optique, je vais par exemple proposer au directeur général de réduire les effectifs des escadrons déplacés en maintien de l’ordre ou sécurité publique à trois  pelotons au lieu de quatre, pour récupérer une partie des repos dus. De même, je vais lui proposer de réduire les escadrons qui partent outre-mer de quatre-vingt à soixante-douze, ce qui représenterait au total une économie de soixante-douze personnels stationnés outre-mer. Traduite en chiffres, cette économie représente un gain budgétaire de 1,4 million d’euros, soit la moitié de la tranche nécessaire au renouvellement de nos véhicules de commandement et de transmission.

Il ne faut donc pas raisonner uniquement en termes d’effectifs, mais évaluer auparavant la menace, les risques et les besoins, puis déterminer ce qui, dans ces besoins, relève des gendarmes, de la police, de la sécurité privée ou de mesures passives.

Quant à la mutualisation, elle a, dans notre cas, créé une rupture dans la chaîne logistique opérationnelle, car les secrétariats généraux pour l’administration du ministère de l'intérieur (SGAMI) n’ont pas la capacité de mobilisation des officiers et des militaires  du corps technique administratif pour partir en opération. Un civil en effet ne part pas sur un théâtre d’opérations comme ça. La mutualisation ne doit pas uniquement être abordée sous l’angle budgétaire. Si elle n’aboutit pas à ce que le service rendu soit au moins équivalent, voire meilleur à ce qu’il était au préalable, ce n’est pas la peine de mutualiser.

Mme la présidente Maina Sage. Vous avez évoqué l’importance de la communication et la difficulté parfois à contenir les médias. Cela s’est encore vérifié au moment de l’ouragan Irma, Météo France ayant même eu du mal à retenir les journalistes qui envahissaient ses locaux. Faut-il que certains lieux soient sécurisés ? Que Météo-France chiffre la transmission de ses données ? Un contrat doit-il être passé avec les médias ?

S’est également posée la question de la protection concrète des établissements publics. Considérez-vous que l’hôpital de Saint-Martin a été compliqué à sécuriser ?

En ce qui concerne la coordination des moyens, je vous rejoins sur l’idée que la solution n’est pas uniquement une solution budgétaire qui passe par l’augmentation du nombre de vos escadrons. Il faut en effet travailler à une optimisation de ces moyens et réfléchir éventuellement à leur redéploiement, lorsqu’ils ne sont pas affectés là où ils sont le plus nécessaires. On peut en effet s’interroger sur la pertinence d’affecter des gendarmes à la sécurisation de certains lieux publics. Cela étant, comme vous l’avez dit vous-même, les personnels de gendarmerie disposent de compétences que n’ont pas nécessairement des agents de sécurité civils.

Les gens que nous avons rencontrés à Saint-Martin nous ont également beaucoup parlé du pillage et de ses conséquences, tout en étant conscients que les forces de l’ordre avaient elles-mêmes été touchées. Reste que les conséquences sont lourdes pour la population, et certains chefs d’entreprise connaissent des problèmes de trésorerie et ont les plus grosses difficultés à reconstituer leurs stocks.

Le prépositionnement des forces, est au cœur des réflexions qui sont menées au plan local comme au plan national, avec ce dilemme que semblent avoir les autorités, conscientes du fait que le prépositionnement expose les forces aux risques. Peut-on dès lors imaginer un dispositif national d’astreinte ou un prépositionnement à l’échelle régionale ? Une coopération avec des États voisins est-elle envisageable ? Lorsque je vois le renforcement des partenariats que nous passons avec l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, notamment sur le plan militaire, ne peut-on pas y inclure des clauses permettant de disposer de moyens exceptionnels de manière beaucoup plus rapide que lorsqu’ils doivent être acheminés depuis la métropole ? Plus généralement, je m’interroge sur les possibilités d’une coordination militaire internationale pour nos territoires d’outre-mer éloignés de l’hexagone.

Général Thierry Cailloz. Je répondrai d’abord à vos questions concernant la planification et le prépositionnement.

Sur l’arc Antilles-Guyane, dix escadrons sont déployés : sept en Guyane, deux en Guadeloupe, un à la Martinique.

Le choix a été fait de ne pas prépositionner nos forces afin de ne pas les exposer inutilement aux cyclones. Tenant compte du retour d’expérience après le passage d’Irma, nous avons décidé d’envoyer un groupe de planification opérationnelle un mois avant la période cyclonique afin de dresser un inventaire de manière à pouvoir prendre des mesures immédiatement en cas de besoin.

La gendarmerie dispose en permanence d’un escadron en alerte Serval prêt à quitter sa résidence dans un délai de quatre heures ; il peut être projeté immédiatement si nous disposons des moyens nécessaires. Pour la Nouvelle-Calédonie, cela peut prendre dix jours ; pour la Guadeloupe, quarante-huit à soixante-douze heures en semaine, davantage si la demande arrive le week-end.

Mme la présidente Maina Sage. Selon vous, serait-il utile que la gendarmerie dispose de moyens aériens propres ?

Général Thierry Cailloz. Il y a déjà eu un projet d’équipement en hélicoptères EC145, qui ont une capacité de transport de dix personnes équipées contre deux à trois personnes pour les hélicoptères Écureuil, qui ont été utilisés pendant l’ouragan Irma. Toutefois, pour des raisons budgétaires, ce projet a été refusé.

Il faut savoir que les hélicoptères permettent non seulement de transporter des forces dans des lieux accidentés mais sont devenus des moyens de manœuvre et d’appui, mais la section de recherche et développement du Centre de planification et de gestion de crise (CPGC) a mis au point un outil cartographique que nous avons utilisé, par exemple, à Saint-Martin : en quatre heures, un hélicoptère a fait le tour de l’île et nous avons pu obtenir une cartographie complète du territoire après l’ouragan et la mettre à disposition, sur papier, aux diverses unités de police, de gendarmerie, de la sécurité civile et des armées.

Pour revenir aux prépositionnements, je vous dirai que si nous disposions toujours des quinze escadrons dissous en 2008, nous pourrions y avoir recours. Aujourd’hui, ils doivent être analysés au regard des risques, des menaces et des capacités de projection. Quand nous projetons des forces en intra-théâtre, il est évident que nous déshabillons Pierre pour habiller Paul. Pour Irma, nous avons projeté un escadron depuis la Martinique mais le préfet nous a demandé au bout d’une semaine de le renvoyer, du fait des mouvements sociaux.

S’agissant de la coopération militaire, il y a d’abord la coopération interarmées qui fonctionne bien. C’est ainsi que nous avons pu compter sur une compagnie de la légion étrangère pour assurer la sécurité d’un aéroport pendant l’ouragan Irma. Cela nécessite toutefois d’élaborer un protocole d’accord sur les conditions d’usage des armes puisque, comme vous le savez, l’armée ne peut intervenir pour maintenir l’ordre public en dehors de l’état de guerre.

Avec les pays étrangers, il existe des accords de coopération dans le cadre d’opérations militaires. Toutefois, pour les opérations de secours et de sécurité civile, les décisions reviennent à l’État français, soit qu’il formule des demandes, soit qu’il accepte des propositions. Durant le passage d’Irma aux Antilles, il a, par exemple, accepté la proposition du Canada de nous acheminer du matériel dans l’un de ses avions militaires et nous avons travaillé avec le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées.

M. Max Mathiasin. J’aimerais vous remercier pour votre présence, mon général, et saluer les efforts de la gendarmerie qui prennent une dimension particulière au lendemain de l’hommage national rendu au colonel Arnaud Beltrame.

Je connais bien le général Descoux. Il sait que nous sommes préoccupés par le transfert de la Guadeloupe à Mayotte de trente-cinq gendarmes mobiles. Que se passera-t-il si de nouveaux ouragans surviennent sur notre territoire ?

Général Thierry Cailloz. Vous touchez là aux limites de notre capacité d’intervention.

À Mayotte, cinq escadrons ont été déployés dont un demi-escadron parti de la Guadeloupe et deux escadrons Serval projetés depuis la métropole pour une période d’un mois afin d’assurer la sécurité lors des élections législatives partielles. J’attends toujours la décision du cabinet du ministre de l’intérieur et du ministre de l’outre-mer pour les rappeler et les réemployer, conformément à ce qui est prévu dans la planification. Nous pourrons renvoyer le demi-escadron en Guadeloupe quand la situation sera stabilisée à Mayotte.

En cas de crise, je serai obligé de rappeler des gendarmes en permission et de supprimer des formations. L’écart entre deux périodes de stages au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier tend d’ailleurs à s’accroître : de deux ans, il va passer de quatre ou cinq ans pour certains escadrons.

Nous savons que, du fait de leur esprit et leur culture militaires, les gendarmes répondront toujours présents. Nous trouverons donc des solutions, mais à quel prix ?

L’opération à Notre-Dame-des-Landes, qui va débuter au début du mois d’avril, va mobiliser vingt-six escadrons pendant une semaine à dix jours, si tout se passe bien. En Nouvelle-Calédonie, cinq escadrons sont déployés dont un sera spécialement dédié au référendum. À cela s’ajoutent trois à cinq escadrons prépositionnés pour partir au mois de septembre et octobre et deux autres en alerte Serval.

Chaque jour, je suis obligé de jongler et de chercher des solutions. Malheureusement, nous ne pouvons pérenniser le dispositif actuel, sinon nous irons droit ans le mur.

M. Max Mathiasin. Un accroissement des effectifs est-il prévu dans les prochaines années ?

Général Thierry Cailloz. Nous attendons 2 500 personnels supplémentaires, qui sont destinés essentiellement à la police de sécurité du quotidien (PSQ). Si la décision est prise de créer des escadrons, nous n’en verrons les résultats que quatre ou cinq ans plus tard, compte du temps nécessaire pour recruter, pour former et pour trouver des solutions pour le logement, de nombreuses casernes ayant été vendues ou rétrocédées après la dissolution de certains escadrons. Une autre solution consisterait à créer un cinquième peloton dans chaque escadron mais le problème du logement se poserait toujours.

Mme la présidente Maina Sage. Cela m’amène à vous interroger sur la complémentarité avec les forces de police. Nous savons que la répartition entre police et gendarmerie dépend d’un seuil de population fixé à 10 000 habitants. Or plusieurs villes l’ont dépassé sans pour autant avoir été transférées à la police nationale.

Des réflexions sont-elles menées au niveau national pour permettre à la gendarmerie de concentrer ses moyens sur la gestion des crises et les situations d’urgence ?

Général Thierry Cailloz. Le transfert des zones de compétence entre police et gendarmerie est gelé. Le développement des métropoles soulève de multiples questions. Ce phénomène ne renvoie pas seulement à l’urbanisation mais aussi au développement d’un tissu économique et social dans lequel police et gendarmerie doivent travailler en collaboration. Cela dit, même si ce transfert s’opérait, les économies qui en résulteraient seraient assez réduites.

En outre, il est difficile de transformer des équivalents temps plein (ETP) de gendarmes départementaux en ETP de gendarmes mobiles, leur formation étant totalement différente. Cela permettrait de renforcer la présence de la gendarmerie dans certaines zones et de faciliter la mise en place de la police de sécurité du quotidien mais cela ne réglerait pas les problèmes de capacité d’intervention. Les compagnies républicaines de sécurité ne participent plus à la projection en outre-mer. À Cayenne, par exemple, les gendarmes mobiles travaillent sur la zone de sécurité portuaire (ZSP).

Peu importe, du reste, le partage des zones de compétence. Nous sommes au service de la population et la sécurité est assurée de manière conjointe par les services de police et de gendarmerie. D’une certaine manière, il faudrait peut-être abolir les frontières entre zones de compétence et mettre l’accent sur la coordination.

Le problème relève un peu de la quadrature du cercle.

Mme la présidente Maina Sage. Au moment du passage d’Irma, nous avons pu constater que tous les moyens possibles ont été déployés et qu’il avait une volonté de les optimiser au maximum. Mais si les quatre îles des Antilles sont menacées, que pourra-t-on faire ? C’est tout l’enjeu du prépositionnement et du partenariat avec d’autres pays.

Général Thierry Cailloz. Le problème se pose aussi dans le Pacifique pour la Polynésie et pour la Nouvelle-Calédonie et dans l’océan Indien pour Mayotte et La Réunion qui sont tout autant exposées.

Mme la présidente Maina Sage. En effet, la menace climatique est permanente. Ces territoires se situant dans l’hémisphère Nord et dans l’hémisphère Sud, ils sont exposés successivement à la menace cyclonique.

J’ai bien noté la nécessité d’écourter les délais de projection et les problèmes posés par la rupture capacitaire dans les forces mobiles comme l’importance de l’organisation en amont.

Je terminerai par les questions que soulève l’organisation d’une logistique spécifique. Menez-vous un travail autour des solutions de logement ? Qu’en est-il des structures mobiles légères qui pourraient être installées pour accueillir les forces mobilisées par les opérations de secours mais aussi les personnels des organisations non gouvernementales ?

Général Thierry Cailloz. Les retours d’expérience d’Irma mais aussi d’autres opérations nous ont été utiles. Nous travaillons avec la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DSCGC) à une mise en commun de moyens d’hébergement, notamment à Notre-Dame-des-Landes. Parmi les quarante mesures issues du rapport de retour d’expérience interne de la gendarmerie, il y a l’acquisition de deux lots de projection pour les escadrons Serval. Nous coopérons également avec les armées. Elles nous ont ainsi fourni des sanitaires chimiques et des douches pour nos interventions aux Antilles. Faudrait-il protocolariser ces coopérations ? Pourquoi pas mais il ne faudrait pas pour autant que cela devienne trop normalisé.

La logistique opérationnelle constitue une capacité pivot au même titre que la capacité de projection. Les Américains l’ont bien compris, eux qui ont un ratio de trois soutiens logistiques pour un militaire projeté. Nous travaillons plutôt selon une logique de système D mais il y a un quand même un minimum à assurer, en outre-mer mais aussi en métropole. Il faut privilégier les structures modulaires facilement projetables : sur le théâtre national, par véhicule ; par voie maritime pour l’outre-mer quand la voie aérienne ne peut être utilisée. Je vous donnerai un exemple : l’acheminement des véhicules blindés en Nouvelle-Calédonie a pris un an car il n’y qu’un seul transport par bateau par an et les munitions ne peuvent pas être transportées par voie aérienne pour des raisons de sécurité.

La logistique opérationnelle est vraiment un métier à part. C’est un peu comme la médecine de guerre par rapport à la médecine civile.

La projection d’un escadron est très facile. Ce qui complique les choses, c’est le soutien logistique : envoi d’armement en fret lourd, hébergement, alimentation, eau. Nous avons supprimé les ordinaires dans les escadrons et ils ne sont plus autonomes pour leur nourriture. Cela les oblige à avoir recours à des conventions avec des restaurateurs, or les paiements administratifs prennent au moins deux mois. Nous avons dû envoyer à Mayotte pour assurer la nourriture des cinq escadrons pendant un mois pas moins de 26 000 rations de combat, une ration couvrant trois repas et coûtant une centaine d’euros. Les gendarmes sont capables de tenir sur le terrain plusieurs jours d’affilée dans des conditions difficiles, ce sont des militaires, mais sur la durée, de mauvaises conditions sanitaires peuvent atteindre leur moral et leur dignité, surtout outre-mer où les températures sont élevées. La projection outre-mer nécessite une réflexion spécifique

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie beaucoup, mon général, pour le temps que vous nous avez consacré.

 

L’audition  s’achève à treize heures dix.

 

 

 

 


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26.   Audition, à huis clos, de M. le Préfet de Guadeloupe Philippe Gustin, délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélémy et Saint-Martin.

(Séance du mardi 22 mai 2018)

L’audition débute à seize heures

Mme la présidente Maina Sage. Bonjour à tous, monsieur le préfet, mes chers collègues, monsieur l’administrateur, mes chers collaborateurs. Nous sommes heureux aujourd’hui d’accueillir pour cette audition, M. Philippe Gustin, qui est préfet de Guadeloupe et qui, je le rappelle, est délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Vos propos n’en sont donc plus précieux pour nous. Nous souhaitons déjà, à l’origine, vous recevoir en tant que délégué interministériel pour faire le point sur la situation, notamment à Saint-Martin.

Je rappellerai rapidement que cette mission d'information a été créée suite aux événements climatiques terribles qui se sont abattus sur les Antilles en septembre 2017. Elle a pour objet de cerner nos politiques publiques à la fois en termes d’anticipation et de gestion des crises climatiques majeures en zone littorale notamment, et en termes de préparation de la phase de reconstruction. Cette mission a été créée par le bureau de l’Assemblée nationale, nous a demandé de faire un focus spécifique sur ce qui s’est passé aux Antilles. Certes, elle n’est pas une commission d’enquête, mais elle a quand même pour but de regarder de près la situation des Antilles, et plus spécifiquement de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, en sachant qu’elle coiffe l’ensemble du territoire national – l’Hexagone et l’ensemble des outre-mer.

Sachez que cette audition est à huis clos et qu’avec votre accord nous publierons les réponses écrites que vous nous avez faites et que vous pourrez corriger comme vous le souhaitez. Celles-ci seront également incluses dans le compte rendu de cet échange.

Nous nous sommes rendus en mission dans les Antilles entre le 5 et le 10 mars dernier. Nous avons pu déterminer, dans nos conclusions, cinq grandes priorités parmi l’ensemble des urgences. Nous avons présenté cette mission à la fin du mois de mars. Je souhaitais à nouveau ici vous sensibiliser à ces éléments. La première priorité concerne la sécurisation des personnes en vue des prochains événements climatiques. La deuxième est la reconstruction des écoles. Le troisième point qui nous semble prioritaire est l’indemnisation des assurés. Le quatrième concerne le nettoyage et l’embellissement des zones touchées, étant entendu que la vocation touristique de Saint-Martin est primordiale pour son économie. Enfin, le dernier point touche à la question du désenclavement portuaire et aéroportuaire du territoire. Je souhaitais les rappeler, sans empiéter sur les propos de notre rapporteur, et vous dire que nous attendons aussi de cette audition de pouvoir faire un point de situation sur ces aspects, ainsi qu’une mise à jour sur les moyens financiers qui ont été déployés. Nous aimerions également connaître votre avis sur la capacité de Saint-Martin à pouvoir gérer un nouvel épisode climatique lors de la prochaine saison, qui approche.

Je vous remercie encore d’être présent parmi nous et je laisse sans plus tarder la parole à notre rapporteur Yannick Aubry, qui précisera l’objet de cette audition.

M. Yannick Haury, rapporteur. Monsieur le préfet, pouvez-vous nous présenter votre analyse sur l’organisation administrative de l’île, les enjeux liés à la création éventuelle d’une préfecture autonome par rapport à celle de la Guadeloupe et les autres recommandations de renforcement immédiat des services de l’État ? Vos fonctions de préfet de la Guadeloupe apportent-elles de nouveaux éléments ou de nouvelles pistes de réflexion sur ces questions ?

Le maintien de forces de sécurité crédibles sur place est-il effectif, conformément à vos recommandations ? Les pillages auraient-ils pu être évités ? Êtes-vous favorable à l’équipement d’une réserve civile dotée de tentes et de matériels de première urgence, installée à Saint-Martin ? Je rappelle que, pour le moment, ces moyens dépendent seulement de la préfecture de zone.

Quelles sont vos recommandations pour améliorer la mise en œuvre des compétences dévolues à Saint-Martin, qui n’est pas pleinement satisfaisante selon votre rapport du 9 novembre dernier ?

Quelle est votre position sur la reconstruction de l’aéroport ? Ne faudrait-il pas envisager plutôt un seul aéroport avec un statut en zone internationale ? L’extension côté français permettra-t-elle l’accueil de vols long-courriers ?

Quelle est, concrètement, la coopération entre les deux États et les deux collectivités de Saint-Martin ? Beaucoup de questions gagneraient sans doute à être traitées de façon mutualisée. Je songe en particulier à la coopération hospitalière et aux contrôles de la police aux frontières (PAF).

Si les réseaux d’électricité et de téléphonie ont pu rétablis être assez rapidement, l’approvisionnement en eau potable est, compte tenu des dégâts, une source durable de difficultés. Quelles sont vos recommandations à cet égard ? Quelles sont les erreurs à ne pas renouveler dans la reconstruction ?

S’agissant de l’accès aux soins, quelle est votre analyse des enseignements que l’on peut tirer de la crise et des semaines qui ont suivi ?

Pensez-vous que la mobilisation des fonds européens sera effective ? Nous avons écrit en ce sens au président de la communauté.

Comment l’État devrait-il faire en sorte que la reconstruction profite autant que possible aux entreprises locales ? Quelles sont les aides financières et administratives mises en place pour aider les entreprises à passer le cap de la crise ? La question de la pénurie de matières premières pour le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) est-elle résolue de façon satisfaisante ? Les travaux sont-ils concrètement engagés pour permettre, après la crise, une reconstruction durable de l’île ? Les diagnostics précis sont-ils en cours de réalisation ? L’urgence de la reconstruction permet-elle de repenser celle-ci dans sa globalité ? Quelles sont notamment les actions menées aujourd’hui ou prévues à moyen terme en matière de contrôle de l’urbanisme (relevés cartographiques et topographiques à jour, état du bâti dégradé, doctrine pour une reconstruction préventive à partir de la carte des aléas mise à jour) ? Quelles sont les actions menées pour la réorientation du développement de Saint-Martin vers le tourisme durable ? Quelles réflexions vous inspire le développement du tourisme chez l’habitant ?

Pouvez-vous dresser le bilan des mesures prises pour protéger la population lors de la prochaine saison cyclonique, qui débute dans quelques semaines, et dresser un état des lieux destinés à accueillir la population en cas d’événements majeurs ? Avez-vous constaté des insuffisances du côté de la prévention de la météorologie ? La mission a-t-elle été sensibilisée à la question des houlographes, mais aussi au fait que les services météorologiques de Guadeloupe étaient parfois gênés par la présence systématique de journalistes ? Sur ce même thème, faut-il envisager une meilleure coordination entre ces services et les préfectures ?

Êtes-vous favorable à un dispositif plus impératif d’évacuation domiciliaire, une sorte d’obligation temporaire d'évacuation de péril imminent provisoire ?

Avez-vous constaté dans le cadre des retours d’expérience (RETEX) des insuffisances dans la gestion de la crise ?

M. Philippe Gustin, préfet de Guadeloupe. Je vous remercie de m’accueillir parmi vous pour cette audition. Je comprends qu’elle est à huis clos. Ma parole sera donc libre, sachant qu'en général elle l’est. Je n’ai donc pas d’état d’âme par rapport à tout cela. J’essaierai simplement de ne pas trop vous choquer.

Votre première question portait sur l’organisation administrative des îles, en particulier les enjeux liés à la création d’une préfecture autonome. Je crois d’abord qu’il faut être précis. La préfecture de Saint-Martin et Saint-Barthélemy est une préfecture autonome. Elle existe. Ce qui est dérogatoire du droit commun, c’est le statut du préfet. Celui de Saint-Barthélemy et Saint-Martin est un préfet délégué auprès du préfet de région Guadeloupe, préfet de la Guadeloupe. C’est le seul préfet délégué de la République à être un préfet délégué territorial. Nous avons d’autres préfets délégués, à la sécurité ou à l’égalité des chances, mais celui de Saint-Martin et Saint-Barthélemy est le seul préfet délégué territorial. J’insiste bien : la préfecture est une préfecture de droit commun. La question est donc de savoir s’il faut créer un poste de préfet plein – pardon d’employer ce jargon, mais c’est bien cela dont il s’agit.

Je pense qu’il s’agit d’un faux débat. Même si l’on arrivait à créer un poste de préfet plein, ce qui supposerait – puisque nous avons fait faire à la délégation interministérielle l’ensemble de l'analyse juridique qui conduirait à la création d’un poste de préfet plein et qui serait un travail d’à peu près six mois à un an pour mettre à jour l’ensemble des textes permettant le passage du préfet délégué prévu par les deux décrets de 2009 à un préfet plein – cela ne résoudrait pas la question politique, car il s'agit bel et bien d'une question politique, du cordon ombilical coupé, du côté de l’État, entre les îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy et la Guadeloupe. En effet, comment envisager qu’il y ait constitution d’un préfet plein, avec l’ensemble des services de l'État afférents, pour un territoire de 45 000 habitants. Certes, il existe un précédent : Saint-Pierre-et-Miquelon. Mais Saint-Pierre-et-Miquelon a un préfet plein parce qu’en 1946, date de la création des départements et des territoires d’outre-mer, elle a été pendant une courte période un département d’outre-mer. Puis l’on a conservé ce statut-là et ce préfet plein, tout simplement parce que l’on n’a pas changé les choses. Peut-on envisager d’avoir, par les temps qui courent, l’ensemble des services de l’État afférents à un préfet de plein exercice à Saint-Martin ? La réponse est non. Jamais l’on arrivera à mettre la plénitude des services de l’État. Et, quoi qu’il arrive, admettons même que l’on y parvienne, il y aura toujours une dépendance du même titre que celle d’un préfet de département vis-à-vis d’un préfet de région. Cela signifie qu’une partie non négligeable des services de l’État ne seront pas représentés à Saint-Martin ni à Saint-Barthélemy, mais le seront en Guadeloupe. Donc, pour moi, il s’agit d’un faux débat. Le vrai débat, aujourd’hui, est ailleurs. Il s’agit avant tout de tirer les leçons d’Irma. C’est à ce sujet que qu’il faut un engagement plein et entier du Gouvernement, ce qui est le cas.

Irma n’est que le révélateur de dysfonctionnements qui préexistaient, en particulier s’agissant du dimensionnement des services de l’État. Nous avons eu, je pense, la faiblesse de croire que nous étions toujours dans des dispositions où Saint-Martin et Saint-Barthélemy étaient deux petites communes de Guadeloupe, qui étaient devenues une sous-préfecture et qui sont devenues une préfecture après l’évolution statutaire de 2007. Pour autant, l’on n’a absolument pas tiré les conséquences de cette évolution statutaire. Je dirais même que l’on a tiré des conséquences qui n’étaient absolument pas adaptées. À partir du moment où la collectivité de Saint-Martin et celle de Saint-Barthélemy se sont vu, l’une et l’autre, doter des compétences à la fois d’une commune, d’un département et d’une région, et d’une bonne partie des compétences de l’État, celui-ci s’est senti en position de se désengager encore plus, alors qu’il aurait fallu maintenir l’engagement, le modifier en termes de compétences, en tenant compte des celles désormais dévolues aux deux collectivités, en particulier sur tous les volets régaliens et, j’affine encore mon propos, tout ce qui relevait du contrôle : – contrôle de légalité, contrôle des actes d’urbanisme, contrôle des marchés publics. Or cela n’a pas été le cas.

Pour citer cet exemple, le contrôle de légalité n’était quasiment pas exercé à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy. Il l’était depuis la Guadeloupe. Le contrôle des marchés publics était à peu près logé à la même enseigne. Donc, dans l’immédiat, il convient de renforcer les services de la préfecture de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy – c’est ce que nous faisons. Cinq à six postes budgétaires sont prévus pour être pourvus dès la rentrée prochaine, sur les thèmes que j’évoquais : contrôle de légalité, contrôle des actes d’urbanisme, contrôle des marchés publics et Fonds européens. Il s’agit, en outre, de renforcer les services de l’État, qui auront un rôle particulier à jouer dans le cadre de la reconstruction. Je pense en particulier à la direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) et à la direction des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE). Des unités territoriales ont été créées. Elles doivent désormais être dotées des ressources humaines suffisantes. Mais elles doivent toujours, dans mon esprit, pouvoir s'appuyer sur l’expertise plus large de la DEAL et de la DIRECCTE de la région Guadeloupe parce que l’on ne pourra jamais envisager à court, moyen ni long terme que l’intégralité des compétences soit représentée sur le territoire de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy.

Je me permets quand même d’attirer votre attention sur deux points. Tout d’abord, le dimensionnement de l’État sur ces territoires doit être corrélé à la faiblesse de l’administration des collectivités afférentes. Ce n’est pas le cas, naturellement, pour Saint-Barthélemy, mais ça l’est pour Saint-Martin, avec une défaillance forte de la capacité d’ingénierie de la collectivité, d’une manière générale et a fortiori aujourd’hui dans la situation où elle est confrontée à une reconstruction. Ensuite, ce renforcement des services de l’État en termes de ressources humaines doit se faire de manière très intelligente et très pragmatique. Et là, je vais être brutal – je le suis souvent, pardon. Il ne suffit pas de créer des postes budgétaires, il faut les pourvoir, et il faut les pourvoir avec des gens de qualité. Ce qui se passe à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, en Guadeloupe et, en général, dans les outre-mer, est un vrai défi pour l’avenir. Nous sommes face à un vrai sujet d’adéquation des ressources humaines à l’importance des enjeux.

Concrètement, il existe deux cas de figure. Je ne doute pas que Mme la présidente comprendra ce que je veux dire. Le premier cas de figure est celui des fonctionnaires de l’État qui malheureusement, sont trop souvent envoyés outre-mer par défaut. Ils y vont donc à reculons, d’autant que leurs administrations respectives sont dans l’incapacité de prendre en compte cette expérience au moment du retour. Ce n’est absolument pas incitatif au départ. Le deuxième cas de figure est celui – je vais être très diplomate – des « spécialistes de l’outre-mer », qui font du shopping d’un territoire à l’autre, qui perdent parfois complètement les compétences initiales qui sont les leurs et qui sont à la fin, en bout de course, plus des poids que des avantages.

Je pense que ce chantier dépasse largement le thème de votre mission, mais qu’il est central aujourd’hui pour les outre-mer. Concrètement, il faut que nous ayons les meilleurs, outre-mer. Cela passe par une évolution et impose de cesser de plaquer les modèles métropolitains avec des certificats d’aptitude professionnelle (CAP) et des modes de fonctionnement qui conviennent pour Bécon-les-Bruyères, mais qui ne s’appliquent pas du tout outre-mer. Il faut faire de l’administration de mission, en allant chercher les meilleurs, en leur confiant des missions parfois courtes. Aujourd’hui la grande difficulté de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy est de trouver un fonctionnaire qui accepte d’y venir avec son conjoint et ses enfants. C’est la quadrature du cercle. Nous n’y parvenons pas. C’est la même chose, d’ailleurs, pour la fonction publique territoriale. La collectivité rencontre les mêmes difficultés, dont il faut tenir compte en étant inventif et en bousculant les procédures, comme le président de la République m’y a engagé en me nommant délégué interministériel. En tout cas sur ce volet-là, je pense que c’est fondamental pour l’avenir de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy et, d’une manière générale, pour les outre-mer. Voilà, j’ai répondu à votre première question. J’essaierai de ne pas être aussi long sur le reste !

Sur le maintien des forces de sécurité crédibles, je confirme que l’on ne reconstruira pas ces îles si l’on ne peut pas y assurer la sécurité. C’est basique. Je pense que la sécurité y est assurée aujourd’hui mieux qu’elle ne l’était avant Irma. On est revenu à peu près au schéma d’emploi qui préexistait. Aujourd’hui, je le répète, le sujet n’est pas quantitatif mais qualitatif. Les forces de police et de gendarmerie sur place doivent être fidélisées sur le territoire. Et pour cause, l’on ne peut pas envisager un vrai travail de fond de police ou de gendarmerie proximité et d’officiers de police judiciaire (OPJ) avec un turnover aussi important que celui que nous avons connu au cours des mois derniers. C’est un vrai cercle vicieux. Le rompre suppose aussi que l’on puisse accueillir nos gendarmes dans des casernes de gendarmerie qui tiennent debout. Cela suppose aussi que l’on accompagne les bailleurs sociaux, en particulier le bailleur social quasiment monopolistique de Saint-Martin, dans la reconstruction de ses gendarmeries. Comme vous le voyez, tout se tient. C’est la raison pour laquelle 6 millions d'euros avaient été prévus au comité interministériel.

La troisième question concerne la réserve civile. Je suis, bien sûr, favorable à l’équipement d’une réserve civile dotée de moyens matériels. Mais attention, là aussi, à tirer un retour d’expérience. La préfecture de zone est celle de Martinique. Je remettrai le prix Nobel à celui qui saura prédire l’endroit exact où atterrira un cyclone. Un prépositionnement minimaliste doit donc être effectué, qu’il relève de l’État ou de l’ensemble des acteurs qui concourent aux premiers secours, et je pense en particulier à la Croix-Rouge. Dans cette disposition d’esprit, j’irai les retrouver en Guadeloupe où ils ont mis en place une plateforme, alors qu’ils se préparent à également en installer une à Saint-Martin à court terme. Il faut tirer les leçons d’Irma et – pardon d’enfoncer des portes ouvertes –bien prendre conscience de la difficulté de la gestion du risque dans un phénomène insulaire. Nous l’avons vu avec la projection post-crise des assurances. Pendant trois semaines, à l’exception des avions militaires, il n’a pas été possible de se rendre à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy. On ne pouvait pas y loger. Actuellement, je passe au moins une heure par jour à essayer de trouver des logements à Saint-Martin pour les bénévoles, mais aussi pour les entreprises qui veulent s’installer sur place. Encore une fois, prenons vraiment conscience de tout cela. La projection sur le terrain, dès qu'il y a une crise comme un glissement de terrain ou une inondation, ne pose jamais de problème en métropole où il est possible de se rabattre dans l’arrière-pays. Sur une île, tout est d’emblée compliqué. Aussi faut-il trouver le juste équilibre du positionnement d’une réserve correcte et en état de fonctionner. Attention, aussi, à l’effet « désert des Tartares ». Il ne faudrait pas s’apercevoir le moment venu que le matériel n’est pas en l’état. Nous parlons ici de climats sous lesquels tout s’abîme. Il faut donc bien mesurer l’investissement à engager.

Vous me demandez quelles seraient mes recommandations pour améliorer la mise en œuvre des compétences dévolues à Saint-Martin. Je vais être encore plus clair. La question est la suivante : comment faire en sorte que Saint-Martin exerce les compétences qui lui ont été dévolues. C’est cela, l’enjeu. Il y a vraisemblablement eu une erreur d’appréciation en 2007. Mais le peuple est souverain. C’est lui qui a décidé de cette évolution statutaire. Il y a eu vraisemblablement aussi, comme je l’ai écrit dans mon rapport, des difficultés d’appréciation dans les transferts relatifs à la conduite de ces compétences. Pour autant, l’on ne va pas refaire l’histoire pendant des années. Il faut avancer. Je pense, en particulier, que la collectivité doit avancer sur le sujet central de sa réforme fiscale. La collectivité est dotée de l’autonomie fiscale. J’avais relayé auprès de l’Inspection générale des finances (IGF), à la demande du président du conseil territorial, M. Daniel Gibbs, de faire un audit économique et social de Saint-Martin, et dans une moindre mesure de Saint-Barthélemy, pour étudier quelle pourrait être la diversification du modèle économique de l’île, et quels leviers fiscaux pourraient être actionnés pour que le territoire soit autonome. Ce rapport n’a pas vocation à être public puisque le président Gibbs en a décidé ainsi, et nous respecterons sa demande. Je puis simplement vous dire que ce rapport est optimiste. Concrètement, ce territoire peut vivre de sa fiscalité, à partir du moment où elle est intelligente et supportable, et où, là encore j’enfonce une porte ouverte, le consentement à l’impôt s’améliore – j’ai été diplomate ! Mais pour qu’un impôt soit consenti, il faut qu’il soit juste. La collectivité doit donc saisir très rapidement cette possibilité. Elle y travaille, puisqu’elle a missionné un cabinet pour dégager les marges de manœuvre qui lui permettront de fonctionner et d’investir.

Votre cinquième question concernait ma position sur la reconstruction de l’aéroport. Il n’y a qu’un aéroport à reconstruire, celui de Juliana, avec un investissement de 100 millions d’euros et deux ans de travaux. Et parce que je suis un être assez rationnel, je reconnais qu’il vaudrait mieux qu’il n’y ait qu’un seul aéroport sur ce territoire, et surtout un seul aéroport international. L’extension côté français, telle qu’elle est prévue aujourd’hui après l’achat par la collectivité d’un terrain, ne permettra pas l’accueil de vols long-courrier. Les avions susceptibles d’y atterrir seront du même type qu’auparavant, même s’il sera possible d’augmenter un peu la capacité. Il n’y aura pas de vols long-courriers. Nous serons toujours dans la dépendance par rapport à la partie néerlandaise. Je ne pense pas, même si les relations s’améliorent beaucoup entre les deux collectivités et les deux États, que le sujet soit mûr. Je n’y verrais que des avantages, y compris d’ailleurs en termes de maîtrise des flux migratoires. Car aujourd’hui le sujet il est là aussi. Le temps béni où il n’y aura qu’une seule porte d'entrée aéroportuaire à Saint-Martin n’est pas arrivé. La même question se pose pour le port. Aujourd’hui, 90 % des biens et des personnes arrivant à Saint-Martin passent par Saint-Barthélemy. La dépendance est réelle. Elle est colossale. En attendant, une cogestion des points d’entrée pourrait être envisagée. Elle n’est pas infaisable, comme en témoigne l’exemple de l’aéroport de Mulhouse-Bâle.

J’en viens à votre sixième question. Je l’ai écrit dans mon rapport et je continuerai à le marteler : on peut faire tout ce que l’on veut, on peut déverser des milliards d’euros à Saint-Martin, si l’on ne résout pas le déséquilibre qui s’est consolidé au cours des ans entre la partie française et la partie néerlandaise, tout cela ne servira à rien. Je vais être, là aussi, très brutal. On ne peut plus concevoir, aujourd’hui, d’avoir des ressortissants qui travaillent du côté néerlandais et qui touchent le revenu de solidarité active (RSA) du côté français, viennent se faire soigner à l'hôpital gratuitement grâce à l’aide médicale de l’État (AME) ou prennent les places dans les écoles sans contrepartie. Ce déséquilibre est mortifère, économiquement, socialement et même sociétalement. Je rappelle que l’Europe s’est créée à Saint-Martin, avec le traité de Concordia du 26 mars 1648 instaurant la libre circulation des biens et des personnes entre deux entités européennes. C’était très ambitieux. Et pour autant, l’on y retrouve aujourd'hui tous les travers de l’Europe, avec ce déséquilibre qui s’est créé et qui impose une meilleure coopération.

Je ne vous parlerai naturellement que de ce qui relève de la coopération entre les deux États. Dès mon premier séjour, dès le 12 septembre, j’ai eu des contacts avec mes interlocuteurs néerlandais, mon alter ego à La Haye et mon alter ego sur le territoire. Nous sommes tout de suite mis d’accord sur la priorité que j’évoquais tout à l’heure, la sécurité. Sans sécurité, l’on ne fera rien. Et cette sécurité, c’est nous, États – la France côté Saint-Martin et le Royaume côté Sint Maarten –, qui en sommes les garants. Cela signifie qu’il faut que notre coopération policière, gendarmesque et surtout judiciaire soit irréprochable. C’est à cela que nous nous sommes attelé depuis neuf mois, dans la discrétion mais dans l’efficacité. Après-demain, nous tiendrons à Sint Maarten une réunion préparatoire à la quadripartite qui réunira les deux États et les deux collectivités le 28 juin prochain. Le principal thème de l’ordre du jour est la coopération dans tous les champs de la sécurité. À côté de cela, nous avons ce qui relève de la coopération avec les programmes Interreg, sur trois grands sujets qui ont leur importance : une station d’épuration, les fonds marins sur un bassin-versant extrêmement dangereux en termes d’inondations – quartier d’Orléans – et la gestion des déchets. Avant même d’avoir un aéroport commun, il faudrait que nous ayons une approche environnementale commune sur la gestion des déchets. Sur une île, cette gestion est toujours très problématique.

Depuis les élections du 26 février dernier, la configuration est celle de deux États qui prendront toute leur part de responsabilité – la France l’a toujours fait, les Pays-Bas un peu moins mais après Irma, il y a eu une prise de conscience que l’on ne pouvait pas continuer ainsi – et deux collectivités, Saint-Martin et Sint Marteen. Par tradition, mais aussi parce qu’il y a une endogamie très forte, celles-ci ont la volonté de coopérer. Je pense donc que sur ce volet-là, nous avons fait un grand pas. La préparatoire d’après-demain et, surtout, le « Q4 » du mois de juin acteront tout cela.

Votre point 7 concernait les réseaux. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Il est vrai que les réseaux d’électricité et de téléphonie ont été rétablis plus rapidement que les réseaux d’eau, pour des raisons techniques. Il est plus facile de rebrancher l’électricité que d'aller jusqu’aux robinets des domiciles pour s’assurer qu’ils ne fuient pas. Un réseau d’eau est toujours beaucoup plus compliqué, en tant que tel. Qui plus est, les réseaux d’eau étaient largement défaillants avant Irma, avec en particulier un fermier qui voulait et qui veut toujours quitter l’île. Ces questions de réseaux sont fondamentales. Aussi avons-nous mis l’accent sur ces réseaux dans le plan pluriannuel d’investissement, que vous avez sans doute lu. Autant nous avons la certitude qu’il y aura de nouveaux cyclones. Autant les Saint-Martinoises et les Saint-Martinois, de même que les « Saint-Barth », peuvent, avec peut-être des efforts en termes de culture du risque, accepter la survenance de cyclones parce que c’est la nature, autant ils ont du mal – et l’on peut les comprendre – à se retrouver, après un cyclone, frappés par le manque d’électricité, le manque d’eau et le manque de télécommunications – lequel a été un élément d’extrême complication pour la gestion des risques –, qui entraînent aussi des phénomènes de pillage. Tout cela est intimement lié. Donc, aujourd’hui, le rôle de la délégation interministérielle est d’accompagner la collectivité, dont je viens de rappeler les compétences, pour monter les plans de financement. C’est ce que nous avons fait sur l’électricité, avec une contribution publique quasiment égale à 100 % sur les 18 millions d’euros. Pour la téléphonie, c’est plus compliqué puisqu’il y a plusieurs opérateurs. Mais je ne désespère pas, nous devrions y arriver. Pour l’eau, nous avons quasiment bouclé le plan de financement pour les années à venir. Concernant les erreurs à ne pas renouveler dans la reconstruction, je crois d’abord qu’il faut être toujours conscient du fait que le risque cyclonique se double d’un risque sismique. Nous devons donc construire des réseaux autant que faire se peut enfouis pour éviter les destructions par le vent, et protégés des mouvements en cas de tremblement de terre. Je fais confiance aux techniciens qui affirment qu’il est possible de combiner souplesse et rigidité. Certes, cela aura naturellement un coût supérieur. Mais il ne faudrait surtout pas qu’un séisme sismique puisse emporter ce qui aura été construit pour faire face à un cyclone.

L’accès aux soins n’est pas ma partie. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il faut tirer un grand coup de chapeau à tous les professionnels de santé de l’île, en particulier à l’hôpital. À l’exception de cas bien précis, notamment les patients dialysés qu’il a fallu évacuer vers la Guadeloupe, la continuité des soins a été assurée - parfois de manière un peu « rock’n’roll », mais elle a été assurée. Contrairement à d’autres professionnels, en particulier à ceux de l’Éducation nationale, ceux de la santé n’ont pas quitté l’île. Ils sont restés. Et aujourd’hui, se pose la question de leur relève. Le système doit évoluer. Des constructions devront être revues du côté de l’hôpital. Ce point est couvert sans problème par les assurances et par la dotation de l’État annoncée au comité interministériel du 12 mars dernier. Mais je pense qu’il faut surtout, comme partout outre-mer, et c’est l’objet de la mission du docteur Perrot, réfléchir à la continuité des soins sur un territoire insulaire. Dès lors que nous ne parviendrons jamais à avoir tous les spécialistes sur place, il convient de réfléchir à la façon d’utiliser la télémédecine. Il faut avoir bien conscience d’une chose, à Saint-Martin et plus encore à Saint-Barthélemy : heureusement qu’il n’y a pas eu trop de blessés liés à Irma. Les capacités d'accueil des hôpitaux respectifs, le petit hôpital de Saint-Barthélemy et celui de Saint-Martin, ne pourraient pas subvenir à un drame d’ampleur. On ne saurait pas accueillir un nombre de blessés importants, et l’on ne saurait pas les évasaner parce que l’on serait complètement bloqué. Encore une fois, il faut trouver des voies et moyens par la prévention – éviter d’avoir des blessés – et recourir à tout ce qui est possible en termes de télémédecine. C’est ce qui sauvera nos territoires ruraux, mais encore plus nous nos territoires ultramarins.

Vous demandez si la mobilisation des fonds européens sera effective. Je vous invite à poser la question au président de la collectivité – je crois d’ailleurs que vous l’avez fait. Nous avons aujourd’hui une première enveloppe européenne que l’État a décidé de laisser à la collectivité dans sa plénitude, constituée des 46 millions d’euros du fonds de solidarité de l’Union européenne, alors même qu’il aurait pu et pourrait avoir un droit de tirage au moins équivalent pour couvrir le coût de la gestion post-crise. Pour en bénéficier, il est impératif que les factures correspondant aux dépenses soient déposées à la Commission européenne avant le 1er janvier 2020. Nous avons donc encore à peine 18 mois pour les consommer. Or force est de constater qu’à ce jour, moins de 5 millions d’euros l’ont été. Pas faute de factures, mais faute de factures éligibles. Un ange passe… Avant de se demander s’il y a suffisamment d’argent sur la table, il faut déjà dépenser cet argent, et le faire en respectant l’ensemble des canons qui permettront, vis-à-vis de l’Union européenne, d’être vraiment irréprochable. S’il s’avérait, après les contrôles effectués par la Commission, que les factures que l’État aurait acceptées n’étaient in fine pas éligibles, c’est lui qui rembourserait la facture, pas la collectivité. L’État a donc une responsabilité extrêmement importante. Il en allait de même avant Irma. Il existe une sous-consommation des fonds européens, et un risque non négligeable de dégagement d’office. J’évoquais tout à l’heure les programmes Interreg. 800 000 euros risquent de « passer à la trappe » avant la fin de l’année. Il y a donc nécessité pour la collectivité, mais aussi pour la préfecture – je balaie devant la porte de tout le monde – de se doter des ressources humaines suffisantes pour s’assurer de la consommation de ces fonds européens. Il serait trop idiot de les voir partir.

J’en viens à votre dixième question, qui est celle – pardon d’être aussi brutal et de résumer – du patriotisme économique. Je veux bien qu’il y en ait, à condition que cela fonctionne. Aujourd’hui, la structuration BTP locale, il ne faut pas se mentir et il ne faut pas mentir aux intéressés, ne permet pas aux entreprises locales de faire face à l’intégralité de la reconstruction – en termes à la fois quantitatifs et qualitatifs. Sortons de Saint-Martin, et prenons l’exemple de la reconstruction du centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre. Bien que l’île de la Guadeloupe soit nettement plus grande, les pétitionnaires qui ont été retenus sont des sociétés étrangères. Mais dans le montage des grands projets publics, en tout cas des marchés publics, il peut y avoir des conventions qui permettent aux entreprises locales d’être à la hauteur et de participer. Pour autant, il faut là aussi raison garder. On estime à environ 200 millions d’euros l’ensemble des chantiers relevant de la sphère publique, qui devront être pris au titre la reconstruction dans les années qui viennent. Ces 200 millions, il faut les mettre sur la balance avec le milliard d’euros des compagnies d’assurances, qui couvre, à 15 millions d’euros près, uniquement le privé. La plupart des chantiers aujourd’hui ouverts sur le territoire de Saint-Martin se font donc hors marchés publics. Et c’est la même chose à Saint-Barthélemy. Il faut toujours avoir présent à l’esprit que le rapport est de un à cinq. Pour les marchés publics, il faudra prévoir des clauses permettant aux entreprises locales de participer, avec des entreprises sans doute plus importantes. La loi du marché fera le reste – pardon, je suis un vilain libéral !

Les travaux sont-ils concrètement engagés pour permettre, après la crise, une reconstruction durable de l’île ? Oui. Dans la sphère privée, les travaux sont engagés. Ils n’avancent pas suffisamment vite, à mon sens. L’on pourrait identifier les raisons de blocage. Nous en avons évoqué certains, comme le paiement par les assurances des acomptes et des indemnisations, ou encore la difficulté rencontrée par le BTP local à répondre présent et à le faire de manière raisonnable. En décembre dernier, il y a eu une phase un peu compliquée durant laquelle il était très difficile d’obtenir un devis, a fortiori un devis compatible avec les prix du marché. Heureusement, tout cela est rentré dans l’ordre avec l’aide du président et surtout, de mon côté, avec une communication un petit peu agressive. Donc sur le volet privé, les choses avancent.

Une autre question concerne la prise en compte d’une reconstruction durable. Je ne peux pas vous l’assurer. Aujourd'hui, les gens veulent avant tout avoir un toit avant la prochaine saison cyclonique. C’est très humain. On ne peut pas le leur reprocher. Nous avançons très vite, avec la collectivité, chacun respectant ses compétences, sur la définition de règles environnementales et urbanistiques qui permettent cette reconstruction de manière plus résiliente – parce que c’est bien l’objet, en bout de course. Nous avons respecté à la lettre les éléments du protocole signé par le Premier ministre et le président Gibbs au mois de novembre. Les relevés de submersion marine ont été rendus le 30 novembre dernier. Le 18 janvier, les règles d’urbanisme provisoires définies par la collectivité ont été présentées en conférence de presse. L’instruction des demandes est en cours. Et parce qu’il importe de se donner les moyens de contrôler que les règles sont respectées, une coopération étroite a commencé entre l’État avec la préfecture, mais aussi l’État dans son volet judiciaire avec le procureur, et la collectivité avec en particulier sa direction en charge de l'urbanisme, qui a été dotée de ressources humaines supplémentaires. Nous avons mis en place ce que nous appelons un « COPONU », qui permet de rassembler tous les mois les différents acteurs et de faire des opérations ciblées, très emblématiques, sur des reconstructions qui ne répondent manifestement pas aux critères que vous souhaitez, comme moi, voir appliquer sur le territoire. Ces opérations se doublent d’opérations sur le travail dissimulé. Souvent, les reconstructions se font là où l’on ne devrait pas construire ça, pour des raisons environnementales, de respect des normes. À Saint-Martin, par exemple, des toits en béton remplacent les toits de tôle, sans vérifier que la structure du bâtiment le permet. Vous imaginez donc que l’on se prépare à une catastrophe encore plus grave que celle d’Irma. Il ne faudra pas attendre des vents de puissance 5 pour faire écrouler une maison sur laquelle on a mis un toit en béton, alors qu’elle n’était pas du tout prévue pour le supporter. Ce travail de contrôle se fait en bonne intelligence avec la collectivité, mais aussi avec beaucoup de courage. Enfin, il impose de dresser des procès-verbaux et d’engager des poursuites. Près de 200 procédures sont en cours, et cela se sait sur le territoire. Malheureusement, l’on n’évitera pas les catastrophes dans certains endroits, mais en tout cas une autre approche de l’urbanisme est prise en compte et c’est très bien ainsi.

Concernant le tourisme durable, j’ai mes idées. Mais je n’ai pas à les donner. La collectivité a toutes les compétences en termes économiques et naturellement en termes de tourisme. Je note simplement que le secteur touristique et hôtelier saint-martinois allait déjà très mal avant Irma. Le nombre de chambres a été divisé par deux entre 2007 et 2017, et cette réduction a été compensée par des chambres chez l’habitant. En cela, Saint-Martin est au diapason de ce qui se passe dans le monde entier. Un rééquilibrage s’opère. Encore une fois, ce n’est pas la compétence de l’État, mais nous avions missionné l’Inspection générale des finances, qui a fait un bon travail. Je l’avais en particulier interrogée sur les incidences en termes d’emploi. Dans l’hôtellerie, une chambre représente deux emplois. C’est à peu près la norme, outre-mer comme ailleurs. Et l’étude a montré qu’une chambre chez l’habitant représente 1,5 emploi. C’est moins visible parce qu’il ne s’agit pas d’emploi salarié, mais lorsque vous louez un appartement ou une chambre chez vous, vous la restaurez plus souvent que ne le font les hôteliers, parce que les coûts induits sont inférieurs. La climatisation et l’eau font l’objet d’une maintenance régulière. C’est intéressant. Cela doit nous interroger, en particulier la collectivité et les professionnels, sur le modèle économique et touristique de demain pour Saint-Martin. Qu’est-ce qui incitera, demain, un touriste à aller à Saint-Martin plutôt qu’à Antigua ? J’aimerais bien que nous travaillions sur ce point. Les professionnels y sont prêts, parce qu’ils savent bien qu’ils sont arrivés au bout du bout et que le modèle qu’ils proposaient avant Irma était subclaquant. L’on en revient à la question du tourisme durable. À mes yeux, c’est là que se trouve la réponse à cette question. Mais c’est mon propre avis, et je ne sais pas s’il est partagé par tous. Je pense qu’il l’est de plus en plus par les professionnels, qui se rendent bien compte que s’ils veulent sauver leur outil, ils ne pourront plus attirer leurs clients avec les mêmes produits que ce qu'il y avait il y a quarante, trente ou même dix ans. Peut-être le produit de demain est-il encore à inventer.

La question 13 est la question fatale ! Elle concerne la préparation de la prochaine saison cyclonique. Je botterai en touche comme d’habitude, en renvoyant aux compétences. En l’occurrence, la compétence de la préparation de la saison cyclonique est partagée entre plusieurs acteurs. Au niveau national, elle l’est par les acteurs habituels. Je pense en particulier à la direction générale de la sécurité civile. Au niveau zonal, la compétence est partagée entre le préfet de zone, la préfecture de Guadeloupe, la préfecture de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy et la collectivité. Cette dernière a un rôle fondamental à jouer dans cette préparation. Aujourd’hui, je pense que nous tirons les leçons d’Irma en considérant que la prise de conscience de l’importance de cette préparation doit se faire très en amont.

Nous avons également conscience que nous ne serons pas prêts pour la prochaine saison cyclonique, et qu’on ne pouvait pas l’être. Il faut avoir l’honnêteté de le dire. On ne pouvait pas tout reconstruire aussi vite. Comme vous le savez, une maison ne se construit pas en six mois. Il importe donc de regarder à court, moyen et long termes. Une véritable réflexion doit porter sur les moyens de se préparer à faire face à des cyclones. Lors du cyclone Irma, des vents ont été enregistrés à 375 kilomètres par heure. Les normes en vigueur s’agissant des abris anticycloniques et de l’habitat en zone cyclonique s’appuient sur des critères de vents à 250 kilomètres par heure. Je rappelle qu’une vitesse de 375 kilomètres par heure est celle d’un train à grande vitesse (TGV)… Cela voudrait dire, si vous voulez vraiment protéger les maisons, qu’il faudrait installer les mêmes fenêtres que celles d’un TGV. Cela prête à sourire et semble absurde. Pourtant, ce ne l’est pas. Sans compter que si Irma avait des vents à 375 kilomètres par heure, rien ne dit que demain, il n’y aura pas un autre cyclone, avec des vents de 500 kilomètres par heure. Et nous aurons investi dans des vitres de TGV, qui s’envoleront au même titre que des vitres simples.

Nous devons donc avoir une réflexion d’ensemble qui, à mon avis, doit s’articuler autour de deux éléments : l’habitat individuel et l’habitat collectif, y compris les hôtels. Dans certaines régions de la République, je pense en particulier à la Polynésie, on accepte d’avoir un habitat dont on sait qu’il peut partir – un habitat en bois ou sur pilotis, dont on sait que lorsqu’il partira sous l’effet d’un vent plus fort qu’un autre ou d’une vague plus forte qu’une autre, on pourra le reconstruire plus facilement et donc plus rapidement que s’il était en béton. C’est compliqué à accepter, mais l’on sait le faire. À ce stade, j’insiste à nouveau sur l’importance des réseaux. S’ils doivent être résilients, il convient de faire évoluer la culture du risque concernant le bâti individuel. L’habitat est susceptible d’être emporté par un cyclone, et il faut malgré tout être capable d’assurer la protection des populations. L’enjeu, pour un territoire comme Saint-Martin, est de disposer de lieux de regroupement permettant d’abriter des populations le jour où survient un cyclone. Cette réflexion est au cœur du travail effectué par la collectivité, avec l’aide de l’État. Il s’agit d’identifier des lieux, le plus souvent publics, comme les écoles, qui doivent être retapés de telle manière à tenir lors de la prochaine saison cyclonique. Aujourd’hui, près de 1 700 places sont disponibles à Saint-Martin. L’idéal serait d’arriver à 3 000, pour accueillir 10 % de la population. Nous n’y arriverons sans doute pas pour cette année et cette saison cyclonique. Cela impose donc d’avancer parallèlement sur le renforcement de l’habitat individuel, en particulier les toits, et sur l’organisation d’une projection très rapide des secours pour faire face à toutes les défaillances qui suivraient une crise.

Je n’ai pas de réponse à votre question 14, sur la météorologie. Je n’étais pas sur place au moment du cyclone.

La question 15 concerne les évacuations. C’est un vrai sujet, qui relèverait de vos compétences législatives, mesdames et messieurs les députés. Peut-on contraindre quelqu’un à quitter sa maison ? Aujourd’hui, l’état du droit est clair, on ne le peut pas. Pour le pouvoir, il faudrait une disposition législative et des pouvoirs donnés au préfet et au président de la collectivité. Mais la contrainte signifie aller chercher les gens manu militari – pour les emmener où ? Il faut être très prudent en la matière. Ce qui évite sans doute la contrainte, c’est la culture du risque. C’est mon « dada ». Il faut apprendre à vivre avec ce risque, y compris avec des générations de Saint-Martinois et de Saint-Martinoises au-dessus de soi. Mais, ainsi que je l’ai noté dans mon rapport, nous avons un rôle incontournable à jouer vis-à-vis des populations extérieures qui viennent s’installer à Saint-Martin. Elles croient arriver dans un paradis, et n’ont pas conscience qu’il peut se transformer en enfer. Et, si l’on tire le fil, cela peut avoir des incidences très poussées.

Je me suis intéressé de près aux pillages. D’abord, il faut démonter l’idée selon laquelle ils auraient été uniquement le fait de bandes que l’on connaissait bien. En l’occurrence, les 180 procédures judiciaires en cours montrent bien qu’ils ont aussi été le fait de « monsieur et madame tout-le-monde » bien cravatés et bien propres sur eux. Et c’est là que j’en viens à la culture du risque. Arriver sur ce territoire comme un métropolitain parisien, bobo, et que vous vous y comportez comme à Paris, cela ne fonctionnera pas. Je suis moi-même un « bobo » parisien, et je n’ai jamais rien dans mon réfrigérateur. Eh bien, de nombreux bobos parisiens n’avaient rien non plus dans leur réfrigérateur, ni de réserve d’eau, considérant qu’ils pourraient toujours aller au supermarché s’il arrivait quelque chose. Sauf que cela n’a pas été possible. Il est donc très intéressant de « tirer le fil », et de se dire que la préparation de la prochaine saison cyclonique et des suivantes impose d’adopter une culture du risque. Celle-ci doit d’abord concerner les enfants. À cet égard, je considère qu’il se fait un superbe travail dans les écoles. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de le voir lors de votre déplacement, mais un véritable travail est effectué par les enseignants qui ont été confrontés à Irma avec les enfants qui l’ont été eux aussi. Ce travail de fond est indispensable, à l’instar d’une cellule psychologique mais aussi pour préparer la suite. Depuis Irma, nous connaissons une suite de dérèglements climatiques. La saison n’est pas normale – je parle sous votre contrôle. Nous sommes en saison sèche, et il pleut tout le temps. Il y a beaucoup de vent. Or les populations sont très sensibles au moindre mouvement climatique. Se posera d’ailleurs un vrai problème dès que nous entrerons dans la saison cyclonique. J’appréhende une vague de départs importante de ceux qui pourront partir avant, et de ceux qui voudront le faire dès qu’un épisode cyclonique sera annoncé. Dans la préparation de la prochaine saison cyclonique, il faut donc aussi prendre les voies et moyens pour organiser les vols et le rapatriement vers la Guadeloupe – qui est la destination la plus proche – des personnes qui voudront partir. Il faut aussi inculquer la culture du risque aux personnes qui n’ont pas vécu leur enfance à Saint-Martin, afin qu’elles comprennent que cette île est un paradis qui peut avoir des allures infernales, et qu’il importe de s’y préparer intelligemment.

J’en viens à votre dernière question. Ai-je constaté dans le cadre des RETEX des insuffisances dans la gestion de crise ? Je suis mal placé pour répondre. Je ne parlerais pas d’insuffisances. Concrètement, ce qui a été fait à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy, la République ne l’avait quasiment fait nulle part ailleurs. 3 000 professionnels et bénévoles ont été projetés en moins de dix jours sur un territoire de 35 000 habitants, soit l’équivalent d’une personne sur dix. On peut toujours se plaindre, on peut toujours faire mieux. Mais en tout cas, l’État n’a pas lésiné. La facture est d’ailleurs assez élevée. Je pense que l’on aurait pu faire mieux et plus efficace si l’on avait été mieux préparé. J’en reviens au discours que je tenais tout à l’heure sur la résilience des réseaux. C’est un sujet capital. Le fait de n’avoir pas eu d’électricité, d’eau et télécoms a extrêmement compliqué la gestion de la crise. Il faut également tout faire, au travers de la reconstruction en cours, pour éviter qu’un prochain cyclone ait un impact aussi fort qu’Irma. C’est faisable. J’y crois. Sinon, j’arrêterais de faire mon métier.

Voilà. Je crois avoir répondu à toutes vos questions.

Mme la présidente Maina Sage. Merci, monsieur le préfet, pour ces réponses détaillées. Je sais que vous avez également fourni une réponse écrite, avec des précisions sur les moyens financiers. Je passe sans plus tarder la parole à nos collègues, à commencer par madame la députée de Saint-Barthélemy et Saint-Martin.

Mme Claire Guion-Firmin. Merci pour votre exposé. J’ai quatre questions à vous poser. Tout d’abord, alors que nous sommes à deux semaines de la prochaine saison cyclonique, nous n’avons toujours pas d’abri cyclonique. Il me semble que l’État avait promis que ce serait une priorité – vous me corrigerez si je me trompe. Vous avez parlé des écoles. Nous savons qu’elles ont été fragilisées lors du passage de l’ouragan Irma. Qu’adviendrait-il si un cyclone passait et si nous n’avions toujours pas d’abri pour une partie de la population ?

Ensuite, lors de l’après-cyclone, des phénomènes de pillage ont été à déplorer. Est-il envisagé de revoir le schéma de plan de protection des biens et des personnes ?

Par ailleurs, une réunion interministérielle dite de rattrapage était prévue au mois de juin. Aura-t-elle lieu ?

Enfin, vous avez parlé des gens qui quitteraient l’île à l’annonce d’un cyclone. Ils le feraient aussi au motif que nombre de logements ne sont toujours pas réparés. Comment voulez-vous que les gens restent sur place ? Pour citer mon propre exemple, les remboursements des assurances concernant ma maison ne sont arrivés qu’en mars, et le couvreur m’a fait savoir qu’il ne pourrait pas intervenir avant le mois de novembre. Et je ne suis pas la seule dans cette situation. Il est donc tout à fait normal qu’à l’annonce d’un événement climatique, une grande partie de la population cherchera à quitter l’île.

M. Philippe Gustin. L’engagement pris par l’État est sonnant et trébuchant, puisqu’il concerne le financement de deux abris cycloniques. C’est dans le compte rendu du comité interministériel de mars 2012. Mais, de la même manière que l’on ne sait pas construire une maison en six mois, on ne sait pas construire un abri cyclonique en trois mois. Ce serait d’ailleurs un crime. Je renvoie donc, madame la députée, au compte rendu qui prévoit ces deux abris cycloniques pour l’année 2019, avec le financement afférent. En attendant, un important travail a été effectué par la collectivité concernant la sécurisation des écoles, pas seulement pour préparer la saison cyclonique mais aussi pour préparer la rentrée scolaire. Je rappelle qu’il y avait 21 établissements scolaires – écoles, collèges, lycées. Quatre sont complètement détruits. Sur les 17 autres, les travaux dans les écoles sont quasiment achevés. Nous avons des points de faiblesse sur les collèges, en particulier ceux du Mont des Accords et du Lycée polyvalent des Îles du Nord (LPO) – qui n’étaient pas des bâtiments utilisés comme abris cycloniques, d’autant que le LPO ne répond à aucune norme sismique ou cyclonique. Aujourd’hui, la collectivité dont c’est la compétence annonce compter 1 700 places d’abri disponibles.

Concernant le plan de protection, nous sommes revenus à environ 200 gendarmes sur place, avec une réorganisation qui permet une sécurité plus assurée qu’elle ne l’était avant Irma – les statistiques sont là. Il conviendra, là aussi, de faire en sorte que les positionnements de renfort puissent être assurés avant la période cyclonique sur l’ensemble des zones qui risquent d’être touchées. Mais, j’insiste, mon sujet n’est plus sur du quantitatif, mais sur du qualitatif. Il faut vraiment que nos forces de gendarmerie sur place soient pérennisées pour permettre un travail de fond, y compris en coopération avec nos collègues néerlandais.

Concernant votre troisième question, je n’ai jamais vu une ligne ou un engagement quelconque sur un comité de la délégation interministérielle en charge du rattrapage. D’abord, parce que ce n’est pas sa mission. La délégation interministérielle est en charge de la reconstruction, pas du rattrapage. Je me permets quand même de vous signaler le référé de la Cour des comptes de février ou mars 2018, qui est extrêmement clair sur cette question du rattrapage. Il indique que nous n’allons pas refaire l’histoire. Aujourd’hui, la question n’est pas celle du rattrapage. Elle est celle d’une collectivité qui doit assumer l’intégralité de ses compétences et qui doit, surtout, utiliser sa compétence en matière fiscale pour s’assurer de son fonctionnement et de sa capacité d’investissement.

Votre quatrième question concerne le départ des gens. Si vous avez cru que je réprouvais le fait que des gens quitteraient le territoire, c’est une erreur. C’est une réalité. Si cela vous intéresse, nous disposons d’outils quantitatifs de plus en plus performants sur la reconstruction. En particulier, la délégation interministérielle a conventionné avec le programme Copernicus, qui permet d’effectuer un suivi mensuel de la reconstruction. Certes, ce suivi est un peu biaisé puisqu’il repose sur des photographies prises du ciel, qui ne permettent pas de voir les reconstructions. Mais, au-delà de votre cas personnel, madame la députée, des statistiques plus têtues montrent – et c’est cela qui m’inquiète, d’ailleurs – que l’on a reconstruit parfois très vite, en particulier dans certains quartiers. Ceux dans lesquels les toits ont été refaits le plus rapidement sont ceux de Sandy-Ground et d’Orléans. Cela ne vous étonnera pas. Et ceux qui traînent, aujourd’hui, sont Baie-Nettlé et Baie-Orientale. Selon les quartiers, entre 40 % et 80 % des maisons sont couvertes aujourd’hui. Nous avons par ailleurs élaboré, j’insiste parce que ces outils pourraient être portés à la connaissance de votre commission, un guide des bonnes pratiques qui sera rendu public lors d’une conférence de presse que je tiendrai la semaine prochaine avec le président Gibbs. C’est un outil d’accompagnement des professionnels et des habitants de Saint-Martin qui font de l’auto-réparation et de la construction. Nous avons également lancé, côté délégation interministérielle, alors que ce n’était pas notre compétence, un diagnostic social du bâti qui porte sur 5 000 maisons de Saint-Martin. Il nous permet d’aller plus loin que les vues du ciel, en affinant davantage les données. Il en ressort les maisons ont, pour une bonne part, été détruites de manière plus profonde que le simple toit ou les simples fenêtres. C’est corroboré par le travail que nous effectuons avec les associations qui sont très actives sur le terrain – les compagnons bâtisseurs, que vous avez rencontrés je crois, la Croix-Rouge, le Secours catholique et le Secours populaire. Un travail plus long de reconstruction ou d’accompagnement à la reconstruction est indispensable. Les travaux dureront donc beaucoup plus longtemps que le simple clos et couvert. Je porterai ces documents à votre connaissance, si vous le souhaitez. Ils permettent d’affiner l’analyse sur le plan qualitatif.

Mme Sophie Panonacle. Monsieur le préfet, nous parlons de construction depuis tout à l’heure. Pour ma part, je voudrais vous parler de déconstruction, plus particulièrement celle des épaves de navires. Après le passage des cyclones, ces épaves ont encombré les ports de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Fin 2017, j’avais interrogé Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2018, pour lui demander d’appliquer par anticipation la responsabilité élargie du producteur (REP) en matière d’épaves de navires. Malheureusement, je n’ai pas eu écho à ma demande. À l’époque, il apparaissait qu’à la suite du cyclone, environ 1 200 épaves de bateaux constituaient un obstacle majeur au redémarrage de l’activité touristique dont ces îles sont fortement dépendantes. La reprise de la pleine activité était prévue à condition que les ports puissent à nouveau être accessibles. Qu’en est-il aujourd’hui ? Pouvez-vous nous rassurer sur l’enlèvement de ces épaves de navires et sur la mise en place de la filière REP ? Je vous remercie.

M. Philippe Gustin. Madame la députée, je pense que le nombre de 1 200 épaves est surestimé. Il serait plutôt de 500. N’accusons pas Irma de tous les maux. Des épaves étaient là depuis très longtemps. D’abord, entre décembre et janvier, nous avons effectué un travail d’identification et de comptage des épaves. Nous sommes arrivés au nombre approximatif de 500. Ensuite, une responsabilité incombe aux assureurs pour les bateaux qui étaient assurés – tous ne l’étaient pas. Or le mode opératoire de prise en charge d’un bateau n’est pas du tout le même que pour une voiture. L’assurance rembourse le propriétaire, quand il est assuré, et fait son affaire ensuite de tout ce qui relève de la récupération, du démantèlement et éventuellement de la revente de l’épave une fois renflouée. Cette partie du chantier a débuté en janvier et est toujours en cours. Ma troisième réponse, sans doute la plus intéressante, consiste à nous inviter à faire d’un mal un bien et à utiliser Irma et ses conséquences pour enclencher une petite tentative de diversification économique à Saint-Martin. De nombreux bateaux sont au fond de l’eau. La structure Metimer a convaincu la collectivité et l’État de mettre en place une filière de démantèlement. Nous avons vraiment la possibilité de faire d’un mal un bien, en permettant à cette filière de déconstruction/reconstruction de se mettre en place avec un hub à Saint-Martin – car il n’y en a pas dans la zone.

Ce qui est certain, c’est que les épaves, s’il en reste encore par le fond, n’obèrent pas la capacité des ports et des marinas à redémarrer, que ce soit à Saint-Barthélemy ou à Saint-Martin. Le tourisme nautique est d’ailleurs celui qui redémarre le premier, en l’absence de la contrainte d’hébergement. Si vous reveniez aujourd’hui, vous ne reconnaîtriez pas le port. Je prends régulièrement des photographies, que vous pouvez consulter sur mon site.

Notre monde vit beaucoup de symboles. Il y aura la Route du Rhum, cette année. Des régates sont également prévues. Tout cela crée une émulation.

Ce qui m’intéresse le plus, dans tout ce que je vous ai dit, c’est la mise en place d’une filière de déconstruction/reconstruction.

Mme Sophie Panonacle. Moi aussi.

M. Philippe Gustin. Pour votre information, la fédération française des industries nautiques était venue très vite à Saint-Martin. Je l’ai rencontrée début octobre. Elle partage cette idée. Elle venait faire une étude de marché pour voir s’il était pertinent d’investir dans une telle filière dans cette zone.

Mme Sophie Panonacle. C’est un bon signal pour la REP.

M. David Lorion. Dans les départements d’outre-mer (DOM) de manière générale, à l’exception de quelques-uns assez éloignés, l’on subit chaque année le passage de ces énormes météores qui nous amènent du vent et de la pluie. De manière générale, les dégâts associés à ces événements météorologiques sont multiples.

Dans les DOM, on a appliqué les mêmes cartographies des risques que dans l’Hexagone, notamment les plans de prévention des risques naturels (PPRN). Ces plans étaient initialement prévus pour les cas de débordement de cours d’eau dans des vallées. En les plaquant dans les DOM, on aboutit parfois à une cartographie tout à fait discordante avec les éléments de catastrophe faisant suite à un passage cyclonique, car un cyclone amène en même temps de la pluie, du vent, des glissements de terrain, des débordements de cours d’eau et de la submersion marine. Tous ces éléments d’aléas sont concomitants. Il ne s’agit pas d’un simple risque d’inondation par débordement après une crue, mais de risques multiples qui surviennent au même moment. Les cartes que nous avons sont en fait des cartes d’inondation, de glissement de terrain ou de submersion marine. Ces cartes ne sont pas concordantes si on les superpose. L’on ne peut donc pas avoir le même modèle de gestion des risques naturels sur une île que sur le continent. Sur une île en pente, le passage d’un cyclone s’accompagne souvent de crues éclair de ravines.

Par ailleurs, nous avons depuis longtemps, dans les DOM, une avance certaine en termes de culture du risque dans le domaine bien précis de l’alerte, de l’annonce du risque – sauf lorsque les DOM sont un peu éloignés, ce qui est le cas de Saint-Martin.

M. Philippe Gustin. Saint-Martin n’est pas un DOM.

M. David Lorion. Je sais bien. Mon propos concerne de manière générale les territoires et les départements d’outre-mer, qui ne sont pas régis par le même article de la Constitution – ce qui pose quelques problèmes de financement. Les alertes sont plutôt bien rodées, et font gagner en nombre de vies. En effet, elles permettent de se préparer au passage du cyclone. Aujourd’hui, nous avons une difficulté puisque les alertes ne sont parfois pas connues des touristes ou des nouveaux arrivants. Il y a donc un travail à faire afin de mieux adapter les alertes cycloniques à l’ensemble de la population.

Ensuite, il existe des plateformes logistiques dans chaque bassin océanique. À La Réunion, c’est la PIROAR. Il y en a une également aux Antilles, mais elle est insuffisamment soutenue. Nous savons très bien que toutes ces îles peuvent s’entraider, d’autant qu’elles ne subissent pas toutes le même cyclone simultanément, du fait de leur éloignement. Ces plateformes logistiques présentent l’intérêt de pouvoir concentrer à un même endroit de l’eau, de pompes pour la rendre potable, des ressources alimentaires, des couvertures ou encore des tentes. Elles peuvent être financées par l’Europe ou par la France. Or elles cherchent des financements de tous côtés, sans en trouver. Elles sont pourtant aussi un instrument de gestion de risque, notamment en coopération régionale.

Enfin, dans tous les appels d’offres publics (AOP), un surcoût est lié à la reconstruction ou à la construction d’équipements publics. Il est lié à la prise en compte des forces du vent, mais aussi des risques sismiques et des risques d’inondation. On ne peut pas tout mettre en zone rouge, dans une île. Donc il existe des zones dans lesquelles on sait qu’il y a des risques d’inondation, mais l’on construit quand même, sans les surcoûts des appels d’offres. À chaque fois que l’on prend en compte Les coûts de construction, on diminue d’autres lignes budgétaires comme la qualité du logement ou l’architecture. Je souhaiterais qu’à l’occasion de cette mission, nous puissions réfléchir à la manière de mieux prendre en compte ce risque dans tous les domaines – gestion du risque, alerte, culture du risque, construction.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie. Ce sera la dernière intervention.

M. Philippe Gustin. Dans le cadre de ma mission, j’ai rencontré de très nombreux experts. Je dois reconnaître que, par construction philosophique, je m’en méfie toujours. Mais certains étaient intéressants. J’ai notamment vu certains grands spécialistes qui dérèglements climatiques, qui ont observé qu’il faudrait mettre les 40 000 habitants de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy sur des barges et de les rapatrier en Guadeloupe ou en métropole, car le risque est là et sera encore plus fort demain. Si l’île risque d’être submergée, pourquoi y laisser des populations ? Vous voyez jusqu’où l’on peut aller. L’on n’en est pas là. Mais il faut quand même se poser la question de savoir pourquoi l’on reste sur ces territoires. Et si l’on y reste, il importe d’améliorer la résilience de ce qui peut l’être. La nature finit toujours par gagner. Chaque fois que nous avons voulu la contrarier, cela a fini par se retourner contre nous.

Je ne partage pas votre avis sur la qualité du PPRN, concernant Saint-Martin du moins. Il était assez récent, puisqu’il datait de 2011. Qui plus est, la carte des aléas de submersion marine a été refaite sur la photographie d’Irma, immédiatement après le passage du cyclone. Une mission du Centre d'études et d'expertise pour les risques, la mobilité, l'environnement et l'aménagement (CEREMA) est venue dès la fin du mois de septembre pour récupérer les marques du cyclone. Il était très important de procéder rapidement. Curieusement, on arrive à un quasi copié-collé du PPRN et de la carte de subversion marine. Simplement, là où il y avait des submersions de deux mètres, Irma a entraîné des submersions de quatre mètres. Comme je le dis souvent, « on meurt deux fois ». Je pense que les outils sont assez fiables. Le nouveau PPRN que nous sommes en train d’élaborer, comme l’État s’y est engagé pour le début de 2019, va plus loin encore, en tablant sur la « loi de l’emmerdement maximum » et en cumulant l’ensemble des éléments. Nous savons bien qu’Irma était déjà un mélange assez subtil. Nous mélangeons en particulier le risque cyclonique et le risque sismique. Que se passerait-il si un cyclone se doublait d’un tsunami ? Nous croisons l’ensemble des données, pour porter une cartographie des risques à la connaissance de la collectivité. L’on fantasme beaucoup sur les zones « rouges » ou « noires ». J’insiste sur le fait qu’il faut aussi être très pragmatique, et se rappeler que l’on est sur une île, y compris sur le plan économique. On sait construire des paillotes en Corse, les démonter et les remonter. En tout état de cause, on ne peut pas enfoncer sa tête dans le sable et penser qu’il n’y a pas de risque. Les vieux Saint-Martinois et Saint-Martinoises en sont d’ailleurs bien conscients. J’en ai rencontré de nombreux. Les plus anciens m’ont parlé du cyclone de 1931.

Je partage votre avis sur les systèmes d’alerte. La collectivité qui doit se doter de son système d’alerte, conformément à l’article 74. Cela participe de la culture du risque globale.

Une plateforme logistique a déjà été constituée et sera renforcée, sur l’aéroport du Raizet en Guadeloupe.

Concernant le surcoût des AOP, la préfecture a été détruite et ne pourra pas être reconstruite en l’état. Il ne faut surtout pas qu’elle soit reconstruite là où elle l’avait été, dans la survivance de la période colonialiste. Je me suis battu sur ce point, et je crois que j’ai été entendu. Je puis vous assurer que du côté de l’État, il y a la volonté de construire à Saint-Martin une cité administrative qui sera un modèle du genre en termes de résilience, ainsi qu’une unité de commandement autour du préfet ou de la préfète, qui sera aussi un modèle en termes de développement durable – car aujourd’hui, nous savons le faire. Je crois que nous y mettrons les moyens, et j’en suis très satisfait.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie. Nous manquons de temps, car une autre audition doit démarrer. Nous vous transmettrons peut-être des questions complémentaires. Nous sommes preneurs des documents dont vous nous avez fait part, et de l’actualisation mensuelle via le programme Copernicus. Nous voudrions également avoir confirmation que lorsque l’on parle de 80 % du bâti reconstruits, l’on évoque les constructions solides, hors bâchage.

M. Philippe Gustin. Je le confirme. Il s’agit de constructions solides, dans certains quartiers. Je vous préciserai le lien auquel vous pourrez vous connecter et suivre. Nous vous transmettrons également l’historique depuis septembre.

Heureusement, il y a très peu de constructions ex nihilo dans les zones où l’on n’aurait jamais dû construire. Cela signifie que le message passe.

 

L’audition s’achève à dix-sept heures quarante-cinq.

 

 


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27.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-François Rapin, sénateur, président de l’Association nationale des élus du littoral (ANEL) ; de M. Lionel Quillet, vice-président de Charente‑Maritime, membre de l’Assemblée des départements de France (ADF), de M. Alix Mornet, conseiller développement durable, de M. Edouard Guillot, conseiller Europe, international et Outre-Mer, et de Mme Ann-Gaëlle Werner-Bernard, conseiller relations avec le Parlement.

(Séance du mardi 22 mai 2018)

Laudition débute à dix-sept heures quarante-cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Reprenons nos travaux, mes chers collègues. Je tiens tout d’abord à saluer nos invités à cette table ronde, M. Jean-François Rapin, sénateur du Pas-de-Calais et président de l’Association nationale des élus du littoral (ANEL), M. Lionel Quillet, vice-président du conseil départemental de Charente-Maritime et membre de l’Assemblée des départements de France (ADF), Mme Alix Mornet, conseillère développement durable auprès de l’ADF, Mme Ann-Gaëlle Werner-Bernard, conseillère pour les relations avec le Parlement auprès de l’ADF, et M. Jacques Merino, conseiller de l’ADF pour les questions de sécurité. Je vous remercie d’être là et de nous accorder votre temps pour cet échange.

Vous vous rappelez que l’Assemblée nationale a décidé de créer cette mission d’information afin de mieux définir les politiques publiques en matière d’anticipation et de gestion des crises entraînées par les événements climatiques majeurs, essentiellement en zone littorale, que ce soit dans l’Hexagone ou dans les outre-mer. Cette commission a été créée après le passage de l’ouragan Irma aux Antilles. Si notre mission couvre l’ensemble du territoire, elle a donc vocation à se concentrer particulièrement sur la reconstruction des Antilles. Elle porte autant sur la phase d’anticipation et de gestion des crises que sur celle de la reconstruction après ces événements climatiques.

Nous avons donc choisi d’auditionner quatre types d’acteurs. Des représentants du monde scientifique, bien sûr, pour faire le point sur les évolutions actuelles du climat, sur ce qu’il faut en attendre, et sur les risques encourus dans l’ensemble de nos zones littorales. Le deuxième groupe représente la sphère publique, politique, les élus, dont vous faites partie. Il est pour nous du plus grand intérêt de connaître votre sentiment sur les politiques publiques nationales et la manière dont elles sont coordonnées au niveau local. Quelles sont les pistes d’amélioration ? Que retenir des retours d’expérience ?

Nous recevons aussi, évidemment, ceux qui mettent en œuvre les politiques publiques : les responsables des établissements publics et des services compétents. Le dernier volet est enfin celui de la société civile, le monde privé, mais aussi le monde associatif, afin de comprendre comment ont été perçues ces politiques publiques et comment ces acteurs ont été associés aux décisions, ou à l’organisation de ces politiques.

Après ce bref rappel de l’ensemble de nos objectifs, je vous remercie encore de votre présence. Nous pourrons évidemment continuer à échanger par écrit, ou lors d’autres rendez-vous, si nous le souhaitons.

M. Yannick Haury, rapporteur. Je voudrais prolonger les propos de notre présidente par plusieurs questions, qui n’épuisent pas le sujet, mais vous laissent libres de développer d’autres thématiques.

Les collectivités ont-elles perçu une intensification des phénomènes climatiques majeurs en zone littorale ? À votre avis, le recul du trait de côte accroît-il ce risque ?

Quelle appréciation les collectivités territoriales portent-elles sur les plans de prévention des risques naturels ? Sur leur élaboration ? Y a-t-il en la matière des insuffisances, comme des zones trop peu intégrées dans un plan, ou des risques quant à l’implantation, par exemple, de centrales nucléaires ou d’autres activités industrielles dangereuses ? La même question se pose au sujet des plans de prévention des risques d’inondation (PPRI), des plans de prévention des risques de submersion marine (PRSM) et des plans de prévention des risques littoraux (PPRL).

Quelles sont les actions menées par les collectivités territoriales pour réduire l’impact des événements climatiques majeurs ?

Quelle est la place, dans les stratégies élaborées, des mesures d’atténuation reposant sur le milieu naturel ?

Pouvez-vous décrire très précisément la gestion des événements climatiques dans les différentes phases de surveillance, d’alerte, d’information aux habitants, de mise en sécurité des populations, de secours aux personnes, de remise en état des services publics prioritaires, d’aide dans les démarches assurantielles et la reconstruction des bâtiments, de reconstruction des infrastructures publiques, enfin de documentation et de réflexion, à distance de l’événement, en vue notamment de l’échange de bonnes pratiques ?

Quels sont les besoins exprimés par les collectivités pour améliorer les différentes étapes de la prise en charge des événements climatiques majeurs en zone littorale ?

Quels sont les retours d’expérience recueillis par les collectivités, le cas échéant ? La solidarité territoriale doit-elle être renforcée, selon vous, en cas d’événement climatique majeur ?

De quelles aides de l’État et de l’Union européenne les collectivités territoriales bénéficient-elles aux différentes étapes ?

Quelles sont vos recommandations pour améliorer la prévention et la gestion de ces événements climatiques majeurs dans les zones littorales ?

Y a‑t‑il une corrélation entre les événements majeurs dans ces zones – tempêtes, cyclones, submersions… – et des problèmes relevant de l’urbanisme, comme celui des « dents creuses » ?

Les mécanismes de mise en cause de la responsabilité des élus à l’occasion des catastrophes naturelles vous inspirent-ils une réflexion particulière ?

Êtes-vous favorables à des mesures administratives de mise en péril provisoire permettant à la puissance publique de contraindre les personnes en danger à quitter provisoirement leur domicile ?

Mme la présidente Maina Sage. Merci, monsieur le rapporteur, pour ces questions qui guideront nos échanges. Nos invités ne sont pas dans l’obligation de répondre de manière exhaustive, ils peuvent d’ailleurs le faire aussi par écrit. Nous aimerions surtout recueillir leur avis sur ces trois sujets majeurs que sont l’anticipation, la gestion de crise et la reconstruction.

M. Jean-François Rapin, sénateur, président de lAssociation nationale des élus du littoral (ANEL). Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, chers collègues, j’ai dit tout à l’heure à mon collègue Lionel Quillet : « Parlons peu, parlons bien ». Sur le sujet qui vous occupe, et pour répondre à toutes les questions que vous nous posez, il y aurait effectivement beaucoup à dire. À ces questions, des réponses de bon sens s’imposent immédiatement, au sujet notamment des problèmes d’urbanisme, ou à celui de la solidarité – il est certain qu’en période de crise elle est très importante.

Nous avons vécu plusieurs étapes. La première de vos questions, madame la présidente, portait sur le problème des événements climatiques : perçoit-on, des uns aux autres, une évolution sensible ? La réponse est oui. Je faisais partie, il y a une quinzaine d’années, des climato-sceptiques. Maire d’une petite commune littorale, j’ai pourtant constaté, au fil du temps, le réchauffement, le changement climatique, et parfois des événements tempétueux rapprochés, totalement différents de ce que j’avais vécu enfant. Le changement est perceptible à l’échelle de trente, quarante, cinquante ans, pas d’une année sur l’autre. Je peux comprendre qu’il y ait encore aujourd’hui des gens qui n’y croient pas.

Le rapport direct avec l’érosion du trait de côte a été établi très récemment. Plusieurs textes en témoignent : deux propositions de lois émanant du Sénat, en particulier, reflètent directement la perception, sur les territoires littoraux, des événements climatiques, mais aussi de l’érosion côtière. Il y a un travail à faire, il est engagé. Il permettra de prendre en compte tout à la fois l’organisation territoriale et urbanistique du littoral, et les événements climatiques, notamment les risques de submersion. Sur ce dernier point, Lionel Quillet sera peut-être mieux à même de vous répondre, à partir des travaux pratiques qu’il mène dans sa commune.

Sur les systèmes d’alerte, la France n’est pas la dernière de la classe. Son approche du sujet a progressé, depuis de nombreuses années, grâce aux travaux d’organismes comme Météo-France et à ceux des associations, en coopération parfois avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). La carte de vigilance météorologique, par exemple, est aujourd’hui un élément important des stratégies de court et de moyen terme – quant à parler de long terme en météorologie du quotidien, c’est difficile… Mais on a là quelque chose de très intéressant, qui peut être un bon support préalable, avant l’alerte, notamment pour les populations d’Outre-mer.

Parmi les éléments qui me sont transmis à l’ANEL, en particulier depuis les territoires ultramarins, je retiens la dépendance satellitaire des informateurs susceptibles de nous alerter. La plupart des satellites d’où proviennent, dans les moments de crise, nos informations météorologiques seraient, pour autant que je puisse en parler sans expertise dans ce domaine, des satellites américains. Donc, si nous visons à l’indépendance face à des phénomènes dramatiques comme Irma, il faut se poser la bonne question sur ces satellites d’information, mais aussi sur les satellites de suivi au moment de la crise, lorsqu’il est crucial de pouvoir remettre en place des moyens de communication très rapides, au-delà de ceux du réseau courant. Or, la voie satellitaire est aujourd’hui la plus sûre et la plus rapide, notamment pour permettre aux secours de venir sur place.

Beaucoup d’élus m’ont parlé d’un site nommé Géorisques, réalisé par le BRGM, qui fait connaître les risques pour un territoire donné. Il ne fournit pas d’anticipation, à court ou moyen terme, de ce qui pourrait se produire, mais définit au présent les types de risques susceptibles de s’y réaliser. On est, certes, confronté, dans ce domaine, aux échelles de temps et d’espace, mais je pense qu’il est intéressant de développer ce genre d’outils pour affiner notre connaissance des événements et de l’influence du réchauffement climatique sur les digues.

Un dernier mot, avant de laisser la parole à mes collègues, sur les PPRL et sur le sentiment des élus du littoral à leur sujet. Il y a eu plusieurs phases, et un traitement différencié des PPRL selon les territoires. Ils ont souvent été élaborés lors d’une première phase d’urgence, de manière peut-être un peu précipitée, dans la situation dramatique qui a suivi la tempête Xynthia. De tous bords, face la gravité de l’événement, on a souhaité verrouiller les territoires littoraux. Dans certains, la discussion et le temps pris pour l’élaboration de ces documents ont permis de les amender, mais dans d’autres la situation reste figée et très complexe pour les élus locaux – Lionel Quillet nous en parlera –, qu’il s’agisse de réaliser les projets ou simplement de reconstruire et de développer le territoire.

Il y a là un vrai problème. Je pense que les PPRL devraient être traités de la même façon par tous les préfets, de manière à être à la fois équitables et conformes aux problématiques du territoire, qu’elles soient climatiques, comme dans les outre-mer, ou liées à la géographie locale. Là où les côtes sont très basses, on ne se pose évidemment pas les mêmes questions que là où le premier point de contact avec la ville est à neuf ou dix mètres au-dessus de la plage, parce que les effets de la submersion ne seront pas les mêmes.

Voilà, donc, en quelques mots, ce que je souhaitais vous dire en préambule sur ma vision de votre mission. Je l’approuve pleinement, et je l’ai d’ailleurs citée lors des discussions générales, au Sénat, sur les textes littoraux que j’évoquais tout à l’heure. Après chaque événement grave, on organise une nouvelle mission, mais il est important de pouvoir évaluer les réponses apportées, afin de se poser les bonnes questions sur ces sujets sensibles.

M. Lionel Quillet, vice-président du conseil départemental de Charente-Maritime, membre de lAssemblée des départements de France. J’arrondirai moins mes propos que ne l’a fait mon collègue. C’est la neuvième fois que je suis auditionné sur ce sujet depuis Xynthia. J’ai connu la période précédente, où l’on ne faisait pratiquement plus de digues, parce que c’était compliqué… et puis la catastrophe s’est produite. J’ai moi-même vécu Xynthia, j’ai eu 80 centimètres d’eau chez moi et j’ai failli perdre mon fils. C’est dire si la question me touche.

Étant de l’île de Ré, je me considère comme un insulaire, même si un pont nous relie au continent. J’ai connu Xynthia, qui a bien sûr été, pour tout le monde, un moment difficile. Le moment suivant a été celui de la solidarité, de la réponse de l’État face un événement majeur. Cette réponse a parfaitement fonctionné : l’État s’est montré présent, et nous avons trouvé une solidarité extraordinaire aussi bien du côté des pompiers que du côté militaire, de l’action civile comme des élus. Ce moment a pour moi été le meilleur, ou le seul bon, entre Xynthia qui a été difficile, et la période suivante, dominée d’abord par la précipitation, puis, finalement, par la volonté de ne pas assumer le risque. J’ai toujours du mal à l’accepter.

J’espère aujourd’hui que cette audition sera l’occasion de faire le bilan, huit ans après, et de nous poser cette question : si Xynthia revenait demain, si un fort vent de sud, s’ajoutant à un grand courant, touchait à nouveau la Vendée, la Charente-Maritime, ou une autre région, que se passerait-il ? En huit ans, qu’a-t-on fait ? Qu’allons-nous dire ?

Nous avons vécu, après le moment de la solidarité, celui de la définition des zones noires et des zones rouges, et la décision – traumatisante, et sans fondement technique – de raser les maisons. Le problème était d’une complexité rare : si vous rasez la première maison parce que l’eau y est montée à un mètre, et la deuxième où elle a atteint 30 centimètres, que faites-vous de la troisième, où elle n’est montée qu’à dix centimètres ? Même sort que la deuxième ? Suivant cette logique, il aurait fallu évacuer bien plus largement. On s’est arrêté pour des raisons financières, selon la réponse de la Cour des comptes.

Après ce moment, extrêmement traumatisant, est venue la phase de culpabilisation des élus. Elle a été forte, rappelez-vous le procès de La Faute-sur-Mer. L’ensemble des élus ont été tenus pour plus ou moins responsables. Puis ont été mis en place les programmes d’actions de prévention des inondations (PAPI) et les PPRL.

J’ai vu à l’œuvre les huit ministres qui ont géré le dossier, M. Borloo, Mme Batho, M. Martin, Mme Royal, M. Lecornu, tous. Devant l’ampleur du problème et les chiffres annoncés après Xynthia – dans l’entourage du président Sarkozy, on disait qu’il fallait, pour remettre en état les digues fluviales et maritimes existantes, entre 30 et 40 milliards d’euros, mais les chiffres qui filtraient résultaient de calculs très approximatifs, au mètre, dont certains arrivaient plutôt à 20 milliards d’euros –, on a annoncé que la remise en état de la deuxième façade maritime d’Europe et de l’un de ses premiers pays fluviaux – dont l’aménagement avait déjà pris cent ans de retard, puisque les travaux, déjà ralentis à la fin du XIXe siècle, avaient été pratiquement tous arrêtés après la seconde guerre mondiale – se heurtait à une impossibilité financière et technique, sachant que 30 % ou 40 % des digues étaient orphelines, et que, de toute façon, on ne savait plus bien à qui elles étaient.

La décision des cabinets, à ce moment-là, toutes appartenances politiques confondues, a été très clairement, selon moi, de décentraliser le risque. Quel ministre, quel président envisagerait de se trouver au journal de 13 heures de TF1 où l’on annoncerait 40 morts dans une collectivité, et d’avoir à répondre à la question « Qui est responsable ? »

On a alors senti, à tous les niveaux, une décentralisation du risque. Il y a bien eu un plan national « Digues », un plan national de remise en état, des PPRL, certes indispensables, des plans communaux de sauvegarde, etc… mais la décentralisation du risque.

Si bien qu’aujourd’hui, si Xynthia revient, la diversité des situations géographiques fera qu’une collectivité bien dotée, c’est‑à‑dire un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) pourvu de moyens financiers et techniques importants, et d’un réel poids politique, comme La Rochelle, par exemple, qui compte près de 180 000 habitants, sera défendue ; mais, 30 ou 40 kilomètres au nord, l’EPCI d’Aunis-Atlantique, dont la population se répartit dans des communes d’environ 2 000 habitants, et dont le budget complet ne dépasse pas 10 millions d’euros, a pour 30 millions d’euros de digues à construire.

Huit ans après Xynthia, le résultat de cette volonté de décentralisation et de l’attribution aux élus locaux de la compétence de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI) – les députés l’ont votée, c’est un choix sur lequel je ne reviens pas – est que l’on nous dit que la responsabilité d’une digue, dont on ne sait pas à qui elle appartient – peut-être à celui qui l’a construite il y a trois siècles, mais pas à l’État, ni au département, ni à la région – incombe aux élus locaux, parce que, même si les collectivités n’en sont pas propriétaires, elles doivent, en vertu de la GEMAPI, en assurer la gestion, et parce que leurs élus sont réputés avoir connaissance du risque. Les présidents d’EPCI maritimes s’entendent dire : « En gros, c’est vous qui êtes responsables ».

Avec quels moyens financiers allons-nous faire face ? Si certains départements y parviennent, d’autres collectivités n’ont pas de réponse. Or Xynthia peut revenir, et sous une forme plus violente puisqu’il faut tenir compte du changement climatique. Quant à notre connaissance du risque, elle est parfaite, l’analyse du réchauffement climatique est hors de discussion, tous les élus l’ont comprise. Mais l’enseignement qu’ils en tirent est : « Pourvu que ça ne tombe pas sur moi ! », parce que, dans ce cas, ils seraient réputés avoir eu connaissance du risque et reçu l’alerte.

L’alerte météo, c’est une merveille : on en reçoit par téléphone entre huit et dix par hiver, et à la quatre-centième, je ne suis pas certain que l’on s’en alarme encore beaucoup. Sans compter que l’alerte météo, pour le maire d’une commune de 800 habitants, cela veut dire trouver deux ou trois adjoints dans la nuit, prévenir les uns et les autres, emmener sa femme en pyjama et réveiller tout le monde. C’est cela, la réalité d’une petite commune à l’arrivée d’une tempête. Si l’étape suivante, celle des secours, est bien organisée, les premières réactions – je me rappelle celles qui ont suivi Xynthia – sont autrement chaotiques. Il est vrai que la prochaine fois, cela se passera mieux, puisque l’alerte est maintenant connue, et que les populations locales veillent à la prévention du risque. Mais les habitants des résidences secondaires peuvent aussi être là au mauvais moment. Les tempêtes ne se produisent pas seulement en hiver, il peut y en avoir au printemps ou en septembre. Chez nous, par exemple, la grande tempête de 1713 s’est produite le 12 août. Imaginez la situation, de nos jours, si Xynthia se reproduisait à cette date.

En attendant, pour l’alerte, je crois que le plus gros est fait. Mais nous avons senti aussi qu’elle est un moyen pour l’État, par l’intermédiaire de Météo France, de nous dire : « Je vous ai alertés, d’ailleurs vous allez l’être un peu plus, pour que vous ne puissiez pas dire le contraire si jamais il se passait quelque chose ». Donc on vous met en jaune, en orange, en rouge s’il le faut…

Mais l’alerte une fois donnée, la collectivité est livrée à elle-même, face à un problème d’envergure départementale, au minimum, avec des réponses communales. Il est vrai que, de l’EPCI au département, tout le monde fait preuve de solidarité. Mais l’enjeu est beaucoup trop important pour les collectivités. On ne décentralise pas le risque, la sécurité des personnes, qui est une compétence régalienne. Or nous avons très bien senti que, pour des raisons techniques, financières, voire purement politiques, l’État nous disait : « C’est pour vous ».

Une fois l’alerte donnée par la Météo-France, que la digue ait été faite ou non, nous sommes totalement responsables, au titre de la connaissance du risque, du plan communal de sauvegarde et du PPRL. Dans certaines collectivités, les élus sont tranquilles, puisque la digue est faite et que tout a été financé. Dans d’autres, rien n’a été fait. Huit ans après Xynthia, la France est un véritable gruyère : certains endroits sont défendus, puis, cent mètres plus loin, d’autres ne le sont pas, et ainsi de suite…

Si bien que nos amis européens, hollandais notamment, qui sont venus nous voir au début, sont repartis en courant, en disant : « Vous êtes un pays très spécial, tout de même, avec un problème dont l’enjeu est crucial, l’un des plus importants en France… » – de fait, rappelez-vous Colbert, pour qui, après l’agriculture, le plus grand enjeu pour le pays était la façade maritime, pour des raisons militaires, certes, mais aussi des raisons de submersion.

La réponse fluviale est plus adaptée, parce qu’elle permet aux collectivités, aux EPCI en particulier, de s’adosser à des bassins et à des agences de l’eau. Dès lors, la réponse est plus collective et favorise la réalisation des projets. Mais on n’a jamais transposé les solutions du problème fluvial au problème maritime, où il n’y a pas de bassins versants, très peu d’agences de l’eau, et où les financements sont extrêmement compliqués. Sans compter qu’une bonne partie des financements est absorbée par la lutte contre les effets de l’érosion. Or, je le rappelle, elle n’est pas financée par le fonds Barnier. Cela veut dire que, soit vous faites du dur, soit vous ne faites rien. Et si vous ne faites rien, votre situation devient extrêmement compliquée. De sorte que, même dans votre propre dispositif, vous faites du gruyère.

L’analyse est donc imparfaite, et je ne suis pas sûr que la réponse aux risques soit suffisante. Parce que, de précipitation en précipitation – même si nous sommes aussi arrivés à de très bonnes réponses, grâce à l’intelligence des élus – on n’a pas résolu le problème de la continuité territoriale. Évidemment, La Rochelle est défendue, mais Aunis-Atlantique ne l’est pas, si bien que ceux qui habitent là feraient mieux d’habiter ailleurs. Autant le dire, huit ans après Xynthia.

Prenons un exemple : en Charente-Maritime, nous devons faire pour 260 millions d’euros de travaux pour remettre en état les ouvrages de protection existants, tels qu’ils ont été construits il y a cent ans. Quant à moi, sur l’île de Ré, j’en ai pour 100 millions, au moins. Or les financements sont en train de s’épuiser, puisqu’après la période de transfert de la compétence de prévention des inondations, nous allons entrer dans celle où les différents échelons nous répondront : « Ce n’est plus de ma compétence, donc ce n’est plus à moi de financer ». La région Nouvelle-Aquitaine commence à nous dire : « Je vous ai aidés pour la première partie mais, maintenant que la compétence a été transférée, comment voulez-vous que je vous aide encore ? » Les départements, chez nous, ne se retirent pas, grâce à l’amendement que nous avons voté pour qu’ils restent compétents pour la maîtrise d’ouvrage, mais finalement, en toute logique, ils pourraient se retirer. Et l’État annonce tranquillement que, vers 2024, il serait bon qu’il puisse se dégager. Bien sûr, on n’y croit pas, mais allez savoir…

Une dernière chose, enfin, est typiquement française : on a mis cinquante médecins autour du patient, si bien que, pour monter maintenant un projet de digue dans le cadre du PAPI 3, il faut avoir fait de très hautes études – que, bien sûr, je n’ai pas faites, comme beaucoup d’élus. Car les PAPI 3 imposent une logique imparable : vous ne pouvez pas organiser la défense d’un territoire sans prendre en compte les interactions avec ses voisins. Mais, d’étude en étude, certains cabinets en arrivent à nous répondre : « Finalement, je ne sollicite pas le marché, parce que c’est tellement compliqué que je préfère faire des pistes cyclables. » Même une piste cyclable au Mont-Saint-Michel sera plus simple à faire qu’une protection dans le cadre d’un PAPI. Les difficultés ne sont certes pas identiques partout : les responsables de certains territoires, qui ont les moyens, vous diront que tout se passe très bien. Ce sera plutôt le cas des agglomérations comme Bordeaux ou La Rochelle… Ou bien d’autres vous diront : « C’est pas grave, on a fait ça de nuit », comme en Vendée où, à un moment donné, ils ont monté des digues. « C’est fait, on n’en parle plus ».

Mais les territoires qui jouent le jeu se heurtent, dans la préparation de leurs projets, à des difficultés insurmontables. Si bien que, je vous le garantis, l’ADF ne croulera pas sous les projets. Il est même question, maintenant, d’établir des PAPI d’intention pour préparer le PAPI, qui lui-même sera peut-être mis en place un jour… Tout cela, huit ans après Xynthia.

Sauf que demain, une seule chose va compter : si l’événement se reproduit et fait des victimes, on ne demandera pas pourquoi la protection du territoire était compliquée, ni qui a écrit tel ou tel projet. On voudra un responsable. Or qui sera responsable ? Les collectivités l’ont parfaitement compris : on reprochera au maire de n’avoir pas évacué à temps, et à l’EPCI gestionnaire de la digue de ne l’avoir pas construite parce que, tout en ayant la connaissance du risque, il n’a pas été capable de la financer. Notre système institutionnel, vous le voyez, n’est pas adapté au risque.

Dernière difficulté : nous sommes très en retard en matière d’architecture du littoral. Alors que dans certains pays, on construit déjà des maisons flottantes ou sur pilotis, comme aux États-Unis, au Japon, ou aux Pays-Bas, où l’on a mis au point des systèmes parfaitement adaptés, pour nous, essayer de faire passer un projet de construction sur pilotis auprès des Bâtiments de France, en contradiction avec la volonté exprimée dans le PPRL, c’est tomber dans de sérieuses difficultés.

Des projets commencent bien à se mettre en place, mais nos architectes n’apportent pas encore de vraies propositions. Or le meilleur système face au risque, c’est avant tout la prévention, l’information et l’architecture en elle-même. Il devrait exister des obligations rendant impossible de construire aujourd’hui comme on le faisait dans le passé. Or il arrive, lors de réunions avec les services de l’État, que les intervenants ne soient pas d’accord entre eux sur la vision architecturale : vous présentez un projet pour un site protégé aux Bâtiments de France, ils vous donnent un avis conforme, mais ils refuseront toute autorisation de modifier le dispositif du bâtiment ou d’en augmenter la taille, alors même que la direction départementale des territoires et de la mer vous demande d’en rehausser le sol de 80 centimètres. Je connais ainsi des maisons où la hauteur de l’entrée a été nettement réduite, parce que l’on y a remonté la dalle de 45 centimètres, le toit restant au même niveau. Comme il faut bien trouver une solution, les services de l’État finissent par se montrer compréhensifs…

Il faut aujourd’hui prendre le temps de la réflexion sur ces incohérences, avec le recul nécessaire. Tout, jusqu’ici, n’a été que précipitation. Si l’on aboutit finalement à un dossier important, si des avancées sont acquises, restent l’incohérence des mesures prises d’un territoire à l’autre et le risque grave qui pèse toujours sur nombre d’entre eux.

Pour sortir de cette situation extrêmement préjudiciable, il faut faire évoluer les choses. Mais plus on s’éloigne de l’événement, plus sa mémoire s’estompe, et avec elle la conscience du risque. Et on a tellement décentralisé que l’on a donné des responsabilités énormes à des syndicats de gestion qui, à la rigueur, auraient pu gérer la salle sportive locale, mais certainement pas assumer la responsabilité de la protection des habitants. De toute façon, ils savent bien qu’ils ne pourront pas le faire. Quant au transfert de la GEMAPI, c’est une opération admirable : on a transféré aux collectivités la responsabilité d’effectuer 30 à 40 milliards d’euros de travaux, sans évaluation des charges. À cette question, l’État a répondu très clairement : « Je ne peux pas évaluer les charges, puisque ce n’est pas à moi d’intervenir. ».

M. Yannick Haury, rapporteur. Et le transfert portait surtout sur la partie « actions de prévention des inondations » ?

M. Lionel Quillet. En effet, et sans évaluation des charges, alors que c’est le plus gros transfert de compétences opéré au cours des dix dernières années. Donc, sans vouloir être sévère, la seule question que je pose est : dix ans après – nous sommes bientôt en 2020 – a-t-on répondu au problème ? On y a répondu partiellement.

Mais nos amis élus d’autres pays, ou les techniciens hollandais avec lesquels je travaille – vous devriez les auditionner un jour –, ne comprennent même pas comment notre système fonctionne. Ils ne comprennent pas, en particulier, le concept français de digue transparente, qui n’existe nulle part ailleurs. Lorsque l’on construit une digue, aux Pays-Bas, on l’élève à un niveau qui soit supérieur à celui des vagues qui peuvent déferler, et l’on assume le risque de vivre derrière – sans urbanisation galopante –, au-dessous du niveau de la mer, comme c’est le cas dans une bonne partie du pays.

En France, en revanche, notre système est tel qu’une nouvelle digue ne change rien au PPRL, parce que nous sommes d’abord préoccupés par une réflexion politique sur la loi « littoral » et sur l’urbanisation galopante. On essaie de gérer un problème d’urbanisation en même temps qu’un problème de risques. Les deux sont liés, évidemment, mais il faudra bien se demander, in fine, si l’on est encore en danger ou non. La confusion doit cesser. Si l’on veut l’arrêt de l’urbanisation, il faut le dire. Mais on ne sait pas délocaliser : les projets de délocalisation, depuis huit ans, se comptent sur les doigts d’une main. Dans les Landes, on a délocalisé deux choses : un bâtiment de surf et une cabane à frites. Et la région, bien sûr, s’oriente finalement vers la délocalisation et le repli stratégique, dont elle privilégie le financement. Pendant ce temps-là, 876 kilomètres de dunes et de digues restent exposés. La réponse n’est pas satisfaisante.

Je suis certes de parti pris, parce que je vis tous les jours sur ce territoire. Quand je me promène en Charente-Maritime, je vais partout, et tous les 30 kilomètres, la réponse au risque est différente. Ce n’est pas normal. Ceux qui ne font que passer sur la côte ne s’en soucient guère, peut-être, mais sauront-ils que l’hôtel où ils sont hébergés n’est pas défendu, qu’il n’y a pas eu de financement pour la digue, et qu’ils sont exposés à un risque majeur ? Voilà ce qui n’est pas normal.

La réflexion devrait donc prendre le recul nécessaire, au lieu de céder à la précipitation et aux complications inutiles, pour déterminer, à partir d’une évaluation complète, notre situation face au risque. Depuis huit ans, nous n’avons pas consulté de véritables experts littoraux. Je rappelle que toute la base des PAPI et des PPRL a été établie par nos inspecteurs qui, de même que leurs techniciens, étaient tous spécialistes des pays fluviaux. De sorte qu’aujourd’hui encore, pour prendre un exemple concret, la remise en état d’une maison après submersion marine est évaluée à 10 000 euros, parce que c’est le tarif dans le domaine fluvial, pour une inondation à l’eau douce. Je peux vous dire, pour avoir perdu ma maison, qu’avec 10 000 euros je n’aurais pas pu refaire la cuisine.

Quand vous devez construire une digue, un critère typiquement français s’impose : l’analyse coût-bénéfice. On vous dit : « Ne faites une digue que si cela en vaut la peine » et, pour que cela en vaille la peine, il faut que le coût des dégâts que causerait une submersion marine soit supérieur à celui de la digue. Vous pouvez construire une digue à un million d’euros si vous avez le nombre suffisant de maisons à 10 000 euros à protéger. Des critères complémentaires ont certes été définis, pour intégrer notamment le patrimoine et les interactions économiques, mais la valeur de la vie humaine n’entre toujours pas dans le calcul.

On vous dit ensuite qu’il faut une évaluation totale – vous faites cette digue ici, voulez-vous aussi en faire une autre ? –, et finalement l’ensemble du projet est compromis parce que le résultat de l’analyse coût-bénéfice est négatif. Commence alors une nouvelle négociation auprès de la direction générale de la prévention des risques, au niveau national, avec des calculs stratosphériques, pour essayer de faire comprendre que des vies humaines sont en jeu, parce que les gens qui vivent là ne peuvent pas être délocalisés, parce qu’un PPRL annonce le risque, qu’une digue est donc nécessaire, mais qu’elle est trop coûteuse par rapport au risque. C’est là que les Hollandais nous disent : « Il faut choisir. Si vous ne construisez pas de digues, dites aux gens d’aller habiter ailleurs. Si vous ne voulez payer ni les freins, ni les airbags, ne prenez pas la voiture. Ne restez pas entre deux résolutions, assumez votre risque. »

Je considère toujours qu’au niveau national, toutes appartenances politiques confondues, on n’a jamais assumé ce risque, parce qu’il impliquait de telles responsabilités politiques, pénales et financières que l’on a préféré le laisser aux élus locaux. Or ils ne peuvent pas prendre en charge une politique nationale. La DGPR vous dira le contraire, on vous parlera de bons résultats qui, c’est vrai, ont été obtenus. Pour moi, à l’île de Ré, tout ira bien, de même qu’à La Rochelle. Mais je n’irais pas habiter à Charron, ou dans un endroit semblable, parce qu’ils n’obtiendront pas la construction de leurs digues, et que s’ils devaient l’obtenir un jour, elles seraient incomplètes, pas assez financées et pas assez hautes.

M. Jean-François Rapin. Je voudrais ajouter, en complément de ce que vient de dire Lionel Quillet, une remarque sur l’aspect financier du problème. Lorsque le plan « digues » a été conçu, les uns comme les autres ont dit qu’il se monterait en France à un milliard d’euros, investi une fois pour toutes. Aux Pays-Bas, c’est un milliard d’euros tous les ans qui est budgété en faveur de la protection, ou simplement de la vie sur le littoral. Rien d’étonnant, alors, à ce que les Néerlandais que nous consultons partent en courant, devant notre refus d’assumer cette réalité financière.

Mme la présidente Maina Sage. Merci beaucoup pour cet échange très instructif. J’apprécie votre franchise, puisque notre objectif est de tirer le bilan des mesures prises depuis Xynthia. Il y a bien eu un avant et un après Xynthia. L’événement Irma a bien sûr ravivé les débats, dont nous devons, je crois, nous saisir. Car, au-delà des initiatives actuelles, notamment sur le trait de côte, il importe d’établir un bilan en vue du deuxième plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC). Or les expériences dont vous venez de nous faire part se retrouvent outre-mer : je partage votre sentiment d’une superposition des procédures et de la discontinuité territoriale qui en découle.

M. Yannick Haury, rapporteur. Vous avez surtout évoqué le problème des digues. On acceptait jadis le postulat qu’elles étaient infranchissables. Il faut admettre aujourd’hui que l’imprévisible peut survenir et que l’on n’est pas préparé à tout. Car Xynthia a été provoquée par la conjonction de phénomènes qui, somme toute, n’avaient chacun rien d’extraordinaire. Il est donc extrêmement compliqué de déterminer les dimensions adéquates pour un ouvrage de protection. Quel est votre avis sur la question ?

M. Lionel Quillet. Entre la notion illusoire de digue infranchissable et celle de digue transparente, qui est actuellement la base des raisonnements de la DGPR, il y a un entre-deux. Quand les Hollandais viennent sur nos digues, un peu partout en France, ils nous disent « Trop petit ! ». Que voulez-vous, on les a faites en fonction d’une analyse coût-bénéfice… Il y a un risque technique, que l’on prend ou que l’on ne prend pas, il n’est pas le même en métropole et dans les outre-mer, etc.… Mais nos digues sont trop petites pour nous protéger, on a beau en construire, cela ne change pas grand-chose à la situation de départ. Nous devons y remédier.

Un deuxième problème est fondamental. Je me rappellerai toujours le directeur de cabinet d’un ministre, dont je tairai le nom, qui disait : « Le bon échelon, c’est l’EPCI ». Pourtant, quand il se passe quelque chose, seul le département est prévenu, et c’est lui qui est mis en alerte. D’ailleurs, sur la carte météo diffusée à la télévision, ce sont les départements en alerte qui apparaissent. Leurs administrations sont aussitôt sollicitées pour effectuer des surveillances et coordonner l’ensemble des collectivités. Comme celles-ci répondent qu’elles manquent d’agents compétents, ce sont les services départementaux qui mettent en place les engins nécessaires pour que le territoire reste approvisionné en électricité, etc. : les départements sont mobilisés pour l’ensemble des opérations. La loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) leur a ôté la compétence générale, mais quand un problème survient, seul le département est là. Les EPCI n’ont pas les moyens de réagir. L’État, bien sûr, répond très bien dans les situations d’urgence – nous étions soulagés, après Xynthia, de voir arriver pompiers et militaires –, mais le département était sorti du jeu.

Nous faisons tout pour l’y ramener, parce que tous les EPCI nous disent : « Ne nous laissez pas tout seuls ! ». Il y a certes des collectivités qui ont des moyens, la communauté urbaine de Bordeaux, par exemple, n’a pas besoin du département, mais ce n’est pas le cas des autres. Or toute la loi a été faite en dépit de ces besoins. On s’est trompé d’échelon : si l’on veut que les responsabilités soient exercées au plus près, il faut en donner les moyens aux collectivités locales. Or la plupart des EPCI littoraux ne les ont pas.

Pour en revenir aux digues, il est vrai qu’elles ne sont pas infranchissables. Le risque est absolu, il faut vivre avec. En France, on n’assume pas le risque, on vit contre, alors qu’on devrait vivre avec. Je suppose que les habitants de La Réunion ou de Tahiti vivent avec le risque, qu’ils le connaissent, et qu’ils savent qu’il est inutile de bâtir des ouvrages énormes. Au lieu de nous obstiner à faire quelque chose contre le risque, nous devrions admettre son existence. Or, plutôt que de chercher une solution, nous en restons à la question : « S’il y a des victimes, qui sera responsable ? » Et nos dirigeants se sont montrés soucieux, avant tout, que ce ne soit pas l’État. Je rappelle la phrase célèbre d’un directeur de cabinet ministériel : « La Faute-sur-Mer a été un grand traumatisme, le directeur adjoint de la direction départementale de l’équipement a donc été renvoyé devant la justice. » Après ce mot malheureux, la réunion s’est mal passée.

La réponse n’est pas juridique. Il s’agit de s’adapter au risque, en tenant compte du fait que, de Hendaye à Saint-Brévin-les-Pins en passant par l’île de Ré, la majorité des habitants ne résident pas là en permanence et ne connaissent de la mer que le spectacle pittoresque des vagues à marée montante. Quelles conséquences tirer du drame de La Faute-sur-Mer ? Que le maire est responsable ? Cela ne suffira pas.

M. Jean-François Rapin. La culture du risque est toujours très difficile à intégrer dans les textes. Nous en avons fait l’expérience lors des discussions avec les ministères pour l’élaboration de la stratégie nationale de gestion des risques d’inondation, et ce malgré la présence de techniciens et d’agents de très bon niveau.

Au-delà de la culture du risque, se pose également le problème, évoqué par Lionel Quillet, de l’adaptation de l’urbanisme au milieu littoral. Il concerne bien sûr les maisons, mais aussi tout un pan de l’économie locale, comme l’hôtellerie de plein air, pour laquelle il faudra, à terme, trouver des solutions. Car délocaliser un camping situé au bord de la mer, d’ici dix ou quinze ans – si la stratégie nationale s’oriente dans ce sens –, ce sera très compliqué. Afin de trouver des solutions, l’ANEL s’efforce de mettre sur pied une mission, qui devrait être financée, avec des architectes urbanistes capables de concevoir les modalités de l’adaptation. Mais cela suppose l’inscription dans la loi de la culture du risque, et l’adaptation de l’ensemble des textes liés à l’urbanisme en milieu littoral.

Mme Frédérique Tuffnell. Je comprends que la question de la responsabilité ait, jusqu’à présent, été la plus importante, puisque l’on doit tirer les conséquences de ce qui s’est passé pour prévoir l’avenir. C’est en particulier notre tâche de législateur.

Quelles orientations faut-il prendre désormais, à votre avis ? Doivent-elles s’inspirer de la culture du risque ? Car il est certain que l’on ne peut pas construire des digues partout, ni élever une barrière sur toutes les côtes françaises. L’eau entrera, il faut l’accepter.

Comment les collectivités locales peuvent-elles donc s’approprier cette culture du risque dont vous parlez, et qui me paraît essentielle ? Comment la faire adopter par la population ? Faudra‑t‑il transférer des activités économiques qui ne sont plus viables, pour les protéger, ainsi que les personnes ?

Serait-il également possible d’améliorer la qualité des matériaux des digues ? La technologie a-t-elle progressé depuis huit ans ? C’est une question qui m’intéresse particulièrement.

M. Lionel Quillet. Le sujet est délicat, parce que l’on est toujours en équilibre entre l’acceptation et le refus du risque. La solution du repli stratégique s’imposerait, si on pouvait la mettre en œuvre. Mais il y faudrait une loi, car on ne peut pas délocaliser d’autorité les habitations et les activités établies sur un site protégé ou classé, pas plus que l’on ne peut délocaliser des terres agricoles.

En plus, les coûts annoncés sont énormes : sachant que la construction de sa défense reviendrait à 100 millions d’euros, Lacanau s’est renseigné sur le coût d’un transfert, techniquement faisable. En apprenant qu’il se monterait à 300 millions, le maire a évidemment choisi de rester là où il était, avec sa population.

On en revient donc à ce que nous disent les Néerlandais et les experts de tous les pays soumis à des risques : « Vous avez un risque, vivez avec, sans l’accentuer par l’urbanisation. » Contrairement à ce que l’on pense, tous les maires ne tiennent pas absolument à urbaniser. On peut bloquer l’extension des zones à urbaniser, mais on doit pouvoir vivre à l’intérieur, la question étant de savoir si l’on peut encore y construire, et jusqu’à quelle hauteur…

Il y a donc là toute une politique à mettre en place, non pas une politique de techniciens, mais une politique de responsabilité. Non que les techniciens n’aient rien à nous apprendre. Pour moi, j’ai été auditionné neuf fois, mais je ne suis jamais parvenu à faire venir un Néerlandais en commission. M. Van der Meer, l’expert international sollicité aux États‑Unis et écouté partout, n’a jamais été auditionné en France. Il a pourtant trente-cinq ans d’expérience, et a conçu le modèle des digues que l’on construit aux Pays-Bas.

Les digues ne sont pas la seule réponse. Un jour ou l’autre, l’eau entrera, l’événement se reproduira. Les populations y sont-elles préparées ? Pas suffisamment, et il faut y remédier. Mais certains élus, n’ayant pu faire construire dans leur collectivité les défenses nécessaires, se laissent aujourd’hui aller à une politique d’abandon, et attendent simplement la fin de leur mandat. Quant aux préfets qui proposent leur aide, ils se heurtent à la complexité des contraintes imposées par le PPRL, auxquelles s’ajoutent, de manière parfois incohérente, les normes des Bâtiments de France.

Il faut donc prendre le temps de tout remettre à plat. C’est le moment, je me permets de le dire, dix ans après, maintenant que le traumatisme est derrière nous. Il faut notamment travailler bien davantage à la prévention et à l’éducation. Quant aux matériaux et aux digues, nous avons les connaissances suffisantes, mais nous ne pourrons pas tout barricader, ni élever indéfiniment la hauteur des digues. Nous devons donc faire des choix, en faveur de la prévention, d’une part, mais aussi des choix urbanistiques : si une maison est exposée à la submersion, l’eau y entrera, puis elle en sortira. Mon arrière-grand-mère a connu les inondations à l’époque des sols en terre battue. Après le passage de l’eau, un nettoyage suffisait. Maintenant, les plaques de plâtre partent avec.

D’ici la prochaine inondation, qui se produira tôt ou tard, les populations doivent acquérir des réflexes : se réfugier dans le haut de la maison, prévoir une solution de secours, laisser toujours des volets de bois à l’intérieur pour ne pas être bloqué et pouvoir sortir par l’arrière. Avec mon fils dans les bras, j’ai pu sortir par une chambre, parce que mon arrière-grand-mère m’avait toujours dit, je l’entends encore : « Laisse toujours un volet ouvert à l’arrière. » Les volets roulants doivent donc être interdits, mais cette mesure, parmi tant d’autres, reste à prendre. On vous dit simplement que vous êtes dans une zone à risques, que la digue ne sert à rien parce qu’elle est transparente, et l’on vous invite à concevoir d’autres défenses. Mais toutes les maisons devraient être modifiées dès aujourd’hui selon ce principe-là, et les gens devraient vivre autrement. Avant de prendre une voiture, il faut passer un permis, et pour chaque voiture, il y a en général un même conducteur. Mais dans les maisons du littoral, les gens viennent en vacances. Quant aux hôtelleries de plein air, si l’une d’elle est touchée par une vague, ce sera un désastre.

M. Yannick Haury, rapporteur. Juste après Xynthia, on avait interdit la construction au-dessous de 3,2 mètres, et, entre 3,2 et 4,2 mètres, on devait prévoir un refuge, c’est-à-dire un étage ou une terrasse. Cette mesure-là était applicable immédiatement. N’a-t-on pas imposé des obligations analogues dans votre département ?

M. Lionel Quillet. En site classé, l’architecte des Bâtiments de France s’y oppose. Donc, dans un premier temps, la maison ne se fait pas, et puis un jour on voit apparaître un toit-terrasse, on ne sait pas comment. Les obligations imposées après Xynthia valent d’ailleurs pour les nouvelles maisons, non pour les anciennes.

On a pris le problème à l’envers : on aurait dû être très contraignant envers les propriétaires des maisons existantes, quitte à exiger d’eux l’investissement de 10 000 à 15 000 euros pour l’aménagement de refuges, de même que l’on exige des conducteurs qu’ils payent la révision de leur véhicule. Faute que cette mesure ait été prise, la plupart des gens vivent encore dans des maisons dont ils connaissent le risque, mais où rien n’a changé. Pourtant, si l’eau arrive, je peux vous le dire pour l’avoir vécu, on n’a guère que huit à dix secondes pour s’échapper. Or les volets roulants sont toujours là, les maisons sont toujours fermées, et les refuges n’existent pas.

Quant aux nouvelles constructions, on arrive à peine à en faire, parce qu’elles donnent lieu à des contentieux inextricables. Ces difficultés sont certes spécifiques à l’île de Ré, mais en général le système ne fonctionne pas bien. Les normes concernant les établissements recevant du public, par exemple, ne sont pas respectées, sinon il serait impossible d’aménager un collège.

M. Jean-François Rapin. Les réponses diffèrent d’un territoire à l’autre, bien sûr. Vous ne recevrez pas la même, monsieur le rapporteur, à l’île de Ré et dans une commune du Pas-de-Calais.

Pour répondre à la première question de Mme Tuffnell, on doit tenir compte de plusieurs dimensions. Il est aujourd’hui très compliqué de demander à des élus de faire accepter à leurs administrés l’idée d’un repli stratégique. Comment un maire fraîchement élu pourra-t-il expliquer à un habitant de sa commune que, dans cinquante ans, sa maison ne vaudra plus rien et qu’il doit la reculer de cent mètres ? L’agenda politique est complètement décalé par rapport à l’agenda technique d’adaptation au risque. Toute une génération d’élus pourrait être sacrifiée, dans les circonscriptions du littoral, si on en venait à un dogme imposant le repli stratégique comme seule solution. C’est impossible.

Dans les projets qui sont actuellement en cours de construction ou d’élaboration, il faut vraiment tenir compte des prévisions d’élévation du niveau de la mer. Je pense par exemple au projet d’agrandir le port de Calais de 200 hectares sur la mer. Les fondations sont prêtes à accepter une élévation future – je dis bien future –, des digues du port ; nous sommes prêts, autrement dits, à nous adapter un jour à une élévation du niveau de la mer. On doit en général se dire que l’on ne sait pas bien ce qui se passera dans cinquante ou soixante ans, mais qu’il faut d’ores et déjà s’y préparer.

Si les réponses varient d’un territoire métropolitain à l’autre, la différence est encore plus grande entre la métropole et les territoires ultramarins. Je connais certaines communes, notamment à la Martinique, où l’on sait très bien que, d’ici à vingt ou trente ans, l’élévation du niveau de la mer aura fait disparaître 30 % de ces communes, dont les territoires sont très urbanisés. Donc la réponse, là-bas non plus, n’est pas la même.

M. David Lorion. Merci, monsieur le sénateur, monsieur le vice-président, pour vos présentations et pour votre connaissance parfaite des problèmes posés par les digues littorales. C’est évidemment un sujet très pointu, et l’on comprend qu’en Charente-Maritime, ce soit, depuis Colbert, une préoccupation majeure.

En Outre-mer, l’histoire du problème se sépare en deux périodes. La première a commencé, pour l’île de La Réunion mais aussi pour les Antilles, après Hyacinthe, le grand cyclone de 1980. Raymond Barre, alors Premier ministre, a instauré un vaste plan pluriannuel d’endiguement des ravines, reconduit ensuite tous les cinq ans, qui avait pour objet d’endiguer, de corseter l’ensemble des cours d’eau dans les îles exposées aux cyclones.

Jusqu’en 2007, l’État français a renouvelé ce plan, dont l’exécution était confiée à la DDE. Des bureaux d’études venaient spécialement, grâce à un financement de l’État à hauteur de 80 %, et 90 % pour les petites communes ; ces proportions se sont ensuite modifiées, en intégrant des financements européens. On a ainsi construit des digues très importantes, comme celles que vous avez vues à La Réunion.

Mais, en 2007, le rapport Balland a décidé que les digues étaient passées de mode et que l’on ne pouvait pas endiguer toutes les ravines. Ce dernier point n’est pas faux, mais il ne tient pas suffisamment compte des différences considérables que l’on trouve d’un littoral ou d’un cours d’eau à l’autre. Leurs rivages, leurs berges ne sont pas les mêmes, pas plus que les habitations voisines et les enjeux à protéger.

À la suite du rapport Balland a été adoptée, en 2007, la directive communautaire contre les risques d’inondation, à l’origine du programme général contre les risques d’inondation. Son application s’est soldée par l’arrêt complet de toute construction de digue. Depuis, on met en place des PAPI, mais les fonds publics ne sont plus destinés à l’endiguement. Si bien que nous avons abouti, dans les territoires d’outre-mer, au même problème que celui que vous venez de décrire : entre 1980 et 2007, on a construit des digues dans les communes dont les élus avaient su se montrer les plus pressants – pas forcément là où le risque d’inondation était le plus fort –, puis, en 2007, tout s’est arrêté. Depuis, il faut assurer exactement la même gestion, mais sans financements ni constructions nouvelles.

Quant aux digues existantes, leur entretien incombe désormais non à ceux qui les ont construites, c’est-à-dire à l’État, par l’intermédiaire de la DDE, mais aux EPCI. Les collectivités doivent, de surcroît, assumer un risque supplémentaire, parce qu’en réalité ces digues n’ont pas été prévues pour durer mais, souvent, pour aménager des voiries ou étendre des logements sociaux.

Certains EPCI se trouvent ainsi dans l’obligation de gérer des kilomètres de digues, sans beaucoup de sécurité et sans financements. Ils doivent, dans le même temps, gérer des espaces qui n’ont pas été endigués et qui aujourd’hui ne peuvent plus l’être, puisque cela est désormais interdit par les PAPI. La situation est donc particulièrement complexe. Elle l’est en Charente, mais aussi dans les départements d’outre-mer. Leurs digues maritimes sont évidemment différentes des digues littorales, mais elles posent des problèmes analogues.

Quant à la réponse de l’État… j’en parlais lors de notre précédente réunion avec le préfet de Guadeloupe ; comme je lui disais que les plans de prévention des risques (PPR) et les PPRL n’étaient pas de bons instruments de gestion du risque, il m’a répondu à peu près : « Mais si, voyez, nous avons mis en place un PPR, et le risque qui s’est réalisé y était exactement conforme. »

Certes, il s’agit de phénomènes aléatoires, et il est bien normal que ceux que l’on prévoit correspondent à ceux qui se produisent. Mais le risque ne mesure pas au phénomène lui-même, mais à ses conséquences et à ses enjeux. L’important n’est pas que ce qui arrive corresponde exactement à ce que l’on a dessiné sur une zone en rouge, en bleu ou en noir – une modélisation suffit pour cela et, heureusement, nous savons en faire –, mais que les conséquences du phénomène soient prévenues. Or, aujourd’hui, aucun projet de PPR ne gère réellement les conséquences, et l’État n’assure en réalité, par les PPR, que la prévision du risque. Je n’ai pas voulu débattre avec le préfet parce que ce n’était pas le lieu, mais, à la Réunion comme à Saint-Martin, les PPR ne gèrent pas les risques, ils ne font que prévoir les phénomènes dangereux.

La question que je voudrais vous poser est donc celle-ci : pensez-vous que, pour certaines zones – car je ne dis pas que les PPR soient inutiles partout, ils sont adaptés par exemple aux grandes vallées, avec des risques de crues lentes que nous connaissons et que nous maîtrisons bien –, pour des situations exceptionnelles, du fait de risques complexes de tempête et de submersion, comme il s’en produit à La Réunion ou aux Antilles lors des marées de tempête, avec des vents catastrophiques qui provoquent le débordement des cours d’eau par des embâcles aux embouchures – situations pour lesquelles il faut évidemment une gestion complète du risque, qui ne se limite pas à le cartographier –, pensez-vous que l’on puisse imaginer, pour des cas particuliers comme ceux des littoraux des îles tropicales, exposés au risque de passages cycloniques, un nouveau système de gestion du risque, plus globale que celle des PPR ? Pourrait-on éventuellement appliquer des PAPI littoraux ? Ne serait-ce pas un mode de financement possible pour certaines zones ?

M. Lionel Quillet. Il faut tout réévaluer. Il va bien falloir que la DGPR produise l’évaluation réelle des enjeux, et en établisse une cartographie qui ne représente pas simplement les phénomènes aléatoires prévus par différentes couleurs. Il va bien falloir aligner les chiffres. Cela fait, on envisagera les réponses à donner.

Votre analyse, monsieur Lorion, est parfaite. Je vous remercie pour sa formulation, plus adéquate que les miennes. Il faut évaluer les véritables enjeux et ne pas avoir peur de chiffrer. Il faut assumer le risque. Nous ne l’assumons pas. Je pense qu’à la Réunion ou aux Antilles, vous l’assumez mieux parce que vous vivez avec, que vous savez qu’il se réalisera et que vous ne pourrez pas faire face. En métropole, on ferme les yeux, et c’est le pire : « Prends la voiture, fais comme tu peux, tu as des airbags – … s’ils ont été financés – et roule, même si tu n’as pas le permis. » Je pense qu’il faut une réévaluation.

Mme la présidente Maina Sage. Merci, monsieur, pour le temps que vous nous avez consacré. Nous auditionnerons les responsables d’autres systèmes de prévision des risques, comme de celui des Pays-Bas, que leur proximité rend particulièrement intéressants pour nous, mais également ceux de certains systèmes américains.

M. Jean-François Rapin. Les PAPI littoraux, monsieur Lorion, seraient bien sûr la solution idéale pour parvenir à une vision globale. Car la question qui nous ramène à la réalité des choses est toujours celle du financement. Elle a été largement évoquée au Sénat ces derniers temps. On a imaginé notamment un transfert du fonds Barnier pour la prévention de ces risques.

Car une dimension reste aujourd’hui peu évoquée : nous avons parlé d’aléas, mais il ne faut pas oublier – ce n’est pas au géographe que vous êtes que j’apprendrai quelque chose à ce sujet – l’aléa prévisionnel intégrant des données géographiques : cette dimension est celle de l’érosion côtière.

Je m’évertue à répéter à la ministre que l’érosion côtière crée une situation de risque. Comme je le dis souvent, même si les agents de l’État n’aiment pas l’entendre : l’érosion d’aujourd’hui, c’est la submersion de demain. Nos systèmes préventifs sont définis en fonction de l’évolution géographique d’un territoire, telle que la prévoit notamment le comité national de suivi pour la gestion du trait de côte. On peut établir une cartographie qui nous indique aujourd’hui ce qui sera submergé demain, et intégrer cette prévision dans une stratégie. C’est pour cela que je m’évertue à dire qu’il s’agit vraiment d’un dossier stratégique, concernant un risque.

Le point délicat, vous le savez tous, est que si l’on identifie un risque, l’État doit intervenir pour sa prévention. Il sait le faire, bien sûr. J’en ai vu plusieurs exemples dans mon département, notamment une digue qui vient d’être refaite et dont j’avais visité le chantier avec le préfet. L’État est capable de refaire deux kilomètres de digue dès lors qu’il est responsable de l’ouvrage. Le syndicat gestionnaire ayant attiré l’attention sur le risque de submersion directe, le risque de brèche, qui exposait la commune, l’État a reconnu sa responsabilité de propriétaire et s’est montré capable de refaire deux kilomètres de digue, en une seule opération. Il est donc compréhensible qu’il ne veuille pas disperser sa responsabilité sur tout le littoral métropolitain et ultramarin, en l’absence d’évaluation précise des coûts.

Cela dit, je profite de cette mission pour insister une fois de plus sur un risque important à intégrer dans nos prévisions : celui de l’érosion côtière. Vous le savez, madame la présidente, j’ai été maire d’une commune dont j’aurais aimé qu’elle fût construite cent mètres plus loin du trait de côte actuel. Parce qu’en cent ans, bien des choses se sont produites, et qu’un risque réel pèse aujourd’hui sur ses habitants, qui n’y peuvent rien.

Ce risque doit être intégré dans nos dispositifs… sans sacrifier les élus. Car, en tant que sénateur, je ne peux que défendre nos élus locaux, qui ne peuvent expliquer seuls à leurs habitants la nécessité de déplacer leurs maisons. L’État doit se mobiliser et participer à cette explication.

J’en reviens enfin aux problèmes d’architecture. Nous serons bientôt confrontés à la question de la loi « littoral », à l’occasion probablement de l’examen du projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN). Les élus doivent avoir les moyens d’adapter leur urbanisme, je ne dis pas de construire à outrance, mais d’autoriser des constructions adaptées aux risques dont parlait Lionel Quillet. Des maisons en bord de mer ne peuvent plus, par exemple, avoir leur installation électrique à moins d’un mètre de haut. Cette interdiction suffira à éviter des drames. Mais ces dossiers doivent faire l’objet d’examens très minutieux de la part d’experts et de techniciens.

L’hôtellerie de plein air requiert elle aussi un travail normatif important, parce qu’il serait très dangereux que l’eau entre dans un camping, même si le principal est qu’elle en ressorte sans avoir fait de victimes. C’est pourquoi il est crucial, sans imposer d’interdiction complète, de définir les conditions auxquelles cette activité peut être exercée.

M. David Lorion. L’exemple de la plaine du Tech, dans le Roussillon, est intéressant : on y voit encore des maisons du XIXe siècle construites sur pilotis parce que les crues du Tech passaient, pendant un jour ou deux, puis s’en allaient, et les maisons sont toujours là, malgré les inondations.

Mme la présidente Maina Sage. Parmi les nouvelles pistes scientifiques en matière de reconstruction se trouve l’idée de construire en renforçant la résilience naturelle des territoires, ce qui passe parfois par des décisions qui peuvent paraître contradictoires, comme, dans certains cas, la déconstruction d’ouvrages. Je voudrais savoir si une telle démarche est réellement enclenchée, et si elle est partagée par les élus du littoral.

On dispose aujourd’hui, pour certaines façades maritimes, d’une vraie analyse du risque intégré terre-mer, qui indique quels sont précisément les risques et les mouvements du trait de côte, de cette ligne qui varie régulièrement. Comment intégrer ces risques, sans forcément construire des ouvrages qui pourraient l’aggraver ? Car on a bien constaté qu’en réalité, lorsque l’on touche au littoral, on aggrave la situation. Il y a là un vrai point de clivage, je pense, entre les pistes de protection durable pour l’avenir. J’aimerais connaître votre avis sur ce sujet.

M. Jean-François Rapin. Deux cas sont à distinguer. S’il s’agit de territoires habités, on rencontre le problème que nous venons d’évoquer. Quel choix faire ? Vous parlez de résilience, j’emploierais plutôt l’expression de stratégie de repli. Elle est possible, pourvu que l’on soit capable de reconstruire à proximité, même s’il est compliqué de faire comprendre aux gens qu’ils doivent quitter leur pré carré de littoral avec vue sur mer, et s’éloigner de 500 ou 600 mètres. À supposer, bien sûr, que la loi « littoral » autorise de nouvelles constructions. Les capacités de résilience, voire de reconstruction d’un territoire dépendront donc aussi des assouplissements que l’on apportera à cette loi. Lorsqu’elle a été votée, il y a trente-deux ans, on n’entendait jamais parler de repli stratégique, d’érosion du trait de côte, ou de submersion marine. Il faut tenir compte de cette évolution naturelle.

Dans les territoires inhabités, cette résilience est très bien étudiée par le conservatoire du littoral, qui s’attache à la favoriser, notamment par des programmes d’endiguement naturel, comme le programme architectural Adapto. On accepte donc le fait que la mer puisse entrer sur le territoire, tout en s’assurant qu’elle ne dépasse pas, dans un premier temps, une limite donnée. Il est donc plus facile de favoriser la résilience des territoires naturels. Dans les zones habitées ou économiquement développées, c’est beaucoup plus compliqué, et je n’appelle pas cela de la résilience, mais du repli.

Mme la présidente Maina Sage. Certains départements se sont-ils engagés dans cette voie ?

M. Jean-François Rapin. Un travail a été fait sur ces questions, notamment par le groupement d’intérêt public (GIP) Littoral Aquitain. Un appel à projets a également été lancé par l’État il y a deux ans, et des réponses ont été proposées par certains territoires, dont le littoral aquitain. Mais les services de l’État restent depuis silencieux, et les moyens n’ont pas été mis en œuvre. C’est le conservatoire du littoral qui est aujourd’hui le principal défenseur de sa résilience.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie. Nous sommes preneurs de toute réponse écrite et de tout complément d’information. Je serais également intéressée par les contacts évoqués par M. Quillet, puisque nous souhaitons entendre les acteurs des politiques publiques d’autres pays, d’Europe ou d’ailleurs. Tout exemple utile serait le bienvenu.

 

Laudition sachève à dix-neuf heures cinq.

 

 

 

 


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28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français, de M. Alexandre Luczkiewicz, responsable des relations et des actions Outre-mer ; et de M. Jean-François Tallec, conseiller institutionnel de CMA CGM

(Séance du jeudi 24 mai 2018)

Laudition débute à dix-sept heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir de reprendre nos travaux cet après-midi en accueillant deux représentants du monde maritime, qui vont nous faire part de leur expérience des événements survenus aux Antilles pendant et après le passage de l’ouragan Irma. Leurs réflexions sur l’enclavement et le désenclavement de Saint-Martin et Saint-Barthélemy, et sur la situation actuelle de ces îles, enrichiront nos travaux.

Je serai, au cours de cette audition, assistée de mes collègues Lionel Causse et Jimmy Pahun. Cette mission d’information a été créée par l’Assemblée nationale à la suite du passage d’Irma, mais son objectif est de permettre une analyse complète des événements climatiques majeurs et de leur impact en zone littorale, qu’il s’agisse des politiques d’anticipation, de la gestion de crise ou de notre capacité à reconstruire, et bien sûr à reconstruire autrement.

Je donne sans plus tarder la parole à M. Causse pour préciser l’enjeu de cette audition.

M. Lionel Causse. Nous vous remercions, messieurs, d’être avec nous cet après-midi pour aborder un sujet important. Nous ferons de notre mieux, Jimmy Pahun et moi-même, pour remplacer le rapporteur, Yannick Haury, qui a dû s’absenter en urgence. Je rappelle que c’est le président de l’Assemblée nationale, François de Rugy, qui a tenu à la création de cette mission d’information après s’être rendu aux Antilles, à la suite du passage de l’ouragan Irma.

Pour commencer, nous aimerions savoir quel regard vous portez sur la gestion de la crise à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin après le passage d’Irma, du point de vue, en particulier, de votre secteur d’activité, le secteur maritime.

Compte tenu de vos connaissances et de votre expertise, quelle analyse faites-vous aujourd’hui de cet événement ?

M. Jimmy Pahun. Cette audition va nous permettre, en effet, de revenir sur la catastrophe Irma. Nos questions se préciseront au fil de la discussion, mais permettez-moi de compléter celles de Lionel Causse.

Des catastrophes de ce type sont-elles appelées à être de plus en plus fréquentes ? Nos maisons sont-elles suffisamment solides ?

Il serait bon également de reparler de ce qui s’est passé après la catastrophe. Si l’île de Saint-Barthélemy s’est relevée relativement vite, c’est moins vrai pour Saint-Martin. Je crois savoir que les épaves restent nombreuses dans les ports et parfois même sur les routes.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français. Je vous remercie, madame la présidente, messieurs les députés, de nous avoir conviés à cette audition. J’aimerais commencer par présenter, en quelques mots, l’organisme que je représente.

Le Cluster maritime français est un organisme qui regroupe à ce jour plus de 450 acteurs de l’économie maritime, des grandes compagnies maritimes telles que la Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime (CMA CGM) jusqu’aux plus petits cabinets, soit un écosystème d’une extrême richesse. Nous avons comme objectif de contribuer au développement de l’économie bleue, c’est-à-dire l’économie maritime française. C’est pourquoi nous sommes très fortement déployés en outre-mer, avec sept clusters ultramarins, situés en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, à La Réunion, à la Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et à Saint-Pierre et Miquelon. Le cluster de Mayotte est en cours de constitution.

Mon témoignage sera forcément parcellaire, le Cluster maritime français n’étant pas spécialiste de tous les sujets. Toutefois, des informations nous remontent, sur certains manques notamment, dont je vais vous faire part, mais sans entrer trop dans les détails. Pour ces détails, ce sont les professionnels ou leurs fédérations représentatives qu’il vous faudrait consulter directement. Ils pourraient vous dire mieux que nous les difficultés qu’ils ont rencontrées et les solutions qu’ils peuvent apporter.

J’ai sous les yeux le questionnaire préalable que vous nous avez transmis et auquel nous avons tenté de répondre.

Vu du Cluster maritime français, ici, à Paris, et d’après nos relais de Guadeloupe et de Martinique, le monde maritime s’est immédiatement mobilisé après le passage d’Irma à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy pour apporter, avec d’autres acteurs, toute l’aide qu’il pouvait aux habitants des îles.

À titre d’exemple, les clusters maritimes de Guadeloupe et de Martinique se sont coordonnés pour affréter, à Saint-Martin, deux catamarans de plaisance destinés à loger dix personnes pendant plusieurs semaines et à accueillir les services de l’État, en particulier ceux de la direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) et de la direction de la mer de Martinique, qui n’avaient plus de bureaux. Cette logistique apportée par les deux clusters maritimes a donc permis d’aider à l’organisation des secours sur place.

De même, le comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Guadeloupe, ainsi que le cluster maritime de Guadeloupe, se sont associés pour apporter expertise, matériel et logistique, et favoriser une relance rapide de la pêche dans les îles sinistrées par l’ouragan Irma.

Je ne reviendrai pas sur les images que nous avons tous vues et sur la dévastation des navires et des ports de plaisance. La Fédération des industries nautiques et d’autres acteurs se sont immédiatement rendus sur place pour expertiser les dégâts, procéder à la gestion des sinistres du point de vue assurantiel, et déterminer comment déblayer, déconstruire – les îles ne sont pas équipées pour la déconstruction d’autant de navires – et reconstruire les marinas. Tout ce travail est en cours.

Ainsi, des membres du cluster maritime de Saint-Pierre et Miquelon, malgré leur relatif éloignement, se sont rendus sur place pour examiner comment ils pouvaient apporter de l’aide et du soutien, et faire profiter de leur expertise dans le domaine de la construction des infrastructures.

Permettez-moi, maintenant, d’exprimer un regret. Dès que la catastrophe a été connue, la ministre des outre-mer, puis le Premier ministre, se sont rendus sur place, et des adhérents du Cluster maritime français ont proposé qu’un navire de commerce soit envoyé sur place pour fournir de l’électricité. Il s’agissait d’un navire sismique alors non utilisé, disposant d’une très grosse puissance électrique. J’étais persuadé, en tant qu’ancien capitaine au long cours, que cette opération était tout à fait faisable techniquement. J’ai donc saisi le directeur de cabinet de la ministre pour l’informer qu’un navire était mis à disposition pour réalimenter en électricité plusieurs points de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy. La proposition a été transmise à la cellule de crise. Je n’ai jamais eu de réponse.

Il est dommage, quand des bonnes volontés se manifestent, de ne pas prendre la peine de leur répondre, quelle que soit la réponse. Ce n’est pas tant le cabinet de la ministre qui est en cause, que la cellule de crise et la sécurité civile. Sans doute des procédures devraient-elles être mises en place. Mais ce silence s’explique peut-être par une incompréhension : lorsqu’on n’est pas du métier, on peut s’étonner qu’un bateau puisse produire de l’électricité.

Et pourtant, un bateau peut même produire de l’eau douce. Un opérateur développe actuellement un projet de production d’eau consommable, sur des navires, à partir de l’eau de mer. Il s’agit d’aspirer de l’eau dans les grandes profondeurs, où elle n’est pas très salée, de la traiter et de la mettre en bouteille. L’exploitation de cette mise en bouteille pourra se faire de deux manières : soit par la vente grand public, soit dans des contextes de gestion de crise, car ces navires, en cours de construction, seront capables d’apporter sur place l’eau douce qu’ils fabriqueront.

Il y a aussi les navires qui disposent de plateformes pour hélicoptères et les navires de ravitaillement offshore. Au-delà de leur capacité de transport maritime, un certain nombre de bateaux de la marine marchande ont une capacité d’urgence humanitaire, en matière d’eau, d’électricité ou même de soins médicaux.

M. Jimmy Pahun. Ces bateaux sont-ils basés à la Martinique et en Guadeloupe, ou sont-ils itinérants ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Le navire qui a été proposé pour fournir de l’électricité à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin était basé à Dunkerque. Il lui aurait fallu huit jours pour rejoindre les îles.

Quant aux bateaux qui pourraient fournir de l’eau douce, ils sont en cours de construction. Le projet est encore économiquement instable, mais nous y croyons beaucoup. Je suis convaincu de la nécessité de réfléchir sérieusement à sa réalisation. Produire de l’eau douce à partir d’un navire n’est pas très compliqué et peut constituer un approvisionnement d’appoint essentiel dans des îles qui n’ont pas la capacité immédiate de restaurer l’eau de consommation.

Mme la présidente Maina Sage. Avant d’aborder les solutions futures et les pistes d’amélioration, pourriez-vous nous donner votre analyse du bilan économique de cette catastrophe ? Le Cluster maritime français a-t-il analysé la situation des entreprises liées au secteur maritime ? Un dispositif national a-t-il été organisé pour assister ces entreprises ?

S’agissant de la déconstruction des épaves, je sais que vous avez lancé, au niveau national, un plan pour un transport maritime durable, en partenariat avec le ministère des transports. Dans quelle mesure ce plan peut-il affecter positivement nos territoires et en particulier les territoires d’outre-mer, où la nécessité de traiter en urgence les épaves appelle des solutions d’avenir ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Je ne suis malheureusement pas capable de vous donner de chiffrage précis sur l’impact économique de la catastrophe. Compte tenu de nos implantations, nos connaissances portent davantage sur la Martinique et la Guadeloupe. Elles sont limitées sur Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que le chiffrage ait réellement été fait. Je n’ai, pour ma part, pas obtenu de réponses aux questions que j’ai posées depuis que vous nous avez sollicités.

Ce qui est certain, toutefois, c’est que le secteur de l’industrie nautique a connu à Saint-Martin et Saint-Barthélemy une remise à zéro complète. Tout le problème est en effet, désormais, de déconstruire les bateaux. Or il n’y a pas de filière de déconstruction dans ces îles. La seule cale de déconstruction des Antilles est située en Martinique et elle est utilisée à plein régime par l’activité courante.

La Fédération des industries nautiques a mandaté une mission à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy pour évaluer la situation, mais je n’en connais pas encore les résultats. Bien avant la catastrophe de l’ouragan Irma, une filière de déconstruction pour les navires de plaisance a été mise en place dans le cadre de la responsabilité élargie des producteurs. Elle a fait l’objet de longs débats sous la mandature précédente et sera opérationnelle à partir du 1er janvier 2019. Il est indispensable que cette filière se développe également dans les territoires des Antilles. Là-bas aussi, et vous le savez mieux que moi, Madame la Députée, en dehors même de tout événement climatique majeur, de nombreuses épaves doivent être traitées. Un ouragan génère un nombre très impressionnant d’épaves et je ne suis pas sûr qu’il y ait actuellement dans les îles une capacité de traitement suffisante.

M. Jean-François Tallec, conseiller institutionnel de CMA CGM. Madame la députée, messieurs les députés, je vous remercie de cette occasion qui nous est donnée d’apporter notre retour d’expérience après le passage d’Irma.

CMA CGM est une compagnie maritime qui transporte des conteneurs par lignes régulières. Avec une flotte de plus de 500 navires, 200 lignes maritimes desservies et 20 millions de conteneurs transportés chaque année, elle se situe parmi les leaders mondiaux de son secteur. Nous pouvons transporter un conteneur de n’importe quel point du globe à un autre. Nos lignes maritimes sont interconnectées via un réseau de hubs que nous essayons de positionner de la manière la plus judicieuse possible partout sur la planète.

CMA CGM est aussi très investie dans l’exploitation de terminaux portuaires, ce qui n’est pas sans importance pour le sujet que nous examinons aujourd’hui. Nous ne nous limitons pas au transport maritime, mais nous nous intéressons aussi – et c’est le cas en Guadeloupe - à tout ce qui se passe quand les navires arrivent à quai. CMA CGM s’implique également dans le multimodal, à travers l’exploitation de trains, de barges et de camions, ce qui a également eu son importance dans la gestion de la crise d’Irma.

Dernier point, nous sommes très présents dans les outre-mer français, que ce soit dans le Pacifique, dans l’océan Indien ou dans les Caraïbes. C’est pour nous une tradition que cette desserte des outre-mer où nous nous sentons véritablement investis d’une mission de service public.

J’aimerais à présent revenir rapidement sur le déroulé des événements après le passage d’Irma à Saint-Martin et Saint-Barthélemy, ce qui me permettra de préciser ensuite les points sur lesquels nous pensons que des améliorations peuvent être apportées dans notre dispositif.

Le cyclone est passé le 6 septembre. Dès le 7 au matin, notre directeur général en Guadeloupe s’est mis au service de la préfecture et j’ai pris contact avec le directeur de cabinet de la ministre des outre-mer pour l’assurer que nous étions à son entière disposition. Toutes les communications étaient alors coupées avec Saint-Martin. Le port principal de Philipsburg était inaccessible et l’est d’ailleurs resté pendant une dizaine de jours. Le chenal n’était plus sûr, les grues ne fonctionnaient pas et la zone hollandaise était difficile à traverser.

Nous avons néanmoins bénéficié de deux circonstances favorables : d’une part, la disponibilité de notre navire roulier, appelé « ro-ro » – de l’anglais roll on, roll off –, le Midas, capable de transporter 120 conteneurs sur trois ponts, avec un tirant d’eau relativement modeste, de 5,20 mètres ; d’autre part, la possibilité d’accéder au port de Galisbay, bien dimensionné pour recevoir ce navire.

Nous avons donc pu organiser des allers-retours entre Pointe-à-Pitre et Galisbay, et apporter très rapidement à Saint-Martin les éléments essentiels pour la sécurité civile, les forces de l’ordre et la survie des populations : de l’eau, de la nourriture, des rations militaires, une usine de désalinisation de Veolia, des moyens de chantier et de levage, des véhicules spécialisés d’Orange et d’EDF, mais aussi des véhicules blindés de la gendarmerie, des ambulances, des camions d’intervention du service départemental d’incendie et de secours (SDIS) et des bus, entre autres. Les quais du port de Pointe-à-Pitre se sont rapidement transformés en un immense entrepôt, stockant des matériels de toutes sortes. Les allers-retours ont commencé le 7 septembre, et se sont poursuivis le 9, le 12, le 16, le 21 et le 25.

Dès le 8 septembre, après une approche prudente, nous sommes arrivés à Saint-Martin, au port de Galisbay. Nous avions pris la précaution, afin de pouvoir décharger, de mettre à bord du Midas des engins de levage et de traction des conteneurs, qui ont permis de pallier la défection totale du port de Philipsburg et l’absence de moyens à Galisbay. Le passage du cyclone Maria nous a conduits à interrompre les rotations entre les escales du 16 et du 21 septembre à Saint-Martin, pour mettre le Midas à l’abri au sud de Sainte-Lucie.

Notre « Fleet Center », basé au siège de la compagnie, à Marseille, gère en permanence la position de nos navires sur toutes les mers du monde. Il est connecté à de très nombreux sites météo qui nous ont permis de calculer au plus juste le passage de Maria et d’interrompre les rotations du Midas uniquement le temps nécessaire.

C’est ainsi que nous avons permis l’approvisionnement en premiers secours de Saint-Martin. Les avions gros porteurs ne pouvaient atterrir ni dans la partie néerlandaise, ni dans la partie française. Le Midas a été le premier, avec le Marin, de la compagnie Marfret, à porter secours à Saint-Martin.

Puis s’est organisé, dans une deuxième phase, l’approvisionnement depuis la métropole. Le dimanche 10 septembre, j’ai reçu un appel téléphonique de Dominique Sorain, le directeur de cabinet de la ministre des outre-mer. Il fallait transporter à Saint-Martin des bâtiments modulaires pour accueillir la préfecture provisoire ; ils n’avaient pu être embarqués sur le navire de la marine nationale, le bâtiment de projection et de commandement (BPC). Nous avons rapidement mobilisé trois navires capables de faire l’acheminement depuis la métropole, soit en les retirant de leur ligne commerciale habituelle, soit en calculant leur rotation de manière à leur permettre de se rendre rapidement à Saint-Martin.

Je voudrais maintenant analyser les facteurs qui nous ont permis de répondre à la demande dans de bonnes conditions. Tout d’abord, nous sommes une compagnie française, dont le centre de décision est basé en France, soit une grande proximité avec les autorités françaises. Les relations entre notre directeur général en Guadeloupe et la préfecture, entre moi-même et le directeur général des outre-mer, ont donc été fluides dès le départ parce que nous nous connaissons bien.

Ensuite, notre implantation dans les outre-mer, et en particulier aux Antilles, est très ancienne. Nous entretenons donc des relations de proximité avec les acteurs locaux.

Mme la présidente Maina Sage. Pouvez-vous nous rappeler votre part de marché aux Antilles françaises ?

M. Jean-François Tallec. Elle est environ de 50 % en volume de fret transporté. Nous sommes les leaders du marché, mais nous ne sommes pas en situation de monopole. Notre réseau local est donc un atout et nous avons mis à la disposition du préfet notre connaissance des différents acteurs du domaine de la logistique. Par ailleurs, parce que nous sommes aussi agence maritime, manutentionnaires et transitaires sur le port de Pointe-à-Pitre, c’est finalement la totalité des fonctions logistiques que nous avons pu rassembler et mettre à disposition de la préfecture. Autre facteur important, notre compagnie propose une véritable chaîne intégrée de services de transport et de logistique entre l’implantation locale et le siège à Marseille.

Enfin, les caractéristiques du Midas, que j’ai déjà évoquées, ont joué favorablement. Ce navire permet de soulever des conteneurs et des palettes, mais aussi de les faire rouler.

Notre retour d’expérience, maintenant, et vous me pardonnerez, sur ce point, d’être concret et basique. Nous avons trouvé que l’interface entre les professionnels de la logistique que nous sommes et les services de l’État n’avait pas été des plus satisfaisants. Il existe une incompréhension mutuelle de nos métiers. Il est important que nous puissions mieux nous connaître. Nos interlocuteurs doivent savoir ce qu’est le transport maritime, quels sont les documents qui accompagnent une marchandise transportée et qui sont les acteurs qui interviennent dans une chaîne logistique.

Nous n’étions pas, à Saint-Martin, dans une situation de réquisition. Il fallait bien faire fonctionner notre chaîne logistique de manière habituelle, tout en la mettant, très rapidement, à disposition de l’État. Une meilleure connaissance de la manière dont s’organise une chaîne logistique à terre et en mer aurait probablement permis de gagner du temps et favorisé des relations plus fluides. Telle est ma première observation.

Deuxième observation, une meilleure connaissance des moyens nautiques qui peuvent être mis à disposition aurait également été profitable. On a tenté de stocker dans le bâtiment de la marine nationale des marchandises qui n’y entraient pas et que nous n’avons eu aucune difficulté à prendre en charge et à transporter. On aurait gagné du temps en dirigeant directement ces marchandises vers nos navires.

Troisième observation, notre directeur général en Guadeloupe avait proposé que l’on crée dans les locaux du service militaire adapté (SMA), à Pointe-à-Pitre, un poste de commandement logistique déporté. Le SMA est situé très exactement entre l’aéroport du Raizet et le port à conteneurs. Cette situation aurait été parfaite pour que la manœuvre logistique puisse être organisée de façon beaucoup plus efficace.

Quatrième observation, nous pensons que des contrats préétablis auraient été utiles. Il n’est pas très difficile de préparer, en dehors des situations de crise, des contrats permettant d’encadrer nos prestations. Quand nous avons présenté nos factures, une fois la crise passée, les relations n’ont pas été aussi simples que pendant la phase opérationnelle.

Enfin, dernière observation, une meilleure articulation entre les moyens de transport militaires et les moyens de transport civils aurait permis d’être plus efficace.

Il me semble, pour conclure, que l’organisation d’exercices à froid pour tester le fonctionnement de la chaîne logistique dans un contexte de catastrophe naturelle, serait très utile. Elle permettrait aux acteurs de se connaître, de fluidifier les procédures et d’identifier les insuffisances de l’organisation. C’est un dispositif que nous appelons de nos vœux.

M. Jimmy Pahun. Une catastrophe naturelle devrait donc, selon vous, déclencher une procédure simplifiée entre une compagnie telle que la vôtre et l’État, dans l’intérêt des îles à secourir.

M. Jean-François Tallec. En effet, c’est tout à fait notre sentiment. Ce que nous avons fait, de manière un peu improvisée, pourrait sans aucun doute s’organiser à l’avance. Nos interlocuteurs doivent connaître les moyens dont nous disposons et les procédures qui permettent de réaliser un transport logistique. Nous pourrions aussi préparer des contrats-types pour ces prestations. Tout ceci nous permettrait d’être plus efficaces au moment où la catastrophe se produit.

M. Lionel Causse. Vous nous avez expliqué que CMA CGM intervient sur toute la chaîne logistique, ce qui a simplifié la coordination de vos différentes interventions à Saint-Martin. Est-il habituel qu’une compagnie maritime couvre plusieurs domaines de la logistique ou est-ce lié à l’implantation géographique ?

M. Jean-François Tallec. Notre cœur d’activité est le transport maritime. L’exploitation de terminaux portuaires tels que le multimodal est une extension de cette activité, et c’est une extension très importante pour nous car elle conditionne le bon fonctionnement de la partie maritime du transport. Quand l’un de nos navires arrive dans un port dont nous sommes nous-mêmes exploitants, l’escale se déroule évidemment beaucoup plus facilement.

Cette configuration n’est pas généralisée, mais elle existe assez largement. En outre-mer, nous sommes aussi manutentionnaires en Guadeloupe, à la Martinique, en Guyane et à La Réunion. Nous ne le sommes pas dans le Pacifique. Dans les ports non français, les configurations peuvent être très diverses.

M. David Lorion. Je voudrais vous remercier, messieurs, pour vos présentations toutes deux très claires.

Dans notre nouvelle économie mondiale, il va être possible, désormais, de commander très rapidement, à la vitesse de la lumière, un grand nombre de marchandises, mais il faudra toujours un bateau, puis un camion, pour pouvoir les transporter. Et comme ces marchandises vont pouvoir être commandées de n’importe quel point du globe, il faudra évidemment beaucoup plus de bateaux à l’avenir pour les transporter en toute sécurité.

Nous avons la chance, la présidente et moi-même, d’être des îliens. Nos îles sont un peu comme des bateaux qui auraient pris racine dans les profondeurs marines. Nous avons d’ailleurs les mêmes problèmes que les bateaux, problèmes d’alimentation, mais aussi de gros temps, avec des tempêtes qui parfois nous mettent à mal, comme à Saint-Martin. Ainsi que nous le prédit d’une certaine manière cette mission d’information, d’autres îles françaises seront touchées par une telle catastrophe, aux Antilles, à La Réunion ou dans le Pacifique.

Les ports, comme les aéroports, sont les seules portes d’entrée des îles. L’État a conçu pour elles des plans prévisionnels des risques (PPR) et de belles cartographies rouges, bleues et noires. Ces cartes multicolores sont magnifiques, mais, on l’a vu à Saint-Martin, elles sont incomplètes. Elles identifient les zones inondables, exposées au débordement des cours d’eau et à la submersion marine, mais comment fait-on pour protéger les ports, les routes, les réseaux et tout ce qui fait la vie d’une île ?

Comment s’organise-t-on avec les entreprises privées – CMA CGM, mais aussi Orange, Veolia,… - pour faire face à l’épreuve d’une catastrophe naturelle, qu’elle soit ou non d’origine climatique, et mettre en œuvre la résilience ? Ces entreprises sont appelées au secours, dans une urgence absolue, mais c’est à chaque fois la débandade générale. J’ai vécu plusieurs catastrophes naturelles et je l’ai observé : on fait tout et n’importe quoi, et l’on n’hésite pas à ignorer le code général des collectivités territoriales et des marchés publics – que l’on ouvre bien évidemment à nouveau au moment où ces entreprises doivent être payées…

Tout ce que vous avez décrit, on le connaît bien, et il ne s’agit pas ici de faire le procès de qui que ce soit. La question est simple.

Quelles mesures doivent-elles être prises dans les ports français des outre-mer afin de permettre aux îles d’affronter dans de meilleures conditions les prochaines catastrophes naturelles ?

Les secours arrivent depuis les ports. Les îles ne disposent que de peu de ressources propres pour faire face.

Que pourrions-nous écrire dans notre rapport afin d’améliorer notre performance face aux catastrophes naturelles ?

Mme la présidente Maina Sage. En complément de cette belle question de M. Lorion sur la résilience des infrastructures, pouvez-vous nous dire quel regard vous portez sur les politiques publiques en matière d’anticipation des catastrophes naturelles, qu’elles concernent les programmes d’investissements dans les territoires d’outre-mer ou la consolidation des infrastructures ?

Par ailleurs, quelle est aujourd’hui la situation à Philipsburg, où un goulot d’étranglement subsistait encore il y a deux mois ?

Puisque vous êtes aussi manutentionnaires, et actionnaires, me semble-t-il, de ce port, pouvez-vous nous dire où en est le désenclavement de Saint-Martin, et par ricochet celui de Saint-Barthélemy ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Tout d’abord, je ne peux qu’appuyer les propos de Jean-François Tallec sur la nécessité de s’organiser avant les catastrophes, en établissant des contrats-types en effet, mais aussi en créant une cellule de crise adéquate. L’un des premiers retours d’expérience dont nous pouvons témoigner concerne la méconnaissance de l’utilisation de l’outil maritime au sens large. Je répondrai tout à l’heure à la question de M. Lorion sur le sujet.

Dans une catastrophe telle que l’ouragan Irma, les secours ne peuvent venir de manière massive, dans un premier temps, que par la mer. Il est donc nécessaire de savoir de quels moyens on dispose en termes de navires de charge et de services. Un port peut être complètement dévasté, dans sa surface mais aussi dans son fond, si bien que l’on ne sait plus quel est le tirant d’eau admissible pour les navires. En quelques heures, les chenaux peuvent être totalement modifiés dans leur tracé du fait de l’effondrement des bancs sous-marins.

Il est important de disposer, au sein d’une task force, des connaissances et des matériels publics et privés qui permettront de répondre rapidement à ces questions essentielles. Jamais un armateur n’enverra un bateau dans un port dont il ne sait pas s’il peut y rentrer. Cela ne ferait qu’aggraver la situation en renforçant les risques d’accident, en particulier si le bateau s’échoue à l’entrée du port.

Qu’elles proviennent d’entreprises spécialisées dans le sismique, le sondage ou le pilotage, réunir ce vaste ensemble de connaissances est donc déterminant. Il faut répertorier les acteurs et être capable, comme dans toute gestion de crise, de les mobiliser rapidement, ne serait-ce qu’en disposant des bons numéros de téléphone. J’ai fait beaucoup d’opérationnel dans mon premier métier et je peux témoigner qu’un numéro de téléphone manquant peut à lui seul bloquer toute la chaîne. La cellule de crise qui sera capable d’être rapidement activée doit être bâtie au niveau national, avoir des déclinaisons locales et être dotée des outils nécessaires. Pour qu’elle soit efficace, elle doit s’entraîner. Il faut enfin que les gens se connaissent.

La mobilisation de CMA CGM après le passage d’Irma à Saint-Martin doit être saluée. La chance, si l’on peut dire, dans cette catastrophe, a été que la compagnie soit à proximité. Dans d’autres territoires, CMA CGM n’est pas présente.

Il serait bon de répertorier les principaux acteurs maritimes et les sociétés de logistique intégrée présents dans le Pacifique. Du service portuaire à l’assureur jusqu’au shipchandler, ils composent une chaîne très diversifiée, sans parler du secteur du tourisme, dont les ressources d’expertise et de débrouillardise sont relativement insoupçonnées. Or il est important, dans une crise, de savoir se débrouiller avec quelques bouts de ficelle.

Si les gens se connaissent, donc, et s’ils se sont entraînés, les réponses apportées pendant la crise sont plus efficaces.

Quant à votre question sur l’état des infrastructures et sur les politiques mises en œuvre, ce n’est pas un scoop que de dire que certains ports sont délabrés. Il est nécessaire de les maintenir, de les remettre en état et de les inclure dans des dispositifs à même d’absorber les catastrophes. Toutefois, il vaut sans doute mieux préparer les hommes, les matériels et les entraînements. Le Titanic était insubmersible, mais ça ne l’a pas empêché de mal terminer. Pour se prémunir contre les catastrophes, il vaut donc mieux prévoir des réponses humaines, matérielles et procédurales adaptées.

M. Jean-François Tallec. En effet, comme vient de le dire Frédéric Moncany de Saint-Aignan, l’organisation d’une chaîne de compétences est primordiale pour l’ensemble du fonctionnement d’un port. Un port, ce n’est pas simplement un quai. Ce sont des hommes et des métiers différents qui le font fonctionner. Outre le strict problème des infrastructures, que vous avez évoqué, monsieur le député, la résilience de cette chaîne de compétences est donc un point fondamental.

Sur cette question des infrastructures, je n’ai pas de réponse miracle, mais j’aimerais formuler deux remarques.

Sans vouloir contredire Frédéric Moncany de Saint-Aignan, à Saint-Martin, notre première arrivée à Galisbay s’est déroulée de manière très prudente. Nous n’étions pas tout à fait sûrs d’accéder au port, mais le bateau, de faible tirant d’eau et relativement rustique, nous a permis d’accoster. Nous savions, en revanche, que Philipsburg n’était pas praticable.

Nous avons eu des difficultés à Saint-Barthélemy, où le cyclone avait considérablement réduit le tirant d’eau disponible dans le chenal. Nous l’avons immédiatement signalé, mais cela a pris beaucoup de temps avant que l’on ne se préoccupe de faire venir une drague pour rétablir la profondeur du chenal. Ce faible tirant d’eau avait pourtant des conséquences. Nous n’avons pas cessé d’approvisionner Saint-Barthélemy, mais nous pouvions charger beaucoup moins notre navire. Pour apporter la même quantité de marchandises, il fallait donc faire deux rotations au lieu d’une, soit un coût supplémentaire. Si les travaux de dragage étaient intervenus plus rapidement, on aurait gagné du temps et de l’argent. C’est dommage.

Seconde remarque sur la résilience des infrastructures, quand nous avons décidé d’installer notre hub dans l’océan Indien, nous avons dû faire un choix entre l’île de La Réunion et l’île Maurice. Cette dernière nous proposait des prix extrêmement intéressants pour l’exploitation de nos navires. L’un des éléments qui nous a fait choisir Port Réunion, outre que nous y étions en terre française, est que le nombre moyen de jours d’indisponibilité du port du fait de phénomènes cycloniques y était bien inférieur à celui de l’île Maurice. La disponibilité de l’infrastructure portuaire à La Réunion a été l’un des éléments déterminants de notre choix. La résilience que vous évoquez est donc un point important pour nous.

Quant à la situation de Philipsburg, nous avons mis en place un bateau pour évacuer les conteneurs vides, ce qui a permis de réduire considérablement l’encombrement du port. On y a apporté énormément de marchandises, mais la rotation des bateaux ne permettait pas de reprendre les conteneurs vides. La situation s’est désormais bien améliorée.

Nous ne sommes pas manutentionnaires à Philipsburg. Nous sommes simplement une compagnie maritime qui y fait escale.

Mme la présidente Maina Sage. Êtes-vous actionnaires du port ?

M. Jean-François Tallec. Non, pas du tout.

Mme la présidente Maina Sage. Merci pour cette précision. Je rappelle, pour ceux qui nous suivent, que le port de Philipsburg est situé dans la partie néerlandaise et reçoit la quasi-totalité des marchandises. Celles pour Saint-Barthélemy partent aussi de ce point d’entrée. L’île de Saint-Martin est finalement très dépendante de la partie néerlandaise, qui accueille à la fois l’aéroport international et le port.

Un projet destiné à développer le port de Galisbay, en partie française, a été évoqué. Pouvez-vous nous dire où il en est ?

M. Jean-François Tallec. Le projet de développer Galisbay était antérieur au passage du cyclone Irma, mais celui-ci a renforcé l’intérêt de disposer, dans la partie française, d’un moyen autonome pour acheminer les marchandises.

Avant l’ouragan, nos navires faisaient uniquement escale à Philipsburg. Le président de la collectivité nous a sollicités afin de mettre en place une ligne régulière sur Galisbay. Il ne s’agirait pas d’une ligne directe avec la métropole, l’accès du port n’étant possible que pour des bateaux de taille limitée, mais d’une ligne régulière depuis la Guadeloupe et d’autres ports des Caraïbes.

Nous avons répondu favorablement à la demande qui nous a été faite, mais à la condition que le port de Galisbay se professionnalise et applique les normes internationales de sûreté qui doivent accompagner l’exploitation d’un port. Je pense en particulier au code ISPS mis en place par l’Organisation maritime internationale et qui fixe les normes de sûreté des installations portuaires : clôture, contrôle à l’entrée, surveillance du port. Si nos navires font escale dans un port qui ne répond pas à ces normes, ils peuvent ne pas être admis dans d’autres ports. Nous avons donc demandé la professionnalisation du port de Galisbay par l’application des normes internationales.

Nous souhaitons également qu’une véritable entreprise de manutention exploite l’enceinte du port de Galisbay. Actuellement, les gens peuvent venir chercher leurs conteneurs directement, ce qui rend difficile le contrôle du port.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. J’aimerais évoquer un autre point : la nécessité de protéger les navires de plaisance.

Il y a une vingtaine d’années, sous la pression de l’Union européenne, le gouvernement avait lancé le dispositif « ports de refuge » afin de recenser, le long du littoral européen, tous les lieux où les bateaux pouvaient s’abriter, être mis en sécurité et secourus en cas de tempête. Il me semble qu’un tel dispositif serait intéressant à l’échelle des territoires ultramarins. Si la catastrophe n’est évidemment pas prévisible, les gens du cru connaissent les endroits où l’on pourra mettre à l’abri des embarcations, des navires de plaisance et même de très grande plaisance. C’est un élément qui mériterait d’être intégré dans le dispositif de préparation et qui n’est pas hors de portée, à condition de s’organiser.

Permettez-moi, par ailleurs, de vous soumettre une idée qui commence à se diffuser au nord de la côte Est américaine et notamment du côté de Saint-Pierre-et-Miquelon, dans des zones non cycloniques. Elle consisterait à organiser des hivernages de bateaux ou du moins à leur proposer des abris pendant la saison cyclonique. Certains navires transporteurs de colis lourds, de la compagnie Mammouth notamment, peuvent charger une cinquantaine de voiliers, d’embarcations de plaisance ou de yachts. Ils pourraient permettre à ceux qui le souhaitent de faire transporter leur bateau dans des zones de refuge et d’éviter ainsi une perte totale en cas d’accident climatique majeur. Ce marché est en train d’émerger et Saint-Pierre et Miquelon l’étudie avec intérêt. Il ne peut en aucun cas constituer une réponse d’urgence, mais plutôt un moyen de diminuer l’exposition au risque. Chacun sait que dans les ports de plaisance des Antilles, de nombreux navires ne sortent pas. Ils pourraient ainsi être mis à l’abri.

M. Lionel Causse. J’aimerais revenir aux projets de production d’électricité et d’eau douce à bord de navires. Comment voyez-vous le passage de la phase de recherche à la phase opérationnelle ? Que représenteraient ces projets en termes de services ? Pourraient-ils être généralisés ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Pour la production d’électricité, le projet est immédiatement opérationnel. Il faut simplement recenser les navires équipés d’une puissance électrique suffisante. Certains d’entre eux sont actuellement inutilisés parce qu’ils ne trouvent pas d’affrètement ou d’occupation. Ils pourraient donc être mobilisés pour cette tâche. Ce ne sont pas forcément des navires français. Une cartographie des moyens disponibles serait en tout cas intéressante.

M. Lionel Causse. Techniquement, comment l’électricité est-elle produite ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Elle est produite par les générateurs diesel à bord. Les navires ont besoin de leur propre électricité pour fonctionner, mais certains navires dits « de service » nécessitent plus d’électricité pour faire marcher des appareils embarqués, dans le domaine sismique notamment. Ces navires ont une production électrique excédentaire par rapport à leurs besoins propres. Il n’est donc pas très compliqué pour eux, sur le plan technologique, de produire de l’électricité. Je peux, si vous le souhaitez, vous donner les coordonnées de l’entreprise qui a proposé cette solution.

Pour la production d’eau douce, le projet est encore en phase amont, mais il revêt un intérêt économique fort pour quelques acteurs. On sait que l’eau douce va être un enjeu majeur des décennies à venir. Un certain nombre de pays vont souffrir du manque d’eau et des marchés vont s’ouvrir pour ceux qui seront capables de la leur apporter, soit en la transportant, soit en la fabriquant à proximité. Plusieurs compagnies françaises et étrangères s’équipent déjà pour produire et vendre de l’eau de consommation. Une entreprise française est très en pointe sur le sujet.

On peut imaginer, ce marché se développant, qu’il soit possible de le mobiliser sur des questions humanitaires, peut-être pas dès demain, mais probablement d’ici quelques années.

M. Jimmy Pahun. La saison des croisiéristes a-t-elle été touchée par la catastrophe Irma ?

Mme la présidente Maina Sage. Plus largement, sur la question du développement du tourisme, j’aimerais partager avec vous notre grande inquiétude pour Saint-Martin compte tenu de l’état de destruction de l’île et de la fragilisation du bâti.

Nous nous sommes rendus dans l’île au mois de mars, dans le cadre de cette mission d’information, et nous avons constaté qu’il reste encore un très grand nombre de débris un peu partout. Près de deux cents épaves doivent encore être sorties de l’eau et traitées. Or l’île vit du tourisme et va devoir bientôt entrer dans une nouvelle saison cyclonique, qui s’annonce moyenne.

Le premier moyen de reconstruire l’économie de l’île est le tourisme, notamment dans la partie française. Nous pensons que le secteur maritime est l’un de ceux qui pourraient le plus contribuer à relancer rapidement le développement de l’île, notamment en y apportant des bâtiments modulaires.

Êtes-vous actuellement associés à une réflexion sur la refondation économique et sociale de Saint-Martin ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. L’organisation des acteurs du tourisme maritime sur l’île de Saint-Martin ne nous permet pas d’avoir des retours précis sur ce sujet. Je dois voir ce soir les représentants du cluster de Martinique et je leur poserai la question, mais je ne pense pas qu’ils aient non plus beaucoup d’informations à nous donner sur la relance du tourisme à Saint-Martin.

Quant à l’impact de la catastrophe Irma sur les croisières, il est sans doute très faible. Actuellement, l’escale de Saint-Martin est tout simplement sautée. L’économie locale, en revanche, subira pendant un certain nombre de mois la forte baisse du volume de croisiéristes qui débarquent généralement à Saint-Martin, si ce n’est leur désertion totale.

Quel est l’impact de cette diminution sur la reconstruction de l’écosystème touristique ? Sur ce point non plus, je n’ai pas d’éléments de réponse.

M. Jean-François Tallec. Quand nous nous étions rencontrés, madame la présidente, vous m’aviez interrogé sur la possibilité d’utiliser des conteneurs à titre de logements d’urgence. Je ne sais pas si l’on vous a transmis la réponse que je vous ai envoyée, mais elle était positive.

Nous avons une filiale spécialisée dans la réutilisation des conteneurs à des fins diverses, y compris d’habitation. Certains aménagements ont permis, dans plusieurs villes, de proposer des logements très convenables dans des conteneurs. Ce type d’équipement est donc possible et nous pouvons fournir l’ingénierie de conseil pour le mettre en place.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Cette intervention de Jean-François Tallec me fait penser à un autre sujet.

Depuis plusieurs semaines, un nombre croissant de membres du Cluster maritime français réclame une adaptation de la réglementation afin de pouvoir développer l’habitat flottant, en particulier dans le sud de la France. C’est un sujet complexe car il n’est pas aisé de dire si ce qui flotte est un bateau ou une maison. Un habitat flottant relève-t-il du domaine maritime ? Nous avons transmis le sujet à l’administration. Il fait peu de doute, compte tenu du dérèglement climatique et de la montée des eaux, qu’il nous faudra mieux le maîtriser dans les années à venir. Il est important que la réglementation française soit suffisamment agile pour le traiter rapidement.

Lors d’un déplacement en Guadeloupe, il y a quelques mois, j’ai rencontré les représentants d’une société qui développe le concept de marina mobile.

M. Jimmy Pahun. De camping maritime !

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Oui, tout à fait. J’ai visité l’un de leurs bungalows flottants et je l’ai trouvé extrêmement plaisant.

Il y a donc là aussi une piste intéressante à creuser et peut-être une réponse au besoin de reconstruction rapide des îles.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour ces informations.

Nous avons rencontré hier l’Assemblée des départements de France (ADF) et nous avons évoqué la nécessité de réfléchir, en effet, à de nouvelles formes d’architecture. Les Pays-Bas, qui ont adopté depuis longtemps les constructions flottantes, ont été cités en exemple.

Je vous remercie également de vos précisions, monsieur Tallec. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avons en effet évoqué les problèmes posés par l’enclavement de Philipsburg et par les deux mille conteneurs qui traînaient encore dans le port, ainsi que la possibilité d’utiliser la diversification de vos activités pour reconditionner ces conteneurs et répondre au besoin de logement de ceux qui, aujourd’hui, n’ont toujours pas d’abri à Saint-Martin. Je n’ai pas reçu votre réponse, mais nous sommes preneurs de tous les documents écrits que vous pourrez fournir à la mission d’information et que nous pourrions verser à notre étude.

Toutes ces pistes doivent être examinées dans le cadre d’un plan de préparation aux événements climatiques majeurs, afin de mieux répondre au besoin de logements d’urgence. L’accueil sur place des secours, des techniciens et des acteurs de l’ingénierie locale, dans la phase post-urgence que nous entamons aujourd’hui, mais aussi dans deux mois lors de la nouvelle saison cyclonique, reste problématique et nous inquiète fortement. C’est pourquoi nous sommes très intéressés par toutes les pistes et propositions de solutions innovantes.

Messieurs, je vous laisse le mot de la fin.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan. Parce que les clusters maritimes des outre-mer sont déjà organisés et connaissent bien leur territoire et ses acteurs, il est important qu’ils soient consultés et intégrés dans le cadre de la mise en place d’une cellule de crise ou task force d’entraînement.

C’est en tout cas l’offre de service que je vous fais aujourd’hui. Les clusters maritimes des outre-mer seraient ravis de pouvoir apporter leur pierre à un dispositif d’une telle importance.

M. Jean-François Tallec. Apprenons à mieux nous connaître, à travailler ensemble, et anticipons. Nous pourrions ainsi nettement améliorer les choses lors de la prochaine crise.

Mme la présidente Maina Sage. Au nom de l’ensemble des membres de la mission, je vous remercie, messieurs, d’être venus pour cette audition et d’avoir pris un peu de votre temps pour échanger avec nous sur des sujets primordiaux pour les territoires d’outre-mer et pour l’Hexagone.

Tirons les leçons du passé et progressons vers des solutions pour l’ensemble de nos territoires.

 

Laudition sachève à dix-huit heures quinze.

 

 

 


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29.   Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Pénet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité, de la Fédération française de l’assurance, de M. Jean-Paul Laborde, directeur des affaires parlementaires, et de M. Martin Nicol, de la direction des affaires parlementaires.

(Séance du mercredi 30 mai 2018)

Laudition débute à seize heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir d’auditionner cet après-midi la Fédération française de l’assurance (FFA). Je souhaite la bienvenue à M. Stéphane Pénet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité, accompagné de MM. Jean-Paul Laborde et Martin Nicol, qui représentent la direction des affaires parlementaires de la FFA.

Je rappelle que cette mission d’information a été créée à la suite des événements Irma, Maria et José aux Antilles, mais qu’elle a pour objectif de couvrir l’ensemble du territoire hexagonal et ultramarin. Elle vise à évaluer les politiques publiques mises en œuvre face aux événements climatiques majeurs en zone littorale, en matière d’anticipation, de gestion de crise et de reconstruction des territoires.

Nous avons évidemment souhaité entendre le monde des assureurs sur ces différents sujets. Que ce soit pendant la phase d’anticipation ou pendant la phase de reconstruction, ils sont en première ligne dans l’accompagnement des pouvoirs publics, des acteurs de la société civile et des professionnels.

Dans le cadre de cette mission d’information, nous nous sommes rendus dans les quatre îles des Antilles françaises – la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint-Martin – et nous avons identifié des besoins spécifiques vous concernant. Je dois vous le dire, les assureurs ont souvent été montrés du doigt en raison des lenteurs des remboursements. Il est apparemment complexe, dans ces îles, d’identifier les propriétaires et de mener les évaluations. Des problèmes d’expertise et de contre-expertise se posent. L’identification même du foncier et des propriétés apparaît difficile.

Sur l’ensemble de ces points, nous souhaiterions aujourd’hui une mise à jour de votre part concernant Saint-Martin. Nous aimerions, plus généralement, échanger avec vous sur d’éventuelles suggestions que vous pourriez formuler, car le but de cette mission est d’évaluer, mais aussi de proposer. Nous sommes donc preneurs de pistes d’amélioration possibles.

Je laisse sans plus tarder la parole à notre rapporteur, qui va préciser l’objet de cette audition.

M. Yannick Haury, rapporteur. Je vous remercie, messieurs, de votre présence.

Nous avons pris connaissance des chiffres diffusés le mois dernier : les ouragans Harvey, Irma et Maria, mais aussi les feux de forêt, ont contribué à diviser par quatre les résultats des vingt et un plus grands réassureurs au niveau mondial, passés de 20,5 milliards de dollars à 5,1 milliards de dollars en 2017.

Au cours de cette même année, le bilan des catastrophes naturelles s’est élevé à 23,6 milliards de dollars. Le montant des paiements dus aux catastrophes naturelles, confondant les assurances privées et les systèmes publics, s’élève en décaissement à 136 milliards de dollars, dont 69 % du fait des trois cyclones qui ont entraîné 94 milliards de dollars d’indemnisations en 2017.

Naturellement, ces chiffres sont globaux et notre mission doit en isoler les éléments relatifs au littoral français. Il est évident que les cyclones représentent une part très importante de ces montants.

Pouvez-vous présenter la situation de l’île de Saint-Martin au lendemain de la catastrophe, du point de vue des dégâts constatés ?

Pourriez-vous, par ailleurs, nous fournir un état des lieux du nombre de sinistrés ? Pour le seul cyclone Irma, les chiffres que nous avons sont de 16 300 sinistres déclarés à Saint-Martin et 8 620 à Saint-Barthélemy.

Au-delà, quel est le montant des sinistres ? Si cela est possible, pouvez-vous nous préciser les sinistres des particuliers en distinguant les logements privés du secteur hôtelier et les différents secteurs d’activité économique ? Quels sont le montant moyen et le montant médian des sinistres ?

Pouvez-vous également nous fournir des chiffres détaillés par compagnie d’assurance ?

Avez-vous des éléments chiffrés de comparaison avec les dégâts constatés lors de précédentes catastrophes naturelles, en milieu littoral notamment, au cours des vingt dernières années ? Est-il exact que l’ampleur de l’événement est inédite ?

Je m’en tiendrai, pour le moment, à cette première série de questions.

M. Stéphane Pénet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité de la Fédération française de lassurance (FFA). Merci pour cette invitation. Si je comprends bien, nous allons commencer par parler de l’ouragan Irma, et nous élargirons ensuite le débat.

L’ouragan Irma est tout à fait inédit dans l’histoire de l’assurance, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, par sa violence. Les assurances ont rarement eu à indemniser des biens ayant subi de tels dommages. Je me suis rendu trois fois sur l’île de Saint-Martin et j’ai été immédiatement frappé par la violence des destructions. Lorsque des tempêtes ont frappé la métropole, telles que Klaus, Quentin ou Xynthia, les dommages étaient certes très importants, mais 80 % d’entre eux étaient de petits dommages : des toitures envolées, des vitres brisées. À Saint-Martin, le taux de destruction est extrêmement élevé, ce qui est tout à fait inédit.

La deuxième caractéristique de l’ouragan Irma est qu’il est intervenu en milieu insulaire. Or l’île de Saint-Martin – et puisque vous vous y êtes rendus, vous avez pu constater que son cas était bien différent de Saint-Barthélemy et qu’il concentrait le plus grand nombre de difficultés – n’a pas la capacité intrinsèque de gérer administrativement un tel montant de sinistres. Elle ne dispose pas non plus des ressources locales pour engager la reconstruction. Il faut tout faire venir de Guadeloupe, de Martinique ou de métropole. En 2016, les inondations du centre de la France étaient bien plus simples à gérer sur le plan logistique.

Autre particularité de Saint-Martin, que vous avez sans doute notée également, le principal port d’arrivage et l’aéroport ne se trouvent pas dans la partie française de l’île, mais à Sint Maarten, dans la partie hollandaise. Le fait que ces infrastructures ne soient pas sous l’autorité de la collectivité d’outre-mer ou de l’État français pose évidemment des problèmes.

La troisième caractéristique de l’ouragan Irma est qu’il a frappé un territoire dans lequel 50 % des gens n’étaient pas assurés, ce qui là aussi était totalement inédit. Je rappelle qu’en métropole, le taux de souscription à l’assurance habitation s’élève à 98 % de la population, soit seulement 2 % de personnes qui ne sont pas assurées, contre une sur deux à Saint-Martin.

Les habitations du centre de l’île se trouvent dans des communes plutôt pauvres et n’étaient pas assurées pour la plupart lors de l’ouragan. Sur le littoral, les très nombreuses copropriétés appartiennent à des copropriétaires qui, pour beaucoup, ne sont pas présents sur l’île. Du fait de l’importante politique de défiscalisation appliquée à Saint-Martin, un grand nombre de personnes ont investi dans ces appartements, parfois sans même le savoir. Elles ont confié l’entière gestion de ces biens immobiliers à des syndics. Les appartements sont loués soit à des touristes, soit à des fonctionnaires ou des commerçants qui vivent sur l’île. Pour ce qui nous concerne, nous sommes essentiellement intervenus dans ces copropriétés.

Ce qui m’amène à la quatrième caractéristique de l’ouragan Irma. À Saint-Martin, la présence de ces nombreuses copropriétés a posé d’énormes problèmes aux assureurs. Juridiquement, il a été extrêmement compliqué d’avancer dans le processus d’indemnisation. Les syndics de copropriété ont été débordés par l’événement et dû gérer des situations extrêmement difficiles. Leurs fichiers ayant été détruits, ils étaient dans l’incapacité d’identifier les propriétaires de certains appartements. L’un de ces syndics, parmi les plus importants de Saint-Martin, est au bord de la faillite et en cours de rachat par une société canadienne. Les copropriétaires présents sur place, estimant que leur sécurité n’est pas garantie, lui ont interdit de traiter à leur place.

Tel est le contexte dans lequel les assureurs ont dû intervenir.

Aujourd’hui, la situation est la suivante : 90 % des sinistrés assurés ont reçu soit une provision, soit un règlement total, ce qui est à peu près la norme pour ce type d’événement. Nous suivons les chiffres semaine après semaine et nous les comparons au rythme d’indemnisation d’autres événements importants, tels que la tempête Xynthia, les inondations de juin 2016, les inondations des Alpes-Maritimes en 2015 ou les inondations du Var en 2010.

Pour le nombre de biens partiellement indemnisés, nous sommes à peu près dans les clous. Nous avons rattrapé notre retard initial six mois après l’événement. En revanche, pour le montant de l’indemnisation, la situation n’est pas aussi avancée. Je vous rappelle que nous estimons aujourd’hui à 2 milliards d’euros le montant des dégâts assurés sur les deux îles, selon la répartition suivante : 1,164 milliard d’euros pour Saint-Martin et 840 millions d’euros environ pour Saint-Barthélemy. La semaine dernière, soit neuf mois après l’ouragan, nous avions réglé 46 % de ce montant. Ce résultat, pour le coup, nous situe très en-deçà de notre taux d’indemnisation habituel neuf mois après un tel événement, soit 70 %.

L’explication de ce retard, je vous l’ai donnée en partie. Tout d’abord, nous avons pris du retard dès l’origine, puisque pendant trois semaines aucun expert n’a pu mettre les pieds sur l’île de Saint-Martin. Ensuite, comme je vous l’ai expliqué, la question des copropriétés nous a posé d’énormes problèmes.

Un exemple. Après s’être entendu avec son assureur sur le montant de l’indemnisation, un syndic doit convoquer une assemblée générale extraordinaire des copropriétaires pour faire approuver ce montant, avec un quorum suffisant, sous peine d’une contestation éventuelle de l’un des copropriétaires. Or, il est particulièrement compliqué d’organiser une telle réunion avec des copropriétaires pour beaucoup en métropole ou qui ne se sont même pas manifestés après le sinistre.

Deuxième exemple. Les expertises sont réalisées sur la base de devis d’artisans. À Saint-Martin, ces derniers ont été complètement débordés par les demandes et les devis n’arrivent pas.

Le troisième exemple concerne la reconstruction. Une fois l’accord trouvé sur le montant expertisé, de nombreux assureurs versent 70 % du montant au titre de l’indemnité immédiate et attendent de recevoir les factures pour verser les 30 % restants, ce qui implique que les travaux aient été effectués. Là encore, les factures ne rentrent pas. Les artisans locaux n’ont pas les moyens de répondre à cet énorme appel d’air que représente la reconstruction de l’île de Saint-Martin. Il n’y a pas que le problème des artisans. Il y a aussi celui des matériaux, qui n’arrivent pas sur l’île ou qui sont parfois bloqués au port de Sint Maarten. Pour des raisons administratives fort compliquées, ils ne sortent pas du port. Bref, on cumule un nombre impressionnant de déboires.

Qu’a fait la FFA après le passage de l’ouragan Irma ? Elle a rapidement mis en place deux cellules de gestion. La première, locale, permet de suivre la situation de l’île au quotidien et de régler les problèmes de manière collective. Nous sommes en contacts réguliers avec les experts et les assureurs sur place. La seconde réunit les patrons des maisons-mères, généralement à Paris, ce qui permet d’accélérer un certain nombre de procédures.

Nous sommes, par ailleurs, en lien permanent avec le préfet Philippe Gustin, délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. M. Gustin a été, je veux le souligner, d’une grande efficacité pour nous aider à régler les difficultés sur place. Lorsque nous peinions à récupérer les titres de propriété ou les « K-bis » des commerçants, il est intervenu auprès de la préfecture pour accélérer les choses. Je veux tout particulièrement saluer le travail qui a été le sien.

Autres mesures prises par la Fédération, nous avons instauré un suivi hebdomadaire de l’évolution des sinistres et nous nous sommes rendus à cinq reprises à Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Le président de la FFA, M. Spitz, a accompagné M. Macron juste après l’événement, et j’ai personnellement accompagné le Premier ministre, ainsi que Mme Girardin. Nous sommes également retournés dans les îles entre assureurs, pour faire le point avec les artisans, les syndics de copropriété et les chambres de commerce locales, et tenter de dénouer les problèmes qui se posaient. Une nouvelle délégation est partie aujourd’hui même pour une visite de trois jours afin de rencontrer à nouveau les assureurs neuf mois après l’événement.

Voilà globalement quelle est la situation. Il m’est difficile de dire à quel moment elle pourra être définitivement réglée car je n’ai pas de visibilité sur la manière dont vont évoluer certains paramètres. De nombreux commerçants ont vu leur magasin totalement détruit et ne savent toujours pas s’ils vont continuer leur activité sur place. L’indemnité que les assurances leur verseront dépendra évidemment de cette décision. Les propriétaires de maisons particulières ne savent pas non plus s’ils vont rester à Saint-Martin. Ils attendent la révision des plans de prévention des risques naturels pour savoir s’ils pourront satisfaire aux nouvelles normes et reconstruire sur place.

Nous mettons tout en œuvre actuellement pour que les choses avancent. Il n’est pas impossible que le montant de 2 milliards d’euros de dégâts estimé pour les deux îles finisse par diminuer.

Quand un commerce est détruit, un assureur provisionne un montant correspondant à la réparation du local commercial, mais aussi à la perte d’exploitation subie par le commerçant. Si ce dernier ne reprend pas son activité, l’assureur n’est pas tenu de lui verser le montant correspondant à cette perte d’exploitation. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce montant de 2 milliards d’euros pourrait finalement diminuer.

Il existe, par ailleurs, un grand nombre de copropriétés pour lesquelles nous n’avons aucune information de la part des sinistrés. Nous savons simplement qu’ils sont assurés chez nous, mais, à ce jour, ils ne se sont toujours pas manifestés et ne nous ont pas déclaré leur sinistre. Nous avons placé une provision moyenne, statistique, dans nos comptes, mais elle pourrait bien être revue à la baisse, là aussi.

Pour ces deux raisons, il est probable que le montant des dégâts assurés sur les deux îles sera finalement moins élevé. À titre personnel, je pense qu’il devrait diminuer de 5 % à 10 %.

Outre les dommages causés par l’ouragan Irma, les territoires d’outre-mer sont confrontés à des problèmes plus globaux. Les assureurs sur place ne sont pas très nombreux. Ils sont au nombre de cinq : Allianz ; Generali ; Nagico, une société d’assurance hollandaise de Sint Maarten ; Groupama, présent surtout à Saint-Barthélemy et moins à Saint-Martin ; Ocealiz, un courtier qui travaille pour la Caisse d’assurance meusienne, basée à Bar-le-Duc. La MAIF est également représentée outre-mer.

Vous m’aviez demandé les chiffres des sinistres par assureur. Je ne peux malheureusement pas vous communiquer cette information qui ne relève pas de la compétence de la Fédération.

Historiquement, les principaux assureurs présents outre-mer sont Generali et Allianz. Ils ne sont pas nombreux... Pourquoi les grosses sociétés d’assurance de la place française telles qu’Axa et Covea ne sont-elles pas implantées dans ces territoires ? Parce qu’elles les jugent trop vulnérables. Allianz et Generali ont réaffirmé leur intention d’y rester quoi qu’il arrive. Il fait peu de doute néanmoins que ces assureurs se posent des questions, tout comme Groupama. Un tel ouragan peut tout à fait se reproduire dans deux mois. La capacité des assureurs à assurer des territoires aussi exposés est en jeu.

Tout dépendra aussi de la façon dont Saint-Martin veut se reconstruire. La résilience de l’île fait aujourd’hui l’objet d’une importante discussion dans le cadre de sa reconstruction. Cette résilience va coûter de l’argent. Or, les assureurs sont là pour reconstruire à l’identique. Si l’on veut reconstruire plus résilient, cela risque de coûter plus cher. Existe-t-il localement des moyens pour reconstruire plus cher ? Par ailleurs, les normes de résilience actuelles sont-elles suffisantes pour faire face à des risques élevés ?

Je rappelle qu’il y a eu, pendant l’ouragan Irma, des vents à 340 kilomètres par heure. Comme je le dis souvent, cela revient à se mettre debout sur un TGV. C’est ce qu’ont subi les habitants de Saint-Martin ! Généralement, les normes anticycloniques européennes fixent le niveau de résistance des constructions à des vents maximum de 250 kilomètres par heure. Pour des vents de 340 kilomètres par heure, aucune norme n’existe actuellement.

Selon moi, l’île de Saint-Martin doit se remettre en position de pouvoir affronter des cyclones classiques, avec des vents entre 250 et 260 kilomètres par heure. L’ouragan Irma était tout à fait exceptionnel, il faut le reconnaître. Les assureurs seront évidemment très vigilants quant aux normes qui seront appliquées pendant la reconstruction : elles décideront de leur capacité ou non à assurer l’île. Permettez-moi d’être très clair sur ce point, car il faut dire les choses comme elles sont. On ne peut pas aujourd’hui assurer contre un phénomène qui n’est plus un aléa. Il est donc nécessaire que soient clarifiés les objectifs que se donne l’île en matière de résilience de la construction.

De manière plus générale, si on compare cet ouragan à d’autres événements climatiques majeurs en termes de coûts pour l’industrie de l’assurance, Irma est numéro deux sur le podium des sinistres naturels depuis 1982, c’est-à-dire depuis que le régime d’assurance des catastrophes naturelles existe. La première place revient aux tempêtes Lothar et Martin de 1999. On était alors très loin au-dessus puisqu’elles ont coûté 7 milliards d’euros aux assureurs, contre 1,8 milliard d’euros pour Xynthia et 1,8 milliard d’euros également pour les inondations de juin 2016.

Irma a constitué un événement extrêmement important, sur un territoire extrêmement réduit. Les coûts moyens que nous voyons dans les sinistres à Saint-Martin sont cinq à six fois plus élevés que ceux que nous avons constatés par ailleurs. Au bout du compte, le nombre de sinistrés est relativement faible si l’on compare à d’autres catastrophes naturelles, mais les coûts moyens sont absolument inédits du fait de la destruction totale des bâtiments.

Vous suggériez, madame la députée, que les assureurs avaient sans doute réfléchi à la question de l’évolution du climat. Le fait que celui-ci pèse de plus en plus lourd dans l’activité des assureurs est une réalité. C’est pourquoi nous avons lancé en 2015, lors de la 21e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21), une réflexion sur l’impact du climat pour notre secteur, non pas à un horizon de deux ou trois cents ans, comme les experts climatologues, mais, de manière plus audacieuse, à l’horizon 2040. Cette étude, qui se limite à la métropole, a été menée de manière très sérieuse avec des laboratoires extérieurs et en particulier avec le laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de M. Jean Jouzel, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). S’appuyant sur des modèles climatiques et économiques, l’étude conclut, au terme de cinq cents pages, que le coût des dommages causés par les aléas naturels sera multiplié par deux en métropole au cours des vingt-cinq prochaines années.

Une partie de cette hausse s’explique par l’augmentation naturelle des richesses et paraît donc normale. En revanche, dès l’horizon 2040, 20 % de cette augmentation devrait relever de l’intensification des aléas naturels, avec deux périls particulièrement dynamiques en métropole.

Le premier, curieusement, est la sécheresse. D’après les modèles du laboratoire de M. Jouzel et nos extrapolations en termes de dommages et d’assurance, c’est elle qui engendrera la croissance la plus élevée des sinistres dans les prochaines années. La sécheresse provoque à la fois un effet sur les maisons – le gonflement et le retrait des sous-sols entraînent des fissures dans les maisons, voire leur écroulement - et sur les récoltes des agriculteurs.

Le second péril le plus dynamique est la submersion marine. L’inondation restera un risque majeur à l’avenir dans notre pays au regard des montants financiers en jeu, mais, sur le plan dynamique, la sécheresse et la submersion marine domineront.

S’agissant de la submersion marine, en réalité, depuis vingt-cinq ans, nous n’en avons connu qu’une qui a eu des dégâts malheureusement dramatiques, mais aussi très coûteux : Xynthia. En métropole, il y a environ vingt-cinq à trente submersions marines par an, mais elles sont de taille réduite. Elles endommagent des cabanons, quelques maisons, et l’on en parle peu. Avec un niveau de la mer plus élevé de 50 à 60 centimètres, ces mêmes submersions pourraient avoir des effets dévastateurs et des enjeux économiques particulièrement élevés pour notre pays, où les zones de forte croissance se concentrent à proximité des rivières et des zones littorales. À terme, les submersions marines pourraient donc représenter un sujet très important pour l’assurance.

Nous avons conclu de notre étude de 2015 sur l’évolution du climat que la seule variable d’ajustement face à ce phénomène est la prévention, en particulier dans les domaines de la protection et de l’aménagement du territoire. Nous avons formulé des propositions très concrètes en ce sens afin de faire évoluer le régime d’assurance des catastrophes naturelles. Nous estimons que ce régime est relativement efficace en France, même s’il doit être aménagé ici ou là. En revanche, les politiques de prévention doivent s’accélérer et s’intensifier.

Nous voyons trop souvent, quand nous indemnisons une commune, des plans de prévention qui certes ont été prescrits, mais qui n’ont pas été mis en place. Nous voyons trop souvent des plans communaux de sauvegarde qui n’ont pas été dictés alors qu’ils auraient dû l’être. Nous voyons trop souvent des zones industrielles ou commerciales inondées parce qu’aucune étude préalable sur les effets de ruissellement n’a été menée. Il y aurait, en un mot, beaucoup à faire pour améliorer les politiques de prévention dans notre pays.

Outre des documents d’information relatifs à l’ouragan Irma, j’ai apporté à votre intention plusieurs exemplaires de notre étude sur le climat. Ses principales conclusions sont résumées dans un fascicule que nous mettons également à votre disposition.

Tels étaient les éléments que je souhaitais vous communiquer en tant qu’assureur. Je suis prêt maintenant à répondre à vos questions.

Mme la présidente Maina Sage. Nous vous remercions pour ces réponses très précises sur la situation de Saint-Martin, pour le diagnostic que vous dressez et pour vos prévisions sur les prochaines catastrophes que vous aurez à gérer. Tous ces éléments dessinent une tendance des événements climatiques aujourd’hui anticipés par le secteur des assurances.

Votre étude date néanmoins de 2015 et nécessite d’être recoupée avec les nouvelles politiques stratégiques. La prévention, l’anticipation et le renforcement de la résilience de nos territoires, pourraient permettre, en effet, à terme, de réduire l’impact des événements climatiques majeurs.

Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous compléter vos questions, en commençant peut-être par Saint-Martin, avant d’élargir le sujet ?

M. Yannick Haury, rapporteur. Oui. Il nous a été dit que la gestion des secours se faisait à partir de la Guadeloupe et non pas directement de Saint-Martin. D’après vous, cette organisation mériterait-elle d’être modifiée ?

Vous avez évoqué la résilience de Saint-Martin et la tension qui existe entre la nécessité de construire vite et l’importance d’élaborer des modèles de construction résilients. Avez-vous des solutions à proposer pour éviter que l’on ne reconstruise à l’identique sans tenir compte des enseignements de l’ouragan Irma ?

M. Stéphane Pénet. S’agissant de la capacité de Saint-Martin à faire face à un nouvel événement de l’ampleur d’Irma, je pense honnêtement qu’il faut se garder de mesures disproportionnées. C’est le fameux débat sur les chasse-neige de Marseille : la ville devait-elle s’équiper de quarante chasse-neige pour déblayer la neige une fois tous les dix ans ? Je crois, comme le préfet Gustin – qui a été nommé préfet de la Guadeloupe –, que les moyens doivent rester proportionnés et que la solidarité doit jouer. L’île de Saint-Martin peut toutefois se doter d’un certain nombre d’outils. En outre, comme cela a été souligné après les événements, certains services de l’État tels que les services statistiques ou les services de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), gagneraient à être renforcés.

Du point de vue assurantiel, les moyens alloués par les sociétés d’assurance resteront programmés à l’échelle des Antilles. Ils sont principalement concentrés sur la Guadeloupe. Puis viennent Saint-Martin, Saint-Barthélemy et la Guyane.

Vous avez eu raison de poser votre deuxième question, sur des modèles de construction résilients, car cela prend du temps de définir des normes. Je ne sais pas si vous le savez, mais la collectivité d’outre-mer jouit d’un statut spécifique qui lui confère une autonomie en matière de normes de construction. Elle n’est pas tenue de suivre les normes de construction de l’État.

Sur ce sujet, nous avons, me semble-t-il, également travaillé intelligemment. Avec le préfet Gustin, nous avons élaboré un Guide de bonnes pratiques pour la reconstruction et la réhabilitation de lhabitat. À Saint-Martin, les dégâts n’ont pas été simplement causés par le vent et la submersion marine, mais également par des projectiles provenant de toitures en tôle mal fixées. C’est d’ailleurs un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de morts. Une tôle qui vole à 250 ou 300 kilomètres par heure, ça ne pardonne pas...

Il a donc été décidé de préconiser, à ceux qui ne sont pas assurés et qui vont reconstruire eux-mêmes, quelques mesures de bon sens à respecter. Accompagné d’une délégation d’assureurs, le préfet Gustin doit présenter ce guide à Saint-Martin dans les prochains jours. Les habitants de l’île sont invités, entre autres, à chaîner leur toiture pour éviter les projectiles et les impacts. Je dirais, mais c’est une estimation personnelle, qu’un tiers des dégâts causés par l’ouragan Irma l’ont été par des projectiles.

Quant aux normes de construction elles-mêmes, il s’agit d’une question qui n’est pas encore résolue. Un plan de prévention a été imposé par le préfet à la collectivité, mais il ne définit pas précisément les normes de construction à appliquer. Il ne fait que lister les zones dans lesquelles il est possible de reconstruire et la hauteur des habitations dans ces zones. Il va effectivement falloir que nous nous posions la question d’une échéance pour l’élaboration des normes. La reconstruction se fait maintenant. Nous ne pouvons pas attendre deux ans.

Mme Claire Guion-Firmin. Je vous remercie, Monsieur le directeur, pour votre exposé, qui traduit bien la situation que nous avons constatée sur place.

La prochaine saison cyclonique approche et soulève deux préoccupations majeures.

À l’avenir, les primes et les cotisations d’assurance pour les îles soumises à des risques importants seront-elles réévaluées à la hausse en raison de l’événement cyclonique subi par Saint-Martin et Saint-Barthélemy ?

En termes d’indemnisation, que se passerait-il si un nouvel événement climatique intervenait sans que les travaux aient pu être entrepris, indépendamment de la volonté des sinistrés ? Sur quelle base seraient-ils indemnisés ? Comment se ferait l’évaluation des experts puisque, comme vous le savez, il n’y a pas suffisamment d’artisans pour que les travaux débutent ? En outre, la loi de l’offre et de la demande a entraîné une inflation des prix.

M. Stéphane Pénet. En ce qui concerne l’impact de l’ouragan Irma sur le prix de l’assurance, je ne peux qu’émettre des conjonctures. Je vous rappelle que ce sont les assureurs qui décident et que la Fédération n’intervient pas dans ce domaine – si elle s’y risquait, elle serait d’ailleurs en infraction. Néanmoins, il est probable que les assureurs augmentent les prix. Reste à savoir jusqu’à quel point.

C’est l’objet même de l’assurance que de mutualiser les risques et, pardonnez-moi cette expression, « d’amortir » des événements tels que ceux qu’a subis Saint-Martin. Comment les amortit-on ? Tout d’abord, les années où tout va bien, sans événements notables - elles sont de moins en moins nombreuses, malheureusement -, les assureurs mettent de l’argent de côté, qu’ils utilisent lorsque survient une catastrophe naturelle. Ils amortissent donc leurs coûts dans le temps.

Ils amortissent également leurs coûts dans l’espace, en faisant en sorte de diversifier les risques selon les régions françaises. Lorsqu’une région est touchée, l’argent d’une autre région, préservée du sinistre, permet de couvrir les coûts de la première. Il y a donc une mutualisation entre les régions, que l’on peut même considérer comme une solidarité dans le cas de transferts importants.

Troisième amortissement, celui de la réassurance, c’est-à-dire, si je puis dire, de l’assurance de l’assurance. Pour le coup, les réassureurs ne mutualisent pas leurs coûts sur la France, mais sur le monde. Ils achètent un peu de risque aux États-Unis, en Asie, en Afrique et en Europe. Ayant diversifié leurs risques, il faudrait que les quatre régions du monde traversent en même temps une mauvaise période pour qu’ils connaissent de graves difficultés. En général, ils parviennent à compenser les coûts de l’une par l’absence de coûts de l’autre. Comme vous le voyez, il existe de nombreux amortisseurs dans l’assurance. Son rôle est précisément de couvrir l’ensemble des risques en les morcelant.

Un événement tel qu’Irma n’en aura pas moins un impact sur les assureurs. En fixant leurs prix, ils font de la segmentation, c’est-à-dire qu’ils ne font pas payer le risque réel, sinon ils demanderaient à Saint-Martin de rembourser les 2 milliards d’euros de coûts, ce qui ne serait plus de l’assurance. Les assureurs reverront donc très certainement leurs prix à la hausse, mais je ne peux vous dire dans quelle proportion.

Cette augmentation pourrait toutefois avoir des conséquences problématiques : 50 % des habitants de Saint-Martin n’étant pas assurés, ne va-t-elle pas accentuer la non-assurance ? Sur ces 50 % de personnes, 20 % pourraient sans doute être assurées. Elles ne le sont pas probablement parce que la culture du risque sur place n’est pas suffisante. Elles choisissent de faire l’économie d’une assurance, certaines qu’elles pourront se débrouiller en cas de catastrophe. Un travail d’éducation au risque est nécessaire dans ces territoires. Les nombreux Saint-Martinois sinistrés après le passage d’Irma ont douloureusement compris la leçon.

La proportion de non-assurés est la même à La Réunion et légèrement inférieure, 30 %, en Guadeloupe et en Martinique, ce qui montre que l’assurance reste insuffisante dans de nombreuses régions ultramarines. Nous devons sensibiliser les habitants de ces îles à la nécessité de s’assurer. Cela permettrait aussi aux assureurs de mieux diversifier leurs risques et de les asseoir sur une base plus large.

Pour conclure : oui, l’assurance va augmenter ses prix ; ces augmentations ne seront pas énormes car l’assurance a pour rôle d’amortir les coûts ; il faut absolument développer la culture du risque en outre-mer.

Quant au fait que la plupart des habitations ne sont pas encore remises en état et qu’un nouveau cyclone pourrait survenir dès le mois de juillet, la règle est claire : les biens assurés continuent de l’être. Soit ils sont en chantier, et c’est le constructeur qui est couvert par une assurance « tous risques chantier » ; soit ils sont en reconstruction, sans chantier et sans permis de construire, et ce sont les biens eux-mêmes qui sont assurés. Dans les deux cas, les assureurs tiendront leurs engagements et, bien entendu, indemniseront de nouveau les dommages liés strictement au deuxième événement. Ce qui aura été décidé pour Irma restera valable et on y ajoutera les éventuels surcoûts générés par le nouveau cyclone.

La situation est donc très claire. Nous sommes là pour réparer. S’il y a un deuxième dommage, il y a un deuxième plafond et une deuxième garantie.

Mme la présidente Maina Sage. L’intervention de Mme Guion-Firmin souligne le besoin des populations d’être informées sur leurs droits et sur la continuité de l’assurance de leurs biens. Tout le monde se pose la question de la prochaine saison cyclonique et de la manière dont elle sera gérée du point de vue assurantiel.

S’agissant des versements effectués par les assurances, vous dites que 46 % l’ont été au bout de neuf mois et que ce n’est pas suffisant. Cela représente toutefois un chiffre important. Pourriez-vous nous remettre une analyse plus qualitative des niveaux de versement par types de sinistres ?

On nous a beaucoup parlé des versements à titre conservatoire, mais ils représentent des montants si infimes qu’ils ne permettent pas de démarrer un chantier. Vous avez précisé que votre taux d’indemnisation habituel neuf mois après une catastrophe naturelle était de 70 % et que les 30 % restants étaient versés après la construction. À Saint-Martin, les échos que nous avons du terrain semblent indiquer, pour un grand nombre de dossiers individuels, qu’une infime part de l’indemnisation a été versée, qui ne permet même pas d’enclencher le chantier.

Serait-il possible de nous communiquer le nombre précis des dossiers indemnisés et leur part d’indemnisation ? De telles données, bien sûr anonymes, nous permettraient d’apprécier l’impact des mesures conservatoires.

Plus généralement, sur les pistes d’amélioration possibles, on nous a dit qu’il était inconstitutionnel d’imposer l’utilisation du remboursement pour la reconstruction. Si les assureurs peuvent provisionner, c’est également parce qu’ils sont eux-mêmes assurés – nous entendrons tout à l’heure des représentants de la Caisse centrale de réassurance (CCR). Dans le cadre de destructions causées par des catastrophes naturelles, est-il envisageable que l’assuré garantisse aux assureurs la bonne utilisation des fonds ? Je parle évidemment des dossiers de particuliers. Pour les entreprises, la situation est différente puisqu’elles peuvent décider ou non de reprendre leur activité. On comprendrait mal, en revanche, qu’un particulier qui a reçu une indemnisation pour reconstruire sa maison l’utilise pour acheter une voiture.

Je m’interroge par ailleurs sur le fonds « catastrophes naturelles ». Vous l’avez dit, certaines régions peuvent être frappées par des épisodes climatiques peu communs. Ce week-end encore, un orage de grêle sans précédent a touché la Charente-Maritime et d’autres territoires plus au sud, provoquant la destruction de zones agricoles très importantes.

Je me rappelle un épisode similaire, il y a un an. La grêle ne faisait pas partie des aléas retenus pour les zones concernées, qui n’avaient pas pu bénéficier d’une couverture assurantielle.

N’est-il pas nécessaire aujourd’hui, sur le plan législatif, de faire évoluer le droit et d’élargir le cadre des catastrophes naturelles à tous types d’aléas ? Personne ne peut en effet garantir que tel ou tel aléa ne frappera pas un territoire en 2018.

M. Stéphane Pénet. Je ne peux malheureusement pas répondre dans le détail à vos deux premières questions, ne disposant pas des statistiques en question. En revanche, je peux vous dire comment se font les indemnisations en général.

Dans un premier temps, sans même savoir si un devis a été effectué, les assureurs versent une avance à leurs assurés pour leur permettre de faire face à l’urgence. L’expertise et l’évaluation des dégâts ont lieu ensuite. Si les dommages sont, par exemple, de 100, nous versons entre 70 et 80 à nos assurés. Les 20 restants ne sont versés que sur factures, c’est-à-dire quand les travaux ont effectivement été réalisés.

Beaucoup de gens ne réalisent pas les travaux et n’envoient pas les factures. Ils prennent les 80 et en font autre chose. Soit ils réparent eux-mêmes et gardent l’argent, soit ils revendent leur maison pour déménager. C’est la liberté de l’assuré, garantie par la loi. Nous ne sommes pas tenus d’imposer une utilisation des indemnisations.

La question s’est néanmoins posée au sujet du risque sécheresse. Lorsqu’après un nouvel épisode de sécheresse, un assureur constate dans la maison d’un particulier les mêmes fissures que celles pour lesquelles une indemnisation a été versée cinq ans auparavant, il ne peut que conclure que les réparations n’ont pas été effectuées. Il serait bon de pouvoir s’assurer que l’argent va réellement servir cette fois-ci à réparer les fissures, mais ce n’est pas possible. Les assureurs n’ont pas réussi à obtenir gain de cause même sur ce sujet. La liberté pour un sinistré de faire ce qu’il veut avec l’argent de son assureur est un principe auquel tient le législateur.

Quant au régime d’assurance des catastrophes naturelles – ce n’est pas un fonds –, il est très encadré et bénéficie d’un dispositif un peu particulier de réassurance, via la CCR et la garantie de l’État. Le législateur a introduit dans son périmètre les événements climatiques caractérisés par « toute intensité anormale d’un agent naturel » en y excluant certains périls.

Ainsi, en métropole, le vent n’est-il pas assuré par le régime d’assurance des catastrophes naturelles. Lorsqu’une tempête survient, elle n’en est donc pas une au sens législatif du terme. S’appliquent alors les assurances classiques, contractuelles, néanmoins obligatoires, puisque tout assureur doit introduire dans les contrats une garantie tempête. Seuls les vents cycloniques en outre-mer rentrent dans le régime d’assurance des catastrophes naturelles.

La grêle et, de manière générale, les dommages aux récoltes non engrangées (inondation, sécheresse), ne rentrent pas non plus dans ce régime. Ils relèvent du régime de l’assurance des récoltes, qui constitue une assurance optionnelle.

Dans le cas des vignobles de Côtes de Blaye, des Côtes de Bourg et de Cognac, qui ont en effet subi de graves dommages le week-end dernier, ce n’est pas le régime d’assurance des catastrophes naturelles qui jouera, mais le contrat d’assurance contre la grêle, si les viticulteurs l’ont souscrit. Il s’agit ici aussi d’une assurance purement optionnelle.

Le choix du législateur a sa logique technique. Le vent est considéré comme un aléa plus aléatoire que l’inondation parce que plus dispersé dans l’espace. On estime par conséquent que le régime d’assurance privée et contractuelle est suffisant pour y faire face. Les trente dernières années l’ont d’ailleurs confirmé.

M. Yannick Haury, rapporteur. Quelle a été l’implication du fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit « fonds Barnier », après le passage de l’ouragan Irma ? À votre avis, faut-il envisager une évolution des textes ?

Et que vous inspire l’absence de prise en compte des mouvements dunaires, confirmée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 avril dernier ?

M. Stéphane Pénet. À ma connaissance, le fonds Barnier n’a pas été sollicité pour le moment au sujet d’Irma et Maria. Le préfet Gustin s’interroge sur la possibilité d’y recourir pour financer les surcoûts liés à la résilience des reconstructions. D’après la loi, le fonds Barnier peut intervenir si un plan de prévention des risques naturels (PPRN) l’impose. Autrement dit, si un plan de prévention exige qu’un bâtiment réponde à certaines caractéristiques de résilience, l’assureur rembourse sa part à l’identique et les surcoûts de résilience imposés par le plan de prévention peuvent être pris en charge par le fonds Barnier. Je ne sais pas si de telles demandes ont été faites, ni si elles seront juridiquement fondées. Je vous avoue que nous n’avons pas examiné cette question pour l’instant.

Quant au cas de l’immeuble du Signal, puisque c’est ce dont il s’agit, il est en effet exclu, désormais, que le fonds Barnier indemnise les personnes expropriées en raison de l’érosion côtière. Je n’ai pas de commentaire particulier à formuler sur ce sujet, mais j’observe que pour permettre la prise en compte de ce type de péril par le fonds Barnier, il va falloir une fois de plus modifier son périmètre d’intervention. Ce fonds a subi, en vingt ans d’existence, une vingtaine d’élargissements de ses missions. Il faudra bien, à un moment donné, que l’on s’inquiète de son financement, mais c’est un autre sujet.

M. Jean-Paul Laborde, directeur des affaires parlementaires de la Fédération française de lassurance. Permettez-moi une question avant la fin de cette audition. Vous avez évoqué l’évolution du droit. Cette mission d’information pourrait-elle éventuellement déboucher sur une initiative législative ?

Comme vous le savez, la réforme du régime des catastrophes naturelles a été envisagée. S’intéressant tout particulièrement aux questions de prévention, une précédente législature y avait ardemment réfléchi, sous la forme d’un projet de loi en souffrance au Sénat.

Mme la présidente Maina Sage. Nos travaux consistent bien évidemment à évaluer, mais aussi à proposer. Parmi les propositions de la mission d’information, des pistes d’amélioration du droit seront très certainement présentées et, à ce titre, nous aborderons probablement les questions liées au régime des catastrophes naturelles. Notre mission porte toutefois sur un sujet global.

Encore une fois, merci à vous. Nous sommes preneurs de tous les documents écrits complémentaires que vous pourriez nous transmettre.

 

Laudition sachève à dix-sept heures.

 

 

 


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30.   Audition, ouverte à la presse, de M. Bertrand Labilloy, directeur général de la Caisse centrale de réassurance, et de Mme Sylvie Chanh, directeur des sinistres & commutations & run-off.

(Séance du mercredi 30 mai 2018)

Laudition débute à dix-sept heures dix.

Mme la présidente Maina Sage. Nous reprenons nos travaux avec l’audition de la Caisse centrale de réassurance (CCR), et nous souhaitons la bienvenue à M. Bertrand Labilloy, son directeur général, et à Mme Sylvie Chanh, directrice des sinistres, commutations et run-off. Merci à vous d’avoir répondu présents.

Notre mission, je le rappelle, a été créée par le Bureau de l’Assemblée nationale. Elle a pour but d’examiner l’organisation des politiques publiques mises en œuvre pour anticiper les crises climatiques majeures dans les zones littorales, mais aussi la façon dont ces crises sont gérées sur l’ensemble du territoire. Cette mission a été créée à la suite du passage de l’ouragan Irma et des événements climatiques inédits qui se sont déroulés aux Antilles, mais elle couvre donc l’ensemble du territoire national, l’hexagone et les territoires d’outre-mer. Bien évidemment, les questions assurantielles sont au cœur de nos préoccupations, notamment sous l’angle de la reconstruction, dont il est difficile de dire qu’elle est satisfaisante à Saint-Martin, où l’on voit encore énormément de bâches sur les toits ou d’immeubles sinistrés et d’équipements endommagés.

D’une manière plus large, le sujet renvoie aux déclarations d’état de catastrophe naturelle - dans le sud de la Guadeloupe, on entend fréquemment que l’insuffisance des moyens de mesure ne permet pas la reconnaissance de cet état -, au rôle du fonds Barnier et aux insuffisances des systèmes d’assurance privés.

Cette audition est diffusée. Elle est accessible au public et à la presse, et donnera lieu à compte rendu. Vous pourrez, si vous le souhaitez, compléter vos réponses par écrit et nous transmettre tous les documents que vous jugerez nécessaires ou utiles.

Je cède la parole à notre rapporteur, qui va préciser l’objet de cette audition.

M. Yannick Haury, rapporteur. Pouvez-vous nous présenter le rôle de la CCR en cas de catastrophe naturelle ? Vous délivrez aux assureurs qui en font la demande une couverture de réassurance illimitée, bénéficiant de la garantie de l’État, pour les risques de catastrophes naturelles en France. Pouvez-vous nous dire si cette couverture est efficace ?

La CCR procède à l’évaluation des conséquences financières des catastrophes naturelles en collectant des données assurantielles. Quelles sont ces données détaillées pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy, suite au passage de l’ouragan Irma ?

Pouvez-vous détailler les sinistres selon la nature des biens concernés – privés, entreprises, domaine public – en précisant le montant des indemnisations ?

Comment avez-vous géré l’urgence de la situation et de la reconstruction ? Comment avez-vous dépêché vos experts, évalué les dégâts et, le cas échéant, à distance, assuré le suivi des sinistrés ?

Avez-vous des données sur l’ampleur des sinistres non assurés ? Comment améliorer la couverture ? Selon vous, le rôle du fonds Barnier doit-il évoluer ?

Une défaillance de certaines assurances est-elle possible devant un événement de cette ampleur ? Quel serait alors votre rôle ?

Est-il exact que l’ampleur de l’événement est inédite ?

Pouvez-vous nous fournir des éléments chiffrés sur les cotisations moyennes au titre des catastrophes naturelles sur les vingt dernières années ?

Jusqu’à quel montant de dommages estimez-vous pouvoir réassurer sans mettre en œuvre la garantie de l’État ?

M. Bertrand Labilloy, directeur général de la Caisse centrale de réassurance (CCR). CCR est un réassureur détenu à 100 % par l’État. Il réassure, pour son compte et avec sa garantie, un certain nombre de risques assurables, permettant ainsi que ces risques puissent être assurés par les assureurs privés dans des conditions satisfaisantes. L’enjeu, en matière de catastrophes naturelles, compte tenu de l’inégalité entre les territoires en termes d’exposition aux risques, est de permettre que chacun puisse acheter une assurance pour protéger ses biens à un prix abordable, quel que soit son lieu de résidence. C’est précisément ce que permet la mutualisation opérée par CCR au travers de la réassurance qu’il accorde aux assureurs français. Ce rôle de mutualisation solidaire des risques entre les territoires de la République, entre la métropole et l’outre-mer, entre les zones côtières et les zones non côtières, entre les zones qui bordent les grands fleuves et les zones de plaine, est le premier rôle de CCR.

Le deuxième rôle de CCR, s’agissant toujours des catastrophes naturelles, est de partager, avec les assureurs, la charge de l’indemnisation des sinistres. Ce sont bien les assureurs directs qui sont au contact de leurs clients, les assurés, qui procèdent à l’évaluation des dommages et à l’indemnisation des sinistres. Ensuite, conformément aux règles des traités de réassurance que nous souscrivons avec eux, nous partageons la facture, selon des modalités qu’il n’est pas ici utile de détailler. CCR a accumulé avec le temps des montants de capitaux significatifs et dispose de la garantie de l’État, ce qui lui permet de garantir, quelle que soit l’ampleur du sinistre, que les assurés pourront être indemnisés. Il n’y a donc aucun risque que l’assureur fasse défaut suite à une catastrophe naturelle. Je dirais presque que c’est mathématiquement impossible.

Le troisième rôle de CCR, qui découle de son rôle de réassureur, est un rôle d’analyse, de modélisation et d’expertise en matière de risques naturels. CCR collecte auprès des assureurs un grand nombre d’informations sur les valeurs assurées. Nous avons une vision assez précise des richesses qui existent sur le territoire. Nous collectons également, auprès de nos partenaires publics, tels que Météo France, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), des informations sur les événements naturels qui sont survenus et la nature des risques naturels dans les différents points du territoire. Nous nous servons de ces données pour modéliser les risques naturels. Nous avons un modèle très abouti qui couvre l’ensemble des aléas, depuis l’inondation par débordement de fleuve, l’inondation par submersion marine en cas de tempête, les tremblements de terre, les cyclones et la sécheresse. Le premier objet de ce modèle est de faire des calculs d’exposition aux risques. Il permet de savoir quel est le degré d’exposition et de vulnérabilité de telle ou telle partie du territoire. Il permet également de faire des calculs prospectifs pour anticiper, à un horizon donné, quelle sera l’évolution des catastrophes naturelles sous l’effet du changement climatique. Nous avons mené une étude sur ce sujet avec Météo France, en réalisant des évaluations rétrospectives. Quelques jours ou quelques heures après une grosse catastrophe, il s’agit d’évaluer, de manière très rapide, l’ordre de grandeur des dommages subis par un territoire. Nous avons procédé ainsi après les inondations du centre de la France en mai et juin 2016, mais aussi après le passage de l’ouragan Irma. Quelques jours après ces deux gros événements, nous avons pu fournir une première indication sur le montant des sinistres.

J’ai présenté pour commencer, de manière générale, le rôle de CCR. S’agissant maintenant du sinistre Irma, trois jours après le passage de l’ouragan, soit le 9 septembre 2017, nous avons pu communiquer une première estimation des dommages assurés en distinguant les différents périls, le vent, la submersion marine et l’inondation, à partir des mesures fournies par Météo France. Celles-ci étaient alors incomplètes. La violence du vent avait été si forte, en effet, que les anémomètres avaient été arrachés. Il nous manquait donc un certain nombre de données. Nous avons, dans un second temps, complété cette évaluation en utilisant des images satellitaires.

Le 15 septembre, nous avons mis en place une cellule de gestion de crise en commun avec les principaux assureurs concernés sur la place. Nous avons alors entamé un dialogue régulier avec eux pour collecter à la fois leurs estimations et suivre le règlement des sinistres au fil de l’eau. Pour les sinistres supérieurs à 500 000 euros, en particulier, les évaluations et les rapports d’experts nous ont été très rapidement transmis. Nous avons, dans le cadre de ce dialogue, eu l’occasion, dès la fin du mois de septembre, de diffuser auprès des cédantes un guide d’indemnisation, permettant une même compréhension des modalités et des règles d’indemnisation et une harmonisation du traitement des dossiers pour le bénéfice des assurés.

Depuis septembre, nous avons un reporting hebdomadaire avec les assureurs et nous analysons les rapports d’expertise pour les sinistres majeurs. Nous avons encouragé les assureurs à procéder à des avances lorsqu’ils avaient suffisamment d’informations pour le faire. De notre côté, alors même que ce n’est pas vraiment prévu par le traité de réassurance que nous avons conclu avec les assureurs, nous avons procédé à des paiements anticipés pour soulager leur trésorerie et accélérer le rythme d’indemnisation des sinistres. Nous avons même eu l’occasion de nous rendre sur place. J’ai envoyé, début janvier dernier, l’équipe sinistres dirigée par Sylvie Chanh dans les îles touchées par l’ouragan Irma pour qu’elle étudie la manière dont se déroulait l’indemnisation des sinistres.

Vous avez posé une question sur les sinistres non assurés. Il s’agit en effet d’un point important. Deux éléments distinguent l’outre-mer de la métropole. D’une part, l’outre-mer est confrontée à une beaucoup plus forte exposition aux risques naturels, qu’il s’agisse des risques sismiques, volcaniques ou cycloniques. D’autre part, les départements de l’outre-mer se caractérisent par un taux de couverture assurantielle qui s’élève à 50 % de la population, parfois moins, parfois plus, alors que plus de 98 % de la population est assurée en métropole. À Saint-Martin, lors de l’ouragan Irma, le taux de couverture se situait entre 40 % et 50 %. Il était un peu supérieur à Saint-Barthélemy, entre 60 % et 65 %. Les gens ne s’assurent pas parce que les biens qu’ils possèdent ne justifient pas, à leurs yeux, d’être assurés. Des ressources financières limitées expliquent sans doute aussi ce faible taux de couverture. Le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles, dit aussi « régime Cat Nat », garantit pourtant, grâce à la mutualisation solidaire des risques, moyennant une prime assez modique pour les particuliers, de 25 euros par personne, une indemnisation. S’ajoute à ce phénomène de non-assurance un phénomène de sous-assurance, puisque certains assurés, et pas uniquement des particuliers, parfois même des collectivités publiques, souscrivent des contrats d’assurance avec des plafonds de garantie bien inférieurs à la valeur de leurs biens. Lorsque les assureurs doivent procéder à l’indemnisation, ils indemnisent à hauteur du plafond de garantie, mais cela ne correspond pas aux besoins de ces personnes ou de ces collectivités. Il est donc important de faire de la pédagogie et d’expliquer l’utilité d’avoir une assurance, et une assurance bien calibrée.

Le fonds Barnier n’est pas intervenu suite aux événements d’Irma. En revanche, à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy, il a subventionné les études préalables à la réalisation des plans de prévention des risques. Cela fait partie de ses missions. Une subvention de 550 000 euros a été versée en 2017 pour Saint-Martin, et une autre de 130 000 euros en 2018 pour Saint-Barthélemy, mais il n’y a pas encore eu d’acquisitions amiables suite à des expropriations, comme il y a pu en avoir à la suite d’autres très grosses catastrophes, telles que la tempête Xynthia.

Les chiffres, à présent. S’agissant de la comptabilisation des sinistres, nous en sommes, au 1er mai de cette année, à 25 200 dossiers enregistrés auprès des assureurs, 17 200 pour Saint-Martin et 8 000 pour Saint-Barthélemy, pour un total de dommages assurés proche de 2 milliards d’euros, 57 % de la somme portant sur Saint-Martin et 43 % sur Saint-Barthélemy. La répartition en nombre des sinistres est la suivante : 43 % de sinistres auto, 46 % de sinistres habitation et 11 % de sinistres entreprises. La répartition des sinistres en montant est bien différente : la part de l’automobile se limite à 4 %, celle des sinistres habitation à 52 % et celle des sinistres d’entreprises à 44 %. Il est important d’avoir en tête que les sinistres dont le coût, tel qu’il est évalué aujourd’hui, est supérieur à 500 000 euros, ne représentent, en nombre, qu’un peu plus de 3 % de l’ensemble. En montant, ils représentent cependant plus de 60 % du total. Lorsqu’on donne des chiffres sur le rythme des indemnisations par les assureurs, ils paraissent généralement assez faibles, mais c’est parce qu’ils sont exprimés en montants. En nombre de sinistres, en revanche, et notamment de sinistres de petits montants, le règlement est beaucoup plus rapide. On peut comprendre que des sinistres de plusieurs millions d’euros, supérieurs parfois à 10 millions d’euros, soient beaucoup plus longs à indemniser, ne serait-ce que parce que les travaux de réparation à effectuer prennent du temps.

Le sinistre Irma était en effet d’une ampleur assez inédite. On sait aujourd’hui qu’il y a eu des rafales de vent supérieures à 300 kilomètres heure, avec de très fortes houles, de dix à quinze mètres, qui ont touché les parties basses du littoral de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Nous avons à CCR de nombreux actuaires, comptables et scientifiques qui travaillent à la modélisation des risques, mais aussi un historien, qui nous fournit des points de repère et dresse l’historique de la sinistralité naturelle en France. Il faut remonter à 1891 pour trouver la trace d’un cyclone à peu près comparable à Irma dans un département français des Antilles. Pour le régime « Cat Nat », qui existe depuis 1982, Irma est de loin le plus gros sinistre qui ait jamais été couvert. Il va coûter au total 2 milliards d’euros aux assureurs et à CCR, dont 1,6 milliard à la charge de celle-ci. Malgré cette ponction très importante, nous avons aujourd’hui la capacité de couvrir un sinistre qui coûterait au total 4,5 milliards d’euros sans faire appel à la garantie de l’État.

Mme la présidente Maina Sage. Merci beaucoup pour ces éléments de réponse et pour ces chiffres, que nous demandons depuis plusieurs auditions. Nous sommes en particulier preneurs d’analyses plus fines sur les types d’indemnisation par catégories d’indemnisés. Aujourd’hui, on nous donne des volumes globaux. On nous dit que le coût global du sinistre a avoisiné 1,8 milliard d’euros, la Fédération française des assureurs (FFA) nous a indiqué que 43 % des indemnisations avaient été versées aux assurés, mais nous aimerions avoir le détail de ces versements, sous forme bien entendu de données anonymes. Nous aimerions savoir, en particulier, quelle part a été versée sur le montant global des indemnisations. À Saint-Martin, on nous a dit que les versements correspondaient aux mesures conservatoires, en attente de fin d’expertise, et ne permettaient pas de lancer les travaux. Nous avons eu connaissance de cas très concrets dans lesquels les versements représentaient à peine 10 % du montant global de l’indemnisation. Avec 10 %, on ne peut même pas engager le chantier. Nous aimerions avoir le maximum de détails sur les montants d’indemnisation et les parts de versement par types de dossiers. Cela nous permettrait d’expliquer le ressenti de la population sur place. Quand on est à Saint-Martin, on n’a pas l’impression que la moitié des dégâts ont été remboursés et que les chantiers de reconstruction ont commencé. La situation a cependant dû évoluer depuis notre visite du mois de mars.

M. Yannick Haury, rapporteur. Vous avez évoqué des modèles. Comment envisagez-vous aujourd’hui le développement des événements climatiques majeurs et leurs conséquences à moyen et long termes ?

Par ailleurs, avez-vous un homologue intervenant sur la partie néerlandaise de Saint-Martin ? Travaillez-vous en commun ?

M. Bertrand Labilloy. Il n’y a pas, aux Pays-Bas, et donc dans la partie néerlandaise de l’île de Saint-Martin, d’équivalent à la fois du régime « Cat Nat » et à CCR. Aux Pays-Bas, l’assurance des catastrophes naturelles est régie à 100 % par les règles de la libre concurrence dans un marché privé. Peu de pays ont un régime équivalent au régime français. Ils sont une trentaine dans le monde. En Europe, l’Espagne s’est dotée de longue date d’un tel régime. Plus récemment, le Royaume-Uni a adopté un dispositif pour couvrir spécifiquement le risque inondation. Le Pays-Bas fait donc exception.

Comme je l’ai dit dans mon propos introductif, nous avons travaillé avec Météo-France au développement de modèles permettant d’anticiper le climat à l’horizon 2050-2100. Nous avons réalisé en 2016, dans le cadre de la 21e Conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21), une étude visant à évaluer l’évolution du coût des catastrophes naturelles à l’horizon 2050 dans le scénario cible de la COP 21, le « scénario RCP4.5 », qui correspond à une augmentation de la température moyenne par rapport à l’ère préindustrielle de 2 degrés. Ce scénario, relativement optimiste et construit à partir des données de Météo France, nous a fourni plusieurs milliers d’années de météo. Nous en avons déduit, année par année, le coût des dommages naturels. À l’horizon 2050, le coût global des catastrophes naturelles doublerait. Toutefois, sur ces 100 % d’augmentation, 70 % viendraient simplement de la hausse de la valeur des biens assurés. Qui dit hausse de la valeur des biens assurés dit mécaniquement hausse de la prime d’assurance. Il s’agit d’un phénomène d’inflation pur et simple. Les 30 % restants se répartiraient de la manière suivante : 10 % seraient liés à un mouvement de concentration des valeurs assurées et des populations dans les zones à risque - zones littorales, grandes villes construites en bordure des fleuves, partie méridionale de la France métropolitaine - ; pour les 20 % restants, l’augmentation serait liée à une augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements.

Nous sommes en train de finaliser une seconde étude avec un autre scénario de référence, le « scénario RCP8.5 », le scénario pessimiste, ou réaliste – je n’ai pas d’avis personnel sur la question –, selon lequel l’augmentation de température à l’horizon 2100 serait de 4 degrés, et de 2 degrés dès 2050. Ce scénario devrait forcément conduire à une évaluation un peu plus sévère de la hausse du coût des catastrophes naturelles à l’horizon 2050. Nous allons profiter de cette seconde étude pour faire des distinctions selon les périls, les territoires et la récurrence des catastrophes. Cette année, nous allons publier les résultats pour la France métropolitaine. L’année prochaine, nous publierons des résultats spécifiques pour les départements d’outre-mer.

Mme Claire Guion-Firmin. Je vous remercie pour votre exposé, monsieur Labilloy. Vous avez dit avoir mis en place très tôt des paiements pour soulager la trésorerie des assureurs. Cependant, le versement des acomptes par les assurances est intervenu très tardivement. Nous avons constaté une lenteur du processus d’indemnisation. Comment l’expliquez-vous ? Ces acomptes ne représentaient qu’un faible montant. Ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire de revoir la part versée au premier déblocage ?

M. Bertrand Labilloy. Je ne suis pas ici pour défendre, ni attaquer, les assureurs. CCR est l’opérateur central du régime et nous souhaitons que l’indemnisation des sinistres, en cas de catastrophe naturelle, soit la plus utile possible, afin de permettre la résilience des territoires et un rétablissement des fonctions économiques le plus rapide possible. C’est toute l’utilité d’un régime d’assurance comme le régime « Cat Nat » que d’assurer une indemnisation rapide et complète des dommages, et donc un redémarrage rapide de la vie économique et sociale d’un territoire.

Il se trouve qu’un certain nombre de facteurs se sont conjugués dans le cas de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, et ont provoqué un retard à l’allumage, puis un décalage. Cela se voit très bien dans les courbes de règlement des sinistres. Pendant un mois, il ne s’est pas passé grand-chose, et nous en connaissons les raisons. Il y a eu, tout d’abord, l’incapacité d’accéder aux territoires eux-mêmes pendant les premières semaines. Ensuite, les moyens humains et matériels des assureurs étaient dévastés localement par la catastrophe. D’autres facteurs, tout aussi spécifiques à ces zones, ont joué. Ainsi, il était difficile de rentrer en contact avec certains propriétaires car ils vivent souvent en métropole. Il a donc été compliqué de lancer la mécanique de réparation des dommages et donc le processus d’indemnisation. Nous avons même eu des difficultés avec les justificatifs bancaires à fournir.

Nous avons pris conscience, à l’occasion de ce sinistre de fait, que des difficultés d’ordre pratique, au cas par cas, peuvent véritablement gripper la mécanique d’indemnisation. Il y a eu aussi, il faut le dire, l’intervention d’experts en assurance auprès des assurés qui n’a pas forcément aidé au règlement rapide des dossiers et à des relations fluides entre les assureurs et les assurés. Je me permets de suggérer que cette profession, si c’en est une, soit réglementée comme celle des experts en assurance auprès des assureurs. Cela garantirait un niveau de professionnalisme minimum et aiderait à indemniser rapidement les sinistrés.

Nous avons beaucoup appris, je crois, de ce sinistre. Le retard initial est en train d’être rattrapé. Le rythme actuel d’indemnisation des sinistres pour Irma est supérieur à celui des inondations dans le centre de la France à la même époque, compte tenu de l’effet de rattrapage. Sur des sinistres de très grande ampleur, il faut plusieurs mois, et presque une année, pour que la totalité des dommages soient indemnisés. Aujourd’hui, pour les sinistres automobile, qui sont de petits montants et pour lesquels les choses sont très cadrées et assez simples, il y a plus de trois quarts des dommages qui ont été indemnisés. On est entre 40 % et 45 % pour les autres sinistres, qu’il s’agisse des sinistres habitation ou des sinistres subis par les entreprises.

S’agissant des mesures conservatoires, Stéphane Pénet, qui m’a précédé, a souligné à juste titre que le régime « Cat Nat » est un régime très encadré et administré. Il repose, toutefois, sur un partenariat public-privé et s’appuie à la fois sur le réseau des assureurs, leur maillage territorial et leur expertise, sur la puissance publique, qui a introduit l’obligation d’extension de l’assurance aux dommages des catastrophes naturelles, et sur CCR. La question qui se pose est celle de savoir où l’on place le curseur entre la liberté contractuelle, le jeu de marché, et l’encadrement réglementaire. Aujourd’hui, un encadrement réglementaire existe sur le détail de l’indemnisation. La compétition concurrentielle entre les assureurs porte sur la manière d’aider au mieux les assurés dans leurs démarches pour obtenir une indemnisation. On l’a vu lors des inondations de mai et juin 2016 dans le centre de la France : certains avaient même dépêché sur place des camions-bureaux dans lesquels les gens pouvaient, sur place, rencontrer les intermédiaires d’assureur pour procéder aux premières démarches. La réglementation peut fixer des cadres. Le jeu concurrentiel oblige les assureurs à adapter leur service aux sinistrés. Les deux sont donc utiles. Faut-il encadrer juridiquement le montant de l’avance initiale ? Je suis incapable de répondre à cette question. Aujourd’hui, il n’y a pas de cadre, c’est tout à fait clair.

Mme la présidente Maina Sage. Nous pourrions peut-être, en conclusion de cette audition, aborder les pistes d’amélioration attendues au regard de l’intensification future des événements climatiques majeurs. Vous nous l’avez dit, à l’horizon 2050, le coût global des catastrophes naturelles devrait doubler, 20 % de cette hausse relevant directement de l’intensification des catastrophes naturelles.

Le dispositif actuel, tel qu’il est conçu, sera-t-il prêt à assurer ces événements futurs ? Allons-nous faire face à un durcissement des offres des assureurs ? Face aux aléas croissants, la question de la pérennité du régime d’indemnisation des catastrophes naturelles est posée.

M. Bertrand Labilloy. Les ordres de grandeur que j’ai indiqués pour le scénario favorable d’une augmentation de la température de 2 degrés, ainsi que les premiers éléments dont je dispose sur l’analyse partant d’une hypothèse de hausse de la température de 4 degrés, me permettent de dire que la hausse prévue du coût des catastrophes naturelles, si nous ne faisons rien, serait d’un ordre de grandeur tout à fait absorbable par les assureurs et par le dispositif de réassurance public opéré par CCR.

Rien ne nous interdit toutefois, et ce serait d’ailleurs fort avisé, de mettre en place des mesures de prévention pour accompagner le changement climatique et le mouvement de concentration des populations et des activités économiques dans les zones à risque. Nous avons entamé un dialogue avec la direction générale du Trésor pour examiner de quelle manière les dispositifs existants, le fonds Barnier et le régime « Cat Nat » lui-même, pourraient être améliorés afin de favoriser les mesures de prévention. Dans ce domaine, CCR a un rôle à jouer, et nous nous souhaitons le jouer pleinement au travers de notre expertise en matière d’analyse de la vulnérabilité des territoires. C’est un rôle que nous jouons au cas par cas auprès de certaines collectivités locales. Nous avons également mené des missions pour certaines grandes entreprises publiques pour mesurer leur vulnérabilité à des inondations par débordement ou par ruissellement. Nous pourrions, à l’avenir, conseiller plus largement le fonds Barnier pour l’utilisation des sommes et l’allocation des subventions en fonction d’un critère d’utilité par rapport à l’exposition au risque.

Il est clair qu’il y a beaucoup à apprendre des politiques de prévention, s’agissant notamment du ratio entre le coût de ces politiques et leur rendement. À l’occasion des inondations de mai et juin 2016, où la Seine avait atteint, au niveau du pont d’Austerlitz, une hauteur de 8,20 mètres, nous avions montré que les barrages écrêteurs de crue construits dans les départements de la Marne et dans l’Aube avaient permis d’abaisser le pic de crue de plus de 50 centimètres. Cela peut paraître peu, mais c’est énorme en termes de dégâts évités. Je sais que d’autres projets similaires sont dans les cartons. Il serait fort utile de les en sortir.

Mme la présidente Maina Sage. Bien volontiers ! Nous sommes preneurs de toutes ces études qui permettraient d’améliorer demain nos dispositifs, de nous préparer aux risques et de mieux protéger nos populations. Nous vous remercions d’avoir pris le temps de cette audition. N’hésitez pas à nous fournir par écrit tout document complémentaire qui permettrait d’enrichir nos travaux.

 

Laudition sachève à dix-huit heures.

 

 


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31.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Thépot, directeur général du Centre hospitalier universitaire de Pointe-à-Pitre/Abymes.

(Séance du mercredi 30 mai 2018)

Laudition débute à dix-huit heures dix.

Mme la présidente Maina Sage. Nous avons le plaisir de recevoir, pour cette dernière audition de la journée, M. Pierre Thépot, directeur général du centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre-Abymes.

Merci d’être parmi nous, monsieur Thépot. Nous nous sommes rendus en Guadeloupe au mois de mars et nous avons pu voir à quel point l’incendie du 27 novembre dernier avait créé une situation problématique, d’autant plus préoccupante que la saison cyclonique recommence.

M. Yannick Haury, notre rapporteur, va vous préciser l’objet de cette audition. Nos questions s’orientent évidemment sur le processus général de traitement des crises climatiques. Nous souhaiterions savoir comment vous anticipez aujourd’hui les événements climatiques majeurs, comment vous les gérez, quels sont vos retours d’expérience après le passage de l’ouragan Irma et quelles sont les pistes d’amélioration éventuelles pour demain.

M. Yannick Haury, rapporteur. Pour avoir rencontré sur place les responsables de l’hôpital de Saint-Martin, dont nous jugeons la résilience particulièrement bonne, et les responsables de l’agence régionale de santé (ARS) de Guadeloupe, je souhaite dire, tout d’abord, que l’implication des personnels médicaux du service public ne souffre pas le débat. Elle a été totale. En revanche, nous avons des interrogations, de nature plus systémique, sur la manière dont les services de santé entrent dans le processus d’alerte et de gestion des cyclones.

Je souhaite donc, monsieur le directeur, vous poser quelques questions, les premières concernant la gestion des alertes.

Comment est organisée la réponse aux alertes résultant d’événements climatiques majeurs dans votre hôpital ? Un plan d’urgence est-il formalisé ? Êtes-vous alertés par Météo France ou, dans le cadre du centre opérationnel départemental (COD), par la préfecture ? Participez-vous au COD ?

Quelles sont les opérations types planifiées en cas de survenue d’un événement climatique majeur ?

Quelle est l’articulation entre les différents acteurs, préfecture, secours, hôpital et collectivités territoriales, s’agissant notamment de l’information des populations, lorsqu’elles cherchent à se procurer des médicaments, par exemple, ou à être orientées vers des structures d’accueil ?

Les questions suivantes concernent plus particulièrement l’événement Irma. Pouvez-vous relater la façon dont votre établissement a répondu aux tempêtes de cet automne ? Combien de personnes ont été prises en charge par votre établissement ? Ont-elles pu être évacuées et acheminées dans votre établissement dans des délais et des conditions satisfaisantes ? Avez-vous eu à faire face à un afflux de personnes en transit, je pense en particulier à des personnes venant de la Dominique ?

Quels enseignements tirez-vous de la gestion de cette alerte ? Quels points pourraient-ils être encore améliorés, notamment en ce qui concerne la prise en charge sanitaire ? Faut-il répartir différemment les moyens dans l’ensemble de la zone ?

Quelles sont vos recommandations pour améliorer la gestion des événements climatiques majeurs dans les zones littorales ?

Comment, enfin, améliorer le rétablissement des circuits d’acheminement des médicaments après de tels événements climatiques ?

M. Pierre Thépot, directeur général du centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre-Abymes. Je vous remercie beaucoup de me recevoir et je salue la présence de M. Olivier Serva, très présent aux côtés des établissements hospitaliers après le passage de l’ouragan Irma.

L’avantage d’un événement climatique majeur est qu’on peut l’anticiper. C’est très important de l’avoir à l’esprit. Les habitants de la Guadeloupe ont pris l’habitude de se préparer aux passages des cyclones, qui font partie de la culture locale, contrairement à d’autres risques auxquels ce territoire est pourtant également exposé.

J’ai moi-même été prévenu du passage d’Irma en Guadeloupe. Je n’étais pas sur place à ce moment-là, je suis rentré aussitôt à Pointe-à-Pitre, mais je n’ai pas pu y atterrir. Je suis donc reparti le jour même à Saint-Martin, où je suis resté trois jours, en pleine phase critique. Le cyclone José était également annoncé, mais il a finalement évité Saint-Martin.

Comment le CHU se prépare-t-il aux événements climatiques majeurs ? De mars à mai, au sein de la cellule de préparation, nous actualisons les consignes, nous tentons de résoudre les dysfonctionnements qui existent au quotidien et nous nous assurons des approvisionnements de stocks. Ce dernier point est très important. En cas de cyclone, c’est-à-dire en périodes rouge et violette, on ne peut pas sortir des bâtiments. Il est donc essentiel de bien réfléchir aux problématiques logistiques. Elles sont majeures pour l’établissement.

Pendant la saison cyclonique, nous exerçons une veille avec la préfecture et le service d’aide médicale urgente (SAMU). En cas d’alerte déclenchée par le préfet, j’active, au plus tard trois heures avant la fin de l’alerte orange, une cellule de crise dans le bâtiment principal - la salle dans laquelle elle se réunit généralement a d’ailleurs été touchée par l’incendie, ce qui constitue pour nous à l’heure actuelle un sujet de préoccupation. Il existe par ailleurs des cellules d’appui dans les sites satellites. Aujourd’hui, alors que nous sommes en pleine phase de réorganisation, nous réfléchissons à la capacité de ces établissements de nous accueillir. La réanimation pédiatrique est plus particulièrement au cœur de notre réflexion. Elle doit être transférée dans une polyclinique à proximité du CHU, mais nous savons déjà qu’en cas d’alerte cyclonique, les enfants devront être rapatriés sur le site du CHU, pour une meilleure organisation.

Lorsque la cellule de crise se réunit, un point de situation est effectué, avec une adresse mail particulière. Le système le plus efficace pour communiquer est WhatsApp, mais nous ne l’avons pas encore adopté. Pendant l’alerte violette, seul le personnel désigné reste dans l’établissement pour assurer la continuité des soins. L’objectif est d’avoir deux équipes, une équipe du matin et une équipe du soir, pour qu’elles puissent se relayer. On ne sait pas, en effet, en cas d’alerte, combien de temps va durer l’isolement. Il est difficile pour les personnels d’arriver au CHU et de ne rien faire, mais leur présence est absolument essentielle. Lors de l’ouragan Maria, nous avons été confrontés à une situation très compliquée compte tenu de l’état de fatigue de l’équipe de garde au bout de douze heures.

Quand on passe en alerte verte, la cellule de crise est levée et nous procédons aux opérations de nettoyage et de déblayage. C’est aussi l’heure du bilan. Le CHU de Pointe-à-Pitre est soumis à un « plan blanc » classique, qui précise l’organisation de la cellule de crise. Je l’ai détaillé dans la note que je vous ai adressée, je n’y reviendrai donc pas.

Nous portons une attention particulière à la communication. Nous organisons aussi la direction des soins, avec notamment des fiches réflexes pour l’accueil des enfants du personnel et pour les repas. Ces deux points peuvent paraître anodins, mais ils sont en réalité très importants. J’ai souvenir, pour Maria, d’une discussion de trois heures sur l’organisation des repas du personnel et leur prise en charge. Le diable est parfois dans les détails ! L’organisation des services médicaux et techniques est un sujet tout aussi essentiel. On l’a vu avec les pharmacies lors du passage d’Irma. Nous avons été obligés d’armer une pharmacie de ville pour fournir l’hôpital. Lors d’un tel cataclysme, les gens n’ont plus d’ordonnances ni de papiers. L’accès aux médicaments est un vrai problème.

L’organisation du laboratoire, de la stérilisation, de l’imagerie, mais aussi du dépôt de sang, doit aussi être prévue. L’Établissement français du sang (EFS) est situé à l’extérieur du CHU, or nous ne pouvons pas sortir en période rouge ou violette. Les employés de l’EFS venaient sur le site du CHU quand nous y avions encore des blocs opératoires. Toutes les fonctions supports, tels que les garages ou la blanchisserie, font également l’objet d’une organisation particulière en cas de crise. Nous savons quand le cyclone va arriver, mais nous ne connaissons pas son ampleur, ni son impact, ni sa durée.

Quelles sont les articulations entre le CHU et les différents acteurs ? En début de saison cyclonique, comme actuellement, nous sommes invités à une réunion de préparation par la préfecture, qui coordonne l’organisation du dispositif. Nous restons en contact avec le COD pendant toute la durée de la crise. Pendant Maria, la coordination entre les différents acteurs a très bien fonctionné. Pour Irma, en revanche, les problèmes de transmission ont été nombreux. Pendant cet événement, réellement hors norme, nous avons joué notre rôle d’établissement de référence. Il ne nous a pas directement impactés.

Il faut imaginer la difficulté du travail des assistants de régulation médicale du SAMU en période rouge. Ils n’ont aucune réponse à apporter aux demandes qui leur sont faites. Ils ne peuvent envoyer aucun vecteur pour transporter les personnes en difficulté. Ils subissent un stress terrible. Alors que l’on parle beaucoup actuellement de l’accueil du SAMU, je tenais à le souligner. Pendant la période violette, personne n’est autorisé à sortir, ni les pompiers, ni le SAMU, ni les services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR). Le SAMU reçoit des appels d’urgence de personnes qui ont des accidents vasculaires cérébraux, des infarctus, ou qui sont blessés après l’effondrement de leur maison. L’assistant de régulation doit trouver les mots justes pour rassurer des personnes paniquées à l’autre bout du fil. Je veux donc saluer le travail des assistants de régulation du SAMU. Ils sont guadeloupéens, ils connaissent ces situations et savent trouver les mots pour mettre les gens en sécurité le temps que les secours arrivent.

Pendant Irma, nous avons été amenés à organiser des évacuations sanitaires et surtout à accueillir des gens en transit à l’aéroport de Pointe-à-Pitre. Lors de l’ouragan Maria, nous avons connu de très grosses précipitations. Les députés ici présents pourraient sans doute en parler mieux que moi. Malgré de forts vents, Maria a eu peu d’impact sur la santé. Le CHU a toutefois été isolé par les eaux pendant quelques heures, mais nous n’avons pas constaté d’accroissement majeur de l’activité médicale. Les gens sont extrêmement disciplinés. Si la Guadeloupe et Saint-Martin ont connu aussi peu de victimes pendant l’ouragan Maria par rapport à d’autres secteurs des Caraïbes, tels que Porto Rico, c’est sans doute grâce à la qualité de l’éducation aux risques des populations, très bien relayée par les collectivités locales et les associations. On sent que ces territoires sont aguerris aux événements climatiques majeurs et qu’ils se sont approprié leurs problématiques. Ce sujet est même, par moments, un élément du discours syndical des personnels de l’hôpital. Lorsque nous avons procédé au débriefing des événements survenus pendant le cyclone Irma, ils ont déclaré que nous devions les laisser faire, car ils connaissent les risques. Ils les connaissent certes, mais l’organisation peut quand même être améliorée !

Combien de personnes ont été prises en charge par notre établissement lors de l’ouragan Irma ? Entre le 6 et le 15 septembre, nous avons évacué 237 personnes depuis les îles du nord, soit de grosses opérations d’évacuation, assurées par des avions militaires CASA, des avions de ligne ou l’hélicoptère de la sécurité civile, le Dragon. Au total, 9 décès et 120 blessés ont été enregistrés. À notre connaissance, aucun pronostic vital n’a été engagé dans le cadre des transports.

Quels enseignements tirons-nous de la gestion de cette alerte ? Des points d’amélioration ont évidemment été identifiés. Il faut notamment organiser les centres médicaux d’évacuation en zone aéroportuaire. À Grand-Case, à Saint-Martin, nous avons eu du mal, pendant quelques jours, à disposer d’un bureau médical à l’aéroport. À Pointe-à-Pitre, en revanche, une organisation s’est très rapidement mise en place. À Saint-Martin, le COD était à l’écart et l’hôpital était très démuni en termes de transmissions et de vecteurs de transport. C’était vraiment l’opération débrouille. Je me rappelle être parti avec des pompiers pour raccompagner une infirmière qui avait amené un patient blessé à l’hôpital et qui voulait retourner chez elle. Elle avait très peur, à juste titre car les risques étaient réels. Cette période a été quelque peu chaotique, jusqu’à l’arrivée du groupe d’intervention de la police nationale (GIPN) et des renforts.

Dans les territoires d’outre-mer, le problème de l’attractivité médicale se fait bien entendu sentir en cas de catastrophe naturelle, a fortiori en période de congés bonifiés. La période cyclonique correspond à la période des congés bonifiés d’août et de septembre. Les médecins partent pour deux mois, ce qui rajoute à la précarité des situations.

Les relations entre le COD et le SAMU sont un autre sujet compliqué. Elles étaient très confraternelles pendant les événements d’Irma, mais marquées par des difficultés de transmission. À Saint-Martin, lorsque la mission de l’établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) est arrivée, au moment d’Irma 1, elle n’avait pas de véhicules. Le patron du COD a dit à l’équipe de l’EPRUS de se débrouiller, comme s’il s’agissait d’une simple organisation non gouvernementale (ONG), alors qu’elle représentait l’État. Bien entendu, nous étions dans une situation de totale urgence, mais les choses auraient pu mal se passer avec des gens moins souples. Heureusement, les équipes de l’EPRUS sont habituées aux situations difficiles.

Autre exemple, la Croix-Rouge est arrivée avec ses propres moyens de transmission – ses équipes sont allées planter une antenne quelque part. De notre côté, nous étions tributaires de Santé publique France et nous n’avions pas de réseau. Nous devions monter en haut du morne. Les pompiers avaient beaucoup de travail et ne pouvaient pas mettre leurs véhicules à notre disposition.

Pour ce qui nous concerne plus particulièrement, nous avons également du travail à faire et nous avons déjà commencé. Nous devons renouveler notre parc de téléphones satellitaires, améliorer les formations et clarifier le rôle de l’ARS par rapport aux transporteurs sanitaires. À Saint-Martin, cette problématique s’est révélée particulièrement aiguë pour les 80 personnes dialysées, qu’il était urgent d’aller chercher et de transporter, puisqu’elles ne pouvaient plus être traitées dans l’île. De même, il nous a fallu trouver des solutions pour les personnes âgées dépendantes. L’urgence vitale a très vite été traitée, mais pour toutes ces personnes isolées, nous étions démunis. Je dois dire que j’ai été épaté, sincèrement, par l’organisation guadeloupéenne. À l’aéroport de Pointe-à-Pitre, les gens ont été immédiatement pris en charge et une solidarité incroyable a pris le relais de l’État.

Le CHU doit aussi mieux organiser sa flotte de véhicules ou, comme nous disons, les lots de postes sanitaires mobiles.

Chaque crise est différente, mais nous sommes aujourd’hui mieux préparés pour la prochaine. Nous avons pris des mesures pour l’approvisionnement en eau. Des changements sont par ailleurs intervenus dans le management.

Parmi les recommandations que je pourrais formuler, sécuriser les télécommunications sur la zone de l’aéroport me paraît l’une des plus importantes. Il faut aussi prévoir des réunions entre chefs de service avant la levée de la cellule de crise par le COD. L’ARS est représentée au COD, mais pas le CHU. Il serait pourtant très utile qu’un cadre de direction de l’hôpital y participe. Cela simplifierait les procédures et éviterait les courts-circuits éventuels.

Point extrêmement important, dont j’avais parlé avec l’ancien préfet, traditionnellement, en période grise, quand les habitants sont confinés chez eux, seuls peuvent sortir les services de secours, c’est-à-dire les SMUR et les pompiers. Les personnels hospitaliers, en revanche, ne sont pas autorisés à se déplacer, alors qu’il est indispensable qu’ils rejoignent le CHU pour assurer la relève. Il est donc impératif de préciser désormais qu’ils font partie des services de secours. Lors de l’ouragan Maria, les routes ont été déblayées à une très grande rapidité.

Les questions sociales font également partie de notre réflexion sur des pistes d’amélioration possibles. Les assistantes sociales doivent être mobilisées beaucoup plus tôt. À Saint-Martin, le contrôle d’identité de certaines personnes a posé problème, mais cela ne nous concernait pas directement. Les chambres froides, mortuaires, sont un autre sujet important. Nous avons également pris conscience au CHU que nous avions un problème de stockage des repas plusieurs jours sur le site. Nous nous sommes engagés à augmenter notre traitement du froid.

Vous avez également posé des questions sur les médicaments. Il me semble qu’il serait intéressant de réfléchir à un réseau d’officines relais, qui pourrait assurer en proximité la distribution de médicaments. J’ai accueilli chez moi des pharmaciens de Saint-Martin dont les pharmacies avaient été dévastées par les pillages. Il n’y avait plus d’officine relais à Saint-Martin, soit une réelle difficulté. Le dépannage inter-îles est un autre sujet important. Les Saintes et Marie-Galante ont été très fortement impactées par Maria. Il faut gérer ensuite les questions administratives, pour savoir qui paie quoi, et ce n’est pas toujours très facile.

M. Olivier Serva. Monsieur le directeur, nous sommes très contents de vous entendre aujourd’hui. Dès votre arrivée, vous avez été confronté à un monde tumultueux, avec Maria, Irma et l’incendie de l’hôpital, qui n’a pas facilité les choses. Vous avez, je crois, traduit la réalité de ce qui s’est passé. Le CHU a une expérience certaine des événements climatiques majeurs et arrive en général à bien les gérer, sous réserve des points d’amélioration que vous avez cités.

Reste une préoccupation à l’heure actuelle. Ces événements climatiques ont vocation à se répéter et nous allons, dans quelques semaines, entrer dans une nouvelle phase climatique risquée. Nous avons subi un terrible incendie au CHU de Pointe-à-Pitre, le premier incendie de France pour un CHU. Aujourd’hui, les solutions de redéploiement de l’offre de soins ne semblent pas encore tout à fait stabilisées. Le déménagement de telle ou telle tour, la relocalisation ponctuelle ou définitive des différents services – je pense à la néonatalogie –, la reconstruction du nouveau CHU, d’actualité puisque l’appel d’offres a été acté, sont autant de questions qui me poussent à vous interroger.

Si d’aventure de nouveaux événements climatiques majeurs se produisaient dans les prochaines semaines, ce qui est tout à fait envisageable, avez-vous imaginé un dispositif spécifique lié à la situation actuelle du redéploiement de l’offre de soins en Guadeloupe ?

Si oui, quelles seront les mesures complémentaires nécessaires à mettre en œuvre pour éviter de nouveaux dégâts matériels et humains, qui ne feraient qu’ajouter au sentiment d’insécurité de l’offre de soins, auquel vous faites face courageusement depuis plusieurs mois ?

Le personnel de l’hôpital, l’ARS, la préfecture et vous-même défendez des visions différentes. Tout ceci pourrait conduire à quelques hésitations. Avez-vous réfléchi à la manière de réagir en cas d’événement climatique majeur dans les prochaines semaines compte tenu de la situation particulière de notre CHU ?

M. Max Mathiasin. Bienvenue, monsieur le directeur, à l’Assemblée nationale.

Ma préoccupation, vous l’imaginez, est similaire à celle de mon collègue Olivier Serva. Au mois de juin, c’est-à-dire demain, nous serons en saison cyclonique, puisque celle-ci s’étend à peu près de juin à début octobre. Nous savons qu’un plan d’action est prévu pour l’hôpital, mais nous savons aussi que l’inquiétude est grande actuellement à Pointe-à-Pitre. Des évacuations sanitaires ont lieu, dans des conditions normales ou forcées, et ceux qui ont un peu d’argent vont se faire soigner en France métropolitaine. Des accidentés de la route restent plusieurs jours à attendre une intervention. Des opérations parfois urgentes sont reportées à une huitaine de jours. On dit à certains patients qu’ils vont être opérés le lendemain alors que l’on sait bien que cela ne sera pas possible. Nous avons rencontré la directrice de l’ARS, qui s’était engagée à nous apporter des précisions à la fin du mois, mais nous sommes toujours dans l’attente de ces éléments.

Vous êtes confrontés aujourd’hui à des questions et à des responsabilités cruciales. Pouvez-vous nous assurer qu’un plan d’action est prévu pour l’hôpital et qu’il pourra être mis en œuvre en cas d’ouragan ? Le personnel est démobilisé. Une partie du collectif de défense de l’hôpital ne travaille pas. Certains ont exercé leur droit de retrait. J’ai reçu la copie d’un courrier qui vous a été adressé, dans lequel des cadres hospitaliers affirment qu’ils ne sont pas associés aux discussions en cours. Compte tenu de cette démobilisation et de leur découragement, on peut douter que le petit personnel hospitalier et le personnel d’encadrement, médecins compris, aient le même état d’esprit, en cas de nouvelle catastrophe, que celui qu’ils ont manifesté lors d’Irma et que vous avez salué tout à l’heure. J’ai rencontré ces derniers temps, en Guadeloupe, des personnels qui sont en train de lâcher prise, alors qu’ils étaient, il y a quelques mois, mobilisés et volontaires.

M. Pierre Thépot. Je vous remercie d’avoir soulevé ces questions, qui sont effectivement des questions majeures. Dans son organisation actuelle, le CHU est en effet installé sur plusieurs sites. À ce jour, il n’y a toujours pas de bloc opératoire fonctionnel sur le site du CHU. Nous louons donc des espaces pour l’activité de chirurgie d’urgence et programmée à la clinique Les eaux claires, et pour l’activité obstétricale et la chirurgie pédiatrique à la polyclinique. Nous ne sommes qu’à 80 % de nos capacités. Nous avons donc des difficultés de flux.

Je rappelle toutefois que nous n’avons pas créé de sites hors sol. La question que vous soulevez serait d’actualité si nous étions encore logés dans les tentes de l’ESCRIM – « élément de sécurité civile rapide d’intervention médicale ». Nos services sont aujourd’hui hébergés dans des sites sanitaires qui ont l’habitude d’être exposés à des cyclones et qui ont leurs propres procédures de confinement. Des adaptations sont toutefois nécessaires. En outre, nos urgences n’ont pas réintégré le site du CHU. Les travaux sont finis, mais nous devons attendre le passage, la semaine prochaine, de la commission de sécurité. Le bâtiment dans lequel elles sont aujourd’hui installées comporte des baies vitrées qu’il convient de fermer avec des plaques de contreplaqué. Le confinement est notre principale préoccupation à l’approche de la saison cyclonique.

Nous organisons des réunions sur chaque site pour vérifier que les épisodes cycloniques sont anticipés. Nous sommes plutôt confiants aujourd’hui, mais cette organisation sur plusieurs sites ajoute évidemment à la complexité. Il n’y a plus, aujourd’hui, un point unique de livraison, mais plusieurs. Faut-il deux points d’approvisionnement ? Nous manquons par ailleurs de locaux de stockage. Néanmoins, j’insiste sur ce point, les partenaires qui nous hébergent sont déjà aguerris aux cyclones. Nous avons des questions à régler, mais nous y travaillons.

Nous allons ouvrir nos blocs mobiles d’urgence le 18 juin, ce qui nous permettra de centraliser les urgences sur le site du CHU. Il y a effectivement une forme d’épuisement au sein du personnel. Vous avez raison, les gens ne comprennent plus où on va. Certains sujets doivent encore être tranchés s’agissant du nouveau CHU et de l’organisation des soins critiques sur un seul site. C’est l’État qui tranchera, et pas moi. La directrice générale de l’ARS doit justement nous réunir mardi prochain, 5 juin, à la résidence départementale pour annoncer le plan d’action arbitré au niveau interministériel. Vous allez recevoir une invitation.

Les rumeurs qui circulent alimentent le malaise. Le sujet est très compliqué et nous ne pouvons pas nous tromper. Nous voulons une organisation logique et nous avons bien sûr en tête les problématiques cycloniques et sismiques, ainsi que les questions de sécurité incendie. Nous ne voulons prendre aucun risque. Nous avançons, je crois, de la bonne manière. Nous communiquons tous les mois à travers un périodique sur la crise au CHU. J’entends bien que certains cadres se sentent exclus. Les travaux se font avec les cadres supérieurs de pôle et la communication ne circule pas toujours. Il y a toutefois de très bonnes idées.

Nous avons traité cette crise en fonction d’une organisation définie par la directrice générale de l’ARS. J’adhère pleinement à cette organisation, qui répond à un fonctionnement rationnel. De nombreuses auditions ont lieu. Le courrier auquel vous avez fait référence ne présente pas la position des cadres en général, mais de seulement trois d’entre eux. Une minorité s’arroge parfois le droit de parler au nom de la majorité silencieuse. Vous n’en avez pas moins raison, monsieur le député : on sent un vrai découragement aujourd’hui. Nous avons déployé des équipes de psychologues qui vont au contact des équipes. Certains personnels ont déménagé quatre fois, ce qui est beaucoup. Mais comme le préfet l’a souligné hier, les Guadeloupéens démontrent actuellement, outre leur sens de la solidarité, une grande capacité d’agilité. Nous aspirons tous à revenir rapidement sur le même plateau technique et à travailler de nouveau dans un environnement totalement sécurisé.

Mme la présidente Maina Sage. Merci, monsieur le directeur. Nous suivrons avec attention l’annonce du plan d’action. Si j’ai bien compris, plusieurs scénarios sont à l’étude, ce qui explique sans doute la demande pressante d’informations au niveau local.

M. Pierre Thépot. Ce sont des informations dont je ne dispose pas moi-même, bien que nous ayons été associés à la réflexion… Mais je n’y vois rien à redire.

Mme la présidente Maina Sage. Pour l’instant, nous n’avons donc pas la garantie qu’en cas de nouvel événement climatique de forte intensité, nous serons en mesure de répondre à la demande de soins en Guadeloupe. Il me semble important de le souligner.

M. Pierre Thépot. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Les sites dans lesquels nos services sont hébergés sont préparés aux risques cycloniques.

Mme la présidente Maina Sage. Pourront-ils gérer le surplus éventuel de patients en provenance d’autres îles ?

M. Pierre Thépot. C’est un autre sujet et, vous avez raison, ce serait difficile. Non parce que les services du CHU sont organisés sur plusieurs sites, mais parce que l’offre de soins en Guadeloupe est extrêmement tendue. Il y a notamment urgence à retrouver des capacités de réanimation. Nous sommes par ailleurs confrontés à un problème de démographie médicale, un certain nombre de médecins ayant quitté l’île.

M. Max Mathiasin. Le collectif de défense de l’hôpital a demandé à nous rencontrer et a insisté sur le problème du laboratoire, en lien avec la pharmacie, la cardiologie et l’hémodialyse. Nos interlocuteurs nous ont donné un exemple, dont je ne saurais dire ce qu’il vaut, n’étant pas spécialiste. Si deux personnes sont en état de détresse cardiaque, il faut actuellement faire un choix entre les deux : l’un peut être soigné et l’autre pas. Vous l’avez dit, monsieur le directeur, l’hôpital travaille à flux tendus. Un tel choix est-il encore nécessaire aujourd’hui ?

M. Pierre Thépot. Non, je ne crois pas. Je ne vois d’ailleurs pas à quelle situation vos interlocuteurs ont fait référence. Il est toujours facile de caricaturer. Il est vrai que le travail médical de secours et la régulation sont très difficiles, mais nous sommes toujours parvenus jusqu’ici à transférer les personnes en réanimation lorsque c’était nécessaire.

Vous évoquez la question du laboratoire et de la pharmacie, c’est-à-dire en réalité du plateau technique, qui a le plus souffert de l’incendie. Au laboratoire, tous les contrôles réglementaires permettant de démontrer l’absence de risques graves et imminents ont été menés. Nous sommes encore dans cette phase avec l’inspecteur du travail. Nous prenons toutes les dispositions nécessaires pour que les personnels puissent revenir au travail. La situation est tendue, mais jamais aucun médecin ne m’a dit qu’il avait été obligé de choisir entre un patient et un autre. Les urgences et les SMUR travaillent à flux tendus, mais comme c’est souvent le cas pour ces services. Paradoxalement, il y a même plutôt moins de passages aux urgences en ce moment qu’à la même période l’année dernière. Comment cela s’explique-t-il ? Tout simplement par le fait que les Guadeloupéens sont résilients et qu’ils ne vont aux urgences que lorsque cela leur semble vraiment nécessaire.

M. Max Mathiasin. Je tenais cette information d’un cardiologue, mais pas de celui qui est à la tête du collectif de défense de l’hôpital. Ce cardiologue n’a jamais lâché prise, il continue de travailler et je le tiens pour quelqu’un d’assidu et de sérieux.

M. Pierre Thépot. Si une telle situation s’est produite, elle doit faire l’objet d’une fiche d’événement indésirable grave. Les médecins doivent normalement signaler ce type d’événement pour qu’il soit traité dans le cadre de notre relation avec l’ARS. Il me paraît important qu’un retour d’expérience ait lieu, pour comprendre ce qui s’est passé. Très sincèrement, je n’ai pas eu connaissance d’un tel cas, qui ne constitue certainement pas une généralité, bien heureusement.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous suggère, cher collègue, de formuler par écrit et très précisément votre question, afin d’obtenir une réponse circonstanciée sur la capacité du CHU à répondre aux urgences.

Nous vous remercions, monsieur le directeur. N’hésitez pas à nous fournir des documents complémentaires.

Laudition sachève à dix-huit heures cinquante-cinq.

 


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32.   Audition, à huis clos, de M. Christian Gosse, directeur délégué d’EDF Solutions énergétiques insulaires, de Mme Véronique Loy, directrice adjointe des affaires publiques ; de M. Antoine Jourdain, directeur technique d’ENEDIS, de M. Pierre Guelman, directeur des affaires publiques ; de M. Jean Paul Roubin, directeur de l’exploitation, de Réseau de transport d’électricité (RTE), de M. Philippe Ruaux, directeur délégué de la maintenance, de M. Philippe Pillevesse, directeur des relations institutionnelles et de Mme Marie Georges Boulay, secrétaire générale adjointe de SFR Altice France.

(Séance du jeudi 7 juin 2018)

Cette audition, à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu

 

 


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33.   Audition, à huis clos, de M. Thierry Kergall, directeur d’Orange Antilles- Guyane, de M. Patrick Squizzato, directeur de l’intervention à Orange France, et de Mme Carole Gay, responsable des affaires institutionnelles du groupe Orange

(Séance du jeudi 14 juin 2018)

Cette audition, à huis clos, n’a pas fait l’objet d’un compte rendu

 

 


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34.   Audition, à huis clos, du contre-amiral René-Jean Crignola.

(Séance du lundi 18 juin 2018)

L’audition débute à dix-sept heures.

Mme la présidente Maina Sage. Bonjour à tous. Cette mission d’information a été créée par l’Assemblée nationale suite aux événements climatiques qui sont survenus aux Antilles l’an dernier, essentiellement à Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Son objectif est d’évaluer les politiques publiques portant sur l’anticipation et la gestion de ces événements, en amont et lors de la crise. Nous nous concentrons sur ce qui s’est passé aux Antilles afin d’en tirer des leçons et des retours d’expérience intéressants pour tous les territoires.

La dernière phase, la reconstruction, est souvent la plus difficile à mener. Notre étude ne se limite pas aux Antilles, elle traite de l’ensemble des politiques publiques nationales, à la fois dans l’Hexagone et outre-mer.

Nous nous sommes rendus aux Antilles mais un calendrier très contraint ne nous a pas permis de vous rencontrer alors, et nous vous sommes d’autant plus reconnaissants, amiral, de votre venue aujourd’hui. L’armée, et en particulier la marine, a été un des acteurs privilégiés des secours apportés sur place à la suite du passage d’Irma, puis de José.

Notre mission n’a pas pour objectif de critiquer les pouvoirs publics ni de les défendre. Elle a pour but d’évaluer la situation et de suggérer des modifications possibles. Nous avons souhaité que cette audition se déroule à huis clos. La parole est libre, il y aura un compte rendu qui vous sera envoyé pour relecture et que vous pourrez librement modifier, voire qui ne sera pas publié si vous le décidez. C’est pour nous un moment privilégié pour aborder toutes les questions sur les conditions dans lesquelles vous avez contribué à aider ces territoires en période de crise.

M. Yannick Haury, rapporteur. À mon tour, amiral, je vous remercie vivement de votre venue. Mes questions ne sont pas limitatives mais destinées à orienter notre discussion.

La Marine a effectivement joué un rôle majeur à la suite du passage d’Irma. Pouvez-vous nous exposer le déroulé de votre intervention ? Plus précisément, pouvez-vous nous décrire le lien entre le processus décisionnel et la chaîne de commandement civile et militaire ? Vos relations avec la préfecture ont-elles posé des difficultés ? Quelle appréciation porter sur le fait que les effectifs de la préfecture déléguée à Saint-Martin soient réduits, qu’il n’y a pas de préfecture de plein exercice ? Est-ce que ce fait a gêné les opérations ?

M. le contre-amiral René-Jean- Crignola, commandant supérieur des forces armées aux Antilles (FAA), de la zone maritime Antilles et de la base de défense Antilles. Merci, mesdames et messieurs les députés, de me recevoir aujourd’hui, plusieurs mois après la fin de l'opération. La période est doublement intéressante : elle intervient alors que les processus de retour d’expérience mis en œuvre par les différents acteurs engagés dans cette crise ont pu être croisés et mutuellement enrichis afin d’en tirer des enseignements consolidés. Le moment est aussi opportun car nous venons d’entrer à nouveau en période cyclonique (1er juin au 30 novembre).

Vous avez souligné le rôle majeur de la marine à la suite du passage d’Irma. Celui-ci a effectivement été déterminant mais je tiens à préciser que les forces armées aux Antilles sont interarmées et que toutes les composantes (terre, air, mer) des armées ont été engagées dans cette crise. Les forces armées aux Antilles ont, comme l’ensemble des forces de souveraineté, été réorganisées ces dernières années, avec notamment, pour les Antilles, un redéploiement de la composante aérienne en Guyane. À dominante maritime tout en ayant une composante terrestre et une capacité d’accueil de moyens aériens, elles forment aujourd’hui un dispositif à la fois cohérent et complémentaire avec les forces armées en Guyane (FAG).

La composante marine des FAA comprend deux frégates de surveillance et un remorqueur portuaire côtier stationnés à Fort de France, où nous avons une base navale avec des capacités de soutien et d’entretien naval, et un patrouilleur côtier de gendarmerie stationné à Pointe-à-Pitre. Elle va être renforcée en 2019, avec l’arrivée du bâtiment multimissions (B2M) « Dumont d’Urville », qui remplacera le bâtiment de transport léger (BATRAL) du même nom, mais avec des capacités opérationnelles différentes, et du patrouilleur léger antillais (PLA) « La Combattante », identique à ceux déjà déployés en Guyane. Le renforcement des FAA par un PLA a été décidé par la ministre des armées à l’issue de la crise des cyclones.

La composante terre des FAA est formée par un régiment d’infanterie de marine, le 33ème RIMa, dont le commandement se situe à Fort de France et qui dispose, en Martinique, de deux compagnies d‘active tournantes sur la base de missions de 4 mois, et d’une compagnie de réservistes et, en Guadeloupe, d’une compagnie de réservistes. Bien qu’appartenant au ministère des outre-mer, les régiments du service militaire adapté (RSMA) de Martinique et de Guadeloupe peuvent être engagés dans le cas de crise comme celle que nous avons vécue, avec des éléments placés sous mon contrôle opérationnel.

La composante air de FAA se limite à une plateforme d’accueil, le pôle aéronautique étatique, situé au Lamentin sur le site de l’ancienne base aérienne. Ce pôle accueille de façon permanente des aéronefs de différents ministères et peut être utilisé par des avions de transport et hélicoptères lourds comme cela a été le cas lors de cette crise.

Les forces armées aux Antilles ont des missions permanentes, et des missions de crise, avec un contrat opérationnel fixé par le chef d’état-major des armées (CEMA). L’intervention sur le territoire national en cas de catastrophe naturelle (CATNAT) fait partie de ces missions de crise. Les forces armées aux Antilles se préparent aux opérations CATNAT, qu’il s’agisse de cyclone, de tremblement de terre, de tsunami ou autre. Des plans d’opération sont prévus et régulièrement actualisés, avec un système d’alerte et de montée en puissance qui permet d’anticiper.

Les forces armées aux Antilles sont des forces de souveraineté. L’exercice de cette souveraineté implique des missions régulières en Martinique, Guadeloupe et dans les îles du Nord (Saint-Martin et Saint Barthélémy) : elles entretiennent une bonne connaissance du terrain, particulièrement utile en cas de crise comme celle d’Irma.

Ces forces sont organisées pour répondre aux crises, avec des capacités projetables pour être en mesure d'apprécier une situation et de conduire les premières opérations d'urgence en cas de catastrophe naturelle sur l’un de nos territoires.

En cas de catastrophe naturelle, les armées interviennent sur demande de concours ou sur réquisition formulées par le préfet de zone, et sous le commandement de la chaîne militaire, dont j’assure le niveau opératif. Les forces engagées sont placées sous mon contrôle opérationnel par le CEMA. Elles interviennent pour produire des effets répondant aux demandes exprimées par le préfet de zone et en complémentarité des autres administrations engagées, selon le principe de la règle des « 4I » (les capacités des autres administrations permettant d’atteindre les effets recherchés sont Inexistantes, Inadaptées, Indisponibles, ou Insuffisantes).

Cette crise est née d’un phénomène climatique complètement inédit qui vous a largement été décrit quand vous êtes allés aux Antilles. Les forces armées ont contribué à l'assistance des populations sinistrées dans le cadre interministériel que je viens de décrire, mais aussi dans un cadre multinational, j’y reviendrai plus tard. Cette contribution des armées a pris la forme d’une opération baptisée « opération Irma », avec l’ensemble des forces engagées, quelle que soit leur provenance (Antilles, Guyane, métropole) placées sous mon contrôle opérationnel. Ce niveau d'engagement des armées dans une crise de cette nature aux Antilles est sans précédent. Pour les FAA, il a constitué une sorte de stress test après la réorganisation de ces forces que j’ai évoquée. Si de nombreux enseignements ont été tirés, avec des marges de progrès identifiées, cette « épreuve du feu » a été réussie.

Cet engagement a permis d'obtenir les effets recherchés et demandés par le préfet de zone, avec lequel le dialogue a toujours été extrêmement constructif. Le préfet Frank Robine avait un peu plus d' « ancienneté » que moi sur le territoire, puisqu’il était en poste depuis environ trois mois et moi depuis une semaine seulement avant le passage d’Irma. Cette connaissance mutuelle construite dans l’épreuve nous a soudés, avec une relation de confiance très forte qui perdure aujourd’hui.

De façon synthétique, l'opération s'est déroulée en trois phases. La première phase, que je qualifierais d'anticipation, avant qu’Irma n’arrive, a duré du 3 au 6 septembre. Elle a constitué en une bascule d'efforts pour faire rallier des moyens aériens de Guyane (avion de transport CASA et hélicoptère PUMA), réorienter les missions des frégates de surveillance pour anticiper leur engagement dans des opérations de secours aux populations et préparer la projection éventuelle de détachements terrestres, du 33ème RIMa mais aussi des RSMA de Martinique et de Guadeloupe. La structure de commandement opératif est également montée en puissance, avec l’activation d’un poste de commandement interarmées (PCIA) à Fort de France.

Dès le lundi 4 septembre, donc deux jours avant le passage d'Irma, nous avons prépositionné des équipes militaires à Saint-Martin ; un détachement au centre opérationnel de la préfète déléguée pour la conseiller dans la gestion de la crise ; deux modules d'intervention légers du 33e RIMa, ce qui représente une trentaine d'hommes, qui sont capables de faire une première appréciation de la situation une fois que le cyclone est passé ; des postes de secours mobile ; des pompiers et des médecins qui ont été projetés grâce à l'avion Casa qui a rallié la Martinique avant que le cyclone ne passe. Nous avions également commencé à acheminer du fret, 3,8 tonnes précisément.

Le 6 septembre Irma passe sur les îles du Nord, après une montée en puissance extrêmement rapide.

Nous sommes ensuite passés dans la deuxième phase de l'opération, qui a consisté en du secours d'urgence au profit des populations sinistrées et une contribution à la sécurisation de l’île de Saint-Martin. Dans la situation de chaos qui suit une catastrophe naturelle de cette ampleur, il est nécessaire d’apporter de l’aide de premier secours aux populations mais aussi de garantir leur sécurité dans un contexte propice à toutes sortes de méfaits. Ce fut le cas à Saint-Martin, qui connaissait déjà avant le passage d’Irma un niveau de délinquance élevé.

Lors de cette deuxième phase, du 7 au 23 septembre, marquée par la venue du Président de la République le 13 septembre, un pont logistique aérien et maritime au profit de Saint-Martin a été mis en place. Les forces armées ont très rapidement sécurisé et réouvert les points d’entrée aérien et portuaire de Saint-Martin, avec, dès le lendemain du passage du cyclone, le premier poser d’avion de transport Casa sur l’aéroport de Grand Case et l’accostage des frégates de surveillance au port de Galisbay, après une reconnaissance des quais et de leurs approches effectuée par plongeurs embarqués sur ces bâtiments.

Cette phase a aussi été mise à profit pour acheminer de l’aide humanitaire en grande quantité, conduire des évacuations médicales et sanitaires à l'aide d’hélicoptères dans des zones difficiles d'accès, et puis vers les bateaux et les frégates qui étaient là, et ensuite par avion Casa vers la Guadeloupe ou la Martinique. Des opérations de déblaiement ont été réalisées lors de cette phase avec des éléments du 33e RIMa, mais aussi un détachement du RSMA. Un premier détachement est arrivé très rapidement, puis nous sommes montés à un volume de deux cents jeunes du RSMA, qui étaient relevés tous les quinze jours compte tenu des conditions éprouvantes de leur engagement sur le terrain. La capacité de transport aérien a été très largement renforcée, notamment avec le concours de deux A400M, qui opéraient sur l’aéroport de Juliana.

Afin de garantir la sécurité des populations, les forces armées ont été engagées sur l’île de Saint-Martin aux côtés des forces de sécurité intérieure (FSI). Cette contribution a été réalisée par les éléments déjà projetés du 33RIMa, renforcés pas des unités d’infanterie des FAG et une compagnie du 3ème RPIMa venue de métropole (échelon national d’urgence). L’ensemble de l’île a été couvert, avec notamment des patrouilles coordonnées avec la gendarmerie, de jour comme de nuit. Elle a très rapidement produit les effets escomptés, permettant, malgré la situation de chaos, de rétablir un bon niveau de sécurité sur l’île et de couper court à toutes sortes de rumeurs terrorisantes pour les populations (pillages organisés par des bandes armées évadées de la prison de Sint-Marteen,…).

Lors de cette phase, les forces armées ont participé à l’évacuation par voie aérienne des populations sinistrées, avec une priorisation fixée par le préfet de zone. Sa mise en œuvre s’est révélée délicate avec une forte pression des populations sinistrées qui souhaitaient quitter au plus vite Saint-Martin après le traumatisme qu’elles avaient subi et compte tenu de la situation générale particulièrement dégradée sur l’île. Les armées disposent de savoir-faire dans ce domaine, généralement mis en œuvre pour évacuer, souvent dans l’urgence et dans un contexte sécuritaire potentiellement difficile, des ressortissants français d’un pays où ils sont menacés. Sans être mis explicitement en œuvre, c’est en partie ce qui a été réalisé et qui aurait pu être plus formalisé dans ce sens.

Au cours de cette phase, nous avons aussi conduit des reconnaissances subaquatiques pour finir de sécuriser le port de Galisbay et confirmer la praticabilité des plages envisageables pour un débarquement amphibie par le BPC. L’arrivée sur zone du BPC, avec des capacités lourdes de génie et de nombreuses capacités opérationnelles utiles pour la phase de rétablissement sommaire (22 détachements provenant de toute la France et embarqués en un temps record sur le BPC à Toulon), était prévue le 23 septembre. Cette période a été mise à profit pour définir avec la préfecture les chantiers à mettre en œuvre en priorité et commencer leur organisation.

La troisième phase a été celle du « rétablissement sommaire ». Nous avons retenu cette formulation, qui peut surprendre, pour éviter de laisser croire que nous allions reconstruire l’île. La reconstruction ne fait pas partie de la mission des armées. Nous avons conduit, en liaison avec le préfet et la chaîne de gestion de crise, des actions permettant à la population de revenir vers une vie normale. Cette troisième phase s’est étalée du 24 septembre au 20 octobre, vingt-deux chantiers ont été conduits, dès le débarquement des moyens du BPC sur les plages de Saint-Martin, parce que le port de Galisbay n’était pas accessible à un BPC : il y a six mètres de fond au niveau du quai. Nous avons également déchargé des moyens à Philipsburg, dans la partie néerlandaise.

La collaboration avec la partie néerlandaise a peut-être été difficile pour certains acteurs, mais en ce qui concerne les armées, elle n’a pas rencontré de point bloquant, notamment dans l’utilisation des plateformes aéroportuaire (Juliana) et portuaire (Philipsburg) et l’acheminement logistique par voie routière vers Saint-Martin. Les excellentes relations entretenues avec mon homologue néerlandais (COMNLCAR), basé à Curacao, ont probablement joué un rôle facilitateur.

Le désengagement des forces a débuté lors de cette phase, de façon progressive, en prenant en compte l’évolution de la situation et la réalité des besoins sur zone. Il est en effet apparu assez rapidement qu’il n’y avait plus lieu de maintenir des forces de sécurisation alors que le calme était revenu.

Quelques jours après Irma, le 9 septembre exactement, l’ouragan José est passé au large des îles du Nord, fort heureusement suffisamment loin pour ne pas causer de dégâts importants. Irma a causé un nombre de victimes limité. Si José était passé sur Saint-Martin dans la foulée d’Irma, il est probable que ce nombre aurait très largement augmenté.

Dix jours plus tard l’ouragan Maria est arrivé sur l’arc antillais. Il a concerné la Guadeloupe, avec des dégâts réels, mais fort heureusement limités, et La Dominique, plus sévèrement touchée, avec des dégâts considérables.

Tout en conservant la priorité au territoire national, le dispositif mis en place pour Irma a été adapté lors du passage des deux cyclones suivants. Il a fallu préserver les moyens avec une phase de confinement, puis le déploiement d’équipes de reconnaissance en Guadeloupe après Maria, et enfin une aide a été apportée avec le BPC, les frégates et le remorqueur côtier Maïto à La Dominique.

En parallèle de l’opération Irma, une autre opération, baptisée « Albatros », a été déclenchée par l’EMA/CPCO. D’initiative française, l’opération « Albatros » avait pour but d’optimiser les capacités aériennes et maritimes mises en œuvre par les différentes nations engagées dans le cadre de cette crise. Constituée sur une base européenne (FR, NL, UK), elle intégrait la coordination avec les États-Unis et le Canada, invités à détacher des officiers de liaison au sein de la cellule de coordination multinationale (MNCCC – Multinational Caribean Coordination Cell) mise en place à Curacao. La MNCCC a été opérationnelle le 21 septembre. Un des enseignements retenu consiste à la prévoir très en amont, pour permettre un emploi optimisé des capacités mises en place dès le début de la crise. La coordination avec l’agence caribéenne de gestion des urgences en cas de catastrophe – Caribbean Disaster Emergency Management Agency (CDEMA) – et le Système de sécurité régional – Regional Security System (RSS) – doit aussi gagner en efficacité. Des actions ont été engagées dans ce sens.

Au bilan, pour les armées, cette opération, réalisée principalement sur le territoire national mais ayant aussi permis de porter assistance à l’île de La Dominique, dans un cadre interministériel, interarmées et multinational a été un succès. L'action des armées a été marquée par l’anticipation, la réactivité et l’efficacité, dans un contexte de phénomène climatique exceptionnel à la fois par son ampleur et par la succession de trois cyclones en l’espace de deux semaines.

Les forces de souveraineté ont montré leur intérêt, mais leur renforcement est indispensable. Ce dispositif fonctionne, mais il a ses limites : les vecteurs aériens des FAG, qui interviennent en renfort des FAA sur demande, sont engagés dans des opérations permanentes, notamment dans le cadre de la lutte contre l’orpaillage illégal. Leur emploi prolongé dans une crise comme celle d’Irma (6 semaines) a donc un impact significatif sur la conduite de ces opérations. Leur disponibilité technique n’est par ailleurs pas garantie, les conditions d’exécution des missions en Guyane étant particulièrement sévères.

Les forces en métropole, qui ont largement renforcé les forces armées aux Antilles, sont, comme vous le savez, elles aussi sous tension, avec un taux d’engagement opérationnel très élevé. Le renforcement par des moyens comme un A400M ou un BPC peut avoir des conséquences sur des opérations en cours et nécessiter des arbitrages difficiles, pris à l’échelon central. Parmi les réflexions engagées dans le cadre du retour d’expérience, l’idée d’un déploiement préventif d’un BPC pendant la période cyclonique a été évoquée : elle n’est en fait pas très réaliste et ne répondrait pas forcément au besoin d’acheminement de moyens lourds du génie venant de métropole. Un BPC vide serait de peu d’utilité. L’arrivée du BPC Tonnerre, avec ses moyens lourds du génie, s’est effectuée dans le bon tempo.

Il en est un peu de même pour les avions et les hélicoptères : le déploiement préventif d’avions de transport et d’hélicoptères lourds sur le pôle aéronautique étatique de Fort de France est techniquement possible mais peu réaliste compte tenu des tensions sur ces capacités et du risque d’endommagement en cas de cyclone avant même de s’en servir.

Pour vous donner quelques chiffres, 1 700 militaires ont été engagés, dont 1 300 à Saint-Martin. C’est donc un volume de forces très important, en comparaison, les FAA comptent environ 1 200 personnes, dont 200 civils. Deux frégates de surveillance, un BPC, deux avions de surveillance maritime Falcon 50 ont été engagés. Comme nous étions en mission de lutte contre le narcotrafic, et en relève d’un moyen aérien que nous demandons quand nous conduisons ces missions, nous avions deux Falcon 50 sur zone. Ils ont permis de conduire les premières reconnaissances aériennes, qui ont couvert non seulement Saint-Martin et Saint-Barthélémy, mais aussi les Îles vierges britanniques. Ils ont aussi effectué des missions de reconnaissance au profit de nos alliés sur zone.

Quatre avions de transport tactique (Casa et A400M) ont été engagés, sept hélicoptères (Puma, Caïman, Panther et AlIII) ; des moyens lourds du génie. 8 318 personnes ont été transportées par les armées, nous avons effectué 500 liaisons aériennes.

M. Yannick Haury, rapporteur. Avez-vous rencontré des problèmes de communication ? D’autre part, a-t-il été difficile d’héberger les personnels arrivés en renfort et, selon votre expérience, l’armée peut-elle apporter un soutien logistique dans ces circonstances ?

Mme Sandrine Josso. Il semble qu’il y ait eu des problèmes de fonctionnement et d’adéquation des moyens entre l’armée, la chaîne civile et les services de santé. Comment l’armée aurait-elle pu améliorer son action opérationnelle de ce point de vue ?

Mme la présidente Maina Sage. Qu’en est-il des personnels militaires qui ne sont pas habilités à procéder à des arrestations ? Les légionnaires, par exemple, constituent une force de dissuasion et de protection mais ne peuvent pas procéder à des interpellations. Nous avons notamment entendu le témoignage marquant d’une cheffe d’entreprise dont les locaux étaient protégés par ces forces et qui, hélas, n’a rien pu faire d’autre que de laisser passer les pilleurs. Comment les choses se sont-elles passées sur le terrain ? Dans des circonstances de cette nature, préconisez-vous l’adoption d’un cadre légal d’urgence permettant aux forces d’intervenir en dépassant le cas échéant leurs prérogatives ?

M. le contre-amiral René-Jean Crignola. Nous avons en effet rencontré des difficultés de communications puisque tous les moyens de l’île étaient hors d’usage, empêchant toute remontée d’informations concernant les victimes, les destructions et toute diffusion d’informations relatives à l’aide en cours d’acheminement. Les forces militaires projetées sur place disposaient de moyens de communications autonomes mais insuffisants pour couvrir tous les besoins des différentes administrations engagées. Ces moyens ont parfois été réquisitionnés comme cela a été le cas au centre opérationnel de Saint-Martin, au profit de la préfète déléguée, totalement privée de moyens de communications après la destruction de la préfecture. Au bilan, il ressort que les capacités militaires de télécommunications mises en œuvre dans ce type d’intervention sont à renforcer en nombre et en puissance. Il a en effet été difficile, dans les soixante-douze premières heures, d’apprécier la situation de manière précise et fidèle. En outre, le blackout des communications a favorisé la circulation de rumeurs. Des enseignements ont été tirés afin d’assurer la diffusion d’informations fiables au profit de la population. Celle-ci peut s’effectuer par des moyens très simples, qui peuvent paraître désuets à l’heure des réseaux sociaux et d’internet, comme des haut-parleurs sur des camionnettes pour informer la population sur les lieux et créneaux horaires des points de distribution d’eau.

En ce qui concerne la capacité de l’armée à fournir des lits picots et autres équipements similaires, cela a été fait, notamment en Guadeloupe sur le camp Dugommier. Sa capacité d’accueil est néanmoins à la fois limitée et rustique. La Guadeloupe, par sa position centrale, s’est très rapidement imposée comme le hub logistique naturel. Les forces armées aux Antilles ont fortement réduit leur emprise en Guadeloupe ces dernières années. Les capacités d’accueil ont été utilisées à plein rendement ; elles ont même, au prix d’aménagements de circonstances, permis d’accueillir le double de la capacité prévue. Les forces projetées à Saint-Martin disposaient de leur propre soutien (modules 150 projetés) mais n’avaient pas de capacités d’accueil ni d’hébergement (lits picots) au profit des populations.

Mme la présidente Maina Sage. Combien de modules l’armée possède-t-elle sur l’ensemble du territoire ?

M. le contre-amiral René-Jean Crignola. Les deux modules 150 disponibles à Fort de France ont été projetés. D’autres capacités du même type existent en métropole mais il faut les acheminer. 

La coopération entre les forces armées et les autres services de l’État a très bien fonctionné – elle a même été remarquable avec la gendarmerie à Saint-Martin. En ce qui concerne le cadre juridique d’intervention, madame la présidente, il est vrai que les militaires ne possèdent pas les pouvoirs d’un officier de police judiciaire et n’emploient la force qu’en cas de légitime défense, laquelle ne se décrète pas mais se prouve a posteriori. Pour pallier cet écart de compétences, des patrouilles communes ont été organisées avec la gendarmerie. Peut-être la cheffe d’entreprise que vous avez rencontrée a-t-elle été victime d’incidents en début de crise, alors que le dispositif était encore en cours d’organisation, mais ces patrouilles de militaires ont permis de rassurer la population et d’avoir un effet dissuasif important face à d’éventuels pillages ou délits, couplé avec la capacité des gendarmes de conduire des interpellations.

Pour ce qui est des pillages, le général de gendarmerie Descoux, (COMGEND Guadeloupe), déployé à Saint-Martin pendant toute la crise et donc parfaitement au fait de la situation sécuritaire, en a dressé un bilan assez nuancé, faisant apparaître un décalage entre les rumeurs et la réalité des délits constatés. Il y a sans doute eu des pillages, notamment dans les heures qui ont suivi le passage d’Irma, mais ils ont été moins violents que ce que l’on a pu craindre et ont été rapidement contenus. L’action combinée des militaires et des forces de police et de gendarmerie a permis de ramener la délinquance à un niveau ordinaire.

Je n’ai pas constaté de dysfonctionnement dans les liens entre les forces armées et les services de santé. L’hôpital a d’abord été annoncé comme étant totalement inopérant, puis il est apparu que certaines salles pouvaient encore fonctionner. Les armées n’ont pas été mandatées pour fournir une assistance médicale à la population. Les médecins étaient nombreux sur place, et les organisations non gouvernementales (ONG) telles que la Croix-Rouge sont également intervenues. Les équipes médicales engagées en soutien des troupes déployées ont également porté assistance aux populations sinistrées, sans pour autant aller jusqu’à établir un hôpital de campagne, le besoin n’en ayant pas été exprimé.

Il est toujours possible de faire mieux, et nous avons tiré de cette crise des enseignements dans tous les domaines. Les forces armées ont été extrêmement efficaces. Il a pu être dit qu’elles n’avaient pas assez anticipé : c’est faux. Elles étaient présentes en temps voulu, et avec les moyens nécessaires. Le dispositif des forces de souveraineté permet de répondre à ce genre de crise, avec un processus de renforts adaptés à son ampleur. Tous les moyens ne sont pas disponibles sur place et tout de suite ; il faut anticiper pour les déployer – ce qui est possible avec les phénomènes cycloniques, mais beaucoup moins face à d’autres phénomènes naturels comme par exemple un tremblement de terre, qui n’offre pas de préavis, peut causer des dégâts plus importants, avec de nombreuses victimes.

Mme la présidente Maina Sage. Ajoutons le risque d’éruption volcanique.

M. le contre-amiral René-Jean Crignola. En effet, quoique les sismographes permettent d’anticiper quelque peu les éruptions. À la Martinique, la ville de Saint-Pierre est bien placée pour connaître les effets désastreux que peut avoir une éruption. Les Antilles sont à la croisée de tous les risques naturels : citons également les lahars du Prêcheur, à la Martinique, et, dans une moindre mesure, les algues sargasses.

J’en viens aux enseignements tirés et aux pistes d’amélioration face au risque cyclonique. La posture d’alerte cyclonique est pertinente et permet d’anticiper correctement ; elle doit être maintenue, de même que le dispositif des forces de souveraineté. Le processus de renforcement présente néanmoins ses limites : nous faisons en sorte d’être encore plus performants et réactifs. Une opération de ce type est pour l’essentiel de nature logistique : l’acheminement est donc une fonction pivot. La distance avec la métropole joue, de même que l’insularité des différents sites, les îles du Nord étant assez éloignées de la Martinique et de la Guadeloupe. Le retrait du service actif du BATRAL a fait disparaître la capacité militaire de projection par voie maritime locale, qu’il faut pallier par d’autres moyens.

Mme la présidente Maina Sage. Préconisez-vous un prépositionnement ?

M. le contre-amiral René-Jean Crignola. Le prépositionnement d’un BPC ne serait pas optimal car il faudrait le charger ; les détachements du génie ont d’autres activités et ne sauraient être maintenus à disposition pendant plusieurs mois dans le désœuvrement. En revanche, il faut envisager le recouvrement d’une capacité de transport maritime permettant de projeter depuis la Guadeloupe des véhicules et du fret à Saint-Martin. Elle pourrait être militaire, avec des engins du type des EDAR (Engin de Débarquement Amphibie Rapide), ou civile, avec le recours à des barges, solution utilisée pour Irma et qui pourrait être reconduite avec un contrat plus adapté à une crise. Nous avons recouru à un marché d’affrètement que nous utilisons habituellement pour des missions d’entraînement ou de reconnaissance. Nous envisageons l’adoption d’une clause de tirage en cas de crise, moyennant des délais d’emploi plus courts. Nous travaillons enfin sur la coopération multinationale : pendant cette saison cyclonique, les Britanniques déploient le Mounts Bay, qui n’est pas à proprement parler un BPC mais qui dispose d’importantes capacités de transport et dont nous étudions les capacités d’emploi. Quoi qu’il en soit, la coopération multinationale peut pallier certaines lacunes en termes de capacités de projection.

En matière d’acheminement logistique, les moyens aériens sont naturellement essentiels : les hélicoptères, très rapides, sont les premiers à intervenir et permettent d’accéder à des zones qui ne sont plus accessibles par la route. Ils sont déployés depuis la Guyane ou la métropole ; le BPC en a transporté quatre, qui ont été très utiles. L’un des points de fragilité du dispositif concerne la disponibilité technique des hélicoptères Puma basés en Guyane. Ces hélicoptères, déjà anciens, sont employés dans des conditions assez extrêmes. Leur remplacement par des hélicoptères plus récents et fiables pourrait être étudié.

Mme la présidente Maina Sage. Basés en Guadeloupe ?

M. René-Jean Crignola. En Guyane, avec un déploiement en renfort aux Antilles sur demande. Le problème de la disponibilité des hélicoptères employés dans des zones difficiles comme la Guyane vaut aussi, dans une moindre mesure, pour les avions de transport, en l’occurrence les Casa. Lors de cette crise, nous avons bénéficié d’une disponibilité exceptionnelle mais elle ne peut être garantie. Cela étant, nous nous sommes heurtés à la faiblesse des moyens de manutention, car les moyens normalement disponibles sur un aéroport civil étaient hors d’usage. Pour certains vols, les opérations de déchargement ont donc dû être effectuées à la main, ce qui prend beaucoup plus de temps. La solution est simple : elle consiste à charger les moyens de manutention dans l’avion lui-même, ce que nous avons fait, mais ces moyens ne sont pas si nombreux. Ce maillon faible a parfois ralenti le flux logistique.

Mme la présidente Maina Sage. Serait-il possible de dresser un tableau de l’origine des moyens déployés depuis la région pour mesure les différents apports nationaux et ceux des opérations extérieures ?

M. le contre-amiral René-Jean Crignola. Les forces armées stationnées aux Antilles ont quasiment toutes été engagées, avec ou sans relève. Des renforts majoritairement aériens – avions Casa et hélicoptères Puma – sont venus de Guyane, ainsi qu’une section d’infanterie de la Légion. Le RSMA de Guyane s’est joint aux deux autres (Martinique et Guadeloupe) pour assurer la relève de deux cents jeunes tous les quinze jours. La Guyane a également fourni des capacités pour les structures de commandement.

Tout le reste est venu de métropole, depuis de nombreux sites. Les vingt-deux détachements du génie transportés par le BPC, par exemple, provenaient d’une batterie d’unités dispersées en France, et le défi consistant à leur permettre de rallier Toulon dans des délais extrêmement rapides a été immense, chaque jour perdu ayant son importance.

La manœuvre logistique consistant à apporter des renforts fonctionne mais la structure de commandement concernée doit intégrer un très grand nombre de personnes provenant de tous horizons, les accueillir et les former aux enjeux locaux. Le PC interarmées de Fort-de-France se compose d’un noyau dur – un centre opérationnel de dix-huit personnes – destiné à intégrer des renforts des FAG pour le volet aérien et de métropole pour la logistique notamment. Le suivi des personnels et du matériel déployés est en soi un véritable défi dans la mesure où les renforts s’agrègent depuis de nombreux endroits différents pour former un ensemble cohérent. Le dispositif n’a par ailleurs pas cessé d’évoluer, certaines unités arrivant, d’autres repartant, d’autres étant relevées. C’est une manœuvre logistique qui présente une grande complexité.

Mme la présidente Maina Sage. Quelles sont vos propositions en la matière ?

M. le contre-amiral René-Jean Crignola. Cette crise a permis d’identifier précisément les besoins en renfort de personnel, dans les structures de commandement comme sur le terrain : certains avaient été sous-évalués, notamment dans la fonction transit. Les axes d’amélioration portent aussi sur le processus d’intégration de ces renforts, qui proviennent d’unités diverses et doivent être opérationnels dès leur arrivée. Il faut aussi intégrer la capacité à durer et donc à opérer des relèves. Cela a été particulièrement critique dans les détachements de liaison placés dans les centres opérationnels de zone (COZ) ou de département (COD).

Parmi les améliorations possibles figure donc l’identification précise des renforts formés et compétents et le système permettant de les mobiliser avec la plus grande souplesse.

Autres points d’amélioration : les bâtiments, je l’ai dit, mais aussi l’absence de capacités amphibies locales, qui a nécessité le recours à des barges et aux moyens alliés, et l’organisation et la planification des renforts, désormais mieux identifiés. Sans doute faut-il aussi améliorer les capacités d’appréciation de la situation : nous avons eu la chance de pouvoir utiliser des Falcon 50 pour assurer une couverture aérienne, mais ce ne sera pas toujours le cas. Nous nous employons à améliorer l’accès à l’imagerie satellitaire – par ailleurs utile pour anticiper l’arrivée des sargasses sur les îles. Enfin, une réflexion est conduite sur l’acquisition de mini-drones car ces appareils, disponibles dans le commerce, peuvent apporter une capacité d’appréciation de situation intéressante.

Nous nous sommes efforcés d’obtenir davantage de moyens de communications, en particulier des moyens satellitaires légers.

Le manque d’eau potable et sanitaire a été un problème crucial, puisque l’usine de désalinisation et le réseau de distribution étaient hors-service et qu’il a fallu du temps pour les remettre en état. Or, contrairement à l’armée américaine, les forces armées françaises ne sont pas équipées de modules de désalinisation légers. Leur acquisition, qui reste à étudier, pourrait éviter d’avoir à transporter de grandes quantités de bouteilles d’eau.

Nous avons tenu plusieurs réunions pour dresser le bilan de la coopération civilo-militaire. La coexistence de trois centres – le COZ à Fort-de-France, le COD du hub logistique et le centre opérationnel de Saint-Martin qui avait été complètement détruit – a parfois rendu complexe le dialogue avec la chaîne de commandement militaire et ouvert sur des malentendus ou des divergences quant aux rôles et prérogatives des différents échelons. Des actions correctrices ont été engagées pendant la crise et des mesures ont été prises pour fluidifier les échanges entre les deux chaînes et améliorer le partage d’informations.

En ce qui concerne la coopération multinationale, l’appui américain a été très précieux, notamment dans l’acheminement de quantités importantes de bouteilles d’eau entre les cyclones Irma et José. Cet appui repose notamment sur de très bonnes relations entretenues au niveau régional avec US SOUTH COMMAND, basé à Miami. Inversement, les Américains ont eux aussi été impactés par les cyclones : nous avons accueilli sur très court préavis des capacités aériennes sur l’aéroport de Pointe à Pitre et au pôle aéronautique du Lamentin à Fort de France. La coopération avec les forces néerlandaises a été fluide et renforcée par l’installation de la MNCCC à Curacao. Les Britanniques et les Canadiens constituent d’autres partenaires utiles. 

La cellule de coordination régionale – Multinational Caribbean Coordination Cell (MNCCC) – a fait la preuve de son utilité. Elle sera mise en alerte pendant la saison cyclonique afin de pouvoir être déployée. Elle l’avait été à Curaçao et le serait à nouveau mais d’autres options sont à l’étude, notamment la Barbade, qui présente l’intérêt d’abriter la CDEMA et le RSS. Nous pourrions ainsi travailler de façon plus coordonnée avec ces organisations régionales de sécurité face aux catastrophes naturelles si la MNCCC était installée au même endroit.

Mme la présidente Maina Sage. Nous vous remercions pour toutes ces informations. N’hésitez pas à nous transmettre d’éventuels documents écrits.

M. Yannick Haury, rapporteur. Je vous remercie à mon tour pour la qualité des informations que vous nous avez communiquées.

L’audition s’achève à dix-huit heures quarante.


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35.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Françoise Haméon, vice-présidente en charge du tourisme, de la mer et du littoral du Conseil départemental de Loire-Atlantique et de Mme Clotilde Guyot, cheffe du service du tourisme et du littoral.

(Séance du mardi 3 juillet 2018)

Laudition débute à dix heures trente-cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Je suis heureuse d’accueillir Mme Françoise Haméon, vice-présidente du conseil départemental de Loire-Atlantique, et M. Florent Mahé, chargé de mission au service du tourisme et du littoral.

Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Votre audition, dont le compte rendu figurera dans les annexes du rapport, est diffusée et donc en libre accès. Notre mission porte sur les risques climatiques majeurs dans les zones littorales. Nous nous intéressons donc, le rapporteur Yannick Haury et moi-même, à la question de la densité démographique dans les zones littorales. Le tourisme joue évidemment un rôle essentiel : il multiplie la population présente, donc le risque, et sans doute la fragilisation de certains espaces. Pour autant, l’apport économique, mais aussi structurant, du tourisme est essentiel, pour un département comme le vôtre comme pour bien d’autres. Il faut donc trouver un équilibre entre développement et préservation.

Je donne la parole à Yannick Haury, rapporteur.

M. Yannick Haury, rapporteur. Pouvez-vous me décrire la situation du département du point de vue touristique ? L’offre de logements pendant la période estivale est-elle suffisante, quelles sont les incidences du recul du trait de côte, quel est l’afflux de touristes les mois d’été ?

Pouvez-vous nous dire si, en Loire-Atlantique, la politique préventive est suffisante ? Quel jugement portez-vous sur les plans de prévention des risques naturels (PPRN) ? Quelle est votre appréciation sur les alertes de Météo France ?

Quel est votre jugement sur la gestion par le conservatoire du littoral de la façade atlantique, ou à tout le moins du département ? En cas de tempête ou d’événements majeurs, est-ce que l’expérience montre que les opérateurs privés sont à même d’intervenir ? Y a-t-il des plans d’évacuation d’urgence, ou faut-il en prévoir et les améliorer ?

Mme Françoise Haméon, vice-présidente du conseil départemental de Loire-Atlantique, chargée du tourisme, de la mer et du littoral. Vous me posez de vastes questions. Je vous présenterai la démarche que nous suivons en Loire-Atlantique. À l’instar de trois géographes de l’Ouest, nous cherchons à définir une stratégie qui tende vers une gestion intégrée de la mer et du littoral.

Votre mission d’information me semble, à cet égard, remplir une fonction essentielle pour l’avenir de nos côtes. Il est important d’anticiper et de se préparer à intervenir, en adoptant des perspectives à long terme et non en réagissant au coup par coup. Les défis s’intensifient à l’échelle du temps long, mais il est difficile de les relever sur le temps court qui est notamment celui de l’action publique.

Nous savons tous que le niveau marin progresse, comme l’avait souligné un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui fournissait des fourchettes d’augmentation du niveau de la mer, à l’horizon 2100, dans des intervalles de variations importants, puisqu’ils se situent entre 30 et 80 centimètres.

Les nouvelles découvertes relatives aux conséquences sur la dilatation des océans et de la fonte des glaces conduisent aujourd’hui les experts à réévaluer ces tendances. Un nouveau calcul des variations se développe, qui fait apparaître une évolution significative. Faut-il l’accepter ou lutter contre ? L’objectif des collectivités doit être de favoriser le « vivre avec » et ne pas accentuer le risque.

La Loire-Atlantique est un département maritime, concerné par les événements climatiques et par les risques littoraux. C’est une chance que d’être un territoire maritime. L’océan est, en effet, nourricier grâce à des activités de pêche, d’aquaculture, de saliculture, etc. Il est, de plus, source d’attractivité démographique, pour les actifs comme pour les retraités. Mais il est également source de déséquilibres sociaux et sociétaux.

L’océan est aussi source de bien-être, plaçant ainsi la Loire-Atlantique à la septième place des départements touristiques français, avec un développement fort des activités nautiques. L’océan est encore source d’innovation et de croissance dans de nombreux domaines, notamment dans les domaines médical et technologique, grâce notamment au développement de l’algoculture ou encore des biotechnologies marines.

La Loire-Atlantique dispose du premier port commercial de la façade atlantique, le grand port maritime Nantes-Saint-Nazaire, et d’un bassin industrialo-portuaire, notamment naval, créateur d’emplois et vecteur de croissance.

L’océan est également source d’énergies, avec un bassin nazairien qui confère au département une place de leader en matière d’énergies marines renouvelables, puisqu’il inclut le premier parc éolien en mer, un site d’essais SEM-REV, un hub logistique éolien d’intérêt national, une future base de maintenance sur le port départemental de La Turballe, à quoi s’ajoute la présence de grands groupes tels que General Electric, STX France ou les chantiers de l’Atlantique.

Pourtant, la Loire-Atlantique est un territoire maritime qui ne se connaît que partiellement. Son avenir dépend et dépendra fortement de sa relation à l’océan. L’océan est fragile et facteur de vulnérabilités, puisqu’il est le support de fonctionnalités écologiques exceptionnelles et d’activités qui en dépendent.

Les effets du changement climatique ont et auront par ailleurs un impact certain sur l’aménagement de nos littoraux, sur les écosystèmes qui les composent et donc sur la distribution des espèces qui y sont inféodées, dont dépendent les activités de production.

Toutes ces évolutions, et les incertitudes qui y sont associées, obligent à s’interroger sur l’avenir des activités maritimes et littorales, et à repenser les liens existants entre les territoires littoraux et rétro-littoraux. La contribution du département de Loire-Atlantique a, pensons-nous, valeur d’exemple du fait de son statut de département à la fois métropolitain et estuarien.

Des dynamiques tendancielles sont à l’œuvre, qui sont susceptibles de concourir à une certaine vulnérabilité. À l’image des littoraux de la France métropolitaine, la Loire-Atlantique fait face à des enjeux et des dynamiques propres à sa proximité de l’océan et à son estuaire.

Le département a fait le choix de fédérer depuis 2017 les acteurs locaux –institutions, acteurs économiques, associatifs – et des experts nationaux et locaux autour d’une démarche de concertation intitulée « Défi maritime et littoral ».

Ces travaux ont permis d’identifier les dynamiques tendancielles de notre territoire. Celles-ci correspondent au futur pressenti si aucune modification n’intervient dans les politiques publiques territoriales ni dans les comportements économiques et sociétaux.

Mais les travaux ont aussi permis de déterminer les grands défis de l’avenir littoral et maritime du département. La charte du « Défi maritime et littoral » vise à relever trois grands challenges : l’évolution démographique ; le changement climatique ; les changements de modèle économique.

S’agissant du changement climatique, les zones littorales sont des espaces attractifs pour les populations et propices à leurs activités. Mais ce sont aussi des espaces fragiles et limités en surface. La combinaison de la densité de population, de la fragilité des milieux et des aléas climatiques accroît les risques de toute nature : montée des eaux, érosion du trait de côte, submersion marine, dégradation des milieux naturels, etc.

L’érosion concerne près des deux tiers des côtes sableuses dans le monde. Ce phénomène est encore plus important pour les côtes à falaises. Accentuée lors d’événements tempétueux extrêmes, l’érosion peut parfois être matérialisée très ponctuellement par un recul du trait de côte très important, jusqu’à 20 mètres dans certains secteurs touchés par Xynthia en 2010. Même s’il diverge selon les secteurs, le contexte départemental est peu favorable à une réduction de cette tendance érosive : événements tempétueux, montée du niveau marin, réduction de sédiments disponibles.

Aggravé par l’impact des ouvrages de protection érigés depuis les années 1970, le recul du trait de côte s’opérera ainsi sur la majeure partie du littoral de Loire-Atlantique. On pourrait craindre aussi l’immersion progressive des marais, provoquée par la montée des eaux. L’élévation du niveau marin provoquerait encore une réduction de l’espace littoral et une compression des habitats de la bande côtière, amplifiée par le phénomène d’urbanisation en rétro-littoral. À terme, ce phénomène pourra notamment provoquer une disparition ou une modification des écosystèmes côtiers et impliquera nécessairement une adaptation des activités qui en dépendent.

Toutefois, ces impacts forts de l’érosion et de la montée des eaux permettront de diffuser une prise de conscience dans l’opinion publique quant à la vulnérabilité du territoire et à la fragilité des milieux face à ces risques.

C’est pourquoi notre ambition à 2040 sur les risques littoraux s’est orientée vers une gestion intégrée des zones côtières. Le changement climatique est d’ores et déjà avéré. Mais on ne sait ni la vitesse ni l’intensité auxquelles il va s’opérer dans les prochaines années. Ses effets auront des impacts sur nos côtes et sur les agglomérations qui s’y trouvent. S’il ne s’agit pas d’être défaitiste et pessimiste, il est dès à présent nécessaire d’intégrer cette donnée dans la manière de penser et d’imaginer l’aménagement du littoral, et les moyens mis en œuvre pour agir.

Ce que nous voulons pour 2040, c’est être en mesure de prendre en compte les changements à venir, avec des marges d’adaptation en fonction de l’ampleur et de la localisation des événements. En 2040, l’aménagement et la planification auront intégré le caractère mouvant du trait de côte. Cette démarche de transition se voulant permanente, la priorité est donnée à l’anticipation et à la réversibilité des aménagements et des infrastructures plutôt qu’à la gestion à court terme contre les risques. Ainsi, l’avenir ne pèsera pas comme une menace, mais comme une promesse.

C’est ainsi qu’en 2040, le littoral de Loire-Atlantique sera entré en transition vers un aménagement d’anticipation climatique. Cela se traduira par un aménagement résilient et protégeant les populations et les activités vulnérables non délocalisables, par l’abandon de la culture du « tout protection » au profit de stratégies d’adaptation et d’anticipation des évolutions du trait de côte, mais aussi par l’aménagement et la planification des territoires littoraux, qui seront définis dans un impératif de dialogue interterritorial organisés autour de pôles littoraux structurants, tels que Saint-Nazaire, la Baule, Pornic… Ceux-ci privilégieront le renouvellement urbain et les extensions d’habitations maîtrisées selon les capacités existantes.

Cette organisation de l’armature urbaine littorale se fera dans la complémentarité et la solidarité avec les principaux pôles rétro-littoraux qui favoriseront leur développement dans et autour des centres-bourgs. Des plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI) et des schémas de cohérence territoriale (SCOT) délibérément maritimes conforteront la solidarité territoriale et financière et permettront le repli stratégique là où c’est nécessaire.

Cette ère qui s’ouvre doit être celle de l’inventivité et de l’innovation, plutôt que celle du fatalisme. Nous souhaitons ainsi mettre en place un outil au service des acteurs et de la société civile : la charte de la Loire-Atlantique en faveur du défi maritime et littoral.

La charte du défi maritime et littoral procède d’une initiative volontaire et non descriptive du département. De ce scénario, nous avons tiré neuf grands engagements, qui intègrent tous les enjeux des effets du changement climatique. Je n’entrerai pas ici dans le détail de chacun de ces engagements.

Parmi les plus prégnants concernant notre sujet d’aujourd’hui ce serait d’abord de préparer et d’accompagner la citoyenneté maritime des habitants de Loire-Atlantique. Pour ce faire, il nous faut associer les citoyens à l’élaboration des politiques publiques et des projets structurants des territoires littoraux. Il convient aussi de construire et de mettre en œuvre une politique commune d’éducation à la mer, à destination du grand public et des scolaires, comme de développer une culture du risque pour les résidents et les néo-littoraux.

En second lieu, il faudrait améliorer la connaissance de la montée des eaux océaniques et des dynamiques du trait de côte à travers l’Observatoire régional des risques côtiers, évaluer la vulnérabilité de nos territoires littoraux par l’identification des enjeux non délocalisables et des ouvrages de protection prioritaires, préserver les espaces naturels et restaurer leurs fonctionnalités écologiques dans une logique de gestion douce des risques littoraux, mais aussi gérer et aménager nos espaces littoraux de manière responsable face aux défis démographiques et climatiques.

Pour cela, il faudrait réserver des espaces fonciers pour l’accueil de populations et d’activités reconnues vulnérables face aux risques littoraux, clarifier la propriété et le caractère prioritaire des ouvrages de protection – je pense spécifiquement à la digue des marais salants de Guérande –, définir les modalités d’entretien et de confortement des ouvrages prioritaires de protection maritime ou permettre le droit à l’expérimentation en matière d’aménagement et d’urbanisation pour le bâti – faut-il aller jusqu’à imaginer de l’habitat sur pilotis ?

Nous devons également réfléchir à la réversibilité des usages du foncier, ou encore expérimenter des nouveaux types d’aménagement et de construction moins vulnérables à la montée des eaux et réversibles dans la durée. Enfin, il convient d’optimiser et de pérenniser une action foncière de proximité sur les littoraux, en lien avec les différents opérateurs fonciers : Conservatoire du littoral, département, agence foncière de Loire-Atlantique… Pour cela, nous devons positionner les trois SCOT littoraux comme outils privilégiés de la planification du littoral de Loire-Atlantique et définir des principes communs d’un aménagement responsable d’anticipation et de sobriété foncière.

J’en viens enfin à la gouvernance et la coordination au cœur de l’intervention publique et de la protection des citoyens. Acteur du littoral et du maritime, le département souhaite affirmer son rôle et sa responsabilité dans l’avenir et la durabilité des territoires littoraux et de l’espace maritime. Toutefois, parce qu’il n’est qu’un maillon parmi d’autres de la chaîne de la gestion intégrée de la mer et du littoral, le département n’entend pas mener seul la mise en œuvre de cette charte.

Cette gestion intégrée requiert l’implication et la mobilisation de toutes les énergies, de toutes les compétences, de tous les acteurs dans le respect de la subsidiarité. La gestion de la mer et du littoral est en effet l’affaire de tous. Il convient donc de mettre en place une gouvernance adaptée aux différentes échelles d’intervention pour la gestion des risques et les situations de crise.

L’État est quant à lui responsable de la sécurité des personnes, responsabilité régalienne. Le fonds « Barnier » affirme sa présence à cet égard, notamment pour les submersions. Les élus locaux se sont vus quant à eux transférer progressivement cette responsabilité à travers les plans de submersion rapide (PSR), les stratégies locales de gestion des risques littoraux, les programmes d’actions de prévention des inondations (PAPI), les plans de prévention des risques littoraux (PPRL), la compétence de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI). Leur mise en œuvre constitue néanmoins une charge pour les communes.

Le département accompagne les collectivités locales en ingénierie pour la mise en œuvre de la compétence GEMAPI. Il apporte ainsi un soutien financier aux plans de prévention, au titre d’une convention tripartite entre l’État, la région et les départements de Loire-Atlantique et de Vendée.

Le département agit au titre de ses compétences propres, en matière d’action foncière pour l’acquisition, la gestion foncière et la préservation d’espaces naturels en zone littorale et rétro-littorale. Il met en place des astreintes pour les routes, les bâtiments ainsi que le domaine fluvial et maritime en cas d’événements tempétueux et interventions en cas de sinistres. Il participe au contrat territorial de réponse aux risques et aux effets potentiels des menaces

Pour Xynthia, le département s’est ainsi substitué au propriétaire de la digue des marais salants pour sa restauration.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour votre présentation, à la fois riche et succincte.

M. Yannick Haury, rapporteur. Comment mettez-vous en place une culture du risque ? Comment préparez-vous les habitants à l’éventualité d’événements climatiques extrêmes ? Quelles actions le département de Loire-Atlantique mène-t-il en ce domaine ?

Mme Françoise Haméon. Nous ne prenons pas en compte la culture du risque de manière globale, sauf à travers l’action des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS). La tempête Xynthia nous a cependant fait réfléchir à une meilleure prise en compte collective.

Mme la présidente Maina Sage. Je suis particulièrement intéressée par ce que vous faites en Loire-Atlantique. Ainsi que vous l’avez considéré, l’État dispose de ses compétences régaliennes alors que les élus agissent dans la proximité, la gestion quotidienne et la planification du territoire pour anticiper les enjeux et gérer les risques.

J’ai bien entendu l’importance que revêtent l’océan et son littoral pour votre territoire, qui constituent certes un grand atout, mais n’en sont pas moins menacés par les déséquilibres. La question est donc de savoir comment faire pour que ce potentiel soit efficacement utilisé au profit de tous. Ce sont ces préoccupations qui vous ont conduite à l’adoption de cette charte du défi maritime et littoral.

Comment les acteurs du secteur privé perçoivent-ils cette démarche, quelle part du nombre total d’adhérents à cette démarche représentent-ils ? Comment en faites-vous la promotion et la mise en œuvre auprès de l’ensemble des acteurs publics et privés, qui représentent la majeure partie de l’ensemble ?

Par ailleurs, vous avez manifesté la forte volonté d’associer les citoyens à la citoyenneté maritime, l’éducation à la mer et la culture du risque. Comment cela se traduit-il au quotidien ? Estimez-vous que les populations se sentent véritablement concernées et sont de plus en plus actrices de ce changement de paradigme afin de modifier leur pratique et faire en sorte d’aller vers un développement plus durable ?

Je souhaiterais en outre revenir sur la question de l’aménagement des réserves de l’espace foncier, qui est fondamentale ; vous avez d’ailleurs évoqué la notion de sobriété foncière. La mission d’information a abordé la question des « dents creuses », sur laquelle je souhaiterais recueillir votre avis, car la modification apportée à la loi dite « littoral » ne concerne pas les zones littorales propres.

Devant les enjeux de l’érosion côtière, trois types de solutions vont s’imposer à nous.

La première implique le recours aux protections en dur, très coûteuses et imparfaites, car susceptibles de créer d’autres dégâts ailleurs. La seconde consiste en solutions dites douces, qui jouent sur les possibilités offertes par la nature, pour réensabler ou mieux protéger ces espaces. La troisième est la relocalisation, qui est plus délicate ; comment l’anticipez-vous ? Il a été décidé en effet que des zones littorales protégées constitueraient des réserves foncières, qui pourraient peut-être accueillir ces espaces à relocaliser.

Mme Françoise Haméon. Notre démarche portant sur le défi maritime et littoral a commencé au début de l’année 2017 ; cela fait donc un an et demi que nous y travaillons. Bien évidemment, cela a commencé par l’implication des citoyens à travers une enquête, la consultation des associations, qu’elles soient environnementales ou sportives, l’écoute des acteurs économiques, particulièrement les gestionnaires du grand port maritime de Nantes-Saint-Nazaire.

Cette écoute réelle a permis d’établir un diagnostic, et tout au long de nos travaux, de nouvelles personnes se sont jointes à nous pour y participer. Ce sont 250 structures associatives privées et institutionnelles qui ont contribué à l’élaboration et l’écriture du document que je vous ai présenté.

Nous avons la volonté de rédiger un texte prospectif afin de mettre à la disposition de chacun une charte propre à la mise en place d’un scénario de « petits pas ». En effet, en aucun cas le département n’est là pour imposer les choses, mais pour faire en sorte que les bonnes questions soient posées à chaque fois que nous interviendrons sur le littoral.

Je reviens vers chaque adhérent et leur explique le contenu de la charte, comment nous avons traduit leurs propos et contributions  ; au mois de juin 2019, nous organiserons une grande manifestation, intitulée « La mer XXL », qui réunira tous les contributeurs de la région Pays-de-la-Loire dans le domaine de la mer et du littoral. Jusqu’à cette date, nous laissons ouverte à chacun la possibilité de nous rejoindre ; nous prenons le temps de faire adhérer tout le monde, sans agir dans la précipitation.

S’agissant de la citoyenneté, vous avez entendu dans mes propos que les associations environnementales, les associations sportives, les associations de riverains du littoral, les associations de préservation des marais salants de Guérande ou des dunes de Saint-Brévin seront présentes et disposeront de temps pour intervenir et informer sur leurs activités.

Nous travaillons encore à la déclinaison d’un plan nautisme, qui permettra de s’interroger à l’échelle du littoral sur la nécessité de disposer de bases nautiques dans chacune des communes du bord de mer. Ne faut-il pas assigner à chacune d’entre elles une spécificité ? L’une proposerait beaucoup de pratiques alors que l’autre offrirait un port pour les plaisanciers, par exemple. Une répartition plus équilibrée des activités aurait en effet un impact probablement moindre sur la bande côtière.

Vous m’avez encore interrogée sur le ressenti de la population, nous ne sommes pas encore parvenus à le mesurer en soi. En revanche, à mesure que les projets se déclineront, comme celui d’installation d’un parc d’éoliennes au large de Guérande par exemple, qui nécessitera l’accueil de la base de maintenance d’EDF dans le port de pêche et de plaisance ; nous ferons participer la population à ces évolutions. En effet, ces équipements appelleront la reconfiguration totale du port dans l’ensemble de ses usages afin qu’ils puissent cohabiter.

C’est donc à la faveur de chacun des nouveaux projets qui se développeront localement avec les territoires concernés que nous pourrons impliquer les populations.

Mme la présidente Maina Sage. Comment instillez-vous la culture du risque environnemental chez le public qui se rend dans ces zones de façon ponctuelle ? Avez-vous engagé une démarche d’information particulière au cours des saisons touristiques ?

Mme Françoise Haméon. À l’échelon du département, rien n’a encore été entrepris ; mais cette action figure dans notre document et nous devrons nous y atteler. Mais un certain nombre de communes mettent à la disposition du public des documents précisant les attitudes respectueuses des milieux fragiles à observer, par ailleurs les flux de personnes peuvent être canalisés afin de protéger certaines parties du littoral.

Cette gestion intégrée fait aussi partie des thèmes que nous souhaitons traiter dans le cadre d’une démarche globale concernant tous les acteurs, quelle que soit leur place.

Mme la présidente Maina Sage. Dialoguez-vous avec d’autres régions comparables où se trouvent des estuaires ? De son côté, la mission d’information s’est rendue dans le Médoc, où se posent des problématiques très similaires.

Mme Françoise Haméon. Je me propose précisément de traduire cette excellente suggestion aux prochaines journées de l’Association nationale des élus du littoral (ANEL), qui se tiendront au Havre ; nous tâcherons par ailleurs d’organiser des rencontres avec les territoires estuariens qui sont certainement aux prises avec des problèmes similaires.

Pour ce qui regarde le foncier et la sobriété foncière, mercredi dernier nous avons participé à un colloque organisé par le département au cours duquel la nécessité de maîtriser le foncier de façon drastique a été abordée. La situation n’est d’ailleurs pas toujours simple en Loire-Atlantique, s’agissant par exemple du site de Notre-Dame-des-Landes par exemple ; mais nous sommes déterminés à prendre ces sujets à bras-le-corps.

Pour répondre à votre question, madame la présidente, je dirai qu’en fonction des situations nous serons conduits à apporter des réponses dures justifiées par l’urgence. En revanche plus nous pourrons anticiper, plus nous pourrons intervenir de la façon la plus douce et la moins intrusive possible. Le temps long permet de constater que des milieux peuvent se renouveler, nous aurons donc besoin de ce temps pour disposer d’assez d’information avant de nous déterminer et d’agir. Par ailleurs, certaines activités s’exerçant aujourd’hui tout au bord du littoral n’ont pas nécessairement besoin d’occuper cet espace, d’autres ne pourront pas être déplacées comme la recherche en biotechnologie ; il faudra donc peut-être repenser la localisation et la planification de quelques-unes d’entre elles.

En résumé, nous jouerons sur les trois registres des solutions proposées.

À M. le rapporteur, j’indique que, dans le cadre de la démarche qui est la nôtre, la région Pays-de-la-Loire n’a pas souhaité prendre en charge la gestion des ports, qu’elle a confiée aux départements. Le renouvellement des concessions pour la période 2021-2031 approche, et les sollicitations des propriétaires et futurs propriétaires de ports portaient sur des travaux parfois extrêmement lourds à gérer, notamment en ce qui concerne le dragage.

Doivent encore être pris en compte la mutualisation dans les ports de plaisance ‑ où l’on constate toutefois une diminution des listes d’attente ‑, mais aussi tout ce qui a trait au transport de passagers ainsi qu’à l’offre de cales de mise à l’eau pour les nouveaux usages du nautique. C’est pourquoi nous menons une large réflexion à travers des audits, notamment afin de déterminer si une gestion à l’échelle départementale de l’ensemble des ports de la Loire-Atlantique serait opportune.

Mme la présidente Maina Sage. Pouvez-vous nous apporter des informations sur le problème juridique qui touche la digue de Guérande ?

Mme Françoise Haméon. La digue des marais salants de Guérande a été érigée par les propriétaires des marais salants, il y a des années de cela. La baie de La Baule commence parce que l’on appelle un traict bordant le Croisic, qui constitue une entrée à fleur de mer, qui a dû être protégée, car la zone héberge une forte activité ostréicole, alors qu’à l’arrière se trouvent les marais salants. C’est pourquoi, afin de faire face à la montée des eaux, cette digue a été construite.

Avec le temps, cette activité salicole est devenue une marque forte de l’identité locale. Cependant, les propriétaires devront un jour faire des travaux sur cette digue, qui avait été réparée après le passage de la tempête Xynthia, mais pas tout à fait comme on pourrait le faire aujourd’hui. En effet la digue a été bloquée de façon à faire en sorte que l’eau ne rentre pas, ce qui n’est pas compatible avec des marais salants…

Mme la présidente Maina Sage. Comment ces réparations avaient-elles été financées ?

Mme Françoise Haméon. Par le fonds Xynthia.

Il est donc bon que l’eau puisse entrer, mais il faut aussi qu’elle puisse se retirer. Ce qui implique qu’à l’avenir, il conviendra de concevoir des digues à double fonction, et les localiser beaucoup plus au fond de la baie, en prévision de la montée des eaux. En effet, les anciennes activités se sont déplacées, la gestion des conséquences de l’événement Xynthia, dont la baie de Bourgneuf, par exemple, a fait l’objet montre qu’il faut parfois accepter des inondations. Mais je tiens là des propos extrêmement provocateurs…

Mme la présidente Maina Sage. J’espère que nous pourrons réaliser notre déplacement prévu en Vendée avec le président de l’Assemblée nationale, car nous avons eu un contretemps. En tout état de cause, il serait utile que la mission d’information puisse entendre des acteurs locaux travaillant à ces sujets, promotion de la charte, actions d’éducation citoyenne, observatoire régional.

Mme Françoise Haméon. Je me tiens à votre disposition pour vous indiquer les personnes adéquates à rencontrer lors de votre venue, car, bien entendu, nous travaillons avec nos collègues vendéens.

Laudition sachève à onze heures vingt.

 


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36.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Imbert, directeur de Green Cross France et Territoires, de Mme Clotilde Tillet, chargée de mission ; et de M. Pierre Larrouturou, économiste.

(Séance du mardi 3 juillet 2018)

Laudition débute à seize heures quarante.

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Pierre Larrouturou, économiste, qui va nous parler du projet de « Pacte finance climat », et de M. Nicolas Imbert, directeur de la fondation Green Cross France et Territoires.

Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Comme vous le savez, le compte rendu de cette audition sera annexé à notre rapport. L’audition est par ailleurs diffusée, donc en libre accès sur le site internet de l’Assemblée nationale. Je rappelle que cette mission d’information a été créée par le Bureau de l’Assemblée afin d’étudier les politiques publiques en matière d’anticipation et de gestion de crise d’événements climatiques majeurs en zone littorale, avec la volonté de faire un point particulier sur ce qui s’est passé aux Antilles suite au passage des cyclones Irma et Maria, tout en couvrant l’ensemble du territoire hexagonal et ultramarin.

Bien évidemment, nous nous intéressons aussi à la troisième phase, celle de l’après-crise qui, après celle de l’urgence, doit permettre la reconstruction. À ce titre, nous réfléchissons également aux moyens de financer cette reconstruction, qui constitue souvent un enjeu majeur. D’une manière générale, la question des financements est centrale, à la fois en ce qui concerne les politiques d’anticipation et de gestion de crise, d’alerte, mais aussi de reconstruction. C’est à ce titre que nous avons souhaité ouvrir un nouveau volet d’auditions, consacré plus particulièrement aux questions de financement.

M. Yannick Haury, rapporteur. Messieurs, je vous remercie pour votre présence et je vous invite à nous présenter, en une dizaine de minutes chacun, vos missions et vos actions.

M. Pierre Larrouturou, économiste. Comme vous l’avez dit, madame la présidente, les enjeux sont à la fois cruciaux et multiples : il s’agit de trouver les moyens de prévenir, mais aussi de reconstruire, d’éviter que les catastrophes se multiplient et de financer des politiques d’adaptation destinées aux territoires déjà touchés, mais aussi à ceux qui vont l’être de plus en plus. Évidemment, la question du financement est l’un des points communs à tous ces dossiers. Je suis ici pour vous présenter une initiative soutenue par 150 personnalités venant de toute l’Europe, de tous horizons, de toutes sensibilités politiques.

En 2003, Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin avaient défini l’objectif du « facteur quatre », consistant à diviser par quatre nos émissions. Malheureusement, nous avons pris du retard, ce qui nous oblige à être maintenant encore plus ambitieux. Ainsi, il y a un an, Nicolas Hulot a été applaudi par l’ensemble des députés quand il a dit que, pour stopper le dérèglement climatique, l’objectif devait être de zéro émission dans trente ans – c’est ce que l’on appelle la neutralité carbone. Pour atteindre cet objectif, il nous faut diminuer nos émissions de gaz à effet de serre de 3 % par an. Or, nous en sommes très loin, puisque les émissions de la France ont augmenté de 3,2 % l’an passé : nous évoluons à l’inverse de ce qui devrait se faire !

L’urgence ne fait pourtant aucun doute, car le mouvement est en train de s’amplifier : selon Météo France, nous aurons d’ici vingt à trente ans des pics de canicule entre 53 et 55 degrés Celsius de façon très régulière en métropole, et tous ceux qui croient que la France ne sera pas gravement touchée se trompent. Sur l’ensemble du globe, on va assister à un réchauffement de 5 ou 6 degrés, accompagné d’événements climatiques de plus en plus graves, et d’une baisse très importante des récoltes. Le scénario de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture – Food and Agriculture Organization (FAO) – prévoit une diminution des récoltes comprise entre 40 % et 60 % dans les trente ans qui viennent pour une grande partie de l’Afrique, alors que la population va doubler : vous pouvez imaginer la souffrance que cela va engendrer pour des millions d’êtres humains, mais aussi les mouvements migratoires que cela va provoquer et que nous serons incapables de réguler. La Banque mondiale nous annonce plus de 140 millions de réfugiés climatiques d’ici trente ans, alors que l’Europe a déjà du mal à prendre en charge les quelques réfugiés qui commencent à arriver sur son sol.

J’en viens à la question essentielle du financement, qui se pose dans les mêmes termes dans tous les pays. Le 12 novembre 2017, le patronat de l’industrie allemande a déclaré que l’Allemagne devait réussir la transition énergétique, en laquelle il voyait à la fois une obligation morale et d’une opportunité en termes de création d’emplois, de dynamisme économique et même de leadership – qu’il vaut mieux éviter de laisser aux Chinois ou à d’autres. Cependant, Angela Merkel a indiqué ne pas savoir où trouver les 50 milliards d’euros qui seraient nécessaires à cette transition de l’industrie allemande…

Quelque temps plus tard, c’est aux Pays-Bas que la politique d’adaptation faisait la une des journaux, dans un article soulignant la nécessité de renforcer les politiques de lutte contre le dérèglement climatique, mais aussi le fait que personne ne sait qui va financer les mesures à mettre en œuvre.

La Cour des comptes européenne estime qu’il faudrait trouver la somme colossale de 1 100 milliards chaque année pour l’ensemble de l’Union européenne, aussi bien en zone continentale que dans les territoires d’outre-mer – elle aboutit à ce chiffre en additionnant le coût des mesures à prendre dans chaque État : tant pour l’industrie allemande, tant pour le logement en France, tant pour lutter contre la sécheresse au Portugal…

En 2012, le collectif Roosevelt, dont je faisais et fais toujours partie, aux côtés de nombreuses personnalités telles que Michel Rocard ou Curtis Roosevelt, le petit-fils de Franklin Delano Roosevelt, avait pris pour slogan « Pour sauver les banques en 2008, on a mis 1 000 milliards sur la table. De la même façon, il faudrait mettre 1 000 milliards pour sauver le climat. » Certains nous soutenaient, tandis que d’autres nous prédisaient que l’Allemagne et la Banque centrale européenne (BCE) ne seraient pas d’accord. Cependant, en novembre 2014, la BCE a annoncé une mesure exceptionnelle, pour ne pas dire historique, à savoir le lancement d’un quantitative easing (QE) de 1 000 milliards d’euros – ce que l’on appelait autrefois la planche à billets, et qui se fait aujourd’hui par ordinateur – pour sauver la croissance européenne. En mars 2017, sans aucun contrôle démocratique, la BCE a créé 233 milliards d’euros en une journée, afin de les distribuer aux banques sous la forme de prêts à taux négatifs – ce qui a de quoi troubler les parlementaires français, qui passent des nuits blanches pour équilibrer le budget national en procédant par touches d’une centaine de milliers d’euros…

Les opérations de ce type s’effectuent régulièrement, et ce sont au total 2 500 milliards d’euros qui ont ainsi été créés ex nihilo en deux ans et demi, dont 11 % seulement ont été injectés dans l’économie réelle : l’essentiel de ces liquidités est destiné aux marchés financiers, au risque de provoquer une crise. Le FMI estime ainsi que nous allons vers une crise qui pourrait être dix fois plus grave que celle de 2008.

L’une des solutions que nous proposons repose sur la conclusion d’un nouveau traité européen. Nous ne sommes pas hors-sol politiquement, puisque Angela Merkel et Emmanuel Macron ont rappelé il y a dix jours, le 19 juin dernier, dans le cadre de l’accord de Berlin, que c’est cette année qu’il faut réfléchir sur l’évolution de l’Europe. Angela Merkel a expressément déclaré qu’il fallait décider cette année s’il y aurait de nouveaux traités, afin que, le cas échéant, ils puissent être ratifiés dès l’année prochaine. Au lieu de s’en tenir à une création monétaire qui va essentiellement à la spéculation, nous proposons un traité européen qui serait défini cette année et adopté l’année prochaine, ce qui permettrait de disposer des fonds correspondants dès le début de l’année 2020.

Ce traité s’organiserait autour de deux idées fondamentales. Premièrement, au lieu de créer de l’argent et de l’envoyer essentiellement là où il produit des profits de manière très rentable, c’est-à-dire vers les marchés financiers – les investissements destinés à favoriser l’efficacité énergétique ou l’adaptation aux changements climatiques sont beaucoup moins rentables, ce qui explique qu’ils soient toujours les parents pauvres quand l’argent est rare – on créerait une banque européenne du climat qui pourrait être une filiale de la Banque européenne d’investissement (BEI) – symboliquement, on ne toucherait pas à la BCE – et qui serait chargée de financer la transition énergétique dans tous les pays européens. Nicholas Stern, le grand économiste britannique, estime que chaque État devrait disposer chaque année d’une enveloppe prise sur un montant représentant 2 % du PIB mondial. Ainsi, chaque année, la France pourrait emprunter 45 milliards d’euros à taux zéro pour financer ses investissements en matière d’efficacité énergétique et d’énergies renouvelables, ainsi que sa politique d’adaptation ; l’Allemagne aurait 60 milliards d’euros, et la Pologne 16 milliards d’euros. L’un des dirigeants de la BEI me disait dernièrement que cette proposition n’avait rien d’irréaliste si l’on considère que, quand le mur de Berlin est tombé, il a suffi de six mois à François Mitterrand et Helmut Kohl pour créer, à partir de rien, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), destinée à financer la transition des pays ex-soviétiques vers l’économie de marché.

La seconde idée fondamentale du traité, c’est qu’il prévoirait un vrai budget pouvant être consommé, même en l’absence de retour immédiat. Jean Jouzel et moi-même avons publié, fin 2017, un essai intitulé Pour éviter le chaos climatique et financier, préfacé par Nicolas Hulot et postfacé par Philippe Maystadt. M. Maystadt était un grand ministre des finances, qui avait remis de l’ordre dans les comptes de la Belgique et était considéré dans ce pays comme l’équivalent de Raymond Barre. Celui qui fut aussi président de la BEI de 2000 à 2011 disait que tout ce qui est rentable à court et moyen terme peut être financé par des prêts à taux zéro, mais qu’il faut aussi un budget pour la transition énergétique, comme il y en a un pour l’éducation, la santé ou la défense : toutes ces politiques utiles, mais n’ayant pas un retour comptable mesurable tous les mois, doivent être financées par un budget.

En l’occurrence, ce budget servirait à aider à la transition sur tous les territoires européens en finançant la politique de recherche, mais aussi en aidant les régions du monde qui en ont besoin. Je pense notamment à l’Afrique, que nous devons accompagner dans son développement économique. Comme nous tous, les Africains veulent avoir un téléphone et un accès à l’énergie : or, s’ils recourent pour cela au charbon, au fioul et au gaz, la planète est fichue, c’est pourquoi nous devons les aider à évoluer économiquement sans que cela se traduise par une explosion des émissions de CO2.

Il y a un an, Angela Merkel a réuni douze chefs d’État africains à Berlin pour un sommet, dont la conclusion a été qu’il fallait un plan Marshall pour l’Afrique, ou plutôt un plan européen pour aider l’Afrique dans son développement et sa politique d’adaptation – toute la question étant de savoir comment le financer et à quelle hauteur, ce qui donne lieu à un débat politique. Si nous proposons pour notre part un budget de 100 milliards d’euros, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont redit il y a deux semaines qu’il fallait un budget européen, une nouvelle ambition et un nouveau budget, et le Président français a proposé un budget de plusieurs centaines de milliards. Les actions à entreprendre sont nombreuses : il faut agir pour le climat, pour l’Afrique et la Méditerranée et, en matière de recherche, nous devons investir dans le stockage des énergies renouvelables, dans le développement des transports en commun, mais aussi dans la mise au point de voitures personnelles consommant beaucoup moins – l’Europe, qui a été capable de mettre au point la fusée Ariane, doit également pouvoir inventer la voiture des années 2030, qui consommera des énergies renouvelables et en faible quantité. Pour financer à la fois la transition et l’adaptation sur nos territoires, nous estimons qu’il nous faut chaque année 100 milliards d’euros de budget – un budget que l’on peut investir et consommer, en sortant d’une approche comptable à court terme.

Toute la question est de savoir comment trouver cet argent sans taxer les citoyens, et le débat à ce sujet a été relancé après le Brexit. Tout le monde veut plus d’Europe mais, dès qu’on en parle concrètement, il y a 27 Mme Thatcher qui disent : « Pas avec mon argent ! », ce qui a fait dire à Alain Lamassoure que l’Europe va crever si nous ne sommes pas capables de trouver de nouvelles ressources qui ne viennent pas des pays, mais sont des ressources propres. Il y a trente ans, Jacques Delors s’était déjà demandé comment trouver des ressources sans taxer les citoyens. Pour nous, la meilleure solution consiste à lutter contre le dumping fiscal européen. Un graphique représentant l’évolution de l’impôt sur les bénéfices depuis trente ans montre qu’il existe une concurrence acharnée en la matière : c’est à qui le diminuera le plus, en Europe comme dans le reste du monde !

Le journal Ouest-France a publié il y a trois mois une infographie montrant clairement comment, en Europe, le taux moyen d’impôt sur les bénéfices est tombé à 19 % alors qu’aux États-Unis, il était resté à 38 % depuis Roosevelt jusqu’à une période récente – il est tombé à 24 % avec Trump. À nos yeux, il serait possible de mettre les actionnaires à contribution au titre de l’effort que nous allons tous devoir consentir, individuellement ou collectivement, pour lutter contre le dérèglement climatique. En l’occurrence, il serait demandé aux actionnaires de s’acquitter d’une contribution de 5 % sur les bénéfices : cette sorte d’impôt fédéral représenterait, au total, une ressource de 100 milliards d’euros disponibles chaque année. Disposer de cette somme changerait tout pour notre politique vis-à-vis des pays du Sud ainsi que pour la politique de recherche, et permettrait de diviser par deux la facture sur tous nos territoires – en métropole comme dans les outre-mer.

L’État pourrait s’adresser aux territoires et aux citoyens en leur demandant de prendre telle ou telle mesure dans le cadre de la politique d’adaptation – il pourrait s’agir, par exemple, d’isoler les bâtiments publics et privés –, étant précisé que toutes les compétences nécessaires seraient disponibles – il faudra pour cela résoudre les graves problèmes de formation qui se posent actuellement –, en contrepartie de quoi la collectivité prendrait à sa charge la moitié de la facture : ainsi, isoler complètement une maison ne coûterait à son propriétaire que 10 000 euros au lieu de 20 000 euros, une somme pour laquelle il pourrait par ailleurs bénéficier d’un prêt à taux zéro, facilement remboursé grâce aux économies réalisées sur les futures factures de chauffage et de climatisation.

Notre projet est soutenu par plusieurs membres du Gouvernement et par un peu plus de cinquante députés de tous les horizons – nous avons également été reçus six fois à l’Élysée, ce qui semble montrer un certain intérêt du Président de la République pour nos travaux. Nous allons bientôt nous rendre à Madrid, à Amsterdam et à Rome, où nous avons été invités. Si nous parvenons à régler la question du financement, nous allons pouvoir nous attaquer aux problèmes de front au lieu de devoir déshabiller Pierre pour habiller Paul, comme nous le faisons actuellement, et d’avoir des annonces qui ne sont pas suivies d’effet. Quand Nicolas Hulot annonce un plan hydrogène, tout le monde trouve ça génial, mais quand on lit l’article consacré à cette annonce, on constate qu’il faudrait entre 5 et 10 milliards d’euros pour lancer le plan hydrogène, et que le ministre de l’écologie n’a pour le moment obtenu que 0,2 milliard d’euros – que Bercy ne lui accordera pas forcément. Si la question du financement est réglée dans le cadre d’un traité européen qui lui donne de la pérennité, on sait qu’il y aura des financements garantis pendant vingt ans, ce qui peut tout changer : on pourra à la fois isoler tous les bâtiments publics et privés, et mettre en œuvre les politiques d’anticipation d’une part, d’adaptation d’autre part.

Enfin, dans un pays où il y a plus de 5 millions d’inscrits à Pôle Emploi, où le chômage remonte depuis quatre mois, où les prévisions de croissance sont de moins en moins positives – et alors qu’une crise financière pourrait éclater d’un moment à l’autre –, permettre la création d’emplois utiles et non délocalisables ne peut être qu’une très bonne chose pour notre pays et pour tous les pays d’Europe, et on ne saurait mieux faire pour réconcilier les citoyens avec l’idée de construction européenne.

Les financements sont débloqués au niveau européen, mais ils parviennent difficilement aux territoires, alors que c’est à ce niveau qu’on voit les problèmes et qu’on invente les solutions : ainsi, les villes ont souvent de bonnes idées. L’adjointe d’Alain Juppé me disait dernièrement que la commune de Bordeaux, qui met régulièrement en œuvre de nouveaux projets, se trouve en permanence placée en compétition avec d’autres communes qui, elles aussi, font des choses : si elle bénéficiait de financements plus importants et plus pérennes, cette métropole pourrait aider les communes voisines à accélérer le mouvement, au lieu de se battre pour un budget avec des gens qui partagent les mêmes idées qu’elle.

M. Nicolas Imbert, directeur de Green Cross France et Territoires. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous recevoir aujourd’hui. Le nom de notre association, Green Cross France et Territoires, met en évidence la dimension territoriale des vulnérabilités insulaires, mais aussi des pistes de résilience. Nous sommes une ONG internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev en 1993 à l’issue de sa présidence de l’URSS. L’année précédente, en 1992, l’ex-chef d’État était intervenu au sommet de Rio sur l’environnement et le développement pour souligner l’urgence à agir dans ces domaines, mais aussi le fait que les moyens de mobilisation d’alors étaient insuffisants pour agir efficacement. Il avait affirmé que la transition écologique devait se faire au plus proche du territoire, en faisant appel à toutes les bonnes volontés, qu’il s’agisse des acteurs économiques de la vie civile ou des différents niveaux de gouvernement.

Notre nom, Green Cross – en français : « la croix verte », fait référence à la Croix-Rouge, qui agit dans le domaine social et sociétal tandis que le nôtre est celui de l’environnement. Notre action est concentrée sur cinq domaines, tous liés au dérèglement climatique et correspondant au quotidien des populations. Premièrement, l’eau, le littoral et l’océan – l’eau étant par excellence le besoin vital du quotidien ; deuxièmement, l’alimentation ; troisièmement, l’énergie, les villes et les territoires durables ; quatrièmement, l’économie circulaire ; cinquièmement, enfin, la coopération et les solidarités, un axe montrant bien que nous nous situons dans l’optique d’une transition écologique et que nous essayons de coconstruire – ce qui rejoint la préoccupation exprimée par Pierre Larrouturou sur la nécessité de passer d’une logique de concurrence à une coopération, notamment au niveau des collectivités locales.

Nous nous inscrivons dans une perspective humaniste, qui nous a conduits en 2015 à répondre à la demande du Président de la République, François Hollande, en amont de la COP21, à prendre part à la rédaction d’un projet de Déclaration des droits et devoirs de l’humanité, un texte à hauteur de femme et d’homme, destiné à nous guider pour permettre une évolution de l’humanité basée sur la préservation de l’environnement. Ce texte innovant, situé entre la soft law et le droit, nous permet de disposer d’un nouveau contrat global pour la transition écologique pouvant régir les rapports entre des citoyens, des États, des entreprises et différents groupes de population. Cette notion, que je ne vais pas détailler davantage pour le moment, est d’un grand intérêt dans le sujet qui nous occupe.

Dans le cadre de la présente audition, je souhaite évoquer une thématique particulière, celle de la vulnérabilité à la résilience. Sur ce point, notre association a mené des travaux avec les pays littoraux, et nous avons pu constater une impulsion extrêmement forte au moment de la COP 21, qui a joué un rôle significatif dans l’adoption du texte à l’unanimité – avec le fameux coup de marteau à la feuille verte de Laurent Fabius. L’accord de Paris tenait compte de la situation particulière des petites îles et de la nécessité de les aider à trouver des outils afin de passer de la vulnérabilité à la résilience – l’idée étant que le sort de ces petites îles préfigure ce qui attend non seulement nos zones littorales mais aussi, à terme, l’ensemble de l’humanité.

La COP 22 de Marrakech a prouvé l’importance de la mobilisation territoriale, tandis que la COP 23, qui s’est tenue sous présidence fidjienne à Bonn, a montré, tout comme les manifestations préalables à cette conférence, qu’il existait une myriade de petits et de micro-projets, d’un coût inférieur à 5 millions d’euros, permettant de répondre aux urgences et conçus localement, avec des savoir-faire locaux et dans le cadre d’un travail en réseau.

L’une des priorités s’imposant à nous, notamment dans la perspective de la COP24, c’est de respecter la feuille de route définie par l’accord de Paris. Le 15 mai dernier, assistant au sommet de Vienne des leaders en faveur du climat, auxquels prenaient part, entre autres, Laurent Fabius, Arnold Schwarzenegger et Brune Poirson, j’ai entendu deux paroles qui m’ont particulièrement marqué. Premièrement, Laurent Fabius, qui connaît mieux que quiconque l’accord de Paris, a souligné que nous n’en étions qu’à 30 % des engagements figurant sur la feuille de route définie en 2015. Au-delà de la question de l’avancement technique, ce constat obère la confiance des petits États dans l’accord de Paris et constitue un très mauvais signal au moment où un axe climatosceptique s’est mis en place autour de Donald Trump.

Deuxièmement, Arnold Schwarzenegger, qui a toujours été mobilisé en faveur d’une transition systémique, que ce soit aux côtés de l’association R20 Regions of Climate Action ou dans le cadre de son mandat de gouverneur de Californie, a déclaré au sujet du dérèglement climatique que, pour les citoyens, l’urgence porte avant tout sur la qualité de l’air et de l’alimentation, ainsi que sur les réponses qui peuvent être apportées aux phénomènes climatiques extrêmes qu’ont connus la Californie, le Colorado, la Floride et le Texas au cours des douze derniers mois. La réponse technique et politique à ces différentes questions, consistant entre autres à rechercher les moyens de faire évoluer les habitudes, notamment sur le plan alimentaire, et de construire la résilience urbaine et un futur serein pour tous, correspond bien à notre conception humaine et humaniste de la lutte conte le dérèglement climatique.

Il va y avoir, d’ici à la fin de l’année, plusieurs échéances particulièrement importantes, bien qu’elles passent un peu inaperçues. À la fin du mois de juillet va se tenir à Fidji le Climate Action Pacific Partnership (CAPP), c’est-à-dire la conférence préparatoire à la COP 24, qui va déterminer une grande partie de l’agenda qui sera porté par la présidence fidjienne à la COP 24. Il s’agira notamment de déterminer la réponse à apporter à la ligne de l’accord de Paris sur les vulnérabilités et résiliences des États et territoires insulaires, qui constitue un thème d’une actualité brûlante : de ce point de vue, il y aura vraisemblablement un marqueur politique à positionner à Katowice, lors de la COP 24. Ce point est d’autant plus important qu’il a fait l’objet de nombreuses interventions lors du One Planet Summit, et les premiers signaux donnés par la présidence polonaise de la COP 24 nous incitent à faire tout ce qu’il est possible, avant même que cette conférence n’ait lieu, pour la positionner sur une bonne trajectoire.

L’urgence d’agir est d’autant plus nécessaire que les acteurs financiers, notamment les réassureurs, les assureurs et un certain nombre de grandes marques internationales, sont aujourd’hui convaincus qu’il est urgent d’agir, et de le faire beaucoup plus vite que ce que prescrit la feuille de route fixée aujourd’hui à l’échelle européenne et à l’échelle nationale. J’en veux pour preuve le Transition Monaco Forum qui s’est tenu la semaine dernière, ayant pour objet de travailler sur des business models émergents : il s’agissait d’une manifestation du monde de la finance à la rencontre des ONG plutôt que l’inverse, qui a été l’occasion de partager l’essentiel du constat que je vous ai présenté.

Pour conclure, je veux partager avec vous quelques retours d’expérience – ainsi que les suggestions qu’ils m’inspirent –, issus de travaux menés en 2012 et ayant connu une accélération en 2015, quand le cyclone Pam a frappé le Vanuatu, avec des vents de 300 kilomètres par heure soufflant sur un bassin de population de 300 000 personnes. Le bilan avait consisté en une île totalement dévastée et neuf morts – un nombre de victimes pouvant apparaître comme relativement modéré si l’on considère que l’inondation survenue dans le même temps en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, aux environs de Cannes et de Nice, avait fait dix-huit morts dans un bassin de population équivalent. Pour ce qui est des dommages matériels, on a constaté que toutes les installations mises en place grâce au financement international – les hôpitaux, l’accès à l’énergie, les systèmes d’assainissement – avaient été détruites, alors que les constructions traditionnelles étaient restées debout. Il a fallu répondre à la situation d’urgence, déverrouiller les ports saturés par une aide internationale inadaptée, faire arriver les bateaux qui transportaient des outils de premières urgence, nécessaires pour le quotidien des populations, aider à la reconstruction des systèmes alimentaires, des systèmes électriques, et de tous les services régaliens assurant une citoyenneté apaisée. Parallèlement, il fallait préparer le futur afin de s’assurer que la reconstruction faite dans l’urgence allait mieux tenir : il fallait éviter de reconstruire à l’identique un système qui s’était montré défaillant.

En cette occasion, nous nous sommes rendu compte de l’existence de sujets très spécifiques, notamment sur les questions relatives au littoral et aux lagons. On ne peut rien faire contre les courants ni contre les phénomènes climatiques extrêmes : on ne construit pas un barrage contre le Pacifique, pour faire référence à un célèbre roman, et il est prouvé que les techniques architecturales les plus efficaces sont celles qui ont construit des liens entre les savoirs traditionnels locaux et les connaissances les plus avancées au niveau mondial en matière technologique, scientifique, mais aussi artistique. Si l’on évalue facilement les dégâts survenus à terre et en zone urbaine, il est important pour préparer le futur de regarder également comment les courants évoluent à la suite des phénomènes climatiques extrêmes, ce qui se passe en haute mer et comment les choses sont susceptibles d’évoluer. Si nous ne le faisons pas, très souvent les mafias le feront à notre place, ce qui donnera lieu à des activités de pêche prédatrice ou à une invasion des lagons par des bateaux essayant de tirer profit du fait que les moyens de l’État sont mobilisés ailleurs.

La deuxième leçon que nous tirons de notre expérience de terrain est beaucoup plus positive : c’est que dans les techniques de construction, on voit se mettre à l’œuvre un génie humain, une mise en valeur tout à fait essentielle du savoir-faire des patrimoines historiques et des capacités de coopération locale. Le fait de travailler par plateformes régionales permet d’avancer sans que s’instaure une logique de concurrence entre l’Atlantique, le Pacifique, la Caraïbe et l’océan Indien, et tout ce qui a pu être fait en amont avec l’économie circulaire constitue un très bon atout.

J’en viens à mes propositions, au nombre de cinq plus une. Premièrement, en matière d’événements climatiques, on se rend compte que les dispositifs d’alerte précoce ne sont pas encore optimisés et que les moyens qui leur sont alloués au sein de l’Agence spatiale européenne ou par le biais d’autres financements européens, nationaux ou régionaux, sont précaires. Comme l’avait souligné Cédric Villani dans son rapport sur l’intelligence artificielle, il convient de travailler sur une massification des moyens dans les domaines de la météorologie, du big data, des sciences participatives et des savoirs coutumiers – à titre d’exemple, il est très utile de savoir que le fait qu’un oiseau d’une certaine espèce se tienne silencieux indique qu’il va se passer quelque chose dans les sept prochaines heures. Par ailleurs, les schémas de coopération nous permettent aujourd’hui d’établir des partenariats public-privé et des coopérations internationales. Ce n’est pas le domaine réservé des GAFA : dans ce domaine, les start-up et le patrimoine d’innovation français ont un rôle essentiel à jouer.

Deuxièmement, à l’heure actuelle, les projets supérieurs à 5 millions d’euros, appliqués de manière indifférenciée sur le territoire, ne sont pas les plus adaptés aux contextes insulaires de la Caraïbe, du Pacifique ou de l’océan Indien. L’expérience a montré qu’il valait mieux privilégier une myriade de projets d’un coût compris entre 500 000 euros et 5 millions d’euros, prévoyant un partage des compétences et une mutualisation des acteurs ayant la capacité d’échanger entre eux : les projets de ce type permettent d’obtenir de bien meilleurs résultats et aboutissent à ce que l’argent mis en œuvre soit bien mieux employé, car il aura été utilisé de façon plus intelligente et ainsi rendu beaucoup plus opérationnel. C’est cette proximité, jointe à la mise en réseau et à l’intervention de tiers de confiance, qui nous permettra d’avancer le plus efficacement.

Troisièmement, on se rend compte que, trop souvent, on s’acharne à construire des barrages contre le Pacifique, pour reprendre l’image à laquelle j’ai fait référence tout à l’heure – par exemple, des ouvrages de BTP dans certaines régions de l’Océan indien –, s’inscrivant dans une logique dépassée de développement minéral des territoires insulaires. Or, pour être efficaces contre les inondations, nous devons réintroduire l’organique et être cohérents en matière de politiques de subventions publiques et privées, dans le respect des textes internationaux ratifiés par la France.

Quatrièmement, partant du constat que le littoral – atlantique, en particulier – a beaucoup bénéficié de la taxe Barnier, consistant en un prélèvement sur les titres de transport en bateau et en avion à destination des îles, et qui est réinjectée localement au profit de projets de transition écologique locaux, de préservation du patrimoine et de ceux qui y vivent, nous pourrions créer une taxe « résilience » basée sur le même principe.

La dernière de mes cinq propositions porte sur la transition vers l’économie circulaire insulaire. Il est de dix à cent fois moins cher de prévenir plutôt que de guérir. Aujourd’hui, les îles peuvent être des pionnières de l’économie circulaire et avoir un effet d’entraînement sur tous les pays riverains qui nous permettrait de devenir au sein de chaque zone des points d’attractivité sur le moyen et le long terme.

J’ajoute une sixième proposition au caractère plus spécifique. Nous sommes à une époque où il est important de parler de la France qui gagne, et pas uniquement dans le domaine du sport. Le fonctionnement sur le mode « équipe de France » a montré sa pertinence en 2015. Nous avons aujourd’hui la possibilité de construire trois importants pôles de résilience : un premier dans l’océan Atlantique autour des îles françaises des Caraïbes ; un deuxième dans l’océan Indien autour de La Réunion ; un troisième dans l’océan Pacifique autour de la Polynésie, de la Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna. Dans les îles de la Méditerranée, et dans les îles du Ponant et du littoral atlantique, des initiatives analogues pourraient être lancées. Ces cinq pôles d’excellence seraient la démonstration que la France est pionnière dans l’application de l’Accord de Paris et que notre pays est à la hauteur des enjeux climatiques.

Mme la présidente Maina Sage. Belle image que celle de l’équipe de France. Cela me fait penser au discours du Président de la République, la semaine dernière, lors de la restitution des assises de l’outre-mer : il a évoqué l’« archipel de France » et notre inscription dans une stratégie îlienne internationale.

M. Yannick Haury, rapporteur. Comment la couverture assurantielle pourrait-elle être améliorée ? Je pense, bien sûr, à Saint-Martin qui n’est sans doute pas un exemple à suivre. Comment financer la reconstruction ? Avez-vous des préconisations quant à l’utilisation du « fonds Barnier » ?

Par ailleurs, comment, selon vous, mieux prévenir le recul du trait de côte ? Faut-il légiférer pour prendre en compte l’impact du changement climatique sur la localisation des activités ?

M. Nicolas Imbert. S’agissant des côtes, nous sommes confrontés à la difficile question de la transmission du patrimoine en zone littorale. Les notaires sont parfaitement conscients des enjeux. Un acte notarié portant, par exemple, sur un hôtel « pieds dans l’eau » a des implications non seulement à trente ou cinquante ans, mais aussi à court terme.

Sur ce sujet, je n’ai malheureusement pas de propositions construites. Il faut se poser la question de savoir si l’État doit continuer à intervenir en garantie de la perte du patrimoine. Des investisseurs avisés ne pourraient-ils prendre des risques dans ces zones ?

J’appelle votre attention sur la qualité des travaux et analyses prospectives menés par la région Aquitaine, sous l’égide d’Hervé Le Treut et de Françoise Coutant, vice-présidente du conseil régional. Je citerai aussi les initiatives lancées sur la Côte d’Opale, qui est confrontée à la même problématique. Enfin, je rappellerai la nécessité pour la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur et la région Occitanie d’avoir une stratégie concertée et, de manière générale, l’impératif que constitue la coopération avec les pays voisins. Rien ne sert d’entreprendre des actions de préservation des dunes sur le littoral du Nord si, du côté belge, une logique d’urbanisation est privilégiée et vice-versa.

Le « fonds Barnier », excellent outil, est aujourd’hui sous-dimensionné d’un facteur dix, alors qu’il était surdimensionné au moment de sa création.

L’un des problèmes posés par la reconstruction renvoie à la grammaire assurantielle en vigueur qui privilégie la reconstruction à l’identique. Or si le bâtiment à reconstruire a été détruit par un phénomène climatique extrême, c’est sans doute que sa conception le rendait vulnérable.

Lors d’une visite aux Fidji après un cyclone, il y a six mois, j’ai eu l’exemple d’un chef de village qui a pris l’initiative de reconstruire l’ensemble du village à cinq cents mètres de la côte et deux mètres plus haut, sur la montagne. C’est une chose aisée en droit coutumier fidjien. Les habitants de Soulac-sur-Mer ou de Balaruc-les-Bains aimeraient sans doute disposer de telles facilités. Cela implique d’être suffisamment avancés dans l’identification des vulnérabilités et des résiliences pour déterminer des zones à enjeux spécifiques et de mettre à profit le droit à l’expérimentation écologique afin de tester différentes formules et évaluer leur acceptabilité auprès de la population. Cela nécessite d’anticiper les traumatismes culturels et personnels que peuvent susciter les changements dans la manière de vivre le littoral dans les zones métropolitaines mais plus encore dans les sociétés coutumières où les ancêtres vivent sur la bande littorale. Là, c’est un rapport au temps et aux générations qui risque d’être affecté.

M. Pierre Larrouturou. Pour de multiples raisons, la reconstruction à l’identique ne devrait plus être privilégiée, d’autant qu’il y a une alternative à la technique du béton avec le bois. Des immeubles en bois sont en cours de construction à Bordeaux et nous avons l’exemple d’un projet d’immeuble de douze étages à Rennes. C’est un matériau solide qui ne brûle pas. Pour faire du béton, il faut du ciment, de la ferraille, ce qui nécessite une grande quantité d’énergie. Selon une étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), la construction d’un mur en béton produit 440 kilos de CO2 alors qu’un même volume de bois en stockera, en un siècle, 425 kilos. Pourquoi continuer à construire avec du béton alors que le bois local fournirait une excellente matière première ? Dans une vidéo, des équipes de Bouygues, qui se sont formées à la construction en bois, expliquent que les chantiers sont beaucoup moins fatigants, beaucoup moins bruyants et beaucoup moins polluants et que le résultat allie beauté et confort. Le patron d’Eiffage, qui compte parmi les soutiens de notre pacte pour le climat, estime que des ouvrages d’art pourraient être à l’avenir construits en bois ou en bambou. C’est une piste qui vaut pour les territoires les plus vulnérables, qui sont en quelque sorte un laboratoire, mais aussi pour l’ensemble des territoires européens.

Mme la présidente Maina Sage. Monsieur Larrouturou, comment imaginez-vous l’organisation de ces nouveaux moyens ? Quelles sont les échéances ? Nous savons qu’un rendez-vous du G7 est prévu à la fin de l’année.

M. Jimmy Pahun. Dans un climat européen particulièrement tendu !

M. Pierre Larrouturou. Soit on est tétanisé par la situation inquiétante de certains pays européens et on ne fait rien, soit on considère qu’il faut agir et aller vite. Une tribune intitulée « Maintenant ou jamais », signée par Pascal Lamy, Miguel Angel Moratinos et Denis MacShane, sera publiée dans la presse ces jours-ci.

Rappelons que deux semaines ont suffi à Robert Schuman et à Konrad Adenauer pour prendre la décision révolutionnaire, selon le titre du Figaro d’alors, qui a consisté à créer la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) alors que cela faisait des décennies que les pays européens étaient en conflit et que les guerres qu’ils s’étaient livrés avaient fait des millions de morts. Adenauer a pu dire que cela avait été le plus beau jour de sa vie, qu’il avait vu le ciel s’ouvrir devant lui.

La semaine dernière, à Rennes, Jean Jouzel et moi-même avons participé à un débat organisé par la maison de l’Europe de Rennes, l’université de Rennes et Ouest-France, dont le titre était : « Et si l’Europe était la dernière chance pour sauver le climat ? Et si le climat était la dernière chance pour sauver l’Europe ? » Il n’y a peut-être plus beaucoup de sujets susceptibles de rassembler les pays européens. L’accord entre Mme Merkel et M. Macron était à peine signé que neuf pays ont déclaré qu’ils n’en voulaient pas et qu’ils étaient las des initiatives du couple franco-allemand. Parmi eux figuraient les Pays-Bas, alors que s’il y a bien une chose qui pourrait bénéficier à ce pays, c’est un traité sur le climat qui l’aiderait à financer des actions de lutte contre le dérèglement climatique.

L’année 2018 est fondamentale. Avec Trump, nous savons que la COP24 ne peut aboutir à aucun accord ambitieux. Il y a certes la réunion du G7, que vous avez citée, Madame la Présidente, mais nous visons plus particulièrement le sommet des chefs d’État et de gouvernement européens qui se tiendra le 13 et le 14 décembre prochain à Bruxelles, sommet historique selon Mme Merkel et M. Macron. Depuis la chute du mur, il y a trente ans, on ne cesse de se demander où va l’Europe et quels sont ses projets. Dans cinq mois, son avenir se décidera. Il serait bon qu’un grand nombre de parlementaires, de tous horizons, incitent Mme Merkel et M. Macron à débloquer les financements pour accélérer le mouvement dans les territoires. La Chancelière allemande a compris que la situation était en train de s’aggraver et qu’il fallait prendre les décisions en 2018 pour voir un accord ratifié en 2019. Si le nouveau traité était adopté le même jour que les élections européennes, en mai 2019, cela aurait de l’allure. Le grand philosophe allemand Jürgen Habermas a formulé le vœu que les référendums portant sur les traités soient organisés la même semaine dans tous les pays de l’Union européenne. Ce serait une bonne façon de signifier que l’Europe n’est pas aux mains des lobbies et des banques, mais qu’elle est là pour mettre la finance au service du bien commun, au service des peuples. Ceux qui ont voté pour des partis comme la Ligue ou le Mouvement Cinq Étoiles doivent pouvoir constater qu’il y a de l’argent européen qui arrive sur leurs territoires et qui les aide à créer des emplois. Il y a urgence pour lutter contre le réchauffement climatique qui fait des morts partout dans le monde. Il y a urgence pour sauver l’Europe. Nous savons que nous ne parviendrons sans doute pas à l’unanimité mais pour entraîner déjà l’adhésion de dix ou onze États-membres, nous devons mettre cette idée sur la table le plus rapidement possible.

Mme le président Maina Sage. Nous avons le sentiment d’un décalage entre la réalité du terrain, qui ne se manifeste malheureusement qu’au moment où un événement climatique survient, et la perception qu’en ont les instances de décision. Durant ses huit mois de travaux, la mission d’information a pris la mesure des batailles que menaient les territoires pour que l’urgence de la situation soit reconnue. Un travail transpartisan doit être mené pour faire prendre conscience des enjeux aux élus. Dans cette perspective, nous avons tenu à ce que la première audition de la mission d’information réunisse des scientifiques.

Que pensez-vous d’une loi sur le changement climatique ? Quel est votre avis sur le système assurantiel ?

M. Pierre Larrouturou. Lors d’une de mes récentes visites à La Réunion, l’île a été paralysée pendant vingt-quatre heures par un cyclone qui n’a pas fait de morts contrairement à celui qui l’a suivi quinze jours plus tard. Quand l’université a rouvert, la conférence prévue a eu lieu : toutes les forces vives – l’évêque, le représentant du parti communiste, le directeur local d’EDF et le président de l’université – sont tombées d’accord pour adhérer à notre pacte.

Parmi les responsables européens, il y en a qui n’ont pas encore saisi la gravité du problème. Lorsque Jean Jouzel et moi-même avons été auditionnés au début du mois de juin par la commission du développement durable et la commission des affaires européennes, certains députés ont été assez humbles pour venir nous dire qu’ils avaient pris conscience grâce à nous de l’urgence de la situation.

Un traité européen sur le climat susciterait à travers toute l’Europe un passionnant débat qui serait l’occasion de donner la parole à des personnes affectées par le dérèglement climatique et à celles qui ont innové. Il serait bon que, la même semaine, un référendum soit organisé pour le ratifier et qu’il soit suivi de lois qui en tirent les conséquences, qu’il s’agisse de la gestion du trait de côte ou des normes d’isolation de tous les bâtiments publics et privés à imposer dans les vingt années à venir. Il n’y aura pas trois millions de bonnets rouges qui manifesteront si le débat montre que la question nous concerne tous, qu’elle suppose un choix collectif, et que ce n’est pas seulement l’affaire de Nicolas Hulot ou Jean Jouzel. Les citoyens européens auraient le sentiment de pouvoir agir ensemble : ils mettraient à profit les financements de l’Europe pour lancer des opérations concrètes sur les territoires en matière de transport ou d’agriculture par exemple. Cela créerait une dynamique, à l’instar de celle suscitée par Kennedy lorsqu’il a déclaré que les Américains iraient sur la lune. Toute l’Amérique a été mobilisée : 400 000 emplois ont été créés et, sept ans plus tard, le but était atteint. Sauver la planète peut être un objectif très mobilisateur : face aux difficultés, les Européens se retrousseront les manches et échangeront leurs bonnes pratiques entre territoires.

M. Nicolas Imbert. Je voudrais appeler votre attention sur un point : il y a besoin non pas d’une loi en plus des autres mais d’une loi qui fixe un cap et qui détermine les étapes pour y arriver et leur cohérence d’ensemble.

Nous sortons du débat citoyen sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), auquel je regrette que les parlementaires aient été si peu associés. Il a fait ressortir des idées innovantes susceptibles d’alimenter le débat sur une loi d’orientation sur le changement climatique. Les populations ont besoin d’être rassurées sur leur santé ainsi que sur la mobilité et l’habitat par des messages clairs – inutile d’affoler tout le monde avec le moustique Tigre qui tue un million de fois de plus que le requin. En deux semaines, pour reprendre l’échéancier de la CECA cité par Pierre Larrouturou, il serait possible de construire le socle d’une loi ambitieuse qui mette à l’honneur l’idéal européen, qui crée une dynamique commune et qui repose sur la décentralisation. Elle deviendrait un marqueur idéologique fort et fournirait aux entreprises, qui attendent des signaux au niveau européen, des outils pour consolider leur compétitivité à l’échelon mondial.

À cet égard, nous pourrions nous inspirer de certains aspects de la législation relative à la lutte contre le dérèglement climatique que la Chine a construite pour son territoire intérieur et les nouvelles routes de la soie – je mets à part, vous l’aurez compris, les questions de société et de droits de l’homme.

M. Yannick Haury, rapporteur. Au-delà des grands principes, il faut se donner les moyens de nos ambitions. Sans loi de programmation des voies et moyens de lutte contre les changements climatiques, rien ne changera.

La lutte contre le changement climatique doit aussi s’appuyer sur les collectivités territoriales, dont les élus, sensibles aux enjeux planétaires comme aux dépenses de leur collectivité, mènent des actions en ce domaine, par exemple, en réduisant la puissance de l’éclairage public ou en améliorant l’isolation et le chauffage des bâtiments publics. Ce sont autant de sources d’économies. J’ai pu en faire l’expérience dans ma commune de 15 000 habitants.

Pour finir, je me pose la question de savoir si l’Europe pourra parvenir seule à des effets concrets. Qu’en sera-t-il des États-Unis ou de l’Asie ?

M. Jimmy Pahun. Comme M. Imbert, je crois que le salut viendra peut-être de la Chine, pour laquelle la lutte contre le réchauffement climatique est une nécessité absolue.

M. Pierre Larrouturou. Quand Donald Trump a annoncé que les États-Unis sortiraient de l’Accord de Paris, beaucoup ont craint que la Chine fasse de même. Or elle tient bon, Miguel Angel Moratinos, ancien ministre espagnol, me l’a confirmé tout récemment. Le numéro 2 du gouvernement chinois était ainsi aux côtés du président français au siège de l’Organisation des Nations unies il y a quelques semaines pour soutenir le pacte mondial pour l’environnement. Cela dit, la Chine a de tels besoins en énergie qu’elle ouvre toutes les semaines une centrale fonctionnant au charbon.

Nous pensons, sauf miracle, qu’il sera compliqué de conclure un accord avec les États-Unis, même si trente-huit des cinquante États américains ont fait part de leur volonté de poursuivre le chemin tracé par l’Accord de Paris. Pour rattraper le temps perdu, un changement radical s’impose, une véritable disruption – l’ampoule n’a pas été inventée en améliorant la bougie. Nicolas Hulot vise zéro émission de CO2, ce qui implique d’isoler 100 % des logements, de repenser 100 % de la chaîne alimentaire et 100 % des transports. Cela réclame un effort colossal. Tant mieux si les Chinois se joignent à nous, mais, pour montrer qu’un autre avenir est possible, nous misons prioritairement sur deux continents réunis par un avenir commun : l’Europe, qui est la première puissance mondiale, ne l’oublions pas, et l’Afrique. Donald Trump prétend que la lutte contre le réchauffement climatique est une invention des Chinois et que sa préoccupation principale est l’emploi. Nous pourrons lui opposer à lui et à ses successeurs qu’en prenant le problème du climat à bras-le-corps, qu’en visant la neutralité carbone, on arrive à créer massivement des emplois – l’ADEME estime à 800 000 ou 900 000 le nombre d’emplois nouveaux en France, ce qui ferait 5 millions d’emplois en Europe et plus encore de l’autre côté de la Méditerranée. L’effet domino ne joue pas seulement négativement ; il peut se manifester aussi positivement, quand, par exemple, deux continents font la preuve des bienfaits d’une autre voie. Cela fera réfléchir les autres pays qui se diront qu’ils ont été bien bêtes de ne pas nous avoir suivis.

M. Nicolas Imbert. En matière d’engagement mondial pour le climat, on a constaté depuis la COP 21 qu’en dehors des grandes conférences internationales dont le rythme est très lent, il était efficace de réunir les acteurs du multilatéralisme pour qu’ils travaillent ensemble à des projets et approfondissent la logique de coopération. C’est un échelon important à prendre en compte.

Pour ce qui est de la mobilisation des États-Unis et de la Chine, je partage toutes les nuances qu’a apportées Pierre Larrouturou. Nous savons que nous pouvons compter sur l’engagement de Jeri Muoio, maire de West Palm Beach, de Jerry Brown, gouverneur de Californie, qui accueillera à San Francisco en septembre le sommet mondial sur l’action climatique, ou encore du Texas et, à l’échelon, sur celui des îles Fidji, de la Colombie, de l’Argentine, de l’Afrique du Sud, pays qui ne s’étaient pas illustrés par leurs positions avant-gardistes et qui construisent à présent des solutions de résilience.

Des visionnaires ont inventé le « 1 % de solidarité pour l’eau », qui n’a pas été utilisé à la hauteur des moyens imaginés par le législateur au moment où les débats initiaux ont eu lieu. On pourrait actualiser cet outil dans le cadre d’une loi de programmation des finances publiques ou d’une loi adaptée, ce qui permettrait de nous inscrire dans le cadre des objectifs du « Pacte finance climat ».

Nous sommes dans une situation d’urgence. Heureusement, les acteurs des territoires sont mobilisés et nous voyons bien que des choses intéressantes sont en train de se passer. Engager des moyens est un impératif mais c’est également un investissement avisé dans l’avenir. Cette législature vous offre une occasion d’agir, ce qui est une nécessité. La tâche n’est pas facile mais tout ce que nous pourrons faire pour favoriser la mobilisation, le partage de projets et de bonnes pratiques, nous le ferons à la mesure de nos faibles moyens associatifs. Il est essentiel de remettre l’humain au centre du débat et d’expliquer à nos concitoyens que nous travaillons pour la santé au quotidien et pour un futur serein qui ne laisse personne au bord de la route.

Mme la présidente Maina Sage. Je vous remercie pour vos contributions, messieurs. Nous tâcherons d’œuvrer auprès de nos collègues pour faire connaître ces solutions d’avenir, urgentes et salutaires pour l’ensemble de l’humanité.

 

Laudition sachève à dix-sept heures quarante-cinq.

 


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37.   Audition, ouverte à la presse, de M. Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement (AFD), de M. Charles Trottmann, directeur de cabinet, de Mme Zolika Bouabdallah, chargée des relations avec le Parlement, et de M. Bertrand Willocquet, responsable des opérations outre-mer.

(Séance du mardi 24 juillet 2018)

Laudition débute à quatorze heures cinq.

Mme la présidente Maina Sage. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement (AFD), accompagné de M. Charles Trottmann, directeur de cabinet général, de Mme Zolika Bouabdallah, chargée des relations avec le Parlement, et de M. Bertrand Willocquet, responsable des opérations outre-mer.

Je rappelle que cette mission d’information a été créée par le Bureau de l’Assemblée nationale afin d’étudier les politiques publiques en matière d’anticipation et de gestion de crise d’évènements climatiques majeurs en zone littorale ainsi de reconstruction, avec la volonté de faire un point particulier sur ce qui s’est passé aux Antilles après le passage des cyclones Irma et Maria.

Par ailleurs, le Bureau a souhaité que cette étude couvre bien l’ensemble du territoire hexagonal et ultramarin, tout en analysant particulièrement la situation des Antilles, notamment celle de Saint-Martin, île qui a été très touchée par le cyclone Irma. La mission d’information, est composée de vingt-neuf députés ; M. Yannick Haury, qui en est le rapporteur, sera suppléé aujourd’hui par M. Bertrand Bouyx.

Nous arrivons aux conclusions de nos travaux. Dans un premier temps, nous avons entendu des représentants du monde scientifique afin de faire le point sur l’état des connaissances dans le domaine du changement climatique. Nous avons aussi rencontré ceux qui font la loi – les divers ministères, services et directions – mais aussi ceux qui organisent la gestion de crise, afin de savoir comment le ministère de l’intérieur et les services assurent la protection des personnes et des biens.

Nous étudions maintenant la dernière phase, celle de la reconstruction ; nous avons ainsi entendu la Fédération française de l’assurance (FFA) afin de savoir comment il est procédé à l’indemnisation des préjudices subis. Il nous a donc paru important de terminer ce cycle d’auditions en recevant les acteurs du financement, ce qui vaut à l’AFD d’être présente aujourd’hui, car elle se situe au cœur du dispositif étatique de soutien et d’aide au développement. En effet, l’action de l’Agence porte sur les régions en voie de développement, mais aussi sur les outre-mer ; nous souhaitons donc savoir comment s’articule votre action dans ces domaines.

M. Bertrand Bouyx, rapporteur suppléant. Pouvez-vous nous décrire les missions générales de l’AFD, sa gouvernance, les modalités de prise de décision ? Il y a 2 500 projets menés chaque année, comment sont-ils sélectionnés ?

Quelle est la part de l’action de l’AFD consacrée au changement climatique ? Pouvez-vous distinguer entre les subventions et les prêts ? Comment le réchauffement climatique et la montée des eaux, sont-ils intégrés en amont des projets ?

Quelles sont les actions en cours pour les reconstructions après les cyclones ?

Pouvez-vous identifier, au sein des subventions, les actions spécifiquement consacrées à la prévention des évènements climatiques majeurs ?

Pouvez-vous nous décrire l’action de l’Agence à la Martinique et en Guadeloupe ?

A-t-elle mobilisé des moyens spécifiques pour la reconstruction de Saint-Barthélemy ? Y a-t-il des actions spécifiques en faveur des réseaux de télécommunications ? Y a-t-il eu une action particulière vis-à-vis de Saint-Martin ?

Enfin, au sein des projets portant sur le littoral, conduisez-vous une réflexion particulière sur la fragilisation des côtes : recul du trait de côte, lutte contre les sargasses, préservation des récifs coralliens, construction de digues, etc. ?

M. Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française du développement (AFD). Nous sommes très honorés d’avoir l’occasion de présenter l’Agence française de développement à la mission d’information.

L’Agence est votre agence, elle va bien ; elle est en forte croissance depuis quelques années. Le Président de la République et le Gouvernement ont tracé une trajectoire d’augmentation de l’aide publique au développement, en prévoyant d’y consacrer jusqu’à 0,55 % de notre revenu national en 2022. L’Agence a passé le montant de 10 milliards d’euros de financement en 2017, ce qui fait d’elle un instrument très significatif sur le plan international.

Ses moyens vont continuer de croître au cours des prochaines années, à la fois pour son activité de prêts, qui représente 80 % de notre action, ainsi que pour son activité de dons qui va probablement progresser de 15 % à 25 % d’un montant total qui ne pourra qu’être plus élevé.

Nous sommes présents dans 110 pays ; bien sûr, nous n’intervenons pas dans l’Hexagone, mais dans tout l’outre-mer français, qui représente 15 % de notre activité, ce qui est très important et très stratégique. Par ailleurs, depuis maintenant plus de dix ans, la lutte contre le changement climatique constitue l’une de nos grandes signatures. Nous avons pris ce virage très tôt ; il représente la moitié de nos financements, dont on peut mesurer le rapport coûts-bénéfices dans l’évolution du changement climatique. Toutes les banques de développement du monde commencent à mesurer ce rapport au sein de leurs portefeuilles, et la Banque mondiale, de son côté, s’est fixé un objectif de 28 %.

Nous cherchons une nouvelle frontière stratégique ne se bornant plus seulement à mesurer les bénéfices climats de nos projets, nous voulons devenir une agence « 100 % Accord de Paris ». Ce qui signifie que tous nos projets doivent contribuer, ou à tout le moins ne pas dégrader, les trajectoires résilientes de développement « bas carbone » que les États, selon les dispositions de cet accord, doivent décider et déclarer d’ici 2020 devant la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), s’ils en respectent les termes. Ces trajectoires doivent être financées, encouragées et accélérées ; ce qui constitue le rôle des institutions de développement et de lutte contre le changement climatique.

Au sein de cet écosystème, l’AFD se situe déjà en tête des initiatives, et nous souhaitons aller plus loin.

L’Agence est très concernée par les travaux de votre mission d’information, car elle constitue un instrument d’accompagnement parmi d’autres lors des crises. Nous le sommes avec nos caractéristiques propres, car nous sommes une maison d’ingénieurs, et non une banque commerciale. Nous apportons beaucoup de contenus issus de nos divisions techniques, dans le cadre d’un investissement non lucratif à long terme. À ce titre, nous sommes très complémentaires d’autres instruments publics ou d’actions et d’investissements privés.

En effet, les instruments publics ne fondent parfois leurs interventions que sur des subventions, alors que l’AFD apporte l’effet d’échelle d’une activité de prêt qui permet de mobiliser des montants financiers plus importants. Par ailleurs, dans la mesure où nous ne sommes pas une banque privée, nos produits sont à plus long terme ou à taux réduit, ce qui peut être particulièrement important dans les phases de reconstruction.

Nous avons en outre pour caractéristique de travailler à la fois en France et à l’étranger. Nous avons donc beaucoup à apprendre – dans ce monde en commun qui est désormais notre devise – de la façon dont on gère les catastrophes naturelles dans d’autres pays. En effet, lorsqu’un cyclone ou un tremblement de terre frappe le territoire national, il est malheureusement bien rare qu’il s’arrête aux frontières de notre pays. Les crises connaissent donc des dimensions régionales et l’AFD se doit de toujours plus avoir la capacité à intégrer ce fait.

La stratégie que nous développons est double, car nous accompagnons les acteurs de l’urgence, et l’Agence constitue aussi un instrument de prévention durable des crises.

Accompagner les acteurs de l’urgence signifie prendre très vite le relai afin d’engager rapidement une démarche de reconstruction. C’est ce que nous avons fait à Saint-Martin après le passage d’Irma en prenant le relai des acteurs de l’urgence par le truchement d’un soutien financier aux collectivités. À cette fin nous avons immédiatement suspendu pour six mois, que nous prolongerons sans doute six mois de plus, les échéances de nos prêts à la collectivité de Saint-Martin.

Nous avons mis en place en urgence un préfinancement pour l’établissement des eaux et de l’assainissement, pour un montant de 3,6 millions d’euros, nous avons aussi travaillé au fonds de renforcement de capacité des collectivités locales. Nous avons par ailleurs très rapidement dépêché nos experts techniques ; entre le mois d’octobre 2017 et le mois de mars dernier, nous avons effectué cinq missions de départements techniques portant sur le développement urbain, sur la santé, sur l’eau et l’assainissement et sur les transports afin de trouver les meilleures solutions de reconstruction.

Bien entendu, ces équipes de l’AFD interviennent indifféremment dans nos outre-mer et à l’étranger. C’est ainsi que s’accumule sur le plan technique une somme d’expériences de reconstruction très diversifiée, sur laquelle nous pouvons nous appuyer.

Ainsi sommes-nous, en 2008, intervenus très rapidement en Chine lors du tremblement de terre du Sichuan, et les autorités chinoises nous en ont su gré. Nous travaillons aussi, en coopération avec le département de Meurthe-et-Moselle, en Équateur, Etat qui a subi plusieurs tremblements de terre, et à qui nous avons accordé un prêt de 100 millions de dollars Nous sommes également intervenus à Banda Aceh, en Indonésie, après le tsunami ; nous sommes présents en Haïti et en Bolivie.

À Saint-Martin, nous sommes désormais passés à une phase d’appui à la reconstruction. Nous y avons mis en place un dispositif d’assistance multisectoriel pour douze mois, qui sera sans doute reconduit pour douze autres mois, pour un montant se situant entre 1 million et 1,5 million d’euros, afin de permettre à la collectivité de coordonner la reconstruction. Nous avons déployé une aide technique en dépêchant sur place trois experts, qui renforceront la capacité d’ingénierie et de suivi des projets, la structuration des services, le montage de dossiers de financement européens, ainsi que la qualité de service, particulièrement dans le secteur de l’eau et de l’assainissement.

En réponse à votre question, je rappelle que l’Agence française de développement est un service public de l’État doté d’un conseil d’administration, qui a connaissance de tous les projets, soit directement, soit via des comités spécialisés. Dans cette instance siègent quatre parlementaires et quatre suppléants, ainsi que des représentants des ministères concernés : affaires étrangères, finances, outre-mer et intérieur. Enfin des personnalités qualifiées représentent les différentes parties prenantes : la recherche, le secteur privé et les organisations non gouvernementales. L’AFD présente ses projets à l’ensemble de ces interlocuteurs. Ainsi, à Saint-Martin, c’est à sept parties prenantes que nous apporterons des financements. S’agissant de la dimension régionale de nos actions, à la suite du passage l’ouragan Irma, nous sommes intervenus à Cuba, durement frappé, et à qui nous avons accordé, au mois de juillet dernier, un prêt souverain de 20 millions d’euros pour la réhabilitation des services d’eau et d’assainissement.

Après le passage du cyclone Maria, nous sommes intervenus à la Dominique, en République dominicaine et auprès de l’Organisation des États de la Caraïbe orientale car, dans les Antilles, l’océan Indien et le Pacifique, les capacités d’alerte et de réponse se construisent de plus en plus à l’échelle régionale.

Dans le cadre de l’accompagnement des acteurs de l’urgence, nous entretenons avec la Croix-Rouge un partenariat ancien, depuis 2009, particulièrement dans l’océan Indien où nous appuyons les réseaux d’alerte et de gestion des catastrophes naturelles en mettant l’accent sur les populations les plus vulnérables. Nous avons mobilisé des financements significatifs pour la plateforme d’intervention régionale de l’océan Indien (PIROI) située à La Réunion. Nous disposons de 8 millions d’euros pour la période 2018-2019 pour renforcer encore cette plateforme ainsi que ses équivalents pour la zone Amériques-Caraïbes (PIRAC) et pour le Pacifique Sud (PIROPS), en nous appuyant sur l’expérience acquise avec la Croix-Rouge dans l’océan Indien.

Dans le cadre de notre mission de développement, outre nos préoccupations de moyen et long terme, qui impliquent d’intervenir très rapidement dans les situations d’urgence, nous sommes aussi présents dans le cadre de la prévention durable des aléas climatiques. Avant la crise, nous avons la responsabilité d’améliorer le bâti et les politiques publiques afin d’être plus résilients lorsque celle-ci survient.

Aussi, dans le cadre de sa nouvelle stratégie outre-mer la structure de l’AFD a-t-elle évolué puisque les départements « outre-mer » et « étranger » ont été supprimés au profit d’un département dit « des trois océans », qui regroupe les territoires ultramarins de la République et les États voisins.

L’idée présidant à cette transformation est de financer et d’encourager les liens et les phénomènes d’intégration régionale au sein de chacun des bassins océaniques, et de contribuer à faire de nos territoires ultramarins des exemples de développement durable. Il nous revient ainsi d’être à la tête de l’innovation dans le domaine du développement durable, de la façon de construire et de la résilience aux crises. Nous pourrons ainsi exporter ces modèles dans l’ensemble de la zone et bien sûr, au-delà, car il fait bien partie de la mission de l’Agence d’établir ces liens qui font parfois défaut.

Nous accompagnons par ailleurs de plus en plus la transition écologique outre-mer. Les prêts consacrés à l’environnement augmentent régulièrement au sein de notre portefeuille, passant de 15 % de l’activité en 2013 à 31 % aujourd’hui. Nous n’avons donc pas encore atteint les 50 % évoqués au début de mon propos, mais nous sommes sur le bon chemin. Et la logique de l’Agence n’est évidemment pas de réserver un traitement particulier aux territoires ultramarins, mais, dans l’esprit des objectifs du développement durable des Nations unies, de les emmener dans cette transition avec tous les pays du monde.

De son côté, la stratégie d’atténuation du changement climatique représente un des principaux secteurs d’intervention de l’Agence à l’étranger comme en France ; elle passe en grande partie par le recours aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique.

Nous avons ainsi doté de près de 35 millions d’euros ENERCAL, le principal énergéticien de Nouvelle-Calédonie. Nous déployons depuis 2017 un nouveau produit financier, équivalent du Fonds vert des Nations unies pour le climat, en commençant par les collectivités du Pacifique. Il s’agit d’un prêt à taux zéro, auquel nous ajoutons des éléments de subvention, ce qui représente une nouveauté dans notre activité ultramarine, car il s’agit, en dehors de la période de crise, de renforcer les maîtrises d’ouvrage et de pratiquer le renforcement de capacités pour un montant de 1,5 million d’euros pour trois ans.

La ministre a d’ailleurs été suffisamment convaincue par cette première phase dans le Pacifique, pour l’étendre, après débat au Parlement, à l’ensemble des outre-mer, ce à quoi nous employons cette année ainsi qu’à l’avenir.

Par ailleurs, l’adaptation est le parent pauvre de la lutte contre le changement climatique, alors que les financements de l’atténuation sont en progression régulière, mais un effort doit être fourni dans la gestion des conséquences inévitables du réchauffement climatique. Ce secteur concerne nos programmes portant sur l’agriculture, l’eau et l’assainissement. Nous disposons de cet instrument spécifique que constitue l’initiative Pacifique annoncée par le Président de la République lors de son déplacement en Australie et en Nouvelle-Calédonie il y a quelques semaines, et que nous sommes en train de bâtir avec les pays ayant souhaité rejoindre cette coalition. En fonction des résultats obtenus, il sera possible de poursuivre ce mouvement dans d’autres bassins océaniques.

M. Bertrand Bouyx, rapporteur suppléant. Je reviendrai sur la dernière question que je vous ai posée : au sein des projets portant sur le littoral, conduisez-vous une réflexion particulière sur la fragilisation et la préservation des côtes, qui se traduit par le recul du trait de côte, la lutte contre les sargasses, la préservation des récifs coralliens et la construction de digues ?

Cette question concerne tous les départements littoraux, même si les localisations géographiques sont très diverses ; en tout état de cause, elle nous préoccupe tous.

M. Rémy Rioux. Nous conduisons dans ce domaine des expériences à l’étranger ; j’en reviens toujours à cette richesse, ainsi ce matin étais-je en compagnie du ministre des finances du Sénégal, car les problèmes d’érosion côtière sont particulièrement graves. Nous conduisons un projet de renforcement de digues et de lutte contre cette érosion à Saint-Louis du Sénégal, dont nous ne manquerons pas de tirer les enseignements.

En outre-mer, nous avons financé entre 2005 et 2011 le projet « Initiatives Corail pour le Pacifique » – Coral Riff Initiatives for the Pacific (CRISP) –, qui contribuait à la protection et à la gestion durable des récifs coralliens ainsi qu’à la mise en œuvre de ces capacités dans les collectivités du Pacifique. Ce programme, qui a réuni 15,7 millions d’euros, a rendu possible l’amélioration des méthodes de surveillance des récifs et des ressources exploitées sur une surface de plus de 800 kilomètres carrés.

Nous réfléchissons par ailleurs à un programme de succession portant sur les récifs coralliens du Pacifique.

M. Bertrand Willocquet, responsable des opérations outre-mer. Le projet Restoration of Ecosystem Services and Adaptation to Climate Change (RESSCUE), mené avec le Programme régional océanien de l’environnement (PROE), vient prendre la suite du projet CRISP. Il vise à pérenniser la gestion intégrée des zones côtières en zone pacifique en articulant les deux territoires français – Polynésie et Nouvelle-Calédonie – d’un côté, Fidji et Vanuatu de l’autre. Le suivi des régions côtières au sein des bassins versants est ainsi poursuivi, notamment en Nouvelle-Calédonie.

Dans le cadre des divers projets financés par le Fonds vert dans le Pacifique, nous menons une série d’actions en faveur du suivi et du maintien du trait de côte, mais aussi de la lutte contre les inondations dues aux débordements de rivières, par la restauration d’enrochement de sites.

Mme la présidente Maina Sage. Il est vrai que le Fonds vert a aussi soutenu des actions comme la consolidation de berges. Le projet RESCCUE est également intervenu dans l’île de Moorea, en Polynésie française, qui connaît une sérieuse érosion de son trait de côte.

J’ai d’ailleurs demandé que des éléments supplémentaires soient apportés sur l’étude réalisée pour la reconstruction de cet espace, qui a nécessité des travaux importants en zone littorale car ils ont été l’occasion de mettre en œuvre des actions innovantes contre l’érosion du trait de côte.

M. Jimmy Pahun. Quel est votre engagement dans la lutte contre la pollution maritime, singulièrement celle due à la présence de plastiques, qui constitue une volonté forte de Mme Brune Poirson, secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire ?

Quels ont été les divers moyens mis en place après le passage de l’ouragan Irma ? Certaines des personnes entendues par la mission ont en effet considéré qu’il était possible de faire un peu mieux dans la gestion de crise, particulièrement immédiatement après l’évènement. Avez-vous anticipé cette situation, le cas échéant, comment ? Quelles ont été les actions respectives de la Marine nationale et de la marine de commerce, qui est sur place en Guadeloupe ?

M. Bertrand Willocquet. Dans le domaine de la lutte contre la pollution de l’océan par les plastiques dans la zone Pacifique, des projets sont en discussion au sein du PROE. L’AFD a l’intention d’associer l’initiative franco-européenne « Adaptation-biodiversité » à ce projet, ce qui devrait faire partie des projets que nous souhaitons financer à l’avenir.

M. Rémy Rioux. La création du département de trois océans est un signal international devant être entendu par nos maisons de développement, singulièrement au regard de l’Objectif du développement durable (ODD) n° 14 des Nations unies, qui est de conserver et d’exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines.

La préoccupation doit être celle des populations, des territoires et des enjeux, mais il faut y incorporer les questions d’économie maritime et d’économie bleue, y compris dans leurs aspects les plus déplaisants comme les pollutions et le pullulement, de plus en plus menaçant, des sargasses. Prendre en compte la dimension régionale dans nos stratégies va nous conduire à proposer des solutions au problème que vous avez soulevé.

Dans la gestion de crise post-Irma, je rappelle que notre rôle est financier, et consiste à aider les collectivités sur ce plan afin qu’elles puissent rebondir. Pourrions-nous faire mieux ? Là est la question.

M. Bertrand Willocquet. Notre rôle ne relève pas de l’immédiateté. En revanche, nous aidons les acteurs appelés à intervenir directement ; c’est le cas des actions que nous avons menées en faveur du réseau de la Croix-Rouge, les fameuses plateformes d’intervention régionale. Nous avons aidé la Croix-Rouge à monter des systèmes de prépositionnement de matériels comme des kits de santé, etc. Nous agissons ainsi dans les territoires ultramarins, mais également dans les pays avoisinants.

Mme la présidente Maina Sage. Sur ce point particulier, comment l’AFD intervient-elle concrètement ? Des lignes de crédit sont-elles libérées ?

M. Bertrand Willocquet. La Croix-Rouge est une ONG qui ne dispose pas de ressources particulières ; elle ne saurait donc s’endetter, et les subventions qui lui sont versées sont financées par les autorités nationales.

M. Rémy Rioux. L’AFD est dotée d’un guichet de subventions destinées à la société civile, à ce titre nous disposons de plus de 90 millions d’euros, et les aides que nous allouons relèvent en partie du droit d’initiative. Les ONG nous font des propositions, généralement pour des actions situées dans des États étrangers, mais, dans le cadre d’une logique d’échelon régional, comme dans le cas de ces plateformes océaniques, ces interventions sont éligibles à ce guichets.

Mme la présidente Maina Sage. Je mets à profit l’occasion qui m’est offerte pour vous annoncer que les mots « mer » et « océan » ont été, au stade du projet débattu, intégrés dans notre Constitution par des amendements. L’inclusion symbolique de ces termes dans la loi fondamentale aura pour objet de mettre demain en lumière les aspects prioritaires de la lutte pour la préservation de ces espaces et ces écosystèmes.

Par ailleurs, au titre de son expérience dans l’outre-mer et dans d’autres territoires, je souhaiterais recueillir l’appréciation de l’Agence au sujet d’une amélioration de la coopération régionale. Quel jugement portez-vous sur l’implication des territoires d’outre-mer ? Si elle vous paraît insuffisante : comment l’améliorer ?

Dans le contexte post-Cotonou et pré-Brexit, quel est votre point de vue sur la réflexion internationale portant sur la révision des outils de financement des pays et territoires d’outre-mer (PTOM) du Pacifique, qui concernent des projets d’atténuation et d’adaptation, et sont partagés avec d’autres îles de la région ?

M. Rémy Rioux. Au sein de l’Agence, nous avons cassé les silos hérités de l’histoire qui limitaient notre imagination ; nous avons donc franchi cette frontière. Il est toutefois trop tôt pour dire jusqu’où nous irons dans cette direction, mais soyez assurés de notre résolution de réaliser, avec les moyens qui sont les nôtres, des financements, des actions et des liens.

Au demeurant, les projets n’appartiennent pas à l’AFD, mais aux acteurs, nous pouvons les encourager et les aider, à la condition qu’ils existent, et nos outre-mer et leurs environnements régionaux ont probablement des volontés et des capacités différentes… Ce qui réclame une certaine adaptation de notre part.

Ainsi avons-nous changé l’organisation de notre réseau et créé des directions régionales du groupe AFD ; nous allons désigner à La Réunion un directeur régional qui ne sera pas le directeur « Réunion », mais réfléchira à l’accompagnement de projets à dimension régionale. À chacun des trois océans correspondra donc un directeur dont la réflexion sera constamment orientée vers cette dimension.

Nous allons tenter de mixer les instruments, particulièrement financiers, dans ce sens. Nous conduisons une large réflexion, portant sur une meilleure gestion des moyens provenant du Fonds européen de développement régional (FEDER) et du Fonds européen de développement (FED). Car, pour construire un projet régional, les procédures du FEDER et du FED se conjuguent, ce qui est un cauchemar.

C’est pourquoi, dans le cadre de la refonte des instruments financiers, nous avons demandé au Gouvernement de plaider en faveur d’une procédure unique auprès des institutions européennes, ce qui nous permettrait d’accéder à des financements européens pour des projets régionaux conduits dans les trois océans de façon plus rapide et massive. Dans le contexte du Brexit que vous avez mentionné, madame la présidente, notre pays et ses territoires ultramarins disposent de capacités d’expertise et de financement dont souvent leurs voisins ne disposent pas.

Il existe une dimension offensive et de rayonnement qui impose de faire évoluer certaines règles et de mobiliser plus de financements, y compris, s’agissant de Bruxelles, de subventions, pas de prêts, il s’agit d’éléments que nous pourrons intégrer dans nos prêts afin de les rendre plus attractifs.

Par ailleurs, ces directeurs régionaux de l’AFD noueront un dialogue beaucoup plus intense et régulier avec les organisations régionales, ce que nous ne faisions pas vraiment. Le directeur de La Réunion, par exemple, ne dialoguait qu’avec les acteurs et les entrepreneurs de La Réunion, car il n’était pas particulièrement mandaté pour parler avec la Commission de l’océan Indien (COI). Désormais, un membre de notre organisation rencontrera ainsi régulièrement les responsables de l’organisation régionale compétente afin de proposer des actions pertinentes à cet échelon.

M. Bertrand Willocquet. Les territoires ultramarins sont déjà quelque peu intégrés politiquement dans ces organismes, qu’il s’agisse de la COI, de la Communauté des Caraïbes (CARICOM), de la Commission du Pacifique Sud (CPS) ou du PROE.

La présence de directeurs régionaux va considérablement faciliter le dialogue entre ces grands organismes par lesquels nous devons souvent passer, au sein desquels la voix de chaque territoire français est entendue, et les responsables régionaux dans les départements d’outre-mer (DOM) ainsi que les responsables territoriaux du Pacifique afin de construire des projets à l’échelle réellement régionale.

Mme la présidente Maina Sage. Pouvez-vous nous apporter des éléments supplémentaires au sujet du préfinancement en urgence au profit de l’établissement des eaux et de l’assainissement à Saint-Martin après le passage de l’ouragan Irma ?

M. Bertrand Willocquet. La communauté de Saint-Martin ne disposait effectivement plus de financements suffisants. Nous lui avons donc versé un préfinancement afin qu’elle touche par avance les subventions de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA) et de l’État pour la construction d’une station d’épuration des eaux usées dans le Quartier d’Orléans.

Mme la présidente Maina Sage. J’ai rencontré le Conseil national des missions locales (CNML), qui m’a dit avoir libéré une emprise foncière à cet effet.

M. Bertrand Willocquet. En tout état de cause, ce préfinancement a permis la réalisation de cet équipement bien plus rapidement que la trésorerie de l’établissement local ne l’aurait pu.

Mme la présidente Maina Sage. Puisque vous êtes présents dans l’ensemble des territoires, êtes-vous également intervenus à Saint-Barthélemy dans le cadre du passage du cyclone ?

M. Bertrand Willocquet. Nous n’avons pas reçu de demande de la part de la communauté de Saint-Barthélemy.

Mme la présidente Maina Sage. Merci pour vos propos.

 

L’audition s’achève à quatorze heures quarante-cinq.


([1]) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.