Logo2003modif

N° 1572

______

 

ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 janvier 2019.

 

 

RAPPORT  D’INFORMATION

 

 

DÉPOSÉ

 

 

en application de l’article 145 du Règlement

 

 

PAR LA MISSION D’INFORMATION
sur la révision de la loi relative à la bioéthique ([1]),

 

 

ET PRÉSENTÉ PAR

 

M. Xavier BRETON,

Président,

 

M. Jean-Louis TOURAINE,

Rapporteur

 

Députés.

 

Tome II
Comptes rendus des auditions

 

——

 

La mission d’information de la Conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique est composée de :

– M. Xavier Breton, président ;

 M. Jean-Louis Touraine, rapporteur ;

 M. Joël Aviragnet, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, Mme Caroline Janvier, M. Jean François Mbaye, vice-présidents ;

 M. Philippe Berta, M. Jean-François Eliaou, Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Jean-Carles Grelier, secrétaires ;

 Mme Emmanuelle Anthoine, Mme Gisèle Biémouret, M. Jean-Louis Bourlanges, Mme Blandine Brocard, Mme Marie-George Buffet, Mme Samantha Cazebonne, M. Philippe Chalumeau, M. Guillaume Chiche, M. Charles de Courson, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. M’jid El Guerrab, Mme Élise Fajgeles, Mme Patricia Gallerneau, M. Patrick Hetzel, Mme Brigitte Liso, Mme Sereine Mauborgne, M. Thomas Mesnier, Mme Danièle Obono, Mme Bérengère Poletti, M. Alain Ramadier, Mme Mireille Robert, Mme Laëtitia Romeiro Dias, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, Mme Agnès Thill, Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon, Mme Annie Vidal

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les comptes rendus des auditions sont disponibles sur le site Internet de l’Assemblée nationale, à l’adresse :

http://www2.assemblee-nationale.fr/15/missions-d-information/missions-d-information-de-la-conference-des-presidents/revision-de-la-loi-relative-a-la-bioethique/(block)/ComptesRendusCommission/(instance_leg)/15/(init)/0-15

L’ensemble des informations relatives à la mission sont accessibles sur son portail, à l’adresse :

http://www2.assemblee-nationale.fr/15/missions-d-information/missions-d-information-de-la-conference-des-presidents/revision-de-la-loi-relative-a-la-bioethique/(block)/51198

 

 


– 1 –

SOMMAIRE

___

Pages

Mme Valérie Depadt, maître de conférences HDR à l’université Paris XIII

Agence de la biomédecine – Mme Anne Courrèges, directrice générale, Pr. Yves Pérel, directeur général adjoint chargé de la politique médicale et scientifique, et Pr. Olivier Bastien, directeur de la direction du prélèvement et des greffes d’organes et de tissus

Conseil d’État – Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, et Mme Laurence Marion, rapporteure générale

M. Emmanuel Hirsch, professeur des universités, directeur de l’espace régional de réflexion éthique Ile-de-France, de l’espace national de réflexion éthique sur les maladies neurodégénératives et du département de recherche en éthique, Université Paris-Sud / Paris-Saclay

M. Pierre Le Coz, professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille, président du comité de déontologie de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail

Mme Anne-Marie Leroyer, professeure des universités (École de droit de la Sorbonne - Université Paris I)

M. Jacques Testart, biologiste

Mme Frédérique Dreifuss-Netter, conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation

Ligue des Droits de l’Homme  Mme Françoise Dumont, présidente d’honneur, M. Philippe Laville, membre du Comité central de la Ligue et co-responsable du groupe de travail « Santé-bioéthique, et Mme Tatiana Gründler, membre du groupe de travail « Santé-bioéthique »

France Assos santé – M. Sylvain Fernandez-Curiel, coordinateur national, et M. Yann Mazens, chargé de mission produits et technologies

Mme Dominique Thouvenin, professeure émérite de droit privé et de sciences criminelles

Comité Laïcité République  M. Jean-Pierre Sakoun, président

Conseil national de l’Ordre des médecins – Dr Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie, et Dr Anne-Marie Trarieux, conseillère nationale

Académie nationale de médecine – M. Jean-François Mattei, président du comité d’éthique de l’Académie de médecine

Audition commune d’anciens présidents du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

Pr. Israël Nisand, professeur des universités - praticien hospitalier, gynécologue obstétricien au CHU de Strasbourg, président du Forum européen de bioéthique de Strasbourg

Table ronde de personnalités qualifiées européennes

Pr. Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Mme Marie-Christine Simon, directrice de l’information, de la communication et conseil en stratégie

Table ronde des obédiences maçonniques

Audition commune du Pr. Charles Sultan, endocrinologue, professeur à la faculté de médecine de Montpellier, et du Pr. Barbara Demeneix, endocrinologue, directrice de recherche au CNRS et directrice du département régulations / développement et diversité moléculaire du Muséum national d’histoire naturelle de Paris

Table ronde d’associations familiales

Association « Mam’en Solo » – Mmes Laure Narce, Isabelle Laurans, Anne-Sophie Duperray et Marie Dupont ()

Fédération française des centres d’étude et de la conservation du sperme CECOS (centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain) – Pr Nathalie Rives, présidente de la fédération, responsable du CECOS de Rouen Normandie, Dr Florence Eustache, présidente de la commission scientifique et technique de la fédération, responsable du CECOS de Jean Verdier (Bondy), et M. Nicolas Mendes, vice-président de la commission des psychologues de la fédération, psychologue clinicien au CECOS de Jean Verdier (Bondy) et de Cochin (Paris)

Mme Laurence Lwoff, chef de l’unité de Bioéthique à la direction des Droits de l’homme du Conseil de l’Europe

Pr. François Olivennes, gynécologue obstétricien spécialiste de la reproduction

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, Mme Vanessa Pideri, chargée de mission Promotion de l’égalité et de l’accès au droit, et Mme France de Saint-Martin, attachée parlementaire

Mme Clotilde Brunetti-Pons, maître de conférences HDR à l’Université de Reims Champagne-Ardennes, responsable du centre sur le couple et l’enfant (CEJESCO)

Union nationale des associations familiales (UNAF)  Mme Marie-Andrée Blanc, présidente, Mme Guillemette Leneveu, directrice générale, et Mme Claire Ménard, chargée des relations parlementaires

Table ronde sur les cellules souches et sur les embryons

Fédération nationale de la mutualité française (FNMF)  M. Éric Chenut, administrateur, et M. Alexandre Tortel, directeur adjoint des affaires publiques

Planning familial – Mmes Caroline Rebhi et Véronique Sehier, co-présidentes, Mme Gaëlle Marinthe, membre du Planning Familial d’Ille-et-Vilaine, et Mme Marie Msika Razon, médecin au Planning familial

Audition commune sur l’accès aux origines de Mme Sylvie Mennesson, co-présidente de l’association C.L.A.R.A, et Mme Laurence Roques, avocate, et de Mme Audrey Kermalvezen et M. Arthur Kermalvezen, fondateurs de l’association Origines

Fédération des biologistes des laboratoires d'étude de la fécondation et de la conservation de l’œuf (BLEFCO) – Pr Florence Brugnon, présidente de la Fédération, chef du service « Assistance médicale à la procréation » et du centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain (CECOS) du centre hospitalier universitaire (CHU) Estaing, et Pr Rachel Lévy, vice-présidente de la Fédération, chef du service « Biologie de la reproduction » et du CECOS de l'hôpital Tenon

Table ronde sur la préservation de la fertilité et l’autoconservation des ovocytes

Table ronde sur l’accès aux origines

Table ronde sur la filiation

Table ronde sur le diagnostic prénatal et le diagnostic préimplantatoire

M. David Gruson, membre du comité de direction de la chaire Santé de Sciences Po, professeur associé à la faculté de médecine ParisDescartes, fondateur de l’initiative « Ethik IA », Mmes Judith Mehl et Domitille Bordet, membres d’Ethik IA

M. Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Lejeune

M. Jean-Claude Ameisen, ancien président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), membre du conseil scientifique de la Chaire coopérative de philosophie à l’Hôpital (APHP/ENS)

Dr. François Hirsch, directeur de recherche à l’INSERM, membre du comité d’éthique de l’INSERM

M. Joël Deumier, président de l’association SOS Homophobie, et Mme Delphine Plantive

Mme Ludovine de La Rochère, présidente de La manif pour Tous, M. Albéric Dumont, vice-président, et M. Bruno Dary, conseiller

M. Tugdual Derville, délégué général de l’Alliance Vita, Mme Caroline Roux, déléguée générale adjointe, coordinatrice des services d’écoute, et Mme Blanche Streb, directrice de la formation et de la recherche

Conseil Supérieur du Notariat  Me Florence Pouzenc et Me Gilles Bonet, notaires à Paris

Mme Sylvaine Telesfort, présidente de l’Association Maison Intersexualité et Hermaphrodisme Europe (AMIHE)

M. Jean-Pierre Scotti, président de l’association Greffe de Vie

Mme Laurence Devillers, professeure à l’université Paris IV Panthéon-Sorbonne, chercheuse au Laboratoire d’Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l’Ingénieur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Audition commune sur le don d’éléments et de produits du corps humain

Pr. Raja Chatila, professeur à Sorbonne Université, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique

Audition d’une représentante du Collectif “Intersexes et Allié.e.s” et de M. Benjamin Pitcho, avocat, et M. Benjamin Moron-Puech, enseignant-chercheur, de l’association GISS Alter Corpus

M. Cyrille Dalmont, juriste et chercheur associé en intelligence artificielle à l’Institut Thomas More

M. Jean-Louis Mandel, professeur honoraire au Collège de France, titulaire de la chaire Génétique humaine

Père Thierry Magnin, professeur, physicien, recteur de l’Université catholique de Lyon

Établissement français du sang – M. François Toujas, président, Mme Nathalie Moretton, directrice de cabinet, et M. Jonatan Le Corff, responsable du département juridique Santé, recherche, numérique et affaires (direction juridique et conformité)

Table ronde de représentants de religions

Table ronde de personnalités qualifiées européennes

Table ronde sur le don et la transplantation d’organe

M. Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’Université Pierre et Marie Curie, chercheur en intelligence artificielle, président du comité d’éthique du CNRS

Dr Pierre Lévy-Soussan, psychiatre psychanalyste, chargé de cours à l’Université Paris-Diderot, et Dr Sarah Bydlowski, pédopsychiatre, psychanalyste et chercheur, chef de service au département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’Association de Santé Mentale du 13ème arrondissement de Paris, chercheur associé au laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse, de l’Université René Descartes

RP Bruno Saintôt s.j., directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres

M. Cédric Villani, député de l’Essonne, vice-président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), auteur d’un rapport sur l’intelligence artificielle

Audition commune de Pr. Pierre Pollak, neurologue, chef du service neurologie des hôpitaux universitaires de Genève, et de M. Bernard Baertschi, maître d’enseignement et de recherche, Université de Genève

 


– 1 –

Mme Valérie Depadt, maître de conférences HDR à l’université Paris XIII

Jeudi 19 juillet 2018

M. le président Xavier Breton. Chers collègues, bienvenue à nos premières auditions de la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique, après la réunion d’installation qui nous a rassemblés la semaine dernière. Nous procédons, ce matin, à trois auditions. Nous recevons d’abord Mme Valérie Depadt, juriste, maître de conférences à l’université Paris 13. À sa suite, nous recevrons l’Agence de biomédecine puis, à onze heures, le Conseil d’État.

Madame Depadt, vous êtes maître de conférences en droit privé et conseillère de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France. Vous avez publié plusieurs ouvrages dont celui intitulé Droit et bioéthique, paru en 2012 aux éditions Larcier. Je vous propose, dans un premier temps, de nous faire part de votre approche sur les questions d’assistance médicale à la procréation (AMP), sujet sur lequel vous avez particulièrement travaillé, avant que nous ne procédions à une série d’échanges, de questions et de réponses avec le rapporteur Jean‑Louis Touraine et nos collègues qui le souhaiteront.

Madame, je vous remercie de votre présence. Vous avez la parole.

Mme Valérie Depadt, maître de conférences à l’université Paris 13. Je vous remercie également de m’avoir invitée à venir vous présenter ce qui est le fruit de mon travail depuis de longues années.

Dans ces quelques minutes de présentation, j’ai choisi de vous parler, en matière d’assistance médicale à la procréation (AMP), d’une question à laquelle j’ai réservé beaucoup de mon temps de recherche et qui concerne ce qu’on appelle traditionnellement « l’anonymat du don de gamètes » ; en réalité, cette question est celle de l’accès aux origines. Puis, je passerai plus brièvement en revue les points qui me paraissent importants et sur lesquels vous m’interrogerez si vous le souhaitez.

S’agissant de la question de l’accès aux origines, je ne reprends pas tout ce qui a été dit sur le besoin des personnes de connaître leurs origines et sur l’effet délétère du secret. Le sujet a été abordé à maintes reprises et vous en êtes informés. Je serai plus technique que cela puisque, de toute façon, je suis juriste.

Lorsque l’on analyse la loi telle qu’elle existe aujourd’hui, étonnamment, elle semble parfaitement adaptée à l’insertion d’un droit à l’accès aux origines des personnes nées d’une AMP exogène dans la mesure où, nulle part dans la loi, il n’est indiqué que l’enfant – et quand je dis « l’enfant », il s’agit en réalité de la personne – ne peut accéder à l’identité du donneur à l’origine de sa conception. Cela n’est pas dit.

Cette impossibilité telle qu’on la comprend aujourd’hui ressort, en fait, du principe d’anonymat entre donneur et receveur. Or l’enfant n’est ni donneur ni receveur. Le protocole d’AMP exogène a ceci de particulier qu’il est un scénario qui démarre entre deux personnes, deux catégories de personnes – les donneurs et les receveurs –, et qui finit, s’il aboutit, par une troisième catégorie de personne, à savoir l’enfant qui, tout enfant qu’il est, est un tiers tant par rapport au donneur que par rapport au receveur.

J’ai préparé ma présentation sous forme de PowerPoint pour être plus efficace.

(Il est procédé à la projection d’un PowerPoint.)

La loi nouvelle aurait pour objet unique d’accorder à l’enfant devenu majeur le droit d’accéder à ses origines, ce qui est une façon de marquer l’adaptation de la loi à l’évolution des esprits. Je ne reviens pas sur l’aspect socio-psychologique. Ce droit doit être limité au domaine de l’AMP. Nous sommes ici dans le cadre de la révision des lois relatives à la bioéthique ; il n’est pas question que cette révision porte une incidence quelconque sur l’accouchement sous X, qui relève d’une logique tout autre.

J’ai indiqué dans ce PowerPoint l’ensemble des textes relatifs au don d’éléments et produits du corps humain, au don de gamètes et au don d’embryons. Si vous les étudiez, vous constaterez que ces textes ne traitent que des donneurs et des receveurs.

Ainsi, l’article 16-8 du code civil, qui est le texte principal puisqu’il figure parmi les grands principes relatifs au corps humain, traite tout d’abord des éléments et produits du corps humain en général, et, dans sa deuxième phrase qui ne fait qu’expliciter la première, il est clairement indiqué que « le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celle du donneur ». Cela se retrouve dans l’intégralité des textes.

Il est assez étonnant – plus intéressant qu’étonnant d’ailleurs – qu’aucun de ces textes relatifs à l’anonymat ne vise l’enfant, qui semble oublié du droit qui a encadré sa conception. Pour l’instant, le droit se préoccupe des donneurs et des receveurs, et l’ignorance de ses origines par l’enfant est une conséquence obligée d’une loi qui ignore la situation de cet enfant parce que l’on a cru, légitimement, que l’intérêt des enfants se confondait avec celui des parents. C’était il y a quelques dizaines d’années maintenant. On sait aujourd’hui que c’est faux.

Donc, le principe d’anonymat n’est contesté par personne, quel que soit le point de vue duquel on se place. Il n’est question pour personne, je pense, de permettre au donneur et au receveur de connaître leurs identités respectives au moment du don, ni de permettre aux couples receveurs d’accéder ultérieurement à l’identité du donneur, ou l’inverse. Il ne s’agit donc pas de modifier le droit existant. Le droit positif doit rester tel qu’il est. Il s’agit de créer un principe qui vienne compléter le régime de l’AMP exogène ; ce principe est le droit pour une personne majeure conçue par don anonyme d’accéder à ses origines.

Je pense que tout le monde, ici, se retrouve pour approuver le principe de l’anonymat. Néanmoins, si ce principe est légitime entre les parents et les géniteurs, notamment au regard de la conception française du droit du don d’éléments et de produits du corps humain, il doit cesser d’être prolongé vis-à-vis de l’enfant. Pour ce dernier, l’anonymat est un des éléments du protocole médical, et il doit sortir de ce protocole médical une fois conçu.

Comment insérer ce droit d’accès dans le droit positif ?

Le droit d’accès aux origines n’existe pas en droit français. Certains pays, comme la Suisse, l’ont inséré dans leur Constitution. Ce n’est pas notre cas. Il est impossible de s’appuyer sur un texte déjà écrit. Il s’agit donc d’un principe nouveau, limité à l’assistance médicale à la procréation. À mon sens, afin de marquer l’importance et l’autorité de ce principe, s’il était décidé, il serait opportun de le placer dans le code civil parmi les grands principes relatifs au corps humain, ceux-là mêmes qui traitent de l’anonymat.

En conséquence, je vous ai fait une proposition. Je ne suis pas législateur, et elle vaut ce qu’elle vaut. J’ai essayé de poser les choses simplement. L’article 16-8 pose le principe d’anonymat des dons de produits du corps humain ; l’article 16-9 nouveau du code civil disposerait qu’« une personne majeure conçue par don de gamètes ou par accueil d’embryons est en droit d’accéder à la connaissance du donneur, de la donneuse ou des membres du couple à l’origine de sa conception ». Je pense sincèrement que cela suffit.

Cela suffirait à ouvrir cette possibilité aux personnes nées d’un don, sans pour autant modifier le droit positif, d’autant plus que la première question qui se pose est « quid de la filiation ? » C’est bien pour cela d’ailleurs que l’on envisage de sortir l’AMP de la loi relative à la bioéthique, à cause des questions de filiation. En réalité, celles-ci sont déjà résolues. Nous avons, dans le code civil, deux textes qui, jusqu’à présent, sont inutiles puisque l’anonymat empêche leur application et qu’il n’y a jamais eu de cas autre : ce sont les articles 311-19 et 311-20 du code civil.

Je rappelle l’article 311-19 : « En cas de procréation médicalement assistée avec tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation. Aucune action en responsabilité ne peut être exercée à l’encontre du donneur. » Nous avons tout ce qu’il faut. Nul besoin de se préoccuper de la filiation, cela a déjà été fait. À cet égard, peut-être faudrait-il une psychanalyse collective ; je trouve pour ma part très intéressant de voir à quel point ce principe semble être attendu dans notre loi.

Enfin, pour terminer, j’aborderai les raisons de l’urgence d’une loi. Car il existe une urgence aujourd’hui, et ce pour des raisons très techniques.

Tout d’abord, il n’est plus possible de garantir l’anonymat aux donneurs. La prochaine action judiciaire ne sera peut-être pas celle d’un enfant devenu adulte qui demande à accéder à certains éléments, comme cela a été le cas jusqu’à présent mais celle d’un donneur à qui l’enfant devenu adulte aura accédé, et qui ne sera pas d’accord. On peut le comprendre. Il s’en prendrait alors à l’État – à raison, de mon point de vue.

Ensuite, sans jouer les cartomanciennes, au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, sur laquelle nous pourrons revenir, qui considère l’identité génétique comme un élément de l’identité, la condamnation de la France par la Cour est probable. Jusqu’à présent, elle ne l’a considéré que dans des affaires d’accouchement sous X ou de contestation de paternité, mais peu importe la cause.

Enfin, l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes est un nouveau modèle familial qui ne peut s’accorder des raisons qui ont justifié de rendre impossible l’accès aux origines. Il ne sera pas possible de dire que l’on tente de faire oublier la stérilité de la conjointe ou d’éviter le « modèle familial », si je puis dire, pour protéger la famille.

Voilà l’essentiel que je tenais à vous dire sur cette question. Je vois que j’ai épuisé mon temps de parole, mais si vous m’accordez deux ou trois minutes supplémentaires, je vais passer en revue les autres points sur lesquels je voulais appeler votre attention.

M. le président Xavier Breton. Je vous en prie.

Mme Valérie Depadt. À mon avis, l’ensemble des autres questions qui se posent en matière d’AMP relèvent toutes d’une même question fondamentale, à savoir la suppression de la condition du caractère pathologique de l’infertilité médicalement constatée. Cette suppression remettrait en cause certaines des conditions d’accès à l’AMP, celle de former un couple hétérosexuel, mais d’autres aussi. Je pense notamment à l’âge et à la fameuse condition de l’article L. 2141-2. Le dépassement de la condition d’infertilité médicalement constatée se pose en matière d’ouverture de l’AMP aux couples de femmes. Il se pose en matière d’ouverture de l’AMP aux célibataires, cas qui, à mon sens, doit être traité de façon tout à fait distincte de celui des couples de femmes. Il se pose en matière d’autoconservation de leurs ovocytes par l’ensemble des femmes jeunes qui le souhaitent.

L’ouverture de l’AMP aux couples de femmes est, pour moi, à peine un débat, notamment depuis les deux avis rendus en septembre 2014 par la Cour de cassation, mais aussi depuis les annonces de notre Président et, si l’on s’intéresse à ce qui se passe dans la société, depuis le « mariage pour tous ». C’est presque un non-débat ; il me paraît toutefois utile de préciser que l’on ne peut étendre la portée d’un encadrement législatif incomplet
– incomplet en ce qu’il ignore la situation de l’enfant qui subit l’anonymat. Il faut régler cette question de l’accès aux origines concomitamment à l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes.

Pour ce qui est de l’établissement de la filiation pour les couples de femmes, pour l’instant, la solution serait l’adoption. Je n’ignore pas que cette solution est très contestée, mais elle s’explique parce qu’en l’absence de lien charnel, un acte de volonté autre que celui du mariage et affirmant la volonté d’être parents me semble nécessaire, d’autant que l’ouverture de l’AMP ne saurait être limitée aux femmes mariées, car ce serait créer pour des personnes de même sexe une discrimination qui n’existe plus pour les couples composés de personnes de sexes différents. Je ne vois pas pourquoi ce serait le cas, et il ne me semble pas gênant que les modes d’établissement de la filiation soient différents d’autres modes ou du mode classique : une fois établie, la filiation produit des effets identiques. De toute façon, selon que le couple hétérosexuel est marié ou non, selon que la filiation est dite charnelle ou adoptive, elle ne s’établit pas de la même façon. L’important est qu’une fois établie, elle confère des droits et des devoirs identiques. En la matière, il faut un acte de volonté.

En ce qui concerne l’autoconservation, cette pratique ne semble obérer aucun des principes du droit de la biomédecine, encore moins l’une de nos valeurs. De plus, elle permettrait probablement d’éviter dans certains cas le recours au don d’ovocytes, avec toutes les questions inhérentes et les difficultés que l’on connaît, notamment les difficultés psychologiques pour la femme. Il faut toutefois rester très vigilant sur l’information. Les femmes doivent bien comprendre que c’est une chance supplémentaire d’avoir un enfant à un âge où elles auront dépassé le temps de la pleine fertilité, mais que ce n’est certainement pas une garantie.

Je suis prête à répondre à vos questions. J’avais préparé d’autres points, mais nous en reparlerons par la suite, si vous le souhaitez.

J’ajouterai simplement un dernier mot en conclusion de cette présentation : il faut couper court à l’opposition, devenue classique, entre droits de l’enfant et droit à l’enfant. Le « droit à l’enfant » est une expression qui ne signifie rien ! Personne n’exige de l’État qu’il lui assure un enfant. Ces personnes demandent de pouvoir bénéficier des techniques dont l’accès aujourd’hui ne leur est pas autorisé et qui leur permettraient, peut-être, d’avoir un enfant. Ce « droit à l’enfant » est devenu le nouvel anathème. C’est un anathème qui fait du mal dans le grand public et dans les médias. Il n’existe pas de droit à l’enfant, il n’existe pas de droit à une personne. Nous n’avons droit qu’à des choses. On ne peut donc opposer ces notions, tout simplement parce que le droit à l’enfant n’existe pas.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose qu’avec le rapporteur nous vous posions une première série de questions, avant d’inviter mes collègues à vous présenter les leurs.

Je vous remercie de l’éclairage intéressant que vous nous avez apporté. Vous montrez bien l’absence, dans notre droit, de l’enfant né après un don de gamètes. Cette absence doit nous interroger. Est également intéressante la proposition extrêmement concrète que vous nous avez présentée de rédaction d’un article.

J’aurais deux questions à vous poser à cet égard.

La première porte sur les impacts d’une levée de l’anonymat du don de gamètes sur l’accouchement sous X. Vous dites qu’il faut absolument établir une séparation, mais nous savons bien que, dans le domaine de la bioéthique, les effets dominos font que telle réforme appelle telle autre, souvent d’ailleurs sous couvert de légalité. Donc, qu’est-ce qui garantit, et comment garantir absolument qu’il n’y aura pas de remise en cause de l’accouchement sous X ? Ou alors, nous allons vers une remise en cause de l’accouchement sous X, mais ce sont des débats importants. Ma seconde interrogation porte sur la remise en cause du principe d’anonymat du don, qui existe pour le don d’organes et qui est, avec le libre consentement et la gratuité, l’un des principes fondateurs des dons dans notre droit. Nous allons vers une remise en cause de l’anonymat.

Ces questions portent, finalement, sur les deux verrous susceptibles de sauter, concernant l’accouchement sous X et le principe d’anonymat. Mes questions suivantes s’intéressent à la levée de l’anonymat par l’enfant devenu adulte – car je pense également que ce serait à un certain âge qu’il pourrait accéder à la connaissance de ses origines.

Cette levée d’anonymat ne risque-t-elle pas de provoquer une modification du profil des donneurs de gamètes ? Aujourd’hui, on sait qu’il existe une sorte de garantie de l’anonymat. Ne risque-t-on pas d’avoir une pénurie de donneurs, liée au risque de ne plus être « protégé », si je puis dire, par l’anonymat ? Ne risque-t-on pas également que certains, sachant qu’il n’y aura plus cette garantie d’anonymat, soient dans une survalorisation de leur patrimoine génétique et rentrent dans un don quelque peu contraire à l’altruisme et aux principes qui fondent notre droit ?

Monsieur le rapporteur, voulez-vous poser vos questions ?

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je propose que nous écoutions déjà les réponses à ces premières questions.

M. le président Xavier Breton. Oui, c’est déjà assez dense, mais je ne voulais pas vous priver de poser vos questions.

Mme Valérie Depadt. Concernant l’accouchement sous X, il faut absolument réserver cet accès aux origines à l’AMP. Ce n’est pas une question de droit. Bien évidemment, le droit traduira la décision qui sera prise, mais l’accouchement sous X relève des aléas et des drames de la vie, alors que l’assistance médicale à la procréation, même si, certes, c’est un drame de ne pas pouvoir concevoir un enfant comme on le souhaite, c’est en tout cas un drame maîtrisé. Le remède est maîtrisé. On ne peut comparer les deux situations.

Supprimer l’accouchement sous X revient à mettre des femmes et des enfants en danger. L’accouchement sous X est une mesure compassionnelle. Je suis heureuse qu’elle soit maintenue dans notre droit. Pour moi, les deux questions sont tout à fait différentes, et l’on sait d’ailleurs que des femmes belges viennent actuellement accoucher sous X en France. C’est une des dispositions qui, à mon avis, montrent la compassion dont est capable la France.

Concernant le don de produits du corps humain, en général, il est une question fondamentale à la base de tout notre débat sur l’accès aux origines : le don de gamètes est-il un don ordinaire ? Est-il comparable à l’ensemble des autres dons ? Ma réponse est « non ». Vous vous en doutiez car, comme je vous le disais en introduction, une personne va naître de ce don et cette personne trouvera ses origines génétiques – et je pense qu’on peut le dire sans complexe – dans le don.

Il est une troisième personne, le protagoniste de l’histoire, qui n’est ni le donneur ni le receveur, mais l’enfant qui va en naître. C’est ce qui modifie toute la philosophie et toute la politique à adopter en cette matière. C’est la raison pour laquelle permettre l’accès aux origines en matière de don de gamètes n’impactera pas l’anonymat des produits du corps humain entre donneur et receveur, puisque cet anonymat sera maintenu entre donneur et receveur en matière de don de gamètes. Simplement, en matière de don de gamètes, il y a une phase suivante, qui est la naissance de l’enfant, et qui n’existe pas dans les autres types de dons.

En ce qui concerne le profil du donneur, dans la mesure où nous sommes quasiment le dernier pays d’Europe à maintenir l’anonymat envers l’enfant et à l’empêcher d’accéder à ses origines, nous avons le bénéfice de ce qui s’est passé chez nos voisins. De nombreux rapports ont été élaborés sur ce sujet. On sait ce qui se passe. Dans un premier temps – parce que, lors d’un changement, la phase de transition est toujours difficile –, les dons baissent. C’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour ne pas modifier une loi qui fait souffrir des personnes. Puis le nombre de dons remonte, parfois plus haut qu’il n’était, avec un profil différent de donneurs : des donneurs qui ont peut-être davantage réfléchi, agi moins impulsivement, et qui sont prêts à se faire connaître – en tout cas, à être connu de l’enfant devenu majeur.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Votre présentation était très dense. Il est donc difficile de poser toutes les questions qui viennent à l’esprit en vous entendant.

À titre personnel, je suis entièrement d’accord avec votre suggestion de bannir cette expression, qui n’a guère de sens, de « droit à l’enfant », que personne ne demande et qui n’est pas d’actualité. Je pense donc que c’est de quelque chose de différent qu’il est question, et qui est le désir d’enfant, lequel est parfaitement respectable parce qu’il est d’ailleurs souvent la garantie que cet enfant sera bien accueilli, aimé et éduqué. Il n’est donc pas besoin de se faire peur avec des problèmes qui ne se posent pas.

Je suis également d’accord avec votre idée selon laquelle il faut traiter en même temps les questions d’AMP, de filiation et d’accès aux origines. Nous ne pouvons pas les dissocier et si nous ne traitions qu’une partie de ces questions dans la prochaine loi, nous serions coupables et nous induirions des difficultés. Il ne faut donc pas différer parce qu’à entendre toutes les propositions énoncées, certains ont pu imaginer que l’on ferait d’abord une chose, puis une autre. Votre remarque sur le traitement simultané est, à mon sens, tout à fait opportune.

Vous l’avez très bien exprimé, et je ne le dirais sûrement pas aussi bien que vous, mais c’est très important philosophiquement : pour l’instant, on a privilégié, voire essentiellement considéré le droit des donneurs et receveurs ; aujourd’hui, on privilégie enfin le droit des enfants. Tout le monde, je pense, s’accorde sur cette philosophie. Il peut en découler des propositions diverses, mais la philosophie de base est de privilégier le droit des enfants ; c’est l’aspect central.

Dès lors, ma question est de savoir s’il faut aller jusqu’à rendre obligatoire une information sur l’accès aux origines. Je vous pose cette question parce que le Conseil d’État veut, quant à lui, maintenir le secret possible pour les couples hétérosexuels. La question ne se pose évidemment pas pour un couple homosexuel, car l’enfant comprendra très rapidement – généralement, avant même d’atteindre l’âge de la puberté – qu’il y a eu une intervention extérieure. En revanche, pour un couple hétérosexuel, le Conseil d’État hésite à remettre en cause le secret, qui a longtemps été privilégié. Pensez-vous qu’il faille rendre possible soit le secret, soit l’information, soit encore, dans votre logique et pour tenir compte de nombreuses études psychologiques sur ces enfants, qu’il faille aller jusqu’à rendre obligatoire la connaissance à l’âge adulte de l’AMP, y compris pour les couples hétérosexuels ?

Cet accès aux origines revêt deux dimensions : premièrement, l’accès à la notion d’un tiers donneur – autrement dit, une intervention extérieure ; deuxièmement l’accès à des informations sur la personnalité de ce donneur, soit l’accès partiel, soit, lorsque le donneur l’accepte ou le désire, la possibilité qu’ultérieurement, à l’âge adulte, ils puissent se rencontrer. Cette possibilité serait laissée à l’initiative du donneur, qui peut ou non vouloir être connu. Sur ces deux dimensions, que préconisez-vous exactement de dire à l’enfant, puis au jeune adulte né de procréation médicalement assistée (PMA) ?

Vous évoquez la suppression du caractère pathologique. J’adhère à votre proposition, qui correspond à une réalité. Il est faux de dire dans les textes que l’on ne recourt aujourd’hui à la PMA que pour pallier une pathologie. Il est encore plus faux de dire, comme le prétendent certains, que c’est pour traiter l’infertilité. Car on ne traite pas l’infertilité ; évidemment, l’infertilité demeure. Un homme souffrant d’azoospermie, qui recourt à un donneur de sperme, conserve son azoospermie. Sa stérilité demeure, on compense son infertilité. Si on veut étendre la PMA à des femmes célibataires ou homosexuelles, ce caractère pathologique doit, à l’évidence, être banni des textes. Mais combien de couples ayant bénéficié d’une PMA parce qu’au bout de deux ans ils n’avaient pas d’enfant, ont ensuite fécondé dans des conditions parfaitement naturelles, prouvant bien qu’il n’existait aucune stérilité médicale, tout au moins aucune pathologie ? L’infertilité tenait à tel ou tel blocage, que l’on n’identifie pas dans de nombreux cas. Le fait d’avoir bénéficié d’une PMA, comme pour d’autres couples d’avoir bénéficié d’une adoption, a fait qu’ensuite ces couples, hétérosexuels, sont parvenus à concevoir. Cela suffit à démontrer qu’aujourd’hui l’on n’utilise pas ces procédés seulement dans des conditions de pathologie démontrée.

Vous parliez des différents modes de filiation. Cela mériterait un long débat : soit on évoque deux modes de filiation distincts – couples hétérosexuel ou homosexuel – soit on essaie de faire se rapprocher les deux.

Dans l’étude du Conseil d’État qui, je l’avoue, m’a posé question, les deux modes de filiation reconnus sont tellement distincts qu’il en arrive à faire figurer « en marge de la copie intégrale de l’acte de naissance » les caractéristiques en question. Nous avons donc deux modes de filiation spécifiques. Ne risque-t-on pas d’assister à des contestations devant l’une ou l’autre Cour de justice, de l’égalité, sinon de droit, en tout cas, d’image pour les enfants ? Apposer une mention sur l’acte de naissance peut être perçu par certains comme stigmatisant. Est-ce bénéfique ? Est-ce acceptable ? Si l’on veut se rapprocher d’un mode énoncé de filiation unique, cela oblige à modifier les conditions de filiation des couples hétérosexuels, mais est-ce si grave ?

S’il faut corriger le droit pour le rendre meilleur, pour ma part, cela ne me gêne pas. Je sais bien que les juristes souhaitent toujours concilier le droit ancien et le droit futur. Mais n’étant pas juriste, je préfère que le droit s’applique au bénéfice de l’homme plutôt que de transformer les humains pour qu’ils suivent le droit. Nous pourrions en discuter. J’aimerais connaître votre position sur ce point.

Enfin, quid des enfants déjà nés ?

Mme Valérie Depadt. Concernant l’aspect obligatoire, à mon avis, il faut poser un principe sans option. On sait très bien que ce qui est difficile, ce sont les phases de transition. Si l’on ouvre l’option, des parents iront vers des donneurs qui refusent de lever leur identité au moment de la majorité de l’enfant, et nous retomberons sur le même problème même si c’est pour un nombre réduit de personnes. Si vous estimez, car c’est vous qui le déciderez, qu’il n’est pas juste pour ces personnes ne pas pouvoir accéder à la totalité de leur histoire, cela vaudra pour tous. Il ne s’agit pas de les obliger à demander d’accéder à l’identité de leurs donneurs, mais de leur offrir le droit de le faire si elles le décident. Évidemment, cela s’arrêtera là.

Quoi que vous décidiez, de toute façon, tout dépendra de ce que les parents diront à l’enfant. Il y eut un temps, lorsque je codirigeais la mission de Terra Nova avec Geneviève Delaisi de Parseval, nous avions écrit – c’était un peu à mon initiative de juriste – qu’il fallait un jugement et que ce jugement soit annexé à l’état civil. Aujourd’hui, j’ai mûri. Je pense que ce serait violent, dans un premier temps.

Les centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) conseillent vivement aux parents d’informer l’enfant des circonstances de sa conception. C’est ce qui pose tant problème, d’ailleurs, car lorsqu’ils le font, la première question de l’enfant est de savoir qui est le donneur, et la seule réponse que les parents peuvent apporter est qu’ils ne peuvent pas le dire.

Je pense donc que, dans un premier temps, on peut voir comment cela se passe sans obliger les parents. Ce serait faire montre de violence et de radicalité envers des parents dont la situation n’est pas facile, car le recours au don n’est pas facile, surtout dans les premiers temps. Par la suite, les choses se mettent en place. Il faut leur faire confiance, c’est tout de même leur histoire. Certes, il faut légiférer en matière d’AMP parce que, dès lors que l’État met en place des moyens qui permettent d’avoir des enfants, il est responsable de ces enfants – ou du moins des maux liés aux circonstances de la conception –, mais je pense vraiment qu’il faut faire confiance aux parents. Donc, dans un premier temps, on laisse faire les parents.

Ensuite, tout enfant informé des circonstances sa conception par ses parents doit être en droit d’accéder à l’identité. Et pas davantage ! Il n’est pas question que l’enfant s’immisce dans la famille du donneur ou le donneur dans la famille de l’enfant. On entre là dans le domaine de la vie privée. En la matière, nous disposons de tout un arsenal juridique pour protéger les uns et les autres. Mais l’enfant doit pouvoir accéder à l’identité du donneur. Lever l’anonymat, c’est lui permettre de faire passer son histoire d’un langage qui, pour l’instant, est scientifique, dans le registre humain. Pour l’instant, il reste un enfant de la médecine alors qu’il doit être une personne conçue grâce aux procédés médicaux.

Votre seconde question portait sur le mode d’établissement de la filiation.

Concernant la suppression de la condition d’indication thérapeutique, certes, on ne guérit pas l’infertilité par l’AMP. Toutefois, les techniques d’AMP ne sont pour l’instant utilisées que sur une infertilité médicalement constatée, dont l’infertilité idiopathique – je pense que c’est le terme, je n’en suis pas sûre n’étant pas médecin – ou du moins l’infertilité dont on ne connaît pas la cause mais dont le symptôme, à savoir l’absence de grossesse, révèle l’existence. Ces infertilités sont d’ailleurs les cas les plus difficiles pour le corps médical. En l’occurrence, seul le temps passé sans grossesse révèle le symptôme de l’infertilité.

Vous parliez de l’établissement de la filiation. C’est un très long débat ; toutefois, certains éléments du débat me semblent évidents.

Tout d’abord, on ne saurait établir de présomption de maternité qui se fonderait sur la présomption de paternité. Comme vous le disiez, nous, juristes, sommes attachés au passé, mais nous sommes surtout attachés à la cohérence du droit. On ne peut pas bouger une pierre sans prêter attention à l’équilibre de l’ensemble de l’édifice. C’est la raison pour laquelle nous sommes si attachés à l’existant. Pour autant, il est toujours possible d’ajouter de nouvelles pierres et d’accroître l’édifice.

Il n’est donc pas envisageable de créer une présomption de maternité qui serait copiée sur la présomption de paternité, car cette dernière se fonde sur une vraisemblance de lien charnel. La preuve en est que si le père, ou un tiers, démontre que ce lien charnel n’existe pas, il peut, dans certaines conditions, faire tomber la paternité. Ce modèle n’est, à l’évidence, pas imitable. À situation nouvelle, modèle nouveau d’établissement de la filiation.

La fonder sur le mariage relève d’une autre philosophie et signifie que l’on réserverait l’AMP aux couples de femmes mariées. Mais dans la mesure où cette condition a été supprimée pour les couples hétérosexuels, ce serait créer une discrimination, une différence non justifiée. Si cela était possible pour les couples mariés, ce ne serait pas suffisant car, justement, il n’existe pas de lien charnel.

Il faut un acte de volonté, un acte qui définisse la volonté de la coparente d’élever cet enfant. Cet acte peut prendre plusieurs formes. Cela peut être une décision judiciaire, une déclaration anticipée, comme le préconise le Conseil d’État. Peu importe la forme, il faut un engagement précis. Celui-ci sera, de toute façon, nécessaire pour les couples de femmes non mariées.

M. Patrick Hetzel. Merci, madame, pour ces éléments juridiques assez clairs, mais permettez-moi de revenir sur deux questions.

La tendance est de considérer le droit de connaître ses origines comme un droit fondamental. En témoignent les évolutions intervenues dans le droit des enfants, mais aussi la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) elle-même. J’ai eu récemment l’occasion d’échanger avec des représentants de l’UNICEF, qui s’inscrivent dans la même perspective. Ma première question est donc la suivante : êtes-vous également sur cette ligne ? Faut-il considérer le droit à connaître ses origines comme étant un droit fondamental ?

Nous avons une spécificité française, que vous avez vous-même évoquée en mettant en parallèle la situation en Belgique où l’impossibilité d’accoucher sous X conduit des femmes belges à traverser la frontière. Nous pourrions considérer que, juridiquement, dans notre droit, l’accouchement sous X est une exception au droit fondamental. Je ne suis pas en train de dire qu’il faille le remettre en cause. Au contraire, je pense qu’il faut défendre cette particularité. Mais seriez-vous d’avis de traiter juridiquement l’AMP comme une seconde exception ? Car, en réalité, ce sujet ne constitue pas simplement un conflit de droit, mais pose véritablement une question de fond. Derrière le droit, il y a des concepts et des équilibres qui s’établissent entre les adultes concernés et l’enfant. Or, nous l’avons bien vu, au fil du temps, le curseur s’est déplacé, accordant plus de droits à l’enfant.

Donc, selon vous, le droit de connaître ses origines est-il ou non un droit fondamental ? Dès lors, considérez-vous que l’AMP devrait être juridiquement une seconde exception, de même nature que celle de l’accouchement sous X, quant à un droit de connaître ses origines ?

M. Jean-François Eliaou. Je vous remercie vivement, madame, de votre intervention et des réponses que vous nous avez déjà apportées. Je serai bref et concret.

Tout d’abord, pourquoi l’enfant majeur ? Pourquoi attendre la majorité ? Les études montrent que l’intérêt ou la curiosité, peu importe qu’elle vienne de l’enfant ou qu’elle soit provoquée par les parents, s’éveille autour de sept à dix ans. Il devra donc attendre une dizaine d’années pour connaître la réalité.

Ensuite, compte tenu de ce que vous avez dit et de ce que sont la tradition et le droit français quant à la nature hermétique de la cloison entre donneur et receveur, le fait de faire connaître ou de donner la possibilité au tiers, l’enfant, de connaître son origine va rompre, de fait, cette étanchéité car, bien évidemment, l’enfant en parlera dans sa famille. Il y aura connaissance, donc rupture de cette étanchéité mise en place en France depuis très longtemps concernant le don d’organes ou de cellules.

Enfin, à propos de la connaissance du géniteur biologique, vous parliez de son identité et de son adresse. Toute personne est curieuse, surtout dans ces domaines. Comment cela sera-t-il limité, tant du côté de l’enfant que du côté du père biologique ? Comment éviter que cet enfant ne prenne un billet de train pour aller voir son père ? C’est là un véritable souci. Le droit peut certes encadrer tout cela, mais la réalité humaine fait que la situation peut aussi être totalement différente.

Mme Valérie Depadt. Vous parliez de deux exceptions. Pour moi, l’accouchement sous X deviendrait la seule exception, la seule impossibilité d’accéder à ses origines. Soit on proclame le droit d’accéder à ses origines et l’on fait de l’accouchement sous X une exception, ce qui me fait peur en tant que juriste parce qu’une exception est toujours contestée et l’équilibre toujours difficile entre le principe et l’exception. Soit on proclame le principe d’accès à ses origines dans le cadre de l’AMP et de la loi relative à la biomédecine sans toucher au reste, le reste se limitant à l’accouchement sous X. On s’inscrit dans le cadre de la biomédecine et l’on ne traite que de biomédecine. Cela paraît logique, et les dispositions relatives à la loi de biomédecine n’ont pas vocation à déborder sur d’autres domaines.

À votre question relative à l’âge, je répondrai que j’ai parlé de majorité pour une question de maturité, car il faut malgré tout être capable de faire la différence entre un géniteur et un père. Je vois mal un enfant de dix ans la faire. Certes, cela pourrait être seize, voire quinze ans, mais il faut une relative maturité. Il est des choses que l’on ne peut pas faire à dix ans. Dans le cadre d’un divorce, par exemple, on n’auditionne pas un enfant de cinq ans, mais on peut auditionner un adolescent parce que généralement, de nos jours, l’adolescent fait montre d’une certaine maturité.

Vous me disiez ensuite que cela va impacter notre philosophie, notre droit du don qui est fondé sur la solidarité. Je ne le pense pas, pour des raisons…

M. Jean-François Eliaou. Excusez-moi, je parlais de l’anonymat. La cloison entre donneur et receveur est extrêmement étanche. Le tiers, qui va forcément en parler dans sa famille, risque de rompre cette étanchéité.

Mme Valérie Depadt. C’est ce qui se passe aujourd’hui, cela existe déjà. Tous les jours, des personnes retrouvent leur géniteur. Donc, il faut traiter cette question qui n’est, effectivement, pas simple.

Entre donneur et receveur, l’anonymat va perdurer le temps de la majorité de l’enfant. Ensuite, tout dépendra de la décision de l’enfant. Je ne pense pas que ce soit grave. Dès lors que le donneur accepte de révéler son identité et quelques informations à l’enfant, certes, cette information sera probablement diffusée dans la famille, mais je ne pense pas que ce soit ce qui va empêcher le donneur d’accepter de lever son identité vis-à-vis de l’enfant. Il est sûr que cet anonymat entre donneur et receveur n’existera plus que le temps de la minorité de l’enfant. Mais, je le répète, un don d’ovocytes, de sperme, de gamètes ou d’embryons n’est pas un don ordinaire.

Vous aviez une dernière question ?

M. Jean-François Eliaou. L’information est connue : je suis le fils de M. Untel. Mais une fois l’identité connue, quel encadrement juridique imaginez-vous pour que l’enfant puisse aller voir son géniteur ou pour que celui-ci puisse refuser cette entrevue ?

Mme Valérie Depadt. Vous avez tous entendu parler du cas d’Arthur Kermalvezen. Il est loin d’être unique. Pour l’instant, tout se passe bien, mais c’est une bombe à retardement. Ces rencontres ne peuvent continuer à se faire de façon « sauvage ». De même qu’en matière d’adoption, à mon avis, il faut un organisme et il faut que cela passe par des professionnels qui serviront de « matelas », si je puis dire, à des révélations et des rencontres. La loi devra fixer une limite, mais il n’est pas besoin de la fixer dans les textes : elle est fixée par notre droit sur le respect de la vie privée.

Le donneur s’engagera à laisser connaître son identité, peut-être quelques autres renseignements, puis un premier contact pourrait se faire par mail, par exemple, puisqu’il a été proposé d’installer une plateforme qui permette un échange sécurisé et anonymisé. Il existe des solutions. Il va falloir les trouver. Ce sera délicat, je ne dis absolument pas que ce sera simple. À mon avis, le plus simple est de poser les choses de façon strictement juridique, dans un article inséré dans les grands principes relatifs au corps humain.

Comme toutes les histoires humaines, ce n’est pas simple. Il faut nous y mettre et trouver la meilleure solution, comme cela a pu se faire avec le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP), qui est une très belle institution et aussi une institution nécessaire en cette matière.

M. le président Xavier Breton. J’invite les collègues à poser des questions concises dans les neuf minutes qui nous restent.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Permettez-moi de vous remercier pour votre propos liminaire déjà très complet. Je vais m’éloigner de l’accès aux origines.

Vous avez abordé de nombreux thèmes, comme celui de l’autoconservation. Alors que nous parlons de procréation et de naissance, je vais sans doute plomber l’ambiance en abordant un sujet un peu triste, celui de la procréation post mortem.

Qu’en pensez-vous ? Comment pourrions-nous encadrer, éventuellement, cette pratique ? La juriste que vous êtes a-t-elle un avis sur le sujet ?

M. Jean-François Mbaye. Pour ma part, je voulais revenir sur deux points essentiels en ce qui concerne l’accès aux origines.

J’avais prévu de vous interroger sur la manière de révéler cet accès. Vous avez répondu en partie à mon interrogation. En effet, dans son rapport du 28 juin dernier, le Conseil d’État envisage la possibilité pour une personne dont la naissance découlerait d’un don de gamètes de demander un accès aux informations concernant le donneur. Il considère que la révélation par ses parents de la méthode de conception de l’enfant issu d’un nom de gamètes pourrait être une condition d’accès à ces informations. Je m’interrogeais donc sur la façon dont on pourrait imaginer contraindre les parents légaux à consentir à ce que leur enfant soit mis au courant.

Enfin, vous paraît-il opportun de permettre à tout citoyen majeur qui le souhaite de consulter le CNAOP, comme évoqué par le Conseil d’État dans son rapport, plutôt que les CECOS ? Vous paraît-il opportun de permettre à tout citoyen majeur qui le souhaite de consulter l’institution compétente afin de savoir s’il est ou non issu d’un don de gamètes ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Ma question a déjà été posée par Jean-François Eliaou, mais la réponse ne me satisfait qu’à moitié. Je ne vois pas comment une structure juridique ou le fait de passer par un organisme qui autoriserait, ou non, le jeune à interférer dans la vie de celui qui a été son donneur, serait réellement fiable.

Les enjeux affectifs sont, à mon avis, forts. Vous dites qu’il faut trouver une solution. Pour avoir entendu de jeunes adultes expliquer comment, dans un cadre classique, la connaissance d’avoir été conçu par un donneur externe a impacté leur propre vie et combien cela les habite, je reste malgré tout assez interrogative.

Mme Valérie Depadt. Concernant le post mortem, vous êtes sans doute tous au courant de l’affaire Gonzalez-Gomez-Turri, qui a creusé une brèche dans notre système, puisque le code de la santé publique pose le fait d’être vivant comme une condition d’accès.

Depuis cette affaire, il me semble difficile de s’en tenir à la situation actuelle.

M. le président Xavier Breton. Je vous invite à faire le point sur cette affaire afin que tous nos collègues soient au même niveau d’information.

Mme Valérie Depadt. Dans cette affaire, qui date du 31 mai 2016 et qui est donc récente, les juges ont autorisé l’exportation des gamètes d’un mari défunt pour que sa veuve puisse procéder en Espagne, pays où cela est autorisé, à une insémination post mortem. Ce monsieur avait effectué un dépôt de gamètes dans un hôpital parisien où il était soigné, n’ayant pas eu le temps – tous les faits sont importants – de procéder à ce dépôt dans son pays d’origine. Il est décédé des suites de sa maladie. Sa veuve a demandé en référé que les gamètes soient transférés en Espagne, car la procréation post mortem est autorisée en Espagne à condition que le mari y ait consenti, et uniquement dans les douze mois suivant le décès – ce qui explique le référé.

L’Agence de la biomédecine a refusé le transfert. En première instance, le juge administratif a suivi sa position. Puis, à l’étonnement général, le Conseil d’État n’a pas suivi.

Que s’est-il passé ? C’est vraiment du droit, mais je pense qu’il est important de le comprendre. Les juges se sont livrés à ce que l’on appelle une appréciation in abstracto de la validité de la loi. Dans certaines circonstances particulières, l’application de la loi peut constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Il appartient au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités inhérentes à la loi, l’atteinte par ladite loi aux droits et aux libertés protégés par la CEDH n’est pas excessive.

En cette affaire, ils ont décidé que l’atteinte était excessive. Que l’on soit d’accord ou non, pour l’instant, on donne aux juges le soin de décider d’appliquer ou non la loi. Cela dépend donc des juges, ce qui n’est jamais une solution. Même si nos magistrats sont tout à fait compétents, cela reste soumis à l’aléa judiciaire.

Il revient au législateur de décider s’il ferme cette brèche, qui a été ouverte dans une situation très particulière puisque cette femme, espagnole, repartait vivre en Espagne. Elle n’avait pas organisé le circuit pour échapper à la loi française : elle partait rejoindre sa famille en Espagne, elle et son mari s’étant trouvés en France en raison des soins qui devaient être prodigués à ce dernier. C’était une situation très particulière. Il y en aura d’autres, même si, heureusement, elles sont relativement exceptionnelles.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agissait d’une insémination. Pour avoir travaillé sur cette question, on entend souvent dire – c’est ce qu’a dit, par exemple, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) – qu’il faut distinguer l’insémination du transfert d’embryons. Dans le cas du transfert d’embryons, l’existence de l’embryon, qui est un potentiel de vie, fait sens. En l’occurrence, ce n’était pas le cas ; il s’agissait d’une insémination. Je pense que l’on pourrait qualifier cela de mesure compassionnelle. Sinon, du moins l’a-t-on admis et a-t-on creusé une brèche.

Quelle que soit votre décision, s’agissant de l’accès à l’AMP des femmes célibataires, dont nous n’avons pas eu l’occasion de parler, il convient à mon avis de s’assurer que l’enfant ne sera pas dans une situation de précarité. Il sera déjà dans une situation de précarité juridico-affective, tout au moins juridique, n’ayant qu’une seule filiation. C’est pour cela que je considère qu’il faut assurer une certaine sécurité. À cette fin, j’ai imaginé, mais vous ferez sûrement bien mieux que moi, que la femme qui s’apprête à être mère célibataire désigne de façon officielle une personne – que l’on appellera comme on veut : tuteur, parent en second, parrain civil ou autre – qui s’engage à prendre son relais au cas où, pour une raison ou une autre, elle serait empêchée, momentanément ou définitivement. Je pense qu’une personne seule est forcément plus fragile qu’un couple.

Concernant le mode de révélation, monsieur Mbaye, si vous décidez qu’il faut que tout enfant conçu soit informé des circonstances de sa conception, la seule solution – et encore, dans la pratique, elle ne sera sans doute pas aussi efficace qu’espéré – est d’inscrire cette conception sur l’état civil de l’enfant – ou de lui envoyer un courrier à l’âge de dix‑huit ans. Voyez, ce sont des solutions relativement violentes.

M. Jean-François Mbaye. Oui, c’est assez brutal.

Mme Valérie Depadt. Parce que ce serait, comme vous le dites, brutal, je pense que, dans un premier temps, il faut faire confiance aux parents, tout en sachant que, peut-être, certaines personnes ne le sauront jamais.

Il serait envisageable également d’annexer à l’état civil la décision par laquelle les parents, devant un notaire ou un juge, acceptent le don de gamètes. Ce ne serait d’ailleurs pas une décision du juge, qui ne ferait que constater. Pour le don de gamètes, il n’autorise pas, il constate. Cette pièce pourrait être annexée à l’extrait d’état civil, mais certaines personnes ne demandent jamais leur extrait complet d’état civil. Donc, cette solution ne serait même pas certaine en pratique.

Sinon, le seul moyen est de l’informer à un âge que vous décidez. Mais cela serait effectivement brutal et nous passerions d’un extrême à un autre.

Quelle était votre deuxième question ?

M. Jean-François Mbaye. Vous paraît-il opportun de permettre à tout citoyen majeur qui le souhaite de consulter l’institution compétente ? Cela rejoint les préconisations du rapport du Conseil d’État de juin dernier, l’institution compétente étant le CNAOP plutôt que les CECOS.

Mme Valérie Depadt. Les CECOS n’ont pas vocation à créer du lien entre donneur et receveur.

À mon avis, ce serait une bonne chose. Je m’appuie sur les travaux des psychanalystes, notamment ceux de Mme Geneviève Delaisi de Parseval : on sait que le secret est délétère et que, bien souvent – pour avoir entendu plusieurs personnes conçues de cette façon, l’une disait qu’elle pensait être un enfant adultérin, l’autre adopté –, ils sentent ou pressentent la situation. Il serait bien d’autoriser toute personne qui le souhaite à savoir. Toutefois, autant forcer ce savoir par un courrier ou par une annexion à l’acte de naissance me paraît violent, autant leur permettre de savoir lorsque la demande se fait à leur initiative me semblerait une bonne chose.

M. le président Xavier Breton. Nous allons nous tenir là, si vous en êtes d’accord, car nous commençons à prendre du retard. Mais il restait la dernière interrogation de notre collègue qui n’était pas convaincue par votre première réponse.

Mme Valérie Depadt. Je pense, madame, que vous parliez des limites du lien qui va être établi ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Comme le disait mon collègue Jean‑François Eliaou, il y a l’accès à la reconnaissance de son géniteur, puis il y a l’encadrement juridique permettant d’assurer que la connaissance de cette filiation n’impactera pas la vie du donneur. Vous disiez que tout un arsenal juridique permettait de contrôler cette interaction. Pour ma part, je ne voyais pas comment un simple arsenal juridique pouvait freiner le désir d’interagir d’un jeune qui découvre sa filiation biologique, ce qui interfère forcément avec l’affectivité. Ce désir risque fort de dépasser toute juridiction.

Ma question portait donc sur cet outillage qui sera difficile à définir.

Mme Valérie Depadt. Comme vous, je pense que l’outillage va être délicat à mettre en place, mais il faut le faire. Il faut s’attaquer au problème parce qu’aujourd’hui, nous y sommes ! Nous sommes face au problème. Pour Arthur Kermalvezen, que je me permets de citer puisqu’il a fait connaître son histoire, cela se passe bien. Ce ne sera pas toujours le cas, sauf merveilleux hasard de la vie.

Ce sera le moment de vérité puisque, pour l’instant, nous nous appuyons tous sur les travaux de Mme Théry, qui est sûrement notre plus grande sociologue en la matière : engendrement, filiation, comment l’enfant va-t-il le vivre ? Cela va être le moment de vérité, mais il faut l’affronter. Nous y sommes de toute façon : les personnes conçues par don de gamètes sont actuellement en train de découvrir leurs géniteurs. Soit on les aide, on crée du lien et on leur apporte tout ce que peut apporter la loi, dont le droit à la protection pouvant même aller jusqu’à la protection psychologique, soit on laisse les choses se faire seules, et nous connaîtrons des drames. Je ne souhaite pas une seconde jouer l’oiseau de mauvais augure, mais il en ira ainsi.

Nous y sommes, et je suis d’accord avec vous, ce sera délicat.

Je parlais d’un arsenal, car imaginez un enfant qui veuille absolument, une fois qu’il a rencontré son donneur et qu’il connaît son identité, prendre une place dans la famille : cela signifierait que quelque chose n’est pas tout à fait juste dans la distinction que l’on a pensée entre engendrement et filiation. Dès lors, ce sont effectivement les règles relatives à la vie privée qui vont protéger le donneur, en espérant ne pas en arriver à cela. C’est tout l’intérêt et toute l’importance d’un organisme spécialisé, avec des personnes formées pour établir le lien.

M. le président Xavier Breton. Merci pour votre invitation à réfléchir sur les liens entre engendrement et filiation. Nous vous remercions de votre disponibilité.

Mme Valérie Depadt. Je vous remercie de votre invitation.


– 1 –

Agence de la biomédecine – Mme Anne Courrèges, directrice générale, Pr. Yves Pérel, directeur général adjoint chargé de la politique médicale et scientifique, et Pr. Olivier Bastien, directeur de la direction du prélèvement et des greffes d’organes et de tissus

Jeudi 19 juillet 2018

M. le président Xavier Breton. Pour cette première matinée d’auditions, nous avons le plaisir d’accueillir Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine, accompagnée du professeur Yves Pérel, directeur général adjoint chargé de la politique médicale et scientifique, et du professeur Olivier Bastien, directeur de la direction du prélèvement et des greffes d’organes et de tissus.

Comme l’indique le rapport que vous avez publié en janvier dernier, l’Agence apporte une contribution importante à la préparation du réexamen de la loi. Ce rapport, à la fois exhaustif et dense, traite de nombreux sujets et donne un éclairage sur la mise en œuvre effective de la loi de 2011 au regard de l’évolution de la science et des pratiques médicales en matière de traitement, de diagnostic, de procréation ou de recherche sur l’embryon. Nous attendons donc de cette audition qu’elle nous offre un panorama général des enjeux liés à la bioéthique et je forme l’espoir que nos échanges permettent de nous éclairer.

Le cas échéant, nous nous réservons avec le rapporteur la possibilité de faire appel à vos compétences dans la suite de nos travaux pour apporter un éclairage particulier sur telle ou telle thématique.

Madame la directrice générale, merci de notre présence. Je vous cède la parole.

Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine. Monsieur le président, c’est un plaisir d’être devant vous aujourd’hui. L’information du Parlement figure dans nos missions légales. Cette mission nous tient particulièrement à cœur. Aujourd’hui comme pour la suite des travaux, nous sommes bien évidemment entièrement à votre disposition.

La révision de la loi de bioéthique est un enjeu démocratique majeur. Vous le savez, puisque vous êtes en première ligne sur ce grand temps de la vie démocratique. Par définition, l’Agence de la biomédecine ne peut se désintéresser de cet exercice. Créée par la loi de bioéthique, l’essentiel de ses activités est régi par cette loi. Nous le faisons dans le cadre de notre rôle institutionnel sur lequel je reviendrai brièvement.

L’Agence nationale de la biomédecine est un établissement public sous tutelle. Cela signifie, et vous êtes bien placés pour le savoir, que nous ne faisons pas la loi mais que nous l’appliquons. De ce fait, nous sommes tenus à un devoir de réserve. En particulier, nous n’avons pas à prendre parti dans les débats de société. Nous avons un rôle d’expert. Nous sommes là pour vous apporter, comme nous le faisons auprès du Gouvernement, une expertise pluridisciplinaire – juridique, médicale, scientifique, informatique – nourrie de notre rôle opérationnel et de notre contact permanent avec tous les acteurs du terrain, professionnels de santé, associations ou autre acteurs institutionnels, et une expertise spécialisée.

J’insiste sur ce dernier point car, même si nous embrassons un champ très large, nous n’embrassons pas tout le champ potentiel de la loi de bioéthique. En tant qu’établissement public, nous avons un objet spécialisé. Notre champ de compétence couvre les prélèvements et greffes d’organes et de tissus, les cellules souches hématopoïétiques issues de la moelle osseuse, l’assistance médicale à la procréation, le diagnostic préimplantatoire, le diagnostic prénatal, la génétique constitutionnelle, c’est-à-dire les caractéristiques propres de l’individu, ainsi que la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines. Sur les autres champs, nous n’avons pas d’expertise particulière à faire valoir. Je pense, par exemple, au sujet de l’intelligence artificielle qui va vous occuper beaucoup.

Notre rôle d’éclairage s’exerce par des auditions comme celle d’aujourd’hui, mais aussi par la remise de rapports. Vous avez évoqué le rapport sur l’application de la loi de bioéthique. En réalité, nous avons mis trois rapports à la disposition des parlementaires mais aussi de nos concitoyens, y compris dans la perspective des états généraux dont la phase publique vient de s’achever.

Nous avons d’abord émis le rapport d’information au Parlement et au Gouvernement (RIPG) sur l’état des connaissances et des sciences. Ce document, assez ardu et dense sur le plan médical et scientifique, fait le point des connaissances et des grands sujets sur lesquels travaillent et réfléchissent les chercheurs – au sens large, car il peut s’agir d’innovations technologiques, comme des machines à perfusion pour des organes pulmonaires ou cardiaques.

Nous avons mis à disposition un deuxième document, que vous avez mis en ligne et qui figure sur nos sites internet, faisant le bilan de l’encadrement juridique international en matière de bioéthique. Il s’agit de la présentation des grandes règles suivies par nos grands voisins. Certes, comparaison n’est pas raison, mais ce document fournit des points de repère et de référence sur ce qui se passe à l’étranger, soit pour s’en inspirer, soit pour s’en écarter, et permet d’apprécier comment s’inscrit le modèle français par rapport à d’autres pays.

Le troisième document, à mon sens le plus intéressant pour vos travaux, est le rapport sur l’application de la loi de bioéthique ,qui, comme vous venez de le rappeler, monsieur le président, a pour vocation de rappeler les grandes règles dans les différents champs de compétence de l’Agence, de dire comment elles s’appliquent sur le terrain et les difficultés que nous avons rencontrées ou qui nous ont été remontées par nos partenaires, et de proposer, dans chacune des thématiques de l’Agence, quelques pistes de réflexion.

Le principal enseignement de ce rapport, c’est le constat qu’au fur et à mesure de l’entrée en vigueur de leurs dispositions, et grâce à la mobilisation de l’ensemble des acteurs, les lois de bioéthique ont accompagné et encadré efficacement, dans le respect des personnes et des grands principes éthiques, le développement des connaissances et des sciences dans notre pays. De ce point de vue, la France a probablement un des systèmes législatifs et réglementaires les plus aboutis en Europe et dans le monde. Néanmoins, des difficultés existent. Aujourd’hui, les exigences éthiques visent non seulement les règles législatives mais aussi tout simplement l’organisation des soins et l’allocation des moyens. Se posent des questions d’ordre pratico-pratiques. Cet exercice doit donc se penser aussi au regard des plans ministériels élaborés pour la période 2017-2021, qui nous fixent collectivement des objectifs ambitieux pour répondre aux besoins de nos concitoyens.

Bien entendu, des questions apparaissent dans quelques domaines législatifs. Selon notre retour d’expérience, le législateur devra se questionner et éventuellement trancher sur trois grands blocs.

Le premier concerne les questions de société, très présentes dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation. Vous êtes bien placés pour le savoir. Il suffit de lire la presse pour s’en convaincre. Elles étaient aussi très présentes dans les États généraux de la bioéthique. Qu’il s’agisse de l’autoconservation sociétale des ovocytes, de l’extension du champ de l’assistance médicale à la procréation, de l’insémination post mortem ou de l’anonymat du don de gamètes, dans tous ces débats de société, l’Agence n’aura pas à prendre parti ou à se prononcer.

Le deuxième bloc concerne les ajustements qui méritent d’être questionnés face au constat qu’une disposition mise en place ne fonctionne pas aussi bien qu’on l’aurait souhaité ou pourrait fonctionner mieux. C’est le cas en matière de transplantation, avec le programme de dons croisés d’organes visant à répondre à des impasses immunologiques pour des patients ayant un accès difficile à la greffe compte tenu de leur niveau d’immunisation. Par exemple, un donneur vivant est disposé à vous donner un rein, mais il est malheureusement incompatible avec vous. Or un autre couple se trouve dans la même situation, et le donneur de l’un est compatible avec le receveur de l’autre couple. Il faut donc opérer un croisement. Mais les conditions fixées à ce jour empêchent ce programme de décoller. Des alternatives sont recherchées car, jusqu’à présent, soit le temps d’accès à la greffe est très dégradé, soit il faut recourir à des greffes ABO-incompatibles qui supposent une préparation et désensibilisation du receveur.

Un autre type d’ajustement peut tout simplement traduire une évolution des pratiques médicales. Vous le savez, la médecine est très évolutive, c’est d’ailleurs pour cela que les lois de bioéthique le sont aussi. En matière de cellules souches hématopoïétiques et de moelle osseuse, par exemple, en l’absence d’un donneur compatible dix sur dix, est aujourd’hui développée une greffe alternative, dite greffe haplo-identique. Vous êtes à moitié compatible. C’est généralement la situation des enfants et des parents. La montée en puissance de ces greffes apparentées, plus simples à organiser, mieux maîtrisées, conduit à réinterroger certaines règles posées par la loi de bioéthique, notamment en ce qui concerne les prélèvements sur mineurs.

Le troisième bloc est lié aux ruptures et aux innovations, qu’elles soient médicales, scientifiques ou technologiques. La génétique en est le domaine le plus illustratif. Vous avez sans doute beaucoup entendu parler du ciseau moléculaire CRISPR‑Cas9, permettant d’opérer des modifications génomiques très ciblées, performantes, de façon relativement facile
– relativement, car il s’agit malgré tout de génomique – et accessible à un certain nombre d’équipes. La connaissance des gènes ainsi que le développement du séquençage de nouvelle génération (NGS) rendent aujourd’hui presque plus simple d’examiner le génome dans son ensemble plutôt que de façon ciblée. Les études sont de plus en plus approfondies, de moins en moins coûteuses et de plus en plus performantes. C’est également la question de la culture des embryons et de sa durée. Dans ces domaines, les innovations et les ruptures scientifiques ou technologiques posent de nombreuses questions.

Ces trois grands blocs ne se répartissent pas exactement de la même façon, suivant les thématiques de l’Agence. Ainsi, la thématique de la transplantation s’inscrit plus dans des logiques d’ajustement que dans des logiques de rupture. En revanche, dans les domaines de la génétique et de la recherche sur l’embryon, il existe potentiellement des questionnements sur des évolutions majeures.

Tel est le panorama que je pouvais décrire en forme d’introduction. Pour la suite, souhaitez-vous que nous procédions à un examen par thématique ?

M. le président Xavier Breton. Vous n’avez pas abordé des sujets comme l’intelligence artificielle ou la médecine prédictive. Y avez-vous également réfléchi en termes prospectifs ou bien cela dépasse-t-il les compétences de l’Agence ?

Mme Anne Courrèges. L’intelligence artificielle allant au-delà des compétences de l’Agence, nous n’avons pas été amenés à y réfléchir ou à nous questionner à ce sujet. L’Agence est ni plus ni moins dans la même situation que l’ensemble des équipes et des autres organismes publics ou privés. Nous n’avons pas de réflexion spécifique ni de compétence spécifique dans ce domaine.

M. le président Xavier Breton. Je propose en effet un passage en revue des différents thèmes, en insistant sur le don d’organes, l’assistance à la procréation et la recherche sur l’embryon.

Mme Anne Courrèges. Commençons logiquement par la transplantation, le domaine d’activité le plus ancien de l’Agence. Les premières greffes datent des années 1950, même si ce sont les traitements immunosuppresseurs qui ont permis à la transplantation de prendre toute sa place dans notre paysage.

C’est au travers de l’activité de transplantation que se sont structurées les lois de bioéthique. Les grands principes fondateurs des lois de bioéthique ont été pensés, réfléchis au travers de l’activité de transplantation. Le don éthique à la française, ce don anonyme gratuit et librement consenti, est directement issu du secteur de la transplantation et de la réflexion sur le don d’organe. À partir de ce domaine a été confortée l’idée que la bioéthique ne devait pas être conçue en rupture avec les valeurs de la société. Ce n’est pas parce que ce sont des activités innovantes qu’elles seraient en rupture ; elles sont au contraire en lien étroit avec les valeurs fondamentales de la société, notamment avec les principes républicains et notre devise républicaine. Depuis la loi Caillavet, et plus encore avec les lois de bioéthique qui se sont succédé, l’idée de fraternité et de solidarité qui figure dans notre devise républicaine et dans nos principes républicains peut aller au-delà du décès des personnes. D’où l’idée du consentement présumé qui est au cœur du système du don d’organe en France.

Dans ce domaine, les interventions du législateur ont été déjà nombreuses. Dès 1994, le sujet a été traité dans la perspective de restaurer la confiance dans le système de transplantation, promouvoir le don d’organe et commencer à l’encadrer et le réguler via la création de ce qui s’appelait à l’époque l’Établissement français des greffes. En 2004, le législateur transforme l’Établissement français des greffes en Agence de la biomédecine pour élargir la mission de régulation et affirmer la priorité donnée à l’activité de prélèvement et de greffe dans notre pays. En 2011, le législateur traite à nouveau de la question de la transplantation. Afin de réaffirmer cette priorité nationale, il insiste sur la reconnaissance au donneur – j’y insiste, car c’est un précieux levier d’action et de mobilisation sur le terrain. Mais parce que la principale exigence éthique, c’est de remédier à la pénurie, les besoins augmentant plus vite que l’activité et la greffe étant victime de son succès, le grand apport de la loi de 2011 a été la volonté de développer toutes les sources de greffon. À cet égard, le travail réalisé par le législateur en 2011 sur le don du vivant a apporté une impulsion décisive par l’élargissement du cercle des donneurs et la mise en place du programme de dons croisés.

En 2016, le législateur va continuer à s’intéresser au sujet en introduisant deux dispositions dans la loi de modernisation de notre système de santé. La première est le transfert à l’Agence de la biomédecine de la biovigilance des organes, tissus et cellules, qui relevait jusqu’alors de l’Agence du médicament. L’attention est ainsi portée par le législateur sur la qualité et la sécurité des soins, qui est l’autre volet de la confiance et de l’exigence éthique qui encadre l’activité de transplantation. La seconde, et l’un d’entre vous est particulièrement bien placé pour le savoir, vise à conforter les règles en matière de consentement présumé et surtout à les clarifier en cas de refus de prélèvement. Un travail de concertation pour définir tous les actes réglementaires a été entrepris, qu’il s’agisse du décret ou des règles de bonnes pratiques.

Ce sont les deux dernières interventions du législateur en ce domaine, mais il apparaît clairement qu’il a déjà beaucoup investi. Il n’est pas étonnant que ce sujet ne soit pas celui qui a retenu le plus l’attention des états généraux de la bioéthique ou des médias, car il est bien connu, que le législateur est intervenu au fil de l’émergence des besoins. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus place à son intervention, mais les besoins relèvent plutôt de la simplification, la clarification, l’harmonisation et la consolidation de ce qui a été entrepris jusqu’ici.

En 2011, le législateur s’était penché sur ce que certains appellent le « statut » du donneur vivant, en s’attachant à faire en sorte que toutes les garanties soient apportées au donneur, qui fait un magnifique geste altruiste en acceptant de donner l’un de ses reins ou une partie de son foie à un de ses proches : plein respect du principe de neutralité financière, limitation d’avance de frais, délais de remboursement aussi réduits que possible, absence de plafond opposable pour les remboursements pris en charge par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM). Ces garanties sont à la fois la marque de la reconnaissance de la nation et une reconnaissance de la beauté et de l’altruisme de ce geste.

Toutefois, comme je l’expliquais dans mon propos introductif plus général, le programme du don croisé peine à démarrer. Nous avons fortement mobilisé les professionnels de santé et noué des partenariats avec des pays étrangers, notamment la Suisse, pour obtenir plus de paires. Un nombre suffisant de paires et de possibilités d’appariements étant nécessaire au développement de ce programme, une réflexion est à mener sur un éventuel assouplissement des conditions fixées par la loi. En 2011, le législateur, à juste titre soucieux d’assortir de garde-fous ce programme nouveau, avait souhaité en limiter l’application entre deux paires et de façon simultanée. Cette simultanéité de deux paires est déjà un défi logistique, sans parler de la phase de transport en amont. Pour ceux qui sont déjà entrés dans des blocs, c’est assez redoutable à organiser ! Ne pourrait-on envisager d’aller au-delà de deux paires ? Sans renoncer à l’idée d’un délai rapproché, il existe sans doute une marge de discussion entre la stricte simultanéité et un délai rapproché. Certes, il convient d’éviter que l’un des couples se retire du programme après avoir récupéré le greffon, mais cela s’organise par des délais rapprochés et un niveau élevé d’engagement, de sélection et de vérification de la motivation. Des garde-fous peuvent se mettre en place. Cela ouvrirait la possibilité d’amorcer les chaînes. L’intérêt du don croisé, c’est non seulement de répondre à ceux qui, en impasse immunologique, rencontrent des difficultés d’accès à la greffe, mais aussi de créer des chaînes afin que davantage de personnes bénéficient de ce programme. Cela suppose de disposer de plus de paires mais aussi d’autoriser les délais rapprochés, et non plus simultanés, car plus il y a de paires, plus la simultanéité devient impossible à organiser.

Cela fait partie des grandes réflexions en cours dans le secteur de la transplantation, avec la réaffirmation de la priorité nationale donnée à cette activité. Des objectifs ambitieux nous ont été fixés, dans un contexte qui devient difficile. L’organisation des soins, la formation, la communication sont des éléments mobilisateurs, et nous avons plus que jamais besoin de l’affirmation de la priorité nationale par le législateur tant en ce qui concerne le prélèvement que la greffe.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci beaucoup, madame la directrice générale, pour ce tour d’horizon. J’avais prévu de nombreuses questions, mais je me limiterai à trois.

La première porte sur les transplantations, dont le nombre, année après année, est en croissance modérée. Il en a été réalisé 6 100 l’année dernière, tandis que l’objectif assigné est de 7 800 transplantations en 2021. Comment pensez-vous l’atteindre ?

On constate chaque année beaucoup plus d’inscriptions sur la liste d’attente que de transplantations réalisées. La probabilité d’être greffé diminue, le nombre de décès de personnes inscrites risque de croître, sans compter toutes celles qui sont retirées de la liste parce qu’elles ne deviennent plus transplantables après cinq à dix ans d’attente. Vous l’avez dit, il faut lutter par tous les moyens contre la pénurie et trouver des donneurs, notamment vivants. Vous avez parlé de la chaîne des donneurs. En France, on observe plus de réticences que dans certains autres pays. Comment entendez-vous lever certaines de ces réticences afin que les donneurs vivants soient accueillis dans les chaînes de donneurs ?

Le programme « Maastricht III » s’est mieux développé en France que dans d’autres pays grâce à la bonne coopération entre votre Agence et l’Assemblée nationale, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), les réanimateurs et bien d’autres acteurs.

Mais le nombre de prélèvements le plus élevé provient des donneurs en état de mort cérébrale. En décembre dernier, j’ai effectué, pour la commission des affaires sociales, une mission « flash » qui a révélé une grande disparité régionale. Où en est l’action dans les endroits où le prélèvement est très insuffisant ? Avez-vous pu, comme c’était suggéré, travailler sur la notion de contexte invoquée par beaucoup d’équipes de prélèvement alors qu’elle ne figure ni dans la loi ni dans le décret d’application, mais uniquement dans les guides de bonnes pratiques. L’absence de précision induit très facilement la possibilité pour quiconque de se désister de ce devoir de solidarité, ou tout au moins de cette activité de prélèvement.

La loi prévoit que le mode principal d’opposition au prélèvement est l’inscription au registre national des refus. Or, en pratique, c’est la cause la moins prégnante de non‑prélèvements. Les personnes inscrites représentent un très faible pourcentage des refus. Comment expliquer cette transgression de la notion de volonté principale du donneur lui‑même au profit de celle d’autres intervenants. Comment progresser ?

Deuxièmement, si la procréation médicalement assistée (PMA) est étendue aux femmes seules et aux homosexuelles, il y aura besoin d’un plus grand nombre de gamètes. Pour éviter la pénurie, cela nécessitera l’organisation de campagnes. Il y en a déjà eu quelques-unes, mais si modérées qu’elles n’ont pas atteint la majorité des donneurs potentiels. Envisagez-vous de réaliser une grande campagne de dons dès maintenant ou attendez-vous la commande du Gouvernement après l’édiction des lois ?

Ma troisième question est d’ordre général. Pour l’instant, la révision des lois de bioéthique intervient occasionnellement tous les sept ans. Il apparaîtrait plus logique de revenir à la périodicité de cinq ans, soit une fois par mandat. Si tel était le cas, verriez-vous une objection à la création d’une structure parlementaire permanente qui serait en contact régulier avec l’Agence de la biomédecine et qui serait tenue d’établir un rapport annuel, afin d’intégrer les innovations de rupture que vous avez évoquées ou de réfléchir à des mesures additionnelles en vue de répondre aux problèmes insuffisamment résolus faisant obstacle à l’atteinte des objectifs fixés ?

Mme Anne Courrèges. Je vous propose de répondre à la question sur la PMA à la suite de ma présentation générale sur l’assistance médicale à la procréation, d’autant que je présume que d’autres parlementaires s’apprêtent également à la poser.

Les modalités de révision faisant partie des questions de pure opportunité politique ou, à tout le moins, des discussions entre le législateur et le Gouvernement, vous comprendrez bien que nous ne nous prononcions pas sur la question. Bien évidemment, quelles que soient les modalités qui seront adoptées in fine et quels que soient les choix opérés par le législateur, l’Agence fera tout pour s’adapter et répondre aux sollicitations dont elle fera l’objet dans le cadre qui sera ainsi défini.

Concernant les objectifs assignés en matière de transplantation, nous marchons sur deux pieds en matière d’encadrement et d’accompagnement du développement de l’activité : un pied législatif auquel vos travaux participent et un pied pour ce qui est plus de la réflexion à avoir sur l’organisation, les financements de l’activité, la communication et la formation des professionnels. Cela correspond au plan ministériel adopté en 2017, qui régit l’activité jusqu’en 2021, avec l’objectif d’atteindre 7 800 greffes d’ici à 2021.

Cet objectif que nous savions dès le départ extrêmement ambitieux suppose, comme vous venez de le dire, monsieur le rapporteur, de travailler sur les trois sources de greffons de façon complémentaire. Après avoir, pendant longtemps, en France, donné la priorité aux prélèvements sur les donneurs en état de mort encéphalique, nous avons assisté à une prise de conscience, notamment autour du « Nouvel Élan pour la greffe » en 2008, face à une situation dont nous craignions qu’elle soit un plafonnement et qui, finalement, n’a été qu’un plateau. Un tassement de l’activité avait conduit à engager avec l’OPECST et les parlementaires intéressés une réflexion qui conclut à la nécessité de travailler sur les trois sources principales de greffons : le donneur en mort encéphalique, le donneur vivant – ce fut le travail du législateur en 2011 – et le donneur « Maastricht III » dans le cadre des opérations de fin de vie. L’impulsion décisive a été donnée par l’audition à l’OPECST de février 2013. C’est sur ces trois leviers qu’il faut continuer à travailler, de façon complémentaire. Dans certains pays, on a observé que l’attention portée au développement d’une activité s’était parfois faite au détriment d’une autre activité, ce qui s’était soldé par une progression globalement moindre de l’activité de greffe.

Je laisserai le professeur Bastien apporter des précisions.

S’agissant du donneur vivant, les réticences traditionnelles sont réelles. En France, le programme de donneur vivant a été engagé relativement tard, compte tenu de certaines réticences, certains voyant dans l’acte de prélèvement sur un donneur sain une forme de mutilation. L’idée de primum non nocere, la peur de nuire, créait des freins, tout particulièrement au sein du corps médical, qui se combinaient à une grande méconnaissance par les patients eux-mêmes et leurs proches de cette possibilité thérapeutique. Un travail considérable a été réalisé collectivement, par l’assouplissement législatif qui a été proposé, par le travail réalisé pour rendre les financements plus incitatifs, par un travail de communication, en particulier à destination des professionnels de santé pour qu’ils comprennent que cette activité ne présente pas de risques majeurs pour le donneur. Les techniques ont fortement évolué. Désormais effectués par cœlioscopie, les actes de prélèvement sont devenus beaucoup moins invasifs et les résultats pour le receveur, excellents. Parallèlement, un travail de communication a été entrepris en direction du grand public. La campagne sur le don d’organe réalisée traditionnellement au mois d’octobre par l’Agence de la biomédecine porte sur le don du vivant.

Tout cela doit se poursuivre, car cette activité qui avait quasiment doublé en cinq ans est aujourd’hui en faible augmentation, voire en stagnation. Des réticences demeurant chez certains praticiens, de même qu’une méconnaissance du sujet par le grand public, la communication doit être poursuivie. Au-delà, il existe des problèmes d’organisation de l’activité. Les équipes font part de difficultés pour organiser la chaîne du prélèvement, comme trouver des créneaux de consultation pour les bilans ou l’organisation de l’accès aux blocs. Ceux qui connaissent le fonctionnement de l’hôpital connaissent la problématique de l’organisation et de l’accès aux blocs, aussi bien pour le donneur en mort encéphalique que pour le donneur vivant.

À cela s’ajoute l’activité des personnels médicaux et non-médicaux. Les infirmiers coordinateurs de greffes, les techniciens d’études cliniques (TEC) et d’autres ont un rôle indispensable à jouer pour la constitution du dossier et pour aboutir au prélèvement et à la greffe. Nous travaillons avec les sociétés savantes concernées et les associations pour voir comment progresser sur chacun de ces leviers et lever les freins que nous avons pu identifier. C’est un travail de longue haleine, je ne vous le cache pas, mais le travail de transplantation est toujours un travail de longue haleine.

Concernant le registre national des refus, qui a vocation à être la modalité principale, je rappelle que d’importants progrès ont été réalisés sous l’influence de l’Agence de la biomédecine. En un an, nous avons enregistré beaucoup plus d’inscriptions sur ce registre que nous ne l’avions fait en vingt ans d’existence du registre. Je ne sais si je plaide coupable, mais reconnaissons avec modestie que l’Agence n’avait pas beaucoup communiqué sur le sujet ! La discussion parlementaire et tous les travaux qui ont eu lieu par la suite avec l’ensemble de la communauté – associations, professionnels de santé, acteurs institutionnels, ainsi que la sortie du film Réparer les vivants –, l’importante action de communication réalisée pendant deux ans ont significativement amélioré la connaissance de la loi par nos concitoyens. Quand l’amendement ad hoc a été voté, 7 % des Français connaissaient la loi sur le consentement présumé. Si les gens ne connaissaient pas le consentement présumé, ils ne risquaient guère de s’inscrire sur le registre national des refus !

La connaissance de la loi s’est beaucoup améliorée, même s’il reste des marges de progression. Le nombre des inscriptions sur le registre a sensiblement augmenté, mais n’est pas arrivé à son terme. Ce que nous comprenons de l’opinion publique, le niveau potentiel d’inscriptions reste significatif. Un travail de pédagogie à long terme doit être poursuivi. La confiance est fondamentale, mais elle est longue à construire et très facile à perdre. Nous savons aussi que la pédagogie s’inscrit dans la durée, et il est besoin de marteler les messages. J’ai un passé dans l’Education nationale, où l’on dit que la pédagogie est affaire de répétition. Dans le domaine de la transplantation, c’est plus que jamais le cas au sujet de la pédagogie du don et du consentement présumé.

Je vais laisser le professeur Bastien compléter mon propos.

M. Olivier Bastien, directeur de la Direction du prélèvement et des greffes d’organes et de tissus à l’Agence de la biomédecine. Les discordances entre besoins croissants et possibilités de greffe sont différenciée selon les organes. La discordance la plus marquée concerne la greffe rénale. L’âge des patients, comme celui des donneurs, a augmenté, et avec lui le nombre de comorbidités. La complexité des dossiers à examiner ajoute à cette difficulté. Pour certains organes, nous constatons des contre-indications temporaires, c’est-à-dire des périodes où une transplantation ne peut être réalisée à cause d’une autre maladie qui l’empêche. Ces maladies n’apparaissent pas toujours après plusieurs années d’attente, mais parfois dès la fin du bilan, voire pendant le bilan. Le taux de contre-indications varie entre 8 % et 48 %. Il convient de l’avoir à l’esprit en comparant nos propres données. J’ai bien entendu la réserve d’Anne Courrèges sur les comparaisons internationales, mais les données publiées à l’international portent toujours sur des listes actives, c’est-à-dire des listes excluant les patients en contre-indication. En France, l’Agence publie les deux chiffres.

Il convient aussi de prendre en compte l’évolution scientifique. Ainsi, les progrès considérables réalisés en termes d’antiviraux dans la prise en charge de l’hépatite C entraînent une nette diminution, et entraîneront sans doute à terme une extinction, de l’indication de la greffe du foie, laquelle est en partie remplacée par des indications dans les carcinomes hépatocellulaires, les cancers primitifs du foie.

De même, en matière de greffe pulmonaire, des progrès considérables ont été réalisés dans la réanimation des donneurs et la réhabilitation des organes, de sorte qu’un équilibre est en cours. L’année dernière, pour la première fois, nous avons enregistré moins de nouveaux inscrits que de greffes réalisées. Tous les progrès annexes, comme les filières de prise en charge des mucoviscidoses, ont transformé le pronostic de la maladie. Naguère première indication de greffe pulmonaire en France, elle est devenue l’an dernier la troisième indication.

Concernant la greffe rénale, M. Touraine est bien placé pour savoir que la prise en charge précoce des patients par les néphrologues est un élément clé. Or il existe de fortes disparités dans le nombre de néphrologues pour mille patients dialysés d’une région à une autre. Donc, c’est aussi un type d’approche à privilégier pour stabiliser le nombre de greffes et éviter l’augmentation incontrôlée des besoins.

S’agissant du donneur vivant, comme l’a dit Anne Courrèges, nous avons essentiellement travaillé sur deux axes, le premier étant l’information des patients. Après plusieurs campagnes spécifiques, nous en ferons cette année une plus orientée vers les médecins généralistes, qui n’étaient pas la cible initiale, mais qui ont aussi leur place en qualité de conseil de patients et de donneurs potentiels. Nous essaierons également d’entretenir la confiance, qui peut être facilement ébranlée. La presse a publié des articles suggérant des trafics dans certains pays. Deux publications internationales qui ont fait beaucoup de bruit montraient un léger risque, à long terme, d’insuffisance rénale chez des donneurs, dans des modèles qui ne sont pas le modèle français. Il importe donc que l’Agence dispose de données françaises de suivi de la qualité, telles que prévues par le législateur et le système français sur le très long terme, soit plus de quinze ans. Or le suivi des donneurs à très long terme n’est pas facile à mettre en place, nous ne sommes pas encore totalement performants, car il faut suivre le patient et lui donner la capacité d’être suivi au bon moment, sans en faire un malade, ce qu’il n’est pas par définition. Nous avons créé un groupe de travail, composé également de représentants de la Société francophone de néphrologie dialyse et transplantation (SFNDT) et de la Société francophone de transplantation (SFT), qui cherche à conforter le suivi en rétablissant la confiance, y compris auprès des professionnels de tous niveaux, comme les infirmières de dialyse. C’est par ces actions de terrain que nous atteindrons l’objectif ambitieux de doubler le nombre de donneurs vivants. Ce nombre avait fortement augmenté entre 2011 et 2015, mais il marque un plateau depuis deux ans.

Quant à l’identification des freins organisationnels, je constate en permanence sur le terrain que des équipes rencontrent des difficultés d’accès aux blocs et aux consultations, sachant que des pistes sérieuses existent. Le statut des infirmières de coordination, qui sont clairement des auxiliaires indispensables aux services de néphrologie pour faciliter la prise en charge au sein de cette filière et être à l’écoute des patients, a été créé mais n’existe pas réellement. L’évolution de la réflexion sur les pratiques avancées représente peut-être une opportunité, mais il faut aussi réaffirmer clairement que la greffe est une priorité nationale. Nous passons actuellement beaucoup de temps à soutenir des équipes de transplantation qui, historiquement, étaient autonomes et dont nous nous contentions d’évaluer leurs résultats. Aujourd’hui, des équipes nous demandent de l’aide. Nous sommes à leur disposition, mais ce soutien est très consommateur de temps et il faut avoir les moyens de répondre à leurs demandes.

M. le président Xavier Breton. Je vous invite à poser des questions relatives au don et à la transplantation d’organes, avant de passer à un autre sujet.

M. Jean-François Eliaou. Madame la directrice générale, c’est un plaisir de vous revoir. Parmi les mesures à envisager dans la nouvelle loi de bioéthique figure l’élargissement du don croisé par un amorçage du don d’organe à partir du programme « Maastricht III », des donneurs en état de mort encéphalique. Cela me paraît justifié.

Par ailleurs, vous avez évoqué le statut du donneur vivant et la reconnaissance de la nation. À quel niveau situez-vous la norme ? Doit-il être législatif ?

Enfin, estimeriez-vous opportun de prévoir dans la légalisation, comme cela se pratique déjà aux États-Unis, le système du « bon Samaritain », donneur volontaire qui donne un rein afin d’amorcer le système de don croisé ?

M. Jean-François Mbaye. Mon collègue a devancé mon propos, puisque je voulais vous interroger sur la possibilité et l’opportunité du don solidaire et des risques.

Mme Blandine Brocard. Madame la directrice générale, vous avez répondu à la question que je voulais vous poser concernant la facilitation et l’amplification des dons.

Quelles réticences subsistent actuellement chez les personnes qui expriment clairement leur volonté en s’inscrivant au registre national des refus ? Quels sont les derniers verrous ? Je m’interroge à ce sujet car, pour moi, le don est une évidence.

J’ai compris que l’Agence de la biomédecine ne traite pas de l’intelligence artificielle. Toutefois, les expérimentations en matière de greffes non humaines se multiplient. N’appartenant pas du tout au secteur médical, je ne sais comment cela s’appelle, mais je sais qu’un cœur de ce type peut désormais être greffé. Quelles sont les perspectives et comment inclure cela dans les révisions futures ?

M. Thibault Bazin. Madame la directrice générale, au sujet des greffes alternatives, vous avez dit vouloir réinterroger les règles des prélèvements sur mineurs. Quelles sont concrètement vos suggestions en la matière ?

Mme Anne Courrèges.  Je vous remercie de ces questions qui vont me permettre de préciser certains propos.

Le législateur a déjà prévu une reconnaissance symbolique en décidant, en 2011, de faire également de la Journée nationale du 22 juin une journée de reconnaissance envers les donneurs. Celle-ci se traduit par un certain nombre d’actions sur le terrain, notamment, il faut l’avouer, pour les donneurs décédés, comme la pose de plaques commémoratives ou la plantation d’arbres.

Pour le donneur vivant, le législateur s’est attaché à éviter que l’acte de prélèvement et la générosité se retournent contre lui. Il s’est d’abord agi de faire en sorte qu’en vertu du principe de neutralité financière, le donneur ne soit pas financièrement pénalisé par son acte de don. Le principe de neutralité financière conduit à prendre en charge tous les actes de soin directement liés au prélèvement. Cela va des actes de consultation aux frais de garde d’enfant pour les chargés de famille sans autre solution, en passant par des indemnités journalières. C’est cela que le législateur a voulu organiser avec force. Des difficultés pratiques peuvent apparaître, souvent liées à la méconnaissance des règles du principe de neutralité financière, ce qui nous a conduits à élaborer un guide à destination des directions financières des établissements de santé, afin de faire connaître ces règles dans toute leur subtilité, leur nuance.

Au-delà des délais de remboursement, nous avons rencontré la problématique des patients ultramarins qui doivent se rendre en métropole. Les billets d’avion, les frais d’hébergement peuvent représenter des sommes importantes. Comment éviter qu’ils soient contraints de faire des avances de frais, notamment s’ils n’en ont pas les moyens financiers ? Dans un certain nombre d’hypothèses bien identifiées, le remboursement a posteriori peut constituer une difficulté, tout comme les délais de remboursement.

Il faut être attentif au principe de neutralité financière comme au suivi des donneurs. C’est l’objet d’un groupe de travail réunissant des représentants des professionnels de santé et d’associations concernées, car le législateur a affirmé avec force la nécessité d’un suivi annuel des donneurs vivants. La problématique que nous rencontrons est que la cohorte progresse et que les donneurs, initialement retenus pour leur bonne santé, ne se sentent pas malades et sont parfois eux-mêmes insuffisamment attentifs à leur suivi. Se mêlent ainsi des considérations d’ordre juridique et des considérations d’ordre pratique et organisationnel. C’est bien pour cela je dis que l’on marche toujours sur deux pieds dans ce domaine.

La question du « bon Samaritain » vous sera soumise, car elle est posée par un certain nombre d’associations de professionnels. On parle de « bon Samaritain », de donneur « altruiste », de donneur « solidaire », de donneur « sans lien affectif », c’est-à-dire d’une personne qui envisage de faire don d’un rein sans aucun lien de proximité, de façon totalement altruiste et désintéressée. Cela se pratique dans certains pays. La question n’est pas simple. Même si toutes les garanties nécessaires quant à l’état de santé du donneur et à son suivi sont apportées, le don de rein reste invasif et mobilisateur. Il nécessite d’importants garde-fous afin de vérifier la motivation du donneur et parce que les dons altruistes de cette nature sont les plus susceptibles de conduire à des problématiques de pressions et de trafics. Vérifier que le don est réellement altruiste est une nécessité. Cela doit être questionné et réfléchi. À cet égard, le rapport est assez prudent. Nous utilisons la formule providentielle du juriste « en tout état de cause ». Si vous souhaitiez vous engager dans cette voie, il faudrait prévoir des garanties spécifiques, compte tenu de la nature très particulière de ce don. Il s’agit de donner un rein et non une cellule !

Les réticences au don d’organe sont multiples. Le travail de clarification réalisé récemment met l’accent sur le refus du défunt. Un des causes était souvent l’état de sidération des familles. La question se pose souvent, hélas, dans des situations dramatiques, imprévues, douloureuses, difficiles. La façon dont la question du don d’organe est posée peut susciter une deuxième souffrance. Il nous revient des coordinations des équipes de terrain que cette clarification ainsi que les règles de bonne pratique qui ont bien décomposé chaque étape ont apporté une nette amélioration au travail des coordinations.

Plusieurs facteurs peuvent intervenir. Pour certains, sensibles à l’idée d’une atteinte à l’intégrité du corps, les garanties apportées quant à la restauration ne sont pas considérées comme suffisantes. Il existe aussi des réticences de nature culturelle, qui ne sont pas nécessairement fondées mais qui sont liées à des représentations. On entend parfois dire : « Ma religion me l’interdit ». En réalité, toutes les religions monothéistes sont favorables au don d’organe compte tenu de sa finalité et dès lors, bien évidemment, que des garanties sont apportées quant au consentement et au respect des règles éthiques. D’autres disent qu’ils voudraient bien, mais qu’ils ont peur de faire souffrir leurs proches. À cela s’ajoute du non‑dit, notamment la difficulté pour les certains de se projeter dans leur propre mort. Entrer dans la logique du don d’organe, c’est accepter de se projeter dans sa propre mort.

De nombreux facteurs devant être pris en compte, la communication doit jouer sur plusieurs leviers, jouer à la fois sur la communication de proximité et celle, plus générale, des grandes campagnes nationales. Il faut parfois utiliser la médiation, car la parole institutionnelle n’est pas toujours la plus apte à lever certains freins psychologiques. Des personnes ayant suivi le même parcours que vous ou appartenant à votre communauté peuvent être plus à même d’en parler. La difficulté est de parvenir à actionner les leviers appropriés, car chaque réponse est assez personnelle et individuelle.

J’ajoute qu’en l’état actuel du droit il nous est impossible de consulter le registre national des refus pour en connaître les raisons. Nous y inscrivons les gens, mais nous ne pouvons pas l’utiliser comme source d’étude. Une étude sur le sujet a été lancée par le groupe de recherche Famiréa. Mais il s’agit davantage de recherche universitaire, clinique ou empirique, car nous n’avons pas la possibilité d’examiner si un profil se dégage du registre national des refus ou de lire les courriers rédigés par ceux qui ressentent le besoin d’expliquer leur démarche.

Un des facteurs est la méfiance à l’encontre du système de soins, des acteurs institutionnels ou de ce que certains appellent la socialisation ou l’étatisation des corps. Nous pouvons difficilement contrer ce genre d’opposition, mais cette méfiance à l’encontre du système de soins existe et nous interpelle collectivement d’autant plus que notre activité repose sur la confiance.

Ma remarque relative aux mineurs ne portait pas sur la transplantation d’organes, mais sur les cellules souches hématopoïétiques – donc sur la moelle osseuse, et dans des hypothèses de dérogations très encadrées. Le prélèvement de cellules souches hématopoïétiques sur un mineur est actuellement interdit. Des possibilités de dérogation ont été ouvertes pour les frères et sœurs, les cousins, etc., mais la situation parents-enfants n’a pas été prévue, parce qu’elle n’était pas techniquement possible. Or le développement des greffes haplo-identiques remet la question à l’ordre du jour. Elle nous a d’ores et déjà été posée par des praticiens confrontés à une situation dans laquelle le seul donneur « compatible », ou « semi-compatible », pour un parent était un enfant mineur. Il s’agissait d’un jeune âgé de dix‑sept ans et trois mois, mais il était impossible, compte tenu de l’état du receveur, d’attendre les neuf mois restants. Nous posons des questions, nous n’apportons pas de réponses. En tout cas, il faudra prévoir des garde-fous pour s’assurer que l’enfant ne subit aucune pression, est libre de son choix et que ses intérêts sont protégés par rapport à ceux des parents. Des systèmes bien organisés existent déjà, auxquels il faudra recourir.

Enfin, concernant les xénogreffes ou la bio-impression – on parle communément de greffes dans les médias alors que ce n’en sont pas –, je cède la parole au professeur Bastien, qui est un passionné du sujet.

M. Olivier Bastien. La xénogreffe peut être considérée sous l’angle symbolique de la modification de certains gènes, en particulier du porc, afin d’éviter le rejet suraigu qui s’opère lorsque l’on transgresse la barrière d’espèce. D’importantes expérimentations sont en cours. Les ciseaux génétiques CRISPR-Cas9 ont profondément modifié la façon dont on pouvait non pas humaniser les organes, mais modifier certains gènes afin d’éviter ce rejet. Le risque sanitaire théorique de transmission de virus de l’animal à l’homme peut être contrôlé par certains dispositifs d’élevage des animaux, mais se pose la question éthique de savoir jusqu’où on peut aller : faut-il modifier dix, vingt ou trente gènes ?

Au-delà de ces aspects symboliques, d’autres progrès importants sont réalisés, ouvrant notamment la possibilité de réaliser des xénogreffes de cornée, lesquelles ne posent pas de problèmes immunologiques. Les Coréens du Sud, qui sont très avancés, devraient dans les prochains mois réaliser les premières greffes de cornée issues de porcs transgéniques, car il faut tout de même modifier certaines protéines. Des équipes américaines, coréennes et japonaises sont très avancées également dans la fabrication d’îlots pancréatiques de xénogreffe. C’est une première étape avant d’envisager des transplantations d’organes classiques.

Mme Agnès Thill. Madame la directrice générale, en vous écoutant, j’en suis venue à me poser une question sociétale. Je sais que la direction de la Banque de France entend lutter contre le surendettement en agissant de façon préventive plutôt que curative. C’est en particulier le cas pour des parents isolés gagnant moins de 1 700 euros par mois, dont on sait qu’ils ont de forts risques de tomber dans le surendettement au bout de cinq ans. S’agissant de la PMA, existe-t-il une définition de la précarité pour les mères célibataires ? Une femme seule ne peut adopter un enfant qu’après une enquête financière. Qu’en est-il pour la PMA ?

M. le président Xavier Breton. Nous en sommes actuellement au don d’organes, mais nous retenons la question pour la suite.

M. Patrick Hetzel. Madame la présidente, lors de la précédente législature, plusieurs propositions de loi visaient à poser explicitement la question du consentement au don d’organe lors du dépôt de demande de permis de conduire. Cela permettrait, d’une part, d’alimenter le fichier et, d’autre part, de faire figurer cet élément sur le permis de conduite. Sur ce sujet, qui a été posé à plusieurs reprises ces dernières années, avez-vous formulé un avis ou avez-vous un avis ?

Mme Annie Vidal. Certaines associations considèrent que le receveur devrait être davantage informé sur la qualité des greffons. Quelles informations leur sont aujourd’hui transmises ? Pourrait-on leur en donner davantage ?

Mme Anne Courrèges. La question du permis de conduire renvoie plus largement au régime de consentement et à la création d’un registre du positionnement, comme celui existant en Belgique. Quand les gens ne répondent pas ou ne passent pas l’examen du permis de conduire, le régime du consentement présumé s’applique. En Belgique, cela ne passe pas par le permis de conduire, mais par un formulaire d’inscription dans les communes. Quant à l’inscription sur le permis de conduire, elle pose la question de savoir s’il faut rendre publique une information aussi intime.

La question, à nouveau posée par le législateur en 2016 par la loi de modernisation du système de santé, a donné lieu à des débats nourris et argumentés. Dans son rapport, l’Agence de la biomédecine fait valoir que la question vient d’être examinée ; les textes d’application sont parus au 1er janvier 2017. Or, dans notre domaine, il importe de faire preuve de constance et de continuité. Il convient d’accompagner jusqu’au bout la mise en œuvre des dispositions de clarification adoptées. Comme l’indiquait M. le rapporteur, des questions se posent et un travail de formation et de communication doit être conduit pour que ces dispositions produisent leur plein effet. Revenir sur le sujet dans le contexte d’une expression du législateur encore récente supposerait d’avoir d’excellentes raisons pour le faire. C’est probablement prématuré, alors même que nous venons de remettre en place tous les systèmes de communication et de formation afin de prendre en compte la dernière expression du législateur.

Les régimes de consentement sont toujours des sujets délicats. En outre, un certain nombre de pays, comme le Pays de Galles et les Pays-Bas, s’orientent vers le régime de consentement présumé, comme nous le connaissons en France. Une réflexion est ouverte dans d’autres pays, mais ce régime tend à devenir le modèle de référence, pour des raisons de principe – c’est l’idée de la solidarité entre les hommes qui va au-delà de la mort – et parce qu’il assure un bon équilibre en termes d’efficacité globale des dispositifs et de garantie éthique.

Je me permets de le dire, l’important, c’est la loyauté de l’information délivrée. Nos concitoyens doivent bien comprendre la loi et ce qui est attendu d’eux. De ce point de vue, il importe de se positionner de façon simple, facile et sans aucune ambiguïté. La loyauté de l’information délivrée est garante de l’efficacité d’un régime de consentement présumé.

Concernant l’information sur la qualité des greffons, sujet qui nous préoccupe en permanence, le Professeur Bastien va vous apporter des précisions.

M. Olivier Bastien. Au préalable, il vous sera peut-être utile d’apprendre que, le Pays de Galles ayant modifié son système, un bilan récemment publié après un an d’exercice montre que les dispositions copiées sur le modèle français qu’il a adoptées ont conduit à une réduction sensible du taux d’opposition. En revanche, et cela doit être un point de vigilance pour nous, ils relèvent une forme de désinvestissement de la société : puisque leur avis n’est plus nécessaire, ils ne ressentent plus le besoin de se mobiliser pour les campagnes, puisque, de toute façon, on prend les responsabilités à leur place. Nous constatons dans des enquêtes d’opinion que si, autrefois, 76 % à 80 % des Français interrogés se sentaient concernés par le sujet du prélèvement et même de la greffe, ce taux a aujourd’hui diminué. C’est une inquiétude.

L’information au sujet de la qualité du greffon est souvent débattue. Elle ne peut être faite après ou au moment de la greffe, parce qu’il faut préparer le donneur et l’anesthésie est souvent engagée avant même l’arrivée du greffon. Elle est réalisée par la qualité du dossier transmis de l’établissement préleveur, via l’Agence de la biomédecine qui anonymise toutes les données, à l’équipe, de la façon la plus performante aujourd’hui allant jusqu’à la transmission d’images. L’équipe reçoit donc le plus rapidement possible toutes les informations nécessaires à sa prise de décision, mais l’essentiel de l’information doit être réalisé en amont. C’est lors de la consultation et du bilan, qui souvent dure longtemps, que toutes les questions doivent être posées et que le consentement à une greffe dérogatoire – c’est le cas de greffes lorsque certains marqueurs viraux sont encore présents – doit être demandé. C’est à ce moment-là aussi que l’on peut demander à être autorisé à obtenir un greffon provenant d’un donneur « Maastricht III ». C’est alors qu’il faut renforcer l’information et la discussion avec le patient. Le temps du néphrologue et le temps du chirurgien sont comptés. La meilleure façon est de recourir à plusieurs relais, notamment le médecin généraliste et l’infirmière de coordination. C’est tous ensemble qu’ils informeront correctement le patient.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose de passer au thème de la recherche sur l’embryon. La loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016 a modifié les conditions de la recherche sur l’embryon. Quelles conclusions pouvons-nous en tirer à ce stade ?

Mme Anne Courrèges. La recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines – lesquelles donnent quantitativement lieu à davantage d’études – ont fortement mobilisé le législateur en 2011. C’était naturel, car le statut de l’embryon in vitro est éminemment d’ordre législatif. En 2011, le choix avait été fait de confirmer l’interdiction de telles recherches et de rendre permanente la possibilité de dérogations, très encadrées, sous certaines conditions. Depuis, il y a eu deux interventions du législateur.

En 2013, le législateur a choisi, par une initiative sénatoriale, de dire que nous serions désormais dans un régime d’autorisation de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines, mais autorisation encadrée par sous certaines conditions et un système d’autorisation par l’Agence de la biomédecine suivant un processus très rigoureux et exigeant.

En 2016, avec la loi de modernisation de notre système de santé, et cela me permettra de clarifier un point, la modification n’a pas porté sur le régime de la recherche scientifique sur l’embryon mais celui de la recherche clinique. Dans la recherche scientifique sur l’embryon, il n’y aura pas de gestation in fine ; une fois la recherche finie, l’embryon est détruit, la question étant de savoir s’il doit être détruit à sept jours ou à quatorze jours. Il existait en 2011 un régime hérité des recherches sur l’embryon, qui est de la recherche clinique, visant soit à développer les soins pour l’embryon lui-même, soit à améliorer les techniques d’assistance médicale à la procréation, qui se conclut par une gestation et la naissance d’un enfant ; et on est dans une logique d’essai clinique.

Ce n’est pas du tout le même régime que celui dont l’Agence de la biomédecine a la charge. En 2013, ce régime spécifique et particulier, relevant davantage de l’essai clinique ou de la recherche sur les personnes, a donné lieu à malentendu. Le législateur avait souhaité faire entrer ce régime de recherche dans la logique classique des essais cliniques, dans les recherches biomédicales qui relèvent de l’Agence du médicament avec avis de l’Agence de la biomédecine. Il avait donc supprimé le régime pour le transférer dans ce régime de droit commun. Le Conseil d’État, dans sa formation consultative, a réaffirmé le statut législatif de l’embryon in vitro et dit qu’il manquait un maillon législatif. La loi de 2016 a apporté ce maillon législatif pour remettre en place ce régime de recherche interventionnelle, et le confier à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) parce qu’on est dans une logique d’essai clinique. Il s’agit donc bien d’un régime différent.

Celui dont je vous parle concerne la recherche scientifique sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines. Cette recherche est en train de produire ses fruits. Menée par très peu d’équipes, elle est exigeante et longue. Il faut dix ans pour envisager les premières publications, dix à quinze ans pour arriver aux premiers essais cliniques. Peu d’équipes en France sont en mesure de mener des recherches de ce type. De ce fait, des équipes comprennent bien les enjeux éthiques et les exigences posées compte tenu du statut propre de l’embryon in vitro. Nous arrivons aujourd’hui aux premiers essais cliniques. Dans le monde, dix-huit essais cliniques font appel à des cellules souches embryonnaires humaines. En France, il y en a eu un, l’essai clinique du professeur Menasché sur les cardiomyocytes pour traiter l’insuffisance cardiaque sévère. Puis il a changé de protocole. Une réflexion est en cours pour un protocole sur la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) et sur les plaies ulcéreuses ou drépanocytoses. Partout dans le monde, la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines en est au stade des essais cliniques.

Parallèlement, la recherche sur l’embryon connaît un regain d’intérêt. Initialement tournée vers la dérivation de nouvelles lignées de cellules souches, elle vise aujourd’hui à comprendre le développement de l’embryon précoce et à améliorer les techniques d’assistance médicale à la procréation. Nous avons vu revenir des demandes d’autorisation de recherches de l’embryon ces derniers temps.

Cette recherche a été bouleversée par des évolutions technologiques ou scientifiques. Deux grands types de questions se posent, et vous sont posées. Nous nous bornons à poser les questions, à charge pour vous de les approfondir et d’y apporter les réponses que vous jugez nécessaires.

Des questions relèvent de l’application de la loi, telle qu’elle existe aujourd’hui. Elles concernent notamment les conditions d’autorisation, la façon dont est pensée l’articulation avec les cellules souches pluripotentes induites (IPS), qui sont des cellules adultes qui ont été reprogrammées et qu’on a forcées à redevenir pluripotentes, c’est‑à‑dire d’un stade où elles étaient différenciées, revenir à un stade où elles pourraient se redifférencier en d’autres cellules. Il n’y a eu qu’un seul essai clinique, et encore a-t-on dû en changer totalement la méthodologie. Les IPS n’en sont qu’au début et de nombreuses questions se posent encore quant à leur stabilité, et quant à la présence d’un « effet mémoire » après qu’elles ont été forcées à se reprogrammer. Aujourd’hui, tous les chercheurs nous disent que la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et la recherche sur les IPS ne sont pas alternatives ni opposées, mais complémentaires. Ils souhaitent mener les recherches de façon parallèle, d’abord parce que les cellules souches embryonnaires humaines sont le gold standard, la référence et que les performances de IPS ne peuvent s’apprécier qu’en s’y référant. En fait, les équipes font des allers et retours. Elles commencent parfois avec des IPS et, constatant que cela ne fonctionne pas bien, reviennent vers les cellules souches embryonnaires humaines, ou, inversement, commencent avec les cellules souches embryonnaires pour bien définir leur processus de différenciation, puis partent vers les IPS. C’est le message que nous ont transmis l’ensemble des équipes de recherche.

Par ailleurs, certains se demandent, et l’on trouve trace de ce questionnement dans l’étude du Conseil d’État, s’il faut maintenir le même régime d’autorisation sur la recherche sur l’embryon et sur les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines, parce que les enjeux éthiques ne sont pas exactement les mêmes. Dans les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines, l’embryon a déjà été détruit au moment de la dérivation, de sorte que la question de l’atteinte de l’embryon ne se pose pas de la même façon. De plus, cette recherche se fait sur des lignées qui ont déjà été dérivées, et l’on ne dérive plus aujourd’hui de lignées. Ce sont donc des lignées qui ont été dérivées à la fin des années 1990 pour l’essentiel. Les cellules souches ne pouvant pas reconstituer un embryon, il est impossible de revenir en arrière. Les questions éthiques ne sont pas tout à fait les mêmes.

Se pose aussi la question du périmètre des autorisations. Puisqu’on s’oriente vers l’essai clinique vont se poser des questions qui relèvent davantage du processus industriel, telles que les milieux de culture, les contrôles qualité, etc. Ces questions relèvent plus d’une logique « industrielle » – je n’aime pas trop ce terme – que de recherche scientifique pure. Doivent-elles entrer dans le régime d’autorisation, et comment ? Le régime d’autorisation doit-il être adapté pour tenir compte de la nature et de la finalité particulières de ces recherches ?

S’agissant des principes qui avaient été définis en 2011, nous évoquions la question du transgénique. La loi a posé un certain nombre d’interdits en 2011 dans un contexte scientifique assez théorique. Aujourd’hui, ces concepts sont réinterrogés par un certain nombre d’études. Je pourrai citer notamment une étude sur l’ADN mitochondrial et les dysfonctionnements liés aux maladies mitochondriales. Cela pose des questions de cette nature.

Se pose aussi la question du devenir des embryons donnés à la recherche.

Ces questions se posent d’ores et déjà par rapport aux conditions d’application de la loi, elles se posent aux équipes de recherche et nous sont remontées ou que nous avons été amenés à nous poser au regard des demandes d’autorisation qui nous ont été soumises.

Puis il y a des questions nouvelles, en raison de l’évolution des sciences et des connaissances dans ce domaine. Quatre sont développées dans le rapport. J’en citerai deux.

Le premier est celle du ciseau moléculaire CRISPR-Cas9. Nous ne sommes pas dans l’hypothèse de faire de la gestation, donc l’interdiction de transmission à la descendance reste valide. Mais peut-on modifier le génome sur un embryon dans le cadre d’une recherche scientifique pure, ne serait-ce que pour vérifier l’innocuité et l’efficacité de la technique, s’assurer qu’elle n’a pas d’effets de bord et qu’elle permet de cibler aussi bien qu’on le dit ? Le législateur va devoir clarifier la question. L’étude du Conseil d’État laisse penser qu’aujourd’hui, en l’état actuel du droit, il serait possible de faire de la recherche scientifique pure sur l’embryon pour inactiver l’expression d’un gène, mais pas pour rajouter ou modifier un gène. Ce serait en moins mais pas en plus. Ces distinctions interrogent aussi. Il y a un besoin de clarification qui vous a été posé aussi par l’Académie de médecine et le comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), de savoir ce qu’on peut faire ou ce qu’on ne peut pas faire dans ce domaine.

L’autre exemple est celui de la durée de culture des embryons. Je disais qu’à l’issue de la recherche, les embryons sont détruits. La question est de savoir au bout de quel délai maximum on est amené à détruire les embryons. En 2001, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu un avis disant que la durée de culture de l’embryon devait être de sept jours, car c’est la durée avant implantation. Au-delà, on passe de l’in vitro à l’in vivo. Je signale qu’en 2001, la recherche sur l’embryon était non seulement interdite mais inexistante en France. Nous étions dans un contexte scientifique où, de toute façon, il était impossible de cultiver l’embryon au-delà de sept jours. Cette réflexion a aujourd’hui dix-sept ans, elle s’est faite dans un contexte éthique et scientifique très différent. Ce n’est pas nécessairement la référence développée dans d’autres pays, où la référence est à treize jours, répondant au concept de bienfaisance-malfaisance. En effet, au bout de treize jours, c’est l’affirmation de l’individu : on ne peut plus faire des jumeaux, c’est l’individualisation. C’est aussi le moment où intervient le développement du tube neural, ce qui renvoie au concept de bienfaisance-malfaisance. Le standard international est plutôt à treize jours.

Quand la question s’est posée en 2001, on ne savait pas cultiver l’embryon au‑delà de sept jours. Depuis, deux équipes dans le monde ont publié et ont été capables d’aller jusqu’à treize jours et ont même dit qu’elles auraient pu aller au-delà – difficilement, certes, car elles reconnaissaient que des phénomènes de dégradation étaient en cours, mais elles pensaient, en perfectionnant leurs techniques, pouvoir aller au-delà. Dans les pays qui étaient à treize jours s’est posée la question de savoir si le délai de treize jours restait valable. Cela a conduit certains chercheurs en France à poser, d’ores et déjà, la question de savoir si la limite des sept jours, qui ne figure que dans un avis publié en 2001, reste d’actualité ou doit être réinterrogée, puisqu’il est possible d’aller à treize jours, notamment pour dévoiler ce que l’on appelle la « boîte noire » du développement embryonnaire et savoir ce qui se passe entre sept et treize jours, pour mieux comprendre le développement de certaines maladies, pour étudier ce qui peut compromettre la réussite des techniques d’assistance médicale à la procréation. D’après les chercheures, il y a un certain nombre de connaissances théoriques que l’on peut a priori retirer de cette période comprise entre sept et treize jours, d’où l’intérêt des chercheurs dans le monde, et d’où le fait que certaines équipes en France sont susceptibles de se poser la question.

À ce jour, l’Agence de la biomédecine et son conseil d’orientation, son instance éthique qui donne un avis sur chaque projet de recherche, n’ont pas eu à se prononcer. Je ne vous cache pas que nous avons des raisons de penser qu’il n’est pas exclu qu’un projet de recherche nous soit prochainement soumis et que nous ayons à nous prononcer sur cette question. La question qui se pose est de savoir si c’est à l’Agence de la biomédecine de trancher des questions de cette nature – sous le contrôle, in fine, du juge puisqu’à la fin le juge sera amené à donner la réponse – ou plutôt au législateur, compte tenu des enjeux éthiques qui y sont associés.

Telles sont les questions qui sont aujourd’hui posées au législateur sur les cellules souches embryonnaires.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose de prendre une dernière série de questions sur ce sujet, et sur d’autres, pour qu’il n’y ait pas de frustration par rapport à cette audition, sachant que, dans la seconde partie de nos travaux, nous pourrons prévoir une nouvelle audition complémentaire.

M. Jean-François Eliaou. Madame la directrice générale, vous avez dit, en off, que la modification du génome était possible pour l’extinction d’un gène en l’état actuel du droit et, en on, qu’elle n’était pas possible. Faut-il envisager de différencier entre cellules germinales et cellules somatiques ?

Vous avez indiqué que les dérivations de lignée n’étaient pas à l’ordre du jour. Or plusieurs scientifiques que nous avons auditionnés en commission des lois et en commission des affaires sociales estiment qu’il faudrait dériver de nouvelles lignées cellulaires, car celles dont on dispose ont un peu vieilli et ont évolué de façon incontrôlée – dans le bon ou le mauvais sens.

D’une façon plus générale, et vous l’avez évoqué en introduction, nous nous interrogeons sur l’intelligence artificielle et les neurosciences, sujets dont nous avons discuté lors d’une audition précédente. Quid du rôle de l’Agence de la biomédecine dans les neurosciences ? La question se pose de façon prégnante. L’intelligence artificielle, notamment avec l’homme « augmenté », se rapproche de la transplantation. Nous sommes à la frontière. Si des mesures législatives étaient prises sur l’intelligence artificielle, ne serait-ce pas à l’Agence de la biomédecine, sa qualité opérationnelle étant universellement reconnue, d’assumer également cette fonction ?

Mme Caroline Janvier. Dans votre rapport, vous évoquez les questions posées par les nouvelles techniques de séquençage de l’ADN, qui posent la question des découvertes incidentes, en particulier s’agissant de l’information de la personne concernée, en lien avec la loi de 2011 qui, dans un autre cadre, prévoyait l’obligation d’informer la parentèle en cas de diagnostic d’anomalie génétique. Le sujet, qui intervient dans le cadre médical, me semble déborder sur le contexte plus large d’accès aux données génétiques, compte tenu de la simplification de l’accès aux tests génétiques. Le législateur vous a confié l’inventaire des tests génétiques et la mise en place d’une information fiable, mais qu’en est-il des données qui excèdent le cadre médical ? L’Agence pourrait-elle accompagner ce mouvement, par exemple en informant ou en accompagnant avec des conseillers en génétique ?

Mme Laëtitia Romeiro Dias. Je voulais poser la même question que ma collègue sur les tests génétiques. J’ajouterai trois questions incidentes. Quel regard portez-vous sur cette médecine prédictive qui pourrait se développer ? Quel encadrement prévoir ? Quelles nouvelles questions se posent, compte tenu des évolutions ?

Je reviendrai également sur la question du rapporteur relative à la périodicité de révision des lois de bioéthique. Je comprends que vous ne souhaitiez pas vous prononcer sur l’opportunité politique d’une telle décision, mais la question se pose au regard de l’accélération des évolutions technologiques et médicales que souligne cette audition. La périodicité de sept ans correspond-elle au rythme des évolutions médicales et technologiques, ou bien une révision à cinq ans serait-elle plus adaptée aux enjeux des évolutions ?

M. Patrick Hetzel. Madame la directrice générale, vous êtes une éminente juriste. Le droit comparé montre que nos voisins allemands sont allés assez loin du point de vue constitutionnel en considérant la protection de la vie humaine comme un droit fondamental et qu’un certain nombre de travaux réalisés sur l’embryon étaient dérogatoires à ce droit fondamental. Estimez-vous que le droit français pourrait s’engager dans cette voie, considérant que l’objectif premier est la protection de la vie humaine et en l’assortissant ensuite de dérogations ? C’était un peu la philosophie générale de l’argumentation juridique développée par Simone Veil lorsqu’elle a défendu le projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ayant posé comme préalable le principe supérieur de la protection humaine, elle considérait, dans ce cas précis et pour une raison de santé publique, que la question devait être traitée par exception. Que pensez-vous d’une telle orientation fixant une sorte de chapeau générique pour toutes les questions de bioéthique ?

Mme Blandine Brocard. Madame la directrice générale, vous évoquez la possibilité de faire passer de sept à treize jours la durée autorisée de culture des embryons. J’entends tous les arguments scientifiques et médicaux que vous mettez en avant, notamment la possibilité de faire progresser la recherche sur certaines maladies. Mais nous sommes ici pour nous demander jusqu’où la médecine et la science, qui peuvent de plus en plus de choses, doivent être suivies. On soigne, on prévient et c’est une chance. L’homme « augmenté », c’est tentant. N’oublions pas cependant que nous ne sommes pas ici pour acter systématiquement toutes les avancées de la science, mais aussi pour dire quand elle va trop loin. Nous ne sommes pas des créateurs, nous sommes là pour remettre un peu d’ordre dans tout cela.

Mme Anne Courrèges. La dernière question est fondamentale. Je vous pose des questions, je n’apporte pas de réponses.

La réflexion éthique fait partie des enjeux. Le propre de la réflexion éthique, c’est d’être un questionnement permanent et pluridisciplinaire, qui ne doit pas être confisqué par les experts. Elle interroge l’ensemble de la société. Elle nécessite des débats approfondis au regard de la sensibilité des sujets, et afin de bien mesurer les implications de chaque mesure, non seulement par elle-même, mais aussi par ses effets de bord, ses effets domino ou « Mikado ». Il est un point dont il faut être convaincu : une technique ou une connaissance n’a pas de sens par elle-même ; elle n’a de sens que si elle est mise au service de l’humanité tout entière et au service des patients. Mais il faut en mesurer tous les enjeux éthiques, toutes les conséquences. C’est bien la difficulté qui est la vôtre. En tant que législateur, votre responsabilité est redoutable puisqu’il vous revient de trouver le point d’équilibre capable de concilier l’ensemble des intérêts en présence et d’apporter une réponse qui fait le système éthique « à la française ». Il est l’un des plus aboutis en Europe et dans le monde, il est source de fierté. En tout cas, à l’Agence de la biomédecine, nous sommes fiers de représenter les valeurs de la loi de bioéthique et d’en être sinon le « bras armé », du moins l’opérateur.

Nous vous fournissons des éléments d’explication et d’appréciation, mais nous ne pourrons vous apporter l’ensemble des éléments. D’où l’importance que vous procédiez à des auditions multiples et variées pour entendre de très nombreux points de vue. C’est ce que traduit la composition du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ou de notre conseil d’orientation, instance éthique, qui comprend d’ailleurs huit parlementaires. La confrontation des points de vue et la discussion conduisent sinon à des consensus, du moins à partager, ce qui est déjà beaucoup. Je vous remercie de cette question qui m’a permis d’apporter cette précision, à mes yeux, fondamentale.

Concernant la modification du génome, je tiens à préciser, car c’est fondamental, que nous parlons des cellules germinales. Pour les cellules somatiques, il n’y a pas de question. D’ores et déjà, des protocoles de recherches ont été autorisés. Ce n’est pas de même nature. C’est bien la problématique de la possible transmission à la descendance par les cellules germinales qui pose question.

Après une absence de demandes de recherche sur l’embryon pendant quelques années, nous en avons de nouveau reçu depuis 2013, mais elles ne portaient pas sur la dérivation des lignées. Rien n’interdit toutefois de poser des questions dans ce domaine. C’est à suivre.

Les neurosciences sont un vaste sujet. En 2011, le législateur, dans sa grande sagesse, a souhaité confier à l’Agence de la biomédecine une mission d’information et de veille sur les neurosciences. Mais il se trouve que nous n’avions pas en interne les compétences nécessaires pour exercer cette activité très éloignée de nos métiers habituels, et que nous n’avions pas d’expertise ni la capacité de l’acquérir dans le contexte de l’époque. Cela nous a conduits à mettre en place un comité de pilotage, composé d’experts extérieurs que nous hébergeons et qui rendent annuellement un rapport sur un sujet considéré comme émergent en matière de neurosciences. L’homme « augmenté » fait partie de ses sujets d’étude. Notre rapport d’activité joint en annexe – nous renvoyons désormais par un lien vers le site internet par mesure d’économie – cette étude faite tous les ans ou tous les deux ans, suivant la charge de travail du comité, pour éclairer un des aspects des neurosciences. Nous n’avons abordé l’intelligence artificielle que sous le mode de chacun des opérateurs, ce qui nous a conduits à être auditionnés par l’OPECST au sujet des scores, lesquels font appel à des algorithmes, mais comme n’importe quel acteur, sans aucune spécificité.

S’agissant des tests génétiques et de la génétique, je serai moins concise, car c’est un sujet très sensible dont les développements posent beaucoup de questions.

Ce n’est pas parce qu’une technique est disponible qu’il faut nécessairement l’utiliser. Il convient, en tout cas, de s’interroger sur son utilité, son efficacité, son innocuité et ses conséquences. La donnée génétique est, en principe, inaltérable – je dis « en principe » puisqu’une partie de la recherche vise à la modifier. Elle dit beaucoup de vous ; je ne verse jamais dans le « tout génétique », mais elle présente la particularité d’être identifiante non seulement pour vous, mais aussi pour votre famille. Elle ne concerne pas que vous. D’où la mise en place des dispositifs, notamment le dispositif spécifique de l’information parentale. Toutes les connaissances développées en génomique montrent à quel point cette donnée est complexe. Nous sommes attentifs à l’interprétation et surtout aux limites de l’interprétation. Pour restituer une donnée génétique, il faut aussi être capable d’expliquer en quoi cela ne détermine pas tout, en quoi on ne sait pas, en quoi on sait. La susceptibilité n’est pas la prédisposition. Un gène dominant n’est pas un gène récessif.

Cela fait beaucoup d’éléments à indiquer. Cela pose de redoutables questions en termes d’information et de consentement. Le consentement vaut-il une fois pour toutes ? Au fur et à mesure de l’avancée des connaissances, à l’instant T+1, on pourrait découvrir d’autres éléments que ceux trouvés par un test génétique réalisé à l’instant T. Cela pose des questions redoutables en termes de big data, de conservation des données et d’accès aux données. C’est tout le problème des sites internet hébergés dans des pays étrangers. On ne sait pas où sont hébergées les données, qui y a accès ni pour quel usage. Je ne suis pas sûre que le modèle économique repose seulement sur la réalisation du test.

Se posent des questions fondamentales de conseil génétique. Une fois obtenue une donnée génétique, en supposant qu’on soit en mesure de l’interpréter, un accompagnement est nécessaire parce que c’est toujours une forme de vulnérabilité, et il n’est pas toujours simple de prendre connaissance et de digérer l’information. Nous ne sommes pas aujourd’hui en capacité d’obtenir le conseil indispensable. Or il est probable que les tests génétiques continueront à se développer, notamment parce que la médecine prédictive est un des axes majeurs de développement de la médecine actuelle. Nous aurons donc encore plus besoin de conseil génétique. C’est la question que nous posons dans notre rapport de l’accompagnement de ce développement du conseil génétique. Renforcer les prérogatives des conseils génétiques, s’appuyer davantage sur eux, sous la supervision d’un médecin, suppose de développer de nouvelles connaissances, de nouveaux métiers, comme la bio-informatique pour l’interprétation des données. Compte tenu des enjeux qui sont emportés, je ne suis pas sûre que cette audition suffise à vous apporter des réponses. Il importe, en tout cas, de s’intéresser à l’encadrement international au regard du développement de sites internet souvent présentés de façon anodine, qui permettent de faire tout et n’importe quoi. On vous dira de façon récréative si vous avez dans votre ascendance un Scandinave, un Indien, mais ce qu’on en tire n’est pas du tout récréatif. À cela s’ajoutent de plus en plus de découvertes incidentes.

Afin de répondre à la mission d’information qui nous a été confiée, nous avons mis en place un site internet qui est plutôt bien référencé. Mais un site internet ne suffit pas à faire de la pédagogie. Un important travail est à faire avec la presse et les médias. Nous avons tous la responsabilité de faire la pédagogie de ces sujets. En revanche, je ne suis pas sûre que nous soyons les plus pertinents pour sérier les tests et les qualifier, car cela sort vraiment de notre champ de compétence. Nous entrons là dans des questions de dispositifs divers et variés qui ne ressortent pas du tout du champ de compétence traditionnels de l’Agence.

En revanche, donner cette information parce que l’on mesure ce qu’est la génétique constitutionnelle renvoie à une autre question, qui est que cela rend plus floue la frontière entre génétique constitutionnelle et génétique somatique, donc entre les caractéristiques génétiques qui nous sont propres et, par exemple, les caractéristiques génétiques d’une tumeur – la génétique somatique. Nous parlions de médecine prédictive et de la médecine personnalisée qui se développe de plus en plus, faisant souvent appel à des « tests compagnons » visant à adapter le traitement au plus près des caractéristiques propres de chaque patient. Or ces « tests compagnons » qui visent à résoudre un problème somatique fourniront des informations constitutionnelles, sans que l’on ait nécessairement aujourd’hui, étant donné la façon dont cela est organisé, accès à toutes les garanties d’encadrement des examens des caractéristiques génétiques constitutionnelles.

Cela fait beaucoup de questions. Je ne suis pas sûre d’avoir tout éclairé en un temps aussi court.

M. le président Xavier Breton. En tout cas, vous avez fait le maximum et nous vous en remercions. L’échange était très intéressant. Nous allons continuer à travailler, et nous retenons l’idée de nous retrouver dans une deuxième partie de nos travaux.

Madame la directrice générale, messieurs les professeurs, nous vous remercions et vous disons à bientôt !


– 1 –

Conseil d’État – Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, et Mme Laurence Marion, rapporteure générale

Jeudi 19 juillet 2018

M. le président Xavier Breton. Chers collègues, nous achevons cette première matinée d’auditions en accueillant Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’État et Mme Laurence Marion, rapporteure générale.

Mesdames, tout d’abord, nous vous présentons toutes nos excuses pour le retard avec lequel nous vous accueillons, mais cette première matinée est très dense. Le rapporteur se joint à moi pour vous remercier de votre présence.

Le Conseil d’État a remis la semaine dernière une étude qui était très attendue. Exhaustive, elle procède à un large tour d’horizon des enjeux afférents à la révision de la loi de bioéthique. Nous souhaiterions poursuivre notre réflexion en nous appuyant sur les axes de travail que vous avez développés mais, dans un premier temps, notre interrogation va porter sur la méthode que vous avez utilisée pour apporter cet éclairage sur la révision des lois de bioéthique. Puis, nous échangerons, et j’invite d’ores et déjà mes collègues à préparer leurs questions sur l’ensemble des thèmes abordés dans l’étude que vous venez de publier.

Madame la présidente, vous avez la parole.

Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’État. Merci beaucoup, monsieur le président. C’est à notre tour, Mme la conseillère d’État Laurence Marion et moi-même, de vous dire combien nous sommes honorées d’être entendues par votre mission et de vous remercier a priori – j’espère que nous le ferons aussi a posteriori – de la confiance que vous nous manifestez en nous ayant invitées. Si vous en êtes d’accord, sauf le cadre juridique français, je ne vais pas aborder les questions de fond. Il vaudra mieux réserver cela à un échange et un débat. Je commencerai donc, effectivement, par vous parler de méthode que nous avons suivie.

J’insisterai tout d’abord sur la continuité. L’intervention du Conseil d’État peut sembler surprenante, mais elle intervient au terme de plusieurs études et rapports préalables à une révision des lois de bioéthique. Le Conseil d’État a, en effet, déjà réalisé des études préalables aux lois de bioéthique, et ce depuis 1988.

La première, qui s’intitulait De l’éthique au droit, avait été élaborée sous la présidence de Guy Braibant. Elle avait été commandée à la fin de l’année 1986, époque où il n’existait pas encore de loi, mais déjà un Comité consultatif national d’éthique (CCNE), tout récemment créé en 1983. La question posée alors était de savoir s’il fallait passer des avis consultatifs du Comité consultatif national d’éthique à des textes et à une loi. Cette première étude, qui date donc de trente ans, avait été demandée au Conseil d’État par le Premier ministre – et c’est ce que l’on retrouve à chaque étape de révision. C’est ainsi qu’une étude a également été menée en 1999 et, vous le savez, qu’une loi révisant les trois lois de 1994 est intervenue en 2004. Une troisième étude, réalisée en 2009, a précédé la révision de la loi de bioéthique de 2011.

Enfin, nous avons été saisis par le Premier ministre, en décembre 2017, très précisément d’un « cadrage juridique préalable à la révision de la loi de bioéthique », notre mission étant de rendre nos travaux à la fin du premier semestre 2018. Que demander d’autre au Conseil d’État qu’un cadrage juridique, me direz-vous ? Il n’empêche que, dans les saisines précédentes, l’expression et les formules étaient plus larges. Nous avons donc considéré que nous étions mandatés pour travailler dans ce qui est notre expertise, à savoir le droit. Très ciblée sur ce qui légitime notre intervention, à savoir le droit, cette mission porte sur un champ très vaste, élargi puisque nous sortions du domaine habituel de la bioéthique, en étant questionnés, par exemple, sur les enfants dits « intersexes », sujet totalement inédit en matière de bioéthique. Donc, un cadrage de notre mission, si vous me permettez de le dire ainsi, sans mauvais jeu de mots, mais sur un champ très large.

Ce faisant, comment avons-nous fonctionné ? Là aussi, nous avons travaillé dans la continuité de notre méthode, c’est-à-dire en formant un groupe pluriel, pluridisciplinaire et, j’y insiste, ne réunissant pas que des membres du Conseil d’État, bien au contraire. L’équipe de rapporteurs qu’animait Laurence Marion était composée de membres du Conseil d’État, dont Jean-Marie Delarue qui a également été, jusqu’en 2017, membre du Comité consultatif national d’éthique, mais accueillait à parité des personnalités qualifiées venues de l’extérieur – médecins, chercheurs, juristes et philosophes ainsi qu’une représentante des patients de l’Assistance publique Hôpitaux de paris (AP-HP), ce qui nous a semblé essentiel. Vous en trouverez la composition précise dans les annexes de l’étude. Le groupe de travail réunissait également, car c’est la tradition, des représentants des trois ministères concernés, à savoir le ministère des solidarités et de la santé, le ministère de la justice et le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

Ce groupe a travaillé, en cinq mois véritablement, au cours de onze réunions, en procédant à des auditions. C’était indispensable car, dans ce cadre de travaux de réflexion, il faut alimenter celle-ci par des expertises. Nous avons donc procédé à près de 90 auditions et entendu plus de 130 personnes, en essayant de diversifier les compétences et de tenir compte de l’éventail des opinions en présence compte tenu de la sensibilité de certains sujets.

Nous avons également, bien entendu, rassemblé de la documentation, consulté les avis du CCNE, y compris celui qu’il a rendu le 4 juin dernier sur la tenue des États généraux de la bioéthique. Nous avons enfin fait du droit comparé. C’est ainsi que vous trouvez, à la fin de l’étude, des tableaux de droit comparé qui peuvent ne pas être inutiles – tout au moins, l’espérons-nous.

Dernier point important, cette étude a été soumise à l’assemblée générale plénière du Conseil d’État le 28 juin dernier – plénière en ce qu’elle regroupe tous les conseillers d’État, et ce parce que toute étude engage tout le Conseil d’État et est donc soumise à l’ensemble des membres du Conseil.

Un mot, si vous le permettez, du contexte dans lequel s’inscrit cette étude.

L’évolution vertigineuse des techniques, en particulier en matière de génétique et génomique, mais aussi d’intelligence artificielle et de big data a profondément marqué le domaine depuis la loi de 2011. Mais le contexte se caractérise également par le poids particulièrement fort de demandes sociétales sensibles qui, je tiens à le dire, ont toujours existé. Elles existaient déjà il y a trente ans, mais elles sont peut-être plus visibles, plus pressantes aujourd’hui. Ces demandes tangentent la réflexion bioéthique. Ce sont des demandes qu’il revient, à notre avis, au seul législateur de trancher, des demandes dont le juge a déjà, parfois, été saisi, traduisant l’existence de tensions contradictoires dont la juridictionnalisation est un signe.

Plus globalement, cette étude et la réflexion que nous avons menée s’inscrivent dans un contexte marqué par différents phénomènes. Le premier est l’irruption des nouvelles technologies et de l’internet, qui efface les frontières, met encore plus à notre porte d’autres modèles et relativise les interdits qui peuvent exister en France. Le deuxième est le développement de la bioéconomie ; tout devient marchandise. Dans un contexte non seulement global mais globalisé et mondialisé, les données se monnaient, des marchés se créent. Il existe aujourd’hui dans le monde un marché de l’assistance médicale à la procréation (AMP) et de la gestation pour autrui (GPA). Le troisième phénomène, et je reviens vers l’individu, est l’enjeu majeur que constitue pour chacun sa santé, enjeu qui ne cesse de croître. On dit que la majorité des consultations sur internet concernent des questions relatives à la santé. Non seulement chacun fait de plus en plus attention à sa santé, mais qui plus est, chacun veut en être acteur. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé avait commencé à marquer cette évolution, qui ne cesse de croître. Le quatrième phénomène est, à mon sens, l’évolution du périmètre de la personne : la personne diffractée, prolongée dans ses données lancées, si j’ose dire, à travers l’espace sinon le temps via les objets connectés qui n’ont plus grand-chose à voir avec la santé, mais aussi la personne qui, dans son intimité, peut être modifiée, concernée par les interventions sur le génome ou certaines pratiques des neurosciences. Le périmètre de la personne s’étend donc, se diffracte, et, en même temps, le cœur même de la personne peut être concerné par les progrès de la science. Le dernier phénomène, que nous connaissons tous, c’est l’importance croissante pour chacun de sa liberté et de l’effectivité de ses droits.

Quel a été l’esprit de l’étude ?

Tout d’abord, il a fallu un effort de pédagogie parce que la matière est complexe : nous avons dû y entrer. Nous avons été aidés en cela par les spécialistes que nous avions au sein du groupe de travail et par les auditions. Nous avons donc souhaité mettre en place un lexique, mais également, sur chaque sujet, dresser un état des techniques et un état du droit avant de bâtir notre analyse.

Nous avons également travaillé – j’y insiste car c’est essentiel – dans un souci de neutralité qui s’est manifesté de quatre façons que, j’espère, vous avez perçues dans l’étude : ne pas empiéter sur le terrain du législateur, car, quand rien ne s’impose en droit, c’est au législateur qu’il revient de trancher, en particulier quand il s’agit d’opérer des choix de société ; ne pas heurter les sensibilités à propos de questions qui relèvent de l’intime, de la conviction, sinon de la philosophie de vie ou de la croyance de chacun ; objectiver le plus possible les arguments ; enfin, essayer de mettre à distance ses propres convictions, en adoptant une attitude empreinte de modestie.

Quelle place pour nous, Conseil d’État ?

Nous nous efforçons de la définir dans l’introduction, considérant que, dans le cadre de cette étude, comme nous le faisons en consultatif, il nous revient d’indiquer les écueils juridiques, de contrôler la hiérarchie des normes, de garantir la cohérence des normes et de définir des options. C’est d’ailleurs le titre de l’étude Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? Nous l’avons fait à travers la logique de scénarios. Dès lors que nous considérions que, sur un certain nombre de points, il n’y avait aucun obstacle juridique à aller dans tel ou tel sens, nous avons déroulé des scénarios et, pour chacun d’entre eux, déterminé les arguments juridiques en présence et leurs conséquences, en particulier juridiques. Nous nous sommes attachés à souligner leur cohérence interne, mais aussi leur cohérence avec d’autres législations. Pour citer une interaction évidente, si le législateur autorise l’extension de l’AMP aux femmes seules, il sera très difficile de ne pas autoriser l’assistance médicale à procréation post mortem, pour une raison qui va de soi.

Nous avons enfin décidé, compte tenu de ce contexte, de traiter notre question en trois points : premièrement, le cadre juridique – et c’est par là que je terminerai, monsieur le président, si vous le voulez bien –, le cadre juridique français, un modèle français de bioéthique. Dans deuxième partie, nous avons abordé les questions qui se posent indépendamment des évolutions de la science, plutôt liées à des aspirations sociales. Enfin, dans une troisième partie, nous nous sommes concentrés sur les questions suscitées par l’évolution scientifique et technique.

S’agissant du cadre juridique, en quelques mots mais je pense qu’ils sont importants, je dirai que nous avons procédé à une rapide comparaison des cadres juridiques nationaux de bioéthique. Il en ressort que certains pays ont des lois en matière de bioéthique, que d’autres n’en ont pas ; que certains ont des lois encyclopédiques, comme la nôtre, et que d’autres traitent les sujets de façon plus ponctuelle. Mais la plupart de ces cadres mettent en articulation trois principes : la liberté, la dignité et la solidarité. Cela posé, chaque cadre n’accorde pas le même poids à chacun des principes. Ces pondérations différentes expliquent une hétérogénéité assez forte des modèles.

Comment caractériser le modèle bioéthique français ? Je précise que nous avons utilisé ce mot de « modèle » non au sens d’exemplarité, mais plutôt comme l’on parlerait d’un « modèle » de voiture. Il existe un modèle, voilà tout !

Ce modèle se caractérise par la place prééminente du principe de dignité de la personne humaine. Dans ces principes qui s’articulent, la dignité de la personne est, si je puis dire, au frontispice, au sommet d’un triangle composé des trois principes. Ce principe de dignité de la personne se traduit par une protection particulière du corps humain : inviolabilité, intégrité et extra-patrimonialité du corps. C’est ce qui est posé par les articles 16-1, 16-3 et 16-5 du code civil, qui résultent assez directement de l’étude qui avait été menée en 1988 et des rapports remis par Noëlle Lenoir en 1991 et Jean-François Mattei en 1994, qui ont, je pense, irrigué les lois de 1994. Car la loi du 29 juillet 1994 pose ces principes, et ceux-là en particulier, dans le code civil.

Le principe de liberté est également pris en compte, par l’importance accordée à l’expression du consentement, au droit au respect de la vie privée et à l’autonomie des patients que je signalais précédemment à propos de la loi de 2002.

Le principe de solidarité est lui aussi important, et sans doute plus important que dans d’autres modèles. Il l’est à travers diverses manifestations, notamment à travers notre conception du don, qui est celle d’un don altruiste, pour la collectivité, et non d’un don à quelqu’un en particulier. Il l’est aussi à travers l’attention portée aux plus vulnérables et aux effets que peuvent avoir certaines dispositions sur les plus vulnérables. Il l’est enfin à travers la mutualisation des dépenses de santé.

Nous avons constaté que ce modèle était confronté à trois évolutions : les progrès scientifiques, cela va de soi ; les aspirations sociales qui, au nom du principe d’égalité et du respect de la vie privée, réclament l’assouplissement de certaines règles et mettent en avant, de façon plus forte, le principe de liberté ; et ce rétrécissement du monde dont je parlais, lié notamment à internet, qui semble mettre en concurrence plus frontale ce modèle avec d’autres et qui pose la question de la relativisation des interdits qui pourraient exister en France.

Nous avons cependant indiqué, notamment en conclusion, qu’il ne nous semble pas que cette mise en concurrence doive aboutir automatiquement à ce que l’on pourrait appeler un « moins-disant éthique » car, à travers la protection que nous mettons en œuvre dans le modèle bioéthique français, la protection du corps, le respect de la dignité de la personne, ce sont des tiers que, bien souvent, nous protégeons, et si nos compatriotes ne sont pas protégés lorsqu’ils utilisent certaines techniques ailleurs, ils sont aujourd’hui traités en France d’une certaine façon.

J’espère, monsieur le président, ne pas avoir été trop longue.

M. le président Xavier Breton. Bien au contraire, madame la présidente, nous avons envie de continuer à vous entendre et à approfondir notre échange au travers de questions. La présentation de votre étude est une invitation, pour ceux de nos collègues qui n’ont encore pas eu l’occasion de la lire, à en prendre connaissance. Elle constitue une entrée en matière très complète et l’éclairage que vous apportez nous invite à réfléchir sur la spécificité du modèle français en matière de bioéthique.

Mais je donne tout de suite la parole à notre rapporteur.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Madame la présidente, votre rapport comme votre exposé sont tellement riches que l’on aurait tendance à vouloir vous parler de très nombreux sujets. Pour des raisons de temps, je vais me limiter. De plus, je ne suis pas juriste. Aussi, dès l’abord, dans vos remarques générales, chaque fois que vous parliez de « principe », je traduisais dans ma tête « valeur ». Je comprends le sens que vous y mettez, mais je reste pour ma part attaché aux valeurs. Vous mettez au-dessus de tout la dignité, j’approuve tout à fait cela. Vous ajoutez la liberté et la solidarité, qui sont effectivement essentielles en ces questions, même s’il n’est pas forcément nécessaire de les ajouter si l’on se réfère à Kant, pour qui dignité et liberté sont consubstantielles, la liberté étant nécessaire pour l’espèce humaine à l’exercice d’une authentique dignité. Quand on entre dans le détail, chacun d’entre nous a des conceptions distinctes de la notion de dignité, mais tout le monde peut, je pense, s’accorder sur une grande partie. C’est, à l’évidence ce qui préside à notre réflexion.

Tout d’abord, pour rester dans le cadre général, j’aimerais connaître votre point de vue sur cette révision que vous évoquez. Vous avez eu raison de dire un mot de l’historique et de la nécessité à une époque de passer du seul comité consultatif à l’édiction de lois – ce n’était pas une substitution, mais un ajout –, car il faut bien qu’il puisse y avoir contrôle, et sanction si nécessaire. On constate actuellement l’accroissement, d’ailleurs souligné par Jean-François Delfraissy, de la rapidité des innovations, y compris des innovations de rupture amenant des nouveautés totalement inattendues dans un espace de temps très réduit, auquel s’ajoute la nécessité d’assurer le suivi des options précédemment choisies qui se retrouvent, en conséquence, dans un contexte devenu différent.

Pensez-vous que pour la révision de la législation bioéthique la périodicité de sept ans soit encore tenable ? Serait-il souhaitable d’aller vers une périodicité de cinq ans, soit une fois par mandat ?

Ne serait-il pas opportun, à cet égard et comme nous l’avons évoqué avec le président de notre mission, d’introduire une structure parlementaire quasi permanente qui, une fois par an, élaborerait un rapport et serait donc amenée à avoir des contacts avec vous dans l’intervalle de ces cinq ans, ce rapport annuel pouvant être l’objet d’une petite rencontre avec le Conseil d’État.

Deuxième question générale, comme sur de nombreux sujets, après la loi, se pose la question des décrets d’application. Nous espérons tous que cette loi ne sera pas « bavarde » et n’empiétera pas sur des aspects très précis, très pratiques qui relèvent plutôt du domaine réglementaire. Êtes-vous déjà l’arme au pied, si je puis dire, pour ce travail secondaire des décrets d’application de la loi ?

Ensuite, parmi tous les sujets que vous avez traités, je limiterai mon propos à celui de la filiation.

Je vais citer votre étude. À propos de la filiation pour les enfants nés d’AMP, vous évoquiez le fait d’avoir deux modes d’établissement de la filiation distincts : une filiation ad hoc pour les enfants nés dans des couples de femmes qui serait distincte de celle des enfants nés dans des couples hétérosexuels, afin de ne pas modifier les aspects juridiques mis en place jusqu’à présent pour les AMP de couples hétérosexuels. Pour les couples homosexuels, vous proposez un mécanisme différent incluant « la transmission à l’officier de l’état civil d’une déclaration commune anticipée notariée au moment de la déclaration de naissance de l’enfant qui figurerait en marge de la copie intégrale de son acte naissance ». Vous ajoutez par la suite que : « Cette solution, qui fait coexister deux modes d’établissement de la filiation, traduit deux philosophies différentes selon que le couple ayant recours au don est de même sexe ou non, la première reposant sur le rôle accru de la volonté, la seconde sur le mimétisme avec la procréation charnelle. »

Ma question est la suivante : ne craignez-vous pas qu’avoir deux systèmes distincts et une inscription sur la copie de l’acte de naissance, sans aboutir à des droits différents, puisse du moins conduire à une image différente donnée des enfants ? Vous avez sans doute compris que nous sommes attachés à accompagner cette évolution en accordant plus d’intérêt aux droits de l’enfant et en considérant non comme subalternes, mais comme moins prédominants que par le passé les droits des parents, qu’il s’agisse des vrais parents, ceux qui vont éduquer l’enfant, ou des géniteurs, sans pour autant négliger leurs droits légitimes. Si l’on pose en principe que l’intérêt de l’enfant est premier, en donnant ainsi une image différente, ne risque-t-on pas une stigmatisation en portant ainsi des spécifications distinctes dans les documents administratifs ?

Toujours sur cette question de filiation, j’aimerais vous entendre plus avant sur ce qui me paraît nécessiter d’aller plus loin que ce que vous suggérez pour les enfants nés de GPA, dont la filiation est reconnue dans l’immense majorité des pays où elle est pratiquée, et qui, en France, n’ont pas cette reconnaissance, laissant la possibilité à l’adoption dans un second temps. Ce n’est pas, à mon sens, une façon tout à fait digne de traiter ces enfants qui n’ont pas choisi leur mode de procréation et se retrouvent en considération différente des autres enfants. Rappelons-nous l’époque où l’on avait, d’un côté, les enfants illégitimes et, de l’autre, les enfants légitimes. Cette question m’embarrasse, j’aimerais connaître votre avis.

Mme Martine de Boisdeffre. Vous dites « valeurs » et, bien entendu, ce sont aussi des valeurs, mais nous disons « principes » parce que le principe de la dignité de la personne humaine est reconnu constitutionnellement ; la solidarité, peut-être pas, mais la fraternité l’est. Donc, ce sont bien des principes juridiques qui ont une valeur supra-législative. D’où le double aspect : c’est une valeur, mais c’est aussi un principe juridique et de nature constitutionnelle pour ce qui est de la dignité, de la fraternité et, bien entendu, de la liberté.

S’agissant de la révision, je vais répondre dans le cadre de l’étude. Je ne suis pas sûre d’être la personne la plus légitime pour répondre à des interrogations de ce type, mais nous nous sommes posé certaines questions, dans la conclusion notamment.

Faut-il une révision à date fixe ?

Si je fais un peu d’histoire, pardonnez-moi si je reviens à l’étude de 1988, je vais durant un instant tomber dans l’autocentrage puisque j’étais le rapporteur général de cette étude. Je me souviens très bien que nous avions en tête que nous mettions dans la loi deux séries d’éléments : des principes durables et pérennes, qui étaient ceux inscrits dans le code civil, avec sanction dans le code pénal – il existe donc une loi spécifique pour ceux-ci ; et des dispositions plus liées à un état des techniques, qui modifiaient soit le code de la santé publique – c’est la deuxième des trois lois – soit déjà la loi de 1978 relative à l’informatique et aux libertés concernant la protection des données. Nous avions donc bien déjà l’idée qu’il y avait là des choses qui étaient indépendantes de l’évolution des sciences et des techniques et d’autres qui y étaient liées et sur lesquelles serait sans doute intéressant de revenir. Mais cela n’a pas été posé. Les lois de 1994 ne le posent pas. Ce n’est qu’en 2004, me semble-t-il, qu’il est demandé pour la première fois au Parlement de réexaminer la loi dans un délai de cinq ans, puis, en 2011, dans un délai de sept ans.

Quant à la durée, elle pourrait être de cinq ans, soit la durée d’une législature. Toutefois, cela peut être trop court pour certaines questions, et trop long par rapport à des évolutions qui s’accélèrent. Il pourrait donc y avoir des contretemps, si vous me permettez de le dire ainsi. J’espère être claire.

En revanche, nous indiquons en conclusion – et, je le répète, il ne s’agit que de pistes qui s’ouvrent parce qu’il ne nous revient pas de décider ce que vous ferez – qu’en toute hypothèse il faudrait procéder à une évaluation ex post de la loi, mais qui n’entraîne pas automatiquement une révision ou un réexamen. C’est peut-être irréaliste, car si l’on fait cette évaluation, ne va-t-on pas automatiquement en tirer la conséquence qu’il faut réviser ? Je ne le sais. Mais nous nous sommes inspirés d’une philosophie plus générale du Conseil d’État parce qu’il y a des cohérences et des convergences avec d’autres études que nous avons menées. Ainsi, dans le cadre d’une étude de 2016 sur la simplification, nous indiquions – et je réponds ce faisant à une autre de vos questions, monsieur le rapporteur – que l’évaluation ex post était indispensable. L’évaluation ex ante, l’étude d’impact, est bien évidemment nécessaire, mais l’évaluation ex post l’est tout autant : toute loi doit être évaluée a posteriori.

Nous proposions donc un séquençage chronologique, indiquant qu’au bout de dix‑huit mois, il serait bon de regarder si les décrets d’application sont sortis, car s’ils ne le sont pas, ce n’est pas très bon signe. Cela pourrait aller jusqu’à deux ans. Mais au bout de deux ans, on commence à faire une petite évaluation technique. Je pense, en la matière, à des rapports d’instances spécialisées, ce que peut faire une inspection générale sur tel ou tel sujet. Puis, au bout de cinq ans, il serait procédé à l’évaluation d’ensemble : on regarde ce qui fonctionne ou pas, sans obligatoirement modifier la loi. C’est une des pistes que nous ouvrons. Monsieur le rapporteur, vous me pardonnerez de ne pas m’engager plus avant parce que je ne me sens pas légitime à ce faire, mais cette évaluation devrait, selon nous, concerner tous les acteurs en présence, c’est-à-dire l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ou, pourquoi pas – je m’engage tout de même un peu ! –, une autre structure que le Parlement déciderait de créer, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) évidemment, ainsi que les inspections générales et autres instances spécialisées… Je ne parle pas du Conseil d’État, mais, après tout, pourquoi pas ? Bref, tous ceux qui se penchent sur le sujet.

Sur ce processus de révision, lors des auditions, nous avons véritablement entendu le « pour » et le « contre ». Nous n’avons pas pris parti, nous avons simplement posé la question parce qu’il nous semblait que nous devions la poser, mais sans avoir de réponse à apporter. Il nous a été dit qu’avoir des révisions à date fixe entraînait des cristallisations, des positionnements, voire des exacerbations de certains vrais ou faux conflits. Nous proposons très modestement que de telles questions fassent l’objet des États généraux de la bioéthique, dont la loi de 2011, dans son article 40, rappelle que, même s’il n’y a pas de projet de réforme en cours, ils doivent se tenir au moins tous les cinq ans. Mais au-delà, nous indiquons qu’il importe que le débat soit mené en continu – c’est peut-être irréaliste, mais l’on peut parfois rêver – à travers notamment les espaces de bioéthique régionaux qui ont une mission d’information, de documentation, d’organisation de débats, qu’il conviendrait de valoriser et dont il faudrait tirer davantage parti.

J’en viens à la filiation. Je vais commencer et Laurence Marion complétera ma réponse.

La question de la filiation est une des questions posées par une évolution de l’accès à l’assistance médicale à procréation. De la même façon que vous, monsieur le rapporteur, nous sommes attentifs à l’intérêt de l’enfant parce que la filiation, c’est avant tout cela. La filiation, c’est la filiation de l’enfant. Nous avons donc essayé d’étudier les problèmes de cohérence interne et externe dont je parlais tout à l’heure.

L’état du droit aujourd’hui, c’est qu’il y a la filiation dans le cadre de l’adoption, qui est traitée dans le titre VIII du livre Ier du code civil. Puis, il y a la filiation du titre VII du même livre qui, elle, repose sur la vraisemblance et la présomption biologiques. La mère est celle qui accouche - mater certa est, la mère est certaine – et, dans un couple hétérosexuel, le mari ou le compagnon est le père. Il est présumé être le père et c’est vraisemblable biologiquement parlant.

Dans ce cadre, en 1994, a été insérée tout à fait sciemment l’assistance médicale à la procréation pour les couples hétérosexuels par insémination artificielle avec donneur. Cela s’est fait dans un souci – d’ailleurs critiqué ensuite par certains et certaines – de mimer le biologique. C’était donc bien le conjoint du couple, marié ou pas, qui engageait le processus d’AMP qui était présumé être le père. Cela a été décalqué, si je puis dire : on restait toujours dans cette idée du biologique même si, avec un tiers donneur, on l’écornait quelque peu puisque le père biologique n’était plus le même. Mais on mimait les choses.

Si l’AMP – et nous nous sommes placés dans cette hypothèse – est ouverte aux couples de femmes, le biologique ne peut à l’évidence primer. C’est le projet parental qui prime. Nous considérons que ce projet parental est un élément tout à fait fort. Donc, la proposition que nous formulons, le scénario qui a notre préférence, c’est que le projet parental fonde la déclaration commune anticipée faite par le couple de femmes devant le juge ou devant notaire – a priori, ce ne peut être que devant notaire – qui décrit un engagement, car il s’agit tout de même de faire naître un enfant, dans ce processus d’assistance médicale à la procréation. C’est à cette déclaration, à ce projet parental que nous donnons toute sa force, y compris pour le mode de filiation, étant entendu que, par définition, dans ce cadre, la mère est celle qui accouche. Nous sommes là toujours dans le biologique, mais, pour la conjointe, il n’y a évidemment pas de possibilité de biologie, de vraisemblance ou de présomption. Nous restons donc dans la logique du projet parental.

Voilà ce que je peux dire sur le sujet. Je ne sais pas si Laurence souhaite compléter, j’espère avoir été claire.

Mme Laurence Marion, rapporteure générale. Quelques mots rapides pour compléter ce qu’a dit notre présidente. Il faut mesurer qu’en permettant d’établir un lien de filiation exempté à des mères qui auraient recours à la procréation médicalement assistée, c’est la première fois qu’en droit, on s’affranchirait de la vraisemblance et de la réalité du lien biologique. Ce serait une avancée conceptuelle tout à fait majeure et un bouleversement dans ce qu’est l’économie générale du droit de la filiation qui vient de vous être rapportée.

Dès lors, comment l’insérer dans le code civil ? L’idée, comme cela vous a été dit, était de se fonder sur ce projet parental qui justifie l’ouverture éventuelle de la procréation médicalement assistée. Dès lors que l’on s’appuie sur ce projet parental pour reconnaître l’accès à l’AMP, pourquoi vouloir le diluer en niant qu’il puisse lui-même constituer le fondement du lien de filiation et en le réinsérant dans le titre VII. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé de donner toute sa portée à cette notion de projet parental en lui faisant créer des effets juridiques propres qui permettent d’asseoir une filiation sur ce projet.

Du point de vue strictement procédural, l’effet est le même que vous insériez ou calquiez le titre VII en l’accommodant pour les couples homosexuels ou que vous optiez pour la proposition que nous formulons d’une déclaration anticipée. Dans les deux cas, il faut aller devant un notaire, soit pour recueillir le consentement dans le cadre du titre VII – ce qui est le cas pour les couples hétérosexuels qui ont recours à l’assistance médicale à la procréation –, soit devant ce notaire ou ce juge – en termes d’amélioration, nous proposons plutôt de passer devant le notaire – pour faire cette reconnaissance anticipée, avant la naissance, ce qui permet aux couples de faire produire ses effets dès la naissance de l’enfant en termes de filiation. Donc, pour les couples, il est assez équidistant de s’inscrire dans le titre VII ou dans la démarche de déclaration commune anticipée.

Vous avez évoqué la question de la mention marginale sur l’acte de naissance. Il est important d’indiquer que cette mention figurait uniquement sur l’acte intégral de naissance, qui n’est pas accessible aux tiers. Cela resterait donc dans le cercle extrêmement privé, puisque seuls l’enfant et les parents peuvent avoir accès à cette copie intégrale de l’acte de naissance.

La pure logique théorique serait de fonder sur ce mécanisme de déclaration commune anticipée tous les couples ayant recours à un tiers donneur, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels. Ce serait cohérent et permettrait de ménager une homogénéité entre le titre VII fondé sur la vraisemblance de la filiation et de cette nouvelle logique de prise en compte du projet parental. Ce sont les scénarios qu’Irène Théry met en avant et développe. Nous évoquons cette option dans le rapport. Il nous a toutefois semblé qu’en contraignant les couples hétérosexuels qui ont recours actuellement à l’AMP et qui conservent aujourd’hui la faculté de maintenir le secret – ce n’est peut-être pas souhaitable ni à encourager – mais ce serait porter une atteinte excessive à leur vie privée et à leur possibilité de ne pas révéler à leur enfant les conditions dans lesquelles il a été a été conçu. La question se pose en des termes différents pour un couple homosexuel où il est évident qu’une aide extérieure, de quelque nature qu’elle soit, a permis la naissance de cet enfant. Ce sont véritablement des préoccupations liées au maintien de la possibilité pour un couple hétérosexuel de taire le recours à l’AMP qui ont justifié que nous maintenions dans le titre VII les couples hétérosexuels ayant recours à l’AMP, et que soit réservée aux couples homosexuels, dans le scénario qui a notre préférence, la déclaration commune, sachant que cela n’a pas d’impact en termes de procédure et que, par ailleurs, la question de la mention marginale n’est pas accessible aux tiers et ne concerne que le cercle familial extrêmement restreint.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. C’était bien ma question : y a-t-il un autre inconvénient que celui d’être obligé de dire la vérité aux enfants nés de PMA ? On souhaite évoluer dans cette direction, nous voudrions donc savoir si c’est le seul inconvénient qu’il y aurait à faire en sorte que, pour tous les enfants issus d’AMP, couples hétérosexuels ou homosexuels, la filiation soit basée sur la notion du projet parental. C’est tout de même plus valorisant à tous égards et cela nous semble constituer une évolution intéressante, que vous développez d’ailleurs très bien pour les couples de femmes homosexuelles, mais que vous restreignez pour les couples hétérosexuels. Donc, y aurait-il d’autres effets induits si, pour tous les enfants nés de PMA, la filiation était calquée sur ce modèle, et que la vérité devienne obligatoire ?

Mme Martine de Boisdeffre. Non, je ne le pense pas, monsieur le rapporteur. Il ne faut toutefois pas minorer cela, nous a-t-il semblé au terme des auditions et de ce que nous avons pu lire, étudier et entendre, car jusqu’à présent il existe un mode de filiation, et des dizaines de milliers d’enfants sont nés ainsi dans le cadre de couples hétérosexuels. En l’espèce, le fait de permettre aux couples de femmes homosexuelles d’accéder à l’AMP rétroagirait sur les couples hétérosexuels qui pourraient d’une certaine façon, …

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Ce serait pour le futur.

Mme Martine de Boisdeffre. C’est pour le futur, mais, cela dit, le régime juridique change. Effectivement, mais cet aspect nous a paru important. Même si – et vous le dites à raison – il est sans doute souhaitable de dire ce qu’il en est, on ne peut pas l’imposer. C’est là qu’intervient la question du respect du droit à la vie privée. Cela nous conduit à restreindre cette solution fondée sur le projet parental, certes très valorisante, aux couples de femmes homosexuelles.

En termes de filiation, les droits de l’enfant sont assurés et garantis quel que soit le système retenu. Nous proposons un système simple et sécurisé, qui garantit aussi. Car à l’heure actuelle, des choses peuvent se faire par l’adoption, mais il nous a beaucoup été dit aussi qu’il arrivait qu’alors même que deux femmes s’étaient engagées ensemble dans un projet d’enfant, elles se séparent après la naissance, et que cela crée des conflits. Rien n’est alors garanti, et la femme qui n’a pas accouché, qui se considère elle aussi comme la mère, peut être complètement privée de l’enfant. Le mode que nous recommandons répond tout à fait à ces objections, à ces difficultés que nous avons souhaité prendre en considération dans l’élaboration des scénarios.

M. le président Xavier Breton. Au vu du nombre de collègues qui souhaitent vous poser des questions, et c’est très bien, je vous propose de procéder par série.

Mme Caroline Janvier. Ma question porte sur le modèle français de bioéthique, au sujet duquel vous avez bien précisé ce qui le fonde, avec la notion de principes ayant une valeur constitutionnelle. Dans la mesure où l’opinion publique se saisit de plus en plus de ces sujets, nous l’avons vu lors des États généraux de la bioéthique, et c’est très bien, les questions sociétales prennent parfois le pas sur les questions de bioéthique. Je me demandais si le caractère révisable des lois de bioéthique ne risquait pas de porter atteinte à ces principes fondateurs. Comment s’assurer que ces principes, notamment celui de dignité, soient garantis ?

On lit dans votre étude que ce principe de dignité justifie le respect du principe d’indisponibilité – dont je ne comprends d’ailleurs pas s’il en découle ou la façon dont il y est relié. En vertu de ces principes et sous-principes, vous dites qu’il faut continuer à maintenir l’interdiction de la GPA alors que, dans le cas de l’ouverture de la PMA aux femmes seules, par exemple, il est tout à fait possible d’adapter notre code civil à cette question de la double filiation dans le respect de ce modèle français. Comment peut-on intégrer les progrès techniques et les demandes sociétales tout en respectant notre modèle français ?

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Mesdames, s’agissant de l’établissement du lien de filiation des enfants nés par AMP quatre propositions sont présentées. La quatrième a retenu toute mon attention, car je cite : « Elle ménage en outre la possibilité de préserver le secret sur le mode de conception d’un enfant issu d’un don au sein d’un couple hétérosexuel, conformément au droit au respect de la vie privée des parents. » Or, pour avoir auditionné M. Vincent Brès et d’autres enfants issus de couples hétérosexuels à qui les parents ont menti sur leurs origines, nous savons quelle douleur et quel traumatisme cela peut représenter pour ces personnes, pour qui la révélation de leurs origines s’est faite de façon parfois inopinée au cours de la vie, parfois tardivement – en l’occurrence, pour M. Vincent Brès, c’était à vingt ou trente ans, ou qui ont appris qu’elles n’avaient aucun lien génétique avec leur père à l’occasion d’une intervention médicale. J’aimerais que vous nous expliquiez pourquoi, dans le but de protéger le respect de la vie privée des parents, il serait envisageable d’ignorer la souffrance qui sera celle des enfants à la découverte fortuite de leurs origines, souvent à l’âge adulte.

Par ailleurs, madame la rapporteure générale, vous avez indiqué que l’inscription dans le code civil d’un parent non biologique serait une première en France. Mais c’est déjà le cas d’un père stérile qui bénéficie d’un don.

Enfin, quid des familles homoparentales qui ont eu des enfants et se sont séparées avant la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe et qui, de fait, aujourd’hui, ne peuvent pas bénéficier de la filiation ?

M. Jean-François Eliaou. Madame la présidente, merci pour votre exposé, madame la rapporteure générale également. Je ne reviendrai pas sur les questions de filiation, qui ont été abordées par mes collègues, et je suis d’accord avec ce qui vient d’être dit : je ne comprends pas comment on peut mettre en exergue cette différence liée, en fait, à la situation homosexuelle/hétérosexuelle puisque, dans tous les cas d’AMP, il y a un tiers donneur. La présomption de paternité par le conjoint ne tient pas génétiquement puisqu’il existe un tiers donneur qui est connu. Je n’arrive donc à saisir la différence, si ce n’est de mettre en exergue les couples homosexuels par rapport aux couples hétérosexuels. Je ne saisis pas bien la nuance. C’est une simple remarque.

Pour ma part, je voudrais revenir sur un point : pourquoi lier l’AMP pour toutes les femmes et l’AMP post mortem ? Je ne vois pas la relation, la corrélation entre les deux. Avez-vous différencié le contexte pathologique de l’homme décédé : est-il dans une situation de contexte pathologique – donne-t-il ses gamètes parce qu’il sait qu’il a une maladie, par exemple – ou cela n’a-t-il pas été pris en compte ?

Enfin, une remarque : nous sommes plusieurs autour de cette table à insister sur le contrôle et l’évaluation, et c’est directement lié à nos travaux actuels sur la révision constitutionnelle qui visent à un renforcement du contrôle et de l’évaluation. Cela va donc dans le sens que vous préconisez.

M. le président Xavier Breton. Nous n’allons pas engager le débat sur la révision constitutionnelle ici, nous avons suffisamment de sujets à traiter ! (Sourires.)

Mme Laëtitia Romeiro Dias. Dans votre étude, vous préconisez le maintien de l’interdiction de la GPA au regard de l’impact de cette technique sur nos principes de bioéthique. Pourriez-vous nous éclairer quant à ce que pourrait être un modèle de GPA éthique ? Est-ce envisageable ? J’ai vu que vous l’aviez abordé, mais n’ai pas bien compris ce point du rapport.

Dans le cadre d’un maintien pur et simple de l’interdiction, avez-vous des préconisations pour ce que j’appelle le droit réel au regard de l’existence d’un marché international de la GPA que vous avez évoqué ?

Enfin, vous semblez préconiser plutôt l’adoption pour établir la filiation des enfants issus de la GPA. D’autres solutions sont-elles envisageables ? Pourriez-vous nous en dire plus sur les inconvénients de l’adoption ?

Mme Laurence Marion. Sur la question de la cohérence du modèle tel que nous l’avons dessiné par rapport aux grandes questions que sont l’ouverture de la PMA et, le cas échéant, de la GPA, il faut bien garder présent à l’esprit que la dignité a une valeur constitutionnelle, qui a été consacrée par le Conseil constitutionnel. Mais ce dernier n’a pas explicitement consacré les dispositions du code civil portant sur l’indisponibilité du corps humain, la non-patrimonialisation. Il ne l’a pas fait, mais ne l’a pas non plus strictement écarté, considérant que c’était une forme d’expression du principe de dignité qu’il avait lui-même consacré.

Le Conseil constitutionnel fait néanmoins montre d’une grande prudence sur ce sujet puisque la Constitution est muette ; elle aurait eu beaucoup de mal en 1958, voire lors des textes antérieurs, à anticiper les questions qui se poseraient au législateur. Dans le silence de la Constitution, le Conseil constitutionnel s’en remet donc au législateur.

Il nous semble toutefois important d’essayer de tracer, à partir de ces principes matriciels, ce qui constitue un cadre, ce qui se caractérise par une certaine pérennité au fil des révisions. Pour répondre à votre question sur l’AMP et la GPA, ce cadre juridique est vraiment caractérisé en France par l’importance donnée à la dignité et à la protection du corps humain. Cela transparaît dans notre droit, y compris dans l’approche que nous avons de la notion de don et du respect de l’intégrité de ce corps humain.

Dès lors, si l’on raisonne sur l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation, se posent effectivement des questions sur la filiation et la conception que l’on peut avoir du code civil, mais on n’a pas d’atteinte à l’intégrité du corps humain. Le seul don demandé est un don de gamètes, qui est relativement anodin. En revanche, et c’est la grande différence entre les questions relatives à l’ouverture de l’AMP et celles relative à la GPA, un tiers est présent dans la gestation pour autrui, qui est la femme qui porte, qui loue en quelque sorte son corps pendant une durée de neuf mois, avec les risques inhérents à toute grossesse, tout accouchement et toute forme de sujétion – puisqu’un certain nombre de recommandations de santé sont faites pendant cette période. Dans le cas de la GPA, il y a aussi la remise de l’enfant, qui n’existe pas dans le cadre de la PMA, ce qui conduit à contractualiser, à ce qu’un arrangement soit fait sur cet enfant, même si ce n’est pas à titre onéreux. Donc, indépendamment même des questions d’intérêt de l’enfant, sur lesquelles nous pourrons revenir si vous le souhaitez, du point de vue de l’intégrité et la conception du corps humain, il existe une différence fondamentale entre la gestation pour autrui et l’extension éventuelle de l’accès à l’assistance médicale à la procréation.

J’espère avoir répondu à votre question.

Vous nous interrogiez sur la cohérence à avoir déjà introduit, dans le titre VII, un biais qui permet l’intégration des couples hétérosexuels ayant actuellement recours au tiers donneur, même s’ils restent assez marginaux aujourd’hui, par rapport à une solution qui singulariserait les couples homosexuels. Se posait, derrière cela, la question de l’atteinte à la vie privée et du traumatisme d’une partie des enfants ayant découvert de manière fortuite qu’ils étaient issus d’un don.

Cela est relativement empirique, mais lors des auditions, il nous est apparu qu’il était extrêmement difficile de chiffrer la part de ces enfants qui sont dans une logique de souffrance exprimée de manière extrêmement forte et de recherche de leurs origines biologiques. Nous n’avons pas eu d’éléments qui nous permettent d’affirmer que cette souffrance est généralisée. Peut-être une part importante de ces enfants ne le savent-ils pas, mais il est probable aussi que, chez les enfants qui connaissent les conditions dans lesquelles ils ont été conçus, cette souffrance ne soit pas toujours exprimée. Il n’en demeure pas moins, comme nous l’indiquons dans le rapport, qu’une partie dont il est difficile d’apprécier l’importance exprime cette souffrance et cette volonté de pouvoir accéder à leurs origines biologiques.

Pour bien comprendre notre recommandation, il faut retourner aux sources de ce qu’était l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation en 1994. Le code de la santé publique en porte encore des traces, car il s’agissait de répondre à une pathologie, à une situation d’infertilité de l’homme auquel la médecine, sans pouvoir le guérir, offrait une solution palliative. On peut comprendre, sans forcément adhérer, qu’à l’époque, qu’il ait été offert à ces couples, qui avaient recours à cette solution dans une logique de contexte d’infertilité médicalement constatée, de faire comme si l’homme ne souffrait pas de cette pathologie et de se couler dans le moule d’une procréation qui pouvait être naturelle. Cette question a déjà été extrêmement discutée en 1994. En se plongeant dans les travaux préparatoires de la loi de 1994, on s’aperçoit que les débats avaient été extrêmement nourris, qu’il y avait eu une réelle hésitation sur ce point.

Si l’on réalise une étude d’impact, du point de vue de l’intérêt de l’enfant, faut-il être systématiquement dans la révélation ? Je serais très embarrassée pour répondre. Nous n’avons pas eu d’éléments en termes d’audition ni de documentation scientifique probante sur ce point. Il est probable que c’est du cas par cas en fonction des familles et de la manière dont la pathologie est vécue. Il est vrai aussi que le recours à l’AMP pour les couples hétérosexuels s’est, peu à peu, émancipé de ce contexte purement pathologique pour concerner des couples dont le remariage à un âge plus avancé, par exemple, qui induit mécaniquement une baisse de la fertilité, a justifié le recours à l’AMP. Dans ces cas, il est probablement plus aisé pour le couple de révéler à l’enfant les conditions de la conception. Je vous réponds de cette manière parce que nous n’avons pas de certitude quant à une impérieuse nécessité qui justifierait qu’il faille dans tous les cas informer les enfants de la manière dont ils ont été conçus, ou quant au droit de couples hétérosexuels de maintenir un secret sur leur intimité, ou que les raisons d’avoir recours à ces techniques ou pas justifie un droit d’option sur la révélation éventuelle de ces conditions à l’enfant.

Ce sont véritablement ces considérations par rapport aux couples hétérosexuels qui ont justifié que nous ne les incluions pas dans la nouvelle forme de reconnaissance anticipée qui serait proposée ex ante pour les couples de femmes – si telle était l’orientation prise, bien évidemment. Il est vrai que le mécanisme existant conduit à induire une forme de fiction et, en tout cas, à la verrouiller. Dans tous les cas aujourd’hui, un père peut contester une paternité, mais dès lors que, par ailleurs, une filiation biologique est reconnue, on ne peut plus y renoncer. Dans le cas d’un tiers donneur, et c’est l’unique cas, le droit prévoit qu’il est impossible de contester cette paternité par la suite. C’est donc une reconnaissance de paternité qui est ultra-verrouillée, ultra-sécurisée pour l’enfant parce que, dans le couple, le père s’engage par avance à ne pas pouvoir contester ce qu’il admet dès lors qu’il s’engage dans la procédure d’AMP.

Mais dans ce schéma, il persiste une vraisemblance de la filiation, c’est-à-dire que les tiers ne peuvent savoir, que rien ne laisse présager que tel ou tel y a eu recours. On maintient donc cette possibilité de maintenir une forme de pudeur sur le sujet de la protection de la vie privée parce que, dans un cadre de couples hétérosexuels, une vraisemblance existe. Ce qui serait une nouveauté absolument majeure serait de reconnaître désormais ex ante, c’est-à-dire avant la naissance – c’est la différence par rapport à l’adoption où l’on constate une filiation que l’on établit ex post – pour un couple dont il est manifeste que l’enfant n’est pas le fruit biologique.

Mme Martine de Boisdeffre. Pour répondre à M. Eliaou sur l’AMP post mortem, en l’espèce, nous le disons aussi, rien n’oblige à l’autoriser ou n’empêche de le faire.

Tout d’abord, les objections faites à l’AMP post mortem reposent sur le fait que la femme est seule. Il va de soi que si l’AMP était étendue aux femmes seules, cette objection tomberait.

Ensuite, dans le cadre de l’AMP post mortem telle que nous la décrivons dans ce scénario possible, il doit y avoir un projet parental : ce projet parental doit être exprimé, c’est-à-dire que soit le père s’est engagé – il y a une entrée dans l’AMP et, donc, quelque chose qui existe, qui garantit le projet parental – soit, parfois, il y a d’ores et déjà un embryon. On sait donc qu’il y a une réalité du projet parental. Qui plus est, il y a la double lignée, à la fois maternelle et paternelle.

Reste une dernière objection, qui est de dire que cet enfant serait un enfant du deuil, ce qui est très mauvais pour l’intérêt de l’enfant. Nous essayons d’y répondre dans le cadre du scénario que nous déroulons si le législateur voulait modifier l’état de la loi et du droit. Nous proposons de prévoir un délai. Cela n’a rien de révolutionnaire, le législateur l’avait d’ores et déjà envisagé, mais nous prévoyons un délai de six mois avant lequel il ne serait pas possible de se lancer dans le processus, et ce afin que la femme puisse décider en toute connaissance de cause, en s’étant, si j’ose dire – le terme est difficile, mais je vais l’utiliser quand même –, un peu « accommodée » au deuil, mais également qu’elle puisse décider en toute liberté par rapport à des pressions pouvant s’exercer de la part de la famille de son conjoint ou de son compagnon. Le délai retenu ne serait donc pas inférieur à six mois ni supérieur à dix-huit mois, et nous a paru également tout à fait pertinent pour ne pas avoir un enfant dont le lien avec son père serait trop distendu dans le temps.

Nous n’avons pas distingué le contexte pathologique ou pas. Il est clair que, bien souvent, la conservation des gamètes – je pense que vous pensiez à cela, monsieur le député – est faite dans un contexte pathologique. Mais nous pourrions aussi envisager que ce ne soit pas une pathologie très grave et qu’un projet parental soit décidé dans d’autres situations. Nous souhaitons donc garantir toujours cette notion de projet parental et nous pensons que nombre d’objections qui entourent ce type d’assistance médicale à la procréation tomberaient si l’on autorisait l’assistance médicale à la procréation pour les femmes seules.

Mme Romeiro Dias a posé la question de la GPA « éthique ». Je pense que Mme la conseillère d’État Laurence Marion a commencé à donner des réponses. La GPA éthique ou altruiste serait celle qui n’implique pas d’argent car, évidemment, ces principes législatifs, comme la non-patrimonialisation du corps, font que, s’il y a argent, on loue le corps et que, d’une certaine façon, on achète l’enfant. Cela heurte frontalement ce qui existe aujourd’hui. Donc, s’il n’y a pas d’argent, ne pourrait-on pas parler de GPA éthique ? Par rapport à cela, nous avons deux interrogations.

La première, j’y reviens un instant car c’est la plus importante, est l’interrogation juridique, dans la mesure où, même gratuitement, il s’agit de mettre son corps à disposition et de porter un enfant pendant neuf mois avec, je le répète, tous les risques que cela comporte, car il y a toujours des risques liés à la grossesse et à l’accouchement, et ce pour renoncer à son état de mère et remettre un enfant. Il nous semble qu’en toute hypothèse, les arguments et les obstacles juridiques sont si forts qu’ils empêchent ce caractère éthique.

La seconde est que, pour les enfants issus de la GPA, nous considérons que le système actuel, né des arrêts de la Cour de cassation, n’est pas mauvais : s’il y a un père, ou si le père d’intention est également le père biologique et que des actes le disent, il est le père ; donc, l’autre conjoint, la mère d’intention, recourt à l’adoption. Ce système n’est pas mauvais parce que nous sommes dans le contexte d’un interdit en France, interdit qui a été contourné ailleurs. Il faut donc assurer et défendre l’intérêt de l’enfant. Cette solution nous paraît le faire.

M. le président Xavier Breton. Je redonne la parole est à Mme Vanceunebrock-Mialon pour qu’elle puisse préciser sa question, et nous aborderons ensuite la dernière série de questions, que je vous invite à poser de manière concise.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. J’aurais souhaité que vous répondiez à ma question concernant les enfants nés avant la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe dont les parents sont séparés.

M. Patrick Hetzel. Madame la présidente, madame la rapporteure générale, je vous remercie. Le travail réalisé par le Conseil d’État est effectivement très important et surtout extrêmement documenté d’un point de vue juridique. Vous avez insisté sur le triptyque « dignité, liberté et solidarité ». Il est important de le rappeler régulièrement. Nous pourrions poser de très nombreuses questions et poursuivre le débat très longtemps, mais puisqu’il faut se limiter, je vous interrogerai sur la recherche sur l’embryon.

Vous indiquez qu’en la matière, nous pourrions légiférer sur au moins trois sujets, tout en insistant sur le fait que nous avons aujourd’hui deux régimes juridiques très cohérents, notamment avec les évolutions des lois de 2013 et de 2016. Vous concluez qu’il ne faut pas revenir sur l’état du droit actuel. Je partage ce point de vue, mais j’aimerais que vous nous redonniez quelques arguments juridiques qui permettent d’aller dans ce sens. Aujourd’hui, le droit français est extrêmement protecteur et regardé à l’étranger. On évoque souvent l’exception culturelle française. En la matière, elle existe aussi. Dans le pays des droits de l’homme, je pense que cela a du sens. Pourriez-vous développer les éléments qui justifient la position du Conseil d’État, qui me semble très pertinente ?

Mme Blandine Brocard. Je vous poserai quatre questions

La première sera brève parce qu’elle a été soulevée par deux collègues. Elle concerne notre modèle français. Comment le défendre, même si vous l’avez fait remarquer, madame, dès votre présentation, nous subissons des pressions de la part de l’étranger ?

Ma seconde question rejoint celle de Jean-François Eliaou. Je voudrais revenir sur la réponse que vous lui avez apportée, et sur le fait qu’ouvrir potentiellement la PMA à des couples de femmes impliquerait d’autoriser la PMA post mortem. Vous disiez dans votre réponse qu’il existe déjà une double lignée maternelle et parternelle. J’avoue avoir du mal à comprendre d’un point de vue juridique. Pourquoi, à partir du moment où il existe un projet parental antérieur, faire valoir une reconnaissance de filiation a posteriori ? J’ai vraiment du mal à le concevoir. Je fais le lien avec la remarque que j’avais faite lors de la précédente audition – nous traitions du domaine scientifique, maintenant du juridique : comme la science peut tout faire, le droit peut aussi tout faire, encore faut-il savoir pourquoi et pour qui.

Troisième question, en introduction, vous avez mentionné le fait que, ces dernières années, la médecine avait accompli des avancées considérables et que les demandes sociétales se faisaient de plus en plus pressantes, avec internet et l’accès à une certaine mondialisation. J’aurais souhaité que vous reveniez brièvement sur l’étude que vous avez menée en 2009 à l’occasion de la révision des lois de bioéthique. Quelle était à l’époque la position du Conseil d’État au regard des changements que vous avez mentionnés dès l’introduction ? Et le législateur l’a-t-il suivi, ou non ?

Quatrième question : dans votre dernier rapport, vous écrivez que « l’invocation fréquente du principe de précaution ou de l’intérêt de l’enfant ne constitue pas un élément juridique décisif ». Cela m’interpelle car, sauf erreur d’interprétation de ma part, le fond du débat est bien l’intérêt de l’enfant.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je ne recommence pas les louanges, vous ne m’en voudrez pas : je le pourrais, mais on nous a recommandé d’être concis.

Je voulais vous interroger sur l’aspect qui me pose question, et qui pose peut-être question, de l’abord de ce projet parental, qui est très lié au sexe. On l’aborde par rapport à des femmes, et c’est à partir de ce potentiel biologique qu’ont les femmes que se construit la réponse éthique et juridique. Je ne peux pas m’empêcher d’associer cela à l’égalité hommes‑femmes, vous savez que nous travaillons beaucoup sur ce sujet. Pour moi, cela fait écho au projet parental que peuvent avoir un homme seul ou un couple d’hommes homosexuels. Quelle incidence cela pourrait-il avoir ? Nous avons bien entendu vos réserves par rapport à la GPA et je pense que l’enjeu, là aussi, est fort, mais nous nous retrouvons en porte-à-faux par rapport à une différenciation biologique mettant en jeu une réponse et un appui médical qui n’est possible que pour les uns et pas pour les autres. Je voulais avoir votre réaction à ce sujet.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. À propos du modèle et de l’évolution du modèle de bioéthique liée au rétrécissement du monde grâce ou à cause d’internet, vous avez parlé d’une concurrence qui ne doit pas aboutir à un moins-disant éthique. Puisque ce serait systématiquement un moins-disant, cela signifie-t-il que le modèle français serait largement supérieur aux autres ? N’existe-t-il pas, dans le monde, d’autres modèles qui pourraient éventuellement nous intéresser ?

M. le président Xavier Breton. Sommes-nous aussi les champions du monde de la bioéthique ? (Sourires.)

Mme Martine de Boisdeffre. Monsieur Hetzel, en ce qui concerne l’embryon, nous avons aujourd’hui deux régimes différents.

Le premier concerne les recherches sur l’embryon surnuméraire donné à la recherche. Initialement, ces recherches étaient interdites. Elles ont, en 2004, fait l’objet d’un régime d’interdiction avec dérogation. Désormais, elles sont autorisées sous conditions, c’est la loi de 2013 revue par la loi de 2016. Nous avons le sentiment que tel que prévu, c’est‑à‑dire avec une autorisation sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine, cela est juste et suffisant. Ce régime est en cours depuis 2016, soit deux ans. Si je reprends mon analyse sur les aspects de l’évaluation, deux ans, c’est très peu ; nous n’avons pas de recul. Il faut donc, pensons-nous, laisser ce régime fonctionner.

Le second régime de recherche porte sur l’embryon destiné à être implanté chez la femme. Malgré des évolutions législatives multiples, en réalité, cette recherche est, peu ou prou, possible depuis 1994. Elle se fait sous le contrôle de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), car il s’agit là d’une recherche sur un embryon qui existe et qui n’est pas voué à la recherche, mais voué à être réimplanté. Le contrôle est exercé par l’ANSM, avec avis de l’Agence de la biomédecine. Nous considérons également que ce qui existe est adapté. Nous invitons donc à ne pas y toucher.

Nous posons cependant deux questions, vous avez dû le voir, monsieur le député. L’une porte sur la durée de culture in vitro, qui correspond au moment durant lequel on peut faire la recherche. Nous pensons qu’il serait sans doute souhaitable que cette durée soit inscrite dans la loi. Nous ne prenons pas parti sur la durée. Nous nous en garderions bien, nous avons considéré que nous n’avions pas la compétence pour ce faire. J’indique simplement que la durée est, parfois, de sept jours – c’est plutôt le cas en France –, de quatorze jours dans d’autres pays, notamment au Royaume-Uni, et évoluerait même récemment, nous a-t-on dit, au-delà des quatorze jours dans certains pays.

Pourquoi pensons-nous que ce délai doit être inscrit dans la loi ? Si cela n’est pas dans la loi et qu’une décision de l’Agence de la biomédecine de ne pas autoriser une recherche au-delà d’un certain délai – je reste volontairement générale – est contestée, cela ira devant le juge. C’est ce dernier qui va devoir confirmer, trancher. Nous sommes, par ailleurs, des juges, mais nous considérons qu’il serait préférable que ce soit le législateur qui intervienne, sans méconnaître la difficulté de la question. Si je peux me permettre, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, si vous décidez de ne pas le faire, vous saurez que c’est sans doute au juge qu’il reviendra de décider, un juge qui sera le juge administratif puisque les décisions de l’Agence de la biomédecine, installée à Montreuil, sont contestées devant le tribunal administratif de Montreuil, puis devant la cour administrative d’appel de Versailles, et enfin devant le Conseil d’État en cassation. Dans tous les cas, il faut au moins que les rôles de chacun soient très clairement définis.

Le second élément, et je m’avance avec beaucoup de prudence car il s’agit d’un aspect très délicat, est de savoir s’il convient d’aborder le sujet des embryons surnuméraires donnés à la recherche qui, nous a-t-on dit, sont extrêmement nombreux, bien plus nombreux que les besoins de la recherche ne le demandent. Que fait-on face à cela ? Nous posons la question de savoir – j’avance avec une extrême prudence, et il vous reviendra de le faire ou non – si, comme cela existe lorsque le don est fait dans le cadre d’un projet parental pour autrui, au bout d’un certain temps, il ne faudrait pas prévoir la possibilité de se demander si l’on continue de les conserver. Nous ne faisons que poser la question, d’une façon que j’espère précise et empreinte de toute la délicatesse que ce sujet requiert.

Pour revenir sur le lien que vous avez soulevé, madame, entre certaines formes d’extension de l’AMP et l’AMP post mortem, je n’ai pas dû être claire. Pour moi, ce n’est pas du tout l’extension de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes qui entraîne cela : c’est son extension aux femmes seules. Nous évoquons le sujet quand nous déroulons les scénarios ; nous évoquons la question des bénéficiaires parce qu’on peut dire : « les couples de femmes, oui », « les femmes seules, oui », mais on peut aussi dire « oui » pour les premières et « non » pour les secondes, et vice-versa. C’est uniquement le cas de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules qui ferait tomber l’objection, qui est l’une de celles qui ont guidé le législateur par rapport à l’AMP post mortem, qui est que la femme est seule à ce moment-là. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.

Laurence Marion va prendre le relais pour la suite et je reviendrai compléter, si nécessaire.

Mme Laurence Marion. Je commencerai par répondre à la question que j’avais omise, relative aux enfants déjà nés et au caractère éventuellement rétroactif d’une loi qui permettrait de reconnaître la filiation d’enfants dans des situations analogues, c’est-à-dire, en fait, les enfants nés de PMA effectuées à l’étranger.

Sur les grossesses en cours, il nous paraît tout à fait possible de prévoir que les grossesses engagées au moment où la loi entrerait en vigueur pourraient être concernées par cette déclaration anticipée. En revanche, par construction, une déclaration commune anticipée qui n’a pas eu lieu avant la naissance de l’enfant ne peut pas être faite rétroactivement alors que l’enfant est déjà né parfois depuis de nombreuses années. La solution qui prévaut actuellement est l’adoption de l’enfant par la deuxième mère du couple. C’est une solution qui fonctionne de manière plus ou moins satisfaisante. Elle présente deux inconvénients : d’une part, la procédure peut être vécue de manière inquisitoriale par le parent qui fait l’objet d’une enquête et doit justifier des raisons pour laquelle cette coparentalité serait exercée ; d’autre part, actuellement, un couple homoparental ne peut adopter que s’il est marié, ce qui revient à maintenir entière la question des enfants nés dans des couples qui ne sont pas unis par les liens du mariage.

Comment traiter cette question pour l’avenir ? Dans le rapport, nous n’abordons pas explicitement la question. Mais il faudrait probablement prévoir un mécanisme ad hoc transitoire, que le législateur pourrait concevoir pour les couples qui seraient à même d’apporter la démonstration que l’enfant est né dans le cadre d’une PMA effectuée, par exemple, en Belgique. Il existe probablement des traces qui pourraient être regardées comme équivalant à la déclaration qui est faite actuellement en France devant le juge, ou le notaire pour l’avenir. Cela permettrait, dans des conditions qui seraient fixées de manière très précise, d’avoir cette possibilité de reconnaître ex post une filiation dans un cadre purement transitoire.

S’agissant de la manière dont on appréhende l’intérêt de l’enfant, y compris la manière dont la question était abordée dans les rapports précédents du Conseil d’État, je ne pense pas qu’il y ait d’incohérences dans la manière dont cette notion d’intérêt de l’enfant a été traitée. Dans le précédent rapport, il était indiqué qu’il fallait en tenir compte de manière croissante, puisque c’était une notion qui émergeait dans le droit et dans le débat public. De même, nous indiquons que le législateur ne peut, à l’évidence, pas s’affranchir de cette notion d’intérêt de l’enfant.

En revanche, nous nous livrons à un examen purement juridique, consistant à savoir si la notion d’intérêt de l’enfant peut, par principe, empêcher le législateur d’envisager une extension ou une ouverture de l’assistance médicale à la procréation. L’analyse juridique nous conduit à dire, et sans contradiction avec ce qui était indiqué dans le rapport de 2009, qu’il n’existe pas de principe supra-législatif, qu’il soit constitutionnel ou conventionnel. Certes, la Convention internationale pour les droits de l’enfant mentionne la notion d’intérêt de l’enfant, mais pour l’enfant déjà né. Ce n’est que dans le préambule que l’on trouve une accroche permettant de concevoir qu’on l’applique aux enfants à naître. Mais, pour se référer au préambule, il faudrait que l’article et les stipulations que l’on invoque ne soient pas trop précis.

Il n’existe donc pas d’accroche juridique qui permette de manière certaine, supra-législative, de dire que, si le législateur s’engageait dans une extension de l’assistance médicale à la procréation, un juge – qui pourrait être un juge ordinaire – écarterait la loi en raison d’une contradiction frontale et manifeste avec un traité international, ou le juge constitutionnel en raison d’une contradiction ou d’une méconnaissance d’un principe constitutionnel. Nous disons uniquement cela : il n’y a pas de base juridique, ce n’est pas un principe d’une portée juridique telle qu’elle empêcherait le législateur, par principe, d’envisager cette extension de l’assistance médicale à la procréation. De même, nous disons, dans une analyse juridique similaire, qu’il n’existe pas de principe juridique qui contraindrait le législateur à s’engager dans cette voie. S’il s’abstenait de le faire, un tiers pourrait aller voir un juge ou rechercher la responsabilité de l’État pour discrimination vis-à-vis des couples homosexuels. C’est uniquement dans cette analyse juridique du positionnement du législateur par rapport à non pas des valeurs, mais des principes juridiques dans la hiérarchie des normes que nous disons cela.

En revanche, nous insistons sur l’importance de ces principes lorsque le législateur légifère. Ce dernier ne peut pas s’affranchir de l’intérêt de l’enfant. Dans nos différentes auditions, les approches des psychiatres que nous avons pu entendre étaient assez divergentes. Nous essayons de transcrire cela dans le rapport. Deux thèses sont développées, et rien n’est suffisamment documenté en termes scientifiques pour pouvoir affirmer, par principe, qu’il serait contraire à l’intérêt de l’enfant de prévoir une possibilité d’accueil d’enfant dans des familles homoparentales par rapport à des familles hétérosexuelles.

Cette notion d’intérêt de l’enfant ne s’entendrait donc qu’au cas par cas. Il faut probablement, lorsqu’un projet parental est présenté à des médecins, s’assurer qu’il n’est pas manifestement contraire à l’intérêt de l’enfant. Nous pourrions imaginer des couples extrêmement jeunes pour lesquels il faudrait ouvrir la faculté pour un médecin de différer la demande d’accès à l’AMP. La viabilité économique du couple pourrait peut-être être prise en compte. Il existe ainsi un certain nombre de considérations pouvant justifier qu’à l’aune de chaque demande d’accès à des gamètes pour concrétiser un projet parental, soit vérifiée sa compatibilité avec l’intérêt de l’enfant. Mais il nous est apparu, tant pour des raisons juridiques que pour des raisons de documentation scientifique, qu’il n’était pas possible d’affirmer a priori que l’extension de l’AMP serait, par construction, contraire à l’intérêt de l’enfant, et ce de manière abstraite.

Mme Martine de Boisdeffre. Permettez-moi, monsieur le président, d’apporter un petit complément à cet égard, qui montre bien que l’intérêt de l’enfant, y compris l’intérêt de l’enfant à naître, s’il n’est pas un principe supra-législatif, doit inspirer de législateur : d’ores et déjà, dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation, un article, l’article L. 2141-10 du code de la santé publique, prévoit que, dans le cadre d’une assistance médicale à procréation, le médecin – puisqu’il y a une discussion, vous savez, avant même que le processus soit engagé avec un couple ; en l’espèce, il s’agit évidemment d’un couple hétérosexuel – peut, dans l’intérêt de l’enfant à naître, parce qu’il a l’impression que le projet n’est pas si évident, si mûr que cela, inciter les parents à différer leur projet et leur demander d’attendre.

Donc, cette notion d’intérêt supérieur de l’enfant est importante, elle doit inspirer le législateur, mais elle n’est pas supra-législative, et ne l’empêche donc pas d’avoir une marge de manœuvre en la matière.

Mme Laurence Marion. Une toute dernière question concernait le projet parental qui ne serait pas spécifique aux couples de femmes, pouvant être revendiqué par des hommes seuls ou des couples d’hommes, ou des femmes seules d’ailleurs puisque c’est également une des options envisagées pour l’ouverture de l’AMP. C’est effectivement un des enjeux à moyen et long terme de l’orientation qui pourrait être prise et que nous évoquons dans les perspectives, à la fin de nos scénarios. Dès lors que l’on rompt la logique qui, même si elle a été écornée avec l’admission du tiers donneur et la reconnaissance de la filiation fictive pour les couples hétérosexuels qui ont recours à l’AMP, reposait sur la vraisemblance ; à partir du moment où l’on entre dans une logique de projet parental reposant sur une philosophie complètement différente de ce qui existe actuellement dans le titre VII du code civil, on ouvre des perspectives extrêmement larges.

Je cite des propos que nous avons entendus en audition : il n’y a pas de raison ou, en tout cas, il faut s’accorder sur les raisons pour lesquelles on limiterait nécessairement à deux le nombre de parents dès lors que, précisément, on prend ses distances avec ce qui est le schéma de conception naturel – je dis « naturel » sans porter de jugement, disons plutôt le schéma qui résulte d’une conception charnelle habituelle. Toutes ces questions se poseraient à partir du moment où on franchirait cette étape symbolique de la reconnaissance d’un projet parental d’un couple de femmes, qui pourrait à terme justifier que soit posée la question d’une reconnaissance de ce type de projet parental indépendant de l’AMP et du don de gamètes. D’autres modalités de procréation peuvent s’envisager, indépendamment du recours à la médecine. Sur la question spécifique des couples d’hommes et de la GPA, la question particulière du tiers intervient et justifie qu’en droit l’approche soit légèrement différente. Mais il est vrai qu’en termes de droit de la filiation, une dynamique est susceptible de se mettre en place.

Nous précisons dans le rapport que ce n’est pas le principe d’égalité qui va conduire à un alignement de la demande de couples d’hommes ou d’hommes seuls sur la situation des couples de femmes ou des femmes seules. En revanche, le changement de logique de la filiation ouvre la perspective de demandes nouvelles dans ce nouveau cadre conceptuel.

M. le président Xavier Breton. Madame la présidente, madame la rapporteure générale, un grand merci pour cet éclairage ! Les travaux ont montré que tout l’intérêt d’avoir ces auditions généralistes, qui nous permettent d’entrer dans le sujet, loin des agitations médiatiques et des annonces parfois intempestives que nous avons pu connaître cette semaine. Car un travail sérieux est à faire pour bien préparer cette révision des lois de bioéthique.

Jeudi prochain, nous vous proposons une nouvelle matinée d’auditions. Sachant que le groupe d’études sur la fin de vie se réunira à dix heures pour entendre le rapporteur de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), nous prévoirions donc une première réunion à huit heures et demie et une seconde à onze heures et demie.

Madame la présidente, vous avez la parole pour le mot de la fin.

Mme Martine de Boisdeffre. Je ne sais pas, monsieur le président, si je ne suis pas en train de commettre une incongruité ou une inconvenance, mais je voulais vous dire, en conclusion, de ne pas vous désintéresser de tout ce qui concerne la génétique. Je pense, par exemple, à la question des tests génétiques, que nous avons creusée, mais aussi à tout ce qui concerne l’intelligence artificielle et les big data, qui emportent des conséquences considérables, sans oublier non plus la question des objets connectés dont nous disons que, s’ils ont un lien avec la santé, il faudrait sans doute qu’ils soient certifiés, eux aussi, comme certains dispositifs médicaux. Cela mérite que vous l’étudiiez car nous sommes là dans l’anticipation, nous avons considéré qu’il fallait que nous fassions avec nos maigres forces, et je pense qu’il est très important que vous puissiez aussi dessiner la voie sur ces domaines, qui sont ceux de demain et d’après-demain. Excusez-moi monsieur le président, de cette conclusion.

M. le président Xavier Breton. Vous avez raison : allions également nos maigres forces sur ces sujets. Nous aurons, après la coupure estivale, des auditions plus thématiques. Les sujets des neurosciences et de l’intelligence artificielle en font partie.

Mme Martine de Boisdeffre. Nous restons à votre disposition, si nécessaire.

M. le président Xavier Breton. Merci encore !


– 1 –

M. Emmanuel Hirsch, professeur des universités, directeur de l’espace régional de réflexion éthique Ile-de-France, de l’espace national de réflexion éthique sur les maladies neurodégénératives et du département de recherche en éthique, Université Paris-Sud / Paris-Saclay

Mardi 31 juillet 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons les travaux de notre mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique en accueillant aujourd’hui le professeur Emmanuel Hirsch.

Professeur, je vous remercie d’avoir accepté d’échanger avec nous dans un délai très court. L’objectif de notre mission est de nous préparer aux débats à venir en nous informant des enjeux liés à la bioéthique.

Vous êtes professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine de l’université Paris-Sud 11, directeur de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France et de l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neurodégénératives. Votre implication dans les questions à la croisée de l’éthique et de la médecine justifie à elle seule que la représentation nationale puisse bénéficier de votre éclairage et de vos réflexions.

M. Emmanuel Hirsch, professeur des universités, directeur de l’Espace de réflexion éthique d’Île-de-France, de l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neurodégénératives et du département de recherche en éthique de l’université de Paris-Sud Paris-Saclay. Je vous remercie de votre invitation. Le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) a saisi les espaces de réflexion éthique régionaux pour animer le débat sur la bioéthique et en a tiré un rapport. Nous avons de notre côté pris plusieurs initiatives. Ainsi, à la rentrée, nous proposerons une université populaire de la bioéthique ouverte au public. Nous suivrons également les travaux parlementaires dans le cadre des rendez-vous « Bioéthique actu » qui sont déjà programmés. Bref, la réflexion ne fait pour nous que commencer.

Nous sommes très attentifs car on est dans un contexte de rupture et nous avons le sentiment qu’il faut réinventer la bioéthique. C’est pourquoi le quatrième tome de notre traité de bioéthique s’intitule « Les nouveaux territoires de la bioéthique ». Trois éléments sont à revoir : ce dont on parle, comment on en parle et qui en parle. En effet, la légitimité et les modalités de régulation sont en crise. Je vous adresserai, au début du mois de septembre, ce traité réunissant soixante regards. La créativité en matière de bioéthique, au sens large du terme, étant assez impressionnante, la question est de savoir comment le législateur reconnaîtra une légitimité à ce qui se crée dans le champ universitaire. Je viens d’être nommé président du conseil d’éthique de Paris-Saclay et l’université a maintenant pour mission de former l’ensemble des doctorants aux questions d’éthique de la recherche et de l’intégrité scientifique. Mille doctorants ont participé en mai dernier à cette formation, sans y être contraints.

Il y a donc une demande d’appropriation de ces questions – demande qui ne se limite d’ailleurs pas aux doctorants et qui existe bien en amont. Il y a aussi une capacité de produire de la bioéthique au plus près de la réalité. Nous en avions eu l’intuition quand nous avons forgé en 1995 la notion d’espace éthique. J’ai créé l’espace éthique de l’Assistance publique‑Hôpitaux de Paris (AP-HP), à l’origine des espaces éthiques régionaux, en m’appuyant sur l’idée que ce sont les gens de terrain et les milieux associatifs qui ont une intelligence du réel. C’est cette intelligence du réel qui doit nourrir la réflexion des décideurs institutionnels et surtout les choix du politique. Nous distinguons l’éthique « d’en haut », un peu théorétique et en surplomb, et l’éthique « d’en bas » qui se construit et observons, déconcertés, l’écart existant entre le discours de la bioéthique et ses réalités concrètes, compte tenu de l’impact de toutes les avancées biomédicales et de toutes les innovations. Lorsqu’on lit le rapport de M. Cédric Villani, qui est pour moi la référence actuellement, on s’aperçoit qu’il est désormais envisagé de mesurer l’impact – notamment sociétal – d’une recherche, en amont d’un travail doctorant. Nous attendons beaucoup du Parlement, bien plus que des instances d’éthique qui font du « copier-coller » de rapports. L’Agence de la biomédecine a publié un rapport selon moi assez important qui disait à peu près tout et dont le contenu a été repris dans différents autres documents. J’espère que les parlementaires auront le courage d’être aussi disruptifs que le sont les inventions scientifiques.

Dans la troisième partie de son rapport de synthèse des États généraux de la bioéthique, intitulée « Enseignements à tirer », le CCNE met en exergue une inquiétude et une attente quant à la place de l’humain au cœur du système de santé. Il ne faudrait pas caricaturer la posture des gens qui ont exprimé leur inquiétude et en faire une opposition déraisonnable et obstinée à toute évolution. M. Jean-Louis Touraine, lors des débats auxquels il a participé, a vu qu’il y avait une intelligence de l’inquiétude et de la retenue qui est un bienfait pour notre démocratie. La prudence est une vertu qu’il ne faut pas négliger dans un contexte de compétition internationale et de dérégulation. Les parlementaires devraient être attentifs au fait que les gens expriment un besoin de repères. Il en va des grands équilibres de notre démocratie.

Il faudrait replacer la bioéthique dans le contexte des innovations disruptives. Surtout en comparaison d’autres initiatives menées, notamment, dans le champ du numérique, il manque une pensée de cette nécessaire reconfiguration. Dans ce domaine, les références pour moi sont le rapport de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et le rapport Villani. J’ai été frappé qu’avant de se lancer dans les États généraux de la bioéthique, on n’ait pas organisé quelques grandes conférences internationales sollicitant l’expertise du monde intellectuel – et pas uniquement celle des sciences humaines et sociales – car il y a dans ce monde intellectuel des compétences auxquelles on n’a pas fait appel en amont. La régionalisation du débat, fort sympathique, a conduit à l’énoncé d’évidences dont je ne vois pas bien l’utilité pour les arbitrages qui seront faits.

Ensuite, comment redéfinir les missions, les enjeux, les méthodes et les modalités de régulation de la bioéthique, non seulement sur le plan hexagonal mais également dans une perspective européenne et internationale ? De même que je suis assez désenchanté de voir le peu d’imprégnation culturelle des 128 avis du CCNE, je suis surpris de la qualité des textes internationaux de l’UNESCO en matière de bioéthique. On refait constamment le monde. Alors que les fondamentaux, débattus de manière passionnante au niveau international, sont là, leur mise en application est de plus en plus mise en péril.

De nouveaux champs de responsabilité émergent : selon quels principes et quels critères exercer cette responsabilité en pratique ? On a quelquefois le sentiment que les comités d’éthique servent à accompagner de manière bienséante la fin de certaines valeurs, un peu comme les soins palliatifs servent à accompagner la fin de vie. On ne peut pas être qu’adaptatif. Quel type de principes intangibles peut-on promouvoir dans une société qui remet en cause la légitimité et qui est fondée sur l’individualisme ? Toute la communication publicitaire des GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon – s’inscrit d’ailleurs dans ce cadre.

S’agissant des mutations observées dans le champ de la bioéthique, on assiste à une démédicalisation et à une socialisation d’enjeux relevant jusqu’ici du biomédical et à une neutralisation de leurs critères de justification. Cela n’est pas uniquement vrai dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation, avec l’ouverture éventuelle de cette assistance à la procréation à des couples de femmes ou à des femmes seules. Paradoxalement, parallèlement à cette démédicalisation, on médicalise de nouveaux territoires livrés à la connaissance et à l’intervention humaine comme les neurosciences. On se demande d’ailleurs si des limites sont encore possibles. Ensuite, l’intelligence artificielle défait ou destitue les médecins de leur autorité, de leur savoir, de leurs compétences et de leur capacité décisionnelle. Quelle autre légitimité mobiliser ?

Quand j’ai créé l’espace éthique à l’AP-HP en 1995, nous étions dans la dynamique très disruptive des « années sida » que M. Jean-Louis Touraine a très bien connue. Au moment où l’on crée à Paris-Saclay le conseil pour l’éthique de la recherche et de l’intégrité scientifique, qui sera à mon avis aussi disruptif que l’avait été l’espace éthique à l’origine, on assiste à une autre disruption dans le domaine numérique : celle de l’intelligence artificielle. Pendant les « années sida », les associations ont été très inventives et productrices de renouveau. C’est dire à quel point les capacités sont là : il faudrait les identifier pour créer les conditions d’un devenir qui soit moins désenchantant que celui que proposent les transhumanistes.

Que faire de l’idéalisation du « pouvoir d’anticiper » ? Lors du débat sur la fin de vie, ont été évoquées les notions de « personne de confiance » et de « directive anticipée ». Si certains considèrent qu’on assiste à une autonomisation de la personne, on assiste aussi à une soumission au devoir de tout anticiper. En matière de génomique, par exemple, les capacités de prédiction et la responsabilisation des personnes malades ou des personnes qui ne le sont pas encore justifieraient une réflexion sur la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades. Ce texte est devenu obsolète et ne concerne plus que les personnes malades : il n’aborde pas la chronicité ni les vulnérabilités. On se focalise en effet sur la bioéthique mais, en matière d’éthique du soin, la loi du 4 mars 2002 doit être revue.

Pour en revenir à la loi de 2011, le concept de bioéthique me semble épuisé, compilant les questions humaines et sociétales les plus complexes, dans un contexte de sécularisation. De nombreuses questions de bioéthique touchent en effet à des convictions et à des sensibilités individuelles, qu’elles soient culturelles, spirituelles ou religieuses. L’intitulé même de la loi de 2011 pourrait être reconsidéré : les termes de « bioéthique, innovations et société » me sembleraient préférable à ceux de « loi relative à la bioéthique » dès lors qu’on ne sait plus ce que recouvre le terme de bioéthique. De même, si le CCNE subsiste – ce que nous souhaitons tous –, il pourrait être rebaptisé comité consultatif de bioéthique comme son homologue belge, créé dix ans après, en 1993. On pourrait enfin modifier le nom des espaces éthiques. Cela n’a l’air de rien mais je le dis car la légitimité d’un comité pour évoquer les questions d’éthique peut se discuter longuement.

M. Thibault Bazin. Pourriez-vous revenir sur l’intitulé de la loi de 2011 ?

M. Emmanuel Hirsch. Je propose que cet intitulé reprenne les termes de « bioéthique, innovations et société ». Je pense en effet que la notion d’innovation doit figurer dans le titre du texte pour prendre en compte la nécessité de l’implémentation, de l’anticipation et des études d’impact. Quant à la référence à la société et au sociétal, je la suggère parce qu’il en va de la cohésion et des valeurs communes de notre société.

Que nous dit la réflexion éthique des valeurs de notre société et de notre capacité à défendre une visée politique qui soit démocratique et partagée ? Le principe de fraternité, par exemple, a fait irruption dans le débat public il y a quelques semaines. Or, il est en jeu de manière très tangible en matière de bioéthique, notamment avec le prélèvement et la greffe d’organes. C’est une chance pour la démocratie que de pouvoir aborder, frontalement et de manière constructive, les questions de bioéthique. Nous nous sommes rendus, au cours des États généraux de la bioéthique, dans un lycée peu représentatif des établissements privilégiés que fréquente l’élite française. Nous y avons fait travailler les classes de terminale sur la greffe d’organes. Les élèves ont produit une réflexion impressionnante du point de vue philosophique, politique et démocratique sur la solidarité et le don. La notion de bioéthique recouvre un ensemble d’éléments pouvant nourrir une réflexion sur la démocratie, la solidarité et nos responsabilités. La dimension politique ne doit pas être évitée. Où se situent la volonté et la responsabilité politique dans le domaine de la bioéthique ? De quelle manière les affirmer et les consacrer ? Quels arbitrages politiques seront rendus dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique ? Quels seront les renoncements, les acceptations et les restrictions ? À l’aide de quels arguments les justifiera-t-on ? Sera-t-on capable d’un renouvellement du discours et d’une créativité accompagnant l’implémentation sociétale de ces arbitrages ?

Dans la culture médicale, la bioéthique est née en 1947 avec le code de Nuremberg, après la Shoah et un an avant la Déclaration universelle des droits de l’homme. Qu’advient-il de cette Déclaration universelle dans un contexte de production biotechnologique susceptible d’altérer sa signification et de la disqualifier – ne serait-ce qu’au regard de nos devoirs universels ? Qu’en est-il de nos principes à l’épreuve d’avancées biotechnologiques dites disruptives ? Une continuité est-elle possible face aux ruptures systémiques ? Saura-t-on poser et signifier des conditions dans un contexte de relativisme idéologique, d’indifférenciation des repères et de compétitivité transnationale ? Peut-on inventer une démocratie bioéthique ?

Comme je l’ai dit, l’un des textes qui m’ont paru les plus intéressants ces derniers mois est le rapport Villani dont l’intitulé – Donner un sens à l’intelligence artificielle – est en lui-même remarquable. Cet objectif d’intelligibilité doit également être assigné à l’approche de la bioéthique. Faut-il se contenter d’adapter la loi aux évolutions biomédicales ou comprendra-t-on qu’il y a un enjeu supérieur aujourd’hui ? Dans les prolégomènes de son rapport, M. Cédric Villani écrit que l’enjeu n’est rien moins que le choix de la société dans laquelle nous devons vivre demain. Lorsque M. Jean-François Delfraissy a annoncé les États généraux de la bioéthique, il a repris une formule un peu analogue en se demandant quel monde nous voulions pour demain. Ces interrogations me semblent tout à fait pertinentes même si elles dépassent la première approche qu’on pourrait avoir d’une révision stricte du texte de la loi de 2011. Voilà des enjeux qui apparaissent dans deux textes et qui devraient animer nos réflexions et inspirer certains choix.

Certains éléments de langage du rapport Villani peuvent être transposés à la bioéthique. Le rapport préconise d’anticiper et d’accompagner la transition, d’intégrer la transformation dans le dialogue social et de créer un écosystème recherche-société, de développer des réseaux interdisciplinaires et de favoriser la créativité et la pédagogie innovante. Enfin, sont préconisées une recherche agile et diffusante et une évolution permettant de passer de la concertation citoyenne à l’évaluation citoyenne. La plupart des gens que nous avons rencontrés au cours des États généraux nous ont dit qu’ils ne voulaient pas être trompés comme ils l’avaient été par la loi Claeys-Leonetti – la concertation de l’époque ayant fait « pschitt » puisque les décideurs politiques ont pensé que la société était plus avancée qu’elle ne l’était réellement.

Un autre texte que je vous invite à lire est le rapport de la commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) de décembre 2017. Son intitulé même soulève à lui seul une question de fond : Comment permettre à l’homme de garder la main ? Je citerai quatre extraits de ce rapport.

Première citation : « La réflexion éthique porte sur des choix de société décisifs ». Dans le domaine de la bioéthique, on a de plus en plus le sentiment que les décisions qui sont prises – ou que l’absence de décisions prises – en ce moment sont irréversibles. Alors que la bioéthique d’hier intéressait surtout les médecins et était sans grande portée, elle entre aujourd’hui dans le champ de l’irrévocable. La recherche et certaines pratiques ont un impact qui soulève la question de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures, que ce soit en matière génomique ou de tri embryonnaire, notamment. « La réflexion éthique porte sur des choix de société décisifs et ne saurait se construire indépendamment d’une prise en compte de cette dimension pluraliste et collective », nous dit la CNIL.

Deuxième citation : « L’évolution technologique déplace la limite entre le possible et l’impossible et nécessite de redéfinir la limite entre le souhaitable et le non souhaitable ». Le Président de la République apprécie Paul Ricœur qui, lui, parle du préférable, mais si j’étais parlementaire, je m’interrogerais sur la limite entre le possible et l’impossible, qui est de plus en plus transgressée. Quand on voit les enjeux économiques et financiers qui régulent toute la recherche, on peut s’inquiéter de savoir qui va définir le souhaitable et par rapport à quels intérêts.

Troisième citation : « Les algorithmes et l’intelligence artificielle conduisent à une forme de dilatation de figures d’autorité traditionnelles, de décideurs, de responsables, voire de l’autorité même de la règle de droit ». Les gens ont effectivement un sentiment d’impuissance qui me semble très dangereux tant il jette de discrédit. Si nous ne réconcilions pas notre société avec une science responsable et avec des politiques qui soient en capacité de déterminer certaines orientations, nous irons vers davantage de difficultés que nous n’en avons déjà.

Enfin, je ferai une dernière citation : « Le développement de ces technologies peut affecter l’une des composantes de l’identité et de la dignité humaine, à savoir sa liberté et sa responsabilité ». On est face à une envie profonde de démocratie, bien loin de la caricature qu’on a faite de gens ayant une posture très idéologique, voire religieuse, réfractaire à tout progrès, et à la crainte que cette démocratie soit remise en cause par certains renoncements.

M. le président Xavier Breton. Quelle doit être, selon vous, l’implication des universités face aux nouveaux enjeux de l’intelligence artificielle et de la robotisation ? Faites-vous un travail en commun avec les autres espaces régionaux, au-delà des périodes de révision de la loi de bioéthique ? Enfin, vous avez soulevé la question des principes intangibles de la bioéthique : menez-vous une réflexion sur ces principes qui puisse être prise en compte ?

M. Emmanuel Hirsch. Pour répondre à votre première question, le Parlement doit s’approprier sans pusillanimité les questions de bioéthique. On a conféré une légitimité à trop d’instances et de structures, et ce, au détriment de la créativité. Vous savez probablement que, conformément au souhait de M. Thierry Mandon, chaque université doit désormais développer des formations à l’éthique de la recherche et à l’intégrité scientifique et instituer des comités de soutien aux chercheurs qui interviennent au début de leur recherche pour identifier les enjeux et impacts éthiques de celle-ci. L’université de Paris-Saclay a donc créé, au niveau de sa présidence, un conseil pour l’éthique de la recherche et de l’intégrité scientifique. Je suis en train, depuis deux ans, de configurer cette structure qui a été créée il y a quelques mois. L’appétence des enseignants chercheurs et des étudiants pour ces questions est impressionnante. C’est la part la plus positive et la plus excitante de ce que j’ai vécu ces derniers mois. Il y a une envie d’éthique – une envie de prendre des responsabilités, de les assumer et de leur donner du sens – qui est indépendante de la course à la publication. Il y a une vraie créativité à l’université et il faudrait peut-être que vous consultiez les différents présidents d’université, chacun proposant une offre spécifique.

Il importe en tout cas de prendre en compte la transversalité de la question éthique, qui est au carrefour entre les sciences dites « dures » et les sciences humaines et sociales. Outre l’interdisciplinarité, il faut aussi prendre en compte l’ensemble des équipes et les étudiants. Cette créativité se retrouve non seulement à l’université mais aussi dans les organismes de recherche et ce dans ce qu’on appelle dans le jargon médical les « sociétés savantes ». Dans le domaine de l’intelligence artificielle, il n’y a pas une semaine sans qu’il y ait une initiative intéressante en matière d’éthique. Dans son rapport, M. Villani préconise la création d’une instance d’éthique chargée de l’intelligence artificielle mais il existe aussi des comités d’éthique dans nombre d’organismes de recherche tels que l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et le CNRS. Le paysage étant très composite, la question est de savoir comment donner de la cohésion et de la cohérence à toutes ces initiatives. Pour le moment, il n’y a pas vraiment de chef d’orchestre. Ainsi, le CCNE a rendu 128 avis ; or qui connaît la qualité, la diversité et la richesse de ces avis ainsi que celle des rapports du Comité ? Cette intelligence n’est absolument pas exploitée. Le CCNE annonce que les États généraux seront animés par les espaces éthiques alors que selon moi, la mission du Comité était précisément d’organiser ces États généraux, comme l’a fait la CNIL. D’ailleurs, les États généraux qui ont été organisés ne correspondent pas du tout à la définition qui en a été faite par la loi. Bref, il faudrait que vous auditionniez les présidents d’université et que la future loi comporte des dispositions en matière de formation et de sensibilisation. Nous pourrons vous donner des éléments de langage à ce propos, tant nous sommes impressionnés par ce qui se fait – y compris de longue date dans d’autres universités dans le monde. Il faut adopter une démarche de responsabilisation des acteurs.

S’agissant des espaces éthiques régionaux, je ne me prononcerai pas car, du fait d’un concours de circonstances assez inattendu, je suis encore directeur de l’espace éthique de l’AP-HP alors que j’aurais dû interrompre mes fonctions en avril dernier pour ne plus m’occuper que de l’université de Paris-Saclay. J’ai indiqué à l’agence régionale de santé que j’acceptais de rester à l’espace éthique de l’AP-HP pour y réinventer un modèle, le modèle actuel datant de 1995. Il y a, depuis, de nouveaux enjeux et de nouvelles légitimités et le milieu associatif a évolué. Si vous voulez nous auditionner en décembre prochain, nous aurons une proposition à faire sur ce que peut être un espace éthique dans le contexte actuel. Eu égard à la production des espaces éthiques lors des États généraux, je ne me prononcerai que sur la nôtre. Nous avons surtout abordé la thématique biomédicale sous l’angle des nouvelles technologies. Ces États généraux ont été pour nous l’occasion formidable d’organiser des rencontres qui nous ont vraiment enrichis, de créer des réseaux et de penser une évolution disruptive de l’espace éthique d’Île-de-France. Le rapport du CCNE sur les États généraux de la bioéthique est plus intéressant que certaines des conférences organisées par les espaces éthiques régionaux dans des lycées ou des cinémas. Je resterai synthétique dans ma réponse pour ne pas être inconvenant.

Enfin, repenser nos principes intangibles est un enjeu fondamental dont j’ai notamment discuté avec la juriste Valérie Depadt. En tant que citoyen, j’attends de la loi de bioéthique qu’elle rappelle la pertinence de certains principes intangibles – dans une perspective internationale. Sans principes intangibles, ce n’est pas la peine de réécrire ce texte. Je pourrais vous donner des idées mais je n’ai pas légitimité pour intervenir sur ce sujet.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous dites qu’il est temps de réinventer la bioéthique. Il est peut-être temps de réinventer aussi la façon dont le Parlement s’approprie cette réflexion. Avec le président Xavier Breton, nous nous sommes dit qu’en plus de la périodicité quinquennale des révisions de la loi de bioéthique, il serait indispensable qu’il y ait une structure parlementaire permanente qui pourrait constamment nourrir sa réflexion et apporter sa compétence à tous les députés qui s’intéressent à la bioéthique. Cela permettrait d’éviter l’alternance entre périodes extrêmement intenses et périodes de latence prolongée. Qu’en pensez-vous ? Par ailleurs, faut-il organiser des États généraux tous les cinq ans ou vous interrogez-vous quant à leur pertinence et à leurs modalités de fonctionnement ?

Vous avez évoqué le sentiment d’impuissance, voire d’inquiétude ou d’angoisse, qui peut engendrer chez certains de la frilosité et de l’immobilisme. On a un peu l’impression d’être passé, en un demi-siècle, des excès du scientisme au refus du progrès dans certains segments de la population. Un fossé s’est creusé entre ceux qui ont confiance en la possibilité de s’approprier positivement l’évolution et ceux qui la redoutent. Pour éviter que ce fossé se creuse encore davantage, ne serait-il pas bénéfique d’assurer une plus grande participation de tous à cette réflexion plutôt que de laisser certains de côté et de susciter des positions antagonistes ? Cette participation concernerait bien sûr tous les professionnels de la santé et de la recherche mais aussi toute la population. Pour l’instant, seule une très faible proportion de nos concitoyens s’implique dans les consultations qui sont organisées. Il est peut-être dangereux que toutes les décisions soient déléguées aux seuls experts. Il faut que la prise de décision reste un processus démocratique et que ce processus, loin de se limiter à l’élaboration des lois, suscite la réflexion personnelle.

Enfin, comment maintenir le doute ? Comment l’entretenir ? Même dans les sciences dures, on constate parfois des erreurs, voire des falsifications. La presse montre régulièrement qu’aucun continent n’échappe à ce risque – omniprésent, a fortiori, dans les sciences humaines. Le doute est donc indispensable mais le député doit malgré tout arbitrer quand il légifère. Faut-il qu’il prenne ses responsabilités tout en ayant à l’esprit l’éventualité que ses décisions soient remises en cause lors de la révision ultérieure des textes ? Quant au médecin, même en cas de doute, il doit décider et être capable de le faire sans hésiter mais il ne doit pas omettre le droit du malade à faire ses propres choix. La loi de 2002 a reconnu des droits que les associations de malades sidéens avaient revendiqués puis conquis. N’est-on pas au milieu du gué ? N’a-t-on pas souvent l’impression que le malade n’est que partiellement entendu par les professionnels de santé ? Comment les droits du malade doivent-ils progresser ? Comment maintenir le doute dans la réflexion des professionnels de santé ?

M. Emmanuel Hirsch. Je découvre des territoires immenses ! Devant vous, je suis avant tout un citoyen qui partage des doutes, des suspicions et des interrogations.

En premier lieu, il vous faut réfléchir à l’évolution du périmètre du concept de bioéthique. Dans un article rédigé pour Le Figaro au début des États généraux, j’évoquais la bioéthique « d’hier » et celle à inventer. La rupture est fondamentale, et certains concepts de l’éthique doivent être réinventés.

La situation actuelle est disruptive : il va être compliqué de penser intelligemment le futur avec des concepts datés, d’autant plus qu’il est impossible de tout anticiper car le paysage se recompose perpétuellement. Nous sommes dépassés par l’évolution des choses… C’est toute l’intelligence du rapport Villani : il ne s’est pas contenté de confier l’animation à des espaces éthiques, mais a consulté des experts internationaux. La mise en relation des questions et de ces intelligences a produit des repères.

Pour répondre à M. Touraine, s’agissant de la régulation de la bioéthique, je cerne mal ce qui distingue actuellement l’approche française. Nous devons être plus créatifs et nous réinventer, voire surprendre. Pourquoi ne pas repositionner la bioéthique là où elle doit l’être, au niveau politique plutôt que scientifique, par exemple ? Les consultations que vous allez mener doivent vous permettre de produire une intelligence collective.

Je serai inquiet si l’on se limite à adapter une législation déjà tiraillée par les contradictions et qui va finir par imploser. Le numérique est une révolution pour nos modes de vie et dans notre relation à l’autre, à notre histoire et au monde. Si nous n’intégrons pas ces ces profondes ruptures dans nos représentations, nous passerons à côté…

J’ai trouvé surprenant que le rapport Villani soit publié au moment des États généraux de la bioéthique. Je vous ai répondu assez brutalement en estimant que cela avait démonétisé le travail réalisé par les espaces éthiques : quelle que soit la qualité de notre réflexion, elle est relativement inconsistante au regard de l’intelligence produite dans un rapport de cette nature.

La CNIL est également capable d’organiser des débats permettant de produire une intelligence collective et utile : elle a organisé une centaine de débats, en utilisant une méthodologie bien précise, avec des jurys citoyens formés selon des règles extrêmement strictes. Ce type d’approche existe donc et est très satisfaisant. Nous devrions l’intégrer dans notre réflexion sur la bioéthique.

En outre, il me semble fondamental d’anticiper. Quelle instance est capable d’anticiper et peut également prendre la responsabilité de décider ? Réguler, c’est peut-être également évaluer les enjeux industriels, économiques et stratégiques d’un domaine – la recherche médicale par exemple.

Dans le texte que je vous ai adressé, je reviens sur ma principale conclusion des rencontres des derniers mois : les gens se sentent progressivement dépossédés de ce qu’ils sont – leur culture, leur histoire, ce qu’était leur représentation de la vie et de la société. Votre vision de parlementaires est sans doute différente, du fait de votre expertise, mais de nombreux Français se sentent très vulnérables, ont peur et ressentent pleinement la violence de technologies indifférentes au bien commun. Face à cette inquiétude, quels éléments allez-vous produire pour leur permettre de reprendre confiance et leur faire comprendre qu’il y aura un pilote dans l’avion ?

Les responsables d’instances éthiques identifient des thématiques, argumentent mais sont plutôt dans le constat. Ainsi, par exemple, s’agissant de l’utilisation du « ciseau génomique » CRISPR-Cas 9, toute la communauté internationale est mobilisée et, en avril, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) a organisé un colloque international. Qu’a-t-on constaté ? Que l’on est dépassé par certaines pratiques, notamment celles de pays qui n’ont absolument pas les mêmes préoccupations bioéthiques, voire éthiques, que nous… Nous devons aussi le prendre en compte. Mais si l’on est trop prudent – les chercheurs vous le diront –, ne passe-t-on pas à côté de belles opportunités, par exemple dans l’intérêt supérieur de la personne malade ?

Monsieur le rapporteur, vous évoquiez l’importance de maintenir le doute. Nous n’avons pas besoin de le maintenir, car nous ne sommes plus que dans le doute et la suspicion ! C’est pourquoi nous avons vraiment besoin de repères, d’horizon et d’objectifs fixés par étapes. Actuellement, les événements semblent nous dominer : chaque jour, chaque heure, une nouvelle information nous déplace, nous détourne et nous fait douter profondément. Mêmes les chercheurs qui étudient des thématiques pointues ne savent plus si elles seront encore pertinentes demain…

Dans ce contexte, la décision politique est extrêmement délicate et aléatoire, mais elle est préférable à l’attentisme ou au transfert de responsabilité vers des comités d’éthique, chargés de produire des textes théoriques qui ne rassurent personne.

Dernier point, la question des droits du malade : elle me semble un peu obsolète puisque les avancées en génomique renouvellent le concept même de malade. Les normes évoluent et une forme de biopouvoir est exercée avant même le début de l’existence, dénotant une volonté de nous « augmenter », mais aussi de nous sélectionner selon des normes et des critères tolérés au nom d’une certaine idée de la science, de ses performances et de ses finalités.

Même si je vous le dis assez maladroitement, ce qui nous manque le plus, ce sont des éclairages épistémologiques : que se joue-t-il derrière ces évolutions ? Sommes-nous prêts à consentir à cette soumission volontaire « pour notre plus grand bien » ?

Pour conclure, je reviendrai aux questions de M. Touraine : la richesse du moment, c’est précisément ces questionnements qui nous touchent et sont de l’ordre du politique, voire de la métaphysique. Serons-nous à la hauteur ? Saurons-nous produire une réflexion digne de ces avancées totalement imprévisibles, voire irreprésentables et inimaginables ?

Il peut être tentant de se laisser bercer par les chants du transhumanisme et de déposer les armes au motif que l’évolution est irréversible. Mais aborder ces questions, c’est être capable de résister, pas uniquement pour des raisons morales ou religieuses, mais au nom de ce que l’humanisme a fait et de nos conquêtes en matière de liberté et de dignité.

Mon texte le souligne : l’enjeu est clairement politique. Si l’on cède aujourd’hui à la tentation d’un ajustement dont on sait qu’il sera très provisoire, dans ce contexte d’évolutivité constante et de domination de certains groupes, il ne faudra plus dire demain que nous sommes encore en démocratie. En la matière, les résolutions européennes mises en œuvre le 25 mai ne sont pas totalement rassurantes. Nous ne sommes pas assez attentifs aux mouvements tectoniques en cours.

Aurez-vous, ainsi que le Gouvernement, le courage politique de défendre des lignes intangibles et, ce faisant, la démocratie ?

Mme Laëtitia Romeiro Dias. Je vous remercie pour ces premiers échanges sur le cadre et les enjeux de la bioéthique. Je vous remercie également par avance de la note écrite que vous allez nous transmettre, qui développera davantage cette réflexion essentielle.

Ma question intervient dans un champ plus étroit. Elle est rarement abordée, mais importante. Environ 200 enfants naissent chaque année avec un trouble du développement sexuel et génital. On parle d’enfants intersexes. Il s’agit de situations médicales congénitales, caractérisées par un développement atypique du sexe, chromosomique ou anatomique, qui rend impossible la détermination du sexe définitif de la personne.

Or lorsqu’un doute existe sur le sexe d’un nouveau-né, un choix doit être effectué, bien souvent après un traitement ou une intervention chirurgicale qui vise à modifier cette anomalie génitale et sexuelle. Ces interventions font débat car certaines ne répondent pas à un besoin thérapeutique ou médical. Mais, surtout, elles se fondent sur la seule volonté des parents et l’avis d’un médecin, sans le consentement direct de l’enfant.

Les associations de personnes intersexes plaident pour l’inscription d’un sexe à l’état civil dès la naissance, sans que cela soit conditionné par un traitement ou une intervention chirurgicale. Elles réclament le libre consentement de l’individu concerné, une fois atteint l’âge auquel il peut opérer un choix libre et éclairé.

J’aimerais connaître votre avis sur le sujet : appartient-il au législateur de mieux encadrer ces situations, afin de prendre en compte le ressenti des personnes concernées et leur consentement ?

M. Emmanuel Hirsch. Notre espace éthique a eu à cœur de débattre de l’importante question du transexualisme dès 1996. Nous y avons d’ailleurs réfléchi avec M. Benjamin Pitcho, avocat spécialiste de ce sujet, que vous pourriez utilement rencontrer.

Certes, par rapport aux grandes questions de génomique et à l’éthique « d’en haut », on pourrait considérer que c’est une question anecdotique. Mais, au contraire, c’est une question fondamentale liée aux droits de la personne, à nos attitudes normatives, à nos penchants pour la discrimination et à notre responsabilité éthique.

Sur ce sujet, je partage l’avis que le Conseil d’État a émis dans son rapport. Il me semble extrêmement respectueux de la personne – notamment de l’enfant. Cette attitude prudente et la possibilité de progressivité sont particulièrement importantes.

Vous attendez sans doute une réponse précise de ma part, mais je dois vous avouer que je suis très gêné d’intervenir devant votre mission d’information. J’interviens et rencontre au quotidien des gens qui me posent des questions, et je ne me sens pas légitime, en tant que professeur d’éthique ou responsable d’un espace éthique, pour vous faire part de mes réflexions ou de mes convictions sur ces sujets. Si j’étais parlementaire, je m’exprimerais différemment ! Mes propos peuvent vous paraître quelque peu inconsistants, mais le texte que je vous transmettrai sera plus structuré.

Madame, c’est l’honneur du Parlement que de considérer ces questions comme importantes, tout comme celle de l’intelligence artificielle par rapport aux personnes vulnérables ou atteintes de maladies neurodégénératives. Nous sommes régulièrement confrontés à un dilemme, entre les bienfaits extraordinaires de ces évolutions et une évaluation plus critique de leurs conséquences.

Mme Caroline Janvier. Merci, monsieur le professeur, pour cet éclairage bienvenu. Je voudrais vous interroger sur l’intelligence artificielle et les données de santé.

On avait le sentiment, en France, de disposer d’une base de données – médico‑administratives, notamment – importante. Mais on s’est rendu compte, par exemple à l’occasion d’un « datathon » organisé par l’AP-HP en janvier, qu’on devait faire appel à des bases de données américaines pour travailler sur des schémas prédictifs ; je pense plus particulièrement à un algorithme visant à prédire les chocs septiques de certains patients dans les services de réanimation. Ainsi, les données cliniques nécessaires pour travailler sur ce sujet sont venues des États-Unis. De la même façon, un certain nombre de start-up françaises comme Cardiologs, qui traitent de la donnée fournie par des électrocardiogrammes pour analyser de façon automatisée des pathologies et l’évolution de l’état de patients, ont dû faire appel à des données d’autres pays.

On peut se demander comment élargir nos sources de données et trouver un équilibre entre la légitime protection de ces données, notamment contre leur utilisation par les assurances, et l’innovation qu’il convient d’encourager, comme le préconise notre collègue Villani, pour faire de notre pays un leader dans ce domaine. Mais pour cela, il faudrait que nous ayons un accès plus large aux données cliniques – et pas seulement administratives – détenues par les hôpitaux, et que les patients acceptent que tout un pan de l’économie ait accès à ces données.

Comment positionner le curseur entre le besoin d’innovation et le besoin de sécurité et de protection des données personnelles ? Pensez-vous qu’on est allé trop loin, ou pas assez ?

M. Emmanuel Hirsch. Je serai assez rapide, dans la mesure où la réflexion est assez dense en la matière.

On s’est aperçu que, dès le départ, il y avait des biais dans la constitution des bases de données – même dans les grandes bases américaines. Cela a des effets tout à fait péjoratifs.

Je remarquerai ensuite qu’à l’AP-HP certaines explorations basées sur des données ont de quoi surprendre. Je pense à la conclusion d’une étude dont m’a parlé mon épouse – qui est anesthésiste-réanimatrice : lorsque les réanimateurs se parlent entre eux, l’issue est plus favorable pour les malades que s’ils ne le font pas. Avait-on besoin d’exploiter des données pour arriver à ce type de conclusion ? Les données doivent-elles légitimer ce qui relève d’une évidence ? Cela peut paraître anecdotique, mais je ferai une distinction entre ce qui est de l’ordre de l’innovation et le côté naturel des pratiques « amont », que les normes et les prescriptions actuelles ont tendance à remettre en cause de plus en plus souvent.

Un débat important a eu lieu, dans le cadre de la loi de modernisation de notre système de santé, sur le cryptage des données de santé et sur la possibilité de lever, dans certaines circonstances, et dans l’intérêt général, la confidentialité de celles-ci.

En tant que citoyen observant la réalité, j’ai le sentiment qu’on n’arrivera pas à préserver la confidentialité de certaines données. Pensez à l’avancée des technologies, au travail des hackers, au piratage de structures américaines par des Chinois pour obtenir des données en cancérologie, etc. Et encore, on ne dit pas tout ! Certes, il est bon d’observer une certaine prudence. Mais c’est comme la notion de secret médical, sur laquelle on peut s’interroger : que respecte-t-on quand on respecte le secret médical ?

Pour ma part, même si cela peut vous paraître maladroit, je ne crois pas qu’il faille être obsédé par cette question, dans la mesure où la bataille est déjà perdue en raison du contexte de dérégulation et de développement des capacités technologiques que nous connaissons. C’est comme pour l’accès à ses origines dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation (AMP) : maintenant que c’est possible, on pourra toujours vouloir réguler…

La vraie question, qui me paraît plus intéressante, est la suivante : si certaines études permettent d’identifier des éléments éventuellement favorables à la santé d’une personne, et que l’on est dans un contexte d’anonymat mais avec une possibilité de réversibilité, utilise-t-on cette possibilité lorsque la personne n’était pas informée que l’on faisait ces études sur ses données personnelles – même si celles-ci sont agglomérées de façon à les rendre indistinctes ?

Cela nous amène, d’une certaine manière, au concept de réciprocité qui a été évoqué dans le rapport du CCNE publié à la suite des États généraux de la bioéthique. Ce concept, qui fait partie des fondamentaux, me semble devoir être exploré. Cela intéressera M. Jean-Louis Touraine, puisqu’il s’agit des greffes d’organes.

Au cours des débats, certaines personnes ont dit que si une personne était inscrite sur le registre des refus, elle ne devrait pas prétendre à bénéficier d’organes. Cela renvoie, dans le domaine de l’éthique de la recherche, à la notion de partenariat, de mutualisation, d’intérêt partagé. De plus en plus de gens sont prêts à transgresser certaines règles dans un souci de solidarité et de réciprocité.

Mais revenons aux données de santé. Pour ma part, j’irai plus loin : en quoi sommes-nous propriétaires de nos données ? Dès lors que l’on bénéficie de recherches qui ont été faites sur d’autres, n’a-t-on pas aussi un devoir de responsabilité ? Je sacralise moins ces questions qu’on ne le fait généralement. Certes, comme on l’a dit, certaines données relèvent du privé, de l’intime. Les assurances, notamment, pourraient en faire un usage discriminatoire. Mais, sur le fond, je considère que je bénéficie à titre personnel de recherches qui ont été faites sur d’autres. Au nom de quelle valeur puis-je refuser de m’inscrire dans cette même solidarité ?

J’ai été frappé lorsque l’on a discuté, à l’occasion de la loi du 4 mars 2002, de l’accès direct au dossier médical : les gens peuvent gérer eux-mêmes un certain nombre de données et les mettre à disposition d’assureurs ; ainsi, ils prennent une certaine responsabilité. Reste à savoir de quel type d’éducation ils ont bénéficié et quelle information on leur a apportée.

Ce sont toutes les questions que je me pose. Mais je suis plus intéressé, en amont, par ce qui peut se pratiquer aujourd’hui dans un contexte non médical car, là aussi, il y a intrusion dans la sphère privée, ou par les pratiques des GAFAM qui exploitent un certain nombre de données dans un contexte totalement dérégulé.

D’un point de vue éthique, j’essaierais de voir quels sont les fondamentaux. Je pense que certaines données nous concernent quand elles touchent au privé, à l’intime, à notre identité. Mais il faut aussi comprendre que nous sommes dans une société et que nous bénéficions mutuellement de la recherche. Tous ces devoirs, toutes ces obligations m’amènent parfois à douter de certaines revendications qui s’appuient sur des droits théoriques.

M. Thibault Bazin. J’avoue ne pas avoir cerné tous vos propos, parfois allusifs. Peut-être est-ce dû au temps limité ou à une pudeur qui vous honore. Cela étant, j’ai deux questions à vous poser.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises la démocratie. Dans leur majorité, les Français seraient favorables à une légalisation de l’euthanasie. C’est en tout cas ce que déclarent les personnes en bonne santé au « café du commerce ». Mais récemment, j’ai visité un institut de cancérologie qui accueille près de 4 000 patients par an et je me suis rendu compte que parmi les personnes concernées concrètement par la fin de vie, une dizaine seulement demandaient un suicide assisté. Quand les soins palliatifs sans acharnement thérapeutique sont mis en place et que la douleur est soulagée, la demande s’estompe. Ainsi, sur le terrain, la démocratie prend une voie tout autre. Prônez-vous une démocratie qui serait fondée sur des sondages mal posés, sur d’apparentes attentes sociétales ?

Vous avez également évoqué à plusieurs reprises la légitimité, et vous avez dit qu’il faudrait réinventer les espaces éthiques. Considérez-vous que ceux qui s’expriment aujourd’hui sur les questions de bioéthique ne sont pas légitimes, tout comme ceux qui se sont exprimés dans le cadre des États généraux de la bioéthique ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Monsieur le professeur, vous avez déclaré que les Français avaient de plus en plus besoin d’éthique. Et vous avez dit, à propos des États généraux de la bioéthique, qu’il ne fallait pas tromper les Français. Pourriez-vous développer vos propos ?

M. Patrick Hetzel. Vous avez dit tout à l’heure que certaines personnes seraient « réfractaires au progrès ». Comment envisagez-vous le progrès ? Pensez-vous qu’il soit à sens unique ? Ne sommes-nous pas confrontés aussi à des questions de protection de la vie ?

Par ailleurs, vous avez indiqué à plusieurs reprises dans vos travaux et dans vos publications qu’il y avait une bioéthique « d’hier », et qu’il fallait inventer une bioéthique « de demain ». Vous avez également insisté sur le fait qu’il fallait renouveler les principes. D’où cette question assez simple : selon vous, quels principes doivent prévaloir ?

M. Emmanuel Hirsch. En préalable, je dirai que la fin de vie ne fait pas partie de la bioéthique. C’est un élément à prendre en compte – c’est pour cela que nous avons des lois, à mon sens, un peu disparates –, même si, par ailleurs, rien n’indique que la fin de vie n’a pas à se retrouver dans la bioéthique. Tout cela est un peu surprenant, et amène à penser qu’un toilettage législatif serait utile. Mais on peut également être surpris de la façon dont on a souhaité refaire le débat : même si c’était justifié, je ne suis pas certain que le contexte de la révision de la loi bioéthique soit le meilleur.

Pour répondre à votre question, monsieur Bazin, je m’exprime peut-être mal devant une commission parlementaire, mais j’écris de temps en temps des articles. Au moins, je suis clair dans mes positions.

J’ai participé à la création du mouvement des soins palliatifs en France, dont je ne remets pas en cause la démarche. Mais je remets en cause la loi Claeys-Leonetti sur la sédation profonde et continue. C’est le seul point sur lequel on pourra discuter.

Pour moi, la sédation profonde et continue est à ce point l’équivalent d’une forme d’euthanasie qu’il en est résulté une suspicion, ainsi que des difficultés dans les pratiques et dans la perception des gens. Encore une fois, ce n’est pas moi qui ai introduit cette notion de « sédation profonde et continue ». Il y avait une véritable stratégie élyséenne pour aboutir à une telle confusion. Donc, soit on revient sur la loi et on supprime la sédation profonde et continue, soit on est honnête et démocrate, et on introduit le mot « euthanasie ». Ma position actuelle est aussi simple que cela.

J’observe, monsieur Bazin, que les gens ne sont pas contraints le jour où ils sont en situation de demander le suicide médicalement assisté ou l’euthanasie. Et, de la même façon que pour rédiger des directives anticipées, ils peuvent s’exprimer à un moment donné dans un sens, puis revenir sur leur position.

La vraie question qui se pose est la suivante : que représente symboliquement, pour une société, le fait de légiférer sur l’euthanasie, avec des conséquences qu’on peut ne pas maîtriser, notamment sur les personnes vulnérables ? Même si je n’ai pas envie de répondre sur le fond, je peux en discuter. J’ai d’ailleurs déjà été reçu par une commission parlementaire pour parler de la fin de vie. Et, encore une fois, je ne suis pas pour la République des sondages : la démocratie, ce n’est pas cela.

On a dit que les espaces éthiques allaient organiser des débats, de la mi-janvier jusqu’à la fin avril, sans qu’on ait mis au point une méthodologie, sans qu’on ait effectué un travail de fond pour permettre aux espaces éthiques, qui ont l’expérience de tel ou tel type de questionnement, chacun dans leur champ d’activité, de donner leur avis sur la façon de procéder et de discuter entre eux.

Je vous suggère de regarder, sur le site internet de l’espace éthique d’Île-de-France, dans la partie « bioéthique », la méthodologie que nous avons suivie : nous avons constitué un groupe, un « conseil d’orientation », mis en place une charte et adopté une méthode – nous nous en sommes tenus aux thématiques de la bioéthique, tout en recherchant une certaine pluridisciplinarité, etc.

Je trouve qu’il y a quelque chose de démagogique et peut-être de pervers à dire : « Venez à nos réunions de bioéthique, on va parler, on fera une synthèse que l’on enverra au CCNE, qui fera son rapport et vous pouvez être certain que votre opinion sera prise en compte. »

Déjà, on n’avait pas besoin d’organiser des États généraux pour connaître l’opinion des gens sur ces questions. Il y a eu d’autres moments dans l’histoire récente, d’un point de vue politique, pour s’en faire une idée.

Ensuite, la démocratie, qui est au cœur de ma préoccupation, consiste à responsabiliser chacun et à associer, dans un processus décisionnel, les compétences et les expertises des uns et des autres. De ce point de vue, puisque vous abordez la question de la fin de vie, pour moi, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs n’a pas toute légitimité à dire ce qu’est une « bonne mort » ni ce qu’est la fin de vie. Il existe d’autres expertises, d’autres compétences, et la société évolue par rapport à ces questions.

Je suis gêné lorsqu’on nous indique quelle est l’opinion de la société sur tel et tel sujet. Cela ne figure pas totalement dans le rapport du CCNE, mais cela aurait pu être une déviance, car celui-ci comprend plusieurs parties : expertises, espaces éthiques, audits et sociétés savantes. Un danger aurait été de dire, à l’occasion des États généraux, quel était le sentiment de l’opinion publique par rapport à ces questions, et de dire qu’il faudrait en tenir compte.

Ce qui manque, c’est un travail en amont, un travail qui aurait permis de répondre à une question qui a déjà été soulevée : quel type d’instance peut assurer l’information des citoyens d’une manière continue et progressive, notamment à travers les médias ? D’ailleurs, quoi qu’on en dise, on n’a pas organisé grand-chose pour préparer ces États généraux – quelques conférences de presse, très peu d’articles de fond dans la grande presse, et très peu d’émissions télévisées.

Vous pourrez lire, dans mon petit texte, ce que je pense de la nécessité de former, d’éduquer, de conscientiser, de responsabiliser, d’inventer de nouvelles modalités de discussion et de concertation. Mais à un moment donné, c’est au Parlement de se prononcer : nous avons une représentation nationale ! Maintenant, sur des domaines aussi sensibles, aussi délicats, comment arriver à prendre des positions parfois transgressives, voire disruptives ?

Vous vous êtes interrogés sur la fin de vie et sur le rôle des sondages par rapport aux attentes sociétales. Je trouve discutable l’exploration que le CCNE en a fait à travers son site : on nous dit que les deux sujets qui ont le plus intéressé l’opinion publique, c’est la fin de vie et les questions autour de la gestation pour autrui (GPA). Or je ne suis pas certain que ce soit très représentatif de ce qu’aurait été l’opinion des gens si l’on avait mené en amont un travail plus intelligent, notamment à travers des colloques, etc. Mais je ne peux pas vous dire ce qui aurait dû être fait puisque je ne suis pas président du CCNE, et qu’on ne m’a pas demandé comment j’aurais fait…

Donc on a fait les choses d’une manière trop rapide, et il n’était pas très sérieux de dire qu’on allait faire des États généraux entre tel jour et tel jour. Ce n’est pas ainsi que l’on peut entendre les choses.

J’en viens au deuxième point de votre intervention, sur la légitimité des espaces éthiques.

Nous n’avons aucune légitimité à nous prononcer sur ces questions : nous en avons une, éventuellement, à identifier un certain nombre de questions. Tout à l’heure, nous parlions des questions relatives aux données personnelles : on ne peut pas dire qu’elles ne soient pas d’actualité, ni que l’on ne les ait pas identifiées. Mais prenez les questions relatives aux vulnérabilités dans les maladies neurocognitives : ce sont des questions intéressantes, qu’on pourrait essayer de faire remonter au niveau de la bioéthique. C’est un peu comme cela que je vois les choses.

Notre légitimité est donc très simple : être présent sur le terrain, créer des réseaux de réflexion, mettre en place des groupes de concertation, et ne jamais se substituer à ceux qui ont une certaine autorité. Jamais, en vingt ans d’espace éthique, je n’ai pris position au nom d’une société savante dans le domaine de la fin de vie. Chacun doit être à sa place.

Nous avons aussi un rôle de transmission des savoirs, à travers l’expertise développée dans les comités des espaces éthiques. Nous avons un rôle d’accompagnement, par exemple, de ce que va être la loi, au fur et à mesure de vos débats.

Donc, nous n’avons pas de légitimité – et je ne suis pas non plus certain que le CCNE en ait une, d’ailleurs il ne le prétend pas – à nous substituer au législateur en ces domaines. Nous pouvons éclairer, nous pouvons être saisis. C’est toute la question de l’expertise qui pourrait alors être posée.

Madame Firmin Le Bodo, comme je l’ai écrit dans Le Figaro, il ne faudrait pas tromper les Français. Je pense qu’on peut effectivement les tromper, c’est-à-dire les trahir. Les milliers de personnes qui ont participé aux États généraux ne sont peut-être pas représentatives de l’ensemble de la société. Mais il ne faut pas les trahir parce qu’elles ont pris cela très aux sérieux. D’ailleurs, comme le dit M. Jean-François Delfraissy, il y a une appétence pour ces rencontres, qui ont eu plutôt du succès.

Un certain nombre de personnes, dans notre société, porteront une grande attention à ce qui « sortira de la boîte ». Ils se sont exprimés, ils ont envoyé des contributions aux espaces éthiques ou au CCNE. Bref, ils ont l’impression que le débat s’est construit d’une manière sérieuse. Et c’est pour cela que je me suis interrogé : « Serons-nous à la hauteur » ? Je précise qu’au moment où j’ai écrit cet article, nous sont parvenus des signaux qui ne sont pas annonciateurs de nouvelles susceptibles de satisfaire ceux qui attendent quelque chose de la révision de la loi de bioéthique.

Pour la révision de la loi de bioéthique, plusieurs scenarii peuvent être élaborés. Mais le scénario le plus crédible, aujourd’hui, c’est qu’on ne fera rien, ou plutôt que l’on fera uniquement des aménagements. À ce moment-là, on n’avait pas besoin de faire les États généraux. Le rapport de janvier 2018 de l’Agence de la biomédecine était en lui-même très éloquent et très intéressant puisqu’il indique, d’un point de vue technique, ce qui pose problème et ce qu’il faut faire. Mais vous me reposerez la question quand la loi sera là. Je vous dirai alors si on a trompé les Français ou non.

Monsieur Hetzel, vous vous demandez si le progrès est à sens unique. Ce sont vraiment des questions de philosophie, et je ne suis pas venu avec ma casquette de philosophe. Mais ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est le sens du progrès et ce qu’il apporte véritablement.

Quand on nous parle de transhumanisme, d’hypermodernité, d’hyperhumanisme, enfin de tout ce que l’on retrouve aujourd’hui dans le discours, nous pouvons nous demander en quoi certaines innovations nous sont réellement utiles. On peut faire la distinction entre les innovations qui ont du sens pour la démocratie et l’humanité, et celles qui ne font que nous distraire de ce que devraient être nos exigences et nos préoccupations.

Je considère que nous sommes de plus en plus souvent éloignés de l’essentiel par ce qu’on nous vend comme étant des innovations susceptibles de conditionner le devenir de notre société. De fait, le devenir de notre société s’écrit dans des start-up, selon des critères et des finalités qui sont rarement pesés du point de vue de leur valeur sociétale et de leur apport fondamental.

Cela étant dit, je ne remets pas en cause le fait que des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) bénéficient aujourd’hui de l’intelligence artificielle, qui peut se charger d’un certain nombre de tâches ingrates demandant des compétences que certaines personnes n’ont pas, ni le fait qu’on permette à une personne atteinte d’une maladie neuro-évolutive de pouvoir rester plus longtemps chez elle. Pour moi, c’est très positif en termes de progrès, d’avancées, de liberté, de conquête sur la fatalité. Néanmoins, nous pouvons nous interroger, vous comme moi, sur certaines évolutions ou innovations qui nous sont présentées comme incontournables et impérieuses.

On nous parle de plus en plus des avancées que les neurosciences permettraient dans le domaine de l’éducation. On ne peut que se réjouir de la liberté et de la créativité que l’intelligence artificielle va pouvoir apporter. Mais si l’on est pessimiste, on peut aussi se demander si l’intelligence pratique, la capacité de s’éduquer et de s’approprier des savoirs seront encore respectées, ainsi que l’autonomie de la personne.

Il faut trouver la bonne reconfiguration. Or je vois mal aujourd’hui quelle régulation elle apportera. On peut comprendre que ce que l’on nous « vend » comme un progrès absolument indispensable nous sera utile à certains égards. Mais mon impression est que cela n’a pas été véritablement pensé, décidé, arbitré en amont. A posteriori, c’est ce que vous allez faire si vous intervenez sur certains sujets de bioéthique en cherchant des aménagements qui nous éviteraient « un pire ». J’observe que le pire, au moment de la loi Claeys-Leonetti, c’était l’euthanasie. Et que, pour éviter le pire, on a permis la sédation profonde et continue. Tout cela pour vous dire que ce n’est pas comme cela que je vois les choses. Je pense qu’il manque une intelligence.

Enfin, je tiens à dire que j’ai été frappé par l’absence des intellectuels dans le débat bioéthique de ces derniers mois. Je ne remets personne en cause, mais je remarque que certaines personnalités du monde culturel, intellectuel, qui ont une parole assez constructive, vigoureuse, qui porte du sens, n’étaient pas là. En revanche, certaines instances, comme l’Église catholique, se sont exprimées. Il y a de quoi s’interroger.

M. Guillaume Chiche. Monsieur Hirsch, vous êtes intervenu sur le périmètre des questions éthiques et bioéthiques. Je voudrais vous interroger sur la PMA et son extension à toutes les femmes, couples lesbiens ou femmes célibataires.

Pour vous, ce sujet est-il entré dans le champ des questions éthiques, étant entendu que je considère qu’il y est entré au titre de la suppression d’une discrimination dans l’accès à une pratique médicale fondée sur une orientation sexuelle ou un statut matrimonial.

Je ferai par ailleurs une remarque qui ne s’adresse pas à vous, mais au président de notre mission d’information, notre collègue Xavier Breton.

Monsieur le président, sur le site de la Manif’ pour tous, en Charente, un article, publié le 26 juillet, vous prête des propos qui me concernent directement. Je les cite : « On voit bien qu’il est animé par une détestation de la famille, qu’il compte atteindre ou détruire à tout prix. » Confirmez-vous ces propos ? Si tel était le cas, je me permettrais deux remarques.

Premièrement, je ne crois pas que de tels propos contribuent à des échanges apaisés dans le cadre de la mission que vous présidez.

Deuxièmement, je condamne formellement ces propos – si tant est qu’ils aient été tenus – qui s’apparentent à de la diffamation. Je ne compte pas, bien évidemment, détruire la famille. Bien au contraire, je souhaite en affirmer les richesses et la diversité, et je refuse que l’on cherche à faire des différences de structures familiales une sorte de pyramide hiérarchisée avec un « modèle roi », et d’autres modèles qui seraient moins honorables.

En d’autres termes, indépendamment du nombre de personnes qui les composent et du statut matrimonial et des orientations sexuelles des uns et des autres, je reconnais pleinement et je défends les familles, leur émancipation et leur bien-vivre. C’est peut-être ce qui me différencie de certains. Je l’assume pleinement, et je voulais le rappeler ici.

M. le président Xavier Breton. Avant de donner la parole à mes autres collègues, je tiens à préciser que je ne connais pas ce site. Je vous invite donc à me transmettre ses coordonnées. J’ai effectivement répondu à des questions de journalistes. Si des interviews ont été publiées et que je n’y retrouve pas mes propos, je ferai un démenti.

Il ne s’agit pas d’une interview directe, et j’aimerais bien savoir quelle en est la source. J’ai fait effectivement des commentaires, mais pas dans ces termes exactement. Avant d’en juger, encore une fois, je souhaite connaître le site et la référence.

Mme Blandine Brocard. Monsieur le professeur, j’ai été particulièrement intéressée par votre hauteur de vue, dont je vous remercie vivement.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises les craintes des Français, alors qu’on a souvent tendance à les oublier. Je vous en remercie, ainsi que d’avoir fait remonter les attentes de nos compatriotes, au-delà des éclairages techniques dans lesquels on se perd. Les Français ont vraiment l’impression d’être à la traîne, de suivre bon gré mal gré le progrès et, finalement, de ne pas avoir le choix. Comment nous, les Français, pouvons-nous nous emparer sereinement ces sujets ?

Faut-il « forcer » les avancées pour constater, dans le meilleur des cas, qu’elles sont bénéfiques pour l’homme ? Vous avez vous-même parlé d’avancées imprévisibles, irréversibles, incontournables et impérieuses ? Ou faut-il, comme vous le laissez entendre, freiner ces avancées scientifiques qui nous embarquent on ne sait où, afin que tout un chacun puisse en intégrer progressivement les différentes implications ? De fait, on a l’impression que la science se déploie inexorablement sans rencontrer d’entraves, peut-être aux dépens de l’homme.

Cela m’amène à reprendre l’une des questions que vous avez très judicieusement posée : vers quelle société, vers quelle humanité souhaitons-nous aller ?

L’un des problèmes de la bioéthique est que l’on fait souvent appel à une somme de revendications personnelles, de désirs venant des uns et des autres, qui varient en fonction de l’histoire et du vécu de chacun. Cela rend très difficile tout positionnement, lequel est potentiellement mal perçu par ceux qui attendent les avancées permises par les sciences. De fait, si l’on s’interroge, si l’on montre quelque réticence à l’égard de ces avancées scientifiques, on est très souvent accusé d’être archaïque ou rétrograde.

Faut-il choisir entre la science qui supplanterait ce que vous avez appelé les grands principes intangibles, et ces grands principes qui empêcheraient la science d’avancer ? Comment concilier les avancées reconnues de la science avec les grands principes intangibles dont notre société, notre humanité ont également besoin ?

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Monsieur le professeur, je voudrais vous interroger sur des sujets dont vous avez l’expertise : les neurosciences et la bioéthique.

L’article 45 de la loi de 2011 relative à la bioéthique admet le recours à l’imagerie cérébrale dans le cadre de l’expertise judiciaire. Je m’interroge cependant sur les progrès scientifiques de l’imagerie cérébrale et sur son encadrement. En effet, alors que l’on contrôle aujourd’hui – ou que l’on tente de contrôler – l’immense avancée de la génétique, on semble oublier que les données issues de l’imagerie cérébrale soulèvent tout autant de questions éthiques fondamentales et pourraient présenter des risques pour les droits de la personne humaine.

Je vais vous donner quelques exemples pour illustrer mes propos. Si une lésion ou une tumeur cérébrale m’est diagnostiquée, suis-je toujours responsable de mes actes ? Lors d’un examen médical du cerveau, peut-on indiquer à un patient qu’il peut développer une maladie neurodégénérative ? Jusqu’où peut-on changer ou influencer nos comportements en stimulant des parties de notre cortex ? Dans ce type de situations, suis-je toujours la même personne ? Je vous rassure : je ne vous demanderai pas de répondre à ces questions.

En revanche, suite aux rencontres autour des neurosciences que vous avez organisées le mois dernier avec d’éminents scientifiques tels que MM. Luc Buée et Marc Lévêque, je souhaiterais vous voir préciser votre position sur l’élargissement du champ de compétences de l’imagerie cérébrale dans la loi de bioéthique. Le « neuro-droit » existe timidement. Doit-on aller plus loin ? Doit-on encadrer les données sensibles et personnelles issues de cette imagerie cérébrale ?

M. Emmanuel Hirsch. Si j’avais su que j’aurais autant de questions, peut-être ne serais-je pas venu… Ou peut-être me serais-je davantage préparé ! (Sourires). Mais il y a une réponse à toutes les questions que vous posez dans le Traité de bioéthique.

Vous m’avez d’abord interrogé sur la PMA. Pour ma part, j’ai été très attentif au fait qu’un groupe politique ait souhaité en faire une loi spécifique. On pouvait dire que c’était une stratégie politique, mais je ne suis pas certain que la question ne se pose pas également lorsqu’elle est intégrée dans une loi de bioéthique. Ce qui est sûr, c’est que l’on a « démédicalisé », et donc « socialisé » ce qui tourne autour de la PMA.

Cela m’amène à m’intéresser au rôle de l’expertise. Si l’on reprend les travaux du rapport de M. Guy Braibant, le premier rapport du Conseil d’État qui a préfiguré ce que pourrait être la bioéthique, ou ceux du rapport de Mme Noëlle Lenoir, on s’aperçoit que c’étaient les experts qui étaient convoqués, les médecins qui disaient les règles et qui fixaient les normes, puisqu’on était dans quelque chose d’inédit. Ce sont eux qui avaient une certaine légitimité.

Quand vous parlez de neurosciences, je pense immédiatement à des personnes de grande qualité qui allient l’expertise à une grande compétence en matière d’éthique comme M. Hervé Chneiweiss. Et si vous voulez affiner l’analyse, penchez-vous sur des personnalités comme M. René Frydman : quand il a développé toutes ses approches, il a engagé une sorte de consultation pluridisciplinaire avec des psychologues, des anthropologues et des sociologues. Cela ne s’est pas fait de n’importe quelle manière, mais avec une expertise assez transversale. Et à l’époque, quand il fallait prendre position, j’imagine que la commission parlementaire recevait surtout les experts.

La vraie question, qui à mon avis justifie un débat, est la suivante : est-ce la PMA, du fait de ses implications sociétales, relève encore, au sens propre, de la bioéthique ? C’est pour cela que je suis très gêné qu’on ne définisse pas mieux ce qu’on appelle la bioéthique et ce qu’est une loi de bioéthique.

On peut dire qu’un certain nombre de thématiques doivent être abordées d’un point de vue sociétal. De la même manière, certaines thématiques gagneraient en pertinence, en lisibilité et en prégnance si elles étaient intégrées dans une loi que je n’appellerais plus « loi relative aux droits des malades », mais qui aborderait de nouvelles questions – par exemple, la prédictivité. On voit tout ce qui se met en place quand on redéfinit les concepts de maladie et de soins.

Madame Brocard, j’ai été invité par l’un de vos collègues, – et cela répondra peut-être à vos interrogations – à une réunion organisée par La République en Marche, et je me suis exprimé sur la légitimité et la pertinence des arguments qu’on peut produire.

Je vous invite à regarder le travail remarquable qui a été réalisé par le lycée Henri-IV. À mon avis, l’éducation devrait s’approprier les questions de bioéthique et les intégrer dans les formations. C’est un enjeu fondamental, et peut-être ferez-vous des propositions en ce sens.

Tout à l’heure, j’ai évoqué le lycée Pierre-Gilles-de-Gennes et le côté excitant qu’il y a à travailler sur les greffes d’organes. De la même façon, nous avons travaillé avec l’académie de Créteil et avec des enseignants sur l’AMP et sur l’intelligence artificielle : le matin, la transmission d’un certain nombre de savoirs ; l’après-midi, des ateliers. C’était plus intéressant que certains débats que nous avions organisés nous-mêmes !

Ces productions de savoir et d’intelligence ont pour moi une certaine légitimité. Les enseignants peuvent être les vecteurs de la réflexion, en organisant, par exemple, des études de cas. Il y a vraiment un travail de fond, et l’Éducation nationale est très demandeuse. Et, pour répondre à votre question : pour moi, ce n’est plus une question.

En revanche, j’ai été frappé de constater que les associations LGBT avaient été très peu présentes dans les réunions des États généraux. Cela m’a d’ailleurs valu une polémique, au cours de la réunion que j’avais moi-même organisée : l’un de leurs leaders nous a dit à cette occasion qu’il ne viendrait pas aux réunions parce qu’il savait qu’il ne serait pas audible, et qu’il irait donc directement voir les parlementaires. En quelque sorte, pour lui, les États généraux étaient inconciliables avec une certaine idée de la dignité des personnes LGBT.

Plus généralement, j’ai constaté qu’un grand nombre de personnes abordent aujourd’hui les différentes thématiques de la bioéthique en revendiquant certains droits, en mettant en avant la souffrance personnelle, les problèmes de discriminations et le manque de compréhension d’une société en pleine mutation. De fait, il n’y a pas que des mutations scientifiques. Dans notre société, la famille a évolué, et tous les grands spécialistes, les sociologues, les anthropologues ou les psychanalystes qui travaillent sur le sujet ont pris des positions assez précises qui n’incitent pas à être « rétentif » par rapport à cette évolution. J’ai d’ailleurs du mal à comprendre au nom de quoi on pourrait refuser cette évolution. Et c’est un peu la même chose pour l’accès aux origines : pourquoi s’y opposer, puisque l’évolution est déjà là ?

Maintenant, est-ce que le législateur doit valider ou cautionner une évolution, qu’elle ait lieu dans notre société ou dans des pays voisins ? C’est un problème d’ordre philosophique. D’ailleurs, en préalable à la révision, il aurait pu être intéressant d’organiser des rencontres internationales – ou, au moins, européennes – car certains pays ont déjà fait preuve d’intelligence, de lucidité, de courage et de réalisme en la matière.

J’ai été heureux d’être le contemporain des belles avancées suscitées par les « années sida ». Nous en avons parfois discuté avec M. Touraine : il s’agissait d’une véritable tragédie humaine, mais également d’une formidable période de transformation de la société. Les évolutions législatives ont été provoquées par l’action de militants, dans la déréliction, représentant une marginalité sociale inconciliable avec les valeurs de certains, qui n’agissaient pas uniquement pour honorer leurs choix personnels ou des droits contestés.

Votre deuxième question est presque philosophique. Honnêtement, j’aurai du mal à vous répondre. Vous posez d’importantes questions ! Si vous ne deviez en retenir qu’une, quelle serait-elle ?

Mme Blandine Brocard. Peut-on concilier les avancées de la science et les grands principes fondamentaux dont vous avez parlé ?

M. Emmanuel Hirsch. J’ai le sentiment que la communauté des chercheurs comme la communauté médicale, que j’ai aussi fréquentée, l’attendent. Il faut rappeler ces principes intangibles, qui donnent du sens, une signification démocratique et une certaine transcendance à leur travail. On ne doit pas renoncer à avoir le courage de cette parole, qui ne doit pas être morale, mais politique. Je suis laïque, j’ai évolué dans un contexte sécularisé, et il me semble que seul le politique est légitime pour redéfinir un certain nombre de principes, ne serait-ce que pour faire accepter des évolutions incontournables.

Il faut repenser le contexte et évaluer le type de vigilance à mettre en place. D’ailleurs, le rapport Villani parle de loyauté et celui de la CNIL de vigilance. Quelle pourrait être l’approche éthique des institutions ? Comment être vigilants ensemble ? Quelles précautions mettre en place, qui soient compatibles avec les avancées de la recherche ? Une société qui se veut émancipatrice peut difficilement être réfractaire à ces avancées – j’emploierai ce terme plutôt que celui de « progrès », un peu éculé.

La réflexion doit donc se situer bien en amont de débats sur la bioéthique. Ainsi, de façon assez surprenante, le CCNE a consacré l’un de ses récents avis aux migrants. Dans le cadre des États généraux de la bioéthique, nous avons également organisé un colloque sur le même thème avec Médecins du monde et différents partenaires. Cela nous permet de réappréhender certains fondamentaux. Nous avons aussi organisé un colloque au ministère de la santé sur les maladies neurocognitives au regard de la bioéthique.

Il faut faire preuve d’inventivité. On ne peut s’en remettre aux instances religieuses, mais elles ont des choses importantes à nous dire. On ne veut souvent pas les écouter, tandis que d’autres instances, qui devraient s’exprimer, ne le font pas car elles pensent que cela pourrait être mal interprété. Je suis de confession juive, et les discours de l’Église catholique et du Président de la République aux Bernardins m’ont beaucoup impressionné. On ne peut systématiquement refuser ces éclairages, cette pensée, cette richesse qui font partie de notre culture.

Malheureusement, la référence aux valeurs morales ou aux traditions est souvent perçue comme moraliste, passéiste, voire proche des extrémismes religieux. En conséquence, la tentation est grande d’oublier nos principes et nos convictions et de s’abandonner au mouvement des choses.

Vous parliez de démocratie et de démagogie : je ne comprends pas que certaines instances nous incitent à renoncer à nos principes sans réflexion de fond. Si l’on prétend être une instance d’éthique, il faut aller plus loin. Avec le responsable d’une instance éthique nationale, j’ai récemment évoqué la position de cette dernière concernant M. Vincent Lambert. Je lui ai demandé si un membre du comité s’était déplacé à Reims pour rencontrer la famille et témoigner d’une présence et d’une proximité. Cela peut paraître anecdotique, mais on ne peut faire d’éthique sans être engagé, impliqué, et prendre des risques.

S’il s’agit uniquement d’ériger des barrières protectrices, de faire de l’éthique « de précaution » en expliquant que toutes les instances ont été consultées et que l’on ne peut rien faire, c’est une trahison : c’est tromper l’opinion. Je le dis peut-être avec une forme de maladresse, mais j’exprime aussi toute la complexité qu’il y a à aborder des questions qui touchent à nos représentations du monde, de l’humanité, de la spiritualité, voire de la métaphysique. Les transhumanistes sont d’ailleurs dans ce registre.

Lors des deux réunions préparatoires avec le président du CCNE, nous l’avons interrogé sur la possibilité d’associer les instances religieuses à nos débats sur la dimension philosophique et spirituelle du rapport. Il a été embarrassé. Pourtant, le pluralisme, la démocratie, la laïcité, c’est aussi de ne pas renoncer à ces intelligences, à ces valeurs et à ces traditions. Malheureusement, quand on l’exprime, on est tout de suite considéré comme réfractaire à une certaine idée du progrès. Or, quand on étudie de manière non dogmatique le discours des uns et des autres, il est beaucoup moins intégriste et plus ouvert qu’on ne le pense. On ne peut rester dans l’homéopathie ou le symbolique. À titre de comparaison, la CNIL a convoqué toutes les compétences et expertises compétentes en matière d’intelligence artificielle.

S’agissant de votre question sur l’imagerie, je vous enverrai début septembre le cahier n° 7 de notre espace éthique, consacré à ce sujet. À partir de la rentrée, nous mettrons également en place une université populaire de la bioéthique et, le 12 novembre, un séminaire abordera les neurosciences et l’innovation, avec la thématique suivante : « Déjouer les prédictions : l’enjeu éthique de l’anticipation ». Je vous enverrai le programme si vous le souhaitez.

Actuellement, l’imagerie médicale, c’est certes l’intelligence artificielle, les incidentalomes et tout ce que l’on est capable de dévoiler, mais cela pose aussi des questions éthiques en matière de génétique et, en amont, une question philosophique : que faire d’un savoir dont on ne sait rien faire ? Nous cumulons de plus en plus de savoirs – le big data y contribue – mais comment discriminer ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas ? Et d’un point de vue éthique, comment fait-on pour accompagner la personne qui découvre d’une manière inattendue quelque chose qu’elle ignorait – et, quelquefois, une maladie à un stade très avancé ?

En la matière, nous sommes un laboratoire d’excellence et travaillons avec l’équipe du professeur Philippe Amouyel sur l’anticipation des traitements de la maladie d’Alzheimer. En France, on ne peut pas encore le faire, mais, aux États-Unis, on met à disposition de personnes dotées de certains marqueurs prédictifs – donc susceptibles de développer la maladie d’Alzheimer – des molécules qui n’ont pas d’efficacité si on les donne trop tardivement. Avec une équipe de psychologues, nous nous interrogeons sur la meilleure façon d’accompagner les chercheurs dans l’anticipation de cet impact.

Toutes les innovations sont « accompagnables » d’un point de vue éthique. Je vous transmettrai ce document, qui sera notre contribution complémentaire. Par ailleurs, trois chapitres du traité de bioéthique sont consacrés à ces questions.

Mme Samantha Cazebonne. Dans quelle mesure et dans quels domaines vous inspirez-vous de nos voisins européens ? Cela pourrait-il utilement nous éclairer ?

M. Emmanuel Hirsch. Pendant des années, on nous a parlé d’une bioéthique « à la française ». Cela a une signification. Quand des réfugiés politiques ou des migrants vous expliquent qu’ils sont venus en France parce que c’est la patrie des droits de l’Homme, cela nous confère une responsabilité, y compris dans le domaine de la bioéthique. La dimension internationale du rapport Villani est évidente. Il a d’ailleurs été écrit en sollicitant toutes les compétences, de manière transnationale.

Actuellement, les personnes sont humiliées, y compris quelquefois du fait de choix politiques discutables. Nous devons donc profiter de la révision de la loi de bioéthique pour rappeler les fondamentaux auxquels notre culture démocratique est attachée et son enracinement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je le répète, cette culture me semble quelquefois menacée par certaines avancées qui remettent stratégiquement en cause ce que nous sommes, notre identité, nos espérances, nos capacités de transcendance et qui s’attaquent aussi à nos vulnérabilités.

Les réactions internationales face aux États généraux de la bioéthique soulignent cette attente de signaux forts. Notre Président de la République incarne également une forme de modernité et un renouvellement du discours politique. Cette révision n’intervient pas dans n’importe quel contexte : le président d’un certain grand État remet régulièrement en cause, quant à lui, la science et ses vérités pour imposer ses modèles, ses normes et son idéologie, avec violence et une certaine forme de tyrannie politique…

Ce débat sur la bioéthique, qui concerne aussi l’environnement, nous interroge sur notre capacité et notre envie de vivre selon nos propres normes, actuellement et à l’avenir, car le présent va conditionner notre devenir. Il ne faut donc pas négliger certaines thématiques qui semblent légères mais sont fondamentales, comme la confiance en la société ou encore les EHPAD. Plus largement, il faut répondre à quelques questions simples : comment être sensible à l’homme dans ses vulnérabilités ? Comment éviter que la société ne se désintègre ? Comment permettre aux gens vivant à sa marge d’être reconnus et considérés ? Il faut tenir le cap d’une bioéthique « à la française » et avoir l’ambition, le courage de ne pas forcément accepter ou tolérer ce que d’autres acceptent ou tolèrent.

Je serai également attentif à la pédagogie de la loi : il est essentiel que les articles qui la composent découlent d’une volonté politique préalable et soient l’expression d’un certain nombre de principes fondamentaux qu’il faudra rappeler.

Il est intéressant d’analyser ce que les autres pays européens ont mis en place, mais nous devrions surtout – et je n’ai pas l’impression que ce soit le chemin que nous avons suivi pour le moment – redéfinir la bioéthique et affirmer clairement ce qu’est une bioéthique moderne. C’est fondamental pour être crédible, avoir une démarche constructive mais aussi affirmer les valeurs constitutives de notre démocratie, de responsabilité vis-à-vis de l’autre et des générations futures.

J’étais attentif à ce que les textes importants de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) évoquent les droits de l’homme et la bioéthique. Cela ne m’aurait pas choqué que la notion de droits de l’homme soit reprise dans un texte français relatif à la bioéthique.

Je vous remercie d’avoir organisé cette rencontre. Je me serais probablement préparé un peu différemment si j’avais ancitipé la précision de vos questions ! Je m’en enrichirai et ne modifierai rien au texte que j’avais préparé et que je vais vous envoyer.

Je présente par avance mes excuses aux gens que j’aurais pu blesser par mes propos parfois entiers. Ils le sont car on ne peut plus se satisfaire d’allusions et de langue de bois si l’on veut être crédible. J’admire le travail besogneux des espaces éthiques, mais ne suis pas convaincu de la pertinence de ce qui a été produit. Nous verrons comment cela sera mis en œuvre.

En tant que citoyen, j’attends beaucoup de vous. Je serais déçu si vous vous contentiez d’aménagements. Vous devez être prêts à accompagner les décisions, même si elles vous paraissent contraires à vos convictions. Une éthique responsable et politiquement démocratique ne doit pas se contenter de débattre, mais soutenir les choix du Parlement et du Gouvernement. Tout ce qui sera lié à la formation, à la sensibilisation, à la concertation, et plus largement à la démocratisation de la bioéthique est attendu.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. Nous reprendrons nos travaux le jeudi 6 septembre 2018. J’invite mes collègues à faire leurs devoirs de vacances et peut-être à lire, entre autres, le rapport du CCNE ou l’avis du Conseil d’État !

 


– 1 –

M. Pierre Le Coz, professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille, président du comité de déontologie de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail

Jeudi 6 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, mesdames, messieurs, nous reprenons aujourd’hui les travaux de notre mission d’information consacrée à la révision de la loi de bioéthique. J’espère que la coupure estivale a fait du bien à tout le monde, que vous avez pu, le cas échéant, réfléchir à des sujets qui nous préoccupent, mais également avoir d’autres activités.

Nous accueillons M. Pierre Le Coz, que je remercie d’avoir bien voulu accepter de venir échanger avec nous. L’objectif de notre mission d’information est de nous préparer aux débats à venir et de nous informer des enjeux liés à la bioéthique.

Monsieur Le Coz, vous êtes Professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille et président du comité de déontologie de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Vous avez aussi été vice-président du comité consultatif national d’éthique (CCNE) entre 2008 et 2012. Lors de nos réflexions  liminaires, nous nous sommes posé la question de l’intérêt d’auditionner des philosophes. Nous serons particulièrement attentifs à vos idées sur l’apport de votre discipline aux enjeux liés à la bioéthique, dans un contexte où la technique, la compétition économique et la mondialisation façonnent et, parfois, tentent de renverser nos constructions juridiques.

M. Pierre Le Coz, Professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille, président du comité de déontologie de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c’est un grand honneur pour moi que de pouvoir m’exprimer aujourd’hui devant vous. Comme le temps qui m’est imparti est limité, je vais centrer mon intervention sur la problématique qui me paraît être la plus importante : l’éventualité d’une extension de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes. Les changements importants qui résulteraient de cette extension nous interrogent aussi bien sur la forme que sur le fond.

S’agissant de la forme, nous sommes renvoyés à la question suivante : à quoi sert la loi ? Pourquoi légiférer ? Les philosophes répondent que si, dans l’état de nature, c’est la loi du plus fort qui régit les relations entre les individus, dans une république la loi sert à protéger les plus vulnérables, les plus faibles, les plus démunis.

Dans notre société, une autre préoccupation se dessine : le souci des générations futures. Cette préoccupation n’a pas été évidente, loin de là, dans toutes les sociétés au cours de l’histoire. Elle se manifeste de nos jours à travers des lois qui portent sur la réduction de la dette publique ou sur la limitation de la pollution. On commence à se soucier des enfants de demain, y compris lorsqu’ils ne sont pas nés. En l’espèce, peut-être s’agit-il donc de se demander si une PMA pour des indications sociétales ne susciterait pas des risques excessifs pour l’équilibre psychique des enfants.

Sur le plan de la législation internationale, les États qui ont autorisé la PMA au-delà d’indications médicales, qui plus est remboursées par l’assurance maladie, sont plutôt l’exception que la règle. Cette prudence des États doit peut-être aiguiser notre vigilance et nous amener à nous demander si nous ne risquons pas d’imposer à ces enfants des frustrations qui n’ont pas de sens pour eux. L’éducation des enfants impose certes des frustrations : intérioriser les codes de civilité et le respect de l’autre, s’instruire, etc. Les enfants doivent souffrir mais il est possible, à chaque fois, de trouver un sens à cette souffrance.

Le fait d’apprendre qu’il a été conçu avec le sperme d’un donneur anonyme sera une souffrance pour l’enfant, ce sera une mouche implantée dans son cerveau dès ses premières années. Il n’est pas sûr qu’il trouve du sens à cette souffrance, à un moment donné dans sa vie.

Les risques varient en fonction du type de PMA.

S’il s’agit d’une PMA pour une femme seule, le risque majeur est celui de l’insécurité qui en résulte pour l’enfant. Si malheur arrivait à sa mère, l’enfant se retrouverait radicalement orphelin et il poserait à la société une immense question de responsabilité. La société ne pourrait pas ignorer qu’elle a concouru indirectement à cette situation dramatique puisqu’elle a autorisé la femme à avoir un enfant sans père.

Par ailleurs, l’expérience montre que de nombreuses femmes ont du mal à éduquer un ou plusieurs enfants toutes seules, en raison des aléas de la vie comme la maladie ou le chômage. Dans ces situations-là, la société considère que la femme peut beaucoup mais pas tout, et elle lui octroie des aides, estimant qu’elle se trouve dans une situation de préjudice. Si l’on considère que la femme seule peut avoir accès à la PMA, on en fait un droit. Je crois que la société va s’empêtrer dans des contradictions : une même situation pourra être tenue tantôt pour un préjudice, tantôt pour un privilège.

Dans sa position divergente de 2017, le CCNE l’a dit de cette manière : « Alors que la société considère que l’absence de père est un préjudice qu’elle tente, dans certaines circonstances, de pallier, au moins financièrement, et alors que l’on s’inquiète de l’augmentation du nombre des familles monoparentales, il paraît paradoxal d’institutionnaliser, d’organiser en toute connaissance de cause des naissances sans père. »

On fait parfois valoir que la femme seule pourrait bénéficier d’un entourage familial ou amical mais, dans une société comme la nôtre, ces aides ne sont qu’une éventualité. Notre société est culturellement marquée par le développement de l’individualisme, qui incline chacun à s’occuper de lui-même, à s’épanouir, à être à l’écoute de son moi, à développer ses potentialités sans s’occuper de ce que font les autres. Ce discours façonne nos esprits et il fait que les relations d’entraide sont plus circonstancielles et moins sacrificielles que dans les temps passés. Les situations d’isolement et de solitude sont beaucoup plus importantes qu’elles ne l’ont jamais été, de sorte qu’un enfant éduqué par une femme seule serait dans une situation de précarité et d’insécurité relationnelles. Cette situation n’est pas la même que celle d’une femme qui a la garde de son enfant après une séparation conjugale. Dans ce dernier cas, il y a un père qui peut ­­– et même qui doit – s’occuper de l’enfant, sous le contrôle du juge.

La situation d’insécurité affective que je viens d’évoquer n’existe pas dans le cas d’un couple de femmes. S’il survient un décès, si l’une des deux mères connaît une défaillance, la deuxième peut préserver le lien de parenté. Sur le plan de la sécurité, le risque est moindre. En revanche, l’enfant perd le secret de son mode de conception, qui est un droit. Tout le monde – à l’école, sur les lieux de loisirs, partout – saura comment a été conçu un enfant qui a deux mères. Soit il a été adopté, soit il a été conçu par le recours à la PMA. Cela peut être une contrainte psychique. L’enfant va devoir plus ou moins se justifier, faire face à des questions mesquines ou blessantes, à des manifestations de curiosité, etc., tous comportements malheureusement représentatifs de la faiblesse de la nature humaine.

Imaginons le cas d’un couple de femmes faisant appel à un tiers, un donneur-tuteur connu des femmes et de l’enfant, qui pourrait d’ailleurs être une personne homosexuelle. L’enfant pourrait aller le voir et discuter avec lui. Personnellement, je pense que ce scénario serait moins difficile, injuste et douloureux pour l’enfant que celui dans lequel il ne connaît pas son géniteur.

Les deux indications de PMA pour les femmes présentent un risque commun. On créerait des enfants sans père à une époque où les pères investissent davantage la paternité que dans les sociétés antérieures. Quand on se promène sur la plage ou dans les parcs publics, on voit aujourd’hui des pères qui interagissent avec leurs enfants, qui les prennent dans les bras, qui actionnent la poussette. On croit que cela a toujours existé alors que c’est un phénomène très récent. Jadis, malgré son pouvoir familial, le père s’intéressait assez peu à la vie du foyer. Il rétablissait l’ordre, il rappelait l’autorité de la loi. Notre société a évolué et elle a chassé ces stéréotypes. Les pères actuels ont davantage le sentiment de compter dans l’épanouissement de leurs enfants. C’est un progrès social pour les pères et les enfants mais aussi pour les femmes parce qu’il conduit au partage des tâches. On risquerait de contrecarrer, de troubler ce progrès social, en édictant une loi qui dirait que les pères sont facultatifs. La loi dirait, de manière indirecte : si vous avez un père, tant mieux, si vous n’en avez pas, tant pis.

Une telle orientation ne va pas vraiment dans le sens de la préférence de nos concitoyens. Un sondage publié à l’occasion de la fête des pères, a montré que nos concitoyens pensent que le père est important, et même essentiel, qu’il joue un rôle complémentaire de celui de la mère. Jusqu’à présent, la loi a trouvé un juste équilibre entre les deux sexes. À travers elle, la société dit : nous avons autant besoin des pères que des mères.

Je n’ai pas de recommandations à faire et je me contente de vous livrer quelques réflexions. Cela étant, je m’interroge sur une loi qui accuserait une asymétrie très forte : la société n’aiderait à recourir à telle ou telle pratique que des personnes appartenant à un seul genre. Je suis saisi de vertige devant une loi qui irait à rebours de l’esprit universaliste de la loi française, auquel nous sommes très attachés depuis le siècle des Lumières. Le progrès du droit a consisté à abolir les particularismes. En l’occurrence, on réintroduirait un fort clivage entre les hommes et les femmes, en prenant le risque de faire le jeu d’une sorte de sexisme renversé.

Voilà ce que j’avais à dire sur ce sujet. Si vous me le permettez, lors de nos échanges, j’aimerais pouvoir aborder d’autres points qui me tiennent à cœur, notamment le don des éléments du corps humain : le sang, les organes et les embryons.

M. le président Xavier Breton. Merci, monsieur le professeur. Je vais répondre à votre invitation parce que j’avais noté trois questions qui n’entrent pas dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation, mais qui correspondent à des expériences que vous avez pu avoir lors de la rédaction de vos ouvrages ou de votre participation aux travaux du CCNE.

En 2015, vous avez écrit un article sur la libre disposition de son propre corps, d’un point de vue philosophique et éthique. Il me semble important de revenir sur ce principe d’indisponibilité du corps humain. Pourriez-vous nous en faire une lecture philosophique et nous en rappeler les enjeux actuels ?

Vous avez aussi rédigé deux articles sur les dépistages. L’un, publié en 2010, s’intitulait : « Le dépistage préimplantatoire va-t-il améliorer l’espèce humaine ? » Dans l’autre, vous vous interrogiez sur les risques d’eugénisme liés au dépistage préimplantatoire et au diagnostic prénatal. Pourriez-vous nous faire part de vos réflexions en la matière ?

Vous avez été membre et vice-président du CCNE. Les lois de bioéthique permettent de réfléchir sur cette « gouvernance ». Voyez-vous des pistes d’amélioration du fonctionnement et du rôle du CCNE ?

M. Pierre Le Coz. Le principe d’indisponibilité du corps humain illustre mon propos précédent : la loi protège le faible. Bien des personnes dans le besoin seraient prêtes à vendre un organe pour éponger une dette. Tout le monde s’y retrouverait : le receveur et sa famille seraient soulagés ; le donneur, qui aurait vendu un rein, en aurait aussi tiré un bénéfice. Le principe d’indisponibilité met en garde contre l’utilitarisme qui consiste à rechercher le bonheur – ou à réduire la souffrance – du plus grand nombre de personnes. Le principe d’indisponibilité permet de réguler cette logique utilitariste.

Venons-en aux dépistages. Par prélèvement sanguin chez une femme enceinte, on pourrait obtenir des informations concernant l’embryon. Je faisais partie du groupe de travail créé au Conseil d’État pour réfléchir au sujet. Dans le rapport que nous avons remis récemment, nous sommes convenus que l’on ne doit chercher que des mutations qui prédisposent à des maladies graves et irréversibles. Ces conditions de gravité et d’irréversibilité du handicap ou de la maladie doivent être nos repères.

S’agissant du diagnostic préimplantatoire, je pense que l’on pourrait y recourir plus fréquemment en France. Dans la pratique, on y recourt souvent après une grossesse durant laquelle on a découvert une maladie grave ou un handicap chez le fœtus. La femme ayant déjà souffert d’une interruption médicale de grossesse, on lui donne accès au diagnostic préimplantatoire. Ce n’était pas l’esprit de la loi. Dès qu’une femme risque de transmettre une maladie grave, elle doit pouvoir accéder au diagnostic préimplantatoire. Il y a des effets collatéraux car on doit détruire des embryons. Néanmoins, le CCNE pense qu’une femme qui est prédisposée au cancer du sein d’origine génétique car porteuse des gènes BRCA1 et BRCA2, par exemple, devrait pouvoir recourir au diagnostic préimplantatoire pour éviter d’exposer ses filles à ce risque et pour mettre ainsi un terme à la malédiction familiale.

Je reviens sur le principe d’indisponibilité du corps humain. Le don du sang repose aussi sur ce principe. On pourrait vendre son sang pour faire face à des difficultés financières, ce qui – au-delà de la question éthique – poserait des problèmes de sécurité parce que les gens pourraient dissimuler des informations sur leurs pratiques sexuelles ou leur hygiène de vie.

Si je suis résolument favorable à ce que l’on maintienne la gratuité du don de sang, je voudrais que soit introduite une dérogation concernant le don de plasma. En tout cas, je livre cette éventualité à votre réflexion. Nous avons de plus en plus besoin de plasma. Or, le don de plasma est particulièrement contraignant. Sans entrer dans les détails, je dirais que c’est plus long et plus compliqué de donner du plasma que du sang. Je ne propose pas de tarification ou de rétribution directe, mais je me demande si l’on ne pourrait pas imaginer des formes de cadeaux qui rendraient ce don de plasma un peu plus attractif : un voyage qui permette au donneur de retrouver des proches éloignés, une journée de congés payés, une déduction fiscale, etc. Il faudrait imaginer des possibilités car, actuellement, nous sommes aux confins de l’hypocrisie : comme nous n’avons pas suffisamment de plasma, nous en achetons à des pays qui en ont en réserve, tout en condamnant leur manquement au principe d’indisponibilité. Cela étant, j’ai conscience qu’il est délicat de toucher à ce principe dans ces circonstances.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci, monsieur le professeur, pour cet éclairage très intéressant et utile à notre réflexion.

Vous évoquez l’extension de la PMA à toutes les femmes. La loi autorise désormais les femmes, en particulier les couples de femmes homosexuelles, à adopter des enfants. Comment leur interdire la PMA ?

Vous vous interrogez sur l’équilibre psychique des enfants nés de PMA, y compris au sein de couples hétérosexuels dès lors qu’intervient un tiers donneur. Plutôt que de s’interroger, n’est-il pas plus efficace de regarder les nombreuses études qui ont été réalisées dans différents pays sur ces enfants ? D’après ces études, il est essentiel que l’enfant soit correctement informé. Quand c’est le cas, on ne remarque pas, semble-t-il, de troubles psychologiques majeurs. On peut en discuter mais, en tout cas, les interrogations que l’on pourrait avoir a priori ne semblent pas confirmées par des études psychologiques effectuées pour la plupart dans des pays anglo-saxons. On peut difficilement faire des études en France dans la mesure où ces procédés n’y sont pas autorisés.

La connaissance de certaines informations sur le donneur semble être essentielle, ce qui pose la question de la levée partielle du principe d’anonymat sur laquelle j’aimerais avoir votre avis.

En ce qui concerne les enfants nés de gestation pour autrui (GPA) à l’étranger, je devine votre point de vue mais j’aimerais vous entendre l’exprimer. Selon vous, comment traiter cette question et corriger certaines conséquences subies par des enfants qui ne sont pas responsables de leur mode de procréation ?

Dans un article, vous exprimiez un peu la même réticence que M. Jean-François Mattei concernant la révision périodique des lois de bioéthique, qui, par une sorte d’effet de cliquet, irait systématiquement dans le sens de l’octroi de droits additionnels. Comment faire autrement dans la mesure où l’évolution des techniques est de plus en plus rapide, comme le résumait très bien M. Jean-François Delfraissy ? Avec le président Xavier Breton, nous en étions à nous dire qu’il fallait bien « codifier » cette analyse périodique pour tenir compte des nouvelles questions qui se posent. Il faut tenir compte à la fois des progrès et des questions de la société, qui deviennent très nombreuses chaque année.

Vous avez traité du principe d’autonomie à diverses reprises. Ce principe a été évoqué dans l’Antiquité par certains philosophes et il s’est développé  au début de la chrétienté. Il a été étudié par Montaigne à la Renaissance, puis par les humanistes du Siècle des Lumières. À une époque qualifiée de post-moderne, nous constatons une évolution faisant même parler d’individualisme. Pourriez-vous revenir sur cette évolution et sur les craintes qu’elle vous inspire ? Vous insistez sur le bénéfice de ce principe d’autonomie mais vous citez des limites et des risques potentiels qui pourraient survenir si nous allions trop loin dans ce sens.

En ce qui concerne les éléments du corps humain, je partage certaines de vos options. Pour les dons d’organes, le principe de gratuité et les contrôles permettent d’éviter à la France de connaître les trafics qui existent dans de nombreux pays. Le don d’organes qui ne reposerait plus sur le consentement présumé ferait courir d’immenses risques aux malades mais aussi à notre société. Il y a deux jours, j’ai publié une tribune dans le Huffington Post sur ce sujet. Nous pourrions en parler plus longuement, si vous le souhaitez.

Je vous rejoins sur la gratuité des éléments du sang. Nous sommes tous pour la gratuité et l’anonymat, mais nous transgressons ces principes. Nous sommes hypocrites. Ce que vous avez dit du plasma est vrai aussi pour les autres dérivés du sang : les immunoglobulines, destinées aux patients atteints d’une agammaglobulinémie, sont produites essentiellement par des laboratoires étrangers qui payent leurs donneurs. Les produits injectés à nos malades sont fabriqués à partir de sang payé mais on continue à dire que les dons doivent être gratuits. D’une façon ou d’une autre, il nous faudra résoudre cette contradiction.

M. Pierre Le Coz. Je saisis l’occasion de rappeler que, dans le domaine de l’éthique, on ne peut jamais prouver qu’on a raison. Nous sommes tous confrontés à une inquiétude, à un malaise ; c’est pourquoi j’ai coutume de dire que l’éthique, c’est la science du malaise. Je ne nie pas que des valeurs soient en conflit, et que ce soit un peu la mort dans l’âme que l’on se résout à les hiérarchiser, jusqu’à parfois en sacrifier une afin d’en concrétiser une autre.

Dans le domaine de l’éthique, les solutions sont toujours quelque peu frustrantes : on est toujours insatisfait, car tout n’est pas possible pour tout le monde en même temps. C’est cela qui est tragique.

Par ailleurs, je suis résolument favorable à ce que des couples, homosexuels ou hétérosexuels, et même des personnes seules, puissent adopter un enfant. Car l’urgence première des intéressés est d’avoir un lien parental, un foyer, etc. Ce n’est toutefois pas la même chose que créer un enfant de toutes pièces et de le livrer à des risques, car si certains enfants parviendront à s’adapter à de nouvelles situations, pour d’autres cela sera dur, voire très dur.

Dans la mesure où, comme je l’ai indiqué, les pères s’investissent beaucoup, les enfants ne manqueront pas d’établir des comparaisons. Et pour un enfant, voir que tel père amène un petit camarade assister à un match de foot, ou va applaudir la fillette à son spectacle de danse – tous ces petits détails du quotidien – risque de réactiver une amertume, une grande tristesse ainsi qu’une colère. C’est une chose à laquelle il faut s’attendre.

De son côté, la science ne peut pas vraiment apporter de réponses à nos questions éthiques. En effet, comment évaluer ce qui est qualitatif ? Comment savoir si un enfant va bien ou non ?

Imaginons deux enfants dont les parents sont deux femmes. Demandons à l’un s’il souffre de l’absence de père ; l’enfant répond que tout va très bien. Posons la même question à l’autre ; il répond qu’il est en colère, qu’il n’a pas de père, que c’est une injustice, qu’il est seul le jour de la fête des pères ; il est furieux. Quel est celui des deux qui se trouve dans le meilleur état de santé psychique ? Nous ne le savons pas. Car celui qui a extériorisé sa colère sera peut-être plus apte que l’autre à se confronter à son contexte de vie : il aura pu le dire et n’aura pas à sauver les apparences afin de ne pas susciter la déception de ses parents.

N’oublions pas que les études sont toujours financées par quelqu’un et que ces sujets impliquent beaucoup d’idéologie ; il est très difficile de trouver des psychologues ou des sociologues n’ayant pas déjà un avis sur la question. Ainsi des conflits d’intérêts se manifestent-ils à l’occasion des études purement scientifiques, biologiques ou physiques ; a fortiori lorsqu’il s’agit de l’humain.

S’agissant de la levée de l’anonymat, j’ai pour ma part toujours été attaché à une vision de la famille comme constituant essentiellement une réalité sociale instituée : le père est celui qui éduque et qui aime, il n’est pas nécessairement le géniteur. Mais, comme vous, je suis troublé de constater cette effervescence mondiale que nous montre la presse, car les gens veulent savoir, par la pratique de tests génétiques, d’où ils viennent et d’où ils sont. On ne pourra pas écarter d’un revers de main cette aspiration de plus en plus largement répandue à connaître son génome ; cela me semble ingérable. Aussi, bon gré mal gré, faudra-t-il peut-être s’y résoudre, étant entendu que nous créerons par-là de nouveaux problèmes.

Il me semble par ailleurs que les enfants issus de la GPA devraient pouvoir être reconnus, car ils n’ont pas décidé de naître et ne sont pour rien dans la situation qui est la leur. D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, la loi protège le plus faible : assurons d’abord l’intérêt de l’enfant et discutons du reste ensuite. Je suis parfois étonné de constater que la société condamne la GPA en la considérant comme immorale, alors que la PMA pour toutes serait morale.

De façon fictive, mettons-nous à la place d’un enfant qui va naître. Il se dit qu’il a le choix entre venir au monde dans un foyer au sein duquel il sera élevé par une femme seule, mais qui l’aura porté, et naître dans un foyer où ses deux parents sont présents, qui plus est sont ses géniteurs, mais après avoir été porté pendant neuf mois par une mère porteuse. Quel est le choix le plus rationnel ? Il me semble que c’est celui où les deux parents sont présents ; cela pour les raisons affectives que j’ai précédemment évoquées.

Ainsi, la moralité ou l’immoralité de la GPA ne dépend que du point de vue que l’on adopte. Du point de vue de l’intérêt de l’enfant, elle peut être moins immorale ; la dichotomie morale ne va donc pas de soi.

S’agissant des organes, la loi dispose que leur répartition est commandée par le principe d’équité. Or on constate que les établissements qui prélèvent ces organes confisquent un rein dans 50 % des cas et ne livrent donc au pot commun qu’un rein sur deux. Je m’étonne de cette pratique, car, dans ces conditions, les critères de priorité fondés sur l’ancienneté sur la liste d’attente et la gravité de la pathologie sont bafoués : un organe est conservé à l’échelon local pour le donner à quelqu’un qui ne relève pas nécessairement d’une situation prioritaire. C’est pourquoi la loi gagnerait à préciser que l’équité doit être appliquée à l’échelle nationale.

Enfin, le Comité consultatif national d’éthique et l’Agence de la biomédecine sont des institutions ayant une histoire, mais qui n’ont pas été beaucoup réformées dans leur composition et leur organisation. Il serait peut-être opportun de s’interroger sur la façon de les mettre plus en accord avec la démocratie sanitaire et la participation des patients. À cet égard, treize ans après sa création, l’Agence de la biomédecine me semble prise dans une certaine routine administrative ; et l’on y voit très peu les patients.

Vous avez rappelé, monsieur le président, que je suis président du comité de déontologie de l’ANSES, qui est plus récente que l’Agence de la biomédecine et me paraît être plus à l’écoute de la société civile. Elle a ainsi mis en place des comités de dialogue au sein desquels les experts interagissent avec des patients ; pourquoi ne pas faire de même à l’Agence de biomédecine ?

Mme Caroline Janvier. J’avais prévu de poser une question portant sur les tests génétiques, mais votre intervention sur l’extension de la PMA m’amène à réagir, car il me semble que certains de vos arguments sont assez discutables.

Par exemple, vous évoquez la souffrance psychologique occasionnée par le non‑respect du droit au secret sur le mode de conception de l’enfant et par le fait qu’il soit de notoriété publique que l’enfant a été conçu par PMA dès lors que ses deux parents sont des femmes. Nous savons désormais que la non-connaissance par l’enfant de la façon dont il a été conçu est cause de souffrance. De ce point de vue, il me semble qu’au contraire, les parents, homosexuels ou non, doivent donner toute l’information relative à la façon dont l’enfant a été conçu ; ce qui ne constitue pas un argument en défaveur de cette extension.

Ensuite, vous qualifiez de récent l’investissement des pères dans l’épanouissement et l’éducation de l’enfant ; il me paraît injuste, au titre de la sanctuarisation de cet investissement, de vouloir priver les femmes homosexuelles du droit d’avoir des enfants et de concevoir une famille selon un modèle différent.

Par ailleurs, vous évoquez les enfants se comparant entre eux à l’école ; c’est le regard de la société qui doit changer, comme il doit le faire sur les couples homosexuels. Ce type de discrimination portant sur le modèle de couple et de famille ne doit donc pas être retenu comme un argument en défaveur de l’extension de la PMA.

Vous avez encore pris pour argument l’inégalité de traitement entre les genres, puisque l’on autoriserait les femmes et non les hommes – car cela impliquerait le recours à la GPA – à bénéficier de la PMA pour concevoir un enfant. Cette inégalité de traitement est pourtant naturelle aujourd’hui puisque ce sont les femmes qui portent les enfants ; toutefois, du fait de leur orientation sexuelle, certaines d’entre elles n’ont pas cette possibilité, l’absence d’équité est donc plutôt manifeste au sein de ce genre-là ; et cela ne me semble pas non plus constituer un argument allant à l’encontre de l’extension de la PMA.

Enfin, d’un point de vue philosophique, quelles questions pose la possibilité de prévoir des maladies par la pratique de tests prédictifs ?

Mme Bérengère Poletti. Vous avez évoqué une certaine hypocrisie au sujet du don de plasma, en rappelant que l’on achète à l’étranger du plasma rétribué dans les pays qui le vendent. La même remarque pourrait être faite à l’égard de la GPA ; vous êtes favorable à la reconnaissance des enfants issus de cette pratique, ce qui reviendrait toutefois à fermer les yeux sur les conséquences d’une permission n’existant pas en France, mais existant dans d’autres pays. Je souhaiterais donc recueillir votre avis sur cette question.

Vous avez par ailleurs considéré que les enfants souffraient à cause du secret et de l’absence de père. Mais, dans le domaine de la bioéthique, en tant que législateurs, nous sommes plutôt conduits à suivre des phénomènes de société qui s’amplifient, et nous subissons la demande de nos concitoyens, car la pression est toujours plus importante, singulièrement au sujet de la PMA. C’est pourquoi je voulais savoir si, entre philosophes amenés à observer des risques, qui sont déjà avérés – puisque de nombreuses Françaises vont en Espagne ou en Belgique pour profiter d’une législation n’existant pas en France –, vous évoquez ces questions. Quels sont précisément ces risques, quelles est leur ampleur, quelle appréciation portez-vous sur les études d’ores et déjà réalisées ?

Mme Annie Vidal. Monsieur Le Coz, vous avez eu l’occasion d’écrire à plusieurs reprises sur la bioéthique ainsi que sur le lien qu’elle entretient avec la liberté individuelle. Ainsi peut-on lire : « Notre société est influencée notamment par le libertarisme américain qui veut que tout soit possible tant que l’on ne nuit pas à autrui. »

Nous travaillons sur la révision de la loi relative à la bioéthique dans un contexte de fortes évolutions techniques et scientifiques – nous avons évoqué la PMA et la GPA, mais je pense aussi à l’intelligence artificielle, aux neurosciences et à leur lien avec le transhumanisme. Quels sont, selon vous, les garde-fous que nous devrions instituer afin de préserver une société de fraternité, d’humanité, de sollicitude et de fraternité ?

M. Pierre Le Coz. J’ai déjà indiqué que je ne souhaitais pas priver d’enfant les couples de femmes ; d’ailleurs, si la société n’était pas mise à contribution, le problème n’existerait pas. C’est la demande de mise à disposition de ressources biotechnologiques qui pose un problème au contribuable. Si un couple de femmes trouve un donneur qui accepte d’être connu de l’enfant, je pense que la situation serait acceptable.

Lorsque le père n’est pas le géniteur, l’enfant peut développer une quête d’identité déstabilisante en souhaitant mettre un visage sur son géniteur, celui qui a concouru à 50 % de son patrimoine génétique – autant, donc, que la femme, ce qui n’est pas rien. Dans le schéma de l’insémination artificielle avec donneur (IAD) classique, il y a quand même un père susceptible de remplacer plus ou moins ce géniteur, alors que là, il n’y a pas de père. L’enfant va d’autant plus se focaliser sur ce géniteur qui est son seul père.

C’est un risque que nous encourons, qui ne fait pas l’objet de statistiques, mais dont nous sommes mis au fait par des articles de presse, des jeunes qui s’expriment à travers des associations qui se créent, et en bioéthique, par l’empathie, la capacité à se mettre à la place de l’autre et à  imaginer ce que l’on pourrait vivre à sa place.

Vous m’avez également interrogé sur la nécessité d’inciter les couples à dire la vérité à l’enfant. Nous avons réfléchi à cette question dans le cadre du groupe de travail du Conseil d’État et considéré collectivement que cela constituerait une intrusion excessive dans l’intimité des personnes. On ne peut même pas prouver que le dire à l’enfant soit ce qu’il faut faire. Il est très possible que des parents ne disent rien, et que leur enfant n’en sache jamais rien. Pourquoi pas ? Cela peut arriver. Il se peut que ne rien dire soit parfois la meilleure solution, mais il n’est pas possible de le savoir a priori. C’est pourquoi l’incitation à cette révélation ne me paraît pas être une bonne idée.

Vous avez par ailleurs évoqué la prédiction. Il est vrai que l’on parle beaucoup actuellement de tests prédictifs ; le groupe de travail du Conseil d’État n’a pas jugé inconstitutionnel de permettre à des couples de savoir s’ils ne sont pas l’un ou l’autre porteurs de mutations, afin d’éviter à un enfant d’être, par exemple, atteint de mucoviscidose. Cependant, la société ne peut pas contribuer économiquement à la prise en charge de ces tests préconceptionnels, à raison d’un principe de proportionnalité et de justice distributive. Il faut choisir parmi les priorités, et il ne serait pas raisonnable de prendre en charge ces tests.

J’ajoute qu’il pourrait y avoir là un risque d’eugénisme, car on prendrait mille précautions avant de faire un enfant en procédant à des tests génétiques.

Mme Poletti a posé la question de la GPA pratiquée à l’étranger. À cet égard, je veux rappeler que l’une des valeurs fondamentales de l’hôpital est l’hospitalité, qui est inconditionnelle. Lorsque quelqu’un revient de l’étranger, qu’il y a subi une greffe d’organe, qu’il a ainsi transgressé nos règles en ne s’inscrivant pas sur nos listes d’attente et en allant acheter un organe dans un pays sous-développé, que faisons-nous ? Allons-nous lui dire que sa conduite est immorale et que nous ne le prenons pas en charge ? Non.

Le même principe me semble s’appliquer à la GPA : nous avons nos lois et nos règles, mais nous prenons quand même en charge ceux qui reviennent sur notre territoire après les avoir bafouées. Nous le faisons au titre du principe d’hospitalité inconditionnelle.

Je crains par ailleurs que la PMA pour toutes ne constitue un mauvais signal donné à des groupes parfois réactionnaires ou intégristes, qui verraient dans cette dérégulation une perte des repères, une pathologie, et que nous ne clivions davantage la société. Cela risquerait d’achever de convaincre certains individus que notre société est en déclin voire en décadence, ce qui ferait le jeu des mouvements extrémistes et réactionnaires. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur d’un humanisme libéral régulé ; il s’agit presque là d’une réflexion de stratégie politique.

Mme Samantha Cazebonne. En Espagne, pays où je vis, ces enfants sont tout à fait intégrés, car la société espagnole a parfaitement admis ce nouveau modèle de parentalité, sans jugement de valeur. Avez-vous eu la chance de visiter des écoles ou des clubs de sport en Espagne pour y rencontrer ces familles ?

Par ailleurs, comment comptez-vous lutter contre le désir de ces femmes qui n’ont pas attendu que la France légifère, et qui vont dans les pays voisins ? Comptez-vous occulter ce fait ou continuer à leur faire prendre des risques pour leur santé ?

Enfin, qui sommes-nous, au regard de la morale ou des valeurs que nous portons, – au‑delà du fait d’être des parlementaires en mission susceptibles de faire évoluer la loi – pour dire à une femme : « Toi, tu ne dois pas avoir d’enfant sans géniteur identifié » ? C’est une question que je me pose, et pose aux opposants de la PMA.

M. Pierre Le Coz. Personne ne dit que cette femme ne doit pas avoir d’enfant. Le problème vient de ce qu’elle mobilise la société en lui demandant de faire des choix de priorité, alors que l’on sait que tout n’est pas possible pour tout le monde en même temps. Vous n’êtes pas sans savoir que nous allons connaître une pénurie de gamètes, car nous aurons toujours plus de demande pour cette ressource, et qu’il faudra établir des priorités, ce qui entraînera des risques de marchandisation.

Chaque pays a ses traditions ; nos voisins suisses trouvent normal que l’on permette à quelqu’un d’aider un proche à mourir par suicide, ce qui heurte certains chez nous. Parmi les diverses ethnies et cultures, vous trouverez tous les modèles de société possibles. On est toujours renvoyé à la solitude de son choix, quand bien même on dira : « Regardez ce qu’ils font en Italie, en Allemagne, en Suisse. » Ce qui compte, c’est l’intérêt de l’enfant. Vous vous inquiétez moins de ces pays et dites qu’il faut prendre exemple sur l’Espagne, mais il faut pouvoir démontrer que ce pays a raison contre, par exemple, l’Allemagne ; cela demande de mobiliser des arguments et ce n’est pas facile.

S’agissant de l’aspect moral que vous avez évoqué, nous sommes confrontés à un dilemme entre ce désir tout à fait légitime des adultes et les besoins affectifs de l’enfant, pour lesquels la contribution des pères est reconnue par notre société, puisque 93 % de nos concitoyens pensent que le père est irremplaçable et que l’homme et la femme sont complémentaires. Je rappelle que notre système date du droit romain ! Ce n’est donc pas rien d’affirmer en 2018 que nous sommes arrivés à la « fin de l’histoire », de regarder toutes les sociétés avec une certaine condescendance en considérant qu’elles étaient dans l’égarement et l’obscurantisme alors que nous détiendrions une lucidité supérieure et saurions, nous, comment doit fonctionner une société.

Pourquoi toutes les sociétés ont-elles été fondées sur cette complémentarité de l’homme et de la femme ? Lévi-Strauss et tous les anthropologues l’ont montré : cette complémentarité est consubstantielle à l’organisation de toutes les sociétés.

M. Joël Aviragnet. En ce qui concerne la fonction du père en tant que tiers, c’est lui qui permet à l’enfant de se distancier de la mère et d’élargir son environnement.

Pensez-vous que seul le père biologique puisse tenir cette fonction ? Les enfants ne peuvent-ils pas trouver autour d’eux, dans leur entourage, des figures parentales pouvant jouer ce rôle ?

Ne pourrions-nous pas réfléchir davantage à la question du tiers susceptible de jouer ce rôle plutôt que d’en rester à la question du père, car ce sujet revient de façon récurrente dans les familles recomposées et pas uniquement dans des cas de conception par PMA ?

Mme Élise Fajgeles. Vous avez évoqué une éventuelle insécurité affective dont pourraient souffrir les enfants issus de couples de femmes ayant recouru à la PMA. Vous vous fondez sur l’évolution récente de la société pour mettre en valeur le rôle du père ; cela montre bien que la société évolue dans un sens favorable.

Lorsque vous évoquez les questions malveillantes auxquelles les enfants pourraient être confrontés dans la cour de l’école, cela me rappelle le cas des enfants de couples divorcés, qui ont longtemps été mis au ban de la société alors qu’aujourd’hui ce sont souvent les enfants de couples non divorcés qui sont minoritaires. Ainsi être l’enfant d’un couple divorcé ne pose plus aucun problème particulier, cela parce que la société a évolué et s’est adaptée.

La France manque effectivement d’études destinées à mesurer les éventuelles conséquences  psychologiques sur les enfants du fait d’avoir pour parents un couple de femmes ayant recouru à la PMA. Vous avez considéré que la loi créerait cette situation ; cela ne sera pas le cas puisqu’il existe aujourd’hui dans les écoles de France des enfants nés de couples de femmes, et j’ai recueilli des témoignages d’enfants parfaitement heureux et vivant dans de telles familles.

Vous avez encore évoqué les tensions existant entre les valeurs, dont celle d’universalisme. Cela signifie-t-il que vous placez cette valeur devant celle d’égalité des familles ? Car il existe des couples de femmes mariées, qui font valoir leur droit à mener une vie familiale normale et à avoir un enfant dans les mêmes conditions que les couples hétérosexuels qui peuvent faire appel à la PMA. C’est donc universalisme versus égalité !

Enfin, vous nous avez donné un petit conseil de stratégie politique en considérant que nous risquions de faire le jeu des réactionnaires. Dans la mesure où je fais de la politique depuis quelques années, je me demande si leur céder ne constitue pas, au contraire, une mauvaise solution ; pour ma part, je préfère les combattre.

M. Pierre Le Coz. On pourrait effectivement imaginer qu’un couple de femmes fasse appel à un donneur, à un tiers ; des associations militent pour que des homosexuels accèdent à la parentalité. Mais peut-être pourraient-elles aussi proposer des choses à la société, particulièrement ce mode d’organisation consistant à ce que les couples de femmes disposent, au sein d’une association, d’un homme apportant des gamètes. Je ne suis pas défavorable à cette solution, car dans ce cas les choses sont claires : l’enfant n’est pas exposé à une quête de ses origines, qui représente tout de même 50 % de son patrimoine génétique ! Comment ne pas voir une forme de violence dans le fait de priver un enfant de l’accès à son géniteur ?

Je suis donc pleinement d’accord avec vous pour imaginer des solutions n’ayant pas encore été prévues.

Par ailleurs, à plusieurs reprises j’ai entendu dire que si la France n’adapte pas sa législation, les gens iront à l’étranger. Mais, et nous l’avons constaté dans notre rapport fait au Conseil d’État : le monde se rétrécit, par l’internet, par les voyages aériens à bas coûts, par le paiement par carte bleue. La planète n’est plus qu’un vaste village. Dès lors, dire : « Faisons-le chez nous, sinon les gens iront à l’étranger » est sans portée puisque les intéressés le feront de toute façon.

Quand bien même nous autoriserions l’accès aux gamètes dans notre pays, les gens iront tout de même au Danemark, en Belgique ou je ne sais où parce que la liste d’attente y sera moins longue, qu’ils pourront choisir la qualité du sperme, etc. : il s’agit d’un marché ! En tout état de cause, vous pouvez être rassurée : les gens iront à l’étranger. Le temps où nous étions clos dans nos frontières et empêchions nos compatriotes d’aller à l’étranger en leur disant que l’on allait s’occuper d’eux est révolu.

Je pense d’ailleurs que les pays recevant la clientèle française sont déjà en train de réfléchir à la façon de s’y prendre pour continuer à la séduire et à l’attirer.

Vous avez, madame Fajgeles, évoqué le divorce, et vous avez raison de dire qu’au départ cette situation était atypique et difficile à vivre pour les enfants ; depuis elle s’est banalisée. Mais cet argument peut-il être utilisé dans le cadre de l’homoparentalité ? Allons-nous considérer que, pour le moment, les gens sont plutôt hétérosexuels, et que dans dix ou vingt ans la moitié de l’humanité sera homosexuelle ? Cela constitue une pure conjecture dont nous ne savons rien.

On ne peut pas affirmer que les enfants concernés ne seront pas victimes de cette marginalisation, puisque je crois que, dans toute société, pour des raisons purement biologiques, l’hétérosexualité primera toujours.

Mme Élise Fajgeles. Je raisonnais en termes d’acceptation par la société !

M. Pierre Le Coz. On ne peut pas mettre un policier derrière chaque enfant ou derrière chaque personne ! Entre la façon dont les gens devraient se tenir et celle dont ils se tiennent effectivement, vous savez qu’il y a souvent un abîme.

Je le répète : l’enfant peut tout à fait s’en sortir, il peut mobiliser des ressources argumentatives et dire qu’il aime ses parents, mais c’est là quelque chose de coûteux. Cet enfant est à chaque fois obligé de se justifier et fait l’objet de quolibets, de petites remarques déplacées, et je ne vois pas comment nous pourrons l’empêcher. Le précédent du divorce ne me paraît donc pas susceptible d’éclairer le problème de la marginalisation de l’enfant conçu par PMA.

M. le président Xavier Breton. Merci pour vos propos, monsieur le professeur.

 


– 1 –

Mme Anne-Marie Leroyer, professeure des universités (École de droit de la Sorbonne - Université Paris I)

Jeudi 6 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous accueillons maintenant Mme Anne-Marie Leroyer.

Madame, nous vous remercions d’avoir bien voulu accepter de venir échanger avec nous. Vous êtes professeure de droit privé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et vous avez également contribué, en tant que rapporteure, à la mission « Filiation, origines, parentalité. »

Vous avez écrit plusieurs ouvrages, notamment sur le droit de la famille, des articles sur le droit de la filiation, le don de gamètes, etc. Votre implication dans les questions relatives à la famille et à la procréation mérite que notre mission soit éclairée.

Je vous donne maintenant la parole pour un court exposé, qui se poursuivra par un échange de questions et de réponses.

Mme Anne-Marie Leroyer. Monsieur le président, je suis très heureuse et honorée d’être auditionnée aujourd’hui par cette mission d’information. La révision des lois de bioéthique est évidemment un vaste champ de réflexion. Je voudrais, en tant que juriste et en tant que civiliste, m’arrêter plus spécialement sur des questions de droit, et en particulier de filiation.

De multiples questions sont en chantier, comme l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation ou l’établissement de la filiation des enfants nés par gestation pour autrui. Je voudrais les aborder devant vous aujourd’hui.

Sur l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP), vous avez déjà dû entendre nombre d’arguments, dans un sens et dans un autre. Nous pourrons y revenir lors de la discussion si vous le souhaitez, mais ce n’est pas sur le principe même de l’ouverture que je voudrais appeler votre attention. Je voudrais plutôt vous entretenir des conséquences relatives à l’établissement de la filiation et à l’accès aux origines personnelles, deux questions qui reviennent dans le débat et qui, à mon avis, conditionnent fortement la question même de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation, en particulier aux couples de femmes et aux femmes célibataires.

On sait que l’établissement de la filiation a été précisé en 1994, dans le cadre de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation à des couples hétérosexuels vivants, en âge de procréer. Lors des débats, on s’est demandé si l’on allait établir la filiation des enfants ainsi nés de manière spécifique, notamment lorsqu’ils étaient nés d’un don, ou si l’on allait s’appuyer sur les principes existants d’établissement de la filiation – distinction des couples mariés et non mariés ; établissement de la filiation maternelle par l’accouchement ; présomption de paternité pour le père marié ; reconnaissance pour le père non marié – ce qui revenait à inscrire l’assistance médicale à la procréation dans le cadre d’une procréation ressemblant à la procréation charnelle.

On s’est donc posé la question de savoir comment établir la filiation des enfants nés d’un don. Et le principe qui fut discuté au cours des travaux préparatoires de la loi de 1994 était qu’il ne fallait pas trahir le secret.

Le secret a été au cœur de toutes les règles juridiques posées en matière d’assistance médicale à la procréation avec don. Le secret du mode de conception visait à protéger le secret de la stérilité et, en l’occurrence, à l’époque, de la stérilité du père. Tout le système, qu’il soit juridique – conditions d’accès, établissement de la filiation – ou médical, a été orienté vers l’idée que le secret n’appartient qu’aux parents et que c’est à eux de dire éventuellement à l’enfant comment il a été conçu et s’il a été conçu grâce à un don. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la médecine a accompagné le mouvement juridique. Je vous rappelle que dans le mécanisme d’appariement des donneurs et des receveurs, on va jusqu’à vérifier la compatibilité des groupes sanguins.

Le dispositif institué en 1994 était très audacieux, mais très respectueux du secret. Le raisonnement était le suivant : peu importe que l’enfant soit né d’un don, l’homme marié sera le père par présomption de paternité, comme dans une procréation charnelle, et l’homme qui n’est pas marié devra reconnaître son enfant. N’oublions pas qu’en droit, la reconnaissance est fondée sur l’idée que l’homme qui reconnaît l’enfant est son père biologique.

Tous les mécanismes qui ont été mis en place faisaient fi de l’absence de lien biologique du père avec l’enfant, ce que personne, à l’époque, n’aurait contesté. Cela paraissait normal puisqu’il s’agissait là d’un secret, que les familles pouvaient ou non révéler elles-mêmes à l’enfant. Vu sous cet angle, comment contester un tel principe ? D’ailleurs, encore aujourd’hui, les médecins insistent sur la nécessité de l’appariement. Ils considèrent que ce n’est pas à eux de révéler l’existence d'un don lorsqu’ils prêtent leur concours à une procréation médicalement assistée (PMA). Or le défaut d’appariement permettrait à l’enfant de savoir qu’il n’est pas issu biologiquement de ses deux parents.

L’établissement de la filiation, et même de l’accès aux origines personnelles, a donc été fondé sur l’idée du secret. C’est très important pour connaître toute la philosophie de nos méthodes d’assistance médicale à la procréation, et des conséquences juridiques d’ouverture et d’établissement de la filiation aujourd’hui. Cette philosophie repose sur le respect du secret, et de la parole des parents auprès de l’enfant : ce serait un choix personnel, singulier, sur lequel l’État n’aurait pas de contrôle.

Comme vous le savez, lors de la révision des lois de bioéthique en 2011, le débat a été relancé, en particulier sur le point de savoir si l’on pouvait commencer à ouvrir la question de l’accès aux origines personnelles. La réponse a été à nouveau négative, l’idée demeurant que la stérilité du père n’avait pas à être révélée d’une manière ou d’une autre.

Aujourd’hui, la question de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes ou aux femmes célibataires relance le débat du secret. Tout le monde pense que si un enfant a deux mères, le mode de conception est de notoriété publique, y compris pour l’enfant. Et par répercussion, on s’interroge alors sur les conséquences de cette ouverture, du mode d’établissement de la filiation et éventuellement d’un principe d’accès aux origines personnelles sur le couple hétérosexuel comme sur l’état du droit existant.

Deux voies se sont ouvertes dans la doctrine pour essayer de trouver des solutions, dès lors que l’on ne s’interroge plus sur le principe même de l’ouverture de l’assistance médiale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes célibataires.

La première voie consisterait à mettre en place deux systèmes différents. Cela peut en rassurer certains, qui se diront ainsi que tout ne va pas être bouleversé.

Pour les couples hétérosexuels, le système actuel demeurerait, sans que soient modifiées les modalités d’établissement de la filiation. On réfléchira ultérieurement sur l’accès aux origines personnelles dans la mesure où l’on considère que c’est toujours un secret de famille ; ainsi, l’enfant peut savoir comment il a été conçu, mais il ne peut pas encore connaître l’identité de son donneur.

Pour les couples homosexuels et les femmes célibataires, serait en revanche définie une voie singulière, spécifique d’établissement de la filiation. Dans cette perspective, diverses propositions ont été faites.

Dans le cadre d’un couple de femmes, par exemple, la femme qui accouche serait classiquement la mère de l’enfant, désignée dans l'acte de naissance comme celle ayant accouché ; l’autre femme pourrait adopter l’enfant par une adoption simple ou le reconnaitre. Si elle est mariée, on pourrait créer une « présomption de maternité » comme c’est le cas dans un certain nombre de droits comme le droit canadien. Bref, les solutions sont multiples.

La difficulté d’une telle approche est qu’elle amène à créer des modalités d’établissement de la filiation différentes suivant l’orientation sexuelle des parents. Or si l’on est dans l’idée qu’il doit y avoir égalité entre les parents quelle que soit leur orientation sexuelle, la question de l’établissement de la filiation ne saurait se poser en des termes différents selon l’orientation sexuelle des parents. Dès lors, une deuxième voie a été proposée et soumise à la réflexion.

Cette seconde voie part de l’idée que l’on ne doit pas instituer des modalités d’établissement de la filiation différentes selon que les couples sont hétérosexuels ou homosexuels. Il y aurait d’ailleurs là discrimination en fonction de l’orientation sexuelle des parents. Comment faire ?

Doit-on distinguer selon que le couple est marié ou qu’il ne l’est pas ? Cette question se pose quelle que soit l’orientation sexuelle des futurs parents. Là encore, deux solutions sont possibles : on distingue, ou on ne distingue pas.

La faveur accordée au mariage qu’est la « présomption de paternité », n’a guère de sens dans l’assistance médicale à la procréation – elle pourrait y être une « présomption de maternité » ; en effet, quel que soit l’engagement préalable des parents, mariage ou non mariage, il existe à l’origine la même intention d’avoir des enfants.

Pour autant certains droits ont adopté une solution qui consiste à traiter de la même manière les parents, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels, et à distinguer, en revanche, selon qu’ils sont mariés ou qu’ils ne le sont pas : s’ils sont mariés, la femme qui accouche est la mère de l’enfant, et le conjoint est réputé être l’autre parent de l’enfant par présomption. C’est admis dans un certain nombre de droits. Donc, on crée toujours une faveur au mariage. Et pour les parents qui ne sont pas mariés, la femme qui accouche est la mère de l’enfant ; le père reconnaît l’enfant ; l’autre mère reconnaît l’enfant. C’est une solution possible. C’est une manière de continuer à distinguer, pour l’assistance médicale à la procréation, entre le mariage et l’absence de mariage. Cela peut paraître aujourd’hui curieux, compte tenu de l’engagement des parents dans les deux cas.

Certains auteurs vont au-delà, considérant qu’il n’y aurait pas lieu, pour l’accès à l’assistance médicale à la procréation, de distinguer selon que les parents sont mariés ou non, l’engagement des parents étant le même dans les deux cas – et c’est d’ailleurs pourquoi on a supprimé, pour le couple non marié, la condition de délai, qui était censée être une confirmation de la solidité de leur engagement dans cette hypothèse. Mais alors, quelle solution proposer ?

Avec Mme Irène Théry, nous avons beaucoup réfléchi à cette question dans le cadre de notre groupe de travail. Et nous avons pensé qu’en réalité, il ne fallait pas distinguer, à l’évidence, selon l’orientation sexuelle des parents, ni distinguer selon que les parents sont mariés ou qu’ils ne sont pas mariés. En conséquence, nous avons considéré que les deux parents, quel que soit leur sexe, quel que soit leur statut matrimonial, devraient formaliser leur engagement d’avoir l’enfant par un acte de volonté. C’est la volonté qui ferait la filiation dans l’assistance médicale à la procréation, en particulier avec don.

Il s’agissait donc de trouver un cadre juridique à cette volonté. Un cadre juridique existe déjà aujourd’hui pour l’adoption et la reconnaissance, ou encore, si l’on veut, pour la possession d’état. En l’occurrence, il nous a semblé qu’utiliser l’adoption dans cette hypothèse constituerait – et j’en reparlerai pour la gestation pour autrui – un détournement de la procédure et de la philosophie de l’adoption classique qu’il est important de maintenir, à savoir : trouver une famille à un enfant qui n’en a pas.

Nous nous sommes donc demandé si l’on pouvait mettre en place une forme de reconnaissance anticipée. C’est ce sur quoi nous nous sommes accordés dans ce groupe de travail. Nous n’avons pas appelé le procédé d’établissement « reconnaissance », parce que cela aurait introduit une confusion avec la reconnaissance actuelle, qui repose sur l’idée que l’enfant est bien issu biologiquement de celui des parents qui le reconnaît. Nous avons donc appelé cette modalité d’établissement « déclaration commune anticipée de filiation », l’idée étant que les deux futurs parents se présentent.

Par exemple, aujourd’hui, lorsque les parents veulent avoir accès à l’assistance médicale à la procréation, ils doivent donner leur consentement à l’opération devant le notaire. Nous pensons qu’ils pourraient donner leur consentement pour dire qu’ils sont d’accord pour participer à cette opération, mais aussi pour accueillir l’enfant à naître. Cette déclaration anticipée de filiation pourrait être la même qu’il s’agisse de deux femmes ou de parents de sexe différent, et qu’ils soient ou non mariés.

Cette déclaration de filiation, faite par les deux parents, ou éventuellement par la femme célibataire, serait ensuite portée sur l’acte de naissance de l’enfant, et établirait la filiation à l’égard des deux parents qui se sont engagés dans le processus d’assistance médicale à la procréation. C’est une forme de reconnaissance anticipée – que l’on n’a pas appelée reconnaissance pour les raisons que je vous ai indiquées. Mais le principe est que dans cette hypothèse, la volonté doit primer.

Immédiatement, nous nous sommes demandé si nous n’avions pas créé, ce faisant, plus de difficultés qu’il n’y en avait auparavant. Le fait de mentionner une déclaration anticipée de filiation, comme procédé sui generis d’établissement de la filiation sur l’acte de naissance, allait nécessairement permettre à l’enfant de savoir qu’il était issu d’une procréation médicalement assistée avec don, cette modalité d’établissement de la filiation étant réservée à cette hypothèse d’assistance médicale à la procréation. Et cela nous a semblé presque dirimant au regard de ce que tout un chacun a à l’esprit : le respect de la vie privée.

Nous nous sommes alors interrogées sur la nature des mentions portées sur les actes de naissance, sur les actes d’état-civil, sur ce qui était communiqué à des tiers et sur ce qui était réservé aux intéressés, et éventuellement aux parents. Or les dispositions relatives aux actes d’état-civil ne sont pas si claires que cela, ni même très cohérentes.

On constate, pour donner un exemple connu, que lorsqu’un enfant est adopté, le jugement d’adoption est mentionné en marge de l’acte de naissance. Si l’enfant demande la copie intégrale de son acte de naissance, il prend connaissance de l’existence de l’adoption. Il ne sait pas, toutefois, quels étaient ses parents d’origine, puisqu’on y fait seulement mention du jugement. En conséquence, les tiers qui demanderaient copie intégrale de l’acte de naissance – et Dieu sait qu’en pratique, en dépit des textes, cela se fait – ont connaissance de l’existence de l’adoption, en dépit du principe de respect de la vie privée.

J’ai rappelé cet exemple parce que, en réalité, la question n’est pas nouvelle : elle se pose déjà avec l’adoption, et elle se posera à l’évidence dans l’hypothèse que nous avons proposée, avec l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes si l’on choisit cette modalité d’établissement de la filiation.

Est-il normal que des tiers puissent savoir que l’enfant a été adopté ou qu’il a été issu d’un don parce que, sur l’acte de naissance, il sera marqué : jugement d’adoption, ou déclaration anticipée de filiation, ou volonté des parents, ou que sais-je, quel que soit le procédé que l’on retiendra ? Nous avons pensé que non, évidemment, et considéré que la copie intégrale des actes de naissance ne devrait pas être communiquée aux tiers, en dehors d’hypothèses extrêmement précises et limitées – que nous avons décrites, et sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez. Cela veut dire que si nous avions, dans la vie courante, besoin d’établir notre filiation ou de prouver notre identité, nous pourrions communiquer – comme aujourd’hui – des extraits avec filiation ou sans filiation qui ne mentionnent pas, en marge, tous les changements relatifs à l’état civil. La vie privée des intéressés serait protégée – non seulement, d’ailleurs, dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation, mais aussi dans le cadre de l’adoption, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

La dernière observation que je voudrais faire est relative à l’accès aux origines personnelles. On a le sentiment, et c’est une autre conséquence de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes célibataires, que cette question se pose de manière nouvelle : l’enfant ayant deux mères, il risque de s’interroger davantage – ainsi que les tiers – sur l’identité de son géniteur. Mais pourquoi est-ce que ce serait plus prégnant dans cette situation ? Le débat est ouvert depuis des années. Considérer aujourd’hui que l’ouverture à l’accès aux origines personnelles est une conséquence nécessaire de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, c’est occulter le débat qui a eu lieu auparavant sur cette même question pour les enfants issus d’un don de gamètes à un couple hétérosexuel. Cela fait longtemps que certains réclament cette ouverture.

J’insiste sur ce point parce que je pense que se focaliser sur le fait que l’enfant ait deux mères pour dire que, nécessairement, il va vouloir connaître davantage que les autres ses origines personnelles – ce que l’on entend parfois – fausse le débat. La question est la même pour les enfants issus d’un don, qu’ils soient issus de parents hétérosexuels ou de parents homosexuels. Le débat est récurrent. Donc, il n’y a pas plus d’arguments en faveur de l'accès aux origines personnelles lorsque les parents forment un couple homosexuel que lorsqu’ils forment un couple hétérosexuel. Je crois que ce n’est pas cela l’argument.

L’argument est différent : il repose effectivement sur une quête singulière, sur laquelle le juriste n’a guère de mot à dire. C’est la raison pour laquelle je m’arrêterai là. Je pourrais citer quantité d’arguments qui sont invoqués dans ce débat, comme la baisse du nombre de dons, etc.

Ce n’est pas une question juridique. La question juridique essentielle sur l’accès aux origines personnelles, c’est la distinction de l’accès aux origines personnelles et de la filiation. Mais qui fait encore la confusion aujourd’hui ? Qui prétend aujourd’hui que l’enfant aura plusieurs parents, si ce n’est dans le vocabulaire commun ? Le juriste, pour sa part, est parfaitement averti que ce n’est pas une question de filiation. C’est la seule chose que le juriste puisse dire sur cette question d’accès aux origines personnelles. Le reste n’est pas juridique.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci très vivement pour cet éclairage. Vous nous avez rappelé l’importance qu’il y avait, notamment dans certaines sociétés, de garder le secret sur la stérilité du père. Et il est vrai qu’il est temps de surmonter ces « secrets de famille » qui ont fait tant de mal, parce que non affrontés par les familles elles-mêmes.

Une autre question se pose pour les enfants nés de gestation pour autrui (GPA) : l’établissement de leur filiation avec les parents d’intention. Plusieurs d’entre nous souhaitent des aménagements, afin que les droits des enfants soient identiques, quels que soient les parents, hétérosexuels ou homosexuels, mariés ou non, parce que l’enfant ne choisit pas, quel que soit le regard que les autres peuvent porter sur certaines situations. L’intérêt de l’enfant – établissement de sa filiation, accès aux droits – est pour nous prioritaire. J’aimerais donc savoir – de façon un peu plus précise que ce que nous avez déjà dit – tout ce que nous devons changer dans le droit actuel pour nous conformer au schéma que vous nous avez indiqué. Quelles en sont toutes les conséquences ? Quelles modifications prévoir ?

Ensuite, je voudrais évoquer un point que vous avez-vous-même traité à diverses reprises, concernant les enfants nés de GPA. Vous avez dit que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait condamné la France parce qu’elle n’accordait pas une reconnaissance de filiation satisfaisante à ces enfants. Vous avez précisé que dans ses attendus, la Cour indiquait que cette non-reconnaissance de la filiation des enfants à l’égard de leurs parents d’intention était contraire à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cette absence de reconnaissance porterait atteinte à l’identité même des enfants. Dans leur intérêt, il conviendrait de corriger cette situation. Pouvez-vous nous donner quelques indications ?

Vous avez par ailleurs remarqué que ceux qui refusent – même s’il y en a peu – cette reconnaissance de filiation avec les parents d’intention aux enfants nés de GPA utilisent l’argument selon lequel cela entraînerait une augmentation du recours aux GPA à l’étranger. Et vous donnez l’exemple de l’Espagne qui, il y a deux ou trois ans, a donné la possibilité de reconnaître une telle filiation à ces enfants alors que la GPA restait interdite, sans qu’on ait observé d’augmentation du recours à cette pratique de procréation. Une telle crainte ne semble donc pas confirmée dans les pays qui ont progressé dans ce sens.

Nous n’envisageons pas de légiférer sur la GPA elle-même. Mais ne serait-ce que pour l’intérêt de la discussion, pourriez-vous compléter votre pensée concernant la GPA « éthique », que vous appelez « altruiste » ? Vous considérez que même s’il n’y a pas de commercialisation, ni de rémunération, il y a une dette en cas de GPA altruiste, dans la mesure où celle-ci est, en définitive, un don de la mère porteuse. Or une dette se paie. Pour autant, dans un don d’organes, il y a bien don. Ce don est gratuit, et il n’y a pas de dette. Pourquoi y aurait-il une différence entre la GPA et les dons d’organes ? La personne qui donne son rein à un proche, par exemple, le fait sans attendre aucune compensation, sans avoir le sentiment de l’existence d’une dette.

Mme Anne-Marie Leroyer. Sur l’ouverture de la gestation pour autrui et l’existence d’une gestation pour autrui éthique, les propos que vous avez rapportés concernant l’existence d’un don et d’une dette ne sont pas les miens, mais j’en discuterai avec plaisir.

On pourrait argumenter à l’infini pour ou contre l’ouverture de la gestation pour autrui. Parmi les arguments développés, deux reviennent régulièrement en droit français : l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes, ainsi que la dignité. Ceux qui sont opposés à la consécration de la gestation pour autrui, tout comme ceux qui y sont favorables, invoquent la dignité, mais la discussion entre les deux camps est impossible car ils n’ont pas la même conception de ce terme. Pour le premier, elle est objective et abstraite. Cette conception essentialiste, de philosophie morale, avance que l’humain peut décider pour l’humain de ce qui est digne, de ce qu’il peut faire ou ne peut pas faire. Ceux qui retiennent cette définition estiment que les femmes ne peuvent pas porter un enfant pour le compte d’autrui sans porter atteinte à ce principe.

Le second camp a une conception plus concrète de la dignité : dans un cadre prédéterminé, tout un chacun peut apprécier ce qu’il est possible de faire. Cela s’accompagne de l’idée qu’il faut permettre aux femmes de décider pour elles-mêmes, cette dignité s’accompagnant d’une forme d’acceptation de leur autonomie personnelle, quelles que soient les modalités par lesquelles les femmes entrent dans ce processus – gratuitement, de manière rémunérée, qu’il s’agisse d’un premier enfant, qu’elle décide de le garder, ou pas. En conséquence, le débat est sans fin car s’affrontent deux conceptions très différentes de la dignité, aux conséquences elles-mêmes très différentes…

S’agissant de la consécration d’une gestation pour autrui éthique, je n’ai pas le même avis qu’Irène Théry et cela apparaît dans notre rapport. En effet – et permettez-moi de vous donner humblement mon avis personnel, elle ne me paraît pas encore envisageable en droit français, compte tenu d’un contexte international dans lequel il est urgent de protéger les femmes de l’exploitation qu’elles subissent. Ma position n’est ni essentialiste ni autonomiste, mais médiane : effectivement, une femme peut porter un enfant pour une autre ; cela relève de l’éthique et de la dignité. Mais cela ne peut avoir lieu n’importe comment et n’importe quand. Or tant qu’au niveau international, nous n’aurons pas réglé le problème de l’exploitation des femmes, nous ne pourrons consacrer la gestation pour autrui dite « éthique ».

Vous m’avez également interrogée sur l’établissement de la filiation de ces enfants. Beaucoup d’arguments s’y opposent. Vous les avez soulevés, monsieur le rapporteur, notamment la crainte que l’admission de l’établissement de la filiation des enfants ainsi conçus fasse fi du principe d’interdiction générale et conduise à une ouverture plus large. Contre cette idée, nous pourrions effectivement avancer les statistiques espagnoles, belges ou d’autres pays, où la consécration de la filiation n’a pas accéléré le recours à la gestation pour autrui, d’autant que le lien ne m’apparaît pas évident.

Mais les statistiques n’ont que valeur de statistiques… L’argument principal en faveur de l’établissement de la filiation de ces enfants, c’est l’intérêt des enfants, qui doit primer. Là encore, deux conceptions différentes s’invitent dans le débat. S’agit-il de l’intérêt des enfants déjà nés ? Dans ce cas, il faut bien évidemment leur attribuer une filiation, une tutelle ne représentant pas du tout la même chose du point de vue de l’identité de l’enfant. Dans ce cadre concret, la réponse est positive. Ce n’est pas le cas si l’on considère l’intérêt des enfants abstraitement. Comme le rappelle ma collègue Muriel Fabre-Magnan, l’intérêt objectif d’un enfant est de ne pas être considéré comme une chose qui peut être échangée ou vendue, qui peut faire l’objet d’une marchandisation. La considération abstraite de l’intérêt des enfants s’oppose alors à l’établissement ut singuli de la filiation. La position essentialiste – dignité abstraite et pas d’établissement de la filiation – s’oppose à une position plus conséquentialiste – qui est la mienne : soyons pratiques ; ces enfants existent, ils sont nés, ils sont vivants et ont besoin de parents. Il faut donc établir la filiation. En philosophie morale, on regarde toujours quelles sont les moins mauvaises conséquences. Pour la société, il s’agira que la filiation soit établie à l’égard des deux parents.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que l’on consacre la filiation et que l’on préserve l’intérêt des enfants – d’ailleurs garanti par toutes les conventions internationales – que l’on remet en cause le principe d’interdiction de la gestation pour autrui.

Enfin, puisque je suis membre du Comité de défense des droits de l’enfant auprès du Défenseur des droits, je rappellerai la position sur cette question : protégeons l’intérêt des enfants ! Or, sans nul doute ni discussions possibles, il est de l’intérêt des enfants que la filiation soit établie à l’égard des deux parents.

Comment ? Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme avancent avec ambiguïté sur la question de l’identité et beaucoup s’interrogent sur le sens du « en particulier » présent dans ses décisions : cela nous contraint-il à retenir l’établissement de la filiation à l’égard du père – car c’est le père biologique – mais à ne pas consacrer l’établissement de la filiation à l’égard de la mère parce qu’elle n’a pas accouché ? Je caricature un peu, mais ce sont les termes de la discussion.

Sans doute la Cour a-t-elle initialement laissé le champ ouvert : la question de la protection de l’identité de l’enfant comme élément de la vie privée, sur le fondement de l’article 8, s’est posée plus spécialement à l’égard du père biologique. En conséquence, dans les modalités d’établissement de la filiation, notre jurisprudence interne effectue une distinction claire entre le père et la mère d’intention. Sur le fondement de l’article 47 du code civil, la Cour de cassation permet une transcription partielle des actes de naissance établis à l’étranger si la filiation paternelle est biologique, interdisant la transcription de la filiation si la mère d’intention est mentionnée dans l’acte de naissance car, comme elle n’a pas accouché, ce serait contraire à l’article 47. En revanche, la transcription est totale si le père censément biologique et la femme qui a accouché de l’enfant sont mentionnés sur l’acte de naissance.

C’est évidemment tout à fait dommageable pour l’enfant, pour plusieurs raisons. Dans l’hypothèse d’une transcription totale, l’enfant va être rattaché à une femme qui ne va pas s’occuper de lui – la gestatrice. Dans le cas d’une transcription partielle, il faudra trouver une solution. La Cour de cassation indique qu’il faut passer par l’adoption de l’enfant du conjoint, ce qui suppose que les parents soient mariés. En effet, si l’adoption de l’enfant du concubin est possible, elle conduit à un transfert d’autorité parentale à l’adoptant, sans délégation-partage possible, ce qui est contraire à l’objectif recherché.

En conséquence, en l’état du droit positif, la transcription est autorisée pour le père si c’est le père biologique. Ensuite, la mère d’intention doit adopter l’enfant, ce qui suppose qu’elle soit mariée avec le père biologique. Cela crée donc une distinction entre parents mariés ou non et, surtout, selon que le parent d’intention est le parent biologique de l’enfant ou non et sans considération du fait que la mère d’intention puisse être la mère génétique de l’enfant et ne pas avoir accouché de cet enfant.

La confusion est donc totale sur ce qu’est la filiation ! Mais, surtout, cette jurisprudence est dangereuse car elle focalise la transcription sur l’idée que le père est le père biologique de l’enfant. Depuis quand reconnaît-on les filiations uniquement parce qu’elles sont biologiques ? Si l’intérêt de l’enfant est d’avoir deux parents, seule la transcription intégrale de l’acte de naissance est une démarche efficace et adaptée.

Dans cette hypothèse, y a-t-il lieu de faire une différence entre le père et la mère lorsque les deux parents d’intention ont eu recours à une gestation pour autrui ? Cela revient à sanctionner les femmes stériles – elles ont eu recours à ce tiers parce qu’elles le sont – en leur notifiant qu’elles ne pourront pas être mères par transcription. C’est la double peine ! Non seulement on ne les autorise pas à recourir à une gestation pour autrui – ce point est considéré pour l’heure comme non discutable – mais, en plus, on les sanctionne de cette stérilité en leur rappelant qu’elles ne sont pas mère de l’enfant et qu’elles doivent donc l’adopter. Quelle est la cohérence juridique, notamment par comparaison avec la procréation médicalement assistée ? Dans ce dernier cas, on ne dit surtout rien et on agit comme s’il s’agissait du parent biologique. Cela me semble vraiment discutable. Avec d’autres collègues, je suis donc extrêmement favorable à la transcription totale de l’acte de naissance de l’enfant sur les registres d’état civil. Il est possible d’interpréter l’article 47 du code civil de telle sorte qu’il n’y ait pas de fraude à l’adoption.

Mme Agnès Thill. Je vous remercie pour cet exposé très clair. Certes, l’enfant conçu avec le sperme d’un donneur doit trouver du sens. Mais le sens suffit-il à la vie ? Ne doit-il pas également y trouver de la joie ?

J’entends les arguments : les humains – qui ne sont pas égaux physiquement, mais en droit – devraient avoir un égal accès à ce progrès et à cette technique scientifiques. Mais il ne s’agit pas d’une technique comme une autre, puisqu’une tierce personne est en jeu. Cela nous donne-t-il le droit d’avoir un enfant, selon notre désir ? Un tel droit à l’enfant existe-t-il ? Je me pose la question, j’avoue que d’autres me l’ont posée et que je n’ai pas de réponse… Dans un couple hétérosexuel, la médecine répare, mais là, ce n’est pas le cas.

M. Charles de Courson. Ne pensez-vous pas que la France est condamnée à reconnaître le droit de l’enfant à la connaissance de ses origines ? Dans cette hypothèse, quelles seraient les conséquences ? Sur ces sujets, n’est-il pas complètement obsolète de légiférer dans un cadre national ? Ne faudrait-il pas mieux le faire au niveau international, par le biais d’une convention ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Nous sommes très sensibles à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi qu’à la non-discrimination, qu’elle soit liée au genre ou à la génétique. L’évolution législative de la PMA ne permettra-t-elle pas en réalité, sur la base d’un désir d’enfant, d’accorder un droit lié à une particularité biologique ? N’est-ce pas un paradoxe en termes d’égalité entre les femmes et les hommes ? Quelles questions cela pose-t-il à la loi ?

M. Jean-François Mbaye. Ma question prolonge celle de mon collègue Charles de Courson. À plusieurs reprises dans ses décisions, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de consacrer le droit pour les citoyens de connaître l’identité de leurs ascendants. À l’heure actuelle, deux affaires impliquant la France sont pendantes, qui risquent de conduire à des condamnations de l’État, ainsi qu’à l’établissement d’une jurisprudence, ouvrant la voie à des condamnations subséquentes.

De par son caractère général, la rédaction actuelle de l’article 16-8 du code civil n’apparaît pas adaptée à cette nouvelle réalité : elle ne tient notamment pas compte de la relation tripartite qui existe entre le donneur, le receveur et la personne issue du don de gamètes. Que pensez-vous de ces carences juridiques ? Comment les combler ?

Par ailleurs, si le droit à l’accès aux origines était consacré pour les personnes issues de dons de gamètes, quels mécanismes juridiques pourraient opportunément encadrer d’éventuelles dérives en termes de recherche des responsabilités civile ou pénale, au titre des articles 311-19 et 311-20 du code civil ?

Mme Anne-Marie Leroyer. Madame Thill, vous posez une question récurrente quant au principe même de l’accès à l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes, mais également la question du désir d’enfant et du droit à l’enfant.

Le désir d’enfant n’est pas une question juridique. Le droit ignore bien volontiers le « désir », contrairement aux psychiatres ou aux psychanalystes qui l’abordent plus volontiers. Le juriste est plutôt centré sur le droit. Vous avez donc bien formulé la question parfois brandie comme un étendard contre les possibilités d’ouverture : en droit positif, personne n’a « droit » à un enfant. Le droit à l’enfant n’existe donc pas et consacrer l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes ne consacrera pas un droit à l’enfant.

La question se pose de la même façon dans le cas de l’adoption : souvenez-vous des débats liés à l’adoption lors du vote de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Déjà, la question du droit à l’enfant avait été brandie contre l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe. Le Conseil constitutionnel, amené à se prononcer sur la constitutionnalité de la loi, a bien rappelé dans sa décision que l’ouverture de l’adoption aux couples de même sexe ne consacrait pas un droit à l’enfant, car ces couples étaient soumis aux mêmes conditions que les autres pour adopter.

De la même façon, la loi posera des conditions à l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes célibataires, la condition supprimée étant simplement celle de l’hétérosexualité.

Si la question que vous posez est essentielle, elle est politique et personnelle, et non juridique : l’hétérosexualité est-elle une condition juridique suffisante pour estimer que l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux homosexuels consacrerait un droit à l’enfant ? L’orientation sexuelle consacrerait une différence selon la nature du droit.

M. le président Xavier Breton. Mais il me semble que l’on supprimerait également les critères médicaux, et non uniquement ceux liés à l’hétérosexualité…

Mme Anne-Marie Leroyer. J’y venais puisque Mme Thill a évoqué cet argument médical et que vous avez bien voulu le rappeler, monsieur le président. Il est essentiel et sans doute plus puissant que celui du droit à l’enfant. Là encore, ce n’est pas un argument juridique, mais médical.

Quel est le rôle de la médecine ? Dans la première hypothèse, vous l’avez dit, on vient « réparer quelque chose », l’infertilité étant « pathologique ». Le rôle de la médecine est alors de soigner. À l’inverse, dans l’autre hypothèse, l’infertilité n’est pas pathologique et donc les médecins ne soignent plus. Cette argumentation est très largement développée par ceux qui posent la question du rôle de la médecine.

La médecine qui consiste à faire une distinction selon que l’infertilité est pathologique ou sociale n’a rien d’une médecine de convenance – comme on l’entend parfois. Les médecins le disent : aider les couples à avoir des enfants est également lié à la politique nataliste. Par ailleurs, les médecins sont souvent plongés dans une situation plus ambiguë qu’elle n’y parait, notamment lorsque des couples hétérosexuels ne peuvent pas avoir d’enfants, sans qu’aucune raison médicale ne l’explique et qu’aucune infertilité pathologique n’ait été constatée… Or, même dans ces cas, ils leur donnent accès à l’assistance médicale à la procréation. Il s’agit simplement de pallier une impossibilité de la vie, pour une raison qu’on ignore.

Placés dans cette situation, les médecins s’interrogent : devraient-ils refuser l’accès à l’assistance médicale à procréation aux couples concernés, même si c’est une toute petite partie de leur activité, au motif que l’infertilité n’est pas pathologique ? Où est la frontière entre le pathologique et le non pathologique, entre le « normal » et l’« anormal » ? Michel Foucault démontre très bien dans L’histoire de la folie à l’âge classique qu’il n’y a pas de normal et d’anormal. Il est difficile pour le médecin de savoir ce qui est pathologique et ce qui ne l’est pas, comme pour l’individu de savoir ce qui est normal et ce qui ne l’est pas.

L’argument que vous avez avancé peut donc s’effacer dans le cadre d’une autre conception de la normalité, du pathologique et du non pathologique. En conclusion, quand on s’interroge sur le pathologique, le normal et l’anormal, on ne fait pas que discuter sur les mots, même si la critique est extrêmement puissante.

M. de Courson m’a ensuite interrogée sur deux points, que je le prie de me rappeler.

M. Charles de Courson. La France ne risque-t-elle pas d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme sur l’impossibilité faite à certaines personnes d’accéder à leurs origines personnelles ? En conséquence, le temps n’est-il pas venu de créer un droit pour les enfants de connaître leurs origines et dans quelles conditions l’encadrer ?

Mme Anne-Marie Leroyer. La Cour européenne des droits de l’homme a déjà confirmé à plusieurs reprises dans sa jurisprudence que le système français d’accès aux origines personnelles était proportionné au but poursuivi, en particulier pour les enfants nés sous X. Je ne pense donc pas que nous puissions être condamnés.

Faut-il légiférer pour consacrer l’accès des enfants à leurs origines personnelles ? Dans le rapport que j’ai rendu avec Irène Théry, nous sommes extrêmement favorables à l’accès aux origines personnelles, non pas compte tenu de l’évolution des techniques modernes – génétiques notamment – mais pour des raisons d’identité personnelle, élément mis en avant par la Cour européenne des droits de l’homme. Au regard de l’analyse de sa jurisprudence, comme de celle de la Cour de cassation, la notion d’identité personnelle est très large : elle recouvre notre état civil – notre identité « objective », notre filiation – mais renvoie aussi à ce que tout un chacun ressent – son identité « subjective » et son désir de connaître ses origines. À l’avenir, il est probable que cette notion d’identité entendue à la fois objectivement et subjectivement se renforce et que la CEDH évolue dans un sens beaucoup plus strict. Elle condamnera alors les États qui n’admettraient pas l’accès aux origines personnelles, sur le fondement de la consécration de plus en plus large de cette notion d’identité subjective – ce que la Cour appelle l’« accès à la connaissance de ses ascendants ». Il ne s’agit alors pas des ascendants au sens du droit de la filiation, mais des géniteurs. La Cour fait de la connaissance des géniteurs une question d’identité personnelle.

L’évolution des techniques est évidemment très importante, mais ce n’est pas parce que des banques de données génétiques permettent d’apprendre ses origines sur internet que le législateur doit s’incliner et suivre ces évolutions technologiques. Ce n’est pas parce que la technique permet une évolution que la loi doit l’autoriser. En revanche, l’évolution de la notion d’identité pourrait bien nous y conduire si le besoin que tout un chacun ressent de se connaître, et donc de connaître ses origines personnelles, se renforce.

M. Charles de Courson. Dans quel cadre ?

Mme Anne-Marie Leroyer. Vous avez fait allusion à une convention internationale. Il est évident que ces questions doivent être abordées au niveau international. C’était l’objet de la conférence de La Haye qui a réfléchi à l’élaboration d’une convention internationale visant à limiter l’accès des étrangers aux gestatrices des pays qui l’autorisent, lorsque les conditions ne sont pas éthiques. Des évolutions sont en cours, à l’instar de ce qui a été réalisé pour l’adoption internationale. Cela ne réglera pas tous les problèmes, mais peut en régler beaucoup.

Notons par ailleurs qu’un certain nombre d’États ont fermé leurs frontières à la gestation pour autrui pour les personnes venant de pays tiers. Malheureusement, cela n’a pas réglé le problème, puisque les gestatrices ont été conduites par les personnes qui les exploitent dans des pays limitrophes plus tolérants. Le problème a pour le moment simplement été déplacé et l’exploitation des femmes est toujours aussi importante.

Madame Tamarelle-Verhaeghe, vous m’avez interrogée sur le désir d’enfant, mais je n’ai pas saisi l’exacte portée de votre question.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je n’ai sans doute pas été claire. J’évoquais l’égalité hommes-femmes. Les femmes ont beaucoup lutté pour cette égalité et elles le font encore. Du fait de leur physiologie et de leur identité génétique, la société permettrait aux femmes d’accéder à l’AMP de par la loi, alors que ce ne serait pas possible pour les hommes. Ne faut-il pas traiter les deux simultanément, de façon à ce qu’il n’y ait pas de discrimination induite par la génétique ?

Mme Anne-Marie Leroyer. La question que vous posez est très importante car elle concerne l’égalité entre les couples d’hommes et les couples de femmes dans l’accès à la procréation. C’est d’ailleurs le contre-argument utilisé contre l’ouverture de l’assistance médicale à procréation aux couples de femmes, au motif que, si on le fait pour les femmes, on va devoir le faire pour les hommes, et donc ouvrir la gestation pour autrui, ce qui nous entraînerait sur une pente fatale et aboutirait à ce que l’on ne voulait pas.

Comme vous le savez, l’égalité en droit est soumise à des conditions très strictes. La notion de discrimination ainsi interprétée, tant par le Conseil constitutionnel que par la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour de justice de l’Union européenne, répond à des conditions très strictes.

Lorsqu’un contrôle de proportionnalité est opéré en matière d’égalité ou de discriminations, ces conditions sont rappelées. Quelle est la première condition ? Les personnes placées dans des situations semblables sont-elles traitées de manière dissemblable ? En matière d’accès médical à la procréation – qu’il s’agisse d’AMP ou de GPA –, les couples de femmes et les couples d’hommes sont-ils placés dans des situations semblables ? Si l’on considère que ces couples sont placés dans des situations semblables et qu’ils sont traités de manière différente, alors il y a discrimination.

Dans ce cas, il convient de se poser une deuxième question : cette discrimination est-elle proportionnée au but poursuivi ?

Dans le cas qui nous occupe, les situations sont-elles semblables ? On peut en douter. Les situations ne sont pas semblables car, biologiquement, les personnes ne sont pas semblables. On ne peut donc aller plus loin et dire que la consécration de l’AMP va conduire à la consécration de la gestation pour autrui sur le fondement de l’inégalité.

Si tant est que l’on considère les situations comme semblables au regard de l’égal accès à la procréation – je ne crois pas du tout à cette interprétation, mais essaie d’aller au bout du raisonnement – et que les couples sont traités de manière différente, ce traitement différent est-il proportionné, rationnel et justifié par rapport au but poursuivi ? Là encore, la réponse est positive car le fait de traiter de manière dissemblable ces deux catégories de couples est justifié par rapport au but poursuivi. Quel est ce but ? En interdisant la gestation pour autrui, on souhaite protéger les femmes et les enfants. Cette considération d’intérêt général, primordiale, justifie l’inégalité de traitement.

Juridiquement, le raisonnement se tient dans les deux cas.

M. le président Xavier Breton. Madame la professeure, je vous remercie pour votre disponibilité. J’ai privilégié les collègues qui n’avaient pu poser de questions lors de l’audition précédente et prie les autres de bien vouloir m’excuser.

 


– 1 –

M. Jacques Testart, biologiste

Jeudi 6 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur Testart, nous vous remercions d’avoir accepté de venir échanger avec nous et vous prions d’accepter nos excuses pour le retard avec lequel commence cette audition.

Ce n’est pas la première fois que le Parlement vous entend sur des sujets liés à la bioéthique. Vous êtes bien connu, notamment pour être, avec le professeur René Frydman, le père scientifique du premier bébé éprouvette né en France, en 1982. Vous vous êtes distingué de votre collègue en appelant à un encadrement des activités de recherche et en dénonçant un « eugénisme mou, consensuel et démocratique ». Vous avez publié récemment un ouvrage portant sur les enjeux liés au transhumanisme, un sujet que notre mission d’information abordera également.

Après avoir entendu votre exposé, nous engagerons un échange de questions-réponses.

M. Jacques Testart. Je vous remercie pour cette invitation. J’ai eu l’honneur d’être auditionné de nombreuses fois ces trente dernières années dans le cadre de l’élaboration, puis de la révision, des lois de bioéthique – sans grand succès législatif, je dois le dire.

Je vous ferai part une nouvelle fois de mes réflexions et de mes propositions, concernant l’usage des technologies biologiques dans la procréation humaine.

Le don de gamètes pose deux problèmes : l’anonymat du donneur et son appariement avec la receveuse.

L’anonymat du donneur a été institué en France par les banques de sperme il y a plus de quarante ans, puis entériné par les lois de bioéthique en 1994. Avec le recul, il apparaît ce qui était prévisible : des situations psychologiques insupportables, qui peuvent amener les enfants à rechercher et à découvrir leur géniteur, en particulier grâce à internet. Les arguments pour le maintien de l’anonymat – menaces sur la paix des ménages, crainte de raréfaction des donneurs – ne pèsent rien au regard du but légal de l’insémination avec donneur (IAD), qui est de faire naître un enfant disposant des mêmes chances d’épanouissement que tous les autres. Et la concession récente des banques de sperme consistant à délivrer des données non identifiantes ne répond absolument pas à cet objectif.

Nos grands principes d’égalité et de « refus de toute eugénisme » sont aussi mis à mal par l’assistance médicale à la procréation avec don de sperme – IAD ou fécondation in vitro (FIV) avec donneur –, qui donne de facto aux praticiens la responsabilité de choisir le père génétique de l’enfant, c’est-à-dire d’abord de sélectionner  les donneurs de sperme potentiels, puis d’apparier chaque femme receveuse avec le donneur estimé le plus compatible, à la fois pour sa ressemblance avec le père social mais aussi pour éviter le cumul chez l’enfant de certains facteurs de risques génétiques portés simultanément par les deux géniteurs.

Ces opérations débordent les pratiques sociales usuelles pour le choix d’un partenaire, auquel on ne demande pas un bilan médical. Elles reposent sur des critères établis par les banques de sperme elles-mêmes et demeurent largement opaques. Ainsi, les praticiens s’accaparent un pouvoir eugénique potentiellement sans limites, si la loi n’établit pas les règles nécessaires et suffisantes. Le développement rapide des identifications génétiques par le séquençage des génomes, actuellement interdit en France mais accessible par internet, devrait alimenter l’eugénisme de tels appariements.

Contrairement à ce que beaucoup croient, ce n’est pas la violence autoritaire qui caractérise l’eugénisme, c’est la volonté plus ou moins consciente d’améliorer l’espèce. Celle‑ci est de plus en plus pressante dans la biomédecine, dont les moyens scientifiques, techniques et économiques ont une puissance absolument inédite. Je rappellerai que le Conseil d’État énonçait en 2009 que l’eugénisme « peut être le fruit d’une politique délibérément menée par un État et contraire à la dignité humaine. Il peut aussi être le résultat collectif d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents dans une société où primerait la recherche de  « l’enfant parfait » ». Nous y sommes…

Avec le tri des embryons à l’issue de la FIV, via le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), l’eugénisme nouveau, bienveillant et consensuel, que je combats depuis longtemps, pourra se manifester pleinement. Le DPI permet la sélection anticipée des personnes, finalité officiellement interdite par divers textes français et internationaux. Ce n’est qu’en jouant sur le stade précoce du développement, où l’on opère la sélection humaine, que celle-ci est autorisée, c’est-à-dire avant que l’embryon ne devienne une personne. La ségrégation de ces personnes potentielles, qui est donc celle des enfants à venir, ne peut que s’intensifier avec les progrès génétiques d’une part, et d’autre part avec la révolution biologique qui devrait permettre de concevoir sans douleur, c’est-à-dire hors de toute épreuve médicale, de très nombreux embryons.

En effet, des résultats montrent chez la souris la possibilité de fabriquer des gamètes – spermatozoïdes ou ovules – à partir de cellules banales, des cellules de peau par exemple. Il s’agit potentiellement d’une véritable révolution pour l’assistance médicale à la procréation (AMP), puisque l’effectif des embryons produits pourrait être très largement augmenté. Par ailleurs, l’obtention de ces nombreux embryons se passerait des épreuves médicales imposées jusqu’ici aux patientes. Hors de toute intervention gynécologique, l’engendrement procéderait exclusivement de la biologie cellulaire, jusqu’au transfert de l’embryon in utero. Les conséquences de cette nouvelle forme de sélection humaine, qui échappe à la coercition et à la violence qu’imposait l’eugénisme classique, sont variées et potentiellement dramatiques, sans rapport avec celles de l’avortement médical – interruption médicale ou thérapeutique de grossesse (IMG ou ITG).

Il faut comprendre que le DPI permet de choisir le « meilleur » enfant possible, alors que l’IMG n’a pour but que d’éviter « le pire ». Aussi l’eugénisme de l’IMG se trouve-t-il définitivement contenu par deux caractéristiques du fœtus : le nombre – un seul est présent – et le statut – il se trouve in utero. C’est une situation complètement différente de celle du DPI, qui intervient ex vivo et simultanément sur plusieurs embryons. De fait, le nombre d’embryons disponibles après FIV peut-être très élevé, alors que la demande du couple est celle d’un enfant.

Cette évolution possible du tri des futurs enfants n’a pas été suffisamment bien perçue pour que le DPI occupe une place dans les débats en cours. Ainsi, dans la thématique « embryon » des États généraux de la bioéthique de 2018, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ne situe la « tension éthique » qu’entre « le respect dû à l’embryon comme personne potentielle et l’importance de poursuivre des recherches ». C’est tout. Encore une fois, la sélection humaine basée sur le tri des embryons ne sera pas au programme – en attendant que soit disponible le tri de milliers de caractéristiques génétiques parmi des centaines d’embryons, c’est-à-dire la fabrication à la demande de tous les enfants. Car on voit mal ce qui empêcherait les couples, y compris fertiles, d’accéder à cet extraordinaire « saut évolutif ». D’autant que les coûts engendrés seraient vite inférieurs à ceux qu’imposent les « naissances malheureuses ». Alors, on énoncera doctement que la science est encore une fois allée « plus vite que l’éthique ».

En attendant, les indications du DPI se sont élargies en France, depuis les maladies « particulièrement graves » qu’évoque la loi de 1994, jusqu’au risque de telles maladies. C’est dire que le DPI concerne potentiellement tous les géniteurs : nous portons tous plusieurs facteurs de risque pour des maladies graves. Aussi l’ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques – OPECST – vient-il de demander l’application du DPI à tous les embryons « à risque », ce qui peut viser tous les embryons disponibles in vitro. En effet, le « dépistage d’un risque d’une particulière gravité du développement embryonnaire » que propose le député concerne potentiellement tous les embryons, comme ceux qui seraient issus de couples dont la tentative précédente de FIV a échoué – soit 80 % des couples –, mais aussi tout embryon montrant un aspect atypique, cas fréquent qui n’exclut pas la naissance d’un enfant normal.

Affirmons-le : si la sélection vient à porter sur de très nombreux embryons issus de nombreuses personnes, elle aura vite en effet sensible sur le génome de l’humanité. C’est seulement en limitant le DPI à  la détection d’une seule mutation pour tous les embryons d’un même couple que l’on pourrait en circonscrire l’eugénisme. Il s’agirait d’une restriction législative, que je demande depuis bientôt vingt ans, et qui figurait dans les propositions des citoyens à l’issue des États généraux de la bioéthique de 2009. Mais elle n’a pas été prise en considération.

En l’absence d’interrogations sur les dérives du DPI, les débats, parfois délirants, portent plutôt sur l’hypothèse de modifier les embryons grâce à de nouveaux outils. On parle beaucoup de CRISPR-Cas9. Pourtant, la « crispérisation » semble loin d’être maîtrisée. Des effets « hors cible » sont rapportés, ils sont imprévisibles et largement inexpliqués. De tels effets de la modification du génome peuvent être tolérables pour les animaux et les plantes, quand des avantages productifs sont ainsi obtenus. Mais on conçoit mal leur acceptation dans notre espèce, donc la faisabilité de l’« édition » du génome embryonnaire si la sécurité absolue pour l’enfant ne peut être certifiée. Aussi les discours abondants sur les pouvoirs supposés des nouveaux « ciseaux moléculaires » occultent la réalité et les perspectives de l’alternative, déjà opérante, du tri des embryons.

Un mot sur le thème du « bébé à trois parents », où la précaution devrait aussi être la règle. Les praticiens et les médias parlent de bébé à trois ADN pour qualifier l’enfant qui hérite des ADN nucléaires de son père et de sa mère et des mitochondries d’une donneuse. Les résultats des premiers essais internationaux chez la souris et l’humain devraient inquiéter, car ils révèlent des aneuploïdies, ainsi qu’une mixture d’ADN mitochondrial sain et muté et des altérations métaboliques.

Par ailleurs, il faut noter que ce transfert de matériel nucléaire dans un ovule énucléé correspond aux gestes nécessaires à la technique de clonage : ces manipulations deviennent donc  aussi l’occasion de mettre au point cette technique prohibée. Remarquons toutefois que le clonage n’est prohibé en France que s’il a pour « but de faire naître un enfant génétiquement identique à une autre personne vivante ou décédée ». Or le matériel génétique d’un embryon que l’on transfère dans un ovule ne correspond à aucune personne « vivante ou décédée ». Il semble alors que le clonage serait une pratique licite, pourvu qu’il soit réalisé avec un noyau embryonnaire. Notons que l’on retrouve ici la même ambiguïté qu’avec l’eugénisme résultant de la sélection embryonnaire. Aussi, l’interdit législatif devrait porter sur l’être humain plutôt que sur la personne.

Les recherches sur l’embryon ont été finalement autorisées sous la pression des praticiens, qui les prétendaient nécessaires pour révolutionner la connaissance et les pratiques médicales. En réalité, elles sont demeurées exceptionnelles, et leurs résultats ne semblent pas répondre aux promesses. La loi pose en effet que la recherche sur l’embryon doit être « susceptible de produire des progrès thérapeutiques majeurs ». Même dans les pays où l’encadrement est moins strict, comme la Grande-Bretagne, qui mène de telles recherches depuis bientôt trente ans, elles n’ont pas apporté de réelle percée thérapeutique ou scientifique. Par ailleurs, la recherche est freinée par l’impossibilité de connaître la viabilité et la normalité ultérieures des embryons qui ont été soumis à des études ou à des manipulations, ce qui n’est actuellement possible que chez l’animal. C’est certainement pourquoi le comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) vient de franchir une étape décisive : il demande la possibilité de transférer in utero l’embryon humain à l’issue des recherches – lesquelles sont alors qualifiés de « soins » – car, justifie-t-il, la recherche « bénéficie directement à l’embryon lui-même quand, dans un deuxième temps, il peut être transféré dans l’utérus à fin de gestation ». Cette considération « compassionnelle » ouvre un nouveau champ pour la réification de l’embryon humain.

Je veux dire quelques mots sur les pratiques actuelles de la FIV. On assiste à une escalade : l’AMP voit se développer des techniques de plus en plus intrusives, même sans raison objective. Par exemple, la FIV n’a pas de véritable indication médicale une fois sur trois ; elle est aussi souvent l’occasion de pratiques inutiles, mais susceptibles d’effets indésirables. D’ores et déjà, les règles de précaution sont négligées dans la pratique quotidienne de la FIV quand des risques épigénétiques sont délibérément mis en jeu : par exemple quand les embryons sont cultivés in vitro plus des deux jours nécessaires et suffisants, ou sont soumis à des stress variés. Ainsi, l’éclosion assistée, la culture prolongée ou la microcinématographie en continu sont des pratiques dont le bilan bénéfice-risque est plus que douteux. Pourquoi l’Agence de la biomédecine recense-t-elle ces techniques, qu’elle nomme « particulières », plutôt que d’en exiger l’évaluation en termes d’ « efficacité », de « reproductivité » et d’« innocuité », selon l’arrêté du 18 juin 2012 ?

Je conclurai sur les États généraux de la bioéthique de cette année. Depuis les discussions qui ont précédé les premières lois de bioéthique en 1994, je n’avais jamais constaté ce qui est arrivé lors des derniers États généraux : une telle offensive organisée des défenseurs d’une science mythifiée, placée au-dessus des valeurs culturelles, le principe cardinal d’indisponibilité des éléments du corps humain étant de plus en plus écarté au profit du désir des personnes. En même temps, les promesses transhumanistes contaminent les institutions scientifiques et poussent à réhabiliter l’eugénisme qu’exigeraient la modernité et la compétition économique. Cette déshumanisation de fait se trouve maquillée par la novlangue de ses promoteurs et par leur prétention à maîtriser les effets pourtant imprévisibles des actes qu’ils proposent.

Aux fins de participation, le CCNE a constitué en 2018 un groupe dénommé « comité citoyen », plutôt que « conférence de citoyens » comme le prévoit la loi de 2011. Cela soulève une interrogation sur l’« indépendance, le pluralisme et la pluridisciplinarité » de cette procédure, en particulier sur le protocole permettant l’information contradictoire la plus complète possible de ces citoyens. Par ailleurs, le CCNE s’est déjà prononcé, par exemple, en faveur de la « PMA pour toutes ». Cela questionne sa légitimité pour organiser avec objectivité un débat citoyen.

 Pourquoi la bioéthique ne prend-elle pas en compte la procédure des conventions de citoyens, pour laquelle une proposition législative a été rendue publique il y a dix ans ? Dans cette procédure, les jurés citoyens sont indépendants d’intérêts particuliers puisqu’ils sont issus d’un tirage au sort, suivi d’une vérification d’indépendance, puis de l’aménagement d’une diversité maximale. Ils sont complètement informés puisqu’un comité de pilotage pluriel assure le concours d’experts aux points de vue contradictoires, et que le processus se donne le temps indispensable pour que se développe le débat interne au groupe. Ils sont abrités des diverses pressions lobbyistes, puisqu’ils demeurent anonymes jusqu’au rendu de leur avis, qu’ils rédigent eux-mêmes. Surtout, ils sont portés à définir le bien commun grâce à la manifestation des vertus conjuguées de l’intelligence collective et de l’empathie, comme le démontrent clairement les divers jurys de citoyens tenus dans le monde.

La question bioéthique n’est pas celle des petits pas, toujours justifiables parce qu’ils ont l’évidence du bon sens : elle est celle de la limite. Dans certaines situations conflictuelles, estime la juriste Mireille Delmas-Marty, la pondération est inefficace, seule vaut « l’existence de bornes infranchissables ». Ce sont ces bornes qu’il faut rapidement ériger. En effet, il n’y a pas de véritable construction éthique si tout changement consiste en une permissivité progressive et indéfinie, par l’addition de nouvelles exceptions à ce que l’on présentait auparavant comme une règle. La singularité française tant vantée ne serait alors que la marque de notre retard sur ce que font déjà nos voisins.

De plus, la réflexion ne devrait pas se limiter à des pratiques déjà disponibles, alors qu’un futur préoccupant se profile activement dans les laboratoires. Ne devrait-on pas affronter en amont des situations plus ou moins imminentes concernant l’humanité – la sélection humaine, l’humanité augmentée, la conformité à des standards, les inégalités biologiques – plutôt que focaliser le débat sur les exigences de quelques-uns avec la GPA ou la « PMA pour toutes » ? Comme si rien ne devait permettre de refuser tout ce qui est faisable, selon une idéologie de puissance illimitée dont s’est emparé le transhumanisme. Peut-être faudrait-il convenir qu’il existe des situations où la biomédecine n’est pas la meilleure réponse à tous les problèmes que posent les difficultés de conception.

M. le président Xavier Breton. Merci, monsieur le professeur. Ma première question porte sur l’infertilité, et son évolution qui va croissant : les recherches dans ce domaine sont-elles suffisantes en France ? Quelle est votre position sur l’autoconservation des ovocytes et la légalisation de cette possibilité scientifique ? Enfin, avez-vous un éclairage à apporter sur la question de l’insémination post mortem, qui s’était déjà posée lors de la révision précédente ?

M. Jacques Testart. Les recherches sur l’infertilité sont à peu près inexistantes. Il existe très peu de laboratoires qui se préoccupent de travailler sur le sujet et qui en ont les moyens. On parle beaucoup des perturbateurs endocriniens : quelques recherches sont conduites sur l’animal, mais chez l’humain, c’est très difficile. S’il est aisé d’étudier les spermatozoïdes – ils sont produits chaque jour sans douleur par des hommes volontaires –, il est plus compliqué de faire des recherches sur l’ovule, la cellule la plus rare du corps, et les perturbations de l’ADN qui seraient apportées par des substances chimiques, entre autres. Il est certain qu’il existe une carence dans ce domaine. Mon point de vue est qu’il faut augmenter le nombre des recherches mais, avant même d’obtenir des résultats, il faut s’abstenir d’utiliser des substances dont on a de bonnes raisons de penser qu’elles sont responsables d’infertilités animales et humaines.

Pour ce qui est de la conservation des ovules, mon avis est mesuré. On voit déjà les dérives aux États-Unis, où cette technique s’est répandue. Aujourd’hui, elle constitue une précaution en vue de la procréation, que prennent même celles qui n’ont pas de raison d’être inquiètes. C’est logique : il existe une offre technique, elle a un coût, on s’efforce de convaincre de plus en plus de monde. Il faut savoir par ailleurs que les chances pour une femme autour de la quarantaine d’obtenir une grossesse grâce à des ovules conservés ne sont pas très élevées. Donneuse d’ovules  pour elle-même, en quelque sorte, il lui aura fallu subir de nombreux traitements hormonaux et beaucoup d’interventions, lourdes, pénibles, pour prélever les ovules destinés à la congélation. Cela vaut-il vraiment le coup ? N’a-t-on pas créé une espèce d’angoisse permettant de recruter des volontaires ?

Si la loi autorise cette technique en France, ce ne sont pas seulement les femmes présentant les signes annonciateurs de la ménopause – raréfaction des ovules, cycles perturbés – qui l’utiliseront, mais beaucoup d’autres. On verra la même chose que pour les FIV : des femmes parfaitement fertiles ou qui ont un petit problème – peut-être conjugal ? – passant par les artifices des biotechnologies. Il faudrait limiter l’usage de cette technique à des indications médicales très strictes.

Il est drôle que seule l’insémination post mortem donne matière à parler des dérives de l’insémination, alors qu’elles sont présentes dans la pratique de l’IAD au quotidien, avec la sélection des donneurs et leur appariement avec les receveuses. Le risque eugénique n’existe pas dans le cas de l’insémination post mortem – puisque c’est le sperme du partenaire masculin qui sera utilisé. Ce sujet ne pose pas à mes yeux de problème fondamental, sinon qu’il peut être débattu avec les psychologues, dans la mesure où il peut être traumatisant pour l’enfant d’être né d’un mort, mais je n’ai aucune compétence pour en juger.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Chacun le sait, vous êtes le père scientifique d’Amandine, le premier enfant issu d’une fécondation in vitro en France. À ce titre, votre parcours est très proche de celui de Bob Edwards, lauréat du prix Nobel, dont les recherches ont permis la naissance de Louise Brown en Grande-Bretagne. J’aimerais que vous expliquiez comment vos positions sur la bioéthique ont pu être à ce point opposées !

Tandis que Bob Edwards, décédé récemment, s’enthousiasmait pour toutes les avancées scientifiques qui ne posaient pas de problèmes éthiques nouveaux, vous avez manifesté davantage de prudence à l’égard du progrès médical, suggérant que la réflexion bioéthique devrait conduire à des décisions a priori, avant même que les progrès ne soient développés. Pensez-vous qu’il aurait été possible de réaliser des FIV dans l’espèce humaine si une réflexion bioéthique avait été menée sur cette hypothèse au préalable ? Aurait-on même inventé la vaccination – une forme de transhumanisme – dans l’état d’ignorance où l’on se trouvait ? N’est-il pas un peu dangereux de vouloir définir la règle éthique opportune a priori, avant que les progrès ne soient développés ?

Si nous sommes tous d’accord pour privilégier l’hyperhumanisme sur quelque transhumanisme effrayant que ce soit, il est peut-être responsable de décider que la réflexion bioéthique ne peut survenir que lorsque l’on sait exactement de quoi est constitué le progrès proposé, quand les bénéfices et les inconvénients potentiels en sont connus. Conduire la réflexion a priori, c’est risquer de porter un coup d’arrêt au progrès médical.

Par ailleurs, n’êtes-vous pas embarrassé par le fait que l’on utilise le même terme, « eugénisme », pour qualifier deux choses tout à fait différentes ? L’eugénisme d’État, l’eugénisme de masse lié aux idéologies totalitaire du milieu du XXe siècle, l’eugénisme auquel est associé le nom d’Alexis Carrel, qui a conduit à la stérilisation des femmes présentant des troubles psychiatriques dans de nombreux pays, n’a rien de comparable à la pratique du DPI, qui prévient des pathologies graves dans des cas individuels. Le DPI n’a jamais évolué vers des choix de caractères jugés positifs : personne ne l’a utilisé pour faire naître des enfants blonds aux yeux bleus. Faut-il user du même vocable pour désigner deux réalités aussi distinctes ?

M. Jacques Testart. Effectivement, j’ai bien connu Bob Edwards. Ce qui nous séparait déjà à l’époque, c’est que Bob Edwards était un scientiste, c’est-à-dire un homme fasciné par la science, pensant que le sort de l’humanité ne pourrait changer que grâce à la science – comme énormément de gens en Angleterre, en France et ailleurs, encore aujourd’hui. Cela n’est pas mon cas. Je ne suis pas antiscience, mais j’estime que l’on doit chaque fois s’interroger sur ce que l’on appelle « progrès ». Un progrès, c’est ce qui permet aux humains de vivre mieux, ce n’est pas le fait de réussir à implanter une nouvelle technologie et de la vendre à beaucoup de monde.

À l’époque, Bob Edwards voyait déjà beaucoup plus loin. Il m’avait expliqué en 1978, au moment de la naissance de Louise Brown, que le but de la FIV n’était finalement pas d’apporter une réponse à la stérilité, mais d’obtenir des embryons que l’on pourrait couper en deux pour créer de vrais jumeaux, dont l’un serait transplanté et l’autre congelé – j’attire votre attention sur le fait que la technique n’existait pas encore – pour fournir des « pièces détachées » de rechange, parfaitement compatibles.  Il expliquait cela avec un enthousiasme délirant.

L’idée est tout à fait intelligente d’un point de vue technique, bien plus que ce qu’on appelle le clonage aujourd’hui. D’ailleurs, je pense qu’elle l’emportera un jour : les médecins proposeront d’ici quelques années de couper les embryons en deux, sans que cela ne présente de risque, pour constituer une réserve de pièces détachées. C’est une idée qui finira par passer, comme toutes les autres… personnellement, cela me révulse. Voilà les bases de mon différend avec Bob Edwards, comme avec beaucoup de mes collègues.

S’agissant de fixer en amont des règles d’éthique, je reviens aux travaux sur la souris, dont je parlais tout à l'heure, qui montrent la possibilité, non seulement de produire des gamètes, mais de fabriquer, avec ces gamètes issus de cellules banales, des embryons qui survivent et se reproduisent à l'état adulte. Cela fonctionne donc, même si c’est encore très rare. Il me semble que ce fait doit recevoir une interprétation éthique, parce que, bien évidemment, la tentation d'utiliser cette technique pour l'espèce humaine surgira aussitôt qu’elle aura été reproduite chez deux ou trois mammifères et qu’elle donnera des résultats probants. Du fait que c'est faisable, le problème se posera pour l'espèce humaine.

Quand je parle de réfléchir en amont et de poser les problèmes d'éthique bien avant, c'est à cela que je pense. Aujourd'hui, on devrait s'interroger sur le fait que, dans dix ans peut‑être, on aura la possibilité, avec très peu de risques, de fabriquer des centaines d'embryons pour chaque couple, sans passer par les étapes actuelles de la procréation assistée. Cela me paraît quelque chose de considérable, avec des conséquences absolument énormes en termes d’eugénisme.

Vous avez demandé ce qui se serait passé si l’on avait appliqué ce principe de précaution – rendu aujourd’hui obligatoire, je le rappelle, à la suite de son inscription dans la Constitution – au moment de concevoir la vaccination ou la FIV. Pour ce qui est de la vaccination, je crois que cela n’aurait pas posé trop de problèmes, dans la mesure où la balance entre les bénéfices et les risques était telle que cela revenait à offrir une chance à des enfants qui, sinon, étaient condamnés à mourir. Sans doute cela aurait mérité d'être discuté démocratiquement, ce qui ne se faisait pas à l'époque ; mais cela aurait pu passer, en perdant un peu de temps, je le concède.

Pour ce qui est de la FIV, le processus aurait peut-être été un peu plus lourd. Par exemple, je me suis souvent étonné de la chance que nous avons  eue d'utiliser un milieu de culture qui convienne à l'embryon humain, sans disposer, bien sûr, de la moindre référence puisque, par principe, on ne pouvait pas tester des embryons humains qui n'existaient pas, en les cultivant. Un milieu de culture, c'est une soupe très compliquée, avec des dizaines d'ingrédients, qui varie un peu selon les espèces. Or on a repris ce qui avait servi pour la fécondation in vitro chez la lapine – un milieu en vente dans le commerce sous le nom de B2, produit par les laboratoires Mérieux – sans plus s'interroger, puisqu’on n'en avait pas d'autre. C'était un milieu de culture qui convenait à des embryons de mammifères et que, par la suite, en l’adoptant, les Anglo-Saxons ont appelé le French medium. Depuis lors, il y a eu des changements, mais ce milieu a marché pendant très longtemps, dans beaucoup de pays.

Quelle audace avons-nous eue ! On sait en effet maintenant que, par exemple, la concentration de calcium ou de potassium dans un milieu de culture modifie les caractères du petit à la naissance. Sachant cela pour l’animal, on pourrait s'inquiéter. Un chercheur de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), M. Jean-Pierre Ozil, a montré qu'en modifiant, chez la souris, le jour de la fécondation, pendant seulement quelques minutes, la concentration de calcium ou de potassium, tout en restant à l'intérieur de normes convenues, on modifie systématiquement le poids des petits à la naissance. Ce ne sont pas des statistiques : c’est vrai dans cent pour cent des cas ! Si l’on avait su cela avant de faire la FIV, on n'aurait pas osé la tenter. Mais comment aurait-on pu faire ? On aurait attendu que les Chinois aient davantage d'audace, peut-être...

On dit, sans doute à raison, que le principe de précaution est un frein à la recherche. Mais il me semble que, dans cette période où tout va tellement vite et où l’on prend tellement de risques, on a davantage besoin de freins que d'accélérateurs. C’est pourquoi je suis plutôt favorable à la slow science, comme disent les Anglo-Saxons, c'est-à-dire à une science qui se développe lentement, qui perde un peu de cet esprit de compétition qui anime actuellement les laboratoires et les entraîne, de plus en plus, jusqu'à la fraude, ce qui est très grave. Le choix, à ce niveau-là, est politique. On n'a pas forcément intérêt à pousser toujours plus vite, pour que les choses arrivent.

  Concernant le terme « eugénisme », vous avez raison de dire qu’il est ambigu.  Je l’utilise pour que les gens s’interrogent. Ils pensent aussitôt au nazisme, ce qui est idiot, puisque le terme « eugénisme » a été inventé en 1880, bien avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, et que l'eugénisme a été mis en pratique dès 1907, aux États-Unis d'abord, puis dans beaucoup de pays d'Europe, dont l'Allemagne. Avons-nous le droit d'utiliser ce mot-là ? Oui, à condition de le redéfinir. On pourrait parler, comme le Conseil d'État, d'un eugénisme d'État pour qualifier celui qui est autoritaire et d'un eugénisme individuel pour qualifier l'autre. Cependant, on voit bien, comme le dit le Conseil d'État, qu’ils se rejoignent : il y a une convergence des critères qui fait que tout le monde, finalement, désire le même bébé. Il existe un archétype de l'enfant, peut-être pas parfait mais convenable, qui est largement partagé.

Cela ne me gêne donc pas d’utiliser ce terme, sans doute aussi un peu pour provoquer et faire réfléchir, étant donné que personne n'en parle. Mais je rappelle toujours qu’il y a plusieurs types d'eugénisme et que, s’il ne s'agit pas du tout d’un eugénisme autoritaire, mais démocratique, mou et bienveillant, il n’en reste pas moins que c'est un eugénisme, c'est-à-dire quelque chose qui a pour ambition d'améliorer l'espèce humaine, ce qui nous fait retomber dans tous les mythes du transhumanisme.

M. Jean-François Mbaye. Je souhaite tout d’abord vous interroger sur votre perception de la finalité thérapeutique des actes de santé. À lire votre dernière publication sur le transhumanisme et écouter vos prises de position, très médiatiques, on s'aperçoit que vous êtes farouchement opposé à toutes les velléités transhumanistes. Il n'est pas besoin d'être un professionnel de santé pour constater que les progrès effectués en matière médicale atteignent aujourd'hui des sommets vertigineux. Eu égard à ces avancées, la question de l'opposition entre l'homme réparé et l'homme augmenté, qui s’est déjà posée à de nombreuses reprises par le passé, s'impose à nouveau au cœur du débat éthique. Pouvez-vous nous dire s’il est possible de tracer une limite claire et objective entre ce qui relève de l'augmentation, du transhumain, et ce qui relève simplement du médical ou du thérapeutique ?

Par ailleurs, se pose la question de la gouvernance de la bioéthique et de la place de l'individu, de l'humain, en son sein. L'éthique a souvent été confisquée par les professionnels et les décideurs. Or, la bioéthique étant l'éthique du vivant, elle concerne chacune et chacun d'entre nous. Vous semble-t-il opportun de repenser notre modèle de gouvernance bioéthique, afin de permettre aux individus d'y contribuer avec plus de force, à l'instar de ce qui s'est fait durant les États généraux de la bioéthique ?

M. Jacques Testart. Réparer ou augmenter, c'est la question fondamentale que pose le transhumanisme, puisque son ambition, très clairement, est d'augmenter, c'est-à-dire de donner à l'humain des capacités qu'il n'a pas naturellement, dans différents domaines : la durée de vie, la santé, les capacités intellectuelles, la course à pied, tout ce que vous voulez. J’ai été conduit à réfléchir à cette question après avoir été attaqué plusieurs fois par des personnes qui me disaient qu’alors même que j’avais été l’un des pionniers de la FIV, je me contredirais maintenant en expliquant qu’il ne faut pas augmenter l'homme. Pas du tout ! J'ai dit qu'il ne fallait pas augmenter l'homme, parce que la FIV n'est pas une augmentation de l'humanité : c’est une procédure de type médical, c'est-à-dire qu'elle vient pallier une insuffisance que manifestent non pas des individus mais des couples. C'est uniquement de la médecine.

Cela ne modifie pas non plus les descendances, parce que de plus en plus de petits nés de FIV auront eux-mêmes besoin d'avoir recours à la FIV, parce qu'ils seront certainement porteurs de tares transmises par leurs parents, ce qui est normal. C’est bien ainsi, et cela n'a rien à voir avec le transhumanisme, parce que ça ne relève pas d’une volonté d’améliorer l'espèce. Ce serait le cas, en revanche, si l’on rendait obligatoire la fécondation in vitro pour tout le monde, avec un tri des embryons. Mais il n’est pas impossible que cela se fasse dans quelques dizaines d'années, au vu des progrès technologiques et de la capacité qu’ont les populations à accepter beaucoup de choses, pour peu qu’on les angoisse un tout petit peu.

Laurent Alexandre, qui est le pape du transhumanisme en France, prétend que l’on pourra redonner la vue à des aveugles, voire augmenter leur acuité visuelle au-delà de l'acuité normale. Voilà un cas où la médecine interviendrait sur des individus, en leur donnant des qualités que n’ont pas les individus normaux. Se poserait alors la question de savoir s'il est légitime d’augmenter l’acuité visuelle de gens qui ont une vue tout à fait normale, parce qu’ils le demandent. Puisqu’on le ferait pour les aveugles, pourquoi pas pour eux ? Cette question se posera dans bien d’autres domaines que celui de la vue.

C’est pourquoi, en effet, il faut complètement revoir le modèle actuel de la bioéthique. Je ne crois pas qu’elle puisse, dans sa forme actuelle, répondre à tout cela : aussi bien courir au devant des propositions techno-scientifiques que répondre à la demande démocratique des populations. Les conventions de citoyens me paraissent vraiment l'outil idéal, au lieu de ces machines très lourdes que sont les États généraux de la bioéthique et leurs conférences de citoyens. Il serait bien plus simple d'organiser des conventions de citoyens, procédures dans lesquelles les individus n'ont pas d'intérêt particulier et sont complètement informés. L'expérience mondiale le prouve dans un tas de domaines, malgré des carences procédurales que nous avons voulu compenser à la Fondation Sciences Citoyennes, en inventant les conventions de citoyens, dont je vous parlais tout à l'heure : celles-ci sont des conférences de citoyens rationalisées, selon des règles et un protocole qui n'existent pas actuellement. De telles procédures permettraient d'y voir clair.

Vous me direz qu’il y a toujours un risque : si quinze ou vingt personnes tirées au sort nous disent d’autoriser l'insémination post mortem, qu'est-ce que cela vaut par rapport à l’ensemble de la population ? Mais ce n'est pas tant l'effectif qui compte que les conditions dans lesquelles se forge l’avis des citoyens. Or elles sont vraiment différentes de celles qui existent actuellement, aussi bien dans les référendums et les sondages qu’à l'intérieur du débat public, où beaucoup de gens vont pour exprimer un point de vue qui leur est personnel et dont ils peuvent être bénéficiaires.

Au-delà de la bioéthique et des techno-sciences, j’imagine, d’un point de vue politique, que dans la démocratie à venir, on aura recours fréquemment à des conférences ou à des conventions de citoyens multiples sur le même sujet, simultanément, avec des experts variés. Il y aurait un comité de pilotage différent pour chacune de ces conventions, des citoyens différents et des experts différents. Elles se tiendraient simultanément pour qu'aucune n'influence le résultat des autres.

Une fois venu le moment de rédiger les avis, il conviendrait de considérer comme bon ce qui serait commun à toutes les résolutions des citoyens. Il y aura sûrement des points sur lesquels ils auront des divergences ; mais quand ils auront répondu exactement la même chose aux questions posées, pour moi, cela aurait quasiment force de loi. Évidemment, il faudra passer par le Parlement. Les parlementaires seraient obligés de justifier toute opposition à ce type de résolution complètement démocratique et de prendre devant l’avenir une responsabilité qu'actuellement ils ne prennent pas vraiment, parce qu'ils reçoivent des informations qui ne sont pas forcément exactes ou complètes.

M. Thibault Bazin. Monsieur le professeur, si l’on veut mieux encadrer la recherche sur les embryons, quelle serait pour vous, biologiste, la limite du temps de culture in vitro, dès lors que les cellules souches reprogrammées permettent la recherche ? Pensez-vous qu'on doive limiter la recherche utilisant les cellules souches embryonnaires humaines à l'objectif de soigner l'embryon ? Est-ce qu'il y a pour vous des finalités justifiant d’autoriser des modifications ciblées du génome ? Enfin, ne doit-on pas envisager la protection des données génomiques, en les considérant comme une partie intégrante de la personne humaine, en tenant compte également d’une dimension temporelle, de manière à ce qu'on ne les réutilise pas indéfiniment ?

M. Jacques Testart. J'ai très souvent dit que mener les recherches sur l'embryon humain avant de les mener sur l'embryon animal était absolument inacceptable, parce que, dans les principes généraux qui devraient être ceux de la bioéthique, est quand même inscrit le respect qu'on doit à l'embryon humain. On en doit moins à l'embryon de souris ou à l'embryon bovin. Or il y a assez peu de différences entre eux. Ceux de mes collègues qui veulent absolument faire des recherches disent qu'il y a des différences énormes et ont, de ce fait, trouvé quelques petits éléments allant dans ce sens, mais il n’y a pas de différences fondamentales entre les embryons de mammifères. Si l’on peut faire une recherche sur deux ou trois espèces animales, cela pourrait justifier la recherche sur l'embryon humain, à condition que les résultats, bien sûr, aient un intérêt en biomédecine. Commencer par la recherche sur l'animal, c'est un point clé.

Pour ce qui est des cellules souches, on peut évidemment faire des recherches sur du matériel humain, puisque ces cellules sont aujourd'hui clonées et disponibles en abondance. Personnellement, je n’ai pas d'opposition sur ce point. J’en avais quand on prétendait les prélever sur des embryons humains, ce qui supposait de les détruire, alors qu'on peut disposer de cellules reprogrammées, un peu comme dans le cas dont je parlais tout à l'heure pour les gamètes. Dès les années 2000, on a montré qu'on pouvait obtenir des cellules compétentes pour des types de développement multipotents à partir de cellules banales, de la peau par exemple. Pourquoi ne pas utiliser ces cellules, qui montrent de plus en plus qu'elles sont très proches des cellules embryonnaires et, quand on a réellement besoin de cellules embryonnaires, avoir recours soit à des stocks existants, soit à des cellules animales ?

Alors que cela me paraît absolument indispensable, je ne suis pas sûr que l'Agence de la biomédecine, qui donne les autorisations de recherche, prenne en compte de telles précautions, que l’on peut résumer à la question : est-ce qu'une recherche animale a été menée, qui justifierait de passer à l'embryon humain – démarche qui demeure traditionnelle en médecine ?

Pour la protection des données génomiques, je n'ai pas de compétences, n’étant pas juriste. Je vous dirais qu’il faut les protéger, mais je ne peux en dire davantage, parce que je ne sais pas.

Mme Annie Vidal. Monsieur le professeur, dans votre exposé, vous nous avez parlé de l'embryon avant qu'il ne devienne une personne, ce qui me conduit à poser la question essentielle de ce qui définit l'être humain, sujet qui a été largement exploré et sur lequel j’interroge le biologiste. Est-ce la naissance qui consacre la nature humaine, c'est-à-dire le passage du ventre de la mère au monde extérieur – un changement de lieu, si j'ose dire, pour respirer et se nourrir ? Est-ce la potentialité de devenir un être capable de penser, de parler, de se mouvoir, ce qui, me semble-t-il, est le cas de l'embryon dès sa conception ? Ou est-ce un moment déterminé pendant la grossesse qui permettrait de dire, d'un point de vue biologique, que l'embryon a acquis la nature humaine ?

M. Jacques Testart. Comme vous l'avez fait remarquer, c'est une question qui a été largement ressassée, surtout par les religieux de différentes tendances. La biologie n'étant pas une religion, quand je parle d'être humain, c'est comme quand je parle d'être murin pour qualifier un embryon de souris ou d'être bovin pour qualifier un embryon de bovin. L'être humain n'a pas de connotation morale : c'est un constat biologique.

Cela dit, la loi peut très bien, comme elle le fait d'ailleurs, mais sans vraiment définir ce qu'est un embryon, reconnaître le droit au respect de l'embryon dès la fécondation, soit le droit au respect de l'être humain dès sa conception. Vous demandez si c'est la naissance, la conception ou un moment pendant la grossesse qui définit l’être humain. Cela a déjà été largement discuté. En France, la loi reconnaît la personne à la naissance et pas avant ; dans d’autres pays, c'est différent. Le biologiste n'a pas d'opinion là-dessus. Le biologiste dira : c'est un enfant qui est né, c'est tout.

À la conception, on a affaire effectivement à quelque chose d'original qui n'a jamais existé, qui est un nouvel être appartenant à l'espèce humaine, ne serait-ce que génétiquement, et qui a pour destinée de s’intégrer, comme chaînon, à l'espèce humaine. Qu'on lui doive le respect me paraît légitime ; qu'on le sacralise, je ne suis pas pour. Cela ne veut pas dire que j’y suis opposé. J’ai évoqué tout à l'heure le cas de certaines recherches qui seraient amplement justifiées, parce qu'on aurait fait tout ce que l’on peut avec des embryons animaux et parce que l'enjeu thérapeutique, par exemple, serait considérable. Je n’ai rien contre l’utilisation des embryons pour la recherche. Il y a des embryons abandonnés que l’on détruit bêtement, alors que l’on pourrait faire autre chose avec. Mais il faudrait définir au moins cette précaution, fixer une limite.

Dès la conception, pour moi, c'est un être humain, parce qu'il est biologiquement incomparable avec un embryon de souris et qu’il est incomparable avec l'embryon qui est à côté, son frère, faux jumeau. Il est complètement original ; il est un être dans son espèce.

Quant à ce qui se passe au cours de la grossesse, ce sont des considérations qui ont fait beaucoup parler. C’est assez étonnant de voir que l'embryon acquiert davantage de respectabilité au cours de son développement. Au début, il n’y a pas grand-chose. Mes collègues biologistes parlent souvent d'un amas de cellules. Effectivement, c'est ce qu'on voit dans le microscope. Pendant la gestation, il va bouger, le coeur va battre et, à la fin, un enfant va naître. Au fur et à mesure de son développement, il fait l’objet de plus en plus de respect et croît en dignité.

Mais ce processus pose un réel problème, dans la mesure où il va à rebours des possibilités techniques. Les modifications génétiques, le clonage, la conception homosexuelle sont autant d’actes qui sont théoriquement possibles dans l'œuf, au tout début, le premier jour, au moment de la fécondation, mais qui ne le sont plus deux jours après. Vous ne pouvez plus refaire complètement l'embryon, le changer. Si vous voulez introduire de l'acide désoxyribonucléique (ADN) étranger, c'est au moment de la fécondation, sinon vous aurez une chimère, un embryon qui sera composé de cellules différentes, ce qui n’est pas le but. Autrement dit, la protection qui est accordée à l'embryon augmente progressivement, alors qu'elle devrait être maximale au début. Je ne parle pas d'un point de vue moral, mais d'un point de vue anthropologique. Tout ce qu'on peut faire à l'espèce humaine, on le fait au niveau de l'œuf, à la fécondation, le premier jour. Or, à ce moment-là, on ne sait pas le définir, comme vous l'avez remarqué, ni jusqu'à quel point on doit le protéger.

Pour moi, ce qui importe, ce n’est pas tant de protéger l'embryon que  l'espèce. On m'a souvent dit que j’avais la même attitude que les catholiques, alors que je suis complètement athée. C'est vrai qu'il nous arrive de nous retrouver, par exemple sur des précautions concernant la recherche sur l'embryon, même si je n’y suis pas absolument opposé. S’agissant du diagnostic préimplantatoire, pour moi, ce qui est en cause, c'est l'eugénisme à venir et non pas, comme le disent les catholiques, la destruction des autres embryons au motif qu’il y en a huit, qu’on va en garder un ou deux et que les autres, on les « met à la casse ». Quoi qu’il en soit, on n'a pas tellement l'usage de ces embryons et il est très difficile, pour des raisons techniques, de n’en produire que deux. Dans ce cas de figure, je ne suis pas trop gêné par le fait qu'on les élimine, alors que les catholiques le sont absolument. Ce qui me gêne, c'est que l'espèce est menacée quand on sélectionne un ou des individus qui vont devenir des enfants et appartenir à l'espèce, et que ce phénomène peut se généraliser.

M. le président Xavier Breton. Merci, monsieur le professeur, pour ces échanges très riches. Merci aux collègues présents en cette matinée, qui nous aura éclairés d’un point de vue philosophique, juridique, scientifique et médical. Je vous donne rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de nos auditions.

 

 


– 1 –

Mme Frédérique Dreifuss-Netter, conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation

Jeudi 13 septembre 2018

Mme Caroline Janvier, présidente. Nous accueillons Mme Frédérique Dreifuss-Netter, que je remercie d’avoir bien voulu accepter notre invitation.

L’objectif de cette mission est de nous préparer au débat en nous informant sur les enjeux liés à la bioéthique. Vous êtes, madame, conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation, et vous avez été membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) entre 2008 et 2016. Á l’occasion d’un cycle consacré à la bioéthique organisé par la Cour de cassation, vous avez mis l’accent sur les tournants décisifs des dispositions juridiques encadrant la bioéthique. Mentionnant l’adaptation traditionnelle du droit aux innovations technologiques, vous avez aussi souligné l’enjeu lié à « la perception des valeurs qui sous-tendent les principes juridiques » de la bioéthique. Nous reviendrons sur ces questions avec vous.

Mme Frédérique Dreifuss-Netter, conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Je suis honorée d’intervenir devant vous, même si mes fonctions actuelles à la chambre criminelle de la Cour de cassation m’éloignent un peu de la bioéthique.

J’ai choisi de vous parler d’une question quelque peu technique, liée à mon activité de rapporteure au sein de la première chambre civile lors des premiers arrêts relatifs à la gestation pour le compte d’autrui (GPA) rendus en 2011 et en 2013 et, ce faisant, appeler votre attention sur la vie de la loi au fil de la jurisprudence – une jurisprudence qui fait parfois s’interroger sur la pérennité du texte.

J’aborderai ensuite l’extension éventuelle de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules ; l’avis du CCNE concernant cette question a été rendu après mon départ, mais j’avais participé aux travaux du groupe de préparation.

Pour une meilleure compréhension, je rappellerai rapidement l’évolution de la jurisprudence relative à la GPA, dont vous connaissez les grandes lignes. En 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation a eu à statuer sur l’affaire des époux Mennesson, dont on peut citer le nom puisqu’ils ne recherchent pas du tout l’anonymat. Nous avons estimé que les actes de naissance de leurs filles, qui avaient été établis à la suite de jugements rendus par des tribunaux américains, ne pouvaient être transcrits en droit français parce qu’ils indiquaient comme mère légale Mme Mennesson, la « mère d’intention » pour employer le langage de la GPA, laquelle n’avait manifestement pas accouché. Ces actes de naissance méconnaissaient donc le principe Mater semper certa est qui fonde l’établissement de la filiation maternelle en droit civil français.

En 2013, nous avons rendu une deuxième série d’arrêts, concernant cette fois des hommes qui demandaient la transcription d’actes de naissance établis en Inde. Il n’y avait pas de jugement préalable ; ces actes de naissance indiquaient comme mère une femme indienne et comme père un Français, le demandeur, qui avait reconnu l’enfant. Les circonstances étaient tout à fait différentes et les actes de naissance n’étant pas rédigés de la même façon, nous ne pouvions utiliser la même jurisprudence que précédemment. Estimant que la naissance était « l’aboutissement d’un processus d’ensemble comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui », nous avions refusé la transcription au motif qu’il s’agissait d’une fraude à la loi française.

Vous savez que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour cette jurisprudence. En statuant, le 26 juin 2014, sur deux affaires dont celle des époux Mennesson, la Cour a estimé qu’il avait été porté atteinte à la vie privée des enfants, en premier lieu parce que, tout en reconnaissant qu’ils étaient considérés comme les enfants du couple aux États-Unis, la France leur avait refusé cette identité, ce qui portait atteinte à leur intérêt et à leur intégration au sein de la société française. D’autre part, la Cour a estimé que la jurisprudence française, en interdisant « totalement l’établissement du lien de filiation des enfants avec leur père biologique », allait « au-delà de ce que permet l’ample marge d’appréciation que reconnaît la Cour aux États dans leurs décisions relatives à la GPA ». « Au regard de l’importance de la filiation biologique en tant qu’identité de chacun », lit-on dans l’attendu de la CEDH, « on ne saurait prétendre qu’il est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant de le priver d’un lien juridique de cette nature ».

Je passe sur les autres arrêts de la CEDH rendus à la suite de celui-là. L’assemblée plénière de la Cour de cassation a tenu compte de cette condamnation par deux arrêts du 3 juillet 2015 et la première chambre civile a complété cette jurisprudence par cinq arrêts rendus le 4 juillet 2017. Il en résulte qu’actuellement, la jurisprudence est fixée comme il suit : dans l’acte de naissance d’un Français dressé à l’étranger après une GPA, la filiation paternelle doit être transcrite, mais pas la filiation maternelle.

La Cour de cassation a statué sur le fondement de l’article 47 du code civil, selon lequel tout acte d’état-civil étranger doit être transcrit sauf si « cet acte est irrégulier, falsifié, ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ». La première chambre civile a estimé que la paternité biologique pouvait être considérée comme correspondant à la réalité, tandis que la maternité d’une femme qui, telle Mme Mennesson, n’a pas accouché, n’est pas conforme à la réalité, si bien que la filiation maternelle ne peut être transcrite.

S’il m’a paru utile d’exposer tout cela, c’est que les choses bougent. Le 21 septembre prochain, l’assemblée plénière de la Cour de cassation sera amenée à statuer à nouveau dans l’affaire des époux Mennesson, à la suite d’une décision de la Cour de réexamen des décisions civiles. Cette Cour a été instituée par une loi de 2016 pour les justiciables qui ont obtenu une décision favorable de la CEDH ; ils peuvent désormais faire réexaminer leur pourvoi précédent. Les époux Mennesson ont utilisé cette procédure et, à l’occasion de ce réexamen, un mémoire a été déposé par les avocats au Conseil, par lequel ils invitent l’assemblée plénière à revenir sur sa jurisprudence de 2015 et demandent la transcription de la totalité de la filiation, filiation maternelle comprise. Á titre subsidiaire, ils engagent l’assemblée plénière, pour le cas où elle ne suivrait pas cette demande, à appliquer un texte encore plus récent – le protocole additionnel n°16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entré en vigueur le 1er août dernier et qui permet à la Cour de cassation de demander un avis à la CEDH sur une question de principe – en la circonstance, un avis sur la question de la filiation maternelle.

J’ignore évidemment ce que décidera l’assemblée plénière dont, bien sûr, je ne fais pas partie – pour des raisons d’impartialité objective, tous les collègues ayant siégé dans l’une des affaires sont a priori récusés – mais je trouve cette évolution problématique, et je tenais à appeler votre attention sur la réduction de la marge d’appréciation du législateur français pour fixer des limites non seulement à la GPA mais à toute autre technique d’AMP, notamment au motif de la vie privée ou de l’intérêt de l’enfant.

Certes, la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, qui est d’application directe en droit français, dit en son article 3, paragraphe 1, que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants (…), l’intérêt supérieur doit être une considération primordiale ». Cette obligation s’applique au législateur, mais je m’interroge. Si l’intérêt de l’enfant se comprend très bien lorsqu’il s’agit de choisir entre deux options également conformes à la loi – par exemple quand on se demande si l’enfant doit résider chez son père, chez sa mère ou chez les deux –, il y a une difficulté lorsque l’intérêt de l’enfant conduit à consacrer une solution que le Parlement a jugé illicite. Si vraiment la CEDH nous obligeait à transcrire systématiquement des actes de naissance faisant suite à des GPA qui, parfois, se déroulent dans des conditions éthiques épouvantables comme nous l’avions vu en Inde à l’époque, je me demande ce qui subsisterait de la prohibition en droit français. Les partisans de la GPA ne pourraient qu’être écoutés lorsqu’ils diraient que mieux vaut organiser en France de manière à peu près correcte ce qui est de toute façon pratiqué à l’étranger dans les pires conditions. J’avais à cœur d’appeler votre attention sur ce point.

J’en viens à l’extension de l’assistance médicale à la procréation. Ce changement de société aura forcément des conséquences éthiques – « Il n’est point d’acte qui n’engage autrui » écrivait Saint-Exupéry. Il serait naïf de croire qu’il n’y aura aucune différence dans l’éducation et la psychologie d’un enfant selon qu’il sera élevé par un couple formé d’un homme et d’une femme, d’un couple de deux hommes ou de deux femmes, ou qu’il sera élevé par une femme seule.

Toutefois, je suis de l’opinion majoritaire du CCNE, qui a estimé qu’en dépit des « points de butée » qu’il a identifiés, c’est-à-dire des divergences et des problèmes qui subsistent, il n’existe pas de raison majeure d’interdire l’accès au don de gamètes aux couples de femmes et aux femmes seules. Il me semble qu’à certains moments, plutôt que de s’opposer aux demandes sociales et aux évolutions de la société, mieux vaut essayer de les accompagner. Le bien-être et l’intérêt d’un enfant dépendent de multiples facteurs d’ordre sociaux, économiques, culturels et affectifs très difficiles à apprécier par avance ; à titre personnel, je ne suis donc pas opposée à l’extension de l’AMP aux couples de femmes – et je ne vois pas comment, dans cette hypothèse, on pourrait l’interdire aux femmes seules.

Mes réflexions portent sur la filiation, question que vous avez déjà abordée avec l’une de mes anciennes collègues universitaires. Je suis réservée sur l’opinion exprimée par le Conseil d’État, qui estime pouvoir éviter de modifier fondamentalement le droit de la filiation en créant un mode d’établissement spécifique qui, si j’ai bien compris, prendrait la forme d’une déclaration commune anticipée réservée aux couples de femmes et qui figurerait dans l’acte de naissance.

En premier lieu, je ne suis pas favorable à ce que les actes de naissance se présentent différemment selon les personnes concernées. Surtout, même si le droit peut tout faire et tout défaire, sa cohérence n’est pas un gadget : elle construit la cohésion de la société et, quand il s’agit de la filiation, la construction de l’individu et sa place dans la société. Aussi, je ne vois pas comment on peut dire que faire figurer d’emblée deux mères dans un acte de naissance ne remet pas en cause l’ensemble du droit de la filiation. Tout d’abord, pour la première fois, la mère de naissance pourrait être celle qui n’a pas accouché : c’est forcément un changement puisqu’il s’agirait d’une maternité purement volontariste. Étant donné ce que je viens de vous exposer à propos de la GPA, comment conciliera-t-on cette conception purement volontariste de la filiation avec celle que nous impose la CEDH et qui repose, je le rappelle, sur le biologique ? Il y a là une première incohérence. On remarquera également que dans le droit de la filiation actuel, s’agissant de la paternité supposée, toute une série d’actions contraignent un homme à devenir père même quand il a exprimé une volonté résolument contraire : les tribunaux vont jusqu’à ordonner l’exhumation pour permettre la réalisation de tests d’ADN pour faire ensuite produire à la filiation tous ses effets successoraux et familiaux.

Une autre incohérence apparaîtrait d’ailleurs très rapidement, car dans l’hypothèse où l’on autoriserait le don de gamètes pour les couples de femmes, certaines préféreront, pour des raisons tout à fait honorables, faire des arrangements avec des personnes de leur connaissance pour que l’enfant ait une véritable relation avec son géniteur – et alors il faudra bien appliquer le droit commun de la filiation. En outre, d’autres femmes, si la loi française leur apparaît trop restrictive, continueront d’aller à l’étranger : devra-t-on, comme pour la GPA, transcrire des actes de naissance contraires à ce que le législateur français aura décidé, par exemple des AMP avec rémunération du donneur ?

Selon moi, la seule solution – dont je ne dis pas que c’est celle que vous devrez adopter parce que je comprends qu’il y a des implications d’ordre politique au sens large – qui ne modifierait pas l’ordre juridique de la filiation, c’est l’adoption, c’est-à-dire la solution actuellement consacrée par la Cour de cassation, puisque dans les arrêts de 2017 que j’ai mentionnés, la première chambre civile a expressément indiqué qu’en matière de GPA, l’enfant pourrait être adopté par le parent d’intention. La même solution pourrait être utilisée en matière d’AMP. Elle a pour avantage de s’appliquer aussi bien en cas d’insémination artificielle avec donneur, si elle était autorisée, qu’en cas d’arrangement individuel.

L’inconvénient, entend-on dire, est que les parents – les deux femmes – ne seraient pas à égalité à l’égard de l’enfant ; on met aussi en avant la période de latence avant que l’adoption soit mise en œuvre, pendant laquelle l’enfant n’a pas de sécurité juridique. On observe enfin que l’adoption n’est actuellement ouverte qu’aux couples mariés, ce qui constituerait une atteinte à la liberté individuelle. Á ce sujet, comme on ne peut comparer l’adoption dans cette hypothèse avec l’adoption d’un enfant confié à l’aide sociale à l’enfance, pour lequel l’État a la responsabilité de trouver la meilleure famille possible, on pourrait simplifier et raccourcir la procédure d’adoption et, pourquoi pas ? réfléchir à la nécessité de toujours exiger un mariage dans de tels cas – et, plus largement, à la nécessité de continuer à faire du mariage l’une des conditions de l’adoption. Est-ce encore une garantie de stabilité du couple ? Cette disposition n’est-elle pas archaïque, alors que l’on n’a pas besoin d’être marié pour avoir un enfant par AMP ? Il doit y avoir d’autres manières de vérifier la stabilité du couple des candidats à l’adoption. Quant à l’inégalité, elle demeurera quoi que l’on fasse, parce que même si la filiation est établie par un mode égal pour les deux femmes, l’une aura accouché et l’autre pas.

En résumé, je pense que le législateur pourrait s’en tenir à la solution actuelle, celle de l’adoption, qui ne demande pratiquement pas de modifications législatives autres que marginales. Sinon – parce que je sais bien que personne ne veut de cette solution, l’adoption ayant mauvaise presse –, pourquoi ne pas simplement étendre la « présomption de paternité » qui existe actuellement pour les couples hétérosexuels, en instituant une « présomption de maternité » ? On me dira que cela n’est pas vraisemblable ; mais, déjà, lorsqu’il y a un donneur de gamètes, la présomption de paternité est une fiction puisque, par hypothèse, pour que le couple ait accès au don de sperme, l’homme doit avoir fait la preuve de son infertilité. On pourrait donc pousser la fiction un peu plus loin et permettre aussi l’établissement automatique de la filiation maternelle dans le mariage, et la reconnaissance dans les autres cas. Cela aurait pour avantage de ne pas créer de distinction entre les couples hétérosexuels et les couples de femmes.

Mme Caroline Janvier, présidente. Je vous remercie, madame, pour ces éléments éclairants. La solution, proposée par le Conseil d’État, d’une déclaration commune anticipée ne vous paraît pas satisfaisante car, pour vous, elle modifie notre conception de la filiation. Vous lui préférez soit une adoption à la procédure modifiée soit l’institution d’une « présomption de maternité ». Sur le plan symbolique et donc politique, l’adoption diffère de la filiation classique ; c’est pourquoi cette alternative, même si elle est possible techniquement et peut-être souhaitable, me semble compliquée à mettre en place. D’autre part, vous avez évoqué lors du cycle organisé par la Cour de cassation l’enjeu que représente la perception des valeurs qui sous-tendent les principes juridiques de la bioéthique ; quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur le contenu et la portée de la loi de bioéthique ? Comment, tout en le révisant, préserver le modèle français de bioéthique et les valeurs qui le sous-tendent ?

Mme Frédérique Dreifuss-Netter. Sur le premier point, je suis tout à fait d’accord avec vous puisque j’ai dit la difficulté qu’il y a à intégrer l’adoption dans la représentation qu’on se fait de la filiation. Je le regrette, puisque la filiation adoptive, permettant l’établissement d’un lien entre des personnes qui n’ont pas de lien biologique et produisant les mêmes effets que tout autre filiation, me paraît totalement adaptée.

Dans les principes consacrés par le législateur figure au premier chef la non-rémunération du don, c’est-à-dire la gratuité des éléments et des produits du corps humain. Si l’on en vient à un système généralisé d’accès à l’AMP, le principe de la gratuité du don étant déjà posé, cela ne changera pas grand-chose. La question de l’anonymat a été largement développée par d’autres que moi ; je dirai à ce sujet qu’il faut distinguer le secret et l’anonymat et je suis d’accord avec ce que vous a dit ma collègue Valérie Depadt. Pour des raisons tenant à l’autonomie et la liberté individuelle, je ne vois pas comment on peut obliger les couples formés d’un homme et d’une femme à révéler à l’enfant qu’il est issu d’une insémination artificielle avec donneur ; il serait beaucoup mieux qu’ils le disent mais on ne peut les y contraindre. Quand il s’agit de couples de femmes, la question ne se pose pas : le secret tombe de lui-même et c’est heureux. D’autre part, je suis personnellement toujours réservée à l’idée que la suppression de l’anonymat vaudrait pour tous les dons de gamètes et aussi pour l’accouchement anonyme. Mon opinion personnelle est que non seulement la suppression de l’anonymat ne résoudra pas tous les problèmes psychologiques actuels des personnes concernées mais qu’elle en créera peut-être d’autres – mais je crois que l’on ne pourra pas éviter la levée possible de l’anonymat, non pas, comme l’a dit Mme Depadt, entre le couple et le donneur, mais à l’égard de l’enfant. Aussi, si l’on établit que la levée de l’anonymat peut avoir lieu à dater de la majorité légale de l’enfant, il faudra prévoir des mesures transitoires, sans quoi il faudra encore attendre dix-huit ans pour que l’anonymat soit levé ; je ne crois pas que c’est ce que veut la société, et il faudra donc s’y résoudre.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie, madame, pour cet exposé très clair. Vous ne siégiez pas au CCNE quand ont été élaborées les premières lois de bioéthique, mais vous avez sûrement pris connaissance de la transcription des débats de l’époque ; pouvez-vous relater comment a été perçue la nécessité de développer des lois garantissant qu’au moins dans notre pays il n’y aurait pas de transgressions ? Le CCNE a été créé en 1983 et les premières lois de bioéthique ont été votées onze ans plus tard seulement. Certains professionnels étaient réticents à l’idée de légiférer sur ces questions ; ils préféraient garder une certaine latitude d’actions ; d’autres, comme moi, ont au contraire souligné dès les années 1980 la nécessité d’un encadrement légal pour éviter certains risques.

Vous avez plusieurs fois évoqué les principes. Nous serons tous d’accord pour dire que ces principes peuvent être utiles, mais qu’ils sont moins importants que les valeurs. Il faut d’ailleurs distinguer les principes internationaux et constitutionnels, qui ont une force particulière, des principes nationaux qui sont, eux, sujets à révision. Les deux principes qui ont sous-tendu les premières lois étaient l’anonymat et la gratuité du don. Ils semblaient de bon sens, mais l’évolution a fait que l’un et l’autre sont en partie bafoués. Il faut dire que le véritable objectif de l’anonymat, en matière de procréation, était en réalité de dissimuler la stérilité du père légal. Malheureusement, on s’est rendu compte que l’anonymat du don de sperme a été à l’origine d’énormes frustrations chez les enfants nés avec le concours d’un tiers donneur, ce qui nous oblige à reconsidérer la question afin de rendre possible l’accès aux origines pour tous ceux qui sont nés au terme d’une AMP avec tiers donneur.

Pour les transplantations d’organes, l’anonymat n’existe pas pour le donneur vivant : donneur et receveur se connaissent, et contrairement aux craintes qui avaient été exprimées, l’absence d’anonymat n’a généré ni trafic ni rémunération illicite.

Le principe de la gratuité du don est largement transgressé. Certes, le don de sang est gratuit en France, et les transfusions ont lieu dans notre pays grâce à des donneurs qui reçoivent une compensation mais qui ne sont pas payés ; mais tous les dérivés sanguins –immunoglobuline, plasma… – que nous achetons à l’étranger sont produits par des firmes étrangères qui rétribuent les donneurs. C’est une forme d’hypocrisie.

J’exprimerai sur la question de la filiation un point de vue légèrement différent du vôtre. J’espère pour ma part que, le 21 septembre, la Cour de cassation aura la sagesse d’entendre davantage la CEDH. Je trouve plutôt humiliant que l’on veuille se dresser contre la CEDH qui, à mon sens, a raison de considérer que cela n’a pas de sens de demander à une mère – mère à tous les sens du terme et reconnue comme telle dans le pays où elle a eu un enfant après que ses ovocytes ont été fécondés dans son utérus ou dans celui d’une autre femme, qu’importe – d’abdiquer sa situation de mère reconnue dans tous les autres pays pour, ensuite, adopter son enfant. Il me paraît insensé que, pour pouvoir adopter en France, une mère doive commencer par récuser sa propre maternité. Cette anomalie doit être rapidement corrigée et je ne pense pas qu’il faille s’arc-bouter sur une erreur commise dans le passé. Mieux vaut progresser.

Vous vous élevez contre le fait que l’intérêt de l’enfant conduirait à consacrer une solution illicite, mais il n’est pas illicite pour un couple français d’aller faire une GPA à l’étranger ; ce qui l’est, c’est d’en faire une en France. On ne peut donc dire que l’intérêt de l'enfant est en conflit avec la loi puisque nulle loi française n’interdit à un couple d’aller faire une GPA ailleurs. Ensuite, on considère évidemment l’intérêt de l’enfant, qui est d’avoir deux parents qui l’élèvent, l’aiment et pourvoient à son éducation.

Pour ce qui est de l’extension de l’AMP, il est important que les règles soient identiques pour les enfants nés de couples homosexuels et de couples hétérosexuels. L’avis du Conseil d’État, qui propose un système différent pour ces deux situations, pourrait générer à l’avenir des frustrations chez certains enfants ; il serait préférable d’instituer un système identique pour tous les enfants, qui ne sont pas responsables des conditions de leur procréation et qui doivent avoir la plénitude de leurs droits. Quelles que soient les conditions dans lesquelles ils ont été conçus et sur lesquelles on peut avoir des avis différents, les enfants n’ont pas à en porter la responsabilité.

Enfin, vous avez, à raison, mentionné plusieurs fois les différences entre la France et l’étranger. C’est un sujet de préoccupation réel de constater que, dans presque tous les domaines couverts par la loi de bioéthique, des Français se rendent à l’étranger : pour des tests génétiques, puisqu’en France on n’a pas le droit d’en réaliser hors indication rédigée par un médecin ; pour la procréation ; pour la fin de vie ; pour des transplantations, ce qui est très triste parce qu’elles confortent souvent des trafics d’organes. Ils allaient aussi à l’étranger pour se procurer des lignées de cellules souches. C’est moins le cas maintenant, puisqu’il est enfin possible de développer des lignées de cellules souches embryonnaires mais, jusqu’à une date récente, il était interdit en France de faire de la recherche sur les cellules souches et de développer des lignées – mais tous les chercheurs avaient le droit d’acheter les lignées de cellules souches fabriquées en Suède, en Angleterre ou ailleurs, ce qui était une autre forme d’hypocrisie. J’aimerais connaître votre avis, madame, sur la manière de traiter une disparité aussi considérable entre les règles de bioéthique en vigueur dans des pays européens dont la culture est assez voisine de la nôtre et celles qui valent en France, disparité qui amène de nombreux Français à se rendre à l’étranger faire ce qu’ils ne peuvent faire dans leur pays. Ne vous méprenez pas ; je n’encourage quiconque, en aucune façon, à se rendre à l’étranger pour résoudre les problèmes que nous n’avons pas résolu en France mais, je constate le développement objectif de ce phénomène.

Mme Frédérique Dreifuss-Netter. Nous sommes de la même génération, monsieur le rapporteur, et j’ai suivi comme vous l’évolution des lois de bioéthique depuis le départ, alors que, jeune assistante à la faculté de droit de Strasbourg, j’ai eu la chance d’assister en 1985 au premier colloque « Génétique, procréation et droit ». Il est étonnant de constater que pratiquement aucune des questions qui se posaient à l’époque n’a été résolue.

Vous êtes un peu sévère en disant, comme le font certains auteurs, que l’anonymat du don de gamètes tenait uniquement à dissimuler la stérilité de l’homme. Cette donnée a effectivement été prise en compte, mais l’anonymat du don de sperme n’était d’abord que la déclinaison de l’anonymat général concernant tous les éléments et produits du corps humain, qui tendait à éviter les trafics liés à la non-patrimonialité du corps. Il avait aussi pour fonction de faciliter l’intégration de l’enfant dans sa famille juridique, sa seule famille puisque le donneur n’a jamais été considéré comme un père. Il était prudent de procéder ainsi à l’époque, alors que l’on se lançait dans une nouvelle forme de famille, inexistante jusqu’alors et assez mal vue par une partie de la société. Peut-être pourrait-on raisonner autrement aujourd’hui mais, comme je l’ai dit, la levée de l’anonymat résoudra le problème de certains mais en posera peut-être d’autres, notamment en termes d’intégration dans les familles si quelque chose ne se passe pas bien. Quand on fait un changement, on s’expose à des conséquences que l’on n’avait pas nécessairement envisagées – il en est ainsi pour chaque modification.

Je n’interviens pas devant vous au titre de la Cour de cassation, dont l’assemblée plénière décidera souverainement et collégialement, après délibération, de l’interprétation qu’elle fera de la jurisprudence de la CEDH. Cela étant précisé, je ne pense pas que l’on puisse affirmer de façon certaine, comme vous le faites, que pour la CEDH, il est évident que même la maternité doit être transcrite et la reconnaissance de la maternité établie à l’étranger immédiatement reconnue en droit français – ne serait-ce que parce que, depuis lors, la CEDH a rendu l’arrêt Paradiso, qui concerne l’Italie. Il s’agit d’un enfant conçu par GPA, sans lien biologique ni avec le père d’intention ni avec la mère d’intention ; la CEDH, loin de condamner l’Italie, a au contraire validé le fait que le juge italien n’avait pas reconnu cette filiation. Il faut donc ne pas s’avancer dans un sens ou dans l’autre, et attendre de prendre connaissance de l’interprétation de l’assemblée plénière de la Cour de cassation et voir si elle demande l’avis de la CEDH.

Sur le fait que certaines pratiques sont autorisées ailleurs en Europe et interdites en France, je pense comme vous que la liberté de circulation au sein de l’Union européenne fait que l’interdiction pénalement sanctionnée de recourir à des tests à l’étranger est dépassée et ridicule – en premier lieu parce qu’il ne faut pas maintenir un texte assorti de sanctions pénales quand on n’est pas capable de le faire respecter. En revanche, je ne crois pas que, au motif de l’hypocrisie, terme que vous avez souvent utilisé, on puisse s’aligner systématiquement sur le moins-disant, qu’il s’agisse des autres pays européens ou qu’il s’agisse des transgressions. Je ne suis absolument pas d’accord avec l’idée que le fait qu’une règle soit transgressée devrait systématiquement conduire le législateur à l’abandonner. Mais je reconnais que, comme vous le dites, un véritable problème se pose.

Enfin, je n’ai pas dit qu’il était illicite de se rendre à l’étranger pour recourir à une GPA, puisque ce ne l’est pas. Mais chacun comprendra que si l’on reconnaît en France les conséquences des GPA réalisées à l’étranger en les validant systématiquement, on fragilise la prohibition de la GPA dans notre pays.

Mme Annie Vidal. Votre exposé, Madame, montre toute la complexité de ces questions. Le juge doit certes appliquer la loi voulue par le législateur mais les tribunaux font face à des situations qui dépassent largement le cadre de dispositions générales et impersonnelles. On le voit avec la question de l’accès aux origines, qui avait déjà fait débat lors de la précédente révision de la loi relative à la bioéthique. Dans plusieurs décisions, la CEDH a estimé que la connaissance des origines correspond à un besoin fondamental. C’est une remise en cause potentielle du principe de l’anonymat du don de gamètes. Pour se conformer à cette jurisprudence, quelle législation la France pourrait-elle adopter ? L’absence de réponse législative peut, me semble-t-il, entraîner une insécurité juridique si des personnes se présentent pour cette raison devant un tribunal. D’autre part, les dons de sperme et d’ovocytes, parce qu’ils aboutissent à la conception d’un être humain, diffèrent des dons d’organes, de sang ou de dérivés sanguins. Les dons de gamètes ne devraient-ils pas, pour cette raison, faire l’objet d’une mesure législative particulière ?

Mme Frédérique Dreifuss-Netter. Je ne peux que souscrire à vos propos. Nous, juges, regrettons souvent que le législateur « botte en touche » dans certains domaines, nous laissant la responsabilité de questions de principe capitales qui auraient dû être tranchées avant. Ainsi, si les dispositions relatives à l’anonymat des dons doivent être modifiées, elles doivent l’être par le législateur. Par quelle législation ? Je n’entrerai pas dans les détails, mais si le législateur a pu le faire pour l’accouchement anonyme en créant le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP), il est capable de le faire pour les dons de gamètes. La difficulté sera de prévoir des dispositions transitoires. En effet, si l’on dit que l’enfant aura le droit de connaître l’identité du donneur à sa majorité, on ne peut pas attendre dix-huit ans sans s’exposer à trois changements de législation entre-temps. Dans le même temps, les donneurs qui ont fait un don de gamètes dans la période précédente l’ont fait en ayant confiance dans une loi qui préservait leur anonymat. Il y a là une difficulté et je souhaite vivement que le législateur prenne ses responsabilités et tranche.

Mme Élise Fajgeles. Vous considérez l’adoption comme une solution adaptée aux couples de femmes qui ont un enfant par PMA. Mais c’est un mécanisme auquel on recourt pour donner une famille à un enfant qui n’en a pas ; ce n’est manifestement pas le cas en l’espèce puisque l’enfant considéré a bel et bien une famille – un couple de mères. Ne serait-ce pas un dévoiement complet de l’adoption, ou en tout cas une évolution significative ? Pourquoi remettre en cause le principe de l’adoption plutôt que celui de la filiation ? La question se pose d’autant plus qu’en optant pour l’adoption pour les couples de femmes, on introduit forcément une discrimination entre les couples. La semaine dernière, M. Pierre Le Coz nous disait qu’en bioéthique il y a forcément un équilibre entre des valeurs en tension et des insatisfactions, et qu’il faut faire des choix. Pourquoi, en choisissant l’option de l’adoption, consacrer une discrimination liée à l’orientation sexuelle ?

Mme Marie-George Buffet. Vous nous dites, madame, de ne pas « botter en touche » lors des prochaines lois concernant la bioéthique ; je partage pleinement votre point de vue. Votre commentaire de l’évolution de la jurisprudence de la CEDH pour les couples ayant utilisé la GPA à l’étranger est particulièrement préoccupant puisque l’interdiction de cette pratique, que nous avons voulue pour éviter la marchandisation du corps, peut ainsi être progressivement remise en cause. Dans ce contexte, faut-il inscrire dans la loi des dispositions relatives à l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes ? Jusqu’où faut-il aller au niveau législatif ?

Mme Frédérique Dreifuss-Netter. Quand on parle d’adoption, on pense à l’enfant confié au service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou à une œuvre privée et à qui il s’agit de donner une famille – ce qui suppose un processus pré-judiciaire de sélection et de délivrance de l’agrément pour être sûr que la famille sera capable de s’occuper d’un enfant. Mais il y a d’autres formes d’adoption car cette technique juridique a aussi d’autres objectifs. Ainsi de l’adoption de l’enfant du conjoint, qui n’a rien de nouveau – une femme qui a eu un enfant seule peut très bien faire adopter cet enfant par son futur conjoint ; actuellement, cela n’est possible que dans le cadre du mariage. C’est une fonction de l’adoption un peu différente de celle décrite précédemment. De même, on sait très bien que l’adoption simple peut être utilisée à des fins purement successorales, dans l’intérêt d’une personne qui veut transmettre ses biens et éviter qu’ils ne tombent en déshérence ou soient alloués à sa famille éloignée. C’est donc exprimer une vision réductrice de l’adoption de dire qu’il s’agit dans tous les cas de donner une famille à un enfant.

L’argument de la discrimination est valide, mais encore faut-il savoir ce que l’on entend par « discrimination ». Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel en donnent une définition juridique : c’est « traiter de façon différente des personnes qui sont dans la même situation », et encore peut-on traiter de façon différente des personnes qui sont dans la même situation lorsque la loi poursuit un but légitime et que la différence est proportionnée. La discrimination est donc une affaire beaucoup plus compliquée que de dire simplement : « On les traite différemment, donc c’est de la discrimination ». On peut penser qu’il y aurait une discrimination liée à l’orientation sexuelle et il est possible que le Parlement parvienne à cette conclusion, mais on peut très bien admettre que les couples formés de deux femmes sont, pour des raisons biologiques, dans une situation différente de celles des couples formés d’un homme et d’une femme.

Il est délicat, Madame Buffet, de dire jusqu’où aller dans la législation, car la loi ne pourra jamais prévoir toutes les possibilités et, quel que soit le texte adopté, il existera toujours des couples placés dans une situation qui les amènera à devoir le transgresser ; on va déplacer le curseur, mais des gens, parce qu’ils trouveront la loi française encore trop restrictive, continueront de la transgresser et d’aller à l’étranger. Cette question ne peut avoir de réponse parce que la loi, générale et impersonnelle, ne peut pas prévoir toutes les situations individuelles et que les gens veulent toujours aller plus loin que ce qui est autorisé.

Mme Laëtitia Romeiro Dias. Le dépistage néonatal est pratiqué en France sur tous les nouveau-nés afin de dépister cinq maladies rares et graves à expression néonatale : leurs symptômes et leurs conséquences s’expriment dès le plus jeune âge. Le code de la santé publique ne permet pas d’étendre le dépistage néonatal aux maladies qui peuvent s’exprimer plus tard dans la vie de l’individu. Certains chercheurs plaident en faveur de l’extension du dépistage à d’autres maladies pédiatriques graves qui pourraient être dépistées de façon fiable durant la période néonatale mais qui n’ont pas d’expression chez le nouveau-né. Selon eux, l’identification précoce de certaines de ces pathologies ouvrirait la possibilité d’un traitement pré-symptomatique permettant d’éviter des complications ultérieures, voire la mort de l’enfant. Quelle est votre position sur l’éventuelle évolution de la législation en ce sens ?

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. J’aimerais revenir sur les questions de filiation. La libre circulation en Europe implique une adaptation de la pratique française et nos juges sont confrontés à l’existence d’enfants français nés grâce à une AMP réalisée à l’étranger auxquels il faut reconnaître des droits et une protection, et donc une filiation complète. Le Conseil d’État, dans son étude du 28 juin dernier sur le cadrage juridique préalable au réexamen de la loi relative à la bioéthique, a proposé différentes options. Le législateur ne doit-il pas faire en sorte qu’en matière de filiation tous les enfants de la République soient égaux en droit, qu’ils soient ou non nés au terme d’une AMP et que leurs parents soient hétérosexuels, homosexuels ou célibataires ? Vous avez évoqué l’idée que la filiation repose sur la biologie ; cela ne me semble pas tout à fait juste puisqu’il est déjà possible à un père stérile de transmettre sa filiation, comme ce l’est pour deux parents stériles qui ne transmettent pas non plus leur patrimoine génétique et biologique mais à qui il est permis d’établir une filiation avec l’enfant. Que pensez-vous de cette petite tromperie relative à la filiation biologique ?

Mme Frédérique Dreifuss-Netter. Je n’ai pas les connaissances scientifiques suffisantes pour vous répondre sur le dépistage néonatal ; je suppose que vous entendrez, à ce sujet, des professionnels de la santé. Ce que je puis dire est que le dépistage néonatal est fondé sur le fait que le dépistage est fiable et qu’il existe des possibilités thérapeutiques. J’ignorais que certaines maladies se révélaient plus tardivement mais pour lesquelles une thérapeutique adaptée pourrait être mise en œuvre, sinon dès la naissance du moins un peu plus tard. Si c’est le cas, il faut effectivement réfléchir à l’extension du dépistage néonatal à d’autres pathologies, à condition qu’il s’agisse de maladies identifiées de façon fiable, soit susceptibles d’un traitement, soit dont on estime que la présence fait que la naissance doit être évitée.

Ayant été membre du conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine, où j’ai côtoyé votre rapporteur, et du CCNE, j’ai été frappée par la manière très satisfaisante dont fonctionnent le diagnostic prénatal et le diagnostic préimplantatoire grâce, notamment, au centre de diagnostic pluridisciplinaire, et je ne comprends pas les reproches d’eugénisme parfois faits à notre législation. Lorsque j’étais membre du CCNE, nous avions rendu un avis dans lequel nous proposions un petit élargissement du dépistage qui fait penser à ce que vous proposez ; cela a provoqué une levée de boucliers et le CCNE a été accusé de tendances eugénistes. Qu’avions-nous proposé ? En l’état actuel du droit, une famille qui a recours à un diagnostic pré-implantatoire – ce qui signifie en général qu’elle compte déjà un enfant atteint d’une maladie létale, si bien que le couple de parents a droit au diagnostic préimplantatoire pour éviter la naissance d’un autre enfant atteint de la même maladie – ne peut en profiter pour faire diagnostiquer en même temps une éventuelle trisomie 21. Il en résulte que la femme enceinte devra, alors qu’il est extrêmement compliqué d’être enceinte après un diagnostic préimplantatoire, repasser par le même processus que toutes les autres femmes – prises de sang, éventuelle amniocentèse... Nous avions proposé que la loi soit modifiée sur ce point et nous nous sommes heurtés à de très vives réticences.

On peut affirmer que tous les enfants, quelle que soit la situation juridique considérée, doivent être égaux en droit. Mais une fois ce principe affirmé, on est bien obligé de reconnaître que cela pose des problèmes au regard de de la législation votée par le Parlement ; qu’ils aient tous les mêmes droits est une possibilité, mais ce doit être une décision du législateur.

Je n’ai jamais dit que, pour moi, la filiation est fondée sur le biologique – au contraire, puisque la jurisprudence de la CEDH sur ce point, qui fait prévaloir la filiation biologique, me paraît tout à fait regrettable. La filiation n’est évidemment pas uniquement fondée sur le biologique et ma défense de l’adoption, que je considère comme une vraie filiation, en elle la preuve.

Mme Bérengère Poletti. Il existe des cas d’action en désaveu de paternité dans les couples hétérosexuels. Qu’en serait-il à ce sujet dans un couple ayant eu recours à une AMP si le parent qui n’est pas le parent biologique prenait une initiative de ce type ? Quelle est la solution juridique la plus sûre pour l’enfant dans une telle situation ?

Mme Frédérique Dreifuss-Netter. Lorsqu’on délibérait, dans les années 1980, sur la nécessité de légiférer en matière d’AMP, l’une des raisons qui ont poussé le législateur à intervenir était l’insécurité juridique dans laquelle se trouvaient les enfants issus de don de sperme – à l’époque, il n’y avait que celui-là. En effet, certains pères, après avoir consenti à l’AMP, intentaient une action en désaveu de paternité à laquelle les tribunaux étaient bien obligés de faire droit. C’est pourquoi la filiation après don de gamètes doit être précédée d’une déclaration devant un juge ou un notaire – en pratique, elle a presque toujours lieu devant un juge. Après que cette déclaration a été faite, aucun des membres du couple ne peut plus avoir recours à l’action en désaveu – car il se produisait aussi qu’à l’occasion d’un divorce, la mère intente une action contre son mari pour contester sa paternité. Cela n’est plus possible aujourd’hui puisque la filiation est incontestable – sauf, dit la loi, s’il est allégué que l’enfant n’est pas issu de l’AMP. Je pense que si l’on admet l’extension de l’AMP aux couples de femmes, il faudra procéder de la même manière parce que l’on ne peut exclure l’hypothèse que la femme qui a accouché ait en réalité eu des relations avec un homme.

Mme Caroline Janvier, présidente. Madame, je vous remercie, au nom de mes collègues, pour la clarté et la précision de vos réponses

 


– 1 –

Ligue des Droits de l’Homme – Mme Françoise Dumont, présidente d’honneur, M. Philippe Laville, membre du Comité central de la Ligue et co-responsable du groupe de travail « Santé-bioéthique, et Mme Tatiana Gründler, membre du groupe de travail « Santé-bioéthique »

Jeudi 13 septembre 2018

Mme Caroline Janvier, présidente. Je remercie la Ligue des droits de l’homme d’avoir accepté notre invitation à ce cycle d’auditions organisées dans la perspective de la révision de loi relative à la bioéthique. Nous accueillons Mme Françoise Dumont, présidente d’honneur, M. Philippe Laville, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme et coresponsable du groupe de travail « santé et bioéthique », et Mme Tatiana Gründler, membre de ce groupe de travail. L’audition, qui est filmée et enregistrée, nous permettra d’entendre le point de vue de la Ligue ainsi que les points d’attention que vous pourrez soulever.

Mme Françoise Dumont, présidente d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Nous vous remercions de l’invitation que vous nous avez faite. Je décrirai le cadre dans lequel la Ligue des droits de l’homme (LDH) aborde ces questions. La LDH, association généraliste, défend l’ensemble des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels – cela donne une idée de l’ampleur de sa tâche. Elle n’a pas vocation à prendre position sur tous les sujets relevant de la bioéthique ; mais, en tant qu’association citoyenne de protection des droits de l’homme, elle est attentive à ce que tous les êtres humains, sans discrimination, puissent bénéficier du progrès scientifique tout en voyant leurs droits garantis. Cela explique pourquoi nous limitons notre champ d’intervention, ce qui ne nous empêche pas de nourrir depuis plusieurs années une réflexion sur ces questions. Le document que nous vous avons adressé montre que nous avons un corpus de positions bien ancrées, constitué de textes présentés lors de nos congrès et d’articles parus dans notre revue, Hommes & Libertés, qui n’engage pas la Ligue en tant que telle puisque nous faisons éventuellement appel à des intervenants extérieurs mais qui reflète ses préoccupations.

L’ensemble de principes auxquels nous nous référons nous a conduits à établir une charte sous-tendue sur le plan international par la Convention d’Oviedo de 1997 et aussi, bien sûr, par les principes énoncés par le législateur français et formalisés dans le code civil en 1994. Nous souhaitons en premier lieu que l’ensemble de ces sujets soient traités de façon démocratique et non pas seulement technicienne, en toute transparence et à l’abri des lobbies qui s’activent.

J’insisterai sur quatre points que nous considérons être d’une importance particulière. Le premier, c’est que les pouvoirs publics contribuent au développement de la connaissance, en garantissant pour cela la liberté de la recherche scientifique et la diffusion du savoir, de manière que, par la mise à disposition des travaux résultant d’une recherche critique émancipée des dogmes et toujours ancrée dans la rationalité scientifique, nos concitoyennes et nos concitoyens puissent se former un avis éclairé.

Le deuxième point – notre feuille de route pour aborder ces problèmes –, c’est le respect de la personne. Les décisions prises doivent respecter les principes de l’intégrité et de l’indisponibilité du corps humain ; celui du consentement, même si l’on sait combien est compliquée la question du consentement, comme l’a montré la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ; la préservation des données personnelles.

Ces préoccupations doivent conduire à refuser toute logique économique, et avec elle la marchandisation du vivant – les intérêts humains doivent primer sur les intérêts économiques – et, bien sûr, à exercer une ferme vigilance au sujet des conflits d’intérêts.

La Ligue demande enfin qu’une extrême vigilance s’exerce pour garantir l’égalité des personnes, sans discriminations fondées sur le genre, l’orientation sexuelle, la situation de famille, l’origine ou les richesses.

Les principes généraux qui sous-tendent l’action de la LDH étant ainsi définis, mes camarades traiteront de sujets plus précis.

Mme Tatiana Gründler, membre du groupe de travail « Santé-bioéthique » de la Ligue des droits de l’homme. Au nombre des sujets auxquels la Ligue s’intéresse plus particulièrement figurent la procréation artificielle, la fin de vie, les données de santé, la relation entre santé et environnement et l’intersexualité. Je traiterai de la procréation artificielle, sujet qui, il y a un an environ, a fait l’objet d’une déclaration cosignée par la Ligue sous la forme d’une tribune parue dans le journal Le Monde avant le lancement des États généraux de la bioéthique mais après que le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu son avis sur cette question. La position exprimée par la LDH n’est évidemment pas d’affirmer un droit à l’enfant, qui n’existe pas. En revanche, le principe de non-discrimination qui la guide implique qu’elle défende l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) à toutes les femmes, qu’elles soient en couples ou célibataires. Á l’inverse, la Ligue est très réservée au sujet de la gestation pour le compte d’autrui (GPA).

Pour ce qui est de l’AMP, la Ligue considère qu’il faut repartir de la décision prise par le législateur qui, en 1994, a choisi de régir des interventions jusqu’alors réalisées par les médecins et les centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) avec leurs seules règles éthiques. S’agissant de l’AMP, il a choisi de mimer le modèle naturel, charnel, de procréation, ce pourquoi l’accès aux techniques d’AMP est actuellement réservé aux couples formés d’un homme et d’une femme vivants, en âge de procréer et souffrant d’une infertilité médicalement diagnostiquée. Une autre hypothèse a toutefois été prévue : l’ouverture de l’AMP quand existe un risque de transmission d’une maladie grave à l’enfant, puis, a-t-il été ajouté, au conjoint. Un autre choix eût été possible : puisqu’il ne s’agissait plus de procréation naturelle mais d’user de techniques de procréation, le législateur aurait pu admettre l’artificialité et d’autres modèles de procréation.

Il nous semble que, conformément au principe de non-discrimination, un autre choix est nécessaire aujourd’hui : exclure les couples de femmes de l’accès à l’AMP est tout simplement une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Certes, le principe de non-discrimination n’empêche pas de traiter différemment les personnes dès lors qu’il y a à cela un motif légitime, en particulier si les personnes sont dans des situations différentes. La question est donc de savoir si un couple de femmes est dans une situation différente d’un couple hétérosexuel pour l’accès à la parentalité. Il nous semble que le législateur a déjà répondu à cette question en admettant, par la loi Taubira de 2013, qu’un couple d’homosexuels mariés peut adopter. En admettant que les couples homosexuels mariés peuvent devenir parents, le législateur dit qu’ils ne sont pas dans une situation différente de celle des couples hétérosexuels par rapport à la parentalité.

Il nous semble donc qu’il faut désormais, pour respecter le principe de non-discrimination, ouvrir l’AMP aux couples de femmes – d’autant que cela n’oblige en rien à modifier la technique, le législateur ayant aussi admis, dès 1994, que l’AMP pouvait avoir lieu avec un tiers donneur. Il en est déjà parfois ainsi pour les couples hétérosexuels ; ce serait toujours le cas s’agissant des couples de femmes, mais la technique utilisée ne serait en rien modifiée. Quant à l’argument selon lequel la condition d’infertilité médicalement diagnostiquée ne serait plus respectée, il est spécieux : en pratique, nombre de couples hétérosexuels ont accès à une AMP sans que le diagnostic médical soit véritablement posé sur la fertilité : selon les chiffres officiels, dans un quart des cas la cause de l’infertilité n’est pas diagnostiquée.

Nous sommes également favorables à l’ouverture de l’AMP aux femmes célibataires, considérant que, à défaut, elles seraient victimes d’une discrimination fondée sur la situation familiale. La Ligue estime qu’il n’y a pas de différence de situation entre couples et célibataires : le législateur ayant admis que des célibataires peuvent adopter, ils ont déjà accès à la parentalité.

Dans l’hypothèse de l’élargissement des indications de l’AMP, la LDH est favorable à une prise en charge générale, quelles que soient les situations et les causes, là encore pour respecter le principe de non-discrimination. Et si la prise en charge devait être remise en cause dès lors que l’AMP n’a pas un motif médical, la distinction devrait s’appliquer aussi aux couples hétérosexuels : ils ne devraient plus pouvoir prétendre à la prise en charge que pour des motifs médicalement avérés, ce qui semble problématique.

Le principe du respect de l’intégrité du corps des femmes conduit la Ligue à considérer que l’interdit de la GPA est légitime. En l’espèce, le principe de non-discrimination est inopérant. On entend parfois dire que si l’AMP était élargie aux couples de femmes et aux femmes célibataires, ce seraient les hommes, en couple ou célibataires, qui seraient alors victimes d’une discrimination, étant alors les seuls à ne pas avoir accès à une procréation artificielle leur permettant un lien génétique avec l’enfant. Or, le principe de non-discrimination s’applique pour une technique ou pour un droit existant – et si l’AMP avec tiers donneur est déjà légale en France, la GPA est prohibée. Elle supposerait l’usage d’une nouvelle technique, et la disposition du corps d’une femme ; la situation est donc autre, et le simple principe de discrimination ne rend aucunement automatique cette ouverture, qui supposerait que le législateur revienne sur le principe de l’indisponibilité du corps humain.

Cela étant, la Ligue est attentive à la situation des enfants nés d’une GPA pratiquée légalement à l’étranger. Mais sur ce point, le droit, grâce à la jurisprudence, a beaucoup évolué, et il nous semble largement satisfaisant.

M. Philippe Laville, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme et coresponsable du groupe de travail « Santé-bioéthique ». Je traiterai de deux thèmes abordés au cours des États généraux de la bioéthique, et pour commencer de la protection des données personnelles de santé.

L’exigence du consentement, qui va de soi, a été réaffirmée dans le règlement général sur la protection des données européen récemment entré en vigueur, mais des éléments nouveaux peuvent provenir de dispositifs liés à la bioéthique. Il en est ainsi des données génétiques ou des greffes et dons, et des données génétiques recueillies à l’occasion de tests effectués à la demande des personnes, notamment pour la recherche de potentielles maladies à caractère génétique si un traitement est possible. Cela fait partie des questions en suspens dans l’évolution possible de la loi relative à la bioéthique. Le consentement doit s’appliquer en ces cas comme pour l’ensemble des possibilités de collecte et de conservation de données personnelles, en interdisant toutes demandes à finalité commerciale – faites par les assureurs et les banquiers par exemple – et aussi toutes demandes des employeurs ; il en va de l’application des grands principes rappelés par Françoise Dumont.

La Ligue considère que, comme le souligne le CCNE, il serait nécessaire de renforcer les droits d’accès, de rectification et de refus de communication des données personnelles à des tiers pour l’ensemble de des données de santé. C’est d’autant plus important que la France, s’étant dotée du système national d’information interrégimes d’assurance maladie (SNIIRAM), est le pays qui a sans doute l’une des plus grandes banques de données personnelles de santé, et que le développement de l’open data permet de plus en plus un accès libre à des données non identifiables ou, plus exactement, désidentifiées. Cela suppose une vigilance permanente pour éviter les risques de réidentification par croisements.

Un mot, aussi, du dossier médical partagé (DMP). Le projet est ancien puisque les premiers éléments de réflexion sont apparus en 1995 avant d’être précisés par la loi Douste-Blazy de 2004, qui n’a jamais abouti sous la forme du dossier public, vérifiable et contrôlable prévu au départ. En revanche, des dossiers médicaux informatisés ont été proposés par de multiples sociétés commerciales, si bien que des données personnelles peuvent désormais être partagées entre professionnels de santé sans que soit garantie l’absence de risques de croisements pouvant donner lieu à une réidentification, sans que le patient, même s’il a donné un accord initial, ait nécessairement donné son consentement à ce partage et sans qu’il sache rien de la conservation de ses données personnelles de santé. Le DMP peut être une protection pour le patient et un élément très utile pour les soins, mais il est nécessaire qu’à tous les niveaux les droit d’accès, de rectification et de refus de communication des données personnelles à des tiers soient possibles pour tous. Les inégalités sociales ne doivent pas avoir pour conséquence que certains n’aient pas ces droits.

La vérification de l’identité des personnes lors des soins doit être plus attentive que jamais car le traitement et le partage des données de santé recueillies sous forme numérique multiplient les risques d’erreurs d’attribution, notamment au sein des groupements hospitaliers de territoire. Et je me dois de souligner à nouveau le risque de dérives dans l’utilisation des données personnelles de santé – à des fins autres que celles du soin – dans la mesure où l’usage en est parfois incontrôlé, et au minimum moins contrôlé, lors des hospitalisations dans les établissements privés commerciaux.

La Ligue se préoccupe enfin d’un risque qui a d’ailleurs entraîné l’annulation d’un arrêté ministériel relatif à l’apnée du sommeil par le Conseil d’État en 2016 : le risque d’obligation d’observance, passant parfois par des tiers commerciaux. Une extrême vigilance s’impose au sujet des mesures de ce type et des conséquences qu’elles peuvent induire dans la réduction de la prise en charge des soins par le système de protection sociale. La même vigilance doit être de mise pour empêcher l’accès de l’employeur aux données personnelles de santé.

Je dirai aussi quelques mots du thème « Environnement et santé », une des dimensions nouvelles introduites par le CCNE lors des États généraux de la bioéthique. La Ligue attache une grande importance à une approche globale des questions environnementales par le biais des déterminants environnementaux de la santé tels que définis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis plusieurs années. L’OMS intègre les considérants environnementaux simples relatifs à l’air, à l’eau et aux pollutions, mais elle considère que doivent aussi être prises en considération les conditions d’habitat, d’éducation, de revenus, de vie et de travail, tous éléments qui contribuent à des inégalités de santé assez importantes.

Enfin, on déplorera que le débat n’ait pas été plus fourni. De manière générale, ces questions demandent qu’un débat public soit organisé avec des supports médiatiques, ce qui a manqué lors des États généraux. Nous faisons face à l’explosion du nombre de cas de maladies chroniques : dix millions de personnes sont concernées en France – et encore s’agit-il uniquement du nombre de malades comptabilisés comme souffrant d’une affection de longue durée ouvrant un droit théorique à la prise en charge à cent pour cent, si bien que l’on peut considérer que le nombre de cas de maladies chroniques est plus important. Les travaux de recherche mettent de plus en plus en évidence que, pour une large part, les maladies chroniques relèvent de déterminants qui pourraient être maîtrisés : on parle beaucoup des molécules toxiques d’origine industrielle et des perturbateurs endocriniens mais d’autres éléments existent dont il faut se préoccuper. Ainsi, des études récentes classent la France parmi les pays où se manifeste le plus fort taux d’accroissement de cancers hormono-dépendants, particulièrement les cancers du sein et de la prostate. Cette augmentation n’est pas sans rapport avec l’utilisation de produits toxiques dans les traitements agricoles. On évoquera évidemment le chlordécone mais aussi de nombreux autres produits chimiques expérimentés aux Antilles, en particulier en Martinique, depuis plus de vingt-cinq ans.

La population devrait être mieux informée sur toutes ces questions, et les chercheurs devraient être encouragés à mieux cerner le rôle de certains produits chimiques dans la crise sanitaire liée à ces problèmes environnementaux, crise qui s’aggrave malheureusement à l’échelle mondiale. En France en particulier, la prévention à caractère social devrait être renforcée plutôt que de se limiter, comme on l’a longtemps fait, à une prévention à caractère individuel. Les choses évoluent avec la stratégie nationale de santé, mais l’approche a très longtemps été de type comportementaliste, l’accent étant davantage mis sur le comportement des individus que sur leur environnement.

 Mme Caroline Janvier, présidente. Je vous remercie pour ces propos qui permettent de lier les droits de l’homme et les principes qui fondent notre modèle de bioéthique. Vous considérez que le préalable nécessaire à la révision de la loi est une approche « démocratique, et non pas seulement technicienne », mais aussi « transparente ». Les citoyens doivent en effet s’approprier les éléments du débat pour que ce ne soit pas uniquement l’affaire d’experts ou même du législateur. C’est pourquoi une consultation publique a été organisée : pilotés par le CCNE, les États généraux de la bioéthique ont eu lieu pendant six mois, de janvier à juin dernier. La LDH juge-t-elle satisfaisante la manière dont ils ont été conduits ?

D’autre part, des principes peuvent parfois être antinomiques ; en de tels cas, il revient au législateur d’arbitrer entre des injonctions qui pourraient être contradictoires. Je pense notamment à la levée de l’anonymat du don de gamètes. Jusqu’à présent, la législation française a privilégié la préservation du respect du droit à l’intimité des couples ayant recours à l’AMP, entretenant de ce fait le secret sur le mode de conception de l’enfant né d’un tel don. Mais la prise de conscience s’est faite de la souffrance que le secret provoque chez les enfants, et la demande est forte de levée de l’anonymat pour respecter un autre principe : celui de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui commanderait le respect du droit à l’accès aux origines. Comment, selon vous, concilier ces deux principes ? Les hiérarchisez-vous ?

M. Philippe Laville. Je me limiterai à quelques mots sur le déroulement des États généraux de la bioéthique avant de laisser la parole à Tatiana Gründler qui a conduit une étude approfondie à ce sujet. La consultation a fourni de nombreuses et intéressantes pistes de réflexion à ceux qui pouvaient se procurer les documents. Je regrette néanmoins que, même si des progrès ont eu lieu par rapport aux consultations précédentes, un relais médiatique n’ait pas été prévu, avec des flashes d’informations télévisées et radiophoniques et des incitations, sur les réseaux sociaux, à aller chercher l’information. La consultation est restée limitée à des personnes que les sujets abordés préoccupaient déjà. Nous souhaitons que, dans le futur, on aille au-delà, de manière que les citoyens s’approprient ces questions vitales pour nous tous et pour l’avenir de notre civilisation.

Mme Tatiana Gründler. Même si l’on peut exprimer certaines réserves sur sa mise en œuvre pratique, le processus suivi est tout à fait original et l’on peut difficilement faire plus démocratique, sur le papier en tout cas. Le fait que le législateur s’empare de ces questions et prévoit que les lois de bioéthique seront révisées régulièrement est en soi une approche démocratique. Que, de plus, préalablement à la révision, soit nécessairement engagés des États généraux, que l’on invite les citoyens à participer directement à l’élaboration du nouveau texte, c’est évidemment positif. Mais il est difficile de faire participer les citoyens à des débats portant sur des sujets techniques. De multiples questions se posent donc, notamment lors des débats organisés sous l’égide des espaces régionaux d’éthique, sur la formation des personnes : elle est évidemment faite par des savants, mais les experts sont rarement neutres. La formation par des experts paraît difficilement évitable, mais elle crée une situation complexe.

D’autre part, le président du CCNE craignait dès l’origine que les débats se concentrent sur certaines questions seulement – non sans raison, puisque c’est advenu. Pendant les États généraux de la bioéthique, je suis intervenue sur la procréation artificielle, mais même si la Ligue considère ce sujet comme très important pour la société, là ne sont pas les questions que posent les nouvelles technologies. Que par de longs débats, de multiples interventions sur le site et des propositions spontanées, les citoyens se soient focalisés sur cette question et sur celle de la fin de vie est très intéressant pour prendre le pouls de la société, mais cela ne me semble pas parfaitement éclairer les décideurs que vous êtes.

Enfin, on a constaté que des lobbies se sont aussi emparés de la question. Ceux-là défendent un intérêt particulier et non l’intérêt général. Il y a eu beaucoup d’interventions de type « copié-collé », et l’on sait que les lobbies étaient aussi très organisés et très présents dans les régions ; cela fait s’interroger sur l’influence des groupes de pensée, des entreprises marchandes et des sociétés savantes sur le débat citoyen.

Pour avoir lu le rapport du CCNE sur les États généraux, j’ai été frappée de voir revenir systématiquement la demande d’information des citoyens. Quel que soit le sujet abordé – les données de santé, l’intelligence artificielle, la recherche en génétique… – les gens expriment systématiquement le sentiment de ne pas être suffisamment informés, alors même qu’ils sont là, et la volonté d’en savoir plus. Il faut entendre cette demande répétée et y faire droit en dehors de ces grands moments de consultation ; c’est une nécessité pour que les citoyens puissent faire front. Si l’on veut réellement un lien avec le citoyen, un peu d’éducation à la technique me semble nécessaire.

Mme Françoise Dumont. Certains droits entrent en effet en conflit, dans de nombreux domaines. Au sein de la LDH, je m’occupe du groupe de travail qui se consacre aux droits des enfants et des jeunes ; nous constatons que la question de l’accès aux origines se pose de manière récurrente et certains témoignages montrent le traumatisme que l’anonymat du géniteur et le fait d’ignorer ses origines peuvent susciter. Notre fil conducteur est la préservation du consentement. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas aussi réaliser un travail d’encadrement et de formation, mais outrepasser le consentement peut aussi provoquer des dérives extrêmement graves.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je suis d’accord avec la très claire démonstration concernant la PMA et la GPA faite par Mme Gründler. Je la résume : les femmes homosexuelles et les femmes seules ayant le droit d’adopter des enfants, on ne peut les priver du droit à l’accès à l’AMP déjà ouvert aux couples hétérosexuels. Á l’inverse, en ce qui concerne la GPA, pour les hommes en particulier, le principe de non-discrimination ne s’applique pas puisque cette technique n’est pas admise pour les couples hétérosexuels en France. Mais comme il n’est pas interdit d’aller solliciter une GPA dans des pays voisins, se pose la question de la filiation des enfants nés de GPA réalisées à l’étranger. Dans ce contexte, la Ligue est-elle d’accord avec la CEDH sur la nécessité de faire évoluer la loi française pour que les droits de l’enfant né d’une GPA, qui n’a pas à porter la responsabilité des conditions de sa procréation, soient reconnus, sans que cela implique de changer forcément notre législation sur la GPA elle-même ?

D’autre part, la France est probablement, parmi les pays européens, l’un de ceux qui essayent de limiter au maximum l’accès aux données personnelles de santé. Mais l’on se demande parfois si d’une part cet excès de souci de protection n’entraîne pas une certaine inefficacité et si, d’autre part, il ne va pas contre l’intérêt des malades eux-mêmes. Si je parle d’inefficacité, c’est que les données du SNIIRAM comme celles du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) des hôpitaux sont vendues à des personnes qui sont évidemment tous à fait dignes de les utiliser, mais que ces données se retrouvent ensuite dans des sociétés commerciales, du fait de plusieurs intermédiaires. Cela aboutit à des abus, comme des propositions d’objets connectés faites aux malades qui sortent de l’hôpital, les diabétiques par exemple. Visiblement, l’efficacité alléguée de la procédure n’a pas suffi à empêcher qu’elle soit détournée. D’autre part, comme vous l’avez indiqué, la lenteur de la mise en place du DMP a eu pour conséquence l’apparition d’alternatives. Les médecins du XXIe siècle n’entendant pas travailler comme du temps de Roger Martin du Gard, des systèmes commerciaux se sont développés, qui ne prévoient pas les mêmes contrôles.

Ce constat étant fait, comment progresser ? Ne pourrait-on se dire, comme le font certains pays d’Europe du Nord, que le plus simple est de ne pas tout contrôler en amont mais d’être extrêmement sévère en aval ? Notre prérogative serait alors de définir de lourdes pénalités pour sanctionner tous ceux – l’employeur, l’assureur, le commercial – qui, au mépris de la confidentialité des données personnelles de santé, se seraient procuré indûment des listes de malades et utiliseraient ces données de façon inappropriée.

Vous nous avez dit que le respect des droits de l’homme peut impliquer un droit plus large à la connaissance de ses origines, ce qui recueille un assez large assentiment. La LDH considère-t-elle aussi qu’il convient d’élargir le droit d’accès aux informations génétiques ? Actuellement, on ne peut y avoir accès en France que sur prescription médicale mais on peut recourir à des laboratoires d’autres pays européens ou américains. Selon la Ligue, est-ce un droit de pouvoir connaître les gènes de prédisposition à une maladie, et donc de renforcer la prévention d’une pathologie donnée – par exemple, si l’on a de forts risques de développer un diabète, on consommera un peu moins de sucre et l’on fera plus d’exercice physique ?

Enfin, le docteur Bertrand de Rochambeau, président du Syndicat national des gynécologues-obstétriciens, vient de faire une déclaration tonitruante contre la pratique de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Conformément à la clause de conscience, ce médecin peut tout à fait signifier qu’il ne veut pas réaliser cet acte lui-même, mais il va bien au-delà en qualifiant l’IVG « d’homicide » et, si l’on comprend bien, en ne se soumettant pas à l’obligation légale d’aider la femme qui le demande à trouver le praticien qui le réalisera. Quel avis portez-vous sur les praticiens qui non seulement ne font pas d’IVG, ce qui est leur droit, mais qui, de plus, font tout pour dissuader les femmes de trouver le praticien qui satisfera leur demande ? 

Mme Tatiana Gründler. Je l’ai indiqué, nous sommes très vigilants sur la situation des enfants nés d’une GPA pratiquée à l’étranger, qui n’ont pas à souffrir des effets, notamment juridiques, très insécurisants de la pratique de leurs parents. La situation s’est grandement améliorée depuis 2014 sous l’influence de la CEDH qui, en imposant la reconnaissance du lien génétique, c’est-à-dire un droit à l’identité biologique, a ouvert la voie à la demande adressée aux États de reconnaître le père qui a donné ses gamètes pour la GPA. La Cour de cassation s’est pliée à cette solution, ce qui était dans l’ordre des choses en termes juridiques. Depuis lors, les choses se sont encore améliorées puisque, depuis juillet 2017, il est admis que le conjoint du parent reconnu, qui figure sur l’acte d’état civil initial établi à l’étranger, peut adopter l’enfant. Cela signifie que dans tout couple marié – hétérosexuel et, depuis la loi Taubira, homosexuel – le conjoint peut adopter l’enfant de son partenaire. Cela n’est pas encore complètement satisfaisant, d’une part parce qu’il faut être marié, d’autre part parce que pendant la période qui court jusqu’à l’adoption, la sécurité juridique de l’enfant n’est pas assurée si le couple se sépare ou si l’un des conjoints décède – a fortiori si c’est celui qui a un lien biologique avec l’enfant et qui est reconnu juridiquement.

La Ligue estime que la situation actuelle, imparfaite, pourrait être améliorée, tant en substance que dans la forme – car tout cela est l’œuvre du juge, ce qui n’équivaut pas à la protection de la loi –, sans reconnaître la GPA.

M. Philippe Laville. La question de l’articulation entre la protection des données personnelles de santé et l’avantage que leur partage peut apporter au patient est complexe. La position de la LDH n’est pas complètement arrêtée mais, dans le prolongement des principes qui sous-tendent notre action, nous ne sommes pas favorables à ce qui se fait déjà : permettre que les données recueillies soient vendues à des compagnies d’assurance et des opérateurs commerciaux. Nous considérons qu’il faut éviter toute dérive marchande et aussi le risque de réidentification des personnes. Le contrôle préalable par des instances telles que la CNIL ou l’Agence de biomédecine nous semble indispensable pour garantir que l’accès à ces données soit réservé à des recherches à caractère public, sous maîtrise d’opérateurs publics. La Ligue souhaite donc que l’on revienne sur des pratiques que l’on a laissé se développer ces dernières années.

Il est vrai que, dans le même temps, de grands progrès ont eu lieu dans le prolongement des études réalisées. Mais si le risque de réidentification des données personnelles est très faible lorsqu’elles sont agrégées dans des ensembles très larges, il n’en va pas de même quand les données traitées sont en faible nombre : en ce cas, la possibilité de réidentification par croisements est réelle et il faut donc être très vigilant.

Je ne suis pas convaincu que de lourdes pénalités ex post seraient dissuasives, à la fois parce que cette approche n’a pas toujours très bien fonctionné dans d’autres domaines et parce que les données numériques peuvent se promener à l’échelle internationale. La Ligue a co-édité un petit guide intitulé Quels risques pour le citoyen ? qui traite de la finalité et des dangers des fichiers. Nous avons proposé qu’à l’échelle européenne le dossier médical électronique soit réservé aux patients dont l’état demande des traitements lourds, coûteux et de longue durée. Nous demandons, comme toujours, le respect du consentement du patient, que l’on ne fasse pas de ce dossier une règle absolue et que l’on n’accroisse pas le nombre de fichiers relatifs à la personne quand cela ne s’impose pas. Principalement, il est nécessaire, je l’ai dit, que chaque citoyen ait un droit d’accès, de rectification et de refus de communication de ses données à tous les niveaux. La durée de conservation des données personnelles de santé collectées sur papier était de dix ans en France. On parle de s’aligner sur les durées de conservation plus longues en vigueur dans d’autres pays européens, au motif que cela permettrait des études au long cours. Là encore, il ne peut s’agir que d’études sur des données agrégées en très grand nombre mais même en ce cas, la vigilance s’impose en amont car, en dépit des garanties données, des études montrent que la possibilité de réidentification existe.

M. Thibault Bazin. Madame Gründler, vous avez évoqué l’argument de la non-discrimination pour justifier que l’AMP, technique déjà autorisée pour les couples hétérosexuels, soit ouverte aux couples de femmes. Si l’on pousse un peu plus loin la réflexion sur la non-discrimination, ne doit-on pas aussi s’interroger sur le critère relatif à l’âge de procréer ?

Mme Annie Vidal. La Ligue avait vivement critiqué les consultations préalables à la révision de la loi de bioéthique en 2011, principalement parce que le projet de loi ne tenait pas compte des avis formulés lors de ces consultations. Cette année, beaucoup de gens qui ne sont pas des experts se sont exprimés au cours des débats. Je m’en réjouis, car nous sommes ainsi passés d’un débat d’experts à un débat plus sociétal. Mais il est compliqué de faire converger les avis émis lors des États généraux ; il est donc possible qu’une fois encore la Ligue juge les opinions émises insuffisamment prises en compte dans le futur projet de loi. Quelles sont vos recommandations à ce sujet ?

Mme Tatiana Gründler. La LDH fonde son analyse sur le principe juridique de la non-discrimination et constate que l’élargissement de l’accès à l’AMP est rigoureusement indépendant de la question de la GPA, à la légalisation de laquelle elle est hostile.

On ne peut arguer d’une discrimination que lorsqu’un droit existe. La France ne reconnaît pas un « droit à l’enfant ». Le législateur établit les critères dont il estime qu’ils valent pour devenir parents, ce qui explique toutes les conditions posées en 1994. Le raisonnement qui a été tenu pour l’adoption montre que les lignes ont aussi bougé sur la vision de la famille, ce qui n’empêche pas de poser la question de l’âge de procréation. Cette question devra effectivement être tranchée en raison d’une discrimination très forte entre les hommes et les femmes : la question de l’âge est beaucoup plus problématique pour l’accès à la parentalité pour les femmes que pour les hommes et il existe donc une discrimination fondée sur le genre. D’autre part, comme l’indique le rapport du Conseil d’État, accorder à une femme seule l’accès à l’AMP pourrait faire craindre au législateur « de créer des situations présentant un risque accru de vulnérabilité face aux accidents de la vie du fait mathématique de l’existence d’un seul parent » Cela peut justifier que le législateur estime que l’accès à la parentalité ne doit pas se faire trop tardivement. Je ne suis pas favorable à une ouverture absolue : certains critères d’interdiction me paraissent justes, mais ni celui de l’orientation sexuelle ni celui de la situation familiale.

Mme Françoise Dumont. La Ligue a en effet critiqué la précédente consultation relative à la révision de la loi de bioéthique. Pour dire les choses de manière directe, nous souhaitons que les consultations ne servent pas à rien, et aussi que la parole des membres de la société civile dans toute sa diversité soit entendue comme celle des experts, de manière que les conclusions de la consultation reflètent la diversité des expressions. Nous savons la difficulté de l’exercice, mais rien n’est pire pour nos concitoyennes et nos concitoyens que des consultations dont ils ont le sentiment qu’elles sont de pure forme. Cela ne les encourage pas à participer aux suivantes.

M. Philippe Laville. M. le rapporteur a mentionné les praticiens qui s’efforcent de dissuader les femmes de recourir à une IVG. Dans un cadre plus large, la Ligue, qui s’est beaucoup impliquée dans l’élaboration de l’avis rendu par la Commission nationale consultative des droits de l’homme au sujet des maltraitances dans le système de santé, considère qu’une telle manière d’agir participe de ces violences. Certaines personnes que nous avons auditionnées ont témoigné de diverses dérives : absence d’informations, informations très orientées visant à les faire changer de point de vue, désintérêt complet pour leur approche.

Mme Françoise Dumont. Nous ne sommes pas favorables à la suppression de la clause de conscience relative à l’IVG pour les médecins. Mais nous constatons que des groupes et des groupuscules tels que SOS Tout-Petits s’agitent et que des voix dites autorisées s’élèvent pour obtenir un retour en arrière au sujet de l’IVG. Les pouvoirs publics doivent n’avoir aucune bienveillance pour le discours et les actions de ces groupes, montrer que ces mouvements s’inscrivent dans une vision globale de la situation de la femme et les dénoncer pour ce qu’ils sont.

D’autre part, ce qui est en question aujourd’hui est la politique globale en matière d’IVG, avec ce qu’elle suppose de crédits. Ainsi, il est anormal que la survie du Planning familial soit en permanence suspendue à l’attribution ou à la non-attribution de crédits. D’autre part, même si, en ma qualité d’ancienne enseignante, je considère que l’on charge beaucoup la barque de l’Éducation nationale, je pense qu’au sujet de l’IVG elle n’a pas fini son travail, qu’il s’agisse du contenu ou des personnels qui peuvent contribuer à informer les jeunes à ce sujet.

Mme Marie-George Buffet. Quand il est question de GPA, il faut avant tout souligner le principe de la non-disponibilité et de la non-marchandisation du corps humain. Il n’en reste pas moins que l’enfant né dans ces conditions ne doit en effet pas porter la responsabilité de sa procréation, si bien que, la GPA se pratiquant dans d’autres pays, un problème se pose à nous. Je suis assez partagée au sujet de l’AMP, qui est un parcours extrêmement difficile pour un couple quel qu’il soit ou pour une femme seule. Quelques conditions ne doivent-elles pas être maintenues, dont celle de l’âge de procréer, singulièrement pour les couples hétérosexuels ?

M. Guillaume Chiche. Je vous remercie pour la qualité de vos interventions et de vos travaux. Je partage votre approche, celle du respect du principe de non-discrimination dans l’accès à l’AMP, pratique médicale établie mais technique aujourd’hui interdite en raison de leur orientation sexuelle aux couples de femmes, et en raison de leur statut matrimonial aux femmes célibataires ; c’est inacceptable et il faut y remédier – le politique a d’ailleurs un temps de retard sur la société. Une question connexe : quel est votre avis sur l’AMP post mortem et sur la garantie de consentement en ce cas ?

 Mme Tatiana Gründler. Peut-être mon propos sur la GPA n’a-t-il pas été assez clair ; je le précise donc. La position de la Ligue est que pour la GPA le principe de non-discrimination n’opère pas. Ensuite, la question se pose au législateur de savoir si l’interdit doit ou non demeurer ; à notre sens, il doit demeurer au nom du principe de l’indisponibilité du corps humain. On peut ajouter la référence à la non-marchandisation, mais quand bien même la GPA n’aurait pas lieu à titre onéreux, usage est fait d’un corps pendant neuf mois, des contraintes existent et il faut déterminer ce que l’on fait en cas de malformation du fœtus : impose-t-on une IVG ? C’est en premier lieu en raison du principe d’indisponibilité du corps humain que la LDH est opposée à la GPA.

Pour l’AMP, des conditions doivent bien sûr être maintenues et notamment l’exigence d’un projet parental, qu’il soit celui d’une femme seule, d’un couple de femmes ou d’un couple hétérosexuel, examiné et pris en compte par le médecin – bien davantage que ne l’est celui des couples qui procréent de manière naturelle.

Je n’ai pas souvenir que la Ligue ait pris position sur l’AMP post mortem, mais le développement du « tourisme procréatif » à l’étranger, les demandes qui ont été adressées à l’Agence de la biomédecine pour autoriser des exportations de gamètes, les jurisprudences et le fait que le Conseil d’État ait dû se prononcer, l’hypothèse, enfin, d’une éventuelle ouverture de l’AMP à des femmes seules impliquent évidemment que l’on s’interroge sur la pertinence de l’interdit d’utiliser les gamètes du membre du couple qui viendrait à décéder. Dans notre grille de lecture, la question s’analyse en fonction du consentement donné au sein d’un couple engagé dans une AMP. Actuellement, même dans les pays où l’AMP post mortem est autorisée, elle l’est dans un délai très bref après la disparition du conjoint ; comme elle est généralement due à une longue maladie, on sait que les parents potentiels étaient engagés dans une démarche commune. On pourrait d’une part faire une distinction entre embryons déjà créés et gamètes recueillis, d’autre part prévoir dans le dossier rempli au moment d’entreprendre le parcours d’AMP une question relative au consentement ou à l’absence de consentement du couple à la poursuite du projet parental en cas de disparition de l’un d’entre eux. Les principes qui fondent la LDH ne posent pas un interdit absolu – et, d’une certaine manière, accepter l’hypothèse de l’AMP post mortem serait cohérent avec l’ouverture de l’accès à l’AMP aux femmes seules.

Mme Caroline Janvier, présidente. Mesdames, monsieur, je vous remercie pour vos présentations et pour vos réponses précises et éclairantes

 


– 1 –

France Assos santé – M. Sylvain Fernandez-Curiel, coordinateur national, et M. Yann Mazens, chargé de mission produits et technologies

Jeudi 13 septembre 2018

Mme Caroline Janvier, présidente. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous achevons cette matinée d’auditions en accueillant MM. Sylvain Fernandez-Curiel et Yann Mazens, représentants de France Assos Santé, que je remercie d’être venus échanger avec nous.

France Assos Santé fédère les associations agréées d’usagers du système de santé. Créée en mars 2017, elle inscrit son action dans la continuité de celle du Collectif interassociatif sur la santé (CISS) et représente les usagers auprès des autorités sanitaires et des hôpitaux publics mais aussi des comités de protection des personnes (CPP), instances éthiques chargées de l’examen préalable des projets de recherche impliquant la personne humaine.

Je suis certaine que l’action associative menée par France Assos Santé va nous apporter un éclairage sur les grands enjeux de la bioéthique.

M. Sylvain Fernandez-Curiel, coordinateur national de France Assos Santé. Je vous remercie pour votre invitation. M. Yann Mazens, qui m’accompagne, est chargé de mission produits et technologies de santé à France Assos Santé où je suis pour ma part coordinateur national après y avoir été chargé de mission santé.

Vous avez indiqué que France Assos Santé fédérait les associations agréées d’usagers du système de santé. Elle est plus exactement une union d’associations et il est à mon avis important que vous auditionniez également celles de ces associations qui en ont fait la demande, comme Renaloo et France Rein au sujet du don d’organes, ou l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) sur la fin de vie. En effet, en tant qu’union d’associations, France Assos Santé prend position sur les questions de bioéthique qui font consensus parmi ses membres. Mais il n’est pas rare que, sur certains sujets, des associations membres aient des positions plus précises ou plus avancées que celles que nous soutenons, voire que leur opinion soit divergente. Ces différences, inévitables dans une union regroupant près de 80 associations, sont à mon avis une richesse.

Yann Mazens abordera les questions de bioéthique relatives au don d’organes. Je vais quant à moi envisager les questions concernant la fin de vie sur lesquelles nous avons réalisé un travail collectif au printemps dernier, au moment des États généraux de la bioéthique. Les associations de France Assos Santé qui, je le répète, ont souvent des positions différant fortement, se sont accordées sur plusieurs recommandations dont je me fais l’écho.

Il a d’abord été proposé que la fin de vie donne lieu à plus d’évaluations. La loi du 2 février 2016 a eu pour principaux effets de renforcer le rôle des directives anticipées et de consacrer le droit à une sédation profonde et continue. Nous nous étions alors étonnés que ne soient prévues d’évaluations ni du nombre de demandes de sédation profonde et continue, ni du nombre de réponses données à ces demandes. Le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV) a fait paraître récemment une étude sur ce sujet mais cette enquête aurait besoin d’être complétée et, surtout, d’être réalisée en routine.

Concernant l’offre de soins palliatifs, évaluer non seulement la demande mais aussi le recours qui y est fait apparaît nécessaire. D’après les témoignages portés à notre connaissance, ce n’est que trop tardivement, lors des derniers jours de vie, que les usagers ont connaissance des soins palliatifs et recourent à cette forme d’accompagnement. Dans quelle mesure l’offre de soins palliatifs est-elle insuffisante ? Répondre à cette question ne peut qu’être très difficile en l’absence d’évaluations, et c’est pourquoi le travail interassociatif que nous avons réalisé insiste sur ce manque. Avant d’envisager de nouvelles évolutions législatives, il nous a semblé qu’il faudrait pouvoir disposer de données sur l’effet des lois existantes, et particulièrement celle de 2016 sur la fin de vie.

Des propositions plus précises, que je vais présenter sans entrer dans les détails, ont également été faites sur plusieurs sujets. L’une de ces propositions concerne les patients dans un état végétatif chronique ou dans un état pauci-relationnel. L’affaire Vincent Lambert, qui continue de faire l’actualité, illustre le cas où n’ont pas été rédigées de directives anticipées et où aucune personne de confiance n’a été désignée. Il faudrait trouver le moyen d’associer très en amont les proches à la décision sur la fin de vie. Et, quand ceux-ci sont en désaccord, pouvoir recourir à une médiation extérieure. Actuellement, les textes prévoient que, dans ces cas, la décision revienne aux médecins, ce qui n’est pas satisfaisant ainsi que l’expérience l’a montré.

La loi de 2016 a par ailleurs rendu contraignantes les directives anticipées sauf lorsque les médecins jugent manifestement inapproprié de les suivre. Il serait nécessaire de préciser en quoi consiste ce caractère manifestement inapproprié, par exemple en demandant à la Haute Autorité de santé (HAS) un travail scientifique sur ce sujet. Nous pensons également qu’il conviendrait de consulter les proches afin qu’ils concourent à déterminer si les directives anticipées sont manifestement inappropriées. Certes, la  loi prévoit qu’ils puissent donner leur avis, mais il serait préférable qu’ils soient systématiquement consultés dans la mesure où ils portent un regard différent sur les intentions qui étaient celles du patient quand il a rédigé ces directives.

Enfin, je voudrais présenter la proposition que nous avons faite sur un sujet annexe qui concerne également les proches. Depuis 2011 existe une allocation journalière d’accompagnement d’une personne en fin de vie, qui est limitée aux situations où la personne est à domicile, mais qui peut continuer à être attribuée si elle est par la suite hospitalisée. Par contre, les proches ne peuvent toucher cette allocation si la personne se trouve d’emblée à l’hôpital. Nous trouvons cette restriction regrettable car une personne en fin de vie, qu’elle soit à domicile ou à l’hôpital, a besoin de la présence d’un proche. La distinction qui est faite entre ces situations laisserait presque entendre qu’à domicile le proche serait un peu plus qu’un proche et participerait par exemple aux soins, alors que tel n’est pas son rôle. Lorsque cette mesure avait été mise en place, on nous avait déclaré que son extension aux proches de toutes les personnes en fin de vie serait trop lourde financièrement, les patients concernés demeurant le plus souvent à l’hôpital. Or, on ne dispose aujourd’hui que de peu d’informations sur l’utilisation qui est faite de cette enveloppe budgétaire alors que ces données permettraient de savoir si elle est utilisée à la hauteur de ce qui était prévu, ce qui ne semble pas être le cas. Nous estimons qu’il est certainement possible d’étendre cette allocation aux proches de l’ensemble des personnes en fin de vie, afin qu’il puissent plus facilement interrompre leur activité et se trouver aux côtés des leurs dans ces moments où leur présence revêt une si grande importance.

M. Yann Mazens, chargé de mission produits et technologies de France Assos Santé. Je vous remercie pour votre invitation. Avant d’aborder la question du don d’organes, je souhaite à mon tour insister sur la nécessité de compléter la présente audition en recevant d’autres associations participant aux travaux de France Assos Santé qui, sur certains points, ont des positions plus tranchées.

Sur le consentement présumé rappelé par le décret du 11 août 2016, France Assos Santé ne souhaite pas une modification de la loi. Les débats consacrés au principe du consentement présumé ont été compliqués, y compris à France Assos Santé, et la loi est encore récente. Nous insistons par contre sur la nécessité d’une meilleure information, qui permette aux acteurs de s’approprier ce principe.

Un autre sujet qui a été longuement discuté dans notre structure, dont l’intérêt est justement de favoriser les échanges, est celui de la consultation anticipée du registre national des refus (RNR). Nous ne souhaitons pas que la loi évolue pour autoriser la consultation du RNR avant décès, notamment dans le cadre du programme « Maastricht III », car nous jugeons que cette évolution, non dénuée de risques, serait prématurée.

La transparence de l’accès à la greffe est également une question essentielle. L’inégalité d’accès à la greffe sur le territoire est en effet un grave problème, les différences de temps d’attente d’une greffe entre les centres pouvant dépasser cinquante mois. L’une de nos associations, qui a largement réagi dans la presse, vous a demandé une audition sur le sujet de la greffe du rein locale. Le centre effectuant le prélèvement sur un donneur décédé a actuellement la possibilité de garder un rein, ce qui cause une répartition inégalitaire et non transparente des greffons. Nous estimons que ce problème sur lequel je pourrai vous apporter des précisions mérite que le législateur s’y attaque courageusement.

Nous souhaitons aussi que soit abordée la question des dons d’organes solidaires entre personnes atteintes de pathologies chroniques, particulièrement entre personnes séropositives au virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Des avancées récentes sur l’hépatite B et l’hépatite C ont permis un accès plus rapide à la greffe et des échanges entre personnes atteintes. Des procédures dérogatoires ont effet été mises en place pour l’hépatite B, et l’hépatite C est désormais considérée comme une maladie « guérissable ». Cette évolution n’a pas eu lieu dans le cas du VIH, alors que l’échange solidaire entre personnes séropositives faciliterait l’accès à la greffe, notamment à la greffe rénale, qui est la plus fréquente. L’atteinte rénale survient d’ailleurs souvent chez les personnes infectées par le VIH. Poser clairement le problème des dons d’organes solidaires pour ces malades permettrait de répondre en partie à la pénurie de greffons et constituerait une avancée forte pour les personnes en attente.

La question des organes provenant de donneurs sub-optimaux mérite aussi d’être soulevée. Nous estimons en effet que le déficit d’information donnée aux receveurs sur la qualité du greffon qui leur est proposé est patent, alors que le partage de ces informations avec le corps médical permettrait au patient de décider, de façon éclairée, s’il accepte un greffon sub-optimal ou s’il préfère attendre. Les remontées dont nous font part nos associations membres montrent que, pour les propositions de greffons sub-optimaux, l’information du patient n’est ni complète ni transparente.

Un dernier point a fait l’objet de débats à une époque assez récente : la question de la greffe avec donneur vivant. Le cas des donneurs non-résidents pose un problème sérieux et nous estimons que cette pratique doit être particulièrement encadrée car, même si le tribunal de grande instance (TGI) est saisi pour ces greffes, des risques de dérives existent. Sur le même sujet, nous sommes fermement opposés au don d’organes des mineurs vers les parents, dont il avait été question lors des États généraux de la bioéthique. Nous pensons que le libre consentement n’est alors pas garanti et nous ne souhaitons donc pas que la loi évolue sur ce point.

Enfin, la France nous paraît trop timide sur la question des échanges croisés de greffons. Ces échanges croisés restent peu nombreux et ne se font que par paires, alors que plusieurs pays mettent en place des échanges en chaîne, multipliant ainsi les possibilités de proposition de greffe.

Mme Caroline Janvier, présidente. Je vous remercie pour vos exposés. Je tiens néanmoins à préciser que le périmètre de cette mission d’information n’inclut pas la fin de vie. Ce thème, qui a fait l’objet de discussions lors des États généraux, ne figurera pas dans le projet de révision de la loi de bioéthique de 2011. Mais nous avons eu à plusieurs reprises des échanges de vues sur les deux sujets que vous avez évoqués, l’ignorance des dispositions concernant les directives anticipées et la personne de confiance prévues notamment par la loi Claeys-Leonetti de 2016, d’une part, et l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour une bonne prise en charge des personnes en fin de vie, d’autre part.

Je laisse à notre rapporteur Jean-Louis Touraine, qui a beaucoup travaillé sur le sujet, le soin d’évoquer la question du don d’organes. Je souhaite pour ma part élargir le débat à la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires. Vous avez souligné qu’au sein de France Assos Santé, qui est une union et non un collectif, les positions sont diverses. Vos travaux ont-ils permis de dégager une position commune des usagers que vous représentez sur cette question complexe étroitement liée au statut donné à l’embryon et qui met en jeu le principe de dignité humaine, si on considère l’embryon comme une personne ?    

Ma deuxième question porte sur les tests génétiques dont l’usage est très encadré dans notre pays, puisqu’ils ne sont autorisés que pour des raisons médicales que justifient, par exemple, des antécédents familiaux. Les usagers que représente France Assos Santé sont-ils favorables à un élargissement des tests génétiques à d’autres maladies, voire à leur utilisation sans visée thérapeutique ?

M. Sylvain Fernandez-Curiel. Ma réponse sera décevante car France Assos Santé n’a pu travailler collectivement sur ces deux sujets pour les États généraux de la bioéthique. Lorsqu’ils se sont tenus, France Assos Santé était en phase de restructuration et élaborait ses orientations stratégiques pour les quatre années à venir. Comme nous avons reçu plusieurs demandes d’audition, nous avons participé aux États généraux de la bioéthique, mais sur des thèmes qui n’étaient ni les tests génétiques ni la recherche sur l’embryon. En revanche, nous avions travaillé sur ces sujets du temps du Collectif interassociatif sur la santé, lors de la précédente loi de bioéthique de 2011.

Je ne peux donc que vous renvoyer vers certaines de nos associations membres comme AFM-Téléthon qui ne manqueront pas de vous apporter des éléments de réponse. Car, en l’absence de travail collectif, France Assos Santé ne saurait donner un avis sur ces sujets.

M. Yann Mazens. France Assos Santé mène un travail sur un certain nombre de sujets de santé sans les envisager tous pour autant. Nous veillons en effet à ce que l’ensemble de nos associations puisse s’approprier les problématiques que nous défendons. Nous travaillons sur le sujet d’actualité qu’est la recherche clinique et la réforme des comités de protection des personnes (CPP), qui comporte de forts enjeux. Nous avons d’ailleurs été auditionnés hier au Sénat sur ce sujet. Mais notre structure, qui n’existe que depuis un an, ne peut malheureusement pas considérer l’ensemble des sujets qui intéressent la santé.

Mme Caroline Janvier, présidente. Au vu du nombre des sujets mais aussi de la diversité des associations que représente France Assos Santé, parvenir à des positions communes doit effectivement être compliqué.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Messieurs, vos exposés étaient très instructifs et je désirerais que vous nous en adressiez le texte par courriel afin que nous puissions en prendre connaissance de façon plus précise qu’en nous fiant aux notes que nous avons prises en vous écoutant. Merci par avance de nous faire parvenir votre contribution.

Je commencerai par une remarque et des questions d’ordre général. Comme vous le savez, il arrive encore aujourd’hui qu’on incrimine un certain paternalisme médical qui était plus banal autrefois mais qui perdure malgré la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi « Kouchner ». Cette loi requiert que les informations concernant leur santé soient fournies aux malades et que leur consentement aux actes médicaux soit libre et éclairé. Or, il s’avère que, dans différentes branches d’activité, le point de vue et la décision du médecin l’emportent parfois sur ce que le malade aurait souhaité.

En indiquant que les malades rencontrent parfois des difficultés à faire respecter leurs droits, je n’exprime pas une opinion personnelle mais je rapporte les propos qui nous été tenus. Il semble que renforcer la représentation des usagers de santé dans les différentes instances permettrait de faire progresser les droits des patients. On pourrait également envisager d’améliorer leur formation afin de les faire bénéficier du même niveau de connaissance que leurs interlocuteurs et leur faire acquérir ainsi plus de pouvoir. Quels moyens permettraient selon vous, de faire que les décisions concernant les patients soient des codécisions des soignants et des premiers concernés que sont les malades ?

Vous avez également abordé la question de la gratuité des dons, que vous souhaitez maintenir et pour laquelle vous prônez un cadrage international. Je pense qu’il s’agit là d’un vœu pieux. Au niveau international, la gratuité des dons est ultra-minoritaire : le don gratuit du sang, par exemple, n’existe guère qu’en France et au Brésil. Et s’il a maintenu le principe de la gratuité pour le don du sang, notre pays ne la pratique pas pour le plasma, les immunoglobulines et les autres produits dérivés du sang de donneurs. Or, c’est bien parce que la France ne collecte pas suffisamment de sang que les malades français sont traités avec ces produits dérivés du sang de donneurs rémunérés ! Par conséquent, ne craignez-vous pas qu’une gratuité internationale ait pour effet d’augmenter une pénurie qui, en France, n’est compensée que grâce aux achats faits à l’étranger ?

Je souhaiterais vous entendre sur ce sujet et connaître les solutions que vous proposez. Personnellement, je n’en ai pas. Nous sommes tous d’accord pour dire que la gratuité est éminemment souhaitable, mais comment faire pour la conserver dans ces conditions de pénurie ? Les producteurs des dérivés du sang indiquent d’ailleurs que la gratuité coûte en fait nettement plus cher qu’une rétribution modérée des donneurs, car solliciter les dons gratuits représente une dépense importante de moyens mais aussi d’énergies. Et n’est-il pas un peu présomptueux ou inconsidéré de notre part de penser que nous avons la capacité de faire adopter aux autres pays le principe français de la gratuité ?

Concernant les dons d’organes, une mission flash portant principalement sur les donneurs décédés a été conduite récemment. Elle a conclu que les acteurs ne souhaitaient pas une nouvelle évolution de la législation, qui a été renforcée pour mieux garantir le respect du principe du consentement présumé et celui du droit de la personne donneuse. Car, comme vous le savez, des dérives ont eu lieu par le passé, lorsque le prélèvement d’organes ne dépendait pas de l’avis que le donneur potentiel avait exprimé de son vivant, mais de l’avis de tel ou tel de ses proches. Il suffisait qu’un petit-cousin manifeste une réticence pour que le prélèvement n’ait pas lieu ! Le taux de prélèvement avait alors chuté d’environ 50 %. Les chiffres de l’Agence de la biomédecine sont de l’ordre de 35 % car ils prennent en compte les prélèvements non réalisés du fait de l’impossibilité médicale d’une utilisation des organes. Mais si on prend seulement en compte les donneurs dont les organes pouvaient être greffés, les prélèvements ne concernaient qu’une moitié des donneurs potentiels – une moitié seulement, il faut connaître cette proportion – car, pour l’autre moitié, un membre éloigné de la famille avait fait part de ses états d’âme. Dans certains cas, les prélèvements d’organes n’étaient pas faits alors même que la personne était membre d’une association de donneurs. Des professionnels de santé ont même dit s’être opposés à des prélèvements pour lesquels la personne et sa famille étaient d’accord, parce qu’ils avaient appris que le donneur en question s’était comporté de façon un peu égoïste durant sa vie !

Cette situation méritait d’être corrigée et elle l’a été, les nouvelles dispositions étant appliquées depuis un an. Il faut veiller à ce qu’elles soient mises en œuvre partout mais, d’après les trois quarts des auditions que nous avons faites, elles sont d’ores et déjà appliquées sur une grande partie du territoire, conduisant à une augmentation du nombre de prélèvements. Ainsi que vous l’avez indiqué, un problèmes d’inégalité d’accès subsiste, notamment pour les transplantations rénales. Vous avez rapporté la position de l’association Renaloo qui demande que les centres préleveurs ne puissent plus garder un rein sur deux pour un centre de transplantation proche. Mais cette demande à laquelle on ne peut être a priori que favorable aboutirait dans les faits à une diminution encore plus importante du nombre de prélèvements, et donc à une pénurie aggravée de greffons. Pour en comprendre la raison, nous devons nous rappeler qu’avant l’instauration de la règle actuelle, tous les organes prélevés étaient disponibles pour le centre proche, d’où un déséquilibre entre les régions. Afin de corriger ce déséquilibre, il a été décidé qu’un organe sur deux serait mis à disposition à l’échelle régionale, et un organe sur deux à l’échelle nationale. Cette règle a permis d’améliorer l’équilibre entre les différents centres tout en maintenant une motivation pour les centres de proximité qui conservent une moitié des organes prélevés. 

On constate en effet que, sans motivation, les taux de prélèvement diminuent : une enquête a montré qu’une activité de transplantation très faible induisait un nombre de prélèvements faible lui aussi. Je crois donc que les inégalités de greffes d’organes sont essentiellement dues aux inégalités de prélèvements, et non à la règle de conservation d’un organe sur deux. Ces inégalités proviennent de ce que certains professionnels recourent à des arguments que n’a formulés aucune des personnes concernées chaque fois qu’ils considèrent que le contexte n’est pas assez favorable à un prélèvement. Il faut par conséquent faire porter l’effort sur l’application des règles selon lesquelles les prélèvements ont lieu lorsque nulle opposition n’a été d’une façon ou d’une autre exprimée, la manière dont peut s’exprimer cette opposition étant précisée par les décrets d’application et les guides de bonnes pratiques. S’ils ne suivent pas ces règles, les centres doivent être rappelés à l’ordre. Nous pourrons bien sûr en reparler, mais je considère que la meilleure façon de lutter contre l’inégalité que subissent les malades attendant une greffe est de combattre les inégalités de prélèvements.

Je suis entièrement d’accord avec ce que vous avez dit des dons solidaires. Concernant plus particulièrement le développement de chaînes d’échange d’organes, vous savez que subsistent des réticences qu’il faut effectivement vaincre. Mais si les dons croisés se font uniquement par paire, c’est, semble-t-il, uniquement par crainte que certains donneurs se dédisent, et qu’une fois que le donneur de la famille A a donné pour la famille B, la promesse de la famille B de donner à la famille A ne soit pas tenue. C’est pourquoi les deux prélèvements sont réalisés de façon simultanée. Or, la simultanéité est très difficile dans le cas d’une chaîne car il n’est pas possible d’effectuer une douzaine de prélèvements le même jour à la même heure dans des conditions parfaitement standardisées. Il nous faut donc trouver d’autres moyens que la simultanéité pour faire respecter les engagements pris. Car les chaînes d’échange d’organes permettraient d’augmenter le nombre de donneurs vivants et d’améliorer ainsi non seulement l’accès aux organes mais les résultats des greffes, qui sont supérieurs avec donneurs vivants qu’avec donneurs décédés.

Je ne veux pas aller trop avant sur cette question des greffes mais il me semble en tout cas que les solutions que vous avez évoquées sont propres à améliorer le sort de malades qui sont plus de 20 000 sur liste d’attente pour seulement 6 000 greffes par an. L’enjeu est aussi d’accroître la sérénité, pour le moment assez bonne, qui règne dans les équipes receveuses et les équipes donneuses de notre pays.

Mme Marie-George Buffet. Je n’ai bien sûr pas l’excellente connaissance du dossier qu’a notre rapporteur mais je souhaite cependant poser une question très précise qui concerne l’impossibilité des dons solidaires pour les malades atteints du VIH. Pouvez-vous nous dire quels en sont les motifs ?

M. Yann Mazens. Il existe une difficulté technique indéniable qui tient à la compatibilité entre les sérotypes du VIH. Mais il est vrai également que la question des greffes solidaires entre séropositifs n’a pas été abordée de façon complète, y compris par les associations de malades qui font cette proposition depuis de longues années.

Ces greffes sont certes plus complexes à réaliser que celles qui concernent les malades de l’hépatite. Pour autant, rien ne s’y oppose pour peu que l’on se soit assuré de la compatibilité entre donneur et receveur. Elles permettraient d’ailleurs de répondre en partie à la pénurie de greffons.

Mme Caroline Janvier, présidente. Je vous invite à répondre également aux questions de Monsieur le rapporteur.

M. Sylvain Fernandez-Curiel. Vous avez évoqué la décision médicale partagée dont j’aurais aimé pouvoir parler lors de notre exposé liminaire. Mais, par manque de temps, nous avons dû nous limiter aux propositions sur lesquelles nous avons travaillé avec les associations que nous représentons. La décision partagée est cependant au cœur des préoccupations de France Assos Santé et de toutes nos associations. Parce qu’elle relève du principe d’autonomie, elle possède un enjeu éthique fort.

La loi « Kouchner » de 2002 a constitué une grande avancée mais les pratiques ne progressent pas toujours à la même vitesse que la loi. Aussi menons-nous depuis quinze ans un travail afin que la loi de 2002 s’inscrive dans les pratiques médicales. Nous avons en effet noté une dérive qui a consisté à susbtituer à la décision partagée ce qu’on pourrait appeler une décision informée. Les professionnels de santé ont ainsi pu donner à signer aux patients des formulaires de consentement, ce qui n’était pas prévu par la loi. Et, une fois les formulaires signés, ces professionnels considéraient que les patients étaient consentants, sans même vérifier que ceux-ci avaient compris l’information qui leur avait été transmise.

Plus que la loi, ce sont donc les pratiques qu’il faut modifier. L’évolution des pratiques passe par la formation et, à ce sujet, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt ce que vous avez dit en faveur d’une formation des usagers. La formation des professionnels est elle aussi décisive. On note d’ailleurs des progrès puisqu’une formation portant sur la vie avec la maladie, notamment la maladie chronique, qui fait intervenir des patients enseignants est désormais assurée lors de la formation initiale des professionnels de santé.

La décision médicale emporte en effet de nombreux enjeux. D’abord, celui de la pertinence des soins, que le patient peut contribuer à déterminer, car les professionnels de santé décident des soins dans une perspective très médicale mais en n’envisageant pas toujours la qualité de vie et sans forcément donner toutes les informations souhaitables. La question de l’adaptation de l’information aux personnes constitue un autre enjeu important. Tous les patients ne sont pas à même de recevoir une information identique et il faut donc à chaque fois adapter les informations données. Ces évolutions ne sauraient être inscrites dans une loi, aussi nous efforçons-nous de faire évoluer les pratiques sur ces sujets centraux pour la démocratie sanitaire.

Je souhaiterais élargir le champ de votre question. Vous avez parlé du paternalisme médical qui perdure malgré la loi de 2002. Des progrès ont eu lieu depuis, mais les efforts doivent être poursuivis : les patients, particulièrement les malades chroniques qui sont très informés sur leur maladie, souhaiteraient avoir avec les professionnels une relation beaucoup plus équilibrée. Mais la question que je souhaite soulever est celle d’un paternalisme, je dirais presque institutionnel, de la part non des professionnels de santé mais des pouvoirs publics. Car les lois sont souvent faites sans que la population ou les associations soient associées à leur élaboration. Ce fut le cas, par exemple, pour les groupements hospitaliers de territoire (GHT) qui devaient répondre aux besoins de la population mais qui ne l’ont pas associée à leur mise en œuvre.

De même que le partenalisme médical, ce paternalisme institutionnel tient à ce que d’aucuns considèrent qu’ils agissent pour le bien d’autrui car ils savent ce qui est bon pour lui.  Mais la population, lorsqu’elle est interrogée, exprime parfois un point de vue très différent. C’est pourquoi il est souvent utile de prendre le temps de l’associer aux projets la concernant directement. Lors de la mise en place des GHT, le CISS a donc insisté pour que les usagers y soient plus associés. J’ai choisi cet exemple parce qu’il est récent, mais je pourrais en donner beaucoup d’autres qui montrent l’intérêt de parvenir à une décision partagée tant dans la relation au système de soin, au niveau individuel, que pour la constitution et l’évolution de notre système de santé. Il faudrait associer beaucoup plus fortement les associations mais aussi la population au processus de décision. Pour reprendre l’exemple des GHT, la population a peu entendu parler de ce dispositif qui va pourtant modifier profondément l’organisation de la santé dans les territoires. Nous devons donc nous nous demander comment l’informer et, encore une fois, comment l’associer.

M. Yann Mazens. Je souhaite ajouter quelques mots sur la décision partagée. Assez récemment, France Assos Santé a décidé d’ouvrir un dossier consacré à l’intelligence artificielle. Nous ne pensons pas qu’il faille placer des espoirs inconsidérés dans le recours à l’intelligence artificielle. Néanmoins, elle va contribuer à changer les pratiques et conduire à poser de nouvelles questions. En ce qui concerne la décision partagée, on va ainsi passer d’une relation duale à une relation impliquant trois acteurs, à savoir le professionnel de santé, le patient et l’intelligence artificielle qui aidera à établir le diagnostic et orientera même vers certains traitements. Il s’agit là d’une évolution majeure à prendre en compte dès maintenant. Nous nous sommes donc saisis de cette question en nous intéressant à la manière dont sont informés les malades et au partage des responsabilités dans cette nouvelle relation tripartite. Actuellement se déroulent beaucoup de discussions sur le changement majeur qu’apporte l’intelligence artificielle, mais cette euphorie va certainement décroître et des débats plus sereins auront lieu où pourra être posée la question de la décison partagée.

Votre propos sur les règles de répartition des greffons était intéressant, Monsieur le rapporteur. Je souhaite pour ma part insister sur le point à nos yeux essentiel de l’absence d’espace prévu pour toutes ces discussions sensibles. On parle beaucoup actuellement de démocratie sanitaire et de participation des usagers, mais sur ces règles de répartition des greffons, les associations de patients sont toujours exclues des travaux de l’Agence de la biomédecine.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Des associations de patients atteints de maladies rénales n’y sont pas représentées ?

M. Yann Mazens. Pas dans le cadre des travaux de l’Agence sur l’évolution des règles de répartition des greffons. Or, que des associations participent à ces travaux permettrait de discuter sereinement des évolutions nécessaires.

Mme Caroline Janvier, présidente. Je vous remercie pour vos interventions, qui nous ont apporté un éclairage différent de celui que avons eu lors des précédentes auditions.  M. Fernandez-Curiel, nous étions déjà convaincus de la nécessité de faire participer les usagers et, plus largement, les citoyens aux politiques publiques en développant la démocratie sanitaire. Vous avez défendu celle-ci avec force, conformément au rôle qui est le vôtre, et l’exemple de l’intelligence artificielle montre qu’il va falloir associer plus étroitement nos concitoyens sur les questions de protection de données mais aussi de changements induits par ce tiers qu’est le robot ou l’algorithme.

M. Yann Mazens. Monsieur le rapporteur, nous vous adresserons les éléments que vous avez demandés. Nous joindrons peut-être à ceux-ci des documents émanant de certaines de nos associations comme la note sur la décision partagée de l’association Renaloo dont il a été question lors de l’audition. Nous n’avons pu la valider au sein de France Assos Santé mais son contenu recoupe néanmoins nombre de nos préoccupations.

Mme Caroline Janvier, présidente. Nous vous en remercions.

 


– 1 –

Mme Dominique Thouvenin, professeure émérite de droit privé et de sciences criminelles

Jeudi 18 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, dans le cadre de notre mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique, nous accueillons cet après-midi Mme Dominique Thouvenin, professeure émérite de droit privé et de sciences criminelles, et par ailleurs membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) entre 2012 et 2016, que je remercie d’avoir accepté notre invitation.

Les travaux de notre mission d’information abordent plusieurs thèmes au sein d’un large champ d’investigation, notamment le rythme de révision des lois de bioéthique, le don d’organes, la procréation, la recherche ou encore l’intelligence artificielle.

Vous aurez, madame, l’occasion de nous faire part de votre avis sur ces enjeux à l’occasion de votre exposé liminaire, avant que nous ne passions à un échange de questions et de réponses. Je précise que la présente audition est filmée et enregistrée.

Mme Dominique Thouvenin, professeure émérite de droit privé et de sciences criminelles. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir sollicitée afin de venir échanger avec vous sur ces questions auxquelles je m’intéresse depuis longtemps. Je vous précise que je suis professeure de droit privé et de sciences criminelles, mais certainement pas d’éthique : c’est bien à une juriste – jusqu’au bout des ongles ! – que vous avez affaire.

Peut-être serez-vous étonnés d’apprendre que je me propose, au cours de cette audition, d’effectuer un retour en arrière afin de tenir compte de la logique de construction des règles, dont le respect me semble particulièrement important lorsqu’on s’adresse au législateur. La façon dont le système législatif français s’est emparé des règles relatives à la bioéthique est à la fois originale et d’une très grande complexité, ce qui fait que, s’il est « bordé », le sujet n’est pas sans poser de nombreuses questions.

Je vais tout d’abord procéder à un bref historique, en commençant par rappeler que dans le terme « bioéthique », né aux États-Unis, le préfixe « bio » ne désigne pas la vie, mais la biologie. Ce terme est lié à ce que l’on appelle depuis de nombreuses années la biomédecine, ainsi qu’à la recherche. Il fait ainsi référence à de nouvelles pratiques, au départ médicales, mais se rapportant désormais à la recherche, qui suscitent des questionnements incessants, notamment en raison du fait que les progrès de la connaissance conduisent très rapidement à s’interroger sur leurs éventuelles applications techniques.

En France, les chercheurs se sont bien vite rendu compte qu’ils étaient soumis aux exigences nord-américaines, ne serait-ce que par le biais des contraintes attachées à la publication. Après la naissance du mot « bioéthique » aux États-Unis en 1970, il n’a fallu que quatre ans pour que les Français réagissent en créant le Comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ; quant au Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) – je cite sa dénomination in extenso car on oublie généralement les mots qui suivent le mot « éthique », ce qui me paraît problématique –, il n’a été institué qu’en 1983.

Dès le départ, le CCNE – auquel j’ai pris part à compter de 1986 – s’est interrogé sur les problèmes moraux liés à l’utilisation de la technique et à la remise en cause des représentations traditionnelles. Si la création de ce Comité a pu induire l’idée qu’il constituait la seule source d’inspiration légitime du contenu des lois et, qu’au fond, il suffirait de passer d’un récipient à un autre pour que le tour soit joué, les choses se sont avérées beaucoup plus complexes. Ainsi, il a fallu identifier les types de questions devant faire l’objet de lois. On en a déterminé trois, auxquelles on continue de se référer de nos jours : premièrement, les pratiques nécessitant un accès au corps humain pour en obtenir des éléments ou des produits ; deuxièmement, les pratiques nécessitant un accès au corps humain pour l’identification des personnes ou des maladies à partir de l’acide désoxyribonucléique (ADN) ; troisièmement, les pratiques cliniques et biologiques intervenant dans le processus vital par la création d’embryons in vitro. Par ailleurs, il est apparu intéressant de pouvoir utiliser des données médicales personnelles dans un objectif de recherche.

Parmi les nombreuses règles structurant notre société, il en est une, consubstantielle aux pratiques médicales, qui veut que les médecins soient seuls à avoir la légitimité pour porter atteinte à l’intégrité physique d’une personne – à la condition que ce soit dans son intérêt et dans l’objectif de la soigner. L’une des raisons pour lesquelles on a créé le CCNE, c’est que l’appareil de règles qui préexistait, notamment dans le code de déontologie, était très insuffisant dans la mesure où il avait été construit uniquement en fonction de cet intérêt strictement personnel – ce qui était tout à fait légitime. Or, la recherche a abouti à certaines découvertes qui ont permis de soigner des personnes à la condition de porter atteinte à l’intégrité physique d’autres personnes – n’y ayant, elles, aucun intérêt. Comme vous le savez, l’atteinte à l’intégrité physique correspond en droit français à l’infraction de « coups et blessures volontaires », voire d’« homicide volontaire ». Dans ces conditions, seul le législateur peut se prononcer sur la question de savoir dans quelles conditions exceptionnelles on peut accepter que l’atteinte à l’intégrité physique ne donne pas lieu à l’application de sanctions pénales.

Par ailleurs, tout ce qui a trait aux prélèvements identifiants renvoie à la vie privée, un domaine réglementé à la fois par le droit français et par le droit européen. Un certain nombre de ces prélèvements identifiants sont susceptibles de mettre en cause l’état des personnes, ce qui nécessite également l’intervention du législateur ; il en est de même de la protection des informations, qu’elles soient nominatives ou génétiques, et vous n’ignorez pas que, selon l’article 34 de la Constitution, tout ce qui a trait à ces questions relève du domaine de la loi. Il y a eu de longues discussions – elles sont toujours en cours – pour savoir s’il est vraiment nécessaire que ces questions relèvent de la loi. Pour ma part, j’estime que oui, pour des raisons d’ordre constitutionnel.

La première grande étape législative, qui remonte à 1994, a comporté un « découpage » des questions bioéthiques qui n’a pas été sans incidences sur la manière dont elles sont traitées. Les lois de 1994, dites « de bioéthique », mais dont l’intitulé ne comporte pas le mot « bioéthique », pour les raisons que vous savez, regroupent trois textes : le premier, qui porte sur ce que certains appellent les « principes généraux », a été intégré au code civil et préparé par le ministère de la justice ; le deuxième, qui porte sur les pratiques médicales directement concernées par ces évolutions, a été intégré au code de la santé publique et préparé par le ministère de la santé ; enfin, le troisième, qui concerne l’utilisation des données de santé dans un but de recherche, a modifié la loi « Informatique et libertés » de 1978.

Le fait que ces textes relèvent de trois grands corps de règles n’est pas sans poser certains problèmes : en particulier, cela nuit à la perception unitaire que l’on devrait avoir du dispositif législatif relatif aux questions de bioéthique – un problème qui ne se pose pas au Royaume-Uni ou au Canada, par exemple, où un Act unique comprend l’ensemble des dispositions applicables en la matière.

Si les principes généraux contenus dans le code civil y figurent sous la forme d’énoncés rappelant un certain nombre de droits et de principes fondamentaux, leur raison d’être est bien de pouvoir construire des exceptions. En d’autres termes, pour valider la légitimité des nouvelles pratiques, il faut paradoxalement que des principes généraux aient pour fonction de supporter des exceptions.

On entend parfois employer, y compris au sein de diverses instances officielles – je pense à certains comités dont j’ai fait partie – le mot « don » pour désigner le transfert d’éléments d’un corps humain vers un autre. En la matière, ce terme me semble particulièrement mal choisi, puisque le code civil est très clair sur le fait qu’il n’existe aucun droit patrimonial attaché au corps humain, ce qui implique qu’une personne ne puisse céder quoi que ce soit de son corps, ni à titre onéreux ni à titre gratuit. Je n’ai pas le temps de développer ce thème dans mon exposé liminaire, mais vous pourrez m’interroger à ce sujet si vous le souhaitez.

Le code de la santé publique contient des règles spécifiques relatives à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale, ainsi qu’à la procréation et au diagnostic prénatal. Initialement, ces règles faisaient l’objet, dans le code de la santé publique, d’un livre unique, où se trouvaient précisées toutes les règles relatives aux conditions de mise en œuvre des activités exercées par les praticiens sur le corps des patients et les divers éléments qui le composent ou en sont issus. De ce fait, il n’y avait pas de différenciation entre les organes du corps et ses productions, par exemple le sperme.

Au sujet de l’embryon humain, dont le régime était réglé dans ce livre unique, M. Jacques Toubon a introduit par voie d’amendement, dans un projet de loi de 1992, un article proposant que la recherche sur les embryons surnuméraires soit possible. Le Sénat a cependant estimé qu’une telle autorisation était impensable et que l’on ne pouvait mettre sur le même plan les éléments du corps humain pouvant simplement être utilisés pour des transplantations et ceux de nature à permettre de faire vivre un enfant.

À l’occasion de l’examen de ce même projet de loi, les dispositions relatives à l’embryon humain, à tout ce qui est nécessaire pour faire un éventuel enfant et notamment à l’assistance médicale à la procréation, ont été transférées dans un livre spécifique du code de la santé publique, consacré à l’action sanitaire et médico-sociale en faveur de la famille, l’enfance et la jeunesse ; dans le même temps, le Sénat a voté l’interdiction de toute recherche sur l’embryon. Ce cloisonnement, dont je ne fais qu’indiquer les conditions dans lesquelles il s’est opéré, sans me prononcer sur son bien-fondé, est toujours en vigueur.

Pour ce qui est du troisième texte, réunissant les règles relatives à l’utilisation des données de santé dans la recherche, il a en quelque sorte été perdu de vue après avoir été intégré à la loi « Informatique et libertés ».

Deux corps de règles permettent de ménager deux catégories d’intérêts qui se révèlent contradictoires : d’une part, ceux de toute personne, grâce aux droits subjectifs qui lui sont reconnus dans le code civil au titre du « statut du corps humain » ; d’autre part, ceux des personnes qui ont besoin de ces différents soins, définis par le code de la santé publique. Ainsi, l’intérêt d’une personne en attente de greffe est d’obtenir un greffon, tandis que la personne sur laquelle ce greffon pourrait être prélevé n’a pas d’intérêt à le fournir. Il était extrêmement important qu’une délibération politique et sociale permette de trancher cette question.

Compte tenu de la construction historique de la médecine, le médecin est focalisé sur l’intérêt de la personne qu’il soigne, ce qui est légitime et réconfortant. Cependant, je ne suis pas persuadée qu’il soit si simple d’avoir à gérer des intérêts contradictoires, et cette difficulté me paraît même constituer une question tout à fait centrale.

On me demande parfois ce qui a justifié de passer de trois lois de bioéthique à une seule en 2004. La raison en est simple : le législateur avait prévu, dans le texte de 1994 intégré au code de la santé publique – ce point n’est pas sans importance, car il montre que la loi de 2004 est focalisée sur les questions relatives aux pratiques médicales –, qu’il soit procédé au bout de cinq ans à une analyse rétrospective du texte. Si cette loi comportant des modifications extrêmement importantes n’est intervenue que dix ans après les textes de 1994, cela s’explique par l’apparition de deux éléments nouveaux, à savoir le clonage de la brebis Dolly en 1996 et l’identification des cellules souches embryonnaires chez l’homme en 1998, qui ont posé en des termes nouveaux les questions de la reproduction humaine et de la recherche sur l’embryon – des sujets extrêmement sensibles et donnant lieu à de vives discussions, notamment parce qu’ils font l’objet de conceptions et de valeurs qui ne sont pas nécessairement partagées par tous.

La loi de 2004, qui a unifié les règles gouvernant l’ensemble des pratiques médicales et de recherche dont l’objet est le corps humain en tant que ressource biologique et l’embryon en tant qu’entité biologique, a également créé l’Agence de la biomédecine, qui intervient dans le domaine de tout le vivant humain biologique, à savoir la greffe, la reproduction, l’embryologie et la génétique. On lui doit en outre un acte extrêmement important, consistant à avoir admis le changement de finalité du geste.

Selon les règles posées par les lois de 1994, un geste était légitimé afin de pouvoir obtenir un résultat correspondant à une pratique. Or, on s’est aperçu qu’il pouvait être intéressant de récupérer sur une personne faisant l’objet d’une opération des éléments du corps humain pouvant être utilisés au profit d’autres personnes. La loi de 2004 est venue dire qu’il était légitime que l’embryon puisse être utilisé pour la recherche. Cependant, aussi étrange que cela puisse paraître, la même loi a posé le principe d’une interdiction de la recherche, assortie de dérogations et d’un régime transitoire. L’espoir secret d’un certain nombre de personnes était que les nouvelles connaissances susceptibles d’être acquises au cours des cinq prochaines années seraient de nature à résoudre le problème éthique, ce qui était très illusoire.

L’échéance du régime dérogatoire et transitoire ayant été fixée à 2011, c’est au cours de cette année qu’a été votée la troisième loi de bioéthique, relative à l’assistance médicale à la procréation. La question s’est posée de savoir s’il fallait étendre la possibilité d’accès à l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, ou s’en tenir à la construction initiale ne visant qu’à répondre à la problématique de l’infertilité – comme vous le savez, c’est la seconde option qui a été retenue. Par ailleurs, le principe d’interdiction de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines a également été maintenu, cette recherche n’étant autorisée qu’avec la loi du 6 août 2013.

J’ai lu le rapport du CCNE ainsi que celui du Conseil d’État et, en tant que juriste, j’ai été frappée de constater que certaines dispositions des lois de bioéthique n’ont en fait rien à avoir avec la bioéthique : je pense notamment à l’accompagnement de la fin de vie, aux problématiques liées aux rapports entre santé et environnement, ou encore à celles relatives à l’intelligence artificielle. La vraie question serait de savoir si, en la matière, il ne faudrait pas légiférer en se limitant aux questions de bioéthique proprement dites, ou au contraire légiférer sur les questions relatives à l’éthique en général – sans se focaliser sur l’aspect « biologique ». Cela dit, une telle question ne relève pas de mes compétences, mais uniquement de celles du législateur.

J’ai également pu noter que 44,8 % des contributions recueillies sur internet à l’occasion des États généraux de la bioéthique 2018 – organisés officiellement, comme le prévoit la loi – étaient relatives à l’accès des couples de femmes à l’assistance médicale à la procréation.

Si l’utilisation des big data en santé, qui donne également lieu à de nombreuses discussions, est limitée à la recherche tant qu’on reste dans le champ de la bioéthique, tout ce qui a trait à l’intelligence artificielle renvoie à la relation interindividuelle classique entre le patient et le médecin, si ce n’est qu’elle fait intervenir de nouvelles techniques.

En effectuant ce rappel de l’historique de construction des règles relatives à la bioéthique, j’ai voulu mettre l’accent sur l’aspect contraignant de ces règles, qui constituent une espèce de carcan dont le législateur ne peut se défaire que difficilement.

M. le président Xavier Breton. Nous vous remercions pour votre intervention, ainsi que pour l’invitation que vous nous faites à réfléchir sur l’aspect contraignant du cadre législatif existant.

Je souhaite approfondir un point que vous avez brièvement évoqué, à savoir la patrimonialité, notamment dans ce nouveau domaine que constitue la question de la protection des données personnelles, qui donne lieu à des interprétations et des conceptions très diverses. Aux États-Unis, les données personnelles sont considérées comme faisant partie d’un patrimoine négociable, ce qui n’est absolument pas le cas en France. Avez-vous un éclairage à nous apporter sur ce point ? Nous souhaitons notamment savoir si vous estimez que nous devons défendre notre conception non patrimoniale des données personnelles avec opiniâtreté, ou si l’extension du champ de la patrimonialité aux données personnelles s’inscrit dans un mouvement inéluctable auquel il est vain de prétendre résister. Au-delà de cette question, nous aimerions vous entendre développer votre conception générale de la patrimonialité en matière de bioéthique.

Mme Dominique Thouvenin. À vrai dire, monsieur le président, je ne pense pas que la question se pose dans les termes que vous avez indiqués. Certes, les systèmes juridiques en vigueur en Europe d’une part, aux États-Unis d’autre part, sont tout à fait différents. Ainsi, selon le système européen auquel nous nous référons, les données personnelles ne font pas l’objet d’un droit de propriété. En 1977, lorsque j’ai soutenu une thèse portant sur « Le secret médical en droit français », l’idée selon laquelle le patient dispose d’un droit de propriété sur ses données commençait à se répandre. Or, il n’en est rien : la notion de propriété n’a aucunement vocation à s’appliquer en la matière. Le droit du patient sur ses données est un droit de type personnel, ne pouvant donner lieu à une négociation commerciale. Le problème ne se situe donc pas à ce niveau.

Ayant travaillé sur cette question dans le cadre d’un colloque organisé par le Conseil de l’Europe, je suis en mesure de vous dire que nous sommes surtout confrontés à une déterritorialisation des règles. Si une personne est en relation avec un médecin français sur le territoire français, les choses sont claires. Elles le sont moins dès lors que l’on utilise des objets connectés dans le champ de la santé – qui ne se limite évidemment pas à ce qui est relatif à la maladie –, car cela entraîne l’intervention des GAFA et l’application des règles du droit américain. De ce point de vue, nous avons loupé le coche, et je ne vois vraiment pas comment nous pourrions sortir de la situation actuelle.

Il subsiste cependant une vraie question, consistant à savoir si une personne désirant récupérer ses données sur le territoire américain dispose de la possibilité de le faire. Lorsqu’on utilise internet, on est très fréquemment amené à devoir confirmer les conditions d’utilisation de telle ou telle application, ce qui nécessite de reconnaître avoir pris connaissance des termes du contrat correspondant, donc d’avoir lu chacune des quelque cinquante pages de ce contrat… vous aurez compris que tout le problème est là.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Comme vous, madame, j’ai longtemps cru que le terme de « bioéthique » avait été inventé par un médecin américain au début des années 1970 – étant précisé que certaines règles d’éthique figuraient dans le code dit de Nuremberg, élaboré en 1947 dans le cadre du jugement des médecins nazis. Or, il a récemment été porté à notre connaissance qu’en 1927, un auteur allemand employait déjà le terme Bioethik pour désigner l’éthique des relations entre l’homme et le vivant – une notion très large à cette époque où la biologie n’était pas ce qu’elle est devenue. La notion de bioéthique a donc des frontières assez mal définies, selon qu’elle fait référence aux implications éthiques de la biologie ou, plus largement, à celles touchant à toutes les sciences du vivant.

Par ailleurs, je sais que vous êtes attachée à dénoncer un pouvoir de décision un peu excessif des médecins français, dans lequel d’aucuns voient la marque d’un certain paternalisme médical. Il est clair que l’on se dirige aujourd’hui vers une réduction de ce pouvoir et vers une appropriation par les patients de l’exercice du choix de leur destinée. Cependant, en dehors de la loi relative aux droits du malade, rien n’est actuellement organisé en vue de définir et de mettre en place de nouvelles règles, ce qui fait que l’on se trouve dans une situation intermédiaire peu satisfaisante, quels que soient les défauts de l’ancien système.

Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait que nous avons besoin d’une loi en France, puisque notre système juridique diffère de celui, essentiellement jurisprudentiel, qui prévaut dans certains pays anglo-saxons. Cela dit, estimez-vous que cette loi a vocation à rester stable et ne faire l’objet d’analyses que lorsque se pose un problème particulier, ou au contraire doit donner lieu tous les cinq ans à une évaluation portant sur l’ensemble des questions relatives à la bioéthique, et aux révisions qui s’imposent ? Nous sommes pour notre part favorables à cette révision périodique, et estimons même qu’il conviendrait de mettre en place, au sein du Parlement, une instance permanente chargée d’effectuer des analyses et de présenter un rapport annuel – ce qui permettrait que les différentes structures compétentes en matière de bioéthique, notamment au niveau régional, ne se démobilisent jamais.

Par ailleurs, vous avez parlé de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires. Cette recherche est nécessaire en ce qu’elle porte sur des cellules différentes des cellules souches pluripotentes induites – en anglais induced pluripotent stem cells, soit iPS ou iPSCs –, à savoir des cellules adultes reprogrammées qui, contrairement, à ce que l’on a espéré un moment, ne peuvent se substituer aux véritables cellules souches embryonnaires. La recherche sur l’embryon est longtemps restée très bridée en France. Permise depuis 2013, comme vous l’avez dit, elle reste cependant soumise à l’autorisation de l’Agence de la biomédecine, ce qui amène certains chercheurs à déplorer que le dispositif reste beaucoup plus contraint que dans d’autres pays présentant le même niveau de développement que la France : on entend parfois même dire que la recherche sur l’embryon humain est infiniment plus bridée que la recherche sur le nouveau-né humain. Cet état de fait se traduit par une absence d’amélioration, d’une part, des conditions de la procréation médicalement assistée (PMA), dont on sait qu’elle présente un pourcentage de réussite encore relativement faible, d’autre part, de la prévention de certaines pathologies de la mère et de l’enfant. Seriez-vous favorable à ce que soit permise une recherche sur l’embryon, qui pourrait se faire dans les mêmes conditions que celle actuellement pratiquée sur le nouveau-né, c’est-à-dire dans le cadre d’un système strict de protection et d’autorisation ?

Vous dites que le terme « don » vous paraît inapproprié, mais seriez-vous favorable à une autorisation de prélèvement d’organes ou de cellules de moelle osseuse en cas d’accord d’un donneur vivant, ou quand il n’y a pas de refus pour une personne décédée ?

Enfin, dans une étude récente, le Conseil d’État a indiqué que les modalités de filiation des enfants nés grâce à la PMA devraient être un peu différentes selon que ces enfants sont nés au sein d’un couple hétérosexuel ou au sein d’un couple de femmes homosexuelles. Si minime qu’elle soit, cette inégalité de traitement nous semble poser problème. J’aimerais connaître votre position à ce sujet.

Mme Dominique Thouvenin. Monsieur le rapporteur, je tiens à dire d’emblée que mon propos, quelle que soit sa franchise, ne vise pas à dénoncer, mais bien plutôt à tenter d’expliquer le système. Les médecins ont une très forte légitimité, à tel point qu’on peut parler de « normativité médicale » - et c’est pourquoi médecins et juristes peuvent ne pas très bien se comprendre. Je considère que c’est très important, très intéressant, et j’y reviendrai sans doute.

La première question était relative à la recherche sur l’embryon. L’état de notre législation sur ce sujet s’explique très clairement. J’ai écrit à ce propos, et je peux vous communiquer mon texte. À cette fin, j’ai repris tous les travaux parlementaires : j’attache en effet beaucoup d’importance à ce genre de lecture, qui permet de se rendre compte de ce qu’il en est.

La raison pour laquelle le Sénat a isolé toutes les règles ayant trait à la reproduction humaine, à commencer par l’embryon, est qu’on ne doit pas assimiler un embryon humain à un élément du corps humain, parce qu’il est destiné à devenir un enfant. La particularité de l’embryon est d’exister in vitro et non pas in vivo, et son extériorité a focalisé un certain nombre de fantasmes et de critiques.

Derrière cela, il y a toutes les conceptions que l’on connaît, qui sont discutées depuis le texte de la loi de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) : puisque l’embryon est un être en devenir, il ne devrait pas y avoir de distinction entre cet être en devenir et l’être humain. Mais je vous rappelle que du point de vue juridique, il n’y a d’être humain et de personne humaine qu’à partir du moment où cette personne est née : voilà le problème.

Il y a ensuite des représentations diverses et variées : en détruisant l’embryon, ce qui est effectivement le cas dans un certain nombre de recherches, on détruit l’enfant potentiel. Cela étant, nous sommes dans une démocratie et en l’occurrence, il n’y a pas d’obligations, mais des possibilités offertes aux couples. Et certains d’entre eux acceptent l’utilisation de leurs embryons par la recherche.

Je pense que l’intérêt de la dernière loi est d’avoir enfin autorisé la recherche sur l’embryon. En effet, la raison du choix politique des sénateurs d’abord, de la droite ensuite – car il y a eu des changements de majorité parlementaire au moment de ces lois de bioéthique – était claire : faire en sorte que la recherche apparaisse comme illégitime. Et l’enjeu, pour les chercheurs – que j’ai vu défiler, et dont je connais un certain nombre – était très important : dire d’emblée que la recherche est autorisée, c’est la légitimer.

Maintenant, quelles en sont les modalités ? Je suis incapable, parce que je n'ai pas établi de comparaison, de parler de la différence existant entre les modalités anglaises, qui sont effectivement très compréhensives, et les modalités françaises. Mais au moins a-t-on affaire à une autorisation.

Vous avez par ailleurs avancé l’idée que les recherches sur l’embryon pouvaient permettre d’améliorer les conditions de l’assistance médicale à la procréation. Puis-je vous suggérer de faire quelques modifications dans les derniers énoncés qui ont été votés, et qui sont d’une absurdité totale ?

Il se trouve qu’initialement existaient des dispositions relatives aux recherches et d’autres relatives aux études sur les embryons – la différence est que dans les recherches, on intervient sur l’embryon, et que dans les études, on ne touche à rien et on se contente d’observer. À l’occasion du vote de la loi de 2013, les dispositions relatives aux études ont disparu. Puis, à l’occasion du vote de la loi du 26 janvier 2016 sur la modernisation de notre système de santé, un député a proposé un amendement modifiant les dispositions relatives à la recherche sur l’embryon.

Je rappelle qu’en France, on distingue bien l’embryon de la personne humaine. Ce n’est pas le choix du législateur de bioéthique, ce sont des règles juridiques acquises depuis le code civil. C’est-à-dire qu’il n’y a de personne, juridique et humaine, qu’à partir du moment où un individu est né. Il n’existe qu’une exception, dans le cadre de la transmission des biens à cause de mort : si la femme est enceinte, on va postuler que cet enfant a une existence juridique et pourra donc revendiquer une partie de l’héritage à condition qu’il naisse vivant et viable. C’est la seule exception. Donc, on distingue bien la personne humaine qui est vivante, qui est née, de l’embryon humain.

Mais en 2016, dans l’article L. 2151-15 du code de la santé publique, on a ajouté un V ainsi rédigé : « Sans préjudice du titre IV du présent livre Ier, des recherches biomédicales menées dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation peuvent être réalisées sur des gamètes destinés à constituer un embryon, ou sur l’embryon in vitro avant ou après son transfert à des fins de gestation… »

Je précise qu’à l’époque, quand le texte a été voté, s’appliquaient les règles relatives aux recherches biomédicales. La loi relative aux recherches impliquant la personne humaine, dite loi « Jardé », avait bien été votée en 2012, mais, pour des raisons liées à l’adoption du règlement européen sur les essais cliniques de médicaments, on était en stand-by. Aujourd’hui, s’applique un nouveau corps de règles, relatif aux « recherches impliquant la personne humaine ».

Comment peut-on imaginer sérieusement que, dans un énoncé d’ensemble de règles relatives à la recherche sur l’embryon, on puisse affirmer que des recherches impliquant la personne humaine, c’est-à-dire qui est née, pourront être réalisées sur des gamètes ? Cela ne va pas du tout ! Donc, les malheureux chercheurs, à commencer par M. Pierre Jouannet, que je connais bien et qui m’a demandé de l’aider parce qu’il n’y comprenait plus rien, s’arrachent les cheveux.

Il y a donc  aujourd’hui : d’un côté la recherche sur l’embryon, qui relève de l’Agence de la biomédecine, et de l’autre ce « machin », que je ne sais pas nommer juridiquement, une espèce d’oxymore, intégré aux recherches impliquant la personne humaine, qui relève donc de l’Agence de sécurité du médicament et des produits de santé.

Il faut que vous fassiez quelque chose ! Ce n’est pas possible ! J’ai appelé Mme Laure Coulombel en lui demandant de m’expliquer, mais elle m’a répondu qu’elle ne comprenait pas non plus ! Malgré tout, nous comprenons bien l’une et l’autre que, lorsque l’embryon est transféré, il deviendra éventuellement un enfant. On sera alors en présence d’une femme enceinte. Or les dispositions juridiques qui s’appliquent à une femme enceinte font partie des règles impliquant la personne humaine.

Je suis prête à vous aider, si vous le souhaitez. Il faut absolument sortir de cette situation : c’est absolument n’importe quoi ! On mélange les règles impliquant les personnes humaines qui, comme vous et moi, sont vivantes, et celles qui s’appliquent à l’embryon.

Vous avez ensuite parlé d’un système de protection et d’autorisation. Je pense que l’on pourrait avoir des conceptions beaucoup plus souples. Pour avoir été membre du conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine, j’ai pu constater que les projets de recherche présentés devant l’Agence sont généralement impeccables, passés en revue par je ne sais combien de personnes. S’il faut lever des doutes, c’est à la fois sur la qualité du projet de recherche et sur la façon de procéder. Mais, évidemment, je ne peux vous faire part que de ma modeste expérience personnelle sur les sujets qui nous étaient présentés.

Vous envisagez de ne pas attendre cinq ans pour procéder à une réévaluation des questions de bioéthique. Je crois que c’est une bonne idée, d’autant qu’il vous suffit, en tant que législateur, de modifier le texte instituant ce rythme de cinq ans. J’ajoute que la périodicité actuelle donne lieu à un rituel, à une sorte de grand-messe, où tout le monde raconte la même chose, ce qui manque d’intérêt. En outre, un tel exercice est très coûteux, à une époque où le budget de l’État est contraint.

J’en viens aux modalités de filiation. Il n’est pas pensable que le statut juridique d’un enfant varie avec son mode procréation !

Rappelons au passage que la reproduction humaine ne peut pas être assimilée à la filiation. Les ethnologues et les anthropologues, qui ont fait des travaux remarquables sur ces questions, n’ont jamais confondu les deux. Et n’oublions pas que la France a dû s’incliner il y a quelques années devant les conclusions d’un arrêt extrêmement important de la Cour européenne des droits de l’homme, qui concernait la distinction alors faite entre les droits de l’enfant légitime, de l’enfant naturel et de l’enfant adultérin. En l’occurrence, à l’occasion d’un héritage, une jeune femme, enfant adultérine de la personne décédée, avait estimé qu’elle faisait l’objet d’une discrimination. La France a donc dû modifier sa législation : on ne différencie plus l’enfant légitime de l’enfant adultérin et de l’enfant naturel.

Je ne vois pas comment on pourrait, dans ce contexte, imaginer que les enfants issus de PMA, dont vous avez parlé, aient une filiation spécifique. Non seulement c’est impensable, mais compte tenu du fait que la France a adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme, c’est juridiquement impossible.

Je terminerai sur les dons ou prélèvements d’organes.

En la matière, tous les textes, qui sont d’ailleurs très bien rédigés, légitiment des pratiques médicales, donc des gestes. Ce sont les médecins, plus précisément des chirurgiens, des spécialistes qui, compte tenu de leurs compétences tout à fait spécifiques, sont en mesure de prélever des organes. Dans une logique de droit pénal, en cas d’atteinte à l’intégrité physique de la personne, c’est évidemment celui ou celle qui fait le geste qui pourrait être en difficulté. Voilà pourquoi l’énoncé est construit à partir de celui ou de celle qui fait ce geste. Cet énoncé a très peu changé depuis la première loi de 1976, qui décrit le prélèvement d’organes et en fixe les conditions juridiques. Ainsi, « le prélèvement d’organes sur une personne décédée est possible dès lors que de son vivant, la personne n’a pas exprimé de refus. »

Ce geste est donc bien un prélèvement. Et pour plusieurs raisons, cela ne peut pas être un don. D’abord, on ne peut pas faire parler les morts. Ensuite, contrairement à la présentation habituelle, ce n’est pas un consentement présumé, ne serait-ce que parce qu’en droit français, le consentement ne se présume pas. Le consentement suppose l’expression de la volonté. Et si la personne n’a rien dit, on ne sait rien de ce qu’elle voulait.

De quoi s’agit-il alors ? D’un droit d’opposition. Celui-ci est fondé sur l’expression de la volonté. Mais c’est aussi un système facilitateur pour celui qui doit faire la démonstration que la personne ne s’est pas opposée au prélèvement. Rares sont les personnes qui vont exprimer une opposition. On est donc autorisé à dire que lorsque la personne ne s’est pas opposée de son vivant, le prélèvement est licite.

Je vais vous livrer une anecdote. À l’époque, l’Établissement français des greffes, qui finançait un certain nombre de travaux de recherche, avait lancé un projet sur le thème du consentement présumé. J’avais donc présenté un projet, où je me proposais d’analyser les présomptions dans le système juridique français, et de vérifier si les conclusions tirées pouvaient s’appliquer au cas qui nous intéressait. J’ai donc repris tout le système juridique des présomptions qui figurent dans le code civil, et démontré qu’en l’occurrence, il ne s’agissait pas d’une présomption, mais d’un droit d’opposition. J’ai ajouté qu’il serait judicieux de faire une communication réaliste auprès de la population française. En substance, on dirait : « Mesdames et messieurs, vous êtes titulaires du droit de vous opposer. Sachez que si vous ne vous opposez pas, un prélèvement sera possible. » Évidemment, ce genre de démarche n’est pas très « vendeur ». Mon étude est allée directement à la corbeille, sans avoir été publiée, alors que mon analyse était très complète et que je ne critiquais pas le système. Je disais simplement que l’on ne pouvait pas faire face avec réalisme à une situation, si l’on s’appuyait sur des arguments dépourvus de pertinence.

Les Suisses, avec lesquels j’ai travaillé un temps, distribuaient des documents qui étaient ainsi rédigés : « En cas de décès, j’autorise qui de droit à prélever sur mon corps tous les organes pouvant être transplantés. » C’est cela, la réalité. Certes, il s’agit là d’un consentement exprès. Mais on autorise un prélèvement, sans dire que l’on donne…

Les personnes se trouvent « engluées » dans un discours de générosité, alors que ce n’est pas un problème de générosité. Discutez avec certaines personnes, notamment celles de votre entourage : en fait, elles n’osent pas dire qu’elles trouvent horrifique qu’on aille prendre des organes, éventuellement les leurs, et que la famille y soit confrontée. C’est là-dessus qu’il faut travailler, pas sur la générosité. Sinon, encore une fois, on est à côté de la plaque !

Mme Caroline Janvier. L’accès au corps humain est réservé aux médecins dans le but de soigner un être humain. Vous constatez cependant que la recherche médicale vise un autre objectif car, comme vous le rappelez dans un de vos articles, « la médecine expérimentale vise la compréhension des règles du vivant, et non la guérison d’une personne unique en son genre ».

Notre modèle français de bioéthique est caractérisé depuis 1994 par le respect du corps humain. Le rapport de synthèse des États généraux de la bioéthique élaboré par le CCNE rappelle par ailleurs l’attachement de nos concitoyens à ce principe.

Au-delà des problèmes spécifiques de la recherche, quelles sont les remises en cause du principe du respect du corps humain que vous identifiez aujourd’hui ? Dans quels domaines ce principe du respect du corps humain, et plus largement le principe d’indisponibilité du corps sont-ils les plus contestés ? Enfin, pensez-vous qu’il existe aujourd’hui un risque de commercialisation du corps humain, de ses éléments ou de ses produits en France ?

Mme Annie Vidal. Merci, Madame, pour votre exposé. Vous avez pu vous exprimer à diverses reprises sur le terme « bioéthique » et sur ce que ce sujet veut dire dans notre société. Ainsi, alors que les domaines concernés sont sous-tendus par des valeurs contradictoires, la bioéthique « interroge sur l’acceptabilité sociale que les progrès rendent possibles. »

Si la pratique médicale se doit de respecter la dignité de l’individu, et elle le fait, elle doit aussi faire face à l’évolution rapide de la science, à celle des demandes et attentes des patients, mais aussi à la nécessité de conduire la recherche. Dès lors, en matière de recherche sur les cellules souches embryonnaires, comment pouvons-nous concilier tous ces points ? Pouvons-nous envisager voire proposer un encadrement différent de l’encadrement actuel ? Est-il souhaitable d’encadrer différemment ces recherches, de manière que le plus grand nombre de cellules soit utilisé pour la recherche, et pouvoir ainsi limiter, voire réduire à zéro le nombre de cellules surnuméraires qui sont appelées à la destruction ?

M. Guillaume Chiche. Madame Thouvenin, vous avez été membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé entre 2012 et 2016, et je voudrais vous interroger sur les travaux qui ont été réalisés sur les thématiques de filiation et de procréation. En effet, le CCNE s’est autosaisi de la question de la PMA en 2013, et a prononcé son premier avis favorable à l’extension de cette pratique médicale aux couples lesbiens et aux femmes célibataires en 2017.

J’aimerais que nous puissions revenir sur la manière dont ont été conduits les travaux et sur le processus intellectuel, scientifique, philosophique, certainement un peu politique, qui a conduit le CCNE à émettre un avis favorable.

Mme Dominique Thouvenin. La première question qui m’a été posée porte sur le respect du corps humain. Je ne crois pas qu’il y ait de difficultés, à cet égard. Encore une fois, il y a toute une série de principes, qui sont à prendre au sérieux. Mais même si c’est paradoxal, qui dit principe dit exception.

J’ai relu un certain nombre de décisions du Conseil constitutionnel, et j’y ai vu une certaine continuité : le Conseil exprime l’idée que l’État français est attaché à telle et telle valeur, mais qu’en même temps on peut admettre des exceptions, à condition de ménager la liberté des uns et des autres. C’est le cas pour l’interruption volontaire de grossesse : en aucun cas, une femme ne sera tenue d’avorter, et le médecin pourra faire valoir la clause de conscience.

Cette articulation revient de manière constante. S’agissant des prélèvements d’organes sur les personnes décédées et les personnes vivantes, les transactions d’intérêts se font de la façon suivante : lorsque la personne est décédée, on ne reconnaît qu’un droit d’opposition, ce que l’on ne fera pas si la personne est vivante. Et on ne pourra pas l’y obliger. Après, qu’elle soit l’objet, par exemple, de pressions intrafamiliales, c’est possible. Mais dans la construction juridique, on ménage toujours la liberté de la personne.

S’agissant de la recherche sur l’embryon, c’est la même chose. Aucun couple n’est tenu, lorsqu’il a utilisé certains de ses embryons pour avoir des enfants et qu’il n’en veut plus d’autres, de donner les embryons surnuméraires. Nous sommes dans une société libérale, où les positions sont diversifiées, et il n’est pas question d’obliger les uns ou les autres.

Je reviens à la question de Mme Janvier : oui, il y a bien un principe de respect du corps humain, mais on admet des exceptions, au nom des intérêts des autres.

C’est ainsi qu’on a pu critiquer un énoncé juridique figurant dans le code civil, et qui avait été repéré par M. Jean-François Mattei. Il s’agissait de l’article 16-3 du code civil, ainsi rédigé : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne. » J’avais alors remarqué, un peu ironiquement, qu’effectivement les médecins étaient là pour soigner les personnes. En 2004, on a donc précisé : « ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui ». C’est extrêmement clair.

J’en viens au principe de l’indisponibilité du corps. Le corps humain ne fait pas partie du patrimoine d’un individu – constitué d’un actif et d’un passif. C’est pour cette raison que j’ai toujours dit qu’on ne pouvait pas en faire le don. Car une transmission peut se faire à titre onéreux, mais aussi à titre gratuit.

Maintenant, je ne crois pas du tout que nous ayons à craindre des actes qui s’assimileraient à des achats d’organes. Vous l’avez bien compris, ces prélèvements sont de véritables interventions chirurgicales. Lorsque quelqu’un vient de décéder, que les conditions médicales sont remplies et que l’on peut procéder à des prélèvements de reins, du cœur, etc. plusieurs équipes sont mobilisées. Très sincèrement, si j’avais un problème rénal et que je connaissais quelqu’un de plus jeune, même si je lui faisais la proposition aberrante de lui acheter un rein, je ne vois pas qui pourrait réaliser le prélèvement. Mais bien sûr, je parle de la France. Clairement, dans d’autres pays, la situation est différente.

Madame Vidal, je ne vois vraiment pas ce qui empêcherait le législateur de modifier les règles de la recherche sur les cellules souches embryonnaires et d’en élargir le champ. En effet, pour pouvoir utiliser des embryons, il faut l’accord du couple qui est à l’origine de ces embryons. On ne l’obligera pas à donner son accord. De la même façon, on n’obligera pas ceux qui considèrent qu’il ne doit pas y avoir de césure entre l’embryon, le fœtus et l’être humain, à changer d’opinion.

Mais vous posez les termes d’un problème central auquel nous avons été constamment confrontés quand j’étais membre du CCNE. Deux positions s’affrontent. La première consiste à dire que depuis l’éternité, l’humanité a toujours fait d’une certaine manière, et que si l’on modifie la moindre parcelle de telle ou telle pratique sociale, la civilisation s’écroulera. Et bien évidemment, pour éviter que la civilisation ne s’écroule, on tente d’imposer son point de vue à tous les autres. La seconde position, plus compréhensive dans une société démocratique comme la nôtre, consiste à dire que l’on peut admettre des positions diversifiées, et que l’on n'obligera jamais quelqu’un à modifier son opinion ou son positionnement ; il n’est pas pensable de contraindre qui que ce soit au nom d’une représentation de la société qui serait immuable.

Cela me permet, M. Chiche, de vous répondre : que s’est-il passé lorsque le CCNE a réfléchi à l’extension de l’AMP ? Au départ, le CCNE avait été saisi de la question de l’autoconservation des ovocytes. Il s’est dit ensuite qu’il serait peut-être judicieux d’élargir le champ de sa réflexion.

Mais il y a eu deux temps : le temps où le Comité comptait en son sein des philosophes qui défendaient l’idée que, depuis le début de l’humanité, on avait toujours fait ainsi, et qu’il ne fallait rien modifier. Puis il y eut un changement avec l’arrivée de M. Jean‑Claude Ameisen, qui a fait prévaloir une autre conception que je trouve bien meilleure.

Pendant longtemps, j’ai été assez critique vis-à-vis du Comité, qui prétendait faire de l’éthique tout en s’appuyant sur le droit pour expliquer que tout était interdit. D’une certaine façon, il transformait le droit en interdit, ce qui est tout de même assez bizarre. C’était une façon de conforter la position morale. Jean-Claude Ameisen a impulsé une autre idée : nous rendons compte de la diversité des positions dans la société, nous les exposons ; éventuellement, nous ne prenons pas partie ; éventuellement, nous disons que nous sommes favorables à certaines évolutions parce que, dans une société démocratique, il peut y avoir des positions diversifiées et que, dès lors qu’on ne va pas les imposer à l’ensemble de la population, c’est acceptable.

Ma réponse vous a-t-elle satisfait ?

M. Guillaume Chiche. Parfaitement !

Mme Dominique Thouvenin. Je fais partie de ceux qui ont beaucoup apprécié cette évolution : nous ne sommes pas des donneurs de leçons, mais nous sommes conscients que la société est traversée de contradictions qui peuvent être extrêmement violentes.

En ce qui me concerne, je suis toujours très étonnée qu’on puisse imaginer imposer aux autres ses propres conceptions. Évidemment, il y a des valeurs auxquelles l’ensemble de la société est attachée, comme, par exemple, la protection de la vie, avec laquelle on ne transigera pas. Mais au-delà, la diversité des positions me paraît, encore une fois dans une société démocratique, tout à fait acceptable.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie, madame la professeure, pour votre intervention et pour votre disponibilité.

 

 


– 1 –

Comité Laïcité République – M. Jean-Pierre Sakoun, président

Mardi 18 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité et République (CLR). Comme d’autres organisations engagées dans les débats de société, le CLR a une voix à faire entendre, en particulier dans la perspective de la révision prochaine de la loi relative à la bioéthique.

M. Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité et République (CLR). Le Comité Laïcité et République  est honoré de votre invitation. Je commencerai par vous dire quelques mots sur notre association afin d’expliquer, comme on disait autrefois, d’où nous parlons.

Le CLR a été fondé à la suite de l’« affaire du voile » survenue à Creil en 1989 et de l’article qui avait alors fait grand bruit, intitulé : « Profs, ne capitulons pas ! », paru dans Le Nouvel Observateur le 2 novembre 1989 et cosigné par cinq grandes figures laïques qui ont chacune, depuis, suivi leur propre chemin : Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler. Parmi les fondateurs du CLR, outre ceux que je viens de citer, on relève les noms de grands professeurs comme Maurice Agulhon et Claude Nicolet – grand historien de la République et premier président du CLR –, mais aussi ceux d’Henri Caillavet, de Pierre Bergé, ou encore de grands scientifiques comme Jean‑Pierre Changeux, de penseurs comme Albert Memmi, de politiques comme Yvette Roudy.

Le CLR s’est toujours situé loin des extrêmes, qu’ils soient les indigénistes communautaristes de l’extrême gauche ou les identitaires de l’extrême droite. Notre association défend la laïcité comme vecteur de la liberté des individus, de la solidarité entre les citoyens et de l’unité du peuple français et, en ce sens, elle est opposée aux tentatives d’adjectiver de quelque manière ce principe d’une grande clarté – adjectivation qui reviendrait à renoncer à l’idéal d’émancipation.

Au fond, notre programme pourrait tenir dans les articles 3 et 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, portant l’un sur la souveraineté, l’autre sur la liberté d’opinion. Notre programme s’appuie également non seulement sur l’article 1er de la Constitution, qui dispose que la République est indivisible, laïque, démocratique et sociale, mais encore sur les deux premiers articles de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.

Au-delà de cette affaire de 1989, l’histoire qui nous a faits est celle de la sortie de l’organisation verticale et féodale et de l’organisation horizontale et tribale du monde, pour instituer un sujet autonome, rationnel et politique. C’est l’histoire de la philosophie de Condorcet, éminemment politique en ce qu’elle ne fait appel à aucune transcendance, plutôt que celle de Locke, fondée sur la notion surplombante de tolérance, fût-elle mutuelle. De cette histoire et de cette philosophie, de l’expérience du CLR, trois principes émergent qui nous guident : la liberté absolue de conscience, l’égalité absolue entre tous les citoyens sans aucune distinction et l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Ce patrimoine qui pour nous définit notre idéal de bonheur humain est fondateur de la modernité, que nous voulons faire progresser au XXIe siècle en l’adaptant à ce que certains appellent le nouveau monde, d’autres la postmodernité.

En matière de bioéthique, ce patrimoine se décline ainsi : donner toujours plus de liberté aux individus pour leur émancipation en respectant la dignité humaine et sans empiéter sur la liberté des autres. Il est en effet essentiel, pour nous, de considérer qu’en matière de discours public, de discours politique – a fortiori dans une enceinte comme celle où nous nous trouvons –, seuls la rationalité et les faits ont leur place, non les sentiments ni les oukases. En ce sens, aucune philosophie, aucune religion, aucune opinion fondée sur la croyance personnelle – ce que les Américains appelleraient les feelings – ne peut être d’un poids quelconque dans la décision politique. C’est un point nodal de la politique républicaine. C’est pourquoi il est certain que nous sommes en désaccord avec les politiques menées et les déclarations faites par beaucoup de dirigeants politiques, au plus haut niveau, depuis quelques années.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de remettre en cause les droits de l’homme, il s’agit de faire entendre qu’ils ont une limite qui est l’effritement de la société, le retour à un état d’atomisation sociale, à un état de nature proche de celui qu’imaginait Rousseau, les êtres humains se cognant contre les autres au hasard de trajectoires incontrôlées et produisant de la violence, par peur, par égoïsme et par triomphe du moi sur le nous – rappelons-nous qu’il y a quelques jours, un homme a été massacré par deux brutes ensauvagées sur un parking d’hypermarché.

Ces principes posés, ces outils forgés, nous tentons de les utiliser et de les convoquer devant chaque question politique, économique, sociale, culturelle, éthique. C’est en ce sens que la laïcité que nous défendons est transpartisane et qu’elle est une arme puissante de progrès social et humain pour la droite, le centre et la gauche, pour tous les partis qui se situent dans le cadre démocratique et n’ont pas pour objet patent ou latent de réduire cette démocratie. Les maîtres mots de notre idéal sont la perfectibilité humaine et l’émancipation.

Qu’il soit enfin clairement dit et répété que la laïcité n’est pas l’avers d’une médaille dont le revers serait la foi. La laïcité n’est pas l’athéisme. Elle est simplement neutre face aux croyances philosophiques et religieuses des citoyens. Il y a des prêtres, des rabbins, des pasteurs, des imams, des croyants laïques, ils sont même majoritaires dans notre pays, comme le démontrent toutes les enquêtes et tous les sondages qui se succèdent depuis quelques années.

Enfin, n’oublions pas que si la laïcité, et j’en viens à la question éthique, est déterminée par les principes généraux du droit, par la Constitution et par les lois, elle est aussi devenue un habitus, pour parler comme Bourdieu, c’est-à-dire une manière d’être des Français, se manifestant dans leur apparence et dans leur maintien. Il n’est que de voir, par ces temps de forte chaleur, des hommes et des femmes attablés à des terrasses de café, vêtus sans autre contrainte que celle de l’appréciation de chacun, riant ensemble, parlant d’égal à égal, pour mesurer le bonheur que l’on ressent à vivre dans la France laïque, républicaine, solidaire et sociale. Ce bonheur du comportement est très rare, même dans les pays démocratiques ; il est en quelque sorte la quintessence de ce qu’on nommait autrefois notre génie national. C’est cet idéal que nous prenons pour guide, même si nous sommes encore loin de l’avoir atteint, et non les propositions régressives, délétères et accablantes de la partition, de la séparation selon le genre, le sexe, la religion, la couleur ou tout autre clivage artificiellement essentialisé en une nature, un feeling, comme je le disais tout à l’heure.

C’est en ce sens et dans ces limites que notre sillon laïque peut être également tracé dans la réflexion bioéthique, face à la question des effets de la multiplication infinie et indéfinie de nouveaux droits. C’est pourquoi nous sommes honorés d’avoir été invités à nous exprimer devant votre commission et c’est ainsi que nous comprenons notre présence ici.

Vous auditionnerez des interlocuteurs – scientifiques, philosophes, politiques – beaucoup plus compétents dans ce domaine que je ne le suis ; je vous engage simplement à entendre ma proposition : vous emparer des outils de la laïcité émancipatrice.

Je vais tenter ici de donner deux exemples de cette pratique laïque. L’un concerne un sujet dont je regrette qu’il ne soit pas directement intégré à la réflexion sur la révision de la loi relative à la bioéthique, mais qui devrait l’être : la fin de vie. L’autre est l’un des objets essentiels de votre réflexion : la gestation pour autrui (GPA).

Sur la fin de vie, sujet majeur de l’éthique et de la morale humaine, posons-nous les trois questions de notre boîte à outils laïque, étant entendu que nous sommes a priori favorables à l’extension de toutes les libertés et que nous utilisons notre réflexion non pas pour tenter de contraindre mais simplement pour mesurer la capacité de ces libertés à s’inscrire dans notre société sans la mettre en pièces. Le choix de sa propre fin de vie est-il une liberté supplémentaire accordée aux individus ? À première vue, la réponse semble sans ambiguïté : oui.

Ensuite, avoir le choix de sa fin de vie est-il une possibilité qui respecte la dignité humaine ? Là aussi la réponse semble être oui, même si la loi doit encadrer cette possibilité pour ne pas déroger à la dignité. Ainsi, personne ne devrait pouvoir se prévaloir de cette liberté pour choisir de se pendre ou de se tirer une balle dans la tête, dans le cadre d’une loi d’émancipation. Ces moyens dégradants ne peuvent entrer dans le cadre social, pas plus que le lancer de nains même si ces derniers étaient d’accord, pas plus que le fait de se vendre comme esclave même si l’on y consent.

Enfin, cette nouvelle liberté empiète-t-elle sur la liberté des autres ? La réponse est, à première vue, non. Et c’est ici qu’il est essentiel de ne pas tomber dans le piège méthodologique de l’irrationnel en prenant en compte les ressentis, les sentiments, les opinions, les feelingsit hurts my feelings, disent les Anglo-Saxons. Mais si on laisse s’instaurer cet « argument », toute liberté peut être et sera même, au nom de cela, immanquablement rognée puis annulée. Il y aura toujours au moins un groupe dont les sentiments seront heurtés par une liberté offerte aux autres.

Appliquons à présent notre boîte à outils à la GPA.

Le choix de la GPA est-il une liberté supplémentaire accordée aux individus ? À première vue, oui. Se pose néanmoins ici une question liée au fait que les effets de la GPA ne concernent pas seulement l’individu qui la demande : s’agit-il d’une liberté ou s’agit-il de l’assouvissement d’un désir personnel ? La logique des droits de l’homme qui sous-tend cette demande n’est-elle pas animée par ce que les philosophes appellent le principe d’illimitation ?

Avoir le choix de la GPA est-il une possibilité qui respecte la dignité humaine ? Cette liberté, si c’en est une, ne peut passer que par un autre corps que le sien. Peut-on, quelle que soit la forme de l’accord passé avec l’autre, asservir un autre corps, même avec son aval, à l’assouvissement de son propre désir ?

Cette nouvelle liberté – si c’en est une - empiète-t-elle sur la liberté des autres ? Là encore, la réponse n’est pas aisée. Peut-on prendre la décision de faire naître un enfant dans des conditions qui se rapprochent de la logique du transhumanisme ? Peut-on contraindre – ou pas – la mère porteuse à n’être que porteuse ?

On voit donc que cette batterie de questions fait apparaître aisément une différence entre des chemins droits et dégagés, et d’autres plus tortueux et baignés de brume. Cela ne veut pas dire qu’il faut interdire la GPA. Cela signifie que c’est à la condition d’avoir résolu ces questions laïques que l’on pourra la mettre en œuvre comme un acte émancipateur et non comme un acte de contrainte pour une ou plusieurs des parties.

Je l’ai dit, je ne suis pas compétent pour aborder les deux questions monumentales de votre programme, et qui se font de plus en plus pressantes : la révolution numérique et le transhumanisme. Je n’aurai pas l’outrecuidance de vouloir donner mon avis sur ces questions – j’en ai certes un, qui est celui d’un citoyen et qui n’a pas plus d’autorité qu’un autre. Sur ces points je vous renverrai à deux romans de science-fiction – la fiction éclairant souvent la réalité d’un jour étonnant : peut-être certains d’entre vous savent-ils que la pensée transhumaniste est née, comme la pensée sur les sociétés robotisées est presque née chez Isaac Asimov, sous la plume deux auteurs américains, Bruce Sterling, avec La Schismatrice, et William Gibson, avec Neuromancien. Très modestement, je vous engage à lire ces ouvrages car ils permettent, via la fiction, de comprendre les questions qui se posent dans un monde transhumanisé.

Je conclurai en rappelant ce que j’ai tenté de vous proposer. Pour envisager sereinement les questions de bioéthique, nées des progrès scientifiques, n’oublions à aucun moment que l’objectif n’est pas la satisfaction du désir sans fin de chaque individu, mais la perfectibilité morale et l’émancipation collective donc individuelle de tous et de chacun ; que les moyens en sont définis par les principes gravés aux frontons de nos mairies et par leur résultante : la laïcité qui garantit la liberté absolue de conscience, l’égalité absolue entre tous les citoyens et l’égalité de tous devant la loi ; enfin que les outils d’analyse sont ces trois questions que nous vous suggérons de vous poser sans cesse face à ces questions de bioéthique : ma décision donne-t-elle plus de liberté aux individus pour leur émancipation ? Ma décision respecte-t-elle la dignité humaine ? Ma décision empiète-t-elle sur la liberté des autres ?

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour votre exposé liminaire. Nous n’allons pas engager un débat, puisque la présente mission d’information a vocation à écouter les différents points de vue afin qu’ils nourrissent notre réflexion.

Je souhaite dans un premier temps savoir quelle définition vous donnez du mot « émancipation », que vous avez employé – un de vos feelings, pour reprendre une notion que vous avez citée. Le mot « émancipation » revient souvent dans le débat politique : tout à l’heure encore, pendant les questions au Gouvernement, le Premier ministre l’a utilisé à plusieurs reprises. Mais quand on parle d’émancipation, c’est par rapport à quelque chose ; aussi, en matière bioéthique, s’agit-il d’une émancipation par rapport à son corps, par rapport à sa famille… ? Concrètement, qu’entendez-vous donc par « émancipation » ?

M. Jean-Pierre Sakoun. « Émancipation » est un terme qui a une connotation essentiellement politique, qui nous vient du XVIIIe siècle et des philosophes des Lumières. Il tend à démontrer que les êtres humains pourront se perfectionner, puisqu’ils sont perfectibles, si on leur donne les moyens de la liberté de penser, de la liberté d’agir avec pour seule limite le respect de la loi, de la dignité et de la liberté des autres. C’est le pari des Lumières.

La grande différence entre la conception des Lumières, de la modernité, et les conceptions qui semblent aujourd’hui dominantes, c’est que nous avons perdu de vue le fait que l’émancipation des individus est un processus collectif. On ne s’émancipe pas politiquement de sa famille, de son patron ou de quelque personne que ce soit. On émancipe collectivement la société en donnant à tous une liberté dont chacun va profiter. En matière de bioéthique, l’émancipation est bien celle de la loi ; la loi, en l’espèce, ne contraint pas, au contraire : elle émancipe dans la mesure où elle donne des limites qui, j’y insiste, ne sont pas fondées sur des sentiments mais sur des réalités, limites fondées également sur le respect des autres.

L’émancipation est donc un concept politique et collectif et non une notion individuelle qui concernerait un individu en révolte contre telle ou telle autorité réelle ou supposée et dont il voudrait se dégager.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. De mémoire, il me semble que déjà Montaigne, dans les Essais, évoquait l’émancipation de l’homme – à moins que ce ne soit son épanouissement…

Je reviens sur vos propos, MonsieurSakoun, concernant la laïcité – une laïcité « sans adjectif », associée à l’humanisme. Selon votre démonstration, elle permet l’extension des libertés, une approche rationnelle des problèmes et vous avez pris plusieurs exemples. J’ajoute qu’une telle approche peut également maintenir une diversité d’opinions. Or le maintien de cette diversité recèle des vertus comme l’accroissement de la valeur « humanisme » ou de la valeur « liberté », ce que ne permet pas une pensée hégémonique qu’on dénonce aujourd’hui sous l’expression « politiquement correct ». En outre, cette diversité est très féconde. Si le nombre d’opinions sur tel ou tel problème se réduit, l’esprit humain ne produit plus, car les gens, plutôt que d’avancer dans la réflexion, se contentent de s’entendre sur une règle, un ensemble de principes.

Qu’en permanence des opinions contraires puissent se confronter, c’est, j’y insiste, fécond pour la réflexion aussi bien en matière éthique qu’en matière de sciences humaines. Est-ce votre avis ? Pensez-vous, comme nous, que cette réflexion permanente doit nous conduire à maintenir une révision périodique des lois relatives à la bioéthique, ou plutôt  une révision presque constante, parce que ces différentes idées doivent continuer presque quotidiennement à se confronter ?

Deuxième point : la GPA. À vous entendre, on devine que vous avez une certaine réticence en la matière, réticence que nous sommes nombreux ici à partager. Je rappelle néanmoins qu’à côté des GPA « commerciales » que tout le monde s’accorde à rejeter, il existe des GPA « éthiques », « altruistes », dans le cadre desquelles la femme porteuse, parfois pour le compte de quelqu’un de sa famille, parfois pour le compte d’une amie, ne demande aucune rétribution, et agit par générosité. Dès lors, le fait qu’elle prête son corps est-il si préjudiciable, ou bien, au contraire, peut-on comparer cette femme à quelqu’un qui accepte une amputation pour faire vivre un proche – je pense à l’amputation d’un rein, d’un lobe de foie ou d’un morceau de poumon pour le donner à un membre de sa famille ou à un ami ? Il y a là, si l’on peut dire, un sacrifice corporel durable alors que celui consenti par la femme porteuse, si l’on retient cette analogie, n’est que transitoire.

Je ne donne pas de réponse, je partage votre réticence quant à la GPA quand elle est réalisée dans les conditions condamnables qui ont été évoquées. Reste qu’à donner une même appellation à ces différentes pratiques, on a tendance à quelque peu diaboliser ce processus. Or l’une des conséquences est qu’en France les enfants nés de GPA effectuées à l’étranger n’ont pas les mêmes droits que les autres, et nous sommes pour cette raison condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). C’est un point sur lequel nous devons évoluer, d’autant plus qu’il n’est pas illégal pour un couple français, quel qu’il soit, de solliciter une GPA à l’étranger. La paternité et la maternité sont reconnues dans le pays où la GPA a été pratiquée mais quand la famille revient en France, on interdit aux parents d’exercer leur rôle parental et on les contraint de suivre des procédures très compliquées d’adoption et qui sont condamnées, je le répète, par la CEDH.

Dernier point : ne serait-il pas souhaitable que nous nous attachions à inciter davantage les hommes de notre temps au développement de l’hyper-humanisme plutôt qu’au développement du transhumanisme avec toutes les frayeurs que ce dernier peut susciter ?

M. Jean-Pierre Sakoun. Vous avez rappelé la nécessité de la diversité des opinions et de leur confrontation. Tout dépend de ce qu’on entend par confrontation et par opinion. La confrontation est un mode de fonctionnement politique et ritualisé dans les assemblées parlementaires, dans les salles de commission, et c’est probablement aux philosophes du XVIIIe siècle et à la Révolution française que nous le devons. En ce sens, la confrontation est la quintessence de la politique dès lors qu’elle ne tourne pas au pugilat – comme on peut le voir dans certaines chambres à l’étranger où l’on se rend compte que quelque chose de fondamental n’a pas été acquis. Quant aux opinions, on en revient à ce que j’évoquais à propos du sentiment, du feeling : si l’opinion y est assimilée, alors elle ne suffit pas. L’opinion doit être fondée sur des faits, des raisonnements scientifiques cohérents et non pas simplement sur telle ou telle croyance. La rationalité doit, j’y insiste, fonder l’opinion.

En ce qui concerne la périodicité de la révision de la loi relative à la bioéthique, il me paraît évident que les moyens modernes de partage du flux de l’information dont disposent ceux qui sont chargés de prendre des décisions politiques permettraient probablement d’inscrire la révision de la loi dans une continuité plutôt qu’à intervalles qui seront toujours bancals quels qu’ils soient. Une telle continuité dans la révision tendrait toutefois à uniformiser la nouveauté : on traiterait les problèmes les uns après les autres et on n’aurait probablement pas toujours la bonne distance pour établir les liens entre eux. Aussi faudrait-il peut-être rapprocher, alléger, simplifier les procédures de révision. La mise en œuvre d’un processus de révision permanent risque en effet de poser un certain nombre de problèmes peut-être plus dangereux encore, ou plus lourds, que ceux que poserait une révision à intervalles trop larges.

Pour ce qui est de ma réticence personnelle à la GPA, elle est absolue, comme c’est le cas, je suppose, pour tout le monde ici, dès lors qu’il s’agit de la GPA commerciale. Il n’en reste pas moins que nous avons beau, tous, affirmer cette réticence, le phénomène existe, certes plus difficilement en France que dans d’autres pays, pour des raisons de contrôle et de gestion des établissements médicaux. Je ne pense pas qu’on puisse simplement se débarrasser du problème d’un revers de main en faisant valoir son désaccord avec cette pratique.

C’est en ce qui concerne plus précisément les mères porteuses « éthiques », à savoir celles qui entendent aider volontairement et avec plaisir, que se pose l’une des trois questions que j’ai mentionnées dans ma présentation : quid de la dignité humaine ? Lorsqu’on utilise un autre corps que le sien non pas pour continuer à vivre, mais pour satisfaire un désir aussi puissant soit-il, y a-t-il, ou non, respect absolu de la dignité humaine ? Une fois de plus, je n’ai pas de réponse et si la décision informée que vous prendrez, vous élus de la République, devait être une réponse positive à cette question, je m’y plierai sans considérer qu’il s’agirait d’une catastrophe et sans considérer que nous serions en pleine décadence. Je dis seulement qu’il faut se poser cette question et l’aborder de front même si elle ne nous fait pas plaisir.

Je trouve en outre qu’il y a un léger biais dans la comparaison entre la GPA et les amputations. La GPA n’est pas une amputation – vous êtes médecin, monsieur le rapporteur, je ne le suis pas et dès lors vous me direz si je me trompe. L’amputation à laquelle vous avez fait allusion consiste à offrir une partie de son corps sans que cela vous empêche de continuer à vivre comme avant : il ne s’agit pas de vous amputer d’un bras. Une telle amputation permet à une autre personne de continuer à vivre sans que cette opération ne limite ou ne détruise une partie de votre vie ou de votre autonomie. La GPA relève-t-elle de la même logique ? Je n’en suis pas persuadé.

Encore une fois, je n’ai pas de réponse et je ne suis en aucun cas opposé au principe de la GPA. J’affirme seulement que dans le cadre de la GPA, la question fondamentale est celle de la dignité humaine et de la liberté des autres. Aussi, ce que je vous demande, humblement, c’est de vous poser ces questions – mais je suppose que c’est ce que vous faites.

Pour ce qui est des droits des enfants, les critères que je propose s’appliquent : la GPA a un effet sur d’autres êtres vivants et il est évident que nous ne pouvons pas limiter, par rapport au reste de la population, les droits de ces êtres vivants. C’est à mes yeux une évidence.

La GPA est légale dans certains pays étrangers et, lors de leur retour en France, les parents y ayant recouru ne peuvent plus exercer leur rôle parental. Ici aussi, nous posons la question du rapport du désir et de la loi. Personne mieux que des psychanalystes, et j’espère que vous en avez entendu, ne pourra répondre à ces questions. À quel moment l’illimitation des droits de l’homme vient-elle, d’une certaine manière, s’entrechoquer avec la notion même de droits de l’homme ? Pour une pensée collective comme la pensée républicaine qui, en ce sens, est différente de la pensée démocratique – je citais Locke et Condorcet tout à l’heure – la question collective reste fondamentale par rapport à la question de la liberté individuelle, qui est l’alpha et l’oméga de la pensée anglo-saxonne dans ce domaine.

Enfin, je ne puis qu’être d’accord avec votre dernière remarque. Le transhumanisme serait une question très secondaire si nous atteignions nos objectifs d’accroissement de la pensée humaniste parmi nos concitoyens mais, là encore, il s’agit d’un idéal…

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Mes questions concerneront surtout le Comité Laïcité République.

Comment définir le terme de laïcité ? Vous avez évoqué la neutralité, notion sur laquelle je m’interroge, car il me semble que chacun est porteur de ses croyances, que l’on ait des convictions religieuses, que l’on soit athée, ou autre. Il est très difficile de prétendre qu’à aucun moment on ne laisse transparaître ce qui nous habite. On constate ainsi à l’école que les enfants repèrent rapidement les sentiments de chacun à cet égard.

Comment se construit et fonctionne le CLR, alors que les diverses convictions de ses membres sont toujours susceptibles d’être incompatibles et d’entrer en contradiction ? Comment parvenez-vous à déterminer une position commune au regard de la laïcité ?

Enfin, les membres du Comité sont-ils représentatifs des différentes tendances présentes au sein de la société laïque, ou bien, dans les échanges, font-ils abstraction de leurs appartenances ?

M. Thibault Bazin. En réduisant les feelings à des sentiments ne devant pas être pris en considération, vous nous invitez à nous en remettre à des définitions juridiques. Mais comment, par exemple, définir juridiquement la dignité humaine ? Car j’imagine qu’autour de cette table, chacun en a une perception différente.

De fait, la seule rationalité pourrait en quelque sorte déconsidérer les personnes vulnérables, à l’état embryonnaire ou en fin de vie. Sous couvert de bonnes intentions, de foi en la perfectibilité humaine – la laïcité émancipatrice –, ne risque-t-on pas d’aboutir à des mesures susceptibles d’asservir l’humain ou de le réduire à l’état d’objet ?

La richesse de la langue française, qui égale presque celle de la langue anglaise, permet de mieux appréhender les mystères de la vie humaine : ainsi le terme feelings peut aussi signifier « avis » et non pas « sentiments ». Or l’un des avis pourrait conduire à considérer le rôle de l’État comme étant de protéger les personnes les plus vulnérables, y compris d’elles-mêmes.

L’égalité absolue, que vous avez évoquée, pourrait elle aussi conduire à des situations d’inégalité, comme celle des enfants sans père. Le triomphe du moi, dont vous soulignez la menace, pourrait, par égalitarisme absolu, exiger l’utilisation de techniques susceptibles de créer des situations dénuées de sens. Si nous soumettons la prise en compte de l’opinion au seul critère de la rationalité, peut-être bâtirons-nous une société au sein de laquelle la fin justifie les moyens. Demain, la valeur d’une vie pourra-t-elle résister à la seule rationalité des moyens ?

Mme Élise Fajgeles. Au commencement de nos travaux, nous nous sommes interrogés sur l’opportunité d’auditionner les représentants des grandes religions. Nous avions alors présente à l’esprit la violence qui a caractérisé les débats portant sur le mariage pour tous et, nous souhaitions éviter de la provoquer à nouveau lorsque les débats portant sur la loi bioéthique, et singulièrement sur le recours à la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, deviendront publics.

C’est pourquoi je souhaiterais recueillir votre avis sur la place que les religions doivent tenir dans ce débat puisque, que la mission d’information les entende ou non, elles y prendront toute leur place. Puisque vous êtes venu avec une « boîte à outils », comment créer les conditions d’un débat théologico-politique apaisé sans méconnaître le principe de laïcité tel que vous le défendez ?

M. Jean-Pierre Sakoun. Je me sens beaucoup plus à l’aise pour répondre à la question de Mme Tamarelle-Verhaeghe qui portait sur la laïcité, la neutralité, l’école, ainsi que sur la formation du consensus au sein de notre association, qu’à toutes celles que nous avons abordées jusqu’à présent.

Nous sommes tous constitués d’identités multiples. Je parlerai même d’identifications, car nous choisissons nombre de ces identités, nous choisissons de nous y rattacher : elles ne sont pas toutes imposées par la nature, loin de là. Elles peuvent nous être transmises par l’éducation, et parfois elles relèvent de choix.

La question de la laïcité n’est pas celle de la neutralité de l’individu, mais celle de la neutralité de l’État. L’individu est constitué de l’ensemble de ses identifications et de ses identités, et il vit avec. Ce en quoi consiste l’effort citoyen, républicain, spécifiquement français, c’est, au moment où il prend la décision politique, d’essayer de faire entrer une once de réflexion sur l’intérêt général dans la constitution de sa personnalité faite d’identités multiples, et surtout de ne pas transformer l’une de ces identités en une essence. C’est-à-dire de ne pas être qu’un juif, de ne pas être qu’un catholique, un athée, un protestant, une personne de couleur noire ; ce n’est qu’un des éléments qui nous constituent.

Tant que vous considérez que cet élément qui vous constitue est un parmi plusieurs, voire un parmi des dizaines pour certaines personnes, vous restez dans le politique, dans la capacité de discuter avec d’autres et d’accepter qu’un vote vous rende minoritaire, parce que vous savez que, la prochaine fois, un autre vote pourra vous rendre majoritaire – vous, c’est-à-dire l’ensemble des identités qui vous constituent.

Si, en revanche, vous essentialisez une seule de ces identités pour en faire votre être, vous n’êtes plus dans le politique, mais dans la victimisation et l’oppression, car tout vote qui se tournera contre vous sera, non pas opposé à votre opinion politique, mais à ce que vous considérez comme votre propre nature. Dès lors, la question du communautarisme, sous toutes les formes, notamment religieuses, qu’elle est susceptible de prendre, va se poser avec une terrible acuité et nous conduire à des choses assez catastrophiques.

Ainsi, à mes yeux, la neutralité et la laïcité sont celles de l’État ; et c’est à notre école qu’il appartient d’apprendre aux individus qu’ils sont constitués d’identités et d’identifications multiples. C’est en cela que la loi de 2004 sur les signes religieux est essentielle, dans la mesure où elle considère que, jusqu’à leur majorité, ces enfants doivent avoir un espace dans lequel ils peuvent comprendre, s’installer et s’organiser dans autre chose que la volonté familiale et sociale de les amener à une identité essentialisée.

Après avoir répondu à la partie de votre question portant sur l’individu, j’aborderai le thème de la neutralité, qui se trouve au cœur de la question.

J’ai cité les deux philosophes qui polarisent cette réflexion : l’Anglais Locke et le Français Condorcet ; les écrits de Catherine Kintzler sur ce thème sont éclairants, et je vous invite à vous y référer.

Locke est un philosophe qui part du religieux. Il pose en principe que, pour être membre de la communauté sociale et civile des hommes, qu’elle ait pour nom république, royauté ou démocratie, il faut croire en quelque chose. Si vous ne croyez pas, vous n’êtes pas crédible et n’avez pas de morale, ce qui n’est pas très éloigné d’une certaine vision américaine dominante aujourd’hui.

Il pose la question de l’harmonie et de la loi civile sous l’angle de la tolérance, il faut que chacun soit tolérant envers les autres. Toutefois, il pose cette question dans la situation où une religion est dominante : pour reprendre une image économique très galvaudée ces dernières années : la tolérance « ruisselle ». Elle part d’un haut que constitue la religion dominante dans la société, et « descend » vers des religions qui ne le sont pas, ou pas même parfois dans les institutions ; et il faut organiser cette tolérance entre les groupes.

Condorcet, philosophe du XVIIIe siècle, a fait, comme notre République encore aujourd’hui, le pari de l’émancipation, c’est-à-dire le pari de la liberté des individus, du choix de chaque individu. Il est fondé sur l’abstention, et, si on pouvait ne pas entendre le terme dans un sens négatif, sur la cécité : la République est aveugle à la différence.

Elle ne la nie pas, : la différence existe. Simplement, pour être dans le politique et non dans le religieux, la République se débarrasse de la question de la tolérance en posant le pari, très humaniste – celui du mythe de Sisyphe –, que, pour être homme, il ne faut pas aller dans le sens de la plus grande pente, il faut pousser la pierre dans le mauvais sens, même si l’on sait qu’elle va redescendre. Ce pari est que ce qui nous est commun est beaucoup plus important que ce qui nous fait différents, et que la seule solution pour avoir un État politique et rationnel est d’être aveugle à ces différences. Il ne s’agit pas de les nier, mais il faut que l’État y soit aveugle.

Comment les choses se passent-elles au sein du CLR ? Les adhérents, les membres de notre bureau, de notre conseil d’administration, sont des gens de droite, des gens de gauche, des gens du centre, dont certains sont peut-être ou probablement croyants, je ne me pose pas la question, mais si je devais le faire, je saurais assez rapidement qui l’est et qui ne l’est pas. Toutefois, ils acceptent ces principes comme étant l’idéal qui nous guide.

Pour reprendre une image qui m’est chère, je dirai que ce n’est pas parce que l’on n’a pas atteint son idéal qu’il faut le jeter à la poubelle pour le remplacer par quelque chose de régressif. L’idéal est comme l’étoile qui guide les marins, elle leur indique la bonne route, mais ils savent qu’ils ne l’atteindront pas. C’est donc cela l’idéal : on sait que l’on en est loin, mais on a conscience d’aller dans le bon sens en le suivant. S’agissant du fonctionnement du CLR, c’est une association relevant de la loi de 1901.

À M. Bazin, je répondrai qu’il me semble redouter que les lumières deviennent si vives qu’elles finissent par brûler et que la rationalité finisse en dictature.

Je suis quelque peu gêné lorsque vous considérez que c’est la vie, de l’état embryonnaire à la fin de vie, qui est concernée. À ma connaissance, pour la loi française, l’embryon n’est pas un être humain. Parler de l’embryon comme d’un être humain est donc en contradiction avec nos lois, ce qui est essentiel car, sans ces lois, des droits aussi fondamentaux que celui de l’accès à l’interruption de grossesse pourraient être remis en cause.

C’est là que la modeste boîte à outils que je vous propose a son importance, c’est-à-dire qu’aucune de ces libertés, si vous parvenez à la conclusion que chacune d’entre elles est une liberté, ne peut être mise en place sans l’accompagnement législatif et les garde-fous que vous lui donnerez.

Ceux-ci doivent porter sur la préservation des personnes âgées afin qu’elles échappent à la mort que leur promettraient des héritiers rapaces ou des gens qui les haïssent, etc. C’est donc votre rôle, non pas d’interdire ces libertés, mais de guider les citoyens pour qu’elles ne se transforment pas en asservissement ou en dictature.

Il n’en est pas moins vrai que le mot feelings signifie aussi « sentiments » ; toutefois, dans les universités américaines, on utilise l’expression you hurt my feelings, on ne parle pas d’avis, mais véritablement de sentiments. Je suppose que la plupart d’entre vous ont entendu parler de ces dérives délirantes concernant les zones de confort dans les universités américaines. Elles constituent l’illustration absolue de la folie dans à laquelle peut mener cette hypertrophie du moi.

De la même façon que vous êtes passé de la vie à l’embryon, vous passez « clandestinement » du terme d’égalité à celui d’égalitarisme. Cela n’est pas la même chose, l’écart est comparable à celui qui sépare l’islam de l’islamisme : l’islam est une religion qui a toute sa place dans notre société, et 80 % et plus des fidèles le pratiquent « en bon père de famille », alors que l’islamisme constitue une utilisation radicale et politisée de ce corpus de foi pour en faire un instrument politique antidémocratique.

Le même rapport existe entre égalité et égalitarisme. La valeur d’une vie pourra‑t‑elle résister à la finalité offerte par les moyens mis à sa disposition ? demandez-vous. Je vous retourne la question, car c’est à vous, législateurs, qu’il revient d’être vigilants. Peut-on vivre dans un monde de défiance permanente dans lequel toutes les libertés devraient être limitées parce qu’elles pourraient être mal utilisées ? Dans le domaine de la fin de vie, il me semble que l’on n’a pas attendu la loi de bioéthique et ses révisions pour que, dans le secret des familles et le silence des chambres d’hôpital, des gestes d’aide au passage au trépas soient accomplis, et cela depuis toujours.

Il ne s’agit donc pas de refuser de voir, ni de faire comme si, mais simplement de s’assurer que les libertés qui continueront d’émanciper l’humanité sont réglées par des cadres pour lesquels nous vous avons élus ; c’est votre responsabilité.

À Mme Fajgeles qui m’a interrogé sur l’opportunité qu’il pourrait y avoir d’entendre les représentants des grandes religions, je répondrai que tout groupe humain mérite que la mission d’information l’entende, particulièrement lorsqu’il a une influence dans la société. Cela vaut pour les grandes religions, pour les athées ou d’autres types de groupes qui ne sont pas nécessairement religieux. La question est de savoir à quel moment écouter ces groupes pourrait former votre jugement ou pourrait, sous l’influence, le poids et l’insistance de ce que l’on appelle aujourd’hui des lobbies, se constituer en une défense d’éléments irrationnels.

Rien n’est plus légitime, mais ce qui ne devrait pas être et inquiète beaucoup le CLR est la constitution de groupes religieux institutionnalisés en marge des institutions de la République, qui deviendraient des sortes de think tanks permanents de la République. La question est celle-là, et non celle d’écouter ou pas ce que les gens ont à dire – je suppose que la mission reçoit les représentants des diverses religions, le grand rabbin de France, etc.

J’imagine par ailleurs, Madame, que c’est à dessein que vous avez parlé de débat théologico-politique ; ce débat à mes yeux est politique et non théologico-politique. Tout est là précisément : le débat n’est pas celui de la prise en compte d’opinions qui, même si elles sont très largement partagées, demeurent des vues de l’âme, des vues de l’esprit, avec tout le respect qui leur est dû, et qui auront beaucoup de mal à démontrer qu’elles fonctionnent autour de la raison – ce qu’à certains égards elles refusent en grande partie.

Il ne peut donc, selon moi, y avoir de débat théologico-politique ; il peut en revanche y avoir un débat politique, même informé par des opinions théologiques ou par des discours scientifiques.

Mme Agnès Thill. J’avoue ne pas entrer dans vos vues lorsque vous évoquez des opinions théologiques ; je pense qu’il s’agit de questions, car la théologie est faite de plus de questions que d’opinions.

Dans la perspective du « toujours plus de libertés », d’une émancipation sans bornes, puisque désormais quasiment tout est possible, y compris ce que nous ne pouvons imaginer, et même en comptant sur la perfectibilité de l’homme : comment enrayer le danger d’une surpuissance humaine ?

On peut en effet penser à une infinie conquête de droits, sans que des devoirs y soient associés, alors que, dans toute société, institution, école ou n’importe que cercle, il y a obligatoirement des règles, ne serait-ce que pour que chacun puisse vivre sa liberté. Ainsi la liberté n’est-elle possible que si elle est soumise à des règles, ce qui peut sembler antinomique avec l’idée d’une liberté sans fin, une quête de droits à l’infini qui ne serait associée à aucun devoir.

Enfin, au nom de la liberté, ne risquons-nous pas un formidable retour en arrière ?

M. Guillaume Chiche. Vous avez, monsieur le président Sakoun, rappelé votre attachement à l’égalité et à la liberté de tous.

À ce titre, je souhaiterais vous interroger au sujet de la levée de l’anonymat du don de gamètes. Ce don est frappé d’anonymat en France, et je m’interroge sur la souffrance potentielle vécue par les enfants concernés du fait de leur incapacité à connaître leurs origines, mais également sur la liberté de conserver le choix de savoir ou non ; de dire ou de ne pas dire. Pour sa part, la fédération des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) recommande une levée partielle de l’anonymat.

Quel est votre avis au sujet de cette alternative ?

M. Jean-Pierre Sakoun. À Mme Thill, je concède volontiers qu’il est effectivement question d’opinions religieuses et, bien entendu, de discussions théologiques : je me suis mal exprimé.

S’agissant de l’extension des droits à l’infini, des droits sans devoirs et de la liberté sans fin qui constituerait à terme une régression, soit je me suis très mal exprimé, soit nous nous sommes mal compris : je suis en fait entièrement d’accord avec vous. J’avance simplement que l’optimisme humaniste qui est le mien me pousse d’abord à considérer la liberté avant que de considérer l’interdiction et la contrainte.

C’est pourquoi je vous propose de vous poser à chaque fois ces questions afin de déterminer si cette liberté est possible et, le cas échéant, avec quelles contraintes et quels garde-fous. C’est une évidence pour tout démocrate, mais elle a toujours plus de mal à être transmise du fait de l’explosion du moi chez les individus, qui est favorisée par l’ensemble de l’organisation de notre société.

La question se pose lorsque, en contradiction avec la loi de leur propre pays des parents décident de pratiquer une GPA à l’étranger et reviennent en demandant que la règle nationale soit appliquée à leurs enfants. Pour la deuxième partie de la question, nous ne souhaiterions pas faire autrement, mais pour la première partie nous sommes placés devant cette contradiction entre le désir et la loi, c’est-à-dire entre l’intérêt collectif et l’intérêt particulier. La question est ainsi de savoir si tout désir à vocation être assouvi.

C’est vous, législateurs, qui vous trouvez avec ce « truc » très collant entre les mains, car on ne peut pas partir du principe que, parce que c’est possible, ce doit être fait.

Il est vrai que la question est très délicate. Nous n’avons pas de réponse, en tout cas pas de réponse générale. Un rapport de forces politique s’instaure entre des forces politiques, et des citoyens qui se font entendre pour déterminer quels sont les domaines dans lesquels nous pouvons avancer, et quels sont ceux dans lesquels il nous paraît – ou il vous paraît – dangereux de le faire.

S’agissant de la levée de l’anonymat pour le don de gamètes, je n’ai pas de réponse, sinon, encore une fois, que mes questions s’appliquent, et qu’en nous les posant nous devrions trouver une voie, même si elle est malaisée.

Cela me conduit à évoquer l’un des grands changements de notre décennie, voire de ces dernières années. Malgré la violence des combats politiques et des oppositions qui ont traversé ce pays depuis qu’il est une démocratie – et c’est une vieille démocratie comparée à la plupart des pays qui nous entourent –, notre vie commune était fondée sur des consensus non-dits et non-écrits, et ce au sein d’une société, la société ancienne, qui était une société d’ordres – ce qui ne signifie pas société dictatoriale, mais organisation plus verticale, et la République se rapproche plus d’une société de ce type que la démocratie anglo-saxonne.

Dans une société d’ordres comme celle-là, il est clair que ce consensus implicite permettait de ne pas poser certaines questions. Non pas parce qu’elles étaient mises sous le tapis, mais simplement parce qu’elles trouvaient leur solution dans l’intimité des groupes, qu’il s’agisse de la famille ou de groupe d’amis, et quelle que soit la décision concernée : administrer une potion permettant à quelqu’un de ne plus souffrir et de mourir, dire ou non à un enfant qu’il a été adopté, qui sont ses géniteurs lorsqu’on les connaît, etc.

L’éclatement de ce consensus, qui est un fait culturel, un fait de civilisation, nous place devant des questions que nous avons plus de mal que d’autres pays à résoudre, parce qu’elles entrent en confrontation complète avec notre mode de pensée, avec notre modèle civilisationnel et culturel. Les Anglo-Saxons et les habitants du nord de l’Europe sont beaucoup plus à l’aise avec ces sujets ; je ne prétends pas que ce soit mieux ni moins bien, je le constate.

L’exercice est très malaisé, je le reconnais, et, au sein du Comité, nous tâtonnons sans cesse sur ces problèmes. Nous avons des points de vue différents sur la GPA, la PMA – bien que cette question soit à peu près réglée pour nous –, la levée de l’anonymat des dons de gamètes, etc. Nous rencontrons des difficultés parce que nous n’avons pas encore trouvé la voie dialectique qui nous permettrait de marier ces nouveautés et évolutions avec notre cadre culturel, que nous n’avons par ailleurs pas envie de perdre.

Il faut parvenir à vivre dans cette contradiction, et tenter d’être suffisamment intelligents collectivement pour trouver par moments une voie dialectique de sortie satisfaisante. J’espère que les questions que je vous propose de vous poser sans cesse pourront vous y aider.

M. le président Xavier Breton. Merci, monsieur le président, pour ces enrichissants propos.

 


– 1 –

Conseil national de l’Ordre des médecins – Dr Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie, et Dr Anne-Marie Trarieux, conseillère nationale

Mercredi 19 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Je souhaite la bienvenue aux représentants du Conseil national de l’Ordre des médecins, le docteur Jean-Marie Faroudja et le docteur Anne-Marie Trarieux. L’audition, filmée et enregistrée, nous permettra de recueillir le point de vue de l’Ordre sur plusieurs thèmes qui font l’objet de notre mission d’information, tels le rythme de révision des lois de bioéthique, le don d’organe, l’assistance médicale à la procréation, la recherche sur les cellules souches ou encore l’intelligence artificielle.

M. Jean-Marie Faroudja, président de la section « Ethique et déontologie » du Conseil national de l’Ordre des médecins. Je vous remercie d’entendre la voix de l’Ordre des médecins, assez timide jusqu’à présent sur ces sujets délicats. Je traiterai pour commencer des divers aspects de l’assistance médicale à la procréation (AMP), question d’une particulière importance sur laquelle le Conseil national a pris position hier par un avis qui est l’aboutissement d’années de réflexion.

Sur le fond, le rôle de l’Ordre n’est pas de s’opposer aux demandes sociétales auxquelles existe une possible réponse technique médicale. Ainsi, s’agissant de l’auto‑conservation des gamètes, l’Ordre a pour rôle de rappeler aux médecins que la stimulation ovarienne comporte des risques dont ils doivent informer la patiente : risque dû à ce que cette pratique suppose d’utiliser des produits extrêmement violents pour obtenir des ovocytes ; risque, aussi, de désillusion. Dimanche dernier, dans le journal Sud-Ouest, une spécialiste du centre hospitalo-universitaire de Bordeaux, le docteur Aline Papaxanthos, indiquait que 6 % seulement des ovocytes conservés donneront lieu à un embryon vivant. C’est le rôle du médecin de prévenir les dames, qui souhaiteraient reporter une conception, des risques qu’elles prennent et, dans tous les cas, de leur dire qu’il n’y a pas de garantie de réussite. L’Ordre demande aux médecins de se conformer au code de la déontologie médicale, ce qui suppose l’information de la patiente et son consentement.

De nombreuses discussions ont eu lieu sur l’AMP au sein du Conseil national. Après avoir entendu de nombreuses personnes – des scientifiques, des philosophes, des associations –, nous sommes parvenus à la conclusion que si, à la demande d’AMP, essentiellement sociétale, la réponse peut être médicale, le rôle du médecin ne peut en aucun cas être assimilé à celui du technicien supérieur capable d’apporter la réponse demandée. Est-ce le rôle du médecin traitant de donner à la patiente toutes les possibilités thérapeutiques existantes ? La question reste entière, mais elle doit être envisagée selon deux prismes.

Le premier est celui du code de déontologie médicale, qui figure dans la partie réglementaire du code de la santé publique. Aucun article du code de déontologie ne permet de refuser d’emblée l’AMP ; en revanche, l’article 7 du même code établit que le médecin ne peut en aucun cas opérer de discrimination entre les patients qui s’adressent à lui, quelles que soient leur origine, leurs convictions religieuses ou politiques, leurs moeurs et leur situation de famille. Il n’appartient donc pas au médecin de trancher la question ; c’est pourquoi nous estimons qu’il s’agit d’une demande sociétale. La question doit aussi être envisagée en fonction du respect des quatre principes de l’éthique médicale : l’autonomie de la personne ; la bienfaisance ; l’absence de maltraitance ; l’équité. On constate que les réponses sont très différentes si l’on s’interroge au sujet de l’AMP d’une part, au sujet de la gestation pour le compte d’autrui (GPA) d’autre part.

Commençons par l’autonomie de la personne. Une femme seule ou un couple de femmes homosexuelles veut un enfant ; l’absence d’enfant peut être la source d’une souffrance que le médecin est en devoir d’écouter. Je ne dis pas qu’il doit forcément accéder à la demande mais qu’il a le devoir de l’entendre et d’accompagner la femme qui l’exprime jusqu’à ce que le projet puisse être étudié, voire porté à bon terme par des équipes spécialisées. Parler d’autonomie amène aussi à parler de l’autonomie du médecin, qui est libre. Ce disant, je ne parle pas de clause de conscience, sujet sur lequel je reviendrai, mais de l’article 47 du code de déontologie médicale, que je cite : « Quelles que soient les circonstances, la continuité des soins aux malades doit être assurée. Hors le cas d’urgence » – et il ne s’agit pas d’une situation d’urgence – « et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles. S’il se dégage de sa mission, il doit alors en avertir le patient et transmettre au médecin désigné par celui-ci les informations utiles à la poursuite des soins. »

J’en viens maintenant au principe de bienfaisance. Est-il bienfaisant d’accorder à une femme ou à un couple de femmes homosexuelles la possibilité d’avoir un enfant ? C’est ce que l’on a appelé le « droit à l’enfant », et qui a donné lieu à un large débat. L’Ordre des médecins considère que la demande exprimée ne relève pas du « droit à l’enfant », parce que ce n’est pas systématique, mais du droit d’accès à l’AMP – et de quel droit un médecin pourrait-il dire à une femme : « Non, madame, vous n’y avez pas droit !! », avant de la raccompagner à la porte de son cabinet ? Tel n’est pas le rôle du médecin, qui doit l’écouter et l’entendre.

Ont aussi été évoqués les droits de l’enfant à naître. Mais revient-il à l’Ordre des médecins de dire ce qui est bien ou pas bien ? Certains disent qu’un enfant doit avoir un père et une mère, d’autres que le fait qu’un enfant ait deux mères ou une mère l’élevant seule ne change rien. Nous connaissons tous des femmes abandonnées, des mères célibataires et des veuves ayant élevé correctement un enfant. On connaît aujourd’hui des couples de femmes homosexuelles qui, ayant adopté un enfant, l’ont mené jusqu’où elles ont pu. Et le médecin de campagne que je fus a connu des enfants nés dans un couple comportant un père et une mère qui n’ont pas forcément été heureux et dont certains ont dû être confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). En bref, il n’appartient pas à l’Ordre de prendre position sur ce qui est bien et sur ce qui ne l’est pas en cette matière, même sur le plan éthique.

Passons au principe de l’absence de maltraitance. Est-il malfaisant de permettre à une femme seule ou à un couple de femmes d’avoir un enfant ? Sur ce plan également, l’Ordre considère ne pas avoir à se prononcer.

La dernière question éthique qui se pose est celle de l’équité et de la justice. Nul, ici, n’ignore que des femmes se rendent dans des pays voisins pour bénéficier d’une AMP. Mais encore faut-il, pour cela, disposer de ressources suffisantes. Une femme habitant près d’un pays où l’AMP est admise pour elle obtiendra sans trop de difficulté ce qu’elle ne peut obtenir en France ; il en ira autrement pour une femme habitant le Massif central. Il y a là une inéquité géographique et pécuniaire, et ce problème doit être tranché par la société.

Si la législation évoluait, la question de la clause de conscience et de son expression dans la loi ferait débat. L’article 18 du code de déontologie médicale, relatif spécifiquement à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), établit qu’un médecin est « toujours libre » de refuser de pratiquer cet acte. Nous estimons que si l’accès de l’AMP était étendu aux couples de femmes et aux femmes seules, un article équivalent ne devrait pas être introduit dans le texte, car la disposition entraînerait une discrimination contredisant l’article 7 précité du même code. Reste aux médecins la possibilité de se récuser, à la condition d’avoir entendu la patiente et de lui avoir donné les moyens de poursuivre son projet auprès d’équipes spécialisées. On sait que la pratique de l’AMP n’est pas à la portée de tout le monde ; il est donc vraisemblable qu’une femme qui réclame une AMP s’adressera à une équipe spécialisée. Comme on conçoit mal aujourd’hui qu’un gynécologue refuse de faire des interruptions volontaires de grossesse (IVG), on conçoit mal qu’un médecin en mesure de réaliser des AMP refuse systématiquement de répondre à ces nouvelles demandes. Mais quand bien même estimerait-il en conscience devoir le refuser, pour des raisons qui lui appartiennent, il lui reviendra, si la loi évolue, de confier la patiente à une équipe compétente susceptible de l’écouter et de lui apporter une réponse adaptée.

Cela étant, d’autres questions éthiques se poseront si l’accès à l’AMP est étendu à toutes les femmes. Si la demande émane de femmes seules, de couples de femmes et de couples hétérosexuels, à qui donnera-t-on des gamètes qui se font rares ? Il ne doit pas y avoir de discrimination, mais j’ignore comment se fera le choix. Se posera aussi la question de l’appariement. Aujourd’hui, quand un couple hétérosexuel demande une AMP avec tiers donneur, on recherche une compatibilité géographique pour « assortir » parents et enfant autant que faire se peut. La question est sensible, expliquent les centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS).

L’Ordre s’est aussi intéressé à la question de l’accès aux origines, qui tourmente un certain nombre de personnes. L’éventualité d’un accès aux origines personnelles bénéficierait à celui ou celle qui en fait la demande ; en pareil cas, le donneur devra être informé de cette éventualité, pour qu’il exprime ou non son consentement à l’éventualité de la levée d’anonymat dès lors que l’enfant conçu grâce à son don accèdera à la majorité. Sur le plan médical, peut-être serait-il utile de savoir que le donneur qui a offert son sperme il y a une décennie a ensuite développé une pathologie héréditaire possiblement handicapante. Si les modalités d’accès aux origines personnelles sont correctement encadrées par un texte, il n’y a pas de raison que l’Ordre s’y oppose dès lors que tous les interessés ont manifesté leur accord. L’Ordre a pour rôle de guider les médecins dans l’intérêt des patients : le patient a-t-il intérêt à connaître ses origines ou non ? A-t-il intérêt à connaître la pathologie de celui qui a permis de le faire naître ? Il faut en débattre, tout comme il faudra s’interroger sur l’insémination post mortem, et aussi sur le double don ; à ce sujet, il me paraîtrait singulier d’autoriser le transfert d’embryon post mortem et de parallèlement refuser que les deux gamètes susceptibles d’engendrer une personne – les ovules d’une donneuse et le sperme d’un donneur – puissent être réunies à cette fin.

Que ces questions éthiques demeurent signifie que l’évolution de la loi ne règlerait pas tous les problèmes. Mais, aucun principe déontologique et éthique ne s’y opposant, l’Ordre des médecins considère n’avoir pas de raison d’être contre l’extension de l’accès à l’AMP.

Nos réponses ne seraient pas les mêmes au sujet de la GPA. Repartons du principe d’autonomie de la personne : on ne peut assurément pas penser que la femme qui accepte de faire cela le fait dans une autonomie absolue ; on verra beaucoup plus de femmes, en Inde, accepter une grossesse tous les treize mois, et elles ne le font certainement pas dans un but uniquement altruiste, mais par nécessité. Voilà pour l’autonomie. Ensuite, je ne peux pas penser qu’il soit bienfaisant d’accorder ou de demander à une femme d’être enceinte tous les treize mois. On peut aussi considérer que c’est une maltraitance d’autoriser la location d’utérus. Enfin, où sont la justice et l’équité entre celles ou ceux qui peuvent éventuellement louer un ventre et celle qui a besoin de cette location pour pouvoir vivre ?

Voilà où en est la réflexion de l’Ordre des médecins sur la procréation. Inutile de dire que, le corps médical étant aussi divisé sur ces questions que l’est la société dans son ensemble, les réactions des médecins se feront entendre : certains seront « contre » sa prise de position, certains seront « pour » et d’autres indécis. Mais l’Ordre ne pouvait pas continuer à tourner en rond en dépit des multiples consultations auxquelles il a procédé.

J’en viens maintenant au don d’organes. Nous avons débattu de ce sujet avec le ministère à l’initiative de la mission flash conduite par le rapporteur de la mission d’information. L’Ordre des médecins n’a rien de particulier à dire sur la situation actuelle : les protocoles sont parfaitement établis, les équipes de prélèvement pleines d’humanité, les questionnaires remarquables et l’on respecte la volonté des donneurs. Pour les donneurs vivants, la loi paraît tout à fait satisfaisante ; peut-être serait-il judicieux de prévoir un « statut du donneur vivant » pour que ceux qui consentent à un don ne soient pas pénalisés sur le plan matériel. Pour ce qui est du prélèvement d’organes, nous prenons acte de l’existence d’un registre des refus mais nous aurions préféré un registre des dons. On peut en effet considérer que donner un organe est un geste altruiste et donc gratifiant pour le donneur, si bien que certains ne doivent envisager qu’à reculons d’aller s’inscrire sur le registre des refus. Enfin, l’Ordre souhaite évidemment voir préservés les principes qui fondent le don d’organes : consentement, gratuité, anonymat, équité de répartition et sécurité sanitaire. L’Ordre des médecins s’engage à promouvoir le don d’organes et sa gratuité, comme le font d’autres pays, telle l’Espagne, avec un succès retentissant. Il est terrible de penser que tous les jours des organes sont mis en terre et que dans le même temps des gens attendent, alités, en priant le ciel de pouvoir obtenir un greffon.

Pour ce qui est du don de gamètes, une modification de la loi conduisant à supprimer l’anonymat du donneur pourrait entraîner le risque d’une diminution du stock. D’ailleurs, plutôt que de parler de « levée de l’anonymat », il serait prudent de parler de « possibilité d’accès à ses origines » – et il n’est pas obligatoire de dire que le donneur est M. Dupont, habitant à tel endroit. Après avoir levé l’anonymat des donneurs, l’Australie a connu, un temps, une baisse du stock de gamètes ; il est finalement remonté. Bien entendu, si le législateur décidait de permettre l’accès aux origines, le processus devrait être strictement encadré et ne pas contrevenir au principe de non rétroactivité de la loi. Les dons effectués antérieurement à la loi nouvelle ne pourraient être soumis à cette évolution : le donneur doit savoir, au moment où il fait ce don, qu’un jour peut-être l’enfant qui en est issu voudra l’interroger, et dire s’il y consent ou non. La modification de la loi ne pourra donc pas s’appliquer instantanément.

Sur le don du sang, il n’y a rien à dire, sinon que les mêmes principes –consentement, gratuité, anonymat et équité de répartition – doivent, bien sûr, s’appliquer.

Sur la recherche sur l’embryon et les cellules hématopoïétiques, les lois successives ont été de plus en plus permissives. La demande actuelle émane surtout des chercheurs. Ils font remarquer que notre pays n’est pas dans le peloton de tête de ceux qui déposent des brevets et que si la France persiste dans sa position, elle se fera « dépasser » par de nombreuses nations, pays émergents compris. L’Ordre des médecins n’est pas opposé à la recherche sur l’embryon, à condition que soit maintenue la clause de conscience qui figure dans le code de la santé publique – elle doit valoir pour tous, laborantins, ingénieurs et médecins, mais l’Ordre n’a pas à se prononcer pour les laborantins ou les ingénieurs ; il dit que les médecins doivent avoir le droit de refuser de participer à de telles recherches. Pour autant, il n’a pas à s’opposer à l’élargissement des règles si elles visent à faire progresser la science et à apporter une amélioration à la société et aux patients.

Je souhaiterais maintenant aborder la question de la génomique. On sait que le diagnostic préimplantatoire constitue une méthode de sélection. On sait aussi qu’il est désormais possible de corriger le génome en utilisant le ciseau Crisper-Cas9, qui permet, pardonnez la trivialité de l’expression, de « tripoter » l’acide désoxyribonucléique (ADN). On sait à peu près ce que l’on peut faire, mais l’on ne sait peut-être pas vraiment à quoi l’on va aboutir. Je laisse les spécialistes de ces questions en débattre, mais il faut se garder de tout risque d’eugénisme ou de dérives à partir de la génomique.

Je n’ouvrirai pas le chapitre de la fin de vie, mais j’espère que la question sera l’objet d’une autre rencontre nous permettant de vous exposer la position de l’Ordre, qui résulte d’une très longue réflexion.

Sur l’intelligence artificielle, je serai bref car je ne suispas spécialiste de cette question, mais d’autres que moi le sont au sein de l’Ordre et le Conseil national a été un partenaire actif de son introduction dans l’exercice médical. Si l’on peut apporter aux praticiens des outils supplémentaires grâce auxquels ils exerceront mieux et seront plus avertis en toutes matières médicales, c’est une bonne chose. Aujourd’hui, en tapant trois mots sur un clavier, on voit défiler une série impressionnante d’hypothèses diagnostiques, ce qui peut rendre service aux patients, au lieu que, jusqu’à présent, le médecin cherchait dans sa mémoire, dans ses livres et éventuellement à la bibliothèque de la faculté de médecine une information peut-être déjà périmée. Plus on donnera aux médecins de moyens de trouver des renseignements et mieux cela vaudra, à condition de préserver certains principes.

Le secret médical, en particulier, doit être maintenu avec force vigilance. L’intelligence artificielle et la puissance de calcul phénoménale de l’informatique quantique ne permettront-elles pas de remonter à l’origine d’un cas pathologique et de trouver l’identité du patient concerné à partir de quelques éléments ? Aujourd’hui, le secret médical est attaqué, fréquemment et de toutes parts, et l’Ordre se bat pied à pied pour qu’il demeure toujours général et absolu, sauf dérogations prévues par la loi. Si les fondations en étaient érodées, le patient n’aurait plus confiance en son médecin. Or, sans la confiance du patient, les soins ne pourront pas être apportés. Les dérogations légales sont aujourd’hui suffisantes et nous avons exprimé à plusieurs reprises notre désaccord sur l’extension de leur champ. Notre réflexion porte actuellement sur la transgression du secret ; elle doit rester exceptionnelle et peut éventuellement permettre aux médecins de s’affranchir du secret médical à condition qu’ils puissent s’en justifier et que la transgression soit proportionnelle à l’objet poursuivi.

Enfin, l’intelligence artificielle ne doit pas trop interférer entre le patient et son médecin. On dit que l’écran crée un obstacle ; je ne le pense pas – et des patients qui ne verraient pas d’écran chez un médecin le soupçonneraient vraisemblablement d’être un peu dépassé. En revanche, il importe que l’intelligence artificielle reste à sa juste place et que l’on veille à ce que son émergence ne remplace en aucun cas l’humanité du médecin. Un patient ne vient pas seulement voir son médecin pour qu’il pose un diagnostic : il veut aussi une main tendue et s’assurer qu’il est pris en charge et accompagné.

S’agissant des enfants nés intersexes, je dirai pour résumer que, quand la situation se présente, il est urgent d’attendre. « Anomalies du développement génital », « variation sexuelle », « malformation des organes génitaux », « anomalie de la différenciation sexuelle », « désordre de la différenciation sexuelle »... Cette très riche terminologie traduit la difficulté à définir ce dont on parle. D’un point de vue médical, soit une intervention chirurgicale se justifie d’emblée car, à trop attendre, des complications rénales se produiront, soit il n’y a pas urgence auquel cas, il est plutôt conseillé d’attendre que l’enfant atteigne la majorité, le temps pour lui de se construire sa propre identité plutôt que celle qu’aurait choisi pour lui ses parents. Ce sera tout l’art du médecin, ou plutôt des équipes spécialisées – car s’il est un sujet à propos duquel le médecin ne doit pas rester seul, c’est bien celui-là – de faire comprendre aux parents qu’il faut attendre, car il s’agira forcément d’une chirurgie mutilatrice et qu’il est bien d’attendre la majorité sexuelle de l’enfant pour avoir sa pleine adhésion. Il est vrai que, dans l’intervalle, il passera dix-huit années dans une situation ambiguë, avec des problèmes dramatiques, mais nous pensons qu’il est dangereux de provoquer une assignation irréversible. Quoi qu’il en soit, la décision doit toujours être prise collégialement par l’équipe pluridisciplinaire d’un centre de référence. En de tels cas, le rôle du médecin est d’assister les parents, de les éclairer et de rester à leur disposition pour les guider au cours de ce long cheminement. Quant aux problèmes d’état civil qu’entraînent ces cas, c’est au législateur qu’il revient de les trancher.

En conclusion, pour chacun de ces sujets, l’Ordre des médecins s’interroge sur la compatibilité entre ce qui est envisagé ou proposé et les règles fixées dans le code de déontologie médicale d’une part, les principes de l’éthique médicale d’autre part. Mais les principes éthiques donnent lieu à des discussions sans fin et le code de déontologie lui-même n’est pas gravé dans le marbre : nous savons l’adapter en fonction des circonstances comme nous l’avons fait en en réécrivant les articles 37 et suivants, relatifs à la fin de vie, pour expliciter et rendre applicable la loi Léonetti.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie d’avoir brossé ce panorama général. J’observe qu’en évoquant l’éventuelle extension de l’accès à l’AMP, vous avez insisté sur la nécessaire application des principes de non-discrimination, d’autonomie de la personne, de bienfaisance et d’équité pour les parents, mais que vous n’avez rien dit de l’intérêt de l’enfant. Au contraire, lors des États généraux de la bioéthique, le comité d’éthique de l’Académie de médecine a fait prévaloir l’intérêt supérieur de l’enfant. Jugez-vous ces deux positions contradictoires ?

D’autre part, notre pays se singularise, s’agissant de l’AMP, par des choix éthiques que vous avez mentionnés. Dans le même temps, vous dites qu’en cette matière des actes prohibés en France ont lieu à l’étranger, ce contre quoi on ne peut lutter, si bien que nous devons adapter notre législation et ainsi, d’une certaine manière, nous soumettre à une sorte de dumping éthique. N’est-ce pas dangereux ? Les rappels des principes qui doivent s’imposer pour les dons d’organes et de sang seraient ainsi balayés pour le don de gamètes ; ne risque-t-on pas d’entrer dans une spirale de moins-disant éthique ? Enfin toujours au sujet de l’AMP, que répondez-vous à ceux qui disent que la médecine est d’abord l’art de prévenir les maladies et de soigner les malades et qu’elle n’a pas à répondre à des demandes sociétales dont elle devient ainsi, d’une certaine manière, le prestataire technique ? Pensez-vous que la médecine doive sortir de son rôle initial ?

Sur un autre plan, pensez-vous que l’essor de l’intelligence artificielle appelle un encadrement éthique de ses applications en médecine ? Á propos des tests génétiques, faut-il garantir la protection des données personnelles génétiques et interdire qu’elles donnent lieu à marchandisation ? Devons-nous réglementer en ce domaine soumis à la pression de la mondialisation ?

M. Jean-Marie Faroudja. Nous ne saurons vraiment la position qu’a prise l’Académie nationale de médecine au cours des États généraux de la bioéthique que lorsque le Conseil national consultatif d’éthique (CCNE) rendra son rapport, le 25 septembre prochain. Jusqu’à présent, il n’a communiqué que le résultat des réunions régionales. J’ai assisté à quelques-unes d’entre elles. Je ne sais ce qu’il en a été ailleurs, mais j’ai constaté, là où j’étais, que dans ces réunions ouvertes au public, on se livrait à un lobbying effréné, et les représentants des lobbies ont peut-être accaparé le micro. Sur le fond, l’Académie de médecine a une mission qui n’est pas la nôtre. L’Ordre a pour rôle d’éclairer le médecin, de lui demander de respecter les règles déontologiques et le code de la santé publique, dans l’intérêt des patients ; ses prérogatives s’arrêtent là. Je l’ai dit plusieurs fois ces jours-ci : qui est l’Ordre des médecins pour affirmer ce qui bien et ce qui ne l’est pas ? Nous ne sommes pas des philosophes : nous sommes là pour écouter les patients qui souffrent, quelles que soient leur situation et leur origine, en application du merveilleux article 7 du code de déontologie médicale, remarquablement rédigé et qui mérite d’être relu régulièrement. L’Académie et l’Ordre ne poursuivent peut-être pas les mêmes objectifs mais ils ne sont pas antinomiques.

Pour ce qui est de l’intérêt de l’enfant, des articles disent que le consentement, c’est l’autorité des deux parents. En de certaines circonstances, en dehors des actes usuels de la vie, il faut l’avis des deux parents pour prendre une décision – même, par exemple, pour une vaccination contre le cancer du col de l’utérus – sauf si l’un d’eux est déchu de l’autorité parentale. Le très difficile problème des anomalies du développement uro-génital ne peut se gérer en dehors des centres de référence. Mais le consentement de l’enfant est une notion juridique et nous avions eu l’occasion de dire que, comme pour une personne sous sauvegarde de justice, même si l’on ne peut obtenir le consentement dans les formes prévues dans la loi, tout oblige le médecin à rechercher l’assentiment. On voit, dans les hôpitaux, des enfants de douze ans tout à fait capables d’entendre ce que le médecin va dire. Évidemment, on doit la vérité aux patients – mais, comme disait Jean Bernard, « la vérité, rien que la vérité, mais pas tout et pas tout de suite ». On ne dira pas à un enfant : « Il n’y a rien à faire, tu vas mourir », mais on lui doit la vérité, on doit lui dire qu’il a une maladie mais que l’on va s’occuper de lui, l’accompagner quotidiennement et lui donner les meilleurs médicaments du monde. Je ne dis pas qu’il faut mentir, mais qu’il faut rester humain jusqu’au bout.

Nous avons d’ailleurs malheureusement en ce moment une discussion sur la consultation d’annonce. Il se passe à ce sujet des choses inacceptables : on n’annonce pas à quelqu’un un pronostic fatal à court terme par téléphone, dans une salle d’attente devant tout le monde, ou dans un couloir ! On reçoit le patient et on lui dit la vérité progressivement, en fonction de ses réactions, et non pas brutalement avant de le renvoyer dans ses foyers ! Procéder de la sorte est inhumain.

Il faut parler avec l’enfant et l’informer. Et si par hasard il fallait faire quelque chose pour lui et que ses parents s’y opposent, nous avons la possibilité d’alerter le procureur de la République ou la cellule de recueil d’informations préoccupantes du conseil départemental lorsque nous considérons qu’il y a non-assistance à personne en danger.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie pour cette très riche présentation que vous pourriez peut-être compléter par un document écrit sur les nombreux sujets que vous avez évoqués. On comprend en vous écoutant que le Conseil national de l’Ordre des médecins accompagne très positivement les évolutions de notre société, entend les questions nouvelles, ne s’en tient pas à des positions écrites dans le marbre et réfléchit en permanence à leur évolution souhaitable.

Vous avez dit tout récemment en d’autres lieux que « le rôle des médecins est d’apaiser les souffrances, qu’elles soient physiques ou psychologiques : or le désir d’enfant est une souffrance et le médecin est là pour l’entendre ». Vous avez souligné que l’Ordre des médecins n’est pas une instance moralisatrice et réfuté l’argument des opposants à l’extension de l’AMP selon lesquels cela équivaudrait à instaurer un « droit à l’enfant », alors qu’il s’agit pour vous du droit d’accéder à une technique médicale spécialisée. Que pensez-vous de ceux qui, y compris parmi les médecins, disent que l’AMP devrait être réservée à la suppléance de la stérilité médicalement prouvée – alors même qu’en pratique, de 30 % à 40 % des AMP ont lieu sans qu’il y ait stérilité médicale mais simplement en raison d’une difficulté à concevoir – tant et si bien que certains couples ayant bénéficié d’une AMP auront quelques années plus tard des enfants dans des conditions naturelles ? C’est déjà à une demande sociétale que répond l’AMP pour les couples hétérosexuels, et la question qui se pose à nous est celle de l’extension de cette demande au bénéfice des femmes seules ou des femmes en couples homosexuels. Comment les médecins considérant que l’AMP doit être réservée à la suppléance d’une pathologie conjuguent-ils cette approche avec les dispositions de l’article 7 du code de déontologie médicale qui interdit la discrimination ?

Comme vous, je partage le constat que le terme « accès aux origines » est beaucoup plus approprié que « levée d’anonymat ». Le secret institué de prime abord ne visait d’ailleurs pas à protéger l’enfant mais les pères, dont la société de l’époque voulait dissimuler l’éventuelle infertilité, en raison d’une confusion qui ne s’est peut-être pas entièrement estompée, entre fécondité et virilité. Cette approche tient d’autant moins aujourd’hui que parmi les enfants nés dans ces conditions, cinq sont déjà parvenus à savoir qui est leur procréateur grâce à des techniques mêlant génétique et généalogie. Il est donc illusoire de penser que l’on peut maintenir le secret. De multiples raisons plaident pour que ces enfants soient informés des conditions de leur procréation dès l’enfance et informés plus complètement au cours de leur adolescence ou à dix-huit ans. Cela ne suppose pas forcément une rencontre, tant s’en faut ; d’ailleurs, beaucoup d’enfants nés d’une AMP avec tiers donneur ne demandent pas à rencontrer le donneur de gamètes. Quelles informations fournir à l’enfant, à l’adolescent et au jeune adulte ?

Hier, Mme Dominique Thouvenin nous a dit récuser, sur le plan juridique, le terme « don d’organes », lui préférant celui de « prélèvement » – dont acte. Vous avez dit au sujet des transplantations tout ce qu’il importait de dire : vous regrettez qu’il n’y ait pas en France un registre des acceptations de prélèvements d’organe. Mais en Belgique, où l’on a institué un double registre – acceptations et refus de prélèvements –, et en dépit des efforts constants des pouvoirs publics, le nombre des inscrits sur les deux registres est demeuré très faible. On voit la difficulté qu’il y a pour nos contemporains à se prononcer sur l’avenir de leurs organes. Or, 6 000 transplantations sont réalisées chaque année en France, mais 23 000 malades sont inscrits sur la liste d’attente, dont un grand nombre mourront faute d’avoir reçu la greffe qui les aurait sauvés. L’Agence de la biomédecine comme la mission flash conduite en nos murs il y a quelques mois ont montré des disparités régionales considérables, sans explication connue. Cette disparité d’accès aux greffons est si marquée que, dans certaines villes, des malades ont très peu de chance d’être traités. Cette situation provoque des remous et une association s’occupant des malades a demandé la création d’un pool national pour uniformiser les chances d’accès aux organes prélevés. Cette proposition mésestime une difficulté : une ville ou une région qui s’implique dans la promotion du prélèvement d’organes le fait d’autant plus qu’elle sait que les malades dont elle s’occupe pourront être traités. Le risque, si l’on en vient à constituer un pool national, est de freiner l’encouragement aux dons. Comment résorber ces disparités pour améliorer l’accès à la greffe ?

J’en viens maintenant à la médecine prédictive. En France, les tests génétiques sont d’accès très réservé puisqu’ils supposent une prescription médicale, mais les Français peuvent les demander dans des pays proches ; ceux qui le font obtiennent des informations, d’ailleurs très imprécises, sur leur prédisposition éventuelles à des maladies. Quelle est la position de l’Ordre des médecins à ce sujet ? Faut-il encourager ou dissuader une certaine extension des connaissances génétiques et de la médecine prédictive qui en résulte ? L’avantage de l’extension est de permettre que les individus ayant une propension à une certaine pathologie puissent recevoir des conseils hygiéno-diététiques ou des traitements qui retarderont l’émergence de la maladie ou la préviendront : ainsi, une personne qui a une forte propension au diabète mangera moins de sucre, fera plus d’exercice physique et se soumettra à des dépistages plus fréquents, si bien que la maladie sera diagnostiquée plus tôt et dans de meilleures conditions. Les adversaires de la médecine prédictive disent que ces prédictions suscitent chez les gens une angoisse d’autant plus dommageable que, pour les trois quarts d’entre elles, elles sont pour l’instant très imprécises et très peu probables, si bien que l’on délivre aux malades potentiels des conseils qui n’ont pas lieu d’être.

Enfin, la progression des droits du malade se fait au détriment du « pouvoir médical ». Cette progression doit-elle aller, au-delà du consentement éclairé institué par la loi de 2002, jusqu’à une codécision ?

M. le président Xavier Breton. Je vous saurais gré, monsieur Faroudja, de répondre aussi brièvement que possible afin que nos collègues puissent prendre la parole.

M. Jean-Marie Faroudja. Je m’y efforcerai, mais les questions posées sont nombreuses. Vous avez mentionné, monsieur le rapporteur, l’opposition de certains confrères à la prise de position de l’ordre au sujet de l’AMP ; je puis vous dire que j’ai déjà reçu, depuis hier soir, quelques courriers assez désagréables. Certains étant favorables et d’autres défavorables à l’extension de l’accès à l’AMP, nous ne satisferons jamais tous les médecins, non plus que l’ensemble de la société. Oui, dire que les médecins ont pour rôle de soigner des maladies et non de répondre à des sollicitations sociétales est un argument. Et c’est parce que nous considérons la demande comme sociétale que nous estimons que la réponse doit être sociétale. Mais si la société veut cette évolution, il revient évidemment au médecin d’y répondre – qui d’autre pourrait le faire sur le plan technique ? –, à condition que son autonomie de décision soit préservée.

La médecine doit-elle être au service des désirs de la société ? C’est une question importante, mais le médecin n’est-il pas là pour écouter son patient et tenter de répondre au mieux à sa demande ? Le bien-être, tel que le définit l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis longtemps, c’est le bien-être physique et psychique. On peut penser qu’une femme seule en mal d’enfant souffre, et si vraiment sa motivation est profonde, pourquoi n’aurait-elle pas recours à la médecine ? Au nom de quel principe le conseiller ordinal que je suis estimerait-il que cette dame n’en aurait pas le droit ? L’Ordre s’attribuerait ainsi des prérogatives qui ne sont pas les siennes. Que le législateur dise ce qu’il veut et nous adapterons nos réponses. Mais il est certain que le consensus ne se fera jamais à ce sujet, comme sur bien d’autres en matière de bioéthique, en particulier au sujet de la fin de vie.

Plutôt que de parler de levée de l’anonymat, mieux vaut, j’en suis convaincu, parler d’« accès à certains éléments concernant ses origines ». J’ai reçu des personnes nées après un don de gamètes avec tiers donneur, qui l’ont su très tard. J’ai le souvenir précis de deux d’entre elles. L’une, enchantée de l’avoir appris, m’a dit s’être doutée de la vérité sa vie entière – alors même que, pour aider les parents à préserver le secret, on essaie non seulement de vérifier l’origine géographique du donneur mais aussi d’apparier les groupes sanguins ; l’autre en voulait terriblement à ses parents de leur mensonge au long cours. Mais peut-on blâmer les parents qui, ne l’ayant pas dit d’emblée, ne savent plus comment le dire, attendent une circonstance qui ne vient pas et redoutent que la révélation ait des effets désastreux sur l’enfant ? J’ajoute que l’accès à certains éléments génétiques peut servir à suivre une pathologie : si, dix ans après avoir fait un don, le donneur se découvre une chorée de Huntington, maladie héréditaire, cela pose un problème.

Il y a, c’est exact, des disparités régionales dans le nombre de prélèvements d’organes. Plus largement, vous vous souvenez certainement, Monsieur le rapporteur, que lorsque nous nous étions rencontrés au ministère de la santé, les Espagnols avaient apporté des statistiques montrant un taux extraordinaire d’acceptation de prélèvements dans un pays latin, taux qui fait honte aux Français. Á mon sens, tout passe par l’éducation et l’instruction. Les jeunes gens à qui l’on parle de don d’organes n’y sont pas opposés : ils y sont même beaucoup plus favorables que les gens d’un âge plus avancé. L’Ordre des médecins a, comme d’autres, un rôle à remplir pour favoriser l’acceptation du prélèvement. Peut-être faudrait-il créer, outre le registre des refus, un registre de l’acceptation du prélèvement. J’ai le vif souvenir de la première greffe cardiaque faite à Bordeaux ; j’étais dans l’équipe qui a dû aller chercher un cœur qui battait encore dans un autre établissement hospitalier et obtenir, pour le prélever, l’accord d’une famille sous le choc de l’accident dont venait d’être victime leur parent parti le matin en pleine santé – c’est violent. Je pense comme vous qu’un pool national entraînerait un désengagement régional. Tout passe, à mon avis, par la promotion acharnée du don et je vous promets que l’Ordre fera tout ce qu’il peut à cette fin, par le biais de son Bulletin national.

Pour ce qui est de la médecine prédictive, est-il opportun de dire à quelqu’un qu’il risque de développer une chorée de Huntington alors que nous ne savons pas la traiter ? Le fil conducteur doit être la possibilité de traitement. S’il s’agit de découvrir une affection curable, on ne peut pas être contre ; mais si l’on déroule une liste de quinze anomalies génétiques découvertes alors que l’on cherchait une, est-il utile de pourrir la vie du patient si ces informations ne débouchent pas sur une possibilité de prise en charge de la pathologie ? Je suis favorable au dépistage à condition qu’il soit ciblé. S’il agit d’affections curables pour lesquelles on peut prendre des dispositions précoces, si l’on peut éviter à quelqu’un d’être diabétique insulino-dépendant à quarante ans, très bien. Mais s’il s’agit de pathologies neuro-dégénératives, a fortiori celles qui nous laissent malheureusement bras ballants, il faut être extrêmement prudent.

La codécision fait désormais partie du contrat entre le médecin et son patient. C’en est fini du paternalisme, amplement critiqué – même si, au cours des longues années pendant lesquelles j’ai exercé comme médecin de campagne, lorsque je disais à un patient : « Il y a deux solutions, laquelle préférez-vous ? », il me répondait : « Docteur, si je suis venu vous voir, c’est pour que vous me disiez ce qu’il faut faire ». C’est ainsi que s’est façonnée une attitude paternaliste. La loi a établi le principe de la démocratie sanitaire et, maintenant, on prend une décision après avoir donné toutes les cartes au patient. Mais il appartient toujours au médecin d’être le confident du malade, et il est aussi chargé d’expliciter les informations qu’il met à disposition pour obtenir un consentement. L’information médicale reste capitale et la codécision doit être la règle ; on n’opérera évidemment pas quelqu’un qui n’est pas d’accord.

M. le président Xavier Breton. Le temps dont nous disposons désormais est très limité et je ne pourrai appeler que les trois premiers orateurs inscrits. Je les invite à poser des questions concises, entraînant des réponses qui ne le seront pas moins.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Les femmes manquent peut-être d’informations sur l’autoconservation des ovocytes, les conséquences sur leur santé que peut avoir cet acte médical, les risques que cette pratique comporte et l’absence de certitude sur la réussite de la procédure. Par ailleurs, une fois l’information délivrée, le nombre de gamètes disponibles augmente. Cette pratique aurait donc une utilité sociale non négligeable : les ovocytes conservés pourraient servir à d’autres couples si les femmes concernées ont finalement procréé par d’autres voies ou abandonné l’idée d’utiliser les ovocytes prélevés. Quels sont les éventuels problèmes déontologiques à ce sujet ?

M. Jean-François Mbaye. Quelle est la position de l’Ordre des médecins sur l’AMP post mortem ?

Mme Laëtitia Romeiro Dias. La loi autorise les médecins à arguer de la clause de conscience pour ne pas réaliser d’IVG. Récemment, le président du syndicat des gynécologues-obstétriciens a fait valoir qu’il ne souhaitait pas pratiquer cet acte, expliquant que son métier consiste à donner la vie et non à l’empêcher. Dans le prolongement de cette intervention, j’aimerais connaître la position éthique de l’Ordre des médecins au sujet de l’AMP, pratique qui consiste à donner la vie. Jusqu’où doit aller le droit à l’objection de conscience du médecin ? Serait-il, selon vous, légitime de reconnaître ce droit à un médecin qui refuserait de procéder à une AMP pour un couple de femmes ou une femme seule ? N’y aurait-il pas un risque que le médecin devienne un policier des mœurs en droit de privilégier certaines structures familiales en vertu de ses convictions personnelles ? Vous avez mentionné l’éventualité non pas d’une objection systématique mais d’une récusation. Vous comprendrez que la subtilité entre le droit d’objection de conscience et la récusation puisse nous échapper et échapper aux femmes concernées. N’y a-t-il pas un risque d’hypocrisie ? Quelques précisions seraient bienvenues.

M. Jean-Marie Faroudja. L’Ordre des médecins ne veut pas se prononcer sur l’autoconservation des gamètes en disant si c’est bien ou si ce ne l’est pas : il dit à ses membres qu’ils ont l’obligation déontologique d’informer les femmes sur les dangers et les risques de cette pratique. La récupération d’ovocytes demande une simulation ovarienne par injection de produits extrêmement dangereux qui peuvent provoquer des complications thrombo-emboliques entraînant le décès. Quand une femme de vingt-deux ans veut garder ses ovocytes pour s’en servir dix ans plus tard, le médecin se doit de lui dire ce qu’elle risque, à plus forte raison si elle a pris une pilule contraceptive pendant un certain temps ou si elle est fumeuse ; après quoi, la patiente décidera de ce qu’elle voudra. Le médecin a aussi un devoir d’information sur le faible pourcentage de réussite : une femme âgée de vingt-six ans qui fait conserver ses ovocytes pour les utiliser à trente-neuf ans doit savoir que 6 % d’ovocytes vitrifiés donneront lieu à un embryon vivant – ce qui ne signifie pas que la grossesse ira à son terme. Une médecin qui ne le dirait pas à la femme venue le consulter ne remplirait pas sa mission.

L’insémination post mortem n’est pas autorisée aujourd’hui, sauf cas très exceptionnel. La première question à se poser au moment de la refuser à une femme est de savoir si la conservation des spermatozoïdes entrait dans un projet parental ou si elle avait été faite sans projet précis. Pour le reste, imaginons que l’on autorise l’extension de l’AMP : en ce cas, une femme seule pourrait concevoir avec les spermatozoïdes d’un donneur inconnu mais une veuve ne pourrait pas utiliser ceux de son mari mort ? On risquerait d’en venir à des situations ubuesques.

Il existe une nuance entre clause de conscience et refus de soins. Un médecin a toujours le droit de refuser ses soins mais à deux conditions précises – les juridictions disciplinaires sont très à cheval à ce sujet. En premier lieu, il ne doit pas s’agir d’une urgence car en pareil cas le médecin doit toujours faire tout ce qu’il peut. Ensuite, le médecin doit prendre toutes dispositions pour que le patient ou la patiente puisse continuer à se faire suivre : lui remettre son dossier et le mettre en relation avec un confrère. Un médecin a toujours le droit de dire à une patiente ou à un patient : « Ne revenez plus me voir, je ne peux plus vous supporter. Je vous donne des traitements que vous ne suivez pas, je prescris des examens complémentaires que vous ne faites pas, et vous revenez tous les huit jours ; dans ces conditions, je ne veux plus vous soigner ». Ce faisant, le médecin exerce son droit de récusation, légitime s’il n’y a pas d’urgence et s’il s’assure que le patient sera pris en charge par un confrère, conformément à l’article 47 du code de déontologie médicale qui organise, de manière générale, la continuité des soins.

L’article 18 du même code prévoit d’autre part que le médecin est libre de refuser de pratiquer une IVG. Cette disposition doit demeurer. La grossesse n’est pas une pathologie mais une étape physiologique ; ce n’est pas non plus une urgence. Le médecin, pour des raisons personnelles ou professionnelles, peut refuser de pratiquer l’IVG, mais il a alors l’obligation absolue – et s’il ne fait pas, il sera poursuivi et sanctionné – de prendre l’intéressée en charge en lui donnant les informations nécessaires.

D’autre part, les médecins ne peuvent s’abriter derrière la clause de conscience pour opérer une discrimination. Autrement dit, un médecin peut, comme je l’ai indiqué, refuser de soigner un patient qui ne l’écoute pas, mais si ledit patient est aussi d’une certaine ethnie ou dans un état d’hygiène déplorable, le médecin ne peut refuser ses soins au motif de son origine ethnique ou de son absence d’hygiène. La non-discrimination est pour nous une règle absolue. Je vous invite à lire, sur notre site les articles 7, 18 et 47 du code de déontologie, ainsi que nos commentaires régulièrement mis à jour.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie.

 

 


– 1 –

Académie nationale de médecine – M. Jean-François Mattei, président du comité d’éthique de l’Académie de médecine

Mercredi 19 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous accueillons M. Jean-François Mattei qui a bien voulu accepter de venir débattre avec nous au nom de l’Académie de médecine, dont il préside le comité d’éthique. L’audition sera filmée et enregistrée. Vous avez, Monsieur le Président, été rapporteur des premières lois dites de bioéthique, en 1994, et vous avez conduit leur première révision en 2004, cette fois en qualité de ministre ; vous apporterez donc un éclairage tout particulier à notre mission d’information qui vise à préparer la révision de la loi de bioéthique.

M. Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d’éthique de l’Académie de médecine. Le président de l’Académie de médecine, Christian Chatelain, m’a demandé de le représenter parce que je préside le comité d’éthique. Je vous ferai part des positions de ce comité, étant entendu que l’Académie nationale de médecine en séance plénière se saisira lorsque le projet de loi sera connu. Si vous le voulez, je vous laisserai les fiches thématiques concernant les conclusions du comité d’éthique de l’Académie sur les différents sujets abordés.

Je traiterai dans mon propos liminaire quatre points d’ordre général. D’abord, le comité d’éthique de l’Académie de médecine s’interroge sur le bien-fondé du titre évoqué – « loi relative à la bioéthique ». La question a d’ailleurs été soulevée par le Conseil d’État dans son rapport. En effet, ni l’intelligence artificielle ni les algorithmes ni les mégadonnées n’appartiennent au domaine de la biologie. Si le contenu de la loi est appelé à évoluer vers d’autres champs, deux titres peuvent être suggérés : « Projet de loi relatif à l’éthique biomédicale » – parce que la médecine est évoquée et que les neurosciences et l’utilisation des autres techniques citées trouveraient alors leur raison d’être – ou, mieux, « projet de loi relatif à l’éthique des sciences de la vie et de la santé », en harmonie avec l’appellation du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) et en harmonie aussi avec l’Agence de biomédecine.

Si je tiens à ces précisions, c’est que nous nous inquiétons – c’est mon deuxième point – d’un projet de loi qui mêlerait questions scientifiques et question sociétales. C’est une dérive de la notion de bioéthique, dont je vous rappelle que le but est de proposer des réponses aux questions inédites soulevée par les avancées des sciences en biologie. Pour cette raison, comme vous le savez, en 1994 trois lois différentes avaient été discutées, dont je fus le rapporteur comme vous avez bien voulu le rappeler. Aucune ne faisait référence à l’éthique dans son titre ; ce n’est qu’après qu’elles ont été qualifiées de lois « de bioéthique » par les médias. Joindre les questions scientifiques et sociales n’apparaît pas judicieux, pour la raison que les questions scientifiques, obéissant à un temps court, demandent des réponses rapides, et que les questions sociétales, obéissant à un temps long, demandent des évolutions lentes.

 Outre que le comité d’éthique de l’Académie de médecine considère qu’il faut veiller à respecter la non-concordance des temps entre science et société, on voit bien que le sujet de l’assistance médicale à la procréation (AMP) écraserait tous les autres thèmes. Je l’ai constaté quatre fois lors des États généraux de la bioéthique : sur deux à trois heures de débats, 90 % du temps était consacré à la fin de vie et à l’AMP. Nous craignons que le sujet de l’AMP, s’il figure dans le texte, n’écrase les autres thèmes. D’autre part, il conduirait à un clivage marqué, ce qui n’est pas souhaitable en matière de lois de bioéthique ; mieux vaut privilégier le consensus. Sans porter de jugement sur le fond, il nous semble que, pour l’AMP, une loi spécifique serait de beaucoup préférable.

Troisième point d’ordre général : le comité d’éthique de l’Académie de médecine conteste le principe de la révision régulière de la loi. On peut programmer une procédure législative mais on ne programme pas les progrès scientifiques, comme le montrent divers exemples. En 1994, la révision avait été prévue à cinq ans, sur le modèle de ce qui avait été fait en 1975 pour la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ; en pratique, la première révision a eu lieu dix ans plus tard. Pourquoi cela ? Parce qu’entre-temps, en 1996, la brebis Dolly avait été clonée, ce qui a entraîné des discussions au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur le point de savoir si l’on allait interdire le clonage à l’échelle mondiale, et parce que la recherche sur les cellules souches, notamment les cellules souches pluripotentes induites, a connu des progrès inattendus ; il fallait donc attendre. En 2004, lors de la révision de la loi, le Parlement, touché par une réussite américaine et une photo superbe d’un père et d’une mère avec leur enfant malade, désormais guéri grâce à leur second enfant, s’est laissé émouvoir et a voté l’autorisation de la méthode du « bébé-médicament ». Dans les faits, la technique est aujourd’hui abandonnée parce que beaucoup trop compliquée, aléatoire et d’application rarissime. Enfin, en 2011, dans la deuxième révision de la loi, il n’y avait rien sur la recherche embryonnaire… dont on a modifié le régime en 2013 hors toute révision des lois de bioéthique.

Cette fois, on peut prévoir que pour les nouvelles méthodes d’édition – c’est-à-dire de correction – du génome avec l’outil Crispr-Cas9, nous ne sommes qu’au milieu du gué : il faudra introduire dès 2019 des dispositions de précaution mais, très vite, de nouvelles mesures s’imposeront car la technique progresse à pas de géant et l’on ne pourra pas attendre la prochaine révision, dans cinq ou sept ans, pour compléter la loi. Je rappelle que le Conseil d’État a lui-même soulevé la question du bien-fondé de la périodicité des révisions des lois de bioéthique. Puisque l’on peut légiférer à tout moment si besoin est, on pourrait confier à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et à l’Agence de la biomédecine le soin d’alerter le législateur et le Gouvernement sur les techniques nouvelles dont la mise en œuvre demande qu’ils prennent des décisions.

Quatrième point d’ordre général : le comité d’éthique de l’Académie de médecine, attentif à l’aspect international, constate une éthique à géographie variable sur de très nombreux sujets, sans logique apparente. Ainsi, l’Espagne, très permissive, interdit tout de même la GPA. La Belgique, très ouverte sur tous les sujets, n’autorise pas l’accouchement sous X ; on parle beaucoup de « bébés Thalys » à propos des femmes qui veulent être inséminées à Bruxelles, mais on pourrait parler aussi, ce que l’on ne fait jamais, des femmes belges qui viennent accoucher anonymement à Lille. Autre exemple : lorsque j’ai été chargé, au Conseil de l’Europe, du dossier concernant la transplantation d’organes, j’ai constaté que la moitié des pays membres s’opposent à la définition de la mort cérébrale et une autre moitié – mais ce ne sont pas les mêmes pays – au consentement présumé. Le comité d’éthique de l’Académie de médecine ne peut donc se satisfaire de l’argument selon lequel « les autres le font », qui nous conduirait à une sorte de plus petit commun dénominateur éthique correspondant à un nivellement par le bas. Devons-nous suivre la Chine dans le clonage reproductif ? Devons-nous suivre la Grande-Bretagne dans les manipulations et modifications des embryons ? Et qui ne se souvient de l’aventure des « mamies-maman » en Italie ? Il nous semble nécessaire d’avoir des convictions, tout en gardant évidemment l’esprit critique et sans s’enfermer dans des idées définitives. En outre, les participants au prochain débat législatif devraient garder à l’esprit qu’ils préparent la révision de la Convention d’Oviedo et que la position de la France sera importante, comme elle l’avait été en 1996.

Volontairement, je n’ai pas abordé les thèmes qui pourraient constituer le fond du texte, préférant laisser plus de temps aux questions et aux réponses sur l’AMP, le génome, l’intelligence artificielle et éventuellement le transhumanisme.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. Le rapporteur et moi-même réfléchissons également à une gouvernance continue de la bioéthique. Vous avez évoqué le rôle de lanceurs d’alerte que pourraient jouer l’Agence de biomédecine et l’OPECST ; que penseriez-vous de la création d’une délégation parlementaire à la bioéthique, structure de veille permanente ? Ainsi pourrait-on, au-delà des épisodes de révision qui crispent le débat, normaliser ces sujets. La question de l’association des citoyens aux débats revient régulièrement ; elle s’est faite progressivement, notamment par le biais des États généraux de la bioéthique. Qu’en avez-vous pensé ? Faut-il aller plus loin ? Le développement de l’intelligence artificielle n’en est qu’à son début ; appelle-t-il un encadrement législatif de précaution ? Faut-il envisager une agence de régulation, comme le préconise le rapport Villani, ou les structures existantes sont-elles suffisantes ?

M. Jean-François Mattei. Pourquoi pas une délégation parlementaire à la bioéthique pour surveiller l’évolution des choses ? Seulement, l’éthique va beaucoup plus loin que la biologie : c’est aussi le rapport à l’environnement, ce que l’on appelle l’éco-éthique, et c’est pourquoi j’ai tenu à distinguer bioéthique et éthique. L’éthique n’a rien à voir avec la morale. La morale affirme des principes intangibles et prétendument universels ; elle apporte donc les réponses avant que les questions ne soient posées. L’éthique se voit poser des questions auxquelles il n’y a pas de réponse évidente et doit donc chercher les réponses qui lui paraissent les plus appropriées, pas uniquement dans les domaines de la médecine et de la biologie mais aussi dans ceux de l’environnement, du travail, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, de la communication par le biais des réseaux sociaux… Je crains donc que la création d’une délégation parlementaire à la bioéthique ne restreigne l’éthique à la biologie alors qu’elle doit aller au-delà.

Sur les États généraux, mes sentiments sont très contrastés. L’idée était bonne : associer les populations ou tenter de les informer et de les écouter partait d’un bon sentiment. Mais j’ai été extrêmement déçu par les Etats généraux eux-mêmes– auxquels j’ai participé à Strasbourg, Paris, Brest et Marseille, devant des amphithéâtres de 400 personnes – parce que, je vous l’ai dit, les débats ont porté, pour 90 % du temps, sur la fin de vie et l’AMP. C’est que les gens parlent de ce qu’ils connaissent : ils ont pratiquement tous connu un deuil et ils parlent de la fin de vie avec leur légitimité propre ; ils ont souvent eu un enfant ou davantage, et ils parlent de ce qu’est la procréation et du désir d’enfant. Mais je n’ai entendu évoquer ni l’intelligence artificielle ni les algorithmes. En d’autres termes, la proposition était bonne mais elle n’a pas donné les résultats escomptés.

J’ai aussi retenu des propos du président du CCNE que la synthèse a été difficile, pour une deuxième raison : des groupes minoritaires très actifs ont pollué le débat. Quand un groupe minoritaire dissémine dix personnes dans la salle et que ces gens accaparent la parole, qu’ils soient pour ou contre le sujet en discussion, il est très difficile d’avoir un débat indépendant et objectif. Quant aux groupes citoyens constitués pour traiter d’une vingtaine de sujets, l’analyse faite a posteriori a montré que la désignation des vingt personnes n’est pas toujours très satisfaisante, d’une part parce qu’elles ne représentent pas toute la diversité de la population, d’autre part parce que, alors qu’elles ne connaissent rien au sujet, elles sont très vite pénétrées de l’autorité qu’on leur a conférée et donnent des avis qui, parfois, ne reposent pas sur des éléments raisonnables, si bien que l’on ne peut pas vraiment en tenir compte.

Enfin, il y a les sondages. Je ne partage pas les grandes lignes de la philosophie de Pierre Bourdieu, mais j’ai trouvé dans un article qu’il a écrit dans Les Temps modernes en 1973 des remarques frappantes. « Les sondages ne sont pas le reflet de l’opinion publique » explique-t-il, et ce pour trois raisons. Quand vous interrogez les gens, une bonne partie d’entre eux ne savent pas de quoi il s’agit, et pour pas apparaître complètement ignorants ils donnent une réponse intuitive, qui n’est assise sur aucune conviction réelle. Si l’on interroge au contraire des gens engagés, qui ont réfléchi et qui ont une idée mûrie, leur avis ne vaut pas plus que celui des premiers qui n’y connaissent rien. Enfin, tout dépend de la manière dont la question est posée. Si l’on demande : « Êtes-vous favorable à ce que toutes les femmes puissent bénéficier d’une AMP pour avoir un enfant ? », la réponse induite est « oui ». Mais demander : « Êtes-vous d’accord pour que l’on conçoive des enfants sans père ? », induit une réponse négative. En somme, les sondages ne traduisent pas l’opinion de la société – au regard des sondages, on a d’ailleurs souvent eu des surprises en politique, vous le savez.

Il est donc très compliqué de comprendre les vœux de l’opinion, surtout en matière sociétale. L’autorisation de la contraception, votée en 1967, a demandé trois décennies de maturation lente. Ne parlons pas de l’IVG, au sujet de laquelle la réflexion a commencé après l’exécution capitale d’une avorteuse en 1940. Quant au « mariage pour tous », il a suscité des mouvements alors que le pacte civil de solidarité (PACS) avait été voté en 1999 ; cela signifie qu’en 2013 la société ne s’était pas encore approprié l’idée que l’on peut vivre ensemble en étant du même sexe. Je suis donc très réservé sur ce que l’on appelle « l’opinion publique ». En définitive, me semble-t-il, c’est vous qui détenez la solution, par la variété des personnes que vous auditionnez, qui ne devraient pas être seulement les spécialistes mais peut-être aussi des gens qui n’ont pas une connaissance particulière.

L’Académie de médecine a beaucoup travaillé sur l’intelligence artificielle, sujet qui appelle, à mon sens, une loi spécifique. En effet, les applications de l’intelligence artificielle en médecine ne sont que la déclinaison d’une technique générale. Rappelons-nous : en 1978, une loi générale relative à l’informatique, dite « Informatique et libertés », a créé la CNIL et l’une des trois lois de 1994 a décliné cette loi de 1978 dans le domaine médical pour l’épidémiologie et la santé publique. De même, il me semblerait préférable de ne pas commencer par l’angle médical sans avoir encadré l’utilisation générale de cette technique.

Mais puisque vous m’interrogez dans le cadre de la loi qui vient en révision, et qui devrait mon avis aborder ces sujets, sachez que nous considérons que ces développements techniques permettront des progrès considérables en médecine mais qu’ils ne doivent pas se substituer à l’intelligence et à la conscience de l’homme. L’homme doit en rester le maître ; ces techniques doivent servir d’aide à la décision médicale, qui résulte d’une triangulation entre les données objectives, l’expérience du praticien et le souhait du patient. Cette approche, qui ne fait pas de l’intelligence artificielle l’instrument de décision est confortée par le fait que Daniel Kahneman en 2002 et Richard Thaler en 2017 se sont vu attribuer le prix Nobel d’économie – or tous deux ont mis en évidence les limites de la rationalité et le rôle de processus cognitifs dans les décisions humaines en économie, et naturellement aussi en médecine, où tout n’est pas non plus absolument rationnel. Ces biais cognitifs font qu’en dépit du développement de l’intelligence artificielle, l’intelligence humaine restera la meilleure source de décision.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous avez rappelé que l’éthique, si elle était bien appliquée, aurait pour vertu d’éviter les affrontements passionnels entre des points de vue divers mais tous respectables. Vous dites que, s’agissant par exemple de l’AMP, il ne faut pas mêler les questions de santé et les questions sociétales. Le président de la section Éthique et déontologie du Conseil national de l’Ordre des médecins a souligné que le rôle des médecins est d’apaiser les souffrances, qu’elles soient physiques ou psychiques, que le désir d’enfant est une souffrance et que le médecin doit l’entendre, même s’il peut y avoir une clause de conscience pour ceux qui qui ne veulent pas s’associer à la procédure. Comment concilier ce point de vue et celui que vous avez exprimé ?

Vous privilégiez la recherche du consensus. C’était l’attitude adoptée par le CCNE à l’époque où Jean Bernard le présidait, avec cette limite que cela aboutissait parfois au plus petit commun dénominateur et que cela ne permettait pas de trancher les questions sur lesquelles il est difficile d’avoir l’adhésion de tous. D’autre part, un comité d’éthique ne peut pas remplacer une loi de bioéthique, seule à même d’encadrer les pratiques et de prévoir les sanctions appropriées pour ceux qui transgressent les règles fixées.

Vous vous êtes prononcé contre la révision régulière de la loi de bioéthique – mais alors, que faire d’autre ? Si l’on s’en tient à élaborer les textes en tant que de besoin, la réaction est lente. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé pour les transplantations : elles ont commencé à la fin des années 1950, et la loi Caillavet n’a été adoptée que seize ans plus tard. Cela signifie que, pendant seize ans, tous les chirurgiens de France qui faisaient des transplantations de rein à partir d’un donneur vivant pouvaient être mis en prison, puisqu’à l’époque il était interdit d’amputer une personne saine d’un de ses organes pour le donner à quelqu’un d'autre. Je redoute que, sans structure permanente – soit une délégation parlementaire à la bioéthique, soit une révision périodique de la loi –, cette lenteur ne se reproduise. Que mettre en place pour qu’il y ait une préparation, ne serait-ce que psychologique, que les comités éthiques régionaux soient mobilisés et que la réflexion ait déjà commencé au Parlement afin que lorsque la question doit être tranchée on ne soit pas paralysé pendant plusieurs années et que l’on finisse par trouver une solution quand le problème a déjà changé de nature ?

J’aimerais connaître votre avis de généticien sur l’élargissement sollicité par certains du nombre de maladies dont le dépistage devrait être systématique chez le nouveau-né, dans l’intérêt de l’enfant, comme cela se fait dans plusieurs autres pays européens. S’agissant du diagnostic préimplantatoire, êtes-vous contre l’extension des indications, et si c’est le cas, pour quelles raisons ? Pour ce qui est enfin du recours aux tests génétiques pour les adultes, pratique beaucoup plus encadrée en France que dans d’autres pays, puisqu’une prescription médicale est nécessaire pour y avoir accès, faut-il recommander aux médecins d’être plus larges, ou plus restrictifs, dans leurs indications ?

M. Jean-François Mattei. S’agissant de l’extension de l’AMP, le comité d’éthique de l’Académie de médecine, contrairement à l’Ordre des médecins, estime que l’aspect sociétal n’est pas de sa compétence et n’a pas souhaité prendre parti. Pour nous, la question n’est pas celle des femmes, car toute femme peut éprouver un désir de maternité, se sentir capable d’éduquer un enfant et avoir envie d’aimer un enfant, mais celle de l’enfant. Et si j’ai bien compris la réponse que vous a faite l’Ordre des médecins, il n’a été question que de la souffrance d’un couple qu’il faut aider – mais l’enfant n’est pas un médicament ! Il faut aussi parler de la souffrance éventuelle d’un enfant né sans père ; c’est la seule question qui se pose.

Concevoir délibérément un enfant sans père est contraire à tous nos repères anthropologiques et culturels ; pour nous, l’absence de père biologique et de père social est une rupture anthropologique. C’est bien l’enfant, dont on parle trop peu, qui est au cœur de la question. Naturellement, et probablement comme vous, comme le CCNE et comme d’autres, nous avons fait des recherches bibliographiques et entendu de très nombreux spécialistes. Comme il en ressort qu’aucun argument formel ne permet de trancher, de dire qu’il n’y a pas de conséquences ou qu’il y en a, nous sommes plutôt enclins à ne pas conclure mais à invoquer le principe de précaution. Je le suis d’autant plus que, par expérience personnelle – mais elle est partagée par beaucoup –, je suis, en tant que généticien, impliqué dans l’insémination artificielle avec sperme de donneur pour sélectionner les donneurs et approuver les indications, et je puis vous dire qu’un certain nombre d’adolescents et de jeunes adultes, apprenant qu’ils sont nés de père anonyme, entrent de manière quasi obsessionnelle dans la recherche de ce père, sans pour autant trouver leur équilibre psychologique. Il en est de même pour l’accouchement sous X. J’ai participé à l’élaboration de deux lois, l’une en 1996 sur l’adoption nationale, l’autre en 2000 sur l’adoption internationale ; dans les deux cas, l’importance de connaître ses origines biologiques apparaît.

En outre, cette situation imposerait de revoir et de modifier le droit de la filiation dans le code civil. Cela dit assez que nous sommes loin de la loi de bioéthique et qu’une loi spécifique serait plus appropriée, d’autant que cette évolution entraînerait éventuellement d’autres conséquences juridiques. Enfin, sur le plan philosophique, même les penseurs les plus libertariens, tel Ruwen Ogien, limitent la liberté à ses conséquences éventuelles sur autrui, respectant ainsi le principe éthique de la non-malfaisance. Ici, on irait beaucoup plus loin : on voudrait permettre à la liberté de l’adulte de s’exprimer et d’être satisfaite sans aucun frein, pas même les risques éventuels pour l’enfant. Il est très préoccupant que l’on soit dans une société où ne pas voir l’un de ses désirs exaucé est proprement insupportable. Cela mérite réflexion.

D’autre part, cette évolution se conjuguerait à la pénurie de gamètes, comme ont dû vous le dire, ou vous le diront, les Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS). Or, si la demande augmente alors que l’offre est très insuffisante, on crée une situation de marché, qui se règle toujours par l’argent. Or, personne ne veut – je le sais – la commercialisation des gamètes. Déjà, les couples hétérosexuels infertiles attendent un à deux ans une insémination. Les CECOS, avec lesquels j’ai discuté, disent que si l’accès à l’AMP est étendu, il faudra au minimum cinq cents donneurs supplémentaires. Or, pour avoir évolué dans ce milieu, je sais que le donneur de sperme se trouve difficilement car, contrairement à la comparaison parfois faite, ce n’est pas la même chose que de donner son sang. Quand on donne son sang, on sauve une vie ; quand on donne son sperme ou ses ovocytes, on crée une nouvelle vie ; c’est tout à fait différent et, à titre personnel, j’ai modérément apprécié les campagnes faites par les CECOS à la sortie des maternités, où l’on agrippait les jeunes pères pour leur dire : « Vous avez un jeune enfant maintenant mais certains n’ont pas cette chance, est-ce que vous ne pourriez pas… ». On va donc susciter des espoirs alors qu’en pratique la possibilité du don est aléatoire en France. Et comme dans certains pays les donneurs sont indemnisés, on aura dit permettre l’extension de l’insémination pour éviter les voyages à Bruxelles mais les voyages continueront. Voilà ce qu’il en est pour votre première question : à la souffrance de l’adulte, il faut opposer la souffrance potentielle de l’enfant.

Vous avez raison au sujet du consensus. Tout le monde n’est pas Jean Bernard qui, à la première question – « Qu’est-ce qu’un embryon ? » – soumise au comité d’éthique, en 1983, a réussi à obtenir une réponse consensuelle : « L’embryon est une personne potentielle » – et cela n’a pas été facile. Je suis persuadé qu’en matière de bioéthique, il faut chercher le consensus. D’ailleurs, la loi de 1994 a été votée sans références politiques et l’opposition était hétéroclite : les catholiques engagés qui ne voulaient pas d’une loi portant sur la procréation artificielle, l’embryon et le diagnostic prénatal ; les femmes qui ne voulaient pas qu’on légifère sur le corps de la femme ; les libéraux qui ne voulaient pas qu’on légifère sur la liberté de disposer de son corps. Cette opposition très hétérogène peut se comprendre, mais je pense que sur le plan politique, il faut chercher le consensus. Une loi spécifique sur l’AMP entraînerait un clivage, on le sait, mais au moins se concentrerait-on sur ce sujet précis sans polluer tous les autres sujets de la bioéthique, si bien que le Gouvernement comme le Parlement pourraient se prévaloir d’un succès – car qui votera contre les dispositions sur l’intelligence artificielle, les algorithmes et les mégadonnées ? Ce serait vraiment une bonne chose d’aboutir au consensus, en décidant, j’y insiste, de présenter un projet de loi spécifique sur l’AMP d’une part, et sur l’intelligence artificielle d’autre part parce qu’il faut régler les problèmes généraux avant de les décliner. Et comptant, avec Cédric Villani dans vos rangs, le meilleur spécialiste, vous n’êtes pas en peine de personnes à auditionner !

Comment procéder si l’on en finit avec la révision périodique de la loi ? Le Conseil d’État propose astucieusement de maintenir le principe d’une révision, mais pas à date fixe. La date serait fixée par les alertes de l’OPECST et de l’Agence de biomédecine, et éventuellement des académies qui peuvent être consultées – l’Académie des sciences et l’Académie de médecine. Dans une telle configuration, si l’une de ces instances avait estimé que l’utilisation de Crispr-Cas9 pose un problème, elle vous aurait saisis et vous seriez intervenus.

Avec une loi comme celle qui se prépare, vous modifierez le droit de la filiation – et je n’ai pas parlé de la transmission héréditaire. Au moment de la préparation de la loi de 1994, un couple est mort en Australie dans un accident d’avion, qui avait déjà un enfant vivant, mais aussi des embryons réservataires dans le congélateur ; que fait-on ? Il n’a pas été question de l’insémination post mortem mais c’est un sujet majeur, parce que si l’on s’affranchit du temps, on conçoit un orphelin de père. Or, si vous étendez l’accès à l’AMP aux femmes seules, vous faites nécessairement tomber l’interdiction d’accès à une veuve. Vous devrez donc prévoir le consentement du père à l’éventuelle insémination post mortem, et aussi définir des délais, parce que si les inséminations post mortem sont légalisées, on fera de même pour le transfert d’embryon. Or on ne peut accéder au désir d’une femme encore plongée dans le chagrin du deuil ; il faudra dire dans quel délai l’autorisation prend fin. Et puis, combien de fois peut-on accéder à la demande de la veuve s’il y a plusieurs embryons ou plusieurs paillettes de spermatozoïdes ? « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » disait Aimé Césaire. L’expression est un peu forte, mais ruser avec le temps, avec la vie… Pour ma part, j’avais souhaité qu’à la mort du donneur ou de l’un des membres du couple dont les embryons ont été congelés, les embryons et les spermatozoïdes cessent immédiatement d’être conservés ; sinon, c’est une fiction.

Vous m’avez interrogé sur le dépistage néonatal. J’ai contribué à son lancement en France ; on peut aller très loin en ce domaine. S’il s’agit de l’étendre seulement à des maladies que l’on peut traiter, je suis évidemment d’accord. L’étendre au-delà, c’est porter un arrêt de mort ou de handicap futur, et pourrir les quelques années heureuses que pourrait avoir l’enfant ; ce n’est pas souhaitable.

Le diagnostic préimplantatoire (DPI) est maintenant quelque peu dépassé par les tests génétiques, qui sont un de mes sujets de préoccupation ; votre rapporteur le sait, qui m’a entendu le dire à Sciences Po. La réflexion sur les questions de fond doit toujours précéder les choix qui vont être faits et en cette matière je n’entends nulle part traiter des questions de fond. La qualité d’une personne dépend-elle de la qualité de ses gènes ? Parce que vous portez un gène de l’hémophilie, de la myopathie, de la mucoviscidose ou de la maladie de Charcot, la fameuse sclérose latérale amyotrophique qui affectait Stephen Hawking, votre qualité humaine est-elle moindre ? Pour moi, la réponse est « non ». Notre destin est-il entièrement inscrit dans nos gènes ? La réponse est également « non ». Je rappelle que l’homme est le fruit de deux étapes qui se chevauchent. D’abord, son hominisation, qui résulte de la biologie et fait que le petit d’homme ne ressemble ni à un rhinocéros ni à un hippopotame. Mais, comme l’a montré l’étude des quelques cas connus d’enfants sauvages, si on laisse le petit d’homme abandonné, il ne saura ni marcher, ni parler, ni avoir la gestuelle humaine, qui demandent la deuxième étape – son humanisation. On ne peut pas condamner quelqu’un parce que ses gènes ne lui permettraient pas d’être humanisé. Sommes-nous inéluctablement programmés ? Je ne le pense pas. Y aurait-il des vies qui ne vaudraient pas la peine d’être vécues – souvenez-vous de l’affaire Perruche – ? Je ne le pense pas. Est-il possible d’évaluer la qualité d’une personne en fonction de son patrimoine génétique ? Je ne le pense pas davantage. Derrière toutes ces questions plane le spectre de l’eugénisme, non pas un eugénisme politique mais l’eugénisme libéral très bien décrit par Jürgen Habermas.

Aussi, le comité d’éthique de l’Académie de médecine adhère au diagnostic prénatal et au diagnostic préimplantatoire individuels mais s’oppose au bilan génétique systématique qui conduit au tri des enfants, à la mise en pratique du film Bienvenue à Gattaca. Le comité soutient les projets de plateforme de séquençage du génome humain, progrès formidable, mais il considère que les indications et les interprétations doivent être strictement encadrées. On peut étendre les bilans génétiques dans le cadre de la médecine prédictive pour favoriser prévention et traitement, comme pour le dépistage néonatal. On ne le peut si cela conduit à une discrimination par des banquiers, des employeurs ou des assureurs.

Á cela s’ajoute que le génome reste encore largement méconnu. Un des plus grands généticiens américains, Craig Venter, rappelait il y a dix-huit mois qu’« au moment où, stimulées par l’euphorie et l’emballement des médias, les discussions sur le séquençage et la modification du génome humain battent leur plein, il serait prudent de rappeler que nous sommes probablement à un niveau de compréhension du génome humain d’environ un pour cent ». Peut-être en sommes-nous maintenant à deux pour cent… Et si la plupart des gènes sont identifiés, pour presque tous il existe de très nombreuses variantes dont la signification est inconnue. En outre, ils ont des interactions. Enfin, on parle beaucoup de l’influence sur les gènes de l’épigénétique, laquelle est encore mystérieuse – ce qui souligne, une fois de plus, que l’acide désoxyribonucléique (ADN) ne fait pas tout. Ce qui est troublant, gênant et inquiétant, ce sont que les enjeux financiers, colossaux, conduisent à des relances de la part des industriels du marché du séquençage du génome humain.

D’autre part, notre génome ne nous appartient pas en propre puisque nous partageons des gènes avec nos apparentés. Il a été décidé en 2011 que si un gène pathologique était trouvé lors d’un examen réalisé après la découverte d’une maladie, il fallait en informer les apparentés, soit directement, soit en passant par les médecins traitants. Mais si une personne procède à cet examen clandestinement, en passant par exemple par la société 23andMe, et qu’elle reçoit un diagnostic montrant une anomalie, que doit-elle faire ? Elle devrait partager cette information avec sa parentèle, mais comment communiquer une donnée que l’on n’est pas censé connaître ? Comme on ne pourra éviter que des gens s’adressent à ces sociétés, ne faut-il pas prévoir qu’en cas de détection d’une anomalie par ce biais le médecin doit prescrire une nouvelle analyse ? Beaucoup de futurs parents demandent un dépistage préconceptionnel, et il y a là une certaine logique – il existait autrefois une visite prénuptiale, tombée en désuétude pour les raisons que vous savez. Je suis assez d’accord avec cette préoccupation, mais ceux qui se livrent à ces études devraient être avertis que si l’on trouve une anomalie, il faudra diffuser l’information à la famille – c’est un devoir.

M le président Xavier Breton. Je donne la parole à trois de mes collègues qui n’ont pu, faute de temps, prendre la parole précédemment.

Mme Agnès Thill. Nous l’avons compris, la demande d’AMP est une demande sociétale. Or, pour moi comme pour d’autres, la médecine vise uniquement à répondre à des demandes médicales ; aller au-delà, c’est répondre à tous les désirs, qui peuvent être fantaisistes, et aboutir aussi aux dictatures les plus terribles, d’autant que la technique permet maintenant de tout faire. De plus, selon moi, il est faux de parler d’égalité de traitement à partir d’une inégalité de cas. Le médecin ne peut-il brandir la pancarte « principe de précaution » ? Y a-t-il sélection ? Y a-t-il eugénisme, qu’il soit petit, minuscule, doux ou mou ?

M. Jean-François Mattei. C’est l’interrogation par laquelle a commencé le débat sur la bioéthique : le médecin a-t-il l’obligation morale de satisfaire toutes les demandes qui lui sont faites au motif qu’il possède la technique ? Si l’on répond « oui », on transforme le médecin en prestataire de services. Si l’on répond « non », le médecin a besoin d’être guidé et c’est en partie pourquoi les lois de bioéthique ont été adoptées – par exemple pour qu’il dise « Non, vous n’avez plus l’âge ». Je suis heureux que vous ayez posé cette question, parce que l’on ne dit pas ces choses suffisamment. On m’opposera l’exemple de la chirurgie esthétique. D’expérience, et pour en avoir beaucoup parlé avec les psychiatres, cela n’est pas tout à fait du même ressort. Une personne dont les oreilles sont très décollées ou dont le nez ne lui convient vraiment pas peut souffrir, développer un complexe et avoir des troubles psychologiques ; cette personne, une fois opérée, n’aura plus ces troubles psychologiques. On pourrait penser la même chose pour l’AMP si le produit n’en était pas un enfant. On oublie toujours que le produit qui va guérir, c'est l’enfant qui arrivera ; pour ma part, je trouve que l’on ne peut pas. Vous l’entendez, mes propos sont nuancés ; je comprends très bien l’évolution en cours. Outre la rupture anthropologique que j’évoquais tout à l’heure et qui conduit à une évolution de la société qui va très loin, je pense que l’on ne peut pas répondre au besoin des femmes – je mets les hommes de côté parce que je crois que la GPA a été écartée de façon générale. On ne peut pas considérer qu’avoir un enfant par le biais d’une AMP pour satisfaire le désir d’une femme soit forcément sans danger pour l’enfant : cela peut laisser des traces, mais cela peut très bien ne pas en laisser, je vous l’ai dit honnêtement. Nous n’avons pas pris position, nous avons simplement parlé de l’enfant. Les grossesses consécutives à une AMP représentent quelque 4 % des grossesses, soit 4 % des enfants. Le modèle global du couple homme-femme demeurera, et les enfants nés ainsi seront minoritaires. Les pédopsychiatres ont beaucoup insisté sur le fait que les enfants qui auront deux mères, ou en tout cas pas de père, se poseront des questions. Je vous l’ai dit, je pense que le médecin ne devrait pas avoir l’obligation morale de satisfaire toutes les demandes qui lui sont faites au motif qu’il possède la technique.

M. Guillaume Chiche. J’ai la conviction, et vos propos la confortent, que l’ouverture de l’AMP à toutes les femmes mettrait fin à une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle pour les couples lesbiens et sur le statut matrimonial pour les femmes célibataires, et à une inégalité entre les femmes qui ont les ressources suffisantes pour recourir à cette pratique en se rendant à l’étranger et celles qui ne les ont pas, comme ce fut le cas pour l’IVG pendant longtemps. Á cela s’ajoutent des risques sanitaires inacceptables. C’est le cas lorsque les femmes ont recours à des inséminations artificielles artisanales, parfois assorties d’un défaut de suivi médical et parfois sans connaître l’origine du sperme, acheté via internet. C’est aussi le cas pour celles qui ont recours légalement à l’AMP à l’étranger mais qui sont exposées à de nombreux risques dus aux allers-retours en France, à l’absence partielle de suivi médical ou à la pression sociale sur le lieu de travail. Enfin, l’AMP ne conduit pas à la naissance d’enfants à la carte ou de « bébés Thalys » selon les mots que vous avez employés.

D’autre part, vous avez dit dans une interview au journal La Croix, en 2015, que cela devient problématique « lorsque l’homme se prend pour Dieu ». Le législateur ne se prend pas pour Dieu : il exerce ses responsabilités en élargissant l’accès à une pratique médicale exercée depuis trois décennies. Vous avez souligné la nécessité d’un temps de réflexion ; en l’espèce, la pratique est largement éprouvée. Vous déclariez dans la même interview – je transforme un petit peu vos propos –, qu’il serait dommage que les enfants ne soient plus « le fruit du hasard ». Mais depuis la loi Neuwirth de 1967, les femmes et, plus largement, les couples peuvent choisir quand avoir un enfant et l’accueillir dans les meilleures conditions. Les convictions que traduisaient ces déclarations sont-elles toujours d’actualité pour vous-même ? Sont-elles le reflet des travaux du comité d’éthique de l’Académie de médecine que vous présidez ?

M. Jean-François Mattei. Je pense que vous m’avez mal lu ou que mes propos ont été déformés. Sachez que je suis très favorable à la contraception, que j’aurais voté la loi de 1975 sur l’IVG et que je suis favorable au « mariage pour tous » ; on ne peut donc pas dire que je fasse preuve d’un esprit étriqué dans une société qui évolue. Mais le pédiatre que je suis avant d’être un généticien juge que l’on ne parle jamais de l’absent – l’enfant. Quant à l’hypothétique discrimination due à l’absence de suivi médical… Le fondateur des CECOS, Georges David, est membre de l’Académie de médecine, et je parle souvent de ces choses avec lui. Il voulait aussi, lors de la création des CECOS, que l’on exerce un suivi médical ; or tous les couples – et peut-être demain les femmes – qui ont recours à l’AMP n’ont qu’une envie : fuir les personnes qui ont répondu à leur désir, car elles veulent retomber dans la communauté indistincte, si bien que l’on ne peut avoir de suivi. J’ai utilisé l’expression « bébés Thalys » parce que je l’ai reprise dans la presse, qui l’utilise couramment ; c’est une de ces formules qui, comme « bébé-médicament », marquent les esprits. Je pense sincèrement que l’ouverture de l’accès à l’AMP aux couples de femmes ou aux femmes seules ne fera pas diminuer le nombre de voyages à l’étranger à cette fin parce que la disponibilité des gamètes sera insuffisante en France. On est déjà passé de trois utilisations d’un même don de spermatozoïdes à cinq, puis à dix ; on ne peut aller au-delà sans risquer une consanguinité.

Je ne crois pas être l’esprit fermé que vous avez peut-être involontairement décrit, mais je pense à l’enfant. Je pense aussi au désir des femmes, bien entendu, mais tous nos désirs sont-ils toujours satisfaits ? C’est la seule question que vous posez qui mériterait de grands débats : celle de « l’homme augmenté », puisque ce que vous proposez, c’est « la femme augmentée », c’est-à-dire la femme qui enfante par un processus qui améliore sa capacité d’avoir des enfants sans homme. Cela mériterait un plus long raisonnement. Mais, pour avoir vécu quarante-cinq ans dans les hôpitaux, avoir accompagné cette évolution et être encore actif à l’Académie de médecine, je suis terrorisé car je ne vois pas le moment où l’on pourrait justifier de poser une barrière. Je vois arriver la fabrication des spermatozoïdes et des ovules à partir de cellules souches : on n’aura même plus besoin de donneurs. Je vois aussi arriver l’utérus artificiel, déjà au point pour accueillir avec succès des agneaux prématurissimes. Si notre société ne fixe pas des limites, nous allons vers une procréation qui n’aura plus rien à voir avec ce qu’elle était.

Mme Annie Vidal. Ma question porte sur le cadre international de la bioéthique, qui inclut aussi bien la Convention d’Oviedo pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain que les normes à appliquer dans le cadre de la recherche en laboratoire avec des équipes internationales. Vous avez par ailleurs évoqué une bioéthique à géographie variable. Si la France veut participer aux discussions sur l’éthique biologique et la médecine, faire valoir ses normes auprès de la Commission européenne et préserver les équipes de recherche internationales qui travaillent sur son sol, devons-nous légiférer plus clairement sur certains points lors de la révision de la loi et si oui, lesquels ? Il me semble que certaines questions déjà posées en 2003 sont toujours en débat.

M. Jean-François Mattei. Je ne peux pas répondre très précisément à votre question parce que ce n’est qu’au cours de la discussion que l’on voit si les points de vue peuvent se rapprocher. Quand je siégeais à l’assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, on m’a proposé de diriger un groupe de travail. J’ai choisi pour sujet la transplantation d’organes, pensant que ce serait facile ; en deux ans, je ne suis pas parvenu à trouver un consensus. Certaines convictions sont très ancrées : voyez pour l’IVG, que certains pays continuent de refuser. Ces convictions fortes font souvent partie de l’identité d’un pays et changer d’identité n’est pas toujours simple. Je suis pour le progrès – sinon je n’aurais pas travaillé dans une unité de l’Inserm, dans un service de génétique. Mais je reprendrai ce que disais George Orwell : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. » Voilà ce qui doit nous guider, et je suis incapable de dire où nous mènera Crispr-Cas9 dont, pour le moment, on n’a pas parlé. Mais le sujet de l’édition du génome humain sera certainement abordé, et je puis vous dire ce que nous en pensons : il faut autoriser dans des conditions très strictes – l’Agence de biomédecine s’en occupe – la recherche sur l’embryon, y compris avec cette technique, mais nous sommes opposés à la création d’embryons destinés à la recherche et au transfert in utero d’embryons manipulés. Et si l’on pouvait guérir les maladies génétiques grâce au Crispr-Cas9, je trouverais cela parfait – ce qui montre bien que je suis favorable à la recherche.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie.

 


– 1 –

Audition commune d’anciens présidents du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

        Pr. Didier Sicard, président d’honneur du CCNE, professeur de médecine

        Pr. Alain Grimfeld, président d’honneur du CCNE, médecin, professeur honoraire de l’Université Pierre et Marie Curie – Paris 6

Mercredi 19 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je remercie en votre nom MM. Didier Sicard et Alain Grimfeld d'avoir bien voulu accepter de venir dialoguer avec nous.

Messieurs les professeurs, nous vous invitons en votre qualité d’anciens présidents du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Nous voulons tirer parti de votre expérience, recueillir votre analyse des différentes questions et surtout votre point de vue quant à la possibilité d’une révision de la loi de bioéthique. Que devrions-nous changer et que faudrait-il absolument conserver au regard des évolutions récentes, tant scientifiques que sociologiques ? Je songe notamment au périmètre des lois de bioéthique, au rythme et aux modalités de leur révision et à ce qu’on appelle, de manière peut-être un peu rapide, la « gouvernance de la bioéthique ».

Après vos exposés, nous pourrons, messieurs les professeurs, vous interroger et échanger avec vous.

M. Didier Sicard, professeur de médecine, président d’honneur du Comité national consultatif d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Mon propos sera très bref. À mon sens, il y a une confusion permanente et croissante entre les revendications sociétales permises par la médecine, en ce qui concerne le début et la fin de vie, et ce que l’on nomme bioéthique. L’éthique du vivant n’est pas la morale de la science : la morale, c’est la réponse avant la question, alors que l’éthique est, pour moi, l’attention aux plus fragiles, aux plus vulnérables. À partir de ce point de vue de l’éthique, on peut penser les progrès que la médecine peut apporter. Or, depuis vingt ou vingt-cinq ans – et cela s’aggrave –, la science et le marché proposent un bien-être sans limites et demandent une sorte de caution, ou de limite, à la bioéthique, alors qu’il s’agirait de s’interroger sur les plus vulnérables.

Je prendrai deux exemples. Depuis deux ou trois ans, certains hôpitaux, notamment l’Hôpital américain, proposent la carte génomique à la naissance de l’enfant, moyennant 800 ou 1 000 euros. L’information procurée n’a absolument aucun sens sur le plan médical mais elle a un sens pour le marché, qui se dit qu’un jour l’assurance maladie pourra rembourser 1 000 euros pour chacune des 800 000 naissances annuelles – merveilleux ! –, offrant une rente de situation aux laboratoires qui font de la génétique moléculaire. Quant à la science, elle est à l’affût de ces fécondations in vitro dont, pour des raisons sociologiques ou sociales différentes, le nombre va croissant : peut-être qu’un grand-oncle avait telle maladie, et qu’une étude pourrait être réalisée in vitro sur l’embryon pour l’éviter…

Autrement dit, la science et le marché fixent le tempo et demandent à l’éthique la possibilité de l’interroger. Il faut réfléchir en profondeur. Or, le début et la fin de la vie me semblent des obsessions sociologiques beaucoup plus que de vraies questions éthiques. Les vraies questions éthiques me paraissent être la génétique, l’information, l’intelligence artificielle, toutes fondamentales pour l’avenir. La société est absolument tétanisée par le début et la fin de vie, alors que les processus de naissance, même si cela a l’air très sophistiqué, ne sont finalement que l’application à l’humain de techniques vétérinaires. Quant à la fin de vie, je ne vois pas en quoi les médecins sont concernés, sauf dans leur réflexion sur l’acharnement thérapeutique : la fin de vie n’est pas un problème médical.

La réflexion bioéthique passe donc, à mon avis, à côté des questions essentielles.

Quant aux débats, je pense que ceux auxquels nous avons assisté sont extrêmement utiles ; très peu de pays au monde ont des débats d’une telle richesse, avec leur complexité. J’y suis tout à fait favorable et il y en a eu plus d’une centaine en France. Cependant, la façon dont ils sont conduits aboutit toujours à une espèce de césure à la surface des choses. On est « pour » ou « contre » – pour ou contre l’assistance médicale à la procréation (AMP) pour les couples homosexuels ou les femmes seules, pour ou contre l’euthanasie – sans se préoccuper des conséquences que peut avoir telle nouveauté dans l’accès au début ou à la fin de la vie.

Je suis tout à fait sensible à la question de l’accès des couples homosexuels féminins à la fécondation in vitro. On leur a reconnu le droit de se marier, et le mariage est fait pour avoir des enfants. En revanche, pour les femmes seules, je ne vois pas le rapport avec l’aide actuellement apportée aux femmes hétérosexuelles stériles. C’est un complet changement du processus de la fécondation in vitro et les donneurs de sperme sont déjà suffisamment rares pour les couples hétérosexuels stériles. Au fond, le problème n’est pas de dire si nous sommes pour ou contre, il est de faire attention : toute modification a des conséquences en aval. En ouvrant cette possibilité aux femmes seules, la procréation devient de plus en plus un acte médical, nous assistons à une médicalisation croissante de l’humain. On peut reconnaître l’inquiétude et la légitimité de la demande d’une femme seule de trente-cinq ou trente-huit ans, mais peut-être la médecine s’introduit-elle alors de façon excessive dans les processus de filiation.

Quant aux débats sur la fin de vie, la médecine doit, à mon avis, être très modeste quant à sa capacité d’apporter une information ou un jugement. Le danger est alors un cloisonnement entre d’un côté les « sachants », comme si les médecins savaient, et les « croyants », puisque ce sont ceux dont on dit qu’ils sont hostiles à l’euthanasie. La vraie question est la suivante : comment l’euthanasie, parfaitement légitime pour des demandes très particulières, peut-elle blesser – je l’ai vu dans le cadre de la mission sur la fin de vie – les infirmes moteurs cérébraux, les étrangers musulmans, terrorisés de voir qu’on pourrait éventuellement mettre fin à leur vie, ou les familles de malades atteintes de la maladie d’Alzheimer, qui verraient une possibilité envisageable pour des raisons économiques ?

Dernier point, pour moi essentiel : la politisation de l’éthique est une évolution que je constate depuis le président Hollande. Le CCNE est sommé d’apporter une réponse avant la loi, mais il est de ce fait paralysé, car il voudra faire plaisir au politique. Malgré sa volonté d’indépendance, il considérera qu’il ne peut quand même pas aller contre la volonté collective représentée par le politique. Or il doit, selon moi, conserver une indépendance totale, et sa temporalité ne doit pas être liée aux décisions politiques. Réduire les problèmes à un clivage entre gauche et droite, avec une gauche qui serait favorable à l’assistance médicale à la procréation tous azimuts, à l’euthanasie, et une droite figée dans son conservatisme, hostile à l’assistance médicale à la procréation pour les femmes homosexuelles ou les femmes seules, à l’euthanasie pour des raisons religieuses, ce serait empêcher la réflexion. Une véritable réflexion éthique ne doit pas être politisée. Sinon, un rapport de dépendance de l’éthique au politique s’installera, rythmé, tous les cinq ans, par l’élection présidentielle. L’éthique vise non une réflexion politique mais une transcendance laïque pour déterminer, dans une société de plus en plus dure et brutale, valorisant la performance, comment aider les plus vulnérables – et la France n’est pas le leader mondial dans ce domaine. Voilà comment je perçois les débats bioéthiques. Ils ont été extrêmement riches et utiles mais, à un certain moment, ils sont passés à la trappe d’un jugement politique. Or, si la politique doit être éthique, l’éthique ne doit pas dépendre du jugement politique.

M. le président Xavier Breton. Merci pour ces éléments qui enrichissent beaucoup notre réflexion.

M. Alain Grimfeld, professeur de médecine, président d’honneur du CCNE. Merci, monsieur le président, de m’avoir convié à cet entretien.

Vous ne serez pas étonné que je sois d’accord avec les propos que vient de tenir le professeur Sicard – j’insisterai donc sur d’autres points que ceux qu’il a évoqués. Vous serez encore moins étonnés que nous ayons le même discours et les mêmes préoccupations après avoir pris connaissance d’un document dont je vous recommande la lecture, une thèse de doctorat soutenue en 2009 par Ana-Maria Cozma : « Approche argumentative de la modalité aléthique dans la perspective de la sémantique des possibles argumentatifs, application au discours institutionnel de la bioéthique ». Cela paraît très pédant, mais c’est très abordable. Il y est fait plus qu’allusion aux avis et aux démarches réflexives du CCNE français.

L’énoncé selon lequel « l'éthique se développe dans le silence des lois » est attribué à Thomas Hobbes, mais je n’ai pas vérifié cela. De mon point de vue, la pertinence de la mise en œuvre d'une réflexion éthique est liée, par extension, aux silences de la science, du droit et de la morale dans le domaine abordé. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je reprends quelques instants le propos de Didier Sicard : lorsqu’il s’agit d’un processus de prise de décision publique en situation d’incertitude, compte tenu des connaissances du moment, c’est-à-dire d’une application bien comprise du principe de précaution, il n’est point besoin de développer une réflexion éthique. Et si les réponses apportées sont considérées collectivement, à un moment donné, et aux différents niveaux de la société, comme satisfaisantes, il n'est point besoin dans un premier temps, de mener une réflexion éthique.

J’en viens aux sujets qui me paraissent insuffisamment traités – je le dis, précisons-le une fois pour toutes, en toute humilité ; ce n’est pas une injonction, ni un reproche, ni un jugement.

Dans le cadre de la loi de bioéthique, ce sont tout d’abord les relations entre santé humaine et environnement qui sont insuffisamment traitées, en particulier pour ce qui concerne la préservation de la biodiversité. J’ai bien dit « préservation », non « reconquête », nonobstant l’adoption d’une loi « pour la reconquête de la biodiversité ». Nous n’avons pas perdu la biodiversité comme nous avons perdu l’Alsace-Lorraine en 1870 ! Ce n’est pas du tout la même chose.

En ce qui concerne la fin de vie, j’ajouterai une seule chose, étant, je le répète, parfaitement d’accord avec Didier Sicard. À l'occasion de la sortie de L’Angle mort, réflexion sur la façon dont le terrorisme djihadiste interroge notre rapport à la finitude et au sacré, un journal vient de publier un entretien entre son auteur le philosophe Régis Debray et le sociologue Edgar Morin sur nos relations à la mort. Il expose le questionnement qui échappe progressivement à notre société en la matière. La discussion sur la fin de vie me semble insuffisante en termes d’éthique et de bioéthique ; ce serait pourtant utile pour les comportements, notamment dans les établissements médico-sociaux comme les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

Troisième thème, la distinction entre avancée en âge et vieillissement est largement un sujet d’actualité. L'avancée en âge est une donnée presque uniquement démographique. En revanche, nous avons désormais nombre de données qui nous permettent de comprendre pourquoi un organisme vivant, notamment un organisme humain, vieillit, depuis les anomalies cellulaires jusqu’aux anomalies organiques constituées par l’accumulation non aléatoire de cellules. Il serait tout à fait important de faire la distinction entre les deux. Il y a bien des « aînés compétents » – il n’y a pas que des « âgés dépendants » – à l’heure de la panne de l’ascenseur social, puisque certains parlent non plus d’ascenseur mais d’escalier social dans notre pays. Des « aînés compétents » seraient d’une grande utilité pour les plus jeunes qui auraient besoin de bénéficier de l’ascenseur social.

Didier Sicard a dit ce qu’il fallait dire de la médicalisation du fonctionnement de notre société, mais je veux insister sur le nécessaire distinguo entre assistance médicale à la procréation et procréation médicalement assistée. C’est la distinction entre acte sexuel qui, par bonheur, entraînera une grossesse et une naissance et, précisément la grossesse et naissance. Voilà une différence majeure, fondamentale ! Qui oserait, dans cette salle, interdire la procréation, médicalement assistée ou pas, à une femme ? L’assistance médicale à la procréation est complètement différente. Avec l’accord de notre population, qui sera informée, compte tenu des difficultés actuellement d’assumer nos obligations au plan médical, y compris en termes d’assurance maladie, est-il envisageable d’autoriser cette assistance médicale à la procréation aux femmes seules, homosexuelles ou non – il est d’ailleurs indécent de parler de « tendances sexuelles » –, aux couples de femmes ? Il y a débat, et il ne s’agit pas seulement de dire « oui ou non ? » Autorisez-vous simplement que ce qui avait été réservé, avec l’accord de toute la population, à des couples infertiles, soit mis à la disposition, pour une raison ou pour une autre, de femmes seules ou de couples de femmes ? C’est là, pour moi, la question, qui n’est pas suffisamment développé.

Quant à la pédagogie et au contrôle de l'utilisation des produits de santé, l’Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé me paraît bien mal nommée : il faut parler de la sécurité des utilisateurs et de la sûreté des médicaments, de même qu’on parle de la sûreté nucléaire et d’une Autorité de sûreté nucléaire. Moi-même pédiatre, j’estime que cette pédagogie doit s’exercer dès l’école : « Sais-tu ce qu’est un médicament ? Sais-tu à quoi servent l’aiguille et le tuyau ? Sais-tu ce qu’on va injecter à ton père ou ton grand-père ? Sais-tu à quoi ça sert, comment c’est fabriqué, comment c’est contrôlé ? »

Je termine par le développement et l'utilisation de « l'intelligence artificielle », dont je parlais avec Didier Sicard avant que nous n’entrions dans cette salle. J’ai eu l’honneur de participer à un colloque sur intelligence artificielle et santé, à l’université de Paris-Dauphine, au cours duquel quelqu’un a dit : « Je ne crois pas… » – vous devinez à quel point l’expression me plaît. S’il y a une implication religieuse dans certaines décisions en éthique et, notamment, en bioéthique, c’est une chose, mais dire, au cours d’un exposé sur les modèles algorithmiques utilisés par l’intelligence artificielle et l’interprétation des résultats de leur utilisation à bon escient, « je ne crois pas qu’il soit utile de développer leur vulgarisation dans la population… » À juste titre, et surtout actuellement, on se plaint du pouvoir médical, de son extension inadmissible. Imaginez-vous l’extension de l’intelligence artificielle au service de la santé sans expliquer à la population ce qu’est un algorithme, pourquoi on a utilisé tel modèle et pas un autre, pourquoi on a fait telle interprétation de tel résultat obtenu ?

Quant à la périodicité des révisions des lois de bioéthique, je suis exactement du même avis que Didier Sicard – je le répète : en lisant le document de Mme Cozma, vous saurez pourquoi nous avons la même démarche. On peut envisager une révision tous les cinq ans mais il faut aussi poser la question à des sociologues, des juristes, des économistes de la santé, des pédagogues, des spécialistes de la communication, aux sciences humaines et sociales. Cependant, si interviennent des découvertes révolutionnaires, au sens vraiment étymologique du terme, il faut pouvoir organiser très rapidement, au service de la population, dans l’intérêt général, sinon des États généraux, du moins quelque chose d’équivalent, avec des commissions ad hoc consacrées aux découvertes en question et à la manière dont elles pourront servir – et nous sommes dans une période de développement exponentiel des connaissances et des découvertes et des progrès des connaissances en ce qui concerne la médecine.

M. le président Xavier Breton. J’ai deux questions.

Qu’en est-il de la démarche consensuelle assumée par le CCNE depuis les origines mais aussi suivie dans le cadre du débat politique, avec des lois votées à l’unanimité ou quasiment, telle la loi sur la fin de vie de 2005 ? Depuis quelques années, nous assistons à un éclatement du consensus. Des réserves explicites ont été apportées à la position majoritaire dans des avis récents du CCNE, notamment en ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation. Je songe également au fait que la dernière loi sur la fin de vie, adoptée en 2016, n’a pas fait l’unanimité, contrairement à celle de 2005, ou aux clivages qui se sont exprimés plus nettement que naguère lors de l’adoption de la loi de bioéthique de 2011. Le consensus doit-il être toujours recherché ? Faut-il s’inquiéter de son éclatement ? Celui-ci signifie-t-il quelque chose ?

Qu’en est-il par ailleurs de l’association des citoyens à la démarche de réflexion sur la bioéthique dans le cadre des États généraux ? Des panels ont pu être formés et des propositions ont été faites, et retenues, à la suite de consultations.

M. Didier Sicard. En l’an 2000, dans son avis n° 63, le CCNE avait envisagé la possibilité non d’une dépénalisation de l’euthanasie mais d’une « exception d’euthanasie » pouvant être invoquée dans le cadre d’une procédure judiciaire. Cela n’avait rien à voir avec le calendrier législatif. La question a été examinée avec passion, mais, pendant trois ou quatre ans, il ne s’est rien passé. Symétriquement, on n’a pas demandé au CCNE en 2005, à propos de la loi dite « Leonetti » : « Est-ce bien ou est-ce mal ? » Les deux calendriers sont séparés et la liberté du CCNE consiste non à chercher un consensus ou à faire état d’un dissensus mais à dépasser les affrontements, non pour trouver une forme d’intelligence supérieure mais pour creuser en profondeur et faire émerger quelque chose qui peut, dans la société, être caché ou relativement discret. Si, désormais, le CCNE devient une espèce d’instance pré-législative, cela me paraît assez dangereux, car de nature à le contraindre. Le CCNE a parfaitement le droit de répondre à une question sur la fin de vie indépendamment du pouvoir législatif, qui peut, pour sa part, ensuite ou simultanément, s’en saisir, mais il n’a pas à demander une caution éthique. La réflexion du CCNE doit être libre et en profondeur. C’est une question assez importante.

Quant à l’association des citoyens, si vous leur demandez s’ils sont « pour ou contre », ils répondront qu’ils sont pour ou contre en se fondant sur leur expérience, la situation de leur belle-mère ou de leur fils. Dans le cadre de ma mission sur la fin de vie, j’ai suivi une autre politique. Avec ma commission, je me suis rendu en différents lieux, en différentes villes de France. J’ai indiqué les sujets aux citoyens, et leur ai demandé de travailler le matin, en petits groupes, pendant trois heures, pour faire émerger les questions qu’ils se posent. Je ne leur ai pas demandé de répondre à mes questions et je n’étais pas là pour leur dire ce que je pensais, car cela ne présentait aucun intérêt. Après quelques minutes de stress, ils se mettaient au travail et nous avons constaté une intelligence de la créativité citoyenne, largement supérieure à ce qui peut être obtenu en réunissant des gens dans une salle pour leur demander s’ils sont « pour » ou « contre ». La grande difficulté, parce que c’est un travail épuisant, est d’aller à la rencontre des citoyens pour leur demander d’échafauder eux-mêmes leurs hypothèses, leurs contradictions, leur expérience, de recueillir une forme de virginité. Si l’on demande aux citoyens s’ils sont pour ou contre les impôts, une espèce de radicalisation des positions aboutira effectivement au dissensus. « Oui ou non ? », c’est la logique du référendum, du Brexit, etc. : il y a un affrontement. Or ce que nous recherchons est non pas l’affrontement mais l’intelligence, et les citoyens sont beaucoup plus intelligents que tout ce qu’on peut imaginer. Je suis frappé, en revanche, par la pauvreté des questions posées dans les sondages.

En fait, l’éthique est suffisamment importante pour canaliser des contradictions et les résoudre, pas forcément le mieux mais le moins mal possible. Il est très difficile pour un gouvernement, pour un pouvoir législatif, d’interroger les citoyens, mais il ne faut pas assimiler les questions éthiques aux questions politiques qui peuvent se poser sous la forme d’un référendum.

M. Alain Grimfeld. En ce qui concerne la pertinence de la mise en œuvre d’une réflexion éthique, je n’adhère pas à la tentation politique consistant à obtenir une caution éthique avant la prise d’une décision, notamment en situation d’incertitude, qui manifestement n’a pas obtenu une adhésion estimée suffisamment solide à l’échelle nationale d’après les sondages. C’est tout ce que j’ajouterai à ce que vient de vous dire Didier Sicard. Je ne prétends pas que ce soit définitif ; vous m’avez convié à donner mon opinion, je vous la donne.

S’agissant des panels de citoyens, j’ai eu l’honneur de participer lors du Grenelle de l’environnement, en tant que président ou coprésident, à trois groupes de travail sur la santé, les organismes mal nommés « génétiquement modifiés », et les déchets. À cette occasion, j’ai discuté avec les élus, notamment les maires, qui étaient constitués en collège.

Tous m’ont dit être prêts à conduire une réflexion permanente portant notamment sur les questions d’éthique et de bioéthique, et non de façon seulement ponctuelle, à l’occasion de l’examen d’un projet de loi ou autre évènement. Je rappelle en effet que nombre de problèmes relatifs à ces sujets ont été soulevés lors du Grenelle de l’environnement.

À mes yeux, la consultation citoyenne ne devrait pas être périodique, mais permanente. Je suis citoyen d’un petit village de Seine-et-Marne où je réside ; le maire, comme beaucoup d’autres des 36 000 communes de notre pays, est prêt à organiser une consultation permanente sur des sujets qui leur seront signalés comme prioritaires dans le domaine de la bioéthique. Des consultations ponctuelles pourront toutefois être organisées, mais à la suite d’une réflexion conduite de façon permanente.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Comment faire, selon vous, pour que l’ensemble des acteurs, singulièrement les médecins et les chercheurs, maintiennent une réflexion éthique dans chacun de leurs actes, et ne risquent pas, dans les générations futures, de se borner à décliner les propositions, les règles, les lois, avis et recommandations formulées par le Parlement, les comités, etc. ?

Nous constatons cette tentation consistant à considérer que tout ce qui se situe hors du champ de ce qui est autorisé par les comités de bioéthique est autorisé, ce qui constituerait un appauvrissement considérable puisqu’il me semble que chaque médecin, devant chaque malade, doit conduire sa propre réflexion éthique.

Vous manifestez par ailleurs la crainte que l’extension de la PMA ne conduise à une pratique qui pour l’instant sert à compenser l’infertilité médicalement prouvée, à répondre à une demande sociétale. Mais ce pas n’est-il pas déjà franchi, dans la mesure où l’on nous dit que, dans un tiers des cas au moins, les PMA pratiquées répondent simplement à des difficultés d’enfanter, qui s’avèrent souvent transitoires car, par la suite, ces couples ont des enfants dans des conditions parfaitement naturelles.

Le président du Conseil national de l’Ordre des médecins a indiqué qu’il lui paraissait raisonnable d’entendre cette demande des femmes, seules ou en couple homosexuel, faisant valoir, dans une autre enceinte, l’argument suivant : « Le rôle des médecins est d’apaiser les souffrances, qu’elles soient physiques ou psychologiques ; or le désir d’enfant est une souffrance et le médecin est là pour l’entendre. » - ce qui n’empêche évidemment pas d’entendre, ensuite, les besoins de l’enfant.

Vous avez par ailleurs considéré que la réflexion éthique ne devait pas être mêlée à la décision politique en termes de bioéthique. Nous avons cependant besoin, nous le constatons tous les jours, de lois de bioéthique, ce qui relève évidemment du politique, ne serait-ce, par exemple, que dans le cas de l’AMP, pour déterminer ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas et s’il faut recommander à l’assurance maladie de prendre en charge l’extension de cette pratique.

Enfin, vous évoquez le rythme de révision des lois portant sur la bioéthique, et soulignez l’intérêt d’une réflexion permanente sur ce sujet. Seriez-vous d’accord, par conséquent, avec la suggestion du président Xavier Breton et de moi-même de créer une délégation parlementaire permanente qui, bien entendu, resterait en relation avec toutes les autorités morales et les organismes concernés, afin d’alimenter la réflexion préalable aux propositions formulées à l’occasion de tel ou tel progrès ?

M. Didier Sicard. En ce qui regarde la formation des chercheurs, on observe que, lorsqu’un protocole de recherche a été entièrement défini, figurent trois lignes consacrées aux questions éthiques. Elles se bornent en général à considérer que la recherche menée apportera un bien-être à l’humain. Et cela est traité de façon désinvolte, car il faut bien prononcer un Ave Pater, une sorte de prière éthique, mais qui n’engage en aucune façon la relation à l’animal, la relation au marché.

On est ainsi frappé de constater que, dans un certain nombre de domaines, ce n’est plus le bien-être des citoyens et des malades qui constitue la principale préoccupation, mais la rentabilité d’une technique qui devient universelle. La question éthique est donc : « Suis-je dépendant dans ma recherche des financiers, car elle coûte toujours plus, ou de l’humanité pour laquelle je travaille ? » Cette question éthique, trop rarement posée, devrait être beaucoup plus présente.

Votre deuxième interrogation portait sur le bien-être, qui est une notion abstraite – mais alors pourquoi interdire aux médecins de prescrire du cannabis, qui a des propriétés antiépileptiques ? Je ne suis ni pour ni contre, mais à quelqu’un qui a envie de boire de l’alcool pour le bien-être que cela lui procure, la médecine pourrait dire que, dans ces conditions, il n’a pas de raison de s’arrêter. Aussi, dans ce domaine, la notion de bien-être me paraît-elle tenir une place quelque peu excessive.

Pour ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation, je ne vois pas, dès lors que la loi a donné aux femmes homosexuelles le droit de se marier, au nom de quoi on leur interdirait d’avoir des enfants. Et si elles rencontrent des difficultés à en avoir, ce qui est naturellement le cas, que l’on puisse les aider me semble être une conséquence de la loi qui a été adoptée.

En revanche, le cas est radicalement différent pour les femmes seules, car le rapport entre l’amour, le mariage et les enfants est changé. Il s’agit d’une sorte de délégation confiée à la médecine pour servir de père biologique, avec des donneurs identifiés ou non, à des femmes seules qui, pour un nombre indéfini de raisons, sont légitimes à avoir un enfant. Mais les intéressées peuvent se retrouver dans un pays où elles craindront la solitude ; il y a donc une ambivalence entre la femme seule et celle qui vit au sein d’un couple de femmes.

Dès lors que les donneurs de sperme sont rares, nous irons nécessairement vers le marché des spermatozoïdes ; cette conséquence est inéluctable. On ne peut donc pas dire que l’on va ouvrir la PMA aux femmes seules et aux femmes homosexuelles en sus des couples hétérosexuels, alors que le stock de sperme est actuellement très limité. Au regard de la difficulté éprouvée par les hommes pour donner leur sperme à titre gracieux, ils demanderont à être rémunérés, et des marchés parallèles se développeront.

Ce seraient là les conséquences de décisions prises en l’absence d’une réflexion suffisante, pour faire plaisir à certaines catégories de la population. En tout état de cause, il me semble qu’il y a une différence entre un couple de femmes légitime et une femme seule – ou, pourquoi pas, un homme ou un couple d’hommes qui pourrait revendiquer le recours à la gestation pour autrui au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Enfin, au sujet du terme « autorisation », je rappelle que l’éthique n’a jamais été destinée à se substituer au droit. Il existe entre les deux une différence majeure, mise au jour par un rapport, vieux de quinze ans, sur l’éthique et le droit : l’éthique n’a pas pour fonction de dire si l’on autorise ou non. Dans un grand nombre de pays, les comités d’éthique sont là pour donner un tampon et autoriser ou refuser tel essai clinique. Mais l’éthique, en vérité, est là pour réfléchir à ce qu’une société demande à l’humain, en préservant les plus vulnérables et les plus fragiles ; elle n’est pas une instance de légalisation.

Nous pouvons ainsi être interrogés au sujet de la dépénalisation des drogues, mais il ne revient pas au Comité de prendre position : il est là pour réfléchir, et il n’est pas hypocrite de dire que c’est la responsabilité du législateur et de l’État que d’assumer la décision, même si le Comité d’éthique est contre. Lorsque je présidais le Comité, nous avions émis une réponse très interrogative sur la possibilité de pratiquer des prélèvements génétiques chez les migrants afin de savoir si les enfants étaient liés à telle ou telle personne. Nous n’avions pas dit qu’il ne fallait pas le faire ; nous avions seulement relevé que cela posait des questions d’éthique dans la mesure où l’accès aux données génétiques des Français était interdit et que, dès lors, faire une différence pour des Africains nous paraissait discriminatoire.

Toutefois, notre rôle n’était pas de dire ce que la loi devait permettre ou non. Il faut en effet se garder du danger que pourrait présenter une éthique universitaire qui serait tentée de tenir ce rôle, en disant que telle pratique est éthiquement inacceptable et qu’en conséquence il ne faut pas y recourir. Un gouvernement doit être capable d’aller plus ou moins loin que le Comité.

M. Alain Grimfeld. Il n’aura échappé à personne que le sujet de l’éthique et de la médecine est d’actualité. Pour ma part, je retournerai, pour ce qui concerne les médecins, aux principes de base de l’éthique des sciences de la vie et de la santé issus du code de Nuremberg.

Par ailleurs, l’autonomie, la bienveillance et la non-malveillance, au fil du temps ont été traduites par les termes de bienfaisance et non-malfaisance pour être appelées désormais bientraitance et non-maltraitance, ce qui concerne notamment les établissements médico-sociaux.

J’aborderai enfin le problème de la justice, y compris celui de la justice sociale.

Je considère que dans le domaine des études médicales, quelles que soient les réformes dont elles peuvent faire l’objet, il faut que tout au long du cursus, sur les plans pratiques et théoriques, au sein des services hospitaliers et hospitalo-universitaires, les notions d’autonomie, de bienveillance et de justice, notamment sociale, soient constamment respectées dans l’exercice médical. Il est indécent de réduire ces sujets à des matières optionnelles ne servant qu’à remporter quelques points supplémentaires, surtout à l’heure où l’intelligence artificielle va être introduite dans l’exercice médical. Dieu merci, nous ne connaissons pas encore une phase généralisée de transhumanisme !

En ce qui concerne l’aide médicale à la procréation, je redoute le jour, dont j’espère qu’il n’adviendra jamais, où la population saura que, dans le domaine de l’assurance maladie, on a fait des choix, qui ne concerneront évidemment pas la seule assistance médicale à la procréation, au détriment d’autres choses. C’est un sujet très polémique. Anticipons le jour où la population dira : « Vous avez accepté tel type d’assistance. » De plus en plus d’enseignements sont dispensés qui concernent le traitement de la douleur comme des souffrances psychiques. Il ne faut pas mettre le doigt dans cet engrenage, car la notion d’infertilité sociale a été évoquée à propos de femmes et de couples de femmes.

Quant à la décision éthique et la réflexion politique, j’affirme – et je ne le fais pas pour vous satisfaire MM. Touraine et Breton – que la consultation du Comité consultatif d’éthique, le premier au monde, créé par François Mitterrand, avant de prendre une décision politique, sera rendue inutile et même non recommandée dès lors que vous aurez mis en place une délégation permanente auprès de toutes les communes. Il faut impliquer tous les maires de France : ils sont prêts à cet exercice, certains ne le souhaiteront pas, mais l’immense majorité d’entre eux y est favorable, et disposée à mettre en place de telles structures afin d’entretenir au sein de leurs communes une réflexion éthique sur ces sujets majeurs, qui intéresseront la population parce qu’elle sera informée.

Mme Annie Vidal. Je souhaite tout d’abord relever qu’il convient effectivement de ne pas lier politique et éthique ; et de traiter ces sujets en dehors de tous les clivages, en prenant en compte toutes les valeurs portées par nos concitoyens, qu’ils soient experts ou non.

Je souhaite vous interroger à nouveau au sujet de nos « aînés compétents ». J’ai travaillé sur la prise en charge de nos aînés, dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) comme à domicile, ainsi que sur la place que nous devons leur réserver dans notre société, société qui devrait à cet égard être plus inclusive. Par ailleurs, le regard que nous portons sur eux aujourd’hui concerne davantage les capacités perdues que les capacités restantes.

Enfin, je suis particulièrement préoccupée par l’émergence du concept de « capabilité ». Est-ce à cela que vous faites allusion lorsque vous évoquez nos « aînés compétents » ?

Mme Blandine Brocard. Je salue, messieurs, votre liberté de parole, ainsi que les alertes que vous émettez. La hauteur de vue qui est la vôtre entre ainsi largement en phase avec la réflexion que nous conduisons au sein de la mission d’information.

Nous avons entendu beaucoup de personnes appartenant au CCNE : les questions discutées aujourd’hui vous paraissent-elles beaucoup plus vivaces que par le passé, alors que les sujets abordés appellent une réflexion longuement mûrie ?

Comment le Comité et les autres instances peuvent-ils nourrir une réflexion de fond sans tomber dans des débats qui, hélas, deviennent très rapidement virulents, et, partant, stériles ?

En tant que législateurs, nous avons la chance d’entendre des personnes telles que vous. Je vous ai entendu, M. Grimfeld, souhaiter que les maires de nos communes soient associés à cette réflexion. Pourquoi pas ?

Par ailleurs, comment distinguer les pressions exercées par quelques minorités des préoccupations exprimées par la majorité ? Vous avez indiqué, M. Sicard, que les débats publics étaient régulièrement mis à mal par des groupuscules, et évoqué l’intelligence de la majorité citoyenne.

En outre, comment faire accepter certaines limites alors que le marché permet tout ? Comment faire pour que le désir individuel, qui est compréhensible, ne prenne pas le pas sur une conscience profonde de notre humanité ? Le progrès en effet permet tout, et comment ne pas considérer comme un renoncement le fait de ne pas suivre ces avancées ? Il est en effet de bon ton d’être progressiste, et si l’on s’oppose, on est taxé d’archaïsme.

Enfin, je n’ai pas lu l’article auquel vous faites référence, M. Grimfeld. En revanche, M. Sicard, j’ai pris connaissance de vos écrits sur une éthique de la vie, dans lesquels vous concluez en citant Albert Camus : « Un homme, ça s’empêche. »

M. Alain Grimfeld. Depuis six ans, j’ai l’honneur d’être le président du comité d’éthique d’une association à but non lucratif relevant de la loi de 1901 et coiffant cinquante établissements médico-sociaux, dont les deux tiers sont des EHPAD et un tiers des établissements hébergeant et accueillant des personnes en situation de handicap.

J’ai donc pu prendre la mesure de la différence existant, à l’intérieur des EHPAD, entre les personnes effectivement âgées et dépendantes, qui présentent des troubles cognitifs de la première importance et sont catégorisées comme étant devenues incompétentes et inutiles à la société, et les autres. C’est inadmissible. C’est méconnaître ce qu’il se passe réellement au sein de l’établissement, alors que nous voulons justement, après avoir fait évoluer les maisons de retraite vers la médicalisation, faire que cette conception nouvelle ne reste pas une coquille vide.

Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de regarder vers les transitions que nous pourrions offrir à des personnes qui, grâce aux progrès de la médecine, sont restées compétentes malgré l’avancée en âge ou grâce à elle. Il faut leur permettre de conserver leurs compétences et d’en acquérir encore plus, quel que soit leur âge ; des publications en attestent ; je ne vous livre pas mes états d’âme. Pourquoi priver notre société des compétences persistantes – et non pas résiduelles – qui sont le fruit d’une expérience ne demandant qu’à être livrée à d’autres, y compris dans le domaine professionnel, et pas uniquement aux jeunes ?

Puisqu’à juste titre nous souhaitons faire évoluer les établissements médico-sociaux, ne pourrions-nous pas, sans dépenses rédhibitoires, organiser à l’intérieur de ces établissements, dans des locaux réservés à cet effet, des ateliers où ces aînés compétents transmettraient leurs compétences persistantes ainsi que leur expérience ? Cela pourrait prendre place avant le placement des intéressés en EHPAD, et s’adresser notamment aux plus jeunes, singulièrement aux plus défavorisés d’entre eux, chacun comprendra ce que j’entends par là en songeant à la notion d’ascenseur social. Ainsi existe-t-il, en Bretagne, des « maisons des aînés », appellation très pertinente car les aînés présents dans ces établissements sont compétents, et le sont restés. Pourquoi ne pas bénéficier de leurs compétences persistantes ?

M. Didier Sicard. Depuis vingt ans, les comportements sont de plus en plus médicalisés. Cette médicalisation de la vie commence dès la conception – l’enfant est l’objet d’une attention médicale et échographique – et se poursuit jusqu’à la fin de la vie.

Mais la médecine est prise au piège de la revendication sociétale du bien-être : il n’est pas question d’être angoissé, il faut donc prendre des psychotropes. La France détient le record du monde en la matière : elle donne des psychotropes aux angoissés au lieu de s’intéresser à leurs conditions de vie.

Samedi matin, en écoutant l’émission de France Culture animée par Alain Finkielkraut, j’ai été particulièrement choqué de sa réaction. Il dialoguait avec des femmes dont les parents sont atteints de la maladie d’Alzheimer. Elles tenaient des propos d’une extrême profondeur sur leur découverte de l’amour et M. Finkielkraut leur a répondu qu’il était pour sa part angoissé et que l’euthanasie lui paraîtrait la meilleure solution s’il était atteint de la maladie d’Alzheimer ! Ainsi, au nom du bien-être, la réflexion sur l’euthanasie vient s’infiltrer au sein des familles vulnérables de personnes atteintes d’Alzheimer…

Vous évoquiez la maison des sachants. à la « maison des sages » de Clichy-sous-Bois, j’ai rencontré des Algériens extraordinaires, qui n’avaient plus de famille en Algérie, et étaient terrifiés à l’idée d’être éventuellement euthanasiés quand ils seraient en fin de vie en France, car ils ne parlent pas très bien le français et ne comprennent pas notre législation. Je les ai rassurés.

Les questions contemporaines de bioéthique sont instrumentalisées par la société, qui estime que les progrès de la médecine lui permettent de s’adapter. Mais la situation n’est pas la même dans tous les domaines… Je sors d’une réunion avec l’agence régionale de santé (ARS) sur le handicap. Les besoins sont criants en France, mais comme cela coûte sans rapporter grand-chose, l’indifférence est générale ! On crée des places, des lieux pour les handicapés, mais sans réfléchir en profondeur sur ce qui nous fait société.

On va toujours du côté de la performance et du bien-être de ceux qui ont déjà tout, sans jamais aller vers ceux qui demandent simplement à être des citoyens comme les autres. Cet écart entre la demande de bien-être de citoyens ivres d’individualisme, et qui veulent avoir accès à tout, et l’indifférence vis-à-vis de ceux qui n’ont pas grand-chose devrait faire l’objet d’une véritable réflexion éthique.

Le paradoxe est étrange : le progrès, la médecine, créent l’exclusion. La médecine a certes fait des progrès, elle a maintenu en vie des personnes qui seraient mortes si elles n’avaient pas eu accès à des réanimations sophistiquées. Mais ces corps réparés n’ont pas bénéficié de soins d’escarres, ni d’une attention à l’autonomie. On a donc réparé, mais en créant une personne qui a perdu son autonomie !

Le progrès ne doit donc pas être vu comme une ascension, mais plutôt comme une interrogation : qu’est-ce que la médecine et quel est son rôle, sa fonction dans notre société ? Nous n’y réfléchissons pas suffisamment. Nous avons confié à la médecine notre bien-être et notre finitude. Comme il n’y a plus de religion, la médecine a fini par devenir le salut de l’existence. C’est une véritable question éthique.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Vous nous tenez en haleine sur des sujets éminemment délicats, difficiles à appréhender et à partager – les opinions et les approches sont parfois différentes…

Vous avez évoqué le travail d’Annie Vidal sur la compétence de nos aînés et les EHPAD. Vous le dites très justement, que faisons-nous de ces compétences ? Comment leur donner une véritable place ? Cela passe-t-il par les lieux de rencontre dont vous avez parlé ? Pourquoi ne pas les prévoir également au sein des EHPAD ? Pourquoi créer une telle séparation générationnelle, un statut lié à la perte d’autonomie ?

À travers cette perte, il y a beaucoup de choses à découvrir et à partager ! Je fais écho aux propos d’Alexandre Jollien, infirme moteur cérébral (IMC) – vous le connaissez sans doute par la médiatisation autour de sa personne. Il est particulièrement juste dans sa découverte de vie. Son premier livre s’appelle Éloge de la faiblesse. Nous avons beaucoup à apprendre de la faiblesse. Je suis un peu fatiguée d’entendre toujours le même refrain : « autonomie, autonomie, autonomie » ou « indépendance ». Alexandre Jollien le dit très justement, l’indépendance n’existe pas : nous sommes tous interdépendants. Le vaste chantier du bien-être n’a donc pas été complètement exploré.

Je trouve votre proposition concernant les maires très pertinente. Je n’y avais pas pensé ! Pourquoi, en effet, ne nous appuyons-nous pas sur eux ? La France compte énormément de communes – nous sommes le pays qui en compte le plus. Dans nos petits villages, les maires sont les animateurs de la communauté. Ils ne pourront pas porter seuls ces projets mais, si nous les accompagnons, nous pourrions profiter de cet atout pour pérenniser la réflexion.

Votre interpellation est très intéressante. Mais comment la positionner dans le temps ? Le professeur Mattei nous rappelait qu’historiquement, les évolutions prennent du temps – ainsi pour la contraception ou l’interruption volontaire de grossesse. La maturation de la société est-elle suffisante pour que nous prenions la décision de légiférer ?

Le professeur Mattei nous a également fait remarquer que le projet de loi de bioéthique comprend des sujets éminemment différents, voire sans lien, comme par exemple l’intelligence artificielle et l’assistance médicale à la procréation. Ne devrait-on pas plutôt prévoir différents projets de loi thématiques ? Comment le législateur doit-il appréhender ces sujets éthiques – ils ne sont pas tous bioéthiques – différents ? Cette révision que nous engageons tous les sept ans – et demain peut-être plus fréquemment – est-elle judicieuse ?

Mme Agnès Thill. Je vous remercie pour vos propos, messieurs. Mes questions seront sans doute beaucoup plus terre à terre que celles de mes collègues. J’ai entendu à plusieurs reprises que ne pas avoir un enfant est une souffrance. J’en conviens. Mais ne pas avoir de mari peut aussi être une souffrance, tout comme ne pas avoir sa dose de crack ! Pour autant, les médecins ne vont pas devenir dealers ou se transformer en agence matrimoniale. Ne peut-on envisager cette problématique sous un autre angle et expliquer aux patients qu’effectivement, c’est une souffrance de ne pas avoir d’enfant, mais que la raison est simplement biologique ?

J’entends également vos arguments concernant l’égal accès à une technique. Mais la situation des uns et des autres est différente. Peut-on dans ce cas encore parler d’égal accès ? Si la situation est différente, il n’y a pas discrimination selon l’orientation sexuelle.

Vous semblez plutôt favorables à l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes, au motif qu’elles peuvent désormais se marier. Mais dans ce cas, pourquoi refuser la gestation pour autrui aux couples d’hommes ? Les juristes nous ont expliqué que ce n’était pas la même chose. Mais votre parallèle avec le mariage m’amène à le craindre…

Concernant les femmes seules, n’y a-t-il pas un risque de précarité affective et financière ? Les avocats sauront sans doute parfaitement les régler, mais c’est à mon sens un retour en arrière. Cela semble presque antinomique avec les dispositions relatives à l’avortement, puisque la précarité financière constitue un motif d’avortement. Demain, à l’inverse, on leur ouvrirait donc la procréation médicalement assistée ?

M. Alain Grimfeld. Concernant l’exploitation – au sens le plus noble du terme – des aînés compétents, il serait possible de s’appuyer sur les dispositions permettant de valoriser les acquis de l’expérience. Ces dispositions sont, dans certains secteurs, insatisfaisantes, voire décevantes, mais pourraient être pertinemment appliquées aux aînés, tout en revalorisant le dispositif.

Jean-François Mattei vous a expliqué que les évolutions sont le fait de l’histoire. C’est vrai, depuis l’Antiquité, nous avons connu des évolutions. Je travaille avec Élise Feller, historienne bien connue, sur l’histoire du handicap de l’Antiquité à nos jours, en passant par le Moyen Âge. Les transformations ont été progressives, des hospices jusqu’aux maisons de retraite et, maintenant, aux EHPAD, hébergeant les personnes âgées les plus dépendantes. Qu’est-ce que cela signifie, et nous impose ? Comme d’autres, j’estime que nous avons suffisamment réfléchi pour mettre en place des structures qui nous permettraient de bénéficier des acquis de l’expérience des aînés compétents. C’est le bon moment !

En ce qui concerne votre question sur l’intérêt de  projets de loi plus spécifiques, avec toute l’amitié que je porte à Jean-François Mattei, je ne suis pas d’accord avec lui. Pour la petite histoire, nous avons été nommés le même jour à l’agrégation de médecine. Nous étions donc dans la même « turne », comme on dit ! Cela crée des amitiés gratuites.

J’adhère à la notion anglo-saxonne du one health – une seule santé –, qu’il s’agisse d’intelligence artificielle ou d’autres considérants liés à la santé humaine. Il n’est donc pas nécessaire de rédiger des lois bioéthiques spécifiques pour l’intelligence artificielle, l’assistance médicale à la procréation, la préservation – et non la reconquête, comme je l’ai dit précédemment – de la biodiversité.

Nous sommes une espèce parmi d’autres et il est désormais possible de faire clairement la différence entre végétaux, animaux et espèce humaine. Nous avons chacun nos caractéristiques, nous sommes dépendants les uns des autres, mais la santé humaine est un ensemble unique. La réflexion éthique doit donc l’être également.

M. Didier Sicard. Certes, la contraception a mis du temps à émerger, mais la société était vraiment différente de la nôtre et la médecine était relativement modeste. Elle prescrivait des oestroprogestatifs, elle encourageait l’utilisation des préservatifs. Il ne s’agissait pas d’activités médicales. Désormais, la fécondation in vitro est une discipline noble, avec ses grands manitous. Elle est devenue une branche sophistiquée de la médecine, extrêmement dépendante des innovations.

Les sujets de bioéthique n’ont pas à être « canalisés ». Il n’y a pas ceux qui sont du ressort de la loi et les autres. De manière étrange, les lois de bioéthique françaises ont fini par créer un cadre artificiel. Les autres pays s’interrogent sur nos choix : pourquoi avoir légiféré sur les greffes, l’assistance médicale à la procréation, la fin de vie – alors qu’elle n’est pas une question de bioéthique à mon sens. L’intelligence artificielle, les questions de marché, l’accès aux gênes, l’accès aux soins, le handicap sont également importants et ne méritent pas cette exclusion de la loi.

Enfin, vous m’avez interrogé sur l’accès à la procréation pour les couples homosexuels. Jusqu’au XXIe siècle, l’humanité, c’était deux personnes qui enfantent un enfant, que ces personnes soient hétérosexuelles – dans leur immense majorité – ou que la société ait considéré que l’amour de deux femmes pouvait se concrétiser par un enfant, ce que je respecte. À partir du moment où la société a considéré que leur union devait être reconnue légalement, je ne vois pas au nom de quoi on les empêcherait d’avoir un enfant, si la médecine peut effectivement le leur permettre. Cela n’a absolument rien à voir avec la GPA, qui consiste en l’utilisation d’un tiers rémunéré – la femme porteuse. C’est un peu comme si des hommes devenaient donneurs payants de spermatozoïdes pour des femmes. On pourrait aboutir à des situations sordides, voire des élevages d’hommes donneurs de sperme, comme le régime hitlérien l’a expérimenté avec les SS. La situation serait alors radicalement différente et l’amalgame me paraîtrait un peu excessif.

Je me force probablement un peu en affirmant que les couples homosexuels de femmes doivent pouvoir bénéficier de l’assistance médicale à la procréation, la notion d’un homme et d’une femme me paraissant prioritaire. Mais à partir du moment où la société a évolué, cela paraîtra peut-être évident dans vingt ou trente ans. Et dès lors que la France a fait ce choix, il faut le respecter.

En revanche, je suis très hostile à l’accès à l’assistance médicale à la procréation pour les femmes seules car les raisons qui concourent à l’assistance par l’État à cette procréation solitaire d’une femme me semblent à l’opposé de la philosophie de la filiation française.

M. le président Xavier Breton. Au nom de mes collègues, je vous remercie pour votre participation et pour ces éclairages très intéressants.

 


– 1 –

Pr. Israël Nisand, professeur des universités - praticien hospitalier, gynécologue obstétricien au CHU de Strasbourg, président du Forum européen de bioéthique de Strasbourg

Jeudi 20 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Notre matinée commence par l’audition de M. Israël Nisand, professeur des universités et gynécologue-obstétricien au centre hospitalier universitaire de Strasbourg.

Monsieur le professeur, vous présidez également le Forum européen de bioéthique de Strasbourg que vous avez fondé en 2010. Chaque année sont organisées pendant une semaine des conférences-débats portant sur des thèmes tels que « Produire ou se reproduire », en 2018, « Humain, post-humain », en 2017, ou « Le normal et le pathologique » en 2016.

Votre intervention aujourd’hui ne peut évidemment refléter la diversité des analyses, des opinions, parfois des controverses qui forment la substance de ces débats, mais elle sera précieuse à notre mission d’information.

Je vous donne la parole pour un court exposé, qui sera suivi d’un échange de questions et de réponses.

M. Israël Nisand, professeur des universités, gynécologue-obstétricien au centre hospitalier universitaire de Strasbourg, président du Forum européen de bioéthique de Strasbourg. En venant ici, je me suis posé la question de la légitimité qu’avait un médecin à venir parler devant la représentation nationale. Qu’a-t-il de plus qu’un autre citoyen pour s’exprimer sur ces questions de bioéthique ? J’estime que j’ai une mission de témoignage. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de vous présenter d’abord deux vignettes cliniques pour illustrer les conséquences de la législation sur le praticien de base que je suis, en critiquant à chaque fois plusieurs pans de la loi bioéthique. Je préside le Collège national des gynécologues et obstétriciens français et je pense pouvoir parler en leur nom, car nous avons beaucoup réfléchi ensemble aux questions de bioéthique.

Le premier cas concerne une femme de trente-neuf ans. À l’âge de trente ans, elle met au monde un premier enfant qui, atteint de mucoviscidose, meurt à cinq ans. Elle entame une nouvelle grossesse et sollicite bien entendu une amniocentèse et catastrophée, apprend que son enfant est atteint de la même maladie que celle qui lui avait fait abandonner son travail pour s’occuper du premier. Elle sollicite une interruption médicale de grossesse, qui n’a rien à voir avec une interruption volontaire de grossesse (IVG) : c’est un acte d’une difficulté extrême par lequel une femme qui a transmis une tare se voit dans l’obligation physique de décider de la mort de son enfant. Elle revient ensuite nous voir en nous disant : « Vous m’avez arraché la moitié de mon cerveau ; pour notre prochain enfant, nous ne pouvons plus en passer par là ». Nous lui proposons un diagnostic pré-implantatoire (DPI). Le couple ne fait pas son enfant dans son lit : on récupère les ovules et le sperme pour créer des embryons et au troisième jour, lorsque l’embryon, qui a une taille microscopique, atteint huit cellules, on procède à un prélèvement à travers la coque pellucide grâce à un faisceau laser et on extrait deux des huit cellules pour vérifier si la faute d’orthographe que constitue la mucoviscidose est présente ou non dans l’ADN. Bien entendu, seuls les embryons sains sont ensuite réimplantés. Là où le bât blesse, c’est que la France est dotée d’une loi épouvantable qui interdit aux médecins de porter un diagnostic sur d’autres anomalies génétiques alors même qu’ils ont le génome sous les yeux. Pensez-vous, nous eussions pu faire un tri parmi les embryons avec leurs petits yeux et leurs petits bras en écartant les mauvais pour ne retenir que les bons ! Et ce qui devait arriver arriva – nous nous y attendions depuis un moment : l’embryon s’il n’était pas porteur du gène de la mucoviscidose s’est révélé, une fois réimplanté, porteur de la trisomie 21… Parce que nous avons le droit d’explorer la trisomie 21 sur le fœtus, mais pas sur l’embryon ! Nous avons dû révéler à cette femme que son fœtus n’avait certes pas la mucoviscidose, mais qu’il était trisomique 21, et nous lui avons refait une IMG : inutile de vous dire que nous lui avons arraché la deuxième moitié de son cerveau.

L’idéologie a primé sur le pragmatisme : c’est un mal français. Pourquoi s’est-on mis cette chaîne au pied alors que le diagnostic pré-implantatoire est encadré de manière extrêmement stricte dans la loi ? Pourquoi, quand nous avons le génome sous les yeux, ne pas regarder ce que nous avons à regarder plutôt que d’en arriver à de telles extrémités au nom du respect des grands principes ? Lorsqu’on a un échantillon de sang, on ne doit pas se contenter de rechercher le taux d’ASAT – aspartate aminotransférase –, ou d’ALAT – alanine aminotransférase : il faut vérifier plein de choses, qui sont légitimes. Avant de replacer un embryon dans l’utérus de la mère, nous devrions pouvoir analyser deux, trois, quatre gènes parce que le DPI se justifie uniquement par la volonté d’éviter la naissance d’un enfant handicapé. Ce sera toujours moins que les pays autour de nous qui peuvent en examiner jusqu’à cent parce qu’ils ne veulent pas des expériences catastrophiques dont je viens de vous donner un exemple.

Ma deuxième vignette clinique met en cause un autre chapitre de la loi française. Voilà un homme et une femme de trente-neuf ans : ils se sont rencontrés tard mais c’est le grand amour. Le sperme de l’homme ne contient aucun spermatozoïde. Les tests nous laissent entendre qu’une biopsie testiculaire nous permettrait de trouver quelques spermatozoïdes à l’intérieur de ses testicules. Malheureusement, ils sont tout petits et une ablation partielle pourrait lui causer des troubles d’érection. Mais il est tellement important pour lui de faire un enfant avec cette femme qu’il accepte. Nous procédons à la biopsie et il la paie de troubles de l’érection. Toutefois, nous trouvons dix spermatozoïdes vivants. Nous les mettons au contact des œufs de sa femme et nous obtenons quatre embryons. Nous échouons à réimplanter le premier embryon. Le même scénario se reproduit pour le deuxième embryon. L’homme et la femme estiment qu’ils sont trop tendus et qu’ils doivent faire une pause. Ils partent en vacances. Grands skieurs, ils se rendent à Chamonix : en haut du glacier d’Argentière, l’homme manque le premier virage, chute de cinq cents mètres et meurt sur le coup.

Vous imaginez la suite. Deux mois plus tard, je revois cette femme tout à son deuil qui me dit la chose suivante : « Monsieur, j’aurais pu venir avec la carte d’identité du frère de mon mari qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Vous n’y auriez vu que du feu et j’aurais pu obtenir la réimplantation des deux embryons mais je n’ai pas voulu vous tromper. Mais qui a le droit de me dire quoi que ce soit du sort de ces embryons ? Qui peut s’immiscer dans l’intimité des conversations que j’ai eues avec mon mari et des décisions que nous avions prises ? ». Je lui ai répondu que toute ma pratique au sein du CHU était adossée à la loi. « Que dit la loi, monsieur ? » me rétorque-t-elle – elle le savait, bien sûr. Et moi de lui répondre : « Madame, elle vous donne deux choix : détruire ces embryons ou les donner à une autre femme ». J’appelle cela des propositions obscènes. Qui a décidé en 1994 que l’implantation post-mortem revenait à faire des petits orphelins ? Encore une fois, on a fait passer les grands principes devant le pragmatisme. Ah ça, on est propres sur nous ! Mais cela a des conséquences odieuses.

Certes, il n’y a pas beaucoup de femmes qui se retrouvent dans cette situation dans notre pays : cinq par an peut-être. Mais quelle est cette loi qui amène à de telles conclusions ? Comment se fait-il que, contre l’avis de toutes les académies, de médecine, de sciences morales, on ait décidé d’ajouter une ligne à la loi en 1994 pour prévoir le cas du décès de l’un des membres du couple ? Pensez donc : je n’ai même pas le droit de mettre les embryons dans une thermos pour permettre à cette femme d’aller à l’étranger pour les faire réimplanter. Totalitaire, en plus ! Nous ne pouvons pas en rester là. C’est une simple question d’humanité. La loi doit être conforme à ce que souhaite la population. Quand je raconte cette histoire, tout le monde me dit que ce n’est pas normal. Qu’il faille encadrer par des décrets la réimplantation d’embryons en fixant des bornes – pas avant six mois, car la femme est dans son deuil, mais pas après dix-huit mois –, qu’il faille un accompagnement psychologique – un enfant ne doit pas être une pierre tombale : tout cela, je l’entends. Mais devoir dire « Non, madame, définitivement non, vous n’avez plus qu’à les donner à une autre femme », ce n’est pas acceptable.

Sur une trentaine de dispositions de la loi bioéthique, un fossé s’est créé entre le peuple, ce qu’il attend, et la loi.

Je prendrai un dernier exemple. Je reçois très régulièrement des femmes d’une trentaine d’années qui n’ont pas trouvé de compagnon avec lequel faire un enfant et qui souhaitent se consacrer pour l’instant à leur carrière professionnelle. Elles demandent à conserver leurs ovules. Je leur conseille d’aller à l’étranger, si elles ont de l’argent. Les autres doivent se soumettre à la procédure mise en place en 2015 par un décret scélérat : pour pouvoir conserver ses ovules, il faut d’abord en donner cinq à une autre femme – mais peut‑on parler de don quand il est conditionné à une obligation ? Et s’il n’y a que cinq ovules, ce qui est fréquent, la femme qui les donne ne peut en garder aucun pour elle. À un homme qui veut garder son sperme avant une ligature des canaux déférents, personne ne demandera quoi que ce soit ! Pourquoi une telle disposition ? Je vais vous dire ce qui s’est passé dans la tête de ceux qui ont rédigé ce décret. Il y a d’abord une première raison, qui me paraît audible : il y a tellement de femmes qui vont en Espagne pour acheter des ovules à de jeunes étudiantes qu’il faudrait renforcer le marché français. Raisonnement pragmatique et utilitariste… Mais il y en a une autre, qui n’est pas dite, entre les lignes : ces femmes, ces folles, ces irresponsables pourraient bien vouloir récupérer leurs ovules congelés n’importe quand, quel que soit leur âge. Et les hommes ont voulu, comme depuis la nuit des temps, continuer à contrôler le corps reproductif des femmes. Pourtant tout cela aurait pu être encadré par des décrets d’application précisant qu’au-delà de quarante-trois ans, une femme ne peut pas récupérer ses ovocytes à moins de passer devant une commission et qu’à cinquante ans, c’est fini. Mais non, au dernier comité national d’éthique, on a dit : « Madame, vous savez que c’est dangereux de prélever des ovules, donc on vous l’interdit. Mais si vous les donnez à une autre femme, ce n’est plus dangereux, vous pouvez ! » Pardonnez-moi, mais on ne peut plus en rester là. En attendant, j’envoie à peu près une femme par semaine acheter des ovules en Espagne, et elle est aidée par la sécurité sociale pour ce faire… On marche sur la tête.

Oui, il y a un problème de dons d’ovocytes en France : aucune femme ne passe devant un hôpital en se disant « Tiens, si j’allais donner mes ovules aujourd’hui ». Les hommes peuvent éparpiller leur semence à droite et à gauche sans se préoccuper de ce qu’elle est devenue, pas les femmes. Comparer le don d’ovule au don de sperme était une faute énorme. Comparer le don de sperme au don de sang, comme cela a été fait au moment de sa mise en place, en était une autre. Dans le don de sang, il y a un donneur et un receveur ; dans le don de sperme, il y a un donneur, un receveur et un enfant qui peut demander des comptes quarante ans plus tard. Ceux qui osent m’en parler me disent : « Monsieur le professeur, vous, vous êtes issu d’un homme et d’une femme ; moi, je suis issu d’une femme et d’un matériau. Pensez-vous que c’est vivable ? ». Je ne le pense pas. D’ailleurs, il n’est plus nécessaire de parler d’anonymat, car on ne pourra plus le garantir à l’avenir. Le problème de l’anonymat, qu’on le veuille ou non, est réglé : ce n’est même plus la peine d’en discuter. Si quelqu’un se dit prêt à donner son sperme, mais à la condition d’être assuré que personne ne pourra jamais savoir qu’il l’a donné, il vaut mieux qu’il aille faire autre chose… Cela va changer les donneurs. Aujourd’hui, avec les banques de données d’ADN, il est possible de plus en plus fréquemment de retrouver le donneur. En revanche, il est encore nécessaire de parler de gratuité ; d’autres pays ont mis en place des systèmes de contreparties financières sous différentes appellations.

Le don d’ovules est beaucoup plus intelligent que le don de sperme car c’est la femme qui porte l’enfant et qui le met au monde, mais la France l’a organisé de manière qu’il ne fonctionne pas. Ceux qui ont écrit ces lois bien avant vous étaient opposés à ce type de don comme leurs prédécesseurs étaient opposés au don de sperme. Notre pays, comme toutes les grandes démocraties occidentales, doit permettre à une femme qui n’a plus d’ovules parce que la génétique l’a martyrisée de constituer malgré tout une famille sans être obligée, hypocritement, d’aller en Espagne pour acheter des ovules 900 euros à une étudiante avec l’argent de la sécurité sociale française. Croyez-vous que les étrangers soient dupes de notre attitude qui consiste à dire que ce qui se passe ailleurs ne nous regarde pas et que nous sommes propres sur nous ?

Après que le diagnostic pré-implantatoire a été autorisé, une quinzaine de centres ont demandé un agrément à la puissance publique. Il ne fallait en retenir que trois ou quatre. Savez-vous comment les dossiers ont été triés ? Le critère qui a prévalu a été la présence dans l’équipe de professionnels ayant mené des recherches sur l’embryon humain, donc à l’étranger puisqu’elles sont interdites chez nous. Croyez-vous que cela soit passé inaperçu ?

Essayez de voir si ça marche et prévenez-nous si c’est le cas : voilà la posture des Français. Vous imaginez bien qu’un jour, si le remplacement de cellules du myocarde par des cellules embryonnaires est rendu possible, la France changera tout de suite d’avis sur la question. Il faut avoir le courage de dire que la recherche sur l’embryon peut déboucher sur des avancées thérapeutiques de grande ampleur. Cessons d’attendre que tous les autres pays du monde aient fait des découvertes, grâce à des chercheurs français qui fuient notre pays, pour, une fois l’efficacité de la procédure prouvée, les récupérer très hypocritement.

Messieurs, je me tiens à votre disposition pour aborder d’autres sujets. Il en est un qui m’est cher, c’est celui du traitement de la stérilité utérine définitive qui passe par l’utilisation de l’utérus d’autrui. Mais ce n’est pas à l’ordre du jour et nous ne sommes pas obligés d’en parler.

M. le président Xavier Breton. Professeur, votre exposé invitera certains à faire évoluer notre législation et d’autres à la renforcer pour maintenir certains principes.

La politique ultra-individualiste que vous appelez de vos vœux ne comporte-t-elle pas le risque de ce qu’Habermas appelle un « eugénisme libéral ». Cette conception ne laisse‑t‑elle pas les familles seules face à leur choix ? Qu’en est-il de la volonté d’éviter la naissance d’enfants handicapés ?

Nous avons à fonder notre bioéthique non pas seulement sur l’autonomie abstraite et idéale des individus, mais sur des solidarités organisées face à la vulnérabilité. Notre législation essaie de concilier ces deux aspects. Ce que vous proposez, qui s’approche du modèle anglo-saxon, correspond-il à notre modèle de bioéthique ?

M. Israël Nisand. J’aurais tendance à reprocher à M. Habermas d’utiliser encore le terme d’eugénisme : c’est un mot trompeur et trop chargé de sens.

Ma profession m’a amenée à pratiquer le diagnostic prénatal : je puis vous dire que la France fait de l’eugénisme à un degré qu’aucun autre État libéral n’a atteint. Aucun pays n’est aussi avancé que le nôtre en matière de parc d’échographistes et de compétences. Et à quoi cela sert ? À veiller à ce que les 2,3 % d’enfants nés avec des malformations, dont 50 % sont graves, ne puissent pas venir au monde. D’ailleurs, quand un enfant naît avec une malformation, le gynécologue se retrouve au tribunal pour ne l’avoir pas diagnostiquée ! Si l’amniocentèse permettait de donner des informations sur la future intelligence du bébé, il y aurait des gens pour nous les demander. Notre société est très eugénique.

Quand vous épousez une jolie femme pour faire des beaux enfants avec elle, vous faites ce qu’on appelle de l’eugénisme positif. Cela existe depuis la nuit des temps. Petite devinette : quel philosophe disait il y a 2 500 ans que les guerriers les plus courageux devaient rencontrer les plus belles femmes pour faire des enfants beaux et vaillants ? Platon. L’eugénisme fait partie du rucksack de l’humanité, comme le génocide. Il faut perdre notre naïveté à ce sujet.

Les femmes de France ne cherchent pas à modifier la composition génétique de la population française ; elles nous demandent simplement d’avoir un enfant en bonne santé. Et ça, c’est de l’eugénisme.

Pendant longtemps quand un journaliste me tendait un micro pour me dire que le diagnostic prénatal revenait à faire de l’eugénisme, j’étais très embarrassé pour lui répondre jusqu’à ce que je lise un philosophe américain qui a déterminé quatre critères pour qualifier l’eugénisme : la coercition ; la discrimination ; le sens de la pratique ; son utilité. Ainsi la médecine nazie, parangon de l’eugénisme, était hautement coercitive, hautement discriminatoire, elle était tournée vers la volonté d’établir un Reich de mille ans et reposait sur des bases scientifiques totalement erronées qui ont conduit à la mise en place des Lebensborn. Le diagnostic prénatal, lui, n’est ni coercitif – sauf si on ne remboursait plus les femmes qui ne s’y soumettent pas –, ni discriminatoire ; il repose sur des fondements scientifiques tout à fait corrects et son but est d’avoir des enfants en bonne santé. Oui, c’est un programme eugéniste, mais les quatre curseurs sont au minimum ; dans la médecine nazie, ils étaient au maximum. Utiliser le même terme pour une horreur de l’humanité et pour quelque chose qui relève de la pratique quotidienne, fût-ce en l’accompagnant du mot « libéral », introduit de la confusion dans les débats.

Mais peut-être vous préoccupez-vous de savoir ce que deviennent les enfants dont on a découvert qu’ils sont atteints de trisomie 21 in utero. Dans ma région, l’Alsace, nous connaissons précisément les chiffres des naissances : il y en a 22 en moyenne. L’espérance de vie à la naissance est de soixante-quinze ans grâce aux antibiotiques et à la chirurgie cardiaque ; aujourd’hui 50 000 personnes atteintes de trisomie vivent dans notre pays. Avec l’accroissement de l’âge moyen des mères à la naissance de leur premier enfant, qui vient de dépasser les trente ans, il y a plus de 2 000 cas de trisomie chaque année. Ces 2 000 fœtus sont quasiment tous avortés car après les résultats du diagnostic prénatal, plus de 96 % des femmes, fussent-elles juives ou catholiques pratiquantes, refusent de poursuivre leur grossesse, non sans avoir hésité dans un premier temps. C’est notre honneur de leur dire que nous pouvons mettre fin à leur grossesse si elles le veulent ; les femmes plébiscitent massivement le dépistage, et quand celui-ci est positif, il n’y en a pratiquement aucune qui n’avorte pas.

Et pourtant, la trisomie 21 est l’une des maladies génétiques les moins graves… Soyons clairs : s’il est une interruption médicale de grossesse critiquable dans nos centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN), c’est bien celle qui a trait à cette anomalie. Les trisomiques sont des enfants affectueux, heureux, qui ne se suicident pas et qui aiment la musique. Plus proches de nous, ce n’est pas possible. Le spina bifida avec hydrocéphalie est une pathologie autrement plus grave : le taux d’interruption médicale atteint quasiment 100 %. Et quand une femme décide de garder son enfant, nous lui faisons signer dix mille papiers et nous enregistrons la conversation : on a connu un cas non détecté pour lequel une indemnisation de plusieurs dizaines de millions d’euros a été réclamée.

Les médecins sont bien placés pour dire qu’à l’eugénisme ils sont contraints, et que ce terme n’est pas pertinent. Les patientes ne comprennent pas pourquoi on parle d’eugénisme, mot attaché aux pratiques des nazis, alors qu’elles veulent simplement avoir un enfant en bonne santé et que cela fait de toute façon partie de l’espèce humaine.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie, professeur, pour ce très bel exposé. Rares sont les personnes qui ont cette connaissance exceptionnelle des préoccupations de la femme en termes de fécondité et de procréation. Les cas concrets que vous avez rapportés font appel non seulement à notre raison mais aussi à notre conscience et à notre émotion.

Aujourd’hui, l’égalité des droits entre hommes et femmes est encore un objectif un peu lointain. C’est la raison pour laquelle la secrétaire d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes prendra sa part dans le projet de révision de la loi  de bioéthique. Il est important de corriger certaines inégalités héritées du passé, fruit de décisions prises par des hommes et imposées à des femmes.

J’estime comme vous que la réimplantation embryonnaire post-mortem s’imposera naturellement lorsque la procréation médicalement assistée sera étendue aux femmes seules ou aux femmes homosexuelles en couple. Si une femme seule a droit à la PMA, on ne saurait l’interdire à une femme qui vient de perdre son mari et dont les embryons ont été congelés.

J’ai écouté avec intérêt votre réponse sur l’eugénisme. Notre pays a besoin d’évoluer. Une nouvelle appellation peut contribuer à lever des blocages, nous le savons. Lorsque l’avortement est devenu « interruption volontaire de grossesse », le changement de terminologie a permis de progresser, en tout cas d’accompagner l’évolution des mentalités.

Je me demande s’il n’est pas temps aujourd’hui de créer deux mots distincts. Nous pourrions conserver le mot « eugénisme » pour désigner l’eugénisme d’État tel qu’il a été pratiqué par les nazis, mais aussi par de très nombreux États au XXe siècle, comme la Suède ou les États-Unis et même la France où il a été institutionnalisé par le grand médecin mais malheureusement mauvais humaniste qu’était Alexis Carrel : il allait certes authentifier les miracles à Lourdes, mais il est allé jusqu’à organiser la mort par affamement de milliers de malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques. Dans des cas pareils, on peut continuer à parler d’eugénisme.

En revanche, faut-il encore l’utiliser pour désigner la pratique destinée à éviter la naissance d’enfants atteints de pathologies graves, souvent mortelles dans l’enfance ou la jeunesse, notamment dans les familles ayant déjà eu des enfants souffrant de ces mêmes maladies ? Pour m’être préoccupé des maladies dites rares, mais qui ne le sont pas tant que cela, je connais comme vous le désarroi de ces parents et leur souci d’échapper à des drames successifs. Je sais bien que certains disent que si nous commençons comme cela, nous finirons par sélectionner des enfants blonds aux yeux bleus, mais je ne vois pas comment on peut rapprocher la volonté d’éviter une maladie génétique gravissime et la sélection positive. Cela n’a non plus rien à voir avec cette aberration qu’a été cette banque de sperme de prix Nobel et de personnes au quotient intellectuel supérieur à 130 organisée dans d’autres continents. Il est normal que des philosophies et des convictions s’opposent sur ce sujet ; mais nous ne parlons pas de la même chose.

Que pensez-vous du fait qu’aujourd’hui, malgré la loi votée il y a cinq ans, la recherche sur l’embryon humain est rendue infiniment plus difficile que la recherche sur le nouveau-né ? Pourquoi l’embryon doit-il être davantage protégé que le nouveau-né humain ? J’ai peine à le comprendre. Avez-vous une explication ? Quelles améliorations envisagez-vous ?

Que pensez-vous des enfants à trois parents ? Je veux parler de cette pratique qui consiste, lorsqu’il y a un risque de maladie mitochondriale, à mêler une partie de l’ovocyte de la mère avec le matériel mitochondrial issu de l’ovocyte d’une autre femme avant la fécondation par les spermatozoïdes du père.

Comment envisagez-vous la lutte contre la pénurie de gamètes ? Pour les spermatozoïdes, vous allez sans doute me répondre qu’il importe de lancer des campagnes plus efficaces afin de doubler, comme l’ont fait les Anglais, le nombre de donneurs. Pour les femmes, j’ai bien noté le caractère choquant de l’obligation qui leur est faite en France de donner d’abord avant de pouvoir garder leurs derniers ovocytes. Ne pourrait-on modifier le dispositif de manière que l’auto-conservation soit autorisée et que la femme puisse utiliser ses ovocytes d’abord pour elle-même, et de donner à autrui seulement les ovocytes surnuméraires ?

M. Israël Nisand. J’ai omis de vous dire que je n’étais pas favorable à la réutilisation des gamètes post mortem. Je fais une situation tout à fait différente aux spermatozoïdes et à l’embryon. Le spermatozoïde est un objet, l’embryon est un sujet, c’est un être humain. Certes, il n’a pas tous les droits de la personne, ce n’est pas un individu : si on le coupe en deux, cela donne deux personnes. Mais ce n’est pas un embryon de castor, il s’agit bien d’un être humain. Reconnaître à l’embryon sa dignité, c’est précisément en finir avec le seul choix laissé aujourd’hui à une femme : jeter ses embryons ou les donner à autrui.

S’agissant de la terminologie de l’eugénisme, j’entends bien l’option que vous proposez. Mais vous savez que ceux qui sont contre, et ils sont puissants, vous diront que le dépistage de la trisomie 21, et donc la sélection des enfants à naître, n’est rien d’autre que de l’eugénisme. Et moi-même, je ne suis pas loin de penser que la France pratique en la matière un eugénisme d’État.

Les naissances d’enfants trisomiques 21 sont devenues très rares : il n’en naît plus que deux par an dans ma région. Essayez de promener votre enfant trisomique 21 au supermarché ; les autres femmes ne manqueront pas de vous demander comment cette bavure a pu se produire… « Vous ne vous êtes pas fait suivre, ou quoi ? ». Essayer d’inscrire un enfant trisomique 21 à l’école : les autres parents de ces chères têtes blondes n’auront de cesse qu’il quitte la classe, estimant qu’il en fait baisser le niveau – c’est pourtant tout le contraire. Un ami américain en post-doc en France me disait récemment son étonnement ne pas voir d’enfants handicapés à l’école. La vérité est qu’il n’y en a pas, car les autres parents n’en veulent pas dans les classes !

Il existe dans notre pays une handiphobie très grave, car nous ne mettons pas les enfants normaux au contact des enfants handicapés, nous ne leur apprenons pas à leur donner à manger, par exemple. Les Français ont peur ! Récemment, une personne lourdement handicapée que j’avais fait venir à un congrès de médecins m’a dit : « Ils sont drôles, tes collègues, ils m’évitent ! » Les journalistes le savent, qui ne montrent jamais de fauteuil roulant à la télévision, car les spectateurs zappent. On ne veut pas voir les handicapés parce que nous n’avons pas appris, enfants, à tolérer la différence.

Et puis la France n’aide pas les parents d’enfants handicapés. Les trisomiques 21 reviennent à la maison à l’âge de dix-huit ans, car il n’existe pratiquement pas de structures pour accueillir les adultes. Les parents le savent, qui nous disent sous la sonde de l’échographe : « Docteur, c’est déjà assez difficile la vie ; un enfant handicapé pénaliserait toute la famille et nous serions quasiment seuls. »

L’État est défaillant sur l’aide aux handicapés. Nous ne sommes pas solidaires, malgré les belles paroles, quand bien même la France est condamnée en justice. J’en veux à mes collègues de se faire les exécuteurs d’un État qui nous dit de tuer les enfants handicapés sans jamais monter au créneau pour appeler à une plus grande solidarité. Si élevée que soit la qualité du diagnostic prénatal, il y aura toujours des enfants handicapés !

Quant à l’argument de la « pente glissante », j’appelle cela de l’imprécation. Que n’a‑t‑on pas entendu sur le diagnostic pré-implantatoire et le tri des embryons ! Et pourtant, l’usage du DPI pour sélectionner le sexe de l’embryon, possible ailleurs dans le monde, demeure interdit chez nous. Nous avons su encadrer le DPI, malgré les professeurs de morale qui appelaient à ne surtout pas faire cela. Je préfère que la représentation nationale fasse confiance aux Français, qu’une manœuvre soit autorisée, encadrée et contrôlée a posteriori, plutôt que d’interdire une pratique a priori, au motif de la pente glissante – ce que j’appelle de l’imprécation.

J’en viens maintenant à la question de la recherche sur l’embryon humain, qui reste extrêmement instable en France. Sur 96 projets, une cinquantaine a été attaquée en justice par la Fondation Jérôme Lejeune, qui préfère utiliser tous ses subsides pour se livrer à ce genre d’activités plutôt que d’améliorer le sort des personnes atteintes de trisomie 21 et de financer la recherche, indigente dans ce domaine. Les chercheurs savent désormais qu’un projet validé est susceptible de faire l’objet d’une procédure pouvant déboucher sur une condamnation et donc, sur son arrêt. Des lobbies religieux poussent à ce que la recherche sur l’embryon soit suffisamment instable pour qu’elle ne puisse pas trouver sa place dans notre pays.

S’agissant de la technique de l’enfant à trois parents, qui utilise celle du clonage reproductif, je m’y oppose. Dans le clonage reproductif, il n’y a tout simplement pas de « côté jardin ». Quel intérêt de refaire l’enfant mort, le même ? Cela ne me gêne pas que l’on fasse ça avec les chats et les chiens, mais avec les humains, cela me dérange.

Le clonage reproductif peut surtout permettre d’éviter un don de sperme en prenant une cellule de peau. De culture juive, je puis vous dire que s’il y a un pays où le clonage reproductif aura lieu, c’est bien Israël ! Selon les vieux textes, utiliser un don de sperme quand un juif très pieux ne peut pas donner les dix enfants de rigueur à sa femme, c’est fabriquer des bâtards ; mais comme il n’est pas marqué dans l’Ancien Testament : « de clonage reproductif, tu ne feras point », utiliser une cellule de peau ne posera pas de problème ! Il n’y a pas que dans la culture juive que la filiation paternelle a une telle importance ; si le clonage reproductif devient possible, il sera pratiqué.

Il faut donc l’interdire, au nom de la liberté ontologique d’un individu à n’avoir pas été choisi physiquement par son père. Moi, j’ai été suffisamment cloné par mon père : il voulait que je sois médecin, que je passe l’internat, que je devienne professeur, ça suffit ! S’il avait pu me donner ses gènes, il l’aurait fait ! « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse » : cela me suffit pour dire non au clonage reproductif.

Lorsque Raël a annoncé, faussement, la naissance du premier clone humain – cet homme se croit si beau et si intelligent qu’il voudrait se reproduire à une centaine d’exemplaires ! –, 167 pays ont prononcé l’interdiction du clonage reproductif, ce qui est réconfortant. Mais il reste tout de même 50 pays qui ont refusé de signer la déclaration. Si le clonage est rendu possible, il aura lieu.

En tout état de cause, il faudra dire aux enfants qui seraient issus du clonage reproductif ou de la technique à trois parents, afin de les mettre à l’abri d’une maladie gravissime des mitochondries, ce que l’on aura tripatouillé – passez-moi le terme –, ce que les adultes auront fait pour le faire advenir. Il ne doit pas y avoir de macchabées dans les placards ! Quand l’enfant l’entend, il n’y a pas de souci. Il faut arrêter les fantasmes. On a dit que les enfants issus d’une FIV, faute d’avoir été conçus dans le ventre de leur mère, allaient souffrir de troubles psychologiques. C’est la même désinformation que ce que l’on entendait aux débuts du rail : le jour où les trains dépasseraient les 40 kilomètres/heure, cela allait être terrible… « Ce sera terrible ! », c’est une forme d’imprécation, et c’est faux.

S’agissant de la pénurie de gamètes il est vrai qu’elle est importante : j’envoie chaque semaine des patients à l’étranger. Mais lorsqu’ils me disent qu’ils n’ont pas d’argent, je dis que c’est tant pis… Ce que je ne fais jamais dans aucun domaine de la médecine, y compris pour la greffe cardiaque.

Ce que je propose, c’est de rendre possible la conservation des ovocytes pour convenance personnelle, moyennant paiement d’une somme, disons de 2 000 euros, permettant de couvrir les coûts de la stimulation ovarienne, du prélèvement et de la conservation, et qui serait remboursée à la femme si, dans un deuxième temps, elle faisait le choix de donner ses ovocytes. On les donne bien à une femme qui va les chercher à l’étranger ; mais la différence, c’est qu’il s’agit de ses propres ovocytes. Et pourtant, lorsqu’elle a enfin trouvé l’heureux élu à quarante ans, on dépense des mille et des cents pour lui faire de la FIV, et cela ne se termine souvent pas bien. C’est la même femme que l’on traite, la même chose, l’horloge biologique, mais juste de manière inefficace. Il serait autrement plus efficace de lui dire : « Si tu n’es pas sûre ou que tu n’as pas trouvé ton compagnon, dépose à trois reprises tes ovules. Ce n’est pas une garantie absolue, mais c’est une sécurité. Et si plus tard tu les donnes à autrui parce que tu as trouvé l’heureux élu le lendemain du jour du prélèvement, nous te rembourserons la première partie de la procédure ». Voilà qui permettrait de constituer une banque d’ovocytes très conséquente, immédiate, et beaucoup plus propre.

Mme Nicole Dubré-Chirat. En France, le don, qu’il soit de sang, d’organe ou de sperme doit être gratuit et anonyme. Or un certain nombre d’enfants issus d’un don de sperme souhaitent aujourd’hui connaître leurs origines. Ils recherchent la vérité par des moyens détournés, comme les tests ADN disponibles sur le marché, et reçoivent les résultats de façon souvent assez brutale, sans être accompagnés. Ils rencontrent quelques soucis, ne serait-ce que pour connaître leurs antécédents médicaux.

J’ai bien entendu votre position sur le don de sperme. L’extension que vous proposez ne doit-elle pas être assortie de précautions, notamment pour préserver le droit du donneur à ne pas être mis en contact direct avec la personne ? Cela concernera aussi les enfants nés sous X et les enfants adoptés. Cette évolution importante me semble devoir être encadrée.

M. Guillaume Chiche. Monsieur le professeur, je partage une grande partie de vos convictions et je salue vos prises de position courageuses, notamment en matière de procréation médicalement assistée. Il est salutaire, aujourd’hui, de pouvoir les affirmer.

Vous êtes à l’origine du Forum européen de bioéthique, à Strasbourg. L’édition 2018 avait pour thème : « Produire ou se reproduire ». Quelles grandes lignes se sont-elles dégagées de vos débats ? Quelles sont les interactions entre les différentes législations nationales, à l’heure où, par construction, les frontières européennes s’effacent, ou en tout cas ne sont plus insurmontables ?

M. Patrick Hetzel. Monsieur le professeur, votre témoignage se base sur une longue pratique professionnelle et vous avez insisté sur les problèmes que pouvaient poser les limites édictées par la loi. Les législateurs que nous sommes écoutent les praticiens, afin de prévoir les évolutions, tout en recherchant l’équilibre entre ce qui doit être possible et ce qui ne doit pas l’être.

Vous nous avez appelés, avec un certain enthousiasme, à autoriser davantage de pratiques. Permettez-moi de renverser la proposition et de vous demander ce qui, selon vous, doit rester de l’ordre de l’interdit. Car la préoccupation du législateur est aussi de faire en sorte de maintenir un certain nombre d’interdits.

Mme Bérengère Poletti. Merci pour cet exposé très clair, basé sur une expérience professionnelle digne d’écoute et de respect. Vous n’avez pas parlé de la GPA, en nous expliquant que le sujet n’était pas d’actualité. Il n’est pourtant pas exclu qu’elle vienne en discussion, sous forme d’amendement. J’aimerais comprendre pourquoi vous avez changé d’avis sur ce sujet, puisque vous êtes désormais favorable à la GPA encadrée.

M. Israël Nisand. Oui, l’anonymat et la gratuité sont les fondements du don en France. L’anonymat n’existe presque plus et n’aura plus lieu d’être dans vingt ans. Le promettre aujourd’hui serait une fausse promesse. Il est donc désormais inutile d’aborder ce sujet.

En revanche, le principe de gratuité est au centre de toute une série de conférences que j’ai programmées cette année. Pour l’illustrer, je vous parlerai de cette femme qui se rend régulièrement dans mon centre et dont les cinq enfants sont placés à la DDASS. Elle a subi une ligature des trompes lors de la cinquième césarienne. Elle est venue nous demander une FIV après avoir trouvé un nouveau compagnon. Nous lui avons répondu que ce serait un sixième enfant accueilli par la DDASS. Elle nous a rétorqué : « Comment ? Vous m’interdisez de refaire ma vie ? Vous me jugez pour ce qui s’est passé autrefois ! ». Personne ne s’est senti de refuser. Elle a du reste rappelé : « J’y ai droit ; j’ai droit à quatre tentatives. Et c’est gratuit. »

Le pire, c’est qu’il se produit, dans tous les centres de France, un phénomène que vous ne connaissez pas : des FIV qui se terminent par des IVG. Récemment, une de mes patientes s’est rendue à Saverne, près de Strasbourg, pour subir une IVG, avant de revenir me voir pour une nouvelle FIV. Mis au courant de la situation, je l’ai sommée de m’expliquer : « Je mets à votre service toute mon équipe, et l’argent de la nation ! » Réponse : « Ce n’est pas parce que je suis stérile que je n’ai pas le droit de faire comme les autres femmes. » Et il s’agissait d’une infirmière…

L’IVG et la FIV, cela ne coûte rien, donc, pour les citoyens, cela ne vaut rien. Il en va de même pour les médicaments, les pharmaciens vous le diront : dès qu’il s’agit de mettre un euro sur le comptoir pour acheter une boîte prescrite, les gens préfèrent ne pas la prendre. La gratuité est une véritable erreur. Et pourtant, j’ai le cœur à gauche : je pense qu’il faut aider les pauvres, que si la CMU était attribuée de manière plus rigoureuse, il n’y aurait pas de contestation de la part du corps médical – il est toujours difficile de voir un bénéficiaire de la CMU garer sa Jaguar devant chez soi, même si le cas est rare… La gratuité est mère d’une certaine déconsidération des soins. Je m’attaquerai donc à la gratuité, au risque de prendre des boulets de canon – ce que je ne déteste pas. Je ferai réfléchir mes collègues qui bêlent tous au nom de « gratuité ». Je conteste cette gratuité, je la conteste véritablement.

La France sera probablement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit à connaître ses origines. La question n’est pas de connaître ses origines lorsque l’on est issu d’un adultère – il appartient aux femmes de gérer leur fécondité, de savoir avec qui et quand elles font des enfants et je suis favorable à ce que l’on éduque mieux les citoyens sur le fait de garder un secret, avec la responsabilité énorme que cela implique. Mais quand c’est l’État qui y prête la main en finançant des centres de FIV gratuits, on est en droit d’avoir toute la transparence.

Sur les cancers, y compris à très mauvais pronostic, je suis tenu d’être transparent ; j’accompagne, et je dis. Mais dans le cas de la FIV, je suis le garant d’un secret, je suis le gardien d’une porte derrière laquelle se trouvent des embryons. Je ne peux rien répondre à celui qui me dit : « Monsieur, je veux savoir qui a donné son sperme ce jour-là, je veux aller boire une bière avec lui. Je serai peut-être déçu, mais je le veux et vous n’avez rien à me dire sur mon besoin de reconstituer mon histoire. J’ai un papa d’amour, je ne cherche pas un père, mais je veux rencontrer cette personne. »

Je suis favorable à ce que l’on confie cette mission au conseil national d’accès aux origines personnelles – CNAOP – qui est spécialisé dans l’entremise entre les mères et les enfants nés sous X. Les enfants nés de don préféreraient que soient créées des plateformes collaboratives permettant de contacter le donneur – une idée, moderne, technique, jeune. En attendant, il y aurait une solution simple : pour les cas passés comme ceux à venir, le CNAOP pourra, lorsque l’enfant aura atteint l’âge de dix-huit ans, contacter le donneur et lui demander s’il souhaite révéler son identité. Le donneur sera libre de refuser, ce qui mettra fin à la procédure ou d’accepter, mû par la curiosité de voir ce qu’a donné son don et, peut-être même d’en tirer fierté.

Pourquoi veut-on absolument maintenir le schéma de la famille bourgeoise des années 1970 avec un papa, une maman, un enfant, et le « ni vu ni connu », comme l’écrit Irène Théry ? Nous n’avons plus besoin de cela aujourd’hui. D’ailleurs, les Africains nous rappellent toujours qu’il faut plein de parents – tout un village – pour faire un enfant.

Monsieur Chiche, le Forum européen de bioéthique est une structure qui permet au grand public, souvent passionné par ces sujets, de rencontrer les meilleurs spécialistes, qui lui expliquent les enjeux sans recourir à PowerPoint et sans mots grossiers. Il est ensuite invité à poser des questions pendant une heure. Les salles sont combles, ce qui montre bien qu’il faut mettre la bioéthique et ses enjeux à la portée du grand public : cela concerne le sort de ses enfants.

Les frontières ont été évoquées lors de la huitième édition, « Produire et se reproduire », où des orateurs francophones européens, comme chaque année, étaient invités. Je ne sais si l’on peut résumer une semaine de réunions – tout est sur internet –, mais l’idée est que dans cent ans, le mode de reproduction aura complètement changé. J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : dans un siècle, nous pratiquerons l’exogénèse, nous utiliserons des gamètes artificiels et nous pourrons créer un spermatozoïde à partir d’une cellule de peau d’une femme. Il faudra bien sûr réviser les lois bioéthiques – vous voyez ce que je veux dire…

Nous sommes engagés dans une courbe exponentielle, et nous n’en sommes qu’au début : cela va aller très vite. La France est un village, perdu dans un océan de libéralisme. Il s’agit de rappeler que nous avons des règles, mais qui soient étayables par un raisonnement rationnel et non poussées par des lobbies. Je vous ai expliqué tout à l’heure pourquoi je suis contre le clonage reproductif, au nom de la règle morale, laïque, qui consiste à dire : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on t’ait fait ». Cela me paraît suffisant pour qu’un pays l’interdise, plutôt que d’expliquer que c’est une omission dans les vieux textes… Les textes révélés ne parlent jamais du clonage reproductif ! Mais nous, avec notre morale laïque, nous pouvons l’interdire. Nous avons des biscuits pour cela.

Tout le monde est d’accord pour dire que lorsqu’il sera possible d’élever un millier d’embryons en batterie pour chaque couple et de sélectionner ceux qui ont les bonnes caractéristiques, on le fera. Dans cent ans, il sera probablement assez archaïque de vouloir porter soi-même son enfant… L’évolution des techniques va nous déniaiser ; il faut nous y attendre et nous y préparer.

Monsieur Hetzel, qu’est-ce qui doit être interdit par la loi ? J’y ai longtemps réfléchi : toucher au génome reproductif d’un être humain est pour moi une ligne jaune, non franchissable. Je ne parle pas du génome somatique : s’il est possible demain de changer son génome pour devenir immun contre le SIDA ou non susceptible d’être touché par la DMLA, beaucoup le demanderont – il faut l’accepter. Mais toucher à l’espèce humaine en acceptant, dans une famille touchée par une maladie, de changer définitivement son génome peut créer deux sortes d’espèces humaines : ceux qui auront eu les moyens, et ceux qui ne les ont pas. Peut-être changerai-je d’avis un jour, mais pour l’heure, telle est ma ligne jaune : ne pas toucher au génome reproductif.

Madame Poletti, j’étais autrefois très opposé à la GPA. Dans les années 1980, alors chef de clinique, j’avais rencontré pour les besoins d’une publication des mères porteuses, qu’une association strasbourgeoise – les Cigognes – mettait en relation avec des femmes demandeuses. De la dizaine d’entretiens d’environ une heure, deux groupes d’importance sensiblement égale s’étaient dégagés : celui des femmes que cela ne dérangeait pas d’être enceintes, qui trouvaient que c’était là de l’argent facile – ce qui m’avait fortement inquiété – et le groupe des femmes qui disaient : « j’ai la chance d’avoir un corps intègre, être mère est la plus grande des joies, je suis donneuse de sang et de moelle, et je vais donner cela à une autre femme et j’en serai très fière. » Ma publication concluait sur le fait qu’il ne fallait pas laisser faire – à cause des sales premières – et j’ai été assez content lorsque la loi, quelque cinq ans plus tard, a interdit cette pratique.

Puis j’ai rencontré des patients. Les patients éduquent les médecins, pour peu que ceux-ci soient aptes à les écouter. Un couple de diplomates turcs, dont le premier enfant était mort lors d’un accouchement difficile, et qui venaient de perdre leur second enfant à la suite d’un décollement placentaire, qui avait nécessité une hystérectomie, est venu me voir, accompagné de la sœur de la femme. Ils m’ont demandé de créer des embryons avec leurs gamètes et de les implanter dans l’utérus de la sœur, déjà mère de deux enfants et qui habitait le pavillon mitoyen. Ils m’ont assuré qu’ils repartiraient en Turquie sitôt l’opération terminée, où les lois sur l’adoption n’étaient pas les mêmes. Je leur ai expliqué que la loi me l’interdisait et les ai adressés à un confrère en Belgique. J’ai reçu trois faire-part de naissance successifs. Cela m’a fait réfléchir. Où est la moralité de cette affaire ? Il n’y en a pas. Au contraire, la sœur mérite une statue.

Plus tard, j’ai rencontré une femme qui avait perdu son utérus dans une clinique à l’âge de vingt-huit ans, en même temps que son enfant et qui avait failli en mourir. Au SMIC, comme son mari, elle venait demander qu’on l’aide – si elle avait eu de l’argent, elle serait partie à l’étranger. Sa patronne m’a expliqué au téléphone : « Monsieur, ce qui est arrivé à mon employée est une honte. Moi, j’ai eu deux enfants. Je vais porter son enfant, et je paierai tout. » Elle l’a fait, et j’ai suivi la grossesse. Elle venait avec son employée aux échographies et l’employée caressait le ventre de sa patronne en pleurant toutes les larmes de son corps. J’ai mis les deux femmes dans la même chambre après l’accouchement – le mari était dans le couloir avec les deux grands enfants, très fiers de ce qu’avait fait leur mère. La patronne a dit : « Docteur, j’ai vu que vous alliez sur les estrades. Dites-leur bien à tous, que deux femmes peuvent faire ça par solidarité. Dites-leur ! J’ai tout fait, j’ai tout payé. »

La solidarité entre femmes, cela existe : c’est ce que l’on appelle la GPA éthique. Nous pouvons, par des décrets encadrant très sévèrement ce mécanisme, faire en sorte que cette histoire-là puisse avoir lieu en France, les citoyens, y compris les pauvres, égaux devant la loi. Ceux qui ont de mauvaises raisons de faire une GPA – ils sont peu, mais ils existent – continueront d’aller à l’étranger. J’estime à 400 le nombre de candidates qui n’ont pas d’utérus, parce qu’elles sont nées sans ou qu’elles l’ont perdu.

Pour terminer et vous montrer à quel point la situation est intenable, je vous raconterai ce qui est arrivé récemment à cette Niçoise, victime d’un cancer du col de l’utérus à l’âge de trente ans, qui avait dû subir une hystérectomie. Elle a décidé avec son mari de vendre leur maison pour mener une GPA à l’étranger. Ils ont trouvé une femme du Havre, mère de trois enfants, sont devenus amis avec elle, l’ont emmenée en Ukraine, pour entamer une grossesse avec le sperme du mari et l’ovule de la mère d’intention – probablement contre rémunération.

Ce couple est venu à Strasbourg parce qu’ils me savaient pas défavorable à cette pratique, contrairement à mes collègues qu’ils trouvaient très durs. Je leur ai expliqué que je les placerais dans deux chambres mitoyennes et que la seule chose que je leur demanderais était que la femme qui accouche sorte de la maternité avec le bébé dans les bras. Pour le reste, je leur ai conseillé de s’adresser à un avocat.

Au septième mois de grossesse, j’ai revu la femme du Havre : un avocat lui avait expliqué que l’enfant hériterait d’elle, quoi qu’il arrive : « Je n’ai pas un gros héritage, et je ne voudrais pas que ce quatrième enfant le partage avec les trois premiers. Je vais donc accoucher sous X ». J’ai essayé de l’en dissuader, en lui expliquant ce qu’impliquait un accouchement sous X, dont le placement immédiat de l’enfant. Je n’ai pas eu le bon réflexe, j’aurais dû lui dire d’aller accoucher ailleurs, car c’est bien cela qui s’est produit. Elle est venue accoucher dans mon service, j’ai mis l’autre couple dans la chambre d’à côté. Ils pleuraient toutes les larmes de leur corps ; génétiquement, cet enfant était le leur. Les psychologues du département sont venus, ont pris l’enfant et un juge bien-pensant a décidé qu’il serait placé dans une famille d’accueil, avec interdiction de visite. Il avait les génomes sous les yeux, il savait qu’il serait obligé de rendre l’enfant à ses deux parents d’intention, mais il les a empêchés de voir leur enfant pendant huit mois.

Trouvez-vous cela normal ? Pensez-vous que l’intérêt de l’enfant ait été préservé ? Laisser la loi en l’état est une énorme erreur ! Écoutez la jeune génération : un jour, cela aura lieu ; il faut bien encadrer. Entre le « tout est permis » de la Californie et le « tout est interdit » de la France, il existe un juste milieu : le cas par cas. Le cas par cas, c’est intelligent, et c’est ce que nous faisons en diagnostic prénatal. Ce n’est pas la représentation nationale qui nous dit : « bec-de-lièvre, tu laisseras, achondroplasie tu avorteras ». Il n’existe pas de liste, nous nous réunissons et les décisions que nous prenons sont contrôlées a posteriori. Et c’est très bien ainsi.

Le cas par cas est également utilisé pour les essais thérapeutiques – le préfet nomme un comité de protection des personnes qui décide si l’essai thérapeutique est acceptable : s’il est refusé à Brest, il sera refusé à Strasbourg. Le cas par cas doit être le principe : une femme qui veut récupérer ses ovocytes congelés à quarante-huit ans ? Cas par cas : un comité de la parentalité, paritaire, a un an pour décider, après avoir consulté un obstétricien, un psychologue. On se fait son opinion. Nous devons procéder de la même manière pour la GPA. Si nous ne le faisons pas maintenant, nous finirons par le faire, soyez-en certains !

M. le président Xavier Breton. Monsieur le professeur, je vous remercie pour cette intervention

 


– 1 –

Table ronde de personnalités qualifiées européennes

        M. Philippe Mahoux, sénateur honoraire belge, auteur de plusieurs lois relatives aux sujets de bioéthique

        Mme Susan Golombok, professeure et directrice du centre de recherches familiales de l’Université de Cambridge

        M. Antoine Mellado, directeur de la World Youth Alliance Europe, directeur des services juridiques

Jeudi 20 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous ouvrons maintenant une table ronde de trois personnalités européennes. Notre mission d’information a en effet considéré qu’elle ne pouvait pas se passer d’un éclairage sur l’approche retenue en matière de bioéthique chez nos voisins.

Bien sûr, en ces domaines, l’exhaustivité reste un idéal inaccessible. Mais nous allons avoir affaire à un « échantillon » très représentatif des pays proches, avec M. Philippe Mahoux, sénateur belge honoraire, auteur et acteur de plusieurs lois relatives aux sujets de bioéthique – recherche sur l’embryon, assistance médicale à la procréation (AMP) –, Mme Susan Golombok, professeure et directrice du centre de recherches familiales de l’Université de Cambridge et M. Antoine Mellado, directeur de la World Youth Alliance Europe.

M. Philippe Mahoux, sénateur belge honoraire. Monsieur le président, je vous remercie de m’avoir invité. Je voudrais rappeler trois éléments qui me paraissent importants sur le plan de nos structures politiques.

Premièrement, notre système électoral est un système à la proportionnelle, ce qui n’est pas sans conséquences sur le nombre de groupes politiques comme sur la distribution des responsabilités gouvernementales et parlementaires. Vous savez qu’en plus de ses divisions idéologiques, notre pays se distingue par ses divisions géographiques, liées à notre problématique communautaire et linguistique.

Deuxièmement, je voudrais signaler que l’ensemble du corpus bioéthique, au sens large du terme, englobant le volet sociétal, a été traité en Belgique par la voie parlementaire. En d’autres termes, ce n’est pas le résultat d’un projet gouvernemental, mais bien d’un travail d’initiative parlementaire, et même d’un travail conduit de manière presque exclusive par le Sénat, au moment où il avait encore la compétence d’initiative parlementaire, puisque les textes qu’il avait transmis ont été adoptés ne varietur par la Chambre des représentants. C’est un élément extrêmement important.

Troisièmement, je veux souligner que votre travail est un peu similaire au nôtre, mutatis mutandis, puisqu’il a été à la fois précédé de larges consultations et accompagné d’une diffusion extemporanée, si vous me permettez cet adjectif un peu chirurgical.

Petit élément historique : l’interruption volontaire de grossesse, qui a été votée en Belgique bien après son adoption en France, est passée grâce à une « majorité alternative », c’est-à-dire à une majorité qui ne composait pas la majorité gouvernementale. Cela a entraîné une certaine émotion du côté des courants politiques qui y étaient opposés. C’est pourquoi, pendant un certain temps, le gouvernement a prévu, dans sa déclaration gouvernementale, que les initiatives relatives aux problèmes éthiques devaient figurer dans l’accord gouvernemental.

Puis les choses ont changé lorsqu’un gouvernement s’appuyant sur une autre coalition est né au début des années 2000. Dans l’accord gouvernemental sur lequel il reposait, on a considéré que les initiatives en termes de bioéthique devaient être laissées aux parlementaires. Ce qui a effectivement été le cas, tous les textes concernés ayant été déposés et discutés au parlement à l’initiative de parlementaires.

Je vais résumer le travail qui a été fait, ou du moins les champs abordés en ce qui concerne la problématique éthique – car tel est l’objet, me semble-t-il, de votre révision quinquennale des lois éthiques.

Le premier champ est celui de la fin de vie. Nous avons voté en même temps une loi sur l’euthanasie et une loi sur le développement des soins palliatifs. Ce travail s’est terminé, il y a maintenant quatre ans, avec une loi qui concerne les mineurs qui peuvent désormais, comme les majeurs, bénéficier d’une « fin de vie correcte et digne », ou en tout cas d’une euthanasie, ainsi que – c’est très important – de soins palliatifs.

Le deuxième champ, qui dépasse les autres, a trait aux embryons. J’ai moi-même, avec d’autres collègues, entrepris de déposer une proposition de loi permettant l’expérimentation sur embryon. La convention d’Oviedo en était le background : notre pays n’a jamais signé cette convention du Conseil de l’Europe, dans la mesure où il souhaitait pouvoir émettre des réserves à son contenu. Pour exprimer des réserves, encore fallait-il qu’une loi nationale le permette ; mais la question de l’expérimentation sur un embryon posait problème.

Une loi belge a été votée, qui est fondée sur l’idée qu’il faut faire confiance aux équipes de chercheurs tout en respectant le principe de la transparence. Toute recherche par les centres reconnus comme organisme de recherche doit donc être non seulement déclarée au niveau des comités d’éthique locaux, mais aussi signalée à un comité national, dès lors que l’expérimentation porte sur des embryons. Il s’agit d’une loi extrêmement importante pour la recherche, du fait des conséquences qu’elle peut avoir dans le champ de la fertilité ou de l’infertilité, de la stérilité, ou encore du cancer. On voit actuellement le développement des cellules-souches embryonnaires et de leur utilisation. Cela me semble justifier les autorisations données par la loi en Belgique.

Le troisième champ est celui de la procréation médicalement assistée. Le législateur ne s’est pas cru autorisé à déterminer des conditions d’accès à la procréation médicalement assistée, estimant qu’il fallait ouvrir un espace de liberté à l’ensemble des citoyens et défendre le principe d’égalité : la loi est donc la même pour tous, que l’infertilité soit de nature médicale ou de nature sociétale.

J’évoquerai très rapidement la possibilité de mariage pour les personnes de même sexe, car ces lois y sont liées. Nous avons voté un texte qui permet l’accès à la procréation médicalement assistée. Il laisse à des centres, reconnus et en nombre limité, la responsabilité de déterminer leur acceptation ou leur non-acceptation. Dans cet espace de liberté, nous avons en effet introduit, sur le plan individuel et non sur un plan collectif, la possibilité de faire jouer une clause de conscience. Cette clause de conscience n’est donc pas accordée aux institutions, qu’il s’agisse d’hôpitaux, de maisons de repos ou d’instituts de recherche, puisque ce sont des clauses de conscience individuelle.

La loi ne prévoit pas d’empêchement ou de conditions spécifiques pour la procréation médicalement assistée, sauf pour ce qui touche à l’eugénisme. Sur le plan médical, je me permets de signaler une exception à cet égard : il est licite de ne pas implanter des embryons dans la mesure où ces embryons seraient porteurs de pathologies, y compris, le cas échéant, lorsque ces pathologies sont liées au sexe. Pour le reste, la règle générale est l’interdiction de toute forme d’eugénisme, c’est-à-dire toute forme de reproduction ou d’amplification de caractère non pathologique. Il est important que ce soit écrit dans la loi et c’est incriminable si ce n’est pas respecté.

Ces lois ont été votées dans un climat relativement serein et avec une large majorité. Il y a eu certes des oppositions, qui continuent d’ailleurs à exister, mais qui sont finalement minoritaires dans notre pays. Le vote de la loi a fait ainsi apparaître un partage à 70 % pour — 30 % contre, ce qui reflète assez bien l’état de l’opinion publique.

Dans le même mouvement que l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, nous avons adopté il y a quatre ans une loi qui permet l’adoption aux couples de même sexe. Cela permet aux couples de lesbiennes d’être alignés de manière systématique sur ce qui existait ou ce qui existe, dans notre législation, en ce qui concerne les couples de sexe différent.

Nous avons abordé le problème sur un plan juridique, c’est-à-dire en établissant une correspondance totale, y compris en matière d’empêchement et de recours : les règles applicables aux couples de lesbiennes sont les mêmes que celles qui valent pour les couples hétéros. En gros, la législation est la même ; mais cela ne concerne que les problèmes juridiques, les problèmes de nature médicale ayant été réglés par la loi sur la procréation médicalement assistée.

En conclusion, nous avons souhaité ouvrir deux espaces de liberté, mais assorti de balises, de façon à empêcher qu’il y ait des abus. Car les abus peuvent exister, qu’ils soient d’ordre fantasmatique ou qu’ils soient réels. Il était donc important de fixer des règles qui les empêchent. Le principe de liberté se combine ici avec un principe d’égalité entre les situations médicales comme entre les orientations sexuelles.

Sur la fin de vie, je répète que la clause de conscience existe de manière individuelle et je pense que c’est très important de vous le dire ici. Un livre a en effet été publié il y a trois jours par un collègue médecin et mien compatriote, qui évoque le nombre croissant de citoyens et citoyennes français souhaitant bénéficier d’une euthanasie en Belgique.

On ne fait évidemment grief à personne d’avoir d’autres opinions. Mais le contenu de la loi reste largement majoritaire, y compris dans l’opinion. Si quelqu’un y est opposé, la clause de conscience lui permet, sur le plan individuel, de ne pas y adhérer. Mais le principe de solidarité a aussi été pris en compte, eu égard aux situations de souffrance auxquelles nous avons tous pu être confrontés, au cours de nos parcours respectifs, que ce soit sur le plan individuel ou familial, et auxquelles nous avons tenté de répondre par des textes de loi.

J’ai toutefois le sentiment que rien n’est jamais acquis de manière définitive et que rien n’est jamais complet. Je considère qu’il reste peut-être un certain travail à faire, mais de manière apaisée, même si quelques groupes persistent à s’exprimer de manière mensongère sur la problématique de la fin de vie et sur la manière dont elle est traitée dans mon pays. Cela fait violence à ceux et celles qui acceptent de prendre en compte la souffrance des malades jusqu’au bout. Je dénonce avec force ces mensonges propagés par des lobbies toujours opposés à la législation, qui racontent que tout se passerait en Belgique avec une espèce de légèreté, comme si les problèmes n’y étaient pas jugés suffisamment importants pour y être abordés avec toute la rigueur et toute l’humanité nécessaires – comme ils le sont en réalité.

Mme Susan Golombok, professeure et directrice du centre de recherches familiales de l’Université de Cambridge (Interprétation). Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation. C’est un honneur pour moi d’être ici. Je suis désolée de pas pouvoir m’exprimer dans un français suffisamment correct. Je suis effectivement directrice du centre de recherches familiales de l’université de Cambridge ; ce centre a déjà cinquante-deux ans. Nous nous y attachons aux changements qui interviennent dans les familles, et plus particulièrement aux effets qu’ils peuvent avoir sur les enfants.

Nous nous sommes attachés essentiellement aux familles traditionnelles biparentales qui ont eu affaire à l’assistance médicale à la procréation. Nous avons regardé ce qu’il en était de la fécondation in vitro, du don de sperme et du don d’ovocytes, mais aussi du travail réalisé avec embryons et de la GPA, qui est légale chez nous tant qu’elle n’est pas effectuée à des fins commerciales.

Nous nous sommes également intéressés aux familles qui ont eu recours à l’assistance médicale à procréation pour des raisons d’ordre social et non pas médical, notamment les mères lesbiennes, les pères gays et, plus particulièrement, les mères isolées par choix. Je crois que c’est là-dessus que je vais m’attarder un peu, parce que j’ai cru comprendre que c’est ce qui vous intéresse ici.

Les questions que nous nous posons dans nos recherches portent essentiellement sur les conséquences de ces nouvelles formes de familles sur l’éducation des enfants et notamment sur leur adaptation psychologique.

Je voudrais d’abord évoquer les mères lesbiennes. Ma toute première étude remonte à il y a une quarantaine d’années. Aujourd’hui, un corpus de recherches assez conséquent est disponible. Les arguments contre ce type de famille étaient de trois ordres : tout d’abord, on soutenait que les mères lesbiennes seraient moins maternelles dans leur façon d’élever leurs enfants ; ensuite, on prédisait que ces enfants auraient des problèmes psychologiques, du fait de l’attitude de la société et de leurs pairs ; on avançait enfin que les enfants de ces familles auraient probablement un développement un peu atypique au niveau du genre, à savoir que les garçons seraient peut-être moins masculins dans leur comportement, et les filles moins féminines.

Au cours de nos recherches, nous avons mené des études en collaboration avec les États-Unis et avec d’autres pays d’Europe. Aujourd’hui, il apparaît très clairement que les enfants qui grandissent dans un foyer de couples de lesbiennes ne sont pas différents de ceux qui grandissent dans une famille dite traditionnelle. Leur bien-être psychologique est tout à fait comparable, ainsi que leur développement en matière de genre. Il n’y a pas de différence qui tende à montrer que ce dernier soit affecté par le comportement des parents.

Plus récemment, nous nous sommes intéressés également aux familles homoparentales de pères gays. Souvent, les gens pensent que les enfants qui grandissent dans ces familles et sont éduqués par deux hommes s’en sortent moins bien. Une certaine stigmatisation s’attache également à ce genre de famille.

Nous avons étudié les couples gays qui ont adopté des enfants au Royaume-Uni. Dans un deuxième temps, avec des collègues des États-Unis, nous avons étudié les couples gays qui ont bénéficié de la GPA. Nous avons pu constater que, généralement, les enfants de ces familles s’en sortent très bien et ont de très bons rapports avec leurs pères. Cela va un peu à l’encontre de cette idée selon laquelle deux pères seraient moins bons parents qu’une une mère et un père, ou que deux mères.

Un problème que l’on peut tout de même noter est celui de la stigmatisation des enfants qui vivent dans une famille homoparentale. Cela se retrouve heureusement de moins en moins : les attitudes changent et c’est devenu quelque chose qui est plus facilement accepté. J’ajoute d’ailleurs que ce problème se situe non pas au niveau de la famille, mais plutôt de la réaction du monde extérieur.

Permettez-moi de me tourner maintenant vers la question des mères isolées par choix : il s’agit pour l’essentiel de femmes hétérosexuelles, qui se tournent vers l’insémination par donneur. L’on sait que les enfants de ces mères isolées s’en sortent généralement un peu moins bien que les enfants issus d’une famille où il y a deux parents. Mais ces problèmes sont moins directement liés au fait que la mère est isolée, qu’à des facteurs de nature un peu différente, tels que les problèmes financiers, éventuellement les désaccords qu’il a pu y avoir entre la femme et son ancien compagnon, ou son ancien mari, ou encore les problèmes de dépression maternelle.

Mais, en fait, ces facteurs de risque ne valent que dans très peu de cas, puisque ces femmes sont essentiellement des cadres qui approchent de la quarantaine et qui veulent un enfant simplement parce qu’elles estiment qu’elles n’ont plus beaucoup de temps devant elle. Généralement, ce sont des femmes qui ont une position sociale tout à fait bonne. Les facteurs de risque que j’ai énumérés ne s’observent donc pas si souvent que cela.

Il y a beaucoup moins de recherches sur les enfants de mères isolées par choix, beaucoup moins que sur les enfants de couples de lesbiennes. Mais nous avons mené quelques études à Cambridge ; d’après ce que nous avons pu voir, les relations au sein de ces familles monoparentales étaient plutôt bonnes et les enfants se portaient plutôt bien.

Pour conclure, je dirais que notre recherche a pu démontrer que ce qui est important, c’est la qualité des relations à l’intérieur des familles, beaucoup plus que la structure de ces familles ou le nombre de parents que peut avoir un enfant. Le sexe, l’orientation sexuelle des parents, tout cela compte moins que les relations au sein de la famille. Il faut en effet bien se souvenir qu’il s’agit d’enfants qui ont été vraiment désirés ; ils ne sont pas arrivés là par accident et leurs parents sont très aimants et extrêmement proches d’eux. Les couples gays concernés notamment sont des couples en général extrêmement stables : il n’est pas rare que ces personnes aient vécu ensemble pendant une vingtaine d’années avant d’avoir un enfant. Ces couples répondent donc clairement aux critères qui nous paraissent les plus importants, à savoir la stabilité, la sécurité, la chaleur et la qualité de communication.

M. Antoine Mellado, directeur de la promotion et de la sensibilisation pour World Youth Alliance Europe. Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation, qui m’honore. Je représente, pour l’Europe, l’Alliance mondiale de la jeunesse, qui regroupe un million de membres un peu partout dans le monde, et s’intéresse essentiellement aux questions touchant à l’éducation des jeunes, à la dignité humaine et à la démocratie. Notre association est organisée en « chapitres » (chapters), dans plusieurs pays, et notamment en France.

J’aimerais vous esquisser ici un tableau de ce que les jeunes appréhendent de tous ces débats autour de la dignité humaine, sujet immense mais qui est au cœur des réflexions de l’Alliance. Les jeunes aiment rêver, et c’est leur rôle. Ils aiment rêver d’un monde plus beau, d’un ciel plus bleu et de forêts plus vertes. C’est leur force et il faut les y encourager, car c’est la promesse d’un monde meilleur pour demain.

Or la bioéthique n’est pas un domaine qui fait rêver. C’est un univers de compromis, parfois un peu sale, où il n’y a ni amoureux ni rêveurs. Cela ne plaît pas trop aux jeunes, qui sont donc peu nombreux à s’intéresser à ces questions et éprouvent à l’égard de la bioéthique le même sentiment que face à la politique, lorsque, par exemple, il s’agit de traiter du problème des réfugiés et de l’immigration, mais qu’on n’oublie de tenir compte de la dignité humaine. Je n’oserai pas affirmer détenir une solution à ces problèmes. Cela étant, je pense qu’on ne peut les régler sans tenir compte de la dignité humaine, en tout cas si l’on veut faire rêver. Bien sûr, ce sont des défis très difficiles à relever et il n’y a pas de solution miracle, mais nous devons tenter de les relever, du mieux possible, en essayant de rêver.

En matière de bioéthique, une question fondamentale se pose bien avant toutes les autres interrogations, par exemple lorsqu’on aborde la problématique de l’adoption : qu’est ce que la personne humaine ? Cette question, à laquelle je n’ai pas nécessairement la réponse, on se la pose depuis Socrate et on ne cessera jamais de se la poser, car elle n’engage pas seulement nos choix politiques mais également nos choix personnels et notre façon de vivre : le respect de l’environnement est aussi une forme de respect de la dignité humaine, car il protège le milieu dans lequel vit la personne humaine.

La World Youth Alliance défend donc la dignité humaine de toutes les personnes, quels que soient leur race, leur couleur, leur sexualité, mais également leur âge ou leurs capacités intellectuelles.

Je ne n’ai pas la sagesse d’un Socrate ou d’un Boèce, qui trouveraient les mots pour définir la personne humaine, mais je sais en tout cas que sa défense est un principe qui ne peut faire l’objet d’aucun compromis avec quiconque, même quand cela coûte de l’argent, même quand les politiciens le contestent, même quand l’industrie s’y oppose. Nous voulons donc protéger la vie humaine, ce qui implique de se demander à quel moment elle commence. Or j’ai l’impression que c’est une question que l’on évite soigneusement, parce qu’elle n’a pas de réponse simple, mais surtout parce que la réponse a des implications très sérieuses et entraîne des conséquences que l’on refuse de regarder en face.

Il y a là aussi une explication au fait que les jeunes se détournent de nos débats. En effet, outre qu’ils ne les font pas rêver, il ne s’en dégage aucun principe intangible qui puisse leur servir de référence, et la personne humaine n’y apparaît pas comme cette essence indiscutable qu’il convient de défendre coûte que coûte. Il semble en fait que les seules limites que nous soyons prêts à accepter sont celles que nous impose la science ou que nous ne parvenons pas à dépasser. Et les autres problèmes, on les met sous le tapis…

Je prendrai l’exemple de la GPA, qui fait l’objet de campagnes de promotion en Europe. Que ce soit au Conseil de l’Europe ou au Parlement européen, le débat porte en réalité surtout sur la GPA altruiste, c’est-à-dire la GPA non rémunérée. En effet, il y a là, pour les Européens, une limite infranchissable : payer pour une GPA est inconcevable en Europe, contrairement aux États-Unis où cela ne pose pas de problèmes, car l’argent est une valeur positive – les Américains n’ont-ils pas élu Trump ? Soit dit en passant, dans la GPA altruiste, la seule à ne pas être rémunérée, c’est la mère porteuse, qui fait tout le travail… Les avocats, les médecins, les agences et tous les intermédiaires sont, quant à eux, bien rémunérés. Quoi qu’il en soit, puisque les sociétés européennes ne sont pas prêtes à accepter de payer pour un enfant, on s’en tiendra à la GPA altruiste, dont il est probable qu’elle sera légalisée dans plusieurs États membres.

Au lieu de nous arrêter aux limites que nous ne pouvons pas dépasser, je souhaiterais que l’on procède autrement, en nous posant avant toute chose les questions fondamentales : Qu’est ce que la personne humaine ? À partir de quel moment parle-t-on de personne humaine ? Contre quoi faut-il la protéger ?

Si nous ne nous posons pas ces questions-là, nous risquons d’agir de manière incohérente et déraisonnable. C’est ainsi que l’on voit aujourd’hui certaines positions éthiques gagner du terrain. Je pense par exemple à celles de Peter Singer, philosophe et titulaire de la chaire d’éthique à Princeton, qui défend le principe de l’avortement postnatal : finalement, si un enfant trisomique peut être tué dans le ventre de sa mère, il peut tout aussi bien l’être après. Philosophiquement, c’est une idée très raisonnable ; socialement, c’est tout à fait scandaleux, c’est en tout cas une limite que nous ne parvenons pas à dépasser aujourd’hui – et que nous ne dépasserons jamais, je l’espère. Reste que ce raisonnement procède d’une absence de définition de la personne humaine, car si une personne trisomique mérite notre respect, tout notre amour et notre protection, elle les mérite aussi, sans doute, dans le ventre maternel.

Je voudrais enfin m’arrêter sur la petite bataille qui tend à se développer entre les deux notions de droits de l’enfant et de droit à l’enfant. Petit à petit, nous sommes en train de vider les premiers de leur substance au profit du second, c’est-à-dire au profit des adultes qui veulent avoir un enfant. En fait, nous sommes en train de se développer une sorte de marché de l’enfant, en concurrence avec l’adoption. L’adoption est pourtant une réponse fondamentale à la Convention internationale des droits de l’enfant, qui dispose que tout enfant a le droit à une famille. Or nous développons toute une série de pratiques qui, dans les faits se substituent à l’adoption et empêchent tous les enfants qui en ont besoin de trouver une famille. On ne peut évidemment obliger personne à adopter un enfant, mais je crains que ces nouvelles solutions, qui permettent d’avoir un enfant plus facilement et à moindre coût, soient une mauvaise concurrence pour l’adoption. C’est pourquoi j’appelle votre attention sur ce point.

Selon moi, aucune procédure permettant de devenir parent ne devrait être plus facile et moins chère que l’adoption. Au contraire, celle-ci devrait être gratuite, simple et surtout encouragée, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Il est bien sûr normal qu’une adoption obéisse à des conditions strictes, car il faut trouver pour les enfants les familles les plus appropriées, mais il n’en reste pas moins que les autres procédures, où il suffit de se soumettre à quelques formalités médicales et de mettre un peu d’argent sur la table, sont beaucoup plus simples que l’adoption.

Je sais que l’État n’a pas à se mêler de la vie privée des gens mais, dans la mesure où il intervient déjà en matière de PMA pour poser un cadre et des règles, il n’est pas scandaleux mais totalement proportionné de considérer qu’il peut également exercer une forme de contrôle sur les candidats à la PMA, en leur appliquant les mêmes critères de sélection que ceux qui sont appliqués aux personnes qui demandent à devenir parents grâce à l’adoption.

Les jeunes rêvent et doivent continuer de rêver. On nous dit parfois que c’est inutile et que ce que nous voulons est impossible, mais, comme le disait Cyrano de Bergerac, on ne se bat pas dans l’espoir du succès, et c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. Quoi qu’il arrive, nous nous battrons toujours pour la dignité humaine.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie tous les trois pour ces réflexions différentes, mais très stimulantes, et vos éclairages venus de l’étranger ont toute leur importance pour nous, au-delà de la culture européenne commune que nous partageons.

Je souhaiterais à présent que vous nous disiez quelle est la perception que vous avez du positionnement de la France en matière de bioéthique. Estimez-vous que notre démarche législative est trop coercitive ou, au contraire, exemplaire ?

M. Philippe Mahoux. Je vais réagir avec prudence… L’échange de vues que vous proposez peut être tout à fait intéressant, moins pour ce qui concerne les décisions qui sont prises que pour les démarches qui y ont abouti et la manière dont on procède de part et d’autre de la frontière.

J’aimerais commencer par dire, puisque Simone Veil vient d’entrer au Panthéon, que la Belgique a pris des leçons de la France sur l’IVG. Le combat qu’a mené Simone Veil a impressionné le monde entier, et personne en Belgique n’a oublié les violences scandaleuses dont elle a été la cible. D’ailleurs, l’intervention de M. Mellado me laisse penser que le combat n’est pas tout à fait terminé et qu’il reste encore des opposants irréductibles à l’IVG. Et c’est leur droit, au nom d’une conception de la personne humaine qui diffère de celle de ses partisans, lesquels sont, eux aussi, extrêmement attachés à la personne humaine et aux grands principes qui devraient réunir tous les hommes et dont la France a fait sa devise.

Sur d’autres sujets en revanche, la France est en retard. C’est le cas pour la fin de vie, domaine dans lequel on entend régulièrement déplorer les carences de la législation et où, de manière individuelle, nombre de vos compatriotes tentent – souvent avec succès – d’obtenir chez nous ce qu’ils ne parviennent pas à obtenir en France. Disons-le en toute sincérité.

J’en viens au mariage entre personnes de même sexe. En Belgique, c’est sans doute, de toutes les questions sociétales, celle qui a été vécue avec le plus de sérénité. D’où notre stupéfaction devant la manière dont les choses se sont passées en France et la violence qui a déferlé jusque dans les rues et dont les médias nous ont renvoyé les images. Chez nous, cela ne s’est pas passé ainsi.

Cela m’amène à la question de la procréation médicalement assistée. On utilise la notion de projet parental, qui signifie bien que les personnes qui ont recours à la PMA mettent l’enfant au cœur de leur démarche. Cela renvoie aussi, en creux, au fait que certains enfants, qui naissent autrement que par PMA, n’ont pas nécessairement la chance d’être le fruit d’un projet parental. Il me semble que cela ne rend pas pour autant légitimes les règles que l’on prétendrait édicter pour déterminer qui a le droit de procréer et qui ne l’a pas, à l’instar de ce qui se fait en matière d’adoption, puisque, dans ce dernier cas, on se soucie en effet de la sécurité de l’enfant. Dans les deux cas cependant, le seul critère qui vaille n’est-il pas l’amour que l’enfant à venir va recevoir ?

Dans le domaine de la recherche ensuite, notamment sur les cellules-souches embryonnaires, dont l’utilité dépasse le seul champ de l’infertilité mais concerne aussi le cancer ou les greffes de peau pour les grands brûlés, il me semble qu’une loi qui interdit les expérimentations sur l’embryon va au rebours de ce qui est souhaitable. À cet égard, la communauté scientifique internationale envie à la Belgique les lois par lesquelles elle a autorisé une recherche suffisamment encadrée pour éviter les dérives.

Sur la GPA, la Belgique n’est pas parvenue à un consensus juridique, même si elle se pratique dans le cadre de la PMA. Ce qui a été au cœur de nombreux débats au Sénat, où il a été proposé d’instituer une « co-mère » – avec un seul « m » s’entend – ou une coparente mais sans parvenir à aucun accord. Toute la spécificité de la GPA en effet réside dans cette intervention d’un tiers, en l’occurrence la femme qui porte, qui est, à mon sens, le maillon faible de cette pratique.

Nous refusons évidemment toute commercialisation de la GPA, ce qui n’empêche pas que se tienne chaque année à Bruxelles une foire organisée par des Américains qui viennent commercialiser des services de gestation pour autrui à grands coups de prospectus. C’est lamentable et devrait être totalement interdit, mais c’est le revers de la médaille de la législation belge, qui permet à la GPA d’exister grâce à un vide juridique.

Cela pousse donc certains à vouloir l’interdire, mais cela aurait le grave inconvénient de rendre illégaux tous les cas où la gestation pour autrui peut se faire dans des conditions acceptables. Il serait donc préférable de l’encadrer pour éviter tous les trafics qui tendent à se développer autour de cette pratique, et notamment le trafic de personnes, plus précisément de jeunes femmes étrangères « importées » dans nos pays pour servir de mères porteuses.

Dernier point enfin, j’ignore comment la France s’arrange de la Convention de New‑York et du droit de chaque enfant à connaître ses origines. En Belgique, c’est l’anonymat du don de gamètes qui est aujourd’hui la règle, mais des débats ont lieu sur le fait de revenir sur cet anonymat, pour respecter la Convention et permettre aux enfants qui naîtront d’avoir accès à leurs origines.

Mme Susan Golombok (Interprétation). Je limiterai mon propos à la question de la PMA, qui est mon domaine de spécialité.

S’agissant de la législation française, les deux grandes différences que je perçois, sans être juriste, entre la France et le Royaume-Uni concernent la question de l’anonymat du don de gamètes et celle de la GPA.

Au Royaume-Uni, la loi a été modifiée : les enfants nés à partir de 2005 pourront, à leur majorité, demander à connaître l’identité de leurs parents biologiques. Nous ne pouvons encore évaluer les répercussions de ce changement, mais l’exemple américain nous montre que bon nombre d’enfants nés d’un don cherchent aujourd’hui à connaître non seulement leur donneur mais aussi, grâce à internet, leur fratrie, autrement dit des autres enfants qui pourraient être nés de ce même donneur : cela montre bien que c’est une question qui les préoccupe. Elle les préoccupe moins parce qu’ils vivraient mal le fait d’être nés d’un don que parce qu’ils éprouvent une forme de curiosité et sont désireux de compléter tous les chapitres de leur histoire. Leur motivation est donc essentiellement liée à la construction de leur identité. Par ailleurs, nos recherches au Royaume-Uni et aux États-Unis démontrent que plus les enfants sont informés tôt de leur conception grâce à un don, mieux ils l’acceptent.

Par rapport à cela, qu’en est-il de l’anonymat qui est la règle en France ? La question est intéressante, mais je n’ai pas la réponse.

En ce qui concerne la gestation pour autrui, Londres est souvent désignée comme la capitale européenne de la GPA. En effet, la GPA est autorisée au Royaume-Uni depuis de nombreuses années ; et, malgré les interrogations que cela peut susciter, cela fonctionne plutôt bien, et à mon sens pour une seule raison : la pratique est extrêmement bien réglementée. Le Gouvernement s’apprête d’ailleurs à réviser la législation pour simplifier les procédures, l’idée étant d’éviter que les parents ne se tournent vers d’autres pays comme l’Inde – mais ce n’est plus autorisé – ou l’Ukraine, pour trouver des mères porteuses. Mieux vaut une bonne réglementation afin que les demandeurs restent au Royaume-Uni.

Je voudrais enfin évoquer une étude que nous avons menée auprès d’enfants issus d’une GPA. Nous avons sélectionné une cohorte que nous avons suivie depuis l’âge d’un an jusqu’à l’adolescence, les rencontrant à six reprises au cours de cette période et recueillant des informations non seulement auprès d’eux, mais également de leurs parents. Il apparaît que leurs familles sont tout à fait équilibrées et les enfants aucunement perturbés par le fait d’être nés d’une mère porteuse. Par ailleurs, l’étude a révélé qu’au moment des dix ans de l’enfant, 60 % des familles étaient encore en contact avec celle qui a permis la naissance de l’enfant et entretenaient avec elle de bonnes relations.

M. Antoine Mellado. Nous avons une belle vision de la France en Europe. Le débat parlementaire y est très respectueux et très riche. C’est particulièrement intéressant car beaucoup de pays ont des approches très sectaires, sans discussion de fond, et s’il y a des débats devant les caméras, la décision a été prise depuis longtemps, bien avant le passage au Parlement… À l’inverse, en France, le débat sur les questions de bioéthique est réel. C’est pourquoi je suis venu vous poser des questions, et j’espère vous les prendrez compte !

Pour que les débats sur ces sujets soient fructifères et puissent se poursuivre pendant de nombreuses années, le respect des points de vue dissidents – comme c’est souvent le mien – est fondamental, tout comme la protection de l’objection de conscience. Je ne pourrais pas vraiment participer à un débat qui ne me laisserait pas penser ce que je pense. J’ai fait beaucoup d’efforts et de recherches pour penser autrement, mais mon opinion n’a pas changé. En conséquence, j’espère être respecté dans mes opinions, même si je ne veux les imposer à personne. Je tiens simplement à les partager et ne pas être emprisonné à cause d’elles. Mais parfois, on se sent un peu seul et cela peut faire peur…

Or l’objection de conscience est menacée dans beaucoup de pays. Ainsi, en Suède, deux infirmières ont été interdites de travailler car elles ne voulaient pas participer à des procédures d’avortements. Un exemple similaire a été rapporté au Canada. C’est une bonne chose que cela ne soit pas le cas en France pour l’instant. Mais cela fait toujours débat.

Il faut maintenir cette protection, qui préserve également la démocratie : en démocratie, les gens doivent pouvoir être en désaccord, et même en désaccord très profond, voire dérangeant ; je comprends que cela dérange. Très souvent, j’essaie d’être particulièrement délicat quand j’expose mes positions car je sais qu’elles sont difficiles à entendre. Mais ce sont mes positions et je ne peux pas faire autrement que de les défendre…

Concernant l’expérimentation sur les embryons, il est possible de faire appel à certains schémas alternatifs qui ne requièrent pas leur utilisation. L’expérimentation sur les embryons peut sembler un chemin plus facile à mettre en œuvre, mais, en réalité, on obtient actuellement de meilleurs résultats scientifiques avec les cellules-souches pluripotentes dites induites, qui ne proviennent pas d’embryons, mais d’humains adultes. La pluripotence induite leur confère des propriétés très semblables à celles des cellules-souches embryonnaires. Plusieurs essais cliniques ont été menés sur ce type de cellules et les résultats sont intéressants, voire fascinants. Leur utilisation ne pose absolument aucun problème éthique. Cette alternative peut a priori sembler un peu plus délicate à utiliser, mais c’est pour ce choix, avec ces types de moulins à vent que les jeunes ont envie de se battre.

Concernant la GPA, vous avez raison, le Royaume-Uni est la capitale européenne, mais c’est aussi un pays où les trafics issus de la GPA posent beaucoup de problèmes et où beaucoup de personnes partent à l’étranger pour pratiquer des GPA – que ce soit en Ukraine, en Grèce et, plus généralement, dans les pays pauvres qui l’autorisent. Je suppose que les études citées par Mme Golombok – j’aimerais le savoir – ont été menées sur des GPA réalisées au Royaume-Uni et donc très encadrées. Il s’agirait alors de cas très particuliers, qui concernent très peu de personnes…

Ce dimanche à Bruxelles en Belgique, où la GPA n’est pas autorisée, mais pas non plus interdite – et surtout où elle n’est pas combattue –, un « marché des bébés » est organisé. Je ne sais pas comment le qualifier autrement… Toutes les entreprises commerciales de GPA américaines présentent leurs services au cours de cet événement, et notamment leurs avocats ou leurs services juridiques. Les prix sont clairement indiqués. C’est la troisième année que cet événement a lieu. La première année, les organisateurs ont ensuite essayé d’importer l’événement à Paris, mais il a été interdit par les pouvoirs publics français. À Bruxelles, on n’a pas eu la même réaction… Cela explique que l’événement perdure.

L’association organisatrice – qui se dit « non-profit », à but non lucratif ! – est d’ailleurs basée au Royaume-Uni. Mais son but est clairement de vendre des services américains. Le lucre n’arrive donc pas au Royaume-Uni, mais aux États-Unis.

La situation n’est donc pas reluisante : sitôt qu’il y a une ouverture, il y a un appel d’offres et on développe les marchés…

Pour en revenir aux problèmes juridiques soulevés par la GPA, pendant des décennies, un système d’adoption a été développé et encadré au niveau international et des traités protègent parfaitement les droits des enfants. Il suffit de les appliquer ! En pratique, quand une personne part en Ukraine faire une GPA et qu’elle revient ensuite en France, le juge détermine l’intérêt primordial de l’enfant. En l’espèce, l’intérêt de l’enfant est-il de rester avec cette famille, sachant qu’ils sont allés en Ukraine ? Ce dispositif fonctionne parfaitement en cas d’adoption et les traités existent. Pourquoi vouloir les simplifier et, finalement, réduire les droits des enfants ?

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Ma première question sera pour nos collègues belges et anglais, que je remercie vivement de leurs contributions d’importance majeure pour notre réflexion. Comment sont appréhendées les questions de filiation après procréation médicalement assistée ou grossesse pour autrui en Belgique et au Royaume-Uni ?

Madame Golombok, vous êtes la plus grande experte mondiale des questions de développement de l’enfant dans différents types de familles. Les questions éthiques dont nous débattons aujourd’hui se posaient déjà il y a quarante ans. J’ai eu la chance de développer des liens amicaux avec Bob Edwards à la fin des années soixante-dix. En 1978, il est à l’origine de la naissance de la petite Louise Brown, première enfant née par fécondation in vitro. Il évoquait déjà les questions éthiques que nous nous posons toujours. Il ne voyait pas d’obstacle à ces avancées sur le plan de l’éthique. Pour autant, à cette époque, en l’absence d’expérience antérieure, on ne savait rien de leurs conséquences sur l’enfant ni si l’intérêt de celui-ci était préservé.

Aujourd’hui, grâce à vos études et quelques autres en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays – malheureusement, très peu en France –, on sait que ces enfants se développent dans des conditions satisfaisantes, ce qui est important. Je citerai une de vos études sur les familles monoparentales, composées d’une mère et d’enfants nés par insémination artificielle. Vous avez comparé cinquante et une familles monoparentales avec cinquante-deux familles biparentales et les cent trois enfants nés suite à une insémination artificielle – donc dans les conditions comparables. Vous concluez : « solo motherhood in itself does not result in psychological problems for children ». Avoir un seul parent n’emporte donc pas de conséquences psychologiques. Vous prouvez que l’épanouissement de l’enfant est possible, voire excellent, dans les différents types de familles – monoparentales ou couples homosexuels.

Vos études vous ont-elles permis de déterminer les facteurs d’épanouissement des enfants dans ces diverses familles ? Qu’est-ce qui prime puisque ce n’est pas le mode de conception ? Est-ce l’amour, l’éducation, le sentiment de sécurité de l’enfant, les conditions matérielles des parents, l’absence de discrimination ou de stigmatisation de l’enfant, en particulier à l’école, où il peut rencontrer des camarades de classe peu tolérants ? Y a-t-il d’autres facteurs qui permettent de préserver l’intérêt de l’enfant ?

Mme Susan Golombok (Interprétation). Les études nous permettent désormais de savoir ce qui constitue un environnement familial positif pour les enfants. Quand ils sont tout petits, ce sont les réponses rapides et la sensibilité de leurs parents à leurs besoins. Quand les enfants grandissent, il faut qu’ils se sentent en sécurité, aimés et encadrés. Différents critères interviennent, et c’est pourquoi les enfants de familles monoparentales semblent ne pas avoir de problèmes particuliers.

Évidemment, si l’on regarde de plus près, il y a forcément des variations : tous les enfants de toutes les familles ne s’en sortent pas aussi bien, mais notre étude a pu montrer que les facteurs qui posent problème sont les mêmes dans les deux groupes étudiés : il peut s’agir de problèmes financiers, du stress de la mère ou des parents. Ces facteurs négatifs ont sensiblement les mêmes effets délétères sur tous les enfants, quelle que soit la structure familiale.

En outre, nous avons remarqué que les mères célibataires avaient souvent mûrement réfléchi leur projet d’enfant. L’événement était souvent programmé, leur famille les soutenait dans leur démarche, elles n’avaient pas de problèmes financiers, puisqu’il s’agissait essentiellement de femmes cadres, âgées d’une trentaine à une petite quarantaine d’années.

Deux précisions pour finir : tout d’abord, ma dernière étude portait sur des enfants âgés de trois à neuf ans et nous l’avons quasiment terminé. Les problèmes qu’ils peuvent rencontrer au moment où commence leur adolescence sont peut-être un peu différents, mais nous ne les avons pas étudiés. En outre, dès l’âge de deux ans et demi à trois ans, ces enfants ont commencé à poser des questions sur leur papa et leurs mères ont donc dû évoquer le sujet plus tôt qu’elles ne s’y attendaient.

M. Philippe Mahoux. Je me permettrai une petite rectification, en toute modestie : soutenir que la recherche sur les cellules-souches embryonnaires n’est pas nécessaire et que de méthodes alternatives sont possibles est en contradiction flagrante avec l’état des opinions scientifiques ! On peut obtenir certains résultats grâce aux cellules-souches adultes, bien sûr, mais pas tout, d’autant que la recherche comporte une part d’aléatoire : on effectue des recherches dans une direction, mais l’on n’a ni l’obligation ni la certitude d’aboutir. La recherche sur les cellules-souches embryonnaires reste donc nécessaire.

En outre, laisser à penser que ceux qui y sont favorables ne respectent pas la liberté de pensée est en totale contradiction avec toutes les législations existantes. C’est même quelque peu paradoxal puisque cet encadrement législatif a permis d’ouvrir un espace de liberté au regard des contraintes antérieures jusqu’alors imposées de manière informelle à tous ceux qui pensaient différemment…

Concernant la filiation, lors du vote de sa dernière loi, la Belgique a réglé le cas des couples de lesbiennes, en calquant la législation sur celle des couples mixtes : elle encadre notamment la « reconnaissance au ventre » et précise qui est réputé parent : la coparente est réputée parente à la naissance, de la même manière que la femme qui accouche. Le problème est donc réglé sur un plan purement juridique.

À l’inverse, aucune loi n’interdit la GPA ni ne l’encadre strictement. Avant M. Mellado – heureusement –, j’ai dénoncé cette foire à la GPA organisée à Bruxelles par des intérêts totalement privés – l’association sans but lucratif est évidemment un faux nez. En matière de gestation pour autrui, nous avons le devoir de protéger la partie faible, autrement dit la femme. Nous avions développé une hypothèse lors de nos travaux au Parlement, mais qui n’ont pas abouti : la mère qui porte l’enfant et qui accouche reste mère jusqu’au moment où elle accouche. Elle reste ainsi maîtresse de son corps et vit une grossesse ordinaire. La seule différence vient du fait qu’elle a accepté une gestation sur autrui, engagement sur lequel elle pourrait revenir jusqu’à l’accouchement. D’autres pays ont d’ailleurs envisagé cette hypothèse.

Si la GPA était autorisée en Belgique – je le répète, pour le moment, ce n’est pas le cas et le débat est toujours en cours –, resterait à choisir comment la priorité des auteurs du projet parental dans le processus serait organisée, soit par la filiation, soit par l’adoption.

En conclusion, si nous avons réglé le problème de la filiation dans les couples de lesbiennes, ce n’est pas le cas pour les homosexuels hommes, dans la mesure où cela passe par une réglementation des grossesses pour autrui, qui n’existe pas.

M. Antoine Mellado. Je voulais revenir sur la GPA et poser une question à Mme Golombok, qui dispose de beaucoup de données : au Royaume-Uni, les femmes qui s’engagent dans une GPA sont-elles très riches ? En effet, même s’il s’agit d’une démarche altruiste, cet altruisme est souvent déguisé, du fait de compensations cachées ou de cadeaux. Je connais peu de femmes à qui l’on pourrait demander d’être enceinte pendant neuf mois pour rien… C’est le cas quand une femme accepte d’aider sa sœur qui ne peut avoir d’enfant. Mais aucune législation n’est nécessaire en Europe pour encadrer le fait qu’une personne donne son enfant en adoption à sa sœur, et aucun juge ne s’opposerait à cela : c’est probablement la meilleure chose en termes de primauté des droits de l’enfant et d’intérêt de l’enfant.

On compare souvent les femmes seules qui font une PMA avec les mères célibataires. C’est une erreur. À l’heure où l’on entend légiférer, il faut y prêter attention. Certains enfants n’ont plus de père, car ils ne voient plus leurs deux parents ou sont orphelins. C’est triste, c’est dommage, mais cela arrive et on ne peut rien y faire. À l’inverse, l’État doit-il légaliser le fait de créer un enfant qui n’aura pas de deuxième parent ? Quelle est la situation la plus appropriée pour ces enfants ? Il faut également garder en mémoire que les mères célibataires font partie des familles les plus exposées aux risques de pauvreté et d’exclusion sociale.

Mme Agnès Thill. Je vous remercie pour vos exposés. Je ne reviendrai pas sur la fin de vie – ce n’est pas d’actualité – mais, en Belgique, j’ai entendu des enfants de huit ans parler de l’euthanasie de leurs parents. Ce qui m’a paru totalement hors norme…

Concernant la PMA, vous avez posé la question, monsieur Mellado : qu’est-ce que la personne humaine ? Vous l’avez dit, comme avant vous le professeur Israël Nisand, c’est le fruit d’un amour. Cet amour conduit à une union. Cette dernière peut avoir lieu dans une éprouvette, mais, à l’origine, il y a bien l’amour de deux personnes. Dans l’exemple de ce conjoint mort au ski, le couple s’aimait. À l’inverse, souvent, lorsque l’on pratique une IVG, on ne veut pas de l’enfant car il n’est pas le fruit d’un amour.

À partir de là, pour les couples homosexuels, hommes ou femmes, on conçoit qu’il y ait aussi de l’amour. Mais j’ai du mal à le concevoir pour les familles monoparentales, qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme seuls. On ne s’aime pas soi-même. Même des animaux hermaphrodites ont besoin d’être deux ! Ne prend-on pas le risque d’une précarité financière, mais également affective ? Évidemment, tout le monde connaît des enfants de différents milieux qui se développent bien, qui sont normaux, qui font même de bonnes études, qui vont se marier, etc. Les deux tiers de nos classes sont d’ailleurs composées d’enfants issus de familles monoparentales, et ils vont bien !

Ils vont bien, mais ils expriment aussi ce qui leur pèse : c’est que maman soit toujours toute seule. Quand elle fait la tête, il n’y a pas d’autre parent ; il n’y a plus personne. Bien sûr, les familles qui ne sont pas monoparentales ont également leurs soucis. Pour autant, on ne peut pas dire que tout soit merveilleux dans ces familles monoparentales. Je m’interroge vraiment sur le sens que cela peut avoir de créer une famille dans cette situation, d’autant que je connais des exemples où le parent n’est pas nécessairement cadre. Qu’en est-il si une femme touchant le revenu de solidarité active (RSA) demande à être maman seule ?

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Je vous remercie pour vos interventions très intéressantes. Monsieur Mahoux, dans votre pays, le droit de la famille repose sur le principe du libéralisme. Au sein d’un régime encadré et de règles clairement identifiées, les familles sont plus libres qu’en France pour réaliser leur projet parental. En France, si la PMA était ouverte à toutes les femmes, cela leur offrirait la possibilité de construire leur projet parental librement.

Cela aura nécessairement un impact sur la filiation et sur la protection des enfants qui devraient enfin pouvoir bénéficier d’une filiation complète, avec tout ce que ces nouveaux droits impliquent. Suite à la création de ces nouvelles filiations, pourriez-vous nous indiquer quel a été l’impact sur la société belge ? Elle ne semble pas s’être effondrée sur elle-même…

M. Jean-François Mbaye. Je remercie également les trois intervenants. Monsieur Mahoux, madame Golombok, dans vos deux pays, l’accès aux origines a été reconnu et consacré comme droit fondamental. Or, dans la plupart des pays ayant permis la réversibilité de l’anonymat du donneur de gamètes au bénéfice des personnes issues de ces dons, dans un premier temps, le nombre de dons a baissé, pour repartir ensuite à la hausse, dépassant parfois les valeurs antérieures à l’adoption du droit d’accès aux origines. Qu’est-ce qui a motivé cette consécration de l’accès aux origines ?

À vous entendre, monsieur Mellado, on serait en train de fragiliser la société. Vous avez évoqué la gestation pour autrui et la PMA. Quel est votre regard sur les évolutions sociétales en matière de filiation ? L’absence de lien génétique serait-elle à vous entendre synonyme d’une dislocation annoncée de la cellule familiale ? C’est votre avis ; je ne le partage pas, mais j’aimerais votre éclairage.

Mme Blandine Brocard. Je souhaite interroger Mme Golombok sur la méthode utilisée dans le cadre de l’enquête à laquelle elle fait référence, précisément sur le panel étudié sur la manière dont les réponses ont été obtenues. Dans un certain nombre d’enquêtes relativement semblables, les réponses sont données sur la base d’une sorte de volontariat : seuls répondent ceux qui ont envie de répondre. Et, bien souvent, les enfants susceptibles de souffrir de leur situation ne souhaitaient pas répondre.

Je vous remercie, monsieur Mellado, de m’avoir offert une autre porte d’entrée dans la réflexion sur le désir d’avoir un enfant – désir d’avoir plutôt que droit à l’enfant – en évoquant PMA et adoption. On nous explique souvent que la France doit autoriser certaines pratiques dans la mesure où elles sont autorisées dans les autres pays européens. Nous n’aurions pas le choix, parce que les Françaises vont en Belgique ou en Espagne. Comment réagissez-vous face à un tel argument ?

M. Antoine Mellado. L’argument du retard sur une évolution législative à l’étranger est souvent avancé, en effet, mais il n’est pas pertinent : ce n’est pas parce que quelqu’un fait quelque chose qu’il faut nécessairement en faire autant. Dans « bioéthique », il y a « éthique » : il s’agit de savoir ce qui est bien, ce qui est mal. Certains pays qui donnent l’impression d’avancer font peut-être de très mauvaises choses. La France ne doit pas céder à l’idée qu’il faut faire ce que d’autres pays font : oui, d’autres pays font certaines choses, mais d’autres pays se trompent aussi ! La France a pris la bonne direction dans certains domaines. Ainsi, face à l’euthanasie, elle a choisi de protéger les plus faibles, et c’est précisément le rôle de la loi.

En outre, ce sont un peu des débats bourgeois que nous avons. Nous traitons des problèmes et des souhaits de certains, qui, certes, sont des citoyens comme les autres, mais nous nous focalisons sur leurs attentes au lieu de parler de la situation de la famille. De ce fait, nous ne progressons guère sur la conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle – peut-être en parlons-nous, mais sans avancer. Ce ne sont pas forcément les vrais problèmes qui retiennent l’attention.

La pauvreté est un des facteurs qui affectent l’éducation des enfants. Si la PMA est vraiment « pour toutes », elle devra être ouverte aussi aux femmes qui n’ont pas forcément les moyens, pas seulement à ces femmes cadres dont nous parlons. Ces femmes pauvres dont les journées de travail sont si longues auront-elles le temps de s’occuper de leurs enfants ? Je suis très content d’entendre que les femmes cadres désireuses de recourir à la PMA, et qui ont l’argent nécessaire pour faire, prendront soin de leurs enfants. C’est magnifique, mais l’ouverture de cette possibilité créera des situations bien différentes.

Par ailleurs, il faudrait effectivement que tout enfant soit le fruit d’un amour, mais je soutiens l’idée que la dignité humaine est inaliénable. On peut ne pas être aimé. Voyez les réfugiés de l’Aquarius : ils sont rejetés de tous, mais ils n’en ont pas moins leur dignité. Il faut promouvoir l’idée que les enfants doivent être aimés par tous, par toute la société, dans leur école, dans leur environnement, sans la moindre discrimination.

L’anonymat des dons de gamète me paraît contrevenir aux traités internationaux. Ceux-ci consacrent le droit de l’enfant à connaître ses origines. Il me semble que ce droit doit être entendu au sens large : nous ne saurions décider que certains doivent en être privés, au motif que les origines qu’ils demandent à connaître ne seraient pas vraiment leurs origines. Ils doivent pouvoir connaître toutes leurs origines, y compris lorsqu’il a été recouru à la GPA, à une mère porteuse ou à un don de gamètes. Sans doute est-ce très compliqué pour les parents d’accepter cela : n’est-ce pas introduire des étrangers dans la relation familiale ? Il faut accepter l’idée que ces étrangers ne le sont plus : ils ont contribué au projet familial et les enfants ont le droit de les connaître. N’oublions pas non plus l’enjeu de santé. On découvre parfois que des donneurs de sperme anonyme ont une maladie génétique, qu’ils ont transmise, et les enfants concernés auraient pu être mieux traités si l’on avait su des gamètes de qui ils étaient issus. L’anonymat porte donc atteinte non seulement au droit de connaître ses origines mais aussi au droit à la meilleure santé possible, également consacré par la Convention internationale des droits de l’enfant.

Mme Susan Golombok (Interprétation). Je commencerai par la question des familles monoparentales. Il me semble qu’il faut très clairement distinguer les différentes catégories de femmes qui se font inséminer avec le sperme d’un donneur, notamment celles qui se retrouvent seules à la suite d’un divorce ou d’une séparation et les femmes qui sont mères célibataires. Leurs situations sont différentes et ce sont ces dernières qui sont les plus exposées aux risques, notamment, de dépression, dont nous parlons ; mais nous n’avons pour l’instant guère de données sur les femmes qui sont seules par choix. Or c’est toujours sur les données objectives qu’il faut se fonder, non sur les spéculations et les hypothèses. Il nous faut développer les recherches dans ce domaine. Ces histoires que nous entendons sur telle ou telle famille sont anecdotiques ; il nous faut, sur ces femmes qui sont différentes les unes des autres, des études systématiques.

Effectivement, pendant un ou deux ans, le nombre de donneurs a chuté. Finalement, les cliniques ont réagi, cherchant peut-être à attirer des donneurs un peu différents, et finalement, d’après ce que j’ai pu apprendre des directeurs de ces établissements un peu partout dans le pays, il semble être depuis revenu à son niveau antérieur.

J’ignore à quelles études Mme Brocard faisait précisément allusion lorsqu’elle indiquait que les enfants qui souffrent tendent à moins répondre aux questions. Je peux en tout cas lui assurer que l’échantillon de notre étude sur la GPA était vraiment très solide et représentatif. Il a été constitué grâce au Bureau de la Statistique nationale (Office for National Statistics) – car, quand la filiation est transférée, il y a ce qu’on appelle un parental order. Évidemment, notre échantillon ne compte pas la totalité des personnes considérées, mais il est vraiment très représentatif. Et, dans nos autres études, nous notons toujours scrupuleusement les taux de réponse, car la question a assurément son importance.

Enfin, ce ne sont pas seulement les femmes aisées qui recourent à la PMA. Notre système national de santé (National Health Service) permet trois cycles de fécondation in vitro à toute femme, gratuitement. Évidemment, la question est un peu différente en ce qui concerne la GPA.

M. Philippe Mahoux. En ce qui concerne la fin de vie, les décisions ne dépendent, en Belgique, que du patient et du médecin – y compris les décisions d’euthanasie. Elles ne sont le fait de nul autre. Je le précise parce que je sais que circulent de nombreuses fausses informations à propos de la loi belge et de son application.

Actuellement, la règle est l’anonymat du donneur de gamètes. Nous réfléchissons à la possibilité de le lever, notamment en raison du droit de connaître ses origines édicté par la Convention de New York.

Monsieur Mellado, vous entendre parler de concept bourgeois est assez difficile à entendre… Pourquoi les femmes pauvres devraient-elles être stigmatisées dans l’accès à la procréation ? Vous comprendrez que je réagisse ! Il y a cependant, en effet, une évolution extrêmement importante : les secrets tendent de plus en plus à être levés. Finalement, il y a une forme de « banalisation positive » de ces circonstances de naissance différentes. C’est aussi une question de génération. Regardez les orientations sexuelles, la procréation médicalement assistée, le don de gamètes – mâles et femelles. Au fil du temps, l’information est devenue beaucoup plus riche et les différences sont banalisées, il n’y a plus de stigmatisation à l’égard des personnes nées par ces différentes méthodes.

Quand il n’y avait pas ces lois, avant cette évolution, il y avait des normes. Un individu, un enfant ne pouvait être heureux qu’en respectant certaines normes. Il fallait même avoir tel type de convictions pour que l’enfant puisse naître et être heureux. C’était cela, l’ancien système ! L’évolution intervenue a permis un plus grand respect de nos différences, y compris des différences entre nos circonstances de naissance. Du point de vue de l’humanité, des droits humains, ce sont là des avancées qui doivent être soulignées.

M. le président Xavier Breton. Un grand merci à vous trois pour ces échanges et ces éclairages.


– 1 –

Pr. Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Mme Marie-Christine Simon, directrice de l’information, de la communication et conseil en stratégie

Mardi 25 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, dans le cadre de notre mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique, nous poursuivons notre cycle d’auditions en accueillant cet après-midi le professeur Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), et Mme Marie-Christine Simon, directrice de l’information, de la communication et conseil en stratégie, que je remercie d’avoir accepté notre invitation.

Monsieur le professeur, vous avez déjà été auditionné en juillet dernier par la commission des affaires sociales sur la tenue des États généraux de la bioéthique, que vous aviez organisés au printemps. Le CCNE a rendu aujourd’hui même son avis 129, relatif à la révision de la loi de bioéthique, qui justifie que vous soyez à nouveau entendu aujourd’hui par notre mission d’information.

Je vous donne maintenant la parole pour un exposé liminaire, avant que nous ne passions à un échange de questions et de réponses. Je précise que la présente audition est filmée et enregistrée.

M. Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je commencerai par rappeler quel a été le processus de ces derniers mois, enclenché en vue de la révision de la loi de bioéthique de 2011.

Ce processus a commencé avec l’organisation des États généraux de la bioéthique (EGB), confiée pour la première fois au CCNE. Cet événement, qui a eu lieu de janvier à juin 2018, s’est appuyé sur quatre outils : un site web, des débats en région organisés en partenariat avec les espaces de réflexion éthique régionaux (ERER) en France métropolitaine et en outre-mer – plus de 270 débats ont eu lieu –, des auditions de sociétés savantes, d’organisations non gouvernementales (ONG), d’associations et de grandes institutions françaises dans le domaine de la santé – le CCNE a procédé à plus de 150 auditions – et un comité citoyen destiné à accompagner, critiquer et émettre des réserves sur le processus des États généraux, mais aussi à émettre une opinion sur deux sujets spécifiques. Un médiateur pouvait être saisi dans le cadre de ces États généraux, en la personne de M. Louis Schweitzer, ancien président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).

Durant cette période, le CCNE a eu une position extrêmement neutre, s’efforçant de prêter la plus grande attention possible à toutes les contributions au débat. Il a ensuite produit un rapport de synthèse, mis à votre disposition en juin 2018. Nous nous sommes demandé si nous nous devions également émettre une opinion sur la révision de la loi de bioéthique, et sommes finalement parvenus à la conclusion qu’il était préférable de le faire, en dépit du peu de temps dont nous disposions – si nous n’avons subi aucune pression sur le périmètre de l’avis à rendre, ni sur les outils à utiliser, nous étions cependant soumis à un impératif, celui de la date limite qui nous était fixée, à savoir la fin de l’été 2018.

De la mi-juin jusqu’à la mi-septembre 2018, le CCNE s’est employé à formuler une opinion destinée à répondre à la fois aux questions du grand public, notamment les citoyens que nous avions mobilisés – c’était la moindre des choses à leur égard – et à celles des décideurs que vous êtes, afin de vous aider à réfléchir sur ces sujets complexes en vous fournissant un certain éclairage.

Nous avons complété la réflexion interne au CCNE par la mise en place de trois grands ateliers ayant pour thème la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, la médecine génomique et les neurosciences, ainsi que d’un groupe de travail sur le numérique et la santé – un enjeu majeur, sans doute insuffisamment pris en compte dans un contexte où tout le monde a les yeux rivés sur l’assistance médicale à la procréation (AMP) et la fin de vie, alors que le numérique représente une véritable révolution à nos portes. Enfin, il nous a semblé important d’auditionner un certain nombre de présidents de comités d’éthique étrangers : nous en avons entendu dix, européens et extra-européens, parmi lesquels le président du comité d’éthique du Japon, un pays très en avance sur le thème « Numérique et santé ».

La construction de l’avis 129, à laquelle le CCNE plénier a travaillé à un rythme d’enfer de la mi-juin à maintenant – onze demi-journées y ont été consacrées – a abouti à un résultat qui n’est pas un consensus, mais un assentiment majoritaire, grâce à un processus d’élaboration d’une pensée collective.

Notre avis est divisé en quatre chapitres, dont le premier est consacré au contexte, c’est-à-dire à ce qui a changé depuis la loi de 2011 et qui tend à montrer que la loi de bioéthique doit être modifiée sur un certain nombre de points, à la fois sur les plans scientifique, médical, sociétal et juridique ; il peut vous être utile dans la mesure où il offre un panorama assez complet des évolutions qui se sont produites au cours des dernières années.

Le deuxième chapitre traite des grands enjeux de la bioéthique, qui demeurent mais sont renouvelés. Il semble évident que le corpus de la bioéthique est amené à évoluer pour s’adapter aux nouvelles conceptions que l’on peut avoir du corps : si on peut le considérer dans son entièreté, mais aussi comme un ensemble d’organes, que faut-il penser d’un fragment d’ADN humain stocké dans une banque de données génomique ?

Le troisième chapitre aborde les neuf grands thèmes qui ont été définis dans le cadre des États généraux, en leur apportant un certain éclairage.

Enfin, le quatrième chapitre évoque la vision qu’a le CCNE de ce qui s’est passé dans le cadre des États généraux, mais aussi de ce que pourrait être le futur, au-delà même de la loi qui va être élaborée en 2018-2019. Comme vous le savez, le modèle français est très particulier, puisqu’il consiste à adopter des lois de bioéthique regroupant l’ensemble des sujets qui s’y rapportent. Il est permis de se demander si c’est là le meilleur modèle qu’on puisse imaginer, et c’est ce qui a justifié que nous souhaitions recueillir sur ce point l’éclairage de collègues étrangers.

Pour sa part, le CCNE souhaite conforter ce modèle selon lequel, tous les cinq à sept ans, les différents acteurs de la bioéthique, qui ne sont pas tous des experts, ni même des médecins – parmi eux, on compte également des politiques et des citoyens – prennent le temps de se rassembler afin de se poser des questions sur l’ensemble des sujets, plutôt que d’évoquer les sujets un par un, en consacrant une loi à chacun d’entre eux – ce qui constituerait un autre modèle. Si nous sommes favorables à ce modèle, c’est parce que tous les thèmes qu’il permet d’aborder simultanément sont interconnectés – et qu’ils le sont de plus en plus. Ainsi, la réflexion sur certains aspects de la procréation tient compte des dernières innovations technologiques dans le domaine du big data ou dans celui du séquençage de haut débit en génomique. De même, certaines questions sociétales ne se posent plus tout à fait dans les mêmes termes depuis l’arrivée de technologies permettant des avancées dans le domaine de la procréation. Dans ces conditions, il est intéressant de pouvoir assembler en un temps donné l’ensemble des sujets ayant trait à la bioéthique, comme on le ferait des pièces d’un Meccano.

Cela dit, rien n’empêche de modifier, de simplifier et de fluidifier ce modèle. Si le fait d’organiser des États généraux quelques mois avant une révision de la loi de bioéthique est une bonne chose en termes de démocratie participative dans le domaine de la santé, cela n’est pas suffisant. La mobilisation du grand public sur des sujets aussi complexes et clivants montre que les questions qu’ils soulèvent ne peuvent trouver une réponse définitive en quelques mois, ce qui nécessite d’avoir une connaissance plus approfondie et continue. On a constaté, par exemple, que nos concitoyens exprimaient un considérable besoin d’information, et qu’il convenait donc de leur permettre de se renseigner davantage, et de manière continue.

Ce que nous proposons, c’est de maintenir le principe d’une loi globale donnant les grandes orientations, révisée tous les cinq à sept ans en fonction des besoins, mais aussi de poursuivre l’animation d’États généraux dans l’intervalle entre deux lois, grâce à la dynamique imprimée dans ce domaine par les espaces de réflexion éthique régionaux. Pour cela, nul n’est besoin de se doter de nouveaux outils : il suffit de s’appuyer sur les équipes très mobilisées qui existent déjà, en leur adjoignant éventuellement d’autres acteurs tels que les grandes mutuelles de santé.

Le CCNE suggère également de se tenir davantage dans une position d’alerte sur des sujets de bioéthique sensibles qui viendraient à soulever des questions particulières durant l’intervalle entre deux lois – c’est déjà le cas, mais il semble qu’un effort puisse encore être fait en la matière. Les signaux d’alerte, pouvant provenir des scientifiques eux-mêmes, mais aussi de comités créés autour des espaces de réflexion éthique régionaux, remonteraient jusqu’au CCNE, qui serait chargé de revenir vers l’autorité politique afin de lui faire part de l’urgence à modifier la loi.

Nous avons été frappés de constater que, sur des sujets sociétaux tels que la fin de vie et les enfants issus des nouvelles techniques de procréation, la recherche n’est pas au rendez-vous : les grands organismes de recherche ont financé très peu d’évaluations programmatiques, ce qui fait qu’il n’y a pas, dans ce domaine, de données de santé publique ou de sciences humaines et sociales qui soient disponibles, contrairement à ce qui peut se faire dans d’autres pays. Si vous interrogez, par exemple, la présidente de l’institut d’éthique suisse sur la décision qui a été prise dans ce pays au sujet de la fin de vie, elle sera en mesure de vous indiquer quels ont été les données en la matière, année par année. En France, alors que nous pourrions avoir accès aux données de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), nous n’avons pas construit la réflexion qui permettrait de disposer des réponses que la recherche peut apporter à certaines des grandes questions sociétales.

Enfin, même si les nouvelles dispositions de la réforme du système de santé prévue pour 2022 vont certainement changer les choses, notamment dans le domaine des plateformes communes regroupant plusieurs professions de santé, force est de constater que, jusqu’à présent, si l’enseignement de la bioéthique est assuré de manière satisfaisante dans les écoles d’infirmier, il est très insuffisant dans les facultés de médecine – de ce point de vue, je dois reconnaître qu’en tant que professeur de médecine, j’ai ma part de responsabilité dans cet état de fait : comme l’immense majorité de mes confrères, j’ai toujours eu tendance à favoriser ma spécialité. De ce point de vue, il est grand temps de s’interroger sur les objectifs et les grands enjeux qu’il convient d’assigner à nos jeunes médecins. J’ajoute que nous sommes favorables à un CCNE plus tourné vers l’international, et représentant à l’étranger la vision française sur les grandes questions de bioéthique.

Vous aurez noté que je n’ai pas évoqué ce que sont les positions du CCNE sur les différentes thématiques définies dans le cadre des États généraux. Je vous renvoie pour cela à notre rapport, en vous conjurant de ne pas tomber dans le piège de la presse, qui ne parle que de ces deux sujets que sont, d’une part, l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux femmes seules et aux couples de femmes, d’autre part, la fin de vie – sans doute parce qu’elle estime les comprendre mieux que les autres sujets car ils sont à la fois sociétaux et politiques. Certes, ces deux sujets sont très importants, et nous y avons passé beaucoup de temps, mais d’autres ne le sont pas moins pour nos enfants et nos petits-enfants : je pense notamment à ce qui a trait à la relation entre numérique et santé, à l’accès au génome, ou à la recherche sur l’embryon.

Quand on évoque l’AMP, sait-on que le taux de succès de la procréation médicalement assistée n’est que de l’ordre de 50 % ? Que penseraient nos concitoyens d’un médicament qui ne serait efficace que dans 50 % des cas, ou d’un vaccin qui présenterait un taux d’échec de 50 % ? Certes, l’AMP est un merveilleux succès, mais ce n’est pas un succès total… De même, sur le thème « santé et numérique », on peut se demander comment va se positionner notre pays, notamment pour éviter que la population de la France que je qualifierai de « non numérique » – dont on évite généralement de parler, alors qu’elle représente environ 20 % de la population, qui se trouve être la plus fragile, celle qui a le plus besoin d’avoir accès à la santé – se trouve mise à l’écart. Si je comprends l’enjeu politique que représentent l’AMP et de la fin de vie, et l’impatience que peuvent susciter ces deux thèmes, dont le devenir est désormais entre vos mains, vous ne devez cependant surtout pas négliger les autres sujets, dont l’importance n’est pas moindre.

M. le président Xavier Breton. Nous vous remercions pour votre intervention et pour le conseil par lequel vous l’avez conclue. Nous en tiendrons compte, car nous sommes bien conscients que les questions relatives à la bioéthique ne se limitent pas à un ou deux sujets, mais vont bien au-delà, comme le montre votre rapport.

J’aimerais vous poser trois questions.

Premièrement, alors que le CCNE nous avait habitués à rendre des décisions faisant l’objet d’un consensus, nous constatons désormais – cela avait déjà été le cas pour l’avis 126, portant sur l’assistance médicale à la procréation – que des positions minoritaires peuvent s’exprimer, et que vous évoquez un « assentiment majoritaire ». Cela correspond à l’évolution à laquelle on a assisté au Parlement, où l’unanimité qui prévalait autrefois lors du vote sur les textes relatifs à l’éthique – je pense notamment à la fin de vie – a fait place à des positions un peu divergentes. Comment interprétez-vous cette évolution ? Selon vous, faut-il y voir le signe d’un mûrissement de ces sujets, qui fait que le consensus est aujourd’hui plus difficile à atteindre ?

Deuxièmement, au sujet de la nécessité, que vous avez évoquée, de faire vivre le débat de façon continue, notamment au moyen des États généraux de la bioéthique, j’aimerais connaître votre position au sujet de la participation des citoyens. De premières expériences, faisant appel à des panels de citoyens préalablement formés, avaient eu lieu à l’occasion de la précédente loi de bioéthique. Dans le cadre de la consultation ayant précédé la rédaction de votre avis, il a à nouveau été fait appel à la participation de citoyens, notamment par le biais de réunions publiques. Je vois dans cette participation directe des citoyens un bon signe en termes de démocratie, mais j’aimerais savoir si vous avez des préconisations à formuler afin que nos concitoyens s’emparent de ces débats encore plus qu’ils ne le font aujourd’hui ?

Troisièmement, enfin, je souhaite vous demander une précision au sujet de l’AMP. Le CCNE indique dans son avis être favorable à ce que cette technique médicale soit accessible aux femmes seules et aux couples de femmes, ce qui semble vouloir dire que le critère de l’infertilité pathologique, qui conditionne aujourd’hui l’accès à l’AMP, serait levé. Pouvez-vous nous préciser si, selon vous, les couples de personnes de sexes différents doivent bénéficier du même assouplissement ? Si cela peut sembler logique, on ne peut faire abstraction des implications éthiques qui en résultent, c’est pourquoi j’aimerais vous entendre sur ce point.

M. Jean-François Delfraissy. Pour ce qui est de votre première question, portant sur le fonctionnement du CCNE, je rappellerai que notre comité est composé de quarante membres. Chacun conviendra qu’il n’est pas aisé de parvenir à une position consensuelle dans ces conditions, d’autant que le comité comprend des personnalités aux opinions très variées. Je me félicite plutôt que, dans le temps limité dont nous disposions, nous soyons parvenus à travailler dans l’objectif d’aboutir à une construction commune sur tous ces sujets de bioéthique – il serait même plutôt étrange que nous parvenions toujours à définir une position de consensus, compte tenu de la complexité du sujet et de la variété des profils de nos membres. Très proche du consensus, l’assentiment majoritaire auquel nous sommes parvenus sur l’ensemble des thèmes débattus dans le cadre de l’avis 129 me paraît finalement très satisfaisant.

Au sujet de l’assistance médicale à la procréation, nous avions souhaité émettre un avis en juin 2017, avant la tenue des États généraux mais à l’issue d’un très long travail – plus de trois ans et demi – de notre comité. En prenant la présidence du CCNE, j’avais souhaité qu’on libère ce travail avant les États généraux, afin d’éviter toute confusion pouvant porter sur la position du CCNE. L’absence de consensus parmi les Français sur la procréation médicalement assistée – un état de fait que nous devons admettre et respecter – s’est retrouvée au niveau du CCNE lorsqu’il a rendu son avis 126, qui comportait l’expression, à côté de l’avis majoritaire, d’une position minoritaire de certains membres. C’est à nouveau le cas avec l’avis 129, publié ce matin, où deux membres du CCNE ont souhaité exprimer une position minoritaire – une volonté que nous avons évidemment respectée.

Si l’évolution à laquelle vous faites référence existe, il ne faut pas perdre de vue que notre comité présente la particularité d’être une structure située à l’abri des enjeux habituels de pouvoir. Nous ne sommes pas une agence, mais bien un comité de réflexion composé d’intellectuels et chargé d’établir des propositions, et disposons donc en quelque sorte d’une autonomie de pensée qui nous conduit à construire très progressivement, sur la majorité des sujets que nous abordons, une pensée commune – c’est ce que j’ai décrit tout à l’heure comme un « processus de pensée collective » et que j’appelais une « dynamique de groupe » lorsque j’étais chargé d’animer un service ou un pôle dans mes anciennes fonctions de chef de service.

Vous m’avez également demandé comment nous pourrions optimiser la participation citoyenne. Pour ma part, je suis persuadé que, sur les questions de bioéthique et de santé, les interrogations et la réflexion ne doivent rester l’apanage ni des spécialistes que sont les médecins et les administratifs de la santé, ni des politiques : dans ce domaine, les citoyens ont eux aussi leur mot à dire. Comme vous le savez, je suis issu de la recherche contre le VIH-sida, et j’ai construit une partie de ma carrière sur la place à réserver au patient au cœur du système de soins, ainsi que sur la voix qu’il doit être en mesure de faire entendre. Cette façon de voir les choses me semble toujours d’actualité, dans ce domaine comme dans bien d’autres, notamment en matière de fin de vie, d’organisation des soins et de gouvernance à l’hôpital, qui représentent autant d’enjeux de démocratie sanitaire.

Comment pouvons-nous progresser sur ces enjeux, si ce n’est en commençant par ouvrir la discussion à leur sujet ? Cela n’empêche pas ensuite les spécialistes, les médecins et les politiques de prendre des décisions – mais au moins le font-ils en ayant entendu ce qui a été dit au cours des débats qui se sont tenus. Si, en tant qu’élus de la Nation, vous êtes les mieux placés pour entendre la voix de nos concitoyens, les questions très spécifiques portant sur la bioéthique et la santé méritent sans doute un débat citoyen spécifique. C’est ce que nous nous sommes efforcés de mettre en place avec les États généraux de la bioéthique, qui ont comporté des points forts et des points faibles, et dont nous avons tiré un certain nombre de leçons. Pour ma part, ils m’ont conforté dans l’idée qu’il est nécessaire d’inscrire cette réflexion dans la durée, et que la bioéthique mérite mieux que des États généraux de quelques mois précédant une révision de la loi. Nous devons engager une discussion citoyenne sur le long terme – ce qui peut être fait facilement, dans la mesure où nous venons de réactiver les espaces de réflexion éthique régionaux, qui ont vocation à jouer un rôle très important.

Certains des acteurs que nous avons auditionnés pourraient également être mis à contribution. Je pense notamment aux grandes mutuelles de santé, pour lesquelles les questions de bioéthique représentent des enjeux considérables, ou à certains comités d’entreprise – celui de La Poste, notamment. D’autres réflexions sont engagées en France sur la meilleure façon d’organiser un débat citoyen, et il a même été créé une agence ad hoc à cet effet – ayant plutôt vocation à s’intéresser aux grandes questions environnementales telles que l’enfouissement des déchets nucléaires –, qui est d’ailleurs venue nous rencontrer afin de savoir comment nous avions organisé le débat citoyen sur la bioéthique.

En la matière, nous apprenons en marchant et devons rester à la fois humbles et déterminés. Je suis moi-même très déterminé, car je suis fondamentalement persuadé que ces débats portant sur la bioéthique, sur la santé et les enjeux que constituent son accès et son coût, n’en sont qu’à leurs débuts, et vont soulever des questions extrêmement importantes dans les années à venir – je pense notamment à celles que risquent de poser les tentatives, de plus en plus fréquentes, de marchandisation de la santé, qui dépassent très largement celle du coût du médicament et des tests médicaux. Quand je considère les relations difficiles que nous devons nous attendre à avoir dans les années à venir avec les producteurs autour du thème de la santé, je me dis que nous n’en sommes qu’au tout début d’une longue aventure.

Enfin, vous avez souhaité savoir comment nous avions construit notre avis sur l’AMP, et si la levée du critère d’infertilité ne concernait que les femmes seules et les couples de femmes, ou devait s’envisager de manière plus globale. Notre démarche a consisté à nous demander s’il y avait quelque chose à modifier dans la loi, et c’est ce qui nous a conduits à émettre un avis favorable à l’extension de l’AMP aux femmes seules et aux couples de femmes. Pour ce qui est des couples hétérosexuels, dans la mesure où c’est une nécessité médicale qui les pousse à souhaiter recourir à l’AMP, la réponse qu’ils attendent peut déjà leur être fournie par la loi et par le système de soins existant.

Pour ce qui est des arguments qui nous ont conduits à prendre la position que nous avons exprimée en la matière, je dirai qu’il est difficile d’avoir un avis tranché sur une question aussi délicate, et que nous avons pris en compte plusieurs éléments. Premièrement, nous avons fait le constat selon lequel la structure familiale a changé en France au cours des trente dernières années. Deuxièmement, le besoin de procréer et à la capacité à le faire ont toujours existé, y compris pour les femmes seules ou les couples de femmes, qui peuvent recourir à un ami ou se rendre à l’étranger – et nous estimons que le droit à la procréation est un droit essentiel.

Troisièmement, la place de l’enfant, argument souvent repris par ceux qui s’opposent à l’ouverture de l’AMP, en reprochant de ne pas penser à l’enfant, mais uniquement au désir d’enfant, a changé. Actuellement, l’enfant est au cœur du débat de la famille, qu’il s’agisse d’une famille standard ou recomposée. J’ai pu voir combien, entre ma génération et celle de mes enfants, la place de l’enfant s’était modifiée. Le respect de la dignité de l’enfant, pour le dire ainsi, s'est accru, sans que cela ne soit l’apanage de tel ou tel modèle familial, mais bien un droit partagé.

Enfin, les techniques médicales de procréation changent la donne depuis quelque temps.

Ainsi, au nom de quoi la médecine et la société créeraient-elles de la misère chez des femmes qui réclament d’avoir un enfant, grâce aux techniques de l’AMP, même si elles sont seules ou en couple avec une femme ? Au nom de quoi, créerions-nous, éthiquement parlant, des situations douloureuses et difficiles ?

M. le président Xavier Breton. Monsieur le professeur, confirmez-vous que, pour les couples de sexes différents, vous n’êtes pas favorable à la levée du critère pathologique et que vous continuerez de réserver l’assistance médicale à la procréation aux cas d’infertilité pathologique dûment constatés ?

M. Jean-François Delfraissy. Tout à fait.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Monsieur Delfraissy, veuillez nous excuser de vous auditionner aussi souvent ! (Sourires.) Cette multiplication des auditions se justifie par l’importance de la révision des lois de bioéthique. Nous aurons également l’occasion de nous revoir pour aborder la question de la fin de vie, qui ne relève pas, stricto sensu, de la bioéthique et fera l’objet d’une législation ultérieure. Nous avons déjà auditionné le Conseil économique, social et environnemental (CESE) à ce sujet.

Je vous remercie vivement pour ce très bon rapport, qui vient s’ajouter à des informations de sources diverses et nous apporte un éclairage important, même s’il ne comporte pas d’immenses surprises. Mais s’il n’y a pas de révolution – en vérité, qui y appelle ? –, il comporte des précisions utiles en vue de légiférer.

Vous avez dit ne pas souhaiter d’affrontement entre les différents points de vue, afin que le débat demeure de l’ordre du rationnel. Par tradition, le CCNE tend vers une approche consensuelle, même si cela se vérifie désormais un peu moins qu’à l’origine. D’une façon différente, le CESE, sur le sujet de la fin de vie ou sur d’autres, exprime le point de vue largement majoritaire, dans la société et parmi ses membres, ainsi que les points de vue minoritaires. La recherche du consensus est parfois utopique voire empêche d’avancer, parce qu’on ne peut rester consensuels qu’au prix de l’immobilisme, et qu’il est toujours difficile de mettre d’accord des points de vue initialement très divers sur la recherche d’une solution unique. Aussi la recherche du consensus n’est-elle pas un miroir aux alouettes ?

Par ailleurs, nous sommes favorables à une révision des lois de bioéthique tous les cinq ans. Nous avons même formulé, avec Xavier Breton, l’idée de solliciter une délégation permanente du Parlement, qui n’aurait ainsi pas besoin de réveiller tous les cinq ans la réflexion en son sein, mais pourrait l’alimenter en permanence.

Concernant les dons d’organes, je vous félicite d’encourager la chaîne de donneurs vivants, ce système dans lequel des familles, qui, pour des raisons de compatibilité, ne peuvent pas faire bénéficier leur proche, donnent au malade d’une autre famille. Cette pratique, encore très limitée en France, entre deux couples donneur vivant-receveur, demande à être parfaitement encadrée. Elle a d’ailleurs commencé par susciter des réticences au sein du système de dons d’organes. Pour ce qui est des donneurs cadavériques, vous faites remarquer l’importance des inégalités régionales et suggérez différents efforts pour lutter contre ces inégalités de prélèvement qui se traduisent par une inégalité des chances d'être traités pour les malades sur liste d’attente, ce qui est tout à fait regrettable. Comment légiférer pour améliorer la situation ? Devons-nous travailler conjointement avec l’Agence de la biomédecine (ABM) ?

Vous proposez également de ne pas soumettre la recherche sur les cellules souches embryonnaires au même régime juridique que celle sur l’embryon. Cela permettra, en effet, de lever beaucoup des freins actuels et d’éviter des actions en justice inutiles, qui retardent la recherche, coûtent cher et sont la plupart du temps sans objet, puisqu’elles sont presque toujours déboutées. Travailler sur des lignées de cellules souches embryonnaires n’a rien à voir avec les autres activités de recherche. Un régime juridique clarifiant ce type de recherche serait opportun. Une fois encore, est-ce auprès de l’Agence de la biomédecine que vous pensez que nous devons agir ? Comment formuler au mieux les propositions ?

Même si le sujet ne fait pas consensus, je souhaiterais que le diagnostic préconceptionnel soit rendu plus accessible. Pourriez-vous développer ce sujet un peu plus qu’il ne l’est dans le rapport et présenter des arguments pour convaincre ceux qui y sont réticents ? Que ce soit pour le diagnostic préconceptionnel ou le diagnostic néonatal, nous sommes en retard sur la plupart des pays développés, ce qui est très dommage, car nous pourrions prévenir certaines maladies et en traiter d’autres, bien mieux que lorsque le diagnostic est tardif.

Concernant la filiation après une procréation médicalement assistée (PMA) ou une gestation pour autrui (GPA) effectuée à l’étranger, j’ai l’impression que le CCNE s’est arrêté au milieu du gué. Si je salue l’avancée réalisée, pourquoi n’allons-nous pas jusqu’au bout de la reconnaissance de filiation ? La même remarque a été faite aux représentants du Conseil d’État, qui distinguaient les enfants de couples homosexuels des enfants de couples hétérosexuels. Nous sommes ici très attachés à l’égalité des chances et des droits des enfants. Tout ce qui impose des distinctions dans les filiations pourrait être dommageable à leur avenir.

Par exemple, je ne comprends pas comment, dans le cas des GPA effectuées à l’étranger, le CCNE peut proposer une délégation d’autorité parentale pour la mère d’intention, assortie d’un test ADN pour le père. Cette délégation d’autorité parentale est méprisante, dans la mesure où cette femme est reconnue comme mère dans son pays. Cela revient à la dégrader. L’enfant, qui n’est pour rien dans ses conditions de procréation, risque d’en payer les conséquences.

Qui plus est, le test ADN contribue à une biologisation du père. La dernière fois que j’ai entendu parler de cette question, c’était dans un amendement de Thierry Mariani, qui voulait imposer les tests ADN dans la recherche de filiation des migrants, ce qui avait suscité un tollé. Depuis lors, plus personne n’a osé conditionner la filiation paternelle à la vérité biologique. Devons-nous nous embarquer, sur un sujet aussi sensible, en proposant une mesure qui va susciter une levée de boucliers ? Ne serait-il pas plus prudent d’avoir une définition de la paternité beaucoup plus habituelle : le père est celui qui s’occupe de l’enfant, l’élève et l’aime, non pas celui qui a donné son ADN. Même dans les familles traditionnelles, il existe un pourcentage non négligeable d’enfants pour lesquels il n’y a pas d’assimilation entre paternité biologique et paternité effective. Les médecins qui le savent ne vont pas le dire aux familles : ce n’est pas la peine de troubler des eaux calmes.

Enfin, votre rapport évoque l’absence d’études convaincantes et dotées d’un recul suffisant sur les femmes seules par choix et l’évolution de ces nouvelles structures familiales, afin de savoir s’il y a des conséquences pour l’enfant, quand il naît dans une famille monoparentale par choix ou de parents homosexuels. Étant donné que nous avons reçu, la semaine dernière, la plus grande experte au monde sur ces questions, Susan Golombok, j’ai relu toutes ses publications. Je ne connais pas d’étude plus scientifique, ni d’une plus grande rigueur. Sa conclusion est limpide : ces enfants, quelle que soit la diversité des familles, n’ont aucune conséquence psychologique, d’orientation sexuelle, d’épanouissement intellectuel ou de développement affectif d’aucune sorte, pour peu qu’ils fassent l’objet d’un investissement affectif et d’attention et d’une bonne éducation. Tout le reste est littérature.

Craindre des conséquences pour un enfant né d’une femme seule ou dans une famille homosexuelle est légitime. Mais nous sommes obligés de nous incliner devant les études qui ont été menées. Certes, il n’y pas d’études en français, mais il existe une pléthore d’études internationales – je ne parle pas seulement de celles qui sont conduites en Grande-Bretagne par l’école de Cambridge. Je n’y ai pas trouvé, malgré une analyse critique, de biais méthodologiques quelconques. Dans l’une des plus célèbres, le panel est composé d’une cinquantaine d’enfants nés par PMA d’une femme seule par choix et d’une cinquantaine d’enfants nés par PMA de couples hétérosexuels, suivis pendant plusieurs années. Il n’y a aucune différence entre les deux groupes. Pourquoi ces études ne sont-elles pas entendues ? Pourquoi ne sont-elles pas confirmées par des recherches françaises ?

M. Jean-François Delfraissy. Monsieur le rapporteur, je ne pense pas que la recherche du consensus pousse à l’immobilisme. Le CCNE ne recherche pas le consensus pour le consensus. Nous essayons d’avoir une construction commune et aussi humaine que possible. L’avis du CCNE ouvre sur des questions autour de la génomique, de la recherche sur l’embryon ou des neurosciences, de l’ouverture de l’AMP. Nous n’y faisons pas preuve d’immobilisme.

S’agissant des inégalités régionales dans le don d’organes, le texte n’est peut-être pas suffisamment clair. À voir la carte des inégalités régionales dans les délais de don d’organes, c’est à se demander dans quel pays nous vivons. En revanche, dès lors que l’on se penche sur le sujet, on se rend compte que la situation est extrêmement solide. L’algorithme de l’Agence de la biomédecine a été établi pour garantir le bien commun. Il nous est d’ailleurs envié. Les délais français sont bien moindres qu’en Allemagne, mais ils sont encore trop importants. En réalité, certaines équipes de transplanteurs interviennent très précocement sur la liste d’accès aux dons et d’autres beaucoup plus tardivement. Cela revient donc à comparer des choses qui ne sont pas comparables. En revanche, tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il y a un vrai souci dans les départements et territoires d’outre-mer.

Par ailleurs, l’ABM fait un très bon travail d’explication. Certains considèrent qu’elle a une vision très administrative, mais elle est solide. L’organisation de la transplantation en France est solide – j’y insiste. C’est un bien précieux. En revanche, elle doit faire un effort dans sa relation avec le monde associatif, pour mettre tout le monde autour de la table et tenter d’expliquer ces disparités, afin de trouver des solutions communes.

Concernant les cellules souches, nous avons eu le souci de bien distinguer la recherche sur l'embryon de celle sur les cellules souches. L’enjeu n’est pas tant leur origine que leur destination, à propos de laquelle il n’existe aucune régulation. Nous appelons à cette régulation. Par exemple, si une recherche sur les cellules souches vise à leur donner un signal de différenciation pour remplacer une hanche pathologique, il n’y a pas de souci : cela relève de la médecine du futur, et il faut que la France soit au rendez-vous. En revanche, si c’est pour reconstruire des gamètes et un embryon, comme on peut imaginer le faire, cela demande une régulation. Ce sujet ne relève pas de la réglementation, mais bien du domaine de la loi.

Or la loi actuelle ne répond pas à cette question et prête à confusion. Le CCNE vous demande très clairement de la modifier, une fois que vous aurez entendu l’ensemble des experts et en pesant chacun des mots que vous écrirez. Il faut fluidifier la recherche sur les cellules souches et bien préciser ce qui est autorisé en matière de recherche sur les embryons surnuméraires, qui n’ont donc pas été conçus pour la recherche. Nous rappelons que nous sommes pour l’interdiction de la création d’embryons de recherche, créés de novo. Il convient également de préciser ce qu’il est possible de faire sur ces embryons surnuméraires, jusqu’à quelle date et si l’on peut utiliser les nouveaux outils génétiques pour les modifier.

La génétique préconceptionnelle est un vaste sujet. La France est en retard dans l’accès aux données génétiques et à la médecine de prévention. Nous ne sommes pas frileux et tentons d’ouvrir une partie de cette boîte. Nous avons beaucoup discuté du diagnostic préconceptionnel en population générale. La situation française est en effet pour le moins ubuesque, dans la mesure où la loi interdit sans réellement interdire, puisque des tests sont accessibles sur internet et qu’ils font l’objet de publicités à la télévision. Nous nous sommes demandé s’il fallait ouvrir ce champ, pour mieux encadrer les tests en population générale, étant donné que nous faisons face à une innovation technologique majeure et que les coûts sont en train de baisser.

À l’issue de la discussion, nous avons décidé de pousser la réflexion sur les tests en population générale. En revanche, quand se pose un problème de procréation, nous sommes favorables à laisser les couples ou les personnes qui ont un projet de conception entrer, sous contrôle médical coordonné, dans des bases de données françaises, et non pas américaines, pour y instiguer des recherches. Cela nous semble pouvoir être un premier cadre dans la mise en œuvre du diagnostic préconceptionnel. Nous y sommes donc favorables, mais continuons de réfléchir au sujet d’un tel accès pour la population générale, qui pose d’autres questions.

Sur la GPA, je demande un joker pour aller revoir le texte en détail. Notre position est néanmoins bien claire : aucune ouverture à la GPA. Je veux cependant relire le texte précisément, parce que, sur l’organisation relative à l’accueil des enfants nés de GPA à l’étranger, je partage complètement votre analyse, monsieur le rapporteur. Nous devons faire preuve des plus grandes capacités d’accueil et favoriser un mécanisme de filiation généraliste et non pas spécifique.

Enfin, nous n’allons pas entrer dans une bataille d’experts sur les études relatives aux enfants issus de l’AMP, puisque le CCNE souhaite une ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. Je souhaiterais cependant nuancer vos propos. Nous n’avons pas d’études en France, ce que nous regrettons. Il faut que cela change. Le législateur pourrait envoyer un signal afin que la recherche française s'intéresse à de grands sujets sociétaux.

Par ailleurs, nous avons bien évidemment lu les études anglaises et américaines, qui sont de petite taille. Vous avez vous-même évoqué le cas d’une cinquantaine d’enfants issus de l’AMP. Il existe une série d’études de sciences humaines et sociales de ce type, mais leur panel n’excède jamais cinquante enfants et elles n’ont pas été poussées à moyen et long terme. Si les données sont plutôt rassurantes – à tel point que nous avons donné un avis favorable à l’ouverture de l’AMP –, l’ouverture de l’AMP en France aux couples de femmes et aux femmes seules nécessitera une évaluation programmatique pour savoir ce que deviennent les enfants issus de la PMA, en général. Voilà un beau sujet pour de grandes études de sciences humaines et sociales.

Mme Élise Fajgeles. Je vous remercie, monsieur le professeur, pour votre éclairage. Votre assentiment majoritaire nous fait rêver, puisque notre responsabilité de législateur est de permettre le débat le plus apaisé possible. Comme il n’est pas garanti, je vais vous demander quelques éclairages supplémentaires pour parvenir, à notre tour, à obtenir un tel assentiment majoritaire. Nous ne sommes pas un comité de réflexion intellectuel. Nous devons, au nom d’engagements politiques, produire du droit applicable. Pour ce qui est de la possibilité d’ouvrir la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, vous avez parlé de misère humaine et de souffrance personnelle. Nous avons besoin de pouvoir étayer cette ouverture de manière plus juridique. À votre sens, le principe d’égalité des familles et de non-discrimination entre elles est-il un argument valable, qui nous permettrait d’avoir ce débat apaisé, étant donné que le refus de la PMA aux couples de femmes ne repose actuellement que sur leur orientation sexuelle ?

Par ailleurs, selon vous, le sujet de la filiation doit-il être inscrit dans la révision de la loi de bioéthique ? Ce sujet, qui se pose déjà puisqu’il y a des enfants nés de femmes seules ayant eu recours à la PMA à l’étranger, se posera d’autant plus si l’on ouvre la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, sachant que la procédure actuelle de l’adoption crée des situations de non-droit pour la mère sociale ?

M. Guillaume Chiche. Je tiens à saluer le CCNE pour son avis, en particulier pour sa position favorable à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Cela a vocation à mettre fin à une discrimination d’accès à une pratique médicale, fondée sur l’orientation sexuelle ou le statut matrimonial. Je m’interroge également sur une inégalité qui touche aux conditions sociales des femmes. Aujourd’hui, les femmes françaises qui vont à l’étranger pour recourir à des PMA ont les moyens de le faire ; d’autres, qui le voudraient, ne le peuvent pas.

Aussi, au-delà de l’extension à toutes les femmes de l’accès à la PMA, se pose la question de sa prise en charge par la sécurité sociale. Au nom de la lutte contre les inégalités, nous ne pouvons pas nous abstenir d’un remboursement par la sécurité sociale. A contrario, cela signifierait que l’accès à la PMA se ferait en fonction des moyens financiers. Je tiens à rappeler qu’en France, près d’une PMA sur quatre est prescrite sans infertilité biologique médicalement constatée. La PMA est donc déjà pratiquée en dehors du champ strictement médical. Il est temps que le législateur comble son retard pris sur la société.

Mme Agnès Thill. Monsieur Delfraissy, merci pour votre rapport.

Vous appelez notre attention sur le risque de marchandisation de la santé. Effectivement, cela pose la question de la société que nous voulons.

Vous dites que la structure familiale s’est modifiée ; c’est un bon constat. La société se laisse prendre par des promesses, peut-être parfois factices, de la science, à savoir que la technique promet le bonheur et ne le donne pas. Je considère que l’être humain est plus que ce que notre société dit de lui, à savoir qu’il a une exigence de réflexion. Vous savez mieux que personne que tout est possible aujourd’hui. Un désir a-t-il vocation à être assouvi, et est-ce à la médecine de le faire ?

M. Jean-François Delfraissy. Il est logique que les arguments que vous allez trouver pour étayer votre réflexion ne soient pas tout à fait identiques à ceux du CCNE et qu’ils la complètent.

Vous avez raison, une ouverture éventuelle de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules termine une certaine forme d’évolution de la filiation. Il conviendra donc de revoir la question de la filiation au plan juridique.

Certains vous répondront qu’il ne faut pas ouvrir l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules pour ne pas engager le débat sur la filiation. Mais la question de la filiation est déjà posée, en particulier par l’adoption. Je ne suis pas juriste, et je ne souhaite pas aller plus loin sur cette question. Toutefois, les discussions que nous avons eues au CCNE sur ce point montrent qu’il va falloir y réfléchir. Je pense que le Conseil d’État a suivi le même processus sur le sujet de la filiation.

Avant d’essayer de vous répondre sur la question du remboursement de l’AMP, je souhaite vous interpeller sur le coût des décisions qui peuvent être prises à l’occasion de la révision d’une loi, et notamment d’une loi de bioéthique. Les modifications que propose le CCNE ont un coût. Il y a quelques mois, le CCNE a accueilli un nouveau membre en la personne d’une professeure d’économie de la santé, car je considère que ce sont des enjeux qui posent des questions éthiques. L’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules et la possibilité d’accéder au diagnostic préconceptionnel entraînent des coûts supplémentaires. Peut-on assumer l’ensemble de ces coûts ? Cela doit-il se faire au détriment de choix qui pourraient être faits en matière de soins palliatifs, sachant que la prise en charge de la fin de vie n’est pas bonne en France ? Il faut reconnaître que notre pays a choisi de se tourner vers l’innovation, au détriment d’autres enjeux comme la prise en charge de nos anciens qui est pourtant un point essentiel. Cela dit, on n’évitera pas un débat sur les choix budgétaires qui peuvent être faits en matière d’éthique.

Vous avez noté que le CCNE n’avait pas tellement pris parti en ce qui concerne l’égalité en matière de remboursement, parce que son rôle est d’indiquer une grande direction. S’il le faisait, il se heurterait à des critiques. C’est au législateur de décider. Vous aurez l’occasion de discuter des choix financiers à faire autour de la santé qui vont devenir extrêmement prégnants – on n’est qu’au début du business en santé. C’est un médecin qui vient de passer trente-cinq années à débattre de ces questions, qui a vu arriver les nouvelles technologies et les nouveaux médicaments qui vous le dit. Nous ne sommes qu’au début de quelque chose d’extrêmement nouveau avec l’arrivée du numérique et surtout l’ensemble des objets qui vont gérer notre santé.

Madame Thill, vous dites que toute la science n’est pas bonne à prendre : c’est une réalité. On parle de progrès scientifiques ou de progrès médicaux ; pour ma part, je n’en suis pas totalement sûr. Il y a des avancées scientifiques, des avancées médicales, mais pour parler de progrès encore faut-il qu’ils soient accessibles à l’ensemble des personnes et qu’ils conservent un caractère humain. Comment trouve-t-on un « compromis » ou une balance entre ces avancées scientifiques et technologiques et certaines avancées sociétales qui ne sont pas au même niveau ? Et où place-t-on le curseur de l’humain ? C’est toute la discussion sur la bioéthique que vous devez construire et que nous avons construite nous aussi.

Mme Caroline Janvier. Professeur Delfraissy, merci pour la clarté et le sérieux de votre travail qui sera d’une grande utilité aux législateurs que nous sommes dans le cadre de la révision des lois de bioéthique.

M. Touraine a parlé de la notion de consensus. Je ferai un parallèle avec les inquiétudes émises par votre prédécesseur, M. Didier Sicard, quant à l’évolution du positionnement du rôle du CCNE. Voici ce qu’il dit : « Je crains qu’au fond l’excès de visibilité du CCNE ne nuise à sa capacité, non pas d’indépendance mais de réflexion, que le CCNE perde sa liberté parce que, plus ou moins consciemment, il risque d’être jugé conservateur ou progressiste ou de se retrouver dans l’opposition s’il déplaît. » Je ne partage pas cette vision. Au contraire, comme vous l’avez dit ce matin lors de votre conférence de presse, il y a un réel enjeu à susciter l’intérêt des citoyens – et c’était bien l’objectif de ces États généraux que vous avez pilotés – sur des sujets tels que les neurosciences, la médecine génomique, la recherche sur l’embryon, etc. de façon que le débat ne soit pas phagocyté par les questions plus sociétales que sont la PMA ou la fin de vie. Pour résoudre cette question, quelle serait votre proposition ? Faudrait-il, par exemple, exclure de la bioéthique la question de la PMA et celle de la fin de vie ? Faudrait-il leur réserver un espace spécifique pour que le citoyen s’intéresse à des sujets plus techniques qui ont malheureusement, comme vous le disiez encore ce matin aux journalistes, trop peu de place dans le débat public ?

M. Jean-François Mbaye. Professeur Delfraissy, merci pour vos propos.

Je voudrais revenir sur la question du modèle français de révision des lois de bioéthique. J’ai bien compris toutes les propositions que vous avez pu faire. J’appelle de mes vœux ce que je nomme une démocratie bioéthique qui serait un concept voisin mais différent de la démocratie sanitaire pour permettre à tous les citoyens de s’emparer de cette question.

J’avais prévu de vous interroger sur la filiation après une PMA, mais je crois que mes collègues ont devancé mes propos.

Dans votre avis, vous proposez d’ouvrir la PMA à toutes les femmes. Vous savez que ce débat sera assez difficile dans l’hémicycle et en dehors de l’hémicycle, avec la presse, les associations, etc. Pensez-vous que l’extension de la PMA pourrait être assortie d’une clause de conscience chez les médecins et non dans les structures qui opéreront cette pratique-là ? Pensez-vous que la clause de conscience serait un moyen d’apaiser le débat ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Professeur, merci pour vos précisions.

Vous avez souhaité ouvrir l’éthique à la société civile, et les dernières assises de la bioéthique ont été un grand succès. Comment comptez-vous faire perdurer dans le temps la participation de la population, la bioéthique n’étant sans doute pas encore assez vulgarisée ? Eu égard aux évolutions que vous avez évoquées tout à l’heure, notamment du numérique, nous avons besoin de rendre accessible ce concept encore obscur pour beaucoup de gens.

M. Jean-François Delfraissy. Je ne sais pas s’il faut sortir du débat sur la loi de bioéthique les questions de l’ouverture de la PMA et de la fin de vie. Le CCNE a beaucoup hésité sur ce point lorsqu’il a défini le périmètre des États généraux. Vous souhaitions engager de véritables États généraux – nous y avons plus ou moins réussi – et un débat citoyen et une participation citoyenne. Mais ouvrir un débat citoyen en excluant deux sujets aurait envoyé un signal un peu curieux.

Au vu des États généraux et des avis du CCNE et du Conseil d’État, je considère qu’on a probablement bien fait d’aborder ces deux sujets dans le débat citoyen, même si c’est difficile, même si tout n’a pas été résolu, même s’il reste de la tension, en particulier sur le sujet de la procréation et moins d’ailleurs sur celui de la fin de vie.

Ensuite il y a un deuxième temps qui est plus politique : c’est le temps législatif. La fin de vie sera-t-elle traitée dans la loi de bioéthique ? Probablement, mais on peut imaginer qu’elle n’y soit pas. Ce sera à la fois au Gouvernement et au législateur d’en décider. Quant à l’AMP, il paraît logique qu’elle figure dans la loi de bioéthique, parce que tout le monde parle de l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. Deux autres sujets qui ne sont pas simples peuvent au moins peuvent créer débat : la cryoconservation des ovocytes, sujet beaucoup plus technique, et la levée de l’anonymat du don, deux questions qui relèvent pleinement d’une loi de bioéthique. Il ne faut donc pas commencer à « saucissonner » autour de la procréation.

Je pense qu’il y aura une discussion autour de tout ce qui touche à la procréation, quelles que soient les décisions qui sont prises. De nouveaux enjeux vont se poser qui sont très troublants, notamment s’agissant des utérus artificiels. La fin de vie est un autre problème, et on peut très bien imaginer qu’elle soit abordée dans un autre cadre.

On peut envisager l’introduction d’une clause de conscience chez les médecins, mais cela ne changera rien au fond du débat parce que le problème n’est pas celui des médecins. Bien qu’il y ait une « utilisation médicale » pour porter un acte, le problème se pose bien sur un plan plus global qui dépasse très largement les médecins.

Vous me demandez comment faire perdurer le débat citoyen et les États généraux. Je considère que les États généraux sont le temps zéro de la bioéthique, le premier étage qui doit nous conduire à une série de débats et à une participation citoyenne sur les sujets de bioéthique et de santé. Il convient donc de poursuivre le débat en région, avec les mutuelles et dans un certain nombre de grands comités d’entreprise, et d’avoir un comité citoyen associé au CCNE. Tout cela reste à faire, mais je vois bien dans quelle direction on souhaite aller.

C’est le législateur qui a inscrit dans la loi que le CCNE devait porter les États généraux. On est parvenu à un certain degré de réussite, même si on peut faire mieux et je comprends très bien que certains formulent des critiques. Les États généraux nous ont demandé du temps. Cela a-t-il été fait aux dépens de la réflexion ? Oui par certains côtés, non par d’autres. Moi qui suis arrivé en tant que « jeune vieux » président du CCNE, j’ai vu cette dynamique de groupe qui s’est créée avec une mobilisation très forte, et surtout une écoute importante de la société civile par le CCNE qui est sorti de son rôle uniquement d’expertise, qui écoute et qui écoutera dorénavant beaucoup plus les enjeux de la société civile.

M. Thomas Mesnier. Professeur, merci pour votre travail d’une immense qualité.

Le CCNE propose que soit inscrit dans la loi le principe fondamental d’une garantie humaine du numérique en santé. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Mme Annie Vidal. Professeur, merci pour la qualité de ce rapport que nous allons bien évidemment passer en revue.

Ma question concerne l’extension de la PMA aux femmes seules. Les familles monoparentales sont, nous le savons tous, celles qui sont les plus exposées à la précarité. Pensez-vous qu’il serait légitime de considérer la situation matérielle de la personne qui demande une PMA ? Dans ce cas, la question de l’égalité de l’ensemble des femmes seules se pose. Ne risque-t-on pas d’être à l’origine de nouveaux enfants pauvres alors que nous avons la très ferme volonté de lutter contre la pauvreté et son caractère transmissible ?

Mme Aurore Bergé. Je poserai trois questions.

La première concerne l’autoconservation ovocytaire. Comment garantir qu’il n’y aurait pas un risque de pression sociale qui ferait que cette nouvelle liberté octroyée aux femmes pourrait se retourner contre elles ? Dans votre avis, il est question d’une prise en charge par l’assurance maladie uniquement dans les situations pathologiques. Comment écarter par exemple une prise en charge par les entreprises, ce qui pourrait demain – et on en voit certains effets négatifs – être une pression importante sur les femmes ?

S’agissant de l’ouverture de l’AMP à toutes les femmes, si je partage l’objectif, je suis un peu circonspecte quant aux arguments utilisés. J’en veux pour preuve que, dans votre avis, vous parlez de pallier une souffrance induite par une infécondité et que vous avez dit tout à l’heure que l’accès à la procréation est un droit essentiel. Si nous retenons ces arguments, comment rejetez-vous clairement l’ouverture demain à la GPA, qui est un sujet de préoccupation majeure pour le législateur et à mon avis pour les Français ?

Enfin, je salue pleinement l’avis que vous formulez sur la fin de vie, notamment la valorisation des soins palliatifs. Vous avez dit à l’instant que la question de la fin de vie pouvait ou ne pouvait pas figurer dans le projet de loi. Le CCNE considère-t-il qu’il y a aujourd’hui un progrès médical et scientifique substantiel qui justifierait que le projet de loi prévoie un arbitrage sur cette question ? Si l’enjeu de la révision des lois de bioéthique est bien celui d’une avancée médicale et scientifique qui interroge notre conception de l’éthique et qui doit être encadrée par le législateur, considérez-vous que les progrès sont suffisants en la matière pour que cela soit inscrit dans le projet de loi ?

M. Jean-François Delfraissy. Merci pour la question sur le numérique et la santé, qui m’oxygène. C’est un enjeu majeur, et vous le savez parfaitement bien.

D’abord, c’est la première fois que ce sujet est sur la table dans le cadre de la révision d’une loi de bioéthique, même si les enjeux législatifs sont « ténus ». On a créé un groupe de travail ad hoc qui dépasse le CCNE, composé de gens du numérique et de personnalités extérieures. L’opinion du CCNE est « issue » de cette réflexion un peu globale.

L’idée est de considérer que le numérique en santé est un enjeu essentiel qui peut être source de progrès importants, et qu’il ne serait pas totalement éthique de fixer une série de règlements qui pourraient bloquer en permanence l’arrivée du numérique en santé. Dans l’autre sens, l’humain doit rester. Vous avez noté que nous souhaitions que le numérique ne pénalise pas les citoyens qui n’y ont pas accès, pour des raisons diverses et variées, et qui sont souvent les populations les plus fragiles. Comment les met-on dans cette structure du numérique et de la santé ? Nous ne sommes qu’au début d’une réflexion sur le numérique et la santé. La question d’une réflexion éthique plus globale sur le numérique qui dépasse la santé va se poser.

S’agissant de l’ouverture de l’AMP aux femmes seules, nous sommes sensibles au message que vous avez envoyé de ne pas créer de situations encore plus complexes et d’accompagner en tout cas la décision d’une femme seule au plan psychologique et médical pour l’aider à prendre conscience des problèmes et des enjeux qui peuvent se poser dans le futur. Mais il y a différents cas : certaines femmes vont rester seules, tandis que d’autres vont trouver ensuite un compagnon. Inversement, on sait très bien que certains couples standards se séparent, ce qui peut mettre la femme dans une situation de précarité avec son enfant. Il ne s’agit pas de stigmatiser, mais d’accompagner ces situations.

Vous avez noté que le CCNE a légèrement modifié sa position entre l’avis 126 et l’avis 129 en ce qui concerne l’autoconservation des ovocytes. Notre avis de juin 2017 était plutôt nuancé, tandis qu’aujourd’hui nous proposons d’ouvrir cette possibilité sans pousser à l’autoconservation. On pourrait se demander qui sont ces têtes de linotte du CCNE qui changent d’avis en un an et demi. Mais il ne faut pas oublier qu’entre-temps les États généraux ont eu lieu et que cet avis 129 a été construit à la fois sur ce que nous pensions et sur ce que nous avons entendu et écouté. Nous avons entendu et écouté les sociétés savantes, qui nous ont dit que les aspects médicaux n’étaient peut-être pas aussi lourds qu’on avait pu l’envisager, et des associations, des femmes qui ont mis en avant les arguments de l’autonomie et du choix. Finalement, il faut faire confiance. C’est pour cela que j’ai parlé de loi de confiance, alors que jusqu’à présent les lois de bioéthique ont souvent été des lois de fermeture, des lois d’interdits. Faisons confiance aux femmes pour savoir dire non à certains moments en ce qui concerne ces tentatives éventuelles de déstabilisation. L’enjeu, c’est d’expliquer aux jeunes femmes que l’âge sexuel, l’âge endocrinien et l’âge de procréation ne sont pas les mêmes. Mesdames les députées, votre gynécologue vous a-t-il expliqué cela ? Je ne pense pas. C’est pourtant une notion essentielle, mais elle n’est pas expliquée dans notre modèle d’enseignement et de prise en charge par les médecins. Sur cette question, faisons confiance aux femmes. Certaines jeunes femmes souhaiteront avoir accès, au nom de l’autonomie et de leur propre capacité, à l’autoconservation des ovocytes, tandis que d’autres ne le voudront pas.

Tout à l’heure, vous avez eu raison de me reprendre sur le droit à la procréation. En fait, j’ai voulu indiquer que la liberté de réfléchir pour une femme sur ce qu’elle avait envie de faire avec sa propre procréation a toujours été éternelle, et que puisqu’elle est maître du jeu, elle a toujours trouvé une « série de moyens » pour y parvenir. Les aspects techniques et les avancées technologiques sont en train de changer les moyens mais pas le fond qui est ce désir autour de la procréation.

M. le président Xavier Breton. Professeur, je vous remercie.

 


– 1 –

Table ronde des obédiences maçonniques

          Grande Loge de France – M. Pierre-Marie Adam, Grand Maître de la Grande Loge de France, M. Jean-Jacques Zambrowski, délégué du Grand Maître, et M. Jean-Pierre Pauliac, président de la commission obédientielle d’éthique

          Grande Loge Féminine de France – Mme Marie-Claude Kervella-Boux, Grande Maitresse de la Grande Loge Féminine de France, et Mme Corinne Drescher Lenoir, vice-présidente de la commission des Droits des Femmes

          Grand Orient de France – M. Pascal Neveu, président de la Commission nationale de santé publique et de bioéthique, et M. Thierry Lagrange, conseiller

          Association Philosophique Française « Le Droit Humain »  Mme Viviane Villatte, première vice-présidente, et M. Georges Juttner, président de la commission bioéthique de août 2016 à août 2018, pédopsychiatre, ancien expert auprès de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, ancien expert agréé « Cour de cassation »

          Grande Loge Mixte de France  M. Edouard Habrant, Grand Maître, Mme Christiane Vienne, Grand Maître adjoint chargé des affaires extérieures, présidente de l’association  « Bioéthique et Liberté », et Mme Élise Ovart-Baratte, conseiller

Jeudi 27 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons le cycle d’auditions de la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique avec une table ronde rassemblant différentes obédiences maçonniques : nous accueillons ainsi les représentants de la Grande Loge de France, du Grand Orient de France, de la Grande Loge Féminine de France, de la Grande Loge Mixte de France ainsi que de l’Association philosophique française le Droit Humain.

La mission d’information abordera plusieurs thèmes tels que le rythme de révision des lois de bioéthique, le don d’organe, la procréation, la recherche ou encore l’intelligence artificielle. Nous sommes désireux de recueillir votre avis sur un ou plusieurs de ces sujets à l’occasion de votre exposé liminaire ou des échanges de questions et de réponses qui suivront.

Nous recevons donc, pour la Grande Loge de France, M. Pierre-Marie Adam, Grand Maître, M. Jean-Jacques Zambrowski, délégué du Grand Maître, et M. Jean-Pierre Pauliac, président de la commission obédientielle d’éthique ; pour la Grande Loge féminine de France, Mme Marie-Claude Kervella-Boux, Grande Maîtresse et Mme Corinne Drescher Lenoir, vice-présidente de la commission des droits des femmes ; pour le Grand Orient de France, M. Pascal Neveu, président de la commission nationale de santé publique et de bioéthique et M. Thierry Lagrange, conseiller de l’Ordre ; pour l’Association philosophique française le Droit Humain, Mme Viviane Villatte, premier vice-président, M. Georges Juttner, président de la commission bioéthique (d’août 2016 à août 2018), pédopsychiatre, ancien expert auprès de la cour d’appel d’Aix-en-Provence et ancien expert agréé auprès de la Cour de cassation ; enfin, pour la Grande Loge Mixte de France, M. Édouard Habrant, Grand Maître, Mme Christiane Vienne, Grand Maître adjoint chargé des affaires extérieures, présidente de l’association Bioéthique et Liberté, et Mme Élise Ovart-Baratte, conseiller de l’Ordre.

M. Pierre-Marie Adam, Grand Maître de la Grande Loge de France. Je suis accompagné de deux personnes qui connaissent la question plus que moi-même – je suis simplement ici pour témoigner de l’importance que les 34 000 frères de la Grande Loge de France accordent à ces questions puisque, en effet, des délégués et des commissions de notre obédience s’en sont emparé depuis un certain temps ; délégués et commissions qui essaient de recueillir l’opinion de ceux qui ont une compétence sur ces sujets et peuvent en parler de façon savante, si je puis dire. C’est donc le cas des deux personnes venues avec moi. Car même si nos préoccupations sont peut-être spiritualistes, elles ne nous empêchent pas de nous interroger sur notre temps.

M. Jean-Jacques Zambrowski, délégué du Grand Maître de la Grande Loge de France. Pierre-Marie Adam l’a rappelé, la Grande Loge de France compte 34 000 membres répartis dans 921 loges. Or l’idée n’est pas de se contenter de réfléchir deux fois par mois pendant trois heures, mais d’élaborer, ici sur les questions éthiques – pour nous une préoccupation majeure –, un point de vue fondé sur des valeurs et des principes. Il existe plusieurs commissions obédientielles, à l’échelon national mais avec des déclinaisons régionales. La commission nationale que préside mon voisin, Jean-Pierre Pauliac, régulièrement amenée à intervenir pour éclairer une commission comme la vôtre, réfléchit de façon permanente sur la procréation, l’intelligence artificielle, le post-humanisme…

Encore une fois, nous abordons ces questions du point de vue de nos valeurs et de nos principes, laissant chacun libre d’en donner la traduction qu’il souhaite ; nous ne définissons pas un point de vue définitif qui serait une sorte de livre blanc, de prêt-à-penser. Nous sommes une école « à penser » et non une école « de pensée » – la différence ne vous échappera pas. Cela étant, dans la mesure où vous avez posé des questions précises, nous nous sommes appuyés pour vous répondre sur les travaux des commissions qui s’y consacrent, sur des questionnaires que nous avons pu diffuser. Aussi disposons-nous du point de vue des 34 000 membres de la Grande Loge de France qui, sans être exhaustif, définitif, représente assez bien leur vision majoritaire.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux, Grande Maîtresse de la Grande Loge féminine de France. Monsieur le président, je suis accompagnée de la vice-présidente de la commission du droit des femmes de la Grande Loge féminine de France, par ailleurs médecin gynécologue obstétricienne et qui a donc une approche concrète des questions bioéthiques sur lesquelles, d’ailleurs, nous avons déjà été auditionnées. Nous sommes très heureuses d’avoir à nouveau l’occasion de nous exprimer devant vous et cela pour deux raisons : d’une part parce que, vous le savez, la Grande Loge féminine de France ne regroupe que des femmes – nous sommes 14 000 réparties au sein de 460 loges – et nous pensons qu’en tant que femmes, nous sommes particulièrement concernées dans la mesure où le corps des femmes est l’enjeu et l’objet d’un certain nombre de réflexions ; d’autre part, parce que nous qui sommes franc-maçonnes, notre parcours initiatique nous a conduites à une réflexion à la fois symbolique et philosophique sur les différentes étapes de la vie.

L’ensemble de nos loges se sont emparées de ce sujet et leurs réflexions remontent aux commissions nationales qui définissent en leur sein mais aussi à travers des colloques, des échanges… des positions qui sont bien évidemment évolutives – on ne saurait en matière de bioéthique avoir des positions fermes et définitives ; elles changent en effet au fur et à mesure de l’évolution de la législation et de l’évolution de nos réflexions.

J’aborderai les questions relatives aux cellules souches et à la recherche sur les embryons, les examens génétiques et la médecine génomique, la procréation médicalement assistée (PMA), sans oublier quelques mots sur la gestation pour autrui (GPA). Nous n’aborderons pas l’intelligence artificielle (IA) ni le transhumanisme, bien que nous y travaillions beaucoup ; seulement, il nous a semblé difficile, au cours d’une même audition, d’aborder l’ensemble de ces sujets en dix minutes. Nous aurions aimé aborder également la fin de vie mais je crois comprendre que ce n’est pas à l’ordre du jour.

M. le président Xavier Breton. Ce point ne fait en effet pas partie du périmètre du projet de loi tel que l’envisage le Gouvernement, même si la fin de vie faisait partie des réflexions initiales des États généraux de la bioéthique.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. Nous espérons néanmoins que nous aurons l’occasion de nous exprimer sur le sujet.

M. le président Xavier Breton. Tout à fait.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. Je commencerai par le statut de l’embryon. Nous proposons le statu quo. Le législateur, en 1994, n’a pas défini le statut de l’embryon et ne s’est pas engagé à sa reconnaissance juridique explicite. Nous proposons, les différentes positions sur le sujet étant tout à fait inconciliables, de ne pas rouvrir le débat parce que nous craignons avant tout la remise en cause du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), puisque nous savons tous que ce droit n’étant pas acquis, il reste fragile. C’est pourquoi la situation actuelle nous convient.

Pour ce qui est de la recherche sur l’embryon et les cellules-souches embryonnaires, nous pensons qu’il est nécessaire de confirmer l’autorisation avec encadrement par l’Agence de la biomédecine. Il faut continuer les recherches non pas sur des embryons conçus à cet effet, ce qui reviendrait à des manipulations génétiques sur l’embryon, mais sur des embryons venant d’abandon du projet parental après, bien sûr, le consentement éclairé du couple – comme actuellement.

Ensuite, en ce qui concerne les cellules-souches pluripotentes induites – induced pluripotent stem cells (IPSCs) –, qui peuvent être reprogrammées, nous pensons qu’elles doivent être manipulées avec les mêmes standards de qualité que les autres, mais toujours sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine, sachant bien cependant que les souches IPSC ne remplacent pas les cellules-souches embryonnaires. Reste que leur utilisation est quand même fort utile.

Vous trouverez des développements scientifiques sur chacun de ces points dans le document que je vous ai transmis hier soir. Je m’en tiendrai ici à nos propositions.

Pour les cellules de sang de cordon, nous préconisons le développement des banques de sang placentaire, sous l’autorité de l’Agence de la biomédecine qui garantit la gratuité et l’anonymat du don, tout cela dans un esprit de solidarité qui nous semble tout à fait important de conserver.

Nous préconisons également de garder l’interdiction de la conservation du sang à des fins autologues, ainsi que le développement de l’information sur le sang de cordon auprès des femmes dans les maternités – mais aussi auprès des personnels –, car ce procédé nous semble très méconnu par la population.

J’en viens aux examens génétiques et à la médecine génomique. Deux principes nous paraissent essentiels : la protection absolue de la personne comme sujet de droit et comme individu biologique et l’inviolabilité du corps humain, ses éléments et ses produits ne pouvant faire l’objet d’un droit patrimonial.

Quant aux manipulations génétiques, il est indispensable de conserver le principe, édicté en 1997 par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), selon lequel le génome humain est partie intégrante du patrimoine de l’humanité et ne saurait être la propriété de quiconque. Nous pensons par conséquent qu’il ne faut pas autoriser la brevetabilité du génome.

Un enjeu éthique essentiel porte sur la modification des cellules germinales, ce qui toucherait au patrimoine de la descendance. Il est donc primordial de l’interdire, sauf de façon très contrôlée dans le cas d’un individu porteur d’une maladie transmissible. Tout cela doit être encadré par une demande d’autorisation auprès de l’Agence de la biomédecine.

J’aborde maintenant les tests génétiques et je commencerai par les tests diagnostiques. Déjà encadré, dans le milieu médical, lors d’un conseil génétique, nous pensons que le malade a droit à une information complète sur son état de santé actuel et futur dans tous les cas de diagnostic. Les tests prédictifs ensuite : il est pour nous indispensable d’avoir accès à un dépistage fiable en cas d’antécédents familiaux et de suspicion de tout type de maladie grave, curable ou incurable.

En ce qui concerne les enfants, nous pensons qu’avant la naissance, les parents doivent être informés sur la situation de l’enfant à naître et sur son pronostic vital ; ils doivent être associés aux décisions : il faut leur demander leur avis sur la conduite à tenir au moment de la naissance en cas de réanimation.

La préoccupation éthique nécessite le maintien d’un contrôle strict afin d’éviter l’eugénisme. Une extension des tests de génétique à toute la population ne semble pas souhaitable car cela pourrait favoriser le risque d’eugénisme, provoquer un contexte d’angoisse et de doutes sur la capacité de concevoir. Cette diffusion pourrait occasionner des situations intolérables dans le futur, sans compter les questions posées par la prise en charge financière. Un test n’est que prédictif de risque, sans qu’il y ait certitude de développer la maladie, les facteurs personnels et environnementaux étant aussi importants que la mutation d’un gène qui n’est ni nécessaire ni suffisante.

Pour terminer sur ce point, les résultats des tests réalisés via internet sont difficiles à interpréter pour des personnes sans aucune connaissance scientifique ou médicale, ce qui peut entraîner confusion et inquiétude. Ces tests, qui ne sont pas toujours validés, sont par contre facilement accessibles et d’un coût modéré et ils sont redoutables car ils entretiennent l’illusion, à portée de main, qu’on comprendra son moi génétique. Aussi un site internet clair et simple devrait-il être créé afin d’éviter la diffusion de tout et de son contraire. L’implication des associations de malades peut apporter un complément d’aide et d’information.

Je poursuis avec la procréation médicalement assistée. L’assistance médicale à la procréation est un formidable progrès pour les couples infertiles. Toutefois la société évolue et la science progresse : on constate, toutes causes confondues, que l’infertilité masculine et féminine augmente et que le désir d’enfant est de plus en plus tardif compte tenu de la gestion des carrières et de la pression professionnelle.

En ce qui concerne les dons d’ovocytes, nous constatons qu’ils deviennent une nécessité de plus en plus fréquente. Or, en France, nous constatons une pénurie d’ovocytes qui pousse les couples français à s’adresser à l’étranger. Aussi proposons-nous tout d’abord de favoriser l’augmentation de l’offre, tout en évitant les risques de marchandisation et en préservant l’inviolabilité du corps humain. Nous proposons ensuite d’autoriser la possibilité de l’autoconservation des ovocytes pour toute femme qui le désire, sachant que l’aspect invasif du prélèvement n’est pas un acte anodin pour les donneuses. Enfin nous préconisons des consultations de fertilité qui seraient un acte de médecine préventive de la stérilité.

Voyons maintenant ce qu’il en est du diagnostic préimplantatoire. Il n’est pour l’instant autorisé que pour les risques de transmission d’une maladie génétique d’une particulière gravité. La demande des couples est croissante et nous sommes conscientes de la complexité des tests ciblés et du faible nombre de centres agréés. Il faudrait toutefois élargir le dépistage pour les couples qui ont recours à la fécondation in vitro (FIV) et qui le désirent en envisageant la possibilité de rechercher des anomalies comme les aneuploïdies, ce qui permettrait de choisir des embryons viables et d’éviter des transferts inutiles et des déceptions douloureuses.

Enfin, la demande de PMA est forte parmi les femmes célibataires et les couples de femmes en dehors de toute infertilité d’origine pathologique. Or, bien que l’égalité soit un des socles de notre société, la loi est encore discriminatoire, en contradiction avec les valeurs qu’elle a pour objet de mettre en œuvre. Nous souhaitons donc une extension de l’égalité afin de mettre fin à l’hypocrisie actuelle qui, comme pour l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et la contraception par le passé, conduit à se rendre dans les pays où la PMA est légale pour toutes les personnes concernées, ce qui crée par ailleurs une discrimination financière. Faute de réponse en la matière, certains vont chercher sur internet des solutions pratiques discutables qui peuvent mettre en danger, et qui ne sont pas sans conséquences pour la société.

Quelques mots rapides, pour terminer, sur la GPA, sur laquelle la réflexion est en cours au sein de notre obédience où les avis restent très partagés et majoritairement opposés, semble-t-il. Si, en soi, la GPA ne paraît pas contraire à la morale, les inquiétudes restent vives quant aux conséquences psychologiques tant pour l’enfant que pour la gestatrice. Les conditions dans lesquelles sont réalisées les GPA ne peuvent bien sûr que nous révolter : agences commerciales avides de revenus, commerce et mise en esclavage de jeunes femmes vulnérables. Faut-il par conséquent aller vers une interdiction universelle ? Le débat doit continuer car, ailleurs, la pratique progresse.

M. Thierry Lagrange, conseiller de l’Ordre du Grand Orient de France. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je tiens tout d’abord à vous remercier, au nom du Grand Orient de France et de son Grand Maître Jean-Philippe Hubsch, de nous accueillir. En effet, les sujets que nous aborderons ce matin font écho aux principes de notre obédience et c’est en fonction de ces principes – liberté, égalité, fraternité, solidarité et laïcité – que le Grand Orient prendra position. Pascal Neveu, président de la commission nationale de santé publique et de bioéthique de notre association y reviendra au cours de son intervention. Le Grand Orient de France, fidèle à sa tradition humaniste et progressiste, a travaillé sur l’ensemble des sujets dont nous allons nous entretenir.

Même si le Gouvernement n’a pas retenu la fin de vie dans le périmètre du projet de loi, il paraît tout de même important d’y revenir puisque cette question a été très souvent abordée au cours des débats des États généraux de la bioéthique. Le Grand Orient de France s’est prononcé fermement, à plusieurs reprises et depuis 2012, en faveur de la dépénalisation de l’euthanasie.

En ce qui concerne la PMA, nous avons clairement affirmé notre souhait que toutes les femmes, sans exclusive, puissent bénéficier de cette technique dans les mêmes conditions.

Enfin sur la GPA, nous ne pouvons pas rester dans la situation de non-reconnaissance des enfants nés ainsi hors de notre territoire.

Sur ces trois points d’une importance capitale, je laisse la parole, si vous le voulez bien, monsieur le président, à Pascal Neveu.

M. Pascal Neveu, président de la commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je tiens évidemment à vous remercier d’avoir accepté d’entendre la commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France. Je tiens également à saluer le comité consultatif national d’éthique (CCNE) – et son président – pour les auditions qu’il a organisées. Il a rendu hier des avis qui nous permettront d’éclairer davantage les décisions qui vous incomberont de prendre d’ici à quelques mois – étant entendu que nos réflexions en matière de bioéthique ne sont pas passionnelles.

J’écoutais hier soir la rédactrice en chef du journal La Croix, lors d’un débat télévisé ; elle s’est montrée très ouverte, en phase avec la réalité et non pas avec l’idéologie que brandit une minorité dont elle semblait s’être totalement affranchie. Vous ne devez pas avoir peur des chiffons rouges que cette minorité agite sans raison – seules la pédagogie et la diffusion des études scientifiques atténueront les angoisses de certains face à l’inéluctable évolution de la société.

Entre connaissance et croyance, nous choisissons le champ de la connaissance éclairée et non celui des croyances obscures. Car, depuis vingt-six ans, la commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France réfléchit aux enjeux majeurs de notre société, réfléchit à tout ce qui nous concerne et touchera nos enfants.

Durant toute l’année, nous recevons de nombreux experts issus de tous horizons, afin qu’ils nous parlent de notre vie et anticipent notre futur, que leurs projections soient des plus sombres ou, heureusement, des plus lumineuses et, surtout, des plus progressistes car nos travaux, les auditions que nous organisons, s’effectuent sans tabou et sans ces hypocrisies dont les politiques ont bien conscience.

Le Grand Orient de France entend se prononcer sur trois grands moments de la vie d’un être humain : sa naissance, son désir de procréation, sa mort. Il m’a semblé symbolique, emblématique que les trois sujets clivants de notre société soient ceux qui bouleversent notre existence-même, nos fondements, nos racines, notre structure, ce socle qu’il ne faut surtout pas questionner car, de notre vie à notre mort, de quelle étape sommes-nous les possesseurs, jusqu’à présent ? Aucune, quoique... Quid de notre existence, de notre conception ? Non, nous ne naissons pas dans les choux, nous ne sommes pas livrés par des cigognes – pardonnez mon sarcasme. La réalité, c’est un désir d’enfant, propre, intrinsèque, et nul ne peut s’arroger d’imposer le devoir de deuil d’un enfant, qu’il s’agisse d’infertilité chez un homme ou de difficultés chez une femme, d’un couple homosexuel, d’une femme célibataire. Le désir d’un enfant est personnel – il peut être questionné, certes, mais il est « étant », or « étant », c’est « actant », donc tous les chemins seront possibles pour devenir parents. Aussi comment, dans un premier temps, demanderont certains, encadrer un certain nombre d’actes, comment combler un vide juridique ?

Saluons déjà le progrès que constitue la proposition par le CCNE de donner la possibilité de conserver les ovocytes et surtout de mener des recherches génomiques sur les embryons surnuméraires. Voilà qui permettra, à terme, d’éviter aux familles de souffrir mais aussi de penser l’évolution de l’humanité sans la moindre dérive eugéniste et dysgénique et cela avec le consentement des familles.

De la procréation à la naissance, le CCNE étant favorable à la cryogénisation des ovocytes mais également à une PMA sans père, post mortem – j’y insiste : sans père, donc les petites voix manifestantes ne nous feront pas peur –, vous ne pourrez que vous montrer favorables à la PMA et à la GPA.

D’ailleurs un communiqué du Grand Orient de France reprenait déjà un avis du CCNE du 15 juin 2017 – antérieur, donc, au dernier avis rendu – : « Le Grand Orient de France souhaite que cette évolution vers plus d’égalité et de justice sociale se réalise rapidement. Il suffit pour cela que le législateur prenne toutes ses responsabilités, conformément aux principes de notre République laïque. Il serait contre-productif de relancer à cette occasion d’éternels débats de société qui font la part belle aux lobbies politico-religieux, voire provoquent des déferlements d’homophobie, comme en 2013. Le droit de toutes les femmes à la PMA, leur égalité, quelles que soient leurs préférences sexuelles et leur mode de vie, ne doivent pas plus être otages des campagnes politiciens que des anathèmes religieux. […] Le vrai débat, qui revient au Parlement, doit porter sur la faisabilité technique et financière – notamment les conditions de remboursement – de cette ouverture de la PMA. Le Grand Orient de France met en garde contre tout amalgame avec l’indispensable réflexion sur la GPA (gestation pour autrui), sujet de nature différente, qui pose d’autres types de questions que l’on ne peut considérer tranchées à ce jour. »

Sur ce sujet, nous tenons à éveiller les consciences sur l’existence d’un suivi médical non divulgué, en France, de couples ayant pratiqué la GPA suivant des techniques dites artisanales, sur la nécessité de penser la législation de la non-marchandisation du corps et donc sur une GPA altruiste, éthique, encadrée comme en Belgique où, depuis vingt ans, soixante-dix de ces GPA ont été pratiquées, enfin sur l’indécence de la non-reconnaissance d’enfants issus d’une marchandisation du corps et nés en dehors du territoire, ce qui a valu à la France plusieurs condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Quand allons-nous en finir avec ces pratiques, avec cette hypocrisie, quand allons-nous ôter nos œillères ? Quid de ces enfants, de l’impact psychologique sur eux de leur non-reconnaissance identitaire et quid de la nécessité d’établir une filiation ? Combien sont ces enfants en France ? Pensons à eux, ne les stigmatisons pas : tout comme vous et moi, ils n’ont pas demandé à naître. Leur liberté d’être et d’advenir est un droit fondamental. C’est pourquoi mieux vaut encadrer et contrôler ce qui se pratique pour ne pas aigrir des êtres et surtout, j’y insiste, pour empêcher toute marchandisation du corps.

Après notre vie, la naissance d’un autre qui affronte ce douloureux chemin, ces épreuves interminables, il reste notre mort. Nous sommes nés, nous nous sommes développés, nous nous sommes réalisés, à notre manière, mais nous allons mourir. Réalisons-le à cet instant et, là, se pose la question fondamentale : dans quelles conditions ? Comme nous souhaitons ? Comme nous l’imaginions ? Comme nous le craignions ?

Le débat sur la fin de vie, car nous ne pouvons dire l’euthanasie, reprend. Depuis la loi dite « Leonetti-Claeys », la difficulté principale vient du fait qu’elle mobilise la question de l’autonomie et de la liberté d’un individu et des limites morales et juridiques de la responsabilité du législateur. Il faudrait certes former davantage le corps médical et communiquer auprès de la population, mais quid des exceptions ? Mais quid de l’autonomie du malade en fin de vie et de la situation médicale ? Quid de l’abandon qui accompagne souvent la fin de vie ? Car la reconnaissance de la complexité de la situation, indispensable, peut être un écueil masquant l’objet pratique de notre réflexion, celui sur lequel on peut agir ? Dans cette perspective, il n’y a pas d’opposition entre soins palliatifs et euthanasie : la souffrance du malade peut annoncer la nécessité de l’interruption de la vie. Les situations concrètes sont extrêmement diverses selon la position des malades sur le chemin de la vie et les conditions médicales tant techniques qu’humaines. Chaque situation est singulière, mais la préoccupation première doit être celle de la liberté des hommes et des femmes pour choisir leur destin. Cette liberté doit être informée et responsable. Cela signifie que l’implication des soignants, des « sachants » comme celle des proches, s’impose.

Certains arguent du très faible nombre de mourants qui choisissent effectivement l’euthanasie, même avec un préjugé favorable pour nier l’importance du sujet. Dans notre perspective de progrès, de maîtrise de son destin par chacun dans notre société, nous ne saurions sous-estimer à quel point il est important de laisser le choix. La question n’est absolument pas de traiter du suicide médicalement assisté, elle est de décider de mourir, suivant l’avis médical et le recueil des directives anticipées. L’acte d’euthanasie doit être un acte médical ordonné par un médecin et susceptible d’être soumis a posteriori à une évaluation. Soulignons que tout doit être fait pour que l’acte médical soit situé dans le contexte humain, familial et, pour ceux qui le souhaitent, spirituel le plus ouvert.

La question n’est pas non plus la légalisation de l’euthanasie, mais la dépénalisation de l’acte médical raisonné, justifié et humainement responsable. Dans le cadre de la dépénalisation conditionnelle, on ne pourrait pas faire n’importe quoi, car tout écart aux bonnes pratiques relèverait du pénal. Il nous semble nécessaire d’aller plus loin que la loi Leonetti-Claeys, en particulier dans le sens de la dépénalisation conditionnelle de l’acte d’euthanasie. L’euthanasie concerne la liberté, l’autonomie d’un être humain. Pour autant, s’agissant d’un malade, l’autonomie ne permet pas de rendre l’homme et la femme propriétaires de leur corps : cela permet l’ouverture du colloque singulier entre un patient et son médecin. Le patient doit faire une demande consciente éclairée, libre et réitérée. Le médecin doit dire que la situation médicale est sans issue et avoir la possibilité d’invoquer la clause de conscience.

Mesdames, messieurs les députés, la seule conclusion que je souhaite vous apporter reste cette interrogation : « Comment pensez-vous votre vie face à votre miroir et non pas face à vos prochaines projections législatives ? Et combien de vos et nos concitoyens pensent ainsi ? » Connaissance contre croyance, le Grand Orient de France a dit.

Mme Viviane Villatte, premier vice-président de l’Association Philosophique française Le Droit Humain. Mesdames, messieurs, merci de nous avoir accueillis pour cette audition. La Fédération française de l’ordre maçonnique mixte international Le Droit humain regroupe 17 000 femmes et hommes attachés aux valeurs fondamentales d’humanisme de la franc-maçonnerie et soucieux de respecter les droits fondamentaux de chaque citoyen, quel que soit son âge ou son statut. Nos fondateurs, il y a cent vingt-cinq ans, ont défini comme priorités la réduction des inégalités sociales et la défense, notamment, des droits des femmes et des enfants, vu le contexte de l’époque. Nous continuons dans cette voie.

Depuis 2009, la commission bioéthique de notre conseil national travaille sur les progrès scientifiques et leurs conséquences, non encore prévisibles à ce jour, elle anime des conférences publiques sur les enjeux éthiques et des experts reconnus nationalement sont consultés. C’est avec la devise républicaine, qui est aussi celle de notre obédience et d’autres que nous pouvons défendre nos propositions : la liberté, de choisir sa vie et sa mort : l’égalité de tous face aux options en corrigeant les inégalités financières, locales et culturelles ; la fraternité, enfin, en aidant l’autre dans ses choix, avec tolérance et bienveillance, en sachant qu’aucune loi ne viendra répondre à toutes les douleurs individuelles, à tous les parcours de vie et de mort.

Concernant la fin de vie, si la loi du 2 février 2016, dite « Claeys-Leonetti », est et doit être une loi citoyenne, comme toute loi future éventuelle, le choix de la fin de vie reste intime. De ce fait, nous ne demandons pas, nous, la dépénalisation de l’euthanasie. Concernant cette loi, il s’avère surtout qu’il faut engager une véritable pédagogie générale pour expliquer et diffuser en termes simples et clairs ce que sont les directives anticipées, le tiers digne de confiance et le consentement éclairé. La définition de l’obstination déraisonnable et de l’acharnement thérapeutique doit elle aussi être précisée ; je pense que nous y reviendrons, et M. Juttner, président de la commission bioéthique, pourra prendre la parole à ce sujet.

Nous voudrions aussi souligner que le rôle des équipes soignantes et de leur formation est capital, mais les restrictions financières imposées aux établissements de soins et actées depuis de nombreuses années empêchent les soignants de jouer leur fonction d’accompagnants et d’écoutants. La nouvelle loi prendra-t-elle ce facteur en compte ?

Nous surveillons de près ce qu’il en est du matériel génétique, des manipulations génétiques et des applications de celles-ci dans les domaines scientifique, expérimental et thérapeutique. Plusieurs perspectives nous préoccupent, par exemple les chimères. Les travaux sur les chimères questionnent notre définition de l’humain dont les limites deviennent floues du fait des évolutions biotechnologiques. Une chimère est un être vivant, composé d’éléments provenant de deux individus ou de deux espèces différentes. Des approches de chimères cellulaires ont été utilisées pour « humaniser » des animaux. La perspective scientifique et médicale de produire, par exemple, dans des cochons ou dans des chèvres, des organes humains complets – cœur, foie, etc. – est au centre de notre réflexion éthique. La limite de ces expériences de chimérisme cellulaire réside dans le risque de voir les cellules humaines coloniser les différents tissus animaux, comme celles du cerveau ou des tissus germinaux à l’origine des gamètes. Nul ne peut en prévoir aujourd’hui les conséquences réelles, et les partisans de ces travaux justifient ces recherches scientifiquement, car elles permettent de mieux comprendre l’embryogénèse. Le but est également de donner naissance à des animaux chimériques ayant des organes humains à la fois pour tester de nouvelles approches thérapeutiques et pour réaliser des greffes d’organes. La pénurie actuelle d’organes est certainement l’une des raisons majeures des recherches sur les chimères et de leur financement.

Notre première considération éthique est celle du respect des animaux utilisés dans l’expérimentation animale. La deuxième apparaît du fait de l’utilisation de cellules-souches qui seront à l’origine des organes ou des tissus humains utilisés pour des greffes dans ces chimères. La troisième amène à s’intéresser au risque de transmission à la descendance animale de matériel génétique humain. La quatrième concerne la modification potentielle des animaux par l’ajout de capacités cognitives réservées normalement à l’humain : capacités de raison, de rationalité ou de conscience de soi. Cela aboutirait à se poser la question éthique de l’utilisation d’animaux sans leur consentement. Certaines thèses dites « antispécistes » vont même jusqu’à nier l’existence des espèces plaçant tous les êtres sous un même statut. Or la frontière entre espèces est celle qui conditionne notre humanité. Toutes ces expériences, toutes ces expérimentations devraient être soumises à une commission de contrôle pour approbation.

Quant à la génétique et à la prédictivité, les techniques mises en œuvre dans ce domaine portent leur lot de questionnements propres. Quelles limites fixer à la quête d’un enfant en bonne santé quand on sait que, dans certains pays, la recherche de l’enfant parfait pourrait entraîner une élimination d’un grand nombre d’embryons ou de grossesses à l’issue de diagnostics préimplantatoires ? Cela doit nous pousser à réfléchir sur les risques réels de dérives eugéniques. De plus, l’idée qu’une prédiction génétique possible pourrait mettre à l’abri de la survenue d’un handicap chez l’enfant relève du fantasme et méconnaît le rôle de l’environnement dans ce domaine.

Tout cela interroge sur la place de la vulnérabilité dans une société où l’individualisme est érigé en vertu. Cela n’invite-t-il pas ceux qui sont attachés aux valeurs de solidarité et de fraternité à la plus grande vigilance ? Les enjeux éthiques, lutte contre l’eugénisme, espoir de l’humain parfait, transhumanisme… Tout cela lié au débat sur la PMA et la GPA… Et si le but était d’obtenir un enfant parfait ?

Les cellules-souches embryonnaires sont pluripotentes, c’est-à-dire capable d’être à l’origine de toutes les cellules de l’organisme. Un élément central de cette réflexion éthique porte sur le statut de l’embryon. Alors qu’il n’est fait que de quelques cellules, l’embryon est-il déjà une personne humaine ? Se pose la question de la définition de l’humain. Pour nous, francs-maçons du Droit Humain, ce qui rend humain, c’est la capacité d’exercer nos principes de liberté, c’est-à-dire de choix, de libre arbitre, d’égalité et de fraternité, donc de considération de l’autre dans sa singularité et sa dignité, mais cela ne nous dit pas à quel moment cet embryon doit être considéré comme un être humain porteur de la dignité qui lui est associée.

Sur le plan juridique, il faut citer la Convention internationale d’Oviedo pour la protection des droits de l’homme et la bioéthique, ratifiée par la France en 2011 : les recherches doivent assurer une protection adéquate de l’embryon et il est interdit de créer des embryons à des fins de recherche. Le questionnement rejoint alors celui de la réification de l’embryon et de la dignité humaine. Un autre enjeu est l’utilisation des embryons à des fins de procréation avec la possibilité de les trier, au risque de faciliter des pratiques qui s’apparentent à l’eugénisme – ceci n’est pas le cas de la sélection des embryons avant réimplantation chez la femme, lorsqu’il s’agit de prévenir la naissance d’enfants porteurs d’une pathologie grave. Cette discussion fait écho à celle relative à l’interruption thérapeutique de grossesse.

Rappelons aussi qu’il est possible d’envisager de modifier les caractéristiques génétiques des embryons pour créer de nouveaux types d’humains, à l’instar des animaux transgéniques.

Enfin, les perspectives commerciales font que ces recherches sont d’un intérêt majeur pour les sociétés privées, à peine freinées par la directive européenne 98/44 du 6 juillet 1998.

Les enjeux éthiques liés à la recherche sur l’embryon ou sur les cellules-souches embryonnaires opposent utilitarisme et dignité de l’humain. La discussion éthique s’ouvre sur la question : faire progresser la connaissance sur le développement de l’embryon, ou pour soulager la souffrance d’autrui ou bien détruire un embryon précoce qui a la potentialité de donner un être humain ? Il faut également œuvrer pour une harmonisation du droit au plan international, afin d’éviter un tourisme scientifique et en se gardant des théories transhumanistes qui voudraient créer des humains augmentés.

Quant au débat sur la levée de l’anonymat des dons de gamètes, suite logique de cette discussion, il faut le reprendre pour harmoniser les différents textes, à savoir la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 et la loi de 2002 relative à l'accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'État. Cette levée, on le sait, est possible dans certains pays, sans que cela résolve le problème. Elle doit concilier des intérêts contradictoires : d’une part, le droit à une identité légale ; d’autre part, le droit d’accoucher anonymement. Son principe doit répondre à une demande exprimée par tous sujets nés d’un don de gamètes et il faut protéger les donneurs, en leur faisant formuler leur éventuel accord. Cela rejoint les questionnements sur la PMA et la GPA, en sachant qu’aucune position unanime ne s’est dégagée au sein du Droit Humain – c’est difficile à 17 000…

Dernier point, nous travaillons en ce moment sur les greffes utérines – notre rapport définitif n’est pas rédigé. Sur le plan éthique, nous interpellent notamment les risques chirurgicaux et psychiques, tant pour les donneuses que pour les receveuses. Nous en parlerons peut-être au cours du débat.

En conclusion, ce que nous pouvons dire, c’est que la nouvelle loi de bioéthique se doit d’encadrer la recherche scientifique et médicale en lui fixant les limites du respect des fondamentaux de l’humanité, notamment à propos du début et de la fin de vie. Elle se doit aussi d’interdire toute forme de marchandisation et de visée eugénique des cellules humaines et de respecter notre patrimoine génétique comme bien commun inaliénable.

M. Édouard Habrant, Grand Maître de la Grande Loge Mixte de France. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, au nom de la Grande Loge Mixte de France je reviendrai brièvement sur les particularités d’une réflexion maçonnique en matière de bioéthique.

La démarche du franc-maçon consiste en substance à explorer le réel, les idées et les représentations à travers trois relations : la relation à soi, la relation à autrui et le rapport au monde. Cette démarche est donc appelée à confronter en permanence les deux ordres distincts, évoqués par le Comité consultatif national d’éthique dans son avis 129 du 25 septembre 2018, l’individuel et le collectif, l’intime et le public, dans un cadre harmonieux et respectueux de la parole et de l’autonomie d’autrui. Quelles que soient leurs obédiences, les franc-maçonnes et les francs-maçons ont en commun une volonté de mettre à distance leurs opinions, condition essentielle à l’exercice d’un esprit critique et à la réappropriation de soi. C’est notamment par le doute que nous apprenons à nous défier de nous-mêmes et de nos convictions, étant rappelé qu’un grand nombre de ces convictions sont forgées dans des communautés morales.

La Grande Loge Mixte de France partage avec un grand nombre d’obédiences un idéal d’émancipation et de progrès, aspirant à l’amélioration de la condition humaine. Nos spécificités sont particulièrement de deux ordres : une approche dans la mixité entre femmes et hommes qui nous semble indispensable à la réalisation d’une égalité réelle et à la suppression des rapports de domination et également une approche laïque, à la fois particulière, car nous sommes rassemblés par le principe de laïcité, et universelle, car nous n’avons pas une identité propre, qui nous distinguerait du reste de l’humanité. Si la laïcité est avant tout un principe d’organisation, l’idéal laïque est un idéal de liberté, celui d’une communauté morale embrassant la totalité de l’humanité, avec une solidarité sans bornes. Dès lors, le débat bioéthique au sein de notre obédience reste très ouvert, étant rappelé que les valeurs sont plurielles et relèvent de la conscience de chacun. C’est pourquoi il n’existe pas de consensus sur la plupart des sujets abordés dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique. De surcroît, la franc-maçonnerie a vocation non pas à structurer la société mais à permettre à chacun de conquérir son autonomie. C’est à la lumière de ces considérations que notre obédience s’est dotée d’une structure dénommée Bioéthique et Liberté, dont les objectifs et travaux vont vous être présentés par sa présidente, Mme Christiane Vienne.

Mme Christiane Vienne, Grand Maître adjoint chargé des affaires extérieures, présidente de l’association Bioéthique et Liberté. Monsieur le président, mesdames, messieurs les parlementaires, chers amis, en ce qui nous concerne, nous avons voulu travailler selon une méthode que nous nous sommes imposée, dirai-je, après réflexion, en tenant compte du fait que le champ que nous abordons n’est pas uniquement médical. C’est aussi celui du sociologue, du juriste, du philosophe, du psychanalyste. C’est aussi le vôtre, mesdames et messieurs les députés, qui jouez le rôle du législateur et du politique.

Nous avons fait le choix aussi – je pense que c’est une conséquence de ce que notre grand maître vient de vous exposer – de travailler sur des faits. Nous ne sommes effectivement pas des moralistes : notre rôle est d’éclairer, de poser les questions, et je ne suis certainement pas porteuse d’une parole commune. Nos avis peuvent parfois être extrêmement hétérogènes et, sur certains sujets, extrêmement complexes. C’est la raison pour laquelle lorsque nous avons choisi de travailler à la fois sur la fin de vie, sur la PMA, sur la GPA, sur le genre et sur le fait que l’identité sexuelle ne remplit pas en soi tout le champ de ce qui est une personne. Et maintenant nous travaillons cette année sur les troubles mentaux. Je le répète donc : nous partons de faits objectifs. J’appelle aussi votre attention sur le fait que le champ que nous abordons ici est intimement lié aux biotechnologies – mais vous le savez aussi bien que moi. Il n’y a de réflexion bioéthique que dans la mesure où les biotechnologies évoluent sans cesse et permettent de nouvelles possibilités, qui n’existaient pas. Comment donc savoir raison garder face à ces évolutions extraordinaires, qui permettent de rendre la mobilité aux paralytiques, la vue aux aveugles, l’audition aux sourds ? Comment s’en tenir à l’objectif et à la réalité des pratiques ?

En ce qui concerne la procréation médicalement assistée, pourquoi refuser la possibilité d’être mère à une femme parce que son orientation sexuelle la place dans une catégorie spécifique ? Cette question est le point de départ de notre réflexion. Majoritairement, pas unanimement, la réponse a été que la sexualité d’une personne ne doit pas entrer en considération lorsqu’il s’agit de la possibilité qui est accordée aux femmes d’être mères.

Nous nous sommes également souvent posé la question des pratiques des autres membres de l’Union européenne. Des démocraties peuvent avoir des pratiques très différentes. Ainsi, vingt et un pays de l’Union européenne autorisent la PMA, notamment post mortem, quinze pays permettent le don d’embryons. Nous nous sommes posé la question de l’anonymat du don dans les termes qui viennent d’être évoqués par le Droit humain et nous nous sommes interrogés de manière tout à fait pragmatique sur la GPA.

Aujourd’hui, ici et maintenant, la demande des hommes et des femmes du XXIe siècle est d’avoir un enfant génétique, un enfant issu de son patrimoine génétique. Inaudible il y a deux siècles, cette demande peut aujourd’hui trouver une réponse grâce aux évolutions des biotechnologies.

La recherche sur les cellules-souches embryonnaires se penche sur la possibilité de produire des ovocytes, des spermatozoïdes, à partir de cellules-souches. Et je répète que c’est une demande de l’homme et de la femme modernes.

Évidemment, quand les partenaires sont deux hommes, il faut nécessairement utiliser les spermatozoïdes de l’un des deux et les ovocytes d’une femme.

La question qui se pose avec la GPA, c’est donc aussi la question suivante : jusqu’où peut-on aller pour avoir un enfant ? Les biotechnologies apportent des réponses extrêmement concrètes.

Les études menées dans les pays qui autorisent la grossesse pour autrui, notamment l’étude du professeur Golombok, montrent qu’un enfant issu de la GPA est un enfant comme les autres, avec les mêmes enjeux, les mêmes difficultés. Les relations entre les mères porteuses et les parents d’intention ne sont pas toujours celles que l’on imagine. Sur certains points, la réalité des faits est rassurante.

J’appelle cependant votre attention sur le risque de dérives, auquel chacun doit être attentif. Je songe notamment à l’exploitation de femmes dans les pays en voie de développement. En matière de don d’organes, nous constatons une exploitation éhontée des habitants des pays pauvres. Ce n’est pas une raison suffisante pour interdire le don d’organes, mais cette question se pose également pour la GPA. Je n’apporte pas une réponse définitive ; ce sont des questionnements.

Quant aux technosciences, aujourd’hui, on peut soigner les grands brûlés avec de la peau tirée de la culture de cellules-souches. Cela pose la question de l’utilisation de l’embryon – c’est là que l’on trouve plus le plus facilement les cellules-souches – et de la recherche sur celui-ci. Par ailleurs, on peut créer des organes tels que le cœur ou les poumons à l’aide d’imprimantes 3D.

Tout récemment aux États-Unis, un paraplégique a pu remarcher à la suite de l’implantation d’une électrode – l’hebdomadaire L’Express l’a évoqué. La question de la régulation mais aussi une approche comparée nourrissent donc nos débats.

Aujourd’hui, cette question de la régulation est, je pense, au cœur de votre réflexion. Jusqu’où l’État doit-il réguler ? Comment et pourquoi ? Et qui doit-il protéger ? En la plupart de ces matières, y compris en ce qui concerne la fin de vie, nous sommes très sensibles à la question de la liberté de choix. Les lois de bioéthique sont des lois qui ouvrent les portes des portes que chacun choisit de franchir, ou pas.

Et ce n’est pas parce que l’on pratiquera et autorisera la PMA que toutes les femmes voudront utiliser cette méthode. Toutes les statistiques démontrent que la bonne vieille méthode pour faire des enfants reste majoritaire, à la grande satisfaction de la plupart, mais il y a des détresses dont il faut tenir compte : des femmes naissent sans utérus, d’autres sont privées de la possibilité d’avoir des enfants, à la suite d’un cancer. Il ne faut pas être aveugle à cette détresse ni sourd à cette demande.

M. Édouard Habrant. J’ajouterai quelques mots sur la question des principes et des objectifs qui peuvent sous-tendre la loi sur la bioéthique, étant rappelé, comme l’a dit Christiane Vienne, que la réflexion lucide sur la bioéthique, tout semble devoir partir des faits, de la réalité et non pas des fantasmes. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas une nature humaine singulière éternelle écrite dans les cieux ou les astres et parce qu’aucun être humain ne doit être assigné à une place déterminée, parce que la recherche d’humanité est à la fois permanente et infinie. Une prise de hauteur, c’est ce que nous attendons des lois de bioéthique, matière qui doit être envisagée de manière laïque et rationnelle. La démarche scientifique qui procède par tâtonnements, par correction d’erreurs et remise en cause permanente des structures et méthodes de la science est indispensable à l’amélioration des conditions de vie biologique des individus, en permettant de lutter contre la faim et la malnutrition, en prévoyant les réactions des organismes par l’étude des protéines, en assurant des greffes sans rejet.

Cette approche demeure trop largement mise à l'épreuve, par la persistance d'un certain paternalisme à l'égard des patients, par une forme de dogmatisme persistant à l'égard du modèle familial, par une forme de dérive pouvant consister à transformer des principes juridiques en principes idéologiques, comme c'est parfois le cas du principe de dignité.

Sur le plan de la méthode, nous estimons que le procéduralisme éthique sous-tendant l'élaboration de la loi de bioéthique est susceptible de contribuer à la réappropriation du politique par le citoyen, par un dialogue pluraliste, interdisciplinaire et interculturel et dans le cadre d'un débat ouvert à un regard sur l'international. Nous relevons cependant que la participation aux États généraux de la bioéthique reste faible eu égard à l'importance des sujets, certains courants de pensée semblant même surreprésentés.

Par ailleurs, ce procéduralisme éthique ne nous semble pas devoir déboucher sur une forme d'immobilisme, au motif qu'il n’atteindrait pas un consensus. Il existe en effet des désaccords fondamentaux qui doivent être surmontés et dépassés, en arrimant le débat bioéthique dans un cadre opérationnel et non métaphysique.

S'agissant de la vision pour le futur, pour reprendre les termes de l'avis du CCNE, il nous semble primordial de renforcer l'esprit critique du citoyen, notamment par le biais d’une formation solide dès le collège, de considérer sérieusement la problématique des conflits d'intérêts grâce à des déclarations publiques des liens d'intérêts des professionnels intervenant dans des enseignements ou des colloques, de restaurer l'idéal de connaissances en réalisant des investissements massifs en matière de recherche, de conserver une dynamique d'émancipation et de progrès qui remonte déjà à plusieurs siècles et, en guise de conclusion provisoire, de se projeter avec confiance en l'avenir, en évitant l'heuristique de la peur, selon les mots de Hans Jonas, avec vigilance et sens des responsabilités.

M. le président Xavier Breton. Après une première heure d’écoute et avant de donner la parole au rapporteur puis à mes collègues, j’aurai deux questions, l’une de l’ordre du principe et l’autre plus concrète.

Tout d'abord, on a coutume de dire que la bioéthique, c'est souvent un équilibre à trouver entre une éthique de l'autonomie et une éthique de la vulnérabilité. Nous souhaitons, bien sûr, que chacun puisse prendre en son âme et conscience les décisions qui sont bonnes pour lui, éclairé par des choix scientifiques et rationnels, mais s’impose, dans le même temps, l’éthique de la vulnérabilité, qui consiste à porter une attention particulière aux plus faibles : l'enfant à naître, la personne en fin de vie, personne handicapée, qui ne sont pas capables d'exprimer complètement leur autonomie.

Ces dernières années, nous assistons à une affirmation de l'autonomie, dans la revendication de droits, tandis que l'éthique de la vulnérabilité, que l’on peut aussi appeler l'éthique de la fraternité, est moins prise en compte. Selon vous, faudrait-il procéder à un rééquilibrage pour plus prendre en compte les vulnérabilités et les fragilités de notre société ou faut-il continuer dans cette affirmation de l'autonomie ?

S’agissant de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules, se pose la question de la levée du critère de l'infertilité qui est aujourd'hui inscrit dans la loi. Avant-hier, nous avons demandé au président Delfraissy si la levée du critère de l'infertilité concernerait également les couples de sexes différents. Il nous a confirmé qu’il continuerait de s’appliquer. Il y aurait donc une inégalité entre les couples homme-femme qui subiraient un critère beaucoup plus restrictif que les couples de femmes et les femmes seules. Selon vous, cette inégalité est-elle tenable ou faut-il lever le critère de l'infertilité, au risque de basculer vers ce dont nous parlait le professeur Mattéi, l'homme ou la femme augmentée ? Le cas échéant, quelle limite verriez-vous à l’utilisation de l'assistance médicale à la procréation ?

M. Pierre-Marie Adam. Avant de laisser la parole à Jean-Jacques Zambrowski, je tenais à préciser que nous avons produit un document résumant notre position. Nous regrettons que le temps de l’échange arrive si tardivement, étant donné qu’il sera sans doute plus efficace que le catalogue que nous avons entendu, d’autant que j’avais dit en préambule que nous ne nous autoriserions pas, en tant que Grande Loge de France, à parler au nom de 34 000 frères, mais que nous essaierions simplement d’échanger avec vous sur les principes qui nous conduisent et nous permettent d’apporter des réponses différentes des réponses législatives ou juridiques.

M. le président Xavier Breton. Les documents que vous nous avez transmis le seront aux membres de la mission, ceux qui nous ont été communiqués il y a quelques jours l’ayant déjà été.

M. Jean-Jacques Zambrowski. Je n’ai pas jugé bon de préciser que je suis médecin hospitalier et enseignant universitaire, comme certains dans cette salle. Monsieur le président, pour reprendre d’une autre façon votre dichotomie, on pourrait dire qu’il y a, dans la bioéthique, une dimension individuelle à laquelle sont confrontés les différents professionnels et une dimension collective. La difficulté du rôle du législateur, que nous mesurons bien, est de tenir compte des situations individuelles et de la collectivité, qui doit se prévenir contre les dérives et les excès d’une permissivité extrême, tout en avançant. Les mentalités ont évolué en même temps que la technologie, si bien que des choses qui paraissaient difficilement concevables ou susceptibles d’être prises en compte par l’Assurance maladie et les services publics médicaux ou sociaux sont aujourd’hui devenues monnaie courante. À l’inverse, des choses qui paraissaient parfaitement légitimes ne le sont plus.

Votre tâche est difficile. Nous n’avons pas l’intention d’outrepasser nos droits : cela relève de vos responsabilités, celles que nous vous déléguons. Mais, à notre sens, il faut bien prendre en compte et la légitimité du désir individuel et la préservation des équilibres collectifs. Le cas de l’aide médicale à la procréation, par exemple, où il existe une envie d’exprimer une maternité ou une paternité, doit être encadré, parce qu’un certain nombre de fondements psychologiques, sociaux autant que scientifiques et techniques doivent être considérés. La légitimité de la demande doit faire l’objet d’une approche extrêmement sérieuse et fine.

Une expression courante parmi l’ensemble des obédiences maçonniques, qui appartient aussi à la déontologie des professions de santé est : « tact et mesure ». Nous pensons que toute la difficulté de votre tâche est de trouver l’équilibre entre le désir très profond d’une personne et les conséquences que sa décision aura sur son entourage, par exemple. Les avis du comité national semblent emplis de cette sagesse qui tend à bien prendre en compte les deux dimensions. Si nous devions exprimer un point de vue majoritaire, sans doute serait-il celui-là. Il faut infiniment de prudence. Des lois totalement permissives aussi bien que totalement restrictives seraient également de mauvaises lois. La dimension individuelle doit être prise en compte autant que l’intérêt collectif, à court, moyen et long terme.

Mme Corinne Drescher Lenoir, vice-présidente de la commission des droits des femmes de la Grande Loge Féminine de France. Pour moi, il n’y a pas d’antinomie entre l’autonomie – vous avez bien parlé d’autonomie et non pas d’individualisme –, qui ne va pas sans la responsabilité, et, partant, le souci de la collectivité et de l’autre, et la vulnérabilité. Votre charge, comme l’a très bien dit l’orateur précédent, est de parvenir à ce que la collectivité vive en harmonie. L’autonomie est aussi une détermination de la place que l’on prend dans la société et des capacités que l’on a de disposer de soi et de sa liberté, sans que cela ne soit au détriment de ceux qui sont vulnérables. C’est cet équilibre qui est à trouver dans les lois de bioéthique.

Monsieur le président, je ne me souviens plus très bien de votre deuxième question...

M. le président Xavier Breton. Elle concernait le critère d’infertilité qui serait levé pour les couples de femmes et les femmes seules, mais maintenu pour les couples homme-femme.

Mme Corinne Drescher Lenoir. Les couples homme-femme ?

M. le président Xavier Breton. Oui, cela existe encore ! (Sourires.) Aujourd’hui, l’assistance médicale à la procréation est assujettie à un critère d’infertilité inscrit dans la loi. En étendant cette assistance aux couples de femmes et aux femmes seules, il est proposé de supprimer ce critère, qui serait maintenu pour les couples homme-femme. N’y a-t-il pas un risque de discrimination ? Si l’on supprimait ce critère également pour les couples homme-femme, où seraient les limites dans le recours à l’assistance médicale à la procréation ? Mais votre réaction ne m’étonne pas, car, de façon surprenante, c’est un sujet qui n’a pas été étudié par les auteurs de l’avis.

M. Jean-Jacques Zambrowski. Dans un couple composé d’un homme et d’une femme, le motif classique de recours à l’assistance médicale à la procréation est l’infertilité. Dans un couple formé de deux femmes ou de deux hommes, par nature, il y a une impossibilité d’ordre médical, ce qui peut justifier la demande. C’est ce que nous avons écrit dans notre document. Dans ce cas-là, c’est une demande psychologique ou affective, étant entendu que la cause strictement médicale, par nature, n’a pas de raison d’être. La notion d’infertilité ne parle pas, s’il y a une impossibilité pour un couple de deux personnes de même sexe de fabriquer un enfant ensemble, sauf à changer les lois de la génétique. Dans un couple formé d’un homme et d’une femme, il y a normalement possibilité de fabriquer un enfant, sauf pour ceux chez qui, pour telle ou telle raison, cela ne fonctionne pas.

Mme Corinne Drescher Lenoir. L’infertilité est en effet toute relative. Chez certains couples ayant recours à la PMA, on ne trouve pas de cause raisonnable d’infertilité, alors qu’ils ne parviennent pas à procréer. C’est pour cela que j’ai été un peu déstabilisée par votre question, monsieur le président.

M. le président Xavier Breton. Ce sont en tous cas des infertilités constatées, même si l’on n’a pas d’explications et qu’elles ne sont peut-être pas pathologiques. Il ne peut pas y avoir aujourd’hui d’assistance médicale à la procréation de convenance. Il faut que l’infertilité soit constatée. Allons-nous vers une AMP de convenance ?

Mme Corinne Drescher Lenoir. Le curseur n’est pas aussi simple à placer que cela dans la réalité.

M. Pascal Neveu. Pour répondre à la deuxième question, il s’agit d’un côté de répondre à une problématique médicale et de l’autre à une problématique sociale. Il n’est donc pas question d’inégalité, au sens même des fondamentaux du Grand Orient de France. Je pense qu'il est important de répondre au triptyque « liberté égalité fraternité ».

Concernant la première question, le plus important est le respect de l’autre, en sachant réellement ce que l’on fait. Goethe écrivait que nous sommes libres de nos actes et que c’est à nous d’en mesurer les conséquences. La bioéthique s’inscrit dans cette dynamique. Pour certains, il y a des deuils à faire, ce qui n’est absolument pas évident. Nous ne sommes pas en mesure d’imposer des décisions. Mais le législateur est là pour répondre à ces sujets. Il faut faire cesser cette hypocrisie et rendre le plus équitable possible ce qui est possible pour différents couples, qu’ils soient homosexuels ou hétérosexuels. Le modèle familial a totalement changé. Au XIXe siècle, dans certains couples, l’homme avait femme et enfants d’un côté et l’amour de l’autre. Il existe une grande hypocrisie sur ce sujet, sans dire non plus que la vie est un lupanar géant. Mais que voulons-nous réellement ? Quel est le pourcentage d’enfants qui ne sont pas issus de leur père ?

M. Georges Juttner, président de la commission de bioéthique de l’Association Philosophique Française Le Droit Humain. Il me semble que votre première question concernait essentiellement la définition de la vulnérabilité. Il existe des critères, voire des définitions médicales, de la vulnérabilité, quand on considère l’embryon, l’enfant ou le vieillard. Je tiens à préciser, par parenthèse, que dans nos comités d’éthique nous avons tous le souci de poser des questions, sans y répondre forcément. C’est comme cela que la pensée avance. Toute personne en détresse est vulnérable. Par exemple, ces couples en demande d’enfant, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels, vivent une détresse psychique qui les rend vulnérables. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas sûr que l’on ait intérêt à changer le curseur dans la définition de la vulnérabilité, parce qu’on en viendrait obligatoirement à intégrer des signes subjectifs et, partant, à ouvrir la boîte de Pandore.

S’agissant de votre deuxième question, je ne sais pas s’il convient de prendre des critères médicaux pour faire une loi. Par ailleurs, tous les défenseurs de la GPA vont mettre en avant l’égalité des droits du citoyen qui est fondamentale dans notre Constitution. J’ai beaucoup de mal à vous répondre autrement car tout cela me semble d’une grande difficulté.

M. Édouard Habrant. Comme ma collègue, je ne vois pas d’antagonisme entre l’autonomie et la vulnérabilité, l’autonomie étant un concept philosophique éthique voire moral, qui inclut l’attention prêtée à autrui et la compassion. Ce n’est pas l’autarcie. C’est tout le sens de l’émancipation.

Mme Christiane Vienne. Aux deux modèles éthiques que vous proposez, celui de l’autonomie et celui de la vulnérabilité, je voudrais en ajouter un troisième, issu de la philosophie morale, qui tend de plus en plus à s’intégrer dans la réflexion politique : l’éthique conséquentialiste, soit l’éthique des conséquences, qui pose la question du : « Que se passe-t-il si... ? »

S’agissant du mariage pour tous, par exemple, que se passe-t-il si tout le monde se marie ? Qu’est-ce que cela enlève et à qui ? Le mariage pour tous n’empêche clairement pas les hétérosexuels de se marier. Si l’on autorise les femmes homosexuelles à bénéficier d’une aide à la procréation, l’éthique des conséquences oblige à se poser la question des conséquences. À qui cela enlève-t-il quelque chose ? À qui cela permet-il une amélioration ? Si l’on change le regard et que l’on résout l’antagonisme entre vulnérabilité et autonomie que vous mettiez en avant avec une troisième voie, qui est l’éthique des conséquences, on peut aborder les choses différemment. Un autre exemple me vient à l’esprit : celui de l’avortement. Le fait d’autoriser l’avortement à toutes les femmes n’a pas empêché les femmes de faire des enfants. On peut se faire avorter à un moment donné et avoir un enfant par la suite voire un deuxième ou un troisième. Le droit ouvre une possibilité qui n’enlève rien à personne et apporte un plus à ceux qui le souhaitent.

S’agissant du rapport à l’enfant et à la famille, Irène Théry parle de l’engendrement, qui est autre chose que la filiation. N’oublions pas trop vite la question des évolutions biotechnologiques. Dans la mesure où ces pratiques sont possibles, si nous ne légiférons pas, les femmes et les hommes iront quand même à l’étranger, tant qu’il n’y aura pas, au minimum, d’harmonisation au sein de l’Union européenne. Par conséquent, ce que l’on ne veut pas voir chez nous se passe de toute façon ailleurs, grâce aux biotechnologies qui y sont offertes.

Sur la levée du critère de l’infertilité, si on le lève pour les femmes hétérosexuelles, je ne vois pas très bien comment on pourrait ne pas le lever pour les femmes homosexuelles. Ce serait un peu compliqué de distinguer les unes des autres dans un texte de loi. Je ne devine pas au visage de quelqu’un s’il est hétérosexuel ou homosexuel. Une femme homosexuelle peut devenir hétérosexuelle ou l'inverse. Des amies ont d’ailleurs fait des coming-out un peu surprenants… Le critère de l’infertilité concerne toutes les femmes. Le lever pour les hétérosexuelles et le maintenir pour celles qui ne le sont pas me semble illogique.

Je ne comprends pas le lien entre la question de la levée du critère d’infertilité et l'homme augmenté. Cela sous-entendrait-il que les femmes homosexuelles auront des enfants par nature plus intelligents et mieux que les autres ou que l’utilisation du matériel génétique fera que ces femmes choisiront d’avoir des enfants de meilleure qualité ? Ce que je sais, c’est que, globalement, les femmes et les hommes veulent avoir aujourd’hui un enfant qui leur est lié par leur patrimoine génétique.

M. le président Xavier Breton. Sans vouloir prolonger le débat, je tiens à préciser qu’à aucun moment je n’ai fait référence à la sexualité des personnes. Je parle de couples de femmes et de femmes seules. La loi ne prend jamais en compte la sexualité des personnes. Aujourd’hui, elle s’appuie sur le sexe des personnes. Il y a des couples homme-femme, des couples homme-homme, des couples femme-femme. Cela relève d’une approche sexuée et non pas sexuelle.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je tiens à remercier tous les intervenants pour leur présentation de grande qualité et leur réflexion très aboutie. Vous avez parlé, les uns et les autres, du respect des valeurs humanistes, qui guide seul votre réflexion, sans autre a priori. Par ailleurs, vous avez dénoncé un certain paternalisme qui perdure dans nos institutions et notre société, et qui est très mal vécu par nos concitoyens. Les maçons ont toujours été présents dans les avancées sociétales : abolition de la peine de mort, légalisation de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse, dons d’organes pour la transplantation ou encore recherche sur les cellules souches embryonnaires. Il était donc naturel que nous vous écoutions sur les questions de procréation, d’accès aux origines et de génétique notamment. Nous vous entendrons plus tard également, lorsque nous légiférerons sur la question de la fin de vie, puisque, selon la tradition française, ce sujet n’est pas inclus dans la loi de bioéthique, mais dans une loi distincte.

Vous vous êtes montrés très largement favorables à l’extension de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, assortie d’une clause de conscience pour les médecins ou ceux qui ne voudraient pas s’associer à une telle mission et la délégueraient à un confrère. Comment percevez-vous l’attitude de certaines associations et de la Conférence des évêques de France, opposés à l’ouverture de la PMA voire à la PMA elle-même, pour certains, qui refusent de respecter la clause de conscience des nombreuses femmes et des nombreux médecins qui veulent cette extension ? Ne devrait-il pas y avoir un respect de la clause de conscience dans un cas comme dans l’autre : dans celui où la PMA est étendue, pour ceux qui ne veulent pas l’étendre et, si elle n'est pas étendue, pour ceux qui veulent malgré tout y recourir ou la pratiquer ?

Ma deuxième question concerne les tests génétiques. Je pense que la France est le ou l’un des pays au monde où l’accès aux tests génétiques est le plus restreint. Cet accès est limité pour les adultes, puisque le test doit être prescrit par un médecin dans des conditions très définies. Il est également limité pour les nouveaux nés, le nombre de maladies diagnostiquées à la naissance étant moindre que dans la plupart des pays développés. Cela entraîne des retards de diagnostic et de traitement de maladies qui auraient été mieux prises en charge si elles l’avaient été dès la naissance – ou pendant le diagnostic préimplantatoire (DPI). Le professeur Nisand nous a rapporté récemment le cas, qui fait frémir, d’une femme qui avait bénéficié d’un diagnostic prénatal pour détecter une maladie génétique et très grave, mais qui n’avait pas eu le droit de bénéficier d’une recherche de trisomie 21. La femme a mis au monde un enfant exempt de la maladie génétique présente dans la famille – la probabilité étant de 25 % - mais atteint d’une trisomie 21 qui aurait très bien pu être dépistée.

Dans ce cas-là, ne devrait-on pas avoir une vision un peu moins restrictive de ces diagnostics ? Ceux qui s’y opposent parlent d’eugénisme. Je trouve étonnant que l’on utilise ce terme quand il s’agit de faire de la prophylaxie de maladies très rares et très graves. Cela n’a rien à voir avec l’eugénisme de masse, l’eugénisme d’État tel que le préconisait Alexis Carrel ou d’autres eugénistes du XXe siècle, qui vise à transformer l’espèce humaine et la génétique, et à faire naître des personnes ayant telles ou telles caractéristiques. J’ajoute que la définition de l'eugénisme ne permet pas d’inclure la prophylaxie de ces maladies.

Nous sommes donc là en dehors de l’eugénisme, et on ne devrait pas exclure à ce titre l’extension des diagnostics de DPI pour faire la prophylaxie des maladies les plus graves.

J’aimerais avoir votre vision sur ces deux points.

M. Jean-Jacques Zambrowski. Vous avez évoqué la position des évêques, et je voudrais dire un mot de la clause de conscience. Tous les professionnels de santé, médecins, pharmaciens ou autres, savent qu’on a le droit de mettre en avant une réticence que l’on a à titre personnel, mais qu’on a le devoir d’indiquer le nom d’un collègue, d’un confrère qui accepterait de satisfaire à la demande du patient. On ne doit pas laisser celui-ci désemparé et sans recours. Le devoir de solidarité s’impose, sans exclure pour autant la préférence idéologique de quelqu’un.

S’agissant des tests génétiques, nous sommes dramatiquement en retard. En matière de cancérologie, on a autorisé une vingtaine de plateformes génétiques. Elles sont toutes sous la coupe de la puissance publique qui, pour des raisons budgétaires dont on pourrait discuter par ailleurs, tarde à les mettre en place. Seule la moitié fonctionne, ce qui est très insatisfaisant.

Tout le monde a été ému par l’histoire d’Angelina Jolie qui s’est fait faire une mastectomie préventive au motif qu’elle avait un haut risque de développer un cancer du sein. Sans aller jusqu’à des conduites qui nécessiteraient un accompagnement pour permettre à certaines personnes de faire tous les choix – c’est le cas qu’évoquait M. Touraine à l’instant – il conviendrait de prendre en compte dans notre pays – plutôt dans le cadre de la loi de finances de la sécurité sociale que de la révision des lois de bioéthique – ce que permet aujourd’hui la génétique et l’épigénétique, laquelle est au moins aussi essentielle. Nous sommes aujourd’hui pratiquement la lanterne rouge de l’Europe, alors que nous avons les moyens scientifiques et humains d’être sinon en tête, du moins dans le peloton de tête.

Ce retard budgétaire, législatif, est du ressort du pilotage général de la politique de santé. On n’a pas les moyens de faire ce que la science sait faire, naturellement sous certaines réserves d’ordre éthique. Il est légitime que vous vous préoccupiez de ne pas laisser n’importe qui faire n’importe quoi. Mais pour autant que ce soit encadré, c’est une nécessité absolue. Les limites mises à l’accès aux tests génétiques de toute nature, malgré les moyens à haut débit, à haute fréquence, etc. qui ne coûtent pratiquement plus rien, doivent être supprimées, sous le contrôle de ceux dont c’est le métier.

Quelqu’un a parlé tout à l’heure des tests internet : on envoie une goutte de salive à un laboratoire situé on ne sait où, lequel va utiliser on ne sait quelle technique et vous rendre on ne sait quel résultat. Il faut contrôler et sans doute prohiber cette pratique. Pour autant, permettre de réaliser des tests dans de bonnes conditions par des gens sérieux, c’est une exigence de notre temps.

M. Pierre-Marie Adam. Votre première question concernait le lien entre la conférence des évêques et la loi. Mais on n’est pas sur le même champ : il y a d’un côté le champ de la morale, et de l’autre côté le champ de la loi. Il me semble que l’on ne peut pas opposer ce que la loi permet et ce que la conscience interdit.

La loi permet, elle n’interdit pas. Ensuite, à chacun, suivant sa conscience, de l’appliquer à soi-même ou à sa communauté – si tant est qu’on n’appartienne à une communauté. Mais laisser la loi autoriser ne rendra pas ce qu’elle autorise obligatoire. Les évêques, ou les chrétiens, peuvent très bien ne pas vouloir l’appliquer, tout en la laissant possible.

M. Jean-Pierre Pauliac, président de la commission obédientielle d’éthique de la Grande Loge de France. Tous ces questionnements doivent être étudiés dans la sagesse. Nous avons quelques nuances avec certaines obédiences, mais il y a un sujet sur lequel nous sommes tous d’accord : le travail dans la laïcité, au-delà des dogmes religieux. Les évêques ont émis un avis, soit. Mais nous devons aller au-delà des dogmes religieux pour bien vivre dans notre société. Ne créons pas de dilemme là où il ne le faut pas. Travaillons dans la sérénité.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. Dans la suite de ce que vient d’être dit, j’aborderai moi aussi cette question de la société laïque que nous recherchons, et au sein de laquelle chacun peut exercer les croyances religieuses qu’il souhaite, ou n’en pas exercer, au nom de la liberté de conscience. Nous sommes effectivement choqués qu’une partie de la société refuse d’appliquer une partie de la loi. Mais enfin, c’est une question de conscience.

Nous souhaitons effectivement avancer dans cette « lutte contre les dogmes », et faire en sorte qu’au-delà des dogmes, une société laïque permette à chacun de vivre selon ses choix.

Mme Corinne Drescher Lenoir. Mon propos, basé sur mon expérience personnelle et professionnelle, sera beaucoup plus pragmatique : il y a la loi, les grandes théories, et ce que l’on vit au quotidien. Je reçois dans mon cabinet des femmes qui viennent avec des prescriptions d’examens complémentaires établies en Belgique ou en Espagne pour préparer leur PMA. Je prescris ces examens, qui sont remboursés par la sécurité sociale, et ensuite, elles vont à l’étranger. C’est cela la réalité.

M. Thierry Lagrange. Monsieur le rapporteur, votre question s’adressait à l’ensemble des obédiences ici présentes, et au Grand Orient de France en particulier. Comment percevons-nous la position d’un certain nombre d’associations et de la conférence des évêques de France ?

Je respecte leur position. Mais je remarque que la clause de conscience ne peut exister que dans le cadre de la loi. Or aujourd’hui, la loi sur la PMA généralisée n’existe pas, et la question ne se pose pas encore. Néanmoins, la clause de conscience pose aussi la question de l’égalité d’accès.

M. Pascal Neveu. En Italie, la clause de conscience s’applique en cas d’IVG. Mais combien de médecins ne donnent pas aux femmes accès à l’IVG ? Je rejoins ce que disait ma collègue : il faut cesser cette hypocrisie ! En France, on va chercher dans les pays limitrophes, c’est-à-dire à une heure de train, ce que l’on ne trouve pas chez nous, et ensuite, il suffit de ramener une ordonnance pour être remboursé. Je pense qu’à un moment donné, il nous faudra légiférer et empêcher que certaines personnes se trouvent dans une impasse et éprouvent des souffrances, y compris psychologiques, face à ces problèmes de PMA, d’accès à l’enfant, etc.

Monsieur le rapporteur, vous avez également évoqué la question des tests génétiques. De la même façon, combien de personnes se procurent en Suisse, en Belgique ou ailleurs, des tests pour 100 ou 150 euros ? En s’adressant à l’étranger, on peut rapidement dresser un profil, faire de la prophylaxie pour lutter contre certaines pathologies, faire une sorte de diagnostic, mais aussi s’engager vers une sorte d’eugénisme caché. À un moment donné, il faut garder raison, et ramener l’être humain à ce qu’il est, avec ses défauts, etc.

Enfin, concernant la Conférence des évêques, quand on croit à l’immaculée conception, on n’a plus rien à dire !

M. Thierry Lagrange. Je rajouterai un mot à mon propos précédent, à savoir que les dogmes ne doivent et ne peuvent être supérieurs aux lois de la République.

M. Georges Juttner. On comprend bien que nous avons, là aussi, le même type d’avis.

Premièrement, concernant la Conférence des évêques, je dirai que je ne suis pas surpris : si l’on rejette un principe au nom du discours moral et dogmatique de son institution, il est normal qu’on veuille en rejeter toutes les conséquences. Je l’entends ainsi.

Deuxièmement, concernant la clause de conscience, je ferai une observation. On pourrait croire que ce concept vient d’être inventé. Mais en fait, dans le code de déontologie, quand j’ai prêté serment de médecin en 1977, l’article 39 du code de déontologie disposait déjà que tout médecin, hormis le cas d’urgence, était en droit de refuser de donner ses soins à un patient pour raisons personnelles, à condition de s’occuper de la transmission de son cas. Ce n’est donc pas nouveau, c’est même extrêmement ancien dans la déontologie médicale.

Troisièmement, il me semble que nous sommes tous favorables aux diagnostics qui ont des visées médicales et prophylactiques. Ce sur quoi nous avons tous mis l’accent, c’est le rejet des expérimentations, surtout à des fins commerciales. Chacun l’a dit à sa manière, mais je crois qu’effectivement, de ce côté-là, nous sommes frileux.

Enfin, je ferai une remarque qui n’a rien à voir avec vos deux questions. On a évoqué plusieurs points, notamment la PMA, la GPA, mais on n’a pas encore parlé suffisamment de l’enfant lui-même. J’ai été psychiatre, pédopsychiatre, psychanalyste d’enfants. Cela me manque, mais nous y reviendrons peut-être.

M. Édouard Habrant. J’esquisserai quelques mots sur la première question. J’ai déjà évoqué la nécessité de mettre à distance toute conviction ou croyance, et de dégager le débat social de l’emprise du religieux.

J’ajouterai la différence classique entre les libertés et les droits : la liberté, comme la liberté de circulation, s’exerce sans entrave ; mais le droit, à partir du moment où il est inscrit dans la loi, est une créance contre l’État. Et l’État a l’obligation de garantir l’égalité des droits et de les rendre effectifs.

Mme Christiane Vienne. Je ne sais pas à qui les évêques de France se sont adressés ; en tout cas, pas aux citoyens. Je me souviens – car j’ai déjà quelques « heures de vol » (Sourires) – d’une époque où les interventions des autorités religieuses portaient sur le préservatif, la contraception, mais cela n’a jamais empêché les Françaises et les Français d’utiliser des préservatifs ou de pratiquer la contraception. Je pense donc qu’il s’agit là d’un message plus politique qu’efficace par rapport à une communauté.

Sur les tests génétiques, nous partageons beaucoup de ce qui vient d’être dit. Mais il ne faudrait pas non plus que la crainte de l’eugénisme serve d’épouvantail, parce que je pense que c’est un peu le cas aujourd’hui. Dès l’instant où l’on parle de prophylaxie ou de tests, on entend : attention, eugénisme ! Il est bien clair qu’il peut y avoir un risque d’eugénisme. Mais ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de dépister des maladies rares ou une trisomie 21.

Je crois donc qu’il faut être attentif à ne pas voir de l’eugénisme partout, mais plutôt réfléchir en termes de santé publique, et se préoccuper de ce qui est important pour la femme qui porte l’enfant, et pour l’enfant.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose d’aborder maintenant la première série de questions.

Mme Agnès Thill. Merci, mesdames et messieurs, pour votre présence et vos discours, auxquels je suis particulièrement sensible. Je sais que vous êtes des individus infiniment respectueux de la pensée et de la réflexion de l’autre, et que vous savez mieux que personne qu’il n’y a aucune vérité. Mais précisément, à partir du moment où il n’y a aucune vérité, j’ai envie de brandir la pancarte « principe de précaution » !

Je vous ai entendu opposer connaissances et croyances. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Vous préférez une connaissance éclairée aux croyances obscures, mais je crois savoir que vous avez des croyances obscures dans vos rangs ? Et c’est tant mieux parce qu’on respecte tout le monde dans ce pays laïque.

Maintenant, l’extension de la PMA à des couples de femmes ne viendrait pas pallier une infertilité, mais une impossibilité biologique. Cela m’amène à m’interroger sur l’homme augmenté, non pas dans son intelligence, mais dans ses possibles : va-t-on passer de l’homme réparé à l’homme augmenté dans ses possibles ? On sait bien que c’est la porte ouverte à tout. Et là, je ne sais pas où est la connaissance éclairée et où est la croyance obscurantiste. N’est-ce pas une croyance étrange que de se croire surpuissant ?

Au-delà de toutes les croyances, si l’extension de la PMA à toutes les femmes réduit et supprime effectivement une inégalité entre hétérosexuelles et homosexuelles, elle en instaure une nouvelle : l’inégalité entre les hommes et les femmes. Je me bats évidemment pour l’égalité de tous, et je ne vois pas au nom de quoi – je ne suis pas en train d’agiter un chiffon rouge ni d’exciter les gens dans la rue – les hommes ne diront pas : « Et nous ? ». Ce serait tout à fait normal, d’autant que la seule raison invoquée par le CCNE pour justifier l’extension de la PMA, c’est la souffrance. Or les hommes souffrent autant. Honnêtement, au nom de l’égalité, comment empêcherons-nous la GPA ? C’est absolument impossible.

Au nom de cette même égalité, moi qui ai aussi quelques « heures de vol », chère madame (Sourires), j’ai un peu le sentiment qu’on évince une moitié de la population. Comme je l’ai souvent dit en tant que femme, on a fait fi de la moitié de la population : nous ne votons que depuis 1948, nous ne pouvons signer des chèques, travailler et avoir un compte en banque sans l’autorisation de ces messieurs que depuis 1965. Et jusqu’à 1982 – c’était hier – le foyer fiscal était au nom du mari, qui seul pouvait signer la déclaration de revenus, étant considéré comme le chef de famille. J’ai grandi dans cet environnement, où les femmes étaient niées, en tout cas ignorées. Et aujourd’hui, nous allons faire la même chose à ces messieurs au nom de l’égalité ! Cela me semble incohérent, et j’ai du mal à l’accepter.

Quid de la vulnérabilité ? J’observe que nous sommes en train de parler de l’avenir d’enfants qui ne sont pas nés, ce qui est tout de même extraordinaire – alors que nous n’arrivons pas à parler de l’avenir d’enfants déjà nés. Bien sûr que les enfants se développeront normalement – pour qu'un enfant se développe, il suffit de le nourrir. Le problème n’est pas là. Mais j’aimerais tout de même que l’on parle de ces enfants. Jusqu’où doit aller dans une conquête de droits et de libertés. Jusqu’où doit aller le désir (d’enfant) ? Est-ce que tout désir à vocation à être assouvi ? Est-ce au médecin de l’assouvir ? Est-ce parce que c’est possible qu’on doit le faire ?

J’ai entendu, lorsqu’on a évoqué la Conférence des évêques de France, tout le monde parler de « morale ». Je ne suis pas là pour défendre qui que ce soit, mais je ne pense pas qu’il faille voir de la « morale » partout. Évidemment, l’Église est dans un pays laïc et se soumet au législateur. Mais elle est là pour ouvrir les consciences, et c’est tout.

Mme Blandine Brocard. Mesdames et messieurs, vous avez très souvent été à l’avant-garde des avancées sociétales, tout en réussissant le difficile équilibre de préserver les valeurs fondamentales de notre société dans une « recherche d’humanité permanente » - pour reprendre votre propos. Je vous poserai deux questions.

Premièrement, y-a-t-il un modèle de société unique ? Effectivement, la société évolue dans le temps. Et si l’on regarde autour de nous, on voit des sociétés différentes de la nôtre.

Monsieur Habrant, vous avez parlé de « dogmatisme à l’égard du modèle familial », ce qui m’a frappée. Tout le monde est bien conscient que la société évolue, et je trouve qu’utiliser un terme aussi fort exclut de fait ceux qui, et on peut tout à fait le respecter, font du modèle familial leur représentation. Par ailleurs, je m’interroge : est-ce que la loi doit se concentrer sur un modèle qui correspond à une société donnée, ou à un modèle de société à venir, telle qu’on l’envisage ? Est-ce que la loi doit prendre en compte les fragilités et les attentes de chacun ?

On a tendance à mettre en avant l’émancipation de l’individu, sa liberté, et c’est ce que vous avez fait. Mais l’homme ne vit pas seul. M. Zambrowski a d’ailleurs parlé de préserver les équilibres collectifs. L’exercice est difficile. D’où ma question : est-ce que la loi doit donner une vision de la société dans sa globalité ? Ou doit-elle prendre en compte les individualités et les désirs personnels ?

Ma deuxième question est une sorte de réponse aux réflexions de ma collègue. Monsieur Habrant, vous avez dit que le débat devait être opérationnel et non métaphysique. Je pense qu’il faut se mettre d’accord sur le fond, mais cette façon de poser le problème me dérange. Si l’on reste sur un plan purement opérationnel, tout est possible, et même ce que l’on n’imagine pas encore. Les scientifiques sont merveilleusement imaginatifs, et tant mieux, mais on a toujours l’impression d’être à la traîne par rapport à leurs avancées, et l’humanité que vous mettez en avant à juste titre ne peut pas se contenter de suivre ce qu’il est possible de faire.

On a vraiment l’impression que l’homme est en train de devenir maître et possesseur de la nature, pour reprendre une de vos expressions, monsieur Neveu. Or après avoir évoqué les grandes étapes de l’existence humaine, la naissance, la vie et la mort, vous avez dit, si je ne m’abuse, que nous n’étions possesseurs d’aucune étape ?

Mme Annie Vidal. Merci pour vos exposés qui alimentent notre réflexion sur un sujet éminemment important.

Aujourd’hui, nous faisons le constat suivant : d’une part, l’avancée des progrès scientifiques et technologiques ; qui nous ouvre un champ de possibles immense, voire infini ; d’autre part, l’évolution de la société, de la composition des familles, et des demandes. Ces demandes, qui sont tout à fait légitimes, concernent notre parcours de vie : la conception, la naissance, la vie avec le risque de pathologies à venir et à prévenir, et la mort. Mais quelle place veut-on ou peut-on laisser à la médecine et à la technique dans ce parcours de vie qui constitue notre humanité ? Par nos votes, nous allons construire la société future, pour nos enfants et nos petits-enfants. Et notre responsabilité sera grande.

Pour moi, la question fondamentale que nous devons nous poser et qui peut faire avancer notre réflexion, est bien de savoir, hors de tout clivage, si les progrès ou les évolutions auxquels nous assistons feront du bien à notre humanité.

M. le président Xavier Breton. Pour éviter toute frustration, je propose de donner la parole à nos invités dans l’ordre inverse de tout à l’heure.)

M. Édouard Habrant. Nous arrivons à gérer nos frustrations : cela fait partie du travail maçonnique… (Sourires.)

Je me suis senti visé par certaines questions, d’autant que c’est moi qui ai dit que la recherche d’humanité était à la fois permanente et infinie, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de modèle préétabli, et que cette interrogation était sans cesse renouvelée. L’idée d’une nature à laquelle on ne pourrait pas toucher me choque d’un point de vue quasi ontologique. Cela ne signifie pas que l’on doive aller vers une espèce d’antihumanisme, ou même vers la disparition de l’humanité, mais simplement qu’on doit débattre sur le contenu qu’on prête à la nature humaine, et qu’à mon avis ce débat a vocation à durer longtemps.

J’en viens à la question du dogmatisme persistant à l’égard du modèle familial. Il me semble qu’on admet aujourd’hui plus facilement qu’un couple n’est pas nécessairement constitué d’un homme et d’une femme – et cela n’a pas toujours été de la plus grande des évidences. En revanche, je pense qu’il y a encore quelques réticences et résistances en ce qui concerne la famille.

Même s’il existe des modèles de famille recomposée qui sont devenues monnaie courante, nous n’avons pas tout à fait le même regard sur la famille. Certains ont tendance à penser qu’une famille doit être constituée, par exemple, d’un couple ayant des enfants, ce qui pose encore une fois la question de la fertilité. Est-ce qu’un couple n’ayant pas d’enfants n’est pas déjà une famille ? Il faudrait peut-être mobiliser d’autres cultures et d’autre représentations. Encore une fois, le modèle familial ne doit pas être quelque chose d’arrêté définitivement et de figé dans le marbre.

Lorsque j’ai indiqué qu’il fallait avoir une approche opérationnelle et non métaphysique, j’ai voulu dire qu’on ne devait pas être dans une logique hypothético-déductive, c’est-à-dire qu’on ne devait pas partir d’un certain nombre de prémisses qui tiennent à des valeurs, pour en déduire tout le raisonnement. Il faut avoir une approche pragmatique et concrète. D’où la différence que je fais entre la science et la religion. La science procède, comme je l’ai dit, par essais et erreurs, et elle remet en cause ses connaissances. Elle met sans cesse à l’épreuve une connaissance en considérant qu’elle n’est effectivement pas acquise, et qu’il n’y a pas de vérité ultime et définitive – un point sur lequel je vous rejoins tout à fait, madame la députée.

Certains grands auteurs et mathématiciens, par exemple Henri Poincaré, ont parlé de la valeur de la science. C’est aussi pour cela que je dis que la question de la bioéthique ne doit pas être totalement détachée de notre rapport à la recherche et à la science. Et c’est pour cela que j’insiste sur la nécessité des investissements en matière de recherche.

Poincaré a eu cette phrase célèbre : « La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une grande nuit, mais c’est cet éclair qui est tout. »

On est sur quelque chose d’ouvert, de méthodique, et le doute est notre moteur. On doit se débarrasser de toute conviction, de toute croyance dès qu’elle n’est plus valable, dès qu’elle n’est plus opérationnelle, dès qu’elle n’est plus féconde. Une pensée n’est pas figée. Et surtout, on doit s’interroger par rapport à la colère. Je trouve que la colère est intéressante. Pourquoi certaines affirmations, certaines idées nous mettent-elles en colère ? Cela nous renvoie souvent plus à nous-même qu’aux autres. Il est intéressant de connaître ces ressorts dans notre mode de pensée.

M. Georges Juttner. Madame Thill, vous avez parlé de l’inégalité entre hommes et femmes. Je pense qu’il est clair pour nous tous ici que les femmes ne vont pas se venger pendant trois mille ans de leur statut d’opprimées. Pour les humanistes, il n’y a aucun doute : les hommes et les femmes doivent avancer ensemble.

Il n’en existe pas moins, à mon sens, une confusion dans le lexique social, entre l’égalité hommes-femmes, qui vient se substituer très subtilement à l’égalité des droits. Et je crois que ce dont nous parlons, c’est de l’égalité des droits et non pas d’un gommage de la différence des sexes. On a suffisamment dit qu’il fallait deux gamètes différents, mâle et femelle. Ne confondons donc pas l’égalité homme-femme avec l’égalité des droits.

Maintenant, la loi devrait-elle être collective ou individuelle ? Je suis de ceux qui pensent qu’elle devrait être la plus collective possible. En effet, dès qu’on se met à couper les questions en tranches, on finit par faire de la marmelade !

Je m’explique : nous avons évoqué tout à l’heure la question du statut de l’enfant, et nous avons été quelques-uns à évoquer l’existence de lois contradictoires concernant l’enfant. Certains ont fait remarquer que nous ne respections pas la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). C’est exact. Mais nous savons aussi que des hommes vont faire des GPA dans des pays le plus souvent sous-développés – c’est une utilisation abusive de femmes pauvres – puis reviennent en France. Un des deux hommes adopte l’enfant. Ensuite, il faut qu’ils se marient, et qu’ils adoptent ensemble. Ce sont des tricheries identitaires qui me dérangent beaucoup.

J’en reviens à la contradiction entre les lois. Outre que nous ne respectons pas la CIDE, la loi donne toujours le droit aux femmes d’accoucher sous X, ce qui est complètement en contradiction avec les dispositions permettant d’accéder à ses origines. C’est ce que je voulais dire quand j’ai déclaré que la loi devrait être la plus générale possible. À titre de boutade, j’ai entendu dire qu’il y avait un projet européen relatif à la taille de la palourde que l’on serait autorisé à pêcher : ce n’est pas ça la loi… Bruxelles a renoncé à ce projet, et un tel exemple revient un peu à regarder la situation par le petit bout de la lorgnette, c’est vrai, mais je défends l’idée que la loi doit être la plus générale possible.

La question du sort de l’humanité est intéressante, et c’est un concept sur lequel nous travaillons beaucoup. Beaucoup d’entre nous ne savent peut-être pas ce qu’est le bien de l’humanité, mais on sait en quoi consiste le mal pour elle. Je reste arc-bouté sur le précepte d’Hippocrate, qui guide toute ma démarche : primum non nocere, c’est-à-dire d’abord ne pas nuire, deinde dolorem sedare, c’est-à-dire ensuite apaiser la douleur. J’ai l’impression que c’est le fond de nos interventions ce matin.

M. Pascal Neveu. Quand j’ai évoqué la croyance tout à l’heure, je ne faisais pas référence à la foi, mais à l’idée de croire à quelque chose : la connaissance n’est pas ce que l’on trouve sur certains réseaux sociaux, où l’on a un accès totalement passif à une certaine connaissance. On doit chercher l’information et les vérités ne sont jamais acquises : elles doivent être travaillées au jour le jour. Ce que j’ai dit n’était évidemment pas une attaque contre la foi, la religiosité et toutes les croyances : nous sommes dans un État totalement laïque.

En ce qui concerne la question du désir, la vie est évidemment faite de frustrations.

Puisque la vulnérabilité éventuelle des enfants a été évoquée à propos de la GPA, je voudrais dire qu’il y a vingt ans d’études sur ce sujet, dans des pays tels que les États-Unis ou le Canada. Il est important d’aller chercher ces connaissances, sinon pour en faire un modèle, du moins pour en tirer quelques éléments en vue de légiférer, en regardant ce qui peut se passer.

Sur ce point, le problème de la loi actuelle est peut-être qu’elle fonctionne par jurisprudence : elle n’anticipe pas les problèmes de demain. La bioéthique revient à anticiper, à être dans la prospective, à regarder les problématiques de demain et ce qui va se passer.

La question de l’homme augmenté ou amélioré a ainsi été soulevée. On n’arrête pas de parler, à tort et à travers, du transhumanisme, qui a fait l’objet d’un grand nombre d’ouvrages très célèbres. Je pense qu’il faut dépasser ces débats en pensant notre devenir, en étant acteur par rapport à ce que nous sommes nous-mêmes en train de créer. Michel Foucault disait que nous créons notre propre société, nos fous et nos malades.

J’en viens à la question portant sur notre rapport à la naissance, à la vie et à la mort. On n’a pas choisi de naître, c’est vrai, mais on est acteur de sa vie. Je ne citerai pas Heidegger, qui est parfois contesté, mais je voudrais revenir sur ce que le CCNE a dit en substance dans son rapport : nous ne pouvons pas être totalement libres de notre propre mort. Sur ce point, la commission de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France n’est pas d’accord : nous devons rester totalement libres et maîtres de notre mort, même si nous ne sommes pas favorables au suicide assisté – il y a, selon nous, une très grande différence.

Mme Corinne Drescher Lenoir. Il est difficile d’intervenir alors que beaucoup de choses importantes ont déjà été dites. Je vais rester dans le pragmatisme. Il est question d’égalité, celle des droits, mais la différence des sexes existe : jusqu’à présent, ce sont les femmes qui ont un utérus et qui portent les enfants. Sur ce plan, les hommes ne pourront jamais nous égaler, sauf exception. C’est un des points qui nous posent question à propos de la GPA, à travers l’exploitation du corps des femmes. Les avis divergent et nous nous interrogeons. Il y a effectivement des expériences éthiques en matière de GPA, comme cela vient d’être dit. Pour l’instant, je ne me prononcerai pas à titre personnel.

Le sort des enfants me tient à cœur, car je suis praticienne d’haptonomie : je sais très bien ce que représente la vie intra-utérine pour un enfant. La covivance et la relation materno-fœtale laissent des traces très importantes pour la vie future. On doit en tenir compte, même si les capacités de résilience d’un enfant font que, de toute façon, ce qu’il attend est d’être accueilli avec amour et tendresse, d’être élevé avec attention. Il faut nécessairement tenir compte de tous ces éléments et être conscient de ce que cela produit dans la société.

Dans les années 1950, les enfants malheureux étaient ceux des divorcés, car ils étaient stigmatisés. Va-t-on faire de même pour les enfants issus d’une PMA, d’une GPA ou d’une procréation différente, alors que la normalité est maintenant constituée des familles recomposées et que ce sont les enfants des familles dites traditionnelles qui se sentent un peu anormaux ? Tout cela évolue dans notre société, et je pense qu’il y a des adaptations possibles dans notre quotidien. Je suis tous les jours en contact avec ces histoires individuelles dans le cadre de ma pratique.

La loi organise la vie en société et les évolutions qui se présentent. Je rejoins, bien sûr, ce qui a été dit sur le besoin que la loi soit davantage anticipatrice, et je trouve très bien que nous soyons interrogés sur ces sujets, que le CCNE existe et que la voix des citoyens puisse être entendue : la loi se crée collectivement, avec tous, même si vous aurez bien sûr à trancher.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. La loi est-elle collective ou répond-elle aux attentes individuelles ? Beaucoup l’ont dit avant moi : elle ne peut évidemment pas ignorer les pratiques. Une partie de la population, qui est en attente d’un certain nombre de choses, détourne ou plus exactement contourne la loi pour satisfaire ses demandes, et la loi que l’on est en train d’élaborer ne peut pas l’ignorer : elle ne peut pas fermer les yeux, comme si cela n’existait pas. Je crois que l’on est obligé de prendre en compte les pratiques. Il y a les enfants de divorcés, et au-delà la famille évolue, comme la société. On ne peut pas continuer à être obligé d’aller à l’étranger pour que les choses se fassent, tandis que l’on ne bouge pas en France. Les évolutions sont fortes et notre loi ne peut s’exonérer de prendre en compte la réalité de ce qui se passe sur notre territoire.

M. Jean-Pierre Pauliac. Je voudrais revenir à la question du bien de l’humanité et à celle du sort des enfants. Nous travaillons surtout dans le cadre d’un questionnement à la commission obédientielle d’éthique de la Grande Loge de France. Admettons que la PMA et la GPA se développent : je pense qu’il ne faut pas rester dans un espace de réflexion trop restreint. Même si l’être humain est toujours à la recherche d’un perfectionnement, il a aussi ses défauts : envisageons ainsi le cas d’enfants qui réagissent à l’école en disant qu’eux ont une maman et un papa, alors que d’autres ont deux papas ou deux mamans. Si les techniques dont nous parlons se développent, on doit y réfléchir. Nous pensons qu’il faut accompagner, au niveau de l’éducation nationale, la préparation des enfants.

M. Jean-Jacques Zambrowski. Nous sommes assez heureux de l’extrême pluralisme de nos membres en matière spirituelle et religieuse, car ce pluralisme est évidemment fécond, pourvu qu’il soit respectueux.

Il a été question tout à l’heure d’égalité des sexes, mais l’égalité ne signifie pas l’identité : un homme n’est pas une femme, et une femme n’est pas un homme. Si un couple fait de deux femmes peut imaginer que l’une d’entre elles, et peut-être alternativement, porte un enfant, il est évident qu’un couple d’hommes ne peut pas voir l’un des deux participants au couple porter l’enfant. Dans ce cas, ou bien on imagine de faire porter l’enfant par autrui, ce qui pose la problématique de la GPA, ou bien on imagine l’adoption par un couple fait de deux hommes autrement qu’on ne le fait aujourd’hui, de manière à satisfaire un légitime besoin de paternité qui ne peut pas s’exprimer biologiquement.

Vous nous avez interrogés sur la question d’un modèle de société unique. Unique ne veut pas dire uniforme. La loi tend à créer et à faire évoluer un modèle de société, mais elle doit tenir compte, ce que vous avez exprimé par vos questionnements, comme nous l’avons fait aussi par nos réponses, des fragilités, des besoins et des désirs de chacun, en même temps que de l’évolution des techniques et des idées, de ce que l’on voit se pratiquer ailleurs et de l’opinion que l’on recueille ici ou là. Ce n’est donc pas un modèle uniforme, mais évolutif. Je reviens à la question posée par le président de votre mission au tout début de cette réunion : il nous semble qu’une révision tous les deux ou trois ans n’aurait pas de sens, car il faut le temps que ces choses-là soient réfléchies et mûries, et qu’une révision tous les dix ou quinze ans n’aurait pas de sens non plus, parce que les technologies évoluent très rapidement, peut-être trop, selon certains, pour qu’on ait le temps de les intégrer. Le rythme actuel d’une révision tous les cinq ou sept ans correspond à des chiffres auxquels les maçons sont sensibles par tradition : le rythme choisi par la République nous paraît excellent.

J’en viens à la place de la médecine dans le parcours de vie. Ceux d’entre nous qui sont des professionnels de santé savent que la médecine est fondamentalement un outil au service de chaque individu en souffrance et de la société, et pas davantage qu’un outil. Il est important que la société, au travers du législateur, en ce qui nous et vous concerne, mette de l’éthique dans l’utilisation de l’outil. Ce n’est pas aux médecins de décider dans quel cadre éthique ils vont intervenir, même s’ils peuvent apporter leur concours, à travers ce qu’ils observent : on a ainsi entendu quelques-uns de mes collègues et confrères faire part de ce qui ressort de leurs pratiques et de leur confrontation avec le désir, le besoin et la souffrance des parents ou des enfants. Il est essentiel que la société, qui délègue aux professionnels de santé la tâche de s’occuper de la souffrance et de la demande en matière de santé, de vie et de mort, aille au bout du cadre dans lequel elle souhaite que l’outil médical, au sens large du terme, soit utilisé. Nous sommes extrêmement sensibles au fait d’avoir été sollicités, avec d’autres, pour éclairer votre réflexion, mais c’est finalement à vous de fixer les limites du jeu.

M. Pierre-Marie Adam. Il vous appartient de respecter un subtil équilibre entre la liberté individuelle et la nécessité du « vivre-ensemble », comme on dit. C’est votre responsabilité dans le cadre de la réflexion que vous menez.

J’ai entendu parler de métaphysique… Permettez au Grand Maître de la Grande Loge de France de faire entendre une voix singulière par rapport à tout ce qui a été dit, en parlant un peu de philosophie. Nous devons tous nous poser des questions, quelle que soit la place que nous occupons et quel que soit l’objet que nous poursuivons. Vous connaissez sans doute les quatre questions suivantes. Que puis-je savoir – et construire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Que dois-je faire ? Qu’est-ce que l’homme ? Si nous répondons à chacune de ces questions, alors notre débat sera productif.

M. le président Xavier Breton. Afin d’éviter qu’il y ait des frustrations, pour reprendre un terme employé tout à l’heure, je vais donner la parole à nos quatre autres collègues qui ont demandé à s’exprimer, en leur demandant de le faire de manière très concise, car nous avons déjà beaucoup de retard. J’inviterai aussi nos intervenants à faire des réponses très concises.

Mme Caroline Janvier. Avant de poser ma question, je voudrais revenir sur un sujet qui me semble important dans le cadre de cette mission et, plus largement, de la révision des lois de bioéthique : vous avez évoqué la prise de position publique des évêques de France en l’associant à du « dogme ». Sur le plan technique, il ne me semble pas pertinent d’utiliser ce terme, qui correspond à une doctrine et renvoie à un statut bien particulier – cela désigne des concepts considérés comme des vérités. Même si je ne partage pas la vision qui est celle des évêques de France, puisque je suis favorable à l’extension de la PMA, je crois qu’il est très sain que l’opinion publique puisse se former dans un cadre structuré, organisé et apaisé. Il est plus constructif que la religion catholique, comme les autres religions, puisse intervenir dans le cadre du débat public, afin que l’on n’aboutisse pas à une expression hystérisée, qui aurait lieu dans des conditions où chacun ne pourrait pas intervenir.

Ma question porte sur les données de santé : cette mission n’a pas pour objet de se saisir des seules questions liées à la PMA, même si nous en parlons beaucoup, malgré nous. Les données de santé constituent aussi un défi majeur, à différents égards. L’accès est aujourd’hui ouvert à tous, avec des entreprises comme « 23andMe », par exemple, et un certain nombre de données ont été rachetées cet été par le groupe GSK, si je ne me trompe pas. Cela pose vraiment la question de savoir ce que l’on fait de ces données, qui ne concernent d’ailleurs pas que les individus ayant fait un test. Je voudrais avoir votre éclairage sur la façon dont on peut accompagner les pratiques, qui existent et que l’on ne peut pas arrêter, sans contraindre pour autant l’innovation, car elle nécessite un certain nombre de données.

Mme Mireille Robert. Je souhaite revenir sur un point qui a été seulement effleuré jusqu’à présent : continuer à défendre l’anonymat à tout prix est un leurre à l’ère, actuelle et future, de la génomique et du big data. Le droit actuel interdit toute reconnaissance de la filiation entre le donneur de gamètes et l’enfant qui en est issu. Que pensez-vous d’une levée de l’anonymat pour les futurs donneurs de gamètes ? Cette mesure pourrait-elle être rétroactive ? Quel encadrement doit-on prévoir afin de protéger à la fois le donneur, l’enfant et la famille, ainsi que la transmission d’informations et le moment éventuel d’une rencontre ?

M. Guillaume Chiche. Merci à tous pour vos témoignages. Vous avez eu l’amabilité et la sincérité de resituer la logique dans laquelle vous prenez la parole ce matin et je crois qu’il est bon pour nous de faire de même, ne serait-ce que pour la clarté de l’interaction que nous pouvons avoir.

Nous devons apporter des réponses à des questions qui se posent à un instant « T », sans mépriser l’histoire. Il faut s’appuyer sur elle, sur les connaissances et les travaux scientifiques, mais sans engager l’avenir autrement que dans les limites de nos propres responsabilités, à savoir le mandat qui nous a été confié. Nous ne sommes pas là pour inscrire dans la loi des principes ou des règles absolument immuables : nos enfants et nos petits-enfants, qui nous succéderont, auront toute liberté pour revenir sur ce que nous avons fait ou pour approfondir.

En ce qui concerne la procréation médicalement assistée, je crois profondément que l’accès à cette pratique, éprouvée depuis plus de trente ans, fait aujourd’hui l’objet d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et le statut matrimonial. Au nom de l’égalité des droits et du principe de non-discrimination dans l’accès aux pratiques médicales, il est absolument indispensable d’ouvrir une possibilité pour toutes les femmes.

Une question presque connexe a été évoquée : celle du remboursement ou de la prise en charge par la sécurité sociale. Je crois qu’il y a trois éléments à prendre en compte. Tout d’abord, il faut veiller en supprimant une discrimination à ne pas maintenir une inégalité. À l’heure actuelle, il y a des femmes qui recourent à la PMA à l’étranger : ce sont, par construction, des femmes qui ont les moyens nécessaires pour aller à l’étranger afin d’accéder à cette pratique médicale. Dans quel monde vivrait-on si l’on disait demain aux femmes concernées qu’elles peuvent accéder à une pratique médicale en fonction de leurs capacités financières, car la sécurité sociale n’est pas là pour les accompagner dans leur démarche ?

Le deuxième élément est qu’il faut passer de la loi actuelle, et peut-être même de l’idéologie, à la pratique. Un quart des 25 000 PMA pratiquées en France ne sont pas prescrites sur le fondement d’une infertilité biologique constatée. La question de savoir si la sécurité sociale doit prendre en charge des actes ne faisant pas suite au constat médical d’une infertilité biologique est, en réalité, déjà résolue : c’est actuellement le cas pour un quart des PMA prescrites. Pourquoi irions-nous encore créer un régime d’exception sur le fondement de l’orientation sexuelle ou du statut matrimonial ? Je crois que ce ne serait pas raisonnable. Enfin, nous sommes là pour représenter la volonté populaire : les Français nous ont confié un mandat en se défaisant de leur propre pouvoir de décision pour l’adoption des lois qui vont organiser leur vie. C’est à ce titre que nous sommes là et que nous légiférons. Je crois qu’il y a une véritable attente en ce qui concerne la PMA. Nous devons y répondre en élargissant l’accès à cette pratique et en la faisant prendre en charge par la sécurité sociale.

J’entends les interrogations de notre président, que je partage, sur l’éthique de la vulnérabilité et, au-delà, la question qui se pose dans l’opinion, avec la mobilisation de certains partis politiques, à la faveur des États généraux de la bioéthique, qui sont conduits pas le CCNE, et des manifestations populaires de ces derniers temps, sur l’émancipation et la construction psychologique de l’enfant dans un environnement familial ne comportant pas de père – ce que l’on appelle vulgairement la « PMA sans père ». Je m’efforce d’être pragmatique : je n’ai pas la prétention de maîtriser toutes les données scientifiques, mais j’essaie d’en prendre connaissance, notamment les travaux menés à l’université de Cambridge qui ont été cités tout à l’heure. Ces travaux montrent, à l’issue de plus de trente ans d’études, qu’il n’y a pas d’écueil dans la construction de l’enfant au sein d’une famille monoparentale ou homoparentale : l’écueil éventuel est celui de la représentation sociétale, c’est-à-dire les attaques dont les enfants peuvent être victimes dans leur environnement, scolaire ou autre. Il faut en préserver les enfants le plus possible, plutôt que de faire obstacle à leur arrivée sur terre.

Quand on me dit qu’il faudrait, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, ne pas institutionnaliser son arrivée dans des environnements familiaux sans père, je réponds qu’il faut aller jusqu’au bout de la logique. Quelle est la solution, en effet ? Que va-t-on proposer ? Je crois malheureusement que cela revient à dire à ces enfants à venir que l’on préfère faire obstacle à leur arrivée sur terre, malgré la volonté déterminée de leurs mères de les enfanter. On parle très souvent d’enfants qui pourraient souffrir de l’absence d’un père, mais si l’on s’oppose à leur venue même, dans quelle logique intellectuelle s’inscrit-on, étant entendu que la femme désire l’enfant ?

Voilà ce que je voulais partager avec vous, même si ce ne sont pas tant des questions que des réflexions – elles appelleront peut-être des réactions.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Je souhaitais intervenir sur les questions d’autonomie et de vulnérabilité, mais le temps est compté. Je suis un peu gênée par la binarité de ces deux termes et par l’opposition qui existe entre eux. Nous sommes tous un peu autonomes et un peu vulnérables : cela mériterait un débat…

Mme Vienne a très justement évoqué l’hypocrisie qui est la nôtre – j’emploie ce terme même s’il est un peu fort. Les choses se font hors de France, que ce soit pour la PMA ou les tests génétiques. Le travail qui est le nôtre pour la construction de cette loi consiste-t-il à se mettre au niveau des pays voisins ou bien s’agit-il aussi d’anticiper l’évolution de la société et les évolutions scientifiques et technologiques ? Il y a notamment la question de l’intelligence artificielle, dont il n’a pas beaucoup été question ce matin. J’aimerais avoir votre éclairage sur le juste équilibre qu’il faudrait trouver.

Mme Christiane Vienne. Merci pour ces questions qui nous interpellent. Je ne répondrai pas à chacune d’entre elles, car ma zone de compétence ne les couvre pas toutes. Par ailleurs, je partage une grande partie de ce qui a été dit, et je n’y reviendrai donc pas.

En ce qui concerne l’anonymat, tout ce que je peux vous dire est comment ça se passe dans les pays qui ont levé l’anonymat. On respecte toujours la volonté du donneur : je ne connais pas de pays où le donneur de sperme est systématiquement identifié. Il faut qu’il ait donné son accord. D’une certaine manière, cela peut être une souffrance pour certains enfants de ne pas savoir qui est leur père biologique, et il faut aussi respecter leur demande. Même si une partie d’entre eux ne demandera jamais à savoir, il est aujourd’hui fortement recommandé ne pas taire leurs origines, mais plutôt de dire comment ils ont été conçus, car c’est important pour leur évolution positive. Lorsqu’on ne le dit pas, on sait très bien que les enfants le sentent.

Je voudrais également souligner qu’une différence n’est pas nécessairement une inégalité, et encore moins une discrimination : ce sont des aspects très différents. L’école n’a pas à intervenir en ce qui concerne le modèle familial. Il faut qu’il y ait une neutralité en la matière. Si on y arrive, c’est déjà une manière d’anticiper les évolutions de la société : si l’on ne fait plus de différence, il n’y a plus de discrimination possible. Comme vous l’avez rappelé, à juste titre, le législateur est généralement un suiveur dans une démocratie de type représentatif : il suit les évolutions de la société, et le droit s’adapte à elles. Il y a peu de cas où le législateur anticipe de telles évolutions, mais il peut créer un cadre suffisamment large pour ouvrir le champ.

M. Georges Juttner. Christiane Vienne m’a un peu coupé l’herbe sous le pied, mais je vais l’exprimer à ma manière ! Concernant la levée de l’anonymat pour le don de gamètes, nous avons rédigé un article qui vous a normalement été transmis hier. Vous pourrez le lire, notre position est très proche de celle de Mme Vienne.

Vous l’aurez compris, je suis partisan de la levée de tous les non-dits. Le dit fait une histoire et le non-dit crée les blessures, même s’il ne faut pas être trop angélique. Ceux de ma génération se rappellent peut-être de cette phrase ; dans un film, Françoise Dolto disait à un enfant : « Ta souffrance, c’est ta richesse. » Autrement dit, la société ne doit pas être complètement ripolinée : le génie de l’humain, c’est aussi la complexité de sa vie psychique et de son identité.

Je vous l’ai dit, primum non nocere. Or, on ne fait jamais de mal à quelqu’un en lui disant ce qu’on appelle « la vérité » ou, au moins, ce que l’on sait de son histoire. Cela rejoint votre préoccupation : on doit parler à tout être humain de son histoire, de qui ne le voulait pas et de qui le voulait. Ces allées et venues entre la pulsion, le désir et le langage rendent la vie formidable.

Je suis également d’accord avec Christiane Vienne sur un autre point : la loi prend acte, bien sûr, de l’état de la société, parfois avec un peu d’avance – comme la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite loi Veil –, parfois avec un peu de retard – comme peut-être lors de l’abolition de la peine de mort en 1981.

Pour terminer sur la question de l’identification, vous évoquez le fait d’avoir deux papas ou deux mamans. Mais, désormais, dans les familles recomposées, on peut avoir quatre mamans, cinq papas, des quarts de frères, etc. Madame, mon discours était une boutade ! Je voulais simplement dire que nous ne devons pas craindre que ces enfants aient une mauvaise perception de la différence des sexes. Dans la rue, ils voient en effet des représentants des deux sexes ; il n’y a donc pas débat…

M. Thierry Lagrange. Je ne répondrai que sur certains points, notamment sur les données de santé, les autres ayant déjà été largement abordés par mes collègues. Les données de santé doivent bien évidemment rester la propriété des patients et ne doivent en aucun cas être commercialisées. Leur divulgation ne peut intervenir qu’après l’accord explicite des individus concernés.

Je ne reviendrai pas sur la PMA, nous en avons déjà beaucoup débattu.

Doit-on se mettre à niveau ou anticiper ? C’est une excellente question. Construisons-nous notre société par rapport à une autre ? Je rappelerai que notre pays – pays des Lumières – a connu une forme de splendeur et a beaucoup éclairé l’Europe à une certaine époque… Je vous renvoie donc la question : doit-on se contenter de se mettre à niveau ou anticiper la société de demain ?

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. Je partage beaucoup des propos que j’ai entendus. Sur les données de santé, je suis tout à fait d’accord avec les points de vue exprimés.

La levée de l’anonymat doit être la plus large possible car l’enfant doit pouvoir accéder à ses origines. C’est une attente forte car cela permet la construction de l’individu. Elle est donc indispensable lorsque les enfants le souhaitent.

Concernant les modèles familiaux, ils sont déjà tellement divers que l’adaptabilité de l’enfant et de l’école sont grandes : gardes alternées, pères ou mères élevant seuls leurs enfants pour cause de veuvage, etc. Ces cas sont fréquents et leurs conséquences sur l’enfant ne sont pas celles que l’on pourrait imaginer. S’il est entouré, les choses se passent bien !

À partir du moment où une personne ou un couple – quel qu’il soit – a recours à ce type de technique pour construire sa famille, l’enfant est attendu et souvent très entouré. Ces enfants sont peut-être encore plus pris en charge que d’autres. Nous avons tous autour de nous des familles de deux femmes ou deux hommes qui ont eu des enfants. On les voit grandir et être extrêmement épanouis. L’amour qui les entoure va bien au-delà de toutes nos craintes morales !

Quant au législateur, il fait les deux : il se met à niveau et il anticipe. C’est votre rôle et c’est le plus difficile ! Nous ne pouvons sans doute pas aller au-delà pour vous aider dans votre démarche.

M. Jean-Jacques Zambrowski. Au nom du pluralisme des conceptions que j’évoquais tout à l’heure, il va de soi que l’opinion des évêques est forcément la bienvenue. Elle est importante pour le débat et le pluralisme des idées auxquels nous sommes tous attachés. Parmi nous, il y a des croyants fervents et des non-croyants tout aussi fervents, et c’est tant mieux !

Concernant les données de santé, nous l’avons écrit et je le redis : nous sommes opposés à leur exploitation marchande, au bénéfice de telle ou telle idéologie, ou pour tel ou tel profit commercial. Pour autant, des données colossales sont recueillies – en particulier par l’assurance maladie en France. On peut en tirer énormément pour faire avancer la connaissance. Malheureusement, la communication est insuffisante. L’assurance maladie les garde sous le coude et ne diffuse qu’une toute petite partie d’entre elles. Elle ne recueille d’ailleurs que celles qui peuvent servir son objet – financer les soins – alors que, si le recueil était mieux géré et l’ensemble des informations mieux diffusé, la science pourrait avancer ! Nous sommes très en retard en ce qui concerne l’épidémiologie et la prévention. Bien entendu, le respect absolu du caractère privé des données individuelles est un préalable, seule l’analyse des données de masse ayant un sens.

Sur l’anonymat du donneur, certaines publications récentes le soulignent : chaque enfant doit pouvoir exprimer cette demande de connaissance de ses origines, à condition que le donneur ait indiqué au moment de son don qu’il n’était pas opposé à ce que son identité soit divulguée. On pourrait imaginer ne pas accepter de dons qui ne respecteraient pas ce critère, mais ce serait peut-être aller trop loin ?

Doit-on garantir à tous l’accès à ce progrès médical ? Certainement, sous réserve d’une légitimité médicale, psychologique ou sociale. La légitimité psychologique ou sociale est souvent formalisée, mais chaque demande devrait être évaluée collégialement. Dans ce cas, naturellement, si la collectivité reconnait la demande comme légitime, et même si le bénéfice est individuel, il ne peut pas y avoir de discrimination dans l’accès et la prise en charge. Je précise que cette réponse n’engage que moi, car nous n’avons pas élaboré de réflexion collective sur ce sujet.

Il est clair que le fait que les deux parents soient de genre différent n’est pas une garantie d’amour. À l’inverse, deux parents de même genre peuvent tout à fait avoir une vie conjugale ou maritale sans vie sexuelle. Cela peut parfaitement se concevoir et c’est totalement légitime. Si ces parents expriment un désir de parentalité, l’éducation de leur enfant sera de qualité au moins équivalente à celle de parents de genre différent qui seraient en conflit permanent.

Votre dernière question est sans doute la plus intéressante au plan de l’éthique : la loi doit-elle anticiper ? Vous êtes élu pour un mandat dont le terme est fixé par la Constitution. C’est sans doute malheureux pour nous, comme pour vous. Les lois de bioéthique sont révisables, mais les réviser trop vite n’a pas de sens ; de même, ne pas les réviser serait ridicule. La loi doit édicter les règles de la société que l’on peut très raisonnablement anticiper.

Nous avons été nombreux à employer le mot « sagesse » au cours de ces débats. Nous sommes effectivement attachés à la sagesse : nous devons anticiper raisonnablement et avec sagesse les évolutions prévisibles et vraisemblables. Par exemple, nous avons évoqué le dépistage génétique, son coût et les technologies utilisées, de même que le recueil et les moyens d’analyse en masse des données de santé. Nous avons de bonnes raisons d’anticiper ce qui est vraisemblable pour les quatre à sept ans à venir. Cela me semble un terme raisonnable.

La loi s’applique dès sa promulgation et sa durée de vie moyenne est liée aux progrès de la science ou aux évolutions sociétales. Il faut donc anticiper, mais raisonnablement et avec sagesse.

M. le président Xavier Breton. Mesdames, messieurs, je vous remercie.

 

 


– 1 –

Audition commune du Pr. Charles Sultan, endocrinologue, professeur à la faculté de médecine de Montpellier, et du Pr. Barbara Demeneix, endocrinologue, directrice de recherche au CNRS et directrice du département régulations / développement et diversité moléculaire du Muséum national d’histoire naturelle de Paris

Jeudi 27 septembre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le professeur Sultan, vous êtes endocrinologue et professeur à la faculté de médecine de Montpellier. Madame la professeure Demeneix, vous êtes endocrinologue, directrice de recherche au CNRS et directrice du département régulations/développement et diversité moléculaire du Muséum national d’histoire naturelle de Paris.

Le thème de la santé et de l’environnement est abordé dans l’avis du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), mais de manière sans doute insuffisamment approfondie. C’est pourquoi nous avons souhaité programmer une audition sur ce sujet.

M. Charles Sultan. Messieurs et mesdames les députés, je vous remercie d’avoir inscrit à l’ordre du jour de vos réflexions éthiques la problématique des perturbateurs endocriniens. Depuis bientôt vingt ans, le pédiatre endocrinologue que je suis a pu observer plusieurs phénomènes dont je souhaite vous faire part.

Dire que nous vivons une situation préoccupante est d’une grande banalité. Cette situation est la somme de quatre phénomènes très inquiétants : la dégradation climatique, la réduction des ressources humaines, la diminution de la biodiversité et la pollution environnementale. C’est une situation d’urgence, qui interpelle le citoyen, préoccupe le médecin et devrait mobiliser le politique en premier lieu.

Comme l’écrivait Gilles Deleuze, nous sommes actuellement sur la ligne de mort : nous sommes en train de laisser à nos enfants un monde qui ne sera plus viable. Le grand astrophysicien, Aurélien Barrau, a prononcé une phrase qui est à l’origine de l’appel des 200 scientifiques et artistes et qui, je crois, résume nos préoccupations : « Au rythme actuel, dans deux cents ans, il n’y a plus rien ». Si vous le voulez bien, j’étaierai cette introduction de quelques exemples.

Je me suis intéressé aux interactions entre l’environnement et la santé comme pédiatre en 1999, à travers un projet européen organisé par le spécialiste reconnu des perturbateurs endocriniens, le professeur Niels Skakkebaek. Il est en effet le premier à avoir rapporté la réduction de la spermatogenèse chez l’homme en relation avec l’environnement. J’y représentais la France, avec ma double valence : clinique, au sein d’un service de pédiatrie-endocrinologie, et recherche, puisque je dirigeais une unité INSERM de génétique moléculaire des anomalies de la différenciation sexuelle.

Il y a vingt ans, nos préoccupations faisaient suite aux signaux lancés par deux grandes philosophes, Theo Colborn et Rachel Carson, dont les livres auraient dû mobiliser davantage les citoyens. La première avait publié Our Stolen Future : Are We Threatening Our Fertility, Intelligence, and Survival ? A Scientific Detective Story, en référence à la réduction de la spermatogenèse. La seconde avait écrit en 1962 ce livre merveilleux, Silent Spring – Printemps silencieux –, car il y a cinquante ans, on n’entendait déjà plus les oiseaux chanter. Cela peut faire sourire, mais je vous rappelle qu’un documentaire diffusé il y a huit jours à la télévision montre que les oiseaux ont disparu.

Depuis trente ans, nous recevons des signaux d’alerte, mais nous n’avons rien fait. Il a depuis été mis en évidence que les perturbateurs endocriniens ont été impliqués dans les pathologies endocriniennes, les malformations génitales ou les pubertés précoces – je peux en témoigner car nous avons été les premiers au monde à rapporter ces anomalies ; mais depuis, leur expression clinique a largement dépassé le champ de l’endocrinologie.

En plus de causer des malformations, on sait désormais que les perturbateurs endocriniens sont susceptibles d’agir sur le développement du cerveau – domaine d’expertise de ma consœur Barbara Demeneix – et qu’ils sont de puissants immunomodulateurs : vous en connaissez quelques exemples, monsieur le rapporteur. Les perturbateurs endocriniens sont sans doute pour quelque chose dans le doublement en vingt ans de la prévalence de l’asthme chez l’enfant. On sait désormais qu’ils interfèrent non seulement avec les régulations endocriniennes, mais aussi avec le système métabolique. L’épidémie de diabète leur est en partie imputable – je pense entre autres au bisphénol A et aux retardateurs de flamme.

Les perturbateurs endocriniens sont donc à l’origine de maladies endocriniennes, de maladies métaboliques et de maladies immunologiques. Ils touchent tous les segments de la pathologie, qu’elle soit cardiaque, cutanée ou cardio-vasculaire. Enfin, il y a incontestablement un lien entre certains d’entre eux et le développement de cancers. Le temps me manque ici pour détailler leurs mécanismes d’action.

J’aimerais désormais faire part de plusieurs préoccupations. La première concerne le champ de la pathologie clinique des perturbateurs endocriniens a largement dépassé les malformations et la spermatogenèse, pour interférer avec tous les segments de la pathologie.

Ma deuxième préoccupation a trait à l’augmentation des perturbateurs endocriniens : leur nombre ne cesse de s’accroître. Tous les mois, on en identifie de nouveaux, mis sur le marché sans autorisation sérieuse et scientifique.

Ma troisième préoccupation porte sur le champ d’action des perturbateurs endocriniens : leur mécanisme d’actions évolue. Initialement décrits comme susceptibles de modifier l’équilibre endocrinien, ils affectent également, on le sait désormais, la transcription de gènes hormono-dépendants et peuvent modifier les mécanismes épigénétiques – j’y reviendrai. Enfin, leur implication dans la cancérogenèse a été largement démontrée.

Autrement dit, la pathologie s’élargit, le nombre de perturbateurs endocriniens augmente et leur champ d’action s’élargit.

Un article publié hier dans la célèbre revue PNAS – Proceedings of the National Academy of Sciences – rapporte que le glyphosate est capable d’inhiber l’expression d’une enzyme particulière, l’EPSPS (5-Enolpyruvylshikimate 3-phosphate synthase), présente chez les bactéries du microbiote. C’est un nouveau mécanisme du glyphosate qui, en réduisant ces bactéries, affecte la croissance des abeilles et accroît leur susceptibilité aux infections.

Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de lire un papier, non encore publié, qui montre que le triclosan, qui réduit ou altère le microbiote, est associé à une augmentation significative du cancer du côlon. L’atteinte du microbiote, nouveau mécanisme d’action, a donc pour conséquences un certain nombre d’affections ou de cancers.

La quatrième préoccupation, qui me conduit à parler de scandale, est la réduction de la biodiversité. Elle s’illustre par deux exemples : la destruction du pool des abeilles – 80 % d’abeilles en moins en France – et la réduction de la faune – 30 à 40 % de mammifères en moins en Europe. Je pèse mes mots : nous sommes à l’aube d’une véritable catastrophe écologique. Cela devrait interpeller les citoyens, les économistes de la santé. Cela préoccupe singulièrement l’homme, le pédiatre et l’humaniste que je suis. L’écologie est un motif de préoccupation éthique de premier plan.

Pour conclure, voici deux exemples qui illustrent ce questionnement éthique. J’ai été auditionné il y a un mois par le groupe d’études parlementaires sur la santé environnementale. L’idée est de rédiger un texte qui tendrait à protéger les générations futures. C’est une responsabilité du pédiatre, de l’homme et du citoyen.

Nous avons démontré en 2011, dans une publication de bon impact, que le Distilbène, sur lequel nous travaillions depuis plus de dix ans, présentait un effet transgénérationnel : les petits-enfants Distilbène présentaient ainsi quarante fois plus d’hypospadias. Cet effet transgénérationnel avait déjà été rapporté par Michael Skinner chez l’animal. Il s’explique par des mécanismes épigénétiques que je n’ai pas le temps de développer.

Mon autre exemple porte sur l’agent orange j’ai ainsi été sollicité il y a un an pour créer à Montpellier un groupe de réflexion sur l’agent orange, ce produit chimique qui a été déversé par millions de tonnes au Vietnam et qui est composé pour l’essentiel de dioxine, perturbateur endocrinien avéré. Les Vietnamiens sont en train d’observer son expression clinique sur la quatrième génération !

Les perturbateurs endocriniens obèrent l’avenir de l’enfant, et altèrent aussi le devenir des générations futures. Je lance un cri d’alarme pour reconstruire une réflexion sur l’homme face à son environnement, remettre à plat les liens et le poids, si tant est que cela soit possible, des lobbies de l’industrie chimique. Le Grenelle de l’environnement avait programmé une réduction de 50 % de la production de pesticides en France ; elle a augmenté de 11 % l’an dernier !

L’Organisation mondiale de la santé – OMS – et le Programme des Nations unies pour l’environnement – PNUE – ont rappelé que l’enfant devait vivre et se développer dans un environnement sain, pour lui et les générations futures. Nous faisons face à un problème fondamental. Voilà pourquoi je me réjouis d’intervenir et de vous sensibiliser à ce je considère comme une priorité pour l’homme, l’économiste, le politique et le citoyen.

Mme Barbara Demeneix. Sans revenir sur les points très importants abordés par mon confrère, j’insisterai sur la responsabilité transgénérationnelle. Dans le cadre de la réflexion bioéthique que vous menez, il est important de rappeler que la santé environnementale dépasse la dimension humaine et concerne plus largement la biodiversité. On fera ainsi référence à une approche systémique, celle de la « santé unique », one health, qui traite de l’homme dans son environnement.

Je suppose que l’on m’a demandé de venir parce que travaillant au Muséum national d’histoire naturelle, je me suis spécialisée dans les questions de biodiversité, mais aussi parce que j’ai écrit deux livres relatifs au développement du cerveau.

En 2001, mon nom a été suggéré auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) comme experte pour la France. Ayant pris conscience à cette occasion de la difficile régulation des produits mis sur le marché, j’ai décidé de cofonder, avec Gregory Lemkin, une société, Watchfrog, spécialisée dans la mesure des effets des perturbateurs endocriniens et des polluants sur le vivant. Comme je le fais en préambule de chacune de mes interventions, je tiens à déclarer un possible conflit d’intérêts, même si je ne perçois aucun argent de cette société : je ne suis pas rémunérée comme consultante et je ne touche aucun salaire.

Il faut croire que nous étions prévoyants en fondant cette société, car les dernières données des Nations unies montrent une multiplication par 300 de la production chimique depuis 1970. Ce n’est pas l’agence américaine de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency, EPA), fondée la même année, ni le livre Silent Spring, qui avait suscité sa création, qui auront freiné la mise sur le marché de tous ces produits chimiques, à l’utilité parfois douteuse.

Un perturbateur endocrinien se définit comme une substance ou un mélange de substances qui affecte le fonctionnement du système hormonal d’une population, d’un individu, ou de sa descendance.

Nous sommes tous exposés à des centaines de mélanges. Le problème est qu’aujourd’hui, en Europe, les protocoles de test portent sur des situations où le risque est censé venir de l’exposition à une seule molécule, alors qu’elles devraient être testées dans un mélange représentatif de ce à quoi chacun d’entre nous est exposé. Mais il est très difficile de le faire, car cela supposerait de prendre en compte les lieux d’habitation différents : un rural est plus exposé aux pesticides tandis qu’un urbain l’est davantage à la pollution atmosphérique – laquelle contient, outre la matière particulaire, des perturbateurs endocriniens.

À cela s’ajoute la question des périodes de vulnérabilité. Lorsque l’on parle de responsabilité transgénérationnelle, on fait référence à la femme enceinte et à la petite enfance. Alors qu’il est conseillé aux femmes enceintes ou allaitantes de ne prendre aucun médicament sans avis médical, chacune d’elle, comme toutes les femmes en âge de procréer, se trouve littéralement contaminée par des centaines de molécules étrangères à son corps, dont beaucoup traversent la légendaire barrière placentaire et viennent s’accumuler dans le liquide amniotique.

Il ne s’agit pas de dire que chaque enfant qui naît est contaminé par les perturbateurs endocriniens : c’est chaque enfant conçu qui est contaminé !

Certes, les produits chimiques mis sur le marché ne contiennent pas nécessairement des perturbateurs endocriniens. Mais le fait est que l’on ignore l’étendue des dégâts : on en a testé si peu !

Ce n’est plus une hypothèse, c’est désormais un dogme, entré dans la littérature scientifique : les maladies de l’adulte peuvent avoir une origine congénitale. On sait que les neuf mois de la vie intra-utérine sont une période qui déterminera la santé de l’enfant, de l’adolescent, de l’adulte et même du vieillard.

Il faut donc protéger la femme enceinte. Faute de quoi, les dépenses de santé exploseront – c’est déjà le cas. Des études, encore trop peu nombreuses, paraissent sur le lien entre les maladies neurodégénératives et l’exposition aux perturbateurs endocriniens. Par ailleurs, il a été démontré que l’exposition intra-utérine au DDT multipliait par 15,5 le risque de cancer du sein à l’âge de cinquante ans. Les exemples sont pléthore.

Il faut dire qu’il est difficile de légiférer et de réglementer dans un contexte où la science avance rapidement. Il y a vingt ans, on parlait peu d’épigénétique. Désormais, on sait que l’environnement affecte l’expression des gènes via les mécanismes génétiques.

Je suis particulièrement préoccupée par l’augmentation des maladies neurodéveloppementales : maladies du spectre autistique, hyperactivité avec déficit attentionnel (Attention deficit hyperactivity discorder — ADHD). La baisse du QI est bien documentée dans certains pays, où des études ont mis en évidence la relation entre l’exposition in utero à des substances et le QI de l’enfant parvenu à l’âge de sept ans. En France, nous manquons de statistiques sur l’autisme et sur l’ADHD.

On a estimé que la baisse du QI et le risque augmenté de spectre autistique induits par trois substances représentaient un coût de 150 milliards d’euros par an… Et cela ne prend que peu en compte les problèmes rencontrés par les familles ou par la communauté enseignante.

La question de la santé environnementale, que je vous remercie d’avoir posée dans le cadre de la révision des lois de bioéthique, est cruciale pour comprendre l’explosion actuelle des maladies.

M. Jean-François Mbaye, président. Vous avez rappelé l’importance la question éthique en matière d’écologie. Cela me fait d’autant plus plaisir que la France va bientôt présider le G7, mais également accueillir la septième Conférence plénière de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. En outre, en 2020, aura lieu le congrès mondial de la nature de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN).

La France accorde donc une place particulière à la diplomatie environnementale. Mais, à vous entendre, il est aussi question d’éthique et elle ne semble pas présente dans les débats qui vont s’ouvrir. Selon vous, quelles priorités de préservation de la biodiversité et des écosystèmes la France pourrait-elle dégager dans le cadre de cette réflexion éthique et écologique ?

Mme Barbara Demeneix. Appliquez plus régulièrement le principe de précaution… Il est inscrit dans la Constitution française et dans les textes européens. On entend souvent dire que le principe de précaution s’oppose au principe d’innovation. Je ne suis pas d’accord : le principe de précaution pousse à l’innovation ; il oblige à réfléchir à d’autres moyens d’atteindre le même objectif. Ainsi, l’industrie chimique se penche sur la chimie verte ; de même, les énergies alternatives ont été développées pour répondre aux changements climatiques.

M. Charles Sultan. Il faut simplement utiliser les textes existants : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) contrôle l’application de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies dans le domaine de la santé et du développement des enfants. Cela doit inclure leur protection contre la pollution environnementale.

De même, la loi relative à la politique de santé publique affirme le droit de l’enfant à s’épanouir dans un environnement protecteur.

Les dispositions sont déjà inscrites dans les textes. Il n’est donc pas nécessaire de modifier la loi, même si elle n’est respectée par personne… En résumé, la protection de l’enfant relève certes d’organisations internationales, mais c’est également votre rôle de député que de suivre avec davantage d’attention l’application de la loi.

Il est urgent de protéger les générations futures ; c’est mon combat depuis quelques années. J’ai rencontré plusieurs députés et d’autres personnalités. Notre laxisme, notre insoutenable légèreté ont de graves conséquences sur le devenir psychologique et somatique de milliers d’enfants. Vous avez reculé de trois ans l’interdiction du glyphosate : trois millions de fœtus, et donc d’enfants, supplémentaires risquent ainsi d’être contaminés. Je vous rappelle qu’il y a quelques années, une étude américaine avait montré que l’on pouvait identifier deux cent quatre-vingt-sept produits chimiques perturbateurs endocriniens dans le sang du cordon…

L’éditeur en chef d’Archives of Disease in Childhood, notre ouvrage de référence, posait alors la question : how to protect our unborn babies ? Comment protéger nos enfants qui ne sont pas encore nés contre la pollution chimique ? Voilà la question éthique prioritaire. Nous contaminons des femmes enceintes et des fœtus : c’est toute une génération qui verra son devenir physique, psychologique et psycho-développemental affecté par ces pollutions.

Il y a quinze jours, au Congrès international sur la femme et l’enfant, j’ai été invité à faire une lecture sur le thème : « How to protect the pregrant women from endocrine disruptors ? » – comment protéger les femmes enceintes des perturbateurs endocriniens ? Je vous propose de voter une loi qui comporterait vingt-cinq mesures à prendre pour toute femme enceinte. Ces mesures peuvent paraître banales, voire triviales, mais elles sont essentielles pour les protéger.

Je suis également en discussion avec certains hommes politiques pour engager une réflexion législative concernant les générations futures. La transmission transgénérationnelle est dramatique. Je suis le conseiller de l’association des victimes du Distilbène. J’ai étudié l’effet transgénérationnel du Distilbène chez les garçons ; mais nous sommes en train de publier l’observation d’une petite fille de huit ans qui nous avait été adressée pour des hémorragies génitales. Personne n’avait réussi à diagnostiquer leur cause. Or ces hémorragies correspondaient à un adénocarcinome du vagin. En conséquence, elle a subi opérations et chimiothérapie. Mais, ce qui est dramatique, c’est que sa mère avait tous les stigmates des enfants Distilbène et que sa grand-mère avait pris du Distilbène… C’était la première observation clinique d’un effet transgénérationnel chez la fille : l’adénocarcinome du vagin est une maladie connue chez les enfants Distilbène. C’est d’ailleurs l’analyse des cancers du vagin de ces enfants à la puberté qui avait permis de développer le concept – évoqué par ma collègue – d’origine fœtale d’une pathologie adulte. La vie fœtale est déterminante pour la santé du nouveau-né, de l’enfant, de l’adulte, et peut-être du vieillard, même si cela ne relève pas de mes compétences.

Mme Barbara Demeneix. Vous avez raison, plusieurs chercheurs commencent à se pencher sur le lien entre l’augmentation des maladies neurodégénératives et l’exposition aux perturbateurs endocriniens. Certains liens – en postnatal – sont déjà démontrés, entre la maladie de Parkinson et certains pesticides par exemple. D’autres sont en cours d’étude. La question mérite d’être posée, mais elle est très difficile à étudier.

M. Charles Sultan. Je suis avant tout un scientifique, donc je me base sur les preuves – mon travail est « evidence based ». Pour ceux d’entre vous qui auraient encore des doutes, un très beau travail a été publié dans Environmental Health Perspectives, une excellente revue. On savait que certains perturbateurs endocriniens étaient impliqués dans l’épidémie d’obésité, vous en avez sans doute entendu parler. Une équipe aux États-Unis a suivi des femmes enceintes et leurs enfants pendant quinze ans. Des prélèvements ont été effectués pendant leur grossesse : les femmes qui avaient les taux d’acide perfluorooctanoïque (PFOA) – molécule plus communément appelée Téflon –, les plus élevés pendant leur grossesse ont entraîné chez leurs enfants les obésités les plus importantes – dites morbides – à la période pubertaire…

On sait expérimentalement que le PFOA est capable de stimuler la dédifférenciation de cellules-souches en préadipocytes pendant la vie fœtale, mais qu’il entraîne également une prolifération des adipocytes et une augmentation de la synthèse de triglycérides.

C’est donc une question d’éthique, dramatique et essentielle : nous sommes en train de conditionner la vie de nos enfants ! L’obésité et son cortège de signes d’accompagnement ne sont pas une mince affaire, personne ne le contestera. Or nous conditionnons l’obésité morbide à travers la contamination passive des femmes enceintes…

Vous parliez de mesures. J’en ai proposé deux, illustrées par ces exemples caricaturaux. Il y a vingt ans, un excellent article dans Science démontrait déjà que le Distilbène entraînait chez la rate un doublement du poids à la naissance. On savait donc que les perturbateurs endocriniens étaient impliqués dans l’obésité. Quelles mesures ont été prises ? Aucune.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Nous le savons tous, les modifications de l’environnement, principalement induites par l’homme, entraînent des perturbations pour toutes les espèces vivantes – homme compris. La prise de conscience, vous avez raison, est encore beaucoup trop timide et les mesures prises presque inexistantes par rapport à l’ampleur du problème. Il y a urgence à réveiller les consciences de l’ensemble des décideurs.

Vous avez évoqué les pathologies induites par les perturbateurs endocriniens et les autres produits chimiques. Vous avez souligné leurs effets sur les hormones thyroïdiennes et indirectement sur le développement cérébral, la cancérogenèse, l’asthme, l’immunologie, la spermatogenèse – entraînant une diminution très significative de la fécondité – et parfois même des embryopathies. Existe-t-il beaucoup d’études ou de documents, que vous pourriez nous transmettre, concernant les modifications des gènes dans les cellules germinales ? Vous nous avez décrit très clairement les effets transgénérationnels de certains produits médicamenteux comme le Distilbène, ou d’autres produits comme l’agent orange sur la quatrième génération d’enfants vietnamiens. Mais dispose-t-on d’éléments concernant d’éventuelles modifications géniques définitives touchant toute l’espèce humaine – et pas uniquement des modifications touchant la deuxième, troisième ou quatrième génération ? Si l’on modifie sans le savoir l’espèce humaine en la dégradant, il y a plus qu’urgence et la gravité de la situation est effrayante ! D’autant que nous avons débattu lors de la précédente audition, et à d’autres occasions, de la crainte de certains de nos collègues face au développement du diagnostic préimplantatoire, qui permet de prévenir des maladies gravissimes entraînant la mort des enfants. Ces diagnostics sont pour l’instant extrêmement limités dans notre pays et soumis à des conditions très strictes. Nous sommes nombreux à plaider pour une meilleure prophylaxie de ces maladies. Certains l’assimilent à de l’eugénisme ; c’est un abus de langage, l’eugénisme étant l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce. En l’occurrence, on empêche simplement la naissance d’un enfant qui va mourir quelques années plus tard : ce n’est pas de l’eugénisme, c’est de la prophylaxie !

Par ailleurs, derrière ce tout petit arbuste qui les inquiète, ils ne voient pas l’immense forêt : on n’en est plus à améliorer l’espèce, puisque c’est de sa dégradation que nous parlons aujourd’hui ! Si les effets de ces produits sont avérés sur les cellules germinales, c’est toute l’espèce humaine qui sera détériorée, affaiblie et potentiellement en danger pour sa survie.

Enfin, ne trouvez-vous pas les décisions de la plupart des pays, mais aussi les recommandations des comités d’éthique, trop frileuses ? Si la prise de conscience existe, est-elle suffisante ? Après une très bonne analyse dans le chapitre intitulé « Santé et environnement », les recommandations du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) au législateur sont très limitées… Nous avons envie d’être moins frileux, mais avons besoin de vos conseils.

Le CCNE recommande ainsi que le champ thématique « santé environnement » fasse l’objet de réflexion interdisciplinaire. Effectivement, on ne peut que le souhaiter…

Le CCNE propose également que cette ambition soit inscrite le préambule de la loi relative à la bioéthique. Mais le préambule, ce n’est pas la loi. Autrement dit, on inscrit qu’il faut y penser ! Il aurait peut-être déjà fallu y penser depuis longtemps… N’est-il pas temps d’aller plus loin ?

Enfin, le CCNE propose que les entreprises présentent chaque année devant leurs actionnaires et leur comité social et économique un document éthique mis à la disposition des clients. Cela assurera un peu de transparence et c’est une bonne chose. Mais cela suffira-t-il pour changer les pratiques après ce constat dressé sans catastrophisme, mais qui n’en est pas moins particulièrement inquiétant ?

M. Philippe Berta. J’ai plaisir à vous voir et à retrouver le professeur Charles Sultan, que je n’avais pas vu depuis quelques années, après avoir beaucoup travaillé avec lui ! Je rejoins les propos du rapporteur et je partage votre catastrophisme : nous nous écharpons sur le thème de la procréation et des techniques de procréation, mais nous restera-t-il seulement des gamètes pour le faire ? Il faudrait commencer par discuter de ce point crucial avant de parler du reste !

Je partage également l’analyse de la professeure Barbara Demeneix. J’échange beaucoup avec quelqu’un que vous connaissez bien, un Marseillais d’adoption – Yehezkel Ben-Ari – sur la fameuse neuroarchéologie. Il me répète du matin au soir que ce que nous serons demain se joue intra utero. Depuis des années, on parle d’un petit problème de soupe œstrogénique. Or il y a bien autre chose que les seuls œstrogènes like (‑xéno‑oestrogèbes) dans cette soupe…

À l’inverse, je ne suis pas d’accord avec vous concernant les statistiques. J’écoute beaucoup M. Ben-Ari et j’essaie de l’aider en matière d’autisme. Au vu des statistiques, nous devrions nous réveiller : il y a trente ans, personne ne parlait d’autisme ; aujourd’hui, un enfant sur cent est touché en France, et un sur soixante-huit aux États-Unis. Nous devons faire le lien avec la fameuse vie intra-utérine et les désordres chimiques, biochimiques, mais aussi microbiologiques qui surviennent durant cette période.

Encore n’avons-nous pas parlé du moment de la parturition, lui aussi très important. Comment ne pas faire le lien entre ces pathologies explosives, qui ne sont pas génétiques, mais liées à des phénomènes environnementaux, et la multiplication des césariennes dans les sociétés occidentales ? Certaines études, peu connues, ont pourtant été publiées. Les césariennes, limitées dans le passé aux problèmes pathologiques, sont devenues une pratique courante. Personne ne se pose la question, mais qu’est-ce qui ne se produit pas lors d’une parturition par césarienne et non par voie basse ? Au moins deux phénomènes ne se produisent pas : l’imprégnation d’ocytocines – hormones importantes – est inexistante et la transmission des bactéries, qui se fait mal. Quel est votre point de vue sur le sujet ?

J’ai récemment écouté sur YouTube ce fameux neuro-astrophysicien qui nous promet, de façon très argumentée, une disparition rapide de l’espèce humaine. Si, en tant que parlementaires, nous n’en faisons pas une cause essentielle, c’est que nous sommes devenus fous ! Nous ne pouvons bien sûr agir que dans le contexte hexagonal, mais ces alertes doivent également être relayées, car la littérature scientifique se fait désormais massivement l’écho de cet état d’urgence. Mais je ne suis pas sûr que tout le monde l’ait encore vraiment bien compris…

Mme Barbara Demeneix. J’ai beaucoup apprécié votre discours, Monsieur Berta. Mais vous ne devez pas vous limiter à l’Hexagone ! Nous avons l’Europe, et la voix de la France dans le domaine des perturbations endocriniennes y est, ou plutôt y était très importante : elle s’est un peu éteinte… Je vous appelle à pousser vos représentants au niveau européen à mieux faire passer le message de l’importance du sujet et de l’urgence de la situation. J’ai rencontré à plusieurs reprises Mme Diane Simiu, conseillère « environnement » du Président de la République, et du Premier ministre. La France doit redevenir leader sur ces questions. Demain matin, j’assiste à la présentation de la Stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens. Je ne pourrai pas passer autant de temps que j’aurais voulu… Mais la France a une position forte sur ces sujets et doit la maintenir.

Concernant les statistiques, on parle d’un enfant sur cent, mais les chiffres sont flous et peu fiables…

M. Philippe Berta. Le diagnostic est complexe.

Mme Barbara Demeneix. Je suis d’accord. Effectivement, les méthodes de diagnostic ont changé. En 1981, un enfant sur deux mille cinq cent était touché aux États-Unis. Les dernières statistiques font état d’un enfant sur cinquante-neuf, et d’un garçon sur trente-neuf… Dans le New Jersey, où les diagnostics sont réalisés le plus fréquemment, un enfant sur trente-cinq serait désormais touché. Autrement dit, là où on regarde, on trouve !

Concernant la parturition je l’évoque dans mon livre quatre facteurs interviennent, et pas uniquement l’absence de hausse du taux d’ocytocine. Le microbiote ne passe pas non plus, vous avez raison. M. Sultan l’a évoqué, notre microbiote est en train de changer, et pas seulement à cause du glyphosate. En outre, l’exposition prénatale aux perturbateurs endocriniens et aux produits chimiques a d’autres conséquences : deux tiers des produits que nous avons testés en laboratoire et auxquels nous sommes tous exposés affectent la signalisation thyroïdienne, essentielle pour le développement du cerveau.

M. Charles Sultan. Les perturbateurs ont-ils un impact sur les cellules germinales ? Il y a près de quinze ans, de grandes revues ont rapporté que le Distilbène, xéno‑œstrogène considéré par tous les chercheurs comme un modèle d’étude des perturbateurs endocriniens, était capable de modifier la transcription d’environ vingt-cinq gènes – en régulation positive ou négative. On sait maintenant que le Distilbène régule négativement les gènes de la famille Hox-10, impliqués dans la différenciation des canaux de Müller. Ce sont ces gènes qui vont entraîner ensuite les malformations utérines de la fille Distilbène… La médecine est ma passion, vous l’aurez compris, mais c’est encore plus beau lorsque c’est assorti de données fondamentales ! De la même façon, certains gènes de la famille des WNT‑glyciprotéines sont modifiés par le Distilbène. Or cette famille est impliquée dans la croissance des cellules endométriales et vaginales, ce qui expliquerait le mécanisme de l’adénocarcinome du vagin.

Il en est de même pour le bisphénol A (BPA). Il y a quinze ans, une étude avait également démontré que le BPA entraînait des modi-réductions, en régulation positive ou négative, de gènes clés en biologie cellulaire, gènes responsables de la croissance, de la différenciation, mais aussi de facteurs transcriptionnels. Au niveau global, les mécanismes sont donc parfaitement connus.

Le professeur Michael Skinner a démontré que c’est au travers des cellules germinales que s’effectue le mécanisme transgénérationnel. Ce dernier ne relève pas exclusivement de la génétique : on le sait désormais, c’est un mécanisme épigénétique. Il est en outre clairement établi, Philippe Berta l’a souligné, que le pool d’ovocytes des femmes est en diminution constante. Vous pouvez évoquer la PMA je ne néglige pas les problèmes éventuellement posés par les nouvelles conditions d’accès mais il faut également avoir conscience que de très nombreux perturbateurs endocriniens altèrent le pool folliculaire. Au lieu de naître avec quatre cents follicules – c’est-à-dire quatre cents cycles d’ovulation à raison d’un follicule par mois, soit une moyenne de trente ans, durée de vie endrocrino-gynécologique d’une femme –, les dernières études rapportent que la dioxine, qui se lie au récepteur AhR – également appelé récepteur aux hydrocarbures aromatiques – entraîne une apoptose des cellules ovariennes chez le rat et le primate. En conséquence, au lieu de naître avec quatre cents follicules, la petite fille va naître avec deux cents ou trois cents follicules, ce qui pourrait expliquer en partie l’accélération de la ménopause observée en France et la hausse du taux d’infertilité. Je suis régulièrement en contact avec mes confrères gynécologues sur ce sujet. Ces évolutions pourraient donc avoir pour origine une contamination de l’ovaire fœtal.

Les perturbateurs endocriniens ont également des conséquences sur le testicule fœtal. Je connais bien ce sujet que j’étudie depuis plus de vingt ans. Les résultats scientifiques sont bien connus… Le testicule est composé de deux types de cellules : la cellule de Leydig et la cellule de Sertoli. La cellule de Leydig produit la testostérone et l’on sait désormais que de très nombreux perturbateurs agissent sur le schéma de la stéroïdogenèse, réduisent le taux de testostérone et entraînent donc des ambiguïtés sexuelles en période néonatale.

Mais ces perturbateurs altèrent également la cellule de Sertoli. Cela crée ce que Niels Skakkebaek a appelé le syndrome de dysgénésie testiculaire (testicular dysgenesis syndrome – TDS), réduisant la spermatogenèse à l’âge adulte. Quand Skakkebaek a publié son étude en 2001, la plupart des endocrinologues, qui sont mes maîtres, et des pédiatres, qui sont mes collègues, sont restés totalement silencieux !

L’impact à l’âge adulte est tel aujourd’hui tel qu’il faut agir. Comme le disait Henri Bergson, « il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». Je le cite modestement, d’autant que bien d’autres avant nous ont réagi à la pollution environnementale. Ainsi, il y a cent ans, dans le Faust de Goethe, la terre est décrite comme un vaste cloaque ; ce à quoi le grand Bertolt Brecht répond : « D’abord la bouffe, ensuite la morale. »

Cent ans après, j’entends les mêmes réflexions, le même déni, y compris de collègues de la faculté de médecine, d’amis, de scientifiques, d’intellectuels, d’hommes humanistes qui représentent normalement la quintessence de la réflexion… Une grande sociologue avait parlé du « déni du Distilbène » dans sa thèse. Dès 1971, Herbst évoquait ses dangers dans le New England Journal of Medecine. Quarante ans plus tard, personne n’a tiré les leçons du Distilbène !

Je vous remercie de nous avoir donné l’opportunité de cet échange.

Mme Barbara Demeneix. Concernant les modifications dans les cellules germinales, les exemples sont peu nombreux et dérivent de la littérature académique. En effet, les tests effectués à l’occasion du criblage des molécules n’analysent pas les conséquences génétiques de l’exposition à une substance chimique, puisque ce n’est pas préconisé.

En outre, je vous l’ai expliqué, chaque substance est testée seule. Quand je vais assister aux différents tests élaborés mis en place par l’OCDE, je constate qu’aucun n’utilise le séquençage du génome, considéré comme trop cher et trop contraignant pour les industries pharmaceutiques. Le criblage est donc imparfait. Quelques tests transgénérationnels sont réalisés sur les rats. Mais cela pose d’autres problèmes éthiques, liés à l’utilisation des animaux dans la recherche. Ce n’est pas l’objet de notre réunion, mais il faut savoir que, dans les réunions de toxicologues, les organisations non gouvernementales les plus actives auprès des grands industriels sont précisément celles qui sont les plus hostiles à l’utilisation des animaux dans l’expérimentation… On ne fait donc pas de véritables tests génétiques, et l’on regarde encore moins ce qui se passe au niveau du génome germinal.

Certes, la France a été exemplaire en interdisant le BPA pour les bouteilles, les biberons pour les enfants et, plus largement, tous les objets donnant lieu à un contact alimentaire. Mais le BPA a été remplacé par le bisphénol F (BPF) et le bisphénol S (BPS), tout aussi nocifs… C’est un exemple de substitution regrettable, dû au fait que les tests ne sont pas assez sophistiqués ni assez appliqués.

M. Charles Sultan. Tout le débat acharné relatif aux conséquences du glyphosate repose sur des données expérimentales de Monsanto datant de 1970… Il n’a été tenu aucun compte des données plus récentes diffusées par différents groupes. Même si ces données plus récentes sont parfois contestées ou contestables, il n’en reste pas moins que l’on continue à s’appuyer sur une expérimentation qui remonte à 1970. C’est tout même préoccupant… On est loin du screening génétique ou moléculaire des effets sur des gènes cibles !

M. Jean-François Mbaye, président. Madame, Monsieur, au nom de la mission d’information, je vous remercie pour ces échanges et, encore une fois, je vous présente nos excuses pour le retard avec lequel s’est engagée pour cette audition tardive. Votre très belle citation, monsieur le professeur, nous invite à agir en homme de pensée et à penser en homme d’action : il faut le faire et nous le ferons.

Ces éclairages nous seront utiles dans la perspective de la révision de la loi de bioéthique et nous permettront d’agir en amont : avant de penser bioéthique, pensons d’abord environnement. Pensons à l’humain et à son environnement le plus proche.

 

 

 


– 1 –

Table ronde d’associations familiales

          Familles de France : M. Charly Hee, président, et Mme Mireille Lachaud, administrateur nationale

          Associations familiales catholiques : M. Bertrand Lionel-Marie, responsable du secteur bioéthique de la confédération nationale des AFC

          Association des Familles Homoparentales (ADFH) : M. Alexandre Urwicz, président, et M. Fabien Joly

          Association des Parents et futurs parents Gays et Lesbiens (APGL) : Mme Marie-Claude Picardat, co-présidente, Mme Marie Bozzi, trésorière, et M. Doan Trung Luu, membre du bureau national

Mardi 2 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Chers collègues, nous reprenons notre cycle d’auditions par une table ronde réunissant plusieurs associations familiales : Familles de France, la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC), l’Association des familles homoparentales (ADFH) et l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL). Je les remercie d’avoir accepté de venir dialoguer avec nous.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, notre mission d’information est notamment amenée à s’interroger sur des problématiques liées à la procréation telles que l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, la gestation pour autrui (GPA), le transfert d’embryons post-mortem, le diagnostic préimplantatoire ou la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes.

Nous souhaitons recueillir votre avis sur l’une ou plusieurs de ces thématiques à l’occasion de vos exposés liminaires et des réponses que vous donnerez à nos questions.

Avant de vous donner la parole à tour de rôle, je vais vous présenter. Familles de France est représentée par M. Charly Hee, président, et Mme Mireille Lachaud, administratrice nationale. La CNAFC est représentée par M. Bertrand Lionel-Marie, responsable du secteur bioéthique. L’ADFH est représentée par M. Alexandre Urwicz, président, et M. Fabien Joly. L’APGL est représentée par Mme Marie-Claude Picardat, co-présidente, Mme Marie Bozzi, trésorière, et M. Doan Trung Luu, membre du bureau national.

Après vous avoir rappelé que nos débats sont filmés et enregistrés, je vous laisse la parole pour une durée de cinq à dix minutes.

M. Charly Hee, président de Familles de France. Les questions de bioéthique ouvrent sur des réflexions complexes sur les plans scientifique et moral. Familles de France a pu le constater au cours des débats avec ses adhérents et à l’occasion des échanges tenus durant les Etats généraux de la bioéthique (EGB). Il serait prétentieux et stérile d'arrêter des positions définitives sur ces questions mais il nous incombe d'anticiper des risques et dérives qui inquiètent les familles.

Les nouvelles technologies et l'économie prennent le pas dans de nombreux domaines, conduisant parfois la sphère privée à devenir publique et l'intime à se commercialiser. La vie familiale est en évolution constante ; les familles changent et font changer la société. S’il est normal qu’il se réinvente et s'adapte à ce nouveau contexte, le droit est aussi là pour poser des limites et permettre à tous de bien vivre en société.

À la suite des débats citoyens dans les départements, nous avons de vastes questionnements mais nous nous engageons pour rappeler certains principes fondamentaux.

Quand leur filiation n'est plus lisible, les personnes vivent souvent leur vie d'adulte en recherche de leur origine. L'enfant tant espéré est souvent accueilli avec bonheur, mais le progrès médical doit-il seulement être au service des désirs individuels ? Nos avis sont très partagés concernant la procréation médicalement assistée (PMA). Sur ce sujet, nous souhaitons qu’il y ait une réflexion plus importante sur la place de chacun dans la famille avant d’accorder des droits nouveaux aux couples de femmes.

Notre mouvement s'opposera toujours à la marchandisation du corps des femmes, action derrière laquelle se cachent toujours des rapports de pouvoir et de domination. Les histoires douloureuses de femmes indiennes nous montrent que ce n’est pas la bonne route à prendre. Les progrès de la science et du droit doivent permettre à l'individu de s'inscrire dans la société et non servir à créer une fabrique d'êtres humains. Des États généraux de la famille permettraient de repenser les profonds bouleversements sociétaux actuels.

Mme Mireille Lachaud, administratrice nationale de Familles de France. Pour ma part, je m’occupe de la politique familiale qui va de pair avec l'éthique.

Le passage de la conviction intime à la loi doit mettre en avant l'intérêt général, même si l’intérêt particulier doit être tout à fait pris en compte. Nous sommes ici dans le champ de nos valeurs et nous ne souhaitons pas que le politique prenne le pas sur l'éthique. Tout ce qui est techniquement possible devrait-il être réalisé ? Nous comprenons bien la souffrance du manque d’enfant, mais la crainte de l'opinion, dans notre pays comme dans notre mouvement, est d'ouvrir la boîte de Pandore.

La famille est en mutation, dit le Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Pour notre part, nous disons : réfléchissons ensemble à ce que nous souhaitons pour nos familles. Prenons l’exemple des familles monoparentales – que nous respectons. Par souci de justice et d’équité, nous sommes contraints de les soutenir d'une façon très importante par le biais de politiques publiques. Nous le faisons aussi au quotidien dans nos associations. Sommes-nous conscients que, par des décisions prises au nom de l'individualisme, nous allons peut-être créer une réalité pour des femmes seules qui rêvent ? Nous n’avons rien contre les rêves, mais pourquoi chahuter la place du père dans notre société qui devient terriblement individualiste ?

La technique de la PMA suscite une certaine fascination qui ne doit pas faire oublier que nous vivons dans une société qui a une histoire. Qu'en sera-t-il de la référence paternelle ? Nous devons être humbles face à la vulnérabilité de l'enfant, qui impose une protection. La puissance du désir, associée à cette fascination inquiétante de la technique, doit être prise en compte mais elle ne doit faire oublier la réalité biologique.

Est-il logique, par exemple, d'encourager la congélation des ovocytes ? Ne doit-on pas s'interroger sur une société où le travail est privilégié au point que des femmes en viennent à repousser l'âge de leur première grossesse quitte à congeler des ovocytes ? Pourquoi ne pas encourager plutôt la conciliation des temps familiaux et professionnels ? Prenons en compte l'horloge biologique des femmes, même s’il faudra bien, éventuellement, congeler des ovocytes.

Des États généraux de la famille s’imposent. Le renforcement de l'autonomie des femmes en matière de reproduction est peut-être le revers de la domination exorbitante des hommes dans la sphère professionnelle. Il faudrait rechercher un juste équilibre plutôt qu'ouvrir des droits qui n'encouragent pas toujours la vie en couple ou en famille. Faire un bébé toute seule, est-ce la meilleure solution pour une société inclusive ? Pour une femme, la vraie égalité avec les hommes passe par la liberté d'avoir des enfants pendant une période favorable.

Ce n’est peut-être pas tout à fait une loi de confiance car elle est un peu isolée de tout le reste, bien que la PMA et la GPA ne représentent que très peu de lignes du texte. Nous pensons que les principes éthiques de gratuité du don seront très rapidement bafoués car le commerce est à notre porte. Si les pays européens ont des lois différentes, les couples passeront très rapidement les frontières.

L'accélération des moyens techniques de la médecine ne doit pas nous faire oublier qu'il y a un droit de l'enfant avant un droit à l'enfant. Nous pensons aussi que mettre un terme aux liens entre la biologie et la filiation est à anticiper avant de légaliser la PMA.

Toutes ces questions nous encouragent à réclamer un statu quo sur les questions sociétales avant des États généraux de la famille, parce que nous souhaitons un véritable état des lieux qui prenne en compte l'écologie familiale. Nous voulons renforcer les liens, plus que les biens, dans la société. L'enfant ne doit surtout pas devenir un produit de consommation.

M. Bertrand Lionel-Marie, responsable du secteur bioéthique de la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC). Merci de nous avoir invités aujourd'hui. Je voudrais faire une petite observation préliminaire : les associations familiales catholiques souhaitent questionner, donc si mes paroles peuvent paraître blessantes, veuillez m'en excuser par avance.

Tous, nous cherchons le bonheur. « Qui nous fera voir le bonheur ? » disait déjà le roi David. Le bonheur auquel nous aspirons dépend-il du seul exercice de nos libertés individuelles et de l'octroi possible de droits associés ? Ce bonheur ne dépend-il pas aussi de notre consentement à n'être pas tout, et donc à accepter des limites ou peut-être à apprivoiser nos limites, en particulier celles de notre corps ?

Dans une société à laquelle s'intéressent forcément les politiques, n'est-il pas aussi requis d'appréhender et d'organiser des relations entre ses membres, de protéger les plus faibles d'entre eux et de penser un destin collectif qui ne saurait se réduire à un ensemble atomisé de désirs individuels ?

Vous pourriez penser que nous sommes bien loin ici de la bioéthique. Est-ce si sûr ? La famille n'est-elle pas plutôt le principal antidote à l'individualisme ? Les quelque trois cent dix associations familiales catholiques présentes dans toute la France accompagnent les familles ; elles partagent leurs joies mais aussi leurs difficultés.

Sans nous désintéresser des autres thèmes des Etats généraux, nous avons fait le choix de concentrer nos observations sur la procréation. Ce choix s'est imposé à nous en ce que la famille est, à travers ses membres, le lieu d'accueil de la vie ou, dit autrement, le sanctuaire de la vie, en particulier de la vie émergente et de la vie déclinante.

Dans le laps de temps imparti, nous voudrions tout d’abord formuler quelques observations nécessairement sommaires sur l'AMP en l'état du droit et des pratiques, et ensuite vous alerter sur les conséquences d'une possible extension de l'AMP aux couples de femmes ou aux femmes célibataires.

L'insémination artificielle et la fécondation in vitro (FIV) sont devenues les techniques courantes d'assistance médicale à la procréation pour pallier l'infertilité médicalement diagnostiquée d'un couple composé d'un homme et d'une femme vivants et en âge de procréer. Elles étaient à l’origine de 24 839 naissances en 2015 – 3,10 % des naissances totales. Pour visualiser, disons que dans une classe de trente enfants, l’un était né d'assistance médicale à la procréation.

Je me limiterai à quatre observations.

Première observation : il est pour le moins paradoxal, comme le relevait le CCNE en 1986, que le désir de donner la vie, inhérent à l'homme, côtoie alors la disparition programmée d'êtres humains. En 2015, il y avait en France 221 538 embryons surnuméraires, abandonnés à leur sort ou en attente de la mise en œuvre d'un hypothétique projet parental, ce nombre étant en augmentation de 18 % par rapport à 2012. Nous parlons d'êtres humains uniques dont le devenir – être ou ne pas être – est dépendant du choix de tiers. Ce devenir peut-il nous laisser à ce point indifférents que nous ne l'évoquions même plus ? Ce choix de produire des embryons surnuméraires, juridiquement réifiés, n'est d'ailleurs pas partagé par certains de nos voisins, notamment – est-ce un hasard ? – par l'Allemagne et par l'Italie.

Deuxième observation : notre société, qui se présente volontiers comme celle de l'enfant du désir ou du désir d'enfant, est aussi, paradoxalement, celle du non-désir. Notre société, qui va peut-être devenir celle de l'AMP pour toutes, est aussi la société du non-renouvellement des générations : l’indice de fécondité était de 1,88 en 2017. Ce sujet est éminemment politique. La remise en cause de la politique familiale n'est d'ailleurs pas étrangère aux dernières évolutions de cet indice et aussi au nombre toujours élevé d’interruptions volontaires de grossesse (IVG). À l'heure des études d'impact et de l'évaluation de nos traces écologiques, refuse-t-on de voir que la naissance annuelle d'environ 800 000 enfants en France – 767 000 en 2017 – s’accompagne de 211 900 non-naissances par an et de 221 538 naissances suspendues souvent pour toujours ?

Troisième observation : les techniques d'AMP ont aussi modifié et orienté notre appréhension de la procréation. Le recours à cette technique étant tout autant le résultat d'une option de l'homme que d'une détermination technique. À cet égard, nous ne vivons pas avec l'AMP ou le smartphone, nous sommes dans la société de l'AMP comme dans celle du smartphone. Malgré leurs résultats plutôt modestes – environ 20 % de réussite pour une FIV et 10 % pour une insémination artificielle –, ces techniques ont pu laisser croire que l’on pouvait avoir un enfant si on le voulait. Incidemment, l'enfant est devenu un dû voire un droit. À l'heure où l'on commence à prendre conscience des méfaits d'une agriculture intensive qui s'est coupée de la nature, n'est-il pas inconséquent de se lancer tête baissée dans le tout procréation artificielle ? Ne devrait-on pas collectivement encourager une procréation naturelle, gratuite et unitive plutôt qu'une procréation artificielle, payante et disjonctive.

Quatrième observation : les techniques d'AMP, qui contournent la fertilité, semblent aussi avoir eu pour effet de marginaliser l'art médical de restauration de la fertilité et de laisser méconnues des méthodes alternatives comme la « naprotechnologie », de l’anglais natural procreative technology – technologie procréative naturelle (NPT) –, qui sont pourtant moins lourdes et moins intrusives pour les couples. Elles ont surtout eu pour effet d'éviter de prendre les mesures politiques nécessaires pour traiter les causes premières de l'infertilité, qu'elles soient environnementales – hormones, perturbateurs endocriniens –, médicales – infections sexuellement transmissibles –, ou sociales – l'âge moyen de la première grossesse était de vingt-huit ans et demi en 2015, soit quatre ans et demi plus élevé qu'en 1974.

À cet égard, nous pouvons nous poser deux questions.

Première question : est-il juste que la solidarité nationale continue à supporter, via la prise en charge de l’AMP par l'assurance maladie, les conséquences délétères des polluants sur la santé reproductive des couples ?

Deuxième question : comment favoriser aussi des grossesses naturelles plus précoces – sachant qu'environ 40 % des femmes qui ont recours à l’AMP ont plus de 35 ans – et, par conséquent, limiter l’utilisation et le coût social de cette technique ?

Après ces quatre observations, j’en viens à la deuxième partie de mon intervention : extension du domaine de la PMA, le pas de plus à ne pas franchir.

En 2005, le CCNE avait considéré l'ouverture de l’AMP à l'homoparentalité ou aux personnes seules ouvrirait de fait ce recours à toute personne qui en exprimerait le désir, et constituerait peut-être alors un excès de l'intérêt individuel sur l'intérêt collectif. La médecine serait simplement convoquée pour satisfaire un droit individuel à l'enfant.

En 2004, le professeur René Frydman écrivait que l'AMP et plus particulièrement les dons de gamètes ne sauraient être un nouveau mode de procréation car ils ne sont qu'une solution face à l'impossibilité d'obtenir un enfant naturellement. Ces méthodes ne peuvent donc s'adresser qu'à des couples hétérosexuels ayant un projet parental.

Si l'on peut naturellement compatir à la souffrance des femmes célibataires ou en couples en désir d'enfant, en appeler à la médecine pour donner des enfants à ces femmes qui ne sont pas stériles, nous ferait passer d'une médecine du soin à celle de la réalisation des désirs. Ce serait donc une validation implicite de la démarche transhumaniste.

Dès lors que la souffrance comporte nécessairement un aspect subjectif, jusqu'où seront convoqués la médecine et le droit ? Acceptera-t-on d’en appeler à la médecine pour donner à une femme qui n'a pas pu être grand-mère du fait du décès prématuré de son fils, un enfant de son fils en prélevant post mortem ses spermatozoïdes ? C'est un cas réel qui se présente en ce moment en Angleterre. Pourquoi sa souffrance ne serait-elle pas accueillie comme celle d'une femme célibataire ou d'un couple de femmes ? Qui est juge du poids de la souffrance ? Acceptera-t-on d’en appeler à la médecine pour donner un enfant à une femme de cinquante ou soixante ans qui n'a pas eu la chance de rencontrer l'homme de sa vie avant ? Acceptera-t-on d’en appeler à la médecine pour donner une fille à des parents qui ont déjà un ou plusieurs garçons et qui souffrent tellement de ne pas avoir eu une fille ? On peut aussi envisager la situation inverse. Mais alors, où s'arrêtera-t-on ?

En 2017, la majorité des membres du CCNE – mais seulement huit des quinze membres du groupe de travail –, après avoir relevé nombre de points de butée, justifiait une telle expansion par l'autonomie des femmes et l'absence de violence liée à la technique elle-même.

Ce recours à la notion d'autonomie est paradoxal en ce sens que les femmes requièrent de la structure biomédicale de l'État, d'une part, qu'elle leur fournisse du sperme qu'elles peuvent trouver par ailleurs, et, d'autre part, qu'elle procède à une insémination artificielle qu'elles peuvent mettre en œuvre par ailleurs.

En outre, si la technique de l'insémination avec donneur n'est pas violente en elle-même, une violence est bien faite aux enfants privés par la loi de leur père et de leur lignée paternelle. Une violence est possiblement faite au médecin enjoint d'accéder à des demandes individuelles ne relevant pas du champ de la médecine. Une violence est possiblement faite aux hommes réduits à être, selon les termes de l'avis du CCNE, des fournisseurs de ressources biologiques.

Nombre d'enfants issus d’insémination artificielle avec don de sperme (IAD), et pourtant élevés par un père et une mère, se sont lancés dans une quête éperdue de leur père biologique et ont révélé la souffrance liée à l'absence d'accès à leur origine. N'est-il pas paradoxal de vouloir fabriquer des enfants dans des configurations familiales dans lesquelles ils n'auront ni père ni lignée paternelle ? Tous ici, nous avons eu un père. Certains pères ont été présents, d'autres ont été absents. Certains sont partis trop tôt ou ont disparu trop tôt. Certains ont été des papas poules et d’autres des pères Fouettard. Nous avons tous, je l'espère, au moins un bon souvenir avec notre père, peut-être illustré par une photo. En tout cas, nous pouvons tous lui associer un visage. Nous pouvons aussi nous inscrire dans une lignée paternelle. Nous avons peut-être passé des vacances chez des grands-parents paternels, chez un grand-père qui était médecin, ouvrier ou paysan en Normandie, en Auvergne ou en Kabylie. Et c'est un peu de nous, au fond. Qui peut dire qu'un bocal de sperme d'un géniteur est semblable à un père ?

Deux interrogations me hantent : celles du visage de ce père géniteur et celle de sa motivation à donner la vie. C'est une souffrance profonde, existentielle, dit Thibault, conçu avec le spermatozoïde d'un tiers donneur et pourtant élevé par un père et par une mère. Pourquoi vouloir créer de la souffrance par la loi ? Demain, ces enfants demanderont l'accès à leur origine, des données identifiantes, devant les juridictions. Ils rechercheront aussi la responsabilité de l'État, en demandant réparation du préjudice d'avoir été, par la loi, privé de père.

Les conditions posées par le CCNE ne sont pas réunies : il n'existe pas d'études scientifiques relatives aux conséquences éventuelles pour l'enfant de ces nouvelles configurations familiales. C'est ce qu'écrit le CCNE dans ses avis de juin 2017 et septembre 2018.

De même, l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes célibataires va, compte tenu de la rareté des gamètes – qui ne fera que s'aggraver après la levée, même limitée, de l'anonymat – remettre en cause le principe essentiel de la gratuité.

En guise de conclusion, je vais vous faire part de ma situation personnelle. Vous pourriez penser qu'un représentant des associations familiales catholiques est forcément père d’une famille nombreuse et est, au fond, assez peu légitime à parler du désir d'enfant et du berceau vide. Il se trouve que, marié depuis vingt-trois ans et heureux époux, je ne suis pas père. Il se trouve que mon épouse, ce qui est plus dur encore et se rappelle à elle chaque mois dans son corps, n'est pas mère. Il s'agit certes d'une épreuve. Il y en a d'autres dans la vie des hommes. Je n’ai pas le sentiment d'être une victime, encore moins d'être un héros, en ayant fait le choix, en couple, de ne pas recourir à l'AMP. Naturellement, ce choix en conscience nous appartient. Couple médicalement infertile mais socialement fécond, nous n'avons pas le sentiment d'avoir raté notre vie. Nous sommes reconnaissants à tous les frères et sœurs qui nous portent et auxquels nous portons une attention délicate et réciproque. J'oserais même dire que ce vide est peuplé et que ce manque est fécond. « Qui nous fera voir le bonheur ? »

M. Alexandre Urwicz, président de l’Association des familles homoparentales (ADFH). Avant de débuter ma présentation, je tiens à vous dire que nous regrettons de ne pas avoir à nos côtés la présence de notre référente PMA qui est absente pour une raison simple : elle vient d’être maman d’une petite Adèle, conçue en Espagne par PMA et née en France.

Adèle va bien ; elle émerveille chaque jour son grand frère. Adèle a de la chance : elle a été conçue dans l’un des vingt-six États membres du Conseil de l’Europe qui ouvrent déjà l’accès à la PMA aux célibataires et aux couples de femmes. D’ailleurs, sa maman me faisait remarquer qu’aucun des pays européens ayant ouvert le mariage aux couples de même sexe n’avait refusé l’accès de la PMA aux femmes lesbiennes ; aucun, sauf la France. Même les pays non européens dans lesquels les couples homosexuels peuvent se marier et adopter n’interdisent pas l’accès à la PMA en raison de l’orientation sexuelle. Oui, Adèle a de la chance parce que sa maman est aussi en bonne santé, son parcours a été encadré par des médecins espagnols et des médecins français.

Valentine habite Pantin. Elle est infirmière et son épouse est assistante maternelle. Valentine est à l’échelon 3 et touche 1 772 euros nets par mois. Avec son épouse, elle frôlent les 3 000 euros de revenu mensuel. Valentine a vite compris qu’une fois le loyer et les dépenses courantes acquittées, elle n’avait pas les moyens, contrairement à la maman d’Adèle, d’engager les frais de transport et les frais de clinique que représente une PMA à l’étranger. Alors Valentine a passé une annonce gratuite sur un forum internet pour trouver un homme qui voudrait bien être le père de son enfant ou simplement donner son sperme et lui permettre de concrétiser son projet parental.

Après des échanges de photos Valentine sélectionne un homme qui accepte de n’être qu’un géniteur et pas un père pour l’enfant. La rencontre a lieu dans une chambre d’hôtel à la porte de Pantin. L’homme insiste alors pour avoir un rapport sexuel avec Valentine, qui lui rappelle qu’il avait été convenu qu’elle recueillerait uniquement son sperme dans un préservatif ; le protocole était clair, précis, détaillé avant la rencontre.

Après quelques palabres, l’homme accepte finalement de se rendre dans la salle de bains. Il en ressort un peu plus tard, agitant le préservatif rempli, le faisant miroiter à Valentine. Valentine le remercie, le reconduit à la porte de sa chambre et téléphone à sa femme, restée dans le hall et prête à intervenir en cas de problème. Valentine ne connaît pas l’identité réelle de cet homme, pas plus que lui ne connaît la sienne.

Valentine utilise une seringue normalement réservée à l’administration du Doliprane chez les nourrissons pour s’injecter le sperme dans son vagin. Dix-neuf jours passent, aux termes desquels le test urinaire indique à Valentine qu’elle est enceinte. Elle est dans les jours qui suivent contactée par l’hôpital, qui la convoque rapidement. Elle est bien enceinte, mais le médecin lui annonce aussi une autre surprise : elle est séropositive.

Elle raconte alors au médecin sa rencontre avec le géniteur. Le médecin lui demande si elle s’est fait communiquer une sérologie récente de ce dernier. Infirmière, Valentine avait évidemment pensé à interroger l’homme, qui lui avait certifié que ses résultats étaient négatifs. Elle n’avait pas jugé nécessaire de voir de ses yeux les analyses, sachant que l’anonymat qui préside à ce type de rencontre permet à chacun de produire les résultats de n’importe qui.

Sans traitement, il y a un risque sur quatre pour que le bébé de Valentine soit séropositif à la naissance. Le risque peut être réduit de 5 % à 30 % par l’administration d’antiviraux. Je ne connais pas la suite de l’histoire de Valentine, car elle ne correspond plus avec moi. Elle songeait à une interruption volontaire de grossesse (IVG), mais, lors de nos derniers échanges, elle n’en était pas encore totalement convaincue. Combien de Valentine existe-t-il en France ?

En revanche, je suis toujours en relations avec Bertrand. Bertrand a élevé pendant neuf ans, avec son partenaire de l’époque, ses jumelles nées aux États-Unis par GPA. Pour l’état civil américain, Bertrand est le père, au même titre que son partenaire, qui est, lui, le père biologique des enfants. Mais un jour son partenaire a quitté Bertrand, il est parti avec leurs filles à l’étranger, où il a refait sa vie avec un autre homme. Il a coupé les ponts avec Bertrand, qui s’est retrouvé dans l’incapacité de justifier de sa qualité de père en France, puisque seul son « ex » – le père biologique des enfants – est mentionné sur l’état civil français des jumelles. Il ne peut même pas saisir le juge aux affaires familiales, puisque il faut, pour cela, être parent. Il a donc signalé sa situation au procureur de Nantes, qui administre les états civils des enfants français nés à l’étranger. Mais le procureur de Nantes lui a répondu qu’en l’état actuel du droit, la France ne reconnaissait pas sa qualité de père puisque, précisément, il n’était pas mentionné sur l’acte d’état civil français dressé par ses soins.

Bertrand attend. Il attend que le législateur français change la loi pour que le père qu’il est puisse être reconnu par la France et qu’il puisse faire valoir ses droits, comme n’importe quel parent séparé. De temps en temps, il part à l’étranger et file voir ses filles en cachette à la sortie de l’école. La dernière fois, il a même emmené ses parents, les grands-parents des filles.

Mesdames et messieurs les députés, sachez qu’il est surprenant à nos yeux de devoir venir devant vous, réclamer ce que les pays ayant ouvert le mariage et l’adoption aux couples de même sexe ont accordé de droit, sans hésitation, au nom de l’égalité des droits.

La PMA est une technique procréative, ce n’est pas un traitement curatif contre l’infertilité. Nous sommes ici pour vous dire que maintenir l’interdiction faite à une femme d’accéder à une technique procréative parce qu’elle est homosexuelle est une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

Combien de fois devrons-nous rappeler que l’homosexualité n’est pas un choix ? Nous n’avons pas choisi d’être homosexuels, mais nous avons choisi d’être parents.

C’est cette liberté que nous voulons pour toutes les femmes, c’est celle de la vie, de la transmission, celle du bonheur, des joies et des peines liées à toute construction familiale. C’est cette liberté que nous voulons pour toutes les femmes, parce que les femmes sont d’abord des femmes avant d’être définies par leur orientation sexuelle, avant d’être des épouses ou des célibataires.

On aurait pu croire que la fraternité, la solidarité et surtout l’égalité des droits trouvent dans le domaine qui nous occupe un terrain d’exercice ; il n’en est rien. Selon certains en effet, nous, homosexuels, ne devrions pas singer la nature mais accepter sans broncher d’être mis à l’écart des projets parentaux. Nous devrions rester dans une voie sans issue familiale parce que d’autres, qui bénéficient déjà de ce droit, voudraient en plus nous le confisquer. Quelle humiliation !

On aurait pu croire que notre pays, terre des droits de l’Homme, montre à l’unisson la direction, celle de l’émancipation de la femme, celle du respect de sa condition, de sa dignité. Le droit à l’enfant n’existe pas pour les couples hétérosexuels ; il n’y a pas plus de droit à l’enfant pour les couples de femmes ou les femmes célibataires, il y a simplement une exigence, celle de leur octroyer un égal accès à une technique créative et celle de protéger les enfants dès la naissance, en reconnaissant leur deux mères.

S’agissant des enfants nés par GPA et après cinq condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), il n’est plus question de rester dans une situation où certains enfants se voit amputer du parent d’intention sur l’état civil français parce que notre système judiciaire serait le seul au monde à choisir quel parent garder et quel parent effacer sur un acte d’état civil étranger.

En 2018, on ne peut plus trier les enfants en fonction de leur mode de conception, comme dans ces années où les enfants conçus sous la couette conjugale avaient plus de droits que ceux conçus hors mariage. Nous avons accompli le chemin permettant qu’aucun enfant n’ait à subir le jugement moral porté sur le comportement de ses parents. De même, nous devons aujourd’hui penser uniquement à l’intérêt supérieur des enfants nés à l’étranger, en leur permettant d’avoir une filiation reconnue par la France, identique à celle de leur pays de naissance.

Quand je regarde mes deux enfants jouer dans la cour de récréation avec leurs copains, je ne distingue pas ceux qui sont nés de PMA ou de GPA, ceux qui sont nés dans le mariage ou hors du mariage, ceux dont les parents sont divorcés : je ne vois que des enfants.

Mme Marie-Claude Picardat, co-présidente de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL). L’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) est, historiquement et numériquement, la première et principale association représentant les parents homosexuels, leur famille et leurs enfants. Elle est présente sur tout le territoire français, elle défend et soutient les familles homoparentales dans leur diversité.

Depuis 2014, elle dispose de vingt et une sections départementales, dont dix-sept sont déjà agréées par les unions départementales des associations familiales (UDAF) ; elle possède également des représentations régionales.

Elle est, toujours depuis 2014, la seule association de familles homoparentales à être membre de l’Union nationale des associations familiales (UNAF), après avoir vu son adhésion refusée en 2002, puis par trois fois, avec notamment pour argument le fait qu’à l’APGL, il n’y avait pas de famille. Elle est également membre aujourd’hui du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) et revendique sa vocation internationale, ayant fondé avec les associations européennes de familles homoparentales le Network of European LGBTIQ Families Associations (NELFA).

Née en 1986, elle a accompagné les familles homoparentales dans leur évolution et dans leurs difficultés, lesquelles ont évolué en fonction des époques. Elle a conduit des luttes politiques ou juridiques pour permettre à ces familles de mener leur vie de parents ; elle a soutenu des combats, comme celui d’Emmanuelle B. qui, s’étant vu refuser l’agrément dans une procédure d’adoption, a fini par faire condamner la France par la CEDH en 2008.

Elle a inventé le néologisme d’homoparentalité lors de la publication, à sa propre initiative, du guide bibliographique de l’homoparentalité. Ce terme figure désormais, depuis 2002, dans le dictionnaire. Largement consultée, elle a accompagné l’évolution de la loi, notamment en 2013.

L’APGL a vu évoluer les problématiques auxquelles se trouvent confrontées les familles homoparentales. Il y a d’abord eu les parents divorcés qui se voyaient refuser la garde de leurs enfants ; puis les familles adoptantes, à qui l’on refusait la délivrance d’un agrément et qui devaient donc obligatoirement mentir ; les situations de coparentalité où les enfants vivent entre deux foyers, celui du père ou des pères, celui de la mère ou des mères, familles qui fonctionnent globalement bien même si, malheureusement, tous les parents n’ont pas les droits correspondant à la place qu’ils occupent réellement auprès de l’enfant ; enfin, est apparue dans les années 2000 la problématique de la gestation pour autrui.

Engagée dans l’arène politique depuis 1999 à l’occasion de la loi instituant le pacte civil de solidarité (PACS), l’APGL a vu se déchaîner les passions homophobes à cette occasion, ainsi que lors de l’ouverture du mariage et de l’adoption à tous. Il s’agissait pourtant seulement, dans les deux cas, de donner un droit nouveau à des personnes, sans rien retirer à autrui.

Que s’est-il passé depuis le vote du mariage pour tous, qui a donné un droit nouveau aux couples de même sexe ? Force est de constater qu’aucun effondrement symbolique n’a eu lieu ; la société est toujours debout, et ses valeurs ne sont pas atteintes. Le droit nouveau qui leur était accordé, les couples homosexuels l’ont utilisé comme tout le monde, simplement : ils se sont mariés. Et puis, ceux qui l’ont pu ont établi les filiations homoparentales, en adoptant leurs propres enfants comme la loi les y autorise, et ils s’en félicitent.

Attention cependant, car les vociférations, les tensions et les clivages sciemment organisés ont fait reculer le législateur : pas d’ouverture de la PMA aux couples de femmes comme s’y était pourtant engagé le président Hollande au cours de sa campagne électorale ; pas de réforme du droit de la famille comme l’envisageait Mme Bertinotti, la ministre de la famille de l’époque ; pas de réforme de l’adoption. Au bout du compte, des milliers de familles et d’enfants ne sont pas mieux protégés qu’avant et les pupilles de la nation continuent d’attendre en vain des parents – homosexuels ou non – qui seraient prêts à les aimer.

Cette situation est à nos yeux un gâchis. Nous savons que le temps finit par faire son œuvre, mais les familles, et en particulier les enfants, n’ont pas ce temps pour grandir. Ils ne peuvent plus attendre, et la loi doit progresser maintenant.

Mesdames et messieurs les députés, après les avis favorables du CCNE, du Conseil d’État, du Conseil de l’Ordre des médecins et j’en oublie, vous ne devez pas reproduire ces erreurs, vous ne devez pas reculer face à ce qui est une nécessité. Les personnes homosexuelles et leurs enfants ont droit à la considération et à la tranquillité. Les femmes ne doivent plus partir à l’étranger pour avoir des enfants, notre propre pays doit leur offrir des solutions.

 Nous vous demandons de voter pour l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, mais aussi, et c’est impératif, de travailler dans le même temps à une réforme du droit de la filiation, sans laquelle cette ouverture serait inutile. Ceci permettra de stabiliser les familles dès la naissance des enfants mais aussi de résoudre de nombreuses situations, qui sont restées en suspens depuis 2013, laissant des familles et des enfants en souffrance de manière jusqu’ici irrémédiable.

Pour avancer, nous avons réalisé auprès de nos adhérents une enquête qui éclaire sur ce que sont leurs attentes, enquête que Marie Bozzi, qui a elle-même eu recours à une assistance médicale à la procréation à l’étranger, va vous présenter. M. Luu enfin vous présentera des solutions pour aider nos familles à vivre mieux.

Mme Marie Bozzi, trésorière de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL). J’ai en effet fait une PMA, et je pourrais répondre, si vous le souhaitez à vos questions.

Notre enquête sur la révision des lois bioéthiques a été réalisée de février à mars 2018. Elle a été élaborée par notre association à partir des témoignages de personnes  homosexuelles ou non, ayant eu, ou non, recours à la PMA ou à d’autres techniques d’accès à la parentalité. Nous nous sommes appuyés sur un panel de 1 259 personnes, adhérents, anciens adhérents ou membres d’associations proches de la nôtre, âgées de vingt-cinq à quarante-cinq ans et composé pour 67 % de femmes. Dès que nos travaux auront été finalisés, ils pourront être consultés sur notre site internet.

La première question portait sur l’ouverture de la PMA à toutes les femmes : 93 % des personnes interrogées ont répondu oui.

À la question : « Pensez-vous que les couples de femmes et les femmes célibataires devraient bénéficier de la même prise en charge que les couples hétérosexuels par l’assurance maladie ? », 73,6 % des personnes ont répondu oui.

En ce qui concerne le don de gamètes, actuellement anonyme en France, 32 % des femmes et 22,5 % des hommes interrogés souhaitent qu’il le demeure. Sept personnes sur dix considèrent qu’il faut laisser au donneur le choix entre un don anonyme, semi-anonyme ou identifié. S’ils étaient placés dans la position du donneur, 65,3 % des répondants opteraient pour le don semi-anonyme.

 En ce qui concerne les droits de l’enfant à avoir accès à ses origines, nous avons demandé à notre panel si, en cas de choix par les parents d’un donneur anonyme, l’enfant devait malgré tout avoir la possibilité de demander la levée de l’anonymat du donneur, dans le cas où celui-ci peut être connu : quatre personnes sur dix y sont favorables, même sans l’accord des parents, sachant que, dans ce cas de figure, un comité spécifique serait mis en place pour répondre à ce type de demande, comme c’est le cas dans certains pays ; trois personnes sur dix sont favorable à la levée de l’anonymat par l’enfant, mais pas avant sa majorité si les parents s’y opposent.

Dans le cadre d’une PMA effectuée par un couple hétérosexuel marié, l’établissement de la filiation d’un enfant est automatique pour le mari, du fait de la présomption de paternité. Nous avons demandé aux participants si, selon eux, dans le cadre d’une PMA ouverte aux couples de femmes mariées, cette présomption devait être élargie à la mère sociale sous la forme d’une présomption de parenté : 95 % des personnes ont répondu oui, estimant que l’égalité  devait être totale face à l’accès à la PMA.

Dans un couple hétérosexuel non marié, l’établissement de la filiation d’un enfant avec son père se fait par reconnaissance. Nous avons posé la question de savoir si cette reconnaissance devait-être élargie à la mère sociale dans un couple de femmes non mariées : 94 % des personnes ont répondu oui.

M. Doan Trung Luu, membre du bureau national de l’Association des parentes et futurs parents gays et lesbiens. À ce jour, l’AMP est autorisée pour pallier l’infertilité d’un couple hétérosexuel, les femmes en couple homosexuel et les femmes célibataires étant privées de l’accès à ces techniques, ce qui constitue à leur endroit une discrimination légale, sociale et économique. Comment comprendre qu’on maintienne cette interdiction quand on a rendu légal le mariage et l’adoption d’enfants ? Ces femmes peuvent adopter mais n’auraient pas le droit de mettre au monde des enfants ? Nous vous invitons à corriger cette rupture d’égalité, en permettant l’accès à l’AMP pour toutes les femmes célibataires ou en couple, en concubinage, pacsées ou mariées, avec des conditions de prise en charge par la sécurité sociale qui soient les mêmes que pour les autres femmes.

Par ailleurs, un nombre croissant de personnes homosexuelles fondent une famille sur le modèle de la coparentalité : pour cela, elles ont actuellement recours à des inséminations artificielles non encadrées médicalement et interdites par la loi. Nous vous invitons également à tenir compte de leur existence dans votre réflexion. La suppression du critère d’infertilité pour l’accès à la PMA leur permettrait notamment de fonder une famille en toute légalité.

Par ailleurs, la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe a permis une avancée sociétale, mais elle reste incomplète pour la sécurisation des liens entre l’enfant et son parent social, car l’établissement de cette filiation n’est possible que par la procédure, humiliante, de l’adoption de l’enfant du conjoint. Un parent social à l’origine du projet parental doit en effet adopter l’enfant du couple, alors qu’il le considère comme son propre enfant.

Si vous souhaitez qu’une filiation complète soit reconnue, notre association vous recommande donc d’abroger ou de modifier les dispositions de l’article 6-1 du code civil, en supprimant la mention : « à l’exclusion de ceux prévus au titre VII du livre 1er du présent code », qui, en l’état, écarte les règles de droit commun de l’établissement de la filiation pour les couples de même sexe.

Sans engager de remaniement trop important du code civil, vous permettriez ainsi la reconnaissance d’une présomption de parenté, en lieu et place de la présomption de paternité, pour les couples mariés, tout comme vous rendriez possible l’établissement de la filiation par la reconnaissance faite avant ou après la naissance, pour les couples mariés ou non mariés ; enfin, vous lèveriez l’obstacle juridique qui bloque actuellement certaines de nos adhérentes non mariées, qui souhaitent établir une filiation par possession d’état, constatée par un acte de notoriété. L’établissement de cette filiation ne nécessiterait pas d’inscrire sur l’acte de naissance de l’enfant son mode de conception, puisque il est impossible pour les familles homoparentales de mentir à leurs enfants sur celle-ci, et elle permettrait de sécuriser les liens du parent social avec l’enfant, quel que soit le mode de procréation dont il est issu : recours à un tiers donneur, à une grossesse pour autrui à l’étranger ou coparentalité. Dans ce dernier cas, d’ailleurs, nous vous invitons à considérer la possibilité pour l’enfant de bénéficier de quatre filiations, avec partage de l’autorité parentale, ce qui n’est actuellement pas prévu par la loi. Dans tous les cas, l’accord explicite de la mère qui accouche serait nécessaire pour éviter de fausses reconnaissances abusives.

M. le président Xavier Breton. Certains prétendent que, en vertu du principe d’égalité, l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules conduira inéluctablement à la légalisation de la GPA. Selon vous, la révision des lois de bioéthique doit-elle nous amener à légiférer sur la GPA ? Y êtes-vous favorables ? si oui, à quelles conditions ? Sinon, pourquoi ?

Mme Marie-Claude Picardat. C’est en effet un argument qui revient souvent dans le débat, ce qui est problématique car cet adossement systématique de la GPA à la PMA explique en partie le recul du législateur sur la PMA au moment de la loi sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe.

Soyons très clairs, l’APGL est favorable à un débat ouvert et complet sur la question de la légalisation de la gestation pour autrui ou de la grossesse pour autrui en France, aujourd’hui interdite à tous.

La gestation pour autrui, la procréation médicalement assistée ou l’insémination artificielle avec don de sperme (IAD) s’inscrivent cela étant dans des problématiques tout à fait différentes, pour la raison très simple que, si la gestation pour autrui est encore interdite, la procréation médicalement assistée est, elle, autorisée. Mais elle n’est autorisée qu’aux femmes hétérosexuelles et mariées, ce qui crée une discrimination par rapport aux femmes lesbiennes ou célibataires. La question qui se pose au législateur dans le cas de la PMA est donc celle de son ouverture à toutes les femmes par mesure d’égalité ; en ce qui concerne la grossesse pour autrui, les questions sont d’un autre ordre. J’ajoute que ces deux questions de la PMA et de la GPA sont d’autant mieux dissociées que la part que prennent les hommes et les femmes à la procréation n’est pas du tout la même, ce que le législateur n’a pas manqué de remarquer.

M. le président Xavier Breton. Si je vous entends bien, le principe d’égalité ne s’applique donc pas entre un couple d’hommes et un couple de femmes ?

Mme Marie-Claude Picardat. Non. Pas plus qu’il ne s’applique aujourd’hui entre les femmes qui sont privées d’utérus et celles qui manquent d’ovocytes ou ont un mari qui n’a pas de spermatozoïdes.

On pourrait certes considérer qu’il y a rupture d’égalité entre les femmes qu’on aide à se reproduire grâce à la PMA – FIV ou IAD notamment –  et celles qu’on n’aide pas parce qu’elles auraient besoin d’une gestation pour autrui, mais, dans ce cas, selon quelle logique pourrait-on passer de cette rupture d’égalité entre les femmes à la rupture d’égalité entre les femmes homosexuelles et les hommes ? Le législateur a posé, lui, la question autrement, arguant que la PMA et la GPA étaient des méthodes différentes, ayant donc des implications éthiques différentes.

M. Fabien Joly, membre de l’Association des familles homoparentales (ADFH). L’idée selon laquelle l’ouverture de la PMA aux femmes célibataires et aux couples de femmes induirait nécessairement, par un effet de dominos juridiques fondé sur le principe d’égalité, la légalisation de la GPA est en effet une idée qui revient de manière récurrente dans les débats. En d’autres termes, si l’on offrait aux femmes homosexuelles une nouvelle voie d’accès à la parentalité, il faudrait, au nom du principe d’égalité, faire de même avec les hommes homosexuels et leur ouvrir le droit à la GPA.

À titre personnel je suis, comme d’ailleurs notre association, favorable, d’une part, à l’ouverture d’un débat sur la gestation pour le compte d’autrui et, d’autre part, à une légalisation de cette pratique sur le territoire français, dans des conditions particulières. Mais, que l’on soit favorable à cette légalisation est une chose, le fait de savoir si l’ouverture de la PMA aux couples de femmes induira nécessairement la légalisation de la GPA en est une autre, et la réponse juridique à cette question est négative, à moins de méconnaître les grands principes du droit constitutionnel et du droit administratif. En effet, le principe d’égalité implique de traiter de manière identique uniquement des personnes placées dans une situation identique. Pour les personnes placées dans des situations différentes, le droit admet un traitement différencié. Or, jusqu’à preuve du contraire, un couple de femmes et un couple d’hommes ne sont pas dans une situation identique face à la procréation, puisque un couple de femmes peut donner naissance à un enfant avec un tiers donneur, alors qu’un couple d’hommes, même avec un don d’ovocytes, ne pourra jamais donner naissance à un enfant.

 L’idée que le principe d’égalité, induirait la légalisation de la GPA est donc en réalité une aberration juridique, ce que souligne d’ailleurs expressément le Conseil d’État dans son avis, récusant le lien qui pourrait exister entre l’ouverture de la procréation médicalement assistées à toutes les femmes et la légalisation de la GPA.

M. Bertrand Lionel-Marie. Au regard de la fonction de reproduction, il n’est pas discriminatoire, ou homophobe, de dire qu’un couple composé d’un homme et d’une femme n’est pas dans une situation comparable à celle d’un couple composé de deux hommes ou d’un couple composé de deux femmes. L’espèce humaine est sexuée et, pour que naisse un enfant, il faut un homme et une femme ou a minima les gamètes d’un homme – des spermatozoïdes – et les gamètes d’une femme – un ovocyte. De fait, les couples ne sont pas dans une situation comparable. Si on l’oublie, on s’engage sur des bases fragiles.

Mais puisque vous posez la question de l’égalité, sachez que je m’interroge pour ma part sur l’égalité, dans les cours de récréation, entre ces enfants qui seront conçus – ou fabriqués – sans père ou sans mère, et leurs petits copains qui eux, auront la chance d’avoir un papa et une maman.

En disant cela, je ne souhaite pas jeter la pierre ou être désagréable. Pour un enfant, il y a une différence à pouvoir dire « mon papa » et à ne pas pouvoir dire « mon papa », de même qu’il y a une différence à pouvoir dire «  ma maman » et à ne pas pouvoir dire « ma maman ». Il se trouve que Charles Aznavour, qui nous a quittés aujourd’hui, a chanté La Mamma, dont les enfants se réunissent alors qu’elle va mourir. Un père, une mère : ce n’est pas rien !

Mme Mireille Lachaud. La GPA nous semble une situation difficile à imaginer et à tolérer car nous sommes loin de la parentalité telle que nous imaginons qu’elle peut se construire. Les questions autour de ces nouvelles formes de filiation sont nombreuses et nous souhaitons la tenue d’États généraux de la famille pour y réfléchir. L’ouverture de la PMA pose aussi la question de la marchandisation des dons de gamètes. On sait que les dons sont réduits, en partie en raison de la philosophie française de la gratuité. Les CECOS sont inquiets de la forme actuelle de la réflexion, dans la mesure où cela peut ouvrir la voie à une nouvelle conception du don de gamètes. Il faut savoir qu’en Espagne des jeunes filles vendent leurs ovocytes pour payer leurs études, et peuvent en obtenir la congélation pour leur propre compte.

Nous sommes opposés à la légalisation de la GPA et nous pensons qu’avant d’étendre la PMA, il faut réfléchir à toutes ces questions de filiation et de famille, tant il est difficile de s’en tenir uniquement à l’aspect sociétal.

La révision des lois de bioéthique soulève de nombreuses questions autour du génome et des avancées techniques dans ce domaine, notamment aux États-Unis, et je trouve regrettable que ce débat soit circonscrit à ces questions.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Par respect du temps imparti, mes questions s’adresseront seulement au représentant de la confédération nationale des associations familiales catholiques.

Monsieur Lionel-Marie, nous sommes tous favorables à la recherche du bonheur, de même qu’à une politique familiale qui favoriserait davantage la grossesse aux âges où la fertilité est optimale. Je respecte votre choix personnel, que je comprends tout à fait, et suppose que vous respectez de la même façon les choix que font d’autres familles.

Nous assistons actuellement à un recul important de la fertilité dans l’espèce humaine. Cela nous a été clairement démontré, chiffres à l’appui, la semaine dernière, et les prévisions sont plus pessimistes encore. Le recours à l’aide médicale à la procréation devient donc de plus en plus fréquent.

L’amélioration des résultats statistiques de la procréation assistée nécessite de développer la recherche. La recherche se pratique déjà sur le fœtus humain et sur le nouveau-né, dans des conditions très encadrées et éthiques. Pourquoi ne pas la mener, dans les mêmes conditions, sur l’embryon ?

Que pensez-vous du recours à l’aide à la procréation, compte tenu du recul de la fertilité ? Acceptez-vous d’abroger la discrimination qui s’exerce aujourd’hui à l’encontre des couples de femmes homosexuelles ? Celles-ci ont droit de se marier et d’adopter, mais pas de faire des enfants : cette discrimination est-elle tenable ?

Avez-vous lu les nombreux articles scientifiques, très bien documentés, de Susan Golombok, qui montrent que les enfants qui grandissent sans père ne souffrent pas de handicap, de quelque nature que ce soit ? Êtes-vous d’accord pour donner des droits égaux à tous les enfants, y compris ceux nés de PMA ou de GPA à l’étranger ?

Je rappelle que ces deux modalités sont illégales en France, mais que les couples français ont le droit de se rendre à l’étranger pour bénéficier de ces pratiques et se voient même remboursés les examens médicaux effectués à cette fin en France. Êtes-vous d’accord pour que les enfants nés dans ces conditions, et qui ne l’ont pas choisi, aient les mêmes droits et la même filiation ?

Enfin, vous continuez à défendre la thèse très contestable que le diagnostic préimplantatoire (DPI), tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, n’est pas de la prophylaxie, mais de l’eugénisme. Or l’eugénisme recouvre « l’ensemble des méthodes et des pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce », tandis que le DPI ne concerne pas l’espèce humaine, mais l’individu, et qu’il consiste à éviter une maladie dans une famille. Il s’agit donc un abus de langage. Seriez-vous d’accord pour assouplir le cadre du DPI et réserver le terme d’eugénisme aux pratiques malheureuses du XXe siècle, vantées notamment par le très catholique professeur Alexis Carrel ?

M. Bertrand Lionel-Marie. Merci, monsieur le rapporteur, pour ces questions riches et précises. Nous pouvons tomber d’accord sur un point : la France connaît un problème d’hypofertilité, insuffisamment pris en compte par les politiques de santé publique. On dit que 10 % à 15 % des couples consultent pour infertilité, ce qui est effectivement préoccupant. Nous devrions nous intéresser davantage à ces couples et à l’épreuve qu’ils affrontent. La France pourrait se doter d’un grand plan national de lutte contre l’infertilité. Ce n’est pas une question éthique, et nous pourrions tous nous rejoindre sur ce point.

J’ai apporté mon témoignage en conscience, même s’il n’est pas simple de livrer un peu de sa vie devant les représentants de la nation. Si j’ai choisi de le faire, c’est parce que j’ai le sentiment qu’en réduisant le débat à l’équation – critiquable – « je désire, je n’ai pas, je souffre, j’ai droit », nous passons à côté de l’essentiel de la question politique, celle des conséquences sociales de la mise en œuvre de nos désirs, et singulièrement de la mise en œuvre des désirs de personnes adultes sur le destin d’enfants.

Les associations familiales catholiques ne viennent pas ici pour réclamer un droit ou demander l’ouverture d’un marché. Elles viennent pour tenter de partager une certaine vision de la dignité de l’homme, de la dignité de la procréation. Elles s’expriment au nom de ceux qui sont sans voix, les enfants.

Voilà pourquoi j’ai souhaité livrer mon témoignage, et croyez bien que ce n’est pas si simple. Je respecte la liberté de conscience de chacun et, bien évidemment, les choix différents. C’est pour débattre que nous sommes là.

En tant que juriste, je ne considère pas qu’il y ait discrimination vis-à-vis des femmes célibataires, des couples de femmes ou des couples d’hommes qui n’ont pas d’enfants. J’ai bien entendu que personne ne choisissait son orientation homosexuelle : ce n’est pas leur faute ; d’une certaine façon, elle s’impose. Mais ces couples sont bien dans une situation différente au regard de la fonction reproductive. Si l’on considère qu’ils sont discriminés, on peut pousser le raisonnement et dire que c’est aussi le cas des couples hétérosexuels de plus de cinquante ans, qui ont beaucoup moins de chances de procréer que les couples hétérosexuels de vingt-cinq ans. Où va-t-on ?

Vous avez parlé des études concernant les risques qui pèsent sur les familles homoparentales. Le principe de précaution existe en droit. Le Conseil d’État considère qu’il ne s’applique pas aux familles ou au devenir des enfants ; je trouve cela assez discutable. Pourquoi n’appliquerait-on pas le principe de précaution au devenir des enfants, alors qu’il prévaut pour la protection d’une espèce rare et protégée ? Le principe de précaution est l’équivalent, en droit, de la vertu de prudence. Or la prudence exige peut-être que l’on s’interroge sur le destin de ces enfants.

Vous parlez des études réalisées par une chercheuse anglaise. C’est le CCNE, que l’on ne peut accuser d’être favorable à l’ouverture de la PMA, qui a écrit noir sur blanc dans son avis de mai 2017 : « Il ne paraît pas encore possible, au vu de la littérature publiée, de formuler une évaluation consensuelle de l’évolution des enfants élevés dans des familles homoparentales, compte tenu, en particulier, de l’hétérogénéité de ces familles. Si la grande majorité de ces études émettent une conclusion positive sur le devenir des enfants, les biais méthodologiques, les disparités des critères retenus et le recul encore insuffisant ne permettent pas de l’affirmer avec certitude. »

On peut d’ailleurs s’interroger sur la démarche intellectuelle du CCNE, qui pose deux conditions dans son avis de 2017 et qui, dans son avis de septembre 2018, écrit : « il serait pertinent de pouvoir s’appuyer sur des recherches fiables sur l’impact de cette situation. » Il n’en tire pourtant pas les conséquences ! À partir du moment où les conditions, qu’il a lui-même posées, ne sont pas levées, je ne comprends pas pourquoi le CCNE émet un avis favorable – c’est une question de rigueur et d’honnêteté intellectuelle !

Le tourisme procréatif est une réalité, nous en sommes tous conscients, mais je ne pense pas qu’il faille l’encourager. Oui, des hommes et des femmes vont à l’étranger réaliser des actes qui sont légalement nuls, ou dont la légalité est discutable dans notre droit français. Est-il pour autant souhaitable d’aligner notre droit français sur ces pratiques à l’étranger ?

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Ce n’est pas ma question. Je vous ai demandé s’il était raisonnable, selon vous, de pénaliser les enfants ?

M. Bertrand Lionel-Marie. Il n’est pas raisonnable de pénaliser les enfants. Toute venue au monde d’un enfant est une bonne nouvelle. Mais il faut se demander si l’on veut encourager ces pratiques. C’est une question politique, à laquelle on peut apporter des réponses juridiques.

À titre personnel, je suis profondément choqué, voire meurtri par la pratique de la gestation pour autrui. Cette pratique existe en Russie, en Ukraine, en Grèce, aux États-Unis. Le législateur souhaite-t-il l’encourager ? Aujourd’hui, nous sommes dans un système totalement incohérent où des enfants sont conçus et portés par des mères porteuses à l’étranger. Peut-être pourrait-on pénaliser les parents qui ont recours à des mères porteuses, parce que cette pratique est contraire aux droits humains fondamentaux ? Le droit à disposer du corps d’une femme pendant neuf mois n’existe pas. L’enfant ne peut pas être l’objet d’un contrat qui prévoit qu’il sera fabriqué, puis abandonné à sa naissance par une mère, avant d’être remis tel une marchandise à un couple commanditaire. C’est inadmissible ! Et si cela ne vous choque plus, eh bien c’est inquiétant !

Le diagnostic préimplantatoire, en l’état du droit, est très encadré, et il ne s’en pratique que quelques centaines par an. Vous connaissez mieux que moi le cadre juridique, monsieur le professeur : on a recours au DPI pour les couples qui présentent une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité. Si demain l’on change l’esprit du diagnostic préimplantatoire pour en faire un « dépistage » préimplantatoire ou un screening, c’est-à-dire permettre de balayer l’ensemble des caractéristiques génétiques des embryons pour choisir le meilleur, cela devient plus ennuyeux. Quoique vous en disiez, on entre alors dans une autre logique…

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Personne ne le propose !

M. Bertrand Lionel-Marie. Le dernier avis du CCNE contient une proposition consistant à élargir le DPI.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Il s’agit de supprimer des embryons porteurs de maladie, pas d’en choisir.

M. Bertrand Lionel-Marie. Mais alors, quelle est la limite ? Où est la frontière entre les deux ?

Mme Laëtitia Romeiro Dias. L’ADFH appelle à une modification de la loi 2008 relative à la lutte contre les discriminations afin d’en élargir le champ aux discriminations que peuvent subir des enfants en raison de leur mode de conception, qu’il s’agisse d’une PMA, d’une GPA ou de toute autre technique. Sans remettre en cause la réalité de ces situations, j’aimerais savoir si vous avez rencontré de tels cas de discrimination. Disposez-vous d’études statistiques qui pourraient nous éclairer ? Mettent-elles en avant ce qui pourrait constituer un problème social et justifier que le législateur s’empare de ce sujet, ou considérez-vous qu’il s’agit plutôt d’appliquer un principe de précaution ?

Ma deuxième question s’adresse au représentant de la confédération nationale des associations familiales catholiques. Pourquoi, en matière d’IVG, semblez-vous émettre l’idée qu’il y a toujours un intérêt à naître, alors qu’en matière de PMA, vous considérez qu’il peut y avoir un intérêt à ne pas naître ?

M. Alain Ramadier. S’adressant aux couples recourant à une fécondation in vitro, le diagnostic génétique préimplantatoire sur l’embryon permet de détecter des maladies. Ce diagnostic est en plein boom en Chine, qui est l’un des pays les plus en pointe en matière d’innovation touchant à la bioéthique, pour trois raisons : la forte stigmatisation des maladies génétiques, le peu d’aide publique aux personnes handicapées et la quasi-inexistence des oppositions religieuses ou éthiques.

À l’aune de l’exemple chinois, certains scientifiques européens tirent la sonnette d’alarme, craignant que cette volonté d’éliminer toute trace de handicap dévalue la vie des personnes handicapées. D’autres redoutent un creusement des différences entre les riches pouvant accéder aux tests et les pauvres, menant à la création d’une élite génétique et à la mise en place d’une forme d’eugénisme. Le recours systématique au diagnostic génétique préimplantatoire en France, comme évoqué dans la perspective de la révision des lois bioéthiques, ne risque-t-il pas de faire de ces craintes une réalité, face aux exigences des assureurs et au désir légitime des parents d’avoir des enfants en bonne santé ? Pourriez-vous nous dire quelles limites vous souhaiteriez que le législateur fixe ou, au contraire, abolisse ?

M. Joël Aviragnet. La fonction du père, en lien avec la fonction maternelle, est une question récurrente. Sachant que de nombreux spécialistes – psychanalystes, psychiatres, pédopsychologues – ont travaillé sur le sujet, comment la définissez-vous ? Il me semble qu’il existe souvent une confusion entre le père biologique et le père en tant que tiers. Qu’est-ce qui, tout simplement, fait père ? Qu’est-ce qui est important pour les enfants, dans leur éducation ? Le droit est une chose, mais ce qui importe le plus, ce sont les conséquences.

Mme Mireille Lachaud. Parmi les fonctions parentales, on distingue la fonction d’éducation, la fonction de soins et la fonction sociale. Même si nous avons un sexe biologique, nous avons tous en nous une part de féminin et une part de masculin et nous devons nous efforcer d’être le moins possible dans l’exclusion.

Vous avez parlé du père de conception – celui qui fournit les spermatozoïdes. Lorsque l’on rencontre des enfants qui ont des problèmes psychologiques, c’est mon cas, on est obligé de faire la part des choses entre le père biologique, le père avec qui l’on vit, le père qui paie la pension, le père que l’on voit quelquefois le week-end parce qu’il est le père d’un autre enfant dans la famille. La fonction de père peut se distribuer entre plusieurs personnes : il n’y a pas que la fonction de la naissance.

Par contre, et même si des études le contredisent, certains enfants recherchent toute leur vie leur père géniteur. Certains y parviennent sur internet, grâce à la génétique, et même si la personne concernée n’est pas trop d’accord – ce qui modifiera peut-être les règles garantissant l’anonymat.

On ne peut non plus oublier tout ce que l’on sait sur la triangulation, sur le fait que le père s’impose comme tiers entre l’enfant et la mère pour les séparer et permettre à l’enfant de grandir.

Dans certaines circonstances, les enfants se lancent dans des recherches éperdues. Nous nous plaçons du côté de l’enfant, et disons que l’on ne peut faire fi de cette réflexion nécessaire sur la psychologie de l’enfant avant d’ouvrir trop vite les choses.

M. Bertrand Lionel-Marie. N’étant ni psychologue ni psychanalyste, je me contenterai de dire notre sentiment sur le sujet. Il est vrai que la disjonction entre père biologique et père social est source potentielle de difficultés, voire de souffrances. Des enfants, alors même qu’ils ont un père « social », recherchent le visage de leur père biologique et diverses informations comme la motivation de son don. La nature n’est pas tout, mais la nature n’est pas rien. Il n’est pas anodin de donner une partie de son patrimoine génétique. Le père biologique n’est pas rien.

Je crois qu’il existe une fonction particulière du père, qui consiste à séparer son enfant de la mère, ce qui lui conférera petit à petit son autonomie. Mais encore une fois, je ne suis pas spécialiste de ces questions.

Une question m’a été posée directement sur l’IVG. J’ai bien conscience qu’il s’agit d’un sujet très sensible. Il y a encore, et c’est une question de santé publique, énormément d’IVG en France, puisqu’une grossesse sur quatre est interrompue de façon volontaire. Je voulais juste souligner que cette société du non-désir est aussi la société de l’hyper-désir d’enfant. Une femme célibataire qui désire un enfant est dans une sorte d’hyper-désir, elle se passe de l’homme pour faire un enfant. Cela a toujours existé, mais là, il est demandé à l’État de fournir du sperme. Est-ce vraiment son rôle ?

Vous dites que nous semblons nous intéresser à l’intérêt à naître de l’enfant, quand on parle d’IVG, et à l’intérêt à ne pas naître, quand on parle de PMA. Je le répète, la venue d’un enfant est toujours une bonne nouvelle, quelle que soit la configuration familiale. Mais certaines situations permettent davantage à un enfant de se construire, de gagner en autonomie.

Ces enfants qui seront possiblement conçus demain sans figure paternelle se poseront nécessairement la question de leur origine lorsqu’ils auront 15 ou 20 ans. Ils ne demanderont pas seulement à avoir accès à des données non identifiantes. Lorsque l’on est en quête de ses origines, on ne peut se contenter d’un formulaire qui vous dit : « ton père biologique était danois, il mesurait un mètre quatre-vingt-deux, pesait soixante-quinze kilos et payait ses études de médecine en allant se masturber une fois par semaine dans la banque de sperme Cryos international à Aarhus – la plus grande banque de sperme au monde. » Oui, certains de ces enfants conçus par donneur anonyme s’intéresseront à la motivation de ce père. Ils chercheront le visage de ce père géniteur et s’interrogeront sur sa motivation à donner la vie.

Peut-on se désintéresser du sort de ces enfants dans quinze ou vingt ans ? Je suis avocat et je pense que ces adolescents auront probablement des problèmes de construction psychologique : ils se retrouveront dans les commissariats, dans les bureaux des juges d’instruction – pas tous, car il y a le principe de résilience, mais nombre d’entre eux.

Ils exigeront d’avoir accès à leur origine et demanderont réparation à la société. Pourquoi, alors que les enfants peuvent dans certains cas obtenir réparation d’être né sans père, ceux-ci, créés sans père par la loi, ne demanderaient-ils pas des comptes ?

M. Alexandre Urwicz. Je puis vous donner des exemples d’agressions commises sur des enfants nés par PMA et GPA. On peut voir dans Paris et dans les grandes villes de France des autocollants caricaturant nos enfants en les montrant coincés entre une aubergine et un poivron génétiquement modifiés, ce qui constitue bel et bien une agression. Ce serait la même chose s’ils étaient de couleur noire, de confession juive ou musulmane ou s’ils avaient une différence physique.

Je confirme que nous souhaitons voir ajouter à ce texte de loi, qui énumère déjà vingt-cinq discriminations, un nouveau critère fondé sur le mode de conception ou les conditions de la naissance de l’individu. Il est de la responsabilité du législateur de garantir la protection de ces enfants afin qu’ils ne fassent pas l’objet de discriminations. Lorsque j’entends dire que les enfants qui auraient été conçus au moyen de la PMA avec don de sperme – notre sujet est bien celui de l’accession de cette pratique aux femmes lesbiennes, monsieur le président – se retrouveront au commissariat de police vingt ans plus tard, je considère qu’il s’agit déjà d’une discrimination à l’égard de ces enfants qui existent, nous écoutent et nous regardent.

C’est pourquoi, afin de combattre ce type de propos nous avons besoin de faire évoluer la législation, si la même chose était dite sur le fondement d’autres critères reconnus aujourd’hui, tout le monde serait vent debout pour dénoncer cette attitude. Nous voulons que les mêmes personnes se mettent vent debout lorsque l’on entend des horreurs pareilles. En effet, faire des prédictions comme avec une boule de cristal au sujet d’enfants qui existent déjà depuis des décennies ; c’est un peu fort de café !

Le principe de précaution a été mentionné : comment se fait-il que depuis des dizaines d’années des enfants ont été conçus par PMA avec don au sein de couples hétérosexuels sans qu’il ne soit jamais évoqué ? Aucun chiffon rouge n’a été agité, c’est pourquoi je m’étonne qu’il le soit aujourd’hui, juste au moment où on voudrait étendre la PMA aux femmes lesbiennes et aux femmes célibataires. Je rappelle que l’objet du principe de précaution est de faire face à un risque ; mais quel est ce risque ?

Le Conseil constitutionnel a déjà tranché en 2013 lorsqu’il a considéré qu’un couple de personnes de même sexe pouvait effectivement adopter un enfant, il l’a déjà fait il y a plus de quarante ans en autorisant l’adoption par des femmes célibataires. Comment se fait-il que nous n’entendions pas ceux qui s’alarment aujourd’hui dénoncer ces adoptions qui font des enfants privés de père, ou les adoptions par des hommes, car les enfants sont privés de mère ?

Tous ces arguments opposés aujourd’hui n’ont qu’une seule racine : le rejet de l’homoparentalité, et rien d’autre ; il faut appeler les choses par leur nom. C’est donc pour cela que nous avons besoin, dans le dispositif législatif, d’une protection pour ces enfants.

Fabien Joly va maintenant évoquer la question de la différence existant entre donneurs de sperme et parents biologiques.

M. Fabien Joly. La question de la figure paternelle comme de la figure maternelle, du lien, biologique ou non, et de la façon dont tout cela peut s’organiser, est souvent posée. Quelles sont les conséquences pour les enfants qui vivront dans ces familles, qui ne sont peut-être pas des familles traditionnelles ?

Je suis moi aussi avocat, monsieur Lionel-Marie, et vous pouvez constater que, bien qu’appartenant à la même profession, on peut ne pas avoir le même avis. En tant qu’avocat, je me souviens que la question de savoir s’il est possible pour un enfant d’avoir deux pères ou deux mères a déjà été tranchée par vous, législateur, lorsqu’en 2013 vous avez adopté une loi autorisant le mariage aux couples de même sexe, et prévu que ces couples pouvaient alors procéder à une adoption plénière.

En faisant cela, après réflexion, je suppose que la représentation nationale a considéré que le fait qu’il y ait adoption plénière, qu’il existe une nouvelle filiation se substituant à l’ancienne et la fasse disparaître, une filiation bipaternelle ou bimaternelle, n’était pas contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant. Le législateur, Assemblée nationale et Sénat réunis, a considéré que cela était possible et n’emportait pas un quelconque risque pour les enfants.

Cette loi a été validée par le Conseil constitutionnel, et, un an plus tard, la Cour de cassation, saisie d’une question concernant une femme ayant eu recours à une PMA pratiquée à l’étranger, dont la conjointe souhaitait adopter l’enfant ainsi conçu, n’y a pas fait obstacle. En d’autres termes, le législateur, le Conseil constitutionnel et la suprême Cour civile française ont considéré que rien par définition ne faisait obstacle à ce qu’un enfant n’ait pas de parents hommes ou de parents femmes, au sens juridique du terme, et pouvait très bien avoir un seul parent ou deux parents femmes ou deux parents hommes.

C’est pourquoi revenir régulièrement sur ce sujet équivaut pour certains à essayer de « rejouer le match » ; les opposants au mariage des couples de même sexe et à l’adoption par ces couples considèrent qu’ils ont perdu la bataille en 2013. Ils essaient de remettre les mêmes arguments sur le tapis en disant : « Regardez le risque que vous allez faire courir à ces enfants en les privant de père dans le cas d’une PMA à laquelle un couple de femmes aurait recours. »

Par ailleurs, sur une base purement factuelle, n’oublions pas que le fait qu’un homme donne son sperme n’en fait pas un père, mais assurément un géniteur puisque c’est son patrimoine biologique qui sera transmis à l’enfant. Il n’en est toutefois pas le père au sens de la filiation, car le droit français l’interdit expressément ; selon les termes actuels du code civil, un lien de filiation ne peut pas être établi. Cet enfant aura ainsi d’autres parents, d’autres figures dans sa vie, et on peut toujours en appeler au principe de précaution et invoquer la fin de la civilisation et le cataclysme, ce qui a été prophétisé en 2013 comme devant survenir en 2015 pour le mariage des couples de même sexe ; nous sommes en 2018 et la civilisation est toujours debout.

Enfin cette réforme doit vous faire penser, vous législateur, à la question de l’accès des enfants à leurs origines procréatives ; conçus par un tiers donneur pour une famille homosexuelle ou hétérosexuelle, ils doivent avoir accès à ces éléments. Je concède que c’est un domino juridique qu’il convient de mettre en place, peut-être pour les donneurs refusant d’être connus, de permettre l’accès à des données sans identification. Mais pour ceux seraient assurés que la filiation ne sera pas établie, et qui acceptent d’entrer en contact avec cet enfant devenu majeur, au lieu de se limiter à son poids, sa taille et la couleur de ses yeux, une vraie rencontre pourrait être possible si les deux protagonistes sont d’accord.

C’est donc ainsi que je considère qu’une partie de la question que vous évoquez a été tranchée en 2013, et vous invite à repenser le problème de l’accès aux origines procréatives, car c’est très important pour que les enfants puissent se construire en connaissant leur histoire. Ce qui ne remettra évidemment pas en cause les sentiments qu’ils peuvent porter à ceux qui sont leurs parents au sens juridique, et les élèvent depuis leur naissance ou après celle-ci.

Mme Marie-Claude Picardat. Je ne répondrai que sur la question de la fonction du père, en précisant que je partage les propos de M. Joly.

Je parlerai depuis ma position de coprésidente de l’AGPL, mais aussi de ma position d’avocate et de médecin, psychiatre et psychanalyste. J’ai travaillé en prison, où j’ai vu des enfants nés de manière dite naturelle au sein de couples hétérosexuels – et ce sont eux qui remplissent les prisons. On peut donc agiter tous les fantasmes ; il ne s’agit jamais que d’épouvantails.

La question du père est complexe, singulièrement pour les professionnels. Elle est délicate à expliciter en peu de temps, mais les études montrent que les enfants élevés dans les familles monoparentales grandissent comme les autres, et que le facteur de couple n’est pas discriminant. Ce qui est discriminant, c’est le niveau socio-économique des parents, la cellule familiale dans ce qu’elle offre, rapporté à un certain nombre d’éléments qui sont aujourd’hui assez bien documentés, et qui concourent au développement harmonieux d’un enfant.

Certaines études ont mis en évidence un tout petit peu de stress supplémentaire chez ces enfants, notamment parce qu’ils subissent parfois des discriminations dues à l’orientation sexuelle de leurs parents. Une avancée de la législation qui permettrait à ces familles de se sécuriser et de se rassurer serait bénéfique pour les enfants.

La question du fantasme des origines chez les enfants constitue un thème psychanalytique bien connu ; tous les enfants le conçoivent. En général, ils ne se contentent pas de leurs vrais parents, il leur en faut d’autres, bien meilleurs, bien plus forts, avec un père héroïque devant lequel leur vrai père ne fait pas le poids. Cela est normal et fait partie du développement des enfants dont ces fantasmes participent à leur construction.

Pour les personnes à qui leur conception posera problème, c’est à vous, législateur, qu’il revient d’anticiper cette question en permettant d’accéder à une connaissance de leurs origines s’ils en éprouvent le besoin pour construire leur personnalité. Quelques informations sur le donneur pourraient être rendues accessibles, ce qui pourrait lever certains fantasmes.

J’ai vu, dans des conditions pas toujours heureuses, des adoptés qui rencontraient leur mère d’origine à l’âge adulte. Cela n’était pas toujours bienvenu, car l’écart entre ce qu’avaient fantasmé les intéressés et la réalité qu’ils rencontraient était parfois si important qu’ils avaient du mal à s’en remettre.

Je rappelle, a contrario, que tous les trois jours une femme meurt sous les coups de son conjoint, et que les relations entre les hommes et les femmes au sein des couples hétérosexuels ne sont pas toujours les meilleures. Les enfants souffrent de ces situations, aussi avoir un père n’est-il pas toujours une bonne chose ; il ne faut donc pas fantasmer sur ce qu’est la bonne famille. La bonne famille est celle qui donne de l’amour à l’enfant, qui n’est pas dans la violence et lui donne une sécurité. Je répète que les études montrent que la bonne famille est celle qui donne à l’enfant les moyens de grandir et de devenir une femme ou un homme responsable qui sait avoir été aimé dans son enfance.

Enfin, si le législateur ne souhaite pas que des enfants grandissent sans père, puisque nous sommes en 2018 et que nous commémorons le centenaire de la Première Guerre mondiale : pouvez-vous m’expliquer pourquoi l’État a envoyé 9,7 millions de soldats mourir à la guerre, privant ainsi des familles de père et laissant les femmes se débrouiller pour élever leurs enfants ?

Mme Agnès Thill. Vous avez, madame, évoqué la précarité financière. Il est vrai que deux femmes habitant à Pantin qui perçoivent 1 700 euros chacune, si le montant du loyer est de 1 000 euros, doivent vivre avec 1 300 euros pour trois. Pour peu qu’il s’agisse d’une femme seule, cela fait moitié moins.

J’ai rencontré des représentants de la Banque de France, qui souhaite agir de façon préventive et non plus curative ; ils savent à quel point une personne seule vivant avec 1 700 euros par mois risque de faire l’objet d’un dossier de surendettement. Une solution devrait être trouvée pour ces situations.

S’agissant de la précarité affective, j’entends qu’Adèle a de la chance, qu’elle va bien et se développe. Il n’y a pas de souci à concevoir, l’élasticité de l’enfant est telle qu’il grandit, se développe, est normal, tout le monde souhaite d’ailleurs qu’il réussisse et soit heureux ; le problème n’est donc pas là.

La question est de savoir si la PMA constitue une simple technique, la GPA n’étant qu’un chiffon rouge que l’on agite, et je fais bien la différence entre les deux, mais, très vite, l’utérus artificiel réglera tout. Comment, au nom de l’égalité, pourrons-nous l’empêcher ?

Ma question est donc aussi politique, l’humanité est faite d’hommes et de femmes, et je m’interroge sur l’avenir même de la démocratie ; la création de communautés, de groupes, sous-groupes et catégories doit-elle conduire le législateur à répondre de façon légitime à une demande catégorielle ? Le législateur ne fait-il pas les lois pour l’ensemble du corps social ?

M. Jean François Mbaye. Je vous remercie tous pour vos interventions, quand bien même certaines d’entre elles m’ont paru relever plus de la revendication que de l’information apportée à la mission d’information dans le cadre de ses travaux.

À Mme Lachaud, qui a considéré qu’il convenait de favoriser le juste équilibre plutôt que d’ouvrir des droits favorisant les familles homoparentales, je demande ce que constitue pour elle le juste équilibre. Celui-ci ne serait-il pas conciliable avec les libertés individuelles ? La façon dont un enfant est conçu influe-t-elle sur son équilibre ?

Pour ma part, je ne peux pas entendre qu’une différence soit établie entre un enfant né au sein d’un couple hétérosexuel et un enfant né dans une autre structure parentale : je suis issu d’une fratrie de trois enfants nés d’un père et d’une mère, mais j’ai des amis qui ont été conçus par d’autres voies, sans que je me considère comme plus équilibré qu’eux et réciproquement.

J’ai évoqué avec de nombreuses personnes la question du secret entourant le don de gamètes. Beaucoup de receveurs ressentent de la honte, ce qui les pousse à taire à jamais les circonstances de la conception de leur enfant. Si ce problème peut constituer un obstacle au droit à l’accès aux origines pour les enfants de couples hétérosexuels, il prend un autre tour lorsqu’il s’agit du recours à l’AMP pour un couple de femmes. En effet, le modèle familial résultant d’un tel processus médical ne laissera planer aucun doute sur le recours à une AMP. L’enfant qui en sera issu sera ainsi plus susceptible de s’interroger sur la façon dont il a été conçu, ce qui le conduira éventuellement à connaître l’identité de son géniteur.

C’est pourquoi, messieurs Joly et Urwicz, je souhaiterais connaître votre sentiment sur cette évolution du principe de l’anonymat en matière de don de gamètes ainsi que vos suggestions éventuelles.

M. Patrick Hetzel. Ma question s’adresse à l’ensemble des associations représentées par nos interlocuteurs.

Certains d’entre vous évoquent ce qui se pratique déjà à l’étranger dans le domaine de l’AMP. Les lois bioéthiques françaises font prévaloir la gratuité. Or, lorsque l’on observe ce qui se passe à l’étranger, singulièrement en Espagne, on constate qu’en raison de la rareté des gamètes, un marché est en passe d’être créé ; on paie des éléments du corps humain.

Comment cela est-il conciliable avec le principe, pour le moment intangible en France, de la gratuité ? Vous avez raison de poser la question de savoir s’il faut étendre à la France des pratiques courantes à l’étranger, mais avez-vous conscience du risque de marchandisation que cela implique, au détriment de nos propres principes ?

Mme Marie-Claude Picardat. Mme Thill s’est interrogée sur le fait de savoir s’il convenait d’attribuer des droits nouveaux à des communautés restreintes. Cette question me semble être posée à l’envers en ce sens que la restriction a procédé du législateur puisqu’alors qu’il a ouvert l’accès à l’AMP, il en restreint l’usage à des personnes en raison de leur orientation sexuelle. C’est donc lui qui crée la communauté restreinte ; ce que nous demandons c’est de faire entrer les femmes dans le droit commun indépendamment de leur orientation sexuelle.

Nous ne voulons pas être renvoyées à des catégories, mais au droit commun et à la situation de toutes les femmes, alors que le législateur bloque la question en faisant primer l’hétérosexualité.

Je ne pense pas, par ailleurs, que le recours à l’utérus artificiel soit pour aujourd’hui : ce que nous apprend l’épigénétique, c’est que l’on n’est pas près de se passer du corps d’une femme pour une grossesse. L’avenir nous dira qui a raison.

Pour ce qui concerne la marchandisation, fort des résultats de l’enquête conduite auprès de nos adhérents, je dirai à M. Hetzel que nous avons parfaitement conscience de ce phénomène. C’est pour cela que nous ne demandons pas la rétribution du don d’organes, gamètes ou autres. Cette limite est inscrite dans les principes de notre République, ce qui est essentiel.

Nous insistons au contraire sur la responsabilité du législateur, qui est de faire en sorte d’élargir la possibilité de trouver des donneurs ou des donneuses, notamment en dédommageant non pas la matière, mais l’acte, le don d’ovocytes par exemple. Pour une femme, ces actes représentent un certain nombre de démarches qui sont très mal indemnisées, car rien n’est prévu : pas de jour de congé, pas d’accompagnement de la part de l’État.

Par ailleurs, l’État pourrait porter à la connaissance du public la nécessité de trouver plus de donneurs et de donneuses afin d’éviter la pénurie, c’est sa responsabilité ; il ne revient pas à nos associations et nos familles de porter le poids de la carence, qui concerne tout le monde. Des milliers de personnes en France souhaitent adopter, des dizaines d’enfants seulement sont adoptables alors que des milliers d’entre eux, placés à l’aide sociale à l’enfance (ASE) attendent, ne sachant pas s’ils sont adoptés ou adoptables, ni s’ils ont des parents ou non. C’est la responsabilité du législateur que de s’intéresser à ces enfants et de leur permettre d’être adoptés en réformant le droit de l’adoption.

C’est donc à vous, législateur, qu’incombe la responsabilité de faire en sorte que des techniques auxquelles vous avez donné accès à une certaine époque, fonctionnent au mieux en faisant appel à la solidarité du public.

M. Doan Trung Luu. Le législateur ne répond pas à une demande catégorielle particulière, c’est une action d’intérêt général. Je prendrai l’exemple de la possibilité pour nos associations d’intégrer les unions départementales des associations familiales (UDAF), qui nous a été ouverte sous le précédent quinquennat. Certaines de nos sections départementales sont ainsi adhérentes de ces UDAF, au sein desquelles nous côtoyons des associations réputées conservatrices ; nous leur serrons la main et un échange a lieu.

Par cette simple mesure, le législateur a lutté contre l’homophobie et favorisé un meilleur vivre ensemble.

M. Alexandre Urwicz. À Mme Thill, je pose la question suivante : qui a créé cette catégorie ? Qui a exclu les lesbiennes et les femmes célibataires de l’accès à la PMA ? Pourquoi cela a-t-il été fait dès le mariage pour tous en Belgique ? Cela relève bien de la responsabilité du législateur.

D’autre part, comment peut-on nous reprocher d’être aujourd’hui devant vous pour formuler une demande catégorielle ? C’est bien le législateur qui, dès le départ, a choisi de créer une catégorie différente. On parle de minorité, mais vous connaissez ce propos qui considère que c’est à la manière dont il protège les minorités que se mesure la grandeur d’un État. Il faut réparer aujourd’hui ce que le législateur a fait hier, et la reconnaissance de l’égalité des droits constitue précisément un acte s’inscrivant dans une mesure de réparation.

Je puis vous assurer que nous vivons une humiliation : être dans une situation inédite dans le monde et le Conseil de l’Europe, venir devant vous pour demander, après l’accès au mariage et à l’adoption, la PMA pour les lesbiennes est vraiment très difficile.

Je voudrais ensuite rappeler à M. Hetzel qu’il y a environ 300 donneurs de sperme en France pour une population totale de 57 millions d’individus. C’est à tort que d’aucuns de ceux qui s’opposent à nous agitent le chiffon rouge de la pénurie à venir, car le législateur a déjà trouvé un moyen a déjà trouvé un moyen d’accélérer le don d’ovocytes. La pénurie de dons d’ovocytes est le drame des lois bioéthiques, qui disent aux intéressées : « Madame, venez avec une de vos connaissances qui va donner ses ovocytes et votre délai d’attente sera réduit de moitié. »

C’est le législateur qui a créé ce système tel qu’il fonctionne actuellement. On peut parfaitement imaginer demain ce même système ainsi qu’une vaste campagne de mobilisation en faveur du don de sperme. Ces campagnes existent, elles sont très confidentielles, les affiches sont souvent apposées dans des corridors d’hôpitaux ; je défie quiconque, présent dans cette salle, de me dire qu’il a déjà vu une campagne en faveur du don de sperme.

Une telle campagne pourrait être déclenchée, et toutes les femmes incitées à venir avec un autre donneur qui profiterait à une autre femme ; il s’agit donc d’un faux problème dès lors que l’on ne prend pas en compte le nombre de personnes considérées.

Fabien Joly va maintenant détailler notre proposition répondant à la question de M. Mbaye sur la connaissance des origines.

M. Fabien Joly. Vous soulevez la question du don de gamètes, du principe de l’anonymat et de son corollaire, l'impossibilité légale d'établir une filiation vis-à-vis du donneur. L'évolution de cette législation est une vraie question à laquelle notre association a réfléchi. À titre personnel, je pense même avoir évolué sur ce sujet qui revient, finalement, à opposer les droits de deux personnes. D’un côté, il y a le donneur qui n'a pas envie de voir sa filiation établie, et qui peut ou non avoir envie de contacts avec l'enfant dont il va permettre l'engendrement. De l’autre côté, il y a l’enfant dont on reconnaît désormais le droit à connaître ses origines procréatives, au nom du respect de sa vie privée, telle qu'elle est notamment évoquée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

En tant qu'association, on estime qu'un principe doit demeurer intangible : celui de l'impossibilité d'établir la filiation. L’accès aux origines procréatives ne doit pas – et ne peut pas – signifier qu’un enfant pourrait engager une action en établissement de paternité à l'égard d'un donneur. Celui-ci doit conserver le droit de ne pas voir sa filiation établie.

En revanche, on peut envisager un ensemble de techniques qui permettrait à ces enfants, d'une part, de savoir qu’ils proviennent d'un don fait par un tiers donneur et, d’autre part, d'accéder à une information si tel est leur souhait. Ce serait leur choix personnel, rien ne les obligerait à demander cette information, l’idée étant de limiter les obstacles qui pourraient les empêcher d’y accéder.

Plusieurs propositions, dont certaines ont été développées par le Conseil d'État, ont été faites sur le sujet. En cas d'accord du donneur, l’enfant aurait la possibilité d'avoir accès à la totalité des informations. En cas de refus du donneur, exprimé une fois pour toutes, l’enfant aurait accès à des données non identifiantes qui lui permettraient d'avoir une vision de celui grâce auquel il est né.

Ces choix sont extrêmement importants. À titre personnel, je pense qu'il est nécessaire de respecter le choix des donneurs, en tout cas pour tous les dons faits avant l'évolution législative qui pourrait intervenir, quitte à les interroger pour qu’ils expriment leur position. Certains qui, à l'origine, voulaient être protégés contre toute divulgation de leur identité, accepteraient peut-être désormais de faire connaître leur identité ou des éléments identifiants. Quant aux nouveaux donneurs, ils connaîtront le nouveau cadre juridique. Si le législateur décide que l'enfant, une fois majeur, pourra accéder à ces informations, le profil des donneurs changera. Quoi qu’il en soit, ces nouveaux donneurs seront pleinement conscients que leur identité pourrait être révélée, sans que cela permette d’établir une filiation à leur encontre.

Dans le cadre du débat sur l'ouverture de la PMA aux couples de femmes, il nous paraît important que les mécanismes d’établissement de la filiation des enfants qui vont naître grâce à ces techniques soient harmonisés. Ces mécanismes doivent être les mêmes, que les couples soient hétérosexuels ou homosexuels. Ils doivent sécuriser les enfants et leur filiation, et sécuriser aussi les deux mères, celle qui a accouché et la mère sociale, intentionnelle. En même temps, il faut que l'enfant puisse savoir, à un moment ou à un autre de sa vie, qu'il est né grâce à un tiers donneur. Dans un couple de femmes, cela ne fera aucun doute. Pour les couples hétérosexuels, il ne nous semble pas normal de maintenir la possibilité du secret.

Vous dites, madame la députée, que l’on catégorise. Eh bien, mettons fin à une nouvelle catégorie : celle des enfants nés dans les couples de femmes qui, eux, auraient accès à leur origine procréative alors que la possibilité du non-dit – certains diront du mensonge – serait maintenue pour les enfants nés avec tiers donneur dans des couples hétérosexuels, auxquels on ferait croire que leur patrimoine génétique vient de leur père.

À un moment où l’on veut mettre à bas des barrières inutilement érigées, il est temps que tous ces hommes et femmes qui ont des enfants avec tiers donneur puissent être traités de la même manière lors de l’établissement de la filiation, notamment par le biais d’une déclaration anticipée mentionnée sur l'acte intégral de naissance.

M. Bertrand Lionel-Marie. Vous posez une question sur le rôle de la loi et sur le lien entre la loi et les relations sociales ou l'ensemble du corps social. Il est certain que l’on doit s’intéresser aux conséquences sociales de nos actes et pas seulement au désir et à son expression. Quelles sont les conséquences sur les tiers, au premier chef les enfants, mais aussi les hommes, si le père et la figure du père sont effacés, et la mère porteuse ?

On aurait tort aussi de n’envisager ce débat que sous l'angle de l’homoparentalité ou de l’hétérosexualité de la famille. Les questions qui nous occupent aujourd’hui sont beaucoup plus larges que cela. On parle de l'accès à l'AMP des femmes célibataires qui sont beaucoup plus nombreuses que celles qui sont en couple avec une autre femme. Quant à la GPA, elle concerne aussi bien les couples composés d'un homme et d'une femme que de deux hommes. Arrêtons de considérer que, quand on pose des questions, on pointe forcément du doigt certaines personnes. Ce n’est pas le cas. Les questions que nous posons s'adressent à toutes les familles et même à tout le monde.

Il faut s'interroger sur le rôle de la loi, comme je le disais dans mon propos liminaire. En 2011, l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a réalisé sa dernière grande enquête « Famille et logements ». Selon cette enquête, la France comptait 16 millions de couples dont 100 000 étaient composés de personnes de même sexe. S’il existe différentes configurations, il faut néanmoins mettre les données en perspective.

Comme cela a été souligné à plusieurs reprises, on ne peut pas non plus se désintéresser du fait que la famille monoparentale n’est sans doute pas la meilleure configuration pour élever un enfant. Disant cela, je ne jette pas la pierre aux femmes, aux mères courage, qui élèvent seules des enfants et qui rencontrent parfois beaucoup de difficultés. Il ne me semble pas que ce soit une bonne idée de créer une telle configuration, qui n’est pas la meilleure, par la loi.

Cette question est un peu différente de celle de l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes. Quand une femme seule élève des enfants, il n'y a aucune altérité, aucune figure du père, aucune lignée paternelle. C’est d'autant plus problématique que, comme le montre le plan de lutte contre la pauvreté présenté par le Gouvernement, les familles monoparentales sont confrontées à des situations de pauvreté. Pourquoi la loi va-t-elle créer des familles pauvres que l'État devra aider ? C’est une bonne question, me semble-t-il.

Vous nous interrogez aussi sur l'anonymat des donneurs. On va vers une levée de cet anonymat. Des tests sont disponibles sur internet et la presse se fait l’écho d’histoires de jeunes, nés de PMA avec tiers donneur, qui sont à la recherche de leur origine. Tous ne s’inscrivent pas dans une telle démarche mais certains sont en quête d'une origine alors même qu'ils ont un père social. À travers les tests génétiques disponibles sur internet, ils retrouvent parfois leur origine. En outre, nous devons tenir compte de l’évolution jurisprudentielle la CEDH, évoquée par mes voisins. La CEDH considère que ces enfants ont le droit d'avoir accès à leur origine. L'anonymat va donc, de fait, être remis en cause. Cela étant, comme je l’ai déjà dit, je ne pense pas que ces enfants se satisferont d’un formulaire rempli de données non identifiantes ; certains d’entre eux voudront une rencontre de personne à personne. Mettons-nous un peu à leur place.

Monsieur le député, vous avez raison d’évoquer le marché dont nous ne sommes d'ores et déjà plus à l'abri. La FIV est remboursée par la sécurité sociale pour les femmes de moins de quarante-trois ans, au tarif conventionné de 4 100 euros par cycle de FIV. En 2015, il y a eu environ 91 000 cycles de FIV. L’aspect économique n’est donc pas à négliger.

N'aurions-nous pas collectivement intérêt à imaginer un système procréatif incitant les couples à avoir des enfants à l’âge où ils sont les plus fertiles plutôt que de nous précipiter de plus en plus vers la FIV et l’AMP ? En 1994, 4 500 naissances étaient liées à l'AMP ; actuellement, nous en sommes à environ 25 000. Où cette évolution nous conduit-elle ? Quel en le coût social ? Ne faudrait-il pas réfléchir à cet aspect marché qui dépasse évidemment nos frontières ?

Aux États-Unis, il y a des mères porteuses qui représentent, si j'ose dire, le haut de gamme du marché. Les montants sont faramineux. On connaît le cas de l'Inde qui a fermé la GPA aux étrangers. La situation de ces femmes est excessivement glauque et préoccupante. Il y a effectivement un marché qui peut être violent et bafouer la dignité des personnes. N’oublions pas les intérêts des laboratoires pharmaceutiques : les FIV nécessitent des stimulations ovariennes obtenues par des médicaments. Le tout-FIV, je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure solution. En tout cas, il y a des questions économiques à se poser collectivement.

À mon avis, la grandeur d'une civilisation se reconnaît à la façon dont elle traite ses minorités mais aussi ses plus faibles. En l’occurrence, le plus faible est l'enfant, celui qui n'a pas la parole, celui qui n’est pas là aujourd'hui.

Mme Mireille Lachaud. Pour ma part, je pense qu'il est tout de même plus facile d'élever un enfant à deux que seul. En accédant à la demande de femmes seules qui veulent recourir à la PMA, la société va un peu les fragiliser, notamment celles qui n’ont pas un bon niveau économique.

Pour rester dans ce registre économique, je dirais que l’on a rarement vu une femme riche porter un enfant pour une femme pauvre. C’est une donnée qui nous permet de réfléchir sur la GPA. Je pense d’ailleurs qu’il sera compliqué de garder la gratuité des dons, notamment de gamètes, alors que le paiement se développe partout. La question se pose aussi dans le traitement de certaines maladies, en raison de la raréfaction du nombre de donneurs – de moelle osseuse, en particulier. Cela doit aussi nous faire réfléchir sur un accès élargi à la PMA.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. J’ai entendu Familles de France énoncer certaines affirmations, comme s’il s’agissait de vérités certaines et immuables. Au sujet de la GPA par exemple, il a été question dans vos propos liminaires de « commercialisation de l’intime » d’« illisibilité des filiations », de « vulnérabilité de l’enfant » ou encore de ces femmes indiennes aux histoires douloureuses. Je voudrais donc d’emblée préciser que nous n’entendons nullement remettre en cause la gratuité du don de gamètes mais bien ouvrir la PMA à tous.

Je vous remercie par ailleurs d’avoir pointé du doigt les problèmes d’illisibilité de la filiation que peuvent rencontrer certaines familles et certains enfants. C’est la raison pour laquelle il me semble essentiel de parvenir à une réelle égalité entre les enfants de la République et de faire en sorte que tous ces enfants disposent d’une filiation complète, dument établie.

Je voudrais donc demander à l’ADFH et à l’APGL quelles sont leurs recommandations pour que soit établie l’égalité entre tous les enfants et que cesse une stigmatisation qui rend vraiment les enfants vulnérables. Car je tiens à rappeler que ce dont souffrent les enfants nés dans des familles où se pose un problème juridique de filiation, c’est de l’image que l’on veut donner de leur famille et non d’être nés dans ces familles. Il faut que nous mettions fin aux stigmatisations que nos enfants subissent, qu’ils soient noirs, juifs, handicapés ou issus d’une PMA.

À écouter certains d’entre vous, on peut se demander si vous avez déjà eu l’occasion de rencontrer et de discuter avec des enfants déjà nés, dont certains ont aujourd’hui vingt ans : ils pourraient vous parler eux-mêmes de leur famille et du bonheur qu’ils ont à partager avec eux tous les jours.

Enfin, nous n’avons guère abordé la question de la seconde maman, à l’initiative, elle aussi, du projet parental. Quelles mesures pourrait-on envisager pour la protéger, en particulier durant le temps de la grossesse, où elle se trouve parfois en situation précaire et dramatique ?

Mme Annie Vidal. Force est de constater l’évolution des familles dans notre société, et votre présence autour de la table en témoigne. Aujourd’hui, il n’existe plus un modèle unique de famille mais bien différents modèles de familles : familles recomposées, couples de femmes, couples d’hommes ou familles monoparentales. Cela entraîne de nombreuses interrogations ; cela entraîne également des besoins, des attentes et des désirs nouveaux. Ils sont légitimes, et le législateur doit les entendre et, probablement, les encadrer.

Ces nouvelles familles au cœur de nos débats, il est de notre devoir de les intégrer dans une société que nous voulons inclusive. Ma question s’adresse donc plus particulièrement à M. Lionel-Marie : la Confédération nationale des associations familiales catholiques intègre-t-elle ces familles, les reconnaît-t-elle dans leur diversité, leur accorde-t-elle une place ? Avez-vous dans votre association plusieurs modèles de famille ?

Mme Élise Fajgeles. Monsieur Lionel-Marie, vous avez procédé dans votre propos liminaire à une comparaison entre les atteintes à la nature et ce que vous appelez la procréation artificielle, c’est-à-dire les atteintes à la procréation naturelle. Si nous sommes unanimes sur le fait que nous devons nous mobiliser contre l’épuisement des ressources naturelles et la destruction de la biodiversité qui met en danger l’air que nous respirons, la planète que nous allons léguer aux générations futures, voire le devenir de l’espèce humaine, j’aimerais savoir quel danger pour l’espèce humaine représente selon vous l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules ? De quelles souffrances irrémédiables est-elle porteuse pour l’humanité et qui risquerait-elle de priver d’un droit fondamental ?

J’ai bien entendu votre attachement au modèle familial traditionnel, c’est-à-dire un père, une mère et des enfants conçus de manière naturelle, mais vous ne pouvez que constater que ce modèle a évolué, qu’il existe aujourd’hui différents modèles : des familles monoparentales – et ce, pour diverses raisons –, des familles homoparentales. Dans toutes ces familles, des enfants sont déjà nés, alors que vous ne nous parlez que des enfants à venir. Ces enfants vivent et grandissent dans notre pays, dans nos villes, nos écoles. Pensez-vous que l’existence de ces familles et de ces enfants nés, comme vous le dites, « artificiellement », porte atteinte à l’équilibre de notre société et au devenir de notre espèce, au même titre que les émissions de gaz à effet de serre portent atteinte à notre espace vital ?

M. Guillaume Chiche. Je suis particulièrement heureux de participer à cette mission d’information qui a vocation à éclairer la représentation nationale. Cela me permet d’entendre des propos qu’on a déjà entendus en d’autres temps mais que je ne pensais plus entendre de nouveau en 2018 dans cette enceinte.

Monsieur Lionel-Marie, je souhaiterais revenir sur vos propos, au travers de quatre observations. Vous avez dit d’abord que l’IVG  était un sujet sensible : il ne s’agit pas d’un sujet sensible comme vous le prétendez, mais d’un droit inaltérable, qui doit être accessible sur l’ensemble du territoire et qui est celui des femmes à disposer de leur corps.

Vous avez ensuite parlé de l’« hyper-désir » d’une femme célibataire. Je vous fais part ici de ma conviction : il n’y a pas de hiérarchie entre le désir d’enfant d’une femme célibataire, d’une femme hétérosexuelle, d’une femme en couple lesbien ou d’un homme. Il ne faut pas tout confondre. J’ajoute que les femmes célibataires, qui pourront demain, comme je l’espère, avoir accès à la PMA, recourront à des gamètes dont les hommes ont fait don.

J’ai été particulièrement choqué en troisième lieu de vous entendre parler des enfants nés d’une PMA, qui rempliraient nos commissariats. Je vous opposerai simplement les travaux scientifiques, ceux menés notamment au sein de l’université de Cambridge par le professeur Golombok, qui mettent en évidence que les enfants élevés dans un environnement familial monoparental ou homoparental ne rencontrent aucun écueil particulier dans leur développement et leur émancipation, et que le seul danger auquel ils peuvent éventuellement être exposés, c’est la stigmatisation par leur environnement de la structure familiale dans laquelle ils ont été élevés. Affirmer que ces enfants, ceux qui sont là ou ceux à venir, pourraient peupler nos commissariats, c’est faire illégitimement peser sur eux un poids injuste.

Enfin, j’entends dire de plus en plus souvent que les familles monoparentales, qui représentent 20 % des familles françaises et qui, pour 36 % d’entre elles, vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, ne devraient pas avoir d’enfant ou, pour le formuler autrement, qu’on ne devrait pas institutionnaliser l’émergence de familles monoparentales au motif qu’elles vivent sous le seuil de pauvreté. C’est le monde à l’envers ! Dans quel État serions-nous si, demain, nous disions aux Françaises et aux Français qu’ils peuvent avoir des enfants, mais uniquement à mesure de leur portefeuille ? L’honneur de notre pays, c’est d’assister au contraire les familles monoparentales qui sont dans la pauvreté, comme l’ensemble des familles et l’ensemble des personnes qui connaissent la pauvreté – et je rappelle qu’un enfant sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Il ne s’agit donc pas de faire obstacle au désir d’enfant d’une femme célibataire mais au contraire de le lui permettre, et de venir en aide à toutes les personnes en situation de pauvreté ; c’est en tout cas le sens de la stratégie de lutte contre la pauvreté du Gouvernement.

Vous l’aurez compris, je suis particulièrement mobilisé pour l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, afin de mettre un terme à une discrimination qui se fonde sur l’orientation sexuelle, s’agissant des femmes en couple lesbien, et sur le statut matrimonial, s’agissant des femmes célibataires. En la matière, le politique et le législateur ont un temps de retard sur les pratiques de la société. Nous devons le combler.

J’ai par ailleurs une question concernant la reconnaissance de la filiation des enfants nés d’une GPA à l’étranger. Il est à mon sens aberrant et totalement contraire au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant que le statut des enfants nés d’une mère porteuse à l’étranger soit si incertain dans le droit français, et ce en dépit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui impose l’inscription de ces enfants à l’état civil et a, à ce titre, condamné la France en janvier 2017 pour la cinquième fois.

Notre droit actuel fait de ces enfants de véritables fantômes de la République, faute de reconnaître dans les faits leur filiation et, au-delà, en leur refusant toute identité. C’est d’autant plus intolérable que, comme cela a été rappelé par la circulaire du 25 janvier 2013, les enfants nés à l’étranger d’un parent français ont droit à la nationalité française. Pourtant, en pratique la justice française refuse parfois de transcrire l’acte de naissance étranger des enfants nés de GPA, qui ne figurent donc pas sur le livret de famille.

Quelles solutions envisagez-vous donc les uns et les autres pour remédier à cette situation, et qu’elle est votre avis sur les recommandations du Conseil d’État, qui introduit la notion de respect de standards éthiques minimaux pour les enfants ?

Par souci de transparence, je tiens à faire savoir que, à titre personnel, j’estime que la France ne peut plus refuser de reconnaître ces enfants nés d’une GPA tout à fait légalement à l’étranger et qu’il est du devoir du législateur de mettre un terme à ce déni d’identité.

Mme Mireille Lachaud. Je pense en effet que l’intérêt supérieur de l’enfant exige que l’on reconnaisse légalement la filiation des enfants nés d’une GPA à l’étranger, car leurs parents doivent affronter un véritable parcours du combattant.

En ce qui concerne les familles monoparentales, on ne peut pas, d’un côté, vouloir ouvrir l’APM aux femmes célibataires et, de l’autre, vouloir restreindre la portée de la politique familiale, comme en témoigne la dernière convention d’objectifs et de gestion (COG), largement recentrée autour des questions de pauvreté, mais dont l’ensemble des familles vont éprouver les effets.

Vous vous apprêtez par ailleurs à examiner le prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale, et les associations familiales espèrent que le budget consacré aux familles ne sera pas amputé. Puisque vous voulez être généreux, soyez-le pour que l’ensemble des familles, les familles monoparentales comme les autres, puissent bénéficier d’un accompagnement dès la naissance.

Dans le cas du diagnostic préimplantatoire, on a su mettre des moyens à disposition des hôpitaux. J’ignore si l’on a l’intention de mettre en œuvre les mêmes moyens pour l’ouverture de la PMA, mais je pense que cette question des moyens est déterminante, qu’elle doit précéder la question de l’ouverture de la PMA et ne pas affecter l’aide qu’on doit par ailleurs apporter à toutes les familles.

M. Bertrand Lionel-Marie. Toutes les familles sont les bienvenues dans les associations familiales catholiques. J’en suis l’illustration, puisque je suis sans enfant. Je ne dispose pas des registres mais j’estime que toutes les configurations sont représentées parmi les milliers de familles adhérentes.

S’agissant de l’articulation entre naturel et artificiel, vous m’avez demandé si je voyais un danger pour l’espèce humaine à « laisser filer » l’assistance médicale à la procréation et qui cette technique pouvait priver d’un droit fondamental.

Le recours de plus en plus important à l’assistance médicale a d’ores et déjà des conséquences sociales. Je ne dis pas que cela remet en cause l’espèce humaine, puisque le phénomène demeure marginal, mais il est en croissance continue : 3 % des enfants sont issus d’une AMP. Loin de moi l’idée de stigmatiser ces enfants puisque je le répète, tous les enfants sont bienvenus et tous doivent être accueillis. C’est indiscutable.

Pour autant, cela a des conséquences sociales. L’existence d’embryons surnuméraires, conséquence directe des fécondations in vitro, si elle ne remet pas en cause l’espèce humaine, devrait nous interroger sur la vision que nous avons de la dignité de l’être humain. Est-il normal que, pour qu’un couple sur deux reparte avec un enfant dans les bras – la moitié des FIV échouent – il faille constituer un stock d’embryons surnuméraires, des petits d’homme au premier stade du développement ? Il me semble que cela concerne quand même l’espèce humaine ! 

Je rappelle que la France est signataire de la convention internationale des droits de l’enfant, qui stipule, dans son article 7, que l’enfant a le droit, « dans la mesure du possible, de connaître ses parents et d’être élevé par eux ». Dans une configuration où la PMA serait ouverte à toutes, le géniteur, ou le père biologique – on l’appelle comme on veut – sera effacé, rayé de la carte, quand bien même il existera des données non identifiantes. Oui, on prive l’enfant d’un droit fondamental, celui de connaître ses parents et d’être élevé par eux, et ce uniquement pour répondre au désir des adultes.

Notre liberté s’articule nécessairement avec une responsabilité. Si vous achetez un pantalon fabriqué au Bangladesh, cela a des conséquences sociales sur les ouvrières bangladaises. Si vous roulez à 120 kilomètres par heure sur une route départementale, vous mettez en danger votre vie, celle de vos passagers et des autres usagers de la route. Je le regrette, mais le recours par une femme célibataire à l’assistance médicale à la procréation a des conséquences sociales.

Comme cela a été rappelé, ces familles ont des difficultés socio-économiques. Je ne veux pas stigmatiser ces familles – ce n’est pas le sujet – mais je m’interroge sur la cohérence, pour un État, de créer des familles qui, demain, demanderont son aide.

J’ai à l’esprit une mère de famille qui élève seule ses deux garçons adolescents, le père, schizophrène, ayant quitté le foyer. On ne peut pas dire que ce soit une configuration familiale idéale : comme c’est le cas de 70 % des familles monoparentales, elle a été créée par le départ du père, défaillant. Mais, avec l’ouverture de l’AMP, la loi va bel et bien créer des familles monoparentales – qui demanderont l’aide de l’État plus tard. Je ne les stigmatise pas,  mon histoire me permet de compatir avec ces femmes qui ont ce désir et qui voient l’horloge biologique tourner, mais il y a tout de même des questions à se poser ! Pourquoi notre société génère autant de femmes qui peinent à rencontrer un homme ? Peut-être crée-t-elle des blocages ? En tout cas, répondre par l’AMP à ce désir légitime me paraît une mauvaise solution, qui plus est incohérente sur le plan socio-économique.

Monsieur Chiche, c’est votre liberté de ne pas être d’accord avec moi – nous sommes là pour débattre –, mais permettez-moi de préciser un point pour éviter toute confusion : je n’ai pas dit que tous ces enfants allaient finir dans les commissariats. Je dis que, dans un certain nombre de cas, l’absence d’une figure paternelle n’est sans doute pas la meilleure configuration pour élever des enfants. Il existe des études sur les aspects socio-économiques des familles monoparentales, le devenir scolaire des enfants, leur parcours en lien avec la justice et les institutions policières.

M. Guillaume Chiche. Quelles sont vos références ?

M. Bertrand Lionel-Marie. C’est documenté : ces enfants ont plus de chances –  ou de malchances – de connaître un parcours scolaire difficile, d’être confrontés à la justice, de finir dans les commissariats.

Un autre exemple me vient à l’esprit. J’ai pour voisine une femme issue de l’immigration, qui a élevé courageusement deux enfants. Eh bien, ces deux garçons ont eu des difficultés avec la police ! Je ne veux pas faire de généralités ou stigmatiser qui que ce soit, mais cela arrive et les pourcentages sont plus importants dans les familles où la figure paternelle est effacée. On n’efface pas sans conséquence la figure paternelle.

Les enfants nés de mère porteuse à l’étranger voient leur filiation établie par l’adoption plénière : cela vient d’être jugé par la cour d’appel de Paris. Il faut que l’on arrête de nous faire croire que ce sont des fantômes de la République. On ne peut pas regarder qu’un aspect de ce sujet – la stigmatisation de ces enfants et leur devenir – et ne pas s’interroger sur la pratique. Veut-on l’encourager ? Nous sommes aujourd’hui dans un système incohérent où des couples d’hommes, ou des couples composés d’un homme et d’une femme – ce n’est pas une question d’homoparentalité – contournent la loi française, se rendent à l’étranger pour faire du tourisme procréatif et ont  recours à une mère porteuse.

Cette pratique est excessivement dangereuse et attentatoire à la dignité de la personne humaine : la femme, comme l’enfant sont chosifiés. Il est incohérent de l’encourager. Je suis partisan d’une pénalisation des parents français qui ont recours à la gestation pour autrui à l’étranger. Ce ne sont pas les enfants qu’il faut pénaliser, mais les parents. Je comprends leur désir, mais je ne comprends pas le passage à l’acte qui consiste à mettre la main sur le corps d’une femme pendant neuf mois et à acheter un enfant. Je ne peux pas être d’accord avec cela, et vous ne me ferez pas changer d’avis.

M. Alexandre Urwicz. Le propre de l’homme est d’évoluer, de se remettre en question, d’avoir des doutes. Certaines interventions nous montrent que ce n’est pas toujours le cas, que ce ne le sera jamais : c’est ce que l’on appelle le dogme.

Je suis ravi d’entendre que ces associations proposent d’accueillir toutes les familles. De manière empirique, je constate que lorsque certaines associations conservatrices siègent dans les conseils de famille qui prononcent les adoptions, les dossiers des couples adoptants de  même sexe sont, comme par hasard,  remis systématiquement en bas de la pile.  Nous avons quelques exemples récents, qui font l’actualité. Les mêmes ressorts sont à l’œuvre dans l’opposition à l’accès des femmes lesbiennes à la PMA. On en sait le motif, on sait d’où vient cette haine : c’est le rejet, encore une fois, de l’homoparentalité. Il faut remettre les points sur les i !

Dans les propos des intervenants assis à ma gauche, tout se passe comme si la construction familiale était une photo, avec un père et une mère, mariés à vie, et des enfants. On voit bien que la réalité est différente : plus d’un enfant sur deux naît hors mariage, 60 % d’entre eux sont reconnus en mairie, car la présomption de paternité ne prime plus sur le mode d’établissement de la filiation. La recomposition existe. Homosexuel aujourd’hui, pourquoi ne pourrais-je pas être hétérosexuel dans trois mois, prêt à me marier avec une femme et à avoir des enfants par la voie charnelle ? Et pourquoi les personnes aujourd’hui hétérosexuelles ne deviendraient-elles pas homosexuelles ?  Faut-il vraiment trier les familles au moment de la conception et leur indiquer tel ou tel guichet, parce que certaines auraient un droit et que les autres seraient différentes ? C’est se mentir à soi-même, et attentatoire à la personne, que de penser que les hommes et les femmes sont figés dans leur situation personnelle. 

Un sondage récent de l’IFOP sur le désir de parentalité nous apprend que 52 % des personnes LGBT sondées envisagent d’avoir un enfant au cours de leur vie. Elles sont 35 % à avoir l’intention d’avoir des enfants au cours des trois prochaines années, soit une proportion supérieure à celle que peut observer chez l’ensemble des Français – 30 %. L’orientation sexuelle n’est donc pas un facteur qui altère le désir de parentalité. Discuter de l’accès à une technique relève de l’égalité des droits, non du domaine de l’orientation sexuelle. Il faut arrêter de faire l’amalgame et de mettre des personnes sur une voie de garage, en raison de leur orientation sexuelle.

J’ai déjà entendu le discours qui consiste à vouloir faire primer la procréation naturelle. Mais que cela signifie-t-il pour un couple de femmes lesbiennes ? Qu’elles doivent devenir hétérosexuelles le temps d’une nuit pour tomber enceintes ? On ne peut pas imposer ainsi une orientation sexuelle. Et cette pensée est tellement caricaturale que je m’étonne presque de devoir l’exprimer à ce micro !

M. Fabien Joly. Dans toutes ces questions d’établissement et de sécurisation de la filiation, l’Association des familles homoparentales raisonne de manière pragmatique. Notre intérêt et notre but, c’est de nous assurer que ces enfants, quel que soit leur mode de conception, verront selon le droit français leur filiation garantie dans des temps relativement courts et en évacuant toutes les difficultés qui pourraient survenir en raison d’aléas tels que la séparation ou le décès.

S’agissant plus particulièrement de la procréation médicalement assistée, l’idée que nous défendons, aussi défendue par Irène Théry dans son rapport Filiation, origines, parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, remis en avril 2004, est de mettre fin à un système, ou en tout cas de ne pas retenir un système dans lequel on viendrait singer un établissement de la filiation calqué sur un modèle biologique et charnel. En d’autres termes, il nous paraît délicat pour les femmes ayant recours à la PMA – pas pour celle qui accouche, mais pour la conjointe, mariée ou non avec elle – de voir leur maternité établie par un mécanisme réduit au décalque de la présomption de paternité, qui deviendrait ainsi une présomption de maternité ou de comaternité.

Cela nous paraît délicat parce que c’est tenter d’appliquer à ces femmes un mécanisme pensé à l’origine sur un fondement charnel et biologique. Nous estimons qu’il est temps pour les enfants nés par PMA, quelle que soit l’orientation sexuelle de leurs parents, qu’un système unique garantisse que chacun des deux parents inscrit dans ce projet parental puisse faire valoir ses droits, et que la filiation soit établie de manière certaine dès la naissance de l’enfant.

Nous voulons aussi que cet élément par lequel la filiation sera établie, soit de la mère intentionnelle soit du père qui n’a pas été le donneur du patrimoine génétique, soit mentionné sur l’acte de naissance de l’enfant. Il ne s’agit pas de l’acte que l’enfant peut obtenir, et qu’il peut diffuser à tous les tiers – car il n’est pas question qu’un tiers puisse savoir que tel enfant a été conçu grâce à un donneur de sperme. En revanche, il nous semble essentiel que ce que nous appelons la déclaration anticipée de filiation, qui serait recueillie par un juge, un notaire, voire un avocat, figure comme une mention marginale dans l’acte de naissance. Mais cette mention ne doit apparaître que sur l’acte de naissance originel, qui n’est évidemment mobilisable que par l’enfant lui-même ou par le procureur de la République.

Ce dispositif permettait de mettre un terme à une supercherie que certains couples hétérosexuels utilisent et qu’Irène Théry avait résumée par sa formule « ni vu ni connu » : on fait ainsi croire que l’enfant a été conçu de la manière la plus naturelle qui soit. Nous estimons qu’il est temps que les enfants puissent connaître leurs origines procréatives, et qu’à cette fin il faut un système qui soit simple, sûr et surtout égal pour tous les parents, quelle que soit leur orientation sexuelle.

À Mme Thill qui a évoqué le risque d’une création de catégories par le législateur, je réponds que faire coexister, comme semble le recommander le Conseil d’État, le système ancien pour les couples hétérosexuels et un système nouveau pour les femmes lesbiennes, revient précisément à créer des catégories. C’est dire à nouveau que, selon que vous êtes homosexuel ou hétérosexuel, on vous appliquera des régimes juridiques différents, alors qu’en réalité ce régime juridique vise uniquement à assurer une filiation certaine et à garantir à ces enfants leur filiation ainsi que leur droit à accéder à leurs origines procréatives.

Pour ce qui regarde les enfants nés par GPA à l’étranger, l’ADFH considère qu’il est difficile de répondre à cette question de façon lapidaire en disant simplement que dorénavant les actes d’état civil étrangers doivent être transcrits directement dans l’état civil français, que l’affaire est ainsi résolue et il n’y a plus aucun souci.

Bien évidemment, cela pourrait constituer une solution, mais elle nous paraît porteuse de risques : celui de fraude documentaire, mais aussi celui de l’acceptation en droit français d’un mode de filiation inconnu aujourd’hui, alors que seules sont aujourd’hui reconnues la filiation biologique et la filiation par adoption. Ainsi, une filiation établie aux États-Unis par un jugement de paternité, qui n’est pas en tant que tel un jugement d’adoption, directement transcrite dans un acte français et mentionnant les deux pères – je peux en parler puisque je suis moi-même père d’un enfant né par GPA – poserait au législateur et à l’état civil la question de savoir comment traiter cette situation sur le fondement d’un acte de naissance ne précisant pas qui est le père biologique, et laissant ignorer quel est l’autre parent. Or ces mentions, pour l’instant et sauf si vous envisagez une modification de notre mode de reconnaissance de la filiation, demeurent la base du droit à la filiation et de l’établissement de la filiation selon les conceptions du droit français.

Nous proposons de ne plus raisonner en termes de transcription de l’acte de naissance, donc d’abandonner à la Cour Cassation son interprétation de l’article 47 du code civil, et de laisser produire tous leurs effets de droit aux jugements étrangers qui ont établi cette filiation. Ce n’est plus sur l’acte de naissance étranger que l’on se fonde, mais sur le véhicule juridique qui a permis d’établir cet acte de naissance à l’étranger, à savoir le jugement.

De tels jugements existent quasiment partout, notamment au Canada où les juges sont parfaitement disposés à rendre un jugement post-postnatal concernant un enfant français et entérinant les circonstances de sa filiation.

L’idée est que ce jugement soit reconnu par le droit français, comme cela se passe déjà avec plus ou moins de difficultés et plus ou moins de temps, et que l’on aboutisse à l’établissement d’un acte de naissance français pour l’enfant, qui mentionne le parent biologique et indique que l’autre parent est un parent en tant que tel, jouissant des mêmes droits et obligations. On disposerait ainsi d’une mention marginale inaccessible aux tiers et indiquant que cette filiation vis-à-vis de ce parent, qu’il soit homme ou femme, a été établie en exécution d’un jugement étranger.

Mme Marie-Claude Picardat. Je vais m’attacher à faire valoir quelques principes.

S’agissant des propositions relatives à la protection de la deuxième mère, l’APGL souhaite que toutes les possibilités propices à la sécurisation des couples, des liens de filiation, donc des familles et des enfants, soient ouvertes. C’est notre credo : nous devons protéger les familles et les enfants.

Il va de soi que ne laisser au second parent, voire au troisième ou quatrième, la possibilité de ne devenir parent qu’après coup revient à placer les familles dans une période de suspens qui leur est préjudiciable. Je rappelle que les deux premières adoptions effectuées dans le cadre de la loi, à l’époque de l’ouverture, ont été obtenues de manière précipitée par deux couples de femmes. Dans le premier cas la mère, militaire, partait au front à l’étranger, au service de la France, donc vers une situation de danger. C’est pour cette raison que le juge a accéléré la procédure d’adoption du deuxième enfant – ce qui montre à quel point les familles doivent être protégées. Dans le second cas, l’adoption a été prononcée sur le lit de mort de la mère biologique, parce que le juge a précipité les choses afin de sécuriser la situation de l’enfant.

Aussi, afin d’éviter ce genre de situations, régulièrement rencontrées, demandons-nous la protection de la deuxième maman de façon extrêmement simple : en appliquant les règles de droit commun relatives à la filiation d’un enfant né par PMA – et ce sans aucune révolution juridique, simplement en ouvrant la possibilité de reconnaissance en mairie pour les couples non mariés.

Il faut ouvrir la présomption de paternité à une présomption de parenté, favoriser l’adoption simple en n’imposant pas que le parent non marié, par exemple dans les cas de coparentalité, puisse perdre son autorité parentale dans les cas où on a sécurisé les familles de cette manière-là. On pourrait également, car nous pensons également à toutes les familles qui n’ont pas pu bénéficier dans le passé de l’entrée en vigueur de la loi du 17 mai 2013, lorsque que les personnes sont séparées pour un certain nombre de raisons, permettre l’établissement d’une parenté d’une filiation par possession d’état et sa retranscription dans les actes civils.

Par ailleurs, et nous sommes tout à fait en désaccord avec l’ADFH sur ce point, nous ne souhaitons pas que la loi crée de nouvelles catégories d’enfants ; il ne doit pas y avoir d’un côté les enfants nés par PMA, et d’un autre côté les enfants conçus sous la couette. Nous considérons qu’aucune indication relative à la façon dont l’enfant a été procréé ne doit figurer sur son acte de naissance qui, comme pour les autres enfants, doit établir sa filiation, et c’est tout ! L’enfant a deux mamans, peu importe comment elles ont fait pour que l’enfant naisse et que la filiation puisse être établie ; il a deux papas, il a deux papas, il n’a qu’une mère, il n’a qu’une mère, etc. C’est ainsi, et on ne voit pas pourquoi on viendrait créer de nouvelles catégories d’enfants fondées sur le seul mode de leur conception. Si les personnes hétérosexuelles qui ont recours à la PMA ne souhaitent pas lever le secret de la conception de leur enfant, nous estimons que cela les regarde.

Il ne revient pas en effet au législateur d’organiser la police des alcôves et la police des familles, pour forcer des récits familiaux potentiellement traumatisants. Le jour où un enfant cherchant son état civil dans son acte de naissance prendra connaissance d’une vérité qui le concerne et que l’administration détient, mais que ses parents n’ont pas souhaité lui délivrer pour des raisons qui les regardent, nous estimons que ce sera lui avoir fait une violence que nous ne voulons pas lui imposer.

Nous sommes donc favorables à ce que le législateur rende possible une ouverture progressive à l’accès à des connaissances portant sur les donneurs et les donneuses en cas de nécessité. Dans le cas des familles homoparentales, la question ne se posera d’ailleurs pas, elle sera forcément posée et fera partie du récit familial. Quant aux personnes hétérosexuelles, qu’elles se débrouillent comme elles le veulent ; certaines souhaiteront raconter à leur enfant quel a été le parcours médical qui a permis leur procréation, d’autres non, ou elles le feront plus tard, à un moment que la famille jugera opportun et qui ne sera pas commandé par une nécessité administrative, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Pour ce qui concerne la façon dont les filiations peuvent être réorganisées, nous vous ferons parvenir un résumé d’articles abordant le sujet. Nous ne voulons pas mettre par terre le droit actuel, au contraire nous voulons simplement, puisque ça nous a été reproché tout à l’heure, entrer dans les catégories générales et faire en sorte que nos catégories particulières puissent s’intégrer dans le droit commun. S’agissant de la reconnaissance des enfants nés par GPA, il faut faire cesser la violence à leur égard et permettre, selon les directives de la Cour européenne des droits de l’Homme, la reconnaissance de leur situation dans l’acte civil afin qu’ils vivent tranquillement en toute légalité, avec les mêmes droits que les autres enfants sur le territoire de la République.

Je tiens enfin à préciser, si monsieur ignore quelle est la diversité des familles représentées à l’AFC, qu’à l’APGL toutes les confessions sont représentées.

Mme Marie Bozzi. Je m’exprimerai en tant que maman d’une petite fille qui a été faite en Espagne au moyen d’une PMA. J’ai entendu beaucoup de choses, et la première d’entre elles est qu’il faut protéger nos enfants, quels qu’ils soient.

Il arrive que l’on ne puisse pas avoir un enfant : lorsqu’on n’a pas trouvé la personne, ou lorsque, tout simplement, on n’y arrive pas. Je suis une femme et demande juste à certains, ou à certains partis, de se mettre dix minutes à la place d’une personne en situation de recourir à la PMA. Je parle là d’un parcours de femme ou de couple, que cela concerne des personnes hétérosexuelles ou homosexuelles ; c’est un parcours long, qui n’est pas facile.

Plusieurs solutions existent pourtant dans mon pays, la première consiste à trouver vite un homme, mais il faut quand même faire attention, c’est le cas de le dire, car trois fois sur quatre c’est sans préservatif, ce qui est d’ailleurs assez classique pour avoir un enfant. Or, ne pas avoir de maladie transmissible, VIH, hépatite C ou autre, c’est possible sans préservatif, mais risqué : c’est risquer sa vie pour avoir un enfant, et nous ne parlons pas là d’homosexualité ou d’hétérosexualité, simplement d’une femme qui désire un enfant.

Recourir à un ami est une possibilité ; un médecin peut m’aider. J’ai 37, 40 ou 32 ans, j’aime une femme ou un homme qui n’existe pas, comment faire ? Mon médecin peut-il m’aider, la médecine peut-elle m’aider, mon pays peut-il m’aider ? Pour l’instant non. Alors que faire ? Je peux tricher, bien sûr, mais est-ce normal de s’inventer une vie pour avoir le droit d’être mère, d’avoir un enfant sans qu’on me demande à quel titre ? M’a-t-on demandé à quel titre j’avais le droit d’être mère, de porter un enfant  ? Alors oui, bien sûr, on peut aller dans beaucoup de directions, l’Espagne, la Belgique et bien d’autres pays me disent que j’ai le droit d’être mère. J’ai une petite fille grâce à l’Espagne, grâce à ma persévérance, grâce à mon médecin en France, qui m’a soutenu et suivi, qui ne s’est pas demandé pourquoi je voulais être mère ; grâce à mon désir d’être mère et de porter un enfant.

J’ai puisé dans le plus profond de ma chair mon envie d’être mère sans que mon pays m’aide. J’ai vu des centaines de femmes attendre comme moi dans une salle pour pouvoir être mères ; hétérosexuelles, homosexuelles, célibataires. J’ai vu des dizaines de femmes attendre pour des prises de sang afin de savoir si, oui ou non, une insémination pourrait être pratiquée. J’ai vu des pleurs, j’ai vu mes pleurs ; j’ai vu nos pleurs de femmes quand ça ne marche pas. J’ai vu mon corps se détacher de moi, car je saignais ; j’ai eu peur, peur de l’inconnu, peur de ne pas y arriver toute seule, peur que la société me juge. J’ai parfois perdu espoir, j’ai parfois souffert, j’ai parfois eu envie de tout arrêter ; mais j’ai réussi sans l’aide de mon pays : est-ce normal en 2018 ?

Je suis hétéro célibataire, je suis homo, célibataire ou mariée, je suis une maman, et pour répondre à certains propos : soyez, juste dix minutes, une femme confrontée à la PMA !

Alors parfois, comme je l’ai entendu aujourd’hui, on préfère ne pas recourir à la PMA et ne pas avoir d’enfant ; cela aussi, nous le respectons. Est-il normal de devoir subir tout cela ? Je souhaite une chose : que ma fille ne soit pas plus tard un papier disant : « Voilà, elle a été conçue par PMA, elle a deux parents, que ce soit deux mamans ou autre. » Je veux juste que ma fille ait le droit d’être mère aussi et que, tout simplement, son pays l’aide à être mère comme elle l’entend, sans que sa sexualité ou son parcours entre en ligne de compte, car elle sera peut-être hétérosexuelle et célibataire, et aura eu, juste à un moment, envie d’être mère.

Pour autant, je ne néglige pas la place du père : pour ma part, j’ai un père et une mère ; je suis catholique et j’ai même fait baptiser ma fille alors qu’elle était en réanimation parce que, née au terme de six mois, elle était une très grande prématurée.

Pour sa part, le corps médical, car on parle beaucoup de médical dans le contexte d’une PMA, m’a simplement dit : « Ah oui, vous êtes un couple homosexuel, en fait on s’en fout royalement. Le principal, lorsque l’on a un enfant, surtout un grand prématuré est l’amour : donnez-lui beaucoup d’amour, vous êtes donc ses deux parents ; on arrête là. »

Voilà ce par quoi je souhaitais conclure, merci beaucoup.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie, en m’excusant de vous avoir parfois incités à être rapides ; j’espère que ce débat ne vous aura pas laissés sur votre faim.

 

 


– 1 –

Association « Mam’en Solo » – Mmes Laure Narce, Isabelle Laurans, Anne-Sophie Duperray et Marie Dupont ([2])

Mercredi 3 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous commençons cette matinée d’auditions en accueillant des représentantes de l’association « Mam’en solo », Mmes Laure Narce, Isabelle Laurans, Marie Dupont (1) et Anne-Sophie Duperray, que je remercie d’avoir accepté de venir échanger avec nous.

L’association « Mam’en solo » regroupe des femmes qui demandent l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux femmes célibataires. Notre mission d’information étant amenée à s’interroger sur l’ouverture de l’AMP aux femmes célibataires et aux couples de femmes, nous souhaiterions connaître vos arguments sur ce sujet.

Je vous donne sans plus tarder la parole pour un propos liminaire, avant que nous puissions échanger par l’intermédiaire de questions et de réponses. Je rappelle que nos débats sont enregistrés.

Mme Marie Dupont (1). Bonjour. Je vous remercie, nous vous remercions, d’avoir accepté de nous recevoir. Cela fait vingt ans que j’attendais ce moment. Mon histoire commence à Bruxelles, en 1994, avec, au cours d’un colloque sur le thème L’Europe et les enfants de la procréatique, une intervention de Luc Roegiers, pédopsychiatre à l’université catholique de Louvain, intitulée Du droit à l’enfant à la responsabilité procréative.

En 1998, mon fils a été conçu par insémination avec donneur (IAD) en Belgique.

J’ai créé, en 2004, Graines d’amour, forum d’entraide entre mamans et futures mamans solos ayant choisi la procréation médicalement assistée (PMA) pour devenir mères.

En France, la presse a commencé à s’intéresser à nous en 2007, avec la parution d’un article dans le magazine Elle, une invitation à l’émission télévisée Les maternelles ou encore la publication de l’ouvrage Un bébé toute seule ?, de Guillemette Faure, correspondante du Figaro à New-York.

En 2010, la sociologue Dominique Mehl écrivit que « la loi n’a pas à dire qui peut devenir parent ». Le docteur Léonetti, rapporteur de la mission de bioéthique, déclara toutefois qu’il « ne souhaitait pas élargir l’accès de l’AMP aux femmes célibataires ».

En 2013, nous apparaissons sur une page Facebook, à défaut de mariage pour nous.

En 2017, à notre initiative, est créée l’association « Mam’en solo », qui représente tous les forums et groupes de mamans solos qui se sont développés depuis 1994.

L’évolution de la situation depuis 1994 est parfaitement résumée par Patricia Baetens, psychologue en Belgique, qui a reçu en entretien 1 698 femmes célibataires voulant être mères seules et, forte de son expérience, écrit la chose suivante : « Le profil des femmes célibataires a évolué : les femmes sont plus jeunes, plus épanouies sur le plan émotionnel, professionnel et relationnel. Elles se sentent parfaitement capables d’élever un enfant seules. » Ainsi, en France, Cosette et Antoine Doinel seraient devenus des figures du passé. Je passe la parole aux représentantes de l’association « Mam’en solo » pour essayer de vous en convaincre. Je vous remercie.

Mme Isabelle Laurans. Qui sont les mamans et futures mamans célibataires ? Ce sont nous, Marie-Christine, Laure, Anne-Sophie et moi, qui sommes devant vous aujourd’hui, et d’autres femmes qui, comme nous, se sont retrouvées face au mur de l’horloge biologique avec ce dilemme : faire un enfant en étant célibataire ou risquer de passer à côté de la maternité. Cette situation est de plus en plus fréquente ; elle est même structurelle. Le psychanalyste Serge Hefez le constate : si l’on prend en compte l’allongement des études et la difficile insertion sur le marché du travail, les femmes ont une fenêtre entre 31 et 36 ans pour faire un enfant. A cela s’ajoute la fragilité des unions ; tout est devenu compliqué.

Nous nous sommes toutes posé des questions et avons pris le temps de la réflexion. La lecture de L’évolution de la famille par Irène Théry et de travaux d’anthropologues comme Françoise Héritier nous ont convaincues qu’il existait plusieurs modèles de familles. Nous pensons qu’il n’y a pas de modèle idéal pour grandir. La garantie de l’épanouissement de nos enfants tient à l’amour, la confiance, la sérénité qui leur sont transmis par leur entourage, leur microcosme. Nous nous sommes concertées avec nos amis, nos familles et avons envisagé les aspects financiers. Avant de me lancer dans ce projet, j’ai par exemple décidé de passer l’agrégation, afin de m’assurer des revenus suffisants, sachant que je ne disposerais que d’un seul salaire. Ma réussite à l’oral de l’agrégation a donc constitué le feu vert pour entreprendre cette démarche. Nous avons réfléchi à des référents, des parrains, des oncles, des tantes, des grands-parents. Ma fille a plusieurs parents : sa maman, mais aussi son tonton, sa tata, son grand-père, des parents de cœur. En plus de trouver une altérité nécessaire dans notre entourage, nos enfants la trouvent aussi auprès des auxiliaires de puériculture, personnels de crèche et enseignants. Nous n’élevons pas nos enfants seules.

Mme Laure Narce. Il ne faut en effet pas confondre mamans solos et mamans seules. Interrogé à ce sujet, Serge Hefez signale qu’il reçoit beaucoup de mamans, seules alors même qu’elles sont en couple, qui rencontrent des difficultés à intégrer le père dans la relation avec l’enfant. Les mamans solos, elles, ne sont pas seules : comme vient de le souligner Isabelle, l’enfant est intégré dans une famille élargie, avec un parrain, des oncles, un grand-père, des amis, des institutions. Ces mamans sont particulièrement attentives au fait que l’enfant interagisse avec les autres. Les mamans solos et leurs enfants ne se sentent pas amputés d’un père, car ils ont construit dès le départ un équilibre familial incluant ces données. Les différentes études le démontrent : ce n’est pas le format de la famille qui compte, mais la qualité des interactions avec les enfants. Les anti-PMA pensent qu’il est presque criminel qu’un enfant naisse sans un père à ses côtés ; nous considérons pour notre part que ce type de considération sur nos familles est davantage susceptible de faire souffrir nos enfants que l’absence d’un père.

Il faut, à chaque âge, accompagner les questions qui se posent ; mais comme le souligne Irène Théry, « en l’absence d’encadrement par la loi, les parents solos se retrouvent bien seuls pour accompagner leurs enfants et expliquer leur histoire ». Il est important d’utiliser les bons mots et de parler d’un donneur, d’un monsieur qui a donné une graine, plutôt que d’un papa inconnu ou anonyme. Nos enfants ne rencontrent en général pas de difficulté conceptuelle à comprendre la différence entre un père et un donneur. Ma fille, qui a six ans, a tout à fait intégré le fait qu’elle n’avait pas de papa. Elle n’en souffre pas et me le dit, au point que je suis même obligée de lui rappeler parfois qu’il est aussi très bien d’avoir un papa. Je me souviens avoir évoqué avec elle, lorsqu’elle avait cinq ans, la possibilité que je rencontre un homme et lui avoir demandé si elle pensait que ce monsieur pourrait alors être un peu comme son papa. Elle m’avait répondu la chose suivante : « Non, maman, tu peux avoir un amoureux, mais pour le papa, c’était possible jusqu’à mes trois ans, maintenant c’est trop tard ». Je n’ai ressenti aucune amertume dans sa réponse, mais un pragmatisme qui m’étonne encore.

Nous demandons donc l’égalité pour toutes, c’est-à-dire non un droit à l’enfant, mais un égal accès aux techniques de procréation, sans distinction en fonction du statut conjugal ou de l’orientation sexuelle. Le passage des frontières étant permis, nous vivons actuellement une hypocrisie, qui réserve la PMA aux femmes seules et homosexuelles les plus riches. Si l’on pense au bien des enfants avant tout, donnons-leur une légitimité et proposons des structures d’accompagnement, des conseils d’éducation, des moyens de sortir de l’isolement pour certains cas un peu exceptionnels. Voilà le véritable intérêt de l’enfant.

Mme Isabelle Laurans. Je reprends la parole pour évoquer la question du remboursement de la PMA. Aujourd’hui, seuls les couples de femmes homosexuelles et les femmes célibataires les plus aisés peuvent avoir recours à la PMA. J’ai moi-même déboursé 5 000 euros, alors même que je fais partie de ces femmes chanceuses pour lesquelles deux essais ont été suffisants. Certaines femmes ont dû contracter des emprunts, d’autres hypothéquer, voire vendre leur maison. Cette inégalité financière ne peut plus être permise dès lors que nous ouvrons la PMA pour toutes. Rembourser la PMA à toutes les femmes, c’est montrer que la société ne fait pas que tolérer les nouvelles formes de familles, mais les accepte totalement et les met sur un pied d’égalité. Le droit à la santé reproductive, comme à la santé sexuelle, doit être considéré comme un droit fondamental, comme le demande l’International plan parenthood federation (IPPF), dont l’article 7 indique que « toute personne a le droit d’accéder à la santé reproductive et à d’autres technologies médicales ou de les refuser, et ce sans discrimination ». Nous rejoignons également Amnesty international, qui demande de supprimer les mesures qui règlementent ou pénalisent l’accès aux droits sexuels et reproductifs.

Mme Anne-Sophie Duperray. Les quelques points que nous venons d’évoquer sont ceux sur lesquels nous sommes en accord avec l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Il reste toutefois selon nous quelques éléments à approfondir.

Cela concerne tout d’abord l’argument de la vulnérabilité des familles monoparentales, souvent utilisé par les opposants à la PMA pour toutes. Nous ne nous reconnaissons pas dans ce profil. Le projet de chacune d’entre nous a été longuement et mûrement réfléchi. Tous les aspects – organisationnels, logistiques, matériels, affectifs – ont été pensés dès le début en sachant que l’on allait être seule. C’est très différent des cas de rupture, dans lesquels les membres du couple se retrouvent face à une organisation cassée, qui va les déstabiliser. Nous sommes conscientes des points de vigilance qui doivent être les nôtres et mettons notamment en place des solutions face au manque d’altérité et de figures masculines. Nous avons en général une vie sociale riche et avons toutes, parmi nos amis, dans nos familles, des hommes qui jouent un rôle important dans la vie de nos enfants. Nous savons en outre que nous devons veiller, certainement plus encore que dans les couples, à ne pas être fusionnelles avec nos enfants et y travaillons. Mais finalement, lorsque je me compare parfois aux couples et aux familles dites « traditionnelles », je me rends compte qu’ils sont confrontés à des points de vigilance dont je n’ai pas à me soucier : je n’ai pas à faire attention à ne pas me disputer, à montrer un chemin commun pour l’éducation, à éviter des tensions. Finalement, chaque famille a ses propres points de vigilance ; le tout est d’en être conscient et de faire attention.

En ce qui concerne un entretien préalable, le CCNE évoque des dispositions d’accompagnement qui pourraient s’inspirer de celles qui s’appliquent à l’adoption plénière ou prendre d’autres formes plus spécifiques à ce type de situations nouvelles. Il faut savoir que lorsqu’une femme se décide à faire un enfant seule, elle a en général déjà parcouru auparavant un long chemin : beaucoup d’entre nous sont allées consulter un ou une psychologue pour s’assurer que leur projet était sain et non influencé par des diktats de la société. Lorsque l’on se résigne à faire un enfant seule, il est déjà parfois un peu tard et il ne faudrait pas, quelle que soit la solution retenue, qu’elle repousse encore le début du parcours. Pour nous, une stricte égalité avec les couples serait certainement le plus intéressant. Un entretien est déjà prévu aujourd’hui par le code de la santé publique lors de tout don de gamètes. Cela pourrait s’appliquer dans ce cas, en veillant simplement à former les personnes effectuant ces entretiens à cette nouvelle forme de famille, afin que soient évoquées les vraies questions. Peut-être pourrait-on pour ce faire s’inspirer du système en vigueur en Belgique, où toutes les cliniques font passer aux femmes un entretien préalable avec un psychologue.

Il convient enfin selon nous d’aborder également la question du double don, qui n’apparaît pas dans le rapport du CCNE. Les femmes qui veulent faire un enfant seules se retrouvent en effet parfois, du fait de leur âge, confrontées à des problèmes de fertilité. Dans ce cas, le double don serait la seule solution. Beaucoup de membres de notre association et de personnes intervenant dans les forums auxquels nous participons y ont d’ailleurs eu recours. Certes, il existe également la possibilité de l’adoption d’embryon ; mais il s’agit d’une démarche différente, dans la mesure où l’embryon a alors été conçu dans le cadre d’un autre projet parental. L’explication à l’enfant, très chère à notre cœur, sera forcément différente. Nous pensons donc que l’adoption d’embryon, si elle constitue une possibilité tout à fait valable, ne saurait être imposée à une femme ; cette dernière doit avoir le choix.

Mme Laure Narce. L’évolution de la famille, des familles pourrait-on dire, continue. Les enfants existent déjà et n’ont bouleversé ni les équilibres actuels, ni la société française, ni nos écoles. Ils sont au contraire très bien accueillis et le regard des gens change toujours lorsqu’ils côtoient des familles non traditionnelles. Nous avons toutes rencontré beaucoup de bienveillance, que ce soit lors du parcours de PMA ou depuis que nos enfants sont nés.

Il est difficile de se projeter dans une autre structure familiale quand on ne connaît qu’un seul modèle. Nous-mêmes avons éprouvé quelque difficulté à le faire. Malgré cela, les sondages sont en majorité favorables à la PMA pour toutes et l’avis des institutions qui ont fait des recherches et des études et ont un point de vue scientifique et neutre est pour nous plus important que les positionnements idéologiques de l’Eglise ou des opposants.

Concernant le bien-être et l’intérêt de l’enfant conçu avec un don ou un double don de gamètes, le fait que le message transmis à nos enfants est qu’ils sont issus d’un monde où le lien entre les Hommes a permis de donner la vie, leur chère vie, ne renvoie-t-il pas pour eux à une histoire tout aussi belle que celle d’une conception d’un enfant sous la couette ? Ce lien riche et universel n’est-il pas un puissant message d’amour et de solidarité pour démarrer sa vie ? Ces vies, nous les avons données, certes sans l’autorisation de notre société, mais en ayant foi en la bienveillance de nos concitoyens pour le comprendre et l’accepter. En cela, nous rejoignons les propos du professeur Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique, qui indiquait à propos de la réflexion menée par le CCNE : « Cet avis, nous le voulons marqué du sceau de la confiance. Nous avons connu des progrès scientifiques extraordinaires ; nous ne sommes plus dans la même société qu’il y a vingt ans. Nous avons voulu adopter une attitude de confiance dans l’individu et dans les choix faits collectivement ». Nous remercions Jean-François Delfraissy pour ces propos, car nous avons nous aussi fait ce choix de la confiance, en espérant qu’un jour la société française ouvrirait ce droit à la PMA pour toutes.

Mme Isabelle Laurans. Nous proposons donc d’ouvrir l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur à toutes les femmes, dans les mêmes conditions que pour les couples hétérosexuels. Nous demandons la liberté pour les femmes d’accéder à la PMA, l’égalité de cet accès, tant au niveau de l’entretien préalable que de la prise en charge, ainsi que la fraternité, la bienveillance et la confiance à l’égard de notre projet parental.

Mme Anne-Sophie Duperray. Si notre revendication principale est, comme vous l’avez compris, l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, nous estimons que d’autres sujets mériteraient également d’être traités, afin d’offrir davantage de cohérence au dispositif.

Citons tout d’abord la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes et la possibilité d’accès aux origines : nous sommes favorables aux idées présentées par l’association « PMAnonyme », qui œuvre depuis longtemps dans ce domaine, et par l’association « Origines », récemment créée, que vous recevez bientôt. Nous pensons que leurs propositions sont très intéressantes, notamment pour ce qui concerne les enfants nés avant la loi, sujet peu évoqué par l’avis du CCNE.

Concernant l’autoconservation ovocytaire, nous y sommes favorables, dans les termes présentés par le Réseau Fertilité France, que vous allez également rencontrer, et repris par le CCNE.

La question du manque de gamètes apparaît également comme un sujet de préoccupation légitime. Le rapport d’activité de l’Agence de la biomédecine, publié le 20 septembre, indique que les dons de sperme et d’ovocytes ont augmenté respectivement de 42 % et 38 % l’année dernière, grâce à une seule campagne de communication, qui n’a duré qu’un mois. Cela montre qu’il existe une marge de progression considérable. Il faut noter en outre que dans l’hypothèse où la PMA serait ouverte à toutes, il serait envisageable de faire transférer d’autres pays les gamètes que nous n’utiliserions plus là-bas, puisque nous n’aurions plus à nous y rendre.

La levée de l’anonymat a, dans les pays où elle a eu lieu, fait augmenter le don de sperme, au bout généralement d’une année, et s’est traduite par un changement du profil des donneurs.

La mise en œuvre de l’autoconservation ovocytaire devrait également permettre d’augmenter les dons : en effet, certaines des femmes ayant autoconservé leurs ovocytes procréeront sans doute naturellement et pourront ainsi faire don de leurs ovocytes conservés à d’autres femmes. Elise de La Rochebrochard, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED) et spécialiste de la question, estime dans un entretien récent publié dans Le Monde, que « l’adoption d’un nouveau modèle de PMA, plus en adéquation avec les valeurs actuelles de la société, devrait susciter de nouvelles vocations de donneurs ». Le point positif de tout ce débat autour de la PMA pour toutes est selon nous d’avoir le mérite d’alerter et de sensibiliser l’opinion publique sur la question du besoin en gamètes.

Concernant le diagnostic préimplantatoire (DPI), nous sommes tout à fait favorables aux préconisations du professeur René Frydman et du collectif de médecins qui avait signé un manifeste dans Le Monde en mars 2016, suggérant d’avoir recours à cette technique essentiellement dans les cas de personnes ayant rencontré plusieurs échecs.

Nous laissons le mot de la fin à la maman solo d’un enfant devenu grand aujourd’hui.

Mme Marie Dupont ([3]) . Mon fils se prénomme Ariel et est aujourd’hui un jeune adulte qui vit depuis bientôt vingt ans dans une famille monoparentale. Je le tiens régulièrement au courant de nos démarches et lui demande parfois ce qu’il en pense. Je lui ai ainsi expliqué que nous étions auditionnées aujourd’hui à l’Assemblée nationale et nous avons écrit une lettre ensemble. Dans ce message, il indique qu’il ne se souvient pas vraiment de la manière dont il a appris l’histoire de sa conception et de ses origines et qu’il a le sentiment de l’avoir toujours su. Il m’a rappelé que je lui avais raconté, au tout début, qu’il était un petit poisson rouge dans mon ventre et que ses copains, trouvant l’idée joyeuse, avaient surenchéri : « Moi, j’étais un requin ! Moi, un saumon ! », et qu’ils avaient bien ri. Je lui avais également lu le livre de Pascal Teulade Graine d’amour. Nos caractères et nos personnalités sont différents, mais nous avons, je crois, l’humour en commun.

Il s’est souvenu d’une lettre que j’avais adressée à son institutrice de cours préparatoire, qui lui affirmait qu’il avait un papa, que tous les enfants en avaient un. Je ne lui ai jamais dicté ses réponses. A ces copains d’école, il disait : « Je n’ai pas de papa ». Et s’ils insistaient, il ajoutait : « Je ne l’ai jamais connu. » Je lui ai demandé s’il regrettait de ne pas avoir eu de papa. Il m’a répondu que non, car il avait toujours vécu ainsi et ignorait donc ce que cela faisait d’avoir un second parent. Je précise qu’il a un parrain, qui est homosexuel, et qu’il est très attaché à l’idée que la notion de parentalité soit reconnue. Il a bien compris que ce parrain, qui a mon âge, avait beaucoup regretté de ne pas avoir d’enfant.

Lorsque mon fils a eu dix-huit ans, j’ai pensé qu’il était opportun d’évoquer à nouveau avec lui la question de ses origines, du donneur, et de lui proposer éventuellement, s’il en ressentait le besoin, d’aller en discuter avec la psychologue Patricia Baetens, qui me l’avait proposé lors de l’entretien que j’avais eu avec elle avant la conception. Il m’a simplement demandé s’il était belge. Nous en avons parlé à nouveau récemment et il m’a dit regretter de ne pas avoir de photo et de ne pas connaître le pays d’origine de son donneur. Pour le moment, ce n’est toutefois pas essentiel pour lui. Sa conclusion est la suivante : « Si tu mets dix enfants devant toi, tu ne reconnaîtras pas celui qui est né d’une PMA, même en leur parlant à tous ». Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie et vous propose de passer aux échanges de questions et réponses.

Vous avez mentionné des études montrant que la structure de la famille n’a pas d’impact sur l’évolution des enfants. Ce point est l’un de ceux qui font aujourd’hui débat. L’avis du CCNE met ainsi en question les méthodologies utilisées dans certains travaux. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir nous transmettre les études auxquelles vous avez fait référence, afin que nous puissions disposer d’éléments objectifs.

Je souhaiterais par ailleurs savoir si votre association a une position sur la question de la gestation pour autrui (GPA). Le maintien de l’interdiction de la GPA est-il selon vous justifié ou faudrait-il aller au contraire vers une levée de cette interdiction ?

Mme Marie Dupont (1). Nous allons vous transmettre les références des différentes études concernées. Il serait en effet difficile de vous les adresser en intégralité, car elles sont nombreuses. Cela commence par le colloque sur la procréatique de 1994 et englobe diverses publications dans des revues spécialisées, effectuées notamment par des psychologues belges du CHU de l’AZ-VUB, qui ont été les premiers à intervenir auprès des couples lesbiens et des femmes seules.

Mme Anne-Sophie Duperray. Il convient également de citer les études de Susan Golombok, toutes mentionnées dans le livre du professeur Olivennes.

Mme Marie Dupont ([4]). Concernant une éventuelle position sur la GPA, je rappelle que notre association, en cours de déclaration en préfecture, a pour objectif de promouvoir la légalisation de la PMA en France pour toutes et en particulier pour les femmes célibataires, divorcées, veuves, au même titre et dans les mêmes conditions que pour les couples. Nous ne conseillons ni n’aidons aucune de nos adhérentes pour faire une GPA. Nous accueillons par ailleurs les femmes en parcours d’adoption n’ayant pas pu avoir un enfant autrement. Nous soutenons les femmes célibataires en cas d’infertilité, lorsqu’elles rencontrent des difficultés à adopter. Nous avons par exemple promu récemment une pétition concernant une femme à laquelle on refusait l’adoption de la petite sœur d’un enfant qu’elle avait déjà adopté au motif que s’occuper de deux enfants était trop pour une femme célibataire, même s’ils étaient une fratrie ; les services sociaux se proposaient donc de séparer les enfants. A ce propos, nous souhaiterions une plus grande implication des diplomaties des pays de l’Union européenne et des organisations d’aide à l’adoption pour assouplir la convention internationale des droits de l’enfants, notamment pour les femmes célibataires, qui ne sont pas les bienvenues dans de nombreux pays, et sommes prêtes à l’accompagner si vous le souhaitez.

M. le président Xavier Breton. Êtes-vous également favorables à l’accès à la GPA pour les couples d’hommes ?

Mme Marie Dupont (1). Nous ne sommes pas en relation avec les associations qui promeuvent cela, et que vous avez, me semble-t-il, reçues. Notre association a été créée en avril 2018 et notre appréhension théorique du sujet est très limitée, puisque nous ne connaissons pas les éventuelles études réalisées à ce propos.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie et laisse la parole à notre rapporteur.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie vivement pour cette présentation et pour vos témoignages, qui nous ont apporté un éclairage utile, ainsi que des notions dont nous n’avions pas encore eu connaissance, comme le fait que, dans les situations de femmes seules ayant des enfants, il importait de considérer non seulement les éventuelles difficultés et les réponses à y apporter, mais aussi les avantages.

Votre phrase « nous n’élevons pas nos enfant seules » a par ailleurs une bonne résonance, puisque, dans tous les cas que je puis connaître, les familles, l’entourage, sont des éléments complémentaires importants. Je considère d’ailleurs que nous sous-estimons bien souvent la capacité d’adaptation des enfants, surtout en bas âge, à des réalités de familles dans lesquelles nous, adultes, qui avons perdu cette faculté, ne pourrions pas nous fondre aussi aisément qu’eux.

Vous avez évoqué la pénurie de gamètes qui existe actuellement. Quelles propositions feriez-vous pour y remédier ? Quels seraient selon vous les messages à diffuser lors de campagnes de sensibilisation, pour l’instant cruellement manquantes, afin de recruter davantage de donneurs tout en gardant notre modèle français de gratuité du don ?

Avez-vous des suggestions de points à améliorer en matière de droits des enfants ? Nous sommes en effet attachés au fait que tous les enfants, quel que soit le mode de procréation dont ils sont issus, aient des droits égaux. Sans doute y a-t-il, de ce point de vue, des corrections à apporter.

Il est vrai par ailleurs que nous manquons d’études, en France, sur ce sujet. Comment expliquez-vous cette défaillance ? En effet, si la législation française ne permet pas le recours à la PMA pour les femmes célibataires, nombre d’entre elles se rendent à l’étranger – ce que la loi autorise – pour en bénéficier et élèvent ensuite leurs enfants, dont certains sont aujourd’hui de jeunes adultes, en France. Comment se fait-il qu’aussi peu d’études prospectives aient été menées dans notre pays sur ces familles, études qui permettraient peut-être de conforter les très belles études de Susan Golombok, dont nous regrettons que le CCNE les ait mal lues et ait mal apprécié la très grande rigueur scientifique qui a présidé à leur élaboration. Nous disposons ainsi d’études en langue anglaise, effectuées dans les pays environnants, mais de peu d’études réalisées en France, si bien que nous sous-estimons le message qu’elles peuvent apporter. Avez-vous des explications à fournir à cette situation ? Avez-vous des idées à émettre pour que l’on puisse, à l’avenir, remédier à cet état de fait ? On ne pourra en effet avoir un dialogue fécond avec les différentes opinions, légitimes, qui s’expriment en France à ce sujet que si l’on peut se baser sur des études rigoureuses.

Mme Isabelle Laurans. Je souhaiterais répondre à votre question relative à la pénurie de gamètes, à partir de mon exemple. Lorsque je me suis rendue en Belgique pour avoir recours à la PMA, j’ai généré, grâce au don d’un donneur, treize embryons, dont quatre seulement ont été nécessaires pour mener à bien mon projet d’enfant. J’ai donc fait don des embryons restants à des familles rencontrant des difficultés à procréer. Je pense ainsi que l’ouverture de la PMA à toutes les femmes permettra ce type de bénéfices.

Le seul fait de mettre en œuvre des campagnes de sensibilisation au don de gamètes a généralement des effets très positifs sur le nombre de donneurs. Peut-être faudrait-il par ailleurs réfléchir à une possibilité d’indemnisation, de compensation : il ne s’agirait pas de payer les gamètes, mais simplement de compenser les inconvénients liés au don d’ovocytes, qui sont beaucoup plus importants que ceux relatifs au don de gamètes masculins. Il faut savoir que les femmes qui décident de donner leurs ovocytes n’ont aujourd’hui pas même droit à un arrêt de travail, alors que cela nécessite de recourir à des stimulations médicales.

Mme Anne-Sophie Duperray. Concernant les droits de l’enfant, nous notons que le plus dévastateur pour l’enfant est le mensonge procréatif. Toutes les associations d’enfants nés par don constatent que les plus grandes difficultés concernent ceux qui ont appris tardivement et parfois de façon brutale la vérité sur leur mode de conception. Pour ceux qui le savent depuis toujours, la situation est beaucoup plus simple et les enfants s’adaptent. Il y a donc selon nous un vrai travail à mener dans ce domaine. En matière de PMA avec tiers donneur, la tradition du « ni vu, ni connu », pour reprendre l’expression d’Irène Théry, se révèle très dévastatrice pour les enfants. Nous pensons qu’un enfant désiré et aimé a bien plus de chances d’être heureux qu’un enfant né par hasard ou par convenance. Je sais qu’a été évoqué hier, lors des auditions des associations familiales, le fait d’inscrire dans la loi l’interdiction de discriminer les enfants en fonction du format familial dont ils sont issus : nous sommes tout à fait favorables à cette proposition. Il s’agit assurément là de la plus grande difficulté à laquelle peuvent être confrontés nos enfants. Il est essentiel que la société accepte vraiment leur existence ; alors seulement ils ne seront pas différents et n’auront pas moins de droits que les enfants issus des familles dites « traditionnelles ».

Mme Laure Narce. Pourquoi manquons-nous d’études en France ? Peut-être cela provient-il du fait que la société ne s’est pas réellement interrogée sur le sujet. Il apparaît par ailleurs que les mamans célibataires ont des difficultés à revendiquer leur statut, car même s’il s’agit d’un très beau projet, elles se sentent parfois un peu en marge, en situation d’échec du fait de ne pas avoir trouvé de compagnon avec lequel avoir des enfants. Les associations de mamans solos sont assez peu nombreuses. La première chose est donc selon moi de ne pas se cacher, de bien vivre la situation et de s’associer pour revendiquer ce droit. Nos enfants sont déjà là et vont bien. Nous pouvons tout à fait témoigner, apporter des éléments de réponse. J’ignore qui pourrait mener ces études et s’il nous appartient d’aller chercher les sociologues et les chercheurs susceptibles de travailler sur ces aspects. Le sujet étant désormais d’actualité, il est probable que de tels travaux se développent.

Je vous informe par ailleurs que nous avons écrit à Mme la ministre, Mme Schiappa, qui a lancé une grande étude sur les familles monoparentales, afin de lui proposer d’y intégrer des mamans solos par choix. Il nous semble en effet intéressant d’inclure ce genre de profil dans de tels travaux.

Mme Marie Dupont ([5]). J’attire par ailleurs votre attention sur les travaux de Virginie Rozée, jeune chercheuse française qui a étudié les familles monoparentales par choix et dont nous pourrons vous transmettre les références des travaux.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose à présent d’entendre les questions de nos collègues présents dans la salle.

M. M’jid El Guerrab. Merci à toutes pour vos témoignages, qui m’ont permis, moi qui suis issu d’une famille dite « traditionnelle », de découvrir une autre réalité. Je suis plutôt très ouvert sur le sujet, plutôt libéral dans mon approche et conforté en cela par vos récits, qui mettent en lumière le fait que tous ces enfants sont avant tout le fruit d’un amour. Je pense toutefois, comme le précisait le président, que le fait de disposer d’études précises sur l’évolution sociale et intellectuelle des enfants serait intéressant et apporterait des arguments objectifs, scientifiques.

Que signifierait par ailleurs techniquement une levée rétroactive de l’anonymat des donneurs ? Ceux auxquels on a garanti l’anonymat au moment où ils ont effectué des dons de gamètes pourraient-ils se retrouver dans la situation de devoir faire connaître leur identité ?

Vous avez enfin évoqué la question du mensonge procréatif. Il me semble important de dire la vérité aux enfants. Je me souviens, en 2007, de l’affaire des tests ADN pour les immigrés : l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement de l’époque n’avait finalement pas pu mettre cela en place tenait au fait que ces tests étaient susceptibles de créer des déchirures dans les familles, en révélant que certains enfants n’étaient pas issus de la famille dans laquelle on imaginait qu’ils avaient été conçus. Le mensonge procréatif est une réalité.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Merci, mesdames, pour vos témoignages, dans un contexte dans lequel nous entendons de nombreuses voix opposées à l’ouverture de la PMA aux femmes célibataires, ou en tout cas dubitatives quant à la capacité de femmes seules d’élever des enfants dans de bonnes conditions financières et psychologiques. D’aucuns considèrent par exemple que la charge émotionnelle est d’autant plus importante et difficile à gérer lorsque l’on est seule face à un jeune enfant, qui demande énormément d’attention.

Je souhaiterais aborder avec vous la situation des femmes célibataires qui ont des parcours plus difficiles, notamment dans la mesure où leurs conditions de vie sont moins favorables que les vôtres, et qui se retrouvent parfois en situation de recourir à des inséminations « artisanales » ou de rencontrer un partenaire occasionnel dans une soirée, au risque de se mettre en danger sanitaire. Quel serait, selon vous, le dispositif législatif idéal pour éviter ce type de situation et aider les femmes qui y sont confrontées ?

Pourriez-vous par ailleurs nous donner votre avis sur l’autoconservation ovocytaire ? Avez-vous réfléchi par exemple à l’âge maximal auquel on pourrait proposer ce genre de technique ?

Mme Agnès Thill. Merci pour vos témoignages passionnants. Vous avez évoqué notamment l’aspect financier : comment imaginer le contrôler pour toutes ?

A vous entendre, la situation est très favorable, puisque, comme vous nous l’avez indiqué, vous n’élevez pas vos enfants seules, mais avez autour de vous des parrains, des oncles, des grands-pères, des institutions. Mais quid des femmes qui sont vraiment seules, si elles existent ?

Je vous ai entendu dire également que les anti-PMA considéraient que l’absence de père était criminelle. Peut-être pensent-ils plutôt qu’un enfant se fait et éventuellement se construit avec un amour paternel et maternel, les deux étant différents.

Vous avez en outre indiqué que vous ne demandiez pas de droit à l’enfant, mais l’accès à une technique. Or je ne perçois pas la différence.

Vous avez par ailleurs souligné que vos projets étaient tous mûrement réfléchis ; mais peut-être n’est-ce pas le cas de toutes les femmes. Quid des autres ? Seriez-vous d’accord pour qu’une sorte d’enquête soit menée, sur le modèle de celle effectuée dans le cadre des procédures d’adoption, afin de déceler d’éventuelles vulnérabilités ?

Permettez-moi de me mettre à la place d’un enfant dans une famille comme les vôtres : il ne lui est pas possible de s’opposer à vous, puisqu’il n’a que vous. Si vous vous disputez, il n’a plus personne vers qui se tourner. Que pourriez-vous me dire à ce sujet ?

Quant au remboursement, il faut savoir par exemple qu’une opération de la myopie au laser coûte 2 000 euros et n’est pas remboursée par la sécurité sociale. L’aspect financier existe : certains ont les moyens, d’autres pas. Cela me pousse à m’interroger sur la question de l’utilisation de l’argent public.

M. Guillaume Chiche. Ma question concerne l’âge maximal de recours à une PMA. Pour l’instant, l’accès en est réservé aux couples hétérosexuels, en âge de procréer, souffrant d’une infertilité médicalement constatée ou risquant de transmettre une maladie grave à l’enfant. Dans les faits, il apparaît que ces critères ne sont pas respectés, puisque l’on estime que sur les 25 000 PMA pratiquées chaque année en France, un quart d’entre elles ne le sont pas sur la base d’une infertilité biologique médicalement attestée. Au-delà, la notion reste floue et difficile à interpréter, non encadrée au niveau légal. L’Agence de biomédecine recommande de ne pas accéder à une demande de PMA lorsque l’âge de la femme est supérieur à 42 ans révolus et celui de l’homme à 59 ans révolus. L’Union nationale des caisses d’assurance maladie a quant à elle choisi de ne prendre en charge, au niveau de la sécurité sociale, que les fécondations in vitro effectuées chez des femmes jusqu’à l’âge de 43 ans. Concernant la possibilité d’extension de la PMA à toutes les femmes – célibataires ou en couple lesbien –, je partage avec vous l’idée que cela constituerait la suppression d’une discrimination aujourd’hui basée sur l’orientation sexuelle ou le statut matrimonial. Avez-vous une position relativement aux âges limites auxquels il serait possible de recourir à la PMA ?

M. Thibault Bazin. Ma question vous surprendra sans doute, adressée à des mamans « solos », puisqu’elle porte sur les couples, et notamment les couples de femmes, dont il arrive parfois qu’ils se séparent. Vous qui êtes des mères biologiques, voyez-vous, pour ce qui concerne l’enfant, des différences à faire en cas de séparation entre la mère biologique et la compagne dont elle sera séparée ?

M. le président Xavier Breton. Merci. Je vous invite, mesdames, à répondre à ces questions.

Mme Marie Dupont ([6]). La première question portait sur d’éventuelles études prévues sur l’évolution sociale et intellectuelle de nos enfants. Il faut savoir qu’une petite centaine d’enfants seulement naissent chaque année d’une PMA solo. Des études similaires à celles menées par Susan Golombok ne pourraient ainsi porter que sur un nombre limité d’enfants. Mon fils a été suivi pendant un an par le Réseau d’aides spécialisées aux enfants en difficulté (RASED) ; on m’avait conseillé alors, dans le mesure où il n’avait pas de papa, de consulter un pédopsychiatre. Il en garde peu de souvenirs, si ce n’est qu’il était ravi d’aller dans la classe du seul instituteur de l’école, les autres étant des femmes. Personnellement, j’ai trouvé un peu stigmatisant que l’on étudie mon fils comme s’il était un cas et que l’on attribue systématiquement les éventuelles difficultés rencontrées en classe ou avec un professeur à sa situation familiale singulière. Il serait bien que ce genre d’argument puisse être balayé par des études sur le développement intellectuel des enfants, en relation avec le déroulement de la scolarité. Mon fils est actuellement dans une école d’ingénieurs et personne ne m’a jamais convoquée pour me signaler un quelconque problème de sociabilité.

Je suis par ailleurs un forum auquel contribuent quelque quarante mamans solos ayant des enfants adolescents et n’ai jamais entendu dire qu’ils étaient différents des autres enfants. Je me permets de rappeler ici la phrase de mon fils, que je citais en conclusion de mon intervention : « Si tu mets dix enfants devant toi, tu ne reconnaîtras pas celui qui est né d’une PMA, même en leur parlant à tous. » Nos enfants ne veulent pas être discriminés et se refusent à être des objets d’étude. C’est très important pour eux, que la société compare depuis vingt ans à Cosette et à Antoine Doinel. Arrivés à l’adolescence, ils lisent, étudient, regardent la télévision, vous écoutent, ont des cours d’éducation civique. Nous avions demandé, lors du premier colloque, au rapporteur Jean-Louis Touraine qu’il y ait beaucoup de respect à l’égard de nos enfants et qu’ils ne soient pas traités comme des sujets d’étude, des cas sociaux, mais comme des enfants comme les autres. Cela n’empêche pas que nous ayons écrit à Mme Schiappa pour lui demander d’être intégrées, parmi d’autres familles monoparentales, dans des études qui contribueront peut-être à donner une autre image de nos familles, à les reconsidérer et à aider ainsi les femmes qui se retrouvent malheureusement seules, sans l’avoir choisi, à élever leurs enfants. J’ai longtemps participé à un groupe de mamans solos à ce sujet.

Mme Anne-Sophie Duperray. Concernant la rétroactivité de la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes, des solutions très concrètes ont été proposées par les associations « PMAnonyme » et « Origines ». Très clairement, il s’agirait de ne proposer la levée de l’anonymat que pour les personnes qui l’accepteraient. Cela éviterait de se trouver dans des situations comme celles que nous rencontrons parfois, dans lesquelles des donneurs accepteraient d’être contactés et des enfants auraient envie de les contacter, mais se heurtent à un refus de la part de l’État. Cela pourrait passer par la création de plateformes permettant, pour ceux qui y consentent, cette mise en contact. Il faut savoir par ailleurs qu’avec tous les tests ADN qui existent aujourd’hui, il va devenir de plus en plus facile aux enfants issus de PMA de retrouver leur donneur, à l’image d’Arthur Kermalvezen. Le risque est que cela se développe de façon sauvage. J’imagine qu’un homme préfèrerait sans doute être contacté directement, plutôt que d’apprendre par un cousin qu’un enfant recherche son donneur et de se voir demander si ce ne serait pas lui. Il est essentiel d’encadrer tout cela.

Mme Marie Dupont ([7]). Pour ce qui est du mensonge procréatif, certaines femmes ont en effet pu choisir de raconter à leur enfant qu’elles avaient rencontré en vacances un homme avec lequel elles avaient eu une brève relation. C’est très facile. Nous pensons toutefois qu’il est toujours préférable de dire la vérité aux enfants. C’est l’un des éléments sur lesquels nous insistons, aussi bien dans le cadre de notre association que dans les forums auxquels nous contribuons. Il est essentiel de parler aux enfants, même si c’est difficile socialement, même si l’on s’expose à des critiques. Il m’est ainsi arrivé, voici vingt ans, qu’un lointain cousin se décale d’une chaise pour ne pas me parler. Notre choix, en liaison avec toutes les études que nous avons citées, est de dire la vérité à nos enfants, même si cela dérange les couples qui ne font pas de même. Françoise Dolto insistait sur cette nécessité. J’ai souvent rencontré, dans ma vie professionnelle, des enfants qui, ayant découvert leurs origines à l’adolescence, à l’âge où ils s’interrogeaient sur eux, sur leur image, mirent des années à s’en remettre. Il existe aujourd’hui des livres qui peuvent aider les parents à aborder ce sujet. Les CECOS ont en outre récemment changé d’approche, en se ralliant aux études européennes et en considérant qu’il était préférable de ne pas mentir aux enfants. Découvrir à l’adolescence que vos parents vous ont menti est dévastateur et remet en cause toute l’éducation reçue, dans laquelle on apprend aux enfants à ne pas mentir. Il ne s’agit pas de recourir à des tests ADN pour savoir la vérité ; l’essentiel réside dans la parole des parents à l’égard des enfants, dans l’éducation qu’ils leur donnent, dans l’amour qu’ils leur apportent. Cela passe par la nécessité de ne pas mentir.

Mme Isabelle Laurans. Je souhaiterais revenir brièvement sur la question des inséminations artisanales. Nous aurions en effet pu éviter d’avoir à défendre et justifier notre projet parental devant une commission comme celle-ci, nous maquiller, aller en boîte de nuit et concevoir nos enfants sans le consentement du père. Tel n’était pas notre choix. Nous avons souhaité agir dans le respect de l’histoire de notre futur enfant. La PMA pour toutes, son accès et son remboursement garantiront d’éviter des « bricolages » potentiellement sources de transmission de maladies et difficiles à entendre pour l’enfant par la suite.

Mme Laure Narce. Que se passera-t-il, nous a-t-on demandé, pour les femmes vraiment isolées ? Nous estimons que si l’accès à la PMA est autorisé pour les femmes seules, cela pourra être assorti d’un entretien, au cours duquel ces femmes pourront être orientées vers des structures, qui existent ou existeront, susceptibles de les aider, de leur donner des conseils éducatifs, etc. Il y a beaucoup de choses à imaginer dans ce domaine. Je pense que si ces femmes sont seules aujourd’hui, c’est souvent parce qu’elles se mettent en marge, ne sont pas acceptées, ne savent pas où aller. Tout cela pourrait s’organiser.

Concernant l’amour paternel et maternel, il est vrai que lorsque l’on est maman solo, on doit assumer tous les rôles à la fois et que l’on n’y parvient pas toujours. J’imagine toutefois que l’amour est moins « genré » qu’auparavant : chacun, dans un couple, fait en fonction de ses compétences. Parfois, selon les sujets, la femme tient le rôle traditionnellement paternel et l’homme le rôle classiquement maternel. Nous devons, pour notre part, répondre à tout cela seules, et lorsque nous n’y parvenons pas, nous savons nous faire aider. Je vois par exemple une psychologue depuis la période où j’étais enceinte et lui demande certains conseils.

Mme Marie Dupont ([8]). Quelqu’un a évoqué la question de la vulnérabilité. Toutes les femmes françaises sont aujourd’hui aidées de la même façon par l’État, voire un peu plus lorsqu’il s’agit de familles monoparentales. Elles bénéficient des mêmes aides, des mêmes allocations familiales. Lorsqu’une femme élabore son budget avant la PMA, elle intègre en général tous ces éléments, afin de ne pas être prise au dépourvu. A été abordée tout à l’heure l’idée d’une enquête préalable : je serais tentée de dire que nous l’effectuons nous-mêmes.

De nombreuses femmes mènent en outre en parallèle une démarche d’agrément en vue d’une adoption, lorsqu’elles ont un certain âge et ne sont pas sûres que leur PMA aboutisse. Nous sommes en revanche résolument opposées à ce que le code de l’action sociale et des familles soit modifié pour ajouter une enquête sociale spécifique pour les femmes célibataires dans le cadre d’une adoption. Il est en effet déjà extrêmement difficile à ces femmes d’adopter à l’international ; ajouter encore des étapes et des processus créerait des obstacles supplémentaires énormes et ne ferait que conduire de nombreuses femmes à se tourner vers la PMA.

Mme Anne-Sophie Duperray. Je pense, comme beaucoup, qu’il est mieux d’avoir un papa. Pour autant, ce n’est pas à mon sens la seule façon de donner à un enfant tout ce dont il a besoin pour être heureux. La vraie question à poser est de savoir si la société est d’accord pour ouvrir la PMA pour toutes.

Concernant les âges minimum et maximum de recours à la PMA, il faut savoir que certaines femmes se rendent compte très jeunes qu’elles ont des problèmes d’insuffisance ovarienne et pourraient être amenées à faire une PMA seules à un âge assez précoce. Je pense qu’il faut donc envisager les choses au cas par cas. Pour ce qui est de l’âge maximal, nous considérons que l’âge de 42 ans révolus, qui est prévu aujourd’hui, peut convenir.

L’une des questions portait enfin sur la différence, du point de vue de l’enfant, entre la mère biologique et sa conjointe dont elle serait séparée. Pour nous, la seule notion qui compte est celle de parents d’intention, non le lien biologique. Dans un couple homosexuel, la femme qui a porté l’enfant et sa compagne sont toutes deux les mamans des enfants.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie, au nom de la mission d’information, pour votre disponibilité et vous prie de nous excuser pour ce format d’audition relativement contraint dans le temps.

 

 


– 1 –

Fédération française des centres d’étude et de la conservation du sperme CECOS (centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain) – Pr Nathalie Rives, présidente de la fédération, responsable du CECOS de Rouen Normandie, Dr Florence Eustache, présidente de la commission scientifique et technique de la fédération, responsable du CECOS de Jean Verdier (Bondy), et M. Nicolas Mendes, vice-président de la commission des psychologues de la fédération, psychologue clinicien au CECOS de Jean Verdier (Bondy) et de Cochin (Paris)

Mercredi 3 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je vous invite à prendre place pour la deuxième audition de cette matinée, qui va nous permettre d’entendre les représentants des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain (CECOS), structures qui jouent notamment un rôle très important dans l’accompagnement et le soutien des couples devant recourir à une assistance médicale à la procréation (AMP) avec don.

Mme le professeur Nathalie Rives est présidente de la Fédération française des CECOS et responsable du CECOS de Rouen-Normandie. Mme le docteur Florence Eustache est présidente de la commission scientifique et technique de la Fédération des CECOS et responsable du CECOS de l’hôpital Jean-Verdier de Bondy. Nous accueillons également M. Nicolas Mendes, psychologue clinicien aux CECOS des hôpitaux Jean-Verdier et Cochin. Je tiens à vous remercier tous trois d’avoir accepté de venir dialoguer avec nous.

Notre mission d’information est notamment amenée à s’interroger sur l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules ou encore la levée de l’anonymat des dons de gamètes. Nous souhaiterions par conséquent recueillir votre expertise sur ces thématiques. Je vous laisse la parole pour des exposés liminaires, avant de passer à un temps d’échange de questions et réponses. Je rappelle que nos débats sont enregistrés.

Mme Nathalie Rives. Monsieur le président, mesdames, messieurs les vice-présidents, mesdames, messieurs les députés, nous vous remercions vivement de nous offrir aujourd’hui l’opportunité de nous exprimer sur la révision de la loi de bioéthique.

L’ouverture de mon propos va sans doute vous sembler surprenante, mais vous comprendrez ultérieurement la raison de l’utilisation de ces termes. Mikado, dominos et chamboule-tout ne sont pas la liste des cadeaux prévus pour le prochain Noël, mais désignent précisément ce que pourrait être la loi de bioéthique révisée. Mikado et dominos ont été repris dans le rapport du Conseil d’Etat ; quant au chamboule-tout, il s’agit du chamboule-tout de la bioéthique, dont se font largement écho les médias actuellement.

Les débats préalables à la révision de la loi de bioéthique ont commencé avec une question posée par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » J’y ajouterais volontiers l’interrogation suivante : « Quelle AMP voulons-nous pour demain ? ».

La réflexion éthique ne doit pas être écartée de la mise en œuvre pratique de cette loi révisée, au risque sinon d’aboutir au chamboule-tout, au mikado et aux dominos, et non aux meilleures solutions.

L’année 1973 marque la création du premier CECOS à Paris, sous forme d’une association « loi de 1901 », visant à mettre en œuvre le don. La Fédération française des CECOS, créée également sous forme associative, a vu le jour en 1983. En 1992, les CECOS sont devenus des unités fonctionnelles au sein des CHU, tandis que la Fédération française des CECOS, qui coordonne ces activités, restait une association type loi 1901. On compte, en 2018, 28 CECOS en France métropolitaine et outre-mer. La Fédération est toujours une association « loi de 1901 », alors même que Simone Veil avait indiqué en 1992, lors de l’intégration des CECOS, que la Fédération devait maintenir son rôle de coordination et que l’on devrait développer, au travers de cette fédération, un réseau de soin. Ces 28 CECOS sont tous situés à l’heure actuelle dans des centres hospitaliers universitaires (CHU). Leurs responsables assurent simultanément des missions d’enseignement, de recherche et de soin. Aujourd’hui, nos activités ne sont plus uniquement celles de l’AMP avec tiers donneur et de la préservation de la fertilité ; nous pratiquons tout type d’activités d’AMP, même en intraconjugal, ce qui signifie que tous les questionnements autour de l’AMP nous concernent directement.

Nous allons toutefois centrer notre propos sur l’AMP avec tiers donneur, incluant le don de spermatozoïdes, auquel on pense le plus couramment, mais aussi le don d’ovocytes et l’accueil d’embryons, moins souvent évoqués, y compris dans les débats relatifs à la révision de la loi de bioéthique.

Nous souhaitons pour notre part le maintien, dans la loi révisée, des grands principes du don, mais demandons aussi que soient apportées certaines améliorations et évolutions. Gratuité et volontariat, altruisme, solidarité et humanité doivent ainsi être maintenus et perdurer pour les futurs candidats au don, écartant toute motivation basée uniquement sur la marchandisation et la perspective d’une contrepartie. Cela fait écho aux demandes des jeunes conçus par don, qui insistent sur le fait qu’ils ne souhaitent pas être le fruit d’un produit marchand. Cela nécessite entre autres de revoir dans la loi le principe de la conservation de gamètes à usage autologue comme contrepartie au don pour les donneurs n’ayant pas procréé. Si c’était maintenu dans la prochaine loi, il faudrait détacher les deux aspects, c’est-à-dire séparer cette démarche de celle du don et envisager de pouvoir la proposer aux donneurs n’ayant pas procréé et qui le demanderaient. En effet, cela crée actuellement une certaine inégalité entre donneurs ayant procréé et donneurs n’ayant pas procréé.

Le don est gratuit, mais il a un coût, notamment pour les donneurs de spermatozoïdes et les donneuses d’ovocytes qui s’engagent dans cette démarche. En effet, la prise en charge financière est mauvaise actuellement, surtout pour les donneurs de spermatozoïdes, avec une inégalité de prise en charge au niveau national en fonction des établissements où sont mises en œuvre les activités de don, mais également avec la prise en charge possible à 100 % pour les donneuses d’ovocytes, alors que ce n’est pas le cas pour les donneurs de spermatozoïdes, pour une raison que nous ignorons.

Le don a également un coût pour la société, ainsi que pour les établissements qui le mettent en œuvre. Nous considérons que les modalités de financement actuelles des activités de don ne sont pas adaptées et ne permettent pas un don dynamique et efficace au niveau national. Nous souhaitons ainsi redéfinir les centres de don, en proposant de désigner une équipe de coordination du don et des moyens nécessaires pour que cette activité soit efficace, plutôt que de l’indemniser sur service rendu. Nous souhaitons que ces activités puissent être maintenues dans les établissements publics à but non lucratif, pour la gestion des donneurs. Un grand plébiscite national des centres publics et privés a eu lieu en faveur du maintien des activités de don de spermatozoïdes au sein des CECOS, en facilitant la coopération avec les établissements privés. Cela s’accompagne de la nécessité d’amplifier le rôle de coordination nationale de la Fédération des CECOS, et peut-être de revoir son statut, en lui reconnaissant un véritable statut de réseau de soin et de coordination.

La question de l’anonymat n’est pas dénuée d’affect. Elle soulève bien des controverses et est largement discutée en ce moment, à tous points de vue. Nous souhaitons pour notre part le maintien du principe d’anonymat des donneurs, que l’AMP soit proposée pour les couples infertiles, les couples de femmes ou les femmes seules. Se fonder uniquement sur le témoignage de jeunes adultes conçus par don, qui expriment leur souhait de connaître l’identité du donneur, serait ignorer l’ensemble des avis actuellement exprimés et souvent sous-estimés. Il existe en effet une pluralité des avis parmi les jeunes conçus par don. Certains, regroupés essentiellement au sein de l’association « PMAnonyme », souhaitent connaître l’identité du donneur. D’autres ne se positionnent pas réellement et ne souhaitent finalement pas la levée de l’anonymat du donneur, prenant en compte l’existence d’une pluralité d’avis sur ce sujet : ils sont majoritairement partisans de l’« Association des enfants du don » (ADEDD). D’autres enfin ne parlent pas, ne militent pas, ne se reconnaissent dans aucune association, mais témoignent auprès de nos centres et se disent choqués par la perspective d’une levée d’anonymat, par le jugement que l’on peut porter sur leur propre avis et surtout par les difficultés rencontrées à l’heure actuelle par leurs parents face à ces débats remettant en question leur responsabilité lorsqu’ils ont décidé de concevoir leurs enfants par don. Il ne faut pas selon nous considérer uniquement comme prioritaire le bien-être de l’enfant né du don, passé, présent ou à venir, mais également avoir conscience des questionnements émanant des couples receveurs et des donneurs, que l’on a probablement souvent sous-estimés.

Nous souhaitons toutefois une représentation plus humanisée des donneurs de gamètes et d’embryons. La société a évolué et nous devons aller dans ce sens. Ainsi, nos propositions ne consistent pas en une levée de l’anonymat du don, mais visent à la transmission de données non identifiantes aux enfants, aux parents et aux donneurs qui le demanderaient. Il faut tenir compte des trois parties en présence. Nous souhaitons que soit constitué dans ce cadre un registre national des donneurs et plus largement un registre national du don, géré en dehors des CECOS, par une entité indépendante qui se chargerait de la collecte des données identifiantes et non identifiantes. Les données médicales du don resteraient gérées par les équipes médicales. J’insiste ici sur le fait que les professionnels des CECOS ne souhaitent plus être les seuls garants de ces données identifiantes et non identifiantes et demandent que leurs activités soient recentrées sur le soin, pour une meilleure prise en charge des donneurs, des couples receveurs et des enfants issus du don. D’aucuns envisageaient la possibilité de confier la gestion de ce registre au Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP). Je ne souscris pas à cette idée conduisant à une confusion entre les enfants issus du don et les enfants nés sous X, qui présentent des différences notables dans l’appréhension de leurs situations. Je pense que cela doit relever d’une entité différente, peut-être plus dynamique, plus adaptée aux jeunes adultes susceptibles de contacter cette plateforme.

Il m’apparaît en outre fondamental de respecter la vie privée de chacune des familles conçues grâce au don, mais aussi des donneurs, quels qu’ils soient, et de leur famille.

Nous refusons également la possibilité d’un don à double guichet, comme il avait été envisagé dans le cadre d’un projet de loi soumis en 2006 par Valérie Pécresse et d’autres députés. Le double guichet ne ferait qu’accentuer les inégalités entre les enfants conçus par don : ce n’est donc pas la solution le plus adaptée.

L’accès à l’AMP avec tiers donneur, pour l’instant réservé aux couples hétérosexuels dont l’homme et la femme sont vivants et en âge de procréer, soulève des questions. Ce texte doit évoluer. La Fédération française des CECOS est favorable à l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et n’est pas opposée à son ouverture aux femmes seules, même si son avis est plus réservé concernant ce dernier cas. Cette réticence n’est pas liée à l’idée que ces femmes seraient incapables d’élever un enfant seules. Nous pensons simplement qu’il faudrait prévoir un accompagnement spécifique, comme cela est proposé par exemple en Belgique, et qu’il se pourrait ainsi, comme c’est le cas pour les couples infertiles, que toutes les demandes ne soient pas acceptées si le don n’apparaissait pas comme la meilleure solution pour faire famille.

Pour ce qui est de l’AMP pour les couples de femmes ou les femmes seules, nous souhaitons que la prise en charge soit comparable à celle des couples infertiles, c’est-à-dire que soit mis en place un parcours médicalisé et des conditions de mise en œuvre similaires, afin d’éviter toute discrimination. Cela signifie que nous acceptons les différentes façons de faire famille.

Il ne faut toutefois pas ignorer que ces changements de conditions d’accès à l’AMP vont entraîner une multiplication des demandes par deux ou trois. A l’heure actuelle, nous sommes en mesure de répondre favorablement aux demandes de don de spermatozoïdes dans des délais acceptables pour les couples infertiles. La réponse à la demande de don d’ovocytes est en revanche beaucoup plus longue. Si l’élargissement de l’accès à la PMA se fait, il est clair que nous ne pourrons plus répondre dans les mêmes délais aux couples infertiles et que nous ne pourrons pas satisfaire favorablement les demandes des couples de femmes et des femmes seules dans des délais tels que ceux qui leur sont proposés à l’heure actuelle lorsqu’elles s’adressent éventuellement à des centres en Belgique ou à la banque de sperme danoise Cryos, comme c’est le cas pour la quasi-totalité des femmes en couples ou seules qui souhaitent concevoir en dehors du contexte national. Des échanges récents avec des représentants de la banque Cryos m’ont permis de comprendre qu’ils se préparaient à la possibilité d’exporter des spermatozoïdes en France, dans un circuit légal, dans le cadre de la loi révisée. Il faut toutefois savoir qu’il s’agit d’une organisation à visée purement commerciale, qui n’a pas pour but premier d’aider ces femmes en demande. Nous ne sommes par conséquent pas favorables à cette possibilité.

Comment faire face à ces nouvelles demandes ? Il s’agit là d’une question récurrente, à laquelle je suis soumise au quotidien de la part des journalistes. Or ce n’est assurément pas aux membres de la Fédération des CECOS d’y répondre. Si le législateur décide de changer la loi, il devra également anticiper ces changements et les mesures pratiques à mettre en place pour répondre de manière acceptable et dans des délais satisfaisants à toutes ces demandes. Ce n’est pas le rôle des professionnels de santé de se charger du recrutement des donneurs, même si nous y contribuons largement : cela relève des missions de l’Agence de la biomédecine et de l’Etat si des changements interviennent dans le cadre de la loi.

Si l’on considère la conjonction entre l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules et la modification éventuelle des conditions d’anonymat du don, alors il est certain que pendant un délai non précis de plusieurs années, le don de spermatozoïdes en France serait complètement déstabilisé et que nous ne pourrions plus répondre à la demande. Nous connaissons en effet déjà de grandes difficultés à recruter des donneurs dans les conditions actuelles. Ce point mérite donc d’être souligné.

Evoquer l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules impose par ailleurs nécessairement, par un jeu de dominos, de réfléchir à la possibilité de la conservation ovocytaire pour les femmes, en dehors du contexte médical. En effet, les études menées à l’étranger montrent que les profils des femmes en demande d’enfant alors qu’elles sont seules sont les mêmes que ceux des femmes qui seront en demande de conservation de leurs ovocytes à usage personnel.

Cela impose aussi de réfléchir à la question de l’AMP post-mortem. Comment, en effet, accepter qu’une femme seule, veuve, puisse bénéficier d’un don de spermatozoïdes, alors même qu’on lui refuserait l’utilisation des embryons ou des spermatozoïdes conservés dans le cadre d’un projet d’enfant avec son conjoint ensuite décédé, ce dernier ayant donné son accord de son vivant ? Cela mérite réflexion.

Enfin, se présenteront certainement à nous, outre des demandes de spermatozoïdes, des demandes émanant de femmes en situation d’infertilité, auxquelles pourra être proposé un accueil d’embryon. La question du double don de gamètes se posera alors également.

Vous comprenez à présent la raison pour laquelle j’ai utilisé, en introduction, les termes « mikado », « dominos » et « chamboule-tout » : tous renvoient à l’édifice du don, qui va s’écrouler si l’on ne prend pas la précaution d’anticiper ces éventuelles modifications et leur mise en œuvre pratique. L’important réside donc dans la capacité à anticiper, en tenant compte de l’avis des professionnels de terrain. En effet, lorsque la loi aura été modifiée, le débat éthique va s’atténuer, les journalistes seront moins présents, mais les professionnels que nous sommes se retrouveront face aux difficultés suscitées par cette situation nouvelle. Sachez que dans le cadre des précédentes révisions de la loi de bioéthique, bon nombre de mesures ont été publiées, dont la mise en application a parfois nécessité quatre ou cinq ans, voire davantage. Concernant par exemple l’ouverture aux donneurs et donneuses n’ayant pas procréé, il a fallu quatre ans pour que les décrets d’application soient publiés et nous en avons été informés la veille pour le lendemain. Comment, dans ces conditions, accueillir les nouveaux candidats au don dans de bonnes conditions, alors que nous ne disposions d’aucune modalité relative au consentement ou à l’accueil, d’aucun moyen supplémentaire. Je connais très bien la loi de bioéthique, puisque mon activité a débuté le 1er septembre 1994, soit après la promulgation de la première loi. J’ai donc eu la chance de connaître toutes les révisions successives et toutes les difficultés auxquelles nous avons été confrontés dans ce cadre.

Notre souhait est de participer à l’AMP et d’être en mesure d’offrir aux femmes et aux hommes concernés les conditions les meilleures. N’essayons pas de tout chambouler, au risque d’aboutir au développement d’un circuit de don « sauvage » et de demandes inadaptées. Lorsque l’on se pose la question des origines, comment imaginer retrouver l’identité du donneur, voire les origines, pour tous les enfants qui seraient conçus au travers d’un don « sauvage » ou en faisant appel à des banques à l’étranger. Je vous avoue avoir été surprise, lorsque j’ai passé trois jours au sein de la banque Cryos, de découvrir son mode de fonctionnement et de constater qu’elle se situait non dans un établissement de santé, mais dans le même immeuble que des institutions financières. Cela montre bien que le fonctionnement de ce type d’établissement ne correspond pas à celui proposé en France jusqu’alors.

Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. Merci, madame la présidente. Je vous propose de passer à une série de questions et réponses.

Dans son rapport, l’Agence de la biomédecine a évoqué l’extension de l’autorisation des centres d’AMP au secteur privé. Vous avez fait référence à la banque Cryos, mais il serait également possible d’imaginer des implantations de telles structures sur le territoire français. Les règles actuelles vous semblent-elles suffisantes pour réguler une possible pénétration de votre activité par les lois du marché ?

Lors d’une précédente audition, le professeur Jacques Testart mettait en garde contre une transparence peut-être insuffisante concernant l’appariement entre les gamètes et leur sélection. Pensez-vous que des évolutions pourraient être apportées afin de lever les doutes et les procès d’intention dans ce domaine ?

Mme Nathalie Rives. Je vais répondre à votre première question et Florence Eustache à la deuxième. Nous avons régulièrement, lors de congrès scientifiques, des contacts avec ces banques étrangères, qui sont toutes dans l’attente de connaître les éventuelles modifications de la loi française. Cryos, dans un courrier récent, déplore de ne pas pouvoir, de manière légale, exporter vers la France les paillettes conservées dans sa structure.

Pourrait-il y avoir infiltration du circuit français par les lois du marché ? Si l’on supprime la gratuité du don et que l’on passe à un système de don rémunéré, il est tout à fait possible que ces banques s’installent en France. Cela serait toutefois soumis à la nécessité d’autorisation. Le contrôle de ces autorisations s’effectue via les agences régionales de santé (ARS), avec une validation de l’Agence de la biomédecine. Nous savons que les dispositifs d’autorisation de nombreuses activités médicales sont en cours de révision, y compris celles intervenant dans le domaine de l’AMP. Un contrôle pourrait donc être effectué par l’administration, visant à ne pas autoriser ce type d’installation. Il ne nous appartient toutefois pas de le dire, mais à l’administration de le prévoir.

Je puis en tout cas vous affirmer que ces banques étrangères sont en attente et en demande de pouvoir exporter légalement leurs paillettes vers la France. Je vous avoue que je n’y suis guère favorable, pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement à l’aspect financier. Quel nombre de naissances peut-on par exemple accepter pour un donneur ? En France, il est limité à dix, afin notamment de limiter les possibilités de rencontres entre des apparentés conçus par don. Cela a été évalué de manière réelle, par des généticiens des populations. Or la banque Cryos ne se préoccupe absolument pas de cet aspect et adapte ce nombre à la législation de chaque pays dans lequel elle exporte ses paillettes. Or certains pays ne disposent d’aucune législation en la matière et il n’existe bien souvent aucun retour sur l’ensemble des utilisations. Un donneur de la banque Cryos peut donc avoir 200, 300 ou 400 enfants conçus à partir de ses spermatozoïdes. Cela dépasse selon moi l’acceptable et m’apparaît comme de la démesure. Certains choix en termes de qualité et d’attribution des paillettes sont également discutables. Ces banques ne se préoccupent par exemple absolument pas de l’âge des femmes auxquelles elles adressent des paillettes. Imaginons une femme de 53 ans commandant des paillettes pour s’auto-inséminer : il est inutile de les lui vendre. Ces banques ne s’inquiètent pas de savoir si, sur le plan médical, il existe un risque éventuel à ce que les femmes qui s’adressent à elles soient enceintes. Elles ne se préoccupent pas de savoir si les conditions requises pour une grossesse sont réunies.

Si des modifications interviennent dans la loi française quant aux conditions d’accès au don, nous, professionnels, souhaiterions que soit interdite l’importation de paillettes de l’étranger pour le don en France, bien que cela apparaisse comme une solution facile pour éviter la pénurie qui ne manquera pas de survenir alors. Il faut anticiper et déployer une démarche efficace, stratégique, afin de ne pas avoir à envisager cette possibilité.

Mme Florence Eustache. L’appariement suscite de nombreux fantasmes. Comment cela se déroule-t-il concrètement au sein des CECOS ? Lorsque nous recevons un donneur ou une donneuse, un bilan est effectué, de même qu’une enquête génétique visant à s’assurer que la personne n’est pas porteuse d’une maladie génétique. Lorsque nous accueillons les couples receveurs, nous tenons compte des phénotypes physiques – couleur des yeux, des cheveux, taille, poids, etc. –, de façon à disposer d’un gabarit et d’une représentation du couple. Nous pratiquons de la même façon avec les donneurs. L’idée présidant à l’appariement est que l’enfant soit cohérent avec le couple. Nous respectons donc également les ethnies. J’ai entendu M. Testart parler d’eugénisme lors de son audition. Je ne vois pas en quoi nos pratiques pourraient s’apparenter à de l’eugénisme : nous essayons simplement de faire en sorte que l’enfant soit cohérent avec les parents. S’assurer par ailleurs que le donneur ou la donneuse ne présentent pas de risques sanitaires pour l’enfant me semble logique. Nous n’acceptons pas, par exemple, une donneuse présentant des antécédents de cancer du sein, car cela nécessiterait ensuite de mettre en place un suivi chez l’enfant et serait difficile à faire accepter par un couple.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je tiens à souligner tout d’abord que tout le monde connaît et reconnaît la qualité et la rigueur du travail effectué par les CECOS. Ce n’est évidemment jamais remis en question, car le bienfait en est manifeste.

J’ai cependant une question sur la démarche, qui reflète un état d’esprit spécifique à notre pays : depuis l’origine, votre travail s’est fondé sur des principes a priori, qui se sont heurtés à la réalité. Or cela n’a pas nécessairement été suffisamment observé avec tout le pragmatisme voulu. Prenons les deux principes essentiels que sont le secret et la gratuité. Dès l’origine, s’est affirmée la volonté que le secret soit quasi absolu, cherchant en définitive à protéger plutôt le père d’intention et son souhait de ne pas faire connaître son infertilité, qu’à répondre au besoin psychologique de l’enfant. On se rend compte aujourd’hui que ce n’est pas tenable, d’abord parce que certains enfants peuvent retrouver, par des moyens scientifiques, leur père biologique, mais aussi parce que chacun perçoit la nécessité, pour tout enfant, de connaître la vérité sur ses origines. Tout le monde s’accorde désormais sur le fait que, avant même l’adolescence, ces enfants doivent avoir des notions sur les conditions de procréation dont ils sont issus et, plus tard, bénéficier d’une forme d’accès à leurs origines, qui ne suppose pas forcément un contact avec leur père biologique, mais peut consister en des données non identifiantes. Tout cela correspond à un besoin, à une nécessité pour le développement. Pourquoi, selon vous, ce besoin de protéger le secret a-t-il prévalu pendant si longtemps, alors même que la demande d’accès aux origines émergeait ? Je me souviens que la même question s’était déjà posée lors de précédentes révisions de la loi de bioéthique et avait été balayée d’un revers de main, comme si l’on sous-estimait la capacité des enfants à s’adapter à la vérité. Or nous savons que chaque enfant est susceptible de s’adapter à diverses situations, pour peu que des explications lui soient données, avec des mots correspondant à son âge. Pourquoi ne pas avoir privilégié l’intérêt de l’enfant par rapport à celui du père d’intention ?

Si l’on va, en pratique, dans des conditions à définir, vers un meilleur accès aux origines, comment gérer la situation de tous ceux qui ont été donneurs auparavant, dans un contexte dans lequel ce secret prévalait ? Seriez-vous d’accord pour redemander à tous les hommes qui ont donné des gamètes s’ils accepteraient que des indications les concernant soient éventuellement transmises aux enfants issus de leur don ?

Vous avez évoqué la pénurie de gamètes. Pourquoi si peu de campagnes sont-elles organisées pour recruter de nouveaux donneurs ? Pourquoi sont-elles si peu largement répandues ? Comment imaginez-vous de les mener à l’avenir ? Pensez-vous que cette mission doive vous incomber, éventuellement conjointement avec d’autres organismes ? Comment obtenir une meilleure adéquation entre l’offre et des besoins qui vont aller croissant ?

Mme Nathalie Rives. Je pense qu’il existe souvent une confusion entre secret et anonymat. Lors des précédentes révisions, la décision prise ne concernait pas le secret, mais bien le maintien de l’anonymat des donneurs. Contrairement à ce que vous avez indiqué, nous insistons, dans nos pratiques – au moins depuis 1994, date avant laquelle je n’étais pas présente dans ce dispositif et ne puis donc témoigner –, lors de la rencontre du médecin puis du psychologue avec les couples, sur l’importance d’informer l’enfant de son mode de conception. Certains couples refusent d’emblée cette idée ; nous travaillons alors avec eux pour les aider à évoluer dans leur démarche, même si nous ne pouvons bien évidemment pas les contraindre à dire la vérité à l’enfant. Nous respectons leur vie privée, tout comme est respectée la vie privée de tous les couples qui procréent, quel que soit le mode de conception, spontané ou non. Les CECOS ne sont absolument pas favorables au secret et incitent toujours les parents à informer les enfants de la réalité de leur mode de conception. Par ailleurs, il convient de souligner que les données publiées dans les études internationales ne portent que sur l’intention d’informer des parents ; aucune n’a jamais été menée sur de grandes cohortes, en France comme à l’étranger, pour vérifier directement auprès des enfants la réalité de cette information. Nous insistons pour que l’enfant reçoive cette information ; mais personne ne peut à l’heure actuelle vérifier que cela se traduit effectivement dans les faits.

La formule « père biologique » me dérange : le donneur donne des spermatozoïdes, la donneuse des ovocytes, mais ils ne donnent pas d’enfant. La question est un peu différente lorsqu’il s’agit d’accueil d’embryon. Les donneurs et donneuses de gamètes ne souhaitent absolument pas devenir pères et mères des enfants qui seront issus de leurs dons.

Les données non identifiantes ont leur intérêt dans une perspective d’évolution du système, visant à humaniser le don. Cela concerne évidemment les enfants qui s’interrogent sur leur donneur, mais aussi les donneurs qui nous demandent parfois si des enfants ont été conçus à partir de leurs dons. Les demandes des enfants conçus à partir d’un don et qui, devenus adultes, réclament la levée de l’anonymat, ne portent pas nécessairement sur l’identité du donneur. J’ai participé la semaine dernière à un colloque organisé par l’association « PMAnonyme » et ai pu échanger avec nombre de ces jeunes adultes. Nous les rencontrons par ailleurs régulièrement dans nos structures et je puis vous dire que révéler l’identité du donneur ne répondra pas à la majorité des interrogations qu’ils expriment, qui tournent souvent autour de la conception et, de plus en plus, de la volonté de connaître d’autres enfants issus du même don et grandissant dans d’autres familles. Il me semble essentiel de respecter la vie privée de chacune des familles ayant eu des enfants grâce à un don. Certains peuvent en effet avoir envie de se rencontrer, d’autres pas. Le dispositif mérite donc selon moi d’être maintenu en ce sens.

Vous avez évoqué la question de la rétroactivité d’une éventuelle levée de l’anonymat des donneurs et la possibilité de réinterroger les anciens donneurs à la lumière de ces nouvelles conditions. Je puis vous dire que cela ne fait pas appel uniquement à la loi de bioéthique, mais aussi au code de déontologie médicale et à notre rôle de médecin. Lorsque nous avons rencontré ces donneurs, nous leur avons fait signer un consentement et nous sommes engagés à respecter l’anonymat qui leur était alors garanti. Je ne vois pas comment nous pourrions revenir sur cette parole donnée. Si des changements réglementaires interviennent, ce ne sont assurément pas les professionnels de santé qui recontacteront les donneurs : cette approche fait l’unanimité au sein de la Fédération des CECOS. Si l’Etat demande d’entrer à nouveau en contact avec les anciens donneurs, alors il lui appartiendra de gérer cette démarche. Cela se heurterait en outre à des difficultés pratiques : il est tout d’abord probable que l’adresse laissée par un homme ayant procédé à un don de sperme trente ans plus tôt ne soit plus la bonne. Imaginez par ailleurs que ce donneur soit décédé et que le courrier parvienne à sa femme ou à ses enfants, alors que ceux-ci n’auraient pas été informés de sa démarche, ainsi que la loi le permet. Cela risquerait de faire plus de mal que de bien, uniquement pour défendre l’intérêt de l’enfant conçu par don. Je puis en tout cas vous dire que si des modifications en ce sens sont introduites dans la loi, nous ne serons pas ceux qui les mettront en œuvre.

Peu de campagnes d’information ont en effet été menées sur le don de gamètes. Je pense qu’il est écrit dans les textes que cela relève des missions de l’Agence de la biomédecine. Dès lors que les CECOS ont été intégrés en 1992 dans les structures publiques, il ne leur a plus été permis d’effectuer ces informations. En 1994, il a été clairement indiqué qu’il appartenait au ministère de la santé de mener ces campagnes d’information. La première d’entre elles a été effectuée en 1998, à notre demande, car nous avions constaté une chute drastique du nombre de donneurs. Désormais, l’Agence de la biomédecine organise, annuellement ou de manière bisannuelle, des campagnes d’information, que nous relayons sur le terrain ; mais jusqu’à preuve du contraire, nous sommes majoritairement des médecins et ne disposons que de peu de temps pour gérer cet aspect de communication. Les services de communication des hôpitaux n’ont pas non plus les moyens adaptés pour réaliser une communication efficace, d’où notre proposition de créer des équipes de coordination du don, incluant un professionnel de la communication qui s’assurerait localement de l’existence d’une communication permanente autour de ce sujet.

M. le président Xavier Breton. Merci. Je vous propose à présent d’entendre les questions de nos collègues présents dans la salle.

M. Thibault Bazin. Ma première question porte sur l’évaluation de la loi actuelle. Il nous a été dit lors de l’audition précédente qu’un quart des PMA pratiquées en France ne seraient pas justifiées par rapport aux critères médicaux. Qu’en est-il ? Est-ce vrai ? Est-ce exagéré ?

Suivez-vous par ailleurs les parents après la conception ?

Concernant d’éventuelles évolutions de la loi, vous avez évoqué la transmission de « données non identifiantes » : pourriez-vous en préciser la définition ? A qui ces données appartiennent-elles ? Font-elles partie du patrimoine de l’enfant conçu grâce au don ?

A vous écouter, j’ai le sentiment qu’ouvrir la PMA sans père créerait de nombreuses difficultés. Vous avez même parlé de « chamboule-tout ». Ne serait-il pas plus prudent, sur les évolutions annoncées, de regarder plus attentivement les externalités positives et négatives et tout ce que cela impliquerait ? Les évolutions annoncées peuvent-elles générer selon vous plus de souffrances que celles justifiées pour demander l’ouverture de la PMA sans père ?

M. Jean-François Eliaou. J’ai apprécié, chères collègues, la précision de vos propos. Les questions que je souhaiterais vous soumettre concernent tout d’abord la centralisation, la coordination des CECOS, voire – vous l’avez évoquée – une éventuelle modification du statut de la Fédération des CECOS. J’ai été très étonné, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet, de constater que, contrairement au don d’organes, il n’existait pas de centralisation, ni en termes de coordination, ni en matière d’information. Autrement dit, un couple consultant par exemple à Montpellier n’a affaire qu’à des donneurs de la périphérie ou de la zone géographique proche de cette ville. Cela diminue forcément, au regard des critères phénotypiques d’appariement, la probabilité de trouver le « bon » donneur. Si la recherche était nationale, les chances seraient plus grandes. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point.

Concernant l’ouverture au secteur privé, je souhaiterais lever une confusion : il n’est pas question ici de marchandisation possible. Il existe ainsi des structures privées, dans des cliniques en France, qui ont exactement le même régime que les CECOS. Quel serait votre sentiment vis-à-vis de ces centres ? Comment envisageriez-vous leur participation éventuelle à la gestion du don ? Pour l’instant, seuls les donneurs ou donneuses se rendant dans les CECOS sont pris en compte. Pourquoi ne pas ouvrir cette possibilité à des centres privés non lucratifs ?

Y a-t-il par ailleurs pénurie de gamètes ? Comme vous l’avez signalé, la liste d’attente est relativement faible pour les spermatozoïdes. Qu’en est-il pour les ovocytes ? Pensez-vous réellement que si la future loi prévoyait une ouverture de la PMA, cela conduirait à une pénurie de donneurs ?

Comment envisagez-vous enfin l’interclassement ou le non interclassement entre les demandes de dons pour des couples infertiles pathologiques et des cas d’infertilité non pathologique – femmes homosexuelles ou femmes seules ?

Mme Annie Vidal. Vous nous avez exposé la manière dont les 28 CECOS de France étaient structurés et rappelé que cette structuration était fondée sur les principes de gratuité, de volontariat et d’altruisme. Vous nous avez expliqué la rigueur et la qualité de cette organisation, tant du point de vue de la traçabilité des dons que de la prise en charge des couples en demande. Vous avez également indiqué qu’en l’état actuel, les CECOS seraient en difficulté pour répondre à une augmentation de la demande, consécutive à l’éventuel vote dans la loi d’une extension de la PMA. Avez-vous une estimation du niveau d’augmentation de cette demande si la loi était votée ? Quelles seraient alors les mesures à mettre en place en priorité pour que vous soyez en capacité d’y faire face ? Concernant les centres étrangers ne travaillant pas dans les mêmes conditions de rigueur que vos CECOS, une harmonisation de la prise en charge serait-elle envisageable afin que les règles soient les mêmes pour tous ?

M. Guillaume Chiche. Comme vous l’avez rappelé, certains enfants issus de dons de gamètes manifestent, une fois adultes, le désir de connaître leurs origines biologiques. Ce désir a d’ailleurs été consacré par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat s’est saisi de ce sujet et recommande le maintien des principes d’anonymat et de gratuité du don, afin d’éviter la création de ce qu’il qualifie de « marché ». Concernant la question de l’accès aux origines des enfants nés par don, il explore par ailleurs la piste d’un double guichet, avec accès à l’identité complète si le donneur est d’accord et à des données non identifiantes dans le cas contraire. Il préconise en outre que les CECOS ne soient pas chargés de ce double guichet, mais que cela soit confié à un organisme central, ayant vocation à gérer ces accès aux origines en matière de droit. Quel est votre avis quant à l’existence de ce double guichet et à sa gestion ?

Cette commission a auditionné le professeur Nisand, qui nous a fait part d’une réflexion très pertinente sur notre capacité à garantir l’anonymat dans l’avenir : nous pouvons certes inscrire le principe d’anonymat dans la loi, mais sera-t-il possible de le garantir dans les faits à l’avenir, à l’heure du développement des tests et banques d’ADN ?

M. Patrick Hetzel. Je voudrais à mon tour vous remercier pour vos interventions.

Comme vous le rappeliez, le principe intangible inscrit dans la loi est celui de la gratuité. La France a toujours mis fortement l’accent sur le fait qu’il s’agissait là d’une ligne rouge. Or force est de constater, au travers d’exemples comme celui de la banque Cryos, que cette vision n’est pas partagée et que ce principe y est généralement mis à mal, conduisant au développement d’une logique de marchandisation. Ne pensez-vous pas que s’il devait y avoir une modification des lois de bioéthique, et notamment une ouverture de la PMA, nous courrions alors le risque que se développe sur le sol français une marchandisation telle qu’elle existe dans un certain nombre de pays étrangers ?

Vous indiquiez également que l’Etat devrait, si la loi évoluait, en tirer les conséquences. Pourriez-vous être plus explicite sur ce point ? En tant que législateur, nous nous posons en effet la question de l’impact.

M. Jean-François Mbaye. Je souhaite revenir sur la question du « double guichet », dispositif réclamé avec insistance par les personnes issues d’un don de gamètes. Vous avez mentionné également le fait que des parents puissent avoir envie de disposer d’informations sur le donneur et évoqué la question des données non identifiantes. Quelle est votre positionnement sur ce sujet ?

M. le président Xavier Breton. Je vous laisse la parole et le soin de vous répartir les réponses aux questions qui viennent d’être soulevées.

Mme Florence Eustache. Dans le cadre du don de gamètes, nous ne revoyons pas systématiquement tous les enfants. Il faut savoir en outre que les couples ont généralement eu un long parcours pour essayer d’avoir leur enfant et qu’une fois l’enfant là, ils souhaitent avant tout être tranquilles et qu’on ne les sollicite plus à ce propos. Il n’existe donc pas nécessairement de suivi. Nous revoyons néanmoins ceux qui font une demande de don de spermatozoïdes pour avoir un deuxième enfant. Le psychologue les reçoit, aborde à nouveau avec eux la problématique du secret et s’assure que tout se passe bien avec le premier enfant. Il arrive également que des couples nous envoient spontanément des petits mots pour nous parler de leurs enfants, nous donner des nouvelles.

Mme Nathalie Rives. Je vais répondre aux questions sur les indications de l’AMP et le fait qu’un quart des AMP réalisées ne seraient a priori pas justifiées. Il me semble très difficile de donner un chiffre. Je pense qu’en France, les critères définis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont respectés dans la majeure partie des cas : un couple ayant des rapports non protégés pendant un an sans conception peut bénéficier d’une exploration d’infertilité et d’un recours à une AMP si des éléments le justifiant sont mis en lumière.

Nous recevons par ailleurs des couples pour lesquels l’infertilité n’est pas pathologique, mais liée au vieillissement, c’est-à-dire à l’âge de la femme au moment du choix de la conception : on pourrait alors considérer que l’AMP n’est pas justifiée, car non susceptible de donner des résultats beaucoup plus intéressants que des essais de conception spontanée. Cela souligne l’importance, dans l’accompagnement de ces changements, de faire des campagnes d’information sur l’âge physiologique de la conception chez les garçons comme chez les filles. Il est important d’informer les jeunes, y compris dans les universités et les formations médicales, sur le moment le plus adapté pour la conception et la baisse de la fertilité avec l’âge.

Le fait que des AMP ne soient pas justifiées pourrait également signifier qu’on les pratique tout en sachant que les chances de succès sont très faibles. Peut-être cela se produit-il parfois ; mais la proportion d’un quart me semble élevée.

Une autre problématique concernait le projet d’enfant chez les femmes seules. Nous ne sommes pas opposés à la prise en charge des femmes seules dans le cadre de la conception d’un enfant, mais avec certaines réserves dans la mesure où ces femmes vont devoir mener une grossesse seules et en affronter seules les éventuelles difficultés. Nous nous plaçons donc sur le plan médical : si l’on étend l’accès de l’AMP aux femmes seules, il faut s’assurer d’une part que le projet d’enfant émane bien de la femme et non, par exemple, de ses parents qui feraient pression sur elle pour devenir grands-parents, d’autre part qu’elle n’est pas isolée et peut s’appuyer sur un entourage solide. Nous ne remettons absolument la capacité d’une femme seule à élever un enfant. J’ignore pour ma part si les difficultés sont plus ou moins grandes dans ce contexte que dans un couple. Nous connaissons de plus en plus de ces femmes, qui ne font pas la démarche dans un but égoïste, mais se trouvent confrontées à la situation actuelle, dans laquelle faire couple n’est pas aussi simple qu’il y a une ou deux décennies. Cette difficulté à faire couple n’empêche pas, au bout d’un certain nombre d’années, que se développe le désir de faire enfant et famille, malgré tout. L’accompagnement doit aller dans ce sens et viser à éviter de répondre à une demande inadaptée : une femme se présentant à vingt ans pour essayer de concevoir un enfant seule ne nous paraît pas une demande raisonnable, dans la mesure où il lui reste du temps pour mener à bien ce projet d’enfant. A l’inverse, nous ne voyons pas de raison de refuser de prendre en charge une femme venant nous consulter à l’âge de trente ou trente-cinq ans et exprimant vraiment ses motivations pour concevoir un enfant, dans un contexte adapté.

Mme Florence Eustache. Nous avons réalisé une enquête au sein de la Fédération des CECOS afin de savoir ce que les personnels pensaient de la prise en charge des couples de femmes et des femmes seules : les réponses étaient très majoritairement favorables concernant les couples de femmes, un peu moins pour les femmes seules. Il me semble nécessaire de distinguer les deux situations et de ne pas les mettre au même niveau dans le texte.

La littérature relative aux enfants issus de couples de femmes ou de femmes seules est peu abondante et les données en sont souvent biaisées, dans la mesure où se manifestent surtout les personnes n’ayant pas de problème ou se trouvant confrontées au contraire à de grandes difficultés. Les données relatives aux enfants élevés par des couples de femmes sont néanmoins rassurantes. Celles concernant les enfants de femmes seules sont très peu nombreuses.

Mme Nathalie Rives. A également été évoquée la question de la centralisation et de la coordination des CECOS, ainsi que celle de la modification du statut de notre Fédération et de l’ouverture aux centres privés. Il existe à l’heure actuelle un centre privé à Rennes, sous un statut un peu particulier, pour le don d’ovocytes, et une structure à Toulouse pour le don de spermatozoïdes. Nous avons également connaissance d’une potentielle coopération public-privé à Metz, pour le don d’ovocytes, la stimulation étant gérée dans l’établissement public et la partie laboratoire dans une structure privée.

Le privé exclusif doit selon moi s’inscrire dans l’idée d’un fonctionnement non lucratif, sous les mêmes conditions que celles régissant les CECOS. Or il faut savoir que le premier entretien avec un donneur dure une heure trente, pour une cotation de 23 euros. Je ne suis pas sûre que ce même tarif pourrait être garanti dans les deux contextes. Etant dans le secteur public, nous sommes attachés à ce modèle et peut-être ne sommes-nous par conséquent pas les mieux placés pour vous répondre sur ce sujet.

Il nous semble par ailleurs fondamental, dans le cadre du don, de mettre en œuvre une coordination nationale. Nous en avons fait la demande à l’ancien gouvernement à plusieurs reprises, sans obtenir de réponse du ministère de la santé. Nous avons également sollicité en vain l’Agence de la biomédecine. Il nous semble pourtant essentiel d’organiser une telle coordination, ainsi qu’un registre national. Pourquoi ne pas adopter une organisation comparable à celle en œuvre pour les autres types de dons ? Cela permettrait notamment de respecter le nombre de ponctions par donneuses et d’éviter les donneuses itinérantes, qui pourraient être indirectement payées par les couples. Nous n’avons à l’heure actuelle aucun moyen pour le vérifier.

M. le président Xavier Breton. Merci pour ces échanges.

 


– 1 –

Mme Laurence Lwoff, chef de l’unité de Bioéthique à la direction des Droits de l’homme du Conseil de l’Europe

Mercredi 3 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous accueillons, pour cette troisième audition de la matinée, Mme Laurence Lwoff, responsable de l’unité de bioéthique à la direction des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, que je remercie d’avoir accepté de venir échanger avec nous et que je prie de bien vouloir nous excuser du retard pris.

Parmi vos nombreux travaux, madame Lwoff, vous avez notamment suivi l’élaboration du protocole additionnel à la convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine relatif aux tests génétiques à des fins médicales.

Les travaux de notre mission d’information aborderont plusieurs thèmes, tels que le rythme de révision des lois de bioéthique, le don d’organes, la procréation ou encore l’intelligence artificielle.

Je vous propose de vous donner la parole pour un exposé d’une dizaine minutes, suivi d’un échange de questions et réponses. Je rappelle que nos débats sont enregistrés.

Mme Laurence Lwoff. Merci beaucoup, monsieur le président, pour cette invitation à intervenir dans le cadre de vos travaux. N’ayant pas eu d’indications précises quant à la thématique de cette audition, j’ai pris la liberté de préparer une intervention qui vous donnera une vue d’ensemble de la réflexion menée au Conseil de l’Europe à l’occasion des vingt ans de la convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine, qui me semble recouper le questionnement qui est le vôtre, à savoir la valeur des principes juridiques établis face aux nouveaux développements dans le domaine biomédical, tant en termes d’évolution des pratiques que des connaissances scientifiques et technologiques.

Je souhaiterais tout d’abord rappeler que la convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine est le seul instrument juridique international contraignant dans le domaine de la bioéthique et que ce texte n’a été ratifié par la France qu’en 2011. Pour autant, son élaboration a été fortement influencée par la réflexion pionnière menée par la France avec les premières lois de bioéthique.

La démarche adoptée lors de cette conférence, dont je vais vous présenter les points centraux, était une démarche prospective, ayant comme objectifs d’identifier les développements les plus importants intervenus ces dernières années en raison de leurs enjeux pour les Droits de l’Homme dans le domaine biomédical, de confirmer ou de remettre en question la pertinence et la valeur de référence des principes établis dans la convention d’Oviedo et de pointer des questions essentielles pour répondre à l’évolution des secteurs concernés et l’accompagner.

Avant d’entrer dans le détail de ces éléments, il m’apparaît important d’insister sur une conclusion réitérée de façon transversale tout au long de cette conférence : elle concerne l’importance des Droits de l’Homme et des valeurs qui les sous-tendent comme véritables point d’ancrage pour la réflexion et les réponses à apporter à ces nouveaux enjeux liés aux développements dans le domaine biomédical, afin de promouvoir ceux qui relèvent vraiment d’un progrès pour l’homme. J’insiste sur cet élément, car cette synergie entre Droits de l’Homme et progrès a été placée par le Conseil de l’Europe au centre de ses travaux depuis les années 1980 et continue de l’être.

Bien évidemment, toutes les problématiques de bioéthique et tous les développements dans le domaine biomédical ne peuvent être abordés en une journée de colloque. Nous avions par conséquent procédé au préalable à une enquête auprès des instances concernées dans les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, en leur demandant de mentionner les développements qui leur semblaient prioritaires en raison de leurs enjeux pour les Droits de l’Homme au cours des dernières années. C’est sur la base de leurs réponses que nous avons élaboré le programme de la conférence. Une première partie a ainsi été consacrée à l’évolution des pratiques et une seconde à l’évolution technologique. La frontière entre les deux aspects est assez ténue et il existe bien évidemment des interactions entre eux ; il nous est toutefois apparu important, au vu de ce que je vais exposer, d’effectuer une distinction. En effet, l’évolution des pratiques montre une érosion du respect d’un certain nombre de principes pourtant bien établis et que peu oseraient remettre en question. On observe ainsi une manière de mettre en œuvre et de respecter ces principes qui, pour le moins, soulève question.

A cet égard, ont notamment été évoqués les enjeux d’autonomie et de protection de la vie privée, en particulier pour les personnes âgées et les enfants. Pour les personnes âgées, se pose la question des modalités de consentement, de la notion de vulnérabilité et de son évaluation réelle et du vieillissement abordé de façon quantitative au détriment du qualitatif, ce qui remet en cause des principes bien établis de protection des Droits de l’Homme.

Le cas des enfants est sensiblement différent. Au niveau international, la question des droits généraux des enfants, que l’on retrouve notamment dans la convention des Nations unies, a fait l’objet d’une activité intense, au détriment toutefois de l’application de ces droits dans des secteurs spécifiques comme le domaine biomédical. Depuis plusieurs années, on constate une prise de conscience de ce questionnement ; pour autant, cela ne se matérialise pas nécessairement dans le droit international. Les enjeux en termes de vie privée et d’autonomie, tout comme la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant, font l’objet de nombreux articles et conférences, mais demanderaient à être abordés dans un objectif plus normatif, pas forcément pour établir des standards contraignants, mais au moins pour réfléchir à la manière de mettre en œuvre ces principes, qui figurent dans des dispositions générales.

Ont également été évoquées un certain nombre de menaces pesant sur des principes existants. J’insiste notamment sur la question de l’autonomie, d’une façon transversale, au-delà des cas spécifiques des personnes âgées et des enfants. Cette notion semble de plus en plus abordée en la dissociant des questions de responsabilité et de solidarité, ce qui est tout à fait en désaccord avec les fondements mêmes de ce principe et la logique ayant présidé à l’élaboration des Droits de l’Homme et des valeurs qui les sous-tendent.

Un autre principe quelque peu mis à mal, à l’échelle européenne, est celui de l’interdiction du profit, de la non-commercialisation du corps humain. On observe en effet une appétence de plus en plus grande pour les parties du corps humain. Si cela peut se comprendre dans certains contextes médicaux, une vigilance accrue est nécessaire pour éviter d’arriver à des situations assimilables à une commercialisation et une exploitation des uns au profit des autres.

La protection de la vie privée est également un élément clé, notamment dans un contexte caractérisé par l’évolution de la génétique et la valeur des données relatives à la santé pour la recherche, pour les progrès dans le domaine biomédical.

Je citerai enfin l’équité d’accès aux soins, avec une importance croissante de cette question, dans une situation de défi démographique, d’accroissement des inégalités, de restrictions budgétaires et d’innovations thérapeutiques, ces disparités risquant de s’accroître avec l’évolution des technologies et les coûts élevés des nouvelles thérapies.

J’en viens à présent à la question des développements technologiques tels qu’abordés lors de la conférence. L’accent a été mis sur trois thématiques, considérées comme essentielles. Cela ne signifie bien évidemment pas que d’autres problématiques ne se posent pas ; mais il nous a fallu effectuer des choix, en fonction des priorités mentionnées dans les réponses à l’enquête que nous avions préalablement menée. Ces trois thèmes sont la génétique et la génomique, les technologies appliquées au cerveau et le secteur des big data et de l’intelligence artificielle. Il s’agit, là aussi, de problématiques assez transversales. Il me semble important de constater une évolution importante des domaines concernés, avec une rapidité qui va croissant, l’arrivée de nouveaux acteurs, pas nécessairement issus du secteur biomédical, une difficulté d’évaluer les risques et le floutage des frontières traditionnelles entre ce qui relève ou non de la médecine, entre la clinique et la recherche, entre ce qui est privé et ce qui est public, ceci venant complexifier la façon dont on doit aborder le sujet de la gouvernance et posant la question de la pertinence des instruments juridiques développés au niveau européen par rapport à cette évolution et à ses caractéristiques.

Il est évident que tous ces développements sont sources d’avancées réelles et potentielles, mais aussi d’inquiétudes quant aux possibles abus et vis-à-vis du respect des Droits de l’Homme. Ces technologies offrent en effet une possibilité d’agir sur la vie humaine et de contrôler qui ne cesse de s’accroître.

Les réflexions soulevées lors de ce colloque recoupent à bien des égards celles évoquées par le Conseil d’État ou le Comité consultatif national d’éthique. Cela ne vous étonnera pas, car ces questions ne sont pas nationales, mais traversent largement les frontières.

Dans le domaine de la génétique et de la génomique, nous avions dissocié d’une part les capacités d’analyse, d’autre part les capacités d’intervention sur le génome. Concernant le premier aspect, il a été question d’un « monde d’incertitudes documentées », expression que je trouve particulièrement éloquente, car elle traduit un changement d’échelle dans la génération des données, mais pas nécessairement une évolution équivalente dans la compréhension de ces données, ni dans la capacité d’agir pour répondre aux éventuelles informations médicales qu’elles peuvent apporter.

Il me semble également important de souligner la reconnaissance de l’importance cruciale des données, mais aussi du respect de l’autonomie, donc de la nécessité de permettre aux gens de continuer à choisir, ou en tout cas d’être en capacité de s’opposer à l’utilisation de leurs données, en lien avec la prise en compte du droit de savoir ou du souhait de ne pas savoir. Je pense que dans ce domaine, la question des enfants se pose de façon aiguë.

Vous n’êtes pas sans savoir par ailleurs que la convention d’Oviedo est le seul instrument international comportant une disposition contraignante relative à la modification du génome humain. Cette disposition a une double portée, puisqu’elle limite les finalités de ces modifications génétiques, que ce soit dans le domaine de la clinique ou de la recherche, et interdit les modifications susceptibles d’être transmises à la descendance. Pour autant, le contexte a changé et le comité intergouvernemental de bioéthique, qui préside aux travaux du Conseil de l’Europe dans ce champ, a engagé une réflexion sur les enjeux éthiques et juridiques soulevés par ces développements, tout en considérant que les préoccupations qui ont guidé les auteurs de la convention lors de l’élaboration de cet article, sur lequel l’accord de l’ensemble des parties avait été obtenu, restent tout à fait pertinentes : cela concerne non seulement les questions de sécurité, mais aussi la problématique de l’augmentation, ou enhancement. Certaines délégations avaient en outre soulevé à l’époque la question fondamentale de savoir si l’on avait le « droit » de toucher au génome humain. Des travaux sont en cours au niveau du Conseil de l’Europe dans ce domaine.

La deuxième thématique technologique concerne les mégadonnées ou big data. Je serai là aussi très brève, mais souhaite insister sur l’importance de ne pas confondre corrélation et causalité et de préserver l’autonomie de l’intervention humaine dans l’utilisation des algorithmes, tout en reconnaissant les bénéfices que ces développements peuvent apporter à la pratique biomédicale et à la recherche dans son ensemble.

Le domaine des technologies du cerveau est plus récent, bien que l’on observe déjà des pratiques en clinique, y compris dans la lutte contre certains symptômes des pathologies cérébrales. A été évoquée, lors de la discussion sur ce sujet, la possibilité de nouveaux droits de l’homme, avant de parvenir finalement à la conclusion que ce n’était pas nécessaire. Pour autant, il me semble important de souligner cet aspect, car les questions de la continuité psychologique, de la liberté cognitive, du droit au contact humain, de l’intégrité mentale ont été évoquées et me paraissent pertinentes à envisager dans le contexte de l’application de ces différentes technologies qui se développent y compris en dehors du champ biomédical et ont été mentionnées dans les rapports du CCNE et du Conseil d’État. La conclusion a finalement consisté à indiquer qu’il était préférable de ne pas démultiplier les droits, mais qu’il convenait au contraire se pencher véritablement sur la mise en œuvre des droits existants face à ces développements.

Confirmer la valeur de référence des principes établis est également l’une des conclusions de cette conférence. Cela ne signifie pas qu’aucune des dispositions de la convention ne doit être discutée, mais que leur valeur de référence pour les discussions en cours, au niveau national comme européen, a été confirmée et réaffirmée par rapport à l’évolution actuelle des pratiques et des technologies. Je rappelle que la réflexion sur l’évolution des pratiques est également très influencée par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui ne cesse, sur les questions de bioéthique, de s’accroître et que vous pouvez aisément retrouver dans un rapport élaboré sur ce thème, disponible en ligne sur le site de la CEDH.

Je souhaiterais enfin intervenir sur les questions essentielles dégagées pour répondre à l’évolution des secteurs concernés et l’accompagner. Je tiens tout d’abord à insister sur la nécessaire synergie entre Droits de l’Homme et progrès, qu’il est essentiel de réaffirmer. Il convient également de garder à l’esprit la primauté de l’être humain sur le seul intérêt de la société et de la science, principe certainement très présent dans le domaine de la recherche, mais qui m’apparaît, au vu par exemple de l’évolution de la robotique, avoir une certaine pertinence dans ce contexte. Ce principe, bien qu’abstrait, est transversal et doit rester présent dans les réflexions. Se pencher sur les droits de l’Homme, c’est répondre aux inquiétudes, aux abus, et promouvoir ce qui est véritablement un progrès. L’inverse est également vrai : les avancées technologiques peuvent en effet également promouvoir les Droits de l’Homme et les valeurs qui les sous-tendent.

Deux constats ont en outre été mis en évidence, à savoir d’une part un effilochage du contrat social entre les citoyens et les scientifiques, voire entre les citoyens et d’autres catégories – d’aucuns évoquent les politiques –, d’autre part une perte de confiance, qui questionne les moyens de gouvernance traditionnels développés au niveau national et européen. Cela ne signifie pas nécessairement que ces moyens doivent être balayés d’un revers de main, mais qu’il convient de réfléchir, face à cette évolution et au floutage des frontières, à la façon de continuer à garantir les droits et les valeurs que l’on souhaite protéger, avec le système de gouvernance en place. Sans constituer un engagement du Conseil de l’Europe en la matière, a été évoquée lors de cette conférence, par un professeur de Harvard, une approche presque constitutionnelle, accompagnée de mesures permettant des mécanismes plus flexibles pour répondre à cette évolution rapide et avoir une plus grande réactivité face aux développements scientifiques.

Il est enfin essentiel d’accompagner tout cela d’un dialogue avec le public. La place du débat public est essentielle, en lien avec la question, précédemment évoquée, de la perte de confiance. Dans ce contexte, force est de reconnaître que le modèle français constitue une référence. Bien entendu, les conclusions de ce débat sur la bioéthique n’engageront que la France, mais les modalités et les méthodes employées nous inspirent beaucoup, puisque nous sommes actuellement en train de développer un guide sur le débat public, dans la rédaction duquel les représentants français sont impliqués. L’expérience française des États généraux de la bioéthique est tout à fait utile dans ce contexte.

Le dernier point concerne la thématique de l’éducation et de la formation sur ces questions, au niveau des citoyens et de l’ensemble des intervenants, qu’il s’agisse des professionnels de la santé ou du droit. Un cours en ligne vient ainsi d’être développé sur les principes essentiels des Droits de l’Homme dans le domaine biomédical. Il nous paraît important que cette formation soit assurée et que ces deux disciplines interagissent.

Je conclurai en soulignant, comme le CCNE, l’importance de la discussion au niveau international sur ces questions. Le floutage des frontières concerne en effet également les frontières entre les États. Les questions sur lesquelles vous vous penchez sont des questions auxquelles d’autres États, voire même l’ensemble du monde, sont confrontés. Certaines instances ont évoqué la question du « dumping éthique » ; or je pense que seule une collaboration accrue au niveau international pourra non pas résoudre totalement ce problème, mais travailler à y répondre. La discussion internationale permet également un échange de bonnes pratiques, qui ne relèvent pas nécessairement du droit dur au sens propre, mais peuvent faciliter la mise en œuvre de principes sur lesquels nous nous sommes accordés au niveau européen.

Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. Nous vous remercions pour ce panorama très large et éclairant. Il est en effet très intéressant de porter sur ces questions un regard qui dépasse nos frontières.

Vous avez évoqué l’existence d’un modèle français en termes de gouvernance : comment nos lois de bioéthique sont-elles perçues au niveau européen, tant en matière de méthodologie d’élaboration que de contenu ? Sont-elles appréhendées comme un cadre trop rigide, trop strict ou au contraire comme un modèle présentant des vertus ?

Vous avez également fait mention de la question de la coopération et cité le risque de « dumping éthique » : dans quels domaines doit-on aujourd’hui, selon vous, travailler davantage cette coopération, tant en Europe qu’au niveau international ? Quels en seraient les sujets privilégiés ?

Mme Laurence Lwoff. Je ne suis pas sûre de pouvoir répondre de façon exhaustive à vos questions. Je pense que la France occupe une place tout à fait importante et spécifique, au regard du travail pionnier qu’elle a accompli dans ce domaine, en élaborant, avec une grande cohérence, les premières lois relatives aux questions de bioéthique, c’est-à-dire en abordant de manière transversale les problématiques éthiques sur l’ensemble des sujets. Il s’agit là, à ma connaissance, d’un modèle unique. Cette cohérence n’est pas l’apanage de tous les pays : j’ai en tête l’exemple de pays qui, sur la thématique assez sensible de la protection des personnes atteintes de trouble mental à l’égard des mesures involontaires, se trouvent avec des dispositions non compatibles les unes avec les autres, issues d’approches différentes d’une même problématique. L’exemple est anecdotique, mais témoigne du fait que cette cohérence, fondée sur des valeurs et des principes ancrés dans la base de la réflexion, constitue une valeur ajoutée importante. J’ai bien conscience par ailleurs que cela ne rend pas l’exercice facile, puisque l’on est amené à aborder ce faisant un champ extrêmement vaste, dans un temps parfois très réduit. Pour autant, cette démarche de cohérence est, me semble-t-il, un modèle au niveau européen. La France est considérée comme très protectrice sur certains points, beaucoup moins sur d’autres ; cette diversité se retrouve dans tous les pays.

L’histoire des Droits de l’Homme en France lui confère également, du fait de son ancienneté dans la réflexion et de la référence qu’elle constitue dans ce domaine, une place particulière en Europe. Bien qu’il puisse y avoir des désaccords sur les conclusions, l’influence de la France dans l’élaboration de la convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine est liée à la valeur et à la profondeur de la réflexion menée auparavant. J’effectuerai ici le parallèle avec un avis du CCNE : que l’on en partage ou non les conclusions, la partie d’analyse, de défrichage et de réflexion est utile à tout le monde. Ainsi, le travail conduit en France, y compris récemment à l’occasion des États généraux de la bioéthique, est regardé de façon très attentive bien au-delà des frontières. Je prêcherais à cet égard pour une traduction des documents en langue anglaise, la maîtrise du français n’étant pas forcément partagée par tous. Il me semble important que la qualité du travail mené dans ce contexte puisse être accessible aux non-francophones.

Le deuxième aspect de votre intervention renvoie selon moi à une évidence, dans la mesure où toutes les questions que nous avons évoquées sont éminemment internationales. Dans le domaine de la recherche par exemple, les accords signés au niveau de l’Union européenne – mais non encore ratifiés par la France – sur les séquençages de génomes et les échanges de données montrent bien qu’il est nécessaire, pour avancer, de pouvoir mettre en commun et échanger des informations, partager des connaissances. La dimension internationale est évidente et il convient de discuter afin que, selon les principes qu’un pays souhaite garantir, les citoyens acceptant de partager des données puissent être rassurés sur la façon dont ces informations vont être protégées, même si elles dépassent les frontières. Il existe par ailleurs maintenant une ouverture et une circulation des personnes, y compris dans l’accès aux soins, dont il faut tenir compte et qui soulèvent un certain nombre de questions. J’ai évoqué par exemple précédemment l’interdiction de la marchandisation du corps humain. Or je pense que certaines pratiques, parfois même en Europe, peuvent conduire à s’interroger sur le véritable respect de ces principes. Il me semble important que ces aspects soient débattus au niveau européen. Toutes ces questions se posent dans l’ensemble des 47 pays membres du Conseil de l’Europe, même si les termes et les priorités diffèrent parfois d’un État à l’autre. Ainsi, pour certains, l’équité en matière d’accès aux soins est une priorité par rapport à des questions de procréation médicalement assistée. On peut, dans ce contexte, apprendre des échanges et les nourrir. Le domaine international est ainsi l’occasion d’échanges visant non seulement à essayer de limiter les zones grises et s’accorder sur un minimum d’exigences communes, mais aussi à bénéficier et apporter des réflexions sur des pratiques concrètes permettant de répondre aux enjeux rencontrés.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci, madame, pour votre exposé et vos travaux.

Il existe de façon évidente entre les différents pays européens, bien qu’ayant des cultures assez comparables, des disparités considérables, pas toujours explicables, en matière de règles de bioéthique. Avez-vous une explication à nous fournir sur le fait que la France, bien qu’elle évolue, soit assez régulièrement en retard en matière de bioéthique par rapport aux autres pays ? Je pense notamment aux questions relatives à la recherche sur les cellules souches embryonnaires, à l’accès aux origines ou encore à l’extension de la procréation médicalement assistée (PMA). L’évolution se fait souvent, au bout du compte, mais généralement après les autres pays. Je mets évidemment à part l’Allemagne et l’Italie qui, du fait de leur histoire passée, sont soumises à des mesures de restriction très sévères concernant tout avancée dans ces domaines. Ce retard français est-il à rapprocher de l’insuffisance criante d’études en sciences humaines effectuées dans notre pays sur ces questions, afin d’en préparer l’évolution ? La plupart des travaux disponibles sont en effet anglo-saxons.

Existe-t-il ou imaginez-vous par ailleurs des sanctions au niveau européen pour ceux qui ne respectent pas les principes d’interdiction édictés par les organismes européens ? Je mets bien sûr de côté les cas dans lesquels existerait une loi spécifique dans le pays concerné, avec les sanctions qui s’y rapportent ; mais à défaut de loi nationale, comment peuvent être sanctionnés ceux qui transgressent ces principes ? Prenons un exemple en Grande-Bretagne où, avant le Brexit et avant que n’y soient édictées des lois dans ce domaine, se développait ouvertement, voire même de façon presque promue, la pratique des transplantations d’organes à partir de donneurs rétribués dans d’autres pays. Cela se passait, de mémoire, dans une ville portuaire du sud de la Grande-Bretagne, où une clinique pratiquait ces transplantations, se rendant ainsi complice d’un trafic d’organes. En dehors d’une dénonciation orale, rien n’était fait pour entraver la poursuite de ces activités.

Mme Laurence Lwoff. Je serais tentée de vous demander ce que vous qualifiez précisément de « retard ». Je ne suis pas sûre que cette approche soit forcément pertinente. L’Allemagne a par exemple levé l’anonymat du don de gamètes : est-elle en retard ou en avance sur la France ? Je ne pense pas que la question se pose en ces termes. Il y a selon moi une importance à ne pas considérer que la loi doive courir après l’évolution technologique et que l’impératif technologique doit présider à la réalité du terrain. Il existe à mon sens une conscience de la nécessité de pouvoir être réactif : c’est la raison pour laquelle j’évoquais l’idée de mécanismes plus souples, d’une gouvernance adaptée. La réactivité n’impose pas nécessairement de modifier ce qui avait été convenu au départ, mais d’être capable de réfléchir à nouveau et de se demander, dans un contexte renouvelé, si les principes, interdictions et limites posés doivent être maintenus. Je ne prendrai pas position sur le fait que lever les interdits constitue toujours une source de progrès. D’aucuns affirment au contraire que la bioéthique est l’art de fixer des limites. Pour moi, c’est aussi l’art d’accompagner le progrès, donc de savoir où il faut ouvrir pour le promouvoir et où maintenir les limites lorsque les avancées sont sources d’inquiétudes et de violations. Parfois, garantir des limites permet véritablement d’ouvrir à des développements qui seront sources de progrès. Cela appelle des réflexions concrètes et précises. Je ne suis pas sûre que la France soit une exception pour les points sur lesquels elle s’est prononcée favorablement ou négativement. Il existe une évolution et la France est regardée à bien des égards comme une référence. Il est essentiel de maintenir une vigilance et une réactivité face aux développements. Lorsque l’on parlait par exemple d’édition du génome lors de l’élaboration de la convention d’Oviedo, les techniques étaient extrêmement lourdes. Les circonstances ont changé et il convient de réexaminer les principes posés alors à la lumière de ces développements, afin de voir s’il convient de les maintenir ou de les faire évoluer.

Il m’apparaît en outre essentiel de souligner l’importance de la multidisciplinarité et des études, au-delà des travaux purement scientifiques : il est fondamental de faire entrer l’économie et les sciences sociales dans cette réflexion. Cela contribuera également, me semble-t-il, à nourrir la réflexion de la société. Je souscris donc tout à fait à votre point de vue pour appeler à davantage d’études dans ce domaine et à une plus grande implication de ces disciplines dans la réflexion.

Concernant d’éventuelles sanctions au niveau européen, il faut savoir que la convention d’Oviedo ne dispose pas de processus de monitoring. Je dois avouer qu’au niveau du Conseil de l’Europe, la solution la plus efficace jusqu’à présent est le recours à la Cour européenne des droits de l’homme, qui a pris position, en référence à la convention d’Oviedo, dans des affaires contre des pays, y compris non signataires. La CEDH considère donc la convention d’Oviedo comme un instrument d’interprétation de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Il existe en outre, au niveau de l’Union européenne, un certain nombre d’outils. Dans l’exemple que vous mentionnez, les compétences de l’Union européenne sont relativement limitées en matière de bioéthique, mais tout à fait claires sur la question de l’interdiction du profit. La charte des droits fondamentaux et les directives européennes ont explicitement établi le principe de « don volontaire non rémunéré », assorti de possibilités de sanctions. Il existe donc des mécanismes de sanction, bien que parfois considérés comme insuffisamment efficaces.

Au niveau international, un travail de coopération pour la lutte contre le trafic d’organes est à l’œuvre, avec, en 2015, une convention du Conseil de l’Europe en matière pénale, qui pousse à une collaboration entre les différents services de transplantation au niveau des Etats du Conseil de l’Europe et au-delà, dans une optique de plus grande efficacité.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose de répondre à présent aux questions de nos collègues présents dans la salle.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Merci, madame, pour votre très intéressant propos liminaire.

Les couples de femmes ont, depuis 2013, accès au droit à l’adoption, au même titre que les couples hétérosexuels. Quels arguments pourrait-on encore opposer à l’ouverture de la PMA à ces mêmes couples ?

M. Jean-François Mbaye. Je souhaiterais revenir sur la question de l’articulation entre la convention d’Oviedo et la Convention européenne des Droits de l’Homme. Depuis les premières références à la convention d’Oviedo, dans des arrêts rendus en 2004, la Cour européenne est amenée à statuer sur des affaires de plus en plus sensibles en matière de bioéthique : droit génétique, prélèvement d’organes, conservation des données biologiques. Ces affaires sont, comme vous le savez, souvent portées sous l’angle des articles de la convention européenne des droits de l’homme, notamment l’article 8. L’arrêt « Diane Pretty contre Royaume-Uni », en 2002, en est une parfaite illustration.

S’agissant d’une éventuelle extension de l’AMP à toutes les femmes, pensez-vous que les articles 9 et 14, relatifs respectivement à la liberté de conscience et à l’interdiction de toute discrimination, puissent constituer un véritable véhicule, une explication susceptibles de motiver cette évolution ?

Mme Agnès Thill. Merci, madame, pour votre présentation.

 Je m’interroge sur la PMA pour toutes les femmes. Il s’agit, nous le savons, d’une validation officielle d’un comportement privé, qui me conduit à me questionner sur le sens de la médecine. Quid de la convention internationale des droits de l’enfant ? Pourquoi n’a-t-elle pas lieu d’être ici ? Devons-nous légiférer pour un corps social ou pour une demande catégorielle ? Il m’a été répondu hier que le législateur lui-même avait créé une catégorie, via les hétérosexuels ; pour autant, il s’agissait alors d’une médecine réparatrice, ce qui renvoie à ma première question sur la finalité de la médecine. Si discrimination concernant l’orientation sexuelle il y a, l’extension ne doit-elle pas alors concerner tous les homosexuels et pas seulement les femmes ?

M. Jean-François Eliaou. Merci pour votre exposé introductif et les réponses que vous avez apportées.

Ma question porte non sur la PMA, mais sur un cas pratique : dans les greffes de cellules souches hématopoïétiques, on fait appel à des donneurs vivants. Le plus souvent, dans les cas familiaux, le donneur est un parent, qui donne par exemple à un enfant. La législation française interdit pour l’instant à un enfant de donner à ses parents, car le don d’un mineur est interdit. Pensez-vous, dans la perspective de la future loi de bioéthique française, qu’il convienne, dans des cas pathologiques, d’autoriser qu’un enfant de treize ou quatorze ans puisse donner des cellules à son parent malade, atteint par exemple d’une leucémie ? Je ne m’interroge pas, bien entendu, sur le plan médical – on sait que les greffes haplo-identiques fonctionnent bien –, mais en termes éthiques ou bioéthiques, en termes de hiérarchie des valeurs, de Droits de l’Homme, d’intérêt supérieur de l’enfant. Comment imaginez-vous les choses dans le domaine strictement juridique ?

Mme Laurence Lwoff. Je suis un peu ennuyée, car je ne vais pas pouvoir répondre à vos questions de façon précise en ce qui concerne la PMA. Il s’agit en effet d’un sujet sur lequel nous éprouvons de grandes difficultés à nous pencher au niveau européen, car cela conduit nécessairement à aborder la question extrêmement délicate du statut de l’embryon, qui fait blocage. S’ajoute à cela des aspects sociaux de la part de certains États, qui ne sont pas forcément ouverts à l’idée d’un accès à la PMA dans différentes situations et avec lesquels il est difficile d’engager un dialogue. Il me semble ainsi difficile, dans ce contexte, de vous avancer des arguments d’opposition à l’ouverture de la PMA aux couples homosexuels et aux femmes seules. Mon avis personnel n’a aucune importance en la matière et je ne peux absolument pas vous faire part d’un consensus sur ce sujet au niveau européen. Je puis en revanche, sans détailler les arguments ayant conduit à ces décisions, évoquer le fait que plusieurs pays européens ont ouvert la procréation médicalement assistée aux couples de femmes et aux femmes seules. J’appelle à cet égard votre attention sur le fait que nous avons réalisé un questionnaire sur l’accès à la PMA et l’accès aux origines pour les enfants nés de ces techniques, récemment complété par un questionnaire sur la maternité de substitution : ces documents sont en ligne et donnent un panorama de la situation dans les divers États membres du Conseil de l’Europe ayant répondu à ces enquêtes. Les données sont actualisées régulièrement, ce qui permet de percevoir les évolutions. Cela pourra sans doute répondre, au moins en partie, à vos questions. Ainsi, certains pays se sont fondés, pour prendre leur décision, sur des distinctions entre des critères médicaux et non médicaux, cette distinction n’aboutissant d’ailleurs pas nécessairement à une interdiction, mais au fait de conditionner l’accès à la PMA en fonction des situations. Cela peut par exemple se traduire par un questionnement sur l’établissement éventuel de priorités pour l’accès au don de gamètes, en période de pénurie. Sans pour autant servir de critères de limitation, ces questions peuvent justifier des conditions d’accès différentes.

Concernant l’extension de la PMA à toutes les femmes, il ne m’appartient pas de considérer si l’interdiction de discrimination et la liberté de conscience peuvent être des principes autour desquels articuler une justification de cette ouverture. Il est certain que ces argumentaires sont invoqués dans le cadre de cette réflexion. Il est probable que si des affaires sont portées devant la Cour européenne des Droits de l’Homme dans ce domaine, ces articles pourront être cités. Je ne me sens toutefois pas légitime pour répondre de façon affirmative ou négative à votre question.

L’une des questions concernait par ailleurs l’accès de tous, hommes et femmes, à la PMA au nom de la non-discrimination en raison de l’orientation sexuelle. Encore une fois, il ne me revient pas de répondre, mais juste d’attirer votre attention sur le fait que, dans le cas des hommes, cela implique nécessairement l’intervention d’une tierce personne, c’est-à-dire un recours à la gestation pour autrui. Cela me paraît un élément très important pour justifier le fait d’aborder la question de manière un peu différente, en tenant compte de l’éventuelle vulnérabilité des différentes personnes impliquées dans le processus.

Concernant les greffes de cellules hématopoïétiques, je ne suis pas certaine de pouvoir vous répondre précisément. Il faut savoir néanmoins que la convention d’Oviedo donne la possibilité aux États d’émettre des réserves au moment de la ratification. Or les seules réserves formulées concernent justement cette disposition, qui prévoit la possibilité, en l’absence de bénéfice direct et lorsque cela concerne un tissu régénérable comme les cellules hématopoïétiques, de prélever des tissus sur les personnes réputées incapables uniquement au bénéfice d’un frère ou d’une sœur. Des réserves ont été émises notamment pour étendre le cercle des receveurs potentiels.

M. Jean-François Eliaou. La France n’a, me semble-t-il, pas émis de telles réserves.

Mme Laurence Lwoff. Effectivement. Lorsque nous avons réexaminé la convention, ce thème est celui qui est revenu le plus fréquemment. Finalement, les États ont considéré que cela ne justifiait pas de modifier le texte. A ma connaissance, les États ayant émis des réserves n’ont par ailleurs élargi le cercle des receveurs potentiels qu’aux cousins, oncles et tantes, mais pas aux parents. Je pense que cette attitude est sous-tendue par la crainte d’une pression trop grande exercée sur l’enfant. On peut toutefois se demander si l’oncle et la tante ne pourraient pas également exercer une telle pression. Je ne me prononcerai pas sur ce point et souhaite seulement être factuelle vis-à-vis de ce que je connais de la situation dans les différents Etats. Cette question pose par ailleurs le problème des représentants légaux, qui sont souvent les parents, lesquels auraient en l’occurrence à prendre une décision par rapport à l’enfant, pour leur propre bénéfice : cela créerait une situation extrêmement complexe du point de vue juridique. Cela explique certainement en partie pourquoi l’extension du cercle des receveurs potentiels à partir de prélèvements sur mineurs n’a pas inclus les parents.

M. le président Xavier Breton. Merci, madame, pour votre disponibilité et pour les éclairages très pertinents que vous nous avez apportés.

 

 


– 1 –

Pr. François Olivennes, gynécologue obstétricien spécialiste de la reproduction

Mercredi 3 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous allons auditionner le professeur François Olivennes, que nous remercions d’avoir accepté notre invitation à échanger avec nous et prions de bien vouloir nous excuser pour le retard pris.

Vous êtes, monsieur le professeur, gynécologue obstétricien, spécialiste de médecine de la reproduction.

Les travaux de notre mission d’information nous amènent notamment à nous interroger sur l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, le diagnostic préimplantatoire, la gestation pour autrui (GPA) ou encore la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes. Nous souhaiterions donc recueillir votre expertise sur ces thématiques. Je vous propose de vous laisser tout d’abord la parole, avant de passer à des échanges de questions et réponses. Je rappelle que nos débats sont enregistrés.

M. François Olivennes. Merci de m’avoir invité. J’avais déjà été auditionné voici quelques années et suis amusé de constater que les mêmes sujets nous occupent aujourd’hui encore, puisque la précédente révision de la loi relative à la bioéthique n’avait pas apporté d’avancées dans certains des domaines concernés.

Vu le temps imparti, j’ai choisi de n’évoquer que l’ouverture de la PMA aux femmes seules et homosexuelles, l’autoconservation ovocytaire et de dire quelques mots sur le « chiffon rouge » que constitue la GPA.

Je voudrais, en toute modestie, préciser en préambule que j’ai fait un doctorat de médecine consacré aux données périnatales des enfants conçus en fécondation in vitro et un doctorat de science en médecine et biologie de la reproduction sur le développement des enfants conçus en procréation médicalement assistée. Je me permets de vous l’indiquer pour vous montrer que je connais bien ce sujet, qui m’a beaucoup intéressé et auquel j’ai consacré un nombre considérable de publications. J’ai eu l’occasion d’en étudier les problématiques et les écueils.

Concernant l’extension de la PMA et son ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules, le débat me semble souvent assez confus. A mes yeux, la question principale, qui doit conditionner la décision, est de savoir si le développement des enfants concernés est affecté par ce type de parentalité. Il s’agit selon moi du point essentiel : ces enfants sont-ils malheureux ? Ont-ils des problèmes particuliers ? D’autres questions doivent également être abordées, mais en deuxième ligne : elles concernent l’éventuelle application de cette autorisation, en termes de disponibilité du sperme, de critères d’accès, de remboursement par la sécurité sociale. Bien évidemment, tous ces sujets sont mêlés, mais la question prioritaire est, selon moi, essentiellement liée au devenir de ces enfants.

Pour ce qui est des couples de femmes, je voudrais insister sur le fait que l’on a mesuré le devenir de ces enfants, dans trois thématiques principales que sont les performances scolaires, les troubles affectifs et les troubles du genre. Ces études sont souvent faites à l’étranger, mais il existe aussi une bonne trentaine de travaux menés en France et cités dans un ouvrage que j’ai publié en mai dernier, intitulé Pour la PMA. Ces études ont été critiquées, car basées sur une participation volontaire de couples de femmes homosexuelles, ayant souvent conçu leurs enfants auparavant, au sein d’un couple hétérosexuel, et ayant ensuite changé d’orientation sexuelle. La situation était donc particulière, puisque ces enfants avaient été soumis à ces extraordinaires bouleversements que sont un divorce, d’éventuels conflits et le changement de partenaire de leur mère. Pour résumer d’une phrase, je tiens à souligner qu’aucune étude ni méta-analyse effectuée à partir de ces travaux grâce aux techniques statistiques n’a montré que les enfants élevés dans le cadre de couples homosexuels présentaient des troubles du développement. Une ou deux études ont fait apparaître quelques retards de performances scolaires, toutefois annulés dès lors que l’on procédait à des corrections par rapport à la situation des parents, à leur éducation, au milieu scolaire, etc. Une étude très intéressante a par ailleurs mis en lumière le fait que des troubles étaient plus fréquemment constatés dans les pays dans lesquels l’acceptation d’enfants de couples homosexuels était mal vécue par la société. Ce fut le cas par exemple dans la comparaison effectuée entre la situation en Hollande et aux Etats-Unis. A priori, aucune étude ne montre que ces enfants vont mal.

Concernant l’accès des femmes seules à la PMA, la situation est sensiblement différente, dans la mesure où il existe peu d’études. On manque donc de données scientifiques. On dispose en revanche des informations fournies par les pays ayant procédé à l’ouverture de la PMA aux femmes seules. En Belgique par exemple, on procède à des inséminations de femmes seules et de femmes homosexuelles depuis 1984. Les équipes y ont donc acquis une certaine expérience. Des études de suivi de ces familles y ont été organisées, qui ont montré que des problèmes pouvaient survenir. Cela a conduit à assortir la prise en charge de critères psychologiques clairement définis, évalués lors d’un entretien psychologique spécifique. Aujourd’hui, cette pratique se poursuit, en faisant preuve de vigilance et avec des résultats tout à fait satisfaisants en termes de performances scolaires et de développement des enfants. Lorsque je suis amené à donner un avis à des femmes seules qui souhaitent avoir accès à la PMA, je leur conseille vivement de se rendre en Belgique, pour bénéficier de cet entretien et ne pas être soumises à la logique purement commerciale qui prévaut en Espagne par exemple. Certaines patientes ont vu leur demande refusée suite à l’entretien psychologique, ce qui témoigne du sérieux du dispositif.

Je ne nie absolument pas l’importance des questions corollaires. Elles concernent tout d’abord la disponibilité du sperme : je pense toutefois que ces femmes pourront peut-être contribuer à ce que de nouveaux donneurs viennent dans les banques de sperme. Certains pays, dont la Belgique, ont par ailleurs passé des accords avec des banques étrangères sélectionnées, sur la base d’un cahier des charges précis incluant des conditions éthiques de recrutement des donneurs et de disponibilité des paillettes : on estime ainsi que 60% à 70 % des paillettes de sperme utilisées par les équipes belges viennent de pays étrangers, notamment du Danemark.

Concernant les critères d’accès, je rappelle que l’on s’adresse aujourd’hui en France, pour tout don de sperme pour des couples hétérosexuels, aux centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS), selon des procédures tout à fait clairement établies, comprenant des entretiens psychologiques. On peut ainsi très bien imaginer procéder de la même manière si l’autorisation d’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules est votée, avec des entretiens psychologiques et des critères de sélection conduisant à s’assurer que l’enfant se développera dans de bonnes conditions. Ce dispositif pourrait éventuellement être renforcé pour les femmes seules, en tenant compte de l’expérience belge.

La question du remboursement par la sécurité sociale est une problématique tout à fait importante : ne pas rembourser cette pratique induirait une sélection par l’argent, puisque, comme c’est déjà le cas pour les femmes se rendant à l’étranger, seules celles qui en auraient les moyens pourraient en bénéficier. La rembourser à toutes les femmes soulèverait le problème de la contribution solidaire pour remédier à une stérilité non médicale. Je conteste toutefois l’idée que la prise en charge soit totalement non médicale, dans la mesure où l’interdiction donne par exemple lieu aujourd’hui à des auto-inséminations à la maison, dans des conditions sanitaires douteuses : il y a donc une certaine valeur ajoutée médicale dans le fait d’éviter que ces femmes se fassent traiter en dépit du bon sens ou procèdent à des inséminations dangereuses pour elles. Il y a assurément un service médical rendu. La stérilité n’est peut-être pas médicale, mais l’intervention de la médecine est, à mon avis, souhaitable et préférable au fait que les femmes aient recours, via internet, à des gens plus ou moins vertueux. Je pense que l’on pourrait imaginer un bouleversement de la sécurité sociale, en créant une aide forfaitaire, liée à des conditions de ressources. Cette option aurait d’ailleurs été évoquée à demi-mots par le premier ministre récemment.

Sans doute pourrait donc également envisager d’encourager ces femmes à utiliser le sperme d’un donneur connu, comme le font déjà certaines femmes homosexuelles, qui font appel à un ami. Cela pourrait régler le problème de l’anonymat, question importante que je n’aurai toutefois pas le temps d’aborder, sauf si vos questions m’y invitent.

Concernant l’autoconservation ovocytaire, il faut savoir que l’âge de la première grossesse augmente d’année en année. Les femmes souhaitant avoir des enfants après 38 ou 40 ans sont de plus en plus nombreuses, entre celles qui se décident tardivement et celles qui, après un divorce, connaissent une nouvelle union. La fertilité féminine décroît par ailleurs après 35 ans et devient très faible après 40 ans. Or l’assistance médicale à la procréation ne permet pas de pallier la perte de fertilité liée à l’âge. La seule solution consiste donc à orienter ces femmes vers le don d’ovocytes, qui est pour moi un sujet crucial, mais semble passé aux oubliettes, si bien que les femmes sont obligées de se rendre à l’étranger. Je ne vois pas pour quelles raisons interdire l’autoconservation ovocytaire, à partir du moment où l’on informe clairement ces femmes qu’il ne s’agit pas d’une panacée et qu’une autoconservation ovocytaire ne leur permettra pas à coup sûr d’obtenir une grossesse. Il est en outre important, pour que les chances de réussite soient optimales, de réaliser l’autoconservation relativement tôt ; or il est probable que les femmes qui pensent aujourd’hui tardivement à la maternité penseront également tardivement à recourir à l’autoconservation ovocytaire. Les femmes jeunes n’envisageront pas cette possibilité. Comme vous le savez, le Comité consultatif national d’éthique a changé d’avis sur le sujet et s’est prononcé en faveur de l’autoconservation ovocytaire.

Pour ce qui est du « chiffon rouge » de la GPA, agité à dessein selon moi par les opposants à la PMA, il convient de souligner que l’une des différences entre l’homme et la femme est la présence chez cette dernière d’un utérus, qui lui permet d’être enceinte. Il n’existe de ce point de vue aucune égalité entre hommes et femmes. Cela n’a pas de sens. C’est comme si l’on demandait, au nom de l’égalité, que les hommes puissent allaiter leurs enfants. Pour moi, la question de l’égalité ne se pose pas dans ce domaine.

En conclusion à ce court exposé, il est clair pour moi qu’il faut autoriser l’accès des femmes homosexuelles à l’AMP, car de nombreux pays l’ont fait et que les résultats en sont dans l’ensemble satisfaisants, et l’autoriser avec certaines réserves pour les femmes seules, situation pour laquelle on dispose de moins d’études et qui demande une certaine vigilance. Je suis également favorable à l’autoconservation des ovocytes, avec des critères d’âge pour l’autoconservation et pour l’utilisation des ovocytes et à condition qu’une information soit donnée aux femmes sur les limites de cette pratique.

Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. Merci beaucoup, monsieur le professeur.

Vous avez fait mention de critères d’âge : quel en est le fondement ?

M. François Olivennes. Pour ce qui est de l’autoconservation ovocytaire, il existe un âge à partir duquel les résultats obtenus sont désastreux. Proposer une autoconservation d’ovocytes à une femme de 40 ou 42 ans, comme le font les Espagnols, s’apparente presque à une escroquerie, dans la mesure où les chances que cela conduise à une grossesse sont très réduites. Le faire très tôt n’a pas beaucoup de sens non plus.

Il faut par ailleurs fixer selon moi un âge limite pour l’utilisation des ovocytes conservés. Des problèmes d’obstétrique peuvent en effet se poser dans les cas de grossesses tardives. Il est difficile de définir un âge précis, mais les obstétriciens pensent qu’il existe, entre 45 et 50 ans, un âge à partir duquel une grossesse peut devenir problématique. Tous les pays ne se posent pas cette question. On sait par exemple que les Américains procèdent à des dons d’ovocytes pour des femmes jusqu’à 60 ans. Je considère pour ma part que ce n’est pas raisonnable.

M. le président Xavier Breton. Ma deuxième question concerne la levée du critère d’infertilité pathologique pour les couples de femmes et les femmes seules. Etes-vous également favorable à la suppression de ce critère pour les couples hétérosexuels ?

M. François Olivennes. Il faut savoir que, chez 15 % des couples hétérosexuels que nous recevons en consultation et pour lesquels un bilan de fertilité est effectué, aucune cause médicale n’est détectée. On parle alors pompeusement d’« infertilité idiopathique », c’est-à-dire en fait inexpliquée. Il existe probablement chez certains couples des causes que la médecine ne connaît pas. D’autres n’ont pas de rapports sexuels. Aujourd’hui, il existe ainsi sûrement des prises en charge médicales effectuées pour pallier à des problèmes pas nécessairement médicaux. Dans un autre domaine, la chirurgie esthétique, en dehors de la chirurgie reconstructrice, ne répond pas à des problématiques foncièrement médicales. Le fait que la médecine puisse s’occuper de pathologies qui ne sont pas strictement des maladies ne me choque pas particulièrement.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci beaucoup pour votre exposé.

Je souhaiterais tout d’abord vous interroger sur votre expérience des PMA « sauvages » actuelles, dont vous avez fait état dans certains articles.

Vous avez par ailleurs dénoncé des contre-vérités, en particulier sur le sort soi-disant peu enviable des enfants très désirés, nés de mères sans mari ou compagnon. Pensez-vous que ces contre-vérités sont le fait de lobbies mal intentionnés ? Vous aviez fait mention en particulier de la campagne ayant assimilé les bébés nés de PMA à des légumes génétiquement modifiés. Pensez-vous au contraire que cela provient essentiellement d’une ignorance de la part de gens qui ont a priori des doutes quant à la situation d’un enfant devant se développer sans référent paternel ? Quelle est selon vous l’origine de ces contre-vérités qui nuisent à la sérénité des débats ?

Ma troisième question concerne la lutte contre la pénurie d’ovocytes. Je viens d’entendre votre point de vue positif sur l’autoconservation ovocytaire. J’imagine donc que vous êtes aussi favorable au don des ovocytes non utilisés dans ce cadre à d’autres femmes.

M. François Olivennes. Concernant les PMA sauvages, il faut savoir que, dans les congrès internationaux de PMA se déroulant aux Etats-Unis, on trouve énormément de stands de banques de sperme, qui vous expliquent qu’elles peuvent vous envoyer du sperme. Lorsque vous leur répondez que c’est interdit en France, elles vous rétorquent qu’elles y envoient pourtant très régulièrement du sperme, soit chez des particuliers, soit chez des gynécologues qui contournent la loi. Cela donne donc lieu à des inséminations sauvages, même si le sperme utilisé est en l’occurrence contrôlé. Il existe également des sites internet, cités dans mon ouvrage, d’hommes qui se proposent de faire des enfants aux femmes qui le souhaitent. Certaines femmes, enfin, font appel à des individus par le biais par exemple de petites annonces. Je ne pourrais pas vous donner de chiffres, mais il est évident que ces pratiques existent. Or ce n’est évidemment pas souhaitable. J’ai par exemple en tête le cas d’une patiente venue me consulter voici quelques années et qui avait utilisé le sperme d’un homme sans faire aucun test HIV. Cela peut en outre, en dehors des risques sanitaires, créer des situations complexes. J’ai par exemple connu le cas d’un homme qui, ayant accepté de donner son sperme, a finalement réclamé la garde de l’enfant et obtenu une garde alternée. Tout cela s’effectue au mépris de toute organisation. Lorsque l’on se rend en Belgique, la situation est très différente : lorsqu’un homme donne son sperme et s’engage auprès du couple receveur à ne pas réclamer de droits sur l’enfant, le fait est notifié dans des actes juridiques, officiels, qui le « privent » de tout droit sur l’enfant bien qu’il en soit le géniteur. Tout cela doit être encadré, réglementé.

Concernant votre deuxième question, je n’aime pas beaucoup le terme de lobby. Je me suis amusé, dans mon livre, à étudier la façon dont les groupes de pression se sont opposés à la procréation médicalement assistée au fil du temps. Il apparaît qu’ils se sont opposés à toute la PMA, depuis le début. En 1930, s’est déroulée à Harvard la première expérience sur des ovocytes de souris : les groupes de pression catholiques avaient alors contraint le médecin à l’origine de ces travaux à partir d’Harvard. Lorsque s’est développée la fécondation in vitro (FIV) pour les couples hétérosexuels, cette pratique a immédiatement été refusée par l’Eglise catholique, qui y est encore opposée aujourd’hui, tout comme elle refuse par exemple le diagnostic préimplantatoire. Dans son discours d’intronisation, le pape précédent avait rappelé cette opposition à la FIV. Cela ne me gêne absolument pas. En revanche, je serais gêné que l’Etat français, laïque, s’inspire de positions chrétiennes pour définir sa loi. Concernant « La Manif pour tous », il est vrai que l’affiche à laquelle vous faisiez allusion était absolument horrible. Ces gens pensent que le modèle familial historique doit rester la règle et qu’il faut interdire tout écart par rapport à ce schéma de référence. Pour autant, je ne vois pas très bien en quoi cela pourrait mettre en péril la société : les enfants issus de PMA vont bien, fréquentent nos écoles sans que ce soit la révolution. Des études effectuées à partir d’extrapolations de la situation en Belgique permettent d’estimer qu’en France 2 000 à 4 000 femmes par an seraient concernées. Cela ne me semble pas de nature à mettre en péril la société. Mme Ludovine de La Rochère ne cesse de clamer sur les ondes que ces enfants sont malheureux : or ce n’est pas ce que montre la science. Il me semble essentiel de se baser sur les études scientifiques menées dans ce domaine, plutôt que sur des convictions.

Pour ce qui est du don d’ovocytes, je n’ai malheureusement pas de solution. Je crois que ce problème va devenir tout à fait important, dans la mesure où les femmes font des enfants de plus en plus tard et où l’on ne parviendra certainement pas à infléchir cette tendance. Le problème principal est celui de la non-marchandisation du corps. Dans d’autres pays, des dédommagements sont proposés aux donneuses. Je demande pour ma part qu’une commission d’enquête soit mise en œuvre afin de réfléchir à cette question, d’évaluer le nombre de femmes françaises se rendant à l’étranger. Il existe en effet, en Ukraine, en Grèce, des excès dans ce domaine, des exemples de prises en charges tout à fait scabreuses, pour des sommes faramineuses, sans aucun accompagnement médical. Cela a pu conduire à des catastrophes. A Poitiers, une femme de 47 ans est morte d’embolie amniotique après qu’on lui a implanté trois embryons à l’étranger. Certaines situations de prise en charge sont choquantes. Le sujet du don d’ovocytes est très compliqué. Il ne semble pas possible, en l’état actuel, de prendre des décisions. En revanche, il est essentiel de se saisir de ce sujet et de réfléchir aux solutions envisageables. Malheureusement, les campagnes de l’Agence de la biomédecine ne suffisent pas à régler le problème.

M. le président Xavier Breton. Je vous propose d’entendre à présent les questions que souhaitent vous adresser certains de nos collègues ici présents.

Mme Nicole Dubré-Chirat. Je souhaite tout d’abord vous interroger sur la question du maintien de la gratuité du don, principe du droit français, dans un contexte de rareté des gamètes.

Ma deuxième question porte sur la levée de l’anonymat. Sachant que les tests ADN sont aujourd’hui à disposition sur internet, sans accompagnement dans les résultats, il semble difficile de continuer à garantir la protection de l’anonymat. Comment cela pourrait-il selon vous évoluer, et avec quel encadrement ?

M. François Olivennes. On considère aujourd’hui le don comme un seul et même ensemble. Or donner un rein est selon moi différent de donner du sperme. Un homme fabrique 200 ou 300 millions de spermatozoïdes chaque jour, alors qu’il n’a que deux reins. On place donc dans un même ensemble des éléments sensiblement différents. Je pense que la gratuité du don a été mise en œuvre pour éviter que des gens venant d’un milieu très pauvre ne soient exploités. Cela me semble très important. Certains pays, comme le Danemark, autorisent par exemple un dédommagement forfaitaire dans le cadre du don de sperme. D’autres paient le sperme en fonction de critères d’études, de physique, etc. : cela me paraît choquant. En revanche, qu’un homme puisse donner son sperme et soit dédommagé ne me paraît pas très choquant, à condition que cela soit encadré. Concernant les ovocytes, il faut savoir que physiologiquement, chaque mois, une femme voit des ovocytes entrer dans son cycle et être perdus s’ils ne sont pas fécondés. Ainsi, un ovocyte donné par une femme n’est pas un ovocyte prélevé sur son stock, mais perdu pour elle de toute façon si elle n’entame pas de grossesse. Evidemment, le don d’ovocytes est différent du don de sperme, dans la mesure où il nécessite un traitement et une intervention chirurgicale. La gratuité du don est un principe auquel je souscris tout à fait, mais qui aboutit à la situation de pénurie de donneurs que nous rencontrons actuellement dans notre pays. Il faut selon moi faire preuve d’un certain pragmatisme. Interdire la GPA concerne peut-être cinquante ou cent couples par an. Le nombre de femmes susceptibles de recourir à des dons d’ovocytes est très largement supérieur. L’échelle n’est pas la même.

Concernant la levée de l’anonymat, sans doute avez-vous vu que le Comité consultatif national d’éthique semblait ouvrir la porte. Le président de la République s’y est également dit favorable, à demi-mots. Parmi les opposants à l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, plusieurs psychanalystes et pédopsychiatres ont peur de l’anonymat du don de gamètes. Lever l’anonymat constituerait donc peut-être une ouverture pour apaiser le débat. Cela réglerait-il pour autant le problème des enfants qui souhaitent avoir accès à leurs origines ? Je l’ignore. Pour avoir vu quelques émissions sur le sujet, j’ai le sentiment que figurent, parmi ceux qui recherchent leurs origines, des gens qui se sont retrouvés dans des familles dysfonctionnelles. Je signale d’ailleurs que l’on évoque le sujet de la levée de l’anonymat car ce message est porté par quelques personnes très médiatisées ; mais l’on ne dispose d’aucune donnée scientifique permettant de savoir combien d’enfants nés de PMA recherchent effectivement leurs origines ou souhaiteraient pouvoir le faire. Il serait très intéressant de demander par exemple aux CECOS s’ils ont une idée de la proportion d’enfants que cela concerne réellement.

Mme Blandine Brocard. Je souhaiterais revenir sur la question de la congélation ovocytaire et vous faire part de quelques questionnements et réflexions à ce sujet. Je trouve un peu triste qu’une jeune femme de 25 ans décide de congeler ses ovocytes, considérant qu’elle a autre chose à faire de plus important qu’avoir des enfants. Avoir un plan familial comme un plan de carrière m’interpelle. Aujourd’hui, les femmes travaillent et les enfants viennent ensuite. Ne faudrait-il pas revoir le fonctionnement même de la société, afin que les enfants y aient toute leur place ? Voici quinze jours, la première ministre néo-zélandaise est venue siéger à l’ONU avec son bébé sans que cela pose le moindre problème.

M. Jean-François Mbaye. Merci, professeur, pour cette contribution. Je vais également aborder l’autoconservation ovocytaire, souvent présentée comme un moyen pour la femme de vaincre l’horloge biologique et de remettre à plus tard ses projets de maternité. Beaucoup de chiffres montrent que les femmes choisissent de devenir mères de plus en plus tard, en raison notamment de l’allongement des durées d’études ou de la priorité donnée à la carrière professionnelle. A l’heure où l’on évoque la possibilité d’ouverture de la PMA à toutes les femmes, cette question va prendre une importance particulière. On sait par ailleurs que la PMA ne permet pas d’obtenir 100 % de réussite, loin de là. Le recueil des ovocytes et l’acte de PMA sont en outre particulièrement intrusifs. Comment, selon vous, permettre une délivrance efficace auprès des femmes de l’information relative aux inconvénients inhérents à l’AMP, dans l’hypothèse où l’autoconservation des ovocytes serait admise ? Comment envisagez-vous par ailleurs, en tant que praticien, la réponse à apporter au choix d’une femme qui ne relèverait pas par exemple d’une pression managériale ? Pensez-vous qu’il serait de votre rôle d’y répondre ? Que diriez-vous aujourd’hui à une femme qui serait dans ce projet-là ?

M. François Olivennes. Voici douze ou treize ans, j’ai écrit un ouvrage intitulé N’attendez pas trop longtemps pour faire des enfants et suis tout à fait d’accord avec vous, madame Brocard. Je pense toutefois que ce discours passe en général assez mal. J’ai ainsi été accusé, après la parution de ce livre, de vouloir remettre les femmes à la maison, à faire la cuisine et des enfants. Je crois qu’il est un peu simpliste de considérer que les femmes font aujourd’hui des enfants plus tard à cause de leur métier. Nous connaissons tous des exemples de femmes, comme Simone Veil ou Ségolène Royal, qui ont fait de très belles carrières tout en ayant des enfants. Mon ex-femme était actrice et avait choisi de faire des enfants plutôt que de privilégier son travail. Je crois qu’il serait intéressant de réfléchir aux déterminismes qui conduisent certaines femmes à donner la priorité à la maternité et d’autres non. Je ne pense pas que la seule donnée à prendre en compte soit le travail. Cela relève certainement également d’une tendance accrue à l’individualisme et peut-être d’une influence des relations avec la mère, qui a parfois pu donner des détails atroces sur sa grossesse ou son accouchement. Nous n’avons pas le temps d’en débattre, mais il me semblerait intéressant que des études soient menées à ce propos.

Cela permettrait en outre d’être en mesure de dispenser une information documentée aux jeunes, dès le lycée. Il faudrait rendre obligatoire une heure de cours sur ce sujet, pour les hommes comme pour les femmes. Bien souvent en effet, ce sont les hommes qui repoussent le moment de la maternité : on estime ainsi qu’un homme veut en moyenne un enfant cinq ans plus tard qu’une femme. Des études l’ont montré. Il serait nécessaire de donner aux jeunes gens et jeunes filles des informations sur l’horloge biologique, sur la baisse de la fertilité avec l’âge. Les médias n’aident pas : lorsque des femmes de 37 ou 40 ans voient Adriana Karembeu enceinte à 46 ans, alors que chacun sait qu’elle a eu recours à un don d’ovocytes. Cela leur donne un faux espoir et l’impression qu’il leur reste du temps devant elles. Le message médiatique est donc biaisé.

Concernant l’autoconservation ovocytaire, l’information devrait être obligatoire et fixée par le gouvernement. Une femme envisageant cette solution devrait être informée de ses chances réelles d’avoir un enfant un jour grâce à cela. Il faudrait qu’elle soit consciente du fait qu’il ne s’agit absolument pas d’une garantie de reproduction. Il ne faut pas faire croire que l’autoconservation ovocytaire est la panacée.

Il faudra en outre s’intéresser aux problèmes de pressions exercées sur les femmes dans l’entreprise par exemple.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Je souhaiterais savoir s’il est selon vous possible d’envisager d’ouvrir le double don de gamètes et avoir d’autre part votre sentiment sur l’AMP post-mortem.

Mme Agnès Thill. Vous avez évoqué à plusieurs reprises l’exemple de la Belgique ; or à ma connaissance, ce pays ferme les yeux sur cette pratique, mais n’a pas légiféré dans ce domaine. Il faudrait vérifier.

L’ouverture de l’AMP à toutes les femmes pourrait-elle selon vous induire une augmentation de la demande ? Le fait que quelque chose devienne un droit peut en effet conduire certaines femmes qui n’y auraient pas songé à envisager la possibilité d’y recourir.

Vous avez enfin indiqué par ailleurs que la demande de levée de l’anonymat ne concernait certainement qu’un petit nombre de personnes. Ne faudrait-il pas malgré tout, puisque l’on a tendance aujourd’hui à légiférer pour des demandes privées, légiférer pour ces quelques personnes ?

Mme Elsa Faucillon. Merci, professeur Olivennes, d’avoir replacé au cœur de la discussion la notion de désir d’enfant, en lieu et place des expressions horribles de « droit à l’enfant » ou d’« enfant à tout prix », surtout dans une société où l’injonction à être mère est si forte.

Je souhaiterais par ailleurs que vous puissiez, dans le cadre de cette audition, nous raconter brièvement comment se déroule le parcours « classique » des couples qui viennent vous consulter, soit pour une insémination, soit pour une FIV. A quels examens, à quels traitements sont-ils soumis ? Comment se passent un prélèvement d’ovocytes, une insémination ? Quels sont les délais ? Je vous remercie.

M. François Olivennes. Je ne suis pas opposé au double don par principe. On n’a d’ailleurs jamais véritablement compris pourquoi il avait été interdit en France. Cela faisait suite à une affaire célèbre de double don, aux Etats-Unis, dans laquelle les parents avaient divorcé et où aucun des deux ne voulait la garde de l’enfant, chacun arguant du fait qu’il n’était pas à l’origine de l’enfant. J’ignore si cela a pesé sur la décision française. Si je n’y suis pas opposé, je considère toutefois qu’il est déjà tellement difficile d’effectuer du don d’ovocytes et de sperme que procéder à un double don serait encore plus compliqué. Cela s’apparente par ailleurs à la pratique, autorisée en France, du don d’embryons. Pourquoi détruire des embryons conservés et non utilisés si l’on peut en faire profiter un autre couple ? Cela me paraît une bonne solution, et ce d’autant que les techniques de congélation se sont améliorées et que les chances de parvenir à une grossesse sont bien meilleures qu’elles ne l’étaient voici quelques années, quasiment comparables à celles obtenues avec un embryon frais. Il conviendrait toutefois, afin de ne pas avoir à recontacter le couple donneur pour de nouveaux examens, nécessaires dans le cadre d’un don d’embryons, de prévoir cette hypothèse dès le départ.

Concernant l’IAD post-mortem, j’ai pendant très longtemps côtoyé le professeur Sureau, président de l’Académie de médecine, grand partisan non de l’insémination de la femme après la mort de l’homme formant le couple avec le sperme préalablement conservé de ce dernier, mais de la possibilité d’implanter des embryons déjà existants, témoignant de la réalité d’un projet parental au sein du couple avant le décès. Bien qu’étant très tolérant de nature, je trouve que cette situation conduit à faire peser sur l’enfant un poids énorme. Cet aspect mériterait d’être débattu avec des psychologues, des psychiatres. Le professeur Sureau faisait valoir que de nombreux enfants n’avaient jamais connu leur père et vivaient avec une photographie de lui sur la cheminée. Il me semble toutefois différent d’être le fruit d’un projet réalisé après la mort du père. Je n’ai, à vrai dire, pas réellement de position à ce sujet et reste assez circonspect. Je n’y suis a priori pas très favorable, mais si des psychologues me disent que l’enfant pourra se développer correctement, alors j’y réfléchirai à nouveau. Je trouve par ailleurs que cela constitue pour la femme un renoncement à une autre union.

On ignore le nombre de femmes seules concernées par les demandes d’AMP. Il est sûr que l’augmentation de l’âge des premières grossesses et le fait que de plus en plus de couples se séparent peut laisser penser que de plus en plus de femmes seules voudront des enfants. Je reçois pour ma part de plus en plus de ces femmes en consultation, entre cinq et dix par mois, contre deux par mois il y a quelques années. Je puis vous dire qu’il est très rare qu’elles se présentent en disant qu’elles souhaitent faire délibérément un enfant toutes seules. Elles sont toujours déçues de ne pas avoir trouvé un homme pour mener à bien leur projet d’enfant et de famille. Ce ne sont pas des célibataires par choix, mais plutôt des « célibataires par deuxième choix », pour reprendre une expression que j’utilise dans mon livre : leur premier choix était de trouver un compagnon. Je n’ai, en outre, pas le sentiment que la moitié des femmes que je reçois effectuent concrètement la démarche. Peut-être leur nombre augmentera-t-il si le recours à cette pratique est autorisé en France, mais de là à imaginer que des centaines de milliers de femmes décideront alors de faire des enfants toutes seules, je n’y crois pas. Il s’agit en effet d’une démarche à laquelle peu de femmes aspirent, mais à laquelle elles se résolvent faute d’autre solution et non sans s’être posé toutes les questions qui se rattachent à cette situation.

Vous m’interrogez sur le déroulement d’un parcours de PMA : le couple doit faire des examens pour vérifier chez la femme que les trompes sont perméables, que ses ovaires fonctionnent. Un spermogramme est par ailleurs réalisé chez l’homme. Plusieurs bilans doivent ensuite être effectués pour vérifier que les membres du couple ne sont pas atteints de maladies virales transmissibles. Qu’il s’agisse d’une insémination ou d’une FIV, la femme a par la suite des piqûres tous les jours, ainsi que des prises de sang. Bien évidemment, la situation est beaucoup plus simple dans le cadre d’une insémination avec donneur que d’une FIV : la procédure d’insémination est assez simple, alors que la fécondation in vitro nécessite une intervention chirurgicale d’une dizaine de minutes. Bien que l’on observe dans ce dernier cas moins de 1 % de complications, ce n’est malgré tout pas anodin. Le temps est long. Cela demande une disponibilité importante et génère beaucoup de stress. Je crois que l’on ne peut plus parler aujourd’hui, comme auparavant, de « parcours du combattant », car les procédures se sont simplifiées. Pour autant, la démarche est lourde, psychologiquement, mais aussi en termes de disponibilité et de déception lorsque cela ne fonctionne pas. Il faut en effet rappeler qu’à 38 ou 40 ans, le taux de succès n’est que de 10 %.

M. le président Xavier Breton. Il me reste, monsieur le professeur, à vous remercier, au nom de mes collègues, pour la qualité de votre éclairage et de vos réponses, fondés sur la pratique.

 


– 1 –

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, Mme Vanessa Pideri, chargée de mission Promotion de l’égalité et de l’accès au droit, et Mme France de Saint-Martin, attachée parlementaire

Mardi 9 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons le cycle d’auditions de la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique. Nous recevons M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, accompagné de Mme Vanessa Pideri, chargée de mission auprès de la direction de la promotion de l’égalité et de l’accès au droit, et de Mme France de Saint-Martin, attachée parlementaire.

Le Défenseur des droits est une institution créée en 2011 et inscrite dans la Constitution. L’une de ses missions est de permettre l’égalité de tous dans l’accès aux droits. Dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique, la mission d’information est fréquemment confrontée à la question de l’égalité dans l’accès aux droits, notamment en ce qui concerne l’accès aux techniques d’aide médicale à la procréation (AMP).

Aussi souhaitons-nous connaître votre approche du sujet et, plus largement, sur la façon dont le Défenseur des droits aborde les questions de bioéthique.

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, de m’accueillir. Nous avons bien sûr pris des positions sur ces questions et, dans la perspective de la révision périodique des lois relatives à la bioéthique, nous avons été entendus par la mission du Conseil d’État qui a remis son rapport au mois de juillet, et par le Comité consultatif national d’éthique (CNCE) dans le cadre de la vaste consultation qu’il a organisée – je pense en particulier aux États généraux de la bioéthique du printemps dernier. J’ai également, pour ma part, avant de venir m’exprimer devant vous, procédé à une consultation des trois collèges consultatifs du Défenseur des droits : le collège de défense et promotion des droits de l’enfant, le collège de lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité et le collège de déontologie de la sécurité. Les personnes les composant sont désignées, vous le savez, par les hautes autorités. Les avis de ces collèges sont très utiles pour des décisions particulières ou sur des sujets plus larges, multiples, comme ceux que nous allons aborder.

Je reviendrai devant vous sur l’éventuelle ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA), puis sur l’autoconservation des ovocytes, ensuite sur la gestation pour autrui (GPA), enfin, si cela fait partie de vos sujets de réflexion, sur la fin de vie et les droits des malades.

En ce qui concerne la PMA, les techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP), pour reprendre l’expression du Conseil d’État, doivent-elles être réservées aux couples formés d’un homme et d’une femme ? On assiste à une augmentation significative des demandes de recours à l’AMP, si bien qu’on peut s’interroger sur la nécessité de faire évoluer la loi française, sur la législation de certains pays étrangers où se rendent des femmes pour bénéficier de ces techniques, enfin sur les évolutions de la médecine et de ses techniques.

Une sorte de consensus semble se dégager en faveur de l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Le Conseil d’État, dans son rapport de juillet 2018, a pris une position que je résumerai ainsi : le droit ne commande ni le statu quo, ni l’évolution, aussi l’ouverture est-elle possible. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé, contrairement aux commentaires qui en ont été faits, la décision prise le 3 octobre dernier par le même Conseil d’État pour rejeter une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Beaucoup ont considéré cette décision comme une pierre jetée par le Conseil dans le jardin de ceux qui souhaitent l’ouverture de la PMA. En réalité, cette décision sur ladite QPC est tout à fait en ligne avec la position ouverte, c’est-à-dire indifférente en droit, prise par le Conseil d’État dans son rapport de juillet et, d’autre part, avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 28 janvier 2013, considère lui aussi que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général », concluant qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du législateur. L’ouverture de la PMA exige donc une solution politique et non juridique puisque le droit permet d’adopter l’une ou l’autre position ; il revient au Parlement et au Gouvernement de décider.

L’avis 129 du CCNE insiste sur les changements de paradigme, sur les revendications d’égalité dans l’accès aux techniques de PMA et a conclu favorablement. Ainsi, selon le sondage réalisé pour le journal La Croix, six Français sur dix sont favorables à la PMA pour les couples de femmes alors qu’il n’y en avait pas un sur quatre en 1990.

Le Défenseur des droits, quant à lui, a pris position dans un avis donné au Sénat alors que Mme Tasca avait mené une mission d’information sur les évolutions possibles en matière de PMA et de GPA. J’avais alors souligné que la stérilité et le souhait de s’engager dans un projet parental n’étaient pas réservés aux seules femmes hétérosexuelles, la loi française autorisant d’ailleurs l’adoption par les couples homosexuels et les personnes célibataires. Un couple de femmes, comme une femme célibataire, peut avoir un projet parental, ces femmes peuvent donc adopter un enfant dès sa naissance, avant même qu’on leur refuse l’accès à la PMA. Se pose alors la question du projet parental au titre de l’égalité des projets parentaux, ainsi que celle de la liberté de procréer comme l’expression de l’autonomie personnelle. Pour toutes ces raisons, j’ai pris position en faveur de l’ouverture de la PMA. Il s’agirait, naturellement, de supprimer la condition de l’infertilité dans le texte de la loi.

Les questions juridiques, bien entendu, viennent ensuite et elles sont au nombre de deux : la filiation et l’accès aux origines.

En matière de filiation, le Défenseur des droits considère qu’il importe de garantir le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, conformément aux stipulations des articles 7 et 8 de la convention internationale des droits de l’enfant. Je rappelle que nous sommes le mécanisme d’application, le mécanisme de suivi, en France, en tant que Défenseur des enfants, de la convention internationale des droits de l’enfant. La loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe a autorisé l’adoption pour les couples de même sexe dans les mêmes conditions que pour les couples hétérosexuels, qu’il s’agisse de l’adoption d’un enfant par les deux conjoints ou de l’adoption de l’enfant du conjoint. La loi reconnaît ainsi l’adoption sans distinguer le mode de conception de l’enfant. On peut toutefois noter que, depuis son entrée en vigueur, il existe des positions divergentes des juridictions quant à l’adoption d’enfants issus d’une PMA réalisée à l’étranger. L’évolution souhaitable des règles en faveur d’une ouverture de la PMA à toutes les femmes impliquera de nouvelles modalités d’établissement de la filiation. Aucun aménagement du droit à la filiation ne sera requis pour les femmes seules : le droit en vigueur permettra de répondre à ces situations. En revanche, une évolution du droit de la filiation est nécessaire pour les couples de femmes. Plusieurs scénarios d’évolution sont alors envisageables. Un tel changement en matière de filiation pourrait instaurer par ailleurs, pour la première fois en droit français, une dissociation entre les fondements biologiques et juridiques en prévoyant une double filiation maternelle.

Dans l’avis que j’avais donné en 2015, je proposais deux modalités de filiation pour garantir une sécurité juridique à l’enfant issu d’une PMA. La première formule est celle de la déclaration commune anticipée de filiation devant un notaire ou un juge avant la réalisation de la PMA. Cette modalité permettrait de recueillir le consentement du couple de femmes à la PMA avec tiers donneur et de prendre acte de l’engagement de chacune à établir un lien de filiation à l’égard de l’enfant. Il faut pour cela modifier l’article 311-20 du code civil, ainsi que le proposait, en 2014, le rapport rédigé par Mmes Irène Théry et Anne-Marie Leroyer. Une seconde solution, que prévoit le droit belge, consiste en une filiation automatique qui permet à la conjointe de la mère de bénéficier d’une présomption de co-maternité pour l’enfant issu d’une PMA.

Seconde question juridique, après la filiation, l’accès aux origines, dont on débat beaucoup en ce moment. Il conviendrait d’abord de bien opérer la distinction entre levée de l’anonymat du don et accès aux origines, afin de ne pas entretenir la confusion entre origines personnelles et filiation, deux questions naturellement différentes. La loi prévoit que l’enfant mineur doué de discernement, avec l’accord de ses représentants légaux, ou bien le majeur, peut faire une demande d’accès à ses origines auprès du Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP). La levée de l’anonymat n’interviendra alors que dans l’un des cas prévus par l’article 147-6 du code de l’action sociale et des familles. L’accès d’une personne à ses origines, dans ces conditions, est sans effet sur l’état civil et la filiation. Il ne fait naître ni droit ni obligation au profit ou à la charge de qui que ce soit : il s’agit de l’accès à une information.

Dans le cadre du droit positif en matière de PMA, l’identité du donneur doit rester secrète, le principe est celui de l’anonymat absolu, inconditionnel et irréversible. Cette interdiction est d’ailleurs assortie de sanctions pénales en cas de divulgation de renseignements permettant d’identifier le donneur ou le receveur. Or, si nous nous plaçons dans l’hypothèse que je préconise d’une évolution des conditions d’accès à la PMA, il serait nécessaire d’envisager des évolutions juridiques qui viseraient à ne pas créer une inégalité entre un enfant né sous X, qui peut demander la levée de l’anonymat de ses parents auprès du CNAO, et un enfant issu d’un don qui, selon la loi en vigueur, est toujours soumis au secret. Nombre d’enfants issus de PMA manifestent aujourd’hui, vous le savez, la volonté de pouvoir accéder à leurs origines. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à procéder à des tests ADN – à l’étranger puisqu’ils ne sont pas autorisés en France – pour retrouver leur donneur, cela en recourant à des intrigues dignes de romans policiers.

Pour nous, les évolutions juridiques sur le droit à la filiation devraient réaffirmer le principe de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales qui protège le droit à la vie privée et familiale. À travers l’arrêt « Odièvre contre France », la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a précisé que ledit article 8 « protège le droit à l’identité et à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur ». Cet article rappelle que le droit d’accès à ses origines est avant tout une composante du droit au respect de sa vie privée. L’accès aux origines n’est pas seulement en lien avec la construction de l’identité, il peut avoir un retentissement sur le droit à la santé et le droit à être informé sur son état de santé. En 2016 d’ailleurs, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a recommandé à la France de « prendre toutes les mesures nécessaires pour donner pleinement effet au droit de l’enfant de connaître ses parents biologiques ». La réflexion sur l’accès aux origines impose de ce fait une évolution du principe d’anonymat du don avec la question sous-jacente de la recherche d’un équilibre entre la quête d’identité de l’enfant et le respect de la vie privée du donneur.

Si je quitte le droit positif français, l’évolution actuelle en Europe et dans le monde, tend à une levée de l’anonymat des dons lors de la majorité de l’enfant – quelquefois d’ailleurs dès l’âge de seize ans, comme la Suède dès 1984. Toutefois, aucun des pays qui ont reconnu le droit d’accès à ses origines n’exige la communication à l’enfant de l’identité du donneur, laissant ainsi à l’enfant le choix de décider lui-même de connaître ou pas l’identité de son donneur. Le débat actuel est par conséquent centré, notamment après le dernier rapport du Conseil d’État, sur l’étendue de la levée de l’anonymat du donneur : levée totale avec un accès à l’identité du donneur – ce que préconise le Conseil d’État –, ou bien levée partielle avec un accès se limitant aux données non identifiantes
– c’était la position du Conseil d’État en 2009.

Le CCNE a envisagé plusieurs modalités, la Fédération nationale des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) a fait des propositions et, pour notre part, nous souhaitons que toutes les dispositions prévoyant l’accès aux origines garantissent le respect de la vie privée. Nous sommes donc favorables à la mise en place d’un régime qui permettrait de combiner, d’une part, l’accès de tout enfant, lors de sa majorité, à des données non identifiantes et, d’autre part, la possibilité d’une levée totale de l’anonymat, à la demande de l’enfant majeur, avec un consentement du donneur qui serait recueilli au moment du don
– il y aurait ainsi une sorte de rencontre de volontés entre le donneur et l’enfant. Cette position du Défenseur des droits est, en quelque sorte, synthétique.

Je terminerai ce point sur l’impact de l’ouverture de la PMA. Aucune étude n’est à même d’estimer précisément les nouveaux besoins en dons de gamètes engendrés par l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Au Royaume-Uni, il n’y a eu aucune chute des dons après l’entrée en vigueur de la loi qui a permis l’accès aux origines des enfants issus d’un don ; autrement dit, la publicité, la fin du secret n’a pas entraîné de chute des dons comme on aurait pu le penser. Reste que, de notre côté, si l’on ouvre la PMA à toutes les femmes, il est très difficile d’évaluer quel sera le besoin de gamètes exprimé et si on pourra le satisfaire. Mme Élise de La Rochebrochard, de l’Institut national d’études démographiques (INED), a écrit récemment dans la revue Santé et Population : « Avec l’adoption d’un modèle d’assistance médicale à la procréation plus en adéquation avec les valeurs actuelles de la société, qui prône de plus en plus la reconnaissance et l’égalité entre les familles dans leur réalité plurielle, il est probable que cela suscite de nouvelles vocations de donneurs. » En tout cas, si la loi est modifiée en ce sens, il faut lancer des campagnes d’information, comme cela a pu être fait pour les dons d’organe par exemple.

J’en viens au deuxième sujet que je souhaite aborder avec vous : l’autoconservation des ovocytes. Je rappelle qu’actuellement elle est autorisée dans deux situations seulement. D’une part, la loi de 2004 relative à la bioéthique l’autorise pour les femmes souffrant d’une pathologie « susceptible d’altérer la fertilité » ou « dont la fertilité risque d’être prématurément altérée », et, d’autre part, la loi de 2011 a décidé, pour répondre à la pénurie des dons d’ovocytes en France, d’ouvrir, pour des raisons ici non médicales, cette technique, à condition qu’elle soit la contrepartie d’un don – vous faites un don d’ovocytes et vous avez le droit de conserver pour vous-même une partie de ces mêmes ovocytes. Il n’y a donc aucun droit général à l’autoconservation des ovocytes pour des raisons non médicales. La loi relative à la bioéthique ne fixe pas de limite d’âge, mais évoque l’âge de procréer.

Les travaux d’experts essaient d’éclairer cette notion floue. Un rapport de l’Agence de la biomédecine, remis en juin 2017, montre que l’âge limite retenu en Europe est des plus variables : il n’y a pas de règle générale commune parmi les pays européens. Ainsi, dix pays ont défini l’âge maximum où la femme peut procréer – de quarante ans aux Pays-Bas à cinquante ans en Grèce, en passant par quarante-cinq ans en Irlande.

Dans le cadre du dispositif en vigueur, c’est en fait l’expertise médicale qui tend à fixer une limite d’âge à quarante-trois ans, prenant en compte les risques de paternité et de maternité tardives, mais également l’intérêt de l’enfant à naître.

L’assurance maladie, pour sa part, a pris une décision en 2005 consistant à cesser de prendre en charge la fécondation in vitro le jour du quarante-troisième anniversaire de la femme. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas procéder à des interventions plus tardives ; seulement, elles ne sont pas remboursées et sont payées par les demandeurs. J’ajoute que cette décision de l’assurance maladie n’a pas fait consensus, des experts considérant qu’il fallait retenir l’âge de quarante-cinq ans, voire cinquante – le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) a par exemple envisagé l’âge de cinquante ans.

Les demandes d’ouverture d’un droit pour toutes les femmes à l’autoconservation ovocytaire sans motif médical se sont multipliées afin d’apporter une réponse aux femmes qui souhaitent, pour diverses raisons, se prémunir des risques d’infertilité liée à l’âge. Aujourd’hui la plupart des institutions qui ont pris position sur ce sujet ont considéré que l’autoconservation ovocytaire de prévention n’apparaissait pas contraire aux principes de la bioéthique. Certains rappellent les risques liés à la méthode mais un consensus se dégage en faveur de l’autoconservation ovocytaire de prévention.

L’âge de la maternité ne cessant de reculer et les femmes qui consultent pour infertilité étant elles aussi de plus en plus âgées, l’autorisation de cette technique s’inscrirait dans un contexte social qui la rendrait pertinente. L’autoconservation ovocytaire de prévention peut être vue comme un moyen permettant de contribuer à émanciper plus avant les femmes des contraintes liées à l’avancée en âge, afin de leur permettre de choisir le meilleur moment pour procréer et de se libérer des conséquences de la dégradation de la fertilité féminine avec l’âge.

Notre position consiste donc à soutenir l’ouverture de l’autoconservation des ovocytes à toutes les femmes sans raison médicale, dans le cadre d’une prise en charge financière par l’assurance maladie. L’autoconservation des ovocytes devrait être faite dans ces conditions, indépendamment du don car il faut bien constater que, du fait de la large priorité accordée au don, les chances pour les donneuses de conserver des ovocytes pour elles-mêmes sont quasi nulles. Ensuite, il serait nécessaire de fixer un âge socialement raisonnable pour l’autoconservation des ovocytes ; un encadrement devrait être ainsi prévu pour la limite d’âge. Le recours au don d’ovocytes permet de s’affranchir de l’âge des ovocytes mais pas de l’âge de la femme. Je pense donc que le législateur devrait fixer un âge. La discussion est naturellement ouverte. Enfin, il me paraîtrait logique de maintenir une cohérence entre les dispositions relatives à l’autoconservation des ovocytes et celles qui permettent de procéder à une PMA. Autrement dit, l’âge qui serait retenu devrait être homogène pour les deux opérations.

J’en viens à mon troisième point : la GPA. Le Conseil d’État, dans son rapport, considère que « la demande sociale est plus pressante, elle s’inscrit dans un environnement juridique plus favorable aux unions de couples de même sexe, ce qui a pu renforcer les aspirations de couples d’hommes à fonder une famille autrement que par la voie de l’adoption internationale, au demeurant particulièrement étroite ». Le Conseil souligne par ailleurs que « le débat sur la réforme de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes et les femmes seules n’est pas sans résonance sur le débat sur la GPA dont il est souvent dit qu’elle en serait le pendant pour les hommes ».

Je n’entre pas dans ce raisonnement, vous allez le voir, mais le Conseil d’État nous donne là un fond de tableau qui mérite d’être médité. Je m’exprimerai essentiellement sur le plan juridique tout en rappelant d’emblée que je demeure hostile à la légalisation de la GPA en France.

J’entends vous entretenir de la « réalité » à partir du fameux article 47 du code civil. J’évoquerai ensuite les différentes voies de droit qui existent pour établir la filiation, voies dont on pourrait utiliser l’une ou l’autre dans l’état actuel de la loi et de la jurisprudence.

Qu’est-ce que la réalité de la filiation ? Les règles relatives à la transcription des actes d’état civil étrangers sont régies par l’article 47 du code civil : pour qu’un acte puisse être transcrit, il faut notamment que les faits déclarés correspondent à la réalité. Or ceux qui interprètent le code civil donnent différentes acceptions à ce terme. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et la Cour de cassation ont choisi comme interprétation la filiation biologique, tout simplement parce que la preuve à apporter est alors évidente. La réalité juridique, c’est-à-dire fondée sur le contenu de l’acte étranger et non sur la réalité biologique, est par ailleurs difficile à concilier avec le nécessaire maintien d’un ordre public qui interdit la GPA : cela impliquerait d’atténuer la portée du contrôle judiciaire des actes étrangers. Il existe aussi une réalité sociologique, fondée sur le lien entre l’enfant et un parent d’intention qui s’occupe de lui depuis sa naissance, mais cette notion est jusqu’ici peu opérante en droit et en pratique.

C’est la réalité biologique qui prévaut aujourd’hui, étant entendu qu’elle ne conduit qu’à la reconnaissance d’une filiation paternelle. Le principe mater semper certa est conditionne la filiation naturelle à l’accouchement, ce qui fait obstacle à la transcription de la filiation d’une mère d’intention n’ayant pas accouché. L’article 311-25 du code civil prévoit ainsi que « la filiation est établie, à l'égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l'acte de naissance de l'enfant ». C’est sur le fondement de ce principe traditionnel et de l’article 47 du code civil que la Cour de cassation a refusé, jusqu’à maintenant, de porter mention de la mère d’intention, qui n’a pas accouché, sur les actes de naissance transcrits dans les registres de l’état civil français. La Cour de cassation a fait prévaloir la réalité biologique dans ses arrêts les plus récents, notamment en 2017, comme l’avait également fait la Cour européenne des droits de l’homme dans des arrêts de 2014 : elle a seulement retenu la filiation biologique et ne s’est pas prononcée sur la filiation d’intention.

Je voudrais mentionner la position du professeur Anne-Marie Leroyer, qui est membre de notre conseil consultatif « Défense et promotion des droits de l'enfant » : elle considère que la position actuelle de la Cour de cassation « met en avant la primauté du biologique en droit de la filiation et crée une inégalité entre le père et la mère, en faisant peser la sanction du processus de GPA sur les femmes ». Le professeur Leroyer a réitéré cette analyse lors de la consultation des différents collèges du Défenseur des droits le 24 septembre dernier.

Par ailleurs, on peut considérer que la lecture actuelle de l’article 47 du code civil cesse d’être pertinente si la mère d’intention a fait don de ses ovocytes et que ceux-ci ont été utilisés pour la fécondation in vitro précédant la gestation pour autrui : la « mère porteuse » porte alors les ovocytes de la « mère d’intention ». Celle-ci, dans cette hypothèse, est la « mère génétique ». Au regard de la prééminence du biologique qui semble se dégager des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, le principe « mater semper certa est » pourrait-il, dans un tel cas, faire obstacle à la transcription intégrale d’un acte d’état civil étranger ? La réalité génétique ne coïnciderait pas, en effet, avec la réalité de l’accouchement, qui est la solution retenue dans le droit français.

Le troisième élément est la réalité juridique, à laquelle a fait référence un jugement du tribunal de grande instance (TGI) de Nantes dont on parle peu alors qu’il tend à contourner la stricte application du principe mater semper certa est en faisant prévaloir une interprétation audacieuse du code civil. Ce tribunal a considéré que le fait que soit mentionnée sur l’acte de naissance une mère qui n’a pas accouché « ne saurait justifier à lui seul le refus de reconnaissance de cette filiation maternelle qui est la seule juridiquement reconnue comme régulièrement établie dans le pays de naissance et qui correspond à la réalité juridique », au sens de l’article 47 du code civil. Le TGI de Nantes a fait prévaloir la réalité juridique, et non pas biologique, en considérant que l’intérêt supérieur de l’enfant « suppose également de pouvoir bénéficier de la protection et de l’éducation du couple parental, de la stabilité des liens familiaux et affectifs, ainsi que de la continuité de la communauté de vie effective et affective qu’il partage avec ses parents et, enfin, d’avoir un rattachement juridique tant à l’égard de son père que de sa mère, lui permettant son intégration complète dans sa famille et l’inscription sur le livret de famille de ses parents ». C’est un raisonnement auquel je serais prêt à souscrire entièrement, en tant que Défenseur des droits, mais vous savez que ce jugement a été infirmé par un arrêt de la Cour d’appel de Rennes, qui a fait application de la dernière jurisprudence de la Cour de cassation.

Il existe aussi une réalité sociologique, mais elle a pour l’instant des effets juridiques limités en droit français : sa reconnaissance est conditionnée à des procédures aléatoires et difficiles à mettre en œuvre. Dans une décision du 23 novembre dernier, j’ai fait valoir que la première chambre civile de la Cour de cassation a reconnu par un obiter dictum, dans une affaire de contestation de paternité ne concernant pas des enfants issus d’une GPA, qu’au-delà du délai de forclusion de cinq ans prévu par le code civil la prééminence de la vérité biologique ne pouvait être invoquée, ce qui fait alors prévaloir la réalité sociologique. Peut-on transposer cette idée ? Je pose en tout cas la question, depuis des années, d’une filiation complète pour les enfants nés d’une GPA, et on voit aujourd’hui que d’éminents juristes s’interrogent aussi. L’assemblée plénière de la Cour de cassation, allant à l’encontre de son avocat général, a ainsi adressé une demande d’avis consultatif à la CEDH le 5 octobre dernier – elle a fait application, pour la première fois, du protocole n° 16 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui autorise les cours suprêmes, c’est-à-dire, en France, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État, à poser une question préjudicielle à la Cour de Strasbourg, ce protocole étant entré en vigueur le 1er août dernier.

Dans sa saisine, la Cour de cassation a posé les questions suivantes. Tout d’abord, « en refusant de transcrire sur les registres de l’état civil l’acte de naissance d’un enfant né à l’étranger à l’issue d’une gestation pour autrui en ce qu’il désigne comme étant sa « mère légale » la « mère d’intention », alors que la transcription de l’acte a été admise en tant qu’il désigne le « père d’intention », père biologique de l’enfant, un État-partie excède-t-il la marge d’appréciation dont il dispose au regard de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? À cet égard, y a-t-il lieu de distinguer selon que l’enfant est conçu ou non avec les gamètes de la « mère d’intention » ? » C’est la question que j’ai posée tout à l’heure. Par ailleurs, « dans l’hypothèse d’une réponse positive à l’une des deux questions précédentes, la possibilité pour la mère d’intention d’adopter l’enfant de son conjoint, père biologique, ce qui constitue un mode d’établissement de la filiation à son égard, permet-elle de respecter les exigences de l’article 8 de la Convention ? ». En d’autres termes, la procédure actuelle est-elle suffisante ou non ? Le questionnement de la Cour de cassation ouvre des perspectives très importantes, et c’est dans ce cadre que les décisions politiques du Gouvernement et du Parlement doivent se situer. Il me paraît très important que votre mission d’information se penche sur ce sujet.

J’en arrive à la question des voies de droit pour l’établissement de la filiation dans le cas de la GPA. Il existe à l’heure actuelle quatre possibilités dont je présenterai les avantages et les inconvénients. Le législateur pourrait aménager l’une de ces voies de droit, à moins qu’il ne décide d’en créer une nouvelle qui serait spécifique à la GPA.

Une première solution consisterait à interpréter l’article 47 du code civil en reconnaissant, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, le statut juridique des parents d’intention tel qu’il est inscrit dans l’acte de naissance étranger. Cela correspond à la décision du TGI de Nantes que je viens de présenter. C’est une position qui ne me paraît pas dénuée de bon sens, je l’ai dit, mais elle est contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a été rappelée par la cour d’appel de Rennes lorsqu’elle a infirmé la décision du TGI de Nantes.

Autre solution, si la filiation n’est pas établie par l’acte de naissance, elle peut l’être par un acte de reconnaissance, conformément à l’article 316 du code civil, lorsque la présomption de paternité a été écartée ou bien lorsque la mère n’est pas mentionnée dans l’acte de naissance. La reconnaissance peut avoir lieu préalablement ou postérieurement à la naissance par le père, la mère ou par les deux. C’est un acte juridique de notoriété qui est unilatéral : il n’engage que son auteur. L’avantage est qu’il s’agit d’une simple démarche administrative. L’inconvénient est que la reconnaissance doit être exempte de tout vice – elle doit notamment être conforme à la réalité – sous peine de nullité. Cela implique de reconnaître comme licite un acte étranger où figurent deux parents qui sont distincts de la mère porteuse, et donc de faire prévaloir la réalité juridique par rapport à la réalité biologique : on se heurte alors au principe mater semper certa est. Je rappelle aussi, en ce qui concerne les couples homosexuels, qu’une double reconnaissance paternelle n’est pas possible actuellement.

La troisième solution est l’adoption plénière par le parent d’intention. Le lien de filiation est alors assuré à son égard, l’intérêt de l’enfant est garanti par une voie juridictionnelle, et l’on concilie les impératifs en présence, à savoir le respect de l’ordre public – l’interdit de la GPA en France – et la nécessité de conférer un statut à l’enfant. Par ailleurs, l’adoption plénière est irrévocable : elle fait disparaître toute autre filiation. Cette solution est naturellement séduisante, mais elle crée un décalage dans le temps très important en matière d’établissement de la filiation entre le parent biologique et celui d’intention, qui doit attendre la fin de la procédure d’adoption. Cela peut avoir des conséquences très négatives pour l’enfant en cas de décès d’un des parents ou de séparation. C’est ce qui a été reproché à la solution de l’adoption, qui est possible dans l’état actuel du droit – c’est la voie retenue jusqu’à présent. Autres difficultés, il y a une atteinte à la liberté individuelle car il faut être marié, l’autre parent peut refuser son consentement, et enfin les décisions de justice sont encore incertaines dans ce domaine : la Cour d’appel de Paris a récemment ordonné une adoption plénière par le conjoint du père d’un enfant – il s’agissait d’un couple de deux hommes – mais le TGI d’Évry a rendu une décision discordante le 4 septembre 2017. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le recours à la GPA à l’étranger ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption par l’époux du père de l’enfant né de cette procréation si les conditions légales de l’adoption sont réunies et que celle-ci est conforme à l’intérêt de l’enfant. Le Conseil d’État a récemment estimé que la solution actuelle, c’est-à-dire l’adoption, « semble respecter un équilibre entre l’intérêt de l’enfant et le souci du maintien de l’interdiction de la GPA » – sous réserve, toutefois, des inconvénients que sont l’incertitude et la durée de la procédure.

Une quatrième voie a été récemment évoquée, notamment lors de la consultation que j’ai organisée : la possession d’état. Elle permet d’établir l’existence d’un lien de filiation et de parenté entre un enfant et un parent qui se comportent comme tels dans la réalité, même en l’absence de lien biologique. Il s’agit d’une notion juridique très ancienne, qui remonte au droit romain. La possession d’état doit être constatée dans un acte de notoriété délivré par le juge. Elle doit être à la fois continue, paisible, publique et non équivoque. L’avantage de cette solution est qu’elle rejoint la réalité sociologique, qui constitue un facteur d’établissement de la filiation à l’égard d’un parent de fait. Elle a aussi pour intérêt de rétroagir au jour de la naissance de l’enfant, à l’inverse de l’adoption. Par ailleurs, il n’y a pas de condition liée au mariage. Le caractère non équivoque de la possession d’état tient à l’absence de doute sur le lien entre l’enfant et le parent de fait. Certains commentateurs estiment que ce critère pourrait faire l’objet d’une appréciation plus favorable par le juge.

Les inconvénients sont que la possession d’état ne doit pas être établie de manière frauduleuse et qu’elle doit être « paisible », comme le dit le code civil : l’octroi d’un certificat de nationalité française, d’une carte nationale d’identité et d’un numéro de sécurité sociale ne serait probablement pas considéré, à l’heure actuelle, comme suffisant face à l’interdiction de la GPA en droit français. Par ailleurs, la possession d’état doit s’appuyer sur des faits habituels et elle doit être continue. Le délai n’est pas fixé par la loi dans ce domaine, contrairement à celui de la nationalité, où il faut attendre cinq ans. L’absence de délai légal pour faire établir la filiation à l’égard du parent d’intention renvoie à une appréciation judiciaire, ce qui place l’enfant dans une situation d’insécurité juridique. Au Canada, la jurisprudence a retenu un délai compris entre seize mois et deux ans. En France, les actes de notoriété sont délivrés par les juges d’instance, et il risque d’y avoir autant de positions qu’il y a de juges. Il faut également souligner que la possession d’état a des effets juridiques révocables : on peut la contester dans un délai de dix ans. Enfin, je rappelle que la jurisprudence de la Cour de cassation exclut cette voie de droit, du fait de l’existence possible d’une fraude : dans les hypothèses dont nous parlons, la Cour considère que la possession d’état n’a pas de caractère paisible et qu’il existe un doute. J’évoque néanmoins cette piste, car des juristes sérieux l’ont envisagée.

Je terminerai mon intervention en traitant des questions relatives à la fin de vie, dans l’hypothèse où votre mission d’information et le projet de loi les aborderaient.

M. le président Xavier Breton. Permettez-moi de préciser que cela ne fait pas partie des travaux de notre mission d’information.

M. Jacques Toubon. Je n’en parlerai donc pas…

M. le président Xavier Breton. Merci pour votre exposé liminaire. La GPA et la question de l’établissement de la filiation méritent de tels approfondissements, même s’ils sont assez techniques. Ce sont des sujets sur lesquels nous devons travailler.

Vous avez évoqué un consensus sur l’ouverture de l’AMP en faisant état de différents avis, mais vous n’avez pas fait référence aux États généraux de la bioéthique, qui se sont plutôt traduits par une opposition à une telle évolution. Ceux qui sont contre cette ouverture se sont mobilisés, mais il ne tenait qu’à ses partisans de se manifester aussi… Les travaux des États généraux ne font-ils pas partie des opinions à prendre en compte sur ce sujet ?

S’il y a une ouverture de l’AMP, on va supprimer le critère de l’infertilité pathologique pour les couples de femmes et les femmes seules. Est-ce à dire qu’il faudrait aussi lever cette condition, au nom de l’égalité, pour les couples de sexe différent ? Le président du CCNE nous a dit qu’il n’était pas de cet avis. On peut être favorable à une évolution, pour des raisons d’égalité, mais cela aurait un certain nombre d’impacts qui n’ont pas été complètement évalués.

M. Jacques Toubon. Les États généraux ont permis d’exprimer des opinions ; c’était leur but et il faut en tenir compte. Le CCNE a récemment publié un rapport, qu’il a transmis au Gouvernement. Pour ma part, je retiens ce que je vois et ce que je sens : vous savez que le Défenseur des droits est une sorte de sismographe de la société. C’est en ce sens que j’ai déclaré que, par rapport à la situation qui prévalait il y a dix ans, nous allons vers une forme de consensus. J’ajoute que les opinions contraires à l’ouverture de l’AMP comptent autant que celles qui lui sont favorables, cela va de soi.

Nous n’avons pas mesuré toutes les conséquences potentielles, c’est vrai, mais je ne pense pas que l’on puisse maintenir la condition d’infertilité pour les couples hétérosexuels si on la supprime pour les autres. Sur ce point, je crois donc qu’il faudrait revenir sur la loi de 2004.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. La plupart des pays européens qui ont ouvert le mariage aux couples homosexuels ont simultanément, voire préalablement, permis aux couples de femmes et aux femmes seules d’avoir recours à la PMA. Comme vous l’avez dit, il y a une certaine logique. Je m’interroge surtout sur les droits des enfants nés d’une PMA en France ou à l’étranger ou d’une GPA à l’étranger, en particulier sous l’angle de la transcription des actes de naissance. Tout le monde a le sentiment qu’il reste beaucoup à faire pour donner des droits égaux aux enfants : il ne paraît pas raisonnable que certains d’entre eux aient des droits restreints, notamment en termes de filiation, de nationalité et de succession, en raison des conditions spécifiquesde leur procréation. Il semble quelque peu déraisonnable de faire peser sur l’enfant une forme de pénalité. Vous avez souligné qu’on en fait peser une sur la femme dans le cas des GPA réalisées à l’étranger, mais c’est également vrai pour l’enfant, ce qui n’est pas moins choquant.

En ce qui concerne la filiation, vous avez évoqué non seulement la possibilité d’une déclaration commune anticipée, selon des modalités qui ont été décrites par Mme Irène Théry et qui supposeraient une modification du code civil, mais aussi l’hypothèse d’une filiation automatique, avec présomption de maternité. Vers quelle solution votre préférence va-t-elle ? Sur le plan pratique, quelles modifications faudrait-il apporter aux textes en vigueur ? J’ajoute que la filiation d’intention devrait prévaloir sur la filiation biologique, même si ce n’est pas facile à transcrire en droit : on admet de plus en plus volontiers que la mère et le père sont ceux qui prodiguent éducation et amour, qui démontrent leur intérêt pour l’enfant, et non pas ceux qui ont donné tel ou tel gamète. Au demeurant, il n’est plus question de « mère porteuse » dans la plupart des pays, mais de « femme porteuse », ce qui est assez significatif.

Ma deuxième question porte sur l’accès aux origines. Je serai très rapide concernant cet accès à des informations non identifiantes, ainsi qu’à un éventuel accès au donneur, si ce dernier est d’accord au moment du don.

Qu’en sera-t-il de façon rétrospective, pour tous les donneurs ayant déjà donné, même si le produit est utilisé après la modification de la législation ? Préconisez-vous de leur demander s’ils souhaitent donner des indications pour répondre aux éventuelles demandes des enfants ? Bien entendu, cela ne pourrait se faire qu’avec leur accord, puisque leur don s’est fait sous le régime de la législation actuelle. Mais c’est un point important, et nous avons été surpris, en auditionnant les CECOS, d’apprendre que certains donneurs étaient perdus de vue. Cela nous paraît un peu étrange, et il faudrait prévoir des mesures pour l’empêcher car lorsqu’il y a des problèmes génétiques graves à révélation tardive, survenant à trente, trente-cinq ou quarante ans, et pouvant être mortels en milieu de vie, il est dommage que l’enfant ne puisse pas bénéficier des informations qui lui permettraient de recevoir les traitements à même de retarder la révélation d’une maladie génétique.

Enfin, quelles questions sont posées pour l’accouchement sous X ? Pensez-vous qu’il faille le conserver en l’état, ou le modifier, comme le demandent certaines associations ?

M. Jacques Toubon. Je n’ai pas de position sur l’accouchement sous X, je n’en prendrai pas devant vous. Mais la question se pose légitimement dès lors que l’on admet l’accès à des renseignements pour la PMA.

Quant à la situation des donneurs sous l’ancien régime juridique, la position idéale, et juridiquement impeccable, consisterait à recueillir leur consentement à titre rétrospectif. Mais comme vous venez de le souligner, cela peut être extrêmement difficile en pratique. D’une part ce serait une opération gigantesque, des dizaines de milliers de fichiers et de personnes devraient être retrouvés. Et j’ai lu qu’il y avait des insuffisances, des pertes. Ma position est claire : on ne peut pas appliquer la nouvelle loi aux donneurs passés sans recueillir leur consentement.

Sur le premier point, une analogie, qui ne doit pas être prise au pied de la lettre, résume bien le fond de ma pensée. Il faut faire pour ces enfants ce qui a été fait dans les années 1960 pour les enfants naturels. Il n’y a pas plusieurs catégories d’enfants en fonction de la méthode ou de la voie qui a permis leur naissance, quelles que soient les personnes qui ont pris part à ce processus de reproduction.

Dès lors, la solution belge de la présomption est la plus élégante, la plus cursive, mais au vu de nos principes juridiques, c’est celle qui nous fait faire le saut le plus considérable. Le Défenseur des droits, qui se contente d’appliquer le droit positif, met en avant le fait que pour le législateur, la solution consistant à aligner complètement le statut des enfants et de retenir la présomption serait la plus efficace, mais est-ce que le législateur français veut à ce point modifier les principes de la filiation ? Je ne peux me prononcer sur ce point, comme je vous le disais, le spectre juridique sur ces questions est aujourd’hui très ouvert. Et les responsables politiques doivent se prononcer en conscience, on a toujours considéré que les questions de bioéthique étaient des questions de conscience. Cela a été ainsi dans la plupart des groupes politiques, et je pense que c’est toujours le cas. Aujourd’hui, le droit apporte des solutions, entre lesquelles chacun choisit. Le Défenseur des droits n’est pas un porteur de morale, c’est un porteur de droit.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Monsieur le Défenseur des droits, je souhaite avoir votre avis concernant les enfants nés de dons anonymes qui souhaitent accéder à leurs origines. De l’avis de certains d’entre eux, l’accès aux origines ne devrait pas s’arrêter aux seules fiches identifiantes ou médicales, mais plus qu’un simple dossier qui leur serait transmis, ces enfants revendiquent un droit à rencontrer physiquement le donneur pour pouvoir échanger avec lui.

Pour eux, cet homme, sans être leur père, n’a pas seulement un rôle dans leur conception, mais également dans la construction mentale de ce qu’ils sont. Par ailleurs, la multiplication des tests ADN accessibles au grand public permet déjà à certains enfants de faire connaissance avec leur donneur, sans que cette entrevue ne soit encadrée, et entraîne parfois des situations douloureuses qui peuvent être amenées à se reproduire à grande échelle, avec un impact parfois redoutable sur la famille même du donneur. Comment pourrions-nous encadrer ces entretiens ? Et que faire pour les dons qui ont été faits avant une éventuelle réforme de la loi ? Comment pourrait-on organiser ce genre de rencontres ? Est-il envisageable que la connaissance des origines intervienne plus tôt, vers quinze ans par exemple, au lieu des dix-huit ans que vous préconisiez tout à l’heure ?

Mme Agnès Thill. Monsieur le Défenseur des droits, vous avez parlé d’indifférence en droit et de l’avis du Conseil d’État du 3 octobre. L’ouverture de la PMA exige une solution politique, et non pas juridique, car le juridique permet les deux solutions. Rien à voir avec un éventuel étendard d’égalité des droits.

Vous avez dit que six Français sur dix étaient favorables à la PMA, mais quelle était la question ? Car nous savons que la question induit la réponse si vous demandez : « êtes-vous pour l’égalité des droits », la réponse sera « oui ». Si vous demandez : « êtes-vous pour les enfants sans père ? », la réponse induite risque d’être « non ».

Si je comprends bien, nous sommes en train de réfléchir s’il faut ouvrir la porte à la conception d’êtres humains sans échange, lien, union, rencontre, uniquement grâce à la science et à la technique. Est-ce une société désirable et souhaitable ?

M. Jean-François Mbaye. Ma première question porte sur l’usage des données personnelles. Vous n’en avez pas fait état, mais peut-être y avez-vous réfléchi ? À l’heure du tout numérique, à l’heure où des algorithmes de plus en plus élaborés viennent régir de nombreux pans de notre société, l’utilisation de ces données récoltées massivement devient incontournable. Les algorithmes seuls ne suffisent pas, il convient de les nourrir avec un certain nombre de données. Ces données peuvent avoir un caractère personnel, voire confidentiel.

Quel est votre avis sur l’emploi de plus en plus répandu du big data, et les tentations que certaines compagnies d’assurances pourraient avoir d’utiliser ces informations pour optimiser leur activité ?

Ma deuxième question porte sur l’autoconservation des ovocytes. Vous soutenez cette proposition, et vous avez insisté sur la suppression de l’obligation de don inscrite dans la loi de 2011, et la nécessité de fixer un âge raisonnable, en cohérence avec la PMA. Aujourd’hui, la réglementation évoque uniquement un âge raisonnable pour procréer. Quel est votre avis sur ce seuil ?

Vous insistez sur la nécessité d’abroger la loi de 2011 qui impose le don qu’en est-il de la loi de 2004 ? Devons-nous maintenir l’autorisation de conservation ovocytaire en lien avec des pathologies ?

M. Jacques Toubon. La demande des personnes nées de PMA est tout à fait digne d’intérêt et légitime. Effectivement, la situation que vous avez décrite se retrouve souvent. La réponse à cette demande qui consiste à connaître la personne du donneur, ne peut se trouver que dans l’organisation du consentement à l’origine. La proposition que j’ai faite est une sorte de compromis, et ne va pas jusqu’à la connaissance de l’identité des personnes. Mais si le législateur allait jusque-là, plus encore que pour l’accès à des éléments non-identifiants, il faudrait que le consentement du donneur soit recueilli dès le départ, et de manière très explicite et très informée. Si, évidemment, la personne née de PMA est concernée, celui qui a permis de donner la vie l’est tout autant.

Quant à la proposition de fixer l’âge à seize ans au lieu de dix-huit, la question peut être discutée, je n’ai pas de position préétablie.

Madame Thill, les questions que vous avez posées sur la procréation artificielle ne sont pas liées au débat actuel. Depuis 1989 et le premier rapport du Conseil d’État sur ces sujets, ces questions sont posées. La loi de 1994 a tranché dans un certain sens, les révisions des lois de bioéthique depuis vingt-cinq ans ont confirmé ces choix sans remettre en cause l’utilisation de ces techniques. La question est de savoir quelles personnes peuvent utiliser ces techniques, et s’il faut les réserver à certaines personnes.

La position que j’ai eue l’occasion d’adopter, est que la loi française autorise l’adoption par les couples homosexuels et les personnes célibataires. Un couple de femmes, comme une femme célibataire, peut donc avoir un projet parental. Ces femmes peuvent ainsi adopter un enfant dès sa naissance, alors même qu’on leur refuse l’accès à la PMA. Il ne s’agit pas d’une égalité en droit, mais de l’égalité face à la possibilité de mener, dans la société, des projets parentaux, ainsi que dans la liberté de procréer comme élément de l’autonomie personnelle, étant entendu que la question que vous avez posée sur l’égalité pouvait aussi se poser lors du débat sur le mariage. La position du Défenseur des droits n’est pas de considérer qu’il existe des différences qui n’autorisent pas l’égalité.

Monsieur Mbaye, je ne me suis pas prononcé sur les données, mais j’ai abordé cette question dans l’avis que j’ai rendu au CCNE. Nous avons beaucoup d’inquiétudes concernant les dérapages dans le domaine des données personnelles, particulièrement dans la santé. Nous sommes très préoccupés par ces questions, et je serai sûrement amené à rendre un rapport au mois de décembre sur les excès de la numérisation et de la dématérialisation. Il portera plutôt sur les difficultés des usagers dans leurs relations avec les services publics, mais j’aurai aussi l’occasion d’aborder ces questions. Nous devons utiliser les ressources juridiques actuelles, d’une part le règlement général sur la protection des données, mais aussi la loi française, qui est plus restrictive en l’état actuel des choses, et elle doit le rester.

Bien entendu, il existe par ailleurs des pressions des professionnels sur ces sujets, y compris des services hospitaliers, qui considèrent ces nouvelles technologies comme des instruments de progrès. Mais nous devons faire extrêmement attention. La loi française, avec le rôle qu’elle attribue à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), est une formule assez satisfaisante pour l’instant. Peut-être faudra-t-il la renforcer ? Le projet de loi risque en tout cas d’évoquer ces questions.

Sur l’âge, je vous ai dit ce qu’il en était ma position est conforme à ce qui a été décidé jusqu’à présent. La réflexion doit être menée, je ne sais pas ce que le législateur retiendra, je n’ai pas de position préétablie.

S’agissant du don d’ovocytes, la loi de 2004 et les textes successifs ne doivent pas maintenir le principe du don, cette espèce d’échange qui n’est que de la fausse générosité, ni la condition médicale d’infertilité. J’ai beaucoup participé à ces débats au début des années 1990. J’étais porte-parole de mon groupe pour la discussion du premier projet de loi, qui s’est arrêté en première lecture, en 1992. Si aujourd’hui, nous nous en tenions à la condition médicale, nous ferions le débat tel qu’il a été fait au début des années quatre-vingt-dix. Sur ce sujet nouveau, je pense que nous devons adopter des dispositions qui ne prévoient pas de condition médicale.

J’ai eu l’occasion de prendre une décision ponctuelle, il y a trois ans, sur la demande d’une personne trans-identitaire qui avait demandé la conservation de son sperme pour pouvoir mener des projets ultérieurement. Après avoir pris beaucoup d’avis, notamment de l’académie de médecine, j’avais répondu que rien ne paraissait s’opposer à ce que le CECOS accepte la demande de cette personne. Je pense qu’il faut considérer la conservation des ovocytes dans le même esprit.

M. le président Xavier Breton. Monsieur le Défenseur des droits, nous vous remercions.

 


– 1 –

Mme Clotilde Brunetti-Pons, maître de conférences HDR à l’Université de Reims Champagne-Ardennes, responsable du centre sur le couple et l’enfant (CEJESCO)

Mardi 9 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous accueillons maintenant Mme Clotilde Brunetti-Pons, maître de conférences habilitée à diriger des recherches (HDR) à l’Université de Reims Champagne-Ardennes, responsable du centre sur le couple et l’enfant (CEJESCO). Madame, nous vous remercions d’avoir accepté d’intervenir devant nous aujourd’hui. Parmi vos nombreux travaux, vous avez notamment dirigé, entre 2015 et 2017, une recherche sur le droit à l’enfant et à la filiation en France et dans le monde. Un ouvrage est paru à cette occasion, qui étudie ce que le développement de la gestation pour autrui et de l’assistance médicale à la procréation implique sous l’angle du droit à l’enfant et à la filiation.

Les sujets de l’assistance médicale à procréation, de la gestation pour autrui et de la filiation sont régulièrement soulevés au cours de nos auditions, aussi nous souhaiterions connaître votre approche de ce sujet.

Mme Clotilde Brunetti-Pons, maitre de conférences habilitée à diriger des recherches (HDR) à l’Université de Reims Champagne-Ardennes. La mission « Droit et Justice », organisme indépendant rattaché au ministère de la justice, a retenu le projet que mon équipe a présenté à la suite d’un appel d’offres de la mission qui a été formalisé en 2014. La mission a financé, validé et publié les résultats de cette recherche sur son site en mai 2017. Le rapport final a également été publié chez Lexis-Nexis en mars 2018.

Ce rapport rend compte d’une recherche réalisée sur plus de deux ans par vingt-six chercheurs – vingt-trois rédacteurs et trois chercheurs associés à l’étranger – pour évaluer les manifestations et les conséquences des récentes pratiques de droit à l’enfant.

Dans le cadre de cette recherche, l’expression « droit à l’enfant » renvoie à une demande se situant en dehors du cadre légal français de la biomédecine. Le domaine de l’étude recouvre ainsi trois hypothèses : tout d’abord, celle d’une assistance médicale à la procréation (AMP) à but non thérapeutique, interdite sur le territoire français ; en second lieu, l’hypothèse d’une convention de gestation pour le compte d’autrui (GPA), interdite sur le territoire français ; et enfin le cas d’une adoption prononcée à la suite de la réalisation à l’étranger d’une de ces deux pratiques interdites en droit français.

Avant d’approfondir la question, il est nécessaire de rappeler une définition. Le droit de la filiation établit le lien juridique entre l’enfant et ceux dont il est issu, ascendance maternelle et ascendance paternelle. Deux remarques en découlent. Tout d’abord, le droit de la filiation repose sur la sexuation – maternité, paternité – et non pas sur des choix de vie qui peuvent relever du droit des couples, autre branche du droit de la famille. En second lieu, il est impossible en toute rigueur juridique de parler des parents de l’enfant avant l’établissement de la filiation. La qualité de père ou de mère découle de l’établissement de la filiation.

Dans ce contexte, de quoi est-il question ? Commençons par souligner qu’il ne s’agit pas ici de parler de moi, de vous, d’une personne ou de couples en particulier, ni a fortiori de mode de vie. Il est question du droit de la filiation, autrement dit des règles qui fondent la filiation de chaque enfant, donc l’identité de ce dernier. Tout le monde est concerné.

Pour que l’AMP soit compatible avec les règles de droit qui structurent la société pour tous, il faut lui fixer des limites. Le droit joue ce rôle. À défaut, l’enfant serait abandonné à la toute-puissance des adultes par contrat, tractations, échanges et arrangements de toutes sortes. Cela pourrait-il constituer un progrès ? Non.

Il est en conséquence indispensable de poser des limites à l’AMP. Or le but thérapeutique est en ce domaine la seule limite objectivement opérante et fiable.

Notre droit de la filiation ayant pour rôle d’établir l’ascendance maternelle et paternelle d’un enfant, évoquer la question de l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules revient à poser, juridiquement, la question de savoir si la suppression de la filiation paternelle, consécutive à l’AMP avec donneur, avec création d’une deuxième filiation maternelle dans le premier cas, est compatible avec notre ordre juridique ; ou bien si une telle réforme remet en cause le droit de la filiation en général.

Deux grandes catégories de solutions sont avancées. Première hypothèse : en marge de notre système de droit, on pourrait créer une sous-catégorie de filiation pour autoriser l’AMP sans père. Les principes et règles du droit de la filiation seraient alors écartés et l’enfant privé du droit d’exercer une action en recherche de paternité. La création d’une telle sous-catégorie permettrait de ne pas abroger directement nos principes et règles du droit de la filiation, mais instituerait des inégalités entre enfants.

Une deuxième hypothèse consisterait à abroger nos principes et règles du droit de la filiation et à y substituer une filiation créée par la volonté, sans lien avec la filiation telle qu’elle existe aujourd’hui. Mais dans ce cas, la filiation de tous les enfants serait immédiatement fragilisée car dépendante de la volonté, fluctuante par nature. En outre, des conflits de filiation inextricables en résulteraient. Toutes les règles actuelles seraient remises en cause. Une situation d’insécurité pour l’enfant serait instituée par la loi. Une telle réforme supposerait de ne pas tenir compte des conséquences, pourtant clairement identifiées, d’une transformation aussi radicale de la filiation.

La première hypothèse envisagée conduirait d’ailleurs également à ce résultat, les principes directeurs qui protègent tous les enfants étant, de fait, progressivement abrogés. Mener à terme une telle réforme conduirait à déconstruire des principes intemporels et essentiels selon la Cour de cassation : le principe selon lequel la filiation se situe en dehors du domaine des contrats et donc selon lequel la volonté n’a pas de prise sur la filiation ; le principe selon lequel un enfant ne peut se voir attribuer deux filiations maternelles ou deux filiations paternelles ; le principe selon lequel l’enfant a le droit de rechercher sa filiation maternelle ou sa filiation paternelle, etc.

Sur quel fondement le législateur pourrait-il envisager de toucher à ces principes essentiels du droit privé ? Une éthique de conviction prend ici le pas sur l’éthique de responsabilité qui domine chez les juristes. Cela explique que les partisans de telles déconstructions soient rarement des juristes, car ces derniers sont habituellement soucieux de prendre en compte les conséquences des réformes envisagées.

Réfléchir sérieusement à la question posée suppose de bien différencier la situation de fait – individuelle – de la question de droit : dans certaines situations de fait, un enfant se trouve privé de père ou de mère. Ces situations sont peu nombreuses, mais elles existent. Est-il possible d’y apporter des réponses juridiques ? Tel est bien le cas ; le rapport y a travaillé. Face à de telles situations de fait, il est important que le professionnel, au cas par cas, soit animé par la bienveillance et trouve des solutions concrètes adaptées.

Envisager la suppression de la filiation paternelle consécutive à l’AMP avec donneur, c’est tout autre chose : cela consiste à toucher aux modèles législatifs et immanquablement à la filiation puisqu’il s’agit de supprimer une filiation paternelle et d’autoriser la création d’une deuxième filiation maternelle.

Notre droit de la filiation s’y oppose. Faut-il, comme y invite la réforme envisagée, supprimer notre droit de la filiation ou créer une sous-catégorie de filiation à laquelle ne seraient pas appliqués nos principes essentiels ? Là est la question qui vous est soumise, mesdames et messieurs les députés, lorsque la suppression du but thérapeutique de l’AMP est abordée juridiquement.

Dès lors que l’on touche aux modèles législatifs, la responsabilité du législateur, celle de l’État, peuvent être engagées. L’enfant pourrait reprocher à l’État de l’avoir privé de père. Il pourrait bien sûr agir d’abord contre celles qui ont intentionnellement effacé toute possibilité d’établir une paternité, puis mettre en œuvre la responsabilité des médecins et de l’État.

Quels sont les enjeux ? Quelques pays, peu nombreux – ce sont toujours les mêmes qui sont cités –, ont choisi par un vote de satisfaire des revendications individuelles d’AMP sans père. Ces pays ont choisi de créer une sous-catégorie de filiation. La recherche sur le droit à l’enfant et la filiation en France et dans le monde met en évidence les incohérences qui en résultent au sein des ordres nationaux concernés. Notre équipe de chercheurs a notamment observé des manipulations de femmes ou de couples en grande détresse, des incohérences textuelles fragilisant le statut de l’enfant, des abandons d’enfants physiquement trop différents de ce qui était attendu au vu des catalogues, des actions en justice de plus en plus nombreuses, des risques d’enlèvements, d’échanges et de ventes d’enfants – nous avons été confrontés à deux ventes. En corrélation avec la substitution du but lucratif à la finalité médicale, nous avons également noté le développement d’un marché qui profite à des sociétés à but lucratif affiché, organisées en réseaux, avec leurs médecins, leurs psychologues, des cliniques privées et leurs intermédiaires. Les conflits d’intérêts émergent également lorsque l’avis des professionnels engagés dans ces pratiques ou en lien avec ces réseaux est pris en compte dans les débats. Enfin, on constate une augmentation des difficultés pour l’AMP en général, donc aussi pour des couples confrontés à une stérilité médicalement constatée ou à une maladie grave, la fragilisation de l’identité des personnes, celle de la paternité, de la maternité et du principe de binarité des sexes.

À l’échelle internationale et en corrélation avec ces pratiques, la marchandisation d’éléments ou de produits du corps humain, puis in fine de l’humain, se développe, de même que les pratiques eugéniques.

Quels remèdes proposer ? Des solutions précises sont développées par notre équipe. Elles ont été exposées le 18 mai 2018 au Conseil supérieur du notariat et seront publiées en novembre aux éditions Mare et Martin. Tout d’abord, à l’international, nous pourrions favoriser la conclusion de conventions bilatérales ou internationales prévoyant qu’un pays qui accepte des pratiques libérales de « droit à l’enfant » ne peut pas les autoriser au profit de ressortissants français ou de ressortissants dont le pays interdit ces pratiques.

Nous pourrions mieux informer sur ces questions en rappelant le contenu de notre droit et les sanctions pénales, de façon à prévenir les fraudes. Ensuite, dans les situations de fait constituées à l’étranger, nous pourrions organiser un suivi de l’enfant sur le territoire français comme lors d’une adoption internationale.

Nous proposons également de renforcer les principes directeurs protecteurs de la filiation, de proclamer en droit français les principes de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, mais aussi de protéger le maternage et le paternage par des mesures d’information, de prévention et d’accompagnement des familles.

Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Xavier Breton. Madame, je vous remercie pour votre exposé. Je n’aurai qu’une question. Avez-vous étudié l’impact juridique d’une levée du critère d’infertilité pathologique, actuellement opposé aux couples homme-femme pour l’accès à l’AMP ? Le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), que nous avons interrogé, n’est pas favorable à la suppression de ce critère. À l’inverse, le Défenseur des droits, qui était à votre place il y a quelques instants, y est favorable. Les positions ne sont donc pas stabilisées. Nous nous interrogeons sur les limites qui pourraient être imposées à une assistance médicale à la procréation ouverte à tous les couples.

Mme Clotilde Brunetti-Pons. L’impact de la suppression de ce critère serait important. Actuellement, l’assistance médicale à la procréation pour les couples homme-femme atteints d’une stérilité pathologique ou d’une maladie grave renvoie au droit de la filiation. Notre système de filiation fait de la femme qui va accoucher la mère de l’enfant à naître et de l’homme qui a accepté la procréation médicalement assistée de sa compagne le père. Sur ce point, le droit de la bioéthique renvoie expressément au droit de la filiation.

Si l’on supprimait le but thérapeutique, il faudrait supprimer ce renvoi, notre droit de la filiation étant totalement incompatible avec une AMP à destination des couples de femmes ou pour les femmes seules. Le lien entre l’AMP et le droit de la filiation serait alors supprimé. L’étude d’environ trente-cinq pages que j’ai rédigée et qui vous a été transmise envisage toutes ces options. L’expliquer en quelques instants est vraiment délicat, car chaque option emporte des conséquences différentes. Dans mon propos liminaire, j’ai essayé d’exposer les conséquences valables quelle que soit l’option choisie. Si le législateur choisit de supprimer la filiation paternelle post-AMP, il sera obligé d’écarter tous les principes directeurs précédemment énumérés.

M. le président Xavier Breton. Mais la suppression du but thérapeutique ne revient-elle pas également à ouvrir aux couples homme-femme l’assistance médicale à procréation pour convenance ?

Mme Clotilde Brunetti-Pons. Je me suis focalisée sur l’aspect juridique mais vous avez raison : en pratique, la suppression du but thérapeutique ouvrirait également la possibilité aux couples homme-femme de bénéficier d’AMP de convenance.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie pour ces explications très précises et la description de ce que vous appelez le « droit à l’enfant ». Je respecte parfaitement votre choix de ne pas souhaiter l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, comme je respecte votre précédent choix de vous opposer au mariage homosexuel. Cependant, l’évolution a eu lieu…

Quand vous utilisez l’expression « droit à l’enfant », qualifiez-vous ce que certains solliciteraient, ou est-ce votre jugement ? Aucun des groupes que nous avons auditionnés ne revendique un droit à l’enfant. Je connais seulement des personnes qui désirent avoir des enfants et s’engagent à leur apporter amour, éducation et tout le nécessaire. Est-ce le regard porté sur ceux qui désirent des enfants par ceux qui veulent les priver de cette éventuelle satisfaction ?

Au-delà de la sémantique, un autre sujet m’importe bien plus. Nous venons d’ailleurs d’en discuter avec le Défenseur des droits. Tous les enfants doivent bénéficier de la totalité de leurs droits et nous n’avons pas à faire peser sur eux une quelconque différence selon leur mode de procréation. Or nous devons constater qu’actuellement, les enfants nés de PMA sauvages – effectuées en France dans des conditions sanitaires et juridiques qui laissent à désirer entre un donneur de gamètes et une femme seule ou en couple –, mais aussi les enfants nés de PMA ou de GPA à l’étranger, sont relativement nombreux et n’ont pas tous les mêmes droits que les enfants nés de façon traditionnelle.

Il nous paraît difficile de l’accepter, quel que soit le jugement que l’on porte sur les choix parentaux. Selon vous, comment ces enfants pourraient-ils bénéficier de droits équivalents aux autres ?

Tous ici, nous sommes d’accord pour bannir l’éthique de conviction, surtout quand elle s’écarte de l’éthique de raison. Actuellement, les couples de femmes homosexuelles ou les femmes seules peuvent adopter et ont la possibilité de recourir aux différentes PMA que je viens de décrire. Notre éthique de raison n’est donc pas de conviction, mais liée à un fait qui doit nous conduire à adapter notre droit, même sans extension de la législation.

Enfin, vous évoquez le risque de poursuite contre l’État, au motif qu’il priverait ces enfants de pères. Le risque est plus théorique que pratique : l’État n’a pas été poursuivi quand il a privé quelques millions d’enfants français de père, dans des conditions beaucoup plus discutables, du fait des deux guerres mondiales.

Mme Clotilde Brunetti-Pons. Je n’ai pas choisi personnellement le terme « droit à l’enfant ». C’est la mission « Droit et Justice » qui a formulé le sujet et utilisé cette expression, sans doute en partenariat avec la direction des affaires civiles et du Sceau. On m’a demandé d’envisager les conséquences de l’évolution vers un « droit à l’enfant ». Il n’y a là aucun choix personnel.

Vous avez également évoqué ma position concernant le mariage homosexuel. J’avais expliqué les différentes conséquences de la suppression de la différence de sexe dans le mariage, notamment devant des sénateurs. Là encore, il ne s’agissait pas d’ennuyer mes interlocuteurs, mais simplement d’expliquer les conséquences juridiques d’une telle réforme.

Je me souviens que les sénateurs avaient eu l’air très étonnés, comme vous aujourd’hui. Or, ces conséquences sont désormais toutes avérées, et même des journalistes l’ont relevé : le lien entre le mariage et la filiation ne pouvait pas être occulté des débats sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, dit « mariage pour tous ». Finalement, ce lien n’a pas été clairement mis en évidence. C’est la technicienne qui vous parle.

Vous m’avez posé une question plus grave, qui souligne que je n’ai pas suffisamment expliqué la différence entre situations de fait et de droit. En France, comme dans le monde, il existe des situations de fait très différentes : un enfant peut ainsi être totalement privé de son père et de sa mère à la suite d’un accident de voiture ; il peut n’avoir qu’une filiation maternelle ou être né sous X. Mais l’égalité en droit est affirmée à l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : tous les enfants naissent donc libres et égaux en droit. Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que même les enfants qui naissent dans des circonstances très difficiles ont les mêmes droits.

Or la réforme envisagée priverait certains enfants de la possibilité d’exercer une action en recherche de paternité. Alors qu’ils ont à l’origine tous les mêmes droits, on leur enlève une partie de ces droits. Il ne s’agit plus ici de comparer des situations de fait, mais d’une question de droit !

S’agissant de la protection des enfants, il y a bientôt trente ans, j’ai commencé à travailler dans les services de la protection de l’enfance, à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse. J’ai vu passer toutes sortes de situations de fait et j’ai tenté de toutes les accompagner, au mieux, avec un maximum de bienveillance. On trouve toujours des solutions concrètes. L’enjeu actuel est totalement différent, d’autant qu’il est juridique : doit-on créer un modèle de filiation sans père ? Avec une deuxième mère ? Ce n’est pas anodin puisque mater semper certa est – l’identité de la mère est toujours certaine. Normalement l’enfant sait qui est sa mère.

Laissons les questions de fait aux professionnels de l’enfance. Tous, y compris ceux qui se situaient à gauche, s’étaient prononcés contre la loi sur le mariage pour tous pour cette raison. Que s’est-il passé en 2013 ? Contre quoi les professionnels de la protection de l’enfance comme moi nous mobilisons-nous ? Il y a désormais deux types d’adoption. Pour permettre à deux personnes du même sexe d’adopter, une partie du droit de l’adoption a été séparée de la filiation, afin de ne pas supprimer « père » et « mère » de tous les codes et, en conséquence, tous les principes du droit de la filiation. Une telle solution avait été initialement envisagée, mais n’a pas abouti du fait de la mobilisation. Quelle solution a-t-on trouvé ? Elle est prévue par l’article 6-1 du code civil. Vous pouvez le relire, c’est terrible… Les enfants adoptés par deux personnes du même sexe ne relèvent pas du droit de la filiation. Peut-on d’ailleurs parler de droit de la filiation pour ces enfants ? Cela engendrera probablement dans quelques années différents types de conflits, par exemple avec des enfants d’un premier lit, pour savoir qui a droit à quoi dans un héritage.

Pour la première fois depuis que le doyen Carbonnier avait posé le principe d’égalité des enfants en 1972, on a réintroduit en 2013 des inégalités profondes de droits entre enfants. Par ailleurs, cela a eu d’autres conséquences sur le droit de l’adoption : certains pays avec lesquels nous avions de très bonnes relations en matière d’adoption ont revu à la baisse leurs accords avec la France ; les conseils de famille des pupilles de l’État nous demandent de plus en plus de consultations juridiques car ils sont confrontés à de nouvelles questions, ne savent que faire, paniquent, se demandent s’ils peuvent confier un bébé à deux hommes qui n’ont pas toujours d’expérience avec des bébés.

Mesdames et messieurs les députés, il est très important de bien faire la différence entre les situations de fait – personne n’a de baguette magique pour faire en sorte que tous les enfants aient les mêmes familles et la même vie, même en travaillant à la protection de l’enfance – et les situations de droit. On peut faire en sorte que tous les enfants soient égaux en droit et que l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 soit respecté. On peut faire en sorte de ne pas retirer à un enfant le droit de faire établir sa filiation paternelle.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Madame, dans les documents que vous nous avez fait parvenir et que j’ai étudiés, vous indiquez entre autres : « notre droit de la filiation ayant pour rôle d’établir l’ascendance maternelle et paternelle d’un enfant… ». Vous partez donc du principe que la filiation n’établit que l’ascendance maternelle et paternelle d’un enfant. Cette définition de la filiation n’est pas correcte car cette dernière désigne le rapport de famille qui lie un individu à une ou plusieurs personnes dont il est issu. L’ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation établit que, dorénavant, en présence d’une possession d’état conforme au titre, seule la mère, le père prétendu, l’enfant ou, selon le cas, le mari ou l’auteur de la reconnaissance, peuvent agir. Depuis 2013, d’ailleurs, si la mère sociale qui a épousé celle qui a porté l’enfant adopte ce dernier, à l’issue d’un long processus d’adoption qui met en danger la mère sociale, les deux filiations apparaissent sur l’acte de naissance et un livret de famille mentionnant « mère n° 1 » et « mère n° 2 » est remis aux heureux parents.

En revanche, vous proposez deux types de solution pour établir ces filiations, notamment de créer une sous-catégorie de filiation pour autoriser l’AMP sans père en marge de notre système de droit. Or l’article premier de notre Constitution assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens. Même si la population lesbienne, gay, bi et trans (LGBT) est largement minoritaire, il est anormal qu’elle soit encore considérée comme une sous-catégorie de citoyens…

Mme Clotilde Brunetti-Pons. L’idée ne vient pas de moi… C’est simplement le résultat de la législation de 2013. Pour éviter de créer cette sous-catégorie, comme je l’ai expliqué, il faudrait abroger toutes nos règles du droit de la filiation. Mais vous avez raison, créer une sous-catégorie pose problème.

La définition de la filiation que j’ai donnée est parfaitement exacte et renvoie à tous les articles du titre VII du code civil. Vous la trouvez dans tous les ouvrages de droit. Elle est issue d’une notion, certes un peu désuète, de « filiation par le sang ». Ces termes de 1804 désignent la filiation véritable de l’enfant. Aucun spécialiste du droit de la filiation ne remettra en cause cette définition.

En ce qui me concerne, je ne souhaite absolument pas la création d’une sous-catégorie de filiation, même si le rapport du Conseil d’État la propose, tout en étant extrêmement prudent. Il souligne que toutes les autres solutions vont plus loin et que c’est celle qui aurait le moins de conséquences, tout en ayant des conséquences graves…

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour cet échange et je donne rendez-vous cet après-midi à mes collègues pour de nouvelles auditions.

 

 


– 1 –

Union nationale des associations familiales (UNAF) – Mme Marie-Andrée Blanc, présidente, Mme Guillemette Leneveu, directrice générale, et Mme Claire Ménard, chargée des relations parlementaires

Mardi 9 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous reprenons notre séquence d’auditions en accueillant des représentants de l’Union nationale des associations familiales (UNAF), à savoir Mme Marie-Andrée Blanc, sa présidente, Mme Guillemette Leneveu, sa directrice générale, ainsi que Mme Claire Ménard, chargée de relations parlementaires.

L’Union nationale des associations familiales, qui regroupe 7 000 associations sur tout le territoire français, est chargée de promouvoir, défendre et représenter auprès des pouvoirs publics les intérêts des familles vivant sur le territoire français, quelles que soient leurs croyances ou leur appartenance politique.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, notre mission d’information est régulièrement amenée à s’interroger sur des sujets liés à l’évolution sociétale du modèle familial, c’est pourquoi nous souhaiterions entendre votre analyse sur ces sujets.

Je vous donne donc maintenant la parole pour un exposé liminaire, avant que nous ne poursuivions par un échange de questions et de réponses. À toutes fins utiles, je rappelle que nos débats sont filmés et enregistrés.

Mme Marie-Andrée Blanc, présidente de l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, l’UNAF est l’institution chargée par la loi de représenter les 18 millions de familles vivant sur le territoire français et de donner officiellement avis aux pouvoirs publics sur les questions d’ordre familial. Nous avons engagé il y a quelques mois une large consultation auprès des mouvements familiaux adhérant à notre union afin de recueillir la diversité de leurs opinions, et leurs contributions ont enrichi la réflexion de l’UNAF.

L’UNAF est attachée aux principes définis par le législateur dans le cadre des lois dites de bioéthique de 1994, à savoir la dignité de la personne, l’inviolabilité du corps humain, la non-patrimonialité et le respect du consentement. Depuis, au regard des projets en matière de génétique et compte tenu des questionnements environnementaux actuels, un autre principe éthique semble s’être affirmé : le principe de réversibilité.

Ces principes constituent la boussole à partir de laquelle nous cherchons à examiner les demandes sociétales, le progrès en matière de recherche et les possibles usages des acquis de la science et des techniques. Ils doivent être appréciés concrètement dans une recherche d’équilibre entre les droits et les libertés individuels et collectifs, avec l’exigence d’une responsabilité à l’égard des plus vulnérables et des générations futures et au regard de la singularité que nous accordons à l’être humain. C’est sur cette base que nous souhaitons que les orientations techniques et scientifiques, ainsi que les questions sociétales qui en découlent, soit abordées.

Il faudrait non seulement inscrire, dans le préambule de la future loi sur la bioéthique, la prise de conscience des enjeux futurs ainsi que les conséquences pour l’humanité des choix qui seront faits – comme le suggère le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) –, mais aussi et surtout traduire cette préoccupation dans les choix à venir. Le temps imparti à cette audition ne permettant pas d’aborder l’ensemble des sujets liés à la bioéthique, nous évoquerons donc essentiellement ceux liés à la procréation.

L’UNAF a conduit sa réflexion à l’égard des questions de procréation en suivant cette logique et en cherchant à estimer les conséquences éthiques qui résulteraient de l’acceptation de certaines demandes pour l’ensemble de la société. Cette démarche nous a amenés à nous poser des questions quant aux effets de certaines évolutions possibles, notamment sur l’accroissement éventuel des inégalités sociales, l’avenir d’une assurance maladie solidaire, le risque d’une marchandisation accrue de la procréation et des produits du corps humain, ainsi que le sens et la finalité de la filiation.

Le désir d’enfant, celui de devenir père ou mère et de s’inscrire dans une histoire intergénérationnelle, sont les ressorts psychologiques et sociaux autour desquels s’articulent la politique familiale et ses composantes – faciliter la venue d’un enfant, compenser les charges liées à l’enfant, assurer le renouvellement des générations, concilier la vie familiale et l’activité professionnelle, soutenir la parentalité et conforter les solidarités familiales.

La collectivité soutient ainsi la réalisation de projets parentaux et familiaux, non seulement pour répondre à des aspirations individuelles – avoir des enfants est souvent vécu comme une condition de réalisation de soi –, mais aussi dans un objectif d’investissement social pour l’avenir et la prospérité économique.

Néanmoins, cette solidarité procréative peut être encadrée et limitée pour des raisons éthiques, sociales et économiques. Plusieurs constats et revendications viennent ainsi aujourd’hui se télescoper autour des questions de bioéthique relatives à la procréation. Le premier constat tient à la baisse de la fertilité – notamment à la baisse de qualité des gamètes mâles observée dans la majorité des pays occidentaux –, qui accroît la demande de recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP).

Le deuxième constat est lié à l’activité économique et au décalage des grossesses vers des âges plus avancés, auxquels la fertilité des femmes est moindre, ce qui accentue également la demande de recours à ces techniques, ainsi qu’à la conservation des ovocytes.

Le troisième constat est celui de demandes visant à la reconnaissance sociale de nouvelles configurations familiales. À cette thématique se greffe une revendication d’égalité des droits et de non-discrimination, qui imprègne l’ensemble du champ social. Ici, elle recoupe à la fois l’accès à la procréation médicalement assistée (PMA) elle-même et certaines de ses conséquences, dont la question de l’anonymat et du droit des enfants nés d’une insémination avec donneur à connaître leurs origines, mais aussi l’accès à la gestation pour autrui (GPA). Cette dernière engage un questionnement supplémentaire sur l’utilisation du corps d’autrui au profit de la réalisation d’un projet personnel, et sur la possibilité ou non d’encadrer de manière éthique cet usage.

Le quatrième constat, qui découle des premiers, est celui de l’extension de la sphère marchande et technologique à l’ensemble de la procréation.

Le cinquième et dernier constat est celui de la cohérence, parfois difficile, entre les objectifs poursuivis par les politiques publiques, ce que trois exemples peuvent illustrer.

Les exigences en matière de respect des droits de l’enfant sont considérées comme prioritaires, avec des politiques de protection de l’enfance qui se redessinent en ce moment autour de la question des besoins fondamentaux de l’enfant – dont traite la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. Accorder aux adultes une plus grande liberté en matière de procréation suppose de tenir compte préalablement des conséquences pour les enfants au regard de leurs besoins fondamentaux.

Une autre priorité des politiques publiques est celle consistant à chercher à limiter les inégalités sociales liées aux revenus. Selon nous, la question prioritaire devrait être de s’interroger sur la possibilité, en cas d’extension des droits en matière de PMA, de satisfaire l’effectivité des droits ouverts. Comment veiller à ce que cette extension des droits et la difficulté de les satisfaire ne conduisent pas à un marché de la procréation augmentant des inégalités que nos politiques cherchent pourtant à limiter ?

Enfin, les politiques familiales et d’égalité entre les femmes et les hommes ont pour objectif de renforcer la place des pères, que ce soit en termes de parentalité, de congés parentaux, ou en cas de séparation. L’effacement institutionnalisé de la place du père pose la question de sa cohérence avec nos politiques publiques qui cherchent, a contrario, à soutenir et à encourager l’implication des pères auprès des enfants.

Au-delà des questions de cohérence, il nous semble essentiel de bien prendre la mesure de ce qu’impliqueraient les nouveaux droits, de réfléchir à ce que ces pratiques, qui peuvent être envisagées sur le plan éthique lorsqu’elles sont prises individuellement, peuvent avoir comme conséquences sur un plan plus large. Cela nécessiterait pour le moins que l’on cerne parfaitement les contours de ces conséquences et que l’on s’assure des moyens d’y répondre.

Pour ce qui est de la question de l’extension de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, nous avons pris note du changement de position du CCNE en juin 2017, en dépit des nombreux questionnements qu’il soulève lui-même dans son avis. Son dernier avis, rendu en septembre 2018, confirme sa position sans pour autant avoir levé les doutes et les incertitudes qui avaient été soulevés.

Nous avons également pris connaissance de l’étude du Conseil d’État de juin 2018, qui propose notamment des solutions juridiques aux évolutions possibles du droit de la filiation en cas d’ouverture de la PMA aux couples de femmes, tout en soulignant au préalable que le droit ne commande aucunement de modifier les critères d’accès à la PMA. À sa lecture, il paraît bien difficile de faire évoluer le droit de la filiation afin de permettre une éventuelle ouverture de la PMA aux femmes seules ou aux couples de femmes sans remettre en cause un édifice qui concerne actuellement toutes les familles. L’établissement d’une filiation directe, sans passer par l’adoption, sera une rupture majeure en ce qu’elle reviendra à reconnaître juridiquement la possibilité d’être issu de deux personnes de même sexe. Comme le Conseil d’État le dit lui-même, « ces options conduisent, pour la première fois en droit français, à dissocier radicalement les fondements biologiques et juridiques de la filiation d’origine, en prévoyant une double filiation maternelle ».

Aujourd’hui, les possibilités d’accès à la PMA sont encadrées par des critères médicaux d’infertilité et de risques de transmission d’une maladie grave. Avec l’abandon définitif de ces critères, les questions se multiplient. Il serait en effet difficile de réserver aux seuls couples de personnes de même sexe la possibilité d’avoir recours à la PMA pour des critères autres que médicaux. Par exemple, faudrait-il ouvrir la PMA à des couples hétérosexuels désirant y avoir recours par choix, afin de bénéficier d’une sélection de gamètes ? La question posée, in fine, par la possibilité de recours à la PMA pour les femmes seules et les couples de femmes, dépasse largement celle de la seule égalité des droits.

En fait, la PMA n’est pas un droit des couples hétérosexuels qui serait refusé aux couples qui ne le sont pas, car elle n’est pas autorisée pour tous les couples hétérosexuels, mais limitée à des cas précis. Si l’on veut aligner strictement les droits des couples de femmes et des femmes seules sur ceux des couples hétérosexuels, il ne faudra ouvrir la PMA qu’à celles de ces femmes souffrant d’infertilité ou risquant de transmettre une maladie grave – sinon, c’est la reconnaissance d’un droit pour tous à la PMA qui est finalement en jeu… Si tel est le cas, comment s’assurer que chacun pourra être en mesure de jouir de ce droit, et quelles seront les conséquences en cascade de l’instauration de ce droit ?

Pourra-t-on, par exemple, maintenir le principe de gratuité des dons de gamètes, ou faudra-t-il renoncer à celui-ci pour satisfaire ce nouveau droit ? Comment évaluer plus largement, le cas échéant selon quelles méthodes et quels critères – et en donnant quelle place au principe de justice – les incidences possibles d’une disjonction aussi radicale entre la sexualité, la procréation et la filiation sur l’ensemble de la société ? Certaines des questions soulevées ne peuvent être tranchées sous le seul angle de la bioéthique : elles relèvent d’une réflexion politique plus large qui doit interroger le sens et la finalité de la solidarité collective dans un contexte de financement restreint.

L’ouverture de la PMA aux femmes seules pose aussi la question de la cohérence des objectifs poursuivis par les pouvoirs publics. Ainsi, les femmes seules avec charge d’enfants sont désignées comme vulnérables par les politiques publiques et font l’objet d’interventions sociales prioritaires. Ainsi, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a limité l’augmentation des aides aux parents aux seules familles monoparentales, sans conditions de ressources, au motif que la situation de monoparentalité apporte des contraintes qui ne sont pas que financières.

Dans son étude de juin dernier, le Conseil d’État établit le lien entre la situation de monoparentalité ainsi créée et « un risque accru de vulnérabilité ». Quant au CCNE, il souligne dans son avis 129 l’existence de ce même risque, mais il en tire la conclusion qu’il faut tout de même permettre l’ouverture de la PMA aux femmes seules, au motif que la situation des enfants nés d’un projet de femme seule pourrait être plus protectrice que celle d’un enfant vivant dans une famille où la monoparentalité résulte des aléas de la vie.

Or, aucun élément ne vient démontrer cette idée : élever un enfant lorsqu’on est totalement seul, sans l’apport d’un second parent – même peu présent – et sans le soutien d’une belle-famille – fût-elle trop présente –, est pour le moins tout aussi difficile dans la quotidienneté.

J’en viens à la question de l’autoconservation des ovocytes.

Au-delà de la liberté des femmes face à leur projet de maternité, favoriser la conservation des ovocytes dans le seul but de permettre aux femmes de reporter leur grossesse afin d’accéder à une égalité professionnelle ne nous semble pas participer d’un projet d’émancipation des femmes. C’est pour nous une réponse erronée au problème que constitue l’inégalité professionnelle entre femmes et hommes du fait de la maternité. L’autoconservation des ovocytes ne conduit-elle pas les femmes à soumettre leur désir d’enfant aux contraintes du marché du travail ?

Il convient en outre de rappeler que toute grossesse tardive augmente les risques médicaux pour la femme et son enfant. Une information auprès du grand public, en particulier auprès des plus jeunes, filles et garçons, nous paraît indispensable.

C’est, de notre point de vue, à la société de permettre aux femmes de mener à bien leur projet d’enfant sans avoir à repousser l’âge de leur grossesse, et sans que ce projet n’entrave leur parcours professionnel. C’est pourquoi les lois de bioéthique ne doivent pas être conçues indépendamment d’une réflexion sur la politique de conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle. Il appartient aux pouvoirs publics de développer davantage de dispositifs permettant cette conciliation et au monde du travail de ne plus considérer la maternité comme un obstacle.

Le CCNE se dit « favorable à la possibilité de proposer, sans l’encourager, une autoconservation ovocytaire de précaution ». La formule employée est assez symptomatique de l’économie générale du recours à l’éthique dans notre société. Ainsi, tout en étant conscient des effets délétères de la banalisation d’une telle pratique, le CCNE limite son avis à l’examen éthique des revendications individuelles, en espérant que l’acceptation ne vaudra pas encouragement. La question que nous posons est de savoir si cette attention éthique portée uniquement aux pratiques et demandes individuelles ne conduit pas à une forme de déresponsabilisation collective.

Nous nous interrogeons sur le changement de position du CCNE à seulement un an d’intervalle… Quand on voit la pression qui s’exerce d’ores et déjà sur les femmes de la part de certains employeurs, on ne peut que s’inquiéter d’une telle proposition. Quel est le message envoyé ? Si la loi offre la possibilité de retarder sa grossesse, quelle marge de manœuvre restera-t-il aux femmes pour résister ? C’est une fausse liberté accordée aux femmes.

M. le président Xavier Breton. Je vous prie de m’excuser, mais nous allons devoir suspendre notre réunion durant quelques minutes afin de permettre aux membres de notre mission d’information d’aller voter en séance publique.

La réunion, suspendue à seize heures cinquante, reprend à dix-sept heures cinq.

Mme Marie-Andrée Blanc, présidente de l’UNAF. Pour ce qui est de l’anonymat des dons de gamètes, l’UNAF avait souhaité, dès 2008, que les modalités de mise en œuvre des dons de gamètes puissent être réinterrogées, le dispositif étant de plus en plus contesté au regard du souhait de certains enfants issus de ces dons de connaître ne serait-ce qu’une partie de leurs origines. Par ailleurs, l’évolution des technologies, l’importance de la génétique dans la médecine prédictive, la puissance du traitement des données et la potentielle facilité d’accès à des tests génétiques, font que le système actuel est fragilisé.

Si le principe de l’anonymat doit être maintenu au moment du don, tant à l’égard du donneur que des bénéficiaires du don, il nous semble aujourd’hui nécessaire de réfléchir à des évolutions permettant un meilleur accès des enfants devenus majeurs à des informations sur leurs origines, avec un encadrement.

Des évolutions sont possibles, s’inspirant de ce qui se fait pour les enfants nés sous le secret. La question de l’accès des enfants nés d’un don de gamètes à leurs origines, ou du moins à une partie de leurs origines, a en effet des points communs avec celle posée par les enfants nés sous le secret, même si leur naissance et leur vécu sont différents. On pourrait ainsi créer une autorité indépendante équivalente au Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP), qui centraliserait les données médicales déjà recueillies par les centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS), ainsi que d’autres données « sociales », ou bien confier directement cette mission au CNAOP, en en modifiant les statuts et le financement en conséquence.

Dans la logique de la loi du 4 mars 2002, l’initiative d’accéder ou non aux informations serait laissée à la libre appréciation de l’enfant né d’une insémination artificielle avec don de sperme (IAD), pour respecter son droit d’être « tenu dans l’ignorance de ses origines » si tel est son choix. Il serait en effet délétère d’imposer à tous les enfants l’obligation de savoir s’ils sont nés d’une IAD et, pour ceux dont ce serait le cas, l’obligation de connaître l’identité du donneur.

Dans le cas où le législateur souhaiterait permettre l’accès à des données identifiantes, il nous semble que cette levée de l’anonymat à la majorité de l’enfant ne devrait être possible qu’avec le consentement du donneur, recueilli lors du don et réitéré lors de la demande effectuée par l’enfant.

En tout état de cause, il est important de distinguer la question de la connaissance des origines de celle de l’établissement de la filiation. L’accès à la connaissance des origines ne doit pas conduire à l’établissement de nouvelles filiations, afin de garantir la sécurité et la stabilité de l’enfant, de ses parents et de l’ensemble de la famille, ainsi que celles du donneur. On peut penser que l’article 311-19 du code civil offre déjà la garantie nécessaire sur ce point, en précisant qu’en « cas de procréation médicalement assistée avec tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation ».

Au sujet de la GPA, je serai brève. L’UNAF considère qu’aucune disposition ne peut rendre cette pratique « éthique », compte tenu du fait qu’elle contrevient lourdement au respect de la quasi-totalité des principes fondant notre droit de la bioéthique : indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes, impossibilité d’estimer la réalité du consentement libre et éclairé, réification de l’enfant, etc. Nous partageons les conclusions du Conseil d’État et du CCNE. En outre, la France s’honorerait à suivre la recommandation récente de ce dernier en prenant l’initiative d’une négociation internationale ayant pour ambition l’interdiction de la GPA.

Mesdames et messieurs les députés, pour terminer je souhaiterais dire deux mots relatifs au développement de la médecine prédictive et à ses éventuels impacts sur le système d’assurance maladie.

Le croisement du séquençage du génome du patient et de son mode de vie devrait permettre de lui administrer un traitement fortement individualisé. Il s’agit d’une avancée considérable, mais non dénuée de risques, puisqu’elle peut enfermer la personne dans un groupe où on l’aura catégorisée. Le patient devra-t-il délivrer le maximum d’informations concernant non seulement sa santé, mais aussi son mode de vie et son environnement, puisque ceux-ci peuvent influer sur son état de santé et la potentialité de développer des pathologies ?

Quid, par conséquent, de la possibilité pour la personne de masquer certaines informations ? N’allons-nous pas contrôler l’observance du patient et ne serons-nous pas tentés de le sanctionner s’il n’est pas assez observant ? N’allons-nous pas aboutir à ce que l’assurance maladie obligatoire impose à l’assuré de suivre un mode de vie compatible avec le traitement approprié ?

Le Conseil d’État, dans son étude de juin 2018, rappelle que la loi ne permet pas de conditionner, de façon générale, la prise en charge par l’assurance maladie, et que si une évolution vers plus de conditionnalité n’apparaît pas se heurter à un obstacle constitutionnel, il relève néanmoins qu’une telle démarche serait porteuse de risques. Quant au CCNE, il réaffirme l’interdit pour les assurances et les employeurs de disposer de ces informations en s’appuyant sur le principe de non-discrimination du fait des caractéristiques génétiques.

Nous rejoignons bien évidemment ces deux analyses : en effet, nous pensons qu’introduire un principe général de conditionnalité risque, à terme, d’aboutir à la mise en place d’un système extrêmement intrusif et potentiellement délétère. Si ces questions ne doivent pas être éludées, les réponses qui y seront apportées ne devront pas remettre en cause notre système d’assurance maladie fondé sur les valeurs de solidarité et d’universalité.

M. le président Xavier Breton. Merci, madame, pour ce tour d’horizon des diverses questions sur lesquelles nous réfléchissons.

L’UNAF a-t-elle un point de vue particulier sur le transfert post-mortem d’embryons, la possibilité pour une veuve d’implanter, dans un délai restant à définir, un embryon conçu dans le cadre du projet parental du couple, l’époux étant décédé – sujet qui avait été évoqué en 2011 ?

Mme Marie-Andrée Blanc. L’état d’esprit dans lequel, en toute humilité, nous avons préparé cette audition avec l’ensemble de nos mouvements familiaux a été que l’objet de cette mission d’information était d’approfondir les sujets et faire émerger des problématiques.

En tout état de cause, je ne suis pas en mesure de répondre à la question que vous m’avez posée, car nous n’en avons pas débattu.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci, madame, pour votre synthèse que j’ai trouvée intéressante et prudente dans son expression, mais j’imagine que vous devez tenir compte du point de vue de diverses associations ; il me semble d’ailleurs que votre présentation marque quelques évolutions par rapport aux positions historiques de votre organisation.

Vous avez considéré que, du fait de la pression du regard social pesant sur les couples, le besoin d’enfant serait plus fort aujourd’hui. Il me semble pour ma part que les sociétés primitives ressentaient déjà cette nécessité de prouver socialement qu’hommes et femmes n’étaient pas infertiles, et que, dans beaucoup de cas, ils recouraient aux moyens non médicaux qu’ils avaient à leur disposition pour compenser ou travestir cette infertilité. Croyez-vous que quelque chose dans la société moderne accroisse ce besoin d’enfant, ou est-il aussi ancien que l’humanité ?

C’est par ailleurs à juste titre que vous estimez que les infertilités augmentent, pour des raisons différentes, chez l’homme et la femme. En conséquence, pensez-vous que le recours au soutien médical ira croissant à l’avenir, quelle que soit sa forme, courante comme la PMA, l’insémination artificielle ou la fécondation in vitro, ou toutes autres techniques jouant sur la préparation des gamètes ?

Ensuite, l’intérêt de l’enfant nous paraît être la chose la plus importante, et vous avez raison de dire que la question de la filiation est difficile pour tous les enfants. Seriez-vous prête à convenir qu’il faut que nous aboutissions, au terme de nos réflexions, à des droits strictement identiques pour tous les enfants, quels qu’aient pu être les moyens employés pour leur conception, fût-ce une GPA pratiquée à l’étranger ? L’enfant n’est pas à l’origine de son mode de procréation ; il n’y a donc aucune raison pour qu’il ne bénéficie pas de la totalité des droits.

Cela impliquerait que la filiation soit directe plutôt que par adoption, car ce procédé comporte des risques, par exemple si, entre la procréation et le terme de la démarche d’adoption, l’un des parents décède. Puisque, pour vous aussi, le droit de l’enfant prime, cela doit-il à vos yeux nous conduire à remanier profondément nos textes afin que, de façon quasi systématique, tous les enfants puissent bénéficier directement de la totalité des droits avec leurs vrais parents, c’est-à-dire ceux qui les élèvent, quelles que soient les conditions de procréation?

Mme Guillemette Leneveu, directrice générale de l’Union nationale des associations familiales (UNAF). S’agissant de l’évolution de l’institution, il est vrai que l’UNAF a pris acte de l’engagement du Président de la République sur la question de la PMA, ce qui ne veut pas dire que cette pratique ne soulève pas d’interrogations. Mais ce qui nous paraît très important, c’est qu’au moment où le législateur prendra une décision, il puisse bien réfléchir une fois de plus aux conséquences que nous avons soulignées dans notre intervention.

Je ne suis pas sûre que nous ayons dit que le besoin d’enfant soit nécessairement plus important aujourd’hui. En revanche, que les aspirations individuelles soient très fortes me paraît évident, de même que le fait que tout cadre fixé soit vécu comme une restriction toujours moins bien acceptée. Cela constitue peut-être l’évolution de la plus notable.

En ce qui concerne le besoin de gamètes, le problème est de savoir si la situation est inexorable, et c’est pourquoi nous avons beaucoup insisté sur l’autoconservation des ovocytes. La question posée est celle de la grossesse des femmes, du fait qu’elles travaillent en plus grand nombre qu’autrefois, ainsi que de savoir s’il est inéluctable qu’elles sacrifient une part de leur projet professionnel au profit de leur vie familiale – ce qui se produit en Allemagne où 40 % des femmes cadres ne pourront pas avoir d’enfant.

Nous pourrions accepter ce modèle qui implique un recul de l’horloge biologique nécessitant le recours à d’autres moyens de conception. Mais nous pouvons aussi considérer qu’il revient à la société et aux politiques publiques de faire en sorte que des jeunes femmes puissent à la fois s’épanouir dans leur vie professionnelle et dans leur désir d’enfant.

Il est en outre très clair à nos yeux que les enfants ne doivent pas être victimes d’inégalités qui seraient fonction des projets parentaux, question qui se pose particulièrement pour la GPA. On nous oppose régulièrement que ces enfants sont là, qu’ils ont été conçus ainsi, que l’on ne leur a pas demandé leur avis, qu’ils vivent sur le territoire national et qu’il n’y a donc pas de raison de prévoir pour eux un régime différent.

Tout cela est exact, mais la question qui se pose à nous est de savoir comment renforcer l’interdit pesant sur la GPA afin d’éviter que ces situations ne soient créées ; car cette pratique est à l’origine de situations problématiques auxquelles nous devons répondre par la suite. Notre position, assez largement partagée, est donc qu’il conviendrait d’interdire purement et simplement la GPA.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Cet interdit ne concernerait que la France ?

Mme Guillemette Leneveu, directrice générale. Nous demandons précisément que cet interdit soit de portée internationale ; d’ailleurs, toutes les évolutions réalisées dans le domaine de l’adoption, qui protègent les enfants du trafic, relèvent de conventions internationales.

M. le président Xavier Breton. Merci beaucoup, mesdames, pour ces échanges.

 


– 1 –

Table ronde sur les cellules souches et sur les embryons

        M. Marc Peschanski, directeur scientifique de l’Institut des cellules souches pour le traitement et l’étude des malades monogénétiques (IStem)

        Dr Cécile Martinat, présidente de la société française de recherche sur les cellules souches (FSSCR), directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)

        Dr Laurent David, responsable scientifique de la plate-forme de production de cellules souches induites (CHU Nantes), maître de conférence et praticien hospitalier

        Pr Alain Privat, ancien directeur de recherche à l’INSERM, ancien titulaire de la chaire de neurobiologie du développement (EPHE), membre de l’Académie nationale de médecine

Mardi 9 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous achevons notre séquence d’auditions de ce jour par une table ronde sur la thématiqe des cellules souches et des embryons. Nous accueillons M. Marc Peschanski, directeur scientifique de l’Institut des cellules souches pour le traitement et l’étude des malades monogéniques (I-Stem), Mme Cécile Martinat, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et présidente de la Société française de recherche sur les cellules souches (FSSCR), M. Laurent David, responsable scientifique de la plateforme de production de cellules souches induites du centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes, maître de conférences et praticien hospitalier, et M. Alain Privat, neurobiologiste à l’École pratique des hautes études (EPHE), ancien directeur de recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), spécialiste des cellules souches.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, notre mission d’information est amenée à s’intéresser à des questions relatives aux embryons, aux cellules souches embryonnaires et aux cellules souches pluripotentes adultes reprogrammées, ou cellules IPS. Nous souhaiterions, madame, messieurs, prendre connaissance de vos expériences et avis sur ces sujets.

M. Marc Peschanski, directeur scientifique de l’Institut des cellules souches pour le traitement et l’étude des malades monogéniques (I-Stem). Je vous remercie pour votre invitation : ce n’est pas la première fois que je viens parler des cellules souches à l’Assemblée nationale, nous nous connaissons déjà, monsieur Breton, monsieur Touraine.

Remontons à la fin des années 1990. Alors que les cellules souches embryonnaires commençaient à devenir un thème de recherche et à représenter un grand espoir à l’étranger, les chercheurs français se heurtaient à l’interdiction faite par la loi bioéthique de 1994 de mener des recherches sur ce produit biologique, ce qui suscitait beaucoup de débats. Avec certains collègues, nous avions déclaré que les cellules souches embryonnaires, capables d’une prolifération illimitée en laboratoire et susceptibles d’être orientées vers n’importe quel phénotype cellulaire, constituaient pour la recherche translationnelle, tournée vers la mise au point d’outils thérapeutiques, et, pour la médecine, un matériau biologique exceptionnel sans aucun équivalent. Nous nous étions d’une certaine façon avancés en affirmant qu’il serait possible de mettre au point des thérapies cellulaires à partir de cellules dérivées de cellules souches embryonnaires et d’identifier des mécanismes pathologiques liés à des mutations génétiques à partir de cellules prélevées sur des embryons issus du diagnostic préimplantatoire porteurs de maladies génétiques.

La recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines a été autorisée par principe en 2012, après avoir été autorisée par dérogation en 2004, et nous pouvons voir comment nos anticipations ont trouvé une traduction dans la réalité. Il y a aujourd’hui dans le monde vingt-quatre essais cliniques, dont un en France, sur les cellules dérivées de cellules souches embryonnaires. En mars 2017, une équipe de chercheurs anglais dirigée par M. Peter Coffey a présenté des résultats spectaculaires : elle a permis à deux patients atteints de cécité, à la suite d’une accélération brutale d’une dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA), de retrouver la vue.

En outre, des centaines d’articles ont cerné des mécanismes pathologiques liés à des mutations identifiées à partir soit de cellules souches embryonnaires issues d’embryons du diagnostic préimplantatoire soit de cellules souches pluripotentes induites qui, depuis la fin de l’année 2007, viennent compléter notre arsenal en nous donnant la possibilité d’appliquer des règles que nous avons apprises grâce aux cellules souches embryonnaires.

Les équipes de l’Institut des cellules souches pour le traitement et l’étude des maladies monogéniques (I-Stem) ont publié dans le numéro d’octobre de Brain les résultats d’une étude portant sur l’utilisation de la metformine, antidiabétique connu, pour le traitement symptomatique d’une dystrophie myotonique de type I dans le cadre d’un essai validé sur quarante patients – vingt atteints de cette maladie contre vingt placebos. Nous avons apporté la démonstration que les patients traités gagnaient plusieurs dizaines de mètres de périmètre de marche en un an.

Ces résultats n’auraient pas pu être obtenus autrement : il n’y a pas de modèles cellulaires équivalents à ces cellules physiologiques prélevées sur des embryons issus du diagnostic pré-implantatoire.

L’hypothèse que nous avancions il y a trente ans se vérifie aujourd’hui : ce matériau biologique donne bel et bien lieu à des applications médicales dans le cadre de la recherche translationnelle.

Cela implique un changement de registre. La question n’est plus de savoir s’il faut ou non autoriser les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines. Nous souhaitons que les représentants de la nation prennent conscience que ce qui est maintenant en jeu, c’est la possibilité de développer une nouvelle médecine fondée sur ces recherches.

Mme Cécile Martinat, présidente de la Société française de recherche sur les cellules souches (FSSCR). Je fais partie de ces scientifiques qui, au début des années 2000, ont commencé à mener des travaux aux États-Unis sur les cellules souches, ce qui leur a permis de réaliser quel potentiel elles offraient, notamment en matière des pistes thérapeutiques – je travaillais pour ma part sur la maladie de Parkinson. Quand la révision de la loi bioéthique est intervenue en 2004, j’ai rejoint le premier institut dédié à la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines, créé par M. Marc Peschanski dans le but d’identifier de nouvelles thérapeutiques applicables aux maladies génétiques.

Aujourd’hui, c’est moins en tant que directrice de recherche à l’INSERM qu’en tant que présidente de la Société française de recherche sur les cellules souches (FSSCR) que je m’exprime. Créée en 2017 sous l’impulsion d’une poignée de scientifiques, dont M. Laurent David, qui est à mes côtés, elle poursuit un triple objectif : fédérer et mieux organiser la recherche sur les cellules souches en France ; augmenter la visibilité de ces recherches à l’échelon international ; mieux communiquer avec le grand public sur les bénéfices et les dangers de ces recherches. Elle s’apprête à tenir son deuxième congrès annuel à Nantes au début du mois de novembre, qui sera également ouvert au grand public. Notre conseil d’administration compte quatorze membres, qui ont été élus par nos 350 adhérents : il s’agit soit de scientifiques, soit de cliniciens, répartis sur tout le territoire.

L’une des raisons qui nous a poussés à créer cette association est l’inquiétude croissante de la communauté scientifique face aux attaques que subissent nos programmes de recherche, inquiétudes dont nous avions fait part dans une tribune publiée le 30 mars 2017 dans Le Monde.

Depuis la loi de 2013, qui était plus permissive quant à l’utilisation des cellules souches embryonnaires humaines, trente-trois programmes de recherche ont été attaqués devant un tribunal administratif et aujourd’hui onze font l’objet de procédures en cours sur environ quatre-vingt-dix demandes d’autorisation validées par l’Agence de la biomédecine. Ces actions, même si elles ne sont pas engagées à l’encontre des chercheurs eux-mêmes, mettent en péril le développement de nos recherches, le recrutement des personnels nécessaires et nos sources de financement.

Notre droit, en l’état actuel, ne permet plus de prendre en compte les avancées scientifiques. Nos attentes pour la révision de la loi de bioéthique portent sur deux champs de recherches principaux : les cellules souches embryonnaires humaines et les embryons, qui font l’objet d’un même régime juridique depuis 2004. Quatorze ans après, il apparaît nécessaire d’instaurer une distinction. Il est aujourd’hui clairement établi que les cellules souches embryonnaires humaines n’ont pas le potentiel d’un embryon entier. Après les avoir extraites de l’embryon originel et les avoir cultivées in vitro, elles sont incapables de former un nouvel embryon. Nous considérons qu’une fois prise la décision de destruction de l’embryon surnuméraire, l’usage fait des cellules qui en sont issues ne relève plus de la problématique de la recherche sur l’embryon. Il nous paraîtrait donc légitime de soumettre la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines non plus au même régime juridique que l’embryon mais à un simple système déclaratif, comme nous l’avons fait valoir au Comité consultatif national d’éthique (CCNE).

De façon plus large, l’un des souhaits de la FSSCR est que l’encadrement de la recherche, qui doit rester exigeant, soit mieux adapté, plus cohérent et plus simple. Pour mener des recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines, il faut actuellement faire une demande d’autorisation auprès de l’Agence de la biomédecine, en remplissant un épais dossier. Une fois l’autorisation donnée, nous devons rendre un rapport annuel et accueillir des membres de l’Agence de la biomédecine qui viennent vérifier régulièrement les conditions dans lesquelles nous travaillons. Et il nous faut suivre la même procédure à chaque renouvellement d’autorisation, ce qui est extrêmement lourd.

Nous souhaiterions que l’encadrement des recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines puisse mieux faire coïncider des garanties de principes éthiques et la temporalité des avancées scientifiques. Les personnes qui nous attaquent mettent en avant des sources alternatives de matériel. Depuis 2007, il est en effet possible de convertir des cellules de sang en cellules qui présentent des propriétés similaires à celles des cellules souches embryonnaires humaines. Nous considérons toutefois que ces cellules diffèrent des cellules souches embryonnaires humaines et que nous devons conserver la possibilité de comparer ces cellules souches et les IPS.

M. Laurent David, responsable scientifique de la plate-forme de production de cellules souches induites au centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes. Mesdames, messieurs, permettez-moi de me présenter à mon tour. Après un post-doctorat en Amérique du Nord, j’ai été recruté au CHU de Nantes pour travailler sur les cellules souches pluripotentes induites. La pluripotence correspond chez l’humain à la phase pré-implantatoire du développement de l’embryon, autrement dit au laps de temps qui sépare la fécondation de l’implantation dans l’utérus. Le projet de recherche de mon équipe est de comprendre la pluripotence dans le cadre de la fécondation in vitro. Je travaille avec M. Thomas Fréour, chef du service d'aide médicale à la procréation du CHU de Nantes, qui est l’un des plus importants services de fécondation in vitro (FIV) en France.

Pourquoi concentrons-nous nos recherches sur l’infertilité ? Rappelons que l’infertilité est classée parmi les maladies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les fécondations in vitro représentent environ 3 % des naissances en France, soit un enfant par classe, ce qui s’explique par plusieurs facteurs comme le recul de l’âge des grossesses ou l’environnement. Il faut savoir que lorsqu’on lance un cycle de fécondation in vitro, il y a 80 % de risques qu’il échoue. Autrement dit, 80 % des couples vont traverser ces étapes avec tout ce qu’elles impliquent en termes psychologiques et émotionnels sans pouvoir finalement avoir accès à la parentalité.

L’un de nos axes de recherche avec le Pr Fréour est de mieux comprendre ce qui se passe lors de la première semaine du développement embryonnaire pour apporter des améliorations. L’assistance médicale à la procréation dans son ensemble est une discipline extrêmement jeune. L’accès restreint à cette période de développement explique que les connaissances en la matière soient encore très faibles.

Il est également important de rappeler que les embryons donnés à la recherche, à la suite d’une décision des couples, sont utilisés dans un cadre réglementaire strict. Il y a bien sûr un respect nécessaire à l’égard de l’embryon humain, d’où le régime juridique spécifique dont il fait l’objet et que nous souhaitons voir clarifié à l’occasion de la révision de la loi bioéthique.

La question est de savoir comment la loi peut rester en adéquation avec les développements technologiques et la progression de la science. En discutant avec nos collègues étrangers, nous avons constaté que les chercheurs éditaient des lignes de conduite respectées au niveau international qui étaient partout en avance sur les lois nationales. Nous souhaiterions qu’il y ait une instance composée d’experts et d’éthiciens qui examine la pertinence de chaque projet de recherche et assure son suivi afin que nous puissions continuer à avancer, de manière encadrée, pour mieux comprendre la fécondation in vitro et améliorer ses modalités.

M. Alain Privat, neurobiologiste à l'École pratique des hautes études (EPHE). Merci pour votre invitation, monsieur le président, monsieur le rapporteur. Médecin et chercheur en neurosciences, j’ai dirigé une unité de l’INSERM pendant une vingtaine d’années tout en étant titulaire de la chaire de neurobiologie du développement à l’École pratique des hautes études. Accessoirement, j’ai assuré le secrétariat de la commission de bioéthique de l’Académie nationale de médecine pendant plusieurs années.

Mon intérêt pour les cellules souches est ancien puisqu’il remonte exactement à cinquante ans, bien avant qu’elles ne soient connues en tant que telles. Alors que j’étais chercheur post-doctoral, j’ai commencé à travailler à l’université McGill de Montréal, sur des cellules du système nerveux central situées le long des ventricules ou dans la région de l’hippocampe, décisive pour l’apprentissage, dont on commençait à découvrir qu’elles étaient dotées de pluripotentialités, autrement dit qu’elles avaient la capacité de se multiplier et de donner naissance à des types cellulaires variés. J’ai ensuite continué à travailler dans ce domaine.

Aujourd’hui, j’ai pris un peu de recul par rapport à ces activités puisque je suis un tranquille retraité. Je continue toutefois à suivre de près certaines expérimentations.

Mon point de vue est le suivant : je pense qu’actuellement, nous disposons d’outils qui ne nécessitent pas d’avoir recours à des embryons humains ou aux cellules souches embryonnaires humaines pour mener des recherches.

Les recherches en embryologie expérimentale ont été conduites pour l’essentiel sur des modèles animaux. Nous disposons d’espèces extrêmement variées, depuis la drosophile jusqu’aux cailles et poulets, chers à Mme Nicole Le Douarin, en passant par les rongeurs et les microcèbes. Ces petits primates, dont nous avons un important élevage, d’environ deux cents spécimens, à Montpellier, ont des cellules du système nerveux dont l’activité est comparable en tous points à celle des humains.

La recherche sur les cellules souches peut s’appuyer, depuis les travaux de M. Shinya Yamanaka, récompensés par un prix Nobel en 2012, sur les cellules induites pluripotentielles qui présentent un intérêt extraordinaire pour la recherche fondamentale comme pour la recherche thérapeutique. Nous sommes désormais en mesure de prélever chez un patient des cellules pour les transformer en cellules souches afin d’étudier les anomalies du développement et expérimenter des corrections à apporter, soit chimiquement, soit par thérapie génique.

Selon moi, la rédaction des lois actuelles permet de poursuivre les recherches dans d’excellentes conditions, avec des modèles tout à fait appropriés, qu’il s’agisse de l’embryon ou des cellules souches.

M. le président Xavier Breton. Dans son avis de juillet 2018, le Conseil d’État réitère son invitation à distinguer entre le régime juridique des recherches sur les lignées de cellules souches et celui des recherches sur les embryons : qu’en pensez-vous ?

En second lieu, l’Agence de biomédecine suggère d’établir un délai légal de conservation des embryons donnés à la recherche. Là encore, que pensez-vous de cette proposition ?

Enfin, dispose-t-on d’arguments solides qui justifierait l’allongement de la durée de la culture des embryons de sept à quatorze jours ?

Mme Cécile Martinat. Les cellules souches embryonnaires humaines sont isolées à partir d’embryons, qui ont entre cinq et sept jours et ont été obtenus au cours d’une fécondation in vitro. Ces cellules ont une capacité qui leur est propre : c’est leur amas qui va donner naissance à toutes les cellules qui forment un organisme.

Utilisées en laboratoire, ces cellules été isolées et mises en culture. Elles se développent donc dans des conditions qui ne ressemblent plus du tout à ce qui se passe au niveau de l’embryon, et une grande partie de notre travail consiste précisément à utiliser ces cellules pour comprendre les processus et les différentes étapes de leur développement. M. Privat a certes évoqué des outils alternatifs pour comprendre le développement : sans doute, mais pour comprendre le développement humain, la seule solution est de travailler avec du matériel humain.

Cela étant, il faut bien comprendre que ces cellules sont maintenues en culture dans un certain état, alors que, dans l’embryon, elles ont vocation, physiologiquement à se différencier au bout de deux jours  pour donner naissance aux cellules qui vont former le tube neural et ses différentes annexes. Maintenues en laboratoire dans un état qui n’est plus leur état physiologique d’origine, elles demeurent pluripotentes mais n’ont plus la capacité de former un embryon, ainsi que l’a fort bien précisé le CCNE dans son avis. Elles ne correspondent donc plus du tout à un embryon, même si elles représentent le matériel le plus comparable au plan physiologique que l’on peut utiliser. En ce sens, on pourrait parler d’artefacts.

M. Laurent David. Concrètement, l’un des facteurs qui a permis d’augmenter le succès des FIV, et surtout de cesser de faire des multi-transferts ce qui diminue le taux de grossesses gémellaires, a été de cultiver les embryons jusqu’au stade du blastocyste et de faire le transfert à J+6, après la fécondation – ce qui est la règle au centre de Nantes.

Traditionnellement, les transferts se faisaient plutôt au stade où l’embryon était constitué de deux ou de quatre cellules, voire huit, c’est-à-dire à J+1, J+2 ou J+3. Tous les embryons qui ont été donnés à la recherche avant que les protocoles de transfert passent à J+6 ont donc été congelés à J+1, J+2 ou J+3.

Or, pour comprendre le développement humain, il faut travailler sur des embryons qui ont entre trois et six jours, ce qui signifie que les embryons qui ont été récemment donnés à la recherche ne permettent plus de travailler sur certains aspects du développement préimplantatoire humain. C’est la raison pour laquelle nos projets de recherche portent exclusivement sur des embryons ayant été congelés avant J+3. Par ailleurs les méthodes d’exploration et d’analyse que nous utilisons sont apparues en 2013, ce qui signifie que, si les embryons antérieurs à cette date avaient été détruits, ces travaux seraient impossibles.

À titre personnel, je pense donc qu’instaurer un délai de conservation n’est pas forcément une bonne idée pour la recherche.

Pour ce qui est de la durée de culture des embryons autorisée, il ne me semble pas que la loi française la fixe au jour près, contrairement, par exemple, à l’Angleterre, où elle est fixée à quatorze jours. Aux États-Unis, il n’y a pas de limites légales, mais les scientifiques se sont également accordés sur cette durée de quatorze jours.

La question a été évoquée lors d’un récent congrès de biologistes consacré au développement humain qui s’est tenu en Angleterre et au cours duquel ont été abordés ces enjeux éthiques. Il est ressorti de nos échanges que, dans les faits, la recherche devait toujours motiver ses choix, en l’espèce celui relatif à la durée de culture. En d’autres termes, si on entreprend de cultiver un embryon jusqu’à J+12 ou J+14, il faudra s’être demandé pourquoi ce terme et s’il se justifie scientifiquement. Malgré mon jeune âge, j’ai conscience que la science avance vite, et peut-être un jour prochain serons-nous confrontés à des questions dont les réponses ne pourront être trouvées qu’à J+15. Pour l’instant, quoi qu’il en soit, le consensus international se fait sur une durée de quatorze jours, sans que cela ait véritablement de justification rationnelle et scientifique.

En ce qui concerne enfin les voies alternatives, je préfère parler de modèles complémentaires. Le congrès que j’évoquais était organisé par The Company of Biologists, qui regroupe les meilleurs chercheurs en biologie du développement, au niveau mondial. Ils ont tous, dans leurs laboratoires, des vers de terre comme les C. elegans, des mouches ou d’autres espèces qui permettent des expérimentations impossibles chez les mammifères. Or, si ce congrès était consacré au développement humain, c’est que nous en sommes à un point aujourd’hui où, pour savoir quels sont les modèles à utiliser, pour quel type de question, il faut savoir ce qui se passe chez l’homme.

Il s’agit d’une démarche très descriptive, qui comporte assez peu d’expériences fonctionnelles mais se fonde sur l’observation, avec l’objectif de déterminer que tel processus pourra être étudié chez la souris, tel autre chez le primate, tel autre encore chez le porc ou la vache, voire chez le ver de terre. C’est la raison pour laquelle je parle de modèles complémentaires.

Une initiative internationale a d’ailleurs entrepris l’élaboration d’un Human Cell Atlas, dont l’ambition est de cartographier l’ensemble des cellules du corps humain à tous les stades de développement, pour comprendre ce qui se passe, la manière dont les maladies s’installent et mettre à disposition des chercheurs une base de connaissances qui permette de nouvelles découvertes.

M. Alain Privat. Je confirme que l’utilisation de petits primates, sur lesquels je travaille depuis des années, peut permettre d’éviter d’utiliser des embryons humains, même au stade les plus précoces du développement.

En ce qui concerne la durée de culture, on est d’abord passé de sept à quatorze jours, puis on ira ensuite jusqu’à vingt et un jours… Dans certains pays, comme la Chine ou Cuba, la situation est catastrophique : on y cultive les embryons humains pendant plusieurs semaines pour y effectuer n’importe quelles manipulations. Il y a donc tout lieu de craindre que passer d’une durée de sept à quatorze jours ne soit qu’ouvrir la porte à des durées de culture beaucoup plus longues et à des manipulations par lesquelles on franchira la ligne rouge en matière de bioéthique.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. L’embryon est donc cet amas de cellules qui se développe après la fécondation. Ce dont nous parlons ici, ce sont les embryons surnuméraires qui ne correspondent à aucun projet parental et qui sont donc destinés à être détruits après que les parents ont fait savoir qu’ils ne les utiliseraient pas. Avant leur destruction, il est possible de prélever quelques cellules dont on peut tirer des lignées de cellules souches : il s’agit des cellules souches embryonnaires.

On peut par ailleurs, prélever chez les enfants ou les adultes des  cellules de peau ou de tout autre nature, à partir desquelles on fabrique des cellules induites pluripotentielles, appelées IPS, qui sont des cellules souches pluripotentes et ressemblent, sans leur être strictement identiques, aux cellules souches embryonnaires. Elles ont néanmoins perdu une partie des propriétés des cellules souches embryonnaires, ce qui fait que, si dans certains cas elles leur sont substituables, ce n’est pas toujours possible.

Les cellules embryonnaires ont, en revanche, comme vous l’avez dit, des capacités quasi infinies de pluripotence, de prolifération et d’adaptation, et ouvrent donc des perspectives thérapeutiques bien supérieures aux cellules IPS de nourrisson ou d’adulte.

Vous nous avez cités, Professeur Peschanski, les premiers résultats déjà obtenus, dans un temps qui me semble particulièrement court, notamment en matière de développement de la thérapie génique ou à d’autres avancées thérapeutiques. Malgré ces résultats très encourageants, j’aimerais savoir quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez.

Vous avez parlé d’attaques : je présume qu’il s’agit d’attaques juridiques, dont sont coutumières certaines associations. Pouvez-vous nous préciser en quoi cela entrave votre travail et nous expliquer quelles sont les incidences financières de ces attaques pour vous ou pour l’Agence de biomédecine ? Pèsent-elles sur vos délais de recherche ou sur l’attractivité de votre discipline auprès des jeunes chercheurs ?

Pourriez-vous nous établir une comparaison avec l’étranger ? Je rappelle en effet que, pendant longtemps en France, il était interdit de produire des lignées de cellules souches embryonnaires… que l’on pouvait cependant acheter en toute légalité à l’étranger, ce qui est assez paradoxal. Je crois savoir par exemple qu’aux États-Unis, le président George W. Bush avait interdit que la  recherche sur les cellules souches soit financée sur des fonds publics, mais qu’elle se poursuivait néanmoins en catimini dans tous les laboratoires privés. C’est à mes yeux un autre exemple d’aberration qui semble montrer qu’on sacralise l’embryon humain beaucoup plus que le fœtus ou le nouveau-né, puisque je rappelle que, depuis une trentaine d’années, la recherche sur les cellules souches fœtales ou sur les cellules souches du nouveau-né est autorisée, sans que personne n’y fasse objection.

D’après vous, que pourrait-on donc faire pour lever les obstacles que vous rencontrez ? Vous avez évoqué un système déclaratif : cela signifie-t-il que, pour les cellules souches embryonnaires, une déclaration simple vous paraîtrez préférable à la procédure actuelle ?

Enfin, en ce qui concerne la recherche sur l’embryon, il me semble que nous devons tout faire pour la soutenir, car on ne peut se satisfaire éternellement des résultats sinon médiocres, du moins quantitativement peu satisfaisants, des fécondations in vitro actuelles. Non seulement c’est un problème pour les femmes et les futurs parents, mais n’oublions pas que cela a pour conséquence la production d’un très grand nombre d’embryons surnuméraires. Ceux qui s’opposent à la recherche sur l’embryon s’opposent donc, en définitive, à ce qu’on réduise le nombre de ces embryons surnuméraires, qui sont ensuite jetés par millions. Pourriez-vous nous donner des pistes permettant de faire évoluer la législation en la matière ?

M. Marc Peschanski. Les cellules souches embryonnaires humaines sont apparues dans le monde scientifique en 1998, ce qui veut dire que, depuis des années, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Israël, mais également en Suède, en Espagne et en Belgique, des équipes de recherche travaillaient  à isoler ces cellules souches embryonnaires. Je rappelle qu’en 1981 des cellules souches embryonnaires de souris avaient été identifiées et l’on savait donc qu’on allait en trouver chez l’homme.

De toute cette phase de recherche fondamentale, débutée dans les années quatre-vingt-dix et qui portait essentiellement sur les milieux de culture et les conditions de prélèvement, nos équipes ont été totalement exclues. Jusqu’à la fin 2004, quand il a enfin été possible de travailler ensemble sur les cellules souches, les seuls chercheurs à avoir pu acquérir des compétences dans son domaine sont ceux qui, comme Cécile Martinat, comme Laurent David ou moi-même, sont partis à l’étranger, dans des pays où les laboratoires avaient les autorisations nécessaires pour conduire des recherches sur les cellules souches embryonnaires.

Je corrigerai ici vos propos, monsieur le rapporteur : sous l’administration Bush, la recherche sur les cellules souches était effectivement financée par des fonds privés, mais elle ne se faisait pas en catimini, et l’université de Columbia avait d’ailleurs construit, de manière tout à fait officielle, en plein New York, un laboratoire spécifiquement dédié à la recherche embryonnaire sur les cellules souches mais qui ne bénéficiait pas des fonds fédéraux.

La France paie encore aujourd’hui le retard que nous avons pris alors et qui a empêché de nombreux techniciens, des ingénieurs, des thésards et des chercheurs de se former. Depuis 2005, nous essayons néanmoins de le rattraper, avec ce paradoxe qui ne manque pas d’étonner nos collègues étrangers, à savoir que notre retard était tel en matière de recherche fondamentale que nous avons concentré nos efforts sur la translation thérapeutique. Si bien que grâce aux travaux de M. Philippe Menasché, de Mme Anne-Lise Bennaceur-Griscelli ou des chercheurs de l’I-Stem, qui se sont appuyés sur les avancées étrangères, la France se trouve à la pointe de la thérapie cellulaire et de la modélisation pathologique : Philippe Menasché a déjà à son actif un essai complet, tandis que l’I-Stem a lancé une procédure de demande d’autorisation pour réaliser son premier essai de thérapie cellulaire.

Il y a donc aujourd’hui en France beaucoup moins d’équipes qui se consacrent aux cellules souches qu’en Grande-Bretagne, en Israël, en Belgique, aux États-Unis ou en Espagne, mais nous occupons dans la recherche translationnelle et le passage à la clinique une position avancée que nous voulons conserver. La révision des lois de bioéthique doit donc être l’occasion de nous donner les moyens d’aller jusqu’à la découverte de médicaments ou de traitements permettant de soigner les patients. Il est clair en effet que, d’ici la prochaine révision, dans sept ans, si les résultats de M. Peter Coffey, à Londres, se vérifient – et il n’y a aucune raison que cela ne soit pas le cas –, la recherche aura débouché sur la mise à disposition de nouveaux traitements sur le marché.

Mme Cécile Martinat. Les attaques contre nos projets nous ralentissent et nous fragilisent. Tout juste nommée directrice d’unité, j’ai été appelée un 13 août pour m’entendre dire que l’importation d’une lignée de grade clinique pour le développement de nos produits de thérapie cellulaire était attaquée et que nous risquions fort de ne plus y avoir accès, ce qui pouvait mettre fin à dix années de développement et d’investissements, aussi bien financiers que personnels. L’Agence de la biomédecine nous a été d’un grand soutien et je veux saluer ici son travail. Ce n’était pas mon unité qui était visée, mais bien l’Agence de la biomédecine.

Nous avons rassemblé avec elle les arguments permettant de défendre nos dossiers. Nous avons mis en avant le nombre de personnes travaillant sur ces programmes : une quinzaine, et le montant investi : plusieurs millions d’euros. Nous avons insisté sur le fait qu’une condamnation mettrait un point final au développement d’essais de thérapie cellulaire utilisant des cellules souches embryonnaires humaines en France.

Aujourd’hui, nous vivons avec une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos projets. Nous avons pris l’habitude d’appeler régulièrement l’Agence de la biomédecine pour nous enquérir des dossiers. C’en fut même comique à un moment : sachant que ces fondations nous attaquaient dans un délai de 2 mois et 28 jours, nous faisions en sorte d’éviter que l’attaque ne tombe un 15 août, puisque cela supposait de réquisitionner l’ensemble du personnel. Nous vivons toujours avec l’idée que nous allons être attaqués, nous nous y préparons et aidons l’Agence de la biomédecine à constituer les dossiers.

Nous avons évoqué les sources alternatives, dont les fameuses cellules souches induites à la pluripotence. En quoi ces IPS ne correspondent-elles pas aux cellules souches embryonnaires humaines ? Lors de la dernière révision de la loi de bioéthique, en 2011, nous avions expliqué, avec Marc Peschanski, que les IPS étaient – et restent – des sortes d’OGM, puisqu’obtenues par modification génétique.

Pour pouvoir les comparer, nous avons besoin de disposer de la source physiologique. La littérature scientifique abonde sur ce point : les IPS sont différentes des cellules souches embryonnaires humaines à tous points de vue, sur les régulations très fines du génome par exemple. Si l’on veut pouvoir travailler avec ces cellules, et nous sommes les premiers à le souhaiter, il nous faut le gold standard pour nous assurer qu’elles présentent les mêmes propriétés.

Pour revenir aux attaques, nous vivons en permanence avec la menace de voir nos projets s’arrêter du jour au lendemain et les financements que nous avons eu tant de mal à obtenir – nous consacrons la moitié de notre temps à les rechercher – cesser d’un coup.

L’Agence de la biomédecine fait un travail impressionnant. En tant que citoyenne, j’aimerais savoir combien d’argent et de temps elle consacre à la défense de ces dossiers. De toute évidence, elle n’est plus une agence de réglementation et de conseil, mais une agence qui sert désormais à se défendre d’actions au tribunal administratif. En tant que citoyenne, je comprends mal cette logique.

M. Laurent David. Pour améliorer la qualité des embryons et augmenter leur potentiel d’implantation, nous devons envisager de modifier les conditions de fécondation in vitro, comme la durée d’incubation, la température, l’hypoxie, la composition des milieux de culture, etc. Nous ne pouvons le faire que chez l’homme, et il nous faut aller plus loin que le jour 7 pour observer si ces modifications n’entraînent pas des perturbations chez l’embryon qui empêcheraient son implantation.

Bien évidemment, on ne peut pas commencer l’étude par un essai clinique. Dans le domaine de la fécondation in vitro, la mise en place de cycles randomisés – aléatoires –, où les patients ne savent pas s’ils reçoivent un processus modifié par rapport au processus standard, est très complexe et il est difficile pour les parents d’accepter de participer à un essai si aucun test n’a été pratiqué auparavant sur l’animal et si l’on ne dispose pas de moyens pour analyser ce qui peut se passer. La culture prolongée des embryons est donc un moyen d’observer ce qu’il advient lorsque l’on change le processus, si l’on est capable d’aller plus loin et de faire mieux.

Nos perspectives à moyen terme sont aussi de comprendre l’infertilité,  notamment masculine. Sa prévalence croissante ne s’explique pas par le vieillissement des gamètes – ils sont produits en permanence chez l’homme –, mais semble liée à l’environnement. Étudier les conséquences de la détérioration de la qualité des gamètes sur les nouveaux embryons entre aussi dans le spectre de la recherche sur l’embryon humain.

Pour répondre à votre question, notre souhait, c’est d’être accompagnés. Nous ne voulons pas d’une carte blanche qui nous autoriserait à faire quoi que ce soit. Comme je vous l’ai déjà dit, il existe vraiment un respect des embryons humains donnés à la recherche ; le statut est différent de tout autre cadre de recherche.

Même si nous essayons de comprendre ce qui se passe chez l’animal, les modèles de la vache, du lapin, du macaque rhésus ou des primates utilisés par M. Privat, trop différents de l’homme, ne permettent pas d’étudier le développement préimplantatoire. Un atlas des cellules humaines – Human Cell Atlas – a été constitué, afin d’éviter qu’un laboratoire ne refasse la même chose qu’un autre. Il s’agit de sanctuariser et de partager ce travail, central pour l’ensemble des équipes de recherche dans le monde.

M. Alain Privat. Pour compléter l’historique de la recherche en France sur les cellules embryonnaires humaines et sur les cellules IPS, je me souviens très précisément qu’entre 2008 et 2012, plusieurs demandes de recherche sur les IPS ont été refusées par l’Agence nationale de la recherche, au motif que l’argent devait être consacré aux programmes sur les cellules embryonnaires humaines. Ce dernier domaine a aborbé l’essentiel des investissements, ce qui explique le retard non négligeable de la France dans la recherche sur les cellules IPS.

M. Philippe Berta. Monsieur Peschanski, comment en vient-on à tester un antidiabétique comme la metformine ?

M. Marc Peschanski. Nous effectuons un criblage de médicaments. Il existe quelques milliers de molécules à l’origine des médicaments que l’on trouve dans les pharmacies ; elles ont passé un grand nombre d’étapes de recherche en toxicologie, leur concentration, leur efficacité ont été testées, elles ont été mises sur le marché – en ont été retirées parfois, mais pas en raison de leur toxicité. Elles représentent une richesse fantastique car nous pouvons les tester in vitro sur des quantités illimitées de cellules. Nous utilisons des plaques avec plusieurs centaines de puits, dans lesquels nous plaçons plusieurs milliers de cellules, exactement identiques, affectées par la mutation. Nous recherchons alors les effets de la molécule, « repositionnable ».

C’est ainsi que nous avons trouvé que le lithium agissait sur une forme d’autisme génétique ou que l’acide valproïque était efficace contre une atteinte d’atrophie visuelle. Le principe est un peu celui du chercheur d’or : nous disposons, avec nos milliers de molécules, d’un tas de sable ; nous tamisons en criblant ; nous cherchons de l’œil la pépite qui permettra de corriger un défaut enregistré dans nos cellules.

M. Philippe Berta. J’ai compris que nous étions là pour parler de pluripotence, et en aucun cas de totipotence. J’ai compris que, pour obtenir les cellules IPS, on utilise un cocktail composé de quatre facteurs de transcription. S’agit-il toujours du même ? N’a-t-on pas évolué ?

M. Alain Privat. Nous sommes passés à trois facteurs de transcription. Le facteur C-MYC a été éliminé, car potentiellement cancérigène ; il a été remplacé par une molécule chimique.

M. Laurent David. Je vous réponds en tant que responsable de la Plateforme IPS et membre du Stem Cell COREdinates, le regroupement des plateformes américaines et mondiales de recherche sur les IPS. Toutes utilisent le même cocktail et il n’existe aucune preuve que la présence de C-MYC dans la programmation pose problème ; au contraire ce facteur permet d’obtenir de bien plus grands succès, dans la mesure où l’on ne maîtrise pas toujours la qualité des prélèvements du patient.

M. Philippe Berta. J’ai cru comprendre que ces fameuses lignées cellulaires se transmettaient toujours de laboratoire en laboratoire. Mais, depuis le temps, elles ont forcément beaucoup dérivé. Sont-elles toujours soumises à autorisation ?

Mme Cécile Martinat. Oui, elles sont toujours soumises à autorisation.

M. Marc Peschanski. Je ne dirais pas qu’elles ont dérivé : une bonne partie de notre travail et de nos efforts consiste précisément à éliminer, le plus rapidement possible, les cellules qui tendent à modifier leur fonctionnement afin d’éviter que nos cultures ne changent complètement d’aspect. Il est essentiel, pour la thérapie cellulaire, que l’on maîtrise totalement les cellules que nous allons implanter chez les patients : c’est le prérequis de toute administration.

Lorsque nous recherchons des désordres dans des lignées cellulaires qui proviennent d’embryons porteurs d’un gène muté, nous essayons de mettre en évidence des modifications très subtiles à l’intérieur du fonctionnement des cellules. Si ces modifications ne survenaient pas au stade embryonnaire, il n’y aurait pas d’enfant naissant avec un désordre considérable. Nous testons ensuite les médicaments, et c’est ainsi que l’on en arrive à la metformine ou à l’acide valproïque.

M. Philippe Berta. Monsieur David, vous préconisez l’accès à une structure souple, capable de formuler des guides d’action en permanence. L’Agence de la biomédecine ne peut-elle pas en faire office et vous accompagner au quotidien pour vos besoins de recherche ?

M. Laurent David. Il nous paraît en effet souhaitable qu’une expertise scientifique soit développée au sein de l’Agence de la biomédecine pour ces projets. Elle pourrait aussi juger, avec des vétérinaires, de la pertinence de moyens alternatifs ou complémentaires.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. La loi de bioéthique du 7 juillet 2011 a prévu que les recherches sur l’embryon pouvaient être autorisées à titre exceptionnel, pour développer les soins au bénéfice de l’embryon ou pour améliorer les techniques d’assistance médicale à la procréation ; ces études ne doivent pas porter atteinte à l’embryon.

Jusqu’à quel jour du développement ces études ne portent-elles pas atteinte à l’embryon ? Quelles améliorations peut-on apporter à la loi sous ces conditions ?

On peut parfois se poser la question de la limite entre savant fou et scientifique génial : ainsi, la thérapie génique, au-delà de ses aspects positifs, peut générer des peurs. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Laurent David. Cela figure dans l’avis du CCNE, mais nous souhaitons que cela soit clarifié : les embryons sur lesquels on fait de la recherche fondamentale ou translationnelle doivent avoir un statut différent des embryons sur lesquels on fait de la recherche clinique ou un transfert. Ce que l’on fait en recherche fondamentale ou translationnelle n’est jamais suivi d’un transfert. C’est une ligne rouge, qui doit figurer dans la loi.

À J+14, il ne semble pas qu’il existe déjà des cellules capables de « penser » ou de « souffrir » – pour vulgariser au maximum. Mais en l’état des connaissances, c’est une limite que les chercheurs s’interdisent de passer.

Cette limite a des conséquences sur d’autres types de recherches, à partir d’IPS, par exemple. La création de mini-organes, comme un mini-foie à partir de cellules de foie, de cellules sanguines et de cellules immunitaires, permet de mieux comprendre cet organe humain. Lorsqu’il s’agit d’un mini-cerveau, la question se pose de la comparaison avec la recherche sur l’embryon.

L’existence d’un jour limite, comme en Grande-Bretagne, ne bloque pas tant la recherche sur l’embryon humain – puisque les chercheurs s’interdisent de toute façon d’aller au-delà du quatorzième jour –, que le développement de ces modèles cellulaires complémentaires. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Britanniques essaient désespérément de supprimer cette limite de 14  jours et que les Américains tentent de séparer le régime de la recherche sur l’embryon de celui de la recherche sur les modèles cellulaires. Les modèles cellulaires ne sont pas des embryons, ils ne peuvent donner naissance à un enfant, mais ils permettent d’avoir accès à cette fenêtre développementale à partir d’IPS ou de cellules souches embryonnaires, ce qui est impossible chez l’homme.

Mme Cécile Martinat. Je voudrais revenir sur l’expression « savant fou ». Nous en sommes à la cinquième révision de la loi de bioéthique et le message que nous essayons de faire passer depuis le début est toujours aussi simple : nous ne voulons pas faire n’importe quoi ; nous voulons de l’encadrement ; nous voulons avoir accès à un comité d’éthique qui puisse nous renseigner sur les lignes rouges ; nous voulons aider à rédiger ces lignes rouges. Nous souhaitons justement que des garde-fous soient posés et des barrières érigées. Je ne pense donc pas que l’on puisse parler de « scientifiques fous ».

 Les termes de la loi de 2013 sont très précis, et c’est ce qui a fait que nos programmes de recherche ont été attaqués. C’est un écueil à éviter. La loi doit prendre en compte les avancées scientifiques et prévoir des comités d’éthique qui encadreront la recherche. Monsieur Touraine, vous avez évoqué un système de déclaration simple. Pour ma part, j’apprécie beaucoup le système belge : des comités éthiques locaux, affiliés à chacune des universités, aident les équipes de recherche à monter leurs projets et à percevoir les limites à ne pas dépasser ; quant à la loi, elle est très permissive.

M. Marc Peschanski. Dans bon nombre des domaines dans lesquels travaillent les chercheurs, en particulier les biologistes, l’adoption d’une loi de bioéthique n’a pas été nécessaire. Une réglementation a été établie en prévoyant des limites, des contrôles et des validations qui ont été introduites tout naturellement par la communauté scientifique, parfois avec le soutien de comités extérieurs.

Je citerai deux exemples emblématiques. Dans le premier laboratoire où j’ai exercé, nous travaillions sur la douleur. Les tiroirs – bien fermés – contenaient du LSD, une substance dont nous avions besoin pour tester son efficacité pharmacologique. Il va de soi que la réglementation encadrait le laboratoire, habilitait tel et tel chercheur à manipuler le LSD et à le commander auprès de sources spécifiques. Quiconque serait sorti du laboratoire avec du LSD dans sa poche aurait immédiatement atterri en prison. Autrement dit, nous n’avions pas besoin de la loi de bioéthique puisqu’une réglementation existait – et existe d’ailleurs toujours, certains laboratoires travaillant par exemple sur la morphine.

Deuxième exemple, proche de la manière de travailler sur les cellules souches : le droit à l’expérimentation animale. Nous avons le droit de travailler sur des animaux lorsque les laboratoires, régulièrement inspectés, ont reçu une accréditation à ces fins et lorsque les chercheurs concernés ont personnellement reçu une formation leur permettant d’être accrédités, mais aussi après avoir déposé les programmes de recherche auprès d’un comité d’éthique qui les a évalués et a délivré une autorisation signée par le ministère de la recherche. En somme, le cadre réglementaire, en l’absence de loi de bioéthique sur la question, suffit à autoriser les chercheurs à tuer des animaux, ce qui est interdit à toute autre personne – à l’exception des services de dératisation.

Pour des raisons évidentes, la recherche doit parfois s’aventurer sur des terrains inconnus. C’est précisément la raison d’être des chercheurs que d’explorer des terrains non balisés pour lesquels il ne peut pas exister de loi puisque l’on ignore encore ce que l’on y trouvera. On nous demande d’aller sur ces terrains et d’en ramener des connaissances. La limite qui nous est demandée dans ce cadre est la suivante : ne pas imposer à l’espèce humaine, de manière directe ou indirecte, quelque chose qui modifiera son mode de fonctionnement et de vie en société.

Les chercheurs reçoivent une autorisation intrinsèque à leur travail. Elle doit être accordée en fonction des validations données aux chercheurs après qu’ils ont passé les contrôles et examens nécessaires, et que la communauté scientifique elle-même a exercé un contrôle bien plus fin et puissant que n’importe quelle structure extérieure.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. En effet, ce n’est pas en voulant améliorer la bougie qu’on a découvert l’électricité !

Quoi qu’il en soit, je réaffirme mon respect sans réserve pour les scientifiques qui nous tirent très souvent vers le haut. J’ai évoqué les savants fous pour que vous nous rassuriez, ce que vous avez fait.

Que pouvez-vous nous dire de la thérapie génique ?

M. Alain Privat. Les travaux de Mmes Doudna et Charpentier nous ont permis de réaliser de grands progrès. Elles ont mis au point la technique du CRISPR-Cas9, grâce à laquelle il est possible d’effectuer de petites excisions du génome et de remplacer un gène par un autre – pour dire les choses simplement. Cela mérite cependant d’être encadré parce que là encore, toutes les dérives sont possibles. Certes, il s’agit d’un outil thérapeutique extraordinaire. À mon sens, ces deux chercheuses seront bientôt récompensées par le prix Nobel, qu’elles méritent pleinement. Il faut néanmoins encadrer strictement cette technique qui ouvre la porte à des dérives graves et à une modification du génome d’individus. Il faudra certainement légiférer. Or, on sait que dans certains pays – la Chine, une fois de plus –, des manipulations sont effectuées sur des cellules humaines, voire des cerveaux humains, avec ces outils très faciles à utiliser – il suffit en effet d’une salle blanche et de deux ou trois personnes formées. Il faut y être très attentif et, encore une fois, une loi sera sans doute nécessaire.

Mme Blandine Brocard. Pardonnez-moi de vous poser des questions de béotienne, mais je ne saisis pas encore à quel stade on passe d’une simple cellule née de la fécondation première à un embryon. Combien de jours vit une cellule souche avant le stade de l’embryon ? Vous avez évoqué un délai de sept jours avant implantation dans l’utérus. Pourquoi ces sept jours ? Que pourrait-on trouver entre le septième et le quatorzième jour, voire au-delà ? Les chercheurs s’interdisent encore d’aller plus loin, mais le souhait n’existe-t-il pas de dépasser ce délai ?

Deuxième question : pourquoi faites-vous ces recherches ? Pour soigner et pour guérir, bien entendu. Votre fonction, comme le disait M. Peschanski, consiste à explorer des terrains non balisés pour en ramener des connaissances. Au-delà de leur fonction curative, les découvertes que vous faites ne risquent-elles pas de nous entraîner dans la direction d’un homme augmenté ? Ne peut-on pas aller au-delà des soins pour fabriquer des surhommes ? Vous faites confiance aux limites que les chercheurs s’imposent à eux-mêmes, mais tout le monde n’est pas comme vous. Je comprends que l’expression « chercheur fou » vous froisse, mais il n’appartient pas qu’aux seuls chercheurs de fixer les lignes rouges de leur propre action.

M. Laurent David. Ne mélangeons pas les travaux. C’est pour cela que nous souhaitons faire une distinction entre les embryons destinés à la recherche et ceux destinés aux travaux cliniques. Faire des découvertes, par exemple l’édition du génome pour comprendre le développement pré-implantatoire, voilà mon travail ; déterminer si la société française s’en sert et les applique, voilà votre travail. C’est cette distinction que nous voulons mettre en lumière : à chacun sa part du travail. Non, nous ne souhaitons pas aller plus loin. Non, nous ne sommes pas tentés de faire des choses interdites. Nous exerçons notre travail de la manière la plus consciencieuse et transparente qui soit. Peut-être manque-t-il encore de transparence ; c’est sans doute ce qui a motivé le débat sur la recherche sur les cellules souches dans le grand public.

Venons-en aux stades de la cellule. Au début, la cellule après fécondation est unique. Au terme de trois cycles de division, elle s’est transformée en huit cellules équivalentes ; il est possible de faire un individu complet avec chacune d’entre elles. Puis survient une première différenciation : les cellules extérieures acquièrent des caractéristiques moléculaires qui leur permettent de produire du placenta – nécessaire pour interagir avec la mère – au septième jour, tandis que les cellules intérieures perdent cette capacité de produire du placenta mais conservent la capacité de produire l’ensemble des tissus fœtaux. Le passage de l’embryon au fœtus se produit lors de l’organogenèse, c’est-à-dire au début de la mise en place des organes – le cœur, le système nerveux central, et ainsi de suite. Au septième jour, les cellules pluripotentes, encore très précoces, ne peuvent pas encore produire d’ébauches de tissus différenciés ; elles ne sont pas spécialisées et peuvent tout faire. Or, il est nécessaire d’accéder à ce qui se passe ensuite pour produire des cellules de foie destinées à être injectées à des patients souffrant d’insuffisance hépatique aigüe et en état de surdose de paracétamol, par exemple, ou encore pour produire des cellules de la rétine, des cellules neuronales et tout autre type de cellule. C’est cette partie que nous peinons à comprendre chez l’homme et qui nécessite dans certains cas de disposer de modèles cellulaires issus de la deuxième semaine de développement, c’est-à-dire entre l’implantation et le fœtus.

C’est pourquoi nous souhaitons qu’un suivi de ces recherches soit réalisé, moyennant une déclaration nous permettant d’utiliser ces cellules souches embryonnaires. La loi française n’interdit pas aux chercheurs d’utiliser des cellules souches pluripotentes induites (IPS) – trop nouvelles pour figurer dans la loi – afin de fabriquer des chimères interespèces. L’avons-nous fait ? Non. Souhaitons-nous le faire ? Oui si cela semble pertinent au regard de telle ou telle question scientifique, mais nous ne le ferons pas sans que nos pairs s’accordent sur le fait qu’il n’existe aucune autre alternative sur le plan intellectuel. Il est également possible ou presque de produire des gamètes, des ovules et des spermatozoïdes à partir des IPS. Pourtant, nous n’avons jamais entrepris de provoquer des fécondations au moyen de telles cellules. En effet, si la création d’embryons est interdite, les étapes antérieures ne le sont pas.

C’est pour cela qu’un comité de suivi est nécessaire afin de contrôler ces questions éthiques sensibles, qui se posent tant pour les IPS que pour les cellules souches embryonnaires. Sur le plan international, la distinction ne se fait guère entre les unes et les autres. L’enjeu est celui de la pluripotence – la capacité à tout faire.

M. Marc Peschanski. Vous avez parfaitement raison, madame la députée, de nous interroger dans des domaines que vous ne maîtrisez pas, et je me félicite de votre présence : il est remarquable, en effet, que vous preniez le temps de nous écouter sur des sujets très pointus  et que vous vous attachiez à les comprendre avant de vous prononcer sur la loi de bioéthique. Je vous invite d’ailleurs, ainsi que tous vos collègues, à venir visiter l’I-Stem afin de mieux saisir la nature de nos travaux et de nos objectifs : vous n’y verrez pas que des microscopes et autres boîtes de Petri mais aussi de très gros robots avec lesquels nous pouvons déjà travailler sur ces cellules de manière industrielle.

Laurent David a décrit le processus par lequel les cellules souches embryonnaires se séparent des cellules qui forment le placenta. Au moment du prélèvement, il s’en trouve une cinquantaine tout au plus : nous sommes très loin d’un individu déjà différencié. Il ne s’agit pas même d’un amas de cellules mais de quelques-unes seulement dont on parvient à extraire une cellule qui devient « immortelle ». Autrement dit, elle cesse de suivre le cours normal de son évolution, qui la conduirait par exemple à devenir une cellule de peau ou une cellule nerveuse, pour entrer dans un cycle permanent de reproduction par scissiparité. En ce qui nous concerne, la dernière lignée cellulaire obtenue à partir d’un embryon porteur d’une maladie génétique date de 2009 ou 2010. En clair, nous sommes loin de passer notre temps à créer des lignées de cellules souches embryonnaires. Il est vrai que les premières provenaient de l’étranger puisqu’il était interdit de les dériver en France, mais dès que ce droit a été ouvert, nous avons produit plusieurs dizaines de lignées, pour l’essentiel à partir d’embryons issus d’un diagnostic pré-implantatoire, c’est-à-dire non conservés pour la gestation en raison de défauts génétiques. Pourquoi n’en avons-nous pas besoin ? Parce qu’il suffit d’une lignée cellulaire pour produire des milliers de milliards de cellules identiques. Cela nous arrange d’ailleurs de ne pas multiplier les lignées. De ce fait, nous conservons dans les cuves d’azote de l’I-Stem des cellules provenant de la lignée H-1 – pour « Human 1 », une idée de nos collègues américains – issue du premier embryon à partir duquel ils ont dérivé des cellules en 1998 ; à l’époque, ils en ont produit des milliers de milliards qu’ils ont distribuées à tous les chercheurs du monde entier qui souhaitaient travailler sur les cellules souches embryonnaires.

J’insiste : nous ne dérivons pas constamment de nouvelles lignées à partir de nouveaux embryons. Cela fait même plusieurs années que nous ne l’avons pas fait, car nous n’en avons pas eu le besoin. Dans le domaine de la thérapie cellulaire, en particulier, nous travaillons sur une lignée qui a été dérivée en 2009 en Écosse dans des conditions très particulières qui régissent les cellules utilisées pour l’homme.

Les cellules souches pluripotentes induites, quant à elles, nous intéressent depuis l’origine, et nous en avons fait profiter toute la communauté scientifique française. Étant spécialistes des cellules souches embryonnaires, nous savions cultiver ces cellules pluripotentes qui exigent une certain habileté et des manipulations sophistiquées, selon des règles strictes de contrôle de qualité. Lorsque le Pr Yamanaka a mis au point les quatre facteurs ouvrant la voie à la production de lignées cellulaires, nous avons créé une école et formé entre 2008 et 2012 vingt-cinq chercheurs dans toute la France – à Montpellier, à Nantes, à Marseille et ailleurs – à raison de trois mois de stage pour qu’ils apprennent à cultiver des cellules induites à la pluripotence, grâce à des financements de l’AFM-Téléthon – qui finance également l’essentiel de nos travaux sur les cellules souches embryonnaires.

Mme Cécile Martinat. Si nous avons créé la Société française de recherche sur les cellules souches, c’est, entre autres raisons, pour alerter la communauté scientifique mais aussi le grand public sur les bénéfices de cette recherche et sur ses dangers. À l’époque, un article paru dans la revue internationale Cell nous avait choqués : il révélait le nombre de cliniques clandestines où il est possible, aux États-Unis, de se faire injecter tout et n’importe quoi. Au même moment, deux articles scientifiques décrivaient des patients qui avaient reçu des cocktails de cellules incroyables. Nous nous sommes alors dit qu’il fallait sensibiliser la société et mieux communiquer avec le grand public pour expliquer quelles doivent être les limites de ce domaine de recherche. Il n’était pas question d’injecter n’importe quoi à n’importe qui. Autrement dit, nous sommes pleinement conscients des dangers qui existent.

Nous voulons une réglementation plus intelligente qui tienne davantage compte des avancées et qu’en contrepartie, le débat éthique soit plus nourri. M. Peschanski vous a invités à l’I-Stem ; je vous invite quant à moi à la prochaine réunion de la FSSCR à Nantes : nous faisons toujours en sorte de prévoir une session éthique pour sensibiliser la communauté scientifique à ces questions. En l’occurrence, nous avons demandé au Comité consultatif national d’éthique de venir nous présenter son avis.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie.


– 1 –

Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) – M. Éric Chenut, administrateur, et M. Alexandre Tortel, directeur adjoint des affaires publiques

Mardi 16 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous débutons aujourd’hui nos auditions en accueillant des représentants de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF), organisation professionnelle qui regroupe de nombreuses mutuelles. Son président, Thierry Beaudet, n’a pu, pour des raisons de santé, nous rejoindre, mais nous avons le plaisir de recevoir M. Éric Chenut, administrateur, et M. Alexandre Tortel, directeur adjoint des affaires publiques. Je vous remercie d’avoir accepté de venir vous exprimer devant nous.

La FNMF a publié une contribution aux débats menés lors des États généraux de la bioéthique, où vous avez notamment abordé les thèmes de l’intelligence artificielle, des données de santé et de la santé environnementale. Nous souhaiterions connaître votre approche sur ces sujets, qui présentent une importance majeure dans la perspective de la révision de la loi de bioéthique.

Je vous donne la parole pour un exposé liminaire, après quoi nous en viendrons à un échange sous forme de questions et de réponses. Je rappelle que nos débats sont filmés et enregistrés.

M. Éric Chenut, administrateur de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF). Nous vous prions, tout d’abord, d’excuser notre président, Thierry Beaudet, et nous vous remercions pour votre invitation : nous sommes très honorés de venir présenter les positions de la Mutualité française, qui a souhaité, à l’occasion de la révision de la loi de bioéthique, faire part de sa réflexion et de ses positions afin de contribuer au débat social et de participer à l’élaboration de ce que nous espérons être un consensus sur un certain nombre de questions éthiques essentielles dans les champs médical, technique, technologique et scientifique.

Nous avons mené cette réflexion dans le cadre de la FNMF, mais certaines mutuelles ont également conduit leur propre réflexion, comme la Fédération des mutuelles de France (FMF) et la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN), par habitude voire par tradition. C’était la première fois que nous organisions un tel exercice au niveau de la FNMF, et nous l’avons prolongé lors de notre congrès, auquel a notamment participé le professeur Delfraissy. Nous entendons continuer sur cette voie bien au-delà de la seule révision de la loi de bioéthique : il nous paraît absolument nécessaire de contribuer à une forme d’éducation populaire, civique et citoyenne, via les 36 millions de personnes que nous protégeons dans le cadre de nos mutuelles de santé et des services de soins et d’accompagnement mutualistes. Un certain nombre de questions éthiques se posent et nous souhaitons contribuer à la réflexion.

Notre contribution est structurée autour de cinq axes qui nous paraissent absolument essentiels.

Le premier principe est de contribuer à l’émancipation de nos concitoyens : qu’ils soient de simples assurés sociaux, des patients ou des personnes malades en situation de handicap ou de dépendance, ils doivent bénéficier de tous les éléments leur permettant de faire ce qu’ils considèrent comme étant le bon choix pour eux, d’avoir le bon soin au bon moment, de se prononcer sur les thérapeutiques qui les concernent, de prendre leurs décisions au sujet de l’usage des données, et d’utiliser ou non l’intelligence artificielle. Sur toutes ces questions, comme sur celle de la fin de la vie, les citoyens doivent être responsables et pleinement maîtres de leurs décisions.

Le deuxième principe est peut-être consubstantiel à ce que nous sommes – nous n’avons pas de but lucratif, mais nous restons des assureurs : il nous paraît absolument fondamental de bien appréhender l’aléa et de réhabiliter la notion de risque. Compte tenu du principe de précaution et de la volonté, bien légitime chez nos concitoyens, d’avoir une société de plus en plus sûre, la question du risque effraie et on ne l’explicite pas suffisamment. Tout progrès génère du risque : c’est par une meilleure maîtrise et par une indemnisation, le cas échéant, qu’il faut traiter le sujet. Un certain nombre de techniques nouvelles, telles que l’intelligence artificielle, sont évidemment porteuses de risques. Il faut les encadrer, en étant conscient qu’elles vont permettre de réaliser des progrès formidables, notamment parce qu’elles nous donnent des possibilités nouvelles, et potentiellement déterminantes, pour accompagner les soins. Il faut retravailler sur la question du risque dans le cadre du débat politique.

Le troisième principe concerne les solidarités. Si l’on ne garantit pas un égal accès aux nouvelles technologies et si le progrès n’est pas partagé et accessible à l’ensemble de la population, ou à tout le moins au plus grand nombre, on va créer des inégalités supplémentaires et le sentiment d’appartenance sociale se délitera encore plus. Ce serait extrêmement dévastateur, notamment sous l’angle de l’appétence démocratique de nos concitoyens.

Le quatrième principe est précisément celui de la démocratie, de la participation à la décision. Notre format mutualiste et notre appartenance à l’économie sociale et solidaire font que nous sommes démocratiques par nature. Les assurés sociaux qui ont adhéré aux mutuelles participent à leur chaîne de décision et à la désignation de leurs représentants. Nous sommes très sensibles à cette dimension : c’est aussi la participation des adhérents à nos instances et à notre gouvernance qui nous permet d’être très directement en prise avec les préoccupations, les interrogations mais aussi les craintes de nos concitoyens. C’est ce qui nous a conduits à nous emparer de certaines questions et à les traiter avec autant de sérénité que possible. Sur des sujets d’éthique tels que la procréation médicalement assistée (PMA), qui a fait l’objet d’une réflexion dans le cadre de certaines mutuelles, en particulier la MGEN, on doit travailler sereinement, sans heurter les uns ou les autres mais au contraire en faisant émerger des lignes de consensus. Il nous paraît absolument fondamental de contribuer, à notre place, qui est celle des acteurs de la société civile, à l’émergence d’un débat apaisé.

Le dernier principe, qui est également consubstantiel aux mutuelles, est celui de la non-lucrativité : à nos yeux, les questions de santé sortent du champ commercial. Il nous paraît tout à fait essentiel de créer les conditions de l’accès du plus grand nombre à la santé et de conforter le droit constitutionnel à la santé dans un cadre non-lucratif.

En ce qui concerne les données, le principe que nous mettons en avant est la garantie du libre choix et du consentement des assurés sociaux. La solidité de leurs connaissances dans ce domaine et celle de leur consentement sont une condition nécessaire pour le bon usage des données. Des expériences d’utilisation « qualitative » ont été réalisées, notamment aux États-Unis avec l’initiative Blue Button. Ce type de solutions nous semble pertinent : il faudrait peut-être réfléchir à les dupliquer, sans que ce soit à l’identique car il faut assurer une adaptation à notre contexte réglementaire et législatif, en particulier la loi « Informatique et libertés » et le règlement général sur la protection des données (RGPD), que nous devons à l’Union européenne. On doit aussi faire en sorte de donner aux élèves et à nos concitoyens en général, dans le cadre de leur formation, la capacité d’utiliser les données d’une manière qui soit aussi éclairée et utile que possible pour leur santé et leurs choix de vie.

Pour ce qui est de l’intelligence artificielle, deux principes nous semblent essentiels. Il y a d’abord celui de la loyauté : ceux qui élaborent les algorithmes doivent s’engager très clairement à ce que les données soient utilisées de la manière qui est annoncée. Il ne doit pas y avoir d’utilisation cachée. Le principe de la transparence nous semble, par ailleurs, absolument nécessaire pour répondre au besoin de confiance. Beaucoup de nos concitoyens sont aujourd’hui inquiets, de manière légitime au regard d’un certain nombre d’éléments. Si l’on veut que les progrès soient bien utilisés, on doit conforter le sentiment de confiance. Sans cela, il ne peut pas y avoir de démocratie, et la relation avec les soignants et d’autres acteurs, comme les mutuelles, risque de se déliter. Il faut créer les conditions d’un écosystème favorable au progrès technique, à la recherche et à tout ce qui pourra être utile pour arriver à de meilleures connaissances et à une meilleure personnalisation des accompagnements, de la prévention et de l’accès au dépistage. Tous ces éléments peuvent être des facteurs formidables de réduction des inégalités, et il faut donc les prendre en compte. En tant que fédération de la mutualité française, nous restons résolument confiants, même si nous sommes très attentifs aux risques potentiels, dans la possibilité d’accompagner nos concitoyens pourvu que l’on mette en place une éducation au numérique et à ses enjeux sur le plan de la santé.

M. le président Xavier Breton. Merci pour votre propos liminaire. Vous nous avez dit qu’il est important de développer la participation citoyenne sur les questions de bioéthique. Dans sa contribution aux débats des États généraux, la FNMF a souligné qu’il est essentiel de développer la formation et la sensibilisation citoyennes à la protection et à la compréhension des données qui sont produites. Selon vous, quelle forme devrait prendre cette formation ? Existe-t-il déjà des expériences en la matière ?

M. Éric Chenut. Le premier élément consiste à former les citoyens en devenir que sont les élèves. Un volet extrêmement important de la stratégie nationale de santé est ainsi consacré au parcours éducatif de santé. On pourrait y inclure un volet relatif à l’éducation au numérique pour faire en sorte que les élèves soient informés et sensibilisés, au fur et à mesure de leur cursus, à la question des données que l’on produit, notamment sur les réseaux sociaux – un certain nombre de données de santé peuvent y être produites sans que l’on s’en aperçoive. La MGEN, que je connais bien puisque j’en suis le vice-président délégué, a développé un programme d’éducation numérique (ProgEN) avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et d’autres acteurs. Ce programme, qui est soutenu par l’Éducation nationale, est développé à titre expérimental dans quelques académies. Le but est d’apprendre aux élèves le bon usage, d’essaimer les bonnes pratiques. C’est un point qui nous paraît absolument essentiel.

Par ailleurs, il n’y a pas que les élèves et les jeunes : on doit faire en sorte qu’il n’y ait pas de rupture numérique dans l’ensemble de la population. Il faut donc imaginer d’autres programmes du même type, en particulier pour ceux qui sont les plus éloignés du numérique. Les initiatives développées par le secrétaire d’État Mounir Mahjoubi nous paraissent aller dans le bon sens – je pense en particulier aux « Pass numériques ». La question de la santé pourrait utilement y être intégrée.

M. le président Xavier Breton. Votre contribution met en avant une initiative américaine de « divulgation intelligente » qui permet aux patients de télécharger leur historique sur un support sécurisé et ensuite, selon les besoins, de choisir de communiquer leurs données de santé aux acteurs de la chaîne de soins. Un tel dispositif nécessite un consentement libre et éclairé des patients, sans qu’il y ait pression sur eux. Comment pourrait-on garantir que ce soit le cas ?

M. Alexandre Tortel, directeur adjoint des affaires publiques de la FNMF. Ce dispositif fait partie de ceux qu’il faudrait adapter à notre contexte, comme l’a souligné M. Chenut. Le Conseil national du numérique a ainsi évoqué le déploiement d’un Blue Button à la française : ce sujet fait partie des réflexions actuelles.

En ce qui concerne le consentement éclairé, la CNIL a mis en place une doctrine au sujet du dossier médical personnel (DMP) : quand des éléments sont versés, il faut vérifier que la personne a librement consenti à leur transmission. Le RGPD, qui est en vigueur depuis peu de temps, a par ailleurs vocation à s’appliquer aux données de santé. Il existe donc un cadre juridique susceptible d’apporter des garanties. Comme ce cadre reste néanmoins assez formel, nous relions cette question à celle de l’éducation. Que veut dire, concrètement, consentir ? Sait-on à quoi vont servir les données que l’on va transmettre, par exemple le nombre de pas parcourus chaque jour ? Il y a un véritable effort à réaliser pour assurer une bonne compréhension de la transmission des données de santé. Cela vaut pour un Blue Button à la française, pour le DMP, mais aussi pour l’ensemble des éléments de prévention. Demain, celle-ci sera intimement liée aux objets connectés et aux applications : l’appréciation de la santé ne pourra pas être déconnectée des enjeux du numérique. L’encadrement juridique est aujourd’hui assez bien établi en France. Il a une dimension extraterritoriale qui fait que la réglementation s’applique aussi à des entreprises non-européennes qui collectent des données de santé en France. Mais au-delà, nous voyons un vrai enjeu en termes de formation et de sensibilisation. Le cadre juridique est plutôt protecteur, mais il faut travailler sur les enjeux de l’éducation et de la compréhension.

M. le président Xavier Breton. Outre les questions relatives à l’intelligence artificielle et aux données de santé, votre contribution aux États généraux traitait de la santé environnementale et de son impact. Est-il nécessaire d’intégrer cette préoccupation dans la loi de bioéthique et de quelle manière faudrait-il s’y prendre ? Avez-vous développé une réflexion sur ce sujet ?

M. Éric Chenut. L’ensemble des acteurs constate que les différences de catégories sociales renforcent les inégalités, notamment en matière d’accès à la santé et d’exposition aux risques. Dans ce contexte, il est d’autant plus important d’aller vers nos concitoyens qui vivent dans les conditions les plus précaires et les plus difficiles : il faut leur donner accès aux meilleures pratiques, à un meilleur environnement en matière de logement et à de bonnes informations, en particulier en ce qui concerne la pollution de l’air et les problématiques liées à l’environnement dans le cadre du travail. Il y a un besoin d’information, mais aussi de mobilisation de l’ensemble de la chaîne des acteurs publics, de l’État jusqu’aux collectivités territoriales, en associant bien sûr à cet effort des acteurs tels que l’assurance maladie et les assureurs complémentaires, notamment les mutuelles, afin qu’un certain nombre de bonnes pratiques puissent essaimer. Le premier élément est l’information : il faut que nos concitoyens soient éclairés et qu’ils puissent ainsi faire les meilleurs choix possibles. Pour celles et ceux qui n’ont pas toujours les moyens économiques de s’extraire de situations difficiles, il faut aussi réfléchir à des dispositifs de solidarité nationale permettant de les accompagner, de faire évoluer leur cadre de vie et de faire en sorte que la première des inégalités, celle qui concerne l’espérance de vie, se réduise. Il y a aujourd’hui 13 ans d’écart entre les différentes catégories socioprofessionnelles, ce qui nous semble difficilement acceptable. Je précise que la dimension environnementale joue un rôle significatif dans ce domaine.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie pour votre présentation et pour le travail conduit par la Mutualité. Nous en connaissons la qualité et nous inspirons volontiers de vos rapports.

Je reviendrai tout d’abord sur l’importante question de l’intelligence artificielle et des données de santé. Vous indiquez que le développement du numérique doit être centré sur le patient ; nous sommes tous d’accord. Le climat de confiance doit être réciproque, bien sûr. Mais comment se protéger d’un risque d’exploitation commerciale excessive ? Beaucoup d’objets connectés de toute nature se développent, dont certains sont très utiles, d’autres moins… Bien entendu, ces derniers ne seront pas remboursés, mais la pression des commerciaux sur les patients risque de laisser croire à ces derniers qu’il est indispensable de s’équiper. Un harcèlement risque de se mettre en place, sans doute ciblé sur les personnes atteintes de maladie chroniques, si elles peuvent être identifiées du fait de leurs maladies.

En outre, nous souhaiterions que nos concitoyens soient protégés contre une surveillance excessive et un conditionnement des soins et des remboursements sur la base de critères liés à leur mode de vie, à l’observance thérapeutique ou aux prescriptions d’hygiène de vie. Cela serait contraire à notre conception de la liberté, de l’autonomie et de la responsabilité individuelle. Je sais que vous partagez ces valeurs. Comment concilier l’accès indispensable aux données de santé et cette liberté ? L’accès à ces données n’est pas suffisamment développé dans notre pays. Ainsi, il est préjudiciable que les médecins n’aient pas accès à la totalité du DMP ; cela aboutit à des examens superflus et à l’oubli des données de santé antérieures.

L’exploitation de ces données est donc fondamentale, mais nous souhaiterions éviter les dérives. Deux solutions sont envisageables : un encadrement a priori ou des pénalités appliquées a posteriori, comme dans certains pays du nord de l’Europe, plutôt libéraux mais dans lesquels les sanctions sont extrêmement lourdes, et donc dissuasives, pour ceux qui entravent les règles de protection des individus. Ainsi, si un employeur cherche à se procurer des informations sur un de ses employés, une telle pénalité sera dissuasive. Quelle solution faut-il privilégier selon vous ? Un encadrement a priori ou des sanctions a posteriori ?

M. Éric Chenut. Nous avons parlé de la formation et de l’éducation de nos concitoyens, et plus particulièrement des jeunes. Mais la formation à l’utilisation du numérique et des objets connectés doit également être largement renforcée au sein de la formation initiale et continue des médecins et des professionnels de santé, notamment dans le cadre de leur développement professionnel continu (DPC). Ainsi, ils pourront convenablement conseiller et orienter les patients, en espérant que les dérives que l’on a connues sur les médicaments avec les visiteurs médicaux ne se reproduiront pas.

De telles formations permettront de promouvoir les bons usages et d’éviter les mésusages ou des approches trop marketées. Elles participeront à la bonne information des patients, notamment ceux porteurs de pathologies chroniques, qui sauront ainsi si un équipement est plus intéressant qu’un autre. Les recommandations des agences ou des autorités publiques seront également utiles pour valider l’intérêt de ces dispositifs médicaux.

Un encadrement a priori sur la base de règles claires et fermes me semble nécessaire pour garantir la confiance. Les assurés sociaux doivent être certains que leurs données ne seront pas utilisées péjorativement et que les dispositifs médicaux proposés et remboursés sont sûrs, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui.

La dimension qualitative de l’information est absolument essentielle. Un encadrement a priori n’est probablement pas suffisant : des sanctions sont nécessaires quand les dérives surviennent, quand les mésusages sont péjoratifs pour les patients – une personne qui a besoin d’un prêt, un salarié dans une entreprise, etc. Toutes les récupérations malveillantes de données doivent être sanctionnées très durement, tant au plan civil que pénal, sous peine de rendre impossible la confiance. Un cadre clair et ferme posera les grands principes éthiques de cette nouvelle civilisation de la confiance, tout en prévoyant des sanctions fortes si le cadre n’est pas respecté.

Pour autant, une hyper-réglementation a priori risque de freiner l’innovation, l’expérimentation et la recherche. Donnons-nous la possibilité d’évoluer, afin que notre pays et tous les acteurs économiques et industriels, ainsi que ceux du monde de la recherche et du monde universitaire puissent travailler de concert et trouver de nouvelles solutions.

Le futur projet de loi doit poser les grands principes de cette confiance dans la recherche-développement. Au-delà de la qualité de ses chercheurs et de ses industriels, la France dispose de formidables atouts par rapport à d’autres pays. Elle possède des bases de données exhaustives, administrées par l’assurance maladie. Une utilisation intelligente et bienveillante de ces informations nous permettrait de bénéficier de quelques longueurs d’avance. Il serait dommage de priver notre pays de cette opportunité.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Nous avons assisté aux États généraux de la bioéthique, qui interviennent désormais tous les sept ans, précédant chaque révision de la loi de bioéthique. Nous nous rendons compte que cette périodicité ne correspond plus à la rapidité d’introduction des nouvelles techniques et des nouvelles questions liées à ces innovations.

En outre, nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à se mobiliser lors des États généraux, mais trouvent surprenant que cette mobilisation n’intervienne que tous les sept ans. Le président de la mission et moi-même souhaitons proposer que les révisions interviennent tous les cinq ans – une fois par mandat – mais également créer une structure permanente – de type délégation parlementaire – qui offrirait un cadre à cette réflexion bioéthique, en publiant chaque année un rapport sur un sujet d’actualité. Cela vous parait-il de nature à répondre aux critiques formulées, notamment celle concernant notre approche encore trop paternaliste, empêchant une véritable coproduction législative ? Cette solution permettrait-elle à nos concitoyens de se sentir vraiment acteurs ?

M. Éric Chenut. Tout ce qui permettra d’engager un débat citoyen éclairé et permanent me semble positif. Notre pays manque de culture scientifique et technique. Certains sont informés et éclairés du fait de leur formation ou de leur activité professionnelle, mais l’ensemble de la population l’est insuffisamment. Si l’on veut créer les conditions d’un débat serein et apaisé, ces sujets doivent être constamment évoqués. Je suis d’accord avec vous : tous les sept ou huit ans, c’est bien trop long.

J’estime même que le législateur pourra difficilement tout anticiper tous les cinq ans, compte tenu de l’accélération des techniques. La loi doit donc en rester aux grands principes. Elle sera essentielle pour rassurer nos concitoyens, leur dire dans quel monde nous vivons et tracer celui dans lequel notre société veut évoluer. Ainsi, la santé est-elle un commerce régi par l’accord général sur le commerce et les services, ou est-elle plutôt un droit ? Dans ce cas, nous devons créer les conditions de son accessibilité à tous. Ces questions éthiques fondamentales, ces choix de société doivent revenir dans le débat public.

À l’occasion des dernières élections présidentielles et législatives, la Mutualité française avait lancé un grand débat participatif, « Place de la Santé », afin que nos concitoyens s’emparent à nouveau des questions de santé et qu’ils comprennent qu’elles ne sont pas réservées aux spécialistes, aux médecins, aux soignants ou aux mutuelles. Ces questions leur appartiennent et nous devons faire en sorte de les éclairer le mieux possible. Ils ont des choses à dire et nous ont fait part de leurs propositions.

Avec le président Thierry Baudet, nous avons pris l’engagement auprès du professeur Delfraissy de poursuivre cette réflexion sur l’éthique et d’interroger nos propres pratiques, en tant qu’offreur de soins, acteur de la prévention et assureur complémentaire de la prévoyance et de la perte d’autonomie. Nous souhaitons partager notre réflexion et éclairer les débats contemporains de société, afin que nos concitoyens puissent s’exprimer en connaissance de cause et, si possible, en toute sérénité. Il faut éviter les crispations que nous avons connues sur certaines grandes questions éthiques – mariage pour tous, interruption volontaire de grossesse (IVG), fin de vie ou PMA.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous venez de l’évoquer, certains thèmes importants prêtent parfois à polémique, dans notre pays plus qu’ailleurs. Comme vous, nous recherchons une voie apaisée et rationnelle de les aborder, dans le cadre d’une réflexion globale. Vous avez cité la fin de vie, nous aurons l’occasion de vous entendre dans d’autres circonstances car ce sujet est exclu des lois de bioéthique dont nous parlons aujourd’hui. Mais la PMA en fait partie et c’est souvent la plus médiatisée des thématiques de cette prochaine révision. Quel est le point de vue de la Mutualité sur l’extension de la PMA aux femmes seules et aux femmes en couple homosexuel ?

M. Éric Chenut. Je ne m’exprimerai pas au nom de la Mutualité française, qui n’a pas pris position puisqu’elle vient de lancer la réflexion au sein de ses unions régionales, puis au plan national. Je prendrai ma casquette de vice-président délégué de la MGEN. La MGEN, comme la Fédération des mutuelles de France (FMF), estime qu’il est nécessaire d’ouvrir la PMA à toutes les femmes, plus par souci d’égalité républicaine que d’éthique médicale. En effet, le caractère éthique de la PMA a été tranché il y a une vingtaine d’années. Il s’agit désormais plus d’éthique sociale ou politique. Toutes les femmes qui le souhaitent doivent y avoir accès dans des conditions identiques, y compris en termes de prise en charge.

La MGEN a contribué au débat du comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur la PMA, et plus largement, sur la procréation, l’accès à la personnalité et aux origines, ainsi que sur le don de gamètes. Quelques évolutions sont nécessaires, notamment concernant la conservation des ovocytes et les conditions d’âge et d’accès des donneurs de gamètes. En outre, il est indispensable d’engager de nouvelles campagnes extrêmement volontaristes sur l’utilité sociale du don.

M. Patrick Hetzel. Le rapport exposant la position de la Fédération nationale de la mutualité française en matière de bioéthique portait sur plusieurs aspects. Je souhaite revenir sur la fin de vie. Vous préconisez d’aller plus loin que ce que prévoit la loi du 3 février 2016 créant de nouveaux droits pour les personnes malades en fin de vie, dite loi Claeys-Leonetti, en prônant la légalisation de l’aide active à mourir. Cette position est-elle consensuelle au sein de la Mutualité, ou simplement majoritaire ?

M. Éric Chenut. C’est une position majoritaire, et non unanime. Mais elle a été présentée et adoptée par les instances de la Fédération nationale de la mutualité française, car nous en avons créé les conditions : ceux qui n’y sont pas favorables l’ont accepté car tous les points de vue ont été écoutés et pris en compte.

C’est tout l’intérêt de la démarche que nous avons entreprise et que nous souhaitons prolonger, y compris sur les thématiques sur lesquelles nous n’avons pas encore ou pas suffisamment travaillé, et donc sur lesquelles nous ne nous sommes pas encore prononcés : les positions majoritaires au sein de la fédération doivent pouvoir entraîner une prise de position de l’ensemble du mouvement, au plan national et dans les territoires.

M. Patrick Hetzel. Le débat a-t-il aussi porté sur l’impact potentiel de cette évolution juridique ?

M. Éric Chenut. Quand nous étudions une thématique, nous appréhendons tous les impacts, y compris l’acceptation sociale d’une telle évolution ou les modalités d’accompagnement du consentement. Nous avons pris en compte les études d’application de la loi actuelle et celles de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite première loi Leonetti.

La MGEN a financé une étude avec le centre d’études cliniques de l’hôpital Cochin sur les modalités d’application de la loi Leonetti dans des établissements où elle était bien appliquée. Je pourrai vous transmettre une synthèse de cette étude. Nous avons analysé son impact sur les soignants et les familles. Nous avions organisé une journée de restitution, à laquelle M. Leonetti a participé. À l’aune de ces résultats, nous avons été convaincus de la nécessité absolue de faire évoluer la législation car elle faisait reposer trop de responsabilités sur les équipes médicales et soignantes. Quand un patient affirme et réitère clairement son consentement, y compris s’il s’agit d’une demande active de l’accompagner à mourir, il est légitime et absolument essentiel de respecter sa liberté individuelle jusqu’au bout.

M. le président Xavier Breton. Messieurs, nous vous remercions.

 


– 1 –

Planning familial – Mmes Caroline Rebhi et Véronique Sehier, co-présidentes, Mme Gaëlle Marinthe, membre du Planning Familial d’Ille-et-Vilaine, et Mme Marie Msika Razon, médecin au Planning familial

Mardi 16 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons notre séquence d'auditions avec des représentantes du Planning familial. Nous accueillons Mmes Caroline Rebhi et Véronique Sehier, coprésidentes, Mme Gaëlle Marinthe, membre du Planning familial d’Ille-et-Vilaine, et Mme Marie Msika Razon, médecin au Planning familial.

Nous vous remercions de votre présence car vos activités recoupent nombre d’aspects de nos travaux. Nous avons tout intérêt à entendre votre position sur les questions liées à la procréation, notamment sur l’assistance médicale à la procréation (AMP), sur l'autoconservation des ovocytes ou la gestation pour autrui (GPA).

Je vais vous donner la parole pour une dizaine de minutes et nous passerons ensuite à un échange sous forme de questions et réponses. Je rappelle que nos débats sont filmés et enregistrés.

Mme Caroline Rebhi, coprésidente du Planning familial. Le Planning familial s'est toujours battu – et il continue à le faire – pour que les femmes puissent choisir d’avoir ou non des enfants au cours de leur vie et pour qu’elles puissent avoir une sexualité épanouie. Nous distinguons donc sexualité et reproduction.

Au quotidien, nous défendons cette liberté de choix pour toutes les personnes. Chaque personne doit pouvoir avoir des enfants quand et avec qui elle le souhaite, au gré de son propre agenda et sans aucune entrave extérieure, qu'elle soit de nature politique, religieuse ou juridique.

Lors de ses congrès de 2012 et de 2016, le Planning familial s'est positionné en faveur de l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à tous les couples, y compris les couples lesbiens. Comme nous prônons l’égalité, nous revendiquons l’ouverture de la PMA à toutes les personnes, quelle que soit leur situation. La fécondation in vitro (FIV) est pratiquée depuis 1982, c’est-à-dire depuis trente-cinq ans, et elle est entrée dans les mœurs. Or elle n’est accessible qu’aux couples hétérosexuels reconnus infertiles. Selon nous, cet acte, qui est pratiqué en France depuis trente-cinq ans, devrait être accessible à toutes les personnes qui le souhaitent.

Nous sommes également pour le remboursement de la PMA par la sécurité sociale quel que soit le profil des personnes, qu’il s’agisse de couples hétérosexuels, de couples lesbiens ou de femmes célibataires. Nous estimons que l'assurance sociale ne peut discriminer les personnes en fonction de leur situation ou de leur orientation sexuelle.

Mme Véronique Sehier, coprésidente du Planning familial. À notre avis, la filiation doit être fondée sur l'engagement parental et non sur la biologie. En ce qui concerne la PMA avec donneur de gamètes, il est fondamental de reconnaître une réalité qui s’est imposée depuis très longtemps en France et ailleurs : géniteur n’est pas synonyme de père. De même, en cas de don d’ovocytes, génitrice n’est pas synonyme de mère.

Un modèle fondé sur l'engagement parental permet de distinguer la dimension biologique – « être né de » – et la filiation instituée – « être fils ou être fille de ». Comme le rappelle Mme Martine Gross, ce modèle permettrait de reconnaître qu'un enfant est toujours né d'un homme et d'une femme, mais qu'il est le fils ou la fille de ceux ou celles qui s'engagent à être ses parents, quelle que soit leur situation. C’est un point absolument essentiel.

En cas de don d'ovocyte ou de sperme, se pose aussi la question du secret. Dans ce débat complexe, que l’on ne peut traiter de façon simpliste, il est essentiel de veiller au respect de la vie privée des donneurs. Le choix de lever ou non l'anonymat doit rester possible, à condition de respecter la vie privée des donneurs. Nous en avons déjà beaucoup débattu à propos de l’accouchement sous X qui a soulevé des questions similaires. Le souhait d’un enfant qui veut connaître ses origines personnelles ne peut pas aller à l’encontre de la volonté d’un donneur, même post mortem, comme dans le cas de l'accouchement sous X.

Il est indispensable de rappeler qu'un individu ne se définit pas uniquement par son ADN. L'engagement parental permettrait de relativiser certaines demandes en dissociant clairement les fonctions parentales de celles de géniteur ou génitrice. Tout cela étant à situer dans un contexte d’égalité de droits et de traitement entre toutes les personnes, quelle que soit leur situation sociale ou économique.

Mme Gaëlle Marinthe, membre du Planning familial d’Ille-et-Vilaine. Considérant que la procréation est un choix qui répond à une planification familiale des personnes, nous sommes pour l'autoconservation des gamètes pour tous et toutes. Le comité consultatif national d'éthique (CCNE) recommande d’encourager les maternités plus précoces plutôt que l’autoconservation des gamètes. Pour nous, il s’agit encore d’une injonction à la maternité qui ne peut pas aller dans le sens du choix des femmes à déterminer le délai dans lequel elles peuvent avoir des enfants. Il faut savoir que des femmes vont faire une vitrification d'ovocytes en Espagne. Leur nombre reste faible mais il a progressé de 47 % entre 2015 et 2016. Cette réalité crée des discriminations économiques. C’est pourquoi nous estimons qu’il faut légiférer et autoriser en France l’autoconservation des gamètes.

Mme Marie Msika Razon, médecin au Planning familial. En matière de PMA, nous souhaiterions aussi que les femmes puissent choisir le degré de médicalisation. En France, ces procréations sont gérées par des médecins dans des centres spécialisés et selon des procédures extrêmement précises. Ces protocoles, fixés exclusivement par le corps médical, ne s'adaptent pas toujours à la demande des femmes. Même quand ce n’est pas vraiment nécessaire sur le plan médical, la femme peut se voir proposer une stimulation hormonale avec des traitements lourds à supporter. Nous souhaiterions que des démarches moins lourdes soient proposées aux femmes dont l’état de santé le permet, notamment aux femmes célibataires ou en couple homosexuel pour lesquelles la problématique n’est pas l’infertilité. On pourrait utiliser des protocoles moins lourds et plus simples pour leur permettre d'accéder à la maternité.

Dans le cadre d’une ouverture de la PMA, nous souhaitons permettre aux femmes d'entreprendre cette démarche et d’avoir le choix entre des niveaux de médicalisation plus ou moins lourds. Nous souhaitons aussi qu’elles soient autorisées à cesser la démarche en cours de procédure si leur situation personnelle le nécessitait.

En France, les médecins sont déjà amenés à suivre un grand nombre de femmes qui ont entamé de telles procédures à l'étranger. Nous souhaitons que l'hypocrisie cesse dans ce domaine-là. Après être allées à l'étranger pour l’insémination, ces femmes choisissent souvent d'être suivies en France, par leur gynécologue en qui elles ont confiance. Compte tenu de la législation en vigueur, ces médecins pourraient être poursuivis pour pratique illégale. En réalité, les grossesses sont suivies en France, les enfants naissent en France. Il n’y a aucune raison pour qu’une partie de la démarche ait lieu dans l'illégalité à l'étranger. Nous voyons ces femmes dans nos cabinets et nous les accouchons ici, de même la même manière que toutes les autres.

Pour toutes ces raisons, le Planning familial est favorable à l'ouverture de la PMA à toutes les femmes. Cette pratique génère un « tourisme » dans certains pays d'Europe. Nous sommes en contact avec des cliniques espagnoles, anglaises ou belges qui accueillent nos patientes. Si le cadre médical reste de qualité, il expose les femmes aux inégalités puisque ces procédures ne sont pas prises en charge par la Sécurité sociale. Toutes les femmes ne peuvent pas se permettre d’y recourir. Il y a là une inégalité que nous souhaitons voir disparaître.

Mme Véronique Sehier. Nous refusons les injonctions à la maternité et nous voulons promouvoir le choix des femmes dans un cadre égalitaire – c’est l’un des points importants dans l’accès à la PMA pour toutes. Les femmes doivent pouvoir choisir à quel moment et de quelle façon elles vont être mères. Nous devons leur permettre ce choix, en évitant que ne se creusent les inégalités sociales et économiques actuelles.

M. le président Xavier Breton. Merci, mesdames. J’ai trois séries de questions à vous poser.

Tout d’abord, l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes seules impliquerait la levée du critère de l'infertilité pathologique qui est prévu dans la législation actuelle. Selon vous, cela devrait-il conduire à la levée de ce critère pour les couples de sexe différent ? Avez-vous évalué l’impact d’une telle mesure sur la sexualité et la procréation des couples hétérosexuels ?

Ensuite, en matière d’autoconservation des ovocytes, ne pensez-vous pas que l’on risque de demander aux femmes de retarder leurs grossesses pour s'adapter à la vie professionnelle et à la pression du monde économique ? Ne devrait-on pas plutôt adapter notre vie économique à la réalité physiologique des femmes ? Le système capitaliste nous conduit à nous adapter à des carrières professionnelles qui commencent tôt alors que nous devrions peut-être demander à notre système économique de s'adapter à ce que vivent les femmes dans leur réalité quotidienne.

Enfin, quelle est votre position concernant la GPA ?

Mme Marie Msika Razon. Nous disposons de bilans d’infertilité pour les couples hétérosexuels et, parfois, il n’y a pas de grossesse alors que les deux partenaires sont fertiles. Dans ces cas-là, on n’interroge absolument pas les couples sur leurs pratiques sexuelles et sur la cause de leur impossibilité à concevoir un enfant. On les intègre automatiquement en PMA sans poser davantage de questions. La levée du critère de l'infertilité pathologique ne changerait donc absolument rien pour les couples hétérosexuels.

M. le président Xavier Breton. C'est-à-dire qu’il pourrait y avoir des AMP de convenance pour les couples hétérosexuels ?

Mme Marie Msika Razon. Quand un couple se présente en disant qu’il ne peut pas avoir un enfant après un an de tentatives, on fait un bilan médical pour les deux partenaires. Si l’on arrive à la conclusion qu’aucun des deux n’a de problème médical prouvé, on leur donne accès à la PMA sans questionner leurs pratiques sexuelles ou d’éventuelles causes intimes. En fait, on ne sait rien des raisons de l’infertilité de ce type de couple. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas parler de convenance.

M. le président Xavier Breton. Il y a une infertilité constatée.

Mme Marie Msika Razon. Oui, mais dont on ne peut pas déterminer la cause.

M. le président Xavier Breton. Elle n’a pas de cause pathologique mais elle est constatée. Peut-on dire que l’on lèverait ce critère de l’infertilité ?

Mme Marie Msika Razon. Si vous voulez une image simple, je vais vous donner un exemple tout bête. Nous recevons en consultation des couples chez qui la fréquence des rapports est extrêmement faible. C’est leur vie qui veut ça. On ne peut pas leur dire de changer leurs pratiques car elles sont peut-être la cause de l’absence de grossesse. En fait, on ne peut pas le savoir. Il y a peut-être plein de raisons. La médecine a ses limites. Il n’y a pas de problème médical évident et on leur donne accès à une PMA sans savoir pourquoi ils n'arrivent pas à concevoir un enfant.

Mme Véronique Sehier. Il y a une dizaine d’années, le Planning familial s'était positionné contre la GPA, en mettant l’accent sur la non-marchandisation du corps des femmes. Lors de notre dernier congrès, qui s’est tenu en 2016 à Grenoble, nous avons estimé que cette question complexe méritait la mise en place d’un groupe de réflexion. À ce stade, le Planning familial n’affiche pas de position affirmée sur le sujet car différents points de vue s’expriment au sein du mouvement. Nous cheminons ; nous sommes en pleine réflexion sur la notion de GPA et sur les implications de cette pratique, en nous appuyant sur les expériences qui existent à l'étranger.

Pour le moment, nous insistons sur la filiation des enfants : quel que soit leur mode de conception, il est vraiment important qu'ils puissent être reconnus par leurs parents. Le Planning familial a adopté une position très claire sur ce point, notamment au moment des débats sur la circulaire Taubira. En revanche, s’agissant de la GPA, nous n'avons pas de position claire et précise. Des tendances différentes s’expriment dans le débat qui a lieu au sein du mouvement. Il est important que ce débat puisse se poursuivre de façon saine.

Mme Caroline Rebhi. Pour répondre à votre question sur l’autoconservation des ovocytes, c’est tout le système qu’il faudrait changer. Dans nos consultations comme ailleurs, on constate que, pour diverses raisons, les femmes ont leurs enfants de plus en plus tard. Le monde du travail n'est pas adapté aux femmes qui souhaitent procréer : il n’y a pas suffisamment de systèmes de garde ; il leur est difficile de changer d’emploi et de prétendre à des responsabilités ; elles peuvent être affectées à un moins bon poste au retour d’un congé maternité. Dans l’immédiat, il est plus facile de mettre en place l’autoconservation des ovocytes que de changer tout le système capitaliste. De fait, les femmes font plutôt leurs enfants vers trente ou trente-cinq ans. Le CCNE préconise des grossesses plus précoces mais les femmes font des études et vont travailler, tout comme les hommes, et elles veulent avoir leurs enfants plus tard. Nous répondons à une demande des femmes que nous voyons en consultation.

Mme Véronique Sehier. Pour rebondir sur les propos qui viennent d’être tenus, je tiens à répéter que le critère absolument essentiel est celui du choix des femmes. Certaines femmes retardent leurs grossesses pour des raisons professionnelles, d’autres parce qu’elles n’ont pas trouvé le bon compagnon. Il est important de pouvoir répondre à la demande de femmes plutôt jeunes qui, ne sachant pas ce que l'avenir leur réserve, veulent préserver leur capacité à procréer, même un peu tardivement, puisque l’âge de la première maternité recule. Il faut leur laisser la capacité de se projeter dans l'avenir, et ne pas leur enjoindre de faire un enfant dans l’immédiat avec un homme ou dans un couple qui ne leur inspire pas ce désir-là.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Comment garantir, mesdames, que l’autoconservation des ovocytes sera une mesure d’émancipation – à laquelle vous êtes légitimement attachées – et éviter qu’elle ne se retourne contre les femmes en devenant un levier de pression dont useront les employeurs ? On voit bien ce que cette technique peut apporter de positif : les femmes voudront préserver leurs ovocytes pour plus tard parce qu’elles souhaitent organiser leur vie, estudiantine ou professionnelle, ou parce qu’elles n’ont pas encore formé un couple stable. Mais comment éviter que d’autres motivations ne viennent détourner l’objet de cette pratique ? Pensez-vous qu’il faille encadrer le recours à cette technique par des limites d’âge, minimum et maximum ?

Dans certains départements, l’offre d’interruption volontaire de grossesse (IVG) est insuffisante par rapport à la demande, ce qui contraint les femmes à de longs déplacements et expose à un dépassement des délais, notamment pour accéder à l’IVG médicamenteuse. Quelles sont les propositions du Planning familial dans ce domaine ?

Vous avez évoqué le souhait de certaines femmes d’éviter un excès de médicalisation de la PMA, avec ses protocoles lourds et rigides, surtout lorsqu’aucune raison médicale ne le justifie. De l’autre côté, on sait que des PMA sauvages se pratiquent aujourd’hui dans une grande insécurité, aussi bien sanitaire que juridique, le père biologique pouvant revendiquer certains droits. Pensez-vous qu’un encadrement souple, pour ne pas basculer dans l’excès de rigidité, mais suffisant, permettrait de faire reculer ces PMA sauvages ?

Mme Marie Msika Razon. Pour le moment, nos patientes se rendent à l’étranger pour faire conserver leurs ovocytes : elles sont souvent en fin de période de fertilité, toujours en prise à ce fort désir d’enfant. On peut imaginer que cette procédure, si elle était prise en charge, codifiée et ouverte à toutes, serait perçue différemment par la société. Je ne pense pas que l’ensemble des femmes souhaitent disposer d’un stock ovocytaire pour « le jour où », et je ne crois pas non plus que les motifs conduisant à retarder la maternité soient liés à des pressions professionnelles – les parcours de vie sont complexes, parfois différents de ce que l’on voudrait qu’ils soient. Je suis plutôt optimiste et je pense que la demande d’accès à cette technique sera limitée.

Mais l’autoconservation ovocytaire est aussi un moyen d’améliorer l’accès au don d’ovocytes, très limité en France. La pénurie actuelle fait que les couples hétérosexuels qui en ont les moyens se rendent à l’étranger pour être pris en charge plus rapidement, l’attente étant d’environ trois ans en France, contre six mois en Espagne. Si l’on pouvait faciliter la démarche d’autoconservation et inviter les femmes à donner les ovocytes qu’elles ne souhaitent pas utiliser, on améliorerait l’accès au don pour les couples demandeurs d’une grossesse.

Il est triste de recevoir des patientes qui ont eu recours à des PMA sauvages et pris des risques infectieux – on peut récupérer sur internet on ne sait quoi, on ne sait trop d’où –, alors que nous avons la chance de pouvoir leur offrir un cadre sanitaire fiable et sûr. Les médecins, membres du Planning, veulent que toutes les femmes puissent bénéficier d’un système de soins égalitaire et de qualité.

S’agissant du coût d’une telle mesure, d’une part je ne suis pas certaine que les demandes seront si nombreuses, d’autre part on peut imaginer que cela allégera, par un système de vases communicants, le coût de la PMA. Les femmes dans la quarantaine doivent recourir à un don d’ovocytes ou subir des PMA difficiles, parce que leurs ovocytes sont de mauvaise qualité. Si les femmes désireuses d’enfant – c’est en général clair dans leur esprit – faisaient très tôt la démarche de préserver leurs ovocytes, les PMA auxquelles elles pourraient recourir plus tard seraient moins lourdes médicalement, plus faciles à réaliser, avec de meilleurs taux de réussite. Je ne suis pas économiste, mais je pense que les frais de santé pourraient s’en trouver équilibrés. Il serait intéressant de mener cette réflexion.

Mme Véronique Sehier. Nous avons constaté ces derniers temps un accès inégalitaire à l’IVG en fonction des territoires. Pour en connaître les causes de façon plus précise, nous avons demandé à Mme Agnès Buzyn de faire réaliser un état des lieux, en interrogeant chaque agence régionale de santé (ARS). L’implication peut varier fortement d’un territoire à l’autre, selon les structures et les centres hospitaliers. Par ailleurs, on observe l’application de la fameuse clause de conscience, superfétatoire, sans pour autant parvenir à en mesurer l’impact. Certains disent que le nombre de médecins qui l’invoquent n’augmente pas, mais c’est une inconnue. Les jeunes professionnels de santé, notamment les étudiants en médecine, ont eux aussi des représentations sur l’avortement et ne reçoivent que très peu de formation sur le sujet.

Nous avons besoin de données précises pour expliquer pourquoi il est si difficile pour certaines femmes, sur certains territoires, d’avoir accès à l’avortement, et pas seulement l’été – une période où les inégalités se renforcent. Nous constatons également l’existence d’une clause de conscience à géométrie variable : tel médecin refusera une deuxième ou une troisième IVG si la femme en a déjà subi une, tel autre refusera de pratiquer un avortement après dix semaines, alors que la loi doit s’appliquer de la même façon pour tout le monde, sur l’ensemble du territoire.

Notre objectif est que toutes les femmes puissent avoir accès à l’IVG, partout en France, et qu’elles puissent choisir la méthode – dans certains endroits où personne ne pratique l’IVG instrumentale, elles sont incitées à recourir à l’IVG médicamenteuse. C’est un sujet très important sur lequel nous appelons l’attention de tous. Aujourd’hui, certaines femmes sont contraintes de se rendre à l’étranger, alors qu’elles pourraient avoir accès à l’IVG en France dans les délais prévus par la loi.

Mme Gaëlle Marinthe. Nous ne souhaitons pas que l’autoconservation soit encadrée par des limites d’âge, même s’il est vrai que les ovocytes sont de moindre qualité lorsque l’on approche la quarantaine. Le droit à l’autoconservation doit être le même pour toutes, sans discrimination. C’est le même refus de toute discrimination liée à l’âge qui nous a conduits à faire appel d’une décision conduisant au déremboursement de la contraception définitive pour les femmes de moins de 35 ans.

M. Guillaume Chiche. Mesdames, je tiens à saluer le travail que vous menez quotidiennement pour la sécurité, la liberté, les droits fondamentaux des femmes, dans une société aux représentations encore marquées par le patriarcat. Je veux souligner les actions que vous menez dans les domaines de la sexualité, de la libération de la parole. Lorsque nous, législateurs, prenons des dispositions en faveur des femmes, vous êtes parmi les premiers acteurs de la mise en place opérationnelle de ces mesures ; et quand le politique est, comme souvent, en retard, vous comblez ce retard par votre action sur le terrain.

J’ai pour habitude de fonctionner en toute transparence : ma conviction est que l’extension de la PMA aux couples lesbiens et aux femmes célibataires revient à supprimer les discriminations basées sur l’orientation sexuelle et sur le statut matrimonial. Dans la République française, il est fondamental de rétablir la justice et l’égalité ; quand on parle d’accès pour toutes les femmes à une pratique médicale – en l’occurrence la PMA – il s’agit bien de viser un régime d’égalité entre toutes, sans discrimination aucune.

Je rebondis sur la question posée par le président Xavier Breton : un quart des 25 000 PMA réalisées en France chaque année ne le sont pas sur la base d’une infertilité médicalement constatée. Il faut être très tranquille dans cette approche : il existe simplement un obstacle au désir d’enfant, qu’une pratique médicale peut pallier ; cela conduit à la prescription d’une PMA, prise en charge par la sécurité sociale.

Ma conviction, encore une fois, est que si l’on supprime une discrimination dans l’accès à une pratique médicale, ce n’est pas pour créer une inégalité. Dans quelle société serions-nous si nous disions demain à ces femmes : « vous avez accès à une pratique médicale, mais uniquement si votre portefeuille le permet » ? J’aimerais vous entendre sur cette question.

En France, nous avons pour réflexe de hiérarchiser les différents types de famille. Pour la politique familiale et fiscale, le modèle roi est celui du couple hétérosexuel avec deux enfants ; plus vous vous éloignez de ce modèle, moins l’État vous soutient dans votre quotidien – c’est le cas des familles LGBT ou monoparentales.

Enfin, je réfute absolument le fait que l’on puisse affirmer que le désir d’enfant est plus ou moins fort selon l’orientation sexuelle ou le statut matrimonial, selon que l’on est une femme hétérosexuelle, en couple lesbien ou célibataire. Le désir d’enfant est exactement le même. C’est à ce titre qu’il est absolument indispensable et urgent d’ouvrir l’accès de la PMA à toutes les femmes.

M. Jean-François Mbaye. Ma première question porte sur la PMA post-mortem : votre mouvement a-t-il réfléchi à cette thématique ?

Sur son site, le Planning familial se définit comme s’inscrivant dans une démarche « féministe et d’éducation populaire ». Votre qualité et vos missions font de vous des interlocuteurs privilégiés pour celles et ceux qui souhaitent bénéficier d’une meilleure connaissance de leurs droits. Comment, dans cette perspective, envisagez-vous avec vos interlocuteurs la question de l’accès aux origines ? Pour ma part, je considère que pouvoir accéder à ses origines est un droit fondamental.

Mme Gaëlle Marinthe. La PMA ne vient pas guérir une infertilité, mais répondre à une situation basée sur l’infertilité. Nous sommes d’accord sur le fait que les différents types de famille ne doivent pas être hiérarchisés, car nous ne sommes plus dans un modèle hétérosexuel majoritaire. C’est la raison pour laquelle le Planning est favorable à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, mais aussi aux hommes transsexuels.

Mme Véronique Sehier. Pour nous, il ne s’agit plus d’une question d’éthique, mais d’égalité des droits. À partir du moment où l’on donne accès à la PMA à toutes les femmes, cela doit être dans les mêmes conditions, sans différence entre les familles, les modes de vie étant complètement différents. Il ne doit exister aucune discrimination fondée sur le coût. Aujourd’hui, les familles qui ont les moyens peuvent se rendre à l’étranger, tandis que les autres se débrouillent en bricolant et en prenant des risques. C’est une chose que nous ne pouvons pas accepter.

Nous avons beaucoup travaillé sur la question de l’accès aux origines personnelles, notamment lorsque l’accouchement sous X a été remis en cause. Nous avons interrogé des enfants adoptés : que recherchent-ils au juste ? Que signifie pour eux l’accès aux origines personnelles ? Je ne suis pas certaine que la demande soit vraiment de connaître le parent biologique. Il faut accompagner les familles dans ce domaine ; la façon dont on y évoque la question est essentielle. Et puis la réalité veut que, dans les familles hétérosexuelles normales, le troisième enfant n’est pas forcément issu du père ! De quoi a-t-on besoin pour se construire ? Comment accompagne-t-on les parents ? Et surtout, comment combattre la stigmatisation des familles et favoriser, effectivement, l’acceptation de toutes les formes de familles et de parentalité, sans discrimination ?

Le respect de la vie privée, y compris post-mortem, est absolument fondamental. Ce débat très compliqué interdit toute réponse simpliste, et il doit se poursuivre. Mais il me paraît absolument indispensable de respecter la vie privée des donneurs de gamètes.

Mme Caroline Rebhi. Le Planning, représenté par Mme Danielle Gaudry, est également membre du Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP), que peuvent saisir les enfants adoptés, notamment nés sous X, quand ils atteignent l’âge de 18 ans. Or on sait que les quelque 2 400 enfants adoptés chaque année ne demandent pas tous l’accès à leurs origines.

M. le président Xavier Breton. Mesdames, je vous remercie.

 


– 1 –

Audition commune sur l’accès aux origines de Mme Sylvie Mennesson, co-présidente de l’association C.L.A.R.A, et Mme Laurence Roques, avocate, et de Mme Audrey Kermalvezen et M. Arthur Kermalvezen, fondateurs de l’association Origines

Mardi 16 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous reprenons notre séquence d’auditions en accueillant l’association CLARA et l’association Origines. L’association CLARA est représentée par sa co-présidente, Mme Sylvie Mennesson, ainsi que par son avocate, Me Laurence Roques. Mme Audrey Kermalvezen et M. Arthur Kermalvezen sont quant à eux les fondateurs de l’association Origines.

Mesdames, monsieur, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Les travaux que vous menez au sein de vos associations ainsi que vos situations personnelles, largement médiatisées, contribuent à alimenter les débats sur la légalisation de la gestation pour autrui (GPA) et sur la reconnaissance des enfants nés de GPA à l’étranger ainsi que sur le droit d’accès aux origines. Cette mission d’information nous amenant régulièrement à nous interroger sur des sujets qui concernent la procréation et la filiation, nous souhaiterions entendre vos arguments.

Je vous donne la parole pour un court exposé que nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses. Je rappelle également que nos débats sont filmés et enregistrés, et font l’objet d’un compte rendu écrit.

Mme Sylvie Mennesson, co-présidente de l’association CLARA Je remercie toutes les personnes présentes et particulièrement M. Jean-Louis Touraine, qui nous a invitées. Je suis co-présidente de l’association CLARA et Mme Laurence Roques est mon avocate mais aussi la représentante du comité d’experts de notre association.

Créée en 2006, l’association CLARA a plus de 2 000 couples adhérents. On dénombre aujourd’hui en France plus de 2 500 enfants nés par GPA, dont les trois quarts sont issus de couples hétérosexuels et un quart de couples de même sexe. 99 % de ces enfants sont nés au Canada et aux États-Unis, 1 % seulement d’entre eux étant né dans un autre pays : contrairement à ce qu’on entend souvent, l’immense majorité de ces enfants sont donc nés dans des pays où la GPA est légale et encadrée.

Notre association a deux objectifs. Le premier est d’ouvrir un débat sur la légalisation de la GPA. Nous vous avons adressé un document intitulé Pour l’ouverture d’un véritable débat en France où sont résumées nos propositions pour la légalisation de la GPA. Pour cette audition, je n’évoquerai que la situation des enfants nés par GPA à l’étranger vivant sur le sol français. La reconnaissance des droits de ces enfants constitue pour nous une priorité et le Président de la République, lorsqu’il était candidat, s’est lui aussi déclaré favorable à l’amélioration de leur statut.

Les enfants vivant en France nés par GPA à l’étranger sont aujourd'hui discriminés car ils ont dans les registres français un état civil qui diffère de celui qui est le leur dans le pays où ils sont nés. Par conséquent, les démarches administratives qui les concernent dans leur vie quotidienne sont très compliquées pour leurs parents qui se trouvent soumis à l’arbitraire de l’administration. Dans le second document que notre association vous a transmis, vous trouverez un graphique comparant la situation des enfants nés à l’étranger qui ne sont pas suspectés d’être nés par GPA et celle, beaucoup plus complexe, des enfants né eux aussi à l’étranger mais dont les parents sont suspectés – c’est à dessein que j’emploie ce mot – d’avoir eu recours à la GPA. Notre association demande que tous les enfants nés à l’étranger soient systématiquement enregistrés sur les registres de l’état civil français pour que ceux soupçonnés d’être nés par GPA cessent d’être considérés dans notre pays comme des « enfants fantômes » et jouissent de tous leurs droits. Que l’intérêt supérieur de ces enfants soit véritablement respecté est aujourd’hui, pour nous, la principale urgence.

Certains jugent que les conséquences pratiques de l’absence de transcription, parce qu’elle n’est pas obligatoire, sont mineures. Tel n’est pas le cas. Une première conséquence grave est l’impossibilité de faire délivrer à l’enfant un passeport lui permettant de rentrer dans le pays de ses parents. En effet, si dans certains pays comme le Canada ou les États-Unis, le droit du sol s’applique de sorte que les enfants peuvent rentrer en France, dans ceux où il ne s’applique pas l’administration locale ne peut émettre de passeport pour les enfants.

Les parents de ces enfants rencontrent aussi des problèmes pour les inscriptions à la caisse d’allocations familiales et à la sécurité sociale et pour bénéficier des droits au congé post-natal ou parental, qu’ils ne parviennent quasiment jamais à obtenir, ce qui rend leur vie quotidienne très difficile durant cette période. D’autres difficultés surviennent lors de l’inscription des enfants à la crèche et à l’école, et peut-être en sera-t-il de même pour l’inscription des enfants devenus majeurs à l’université. Les impôts, en revanche, considèrent que les enfants existent et les prennent en compte. On peut encore mentionner les grandes difficultés auxquelles sont confrontés les parents de ces enfants lorsqu’ils demandent que leur soit délivré un certificat de nationalité française, une carte d’identité ou un passeport français. Toutes les préfectures qui ont fait obstruction à la délivrance de ces papiers d’identité ont été condamnées, mais certains parents ont préféré déménager plutôt que de demeurer dans une ville ou un département qui refusait de les leur délivrer.

La situation de ces enfants est encore plus grave en cas de divorce ou de décès des parents. Plusieurs cas dramatiques que nous avons dans l’association montrent qu’il leur est extrêmement difficile d’hériter du parent décédé. Enfin, alors que la loi prévoit une majoration de la retraite pour les personnes ayant des enfants, nous avons connaissance de plusieurs cas où la mère n’a pas eu droit à cette majoration. Ainsi, nous avons le sentiment que pour les administrations ces enfants ne sont pas vraiment français, voire qu’ils ne méritent pas d’être français ! Leurs familles se sentent en conséquence stigmatisées. Heureusement pour leurs enfants, il s’agit généralement de familles solides et aimantes, mais nous attendons de la révision de la loi relative à la bioéthique que les droits de ces enfants soient enfin reconnus. C’est pourquoi nous souhaitons que transcription de l’état civil des enfants nés par GPA soit systématique. Nous vous avons adressé des propositions d’amendement du texte actuel.

Mme Laurence Roques. Je vais m’efforcer de faire un peu de pédagogie dans un domaine où l’on dit tout et n’importe quoi. Mais, en préambule, je souhaite vous indiquer que les magistrats attendent eux aussi que le statut des enfants nés par GPA soit fixé car la situation juridique actuelle est complexe et laisse à chaque juge une part très libre d’appréciation.

Il ne s’agit pas de prendre position aujourd’hui pour ou contre la GPA : elle est désormais un phénomène sociologique et a donné naissance à des enfants. Les arrêts « Mennesson » et « Labassée » du 26 juin 2014 de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont par ailleurs fixé un cadre. S’appuyant sur l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la CEDH a en effet indiqué que les États sont libres d’interdire ou d’autoriser la GPA, mais que leur marge d’appréciation est limitée en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant au regard du droit à l’identité. Or, ce droit à l’identité, tel que le définit la CEDH, est le droit à une identité totale et conforme à l’état civil étranger.

Les enfants vivant en France nés de GPA possèdent des actes de naissance étrangers conformes au droit étranger autorisant la GPA et conformes également à des jugements étrangers. Sans prétendre faire un cours de droit international, je rappellerai que l’exequatur des jugements étrangers permet de reconnaître intégralement ces jugements sans que l’État puisse invoquer l’ordre public. Depuis les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation a reconnu qu’au nom de l’intérêt des enfants et du droit à l’identité, il n’est pas possible d’écarter la parentalité issue de GPA au regard de l’ordre public, revenant ainsi sur la jurisprudence des arrêts Mennesson qui avait donné lieu à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme.

En 2017, la Cour de cassation a été de nouveau confrontée à la question de la transcription des actes de naissance d’enfants nés de GPA hétérosexuelles. Il me faut ici préciser ce que sont ces transcriptions. Ces enfants nés par GPA possèdent des actes de naissance étrangers sur lesquels les parents correspondent au jugement issu de GPA : dans le cas des époux Mennesson, ces parents sont donc Mme et M. Mennesson. Les actes étrangers de ces enfants sont valables en France mais certaines administrations, notamment pour la délivrance des passeports et des cartes d’identité, exigent à tort la transcription de ces actes sur les registres français d’état civil – à tort car, depuis le XIXe siècle, toute personne née à l’étranger de nationalité française peut obtenir de l’officier d’état civil français une transcription sur un registre des mentions des actes d’état civil étrangers. Cette facilité permet aux Français nés à l’étranger de ne pas y réclamer à chaque fois l’acte et d’échapper aux aléas politiques de ces pays, qui pourraient entraîner la disparition d’actes d’état civil. En règle générale, la transcription que réalise l’officier d’état civil est une copie fidèle. Celui-ci, cependant, est tenu de ne porter que des mentions conformes à la philosophie juridique du droit français. C’est d’après ce critère et au nom de l’ordre public que les transcriptions des actes d’enfants nés de GPA à l’étranger ont été refusées dans un premier temps, la GPA n’étant pas légale en France. Saisie sur ces dossiers, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que, même si les actes étrangers peuvent suffire, ces enfants rencontrent des problèmes dans leur vie quotidienne, certains n’ayant ni passeport ni carte d’identité tandis que pour d’autres la crèche refuse l’exercice conjoint de l’autorité parentale en ne reconnaissant pas la mère d’intention ou, dans le cas de GPA homoparentales, l’autre parent d’intention. La CEDH relève encore que certains notaires refusent de considérer comme valables les actes étrangers des enfants issus de GPA, notamment pour les droits de succession.

L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme indique donc que si la transcription n’est pas obligatoire, elle facilite grandement la vie quotidienne des enfants nés de GPA. Mais la Cour de cassation, lorsqu’elle a été saisie en 2017 sur cette question de transcription, a encore compliqué le débat. Plutôt que de minimiser les problèmes que rencontrent ces enfants en mettant en avant le fait qu’ils disposent d’actes étrangers qui reconnaissent les parents d’intention grâce aux jugements étrangers, elle a décidé que la mère d’intention ne serait pas transcrite, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme imposant selon elle seulement de transcrire le parent biologique. La Cour de cassation s’est en effet appuyée sur le paragraphe 91, aux termes duquel la violation de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est d’autant plus flagrante que le parent est biologique. L’interprétation de la Cour de cassation est donc a minima en ce qu’elle considère que le père seul possède une parentalité biologique certaine. Cette interprétation est d’autant plus douteuse que, dans un certain nombre de cas de GPA, le père n’est pas non plus le donneur de gamètes. Ce refus de mentionner les deux parents sur l’acte d’état civil constitue, selon moi, la première erreur de la Cour de cassation.

Sa seconde erreur est de prétendre se conformer à l’article 8 en proposant l’adoption, car l’adoption pose plusieurs problèmes que les juges du fond ne manqueront pas de soulever. En effet, dès lors que des actes étrangers portent que des personnes sont parents d’intention, comment ces personnes pourraient-elles déposer une requête en adoption de leurs propres enfants ? On ne peut d’un côté dire que les actes étrangers sont valables en présentant l’inscription comme une facilité, et de l’autre obliger les parents à demander au juge ce qu’il n’a pas le droit de faire.

L’arrêt de 2017 de la Cour de cassation crée également une discrimination entre les parents mariés et ceux qui ne le sont pas car il ne peut y avoir d’adoption des enfants du conjoint en l’absence de conjoint. Or, comme vous le savez, une évolution sociétale datant des années 1970 fait que plus d’enfants naissent désormais hors mariage que dans le cadre marital. Pour ces parents ayant des enfants nés par GPA, sauf à modifier l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sur la liberté matrimoniale, la Cour de cassation ne propose aucune solution. De plus, l’adoption suppose que le conjoint consente à l’adoption. Or, les enfants nés de GPA sont maintenant de vieux enfants qui ont douze, quinze, voire dix-sept ans, et leurs parents n’échappent pas au fait qu’un couple sur deux se sépare au cours des dix premières années du mariage. Dans ces cas de divorce, le consentement du conjoint ne peut être obtenu et des pères contestent alors la filiation d’intention de la mère en considérant que, pour la Cour de cassation, ces mères ne sont pas des mères puisqu’il leur faut adopter leurs propres enfants ! Parce que le statut de ces femmes à l’égard de leurs enfants est flou, leurs anciens conjoints font appel à des avocats qui contestent les filiations de leurs enfants devant les juridictions.

Pour plaider tous les jours devant ces juridictions, je peux vous assurer que les magistrats réclament une clarification du législateur. En attendant, le tribunal de Nanterre accepte l’adoption, tandis que celui de Créteil la refuse. Le tribunal de grandes instances de Nantes résiste pour sa part à la jurisprudence de la Cour de cassation de façon très argumentée. Il considère que la résolution de la Cour de cassation n’est pas conforme au droit international privé puisque les enfants nés de GPA et leurs parents disposent de jugements étrangers valables, opposables en France, et il note également que la transcription du père au nom du sacro-saint respect de la filiation biologique ne saurait être valide puisqu’en droit français la filiation n’est pas biologique.

Je conclurai en rappelant que ce dossier n’est pas récent. La France a été condamnée il y a plus de treize ans par la Cour européenne des droits de l’homme pour la distinction qu’elle établissait entre les enfants adultérins et les autres enfants. C’est au nom de ce même principe du respect de l’ordre public et de défense de l’institution du mariage et de la fidélité dans les couples qu’on discriminait alors l’enfant adultérin en ne l’autorisant pas à succéder de la même façon. Heureusement que certains clients comme les époux Mennesson, en étant des acharnés de la justice, font évoluer le droit. J’ai relu dernièrement l’arrêt « Mazurek » concernant cet enfant qui, parce qu’il ne pouvait succéder, était allé demander justice à la Cour européenne des droits de l’homme. Au nom déjà de l’ordre public déjà, la France s’était mise dans une ornière et la CEDH avait rappelé que l’enfant n’a pas à répondre des actes de ses parents. De la même façon, nous n’avons pas aujourd’hui à nous prononcer pour ou contre la GPA, mais à décider quel doit être le statut juridique de ces enfants.

M. Arthur Kermalvezen, co-fondateur de l’association Origines. Nous vous remercions pour votre invitation. Mon épouse Audrey et moi appartenons à la première génération de personnes conçues par don de gamètes et nous militons depuis plus de dix ans pour la reconnaissance du droit d’accès aux origines. Audrey est avocate spécialisée en droit de la bioéthique et elle est la première personne conçue grâce à un don de gamètes à avoir saisi la justice française sur la question de l’accès aux origines. Son affaire est actuellement examinée par la Cour européenne des droits de l’homme. Nous avons fondé l’association Origines dans le but de promouvoir la procréation médicalement assistée (PMA) et défendre le droit à l’accès aux origines pour les personnes conçues grâce à une PMA avec don de gamètes.

En 2011, nous avions déjà été auditionnés dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique. Sept années plus tard, le contexte a totalement changé avec la mise en vente de tests ADN permettant de retrouver son donneur. C’est ainsi que j’ai rencontré l’hiver dernier mon donneur qui a été ravi d’avoir été retrouvé même si, de lui-même, il n’aurait peut-être pas entamé cette démarche. Si je suis le premier français à avoir retrouvé mes origines, je ne suis certainement pas le dernier. Les tests ADN ont donc totalement changé la donne en ce qui concerne la possibilité d’avoir accès à son origine. La phrase prononcée par Gisèle Halimi au procès de Bobigny – « Il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence » – nous semble plus que jamais d’actualité, et nous sommes pour cette raison également favorables à la GPA éthique et à la PMA pour toutes les femmes, y compris les femmes célibataires. Si l’accès aux origines ne devait pas être reconnu dans la prochaine loi relative à la bioéthique, notre génération d’enfants nés par PMA avec dons de gamètes aura le sentiment de n’avoir pas même été le brouillon qui a permis l’évolution de la loi.

La France possède, pour les dons d’éléments et de produits du corps humain, des règles éthiques qui garantissent l’anonymat, la gratuité et la non-marchandisation du corps. Nous n’avons aucunement l’intention de les mettre en cause. En particulier, nous sommes favorables au maintien du principe d’anonymat entre donneur et receveur au moment du don. Nous demandons seulement la possibilité pour l’enfant de connaître ses origines à sa majorité. Nous appelons également votre attention sur le fait que ces grands principes ne sont pas indissociables, puisque certains États comme l’Espagne indemnisent largement les donneurs tout en appliquant le principe de l’anonymat absolu, alors que d’autres reconnaissent à l’enfant un droit d’accès à ses origines sans mettre en cause la gratuité du don. De surcroît, il arrive régulièrement en France que des dons d’organes ne soient pas anonymes, par exemple lorsqu’une femme donne un rein à son frère. Cependant, une profonde différence de nature existe entre ces dons, puisqu’un don d’organe n’implique que deux personnes, un donneur et un receveur, permet de sauver une vie, tandis que le don de gamètes crée une vie et fait naître une tierce personne. J’ajouterai que, pour nous autres enfants nés par PMA, notre donneur est constitutif du début de notre vie mais fait aussi partie de notre univers mental.

Le Comité consultatif national d’éthique et le Conseil d’État proposent de rendre possible la levée d’anonymat des futurs donneurs le souhaitant. Une telle mesure qui permettrait aux donneurs de refuser de se faire connaître nous paraît inadaptée en raison de l’évidente inégalité de traitement qu’elle créerait entre les enfants. Une fille pourrait ainsi savoir qui est son géniteur mais son frère, conçu avec un autre donneur, ne le pourrait pas car celui-ci refuserait que son identité soit dévoilée ! Avec les nouveaux tests ADN permettant de retrouver, les donneurs – dans mon cas, cela n’a pris que douze heures –, il est d’ailleurs impossible de garantir cet anonymat aux donneurs. Par respect pour eux, ne devront être acceptés à l’avenir comme donneurs que les personnes consentant à être identifiés dix-huit ans plus tard. Nous demandons ainsi que l’anonymat soit maintenu au moment du don mais que tous les donneurs s’engagent à faire connaître leur identité dix-huit ans plus tard. Les règles dérogatoires de filiation interdisant tout lien juridique entre le donneur et la personne issue de son don, par exemple en ce qui concerne les héritages, doivent par ailleurs absolument être maintenues.

Les exemples étrangers laissent à penser qu’une telle réforme entraînerait une modification du profil des donneurs mais que leur nombre resterait constant et serait même en hausse dans un second temps. Vous trouverez des statistiques sur les dons de gamètes en Suède, en Italie, au Royaume-Uni et en Finlande dans la documentation que nous vous avons fournie où nous faisons également d’autres propositions pour améliorer la législation en vigueur.

Mme Audrey Kermalvezen, co-fondatrice de l’association Origines. Comme pour la GPA, les juges sont déconcertés par le flou législatif qui règne en matière d’accès aux origines. Ils n’ont eu de cesse de faire un appel au législateur pour clarifier cette question qui mérite d’autant plus d’être examinée par le Parlement que le Conseil d’État annonce une très probable condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme sur ce sujet.

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et le Conseil d’État recommandent une modification de la loi pour l’avenir. Cette position n’est pas tenable en termes d’égalité de traitement car elle oublie les 70 000 personnes déjà nées d’un don de gamètes. Pour ces personnes et pour les enfants à naître, nous vous demandons de supprimer le caractère d’ordre public de l’anonymat. La lecture des débats parlementaires montre qu’en 1992 les parlementaires étaient déjà conscients du caractère imparfait du choix qu’ils faisaient. Ils considéraient qu’il faudrait rediscuter du caractère irréversible de l’anonymat dès qu’un bilan pourrait être dressé de l’expérience qu’en ont faite les couples et les enfants concernés. Mesdames et messieurs les députés, nous sommes arrivés au moment où tirer les leçons de cette expérience est possible : les enfants du don sont aujourd’hui avocats, employés de banque, ingénieurs, parlementaires, et nous vous disons aujourd’hui comment nous ressentons l’anonymat des donneurs.

Nous ne comprenons pas qu’en 2018 on puisse encore affirmer que l’anonymat irréversible serait dans notre intérêt et la privation de ses origines moins grave que la prétendue ambiguïté de référence identitaire que produirait la connaissance de l’identité du donneur. Comment peut-on écrire que poser la question au donneur ne serait pas dénué d’impact car celui-ci pourrait réaliser à cette occasion qu’un enfant est né de son don ? J’espère qu’il s’en doute, puisque la naissance d’enfants est évidemment l’objet de ce don ! Le vide abyssal où nous plonge l’ignorance à vie de la connaissance de nos origines n’est en revanche pas pris en compte et nous avons le sentiment d’une infantilisation terrible, pour ne pas dire d’une aliénation. Est-ce que les personnes conçues avec un don de gamètes, est-ce que les donneurs ont le droit de disposer d’eux-mêmes et de déterminer où se situe leur intérêt ? Nullement. En France aujourd’hui, le principe d’anonymat est d’ordre public et s’impose à eux, y compris contre leur volonté.

L’enfant issu d’un don de gamètes est privé de la connaissance des antécédents médicaux de l’un de ses géniteurs car aucun suivi des donneurs n’a lieu après le don. Or, Gérard, le donneur d’Arthur, a par exemple découvert qu’il était atteint d’une mutation génétique tardivement, à l’âge de soixante-cinq ans. Cette information médicale ne figure donc pas dans le dossier conservé au sein des centres d'étude et de conservation des œufs et du sperme humain (CECOS), la banque du sperme française. C’est pourquoi il est de notre devoir de demander aux anciens donneurs d’actualiser leurs dossiers médicaux, sur le modèle de ce que fait le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles qui recontacte depuis 2002 les femmes ayant accouché sous X. À cette occasion, il leur serait demandé de s’inscrire sur une plateforme numérique d’échange anonyme qui permettra aux donneurs qui le souhaitent et aux jeunes adultes en ressentant le besoin de faire connaissance de manière anonyme puis de décider s’ils souhaitent lever leur anonymat respectif.

Cette idée de plateforme numérique, qui a été défendue par d’éminentes personnalités dans une tribune parue récemment dans le journal Libération, nous semble ménager un équilibre entre le droit de l’enfant à connaître ses origines et le respect de la vie privée du donneur. Elle va dans le même sens que la fiche de données non identifiantes dont la fédération française des CECOS propose la création mais elle a sur elle l’immense avantage de permettre la mise à jour des données médicales et l’instauration d’un échange, pourrait-on dire, sur mesure. Cette plateforme serait gérée par un comité multidisciplinaire dédié à l’accès aux origines créé soit ex nihilo soit par extension du Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP). Le CNAOP pourrait aussi organiser des médiations pour les rencontres entre donneur et enfant. Il transmettrait les informations génétiques, ainsi que le prévoit le code de la santé publique, et transmettrait aussi à l’enfant l’identité du donneur si celui-ci est décédé.

Le législateur, s’il n’a pas su anticiper les questions que l’enfant conçu par don de gamètes se poserait plus tard, doit à présent les prendre en compte. Puisque l’État a organisé l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, ce dont nous lui sommes reconnaissants, il lui faut permettre la communication entre les personnes concernées qui le souhaitent en mettant en place un pont permettant aux libertés individuelles de s’exercer. Mme Simone Veil disait : « Les jeunes générations nous surprennent parfois en ce qu’elles diffèrent de nous ; nous les avons nous-mêmes élevées de façon différente de celle dont nous l’avons été. Mais cette jeunesse est courageuse, capable d’enthousiasme et de sacrifices comme les autres. Sachons lui faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême. »

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour ces présentations. Nous allons maintenant procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses.

Ma première question sera pour l’association CLARA Le document GPA : pour l’ouverture d’un véritable débat en France que vous nous avez fait parvenir indique que vous êtes favorables à la gestation pour autrui. Pouvez-vous nous préciser les modalités pratiques que vous envisagez. Le couple et la femme porteuse passeraient-ils devant une commission, comme cela se fait dans certains pays, et signeraient-ils un contrat ? Une surveillance de l’hygiène de vie aurait-elle par ailleurs lieu pendant la grossesse de la mère porteuse ? Enfin, je voudrais savoir si dans certains pays la mère porteuse est dotée d’un statut juridique définissant ses droits et ses devoirs.

Je souhaite également demander aux représentants de l’association Origines s’ils ont connaissance d’études sur la souffrance liée à l’impossibilité, pour des enfants nés suite à des dons de gamètes, d’avoir accès à ses origines, ou sur la souffrance des donneurs souhaitant avoir des informations sur les enfants nés de leur don. Et existe-t-il des travaux scientifiques montrant que la levée de l’anonymat amènerait un changement de profil des donneurs de gamètes, en encourageant certains hommes à cesser leurs dons tandis que d’autres entreraient dans cette logique de don ? Enfin, je désirerais que vous nous indiquiez si la levée de l’anonymat pour le don de gamètes entraînerait une remise en cause de l’accouchement sous X, qui est par définition anonyme.

Mme Sylvie Mennesson. Les modalités pratiques que nous proposons pour la GPA se conforment au système mis en place en France pour le don de gamètes, qui peut presque être entièrement adapté à la GPA. Nous ne prévoyons pas de contrat ou de convention. Ainsi qu’il en est dans plusieurs pays, un juge émettra un jugement en parenté qui interviendra avant la naissance de l’enfant ou, si la France choisit le modèle britannique, après sa naissance, ce que nous ne préconisons pas.

Nous ne prévoyons pas de statut juridique pour la gestatrice, dans la mesure où le jugement de parenté prénatal fait des parents d’intention les seuls parents légaux. Parce qu’elle n’est à aucun moment considérée comme la mère, la gestatrice n’a donc pas à figurer sur les registres d’état civil. Nous proposons néanmoins que l’existence d’une GPA soit portée en marge de l’acte de naissance, et consultable uniquement par les parents et à sa majorité par l’enfant, afin qu’il soit informé son mode de conception dans le cas fort improbable où les parents ne le lui auraient pas dit. En effet, contrairement à ce qu’il en est pour le don de gamètes, l’anonymat est impossible avec la GPA, du moins dans le modèle éthique respectant le consentement libre et éclairé de chacun que nous préconisons. Il est en effet très important que la GPA se fasse dans un cadre légal où chaque partie sait à quoi elle s’engage. Nous sommes favorables que la gestatrice mais aussi son époux, qui doit la soutenir pendant sa grossesse, et ses enfants, puisqu’elle doit avoir au moins un enfant, expriment leur consentement au processus.

Nous proposons par ailleurs que, comme pour le don de gamètes, ce soient les équipes pluridisciplinaires des centres d’assistance médicale à la procréation qui décident au cas par cas de la possibilité de recourir à une GPA.

Vous avez également demandé si la gestatrice a dans certains pays un statut. Ce n’est le cas nulle part sinon en Angleterre où elle figure sur l’acte de naissance en tant que mère légale pendant au moins deux à trois semaines, jusqu’à ce que la mère d’intention devienne la mère légale. Mais, encore une fois, nous ne souhaitons pas que la France adopte la législation anglaise sur la GPA, qui peut être cause des problèmes.

Mme Audrey Kermalvezen. Aucune étude sur la souffrance des enfants conçus par don n’a jusqu’ici été conduite. En revanche, plusieurs rapports font état d’un besoin, pour ces enfants, de connaître leurs origines. On peut par exemple citer un rapport Terra Nova, des rapports du Conseil d’État datant de 2009 et de 2018, ce dernier insistant sur la nécessité de revoir la législation, et un rapport du groupe de travail « Filiation, origines, parentalité » cosigné par Irène Théry et Anne-Marie Leroyer. Une étude américaine de 2010 intitulée My daddy’s name is Donor montre également que 75 % des enfants connaissant leur mode de procréation avec un tiers donneur souhaitent être informés de son identité. Deux associations militent activement en France depuis une quinzaine d’années pour faire reconnaître la légitimité du besoin qu’ont ces enfants de connaître leurs origines.

Sur la modification du profil des donneurs constatée en Suède et au Royaume-Uni après la levée de l’anonymat, je vous renvoie notamment aux travaux de Nikos Kalampalikis. Cette modification des profils explique pourquoi les études menées aujourd’hui dans les CECOS sont biaisées, les donneurs interrogés n’étant forcément les donneurs de demain.

Par ailleurs, faire droit à notre demande sur l’accès aux données ne remettrait pas en cause la législation relative à l’accouchement sous X, pour lequel la réversibilité du secret existe déjà, du moins en théorie, puisqu’elle a été inscrite dans la loi de 2002, après que l’affaire était venue devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cette loi qui a créé le CNAOP prévoit que l’on puisse réinterroger la mère de naissance. Mais je crois savoir que ce droit n’est pas effectif aujourd’hui en raison de l’organisation du CNAOP, qu’il faudrait peut-être envisager de modifier.

M. Arthur Kermalvezen. J’étais dimanche dernier à une réunion d’associations de personnes nées sous X et je ne vous cacherai pas que toutes les personnes que j’ai rencontrées désirent faire un test ADN établissant leur filiation. Les tests ADN sont d’ailleurs dans le « Top 10 » des cadeaux les plus offerts à Noël aux États-Unis. Il y a un an, lorsque je me suis adressé à une entreprise proposant des tests ADN, nous étions 3,5 millions à avoir demandé un test à cette entreprise, et nous sommes désormais 5 millions. L’entreprise Ancestry, qui vend également des tests génétiques, est pour sa part passée dans le même temps de 7 millions à 10 millions de kits vendus. Une lame de fond s’annonce donc, que le législateur doit anticiper 

Un exemple va vous montrer l’impossibilité de conserver l’anonymat secret. La semaine dernière, un ami conçu par insémination artificielle m’a appelé pour m’annoncer qu’il avait retrouvé un demi-frère biologique, mais que celui-ci ignorait avoir été conçu par insémination artificielle avec donneur. Le demi-frère de mon ami n’avait certainement pas fait ce test ADN par hasard. Mais il n’empêche que le rapport aux origines des enfants nés de PMA avec tiers donneur, parce qu’il a lieu dans le cadre de l’anonymat, reste un rapport au secret, et que l’époque où ce secret était bien gardé est terminée.

Je souhaite ajouter quelques mots au sujet des naissances sous X. Abandonner un enfant et le confier sont deux réalités très différentes. Dimanche dernier, j’ai vu des mères qui avaient été contraintes de confier leur enfant et qui le recherchaient depuis dix ans. Elles ont certes depuis 2002 le droit de se signaler, mais s’adresser à un CNAOP n’est pas techniquement aisé. On ne parle pas de ces femmes qui ont confié, et non abandonné, leur enfant et qui seraient ravies de le retrouver. Ces situations mériteraient au moins qu’une étude les concernant soit menée. Il est clair, en tout cas, que le maintien de l’anonymat sous X est une barrière mise à la construction de soi et une source de souffrance.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Il a été rappelé que les GPA de couples français à l’étranger ne sont pas illégales et que revenir en France avec les enfants nés de GPA ne l’est pas non plus : la discrimination que subissent ces enfants est d’autant plus insupportable. Il nous faut donc mettre fin aux difficultés auxquelles se heurtent les parents de ces enfants pour leur faire établir en France un état civil conforme à celui qui est le leur à l’étranger en faisant rapidement évoluer la législation en vigueur. Ainsi sera lavée la tache que représentent pour la France ses condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme. Je me demande d’ailleurs comment nous avons pu laisser se mettre en place une pénalisation des enfants fondée sur le reproche de leur mode de procréation, dont seuls leurs parents pouvaient être tenus pour responsables. Et je ne comprends pas non plus comment nous avons pu être si longs à corriger une anomalie aussi évidente. Nous ne saurions porter de jugements trop durs sur cette période où les « bâtards » étaient privés de tous les droits dont jouissaient les enfants légitimes. Aujourd'hui, nous devons faire en sorte que tous les enfants se voient garantir les mêmes droits, quel que soit leur mode de procréation.

Vous avez déclaré que la transcription automatique devrait garantir aux enfants nés par GPA la jouissance de tous leurs droits, notamment du droit d’hériter. Il nous faut de surcroît veiller à ce que cette identité soit conforme à celle du pays de naissance, et donc totale, et que les droits des deux parents soient également respectés. C’est donc une égalité totale de droits que nous devons garantir, et nous voulons qu’elle soit aussi garantie dans le cas d’une extension de la PMA aux couples de femmes.

Aussi avons-nous besoin de vos conseils. Certainement devrons-nous abandonner plusieurs aspects juridiques hérités du passé, tels l’aphorisme qui veut que la mère soit celle qui accouche. Elle pouvait, certes, se justifier à l’époque de Napoléon, lorsque décider qui était le père était très incertain. En considérant la mère comme certaine, on offrait en effet à l’enfant l’assurance de ne pas être à la rue et d’avoir une mère chargée de s’occuper de lui jusqu’à sa majorité. Mais aujourd’hui, avec les moyens d’assistance médicale à la procréation, la mère ou le père ne sont plus, respectivement, celui qui a donné les spermatozoïdes et celle qui a accouché : sont parents ceux qui désirent un enfant, lui consacrent leur énergie, lui donnent leur amour, lui procurent les moyens matériels dont il a besoin, font son éducation et l’amènent à l’âge adulte, voire bien au-delà.

Je souhaiterais avoir votre opinion sur la diversité de la législation sur la GPA en Europe. Car comment expliquer que des pays aussi comparables culturellement que les différents pays européens puissent avoir des législations aussi différentes, et même opposées, sur ces questions ?

Concernant le droit d’accès aux origines, je crois utile de rappeler cette phrase de Frédéric Mistral : « Les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut. » Si l’individu ignore d’où il vient, ses chances de s’épanouir pleinement se trouvent réduites. Il faut donc donner à chacun ce droit pour lui offrir une égalité de destin. La lutte contre les inégalités de destin est un thème important aujourd’hui : eh bien, être privé du droit d’avoir des racines est l’une d’entre elles !

Vous avez parlé du secret des origines, qui doit en effet être banni. Faudra-t-il le faire d’une manière contraignante ou par la persuasion ? De nombreuses familles, malheureusement, ne disent pas à l’enfant qu’il a bénéficié d’une aide à la procréation, ce qui crée des dégâts importants car des études de psychologie ont montré que l’enfant doit être informé de son mode de conception le plus tôt possible, avec des termes adaptés à son âge. La faculté d’adaptation des enfants est immense mais elle s’amenuise progressivement, et une révélation concernant sa filiation est infiniment plus difficile à accepter et à s’approprier à dix-huit ans que dans l’enfance.

Concernant l’accès aux origines, vous avez fort bien exposé le problème qu’il va nous falloir affronter. Les futurs donneurs de gamètes vont être informés qu’en donnant ils acceptent un accès aux informations les concernant. Mais tous ceux qui ont donné dans les conditions qui avaient cours auparavant devront être recontactés afin que leur soit demandé s’ils acceptent que les règles sur leur identité changent, puisque cette modification ne peut se faire sans leur accord. Le succès de cette démarche est d’autant moins assuré que le CECOS, que nous avons reçu dernièrement, nous a dit avoir généralement perdu de vue les donneurs, notamment lorsqu’ils ont déménagé. En tant que médecin, ce problème m’inquiète car si une maladie génétique à révélation tardive est diagnostiquée chez un donneur, on ne peut retrouver tous ceux pour qui cette information serait précieuse. J’espère que l’information donnée par le CECOS n’est pas exacte et qu’à force de recherches ils finiront par retrouver les donneurs. Au XXIe siècle, les moyens pour garder contact sont multiples, et l’administration fiscale arrive d’ailleurs généralement à retrouver les contribuables, y compris quand ils déménagent. Vous avez en tout cas correctement défini le problème lorsque vous avez indiqué que, si des circonstances nettement plus favorables sont données aux générations futures, la situation des générations qui n’auront pas eu de chances comparables paraîtra encore plus insupportable.

Je souhaiterais enfin que vous nous disiez comment, selon vous, il serait possible d’augmenter les dons de gamètes tant masculins que féminins. Ces dons vont en effet vraisemblablement devoir être plus nombreux à l’avenir.

M. le président Xavier Breton. Je souhaite préciser que l’adage selon lequel la mère est toujours certaine – en latin, mater semper certa est – est très antérieur à Napoléon puisqu’il appartient au droit romain. Il ne reflète donc pas le vieux monde, mais le très vieux monde !

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Le père avait alors droit de vie et de mort sur ses enfants. Nous ne pouvons que nous réjouir que notre droit ait beaucoup évolué !

M. le président Xavier Breton. Mesdames et monsieur, je vous propose de répondre maintenant aux questions de notre rapporteur.

Mme Laurence Roques. Vous nous avez demandé pourquoi les États ont des législations si variées sur la GPA, y compris en Europe. Je crois que les pays peuvent être répartis en deux groupes. Un premier regroupe les pays de philosophie kantienne pour lesquels l’homme est au-dessus de tout et doit être protégé, même contre sa volonté : c’est cette philosophie qui, dans notre pays, a fait choisir le don gratuit qui concerne les gamètes mais aussi plusieurs principes qui sont ceux de la PMA. Le second groupe est constitué de pays, souvent anglo-saxons, dont le droit est fondé sur le principe de la liberté individuelle qui permet aux personnes majeures de disposer librement de leur corps. En France, des débats font ainsi rage sur le statut de la GPA, qui pour certains serait une location de son corps, alors que d’autres nient qu’il puisse y avoir une libre disposition du corps dans une relation qui relèverait de l’abus de pouvoir. Dans les pays anglo-saxons, un juge vérifie l’équilibre des parties dès lors que le consentement est libre et éclairé. Mais il importe surtout de noter que la France est le seul pays à interdire la GPA sans parvenir à gérer le statut des enfants nés de GPA à l’étranger.

Pourquoi la France résiste-t-elle ainsi, malgré la jurisprudence de la Cour européenne ? La Cour de cassation vient de rendre dans le dossier Mennesson un énième avis dans lequel elle demande que la Cour européenne réinterprète l’arrêt qu’elle avait rendu en 2014. Les jumelles ont bientôt dix-huit ans et le combat des époux Mennesson durera bientôt depuis deux décennies, puisque la réponse de la Cour européenne va prendre encore deux ans !

La Cour de cassation dit clairement qu’elle entend dissuader les couples de recourir à la GPA. Elle considère que plus la procédure sera compliquée, moins les gens y auront recours. Mais c’est se tromper d’analyse ! Car je sais, pour avoir défendu un certain nombre de couples, que c’est le désir d’enfant qui fait la GPA, quels que soient les obstacles juridiques. Les époux Mennesson ont été mis en garde à vue et ont été poursuivis pénalement, une ordonnance de non-lieu ayant été rendue car l’infraction n’était pas constituée à l’étranger. Leur exemple montre ce dont les gens qui recourent à la GPA sont capables ! La GPA ne concerne d’ailleurs pas seulement les riches. J’ai parmi mes clients des couples qui consacrent à une GPA toutes leurs économies ou qui recourent à des prêts. Certes, ils bénéficient d’une solidarité familiale, mais c’est parce que le désir d’enfant est le plus fort. Car, lorsqu’on considère la GPA, il nous faut aussi prendre en compte le fait que l’adoption à l’étranger est devenue très rare suite aux règles qu’a instaurées la convention de La Haye. On dit ainsi à ces couples qu’ils ne pourront ni adopter, ni avoir des d’enfant nés par GPA.

Et comment expliquer que des femmes qui n’ont pas d’ovocytes puissent enfanter, car le don d’ovocytes est autorisé en France, tandis qu’on empêche d’avoir des enfants des femmes frappées d’une maladie qui les prive d’utérus ou empêche leurs grossesses d’aller à terme ? Je ne vous rappellerai pas, sur ce sujet, plusieurs scandales concernant des femmes âgées d’une trentaine d’années qui avaient pris des médicaments. Aujourd'hui, la science autorise et juge éthique le don d’ovocyte, alors qu’avoir un enfant par GPA est interdit. Or, les avancées de la science font qu’il n’est plus possible de tenir que « la mère est toujours sûre », et je pense que nous ne pourrons pas, à terme, faire l’économie d’une réflexion sur la filiation et la parentalité. Cet adage est, vous l’avez dit, très vieux, et d’un temps où des femmes portaient déjà des enfants pour d’autres qu’elles leur laissaient ensuite : je vous renvoie à la Bible. En revanche, est nouveau le fait que l’enfant puisse avoir trois mères : celle qui donne ses ovocytes, qu’on appellera la mère biologique, celle qui porter l’enfant, qui est la gestatrice, et celle qui est à l’origine du projet d’enfant, la mère d’intention. Et j’aurais envie de dire, en paraphrasant la célèbre réplique de Raimu dans Fanny de Marcel Pagnol, que « la mère, c’est celle qui aime ».

Désormais, la Cour de cassation considère que la seule mère possible est la mère qui accouche, même si l’enfant est né d’un don d’ovocyte. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le matériel biologique est en revanche fondamental pour l’identité de l’enfant, ce qui a d’ailleurs donné lieu à toute la jurisprudence sur l’anonymat. La Cour de cassation s’est donc de toute évidence mise elle-même dans une ornière car la Cour européenne n’acceptera pas que la mère d’intention ne soit pas reconnue juste parce qu’elle n’a pas accouché. C’est la raison pour laquelle elle a interrogé en 2018 la Cour européenne pour savoir s’il ne conviendrait pas de distinguer entre les femmes qui, dans le cadre de la GPA, auront donné leurs ovocytes ou ne les auront pas donnés. Mais valider cette distinction ne reviendrait qu’à créer une nouvelle discrimination !

Si la France décidait à l’avenir de ne plus considérer que la mère est celle qui accouche, il serait possible d’appliquer pour la mère la règle existant pour le père : de même que le père est celui qui reconnaît l’enfant, la mère serait celle qui déclare être mère de l’enfant. En attendant l’ouverture éventuelle d’un débat sur la filiation, le plus simple, pour améliorer le statut des enfants nés de GPA, serait de reconnaître automatiquement la validité des actes et surtout des jugements étrangers qui ont donné lieu à cette filiation. Ainsi, il n’y aurait pas d’opposabilité. Si l’on voulait absolument mentionner que ces enfants sont nés de GPA, on pourrait envisager que, comme il en est depuis 2005 pour l’adoption plénière, existent pour ces enfants deux actes de naissance : un acte destiné aux administrations ne mentionnant pas l’adoption, afin que les enfants adoptés ne soient pas discriminés, et une copie intégrale que seul l’enfant adopté peut demander et qui porte la totalité de sa filiation. Le grand drame de l’adoption plénière était en effet que certains parents ne disaient pas à leurs enfants qu’ils avaient été adoptés, en sorte qu’ils ne pouvaient pas avoir accès à leurs dossiers, notamment aux dossiers de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) pour les enfants nés lors d’accouchements sous X.

Mme Audrey Kermalvezen. Il serait possible de faire de même pour les enfants issus de PMA avec tiers donneur. Des propositions ont déjà été faites en ce sens, qui n’ont pas été retenues au motif que la mention de la PMA pourrait stigmatiser les enfants. Personnellement, je ne suis pas honteuse d’avoir été conçue par PMA avec tiers donneur. J’en suis même plutôt fière et j’aurais aimé que cette indication figure sur mon acte intégral de naissance, car ce n’est qu’à vingt-neuf ans que j’ai appris comment j’avais été conçue. Mon mari a, en revanche, toujours connu son mode de conception, ses parents s’étant montrés précurseurs sur ce sujet.

Le secret qui entoure ce mode de filiation est toujours très bien gardé puisque, selon une étude européenne datant de 2002 – la seule dont l’on dispose – seulement 8,6 % des enfants conçus par PMA avec tiers donneur le savaient. Par conséquent, sur les 70 000 personnes conçues de cette façon en France, 64 000 ignoreraient comment elles ont été conçues. Or, j’aurais pu, à l’âge de vingt-neuf ans, avoir recours à une PMA avec tiers donneur et, à cette occasion, être inséminée par le sperme de mon propre géniteur ! Pour éviter de tels problèmes transgénérationnels, nous proposons que soit limitée dans le temps la durée de conservation et d’utilisation des gamètes. Mais nous ne prônons pas l’inscription sur l’acte d’état civil du mode de procréation, en raison des fortes réticences qui s’expriment sur ce sujet. Nous demandons en revanche que le législateur cesse d’organiser les conditions d’un mensonge indécelable ainsi qu’il le fait avec les critères d’appariement. Aujourd’hui, un appariement est en effet réalisé entre le groupe sanguin du membre du couple stérile et le groupe sanguin du donneur afin que l’enfant, lorsqu’il apprend en cours de biologie comment se transmettent les groupes sanguins et les facteurs Rhésus positif et négatif, ne puisse s’apercevoir qu’il n’est pas le fruit biologique de ses deux parents. Supprimer le critère d’appariement éviterait de créer les conditions du secret indécelable et permettrait également de favoriser les grossesses des personnes qui recourent à une PMA avec tiers donneur. Nous savons pour en avoir fait l’expérience – mon mari est de Rhésus positif et moi de Rhésus négatif – que le Rhésus négatif du père favorise la grossesse lorsque la mère est du Rhésus négatif.

Nous proposons aussi qu’à sa majorité un comité qui pourrait être une branche du CNAOP ou un comité dédié à l’accès aux origines reçoive l’enfant et lui explique qu’il a été conçu par un tiers donneur. L’objectif de ces propositions – le comité recevant l’enfant et l’abandon du critère d’appariement – est d’inciter les parents à dire le plus tôt possible à leur enfant comment il a été conçu.

Nous sommes par ailleurs très attachés à la possibilité de recontacter les anciens donneurs. Que les retrouver vous ait été présenté comme infaisable ne m’étonne pas. À l’époque où j’ai plaidé devant les juridictions françaises le dossier de Clément Silliau‑Roussial, qui est aujourd’hui devant la Cour européenne des droits de l’homme, on nous avait dit ne plus avoir le dossier de son donneur. Comme une disposition du code de la santé publique impose de conserver ces dossiers pendant au moins quarante ans, j’avais attaqué en responsabilité l’État français. Son dossier avait alors été retrouvé en recontactant le fondateur de la banque de sperme avec lequel j’étais entrée en contact en parallèle et que j’ai remercié. Certes, ces informations ne sont peut-être pas toutes au sein des CECOS, mais je suis persuadée que les fondateurs des banques de sperme ont, peut-être chez eux, encore les informations. Et comme ils commencent à avancer en âge, il est urgent de les retrouver. Je me fais également ici l’écho d’Alain Tréboul, le donneur qui a conduit la voiture nous attendant à la sortie de l’église le jour où nous nous sommes mariés. Alain Tréboul nous a demandé de vous dire qu’il ne voulait pas que les enfants issus de son don ne le connaissent qu’après sa mort. Le temps presse donc aussi parce que les anciens donneurs avancent en âge. Je crois possible de recontacter tous les anciens donneurs si l’on s’en donne les moyens.

Pourrait être menée en parallèle une campagne d’information destinée à promouvoir la plateforme numérique d’échange – j’insiste bien sur cette notion d’échange, car il ne faudrait pas que soient juste mis en ligne des fichiers sur lesquels les donneurs puissent s’inscrire sans savoir qui les consultera. Quand il a voulu rencontrer Gérard, Arthur est d’abord entré en contact avec les voisins de son donneur afin qu’ils le connaissent un peu, tout en faisant très attention à ce que la lettre qu’il avait écrite à Gérard arrive dans ses mains, puisque nous ignorions si son épouse savait qu’il avait été donneur de gamètes. Ce sont peut-être ces éléments d’information – la lettre d’Arthur et ce que les voisins ont pu lui dire de son profil – qui ont convaincu Gérard de le contacter rapidement. Qu’un échange ait lieu est en tout cas important pour que le donneur sache à quoi il s’engage s’il choisit de rencontrer un enfant issu de son don. Cet échange pourrait être anonyme dans un premier temps puis évoluer si les personnes concernées le désirent.

M. le président Xavier Breton. Nous en venons maintenant aux questions de nos collègues.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Merci à tous pour votre présence à cette audition. Je vais m’adresser principalement à M. et Mme Kermalvezen car je souhaite obtenir de plus amples informations sur l’accès aux origines, qui me préoccupe.

Monsieur Kermalvezen, je voudrais d’abord que vous nous disiez quelles ont été les conséquences de la découverte de votre géniteur pour votre famille et pour la sienne. Quelles seraient selon vous les conséquences pour les familles si était mis en place un dispositif indiquant le profil sociologique du donneur avec des données non-identifiantes, alors qu’il est facile se procurer sur internet des tests ADN permettant de retrouver les donneurs ?

Avez-vous par ailleurs une idée de l’âge auquel un enfant peut apprendre qu’il est issu d’un don ? Vous avez évoqué l’âge de dix-huit ans. Ne pourrait-on envisager que cette information soit donnée plus tôt ? Je voudrais également connaître votre opinion sur l’âge et le cadre, hors plateforme numérique, qui selon vous seraient les plus favorables pour une rencontre entre l’enfant et son donneur.

Enfin, vous avez dit, madame Kermalvezen, qu’en cas de décès du donneur on pourrait communiquer son identité à l’enfant né de son don. Mais si le donneur a fondé une famille qui ignore ce don, ne risque-t-on pas de créer pour cette famille une situation compliquée ?

Mme Nicole Dubré-Chirat. Je souhaite pour ma part revenir sur la question de la gratuité et de l’anonymat. À l’heure des tests génétiques, l’anonymat est facile à percer. Que la législation lève l’anonymat est selon moi tout à fait souhaitable à condition que soit mis en place un encadrement comme celui que vous préconisez. Car la culture du secret est aujourd'hui prégnante en France : le donneur peut ne pas révéler à sa famille qu’il a fait un don, la famille ne pas oser dire à l’enfant son mode de naissance ou son adoption, ni les femmes qui ont accouché sous X dire qu’elles ont eu recours à cette possibilité qu’offre la loi. Il faudra certainement plus d’années pour faire disparaître cette culture du secret que pour mettre en œuvre l’accès aux origines.

Vous avez parlé de l’impossibilité de transposer les états civils étrangers des enfants nés de GPA sur les registres français. Mais est-il possible d’obtenir une autre forme de reconnaissance de ces états civils ? Il me semble que Mme Taubira, quand elle était garde des Sceaux, avait fait une proposition pour que soit reconnue la nationalité française des enfants nés à l’étranger de GPA. Qu’en est-il aujourd'hui ?

M. Arthur Kermalvezen. Je souhaite d’abord vous remercier, mesdames les députées, d’être encore avec nous malgré l’heure tardive. Votre présence ne m’étonne d’ailleurs pas car, pour les regarder régulièrement, je sais que vous êtes très assidues à ces auditions.

Une de vos questions portait sur les conséquences familiales de la levée d’anonymat. J’écris actuellement un livre sur ce sujet, qui comportera un chapitre intitulé « Comment retrouver son donneur pour les nuls ? » et un autre intitulé « Comment bien vivre toutes ces découvertes pour les nuls ? » Car sur ces sujets nous sommes nuls, parce que tout est nouveau et tout est à inventer. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de ne pas être seul pour retrouver mon donneur. Ayant appris que sa famille et celle de ses voisins passaient le nouvel an ensemble, j’ai confié à ces derniers un courrier pour mon donneur que j’avais écrit avec mon père, ma mère et avec ma femme. Il s’agit donc d’une histoire familiale. Je suis en effet issu d’une famille que je pourrais qualifier d’« Obélix de la PMA », car nous sommes tombés dedans quand nous étions petits. Ma mère m’expliquait mon mode de conception alors que j’étais encore dans son ventre et je l’ai vue faire la même chose quand elle était enceinte de ma sœur. Les conséquences de la levée d’anonymat ont donc été pour nos familles assez peu nombreuses. La première réaction de mon père a été de me dire qu’il espérait que mes sœurs pourraient elles aussi retrouver leur donneur, et celle de Gérard de me féliciter de l’avoir retrouvé. Je n’ai pas encore rencontré ses fils mais cette rencontre aura lieu dans les prochaines semaines.

Ce qu’il importe de comprendre, c’est qu’il nous est impossible de nous contenter du profil-type des donneurs. Ce sont en effet, généralement, des personnes altruistes qui donnent aussi leur sang et qui sont sensibles à la souffrance des couples n’arrivant pas à avoir d’enfants. Mais j’ai aussi découvert que le père de mon donneur était pupille de l’État : les membres de sa famille se posent eux aussi des questions sur leurs origines, ou du moins sur l’origine de leurs père et grand-père, de sorte que ma recherche tenait pour eux de l’évidence. Les membres de cette famille subissent également l’anonymat en portant le nom de leur grand-mère. Retrouver mon donneur m’a fait comprendre qu’en fait je cherchais à connaître ses motivations. Et ces motivations le dépassent, car notre histoire nous amène parfois à répéter des schémas que nous n’avons pas choisis.

Sur l’âge auquel un enfant peut apprendre son mode de conception – dix-huit ans, seize ans, quatorze ans, douze ans ? – je n’ai pas d’idée préconçue. À mon avis, il faut le lui révéler dès que l’on sent qu’il a besoin de connaître ses origines et quel que soit son âge, la maturité psychique n’ayant rien à voir avec l’âge biologique, car le temps d’attente est très dur à vivre. Certes, l’on n’est jamais content de ce qu’on a, et j’envie par exemple énormément ma femme d’avoir vécu toute sa jeunesse dans une sérénité qui lui a permis de faire dix ans d’études, son histoire personnelle ne l’obsédant pas. Pour notre génération, la thèse soutenue par les CECOS était que les parents devaient faire comme si la PMA n’avait pas eu lieu et que leur enfant était le leur. Mais je n’ignore rien de mon mode de conception, et je suis évidemment leur enfant !

Pour revenir à votre question sur l’âge auquel on peut parler à l’enfant, peut-être le bon moment est-il celui où il se met à poser des questions. Mais quelles questions ? Les parents doivent en tout cas tenir compte d’eux-mêmes et de la façon dont ils ressentent leur enfant.

Sur le cadre dans lequel se fera la rencontre entre le donneur et l’enfant, il me faut dire que l’idée d’une plateforme n’est pas de nous. Elle nous a été suggérée par l’un des petits-fils des fondateurs des banques de sperme, qui nous l’a présentée comme la seule solution véritablement respectueuse de la volonté de chacun. Je pense que ce dispositif est en effet celui qui pose le moins de problèmes.

Mme Audrey Kermalvezen. Je vais répondre à la question sur le décès du donneur. D’après la législation sur les archives publiques, le dossier du donneur est accessible à tout intéressé vingt-cinq ans après la date du décès. Supprimer ce délai permettrait à l’enfant issu d’un don de connaître l’identité du donneur dès le décès. Cette modification de la loi n’aurait pas d’incidence pour la famille du donneur puisque la loi ne le reconnaît pas comme père de l’enfant. La famille est donc protégée, notamment en ce qui concerne la filiation et l’héritage.

Sur ce sujet, je dirai aussi que la rencontre entre Arthur et Gérard ne s’est faite qu’entre eux. Le père d’Arthur, celui qui l’a élevé, m’a dit qu’il était très heureux que son fils ait retrouvé Gérard, mais les parents d’Arthur ne sont pas entrés en contact avec lui. Et si, de mon côté, j’apprenais que mon donneur est décédé, je n’irais pas rencontrer sa famille, car c’est lui qui m’importe en tant qu’il me permettrait de me connaître. D’ailleurs, l’article 9 du Code civil sur le respect de la vie privée s’applique au donneur, qui ne peut s’immiscer dans la vie privée des personnes issues de son don, et à l’enfant né du don, qui a les mêmes obligations. Il n’est pas besoin de prévoir d’autres règles sur ce point.

Juste un mot sur le secret. L’exemple de la Suède montre que les couples sont plus nombreux à dire à l’enfant comment il a été conçu quand ils savent qu’il pourra connaître qui est son géniteur. Si mes parents ont mis tant de temps à me révéler mon mode de conception, c’est parce qu’ils savaient que j’allais me retrouver avec des questions sans réponses, ce qui est très douloureux. Or, nous sommes 70 000 dans ce cas.

Mme Sylvie Mennesson. Ce que vous dites rencontre ma propre expérience, car la gestatrice de mes filles était une enfant adoptée. Elle a agi par altruisme mais également parce que porter pour autrui faisait écho à sa propre histoire.

Je souhaite ajouter que la moitié des 2 500 enfants nés par GPA sont également issus d’un don de gamètes. Dans les pays où les GPA ont lieu, le secret n’existe pas car les parents de ces enfants choisissent les donneuses. Ce sont donc des centaines d’enfants qui savent qu’ils sont nés par GPA et qu’ils sont issus d’un don. Ma fille, que vous avez auditionnée, en parle très bien.

Je peux aussi répondre à la question sur l’âge favorable à une révélation sur ses origines à partir de son cas. Nous avons expliqué à notre fille son mode de conception dès qu’elle a été en âge de comprendre et de dire trois mots, en lui racontant qu’une fée s’était penchée sur son berceau pour la porter et une autre pour lui donner la graine. En parler avec elle dans sa prime enfance n’a posé aucun problème.

Mme Laurence Roques. La circulaire « Taubira » de 2013 fait suite aux difficultés que rencontraient les enfants pour obtenir des passeports et des laissez-passer alors qu’ils étaient à l’étranger. À ce sujet, je dois d’ailleurs dire que le Conseil d’État a été beaucoup plus moteur que la Cour de cassation sur l’application des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les enfants nés de GPA.

Afin de faciliter la délivrance de ces passeports et cartes d’identité, la circulaire Taubira indique que le fait d’être issu d’un pays pratiquant la GPA ne met pas en cause les actes d’état civil dès lors qu’ils sont réguliers. S’il n’existe pas de soupçon d’une fausse identité, les certificats de nationalité française sont donc délivrés. Mais, suite aux arrêts de la Cour de cassation, la direction des affaires civiles et du Sceau ne mentionne sur les certificats que le père dont on présume qu’il est le père biologique alors que, comme l’a dit Sylvie Mennesson, environ la moitié des GPA ont aussi nécessité un don de sperme. Ainsi que nous le disions au début de cette audition, la situation ne s’est donc pas arrangée et elle s’est même dégradée puisque, depuis les arrêts de la Cour de cassation, la direction des affaires civiles et du Sceau ôte les informations sur la mère.

Vous nous avez demandé pourquoi les actes de naissance étrangers ne sont pas transcrits à l’identique. Il en est ainsi parce que la Cour de cassation juge que seul le père est à transcrire. En conséquence, les statuts des parents diffèrent selon que la GPA est homoparentale ou hétérosexuelle car, dans la GPA homoparentale, les deux pères peuvent être mentionnés, puisque le père d’intention obtient toujours un jugement d’adoption ou un jugement de parentalité que les Cours françaises analysent comme un jugement d’adoption, alors que, dans le cas des GPA hétérosexuelles, la mère d’intention ne l’est pas. Or, souvenons-nous que, lors des vives discussions qu’a soulevées le mariage pour tous, ce qui a surtout fait débat était la GPA homoparentale. Aujourd’hui, elle est de fait reconnue et le statut des enfants nés de ces GPA est beaucoup moins compliqué que celui des enfants issus de GPA hétérosexuelles.

Je terminerai sur la PMA. Elle consiste aujourd’hui, dans notre pays, à faire comme si un couple qui ne pouvait pas avoir d’enfants en avait. Tous les secrets auxquels elle donne lieu ont cette origine.

Mme Sylvie Mennesson. Je souhaite juste apporter une précision : c’est d’un don d’ovocytes, et non d’un don de sperme, qu’ont bénéficié 50% des enfants nés par GPA à l’étranger.

M. le président Xavier Breton. Merci à tous.

 


– 1 –

Fédération des biologistes des laboratoires d'étude de la fécondation et de la conservation de l’œuf (BLEFCO) – Pr Florence Brugnon, présidente de la Fédération, chef du service « Assistance médicale à la procréation » et du centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain (CECOS) du centre hospitalier universitaire (CHU) Estaing, et Pr Rachel Lévy, vice-présidente de la Fédération, chef du service « Biologie de la reproduction » et du CECOS de l'hôpital Tenon

Mardi 16 octobre 2018

M. Jean François Mbaye, président. Mes chers collègues, je vous propose de reprendre nos travaux en vous priant de nous excuser pour notre retard dû aux nombreuses questions qui ont été posées lors de la précédente audition.

Nous achevons les auditions de ce jour en accueillant Mme le professeur Florence Brugnon, présidente de la Fédération des Biologistes des laboratoires d’étude de la fécondation et de la conservation de l’œuf (BLEFCO), chef du service « Assistance médicale à la procréation » et du centre d'études et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) au centre hospitalier universitaire (CHU) Estaing de Clermont-Ferrand, et Mme le professeur Rachel Lévy, vice-présidente de la Fédération des BLEFCO, chef du service « Biologie de la reproduction » et du CECOS de l’hôpital Tenon.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, notre mission d’information est régulièrement amenée à s’interroger sur des sujets liés à la procréation tels que l’assistance médicale à la procréation, la procréation post mortem, l’anonymat du don de gamètes ou l’autoconservation ovocytaire. Mesdames, votre expérience et vos connaissances vont nous permettre de faire progresser notre réflexion sur ces sujets majeurs. Vous avez la parole pour un court exposé que suivra un échange de questions et de réponses.

Mme Florence Brugnon, présidente de la Fédération des biologistes des laboratoires d’étude de la fécondation et de la conservation de l’œuf (BLEFCO), chef du service « Assistance médicale à la procréation » et du centre d'études et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) du centre hospitalier universitaire (CHU) Estaing de Clermont-Ferrand. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, la Fédération des BLEFCO est une société savante qui réunit l’ensemble des praticiens des laboratoires d’assistance médicale à la procréation publics et privés. Nous avons à ce jour 255 membres adhérents actifs qui représentent l’ensemble des laboratoires français d’assistance médicale à la procréation (AMP).

Dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique, nous souhaitons aborder trois thèmes : l’autoconservation ovocytaire pour raison non médicale, l’ouverture de l’AMP aux femmes seules et aux couples de femmes – ce sujet sera abordé par ma collègue Rachel Lévy – et l’accès au diagnostic génétique préimplantatoire des aneuploïdies (DPI-A). Sur cette dernière thématique, nous avons participé à la rédaction d’un rapport émanant de l’ensemble des sociétés et collèges de biologie et médecine de la reproduction qu’a coordonné Mme le professeur Nelly Achour-Frydman. Comme celle-ci viendra cette semaine vous le présenter, nous laisserons aujourd'hui ce thème de côté. J’indiquerai juste qu’ouvrir cette offre de soins en l’évaluant par des protocoles de recherche biomédicale nous semble indispensable.

En France, l’autoconservation d’ovocytes est autorisée dans deux situations : lorsque la fertilité est menacée par un traitement médical ou une pathologie susceptible de l’altérer et lors d’un don d’ovocytes. En effet, depuis l’arrêté du 24 décembre 2015, l’autoconservation d’une partie des ovocytes est autorisée pour les donneuses n’ayant pas procréé souhaitant conserver pour leur bénéfice une partie des ovocytes recueillis. Néanmoins, cette conservation n’est possible que si plus de cinq ovocytes matures sont recueillis. Or, bien que la technique de congélation que nous utilisons – la vitrification ovocytaire – permette une conservation optimale, le nombre d’ovocytes obtenus dans le contexte d’un don ne permet jamais d’atteindre le nombre nécessaire pour assurer une naissance vivante. Cette pratique soulève d’autre part une question éthique dans la mesure où nous ne pouvons connaître la motivation réelle des donneuses. Car comment distinguer de façon certaine un don altruiste d’un don que motive l’autoconservation ? Or, nous nous rendons compte que beaucoup des donneuses que nous rencontrons sont plus intéressées par l’autoconservation que par le don.

Des données scientifiques montrent que la fertilité naturelle des femmes diminue avec l’âge de façon physiologique en raison d’une dégradation de la qualité fonctionnelle des ovocytes ainsi que de la raréfaction progressive du stock d’ovocytes contenu dans les ovaires, avec une chute drastique vers trente-cinq ans. La technique de congélation très efficace qu’est la vitrification ovocytaire est autorisée en France depuis 2011. Compte tenu de l’âge moyen de naissance du premier enfant, qui est pour les Françaises de vingt-huit ans et demi d’après les données de 2015 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), la congélation de leurs propres ovocytes pourrait constituer une solution pour les femmes. Elle leur permettrait en effet de reporter leur projet de grossesse sans être pénalisées par leur horloge biologique ou contraintes de recourir plus tard au don d’ovocytes. La pratique de l’autoconservation d’ovocytes pour raison non médicale étant d’ailleurs autorisée aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe, de nombreuses Françaises s’adressent à des centres espagnols afin d’y réaliser la conservation de leurs ovocytes.

Suite à l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de juin 2017, nous avons réalisé un sondage auprès des membres de la Fédération des BLEFCO, d’où il ressort que 85,5 % d’entre eux sont favorables à la cryoconservation d’ovocytes pour indication dite sociétale. Mais nos membres insistent aussi sur la nécessité que l’autoconservation se fasse avec un encadrement à la fois réglementaire et médical, en vérifiant l’absence de contre-indication à la stimulation hormonale et à la ponction ovarienne mais aussi le contexte psychologique, et en assurant un suivi médical du traitement et de ses éventuelles complications. Si la France décidait d’autoriser cette prise en charge, la majorité des membres des BLEFCO souhaitent également que l’autoconservation ovocytaire puisse être pratiquée dans tout centre d’AMP autorisé, qu’il soit public ou privé.

Cependant, la procréation hors AMP devra également être encouragée, car congeler ses ovocytes ne garantit pas la possibilité d’avoir un enfant. À cet effet, nous préconisons que soit mis en œuvre un plan « fertilité » informant de manière précoce les jeunes gens de la diminution progressive de la fertilité féminine, à la fois dans un cadre scolaire, dès le collège, mais aussi lors du suivi gynécologique des jeunes femmes par les professionnels de santé. La réalisation d’un bilan de réserve ovarienne pourrait également être proposée par les gynécologues.

De plus, il nous semble essentiel de développer en France une authentique politique de soutien et d’aide des familles qui facilite l’intégration de la grossesse dans le parcours d’études et la carrière des femmes et qui améliore aussi l’accueil des très jeunes enfants avec la promotion d’installation de crèches sur les lieux de travail et d’étude des jeunes femmes. Ces formes d’accompagnement sont aujourd'hui courantes dans les pays d’Europe du Nord.

Je termine en insistant sur le fait que si l’autoconservation ovocytaire était autorisée, il serait indispensable de doter les centres d’AMP des moyens médicaux, paramédicaux et matériels requis pour cette nouvelle activité.

Mme Rachel Lévy, vice-présidente de la Fédération des BLEFCO, chef du service « Biologie de la reproduction » et du CECOS de l’hôpital Tenon. J’aborderai pour ma part la question de l’AMP pour les couples de femmes et pour les femmes seules.

Interrogés par un sondage, les membres de notre société savante se sont prononcés à 72 % pour l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et à 52 % pour son ouverture aux femmes seules, sous réserve de la prise en compte des conditions d’accès et de faisabilité. L’AMP est déjà possible pour les femmes seules et les couples de femmes dans des pays proches de la France comme la Belgique, le Danemark, le Royaume-Uni ou l’Espagne où un « tourisme procréatif » consistant à recourir à l’AMP avec don de spermatozoïdes dans des centres médicaux d’aide à la procréation permet à ces femmes de contourner la loi française. Mme Françoise Shenfield, qui a étudié cette pratique, a montré que 85 % des femmes françaises qui suivent ce parcours procréatif sont prises en charge en Belgique et que, parmi ces femmes, 64,5 % ont fait ce choix pour contourner le droit français. J’ajouterai que l’obtention directe de spermatozoïdes congelés issus des banques de sperme étrangères privées est également pratiquée sans intervention médicale par des couples de femmes et des femmes seules.

Le récent avis du CCNE sur les demandes sociétales de recours à l’AMP mentionne uniquement la technique d’insémination intra-utérine avec sperme de donneur, qui est la technique d’AMP la plus simple. Mais cette technique peut ne pas être indiquée pour des raisons médicales, par exemple une obstruction tubaire ou une insuffisance ovarienne. Dans ces cas, la fécondation in vitro (FIV) avec injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde (ICSI), qui est une technique plus lourde, peut devenir une indication médicale pour ces couples de femmes et ces femmes seules. De plus, ces techniques de fécondation permettent de limiter le risque de grossesses multiples par le transfert d’un embryon unique, contrairement à l’insémination avec sperme de donneur.

L’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules soulève des interrogations légitimes à la fois sur les modalités de prise en charge médicale de ces femmes et sur le bien-être et la filiation des enfants. Mais s’il est habituel de regrouper sous une même thématique la question de l’AMP des couples de femmes et celle des femmes seules, leurs situations sont très différentes. Plusieurs études, dont celles menées par notre collègue Guido Pennings, montrent que, dans le cadre de l’AMP des couples de femmes, la notion de couple est essentielle en ce qu’elle permet d’assurer le bien-être de l’enfant en le faisant grandir dans un environnement familial construit permettant sa bonne insertion sociale.

Pour la prise en charge des femmes seules, l’expérience de nos collègues belges prouve qu’une évaluation psychologique et sociale préalable est indispensable. Les femmes étudiées dans leurs travaux, n’avaient pas initialement, pour la plupart, de projet de maternité seule mais un projet, pourrait-on dire classique, d’AMP en couple. Elles ont une histoire particulière, en rapport avec leur fertilité sur le point de s’éteindre et le fait qu’elles ne trouvent pas de partenaire, et ont le plus souvent vécu une séparation de couple douloureuse. Ces femmes peuvent par ailleurs présenter une vulnérabilité sociale ou psychologique qui risque d’avoir une répercussion sur le bien-être et l’insertion sociale de l’enfant tout au long de son développement.

Concernant la filiation, l’étude que Wannes Van Hoof a réalisée en 2015 au sujet des couples de femmes et des femmes seules démontre que ces femmes souhaitent recourir à une AMP avec des spermatozoïdes issus d’un donneur anonyme. Sans vouloir relancer les débats qui ont précédé notre audition, il nous semble qu’une modification de la loi concernant la filiation serait nécessaire pour que les enfants conçus dans le cadre de l’AMP au sein d’un couple de femmes puissent avoir deux parents. Par ailleurs, des précautions doivent être prises pour toute demande d’AMP avec sperme de donneur et elles seront à observer avec vigilance : qu’existe un projet parental élaboré rendu évident par des entretiens psychologiques préalables, que soient choisis des protocoles visant à favoriser la naissance d’un enfant unique et qu’ait lieu un suivi des enfants nés. Voilà nos sujets de préoccupation. La prise en charge des couples de femmes et de femmes seules nécessitant le recours au don de sperme, il faudra en outre impérativement mettre en œuvre les moyens nécessaires pour le déploiement d’une campagne de sensibilisation encore plus active sur cette forme de don.

Enfin, comme l’a dit ma collègue, il serait nécessaire, dans le cas où cette prise en charge serait autorisée, que les centres disposent de plus de moyens matériels mais aussi de plus de moyens humains, notamment de psychologues, d’infirmières, de sages-femmes, de techniciennes et d’assistantes sociales.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous avez évoqué l’encadrement qui pourrait être mis en place en cas d’autorisation de la vitrification des ovocytes des femmes souhaitant les conserver pour elles-mêmes en vue d’une grossesse ultérieure, pour que les ovocytes surnuméraires puissent faire l’objet d’un don. La demande d’ovocytes est en effet aujourd'hui insuffisamment satisfaite.

Par ailleurs, les grossesses sont désormais plus tardives en raison des nécessités qu’imposent les carrières professionnelles, du caractère incertain des couples pendant la jeunesse et du recours extrêmement répandu à la contraception. Tous ces facteurs repoussent la grossesse au moment où les situations familiales et professionnelles sont stabilisées. Vous avez eu raison d’évoquer non seulement les moyens techniques qui peuvent être mis en place pour favoriser les grossesses dans ces conditions, mais aussi la nécessité de davantage rappeler aux femmes leur horloge biologique, car toutes ne le savent pas ou réalisent son existence tardivement, une fois passée la trentaine.

Envisagez-vous que soient menées, par exemple avec l’Éducation nationale, des campagnes qui sensibilisent les jeunes filles – mais aussi les jeunes garçons – à ces lois biologiques qui contredisent les modes de vie modernes ? Mieux les connaître permettrait en effet d’éviter bien des déboires.

Sachant que, comme vous l’avez dit, la conservation des ovocytes ne garantit pas une grossesse, car les taux de réussite de la PMA restent assez faibles, appelez-vous aussi de vos vœux des recherches sur l’embryon en vue d’améliorer ces taux ?

Il semble par ailleurs que nous nous acheminions vers une facilitation de l’accès à certaines informations sur le donneur, éventuellement sous la forme de données non identifiantes, et qu’il devienne même possible pour l’enfant conçu par PMA d’apprendre l’identité de son donneur, si toutefois celui-ci en est d’accord. Mais ces avancées concernent l’avenir. Que proposez-vous pour tous les donneurs dont le don de gamètes a déjà permis des naissances ? Car on nous dit d’un côté que les données concernant les donneurs doivent être conservées pendant quarante ans, et de l’autre que beaucoup de donneurs ont été perdus de vue. Comment retrouver ces donneurs qui, si on les interrogeait aujourd'hui, accepteraient certainement pour nombre d’entre eux de transmettre des informations les concernant aux enfants nés de leurs dons ? Seraient ainsi épargnées des angoisses aux enfants qui veulent avoir des informations sur leur origine.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Mesdames, vous avez souligné que, si l’autoconservation ovocytaire était autorisée, il serait nécessaire de fixer une limite d’âge à partir de laquelle une femme ne pourrait plus utiliser ses ovocytes pour elle-même. Mais vous avez aussi noté que cette pratique ne doit pas être trop contrainte si nous ne voulons pas encourager le nomadisme procréatif.

Je souhaite par conséquent savoir quelle limite d’âge vous semble la plus appropriée. Quarante-trois ans, aujourd’hui âge limite pour une prise en charge par l’assurance maladie ? Quarante-cinq ans, âge qui selon certains entraîne des risques pour la mère et l’enfant ? Ou envisagez-vous plutôt des décisions au cas par cas ?

Mme Nicole Dubré-Chirat. Comme notre rapporteur a évoqué l’encadrement des dons d’ovocytes, je n’y reviendrai pas. Je voudrais en revanche que vous nous exposiez les raisons de la différence que vous faites entre les PMA qui concernent les femmes seules et les autres PMA.

Par ailleurs, quid du don post mortem, qui n’a pas encore été évoqué ?

Mme Florence Brugnon. Nous souhaitons en effet un encadrement de l’autoconservation ovocytaire. Cet encadrement concernerait la gestion particulière de ces ovocytes, qui seront vraisemblablement conservés pendant des années dans nos cuves d’azote, mais aussi le suivi de consultation des femmes dont les ovocytes ont été congelés. Un courrier annuel leur serait adressé, ainsi que nous le faisons pour les autoconservations de préservation de fertilité. Il faudra par ailleurs décider si le don d’ovocytes sera anonyme. Surtout, il importe que cette autoconservation se fasse dans des centres autorisés, publics et privés, dotés des moyens humains et matériels nécessaires.

Les âges minimum et maximum pour l’autoconservation ovocytaire ont fait l’objet de nombreux débats dans notre société savante. Un âge minimum de trente ans nous a finalement paru adapté, car il laisse à la femme le temps de concevoir autrement qu’à partir des ovocytes congelés dans nos cuves. Concernant l’âge maximum, un consensus s’est fait autour de 45 ans car, au-delà, les risques obstétricaux sont trop grands.

Par ailleurs, le plan fertilité que nous préconisons doit s’appuyer sur l’Éducation nationale. J’ai la chance d’être médecin hospitalo-universitaire en Auvergne, où un plan de prévention a été mis en place par les étudiants en médecine. Ceux-ci se rendent dans les collèges pour y faire des cours de médecine préventive. L’un des axes de leur travail, qu’ils n’auront malheureusement pas le temps de développer cette année, porte sur la fertilité et la sexualité. Je les ai en tout cas sensibilisés à ce thème de façon à ce qu’ils puissent à leur tour y sensibiliser les collégiens. Car attendre le lycée pour parler aux élèves de sexualité et de fertilité est un peu tardif.

Mme Rachel Lévy. Transmettre ce type d’informations à des adolescents n’est d’ailleurs pas facile. Il faut trouver les bons mots, qui informeront sans inquiéter, et à ce titre l’aide de spécialistes s’avère très utile.

Que ces informations soient données dès le collège, voire plus tôt, me semble capital. Car nous rencontrons souvent en consultation des femmes ayant reçu un haut niveau d’éducation et eu des carrières professionnelles excellentes, qui pourtant ignorent que des facteurs environnementaux comme le tabac ont un effet délétère sur la fonction ovarienne. Il faut donc sensibiliser les femmes le plus tôt possible.

Nous sommes très favorables à la mise en place d’un plan fertilité ambitieux et intégré à la politique de santé. Et comme le partenaire est lui aussi important, il faut que l’information sur la fertilité soit donnée aux deux membres du couple. C’est d’autant plus nécessaire que les conséquences des facteurs environnementaux les concernent l’un et l’autre.

Mme Florence Brugnon. Nous avons également parlé de la possibilité, lors de la consultation gynécologique de suivi des jeunes femmes, de leur donner des informations sur la fertilité au moment où elles commencent à utiliser la contraception. Elles seraient ainsi encouragées à penser à l’âge auquel elles doivent arrêter d’employer des moyens contraceptifs si elles souhaitent une grossesse.

Mme Rachel Lévy. Vous avez aussi rappelé que des avancées scientifiques permettraient d’améliorer le taux de succès de l’AMP. Nous ne pouvons qu’y être très favorables. Nous sommes nombreux, au sein de nos sociétés savantes, à plaider pour l’accès aux techniques désormais validées permettant d’analyser le nombre de chromosomes portés par les cellules embryonnaires au stade de blastocyste, cinq jours de culture, et de sélectionner les embryons ayant le plus de chances de poursuivre leur développement et de s’implanter. Nous souhaitons donc soutenir la démarche que vous présentera jeudi Mme Achour-Frydman et qui consiste à offrir cette possibilité technique aux couples dans certaines conditions, lorsque les femmes sont âgées de plus de trente-huit ans ou lorsque les couples ont subi des fausses couches répétées.

Enfin, comment retrouver les donneurs ? Ma collègue et moi avons suivi avec beaucoup d’intérêt les débats qui ont précédé notre audition. Pour notre part, nous jugeons impossible aujourd’hui de retrouver les donneurs de spermatozoïdes des quarante dernières années. Chaque dossier demanderait de procéder à de véritables fouilles archéologiques pour lesquelles nous n’avons pas les moyens matériels et humains. Je peux par contre vous assurer que ces dossiers ne dorment pas dans les tiroirs des domiciles des personnels de direction, comme il a été dit, mais qu’ils sont conservés précieusement par les différents CECOS.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Si je vous ai bien comprise, les informations sur le donneur ne portent que sur le moment du don, et les dossiers ne contiennent aucune information relevant d’un suivi.

Mme Rachel Lévy. C’est cela.

Mme Florence Brugnon. J’ajouterai que nous sommes sensibles à vos remarques sur les problèmes que pose l’absence de suivi des donneurs pour les maladies génétiques à expression tardive. Mais, en tant que responsables CECOS, nous ne pouvons que vous répéter qu’il nous est impossible de contacter ces donneurs, car les recherches seraient excessivement chronophages.

M. Jean François Mbaye, président. L’Etablissement français du sang consacre des moyens assez importants, obtenus grâce à des fonds privés, à la rechercher des donneurs. Ne serait-ce pas une piste pour les CECOS ?

Par ailleurs, ne pourrait-on pas envisager de retrouver les donneurs de gamètes en s’appuyant sur l’administration fiscale ?

Mme Rachel Lévy. Je vous laisse la responsabilité de ce que vous avancez !

Aujourd'hui, les CECOS ne sont informés de la survenue d’une pathologie grave que sur l’initiative du donneur ou de la donneuse. Un dialogue s’établit alors de médecin à médecin qui nous permet de transmettre l’information au couple ayant bénéficié du don.

Mais si nous n’avons pas les moyens de faire une recherche des donneurs, nous sommes en revanche favorables à la mise en place d’une institution chargée de la transmission des informations entre le couple receveur, le donneur et l’enfant. Cet établissement non seulement recueillerait les informations au moment du don mais il recevrait aussi les donneurs et donneuses, puis il noterait sur des décennies les informations sur la survenue de pathologies chez les enfants ou chez les donneurs.

Mme Nicole Dubré-Chirat. Doit-on comprendre que ces informations ne vous sont actuellement données que sur la base du volontariat ?

Mme Rachel Lévy. Les CECOS sont en effet assez fréquemment contactés par les médecins de donneurs et donneuses qui souhaitent nous apprendre la survenue d’une pathologie. Mais ces déclarations, parce qu’elles sont volontaires, ne sont pas systématiques.

Vous nous avez aussi interrogées au sujet du don post mortem qui peut concerner des spermatozoïdes mais aussi des embryons. La justice a, ces dernières années, statué sur différents dossiers qui concernaient l’utilisation de spermatozoïdes du conjoint décédé. Aujourd’hui, la loi demande en effet aux centres qui autoconservent les spermatozoïdes d’arrêter la conservation dès réception du certificat de décès du patient. Mais si l’AMP était ouverte aux femmes seules, je ne vois pas comment des femmes seules après le décès de leur conjoint pourraient ne pas avoir droit à ses gamètes dans le cadre d’un projet d’enfant. Ce refus serait d’autant plus incompréhensible que les couples ont été reçus dans nos centres, ce qui prouve que ces spermatozoïdes ont été conservés en vue d’une utilisation en AMP.

Cette disposition nous semble encore plus injuste lorsque le partenaire est décédé après conception des embryons par l’AMP. Ces femmes sont alors victimes d’une double peine, puisqu’elles subissent le deuil de leur conjoint et ne sont plus autorisées, en raison du décès, à utiliser l’embryon conçu dans le cadre d’un désir d’enfant.

Mais, ainsi que nous l’avons déjà dit, ces demandes particulières doivent être encadrées, et en particulier donner lieu à des entretiens avec des psychologues qui les examineront. Car ces demandes peuvent être faites trop tôt après le décès du conjoint et moins correspondre à un authentique projet d’enfant qu’être effectuées sous l’emprise du deuil. Nous sommes donc favorables au respect d’une période de six mois à un an permettant d’évaluer si ces demandes peuvent donner lieu à une insémination avec des spermatozoïdes ou à un transfert des embryons.

Nous insistons sur la nécessité de porter un intérêt particulier aux demandes émanant de femmes seules. Nous n’entendons pas différencier ces demandes, car ce serait stigmatiser ces femmes, mais nous voulons qu’elles soient accompagnées dans leur projet d’enfant. Elles ont toutes des histoires différentes et sont parfois dans une souffrance importante. Or, nous nous soucions d’abord de l’intérêt de l’enfant à naître. Accompagner ces femmes grâce à des entretiens avec des psychologues et des assistantes sociales permettra de déceler si la demande émane d’une femme isolée ou si cette femme seule possède un environnement familial ou amical qui permettra à l’enfant à naître de bénéficier de contacts nombreux au sein de la famille ou des amis.

M. Jean François Mbaye, président. Nous vous remercions pour ces informations.

 


– 1 –

Table ronde sur la préservation de la fertilité et l’autoconservation des ovocytes

        Mme Larissa Meyer, présidente du réseau fertilité France (R2F)

        Mme Virginie Rio, co-fondatrice du Collectif BAMP, et Mme Caroline Delavoux, responsable de l’antenne BAMP Nantes-Angers

        Dr Joelle Belaisch Allart, professeur associé du Collège de médecine des hôpitaux de Paris, responsable du pôle Femme-Enfant du centre hospitalier des 4 villes de Saint-Cloud, membre du bureau du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF)

Mercredi 17 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous débutons notre séquence d’auditions par une table ronde sur le thème de la préservation de la fertilité et l’autoconservation des ovocytes. À cette fin, nous avons le plaisir d’accueillir : Mme Larissa Meyer, présidente du Réseau Fertilité France ; Mme Virginie Rio, cofondatrice du collectif BAMP, association de patients de l’assistante médicale à la procréation (AMP) et de personnes infertiles ; Mme Caroline Delavoux, responsable de l’antenne du collectif BAMP Nantes-Angers ; et le docteur Joëlle Belaisch Allart, membre du bureau du Collège national des gynécologues et obstétriciens français, professeur associé du Collège de médecine des hôpitaux de Paris, responsable du pôle femme-enfant du Centre hospitalier des Quatre Villes à Saint-Cloud.

Mesdames, je vous remercie d’avoir accepté d’intervenir dans le cadre de notre mission d’information.

La préservation de la fertilité et l’autoconservation des ovocytes sont des sujets qui reviennent régulièrement au cours des auditions menées par notre mission d’information. Aussi, nous souhaiterions bénéficier de votre expérience et connaître vos positions sur ces sujets afin d’alimenter nos réflexions.

Je vous donne donc la parole à tour de rôle pour un court exposé, et nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

Mme Joëlle Belaisch Allart. Monsieur le président, j’évoquerai principalement la préservation de la fertilité dans le cadre de l’autoconservation, mais nous pourrons aborder aussi les autres modes de préservation.

Le désir d’enfant est devenu de plus en plus tardif. On accuse toujours les femmes, la pilule, le carriérisme, mais il faut aussi le temps de rencontrer l’homme de sa vie ou le « prince charmant », c’est-à-dire celui avec qui on veut faire un enfant et fonder une famille, et surtout que celui-ci soit d’accord pour le faire. Toutes les études scientifiques sur ce sujet montrent que le problème principal est bien celui de l’homme et non celui de la femme carriériste.

De plus, la fertilité des femmes, ainsi que celle des hommes, chute avec l’âge. Contrairement à une idée reçue, l’assistance médicale à la procréation (AMP) « classique »
– intraconjugale avec l’ovocyte et le sperme du couple – ne compense pas la chute de la fertilité due à l’âge. Si les ovaires sont vieux, s’il n’y a plus de follicules, on pourra toujours stimuler, il n’y aura jamais de réponse. À toutes les femmes dans la quarantaine qui viennent dans nos cabinets et dont la réserve ovarienne est trop faible, nous ne pouvons proposer que le recours au don d’ovocytes. À l’énoncé de l’expression, on pense en France : pénurie de donneuses. C’est vrai, mais à cela s’ajoute le fait que ces grossesses sont plus risquées, parce que le fœtus est totalement étranger à la mère et non pas semi-étranger comme dans une grossesse classique. Il existe pourtant une solution permettant de régler ce problème pour toutes les femmes de la quarantaine concernées : c’est la conservation d’ovocytes à un âge où leur fertilité est encore optimale.

C’est le sujet de ce jour. L’autoconservation consiste tout simplement, autour de la trentaine, à trente-cinq ans maximum, à stimuler l’ovulation et à opérer une ponction pour recueillir les ovocytes afin de les congeler. En pratique, cela se fait dans un centre de fécondation in vitro (FIV). Or actuellement, cette conservation n’est légale en France que dans le cadre de la préservation de la fertilité avant un traitement potentiellement stérilisant. Le cas classique est celui d’une femme atteinte d’un cancer du sein qui va subir une chimiothérapie. Après avoir enlevé le cancer et avant la chimiothérapie, on peut prévoir une préservation de la fertilité. C’est possible dans un nombre de centres limité parce que le schéma régional d’organisation sanitaire (SROS) l’a cantonné à un nombre extrêmement réduit de centres.

Il y a des arguments « pour » et quelques arguments « contre », que nous acceptons tout à fait d’entendre. Les arguments « pour » sont le recul de l’âge du désir d’enfant, l’allongement de la durée de la vie, le fait que la technique de congélation par vitrification – la plus efficace – est autorisée depuis la loi de 2011 et la pénurie de dons d’ovocytes. Il suffirait, dit-on souvent, que les femmes fassent leurs enfants plus tôt. Mais un retour en arrière est impossible. Même si les patientes sont informées, elles n’ont pas toujours, j’y insiste, rencontré à temps l’homme avec qui faire un enfant. C’est leur liberté individuelle.

Pourquoi autoriser l’autoconservation ? Il y a l’égalité homme-femme. Il y a le fait que sur le plan médical, une grossesse avec ses propres ovocytes pose moins de problèmes qu’avec un don d’ovocytes. Et puis, comme les internautes l’ont exprimé au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), si on ne l’autorise pas, on va pousser les femmes de quarante ans désespérées de n’avoir pas rencontré l’homme de leur vie ou leur « prince charmant », à faire un enfant seules, au risque d’augmenter le nombre des familles monoparentales involontaires, parce qu’elles se disent : c’est maintenant ou sinon je ne l’aurai jamais.

Bien sûr, il y a des arguments « contre », notamment l’inégalité sociétale, si c’est payant – le coût est d’environ 3 000 euros –, et les risques liés à la stimulation de l’ovulation et à la ponction. Ces derniers sont très faibles, inférieurs à 1 %. Je me permets de vous signaler que dans le cadre du don d’ovocytes, la France entière, dans le cadre de la loi, a jugé qu’on pouvait faire prendre ces risques à une donneuse pour le bénéfice de quelqu’un d’autre. Dès lors, on ne voit pas pourquoi on refuserait à une femme de prendre ces risques pour elle-même.

On met en garde contre le faux espoir que peut donner le recours à l’autoconservation. Est-ce que ce sont des « bébés au congélateur » ? Fort heureusement, non : ce ne sont que des ovocytes. Nous disposons aujourd’hui de données claires. En congelant dix ovocytes avant l’âge de 35 ans, les chances de naissance sont de 60 % ; après l’âge de 35 ans, elles sont de 30 %.

On évoque aussi l’encouragement qui serait apporté à des grossesses tardives. Le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF), que je représente, estime qu’idéalement, les femmes doivent reprendre leurs ovocytes avant l’âge de 40 ans et que, dûment informées des risques, elles peuvent le faire jusqu’à 50 ans. Pourquoi avoir rédigé une phrase un peu ambiguë ? Parce qu’en fixant un âge limite à 45 ans, on autoriserait l’autoconservation à une femme de 44 ans et neuf mois, obèse, hypertendue, diabétique, dont la grossesse serait très dangereuse, tandis qu’on la refuserait à une femme de 45 ans et un jour, « jeune », mince et en bonne santé. Nous avons donc décidé, à l’unanimité, de considérer que le retrait pour utilisation serait optimal avant 45 ans et possible entre 45 et 50 ans, si l’état de la femme le permet.

J’ajoute qu’un sondage réalisé au sein du Collège montre que 80 % des professionnels soutiennent la demande d’autoconservation. Nous pensons qu’il n’y a pas de raison de ne pas laisser les femmes libres de décider. Surtout – et je le dis à titre personnel – il est difficile à l’ère d’internet de ne voir que des frontières financières. Actuellement, tout autour de nous, l’autoconservation est possible.

Vous savez mieux que moi que si nul remet en cause des lois universelles comme « Tu ne tueras pas » ou « Tu ne voleras pas », une loi qui n’existe que d’un côté de la frontière, parfois fondée sur des croyances ou des idées religieuses discutables, pose question. On ne comprend donc plus la loi actuelle. L’Académie nationale de médecine a tranché en faveur de l’autoconservation, de même que le CCNE, dont j’ai été membre, et les professionnels.

Pour nous, il ne resterait plus que deux interrogations. Premièrement, en quoi la société est-elle concernée ? Elle l’est au regard d’une éventuelle prise en charge, mais nous pensons tous que l’on peut dissocier autorisation et prise en charge. Deuxièmement, et c’est la vraie question éthique, comment l’autoriser sans l’encourager ? Bien sûr, il vaut mieux que l’enfant ait des parents pas trop vieux, bien sûr il vaut mieux convaincre et expliquer. Nous voudrions que toutes les femmes soient informées. Cela ne signifierait en rien que toutes les femmes franchiraient le pas, puisque les dernières statistiques de l’Institut national d’études démographiques (INED) et de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) montrent que 78 % des femmes font leurs enfants avant 35 ans, en sorte que moins de 25 % seraient concernées.

Enfin, les professionnels de santé insistent sur le fait que la préservation n’est actuellement possible que dans un très petit nombre de centres autorisés par le SROS, dans le cadre de la préservation avant un traitement potentiellement stérilisant. Nous voudrions que l’autoconservation ovocytaire soit possible dans tous les centres d’AMP, actuellement au nombre de 102 selon les dernières données de l’Agence de la biomédecine (ABM), privés et publics, et que cela ne relève plus d’une autorisation, comme celle du SROS pour le cancer. Dans notre dernier sondage, 77 % des gynécologues se déclarent favorables à l’autoconservation dans tous les centres publics et privés, parce que nous n’en pouvons plus de voir les femmes sortir en larmes de nos bureaux ou aller à l’étranger, pour celles qui le peuvent. Il ne nous semble pas très conforme à la justice et au progrès que celles qui le peuvent le fassent et que celles qui ne le peuvent pas ne le fassent pas.

Mme Virginie Rio. Notre association de patients de l’AMP et de personnes infertiles et stériles regroupe en majorité des couples hétérosexuels âgés de 31 à 36 ans, ainsi que des femmes seules, des hommes et des femmes marqués par différentes infertilités et qui vivent des parcours d’AMP intraconjugaux ou avec don de gamètes, en France ou à l’étranger – des parcours d’ailleurs plus ou moins longs.

Notre projet associatif s’inscrit dans un champ large, qui s’étend de la prévention à la sensibilisation du grand public au sujet de la fertilité, de l’infertilité et de l’AMP, en passant par l’information, l’accompagnement et le soutien des personnes en parcours d’AMP, ainsi que de celles qui en sortent, avec ou sans enfant.

Nous nous investissons pour témoigner, informer et agir sur toutes les questions médicales liées aux infertilités et à l’AMP. Nous participons pour cela à des congrès médicaux, à des groupes de travail avec l’ABM et des professionnels de l’assistance médicale à la procréation. Nous essayons d’organiser tous les ans une semaine de sensibilisation sur l’infertilité. Nous accompagnons quotidiennement les personnes qui s’adressent à nous. Pour cela, nous proposons aussi des groupes de parole et de soutien dans différentes villes de France.

Nos actions concernant aussi les questions administratives et sociales, notamment les autorisations d’absence, qui permettent de mieux articuler les protocoles de soins avec les obligations professionnelles.

Nous menons également des actions culturelles et artistiques, afin de montrer à la société que l’infertilité n’est pas un tabou. Nous proposons des ateliers créatifs. Nous avons même organisé une exposition.

Pour nous, la révision de la loi de bioéthique est une formidable occasion de remettre à plat les quelque cinquante ans d’assistance médicale à la procréation en France. Je rappelle que la société française des débuts de l’assistance médicale à la procréation n’est plus du tout la même qu’aujourd’hui et n’est même plus la même que celle de la première loi de bioéthique, qui date d’il y a déjà vingt-quatre ans. Il en va de même des techniques médicales. Nous souhaitons que la loi de bioéthique gagne en cohérence et en pertinence sans contrevenir aux principes éthiques que sont la bienfaisance, l’autonomie, la non-malfaisance et la justice.

Pourtant, actuellement, le système médico-juridique de l’AMP induit des inégalités, maintient des discriminations, empêche l’amélioration de certains diagnostics et de certaines thérapeutiques. Il provoque aussi des tensions dans la société et surtout ne permet pas le respect de ces quatre grands principes pour nombre de nos concitoyens. C’est pourquoi, forts de notre expérience, nous souhaitons insister sur quatre points.

Premièrement, il est indispensable que la santé environnementale et la santé reproductive deviennent des sujets de premier plan dans notre pays et que la société comme les acteurs politiques en prennent pleinement conscience. Il importe de penser l’infertilité et l’assistance médicale à la procréation en termes de santé publique globale. Nous déplorons, avec le CCNE, le peu d’intérêt qu’a suscité le thème « santé et environnement » lors des États généraux de la bioéthique. Pour nous, c’est pourtant le point essentiel, car sans action en direction de la santé environnementale, la fertilité humaine n’ira pas bien loin, même avec une AMP plus performante. Pour nous, cela n’a pas de sens que de ne penser qu’à la solution « AMP » sans s’occuper des causes des infertilités. L’AMP est une chance incroyable pour les couples infertiles, mais c’est une chance que nous aimerions tous ne pas avoir à utiliser. Pour cela, il faut une prise de conscience et une mobilisation majeure autour des enjeux, sanitaires, démographiques et économiques, actuels et futurs, de la fertilité et de l’infertilité de l’AMP. C’est pourquoi nous demandons, avec notre partenaire le Réseau Environnement Santé (RES), une grande loi de santé environnementale pour 2019.

Deuxièmement, il faut absolument que l’assistance médicale à la procréation continue à s’inscrire dans les valeurs de solidarité nationale, de droits de l’homme, de respect des libertés humaines fondamentales, dont la santé sexuelle et reproductive fait partie au niveau mondial. Il faut absolument intensifier le respect de la dignité des hommes et des femmes qui ont recours à l’AMP et des enfants qui en sont issus. Nous tenons à rappeler que les enfants que nous avons du mal à avoir ont quand même des yeux et des oreilles, comme tous les autres enfants, et entendent tous les propos négatifs prononcés au sujet de l’assistance médicale à la procréation depuis ces dernières années.

Troisièmement, nous souhaitons affirmer que l’assistance médicale à la procréation doit rester dans le domaine de la santé. Pour nous, c’est une nécessité éthique absolue de maintenir l’AMP du côté du soin. Il faut la protéger des lois libérales du marché. Le domaine de la reproduction humaine ne doit pas devenir un nouveau marché à conquérir et à développer. Les personnes infertiles ne sont pas des cibles commerciales mais bien, comme l’indique l’Organisation mondiale de la santé (OMS), des patients ayant des libertés et des droits.

Quatrièmement, il faut recadrer et limiter les pratiques indignes et illégales qui ont toujours cours en France, comme le recours par défaut au don de spermatozoïdes en dehors de tout cadre sanitaire et juridique, la pression exercée sur les couples pour pallier le manque de dons, avec la pratique du don relationnel, les discriminations par l’argent qui persistent, l’inégalité dans l’accès aux soins en fonction du statut conjugal ou de la sexualité ou du phénotype.

Lors de notre audition au CCNE, nous avons sélectionné quatre thèmes à étudier et à faire évoluer. Nous ne reviendrons pas sur les éléments détaillés figurant dans les documents que nous vous avons remis, mais nous voulons rappeler ici les titres principaux, qui sont pour nous les points essentiels.

Il faut modifier la définition de l’AMP et les indications de recours à cette technique, actuellement prévues à l’article L. 2141-2 du code de la santé publique. Ouvrir cet article permettrait de moderniser la loi de bioéthique et de mettre en œuvre les droits fondamentaux relatifs à la santé reproductive, de mettre fin aux discriminations et d’apporter plus de cohérence.

Il convient aussi de repenser la question du don de gamètes. Nous proposons la mise en place d’une commission regroupant tous les acteurs qui ont émergé via différentes associations, depuis une dizaine d’années, sans jamais travailler ensemble. Nous souhaitons évidemment que les professionnels soient associés à cette commission, parce qu’il faut absolument penser ensemble toutes les questions relatives au don de gamètes.

Concernant l’autorisation de l’autoconservation des ovocytes, c’est pour nous une nécessité. Elle doit s’inscrire dans un programme global de prévention de la fertilité, de nature à réaliser des économies financières, sociales et psychiques importantes. Cela permettrait aussi de réduire la pression exercée sur les donneuses d’ovocytes.

Pour notre association, il est vraiment temps de penser et d’agir différemment au sujet de la fertilité et de l’infertilité. Ces sujets ne doivent plus être traités comme une source de polémique idéologique ni vécues comme un tabou ou une honte. Nous demandons que tout soit mis en œuvre pour qu’ils deviennent des sujets de santé publique de premier plan.

C’est à vous, Mesdames et Messieurs les députés, mais aussi aux sénateurs ainsi qu’au Gouvernement, de relever ce défi d’une révision de la loi de bioéthique à la hauteur des besoins et des attentes des professionnels, mais surtout des patients, une loi plus cohérente, notamment sur les questions environnementales actuelles, et qui fasse sortir l’assistance médicale à la procréation de la marge dans laquelle elle est maintenue. C’est un sujet complexe car il faut, dans le même temps, ouvrir les indications de l’AMP, améliorer les résultats des techniques actuelles et lutter contre l’augmentation du nombre des situations générant l’infertilité et la stérilité. Nous pensons qu’en regardant en face les problèmes sans parti pris idéologique, nous pouvons réussir cette évolution, car face à la fertilité humaine qui est menacée et au recours à la technique d’AMP qui augmente, la fuite en avant n’est plus possible.

Nous espérons que cette révision de la loi de bioéthique enclenche enfin une prise de conscience collective, parce que les alertes existent depuis bientôt soixante ans et sont encore plus anciennes que l’AMP en France. Il y a cinquante-six ans, Mme Rachel Carson, une biologiste, a écrit un livre qui alertait sur la santé reproductive des oiseaux. L’appel de Wingspread, qui a permis la première définition des perturbateurs endocriniens et évoqué leur impact sur la fertilité des mammifères, c’était il y a vingt-sept ans. L’étude danoise qui a mis en évidence une chute de la qualité et de la quantité du sperme humain date de vingt-six ans. La hausse du nombre de jeunes femmes en insuffisance ovarienne précoce, de celles atteintes du syndrome des ovaires polykystiques, d’endométriose et autres maladies qui impactent la fertilité, les 10 % de couples qui, aujourd’hui, sont atteints d’infertilité inexpliquée, les plus de 147 730 tentatives d’AMP qui ont été réalisées en France, tous ces éléments sont vécus par nos concitoyens.

En 2015, 3,1 % des enfants naissaient grâce à une assistance médicale à la procréation. Les chiffres sont stables, bien que l’INED ait prévu une augmentation, mais, depuis 2009, un peu plus de 2 % des enfants sont nés en France grâce à une technique d’AMP. En tant que parents, on s’en réjouit, mais en tant que personnes infertiles, on souhaite arrêter cette inflation. Trop de couples infertiles sont des lanceurs d’alerte qui s’ignorent mais qu’il faudrait pourtant écouter. Ils sont « invisibilisés » par les représentations sociales et les préjugés qui perdurent en France. Mais regardez autour de vous, allez dans les salles d’attente des gynécologues ou des centres d’AMP et vous les verrez, nombreux, bien trop nombreux. Nous les côtoyons au quotidien. N’omettons pas non plus tous les gens qui ne se savent pas encore infertiles, parce qu’ils ne sont pas encore dans le désir d’enfant. Pour nous, l’avenir de la santé reproductive et de la fertilité humaine se vit aujourd’hui, et c’est en 2019 que vous pourrez soit la moderniser, loin la maintenir dans ses incohérences et ses faiblesses. Les enjeux sont extraordinairement importants pour les enfants et les adultes d’aujourd’hui et pour la société française. Merci de nous donner la possibilité de le dire !

Mme Larissa Meyer. Je vous remercie de m’avoir invitée pour évoquer ces sujets au nom du Réseau Fertilité France, jeune association qui s’intéresse à la préservation de la fertilité, en particulier la fertilité ovarienne et, actuellement, aux sujets relatifs à l’autoconservation. Je m’efforcerai ne pas tenir des propos trop redondants avec ceux du docteur Belaisch Allart et d’apporter des éléments complémentaires.

Si l’âge de la première naissance recule et si des demandes de première naissance arrivent entre 35 et 40 ans, c’est moins le fait des seules femmes que celui d’un mouvement global qui concerne les hommes et les femmes, les femmes célibataires ou en couple, les couples entre eux, les couples qui se défont et se refont. C’est dû aussi, comme le remarquent les sociologues, à l’allongement de la durée de la vie qui fait qu’on n’est pas vieux plus longtemps, mais plus jeune à tous les âges de la vie, dont chacun dure plus longtemps. Il est donc cohérent que l’entrée en paternité et en maternité arrive plus tard et que le nombre des demandes de PMA augmente.

On dit que l’autoconservation des ovocytes risque de faire reculer l’âge de la première naissance, alors que c’est plutôt le recul de l’âge de la volonté de première naissance qui rend l’autoconservation nécessaire. D’autant que les femmes de la tranche d’âge de 35 à 45 ans concernées par ce recul sont déjà prises en charge par la PMA et qu’on leur propose de suivre le protocole actuel assez lourd, puisqu’il consiste, d’abord, en des inséminations par le sperme du conjoint accompagnées de stimulations ovariennes, puis en des fécondations in vitro, avant, en dernier recours, le don d’ovocytes. Les parcours peuvent prendre plusieurs années – jusqu’à cinq ou dix ans. Est-ce que ce ne sont pas les parcours d’aujourd’hui qui reculent l’âge de la première naissance ? Est-ce que toute mesure à même de les raccourcir ne serait pas un moyen d’amortir le recul de la première naissance plutôt que de l’encourager ? Nous considérons que permettre l’autoconservation à un âge opportun accélérerait la prise en charge par la PMA, procurant un bénéfice médical à la patiente qui subirait moins de traitements invasifs, moins de ponctions, moins de stimulations, pour une naissance qui arriverait plus vite et autoriserait, le cas échéant, une deuxième naissance. Par exemple, pour une femme qui fait un couple à 35 ou 36 ans, essaie pendant deux ans d’avoir un enfant, puis va consulter, on commence par pratiquer des stimulations pendant un an ou deux. Ensuite, il n’est pas exclu qu’elle soit mise en liste d’attente du don d’ovocytes vers 38, 39 ou 40 ans, pour être mère, si elle a de la chance, à 42 ou 43 ans, après un parcours de cinq à sept ans qui la conduit à renoncer à une deuxième naissance. Avec l’autoconservation, si le parcours est réduit à un ou deux ans et si la première naissance arrive vers 38 ans, on peut envisager une deuxième naissance et, de fait, un meilleur rapport coût-bénéfice-risque : coût médical, temps investi, risque pour la santé, mais également coût financier pour l’assurance maladie.

Au regard de l’efficience thérapeutique et de l’efficacité, l’autoconservation ne me pose aucune question éthique, d’une part parce que la technique est déjà autorisée, pratiquée sur la donneuse et validée sur le plan éthique, et d’autre part parce que l’autoconservation n’est rien d’autre qu’un don d’ovocytes pour soi-même, c’est-à-dire une technique de prévention de l’infertilité liée à l’âge. On entend dire souvent qu’il s’agit d’une mesure de convenance personnelle, mais en modifiant l’angle du regard sur le sujet, on réalise que c’est une technique de médecine préventive capable d’entrer dans la boîte à outils des gynécologues français qui font de la PMA, sans bouleverser en rien les modalités d’encadrement de la PMA.

J’évoquerai aussi le rapport entre l’autoconservation et le don d’ovocytes. Aujourd’hui, notre banque est déficitaire et l’attente des patients peut atteindre quatre ans. L’autoconservation est de nature à soulager la banque d’ovocytes, puisque nous savons qu’une bonne partie des patientes qui ont recours au don d’ovocytes ont une infertilité ovarienne liée à l’âge. On peut espérer que les patientes ayant autoconservé leurs propres ovocytes pourront les utiliser ou, à tout le moins, seront moins nombreuses à recourir à la banque. On peut aussi imaginer que les patientes ayant des ovocytes excédentaires, soit qu’elles n’aient pas entièrement utilisé leur réserve, soit qu’elles aient changé de projet ou aient pu avoir un enfant différemment, les donneraient à la banque. Dans l’ensemble, les femmes sont conscientes du caractère précieux des ovocytes prélevés. Dans d’autres pays, il leur est proposé de les donner à la banque ou à la recherche, et très peu de femmes les détruisent. Nous aurions un effet bénéfique sur notre banque d’ovocytes, aussi bien en soulageant la demande qu’en augmentant l’offre, par un don d’ovocytes très éthique dans la mesure où la patiente donnerait des ovocytes déjà prélevés et n’aurait pas à se soumettre au protocole de ponctions, comme on le fait actuellement pour les donneuses qui doivent donner plus que leurs ovocytes, à savoir de leur temps et du risque. Le don serait entièrement gratuit, comme le don de sperme, puisqu’il ne serait soumis à aucune autorisation, et sans risque. On obtiendrait un effet « dominos » sur la prise en charge en PMA globale, avec plus d’outils pour les gynécologues et une plus grande efficience pour les femmes qui autoconservent comme pour toutes les autres femmes en attente d’un don d’ovocytes, et via la recherche sur tout un système de PMA.

Je voudrais également souligner l’intérêt de la mise en place d’un plan global de lutte contre l’infertilité et d’un programme de consultation préventive pour tous. À l’image des consultations de prévention prévues par l’assurance maladie pour le bilan bucco-dentaire à l’âge de 6 ans, « M’T Dents », on pourrait imaginer une consultation entre 25 et 30 ans, non seulement pour les femmes, mais aussi pour expliquer aux jeunes gens la réalité de leur vie génésique, l’évolution dans le temps de la fertilité ovarienne, les techniques de prévention existantes et les meilleurs âges pour les mettre en place, afin d’éviter les surprises. On constate que beaucoup de femmes ne sont pas assez informées. Quand elles reçoivent l’information, il est souvent trop tard et des comportements de panique peuvent induire des risques. Certaines se rendent à l’étranger en catastrophe pour aucun résultat. La consultation serait proposée systématiquement, les gens restant libres d’y aller ou pas, mais ils pourraient anticiper, prévoir leur vie génésique sans pression, avec un accompagnement le plus respectueux possible des patients et de leurs bénéfices.

J’évoquerai enfin l’âge. On demande souvent à quel âge conserver les ovocytes et jusqu’à quel âge les utiliser. Je m’en suis entretenue avec un médecin belge. Les dernières études montrent que jusqu’à 35 ans, on obtient à peu près le même taux de naissances par cycle. Avec les ovocytes prélevés sur un cycle, on a à peu près les mêmes chances d’aboutir à une naissance, en sachant que plus on avance en âge, plus la qualité des ovocytes baisse. Non seulement le taux de réussite pour chaque ovocyte baisse mais le nombre d’ovocytes prélevés à chaque ponction diminue, et il convient de prendre en compte ces deux données pour calculer le rapport bénéfice / risque pour les patientes.

Ce médecin me disait : lorsqu’une patiente de 30 ans me consulte, je ne refuse pas l’autoconservation, parce que je sais que plus la patiente est jeune, plus le rapport bénéfice / risque est médicalement intéressant pour elle, car moins on aura besoin de la stimuler et plus vite on disposera du stock nécessaire. Je ne l’incite pas non plus à le faire, car je sais aussi qu’à 30 ans ou avant, le risque est grand qu’elle ne réutilise pas ses ovocytes, puisque, entre 30 et 35 ans, nombre de femmes célibataires trouvent un conjoint et ont des enfants sans PMA. Mais à partir de 35 ans, voire 33 ou 34 ans, quand une femme célibataire ou qui vient de rompre est sûre de vouloir des enfants, le besoin de recourir ultérieurement une PMA pour une deuxième grossesse ou même pour une première est grand. En ce cas, je conseille fortement l’autoconservation puisque, même si elle n’est pas utilisée pour la première grossesse, elle pourra l’être pour une deuxième, et une PMA sera bien plus efficace avec les ovocytes prélevés à 34 ans qu’avec ceux qui seront les siens après qu’elle aura formé un nouveau couple vers 38 ou 39 ans. Pour la tranche d’âge supérieure, au-delà de 37 ou 38 ans, du point de vue scientifique, le rapport bénéfice / risque de l’autoconservation est moins bon mais reste correct. Même s’il n’est que de 30 % ou 40 % à 37 ans, avec 20 ovocytes, une récente étude montre 75 % de taux de naissances cumulatif.

Mme Joëlle Belaisch Allart. C’est discutable !

Mme Larissa Meyer. Il s’agit de l’étude figurant dans le document que j’ai fourni, l’étude de Goldman, qui date de l’année dernière

Mme Joëlle Belaisch Allart. C’est un algorithme qui donne le taux de succès en fonction du nombre d’ovocytes et de l’âge.

Mme Larissa Meyer. Ce tableau montre que, pour les femmes âgées de 37 ans, avec 20 ovocytes, on obtient un taux de naissances de 75 % cumulatif, en sachant qu’à 37 ans, pour obtenir 20 ovocytes, plusieurs stimulations sont nécessaires.

Ce médecin considère donc que, passé le meilleur âge, du point de vue éthique, il ne peut refuser, puisqu’il y a encore un bénéfice, même s’il est plus faible. Il ne refuse pas pour les jeunes, puisque c’est médicalement le mieux pour elles, il ne peut pas refuser sur le plan éthique pour les personnes plus âgées, puisqu’il y a encore un bénéfice. Certes, au-delà de 40 ou 42 ans, quand les chances sont infimes, il ne fait plus, mais dans la tranche 35‑40 ans, il n’y a non plus d’exclusion de patientes.

Il ne me semble pas opportun de fixer ni un plancher ni un plafond à l’autorisation d’autoconservation, puisque le rapport bénéfice / risque doit être calculé individuellement en fonction de critères médicaux et de critères sociologiques. Pourquoi refuserait-on à une jeune femme de 25 ans, désireuse de faire dix, douze ou quinze ans d’études, de conserver des ovocytes, alors que c’est médicalement le meilleur moment pour elle ?

Enfin, comme le disait le docteur Belaisch Allart, on ne saurait lier financement et autorisation. Il existe nombre de techniques médicales autorisées et non financées. Je pense à l’orthodontie de l’adulte, qui n’est pas prise en charge et qui n’est pas interdite. Le mieux serait une prise en charge à 100 % par la collectivité, mais en cas de blocage sur ce point, on peut envisager que les patientes participent pour partie aux frais de congélation, quitte à les rembourser ultérieurement si les ovocytes vont au don, ou de proposer aux femmes une prise en charge si elles acceptent que les ovocytes excédentaires aillent au don. Ou encore, si on veut approfondir la question du financement, on pourrait mettre tous les coûts de la PMA sur la table et mesurer quels bénéfices peuvent être réalisés en termes d’économie de santé sur les PMA suivantes. Si des ovocytes préconservés permettent d’éviter des stimulations, des FIV, des coûts de laboratoire, il est possible que la balance ne soit pas déficitaire et que la conservation soit compensée par ces économies, ou par d’autres à réaliser sur l’amélioration des techniques d’AMP, notamment le diagnostic, pour éviter d’implanter des embryons non viables. Si on rend l’AMP plus efficiente dans l’intérêt des patientes, le bénéfice économique pourrait permettre de couvrir le coût de cet outil médical mis à disposition des gynécologues.

M. le président Xavier Breton. Merci, mesdames. Je propose que nous poursuivions notre échange par des questions et des réponses.

Vous avez fait état de la nécessité d’un plan de lutte contre l’infertilité, notamment l’infertilité masculine, qui est aussi une importante préoccupation, donc de faire de l’infertilité, avez-vous dit, « une question prioritaire de santé publique ». Nous en sommes d’accord. Mais, concrètement, avez-vous des actions à proposer ?

Mme Virginie Rio. Il s’agit de systématiser la prévention et l’information des jeunes générations, notamment les lycéens et les étudiants, au sujet de la fertilité humaine, de sa fragilité, de sa durée limitée pour les femmes et de l’impact de nos conditions de vie et des perturbateurs endocriniens sur nos fertilités.

Il s’agit ensuite de permettre aux gens de faire un bilan de leur fertilité. Une fois informés, ils peuvent faire des choix. Quelqu’un en couple pourra ainsi envisager de faire un enfant prochainement et quelqu’un qui n’est pas en couple pourra envisager d’être en couple. L’information permet le choix et la décision.

Mme Joëlle Belaisch Allart. Je voudrais revenir sur votre dernière question. Comme de nombreux médecins, nous considérons que le bilan d’infertilité est une fausse bonne idée. Certes, il a été fortement recommandé, par une personne. C’est une bonne idée, parce que c’est le moment de parler et de vérifier. Or, j’estime qu’avant les pesticides et l’environnement, le tabac et l’obésité sont les deux facteurs contre lesquels il faut d’abord lutter pour protéger la fertilité. C’est une fausse bonne idée, car nous savons que le premier marqueur de fertilité, surtout chez la femme, c’est l’âge. Il est donc inutile d’inciter la femme à aller en consultation. On lui fera des dosages de réserve ovarienne qui l’alarmeront pour rien, parce qu’il est prouvé que ces marqueurs, en dehors de la fertilité, n’ont aucune valeur pour une femme qui ne désire pas un enfant. C’est donc une fausse bonne idée de prévoir une consultation d’infertilité pour tous.

Il y a tout de même une bonne idée, qui est d’informer beaucoup plus tôt, dans les lycées, à la fac. Les journaux féminins jouent bien le jeu. J’ai été interviewée par tous les journaux féminins, mais je ne l’ai jamais été ni par L’Équipe, ni par un journal de voitures, ni par un journal d’avions, ni par quelque média « masculin » que ce soit. Le message que la fertilité de la femme chute avec l’âge n’est pas connu des hommes, et le message que la fertilité des hommes chute aussi avec l’âge est encore moins connu d’eux. La première information à faire passer aux hommes, c’est la chute de la fertilité avec l’âge de la femme et de l’homme. Si on obtient ça, ce sera déjà beaucoup mieux que d’organiser une consultation à 35 ans pour tout le monde et d’analyser un marqueur de la réserve ovarienne qui, certes, enrichira les laboratoires mais n’apportera rien et paniquera inutilement les jeunes femmes.

M. le président Xavier Breton. À âge égal, il y a aussi une chute de la fertilité aujourd’hui par rapport au passé. L’âge n’est pas le seul facteur de l’infertilité.

Mme Joëlle Belaisch Allart. Non !

M. le président Xavier Breton. À ce sujet, existe-t-il un plan d’action ou de recherches ?

Mme Joëlle Belaisch Allart. J’ai peut-être mal compris votre phrase, mais vous avez dit « à âge égal ». Est-ce à dire qu’une femme des années 2018 serait moins fertile à 35 ans ?

M. le président Xavier Breton. Un homme ! Ma question portait sur la fertilité masculine.

Mme Joëlle Belaisch Allart. En ce cas, oui, mais pour la femme, non. Bien que, pour de multiples raisons, les spermatozoïdes soient plus fragiles que les ovocytes, on peut s’interroger sur la baisse de la fertilité masculine. En tout cas, nous savons que l’un des deux premiers facteurs d’infertilité contre lesquels on pourrait lutter avant d’évoquer l’environnement est le tabac. Selon une enquête parue dans les hôpitaux, tout le monde connaît le cancer du poumon mais très peu savent que le tabac avance l’âge de la ménopause et favorise les fausses couches – le tabagisme du père favorise lui aussi les fausses couches. Une information à ce sujet me semble indispensable. Le second facteur est l’obésité, qui perturbe le sperme et qui perturbe aussi la femme. Or il y a de plus en plus d’hommes obèses.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je dirai, sous forme de boutade, qu’il ne faut peut-être pas trop le dire à certains hommes, qui se mettraient à fumer encore plus à titre contraceptif !

Je voudrais d’abord me réjouir de vous retrouver toutes les quatre réunies pour guider notre réflexion. Dans le passé, on a trop souvent engagé des réflexions professionnelles masculines, sans doute pas inutiles, mais il n’y aurait aucun sens que les femmes ne soient pas au premier plan de la réflexion. Nous nous réjouissons aujourd’hui que vous nous apportiez vos compétences et vos impressions sur l’état actuel de notre société sur ce sujet et sur ce vers quoi nous devons évoluer dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique.

Vous avez cité l’augmentation de l’âge moyen des grossesses. Il est aujourd’hui de 31 ans. Pour le premier enfant, il est passé à 29 ans, en augmentation de 5 ans en à peine plus de trois décennies, alors que l’âge moyen du maximum de fertilité est bien inférieur. Désormais, le premier enfant est conçu au moment où le taux de fertilité est déjà en chute significative. Le phénomène s’amplifie parce que l’on voit reculer encore l’âge de la première grossesse. Il est donc nécessaire de réagir. D’évidence, l’éducation est indispensable pour les jeunes filles mais aussi pour les jeunes garçons. Ils doivent être, les uns et les autres, conscients de l’horloge biologique, singulièrement de l’horloge biologique féminine qui, curieusement, reste méconnue. Aujourd’hui encore, beaucoup de femmes, et plus d’hommes encore, croient que la fertilité féminine reste constante jusqu’à la ménopause, moment où elle chuterait brutalement. L’éducation est donc indispensable. Comment impulser une forte action éducative ?

Curieusement, assez peu d’études sont réalisées en France en comparaison des pays anglo-saxons. D’ailleurs, vous nous avez fourni un article rédigé par des auteurs internationaux publié dans la revue Human Reproduction, où on lit notamment : « Message must remain that woman best chances of having a healthy child are through natural reproduction at relatively early age », c’est-à-dire « la meilleure chance d’avoir un enfant en bonne santé est de le concevoir à un âge relativement précoce ». Il suffirait de faire connaître cette phrase à tout le monde. On ne le sait pas, parce qu’il existe des obstacles dans l’Éducation nationale, dans les familles, au sein de la société et sur les réseaux sociaux.

La première cause est l’efficacité de la contraception, que nous appelons pourtant tous de nos vœux. Sans contraception efficace, davantage d’enfants naîtraient de femmes beaucoup plus jeunes. Dès lors qu’elle existe, la tentation naturelle, non seulement pour la femme mais aussi pour le couple, est d’attendre, pour avoir un enfant, que la vie professionnelle, la vie familiale, les conditions de logement, et plus encore le couple, soient stabilisés. C’est souvent un facteur majeur. À notre siècle, les femmes entre 25 et 30 ans sont nombreuses à ne pas vivre encore en couple stable. Tant que les femmes ne sont pas assurées d’avoir trouvé le « prince charmant », elles ne font pas d’enfant. Il faut en prendre conscience. Nous avons un devoir d’éducation que nous ne savons pas encore bien remplir. Donnez-nous des idées.

Il faut aussi dire aux jeunes femmes que tout ce qui est mis en avant, c’est-à-dire la vitrification, la PMA avec ovocytes autoconservés, la possibilité de faire don des ovocytes autoconservés lorsqu’il n’y a plus de projet d’enfant, n’est pas simple. Pour beaucoup de femmes, c’est le parcours du combattant. La stimulation ovarienne, la vitrification des ovocytes, les PMA répétées parfois suivies d’échec avec leurs impacts psychologiques : les gens les découvrent après. En tant que médecin, de nombreuses femmes m’ont parlé a posteriori de leurs déboires en ces termes : « Je ne savais pas que c’était si compliqué, pourquoi cela ne marche-t-il pas à tous les coups ? » Il aurait mieux valu qu’elles l’apprennent et en soient conscientes très tôt pour concevoir leur projet de vie. Cela étant, tout en faisant cette éducation, nous devons respecter la liberté de choix. C’est dans cet esprit que nous essayons de réfléchir avec vous.

Vous évoquez une grande loi pour la santé et l’environnement. Nous l’appelons tous de nos vœux, mais je ne suis pas sûr qu’elle arrivera en 2018, ni même en 2019. Mais demandons-nous d’ores et déjà : qu’est-ce qui est urgentissime ? Certes, essayons d’exclure de nos champs et de notre environnement tous les produits tératogènes et cancérigènes, mais avant l’adoption d’une grande loi, essayons d’impulser la disparition des perturbateurs endocriniens, de lutter plus efficacement contre le tabac et de promouvoir une bonne nutrition et l’exercice physique.

Les hommes refusent de parler de la chute de la fertilité masculine. Tous les journaux féminins en parlent, aucun journal masculin ne le fait. On y voit des femmes assises sur des motos ou sur des voitures, mais on ne parle pas de ces sujets fondamentaux. Mais même si les hommes n’en parlent pas, et peut-être précisément parce qu’ils n’en parlent pas, ils sont très perturbés. L’infertilité est vécue douloureusement par beaucoup d’hommes comme une atteinte à leur honneur. C’est la raison, dans le passé, du secret sur les dons de sperme. Il s’agissait de préserver l’image sociale d’hommes fertiles. Il faut vaincre ces barrières. Donnez-nous des idées pour lancer des campagnes. Vous pouvez être fers de lance pour éduquer la population.

Troisièmement, la recherche est indispensable. La PMA a beaucoup progressé. Grâce à la vitrification, elle est presque aussi efficace avec des ovocytes congelés qu’avec des ovocytes frais, sauf qu’avec des ovocytes frais, le taux reste faible et augmente peu. Il faut développer la recherche scientifique, lui insuffler une dynamique nouvelle pour retrouver une meilleure fertilité et réaliser des études en sciences humaines. Les enfants nés d’ovocytes autoconservés sont très peu suivis en France. Il y a moins d’appétence sur ce sujet chez nos responsables des programmes de recherche, moins de thèses en sciences humaines, que dans les pays anglo-saxons. Il faut réduire ce déficit. Sans recherche universitaire ou par les organismes spécialisés, nous en resterons aux idées du XXe siècle. Il faut prévoir, peut-être pas dans la loi mais dans les textes réglementaires, la réalisation d’études prospectives sur l’évolution des enfants et des mères, car quelle que soit la réflexion que nous conduirons ou les auditions que nous réaliserons, notre loi ne sera pas parfaite. Ce sera un travail humain à améliorer. Engager une évaluation prospective dès le début permettra d’identifier les problèmes et d’apporter des corrections autant pour les enfants que pour les mères.

Pour conclure, quelles limites d’âge minimum et maximum proposeriez-vous ?

Mme Larissa Meyer. S’agissant des techniques capables d’améliorer le taux de succès de l’AMP, notamment la FIV, le diagnostic préimplantatoire (DPI) avec recherche d’aneuploïdies permet d’identifier les embryons manquant de chromosomes ou comportant une erreur et qui, non viables, ne pourraient s’implanter ou provoqueraient une fausse couche. Son interdiction en France explique en partie nos taux d’échec mais pose aussi des questions éthiques. Est-il éthique d’implanter des embryons non viables et de faire subir aux femmes fausses couches et stimulations pour rien, provoquant perte de temps, effets psychologiques sur la femme et sur le couple, alors qu’on sait scientifiquement n’implanter que des embryons viables ? Cet outil permettrait d’augmenter l’efficience de l’AMP.

Comme je l’indiquais auparavant, du point de vue scientifique, il n’y a pas d’âge minimum pour l’autoconservation. Si l’âge est précoce, le risque de non-utilisation des ovocytes est grand, mais le plus tôt est le mieux quand on est sûre de la nécessité d’autoconserver. Il ne semble donc pas opportun de fixer un âge minimum. Peut-être pourrait‑il être de 25 ans, mais cela n’aurait pas de sens sur le plan médical. Quant à l’âge maximum, à partir de 35 ans, on constate une chute des taux de réussite et de la qualité des ovocytes. Pour autant, même si les chances sont de 30 %, cela représente néanmoins une femme sur trois. Les limites de l’autoconservation sont déjà fixées par l’assurance maladie qui ne prend plus en charge l’AMP à partir de 43 ans à cause du faible taux de réussite. De toute façon, l’âge maximum sera posé de fait par les praticiens et les cliniques. Nous ne voyons donc pas de raison de fixer un âge maximum dans la loi, d’autant qu’il existe un facteur de risque individuel à définir médicalement.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Après un certain âge, la grossesse peut comporter des risques déraisonnables. Jusqu’à quel âge peut-on consentir de soutenir avec les remboursements appropriés une grossesse chez une femme ayant conservé des ovocytes beaucoup plus jeunes ?

Mme Larissa Meyer. Il y a aussi l’âge auquel nous refusons les donneuses. Nous pourrions continuer de conserver les ovocytes tout en refusant la prise en charge, compte tenu de la baisse des taux de réussite, mais au-delà de 40 ans, voire 38 ans, il n’y a plus de conservation. Il n’y a pas de délai au-delà duquel les ovocytes ne seraient plus utilisables, pas de date de péremption. Beaucoup de pays les conservent pendant dix ans. Le recul est insuffisant car la technique est récente mais a priori il n’y aurait pas de limite technique de conservation. Pour des patientes très jeunes, des adolescentes pour qui on conserve des tissus ovariens, nous savons qu’ils seront conservés pendant plus de dix ans.

Les autres critères concernent la grossesse et doivent être pris en compte selon les facteurs de risque de chaque personne. Une femme de 45 ans pourrait voir sa grossesse contre-indiquée alors qu’une femme plus âgée pourrait mener une grossesse avec un risque modéré. Il y a des pays comme la Belgique où elle n’est plus pratiquée après 45 ans et d’autres, comme l’Espagne, où elle l’est jusqu’à 50 ans et la ménopause. L’autorisation est donnée individuellement pour des raisons médicales mais aucune limite légale n’est fixée. La prise en charge de la sécurité sociale s’arrêtera à l’âge où elle s’arrête déjà. Mais on peut très bien considérer que ce n’est pas parce que ce n’est plus pris en charge que ça doit être interdit aux femmes ayant dépassé l’âge de 43 ans.

Mme Joëlle Belaisch Allart. S’agissant du diagnostic préimplantatoire visant à ne replacer que les bons embryons, les résultats scientifiques sont discutés, parce que l’embryon est fragilisé et des études montrent que cela n’améliore guère le taux de grossesses – on améliore le taux de grossesses par transfert, mais pas le taux de grossesses par ponction. Surtout, on ne fait aucune économie, puisqu’il faut bien faire la FIV et toutes les analyses génétiques nécessaires. On ne transfère pas les embryons anormaux, donc, c’est une avancée. Un peu envieuse, je demandais récemment à mon confrère Pédro Bari, qui en dispose à Barcelone, s’il y recourait pour toutes les femmes de 40 ans. Il m’a répondu : « Bien sûr que non ! Non seulement c’est cher, mais vous savez aussi bien que moi que cela n’augmente guère le taux de grossesses, et que cela ne l’augmente même pas du tout si l’on raisonne par ponction. » C’est une avancée, on se bat pour l’avoir, mais ce n’est pas la panacée.

Monsieur Touraine, j’adhère à tout ce que vous avez dit. Vous avez posé les bonnes questions. Pour lutter contre certains effets, il faut en connaître les causes. Il y a trois causes au désir tardif d’enfant.

La première est celle, évidente, que vous avez citée : la meilleure maîtrise de la contraception et la carrière professionnelle, qui sont des avancées.

La deuxième cause, dont l’évidence émerge désormais, est le déni de la chute de la fertilité avec l’âge. Je ne voulais pas trop vous charger en articles, d’autant qu’ils sont le plus souvent anglo-saxons, mais des enquêtes réalisées auprès de sages-femmes en France et d’autres auprès d’étudiants américains en médecine révèlent un déni de la chute de la fertilité avec l’âge et une confiance excessive dans l’AMP. On dit : « ce n’est pas grave, je ferai une FIV ». Comme l’a dit M. Henri Leridon, la FIV n’est pas la baguette magique qui rajeunit les ovaires. La baguette magique, c’est le don d’ovocytes ou l’autoconservation.

Une autre cause, non plus émergente mais actuelle, apparaît également dans toutes les études, elles aussi anglo-saxonnes, australiennes et américaines. Quand on demande aux femmes pourquoi elles ont fait une autoconservation, elles répondent à 80 %, 85 % ou 86 % selon les études, qu’elles n’avaient pas rencontré le partenaire avec qui faire un enfant. Donc, la cause la plus actuelle, c’est quand même l’homme. C’est une nouveauté. Le recours à l’autoconservation procède moins de la volonté de femmes carriéristes de reporter l’âge de la grossesse que du fait de n’avoir pas trouvé celui avec qui faire un enfant. C’est sur ce point qu’il faudrait le plus lutter.

Ensuite, nous ne demandons pas mieux que de faire plus de travaux. En France, la FIV rapporte moins de 3 000 euros à un hôpital. Je travaille dans un hôpital public dont le directeur voudrait fermer mon service de FIV pour manque de rentabilité. Je lui réponds que j’ai la chance de travailler aussi pour l’Agence de la biomédecine et que les dosages et les échographies réalisés sur place sont rentables. Il veut fermer mon bloc opératoire parce que mes ponctions embêtent les anesthésistes et il m’invite à les faire sans anesthésie. Je refuse car un certain nombre de femmes la réclament. Nous sommes donc tout à fait d’accord pour faire des choses, mais il faut rendre un peu de moyens à l’assistance médicale à la procréation en France.

Je suis attachée au terme d’AMP, qui est celui de la loi, et non à celui de PMA. L’AMP, c’est l’assistance médicale à la procréation, ce que je fais au quotidien ; la PMA, c’est la procréation médicalement assistée, avec la connotation négative qui s’y attache. Je sais bien que tout le monde parle de PMA, parce que les journalistes ont créé le terme. Je vous invite à lire le dernier rapport du Conseil de l’Ordre, qui est très favorable à l’extension de la pratique. Son titre contient le terme AMP, mais le texte emploie celui de PMA, ce qui est catastrophique.

En ce qui concerne l’âge limite, faire une autoconservation à une femme de plus de 38 ans, voire à 40 ans, surtout si sa réserve ovarienne est basse, c’est donner de faux espoirs. Trop jeune, ce n’est pas bien non plus. 78 % des femmes font leur premier enfant avant 35 ans. L’autoconservation est un processus lourd. Ce n’est peut-être pas la peine de le faire pour une femme de 25 ans. En tout cas, si mon centre est autorisé à le faire en 2019, ce que j’espère, grâce à vous, je tenterai d’expliquer qu’à 25 ans on a toutes les chances de rencontrer l’homme de sa vie ou le « prince charmant », celui avec qui on a vraiment envie de faire un enfant. Je ne trouverais pas bien de le faire à 25 ans, mais je ne le ferais pas non plus à une femme de 38 ans qui n’aurait aucune chance.

Quant à l’âge auquel reprendre des ovocytes, c’est une vraie question. Au Collège national des gynécologues et obstétriciens français, j’ai présidé un groupe de travail sur l’autoconservation. Dans notre communiqué, nous avons dit que l’âge optimal pour reprendre des ovocytes et avoir une grossesse, c’était avant 45 ans. Comme rapporteure, je voulais qu’on s’arrête là, étant donné que les risques des grossesses augmentent après 38 ans, après 40 ans, 43 ans, et que l’âge de 45 ans est vraiment un cap au-delà duquel les grossesses deviennent à haut risque, non en raison des problèmes liés à l’ovocyte – jeune, il est à l’abri des anomalies chromosomiques –, mais à cause de ceux liés au vieillissement de l’utérus et du système vasculaire. Cela étant, le professeur Gérard Lévy, qui préside notre comité national consultatif d’éthique, nous a empêchés d’écrire « 45 ans », en arguant du fait qu’il serait aberrant de le refuser à une femme âgée de 45 ans et un jour, normotendue, mince, « jeune », au bilan métabolique parfait, et de l’autoriser à une femme de 44 ans et neuf mois obèse, diabétique et hypertendue. Il a convaincu l’ensemble des membres du conseil d’administration du Collège, et nous avons écrit : « optimal avant 45 ans, possible entre 45 et 50 ans, si l’état de santé de la femme le permet et si elle dûment informée des risques, tant pour elle que pour l’enfant ».

Enfin, vous avez raison de noter le manque de recul. Si une étude montre qu’à la naissance, les enfants issus d’une vitrification ovocytaire vont bien, nous ne savons rien pour ceux âgés de 20 ans, la technique ayant été développée dans le monde depuis les années 2000 et autorisée en France en 2011. Les seules études utilisables sont celles effectuées sur les enfants nés de pères âgés de 60 ou de 70 ans, mais cela n’a rien à voir. Nous ne pouvons pas savoir si les problèmes physiques et psychiques de ces enfants résultent de la génétique ou du fait de vivre dans un vieil environnement. Si le vieil environnement est en cause, il en sera de même avec une femme âgée, mais à des échelles différentes : 45 ans, contre 60 à 70 ans. Pour ce qui est de l’environnement génétique, c’est différent puisque l’ovocyte aura été préalablement conservé.

Mme Virginie Rio. Vous souhaitez que les gens soient informés, mais la société dans son ensemble doit prendre conscience de la situation. Quand vous annoncez une grossesse à votre employeur, c’est déjà un problème. Des femmes sont encore en difficulté du seul fait d’être enceinte. Au regard de la PMA, nous relevons un manque de bienveillance de la société dans son ensemble, notamment du milieu professionnel : entreprises, patrons, collègues de travail. Il est encore compliqué de dire « Je suis enceinte », et encore plus compliqué de dire « Désireuse d’être enceinte, je suis en parcours de PMA ». En 2016, nous avions obtenu que ces femmes puissent bénéficier d’autorisations d’absence et nous voudrions faire un bilan. Encore aujourd’hui, des femmes nous informent que leur patron leur refuse le droit aux autorisations d’absence car le code du travail ne leur est pas applicable. D’autres menacent de licencier les employées qui demandent une autorisation d’absence pour protocole de soins.

Nous vivons dans une société qui doit faire preuve de plus de bienveillance afin de mieux imbriquer vie privée et vie professionnelle. Un salarié bien considéré, bien accompagné, respecté sera plus efficace qu’un salarié contraint de cacher, de mentir ou empêché de faire une FIV à cause de la pression professionnelle.

Il est urgent de mettre en œuvre une grande loi de santé environnementale, car les alertes existent depuis au moins trois générations. Dès les années 1960, les scientifiques alertaient sur les oiseaux ou les crocodiles. On peut facilement quantifier la baisse de la qualité du sperme, parce qu’il est accessible. Chez une femme, on peut moins quantifier l’évolution de la fertilité, d’autant que cela a moins intéressé les chercheurs, mais nous constatons que de plus en plus de jeunes femmes sont atteintes d’insuffisance ovarienne précoce, de syndrome des ovaires polykystiques ou d’endométriose. Ces maladies féminines qui impactent la fertilité s’expliquent en partie par les conditions de vie, l’obésité, les facteurs environnementaux. Cela touche aussi les enfants, avec, chez les petites filles, l’augmentation des pubertés précoces, et, chez les petits garçons, l’augmentation de l’hypospadias ou de la cryptorchidie, maladies liées aux perturbations endocriniennes. Certes, on ne peut tout faire en même temps, mais sans la base qu’est la sécurité sanitaire environnementale, à quoi bon améliorer les techniques d’AMP ? L’AMP est difficile car elle manque d’efficacité et parce que l’ordre des choses n’est pas de faire des enfants par la technique médicale mais avec son conjoint de façon traditionnelle. Une étude publiée en 2015 par des chercheurs européens et américains concluait que le coût de la lutte globale contre les perturbateurs endocriniens représentait 1,2 % du PIB de l’Union européenne, soit plus de 157 milliards d’euros. Pour nous, il est urgent de travailler sur les questions environnementales, faute de quoi le reste n’aurait guère de sens.

Quant à l’information, nous demandons l’identification et la caractérisation, via un étiquetage adapté, des produits nocifs pour la fertilité, l’information du grand public sur les substances toxiques et leur impact sur la santé, la mise en place de mesures pour limiter ou interdire certains produits nocifs, la mise en place d’actions de recherche. L’État réalise des campagnes de prévention du tabagisme et des maladies cardio-vasculaires. Pourquoi ne pas faire de la prévention sur les questions environnementales et leur impact sur la fertilité ? Inscrire la question de la fertilité et de l’infertilité dans une exigence de santé publique nous semble être urgent pour aujourd’hui et pour demain. Pour après-demain, ce sera un peu plus compliqué. Le ministère de la santé est en mesure d’organiser des campagnes d’information nationales, s’il y a une prise de conscience. C’est pourquoi nous avons insisté dans notre présentation sur cette prise de conscience globale du personnel politique, de la société, du grand public, parce que les personnes infertiles sont de plus en plus présentes. Les gens qui s’adressent à notre association ont entre 31 et 36 ans. Ce sont des couples hétérosexuels lambda impactés dans leur fertilité, aujourd’hui.

Mme Nicole Dubré-Chirat. En France, on a toujours des difficultés à faire de la prévention. Si le plan Santé contient des axes forts, dont la consultation à 25 ans, celle-ci est davantage ciblée sur les femmes que sur les hommes.

On a toujours du mal à intéresser la population tant qu’elle n’est pas concernée. Vous invitiez à réaliser un bilan de fertilité, mais à quel âge et pourquoi ? Est-ce utile si vous avez 15 ans et ne vous sentez pas concerné par votre sexualité ? Dès lors, il est difficile de trouver les bons angles de prévention. Des campagnes ont été lancées contre le tabac et l’alcool. De telles campagnes doivent être bien faites, très ciblées et pas négatives. Toutes les campagnes sur l’environnement sont culpabilisantes. Demain était le seul film positif. Pour que les gens se sentent concernés, il faut les interpeller au bon moment, avec des arguments positifs et au plus proche de la période où ils sont concernés. Il conviendrait ainsi de diffuser une information dans les collèges et les lycées avec un vocabulaire adapté.

S’agissant de la systématisation du don d’ovocytes, quelles sont vos préconisations ? À 20 ou 25 ans, on ne sait pas si on sera fertile ou infertile cinq ou dix ans plus tard. Qui peut le faire ? Quand ? Pour quoi faire ? Donner pour soi est une chose, donner pour les autres représente une autre problématique au regard de la filiation. Quid des ovocytes surnuméraires ? Quid des ovocytes prélevés quand on a soi-même passé l’âge de la procréation ? Quid des ovocytes subsistant après le décès de la donneuse ?

Mme Joëlle Belaisch Allart. Dans la loi actuelle, une femme peut donner ses ovocytes jusqu’à l’âge de 37 ans. Si elle n’a pas encore d’enfant, elle se voit proposer la conservation d’une partie de ses ovocytes pour elle-même. Jusqu’à cinq ovocytes, ils sont tous pour la receveuse ; avec six, il y en a un pour la donneuse et cinq pour la receveuse. C’est une très faible façon d’autoriser l’autoconservation ovocytaire. En tant que professionnels, nous estimons que c’est du chantage et cela ne nous va pas du tout.

On pourrait proposer par contrat à une femme faisant de l’autoconservation d’ovocytes de les donner, soit à 45 ans, soit avant, si elle ne veut plus les garder pour elle-même. Cela enrichirait le don d’ovocytes et réduirait le nombre de demandes. Il y aurait aussi plus d’offres puisqu’il y aurait des ovocytes à donner. Ce serait une excellente solution.

Mme Larissa Meyer. Nous ne militons pas pour un bilan biologique pour tous à 25 ans, car cela n’a pas de sens en l’absence de désir d’enfant ou d’interrogation. Nous militons pour que tout le monde ait accès à l’information au bon âge, c’est-à-dire, comme vous le dites, pas trop tôt pour se sentir concerné, mais pas non plus trop proche de l’échéance, pour éviter le stress ou la panique. L’idée est d’informer les femmes, mais aussi les hommes – puisque le conjoint repousse l’échéance, même s’il ne subit pas par la suite les traitements – dans le cadre de leur visite chez le gynécologue, sur la baisse de la fertilité ovarienne avec l’âge, afin de leur donner une idée globale de leur vie génésique à venir et des difficultés possibles. Il s’agirait de leur dire la vérité sur les parcours de PMA et les techniques de prévention existantes, de leur faire connaître l’autoconservation, ses risques et le meilleur âge pour la pratiquer – j’ai cru comprendre que c’était autour de 30 ans. Je n’ai pas d’objection à ce que les femmes la fassent plus jeunes si elles sont sûres d’elles, si elles ont un plan de carrière ou un plan de vie, si elles partent à la guerre ou pour toute autre raison. Il convient d’accompagner sans mettre la pression afin d’éviter toute surprise, de garantir un meilleur rapport bénéfice / risque, avec les AMP les moins invasives possible et les plus efficaces possible. Pourquoi ne pas introduire cette information dans le programme scolaire, peut-être en troisième, avant le lycée, afin que toute la population reçoive l’information ? Ce serait insuffisant mais, au moins, en parlant de procréation à l’école, on n’oublierait pas d’insérer un court chapitre sur l’évolution de la fertilité avec l’âge.

Mme Virginie Rio. La société a une inertie importante et l’articulation entre fertilité et environnement est un sujet anxiogène. Nous sommes déjà confrontés à ces difficultés au sein de l’association. Mais, même pour les couples infertiles confrontés aux difficultés, les messages de sensibilisation aux perturbateurs endocriniens pour les enfants qui sont nés ont du mal à passer. Il faut donc trouver le moyen de communiquer d’une façon moins anxiogène sur un sujet lui-même anxiogène faute de solution. Je ne fume pas, j’essaie de manger bio, mais je subis un grand nombre de perturbateurs endocriniens qui ne dépendent pas de moi. C’est pourquoi l’État doit considérer ce sujet comme central et développer l’information sous forme de campagnes nationales et de campagnes de formation auprès des médecins généralistes, afin que le message anxiogène passe dans la société et que nous puissions tous nous interroger sur les actions individuelles et sur celles qui dépendent d’un niveau supérieur.

M. le président Xavier Breton. Mesdames, nous vous remercions d’avoir participé à cette table ronde.

 


– 1 –

Table ronde sur l’accès aux origines

        M. Vincent Bres, président de l’association PMAnonyme

        M. Stéphane Viville, professeur à la Faculté de médecine de Strasbourg et praticien hospitalier spécialiste de la biologie de la reproduction

        M. Christophe Masle, président de France AMP, doctorant en droit privé à l’Université de Rouen

        Dr Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière, Mme Michèle Fontanon-Missenard, psychiatre, et M. Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

        Mme Huguette Mauss, présidente du Conseil national de l’accès aux origines personnelles (CNAOP)

Mercredi 17 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons nos auditions avec une table ronde sur l’accès aux origines et sur la filiation.

Pour ce faire, nous avons le plaisir d’accueillir : M. Vincent Brès, président de l’association PMAnonyme ; M. Stéphane Viville, professeur à la faculté de médecine de Strasbourg et praticien hospitalier spécialiste de la biologie de la reproduction ; M. Christophe Masle, président de France AMP, doctorant en droit privé à l’université de Rouen ; le docteur Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste à l’hôpital de La Pitié-Salpétrière, accompagné de Mme Michèle Fontanon-Missenard, psychiatre ; M. Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More ; Mme Huguette Mauss, présidente du Conseil national de l’accès aux origines personnelles (CNAOP).

Mesdames, messieurs, je vous remercie d’avoir accepté d’intervenir dans le cadre de notre mission d’information. Les débats actuels sur la potentielle ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, la médiatisation de cas d’individus nés de dons de gamètes à la recherche de leurs origines, ainsi que le développement de tests génétiques par des sociétés privées étrangères nous conduisent régulièrement à nous interroger sur les questions de la filiation, de l’anonymat du don de gamètes et de l’accès aux origines.

Nous souhaiterions prendre connaissance de vos expériences et de vos positionnements sur ces différents sujets, afin de faire mûrir notre propre réflexion dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique.

Je vais vous donner la parole à tour de rôle, pour un exposé d’une dizaine de minutes. Nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses avec le rapporteur et les membres de la mission. Je rappelle que nos débats sont filmés et enregistrés, et feront l’objet d’un compte rendu écrit.

M. Vincent Brès, président de l’association PMAnonyme. Mon propos aujourd’hui n’est pas de vous convaincre de la légitimité de la reconnaissance du droit d’accès aux origines, parce que la plupart d’entre vous n’ont pas à l’être, et surtout parce que son heure en France est venue.

Le quotidien La Croix titrait en une, le vendredi 5 octobre : « L’anonymat du don bientôt levé » et, sur les réseaux sociaux : « Comment cette idée s’est imposée ? ». Le 25 septembre dernier, dans son avis n° 129, le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) proposait, pour la première fois, que soit rendue possible la levée de l’anonymat des futurs donneurs de sperme. Au-delà, la société française, qui suit le concert des nations occidentales ayant déjà reconnu le droit d’accès aux origines, est majoritairement favorable à cette demande. Dans un sondage en ligne du Figaro du 19 février, sur 22 142 votants, 56 % d’entre eux répondaient positivement à la question : faut-il lever l’anonymat des donneurs pour permettre aux enfants de connaître leurs origines ?

Je ne résiste pas non plus à citer la remarquable intervention du Défenseur des droits. Ici même, devant vous, le 9 octobre, Jacques Toubon, préconisait : « Au moment du don, le donneur accepterait que ces informations soient données et, au moment où l’enfant deviendrait majeur, il y aurait une sorte de rencontre de volontés » – expression que j’ai beaucoup appréciée – « entre ce donneur qui a consenti avant le don et cet enfant qui, à ce moment-là, réclame l’accès à ses origines ».

Mon propos aujourd’hui est plutôt de rassurer tout en faisant appel à votre vigilance. Mon propos est aussi et surtout de transmettre le message de très nombreuses personnes nées de dons – près de 150 –, de donneurs, de parents qui rejoignent notre association.

Rassurer, tout d’abord, sur un point qu’il faut systématiquement rappeler et qui est souvent la source d’un quiproquo inconscient : le droit aux origines n’est pas une remise en cause, de quelque manière que ce soit, de la filiation. Pas une seule des femmes, pas un seul des hommes de notre association n’a remis en cause sa filiation et, au-delà, l’amour qu’ils portent à ceux qui les ont désirés, aimés, éduqués.

Rassurer aussi sur le fait que cette démarche n’est rien d’autre qu’une démarche personnelle, intime, qui ne vise qu’à mieux se connaître soi-même dans tout ce qui fait notre individualité. D’ailleurs, je parlerai toujours plus facilement de reconnaissance du droit d’accès aux origines que de levée de l’anonymat – cela a été dit suffisamment ici – car la demande de mon association n’est pas de mettre fin à ce système, qui remplit une fonction psychologique et organisationnelle pour l’AMP avec don, mais plutôt de permettre une dérogation à ce principe d’anonymat à la majorité de la personne et seulement si elle le souhaite.

Comme vous avez pu le voir dans le dossier qui accompagne mon intervention, l’association PMAnonyme a émis huit propositions pour la mise en œuvre de l’accès aux origines, étayées par le retour d’expérience des pays qui le reconnaissent parfois depuis des décennies, en Europe et dans le reste du monde. Elles traitent de la révélation de l’identité du donneur mais également de nombreux sujets importants comme les données médicales, l’accès aux informations non identifiantes, les mises en relation, notamment entre personnes nées de dons qui le souhaitent elles-mêmes.

Je voudrais surtout, ici, aujourd’hui, vous alerter sur deux points qu’il convient de clarifier, notamment après la publication de l’avis du CCNE, à savoir la prise en compte des 70 000 personnes déjà nées de dons, comme moi, et le « double guichet ».

La loi que vous ferez – nous en avons conscience – n’aura pas d’effet rétroactif. Je souhaite que dans le futur, les enfants à naître par dons de gamètes n’aient pas comme nous à affronter le mur indépassable de l’anonymat absolu et irréversible de leur donneur. Mais pour eux, je reste confiant et je veux croire qu’ils n’auront rien d’autre qu’à choisir d’exercer ou pas ce droit d’accès à leurs origines.

Je pense donc maintenant à ceux qui, comme moi, sont nés d’un donneur à qui l’on a promis l’anonymat. Je vous le dis : ne nous oubliez pas ! Nous ne demandons pour nous‑mêmes qu’une simple mesure : le droit de demander à notre donneur, à travers une structure dédiée et mise en place par l’État, s’il accepterait de nous en dire plus sur lui. Ne nous oubliez pas non plus, parce qu’aujourd’hui de très nombreuses personnes nées de dons n’attendent pas qu’on s’occupe d’elles et réalisent des tests génétiques récréatifs. Certaines retrouvent leur donneur, des demi-frères ou des demi-sœurs, et sont totalement livrées à elles-mêmes. Pas plus tard que la semaine dernière, deux personnes de l’association se sont aperçues qu’elles étaient nées, à Reims, du même donneur. J’en appelle donc à la responsabilité de l’État de ne pas les laisser contraintes à ce dernier recours que sont les tests ADN et de se retrouver face à des situations potentiellement compliquées pour les familles, sans préparation ni accompagnement.

Enfin, j’attire votre attention sur le risque d’une mise en place bancale que constituerait le système du double guichet, à savoir la possibilité laissée au donneur de choisir s’il veut rester anonyme ou pas au moment du don ou, pire, au moment de la demande par une personne née de don d’exercer son droit. C’est d’ailleurs l’un des systèmes que présente, dans son avis du 11 juillet 2018, le Conseil d’État qui, au passage, a reconnu lui aussi la nécessité de répondre à la demande de reconnaissance du droit d’accès aux origines – cela fait déjà beaucoup d’institutions. Notons d’ailleurs que les seuls pays avoir instauré le double guichet, lorsque l’accès aux origines était possible, sont les États-Unis et le Danemark, lesquels le font pour des raisons purement mercantiles.

Pourquoi est-ce que je vous exhorte à rejeter ce système ? Tout d’abord, parce qu’il est fondamentalement injuste et renvoie encore une fois la personne née de don, il y a parfois plus de quarante ans, à un statut d’enfant, au sens étymologique d’infans, c’est-à-dire celui qui ne sait pas encore parler, à qui l’on dénie le droit de décider pour lui-même. Créateur d’une rupture d’égalité insupportable pour les personnes nées de dons, ce système est une contradiction en lui-même. Si le droit d’accès aux origines est un principe, alors il ne saurait être subordonné à un choix personnel du donneur. Surtout, je vous demande de le rejeter car, pas plus qu’aujourd’hui, il ne protège les donneurs de la réalité technique de notre temps. Leur promettre l’anonymat à l’heure où, de par le monde et désormais de plus en plus en France, ils sont retrouvés via les tests ADN, est une hypocrisie.

Je rappelle enfin que, dans son avis n° 90, le CCNE s’était prononcé en défaveur du double guichet, rappelant que cela constituerait une discrimination entre les enfants nés de dons. Ce serait également un déséquilibre injuste et éthiquement injustifié entre les aspirations des parents et des donneurs, d’un côté, et des enfants, de l’autre côté.

Je conclurai par cette citation de Victor Hugo : « Une idée n’est jamais aussi forte que quand son heure est venue. » Le droit d’accès aux origines est un droit simple, protecteur et qui n’enlève rien à personne : ni à ceux qui donnent généreusement et en responsabilité, rendus à ce statut de générosité assumée, ni à ceux qui feront le choix de ne pas l’exercer.

M. Stéphane Viville, Professeur à la faculté de médecine de Strasbourg. Je m’exprimerai en tant qu’ancien chef de service du laboratoire de biologie de la reproduction du centre hospitalier universitaire (CHU) de Strasbourg. Fondateur du premier centre de diagnostic préimplantatoire (DPI), mon laboratoire s’est longtemps concentré sur la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et les cellules souches pluripotentes induites (IPS). C’est donc au titre de professionnel de l’assistance médicale à la procréation (AMP) que je m’exprime aujourd’hui.

J’évoquerai uniquement l’anonymat du don de gamètes, que l’on appelle généralement AMP avec tiers donneur. Si je disposais d’un peu plus de temps, je m’exprimerais aussi sur la recherche d’aneuploïdies sur les embryons précoces, puisque mon point de vue est un peu discordant par rapport au mainstream actuel.

Je tiens à remercier vivement le Défenseur des droits, M. Jacques Toubon, qui, devant cette même mission et avec une très grande précision et un vrai travail de professionnel, a exposé les principaux arguments pour l’autorisation de l’accès à leurs origines des personnes conçues par AMP avec tiers donneur.

On entend toujours demander : faut-il lever l’anonymat du don ? Ce n’est pas la bonne question. Celle-ci est de savoir s’il est légitime d’accorder l’accès aux origines. L’importance de l’accès aux origines a été plébiscitée par l’Assemblée nationale lors de la création du Conseil national de l’accès aux origines personnelles (CNAOP), votée à l’unanimité. Implicitement, voire explicitement, c’est une façon de reconnaître l’importance de l’accès aux origines.

Le maintien de l’anonymat à perpétuité est pour moi illégitime, dans la mesure où il introduit une discrimination. Comment justifier que certains aient le droit d’accéder à leurs origines alors que d’autres ne l’ont pas ?

Comme vous l’avez noté, je parle principalement d’accès aux origines et non de levée de l’anonymat, d’autant que cette expression peut prêter à confusion. En effet, il ne s’agit pas de rendre le don nominatif. Aucun pays ayant modifié sa loi ne l’a fait. Cet anonymat est pour moi indispensable à la construction de la cellule familiale, ce qui vous sera peut-être confirmé par mes collègues psychologues ou psychiatres. Je suis donc favorable au don anonyme assorti d’une possibilité d’accès aux origines pour la majorité des gens conçus par AMP avec tiers donneur, avec spermatozoïdes, ovocytes ou embryons.

Comme M. Toubon a clairement exposé les arguments en faveur de l’accès aux origines, je vous proposerai un autre éclairage important. Je vous le dis d’emblée : pour moi, il n’est plus temps de se poser la question de la légitimité de l’accès aux origines, il est temps de l’organiser.

J’ai publié, en juillet 2017, une première tribune dans Le Monde pour défendre l’accès aux origines et surtout annoncer qu’avec l’émergence des tests ADN sur le web, les personnes allaient pouvoir retrouver leur donneur. Je remercie M. Arthur Kermalvezen qui, six mois plus tard, me donnait raison, prouvant que des donneurs peuvent être identifiés. Depuis, cinq personnes ont retrouvé leur donneur. Du fait de la baisse de coût des tests, proposés désormais pour moins de 100 dollars – avec des promotions entre 50 et 60 dollars –, et de l’engouement qu’ils génèrent, il est certain que le mouvement d’identification des donneurs ira en s’amplifiant dans les années à venir.

Il importe de réaliser qu’il n’est pas nécessaire que le donneur ait fait lui-même le test ADN pour être identifié. Je n’ai pas le temps de fournir de détails, mais je répondrai éventuellement à vos questions sur ce sujet.

Compte tenu, donc, de l’engouement pour ces tests et des résultats obtenus en matière d’identification des donneurs, cette loi sur l’anonymat devient inapplicable et incohérente. L’évidence de l’accès aux origines est pour moi telle qu’à mon sens ce n’est pas lui qui doit être justifié éthiquement, mais la légitimité même de l’anonymat.

J’en profite pour dénoncer les rumeurs persistantes prévoyant une baisse du nombre de donneurs en cas d’accès aux origines. Ce risque se heurte à la réalité des faits. Dans les pays qui ont révisé leur législation, on n’observe pas de baisse du nombre des donneurs mais au contraire, dans nombre de cas, des augmentations, voire des augmentations significatives. Au Royaume‑Uni, le nombre de donneurs – et de donneuses – a doublé en moins de dix ans.

J’en arrive au cri d’alarme que je souhaite pousser ici en tant que défenseur du don de gamètes. À mon sens, l’absence d’évolution de la loi de bioéthique sur l’accès aux origines mettrait en péril l’activité de l’AMP avec tiers donneur. La fuite des donneurs sera bien plus importante si l’on ne change rien. La découverte de l’identité de donneurs met en difficulté les professionnels de l’AMP responsables de l’activité du don qui, dès aujourd’hui, sont confrontés à une contradiction entre les promesses d’anonymat du système et l’existence des techniques de tests d’ADN. Je crains qu’après la multiplication des annonces de personnes ayant trouvé leur donneur via ces tests d’ADN, ces professionnels soient de plus en plus souvent questionnés sur l’effectivité de l’anonymat annoncé. Que diront les professionnels de l’AMP quand on leur demandera : finalement, notre don est-il anonyme ou pas ? Je crains que l’incapacité de rassurer les candidats au don par la garantie de l’anonymat ne les fasse fuir au lieu de faciliter leur recrutement. Sans changement, nous risquons d’assister à une baisse du nombre de donneurs et d’avoir encore plus de difficultés à répondre à la demande des couples. Nous le voyons, le maintien en l’état de la loi mènerait à une situation bien pire que son évolution visant à autoriser les personnes conçues par don, majeures et le souhaitant, à connaître leur origine.

Nous vous avons présenté plusieurs possibilités alternatives d’accès aux origines. L’une est la fourniture de données non identifiantes. Or je n’ai pas besoin de vous expliquer que, par définition, la demande d’accéder aux origines ne peut pas se satisfaire de données non identifiantes. Une autre est la mise en place d’un système de double guichet, qui peut s’entendre de deux manières. Le donneur consentirait ou non, soit au moment du don, soit au moment de la demande de la personne conçue par ce don, à ce que son identité soit révélée. Pour moi, un système de double guichet n’est éthiquement pas acceptable, car il se traduirait par une injustice entre ceux qui obtiendraient l’accord du donneur et ceux qui se le verraient refuser.

Que l’on considère les données non identifiantes ou le double guichet, la problématique reste la même. L’anonymat du don ne peut pas être garanti, à l’heure actuelle et encore moins dans le futur, compte tenu de la démocratisation des tests ADN récréatifs. Donc, je considère, en tant que professionnel de l’AMP, que le don doit être subordonné au consentement du donneur qui accepte que son identité soit révélée. Je lance ici un cri d’alarme : sauvons l’AMP avec tiers donneur ! Il s’agit d’une avancée remarquable de notre société, qu’il convient de préserver. Pour cela, il n’y a pas d’autre possibilité que d’accorder le droit d’accès aux origines aux personnes conçues par don. Autoriser l’accès aux origines est la seule solution possible.

M. Christophe Masle, président de France AMP, doctorant en droit privé à l’université de Rouen. Je représente la fédération France AMP, qui regroupe des personnes issues d’un don de gamètes, des couples en parcours d’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur et des parents qui se posent la question de savoir comment annoncer son mode de conception à leur enfant.

Nous sommes réunis ce jour pour discuter de la question de l’anonymat des donneurs, reformulée dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique en « accès aux origines » au profit des personnes conçues grâce à un don de gamètes. Ce glissement sémantique témoigne, selon moi, d’un véritable changement de paradigme. De fait, il ne s’agit plus de considérer un des principes fondateurs, l’anonymat qui gouverne le don des éléments et produits du corps humain, dont le sang et les dons d’organe, mais d’envisager la création d’un nouveau droit, d’une nouvelle liberté pour les individus. Nous voici, une fois de plus, confrontés à la société du « droit à », qui entend faire primer les intérêts particuliers sur l’intérêt collectif, et même sur l’intérêt général.

De fait, il est possible de se demander à qui profiterait réellement l’abolition du principe de l’anonymat. Aux enfants du don ? Ou au secteur privé à but lucratif, comme dans d’autres pays qui ont renoncé à ce principe fondamental ? Ce « droit à », celui de connaître ses origines, aura pour conséquence de développer un droit pour le secteur privé lucratif de proposer au marché, en l’occurrence celui des couples confrontés aux problèmes de fertilité, ses produits et services, à l’image de la banque de sperme danoise Cryos International. Les couples consommateurs pourront alors choisir des donneurs de gamètes sur catalogue : anonymes ou non anonymes, caractéristiques physiques, catégories socioprofessionnelles, aptitudes diverses, comme le sport et la musique, hobbies, etc. Au lien symbolique sera donc substitué le lien génétique permettant de fantasmer l’enfant idéal.

Derrière la question de l’accès aux origines se cache donc celle, beaucoup moins visible, du marché des gamètes. Il me semblait important de souligner ce point avant d’aborder des questions plus spécifiques.

Nous allons nous concentrer aujourd’hui sur le point de savoir dans quelle mesure une personne issue d’un don de gamètes aurait le droit ou non d’accéder à des informations identifiantes sur « son » donneur. Je tiens à préciser que cette expression me semble impropre dans la mesure où, dans les faits, un donneur donne à une banque de gamètes, un centre d’études et de conservation des œufs et du sperme (CECOS), par exemple, et non à un couple receveur pour la conception d’un enfant particulier. La connaissance de la technique du don me conduit donc à penser que la question de l’accès aux origines pour les personnes issues d’un don se pose en des termes bien différents que pour les personnes adoptées ou nées sous X, dans la mesure où l’intervention du corps médical est nécessaire à la conception même de l’enfant. Par ailleurs, il n’est pas possible de lier directement une souffrance à un abandon, comme chez les personnes adoptées ou nées sous X, puisque le donneur n’a jamais souhaité s’investir dans le projet parental du couple receveur et n’a donc pas de fonction parentale.

La problématique de l’accès aux origines est, me semble-t-il, une formulation beaucoup trop imprécise. L’article 7 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), mentionné notamment dans l’avis du CCNE en date du 25 septembre 2018, ne fait pas référence aux origines, c’est-à-dire à une banque de gamètes ou aux donneurs de gamètes, mais seulement aux parents. À mon sens, le CCNE induit par cette mention une confusion regrettable entre le parent et le donneur. Cela pourrait donc signifier que moi, personne issue d’un don, j’ai trois parents : mon père, ma mère et un donneur. Le CCNE précise également : « Certains ont d’ailleurs fait de la recherche de l’identité de leur donneur le combat de leur vie. » Or combien exactement, sur les 70 000 enfants conçus grâce à un don depuis les années 1970, sont entendus ?

M. Brès a rappelé qu’une poignée de personnes – notamment une, Arthur – témoignent dans les médias d’une certaine souffrance. M. Viville a parlé de cinq personnes qui auraient obtenu des informations sur leur donneur. Pour autant, Arthur est-il le représentant de tous les enfants du don ? Son discours relayé par les médias tend à présenter l’anonymat comme un principe toxique. Pour lui, peut-être, mais qu’en est-il des autres enfants ? Qu’en est-il de ceux informés de leur mode de conception, pour qui l’anonymat présente au contraire des vertus ? Pour qui fait-on exactement les lois en France ? Pour quelques individus médiatisés sur 70 000 ou pour la majorité silencieuse ? Quand allons-nous nous pencher réellement, au moyen d’études qualitatives et quantitatives, sur le vécu des enfants du don ?

Les arguments exposés par les personnes favorables à une levée de l’anonymat ne me semblent pas tous convaincants, car nombreux sont les mythes présentés comme des vérités. La question du dossier médical du donneur est un faux problème, puisque par essence, un donneur ne peut être admis au don si son patrimoine génétique et sa généalogie laissent penser à la transmission éventuelle d’une maladie grave. Mesdames et messieurs les députés, croyez‑vous sincèrement que les médecins auraient pris un tel risque ? Autre exemple, la consanguinité chez les enfants du don. Nous savons que, dans la population des personnes conçues « à l’ancienne », le risque est bien supérieur pour les enfants nés de relations adultères que pour les enfants issus d’un même donneur. Quand allons-nous enfin cesser de croire à ces non-vérités ?

Le CCNE avance également dans son avis l’argument suivant lequel « il est clair que continuer à défendre l’anonymat à tout prix est un leurre à l’heure présente et future de la génomique et du big data ». Ce fatalisme venant de la part d’une institution que je respecte me déçoit. Pensez-vous que chaque enfant du don va recourir au test génétique, comme le très médiatisé Arthur ? Et quand bien même, ne devrions-nous pas prévenir les dangers de cette technologie ? À titre personnel, mon donneur est peut-être déjà décédé, et peut-être le test génétique ne donnerait-il rien, ou peut-être serais-je déçu s’il ne souhaitait pas me rencontrer ou s’il ne correspondait pas à mes attentes et représentations. Il ne faut pas mentir aux enfants du don. Le lien génétique ne confère aucune sécurité affective ou financière et ne permet pas la transmission de valeurs, comme le font actuellement les parents ayant eu recours à un don.

J’en reviens donc à la question essentielle : comment et pour qui faisons-nous réellement la loi ? Pour combien d’enfants issus du don ? Pour les 70 000 dont la quasi-totalité ne s’expriment pas dans les médias ou devant vous aujourd’hui ? La logique voudrait que l’on s’intéresse d’abord à la proportion d’enfants informés de leur mode de conception, pour savoir exactement ce qu’ils en pensent. Si je peux aujourd’hui m’exprimer devant vous au sujet de l’anonymat, c’est bien parce que mes parents m’ont informé de mon mode de conception. Or, nous ne savons pas combien d’enfants sont informés de leur mode de conception. Notre association incite les parents à informer leurs enfants du mode de conception, et la quasi-totalité sont prêts à le faire ou l’ont déjà fait.

Comment voter une loi sans s’assurer au préalable de l’hypothétique nocivité du principe de l’anonymat ? Si vous êtes aujourd’hui en mesure de me démontrer qu’une majorité des 70 000 enfants issus d’un don souffrent de ce principe, en ce cas je serai le premier à souhaiter l’abolition de l’anonymat des donneurs. Mon expérience associative, depuis plus de dix ans, m’a conforté dans l’idée que la majorité des parents et des enfants du don que j’ai rencontrés ne souhaitent pas la levée de l’anonymat. Pour autant, les avez-vous déjà entendus dans les médias ? Non, évidemment, car les médias ne s’intéressent pas aux personnes silencieuses. Les médias ne franchissent pas la porte des groupes de parole et ne vont pas à la rencontre de celles et ceux qui ont aussi des choses à dire sur ce qui, justement, les aide à se structurer et à vivre sereinement l’anonymat.

L’intérêt général, supposé transcender les libertés individuelles, ne fait plus sens aujourd’hui. L’AMP est prise dans ce tourbillon des libertés individuelles, du primat de l’individu et de la satisfaction de ses moindres besoins et envies. Plus que la question de l’accès aux origines, il me semble fondamental de continuer à sensibiliser les couples et les parents à l’intérêt de lever le secret sur le mode de conception de l’enfant.

Je me tiens devant vous aujourd’hui pour vous dire que l’on peut être un enfant du don et être heureux, que nos doutes et souffrances ne procèdent pas exclusivement de notre mode de conception, car nous vivons dans le même monde que vous, dans la même société que vous, et nous traversons les mêmes moments heureux et moins heureux que vous.

Mesdames, messieurs les députés, prenez le temps de la réflexion, car ce n’est pas être conservateur que de garder intact un principe dont la nocivité n’est pas démontrée. Laissons aux chercheurs le temps de se pencher davantage sur cette question et gardons à l’esprit que l’anonymat fait partie d’un tout, qui garantit une réelle éthique dans la pratique française de l’AMP. L’exception ne doit pas devenir un principe car, comme d’autres enfants du don, je maintiens que l’anonymat présente de multiples vertus dont on ne parle pas assez.

M. Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste à l’hôpital de La PitiéSalpétrière. Comment le Parlement français pourrait-il déconstruire les principes régissant en France l’adoption et l’aide médicale à la procréation, alors que ceux-ci ont été élaborés en fonction des besoins de l’enfant, notamment d’une cohérence entre la filiation psychique et la filiation juridique, laquelle fixe un cadre structurant à la filiation psychique de l’enfant ?

Je rappellerai les deux principes qui régissent l’adoption et l’aide médicale à la procréation à la française, car ils sont liés. Le premier, c’est que le couple enfante. Même s’il n’a pas enfanté charnellement, il enfante psychiquement. Il se constitue comme les parents de l’enfant. C’est le cas dans l’adoption comme dans l’aide médicale à la procréation. Le principe de l’enfantement constitue ce que l’on appelle en psychologie « l’originaire » pour l’enfant, notion que je mets en balance avec celle de connaissance des origines. L’originaire, c’est la façon dont l’enfant va se constituer lui-même comme issu de ses deux parents. Même si, charnellement, il a fallu un apport extérieur, cela deviendra sa raison d’être. Il sera le fruit de l’union de ses parents, en dépit d’un apport de gamètes.

Cette notion « d’originaire » est centrale pour la vie psychologique de l’enfant. Elle lui permet de s’inscrire dans le principe psychique de sa filiation. Cette filiation psychique, mise en cohérence avec la filiation juridique, établira le principe régulateur de la vie familiale, à savoir les interdits familiaux de l’inceste et du meurtre. Cela est fondamental, car le principe de la protection de l’enfant est en jeu.

L’anonymat est donc un principe de protection de la vie psychique de l’enfant, pour éviter le tiraillement entre la filiation proposée à l’enfant et une autre filiation, et l’impression que l’enfant aurait une dette à rédimer quelque part, ailleurs que là où il s’est inscrit et ailleurs que là où l’adoption l’a inscrit, à partir d’un discours clair : tu n’étais pas attendu ici mais tu étais attendu là par tes parents adoptants, ou, dans le cas de l’AMP : ils avaient le vœu de te concevoir, il a fallu un apport médical, mais ils sont pleinement tes parents.

Ce principe n’entraîne aucun préjudice. La connaissance de l’identité du géniteur n’a aucune fonction fondatrice de la personnalité de l’enfant, comme le montre le nombre considérable d’enfants adoptés pour lesquels la connaissance des origines ne représente aucun sujet. Et ceux qui ont eu connaissance du recours à une AMP n’ont aucun sujet autour de la connaissance du géniteur.

Certains enfants se sentent mal à l’aise au regard de cela, comme les personnes médiatiques dont vous avez parlé. Mais ces personnes sont dans l’illusion que la connaissance du géniteur résoudrait quelque chose. Elles ont quelque chose à résoudre à l’égard de leurs propres parents, mais leur permettre de le gérer par la connaissance des origines est un leurre, car c’est la filiation psychique qui fonde le lien familial et fixe les interdits familiaux. Les personnes réclamant la levée de l’anonymat disent que leur grande crainte est de commettre l’inceste dès lors qu’elles ne sauraient pas qu’une autre personne serait née du même géniteur, ce qui relève d’une confusion complète sur la notion d’inceste. La notion d’inceste n’a rien à voir avec la communauté chromosomique. Elle a à voir avec la notion de dette symbolique qui établit la filiation psychique. Si ce n’était pas le cas, il faudrait, logiquement, permettre que deux enfants adoptés dans une même famille puissent se marier.

Par conséquent, c’est un leurre complet de penser que la connaissance de l’identité du géniteur résoudrait quelque chose au profit de l’équilibre psychologique d’un enfant. En revanche, ce serait profondément destructeur, puisque cela créerait un tiraillement permanent dans la vie psychique de l’enfant. Avec l’idée d’une autre famille, dès que l’enfant se sentirait en difficulté dans sa famille, il aurait l’impression qu’il aurait mieux correspondu à l’autre famille. Cela tend donc à la déconstruction de la famille.

Certes, les médias racontent certaines réussites, mais ils ne parlent pas des effets catastrophiques que peuvent induire des retrouvailles de géniteurs. L’effet produit par un géniteur qui ne veut absolument pas en entendre parler et qui claque la porte est destructeur, sans parler des effets pervers, comme celui de géniteurs qui exploitent le retour d’un enfant en réclamant des compensations financières, comme cela se produit à l’étranger dans des cas d’adoption.

L’anonymat est donc un régime protecteur de l’enfant, mais si la question de la levée de l’anonymat revient actuellement, c’est parce que les lois récentes ont fragilisé l’enfantement comme principe structurant de la vie psychique de l’enfant. On essaie de compenser l’oubli de l’importance de la dimension psychique de l’enfantement non seulement par des leurres, mais aussi par un mensonge. En étendant aux femmes seules et aux couples de femmes le droit à la procréation médicalement assistée, on conserverait le principe biologique de la fécondation, mais on lui ôterait l’enveloppe psychique et affective, l’enveloppe relationnelle portant un enfantement, qui permet à l’enfant, en dépit de l’apport technique, médical, de se sentir le fruit de cette union.

Je trouve extrêmement regrettable l’importation de la manière américaine dans la manière française. Alors que la manière française était extrêmement consistante, fondée sur les besoins psychologiques de l’enfant, la manière américaine est totalement ignorante du principe de la filiation psychique. Par exemple, en matière d’adoption, l’adoption française est filiative mais l’adoption américaine est une adoption de recueil. Lorsqu’un enfant ne se sent pas bien dans une famille, on peut trouver sur des blogs la possibilité de l’échanger avec d’autres familles. De tels principes sont extrêmement peu sécurisants pour l’enfant et pour l’adoption. De même, tous les blogs qui fleurissent consacrés à l’aide médicale à la procréation invitent non seulement à retrouver un géniteur dans des conditions très angoissées, mais aussi à rechercher de leurres, car le fait de retrouver un géniteur n’a jamais résolu l’angoisse existentielle.

Par conséquent, il est essentiel que les lois françaises conservent le primat de la cohérence entre le psychologique et le juridique. Il était au cœur du principe de l’adoption plénière, il y a un certain temps, mais il a malheureusement été déconstruit. C’est à ce principe qu’il est essentiel de revenir dans l’intérêt de l’enfant et dans l’intérêt des familles.

Mme Huguette Mauss, présidente du Conseil national de l’accès aux origines personnelles (CNAOP). Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, en tant que présidente du Conseil national de l’accès aux origines personnelles (CNAOP), je vais expliquer en quelques mots le fonctionnement de celui-ci et les éléments qui nous conduisent à nous préoccuper de l’évolution envisagée dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique.

De tout temps, des femmes ont abandonné leur enfant sans laisser d’informations sur leur identité. Les raisons qui les poussent à le faire encore aujourd’hui sont multiples, d’ordre familial, professionnel ou économique. La plupart des femmes pour lesquelles les grossesses sont impossibles veulent que le secret le plus absolu soit maintenu, faute de quoi leur vie pourrait parfois être menacée. D’ailleurs, le Mouvement français pour le planning familial défend toujours l’accouchement sous le secret.

Le cadre législatif n’est pas récent, puisque c’est la Révolution française qui a institué la règle du secret de la grossesse et de l’accouchement. Le secret de l’abandon a été introduit en juin 1904. La sédimentation des textes a conforté le dispositif. En 1993, l’accouchement sous X a fait son entrée dans le code civil, dont l’article 326 précise : « Lors de l’accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé ». La rupture du lien de filiation est donc légalisée. En 1996, la loi Mattei prévoit que les éléments non identifiants entourant la naissance – lieu, date et heure – soient recueillis et conservés. Un accompagnement psychologique et social des mères est prévu, ainsi que la possibilité pour elles de renoncer à l’anonymat à tout moment si elles le souhaitent.

C’est donc un problème à la frontière de l’éthique et du droit. Ces interrogations alimentent toujours un débat fortement médiatisé, comme l’ont relevé les intervenants précédents, qui opposent souvent les aspirations des uns à la connaissance de leurs origines et les droits des autres à la préservation du secret de leur identité, débat au cœur duquel est posée la question du maintien de l’accouchement anonyme.

Je ne reviendrai pas sur le contexte international, notamment la Convention internationale des droits de l’enfant ou la Convention de La Haye du 29 mai 1993, qui sont des éléments de contexte sur lesquels s’appuient un certain nombre de défenseurs, mais sans trouver de réponse unanime à la question.

C’est aussi dans ce contexte d’une volonté d’accès aux dossiers des pupilles et d’une forte demande de transparence émanant des personnes concernées par la question de l’accès aux origines personnelles, notamment la difficulté de se construire sur le silence de leur origine biologique, que la loi de 2002 a été votée. Cette loi maintient la faculté d’accoucher dans l’anonymat, solution à la fois protectrice pour les mères qui pourraient accoucher clandestinement avec tous les risques que cela comporte, mais limite les obstacles légaux et administratifs qui étaient opposés à l’accès aux origines personnelles. La loi de 2002 a donc créé le Conseil national, qui avait déjà été évoqué en 1990, pour harmoniser les pratiques administratives et organiser la réversibilité du secret des origines.

L’objectif du CNAOP est d’harmoniser les pratiques entre tous les départements, en particulier au moment de l’accouchement, afin que les services de proximité, notamment les correspondants du CNAOP au sein des conseils départementaux, puissent informer les femmes sur leurs droits, obtenir suffisamment d’informations et consigner dans le dossier de l’enfant un certain nombre d’informations, et ce selon des pratiques homogènes sur l’ensemble du territoire, ce qui n’est encore pas gagné aujourd’hui.

Son objectif est aussi d’organiser la réversibilité du secret. Cela consiste en une démarche active auprès des parents, pour s’assurer de leur volonté de maintenir ou non le secret de leur identité. L’enfant détenteur de ses origines personnelles restera libre de se faire connaître de ses parents de naissance, s’il le souhaite. La loi prend la mesure de l’importance du temps et des circonstances économiques et psychologiques, telles que la pression de l’entourage lors de l’accouchement, qui peuvent faire évoluer la femme et l’inciter plus tard à lever le secret de son identité.

L’objectif de cette loi votée à l’unanimité par le Parlement est d’obtenir un compromis équilibré entre les droits des femmes et ceux des enfants. En effet, si elle donne acte aux personnes qui souhaitent accéder à leurs origines personnes de la légitimité de leur recherche, elle réaffirme aussi que la question de l’accès aux origines personnelles ne peut être examinée à l’aune de la seule aspiration des enfants à connaître leurs origines. Ce dispositif fournit aux femmes conduites par la détresse à accoucher anonymement la protection qu’elles sont en droit d’attendre de notre société. Les jurisprudences française et européenne ont d’ailleurs conforté la position adoptée par le CNAOP.

Il convient aussi de souligner que le rôle des établissements de santé dans l’accueil des femmes et le recueil des informations, ainsi que le rôle des services de l’aide sociale à l’enfance dans les départements, qui informent et accompagnent les femmes, sont des éléments majeurs dans l’instruction des dossiers. C’est le gage d’une instruction neutre des dossiers, dont le mode opératoire est respectueux des parties – la mère biologique et l’enfant – et de la loi. Il s’agit d’assurer un accompagnement psychologique et social de la mère, pour l’inciter à laisser à son enfant des éléments d’information suffisants relatifs à son histoire, sans pour autant révéler son identité. Les femmes sont ainsi incitées à laisser un pli fermé au moment de l’accouchement. On constate toutefois qu’un certain nombre de plis fermés ne sont pas déposés ou ne contiennent rien.

Mais le débat est aussi ouvert par la révision de la loi de bioéthique, qui conduit à s’interroger sur le cas des maladies génétiques. Lorsqu’une maladie génétique est décelée chez un enfant né dans le secret, il est normal qu’il cherche à s’informer et à entrer en relation avec ses parents biologiques. De même, lorsqu’une mère ayant donné naissance à un enfant qu’elle a abandonné apprend qu’un de ses enfants est atteint d’une maladie génétique, il importe que l’enfant né dans le secret soit informé du risque de développer cette maladie. Il s’agit d’une véritable préoccupation de santé publique, qui rejoint les préoccupations relatives aux maladies génétiques dans le cas de naissances obtenues dans le cadre d’une AMP. Néanmoins le CNAOP considère que la volonté de la mère biologique et la volonté de l’enfant doivent être convergentes pour aboutir à une levée d’identité.

Quelques chiffres pour expliquer le fonctionnement du CNAOP. Sur les 700 demandes annuelles d’accès aux origines qui émanent d’enfants, nous parvenons dans moins de la moitié des cas à identifier la mère de naissance, et dans la moitié encore de ces cas, la mère de naissance accepte de donner son identité. Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, l’aspect relatif à la santé publique, notamment le fait de transmettre des maladies génétiques, sera peut-être un argument pour fournir des informations sans lever obligatoirement le secret. Toutefois, à ce stade, nous estimons n’avoir pas encore suffisamment d’éléments sur la loi pour approfondir la question au sein du CNAOP.

M. le président Xavier Breton. Madame et messieurs, je vous remercie pour vos interventions.

Existe-t-il des études sur la souffrance engendrée par l’impossibilité d’accès aux origines pour les enfants nés à la suite de dons de gamètes et sur la souffrance des donneurs qui souhaitent obtenir des informations sur les enfants nés de leur don ?

Existe-t-il des pays où sont suivis à long terme les donneurs de gamètes dont l’identité a in fine été révélée ? Quels enseignements en ont été tirés ? Existe-t-il de même des études sur un suivi des enfants ayant accédé à leurs origines ?

M. Vincent Brès. Vous avez raison de souligner l’absence d’études en France. Au-delà des discours anxiogènes tenus d’un côté et de l’autre, nous n’avons pas d’éléments scientifiques sérieux. En revanche, et c’est heureux, un grand nombre de pays voisins, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et les pays anglo-saxons en général, réalisent des études.

Les études sur la souffrance des enfants conçus par don sont difficiles à réaliser, mais j’en citerai trois qui figurent en lien sur le site web de notre association. Une étude anglaise de 2015 portant sur une cohorte de 419 personnes conçues par don révèle que 46 % d’entre elles sont très favorables ou favorables à l’accès à l’identité du donneur ou, du moins, de la personne qui a participé à leur conception, 33 % sont neutres et 21 % seulement hostiles à un système d’open identity. Dans une étude américaine de 2010, 57,7 % des personnes interrogées déclarent souhaiter que l’identité du donneur soit accessible à l’âge de dix-huit ans, contre 4,7 % favorables au maintien de l’anonymat. Encore faut-il considérer en détail les modalités de l’étude et les différentes conditions d’un pays à l’autre. Une autre étude révèle une forte proportion d’enfants exprimant ce souhait. J’ai oublié laquelle. J’y reviendrai un peu plus tard.

La seule réponse que je puisse faire à votre question sur les donneurs est une étude anglaise réalisée en 2010 par Mme Susan Golombok. Sur une population d’enfants conçus par don et participant à un programme d’open identity, c’est-à-dire se sachant en mesure d’accéder à leurs origines, 77 % d’entre eux souhaitent l’accès à l’identité du donneur. On y apprend aussi qu’une majorité de donneurs ne voient aucune difficulté à répondre à l’attente des personnes issues de leur don.

M. Stéphane Viville. Il y a en effet très peu d’études et la plupart ont été citées par M. Brès. Elles sont très difficiles à mener, car elles conduisent à s’immiscer dans la vie privée de couples dont beaucoup n’ont pas annoncé à leurs enfants leur mode de conception. Or une étude sur la souffrance des enfants conçus par don implique que ceux-ci sachent qu’ils ont été ainsi conçus. Cela me permet de dénoncer un propos qu’on entend régulièrement, à savoir qu’ils n’ont pas de raison de mal aller, puisque les enfants nés d’un adultère – on considère qu’ils représentent environ 3 % de la population française – vont bien. Là aussi, par définition, il est impossible de réaliser des études, donc de savoir si ces enfants vont vraiment bien.

Ce n’est pas tant un problème de souffrance des enfants ou des donneurs – lesquels n’ont pas, à ma connaissance, fait l’objet d’étude, notamment à cause de l’anonymat – que de réponse à cette demande pour ceux qui le souhaitent, même s’ils sont minoritaires, car la loi est faite aussi pour protéger les minorités, quelle que soit la souffrance ou l’absence de souffrance. Je ne crois pas que ce soit la souffrance qui motive la demande d’accès aux origines.

M. Christophe Masle. Une étude réalisée par M. Jean-Loup Clément, psychologue au CECOS de Lyon, qui n’avait interrogé qu’une vingtaine d’enfants, montrait que ceux-ci n’éprouvaient guère de difficulté au regard du principe de l’anonymat mais reprochaient à leurs parents de les avoir informés tardivement de leur mode de conception. Cette étude non publiée n’a pas de portée scientifique, mais, au sein de l’association, nous avons observé que plus les enfants sont informés tardivement de leur mode de conception, plus ils sont enclins à souhaiter des informations sur le donneur, qu’elles soient non identifiantes ou qu’elles permettent d’accéder à son identité.

Aujourd’hui plus qu’hier, le principe de l’anonymat permet aux parents d’informer les enfants de leur mode de conception. Il faut maintenir ce principe pour permettre aux parents de faire l’annonce le plus tôt possible. Plus cette annonce est faite tôt, plus ces enfants peuvent intégrer leur mode de conception à leur histoire. Je le vois dans les groupes de parole, où la quasi-totalité des personnes ayant eu un enfant par cette technique l’ont déjà dit à leur enfant alors qu’il était en bas âge – donc pas forcément en âge de comprendre – ou est prête à le lui dire.

M. Christian Flavigny. Monsieur le président, je ne pense pas qu’une étude puisse répondre à votre question. Toutefois l’expérience montre que l’enfant ou le jeune qui demande à connaître son origine dit : « Je me sens mal avec mes parents », et même, plus précisément : « Je ne me sens pas à la hauteur de ce que je sens être les attentes de mes parents. » C’est incontestablement une souffrance mais, loin d’être exprimée dans les seules situations de don ou d’adoption, nous la retrouvons régulièrement dans les consultations de pédopsychiatrie et nous savons comment l’aborder. Il convient de recentrer l’enjeu de la problématique de l’enfant non pas en l’entraînant vers un leurre mais en examinant le malaise qui soumet l’enfant à la souffrance, malaise qui ne procède pas spécifiquement du don ou de l’adoption. Par conséquent, l’anonymat ne nuit en rien. Au contraire, il permet de recentrer le problème. À l’enfant venu avec ses deux parents en consultation, qui dit qu’il veut retrouver sa mère, nous disons : « Ta mère est devant toi, qu’as-tu à lui dire ? » Nous pouvons alors commencer à travailler sur la souffrance de l’enfant et lui permettre de la dépasser.

La question de l’anonymat est un leurre, surtout si elle devient légale, car il sera alors d’emblée une hantise pour l’enfant et cela nuira gravement à la protection de l’enfant et à l’organisation de la vie familiale. Certains prétendent que la levée de l’anonymat serait favorable à quelques personnes et ne nuirait pas aux autres. C’est faux ! La levée de l’anonymat est une déconstruction du lien de la filiation.

Mme Huguette Mauss. Nous n’avons pas d’étude précise. Nous recensons un certain nombre de cas.

Je reviendrai sur les propos des précédents intervenants concernant la souffrance. Les naissances dans le secret provoquent deux souffrances : celle de la femme au moment où elle abandonne son enfant et où elle tient à préserver le secret de son identité, et celle de l’enfant qui cherche son origine biologique.

Depuis le début du siècle, bon nombre d’enfants sont nés dans le secret mais nous ne recevons chaque année qu’environ 700 dossiers d’enfants nés dans le secret qui demandent à connaître leurs origines. Il s’agit de jeunes majeurs et très peu de mineurs, car depuis la loi de 2015 l’accès est réservé aux enfants ayant l’âge du discernement. Une personne qui demande à accéder à ses origines fait l’objet d’un accompagnement important de la part de l’équipe du CNAOP, composée de huit personnes à Paris et de relais départementaux. Mais sur les 700 dossiers ouverts, on ne retrouve qu’environ 400 femmes, dont seules 200 à 250 acceptent de lever le secret et d’entrer en contact avec l’enfant qu’elles ont eu.

Il faut être extrêmement prudent, car c’est encore une grande souffrance pour la mère qui accepte de lever le secret, et c’est parfois déstructurant pour la famille qu’elle a pu refaire ultérieurement. Il faut accompagner au plus près et dans la durée la personne qui demande à accéder à ses origines et la personne qui accepte de donner des informations afin de concrétiser la rencontre. Les informations peuvent rester anonymes : on explique que la mère est dans telle ou telle situation, et l’enfant se contente parfois des renseignements non identifiants qui lui sont fournis sur la mère de naissance. Il n’y a pas non plus de cas englobant toutes les situations.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Un grand merci à vous tous pour vos présentations très diverses, qui montrent bien l’importance de la réflexion dans un domaine où il n’existe pas de vérité unique mais qui peut être appréhendé sous différents angles.

Personne ne veut préconiser le « droit à l’enfant ». Au contraire, chacun entend mettre en avant le très légitime droit de l’enfant et le non moins légitime désir d’enfant de la part de parents qui élèveront bien et aimeront beaucoup un enfant qu’ils auront fortement désiré. Au regard de ce simple précepte à l’origine de notre réflexion, l’accès aux origines s’inscrit pleinement dans le droit de l’enfant et il apparaît aujourd’hui difficile d’y résister.

Certains d’entre vous ont rappelé les bases de l’élaboration du dispositif juridique actuel, mais à l’époque on se préoccupait moins des besoins de l’enfant que du maintien du secret, essentiellement pour l’homme infertile, qui ne voulait pas que la société sache qu’il avait eu recours à un donneur. On avait alors toute excuse à ne pas connaître le besoin des enfants grandissants de disposer d’informations plus complètes, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ces enfants sont devenus adultes, ils nous l’ont dit et répété.

On nous dit qu’il n’y a que 700 demandes par an en France pour 70 000 procréations avec donneur, mais combien d’entre elles ont été suivies de la révélation de leur mode de conception aux enfants concernés ? Très peu. En France, nous n’avons ni études ni statistiques et nous sommes obligés de lire les articles anglo-saxons, mais ils sont critiqués au motif qu’ils véhiculeraient des valeurs ignobles. Sauf que, pour les critiquer, il faut avoir quelque chose à mettre en regard. En Europe, seuls 6,8 % des enfants nés de PMA avec donneur le savent. En supposant que nous soyons meilleurs en France, on atteindrait peut-être 10 %. Autrement dit, très peu des 70 000 enfants nés de PMA avec donneur le savent. Il est donc normal que peu le demandent.

Les doutes dont vous avez fait état ne me semblent pas propres à ces enfants. Je ne suis pas psychiatre, mais j’entends les psychiatres dire qu’à une certaine phase de son développement, quasiment tout enfant est effleuré par le doute sur sa parentalité. Si, à ce stade, on dit la vérité à ces jeunes, ils s’adaptent parfaitement. On a grand tort de ne pas dire aux enfants qu’un tiers donneur est à l’origine de leur naissance. Cela ne protège ni l’enfant ni les parents car, quand l’enfant le saura plus tard, les parents en prendront plein la figure. Je peine à comprendre le maintien de cette culture du mensonge qui fait tant de mal aux enfants et, indirectement, aux parents d’intention, aux vrais parents, ceux qui aiment et qui élèvent.

Vouloir revenir aux valeurs anciennes est un combat d’arrière-garde. C’est fini ! La société a fait son choix. La société française du XXIe siècle, comme précédemment les sociétés des pays anglo-saxons et latins d’autres continents, a déjà compris qu’il fallait évoluer. Je veux bien que nous soyons petits à la surface du monde, mais nous ne saurions conserver les seules valeurs prévalant au tout début de l’AMP, bien que je les respecte parfaitement, puisque l’ignorance de l’époque permettait de douter de ce qu’il fallait faire.

D’une façon concrète et pragmatique, peut-on, aujourd’hui, ne plus rediscuter cette question et ne pas se demander comment faire, à partir du moment où l’on considère qu’un certain nombre d’informations doivent être accessibles à ces enfants car elles sont nécessaires à leur développement ? On ne construit pas une vie sur le mensonge. Comme dit le poète : un arbre ne s’élève pas vers le ciel sans racines profondes. Les humains aussi ont besoin de connaître leurs origines pour s’épanouir. J’entends qu’on critique les méthodes des autres pays, en particulier l’Amérique. On constate pourtant que le niveau d’épanouissement du jeune devenu adulte est plus élevé dans les pays qui prônent la vérité. Nous devons donc nous remettre en question. Être fiers de nos valeurs et de l’humanisme à la française ne signifie pas que l’on doive camper sur des idées héritées du XXe siècle.

Il y a beaucoup trop de secret. Il n’est pas acceptable que la majorité des enfants conçus avec un tiers donneur l’ignorent. Ils sont contraints de faire des tests ADN dans d’étranges conditions pour découvrir qui sont leurs demi-frères et demi-sœurs. Nous devons donc avancer. Mais comment ? Quelles informations leur fournir ? Comment faire pour que cela se passe sereinement ?

L’un d’entre vous a estimé que la connaissance des origines encouragera le recours au marché privé. Je ne vois pas le lien entre les deux. En France, les dons, qu’il s’agisse du sang, du sperme, des organes, de la moelle osseuse ou du sang du cordon, sont gratuits et en dehors du secteur privé. Nous pouvons nous protéger contre une dérive commerciale. Des pays ont dérivé, non à cause de cela mais parce qu’ils ont une autre conception de la nôtre de l’implication du secteur public pour préserver certaines valeurs.

Nous nous interrogeons sur les dons faits antérieurement. Les donneurs ont fourni des indications en matière d’anonymat. Ils ne sont pas tous arc-boutés sur celles-ci, mais il faut les interroger. Certes, il ne peut y avoir d’application rétroactive de la loi. Il faut donc les contacter pour leur demander s’ils accepteraient, comme les nouveaux donneurs, de transmettre quelques informations. Les CECOS disent que la plupart d’entre eux sont introuvables. Pourtant, la loi prévoit la conservation des éléments relatifs aux donneurs durant quarante ans. Ils invoquent le manque de moyens. Il faut donc leur donner les moyens de réaliser les recherches et d’envoyer des courriers. Il est important de retrouver des personnes qui ont donné il y a vingt ou trente ans. Si, dans l’intervalle, ils ont subi une maladie génétique à révélation tardive, les enfants doivent en être informés. Si un homme porteur d’une maladie génétique qui se déclare à l’âge adulte a donné il y a vingt ans du sperme qui a été utilisé il y a dix ans, l’enfant, qui a aujourd’hui dix ans, doit le savoir, notamment si un traitement précoce est recommandé et pour qu’on n’utilise plus les paillettes stockées. Comment, pour les dons antérieurs, évoluer positivement tout en respectant les engagements pris ?

Que faire pour l’accouchement sous X ? Quand les enfants de demain, nés de PMA avec tiers donneur, auront accès à des informations sur leurs origines, les enfants nés d’accouchement sous X diront : pourquoi pas nous ? Il existera une inégalité de traitement. Il est possible que, dix ou vingt ans plus tard, des femmes veuillent contacter leur enfant, parce que les difficultés qui les avaient amenées à accoucher sous X se seront dissipées et qu’elles auront recouvré un mode de vie stable, propice à renouer avec leurs enfants.

M. Vincent Brès. Monsieur le rapporteur, permettez-moi, tout d’abord, de répondre à une précédente question de M. le président. J’aurais pu faire appel à mon savoir expertal de président de l’association PMAnonyme, forte de quelque 150 personnes issues du don, mais j’ai préféré répondre avec des éléments scientifiques. Le document auquel j’ai fait allusion est une étude suédoise intitulée « Sperm and egg donors are happy to be contacted ». Publiée en 2014 dans la célèbre revue Human Reproduction, elle montre que la majorité des donneurs répondent de manière neutre ou positive au contact d’un enfant issu de leur don. Les auteurs remarquent que c’est plus positif pour les dons de sperme que pour les dons d’ovocytes.

Monsieur le rapporteur, nous avons des idées très claires sur la façon d’organiser l’accès aux origines pour les personnes déjà conçues par don, et je vous remercie d’avoir entendu notre appel. Nous avons défini un certain nombre de propositions à la lumière de l’expérience de nombreux pays qui le font depuis des années. Je pense notamment à l’Angleterre, qui est un modèle très intéressant, aux Pays-Bas ou à la Nouvelle-Zélande.

Nous proposons la création d’un registre national du don. Je me fais ainsi l’écho des professionnels des CECOS qui considèrent que la gestion de l’information n’est pas un sujet médical. Laissons les médecins faire leur travail de médecins et laissons l’administration et l’État faire leur travail de gestion de la société. Il existe un registre national du don dans tous les pays qui autorisent l’accès aux origines. Ce registre permettrait de contrôler le respect de la limite légale de dix enfants conçus par un seul et même donneur, ce dont nous sommes aujourd’hui incapables. Il permettrait aussi de conserver des informations médicales. Deux membres au moins de notre association ont des personnes de leur famille porteuses de maladies génétiques ou le sont eux-mêmes. La conservation des données médicales est un important sujet que le ministère de la santé maîtrise sûrement très bien lui-même au quotidien.

Enfin, le registre national du don permettrait la rencontre ou l’échange. Le droit d’accès aux origines n’est pas un droit de rencontre mais un droit de connaissance d’une information, mais on peut vouloir aller plus loin. À l’image du CNAOP – pourquoi, d’ailleurs, ne pas le confier au CNAOP ? –, nous souhaiterions, lorsqu’une personne conçue par don demande à exercer son droit, avoir la capacité de demander de manière discrète et anonyme au donneur ce qu’il serait prêt à faire ou ce qu’il voudrait faire. Il pourrait alors répondre : « Je ne veux pas » ou : « Je voudrais bien donner une lettre ou des photos », ou encore : « Je veux bien le rencontrer ». Tout est possible, mais nous demandons que ce soit encadré. Je pense aussi – on les oublie trop souvent – aux personnes issues du même donneur, qui seraient prêtes à rencontrer leurs diblings – néologisme anglo-saxon formé sur donor siblings, c’est-à-dire les demi-sœurs et demi-frères génétiques. Comme le disait M. Toubon, pourquoi empêcher la rencontre de deux volontés ?

Ce registre serait porté par une institution, quelle qu’elle soit. Dans l’association, nous nous sommes interrogés sur la légitimité du CNAOP pour ce faire. J’allais dire que c’est dans son ADN…

Vous nous interrogez au sujet des accouchements sous X. Nous avons des demandes convergentes avec les associations de personnes nées sous X et nous nous retrouvons sur nombre de thématiques. Je ne me permettrai toutefois pas de me positionner davantage sur le sujet, me limitant à dire que les personnes conçues par don ne vivent pas une histoire aussi douloureuse que les personnes nées sous X.

M. Stéphane Viville. Monsieur le rapporteur, vous rejoignez ma conclusion visant à dire qu’il n’est plus temps de se poser la question de la légitimité de l’accès, mais qu’il convient maintenant de l’organiser. Il faut penser aux gens déjà conçus. Vous l’avez mentionné, selon la loi, les dossiers doivent être conservés quarante ans. L’activité des CECOS ayant débuté en 1973, il y a donc plus de quarante ans, il ne faudrait pas que ces dossiers soient détruits. À mon avis, il serait bon de porter rapidement ce délai à cent vingt ans, comme c’est le cas en Allemagne. Les gamètes conservés dans des congélateurs peuvent être utilisés pendant des dizaines d’années, mais nous ne savons pas jusqu’à quand. Des naissances ont eu lieu à partir d’embryons congelés pendant plus de vingt ans et l’on peut imaginer que les gamètes soient utilisés quarante ou cinquante ans plus tard, voire plus. Le délai de cent vingt ans n’aurait alors plus guère de sens. On peut imaginer, surtout si on réussit, comme au Royaume-Uni, à recruter moins difficilement des donneurs, de limiter à dix ou quinze ans l’utilisation des gamètes d’un même donneur.

Il est grand temps de mettre en place un registre national des donneurs, en collaboration avec les professionnels de l’AMP et la fédération des CECOS.

En ce qui concerne l’accouchement sous X, on peut très bien imaginer que la femme qui accouche soit interrogée sur la possibilité d’être recontactée par le CNAOP aux seize ou dix-huit ans de l’enfant. Je dis généralement à la majorité, mais c’est une facilité de langage. On en profiterait pour faire valoir l’importance que cela pourra revêtir pour la personne née sous X.

Vous faisiez état du taux d’annonces du mode de conception. Une récente étude française montre que 75 % des couples sous régime d’anonymat avaient l’intention d’annoncer le mode de conception. La Suède a changé de régime en 1984 et une très récente étude suédoise comparable montre que 96 % des couples, soit plus de 20 points de plus que les couples français, allaient annoncer ou avaient annoncé le mode de conception. Cette différence s’explique aisément. Les parents savent très bien que la première question de l’enfant sera : qui est-ce ? Si le couple est dans la capacité de donner une réponse positive, peut-être pas le jour même mais, à seize ou dix-huit ans, il est plus encouragé à annoncer à l’enfant son mode de conception que s’il est obligé de lui répondre : « Tu ne pourras jamais savoir. »

M. Christophe Masle. Je répondrai sur cette proportion de couples qui, en Suède, envisagent d’informer l’enfant de son mode de conception. Monsieur Viville, faisiez-vous référence à l’étude de M. Pierre Jouannet ?

M. Stéphane Viville. Non, je faisais référence à une étude bien plus récente.

M. Christophe Masle. Le professeur Jouannet avait réalisé une étude intéressante montrant que les couples qui, en Suède, souhaitaient informer leur enfant de son mode de conception n’avaient pas recouru à la banque de sperme Cryos International. En effet, en recourant à cette banque de sperme danoise, il est possible de choisir un donneur non anonyme. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre présentation. Toute étude peut être présentée sous un jour favorable ou défavorable. Il faudrait apporter à cette mission des études au complet, ce que je ferai moi-même.

Je précise que l’association que je préside ne milite pas activement pour la préservation de l’anonymat. Nos membres sont divers : des couples dans un parcours d’AMP avec tiers donneur, des parents qui se demandent comment annoncer le mode de conception à leur enfant et des enfants issus d’un don de gamètes.

Monsieur le rapporteur, vous avez parlé de « culture du mensonge » aux débuts de cette technique, dans les années 1970-1980. Nous ne sommes plus dans la culture du mensonge. Aujourd’hui, si vous allez sur le terrain, si vous consultez les couples et vous rendez dans les CECOS, vous constaterez que presque tous veulent informer l’enfant de son mode de conception. Très peu des personnes informées de leur mode de conception que je rencontre éprouvent une souffrance directement en lien avec l’anonymat. Quand vous apprenez votre mode de conception, je ne suis pas sûr que la première chose qui vous vient à l’esprit soit de vous demander si vous êtes pour ou contre le principe de l’anonymat. Il faut déjà digérer l’annonce qui vous a été faite, puis, éventuellement, vous positionner au sujet de l’anonymat. La question de l’anonymat est très médiatisée. Si vous demandez à un enfant du don quelles questions lui viennent à l’esprit après qu’il a été informé de son mode de conception, il n’évoque pas l’anonymat, mais plutôt pourquoi ses parents ont eu recours à cette technique, et éventuellement pourquoi ses parents ont gardé ce secret pendant autant de temps. Nous avons évolué.

Vous dites également que la majorité d’entre eux n’ont pas été informés de leur mode de conception. Il a été dit, juste avant, que l’on n’avait pas d’information sur les enfants issus d’un don de gamètes en France. Nous n’avons pas encore d’étude permettant de savoir combien, sur les 70 000 enfants nés d’un donneur, sont informés et combien ne le sont pas. Dès lors, comment affirmer que la majorité de ces 70 000 enfants ne sont pas informés de leur mode de conception ? Peut-être la majorité silencieuse de ces 70 000 enfants est-elle très satisfaite du principe de l’anonymat. J’ai un frère de deux ans mon cadet, issu d’un autre donneur que moi. Je lui ai dit : « je n’ai pas de problème à ce sujet, mais je me suis posé des questions, parce que je pense que cette technique n’est pas neutre ». Il m’a répondu : « Papa, c’est papa ». On a invité des personnes comme Arthur sur BFMTV. Pourquoi n’a-t-on pas invité des personnes comme mon frère qui sont capables de dire la phrase magique : « Papa, c’est papa », alors même qu’il est issu lui aussi d’un don de gamètes ? On essaie de faire une loi à partir des études lues dans la presse et en citant des statistiques. On est en train d’imaginer un système prospectif, alors que nous avons déjà des informations, certes pas recueillies par des études, sur la manière dont les enfants aujourd’hui en âge de s’exprimer se positionnent sur la question de l’accès aux origines.

On a peu parlé de la troisième voie, sorte de compromis, qui avait été proposée dans le projet de loi Bachelot lors de la dernière révision de la loi relative à la bioéthique, à savoir l’accès à des données non identifiantes sur le donneur. Cette troisième voie pose aussi des difficultés. Si vous demandez à des enfants quelles données non identifiantes ils souhaiteraient connaître, aucun ne proposera la même liste. De plus, si l’on fait une liste limitative de dix ou vingt données, il faudra les trier et établir une hiérarchie. Si on imagine un système prévoyant l’anonymat des donneurs à la majorité de l’enfant et si celui-ci est toxique, pourquoi attendre la majorité de l’enfant pour en permettre la levée ? Mieux vaudrait un système prévoyant d’informer dès l’âge de seize ans l’enfant qu’il pourra avoir accès à un certain nombre de données.

La liste est longue des éléments qui m’inquiètent. Monsieur le rapporteur, j’ai l’impression que vous avez déjà votre opinion, et je la respecte. Dans notre association, nous continuerons à accompagner les enfants issus d’un don. Il est évident que nous n’allons pas leur mentir. Pour ceux qui souhaitent accéder à l’identité de leur donneur ou avoir des informations sur celui-ci, il faudra faire un gros travail de prévention et de discussion avec eux et avec leur famille.

M. Christian Flavigny. Monsieur le rapporteur, j’ai l’impression que vous êtes mal informé sur la genèse de l’anonymat. Pour avoir travaillé dans ma jeunesse avec le professeur Michel Soulé et Mme Simone Veil, je suis très instruit du principe. Ce sont eux qui l’ont instauré dans l’adoption, pour la protection de l’enfant, sachant parfaitement que le processus visait un centrage sur la relation adoptante, en toute officialisation de l’adoption. Il ne s’agit pas de cacher ni l’adoption ni le principe de l’assistance médicale à la procréation. Le fait doit être connu par l’enfant, à un moment ou à un autre de son développement. Mais ce centrage sur ses parents permet à l’enfant d’organiser son originaire, dans une cohérence lui permettant d’établir sa raison d’être comme le fruit de la relation de ses parents. C’est le principe psychique qui compte.

Monsieur le rapporteur, ce qui dicte manifestement votre opinion sur la nécessité d’une évolution de la loi résulte, me semble-t-il, d’une confusion. Ces jeunes auraient besoin de connaître leurs demi-frères et demi-sœurs, avez-vous dit. Mais il ne s’agit pas de leurs demi-frères ou de leurs demi-sœurs ! Cette confusion me semble avoir été opérée par Mme Mauss, qui parlait d’une « démarche active auprès des parents ». C’est une erreur. Il s’agit du géniteur et de la génitrice, non des parents. C’est le registre psychique qui établit le principe de la filiation et de la personnalité de l’enfant.

M. Viville demandait : que se passe-t-il si on dit à l’enfant qu’il ne pourra pas connaître son géniteur ? La question n’est pas celle-là. Elle est de comprendre pourquoi un enfant demande à connaître ses origines. Il demande à connaître ses origines, parce qu’il n’est pas bien dans la filiation qui lui a été proposée en relais de la filiation qui n’a pas pu s’établir précédemment.

Monsieur le rapporteur, vous parlez de mensonge. Je le conteste. Il n’y a pas de mensonge. En revanche, ce que vous proposez est un leurre. Vous proposez d’entraîner, de droit, les familles dans le tiraillement psychique. Dès qu’il se sentira mal ou en conflit avec ses parents, l’enfant demandera à connaître ses origines. Ce faisant, vous détruisez la famille. Le principe de l’anonymat est un principe de protection de l’enfant et de la famille. La question actuelle qui est à l’origine de ce débat, c’est que ce principe est porté par la référence à l’enfantement. C’est ce qui donne sa consistance à la vie psychique de l’enfant. Dès lors qu’il y a une tendance à relâcher ce principe de l’enfantement comme la possibilité d’accueillir l’enfant, apparaît la tentative de solutions de substitution factices qui ne sont pas de nature à fonder la vie psychique de l’enfant. C’est comme si, pour une maison fragilisée, on posait des étais à l’extérieur pour soutenir les murs au lieu de consolider les fondations.

La préservation de l’anonymat me semble être une donnée essentielle à la vie psychique, dans la tradition française. La tradition américaine ne connaît pas cette fonction, notamment parce qu’aux États-Unis l’anthropologie familiale est une anthropologie religieuse, basée sur l’introspection des religions. D’ailleurs, le mariage y est religieux. Je trouve discutable et déstabilisant pour la société française de vouloir établir ce type de principes, qui ne relèvent aucunement de notre culture, en particulier sur le plan des religions.

Mme Huguette Mauss. Je répondrai qu’il s’agit bien d’une démarche active auprès des deux parties : la mère biologique et l’enfant qui recherche sa mère biologique. Les enfants adoptés vivent dans des familles qui les ont élevés dans le cadre d’une vraie famille. Je ne remets pas en question la construction familiale d’une famille adoptive.

Le CNAOP n’a jamais pris position en faveur de la levée de l’anonymat. Le CNAOP permet aux enfants qui le demandent d’accéder à leurs origines, mais la rencontre entre la mère biologique et l’enfant n’intervient qu’en cas de convergence des deux parties. Cela prend du temps et n’aboutit pas à chaque fois. Il importe de préserver l’intérêt de la mère biologique et de l’enfant. On ne va pas déstructurer des constructions familiales en allant chercher un enfant pour répondre à la volonté d’une mère biologique qui a abandonné un enfant il y a de nombreuses années. La démarche du CNAOP part donc toujours de l’enfant qui recherche sa mère biologique. Nous contactons alors cette dernière. Si elle répond négativement, nous la relancerons quelques années plus tard pour savoir si elle maintient sa volonté de ne pas lever le secret de la naissance et si, après son décès, elle accepterait ou non de lever ce secret. Ce n’est jamais à sens unique. Nous entendons l’enfant, mais aussi la mère biologique.

L’information en cas de maladie génétique est une de nos préoccupations. Comment informer la parentèle en cas d’apparition d’une maladie génétique ? Quand une mère veut informer l’enfant qu’elle a abandonné qu’il est susceptible de développer une maladie, nous ne pouvons pas, en l’état actuel du droit, engager la démarche. En revanche, quand un enfant est porteur d’une maladie génétique, il lui est possible de rechercher sa mère biologique dans le cadre du CNAOP. Mais la dimension médicale ne relève aucunement des compétences du CNAOP. Il est compétent en matière de recherches administratives et juridiques, en aucune façon en matière de recherches d’ordre médical, puisque cela ne figure pas dans les dossiers. Cela pose d’ailleurs le problème de la conservation de ceux-ci. En outre, dans les maternités, ils ne comportent souvent que des données administratives.

Je reviendrai sur la recherche de l’identité. Certains estiment qu’il serait plus simple que la personne qui vient accoucher présente sa carte d’identité. Ce discours est tenu par un certain nombre d’associations et cette pratique a cours dans certains pays. Mais depuis la loi de 2002, alors que la femme est encouragée à déposer un certain nombre d’informations dans le dossier en vue de la contacter pour lui proposer de lever le secret, on s’aperçoit qu’un certain nombre de femmes ne laissent pas leur identité. Faut-il obliger les femmes à le faire ? Je ne pense pas que la révision de la loi relative à la bioéthique doive bouleverser la loi de 2002 sur l’accouchement dans le secret.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Nous savons tous que l’accès aux origines pour les enfants ou les majeurs issus d’un don est inéluctable. Comme nous le savons tous, les tests ADN grand public, très facilement accessibles, nous imposent de légiférer pour fixer un cadre aux potentielles rencontres des donneurs et des enfants issus de leur altruisme. D’autres associations proposent d’utiliser une interface numérique pour faciliter, dans un premier temps, cette rencontre virtuelle. Une telle interface numérique pose le problème des fichiers informatisés et des contraintes que pourrait lui imposer la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Ne pourrions-nous pas envisager la création de lieux ou d’établissements neutres au sein desquels tout serait mis en œuvre pour encadrer ces rencontres ? Pourquoi pas le CNAOP, les CECOS ou les établissements d’AMP ?

M. Jean-François Mbaye. Monsieur Brès, vous avez mentionné la nécessité que la future loi tienne compte des difficultés relatives à la mise en œuvre d’un principe d’accès aux origines et de la problématique du double guichet. Pour ma part, je considère que tout futur droit d’accès aux origines devrait bénéficier à l’ensemble des personnes issues d’un don de gamètes. Néanmoins, je considère également que le consentement du donneur doit être recueilli et qu’il a droit à la protection de sa vie privée. La combinaison de ces deux éléments m’amène à rejeter l’idée d’un double guichet qui aurait pour effet de rompre l’égalité entre les futurs bénéficiaires.

Concernant l’application de la loi dans le temps, je suis convaincu que la recherche des anciens donneurs en vue de recueillir leur consentement est un impératif a minima. Néanmoins, le donneur peut refuser ou ne pas être retrouvé, auquel cas, le bénéficiaire sera privé de la possibilité de jouir du droit d’accéder à ses origines. Cette situation ne serait pas acceptable. Dès lors que la vie privée du donneur n’est pas menacée, vous semble-t-il opportun de mettre en place des mécanismes permettant au bénéficiaire d’accéder à ses origines en l’absence d’un consentement express ? Je pense notamment au décès du donneur ayant refusé ou à l’autorisation d’accéder aux informations d’un donneur dont il a été impossible de retrouver la trace.

Enfin, la création d’un registre national du don présenterait le double avantage de centraliser les données personnelles des donneurs afin d’améliorer leur suivi sur le plan sanitaire et de s’assurer que les dispositions légales relatives au nombre d’enfants conçus à l’aide des gamètes d’un même donneur sont bien respectées. La création d’un tel registre vous semble-t-elle souhaitable et réalisable ? Un organisme comme le CNAOP pourrait-il en assurer la gestion, en coopération avec les CECOS ?

M. Vincent Brès. Madame Vanceunebrock-Mialon, je tiens à préciser de nouveau que nous souhaitons la création d’un lieu physique d’accompagnement et de médiation, à l’instar du CNAOP. Les membres de notre association et ceux qui en sont proches considèrent que le don ne s’arrête pas à la naissance de l’enfant et que parents et donneurs peuvent avoir besoin de répondre à des interrogations. Je sais d’expérience que ces sujets touchent à l’intime. Il est donc rassurant de voir l’État organiser ce suivi. Notre demande principale est donc la création de ce lieu de protection de tous les acteurs.

Nous vivons à une époque très numérisée. Dans mon métier, j’y suis moi-même sensibilisé. Il existe des problèmes de sécurité informatique et de protection des données, mais je ne vois pas ce qui pourrait s’opposer, dans un autre temps, à l’utilisation de tels outils. C’est une bonne idée. Plus on a d’outils, mieux c’est. Mais, je le répète, le cœur de nos propositions est la création de cette institution et de ce lieu.

M. Mbaye nous a interrogés sur des sujets techniques qui confirment la précision du travail de la mission d’information. Nous sommes rarement confrontés à des questions aussi précises, qui se poseront pourtant à vous quand vous élaborerez cette loi.

Si l’institution et, à travers elle, l’État, avec toute sa puissance, n’est pas capable de retrouver le donneur uniquement pour l’interroger, nous proposons que, dans ce contexte précis, l’identité soit divulguée, puisqu’il n’y aurait pas de risque de rencontre contre sa volonté. L’association des juristes pourrait vous répondre plus précisément sur le droit à la vie privée, mais nous pensons que, dès lors que le tiers donneur est décédé, l’enfant devenu grand doit pouvoir accéder à l’intégralité de son dossier, y compris l’identité du donneur.

Vous avez aussi demandé si la création du registre national du don nous paraissait souhaitable, réalisable et organisable par le CNAOP. Je répondrai qu’elle est indispensable, et réalisable très facilement. On doit pouvoir le coder si nécessaire. Je le répète : tous les pays qui organisent l’accès aux origines l’ont fait. Les données retenues sont variables, tantôt très détaillées, tantôt non. Si le CNAOP est un candidat naturel, il peut y en avoir d’autres. Nous n’avons pas d’avis spécifique, nous demandons que les moyens soient apportés à cette structure chargée du don afin qu’elle puisse remplir ses missions correctement.

M. Stéphane Viville. J’ose espérer que ce ne sont pas les tests génétiques dits récréatifs qui vous obligent à légiférer, mais bien la légitimité de l’accès aux origines, même si cela y contribue. Avec Mme Geneviève Delaisi de Parseval, nous avons publié une tribune qui était aussi une sorte de cri d’alarme. Le généticien qui vous parle estime que cela va aller de plus en plus vite et qu’il est hors de question de laisser pratiquer sauvagement ces identifications de donneurs. Il est donc primordial de les organiser pour la protection du donneur.

Lors du vote de la loi, en 1994, on a surtout pensé aux couples receveurs et aux donneurs, mais dans une AMP avec tiers donneur il y a trois intervenants. En légiférant, on obligera ceux qui identifient eux-mêmes de façon parallèle leur donneur par des tests d’ADN que l’on peut désormais réaliser pour quelque 50 euros à passer par une institution, sinon pour entrer en contact avec lui, du moins pour obtenir des compléments d’information, la rencontre ne pouvant se faire en dehors de son consentement. Dans le nouveau système, le consentement se ferait au moment du don. Le choix de donner ou non doit être subordonné à l’acceptation que dix-huit, vingt ou trente ans après, son identité soit divulguée si elle est demandée. En revanche, tout ce qui peut représenter une atteinte à sa vie privée devrait être soumis à son propre consentement. La législation peut le permettre, même si on continue à jouer avec les tests d’ADN. Il faut aussi alerter de tous les risques qu’ils induisent : les gens nés d’adultère, dont on dit qu’ils représentent 3 % de la population, vont découvrir, à la faveur d’un test offert à Noël, que leur père n’est pas leur géniteur !

Je ne pense pas que le registre national soit une fonction du CNAOP. C’est plutôt une fonction de l’Agence de la biomédecine, ce qui permettrait de gérer les antécédents médicaux à aspects génétiques.

M. Christophe Masle. Madame Vanceunebrock-Mialon, vous avez parlé du caractère « inéluctable » de l’accès aux origines. Qui vous met la pression ? Les lobbies ? Des membres de la société civile ? Les citoyens ont le droit d’être informés. Ici, nous nous connaissons tous. Nous ne faisons pas la fête ensemble mais, à chaque révision de la loi relative à la bioéthique, nous retrouvons les mêmes visages.

M. Viville a parlé de Mme Geneviève Delaisi de Parseval. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises et elle m’a bien fait comprendre que le fait de ne pas souhaiter retrouver l’identité de mon donneur risquait d’être préjudiciable à mon développement psychique. Je tenais à le signaler puisqu’elle se permet de tenir un certain nombre de propos qui me choquent profondément, venant d’une psychanalyste censée apporter un peu de sérénité à ses patients.

J’aimerais savoir, madame, qui vous met la pression. Vous dites que c’est inéluctable. Pourquoi ? Parce que les autres pays de l’Union européenne ont levé l’anonymat ? Parce qu’il y a ces tests génétiques ? Pour le moment, cinq personnes ont réussi à connaître l’identité de leur donneur de cette façon.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Puis-je répondre, monsieur le président ?

M. le président Xavier Breton. Il n’y a pas de débat. Veuillez poursuivre, monsieur Masle, sans prendre personne à partie.

M. Christophe Masle. Je ne pensais pas prendre qui que ce soit à partie. Puisque les députés représentent la nation, je parlais en tant que citoyen, afin que les citoyens sachent qui fait la loi et surtout comment elle est faite. Si vous m’interrogiez sur cette fameuse société civile et sur les personnes consultées, j’aurais aussi beaucoup à dire.

Nous avons parlé des CECOS et des maladies génétiques. Les CECOS sont nés dans les années 1970, ils ont fonctionné par tâtonnement et il y a eu des « loupés ». Quand les premières personnes issues d’un don de gamètes ont commencé à prendre la parole, des demandes n’ont pas pu être satisfaites. Nous sommes ici pour apporter divers éléments au débat. Dans l’association, une jeune femme en couple avec un homme dont le père avait été donneur nous a dit qu’elle craignait que son beau-père soit son donneur. Nous avons saisi la présidence des CECOS. Nous avons obtenu une réponse en moins d’un mois et apporté toute sérénité à cette jeune femme, car son beau-père ne pouvait pas être son géniteur – au regard de l’âge de cette personne et de l’âge du donneur, le risque existait.

Concernant les maladies génétiques, j’ai moi-même engagé la démarche, en tant que personne issue d’un don et porteur d’une maladie génétique qui n’était pas diagnostiquée dans les années 1980 – j’ai été conçu en 1985. On m’a expliqué qu’à l’époque, on faisait des tests sur les donneurs en fonction des maladies les plus courantes et de celles connues à l’époque. J’ai gardé une part d’incertitude. Puis un généticien rencontré au CECOS de Lyon m’a éclairé. Il m’a dit que quand deux personnes conçues « à l’ancienne » veulent faire un enfant, elles prennent un risque, puisque la génétique est une loterie. Il en est de même dans le cas des personnes conçues par don. On ne peut pas vouloir tout prévoir quand on a recours à cette technique. Or, on en arrive presque à vouloir mettre en place une espèce de service après‑vente, parce qu’on serait injustement mécontent. Personne n’en parle ici, mais les CECOS sont très satisfaits d’externaliser ce genre d’informations : selon les centres, des dossiers ont été gardés et d’autres ne l’ont pas été. Pour autant, il ne faut pas jeter la pierre sur les CECOS en général. De toute façon, avant la première loi de 1994, il y avait une charte de fonctionnement des CECOS. Ces gens n’ont pas fait n’importe quoi, ils ont réfléchi. Pour les personnes issues d’un don de gamètes, il est protecteur de savoir que des personnes bienveillantes ont organisé le don en France.

J’ai tiqué sur ce fameux caractère inéluctable qui me renvoie au fatalisme ambiant. Je vous invite à lire l’ouvrage de Régis Debray intitulé Civilisation. Comment nous sommes devenus américains.

M. Christian Flavigny. Madame la députée, je rebondirai aussi sur le terme « inéluctable » en vous posant une question.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. À laquelle je ne pourrai pas répondre !

M. Christian Flavigny. J’espère toutefois qu’elle vous permettra de percevoir l’interrogation que je souhaite vous soumettre.

Que ferons-nous quand une adolescente, troisième de sa famille, viendra nous dire : « je me sens mal dans sa famille, l’aîné et le deuxième sont aimés, mais moi, ça ne va pas du tout, je pressens que mon père n’est pas mon père et je voudrais vérifier » ? Je souligne ainsi que la question de l’anonymat ne concerne pas seulement le don ou l’adoption, mais est d’ordre général. Si vous voulez faire une loi, allez jusqu’au bout et demandez qu’à l’entrée de toute maternité, on réalise des tests. On aura alors une cohérence et une égalité, une filiation bien plus logique, sans aucun lien avec la vie psychique ni avec les principes de régulation de la vie familiale. Allez jusqu’au bout !

Mme Huguette Mauss. Je sens que le CNAOP est vraiment sollicité pour élargir son champ d’action. Pour l’instant, ce n’est pas la question pour nous, parce que nous serions bien incapables de gérer un tel dispositif. Un tel registre relève plutôt de l’Agence de la biomédecine, puisqu’il concerne des données médicales qui n’entrent pas dans le champ de compétence du CNAOP.

Le CNAOP recherche les origines à la demande des enfants nés dans le secret, mais nous subissons aussi quelques revers, car des enfants nés dans le secret viennent nous dire : « vous n’avez pas retrouvé ma mère, mais je l’ai retrouvée grâce à un test ADN ». Nous n’allons pas sur ce terrain, la loi nous fixant un cadre juridique protecteur de la mère de naissance et de l’enfant.

En l’état actuel, nous ne déborderons pas sur ce volet médical. En revanche, nous sommes interpellés par la recherche de la parentèle en cas de maladie génétique. C’est pour nous une autre question qui doit rester protectrice des volontés de la mère biologique et de l’enfant né dans le secret.

Je n’ai pas parlé des familles adoptantes. Je m’en tiendrai aujourd’hui à la convergence des volontés. La levée de l’anonymat doit résulter d’une démarche. Nous n’imposerons pas à la mère de déposer sa carte d’identité à l’entrée de la maternité avant d’accoucher dans le secret, comme cela peut être le cas dans d’autres pays européens fréquemment cités.

M. le président Xavier Breton. Il me reste à vous remercier pour vos contributions.

 

 


– 1 –

Table ronde sur la filiation

        Mme Laurence Brunet, juriste, chercheuse associée à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne (université Paris I)

        Mme Caroline Mecary, avocate aux barreaux de Paris et du Québec, ancien membre du Conseil de l’Ordre

        Pr André Lucas, professeur émérite de droit privé à l’Université de Nantes

        M. Geoffroy de Vries, avocat, secrétaire général de l’Institut Famille et République

Jeudi 18 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous débutons notre séquence de ce jour par une audition en forme de table ronde sur le thème de la filiation.

Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Laurence Brunet, juriste, chercheuse associée à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne, Mme Caroline Mécary, avocate aux barreaux de Paris et du Québec, ancien membre du Conseil de l’ordre, le professeur André Lucas, professeur émérite de droit privé à l’université de Nantes, et M. Geoffroy de Vries, avocat, secrétaire général de l’Institut Famille et République.

Nous vous remercions, mesdames, messieurs, d’avoir accepté d’intervenir dans le cadre de notre mission d’information. Les débats sur l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes engendrent de nombreuses réflexions sur les potentielles modifications de l’actuel droit de la filiation.

Dans son étude publiée en juillet dernier sur la révision de la loi de bioéthique, le Conseil d’État a décrit quatre options à l’établissement du lien de filiation des enfants nés par AMP dans l’hypothèse de son ouverture aux couples de femmes. Il a estimé que l’autorisation de l’AMP pour les femmes seules n’impliquait aucun aménagement particulier du droit de la filiation.

Afin de nourrir et de faire mûrir nos réflexions sur ce sujet, nous souhaiterions connaître vos positions et arguments sur cette problématique.

Mme Laurence Brunet, chercheuse associée à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne. J’expliquerai pourquoi il est absolument nécessaire aujourd’hui de modifier la loi sur la bioéthique et, par voie de conséquence, les dispositions du code civil sur la filiation.

La loi de 2013 a ouvert le mariage aux couples de même sexe et la possibilité d’adopter l’enfant de son conjoint de même sexe. La plupart du temps, l’enfant est né d’un don de gamètes à l’étranger, en contravention des lois françaises puisque l’assistance médicale à la procréation (AMP) est fermée aux couples de femmes. Le droit, via la procédure de l’adoption, donne la possibilité à la conjointe de la mère légale d’adopter cet enfant.

Du point de vue de la cohérence du droit, il s’agit d’un montage. Fermer les yeux sur le mode de conception de l’enfant et permettre l’instauration d’une seconde filiation me semble un montage incohérent. En ne s’intéressant pas au mode de conception de l’enfant, la loi de 2013 est restée au milieu du gué. Ce compromis, ce montage a été avalisé – et c’est heureux – par la Cour de cassation en 2014, dans un avis qui confirme l’idée que le mode de conception de l’enfant ne doit pas avoir de conséquence sur l’établissement de sa filiation. Bien qu’il ne s’agisse que d’un avis, ce dernier ouvre la possibilité d’adopter l’enfant de la conjointe lorsqu’il est né d’un don de gamètes.

À ce jour, le droit, porteur de certains inconvénients sur lesquels je reviendrai, permet en pratique d’établir une double filiation, mais il me semble que subsiste une incohérence juridique flagrante, puisque, d’un côté, on interdit alors que, de l’autre, on autorise, voire on encourage, en fermant les yeux, le contournement d’une interdiction. Notre droit est devenu illisible. La seule solution consiste à revoir la question de la conception de l’enfant et de permettre l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes. Tel est le volet qui intéresse strictement le droit de la bioéthique et qui suppose de modifier les articles L. 2141-1 et L. 2141-2 du code de la santé publique. Une fois ouverte la possibilité d’avoir un enfant par don de gamètes en France, il faudra s’intéresser au mode de filiation. Dès lors que l’on considère qu’il est possible pour une femme seule ou un couple de femmes d’avoir un enfant en France, via une technique légitimée et mise en œuvre par les services d’assistance médicale à la procréation, on ne peut en rester à cette forme de compromis qu’est le recours à l’adoption. Si l’on considère que les deux femmes sont les mères, je ne vois pas pourquoi on imposerait à la seconde d’adopter l’enfant, dans la mesure où cette seconde femme a contribué à égalité, même si elle n’a pas porté l’enfant, au projet parental.

En rester à l’adoption serait incohérent – ce serait une sorte de dénaturation de l’adoption. Au surplus, l’adoption n’est pas sans risques ni insuffisances, on le voit bien au regard de la jurisprudence.

La procédure d’adoption suppose, d’une part, que le couple soit marié et, d’autre part, que le parent légal donne son consentement à l’adoption par son conjoint. Or, il arrive que le couple ne soit pas marié ou qu’il se soit séparé avant la procédure d’adoption. Dans la jurisprudence, on voit plusieurs configurations où les femmes se sont séparées avant le vote de la loi de 2013. Le risque subsiste qu’entre la naissance de l’enfant et l’introduction de la requête en adoption, le couple se dispute et qu’à la suite de tensions, la mère légale refuse de donner son consentement à l’adoption. Ce sont des hypothèses que les tribunaux commencent à rencontrer. L’adoption n’est donc pas une solution suffisamment respectueuse de la vie privée de l’enfant ni de son droit à l’établissement automatique d’une filiation à l’égard de ses deux parents.

Pour l’heure, il n’existe aucune solution pour les femmes qui se sont séparées et qui ne remplissent pas les conditions de l’adoption intrafamiliale ouverte en 2013. C’est ainsi que des tentatives ont été portées par des couples de femmes pour faire établir la filiation par possession d’état. Le Conseil d’État vient de rendre un avis négatif aux termes duquel la filiation de la seconde mère ne peut être établie par possession d’état après séparation du couple. Du point de vue de la cohérence du droit à la filiation, mais aussi sur un plan politique, il est indispensable de réfléchir au mode d’établissement possible de la filiation au regard de la seconde mère.

Le Conseil d’État a fait des propositions. Il a écarté l’idée du statu quo et s’en est tenu à l’adoption intrafamiliale. Il a proposé trois solutions, préférant, dans la première, ce que j’appellerai un régime sui generis propre aux couples de femmes, en élaborant un droit qui serait spécifique aux couples homosexuels. Cette solution ne me paraît pas la meilleure, car elle est attentatoire à l’égalité entre les modes d’établissement comme entre les couples.

Les deux autres solutions consistent à transposer ou à étendre les règles actuelles de la procréation médicalement assistée avec tiers donneur. Aux articles 311-19 et 311-20 du code civil, il conviendrait de substituer aux termes « père » et « mère » celui de « parents ». On pourrait ainsi transposer les règles actuelles de la filiation aux couples de femmes. Une telle formule serait juridiquement plus économique. Sans doute faudrait-il dissocier les articles 311-19 et 311-20 du titre VII dans lequel ils sont inscrits et ouvrir un titre VII bis qui s’insérerait entre le titre VII relatif à la filiation et le titre VIII relatif à l’adoption, car il est nécessaire d’opérer une distinction entre les modes de conception. Même si les règles sont les mêmes, elles sont étendues à un cas qui ne correspond pas aux règles de droit commun de la filiation, dont elles seraient en quelque sorte transposées. Une telle formule permettrait d’étendre la présomption de co-maternité ou de parenté. Tous les pays qui ont modifié leur droit avant nous, tels que le Québec, la Belgique ou le Royaume-Uni, ont choisi cette formule. Ils ont considéré que les règles du mariage et les règles de la reconnaissance pouvaient être transposées, avec quelques aménagements a minima, aux couples de même sexe.

Ce régime retient ma faveur car il me semble qu’en créant un titre VII bis on pourrait à la fois maintenir la cohérence des règles du droit commun de la filiation dite charnelle et distinguer les règles concernant la procréation médicalement assistée avec don de gamètes. Ce titre VII bis s’adresserait aussi bien aux couples hétérosexuels qu’aux couples constitués par deux femmes. Quant aux enfants, leurs actes de naissance seraient identiques. Cela permettrait d’opérer des distinctions sans tout mélanger et sans que figure sur l’acte de naissance aucune indication, laquelle est toujours traumatique, sur le mode de conception.

Le dernier mode d’établissement envisagé par le Conseil d’État serait un droit, non pas spécifique aux couples de femmes, mais s’appliquant aussi bien aux couples hétérosexuels qui ont besoin d’un don de gamètes qu’aux couples de femmes. Il ne s’agirait pas d’une transposition des règles de la présomption de paternité ou de la reconnaissance, mais d’un nouveau mode d’établissement de la filiation, d’une sorte de déclaration anticipée qui serait en partie constituée au moment où a lieu le don de gamètes et qui, au moment de la naissance, permettrait l’établissement de la filiation de manière directe.

Quelque chose me gêne dans cette solution. Sur l’acte de naissance figurerait un nouveau mode d’établissement de la filiation puisque cette déclaration n’est ni une reconnaissance ni l’application de la présomption de paternité ou de parentalité. Sur un acte de naissance figurent normalement les modes d’établissement de la filiation : par exemple, le fait que l’enfant ait été reconnu ou non entraîne une mention marginale sur l’acte de naissance. Or, tout ce qui figure sur un acte de naissance à propos de la physiologie et se rapporte au mode de conception ou à la corporalité, c’est-à-dire à la physiologie, est extrêmement troublant pour les parents et pour l’enfant. Peut-être suis-je influencée par le fait que je travaille actuellement sur la question des enfants intersexués mais, à mon sens, rien ne doit figurer sur l’acte de naissance – l’adoption exceptée, car l’enfant a une famille d’origine – qui indiquerait les conditions de la naissance de l’enfant ou distinguerait l’enfant né d’un don de gamètes d’un enfant né d’une relation charnelle de ses parents.

Ce régime spécifique qui consisterait en une déclaration anticipée me semble intéressant, car il s’inscrit dans la perspective d’un droit qui serait commun à tous les couples recourant à un don de gamètes, mais il m’inquiète en ce que figurerait sur l’acte de naissance le mode de conception via la mention de cette déclaration. Je sais que les actes d’état civil doivent être numérisés. Nous attendons depuis longtemps la mise en œuvre d’une réforme qui a été votée, mais qui n’est pas encore appliquée, y compris dans les grandes maternités : les copies de l’acte de naissance ne seraient pas intégrales et tairaient le mode de conception. Or, ce n’est toujours pas le cas à l’heure actuelle : pour un certain nombre d’actes de la vie courante, tels que l’adoption, le divorce, tout ce qui concerne les questions de nationalité, la copie intégrale de l’acte de naissance est requise. Je suis un peu soupçonneuse quant à la visibilité des modes d’établissement sur un acte de naissance.

Si l’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes est autorisée par le droit, il faudra revenir sur la possibilité d’accéder aux origines pour les enfants nés d’un don de gamètes. Pour avoir visionné un certain nombre de vos auditions, bien des arguments ont déjà été développés devant vous. L’argument juridique est important. En effet, sur la possibilité d’accéder à ses origines, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est essentielle. Le droit d’un enfant d’accéder à des informations déterminantes de son identité est un droit aujourd’hui consacré par la CEDH. Il est impossible, surtout si l’on ouvre la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, de maintenir en l’état le principe absolu de l’anonymat du donneur de gamètes. Il me semble indispensable de l’ouvrir, en tout cas, de l’aménager pour non pas lever l’anonymat au moment où a lieu le don de gamètes, mais permettre à l’enfant majeur, de façon encadrée, sous certaines conditions, de demander à accéder à l’identité de son donneur de gamètes.

Mme Carole Mécary, avocate aux barreaux de Paris et de Québec, ancien membre du Conseil de l’Ordre. Monsieur le président, tout d’abord, je vous remercie de m’avoir invité à cette table ronde autour de la question de l’établissement du lien de filiation d’un enfant qui serait conçu par procréation médicalement assistée en France à partir du moment où la PMA, telle qu’elle existe aujourd’hui, serait ouverte aux couples de personnes de même sexe.

Nous connaissons l’hypocrisie du système actuel qui consiste à ce que des couples de femmes ou des femmes célibataires doivent se rendre dans l’un des quatorze pays qui ont ouvert la PMA aux couples de femmes ou dans l’un des vingt-six pays qui permettent aux femmes célibataires d’avoir accès à la PMA, revenir accoucher en France et engager ensuite un processus d’adoption.

Nous sommes en plein débat sur cette question de l’ouverture. Que nous disent les avis du Défenseur des droits, du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et du Conseil d’État ? Ils nous disent à la fois que ces techniques médicales existent depuis plus de cinquante ans en France, qu’elles sont utilisées dans un cadre légal, qu’elles sont réservées aux couples hétérosexuels infertiles.

Ces avis nous disent aussi qu’aucun obstacle éthique ne s’oppose à l’ouverture de la PMA à des couples de femmes ou à des femmes célibataires. Ce point est essentiel car pendant longtemps l’argument nous fut opposé.

Dernier élément non négligeable : le Conseil d’État a rappelé qu’il n’y a pas d’obstacles juridiques à une ouverture de la PMA.

Nous sommes soutenus par l’opinion publique. Se pose donc maintenant la question du choix et de la volonté politiques. Je pars du principe que cette volonté existe et que la PMA sera donc ouverte à tous les couples et aux femmes célibataires. Se pose alors la question de l’établissement du lien de filiation.

Le lien de filiation est toujours une construction juridique, toujours une construction sociale. Les règles de droit relatives à la filiation sont le fruit d’une élaboration du corps social à un moment donné, dans une société donnée. Au début du XIXe siècle, une femme qui n’était pas mariée avec le père donnait naissance à un enfant que l’on appelait un bâtard. La filiation à l’égard du géniteur de cet enfant marqué d’un opprobre ne pouvait absolument pas être établie car, de 1804 à 1910, la société admettait qu’un enfant n’ait pas légalement de père. Heureusement, les choses ont évolué et ce n’est plus possible aujourd’hui.

À partir de cet exemple, je veux démontrer que la question du lien de filiation n’est pas liée à la biologie ou à la génétique. La présomption de paternité en est un exemple, les règles relatives à l’adoption en sont un autre. Nous pouvons donc envisager des modes d’établissement du lien de filiation pour des couples de femmes qui ont recours à la PMA. Ce sont des constructions sociales qui deviendront des constructions juridiques, incluses dans notre code civil.

Vous l’avez rappelé, monsieur le président, la question de l’établissement du lien de filiation pour une femme célibataire qui accouche ne se pose pas, puisque la filiation de l’enfant sera parfaitement établie à partir de la déclaration de naissance. La question se pose pour les couples de femmes.

Pour les couples de femmes, nous pouvons envisager au minimum quatre possibilités. Bien sûr, on peut en imaginer d’autres.

La première possibilité serait de s’en tenir au statu quo, à savoir la possibilité pour la conjointe de la mère d’adopter l’enfant de la mère. Une telle possibilité, validée par la Cour de cassation dans deux avis du 22 septembre 2014, est appliquée par la quasi-totalité des tribunaux de grande instance de France. Cette solution, cependant, n’est pas satisfaisante pour au moins deux raisons.

D’une part, la requête en adoption ne peut pas être déposée dès la naissance de l’enfant. Aussi, existe-t-il un laps de temps, plus ou moins important, entre la naissance de l’enfant et le moment où la requête est déposée. Au cours de ce laps de temps, l’enfant n’est pas légalement protégé, c’est-à-dire qu’une réelle difficulté se pose si sa mère légale vient à décéder.

D’autre part, il arrive qu’après la naissance de l’enfant, le couple se sépare avant même d’avoir introduit la procédure d’adoption, auquel cas la protection de l’enfant est liée au bon vouloir de la mère qui accepte ou n’accepte pas cette adoption, ou bien qui accepte ou n’accepte pas un partage de l’autorité parentale. Et si elle n’accepte aucune de ces deux solutions, il faut alors que la mère sociale – celle qui n’est pas la mère légale – introduise une procédure pour maintenir les liens entre l’enfant et elle-même, procédure qui n’aboutit pas à l’établissement d’un lien de filiation et qui ne protège donc pas complètement l’enfant. Je rappelle que le lien de filiation consiste en la transmission du nom, le partage de l’autorité parentale et la possibilité pour l’enfant d’hériter de celui auquel il est affilié. La solution du statu quo n’est donc pas une bonne solution, me semble-t-il. Dès lors, quelle nouvelle solution pouvons-nous envisager ?

Dans un premier temps, nous pourrions transposer ce qui se fait pour les couples hétérosexuels qui ont eu recours à une procréation médicalement assistée avec un tiers donneur. Il me semble important de rappeler dans le détail comment cela se passe. Ce couple donne son consentement devant un juge qui, aux termes de l’article 311-20 du code civil, dresse un procès-verbal, lequel est un recueil des consentements. Au cours de l’entretien, qui dure généralement une petite demi-heure, le magistrat rappelle que le recueil des consentements vaut engagement à l’établissement du lien de filiation, qui sera irrévocable. Le juge informe le couple hétérosexuel qu’aucun des membres du couple ne pourra contester le lien de filiation qui sera établi selon les règles du droit commun. Quelles sont-elles ? Si le couple est marié, la femme qui a accouché est inscrite comme mère sur l’acte de naissance et le mari de cette femme est le père par effet de la présomption de paternité. Le mari n’a rien à faire : c’est la présomption de paternité qui le rend père. Telle est la règle de droit commun pour les couples mariés.

Pour les couples non mariés, la mère qui accouche est inscrite sur l’acte de naissance comme étant la mère. Le père, c’est-à-dire le compagnon de la mère et non pas le conjoint, procédera à une reconnaissance de paternité. Et si jamais il ne l’a pas fait, la mère peut agir en déclaration judiciaire de paternité. En raison de la procréation médicalement assistée, cette paternité sera établie judiciairement. C’est obligatoire. C’est ainsi cela que cela se passe aujourd’hui pour les couples hétérosexuels.

Si l’on transpose ce système aux couples de femmes, le couple de femmes donnera son consentement devant un juge qui le recueillera ; il leur indiquera que le recueil des consentements vaut engagement irrévocable à l’établissement du lien de filiation vis-à-vis de l’enfant à naître. À ce stade, il conviendrait d’introduire une petite innovation législative, peu importante d’un point de vue technique et extrêmement simple : le procès-verbal établi par le juge de recueil des consentements, qui est un acte judiciaire, serait remis à l’officier d’état civil au moment de la déclaration de naissance.

En pratique, lorsque la femme accouche, la clinique ou l’hôpital établit un certificat d’accouchement qui est ensuite transféré à l’officier d’état civil, soit par la compagne de la mère, soit par les services de l’hôpital. Ce certificat conduit à l’établissement de l’acte de naissance, avec indication du nom de la mère. Y joindre le procès-verbal de recueil des consentements établi par le juge permettrait à l’officier d’état civil, si une disposition le précisait, d’établir un acte de naissance avec la mention de la femme qui a accouché et de celle qui s’est engagée à être la seconde mère, cet engagement étant certifié dans le procès‑verbal de recueil des consentements.

Dès sa naissance, l’enfant serait juridiquement protégé par l’établissement de cet acte de naissance, dont je rappelle qu’il établit l’identité de l’enfant et son état civil. À ce point du débat, j’ai une petite divergence avec Laurence Brunet sur la question de la mention. Il existe deux types d’acte de naissance : l’extrait d’acte de naissance, qui peut circuler de façon relativement large, et la copie intégrale, qui porte un grand nombre de mentions, par exemple lorsqu’une personne a été légitimée par mariage – à l’époque où cela existait –, a changé de nom ou de prénom, est mariée, pacsée ou divorcée, ou a acquis la nationalité française – en cas d’adoption simple avec la mention de l’exequatur d’un jugement étranger.

La copie intégrale de l’acte de naissance, qui est réservée à la personne elle-même et qui est communiquée dans un nombre de cas très réduit, porte déjà la mention de diverses informations. Il ne me paraît pas gênant que l’acte de naissance de l’enfant indique qu’un procès-verbal de recueil des consentements de ses parents a été dressé par le juge à telle date. Cela me paraît cohérent, de surcroît, avec l’idée que l’anonymat des donneurs de gamètes devrait être levé. On ne peut pas à la fois vouloir la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes et ne rien inscrire sur l’acte de naissance. La mention dont il s’agit ne me paraît pas poser une difficulté majeure dans la mesure où il existe d’ores et déjà une grande diversité de mentions sur la copie intégrale de l’acte de naissance, y compris des mentions qui informent sur la façon dont les parents sont devenus parents. Ce n’est pas en soi quelque chose de honteux : ce qui compte, c’est d’avoir un acte de naissance mentionnant les deux parents.

Le système que je viens d’indiquer est le plus simple, mais on pourrait aller plus loin. Deux autres systèmes seraient possibles. On pourrait notamment envisager d’instaurer une présomption de parenté au lieu et place de la présomption de paternité. Aujourd’hui, pour les couples mariés, la présomption de paternité permet au mari de la mère de devenir père sans avoir rien à faire. Il est marié, il devient père légalement. Il est possible de « neutraliser » la terminologie « paternité » au bénéfice de celle de « parenté » qui renvoie aux règles relatives à la filiation et aux règles éducatives. Cela permettrait aux couples de femmes de bénéficier de cette présomption de parenté. Une telle mesure, assez simple à mettre en place, ne concernerait cependant que les couples mariés. Il conviendrait donc que le législateur introduise pour les couples non mariés une innovation que notre droit pourrait supporter sous la forme d’une reconnaissance de parenté pour la compagne, toujours sur la base du procès-verbal de recueil des consentements puisque ce dernier existe dans tous les systèmes. C’est une évidence : il faut bien, à un moment donné, recueillir le consentement des personnes qui s’engagent dans une PMA avec tiers donneur. On supprimerait donc la présomption de paternité au bénéfice d’une présomption de parenté qui permet d’inclure tout le monde. Utiliser le terme de « parenté » aboutirait à une forme d’universalisation de la terminologie.

Ce nouvel article 312 du code civil pourrait être rédigé ainsi : « L’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour second parent le conjoint ou la conjointe de la mère. » Techniquement, c’est d’une grande simplicité. Je ne reviens pas sur la nécessité d’introduire parallèlement, pour les couples non mariés, une innovation qui permettrait une reconnaissance de parenté par le biais du procès-verbal de recueil des consentements. Nous aurions ainsi une sécurité juridique du début jusqu’à la fin, ce qui serait intéressant.

La dernière possibilité pour le législateur serait de procéder à une différence entre les couples hétérosexuels et les couples de femmes. On garderait la présomption de paternité pour les couples hétérosexuels. Pour les couples de femmes mariés, on introduirait une présomption de co-maternité selon le même principe que la présomption de paternité. Dans la mesure où l’on est en présence de deux femmes, il s’agit d’une présomption de co-maternité. Tel est le choix qui a été fait par la Belgique et par le Québec. Pour prendre l’exemple du code civil belge, l’enfant né pendant le mariage ou dans les trois cents jours qui suivent la dissolution ou l’annulation du mariage a pour co-parente l’épouse. Les dispositions sur le mariage s’appliquent.

Les Québécois et les Britanniques ont procédé à l’identique. En parallèle, ces législations, qui nous montrent que c’est techniquement faisable, ont également introduit pour les couples non mariés une déclaration de co-maternité sur la base déclarative. Je ne connais pas le détail de la technique, je ne sais pas s’il y a un procès-verbal de recueil des consentements – on peut l’imaginer. En tout cas, le législateur le prévoit et cela fonctionne sans difficultés particulières.

En conclusion, ce qui compte, c’est que vous, législateur, mettiez en place un ou plusieurs mécanismes juridiques acceptables par notre société afin que l’établissement du lien de filiation de l’enfant puisse intervenir dès sa naissance, car c’est ce qui le protège sur le plan juridique. Il aura deux parents ayant exactement les mêmes droits et les mêmes devoirs. Il pourra porter leur nom. Ses deux parents exerceront l’autorité parentale à son égard, il pourra hériter d’eux et, en définitive, le principal est que cette protection soit parfaitement établie.

M. André Lucas, professeur émérite de droit privé à l’université de Nantes. La dimension juridique de l’ouverture de l’AMP ou PMA aux couples de femmes et aux femmes seules est souvent occultée ou – ce qui revient au même – est abordée à travers le principe d’égalité et son corollaire, le principe de non-discrimination, avec l’idée que cette ouverture est légitimée par le souci de ne pas opérer une discrimination à l’encontre des couples de femmes par rapport à la situation que le droit positif réserve aujourd’hui aux couples hétérosexuels en cas d’infertilité.

Il s’agit en réalité d’un slogan, un slogan qui peut alimenter une rhétorique médiatique non dépourvue d’efficacité, mais un slogan tout de même, sans valeur juridique. Le Conseil constitutionnel l’a dit dès 2013, le Conseil d’État également dans son avis de juin 2018 – et l’a répété dans un arrêt la semaine dernière. La cause est entendue : c’est sur d’autres bases que cette extension peut être plaidée. Il faut, dès lors, accepter d’entrer dans une autre logique, une logique qui, de mon point de vue, conduit, loin, trop loin, et qui, au demeurant, est difficile, pour ne pas dire impossible, à concilier avec les engagements internationaux de la France. Telles sont les deux propositions que je voudrais très rapidement développer devant vous.

D’abord, il faut bien mesurer la portée de la réforme qui, à l’origine, devait concerner uniquement les couples de femmes, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ayant émis des réserves sur la possibilité d’appliquer ces règles aux femmes seules. Dans son avis plus récent, ces réserves ont été levées. Sont donc également visées les femmes seules, ce qui, statistiquement parlant, n’est évidemment pas négligeable, mais, comme il a été dit – je crois que l’accord est général sur ce point –, on ne voit pas comment il serait possible de priver les couples hétérosexuels du « bénéfice » de cette réforme en continuant à les enfermer dans les conditions strictes qui sont posées actuellement par le droit positif, en sorte que c’est bien une généralisation de la PMA qui est en vue. Et cette généralisation ne peut pas rester sans incidence sur le droit de la filiation.

Déjà, en 1994, lorsqu’avait été édifié le dispositif qui figure aujourd’hui dans le code civil et dans le code de la santé publique, la question avait été posée de savoir s’il n’était pas judicieux d’en tirer les conséquences sur le plan du droit de la filiation. Peut-être ne l’a-t-on pas fait parce que l’on a considéré que l’entorse aux principes était mineure et que cela ne justifiait pas une réforme d’ensemble du droit de la filiation.

Au moment de l’adoption de la loi autorisant le mariage entre personnes de même sexe, le Conseil constitutionnel a eu à se pencher sur la question, puisque les députés qui l’avaient saisi ont fait valoir que la loi n’était pas intelligible en ce qu’elle n’avait pas tiré les conséquences du mariage entre personnes de même sexe sur le terrain du droit de la filiation. Le Conseil constitutionnel a répondu que tel n’était pas le cas dès lors qu’on n’avait pas touché au régime de la procréation médicalement assistée. Voyez l’argument a contrario que cela implique. Dès lors que l’on va plus loin, il est logique de s’intéresser aux conséquences qui en découlent sur le terrain de la filiation. Cette question ne peut plus être écartée.

Comment faire ? Une très mauvaise solution consisterait à modifier uniquement les articles qui régissent aujourd’hui la PMA en bricolant une extension à l’ensemble des personnes que j’ai énumérées. Ce serait incohérent et je ne crois pas que l’on puisse raisonnablement soutenir une telle solution.

Une autre idée consisterait à créer un titre VII bis entre le titre VII du code civil sur la filiation et le titre VIII relatif à la filiation adoptive. On intégrerait ainsi un titre dans lequel seraient insérées toutes les dispositions concernant la filiation des enfants nés de l’AMP. Ce serait difficile à gérer parce qu’il ne serait pas aisé d’articuler les dispositions du titre VII bis et les dispositions du titre VII. Au demeurant, cela conduirait à des différences de traitement dont certaines seraient très difficiles à justifier. Je prends un exemple tiré de la recherche de paternité. Imaginons une femme seule qui, pour satisfaire son désir d’enfant, recourt à la technique de l’AMP et une autre qui, pour satisfaire le même désir, recourt aux services d’un proche. Dans le premier cas, selon le système prévu, l’enfant ne jouit pas de l’action en recherche de paternité ; dans le second, en revanche, l’enfant jouit de l’action en recherche de paternité avec les conséquences qui y sont attachées, à savoir l’obligation alimentaire et l’ouverture à la succession. Comment justifier une telle différence de traitement ? Cela me paraît totalement incohérent.

La cohérence, si l’on veut pousser jusqu’au bout la logique, serait de reconstruire un autre droit de la filiation, ce qui n’est pas si différent de ce que vous venez d’entendre, et donc de réécrire, sur d’autres bases conceptuelles, le titre VII du code civil sur la filiation. C’est possible, le législateur en a le pouvoir. Le Conseil constitutionnel vous laisse, sur ce terrain, une très grande marge. Il n’en reste pas moins que ce serait une véritable révolution.

Bien sûr, c’est vrai, le droit de la filiation n’a jamais été fondé sur le « tout biologique ». Quantité de règles témoignent de tempéraments à ce principe. Il suffit de prendre l’exemple de la possession d’état, dont la loi du 3 janvier 1972 a accru le rôle, faisant apparaître que la filiation revêt aussi une dimension sociologique. La preuve de la filiation peut résulter de la possession d’état.

Reste, comme le CCNE le notait lui-même en 2005, que « la vérité biologique est au fondement de la filiation selon le modèle traditionnel. » C’est sur ce point qu’il faudrait revenir, mais cela aurait des conséquences dont certaines pourraient, de mon point de vue, se révéler dévastatrices ; je ne suis pas certain que l’opinion publique serait prête à les accepter.

Par exemple, revenir sur l’action en recherche de paternité postule l’éviction complète de cette action dans le code civil. Dans la mesure où la filiation serait fondée sur la seule volonté, il ne serait plus question de rechercher la paternité d’un homme, quelles que soient les circonstances. Est-on prêt à rayer du code civil cette action en recherche de paternité qui existe depuis 1912, dont la loi s’est employée depuis à faciliter l’exercice, et qui présente le double mérite de protéger l’enfant tout en responsabilisant le géniteur ? Voilà une interrogation ! En voici une autre : tant que ce projet parental concrétisant la volonté ne sera pas établi, acté, l’enfant, dans cette logique, n’aura pas de filiation. Est-ce bien ce que nous voulons ?

Si la volonté suffit à créer la filiation, si la volonté d’une ou de deux personnes suffit, pourquoi la volonté de trois personnes – le géniteur et les deux femmes, dans l’exemple des couples de femmes – ne le pourrait-elle pas ? La possibilité en est ouverte, par exemple, dans la loi de Colombie-Britannique ou dans celle de la province de l’Ouest canadien.

À ces interrogations qui me donnent le vertige s’en ajoutent d’autres concernant la compatibilité avec les engagements internationaux de la France. J’ai dit que le législateur pouvait tout faire. Oui, si ce n’est que nous sommes liés par des conventions internationales : la Convention européenne des droits de l’homme en premier lieu. En l’occurrence, elle n’est pas sans intérêt ici puisque l’article 8 de la Convention, qui garantit le droit à la vie privée, revêt une conception très large.

La Cour européenne des droits de l’homme a indiqué à plusieurs reprises que l’enfant avait le droit d’accéder à ses origines, ce qui, soit dit au passage, menace l’anonymat qui fonde notre système. Mais la Cour ne s’est pas contentée de reconnaître le droit de l’enfant à connaître ses origines. Elle dit dans le même souffle, dans un arrêt de 2015 Canonne contre France, qu’il faut, aux termes de l’article 8 de la Convention, « garantir le droit de l’enfant à la reconnaissance juridique de sa filiation ». La façon dont la Cour lie l’accès aux origines, par hypothèse biologique, et le droit à la reconnaissance juridique de la filiation montre assez que la filiation ainsi visée dans sa jurisprudence ne peut être que la filiation biologique.

Surtout, il y a la Convention internationale des droits de l’enfant. Deux dispositions retiennent l’attention. D’une part, l’article 3, paragraphe 1, qui considère que « dans toute décision le concernant, y compris les décisions prises par les organes législatifs… »
– c’est vous qui êtes visés – « …l’intérêt supérieur de l’enfant constitue une considération primordiale. » La phrase a une tournure quelque peu pléonastique, il faut bien le reconnaître. Cela vient renforcer l’idée que dans le contrôle de proportionnalité à opérer entre ce droit de l’enfant et d’autres libertés, par exemple la liberté de la femme de procréer, la balance devrait, au moins dans le doute, pencher en faveur de l’intérêt de l’enfant.

D’autre part, l’article 7, paragraphe 1, énonce : « L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a, dès celle-ci, le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux. » Je sais que la portée du texte a été critiquée mais le texte ne prend sa réelle signification que si le terme « parents » désigne les parents biologiques.

Je n’utilise pas l’argument selon lequel, en 1989, lors de la rédaction de la Convention, les techniques d’AMP n’étaient pas très élaborées ; de toute façon, les rédacteurs n’y ont pas pensé. Je ne l’utilise pas car, après tout, il arrive dans bien des cas que l’on applique un texte à des situations qui n’avaient pas été spécialement visées par son auteur, mais que l’on considère comme normales de viser. Je dirai simplement que le texte perd toute signification si on l’applique à une filiation fondée sur la seule volonté. Quel sens aurait l’idée selon laquelle un enfant a le droit d’exiger de connaître des parents qui, dans l’hypothèse que j’envisage, de toute façon, l’ont créé et lui ont imposé d’une certaine manière le lien de filiation qui les unit ? C’est priver la disposition de tout effet utile. Il y a là un argument très sérieux qui vient limiter la liberté d’action du législateur français. On peut, certes, dénoncer la Convention internationale des droits de l’enfant. Je serais étonné qu’on se résolve à le faire compte tenu de la place qu’elle a prise ; elle irrigue, en effet, tout notre droit positif aujourd’hui. Je ne vois donc pas comment cette hypothèse pourrait être sérieusement envisagée.

Pour terminer, je voudrais rappeler le conseil que Montesquieu, dans les Lettres persanes, donnait au législateur de ne toucher aux lois – la formule est fameuse – que d’une main tremblante !

Au regard du nombre et de la gravité des objections que la réforme envisagée soulève, il me semble que le plus raisonnable serait de ne pas y toucher du tout ! Telle est en tout cas mon opinion ; je vous remercie de m’avoir permis de la défendre devant vous.

M. Geoffroy de Vries, avocat, secrétaire général de l’Institut Famille et République. Je suis très honoré et très heureux d’être auditionné aujourd’hui, et ce en qualité de secrétaire général de l’Institut Famille et République, un think tank de juristes qui a vocation à faire des propositions en matière de droit familial et de droit des personnes.

Je souhaiterais me concentrer sur le projet d’extension de la PMA et évoquer avec vous deux questions fondamentales : d’une part, la causalité – le principe d’égalité qui justifierait la déréglementation ou la généralisation de la PMA ; d’autre part, les conséquences prévisibles – parce qu’il existe des obstacles éthiques, juridiques et politiques. Il suffit de lire avec une certaine attention les avis tant du CCNE que du Conseil d’État et de relire la synthèse des États généraux de la bioéthique pour se rendre compte qu’il n’y a pas véritablement de consensus sur ces sujets, quoi que l’on en dise.

La première question qui se pose est simple : peut-on justifier, au nom de l’égalité, l’accès à la PMA des couples de femmes et des femmes seules ? Autrement dit, la différence cause-t-elle une inégalité ? D’aucuns veulent voir une inégalité dans le critère thérapeutique qui réserve actuellement la PMA à un couple infertile, formé d’un homme et d’une femme, dès lors que cette infertilité a été médicalement diagnostiquée. Il s’agit là d’une conception erronée de l’égalité, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, il n’y a pas de droit à la PMA pour les couples hétérosexuels. La PMA n’est accessible à un couple formé d’un homme et d’une femme que pour autant qu’il est infertile ou souhaite éviter une maladie grave à l’enfant. Un couple homme-femme fertile ne bénéficie pas d’une PMA, et pourtant il ne subit pas d’inégalité. Il n’y a pas de PMA possible pour un couple homme-femme âgé, et pourtant il ne subit pas d’inégalité.

Deuxième raison : l’égalité ne signifie pas qu’il faille traiter tout le monde de la même manière – ce qui, au contraire, serait très injuste – mais uniquement ceux qui sont dans la même situation ou qui sont dans une situation équivalente. Une femme seule, un couple de femmes, un couple âgé, ou encore un couple dont le mari est décédé, n’est pas dans une situation équivalente à un couple composé d’un homme et d’une femme en âge de procréer. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme. Le professeur Lucas a rappelé certaines décisions, notamment un arrêt tout récent du 28 septembre 2018 du Conseil d’État, qui rappelle que la différence de situation justifie la différence de traitement et que les couples de personnes de même sexe sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples formés d’un homme et d’une femme. Autrement dit, selon les instances juridiques françaises et européennes, l’argument de l’égalité ne peut pas justifier l’extension de la PMA.

Bien évidemment, l’orientation sexuelle des intéressés n’est pas concernée par cette question. Une femme seule n’est pas forcément homosexuelle et pourrait très bien vouloir avoir un enfant alors même qu’elle est hétérosexuelle. Par contre, s’il n’y a pas d’inégalité entre les couples, il y en aurait une aux dépens de l’enfant. En effet, remédier à cette prétendue inégalité imaginaire instaurerait une inégalité bien réelle entre les enfants qui auraient la possibilité de connaître leur père ou d’avoir un père et ceux qui en seraient privés de par la loi.

Ensuite, cette conception erronée de l’égalité conduira, qu’on le veuille ou non, à la gestation pour autrui (GPA). À partir du moment où l’on suppose une prétendue inégalité au regard de la procréation entre les couples de femmes et les couples homme-femme stériles pour justifier l’extension de la PMA, cette prétendue inégalité sera également invoquée au profit des couples d’hommes pour justifier la GPA demain.

S’agissant des conséquences de l’extension de la PMA, la première d’entre elles – de loin la plus importante – est la suppression du père et de la lignée paternelle. La question est simple : est-il important d’avoir un père ? D’aucuns veulent relativiser l’absence du père en invoquant notamment que l’amour comblerait cette absence, mais l’amour ne justifie pas tout. En particulier l’amour ne peut pas justifier de priver de père un enfant, d’autant qu’il n’arrivera jamais à remplacer cette absence de père, reconnue par la société comme une blessure, quelle que soit d’ailleurs l’origine de cette absence : un abandon, un décès, un divorce.

Dans son avis de juin 2017, le CCNE constatait que s’il a toujours existé des enfants ne connaissant pas leur père et des enfants élevés par un seul parent dans un couple homosexuel, il y a une différence entre faire face à une telle situation survenant dans le cadre de la vie privée sans avoir été planifiée ni organisée par la société, et l’instituer ab initio.

Par ailleurs, la parenté ne se réduit pas à une relation d’éducation : elle permet de se situer dans une généalogie, elle indique une origine qui peut être soit biologique – le cas de l’enfant biologique –, soit symbolique – le cas des enfants adoptés. L’importance du lien biologique dans la filiation est révélée par l’application de la notion de préjudice juridiquement réparable. La justice française a eu maintes fois affaire à de tels drames, nés du préjudice qui résulte de l’échange accidentel d’enfants à leur naissance – tout le monde se souvient du film La vie est un long fleuve tranquille – et surtout du préjudice liés aux erreurs d’attribution de gamètes et d’embryons dans le processus de PMA. Si le lien biologique est indifférent en matière de filiation, dès lors, pourquoi le couple en processus de PMA sans tiers donneur peut-il invoquer un préjudice au motif que l’enfant attendu est en fait issu des gamètes d’autrui ?

Qui peut nier que l’absence d’un père constitue un manque ? Qui peut nier qu’il est préférable d’avoir un père que de n’en avoir pas ? Qui peut prétendre que l’amour qui donnera vie à un enfant comblera cette absence de père ?

Enfin, la conception sans père serait également une violation des droits de l’enfant au regard de la Convention internationale des droits de l’enfant. Le professeur André Lucas l’a indiqué, je n’y reviens donc pas. J’ajouterai d’autres conséquences prévisibles qu’il me semble important d’évoquer. Elles figurent dans le rapport du Conseil d’État intitulé Révision de la loi bioéthique, quelles options pour demain ? de juillet 2018. Je citerai notamment les effets nocifs du projet parental qui serait uniquement fondé sur la volonté parce que la volonté, qu’on le veuille ou non, est versatile : je peux vouloir être parent aujourd’hui et décider de ne plus l’être demain. On peut donner son consentement, soi-disant sans possibilité de revenir en arrière, mais que se passe-t-il si le consentement a été vicié ?

La parenté fondée sur le projet parental aboutira à la multiparenté. Je peux citer des exemples au Canada d’enfants qui ont trois parents. Deux décisions, l’une émanant de la cour d’appel de l’Ontario, l’autre de la cour d’appel de l’Alberta, font état de cas d’enfants qui ont désormais trois parents. La loi de Californie et la loi de la Colombie-Britannique ont été modifiées pour prévoir elles aussi la multiparenté.

La PMA post mortem pose question. En raison de la pénurie de gamètes, on s’achemine vers une marchandisation du sperme et donc des éléments du corps humain. Si l’on vend son sperme, pourquoi ne pas vendre son œil, son rein ou son bras si cela peut aider à réparer une personne blessée ?

Mesdames, messieurs, nous pouvons être fiers, aujourd’hui, en France, d’être dotés de règles bioéthiques qui préservent du marché le corps et la procréation. Quoi que l’on en dise, nous ne sommes pas à la traîne : nous sommes, au contraire, en avance en garantissant le respect des droits de tous, en particulier de l’enfant.

Cette révision de la loi de bioéthique, en particulier concernant la PMA, doit être à la hauteur de notre philosophie des droits de l’homme, en cherchant à faire valoir l’intérêt général plutôt que l’intérêt particulier, l’intérêt du plus faible, l’enfant, plutôt que celui du plus fort, l’adulte, et à faire valoir la raison plutôt que l’application d’une idéologie ou la réalisation de désir, quel qu’il soit. Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. Mesdames, messieurs, merci pour vos contributions.

Je reviens sur le thème de la multiparenté. L’argument a été évoqué d’abord par le professeur Lucas. Il a pu choquer au départ. Il a été repris par maître de Vries. Si l’on évacue les réalités corporelles et que l’on s’attache à la volonté des individus, qu’est ce qui empêche, en effet, d’avoir plus de deux parents ? Quand on se réfère aux réalités corporelles, on s’appuie sur la reproduction à deux ; quand on se réfère aux notions de volonté de parenté et de filiation, qu’est ce qui empêche d’avoir plusieurs parents parce que « deux, finalement, c’est ringard » ? Qu’est-ce qui permet d’ancrer une filiation limitée à deux si on ne fonde pas ce principe sur la réalité corporelle ?

Mme Carole Mécary. Je formulerai trois observations.

Premièrement, il existe déjà en droit français une parenté qui dépasse le couple. Cette multiparenté résulte de la possibilité de mettre en place une adoption simple. Un enfant peut déjà avoir, en droit français, ses parents d’origine qui sont ses parents légaux et un troisième lien de filiation, puisque l’adoption simple n’efface pas le lien de filiation d’origine mais s’y ajoute. Notre droit connaît déjà cette situation, au demeurant relativement rare, mais qui existe. Conceptuellement, c’est méconnaître le droit français que d’agiter devant vous le spectre de la multiparenté comme cela vient d’être fait.

Deuxième observation : avoir trois parents, à mon sens, est une richesse ; c’est un facteur de protection pour l’enfant. Mais il s’agit là d’une opinion personnelle, elle n’est pas très intéressante.

Ma troisième observation est plus importante : dans la société française de 2018, des associations sollicitent-elles une multiparenté ? Non. C’est une espèce de chiffon rouge que l’on agite devant vous, mais aucune demande ne va en ce sens. Peut-être, un jour, une demande sera-t-elle formulée : je n’en sais rien, je n’en ai pas la moindre idée. Le droit français permet d’ores et déjà d’y répondre grâce à l’adoption simple qui autorise d’ajouter un troisième, voire un quatrième parent quand l’enfant est adulte. La demande actuelle porte sur l’ouverture plus large aux techniques d’assistance médicale à la procréation et d’en tirer les conséquences sur le plan de la filiation. Aucun couple de femmes ne demande qu’il y ait trois parents. C’est une fausse crainte. À supposer qu’elle émerge, je pense qu’un enfant peut avoir légalement trois parents sans que cela soit un drame. Cela existe déjà en droit français.

Mme Laurence Brunet. Il faudrait dédiaboliser la figure de la pluriparenté. Caroline Mécary vient de souligner qu’elle existe déjà au titre de l’adoption simple, mais il existe également quelques rares cas où l’enfant est né dans ce qu’on appelle des organisations de coparentalité. Deux personnes de même sexe ont recours à une femme pour avoir un enfant à deux ou à trois. Parfois, donc, l’adoption est prononcée, mais souvent les juges ont été sensibles à ces situations et ont prononcé des délégations d’autorité parentale à trois. Certes, la situation n’est pas courante, mais cette configuration existe et cela se passe bien.

Les cas où il y a trois parents, au sens strict du terme, sont rares. Le modèle existe toutefois en droit français au travers de l’adoption simple. Vous l’avez formulé comme s’il s’agissait de quelque chose de choquant, d’un épouvantail que l’on brandirait. Je voudrais vous ramener à ce qui existe dans les faits. Une forme de parentalité divisée entre trois adultes a été mise en place par les juges de manière apaisée parce que trois adultes avaient envie de prendre leurs responsabilités, de s’engager au quotidien dans la vie de l’enfant. Je ne dis pas que c’est simple. En effet, gérer à trois rend les choses encore plus compliquées parce que les adultes, parfois, se disputent. En tout cas, ce n’est pas une figure totalement inconnue du droit français.

M. André Lucas. L’exemple de l’adoption me paraît peu probant dans la mesure où, précisément, il s’agit d’une adoption simple dont les effets juridiques sont finalement assez limités, en tout cas par rapport à l’adoption plénière. Je ne pense pas que cet exemple puisse être utilement versé au débat. Il est bien possible, en l’état, qu’aucune demande ne soit formulée en France, mais l’argument est très souvent utilisé qui se fonde sur les lois étrangères. Dès lors, on peut très bien imaginer que ces exemples fassent germer des idées.

Sur le fond, j’ai cité un exemple pour montrer qu’en poussant la logique jusqu’au bout, nous n’avions aucun argument à opposer. Monsieur le président, vous avez demandé ce que nous pouvions opposer à cette demande. Je vous réponds : rien, en logique, absolument rien ! En opportunité, peut-être. Après tout, le législateur peut décider de limiter le nombre des parents à deux. Mais il faut bien se mettre d’accord sur l’idée que la décision serait arbitraire.

M. Geoffroy de Vries. Trois remarques.

Pourquoi deux parents ? Tout simplement parce que le modèle parental est limité à deux. Le nombre n’a de signification que par référence à l’engendrement : il faut un homme et une femme pour faire un enfant. Ce qui importe, ce n’est pas le nombre, c’est l’altérité, mais à partir du moment où on supprime l’altérité et où l’on base tout sur la volonté, pourquoi limiter le nombre à deux ?

J’ai évoqué la loi californienne et la loi de Colombie-Britannique. J’ajoute deux décisions du Canada. La cour d’appel de l’Ontario, dans une décision du 2 janvier 2007, a déclaré une femme partenaire de la mère, parent de l’enfant au même titre que la mère et le père biologique.

Encore au Canada, la cour d’appel de l’Alberta, dans une décision du 5 juillet 2013, a déclaré comme deuxième père l’ancien compagnon du père, contre la volonté de la mère biologique, car ce compagnon s’était investi dans le projet parental.

En Europe, une décision du 19 février 2013 de la CEDH a condamné l’Autriche, au nom de l’égalité, pour avoir refusé d’envisager l’adoption d’un enfant par la femme, compagne de la mère, alors que le père, qui payait une pension alimentaire et voyait régulièrement son enfant, s’opposait à cette adoption.

Il n’y a pas que la multiparenté, il peut y avoir aussi le changement d’avis sur la parenté. Aux États-Unis, dans le cas de la PMA et de la GPA, des parents, pour une raison ou une autre, ne veulent plus de leur enfant. C’est ainsi que l’on voit se développer un marché appelé le rehoming. Vous trouverez de nombreux sites internet qui proposent de racheter des enfants âgés de quatre à dix ans qui ont été rejetés par leurs parents d’origine. Une telle situation naît de l’idée que la volonté fait la filiation et de la disparition du lien biologique.

Comme le disait ma consœur précédemment, le droit français n’appréhende pas uniquement le lien biologique, mais ce n’est pas faire un cours de droit que de dire qu’il y a, en droit, le principe et les exceptions. Or il ne faut pas tout réduire à l’exception. Le principe repose sur la filiation biologique, l’exception sur la filiation symbolique, qui est parfois nécessaire. Mais on ne peut pas, du jour au lendemain, en faire un principe pour répondre à certaines attentes.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci pour l’éclairage que vous apportez.

Vous avez cité la célèbre maxime de Montesquieu qui nous impose d’avoir la main tremblante. Heureusement, elle n’est pas que tremblante depuis l’Antiquité, sans quoi le père aurait encore aujourd’hui droit de vie et de mort sur ses enfants ! Il faut bien écrire de temps à autre de nouvelles dispositions.

La situation actuelle présente un fort contraste. D’une part, l’idée est assez largement répandue selon laquelle les vrais parents ne sont pas ceux qui donnent les gamètes, mais ceux qui s’engagent à procurer à l’enfant l’environnement matériel, affectif, intellectuel qui lui permettra de se développer et de s’épanouir. J’en veux pour preuve que nous ne recherchons pas le parent biologique de l’enfant adultérin. Le père est celui qui élève l’enfant.

D’autre part, notre droit ne considère pas toujours que la mère soit celle qui accouche et que le père soit le père – voir le cas d’une GPA effectuée à l’étranger, ou de la « seconde mère » lorsqu’une PMA concerne un couple homosexuel.

D’un côté, le parent est celui qui s’engage ; de l’autre, notre droit n’est pas en conformité avec les réalités d’aujourd’hui. Dès lors, il nous faut modifier le droit. Pour ce faire, il existe deux solutions. Soit on le change en le corrigeant à la marge, soit on décide de totalement le réécrire. Cela aura du sens dans un avenir plus ou moins proche, car si nous traitons des questions qui se posent aujourd’hui, d’autres se poseront dans le futur. Un jour adviendra l’utilisation de l’utérus artificiel. Cela déplaît à certains et plaît à d’autres. Qu’importe : cela existera. La « femme » qui accouchera sera une couveuse et on ne pourra pas décréter que la couveuse est mère. Il faudra accepter de sortir de nos règles d’antan : nous y serons naturellement conduits. Peut-être le temps est-il venu de faire aboutir cette réflexion pour déterminer qui sont les parents, en nous détachant de la loi de la nature, c’est-à-dire la façon traditionnelle de procréer. Les arrangements avec la tradition existaient déjà dans la Bible : souvenez-vous de Sarah et d’Agar. Par ailleurs, dans les campagnes, lorsqu’un couple était infertile, il était procédé à des échanges d’enfants. L’intérêt de l’enfant est prioritaire. L’enfant a intérêt à avoir un, deux, trois parents qui s’engagent formellement dans son éducation et son épanouissement, et cela même après ses dix-huit ans – mais c’est là une autre histoire !

Après vous avoir entendus, je me demande s’il ne conviendrait pas d’être plus ambitieux en essayant de prévoir les innovations à venir. Bien sûr, nous n’inscrirons rien dans le marbre et il restera du travail pour les générations futures. Il n’empêche qu’il serait intéressant de marquer que nous sommes conscients du fait que le don de gamètes, le lien génétique n’a d’aucune façon la priorité : ce qui importe, c’est l’engagement fort envers l’enfant.

Il nous faut respecter également le fait – à vous de le confirmer – que l’enfant ne doit en rien être stigmatisé par son mode de procréation. Ce n’est pas lui qui l’a choisi. Déjà, il n’a pas choisi de naître. Il arrive que des enfants disent à leurs parents qu’ils n’ont rien demandé, que ce sont eux qui les ont fait naître. Que répondons-nous à nos adolescents lorsqu’ils nous le reprochent ? En général, nous passons à la question suivante. Il ne conviendrait pas qu’ils nous demandent au surplus pourquoi on les a fait naître par un tiers donneur. Il faut éviter toute stigmatisation.

Mesdames, vous avez dressé la liste complète de l’ensemble des possibilités.

J’ai tendance à dire que la solution la moins stigmatisante serait celle où l’acte de naissance affiche le moins d’indications, ce en quoi je m’écarte légèrement de la recommandation du Conseil d’État, et ce pour éviter toute différence et discrimination. C’est vers cela qu’il nous faut tendre, pour que l’enfant trouve son intérêt et sa capacité à se développer sans jamais avoir l’impression d’être différent. Tous les pédopsychiatres nous le disent : il est un âge où l’adolescent ne supporte pas d’être différent. On le note même dans le code vestimentaire. Ils ont besoin d’être identiques. Celui qui est marginalisé par ses camarades en souffre. Il convient de respecter ce besoin des jeunes et de les placer dans la condition commune. Quel que soit le mode de procréation – auquel il n’a pas participé –, il doit être une reconnaissance de ses parents, d’un état normal et habituel. Je suis très à l’écoute de tout ce que vous dites qui nous permet d’établir une filiation en parfait respect avec ce principe.

Mme Laurence Brunet. Je suis sensible à votre propos selon lequel l’enfant ne doit pas être stigmatisé, ni aucune précision figurer à l’état civil. Lorsque l’on est adopté, quand on est légitimé, il est normal que l’état civil fasse état d’une forme d’historique. En revanche, s’agissant du mode de conception et des aspects corporels, moins l’on en sait, mieux l’on se porte.

Pour avoir beaucoup discuté de cette question avec des couples de même sexe ou hétérosexuels, je pense que les parents sont responsables et matures. Bien sûr, il faut lever le secret du mode de conception de l’enfant. Cela se passe entre les parents et les enfants. La société doit accompagner ce mouvement de transparence, mais une pression par la voie de l’état civil me semble aller trop loin. Peut-être suis-je influencée, comme je vous l’ai dit, par mes travaux actuels. J’ai lu les travaux produits en Grande-Bretagne où ces mêmes questions se sont posées en 2008 lorsqu’a été ouverte la procréation aux couples de même sexe. La possibilité de la levée de l’anonymat a été envisagée en 2004 et 2005. Le respect du droit à la vie privée des parents l’a finalement emporté.

Le législateur britannique a encouragé la levée du secret, écarté l’anonymat en permettant de manière graduelle et en accompagnant cette levée possible des origines par la Human Fertilisation and Embryology Authority (HFEA), mais il a décidé de ne pas inscrire ces informations sur les documents d’état civil. Je souligne que la Grande-Bretagne n’a pas d’actes d’état civil équivalents aux nôtres. Inscrire des informations serait trop attentatoire aux rapports liants parents et enfants.

La solution la meilleure, me semble-t-il, passerait par ce qu’on appelle la présomption de co-maternité ou la présomption de parenté. Il me semble essentiel de maintenir la cohérence du droit de la filiation faisant l’objet du titre VII du code civil. Le droit français de la filiation est parcouru par des tensions entre la filiation biologique et la filiation fondée sur la volonté. La reconnaissance est fondée sur la volonté. Mais le titre VII a toute sa cohérence parce que la filiation repose sur une vraisemblance d’engendrement. Cela ne se constate pas dans les modes extrajudiciaires d’établissement de la filiation, mais lorsqu’on se rend dans les prétoires en raison d’un contentieux, la preuve qui règne aujourd’hui est celle qui repose sur l’expertise biologique.

Ce droit s’est construit depuis 1804 en se fondant sur la volonté, mais, en cas de contestation, le soubassement le plus profond repose sur la biologie. Le droit est ainsi construit. Je ne sais s’il faut tout réformer, je n’irai pas jusque-là. Avec l’ordonnance de 2005, ce droit a accédé à un certain équilibre entre la paix sociale et l’importance de la biologie. Peut-être conviendra-t-il de procéder à des aménagements parce que la Cour européenne des droits de l’homme estime que les délais de prescription sont trop courts.

La solution la plus simple consisterait à reprendre les modes extrajudiciaires d’établissement de la filiation, c’est-à-dire la présomption de parenté, la co-maternité et la reconnaissance, à les ôter du titre VII pour ne pas abîmer sa cohérence et à créer un titre VII bis relatif à la procréation par don de gamètes, peut-être un jour par GPA ou par greffe d’utérus. Il faudra, en effet, anticiper.

Nous reprendrions des modes habituels qui n’apparaîtraient pas sur l’acte de naissance. Il ne faut cependant pas tout mélanger car la cohérence du droit est essentielle. Elle a déjà été mise à mal en 1994 quand on a introduit de force les articles 311-19 et 311-20 du code civil dans le titre VII. En relisant les débats parlementaires, les partisans militaient plutôt en faveur de leur insertion dans le titre relatif à l’adoption. On n’osait pas encore créer un titre VII bis, mais prévalait l’idée qu’il s’agissait d’un mode spécifique et qu’il fallait le distinguer, sans pour autant discriminer ou stigmatiser. L’idée a été débattue, même si elle a été écartée au nom d’une sorte de « ni vu ni connu », comme dirait Irène Théry.

Aujourd’hui, nous sommes en train de nous saisir de la question dans son entier, et il nous faut basculer ces articles dans un autre titre pour donner une cohérence à ces modes d’établissement de la filiation. Cela dit, je souhaite qu’ils restent assez traditionnels. Les modes extrajudiciaires d’établissement sont aujourd’hui adéquats, la plupart fondés sur l’acte de volonté. La présomption de paternité est une façon de donner par avance son consentement aux enfants qui naîtront du mariage. La place de la volonté est déjà présente. Il suffit de transposer. La spécificité du titre VII bis tiendrait dans le fait que la preuve biologique ne serait pas recevable. Les filiations seraient verrouillées comme cela figure aux articles 319 et 320 du code civil. Il s’agit de faire sortir ces deux articles du titre VII et de les insérer dans un titre VII bis, en l’aménageant pour que son contenu s’applique à tous les couples, les couples de femmes en particulier.

Cette façon de faire traduirait un changement symbolique très fort et serait facile à réaliser d’un point de vue juridique.

Mme Carole Mécary. Je rappelle en préambule cette phrase de Françoise Héritier : « Rien de ce qui nous paraît naturel n’est naturel. » Cela pour dire que le législateur a tout pouvoir d’organiser l’établissement du lien de filiation dans le cadre d’une procréation médicalement assistée. Je rejoins Laurence Brunet sur la mise en place de ce titre VII bis concernant les procréations médicalement assistées.

Je formulerai maintenant quelques observations.

J’ai indiqué dans mon exposé les différentes modalités que j’ai envisagées, notamment les trois dernières visant à ne pas toucher au mode d’établissement de la filiation via la présomption de paternité grâce au procès-verbal de recueil des consentements qui serait utilisé à l’établissement de l’acte de naissance. Ce n’est qu’une des possibilités. La mise en place d’une présomption de parenté ou de co-maternité avec en parallèle une déclaration est parfaitement envisageable. Au législateur de choisir.

Ce n’est pas parce qu’il y a des différences que ce sont des discriminations. Ce n’est pas parce qu’il y a des femmes et des hommes qu’il y a une discrimination sur le plan juridique. Ce n’est pas parce que figurerait sur la copie intégrale de l’acte de naissance la mention d’un procès-verbal de recueil des consentements que l’enfant serait discriminé. Il s’agit de mettre en accord un élément de son histoire et un élément de son identité. Éventuellement, la discrimination résiderait dans le fait que l’enfant n’aurait pas connaissance de cette situation, que ses parents ne la lui auraient pas révélée. Pour le reste, ce n’est pas une différence discriminante pour l’enfant. Les jumelles Mennesson savent pertinemment qu’elles ont été conçues grâce à une mère porteuse. Elles savent que leur mère est Mme Mennesson et leur père M. Menesson, et qu’il a fallu une mère porteuse pour qu’elles viennent au monde
– ce qu’elles n’ont pas demandé, ni aucun d’entre nous. Elles ne vivent pas la situation comme une discrimination, car elles en sont informées. Il ne faut pas considérer que toute différence entre des situations de fait soit une discrimination. L’analyse ne me paraît pas juste, du moins sur le plan juridique. Cela dit, il revient au législateur de trouver la meilleure solution, au regard des enjeux qui sont posés aujourd’hui.

Vous avez évoqué la gestation pour autrui (GPA) et la situation des enfants aujourd’hui conçus à l’étranger par gestation pour autrui. À l’étranger, un acte de naissance est établi au nom des parents d’intention : un couple hétérosexuel, un couple d’hommes, parfois une femme ou un homme célibataire. L’acte de naissance est établi conformément à la loi nationale du pays étranger, que ce soit le Portugal, qui a ouvert la gestation pour autrui, la Grèce, Israël, etc.

L’identité n’est pas un problème sur le plan juridique. Il n’y a pas non plus un problème d’établissement du lien de filiation, lequel est établi par l’acte de naissance étranger, normalement valable en France dès lors qu’il est traduit et apostillé.

Le problème réside dans le refus idéologique opposé par la Cour de cassation à une transcription totale de l’acte de naissance. La transcription n’est pas l’établissement du lien de filiation : elle permet à un enfant d’avoir un acte de naissance français. Si l’on peut vivre sans transcription, il n’en reste pas moins qu’il est très pratique d’avoir un acte de naissance français. La Cour de cassation, le 5 juillet 2017, a considéré que l’on ne pouvait le transcrire que partiellement. C’est une position incohérente parce qu’elle est politique. Je m’explique : la Cour de cassation a considéré que l’acte de naissance devait être retranscrit uniquement à l’égard du mari de la femme qui figure sur l’acte de naissance. Or, comment la présomption de paternité peut-elle jouer à l’égard d’un homme dont on sait que la femme n’a pas accouché ? C’est une première incohérence, mais l’on relève surtout la dimension politique de la position de la Cour de cassation, qui considère que la mère est toujours celle qui accouche. En droit, c’est faux. La mère n’est pas toujours celle qui accouche : elle peut être une mère adoptive qui n’a jamais accouché ; dans l’accouchement sous X, la femme qui a accouché peut ne jamais être la mère. Il y a là un problème de cohérence interne à la Cour de cassation.

La Cour de cassation reconnaît la transcription uniquement à l’égard du père supposé être le père biologique, alors que l’on n’a jamais demandé à un homme marié de fournir un test de paternité. Mais, surtout, elle explique qu’une transcription partielle protège mieux l’intérêt de l’enfant. Il serait pourtant très étrange que l’intérêt de l’enfant soit mieux protégé par une transcription partielle que par la transcription complète. C’est totalement incohérent.

Une transcription partielle protégerait censément la femme porteuse, qui n’est pas dans la cause et qui n’a rien demandé. Selon son droit national, elle a même renoncé à tout droit sur l’enfant, qu’elle ne considère pas comme étant son enfant. On comprend la motivation de la Cour de cassation qui formule textuellement que cela empêche le recours à la GPA à l’étranger. À cet égard, le rôle de la Cour de cassation est bien étrange. Au reste, elle sait très bien que sa position est bancale puisque, le 5 octobre dernier, elle a demandé un avis à la Cour européenne des droits de l’homme. Ce faisant, elle ne prend pas ses responsabilités. Comprenant que sa position est bancale, elle demande à la CEDH si elle doit reconnaître intégralement l’acte de naissance en fonction ou non d’un don de gamètes, ce qui ouvre une boîte de Pandore terrifiante. C’est la raison pour laquelle le législateur pourrait rappeler que la transcription de l’acte de naissance étranger doit être faite dès lors qu’est fourni un acte de naissance étranger valablement établi selon les formes du droit étranger. Cela réglerait la question et mettrait fin à seize ans de procédure judiciaire, car cela fait seize ans que cette histoire n’est pas réglée et que cela occupe le tribunal de grande instance de Nantes, la cour d’appel de Rennes, la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme ! Sans compter que c’est contraire à l’intérêt de l’enfant…

Il conviendrait donc de régler cette question qui, au demeurant, est fort simple dans la mesure où il suffit d’accepter la transcription complète, tout en ne légalisant pas la GPA en France, où elle reste interdite.

M. André Lucas. La réforme envisagée passe par une refonte totale et radicale du droit de la filiation. Aussi suis-je en parfait accord avec ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur, en évoquant la nécessité d’une réflexion aboutie. J’oserai un bémol, mais je suis sûr que tout le monde sera d’accord sur ce point : ce n’est pas parce que des techniques sont disponibles qu’elles ont nécessairement vocation à être retenues par le droit. Y compris à l’avenir, il conviendra d’opérer un tri entre les différentes techniques.

À mon avis, il n’est pas possible de concrétiser cette réflexion dans un titre VII bis où seraient concentrées toutes les dispositions sur la PMA ; du moins cela s’avérerait-il extrêmement difficile car des problèmes de cohérence se poseront, qui émergeront immédiatement.

Si l’on veut véritablement fonder la filiation sur le consentement, il faut le dire et en tirer toutes les conséquences, accepter une révolution. Je ne défends pas cette position, mais au moins a-t-elle une cohérence. J’insiste sur le travail considérable que représenterait une refonte complète du droit de la filiation fondée sur cette inversion totale de perspective.

Quand je suis devenu professeur de droit, j’ai enseigné le droit de la filiation, peu de temps après la grande loi du 3 janvier 1972, une loi importante qui a établi l’égalité entre la filiation naturelle et la filiation légitime. Nombre de ses grands principes figurent encore dans notre droit, mais elle ne réalisait pas une révolution à la mesure de celle qui est envisagée. Or, cette loi de 1972 avait été précédée de travaux extrêmement abondants, bien plus abondants sur le plan sociologique et sur d’autres plans que ceux qui sont versés aujourd’hui au débat et qui sont destinés à vous éclairer. D’éminents juristes s’étaient attelés à la tâche. Je ne peux pas ne pas citer le doyen Jean Carbonnier, probablement l’un des plus grands juristes français du XXe siècle. Je dis donc : pourquoi pas ? Cette refonte répondra à une logique. Ce ne sera pas une mince affaire, mais je vous souhaite beaucoup de courage !

M. Geoffroy de Vries. Monsieur le rapporteur, la question n’est pas tant de savoir si l’enfant doit ou non être stigmatisé. Nous sommes tous d’accord sur le fait qu’il ne doit pas l’être : il doit être protégé, quelles que soient les situations rencontrées en France.

Le sujet de l’extension ou de la déréglementation de la PMA n’est pas un sujet juridique. C’est d’abord un sujet anthropologique, sociologique et politique. Le droit ne vient qu’après. Avant donc d’imaginer des solutions juridiques, dont les faiblesses pour certaines ont été évoquées, il conviendrait de tirer le fil rouge de la PMA et de ses conséquences.

En vous entendant, une question m’est venue à l’esprit. Vous parliez d’utérus artificiel, vous parliez de GPA, vous auriez pu parler de mariage à plusieurs. Des demandes sont formulées à cet égard. Dès lors que l’on peut se marier entre personnes de même sexe, pourquoi, là aussi, se limiter à deux ?

La question fondamentale est de savoir s’il faut tout accepter au prétexte que cela existe ou existera. Oui, l’utérus artificiel existera, mais faut-il pour autant l’accepter ? Oui, la GPA existe, mais faut-il pour autant l’accepter ? L’esclavage existe aussi. L’accepte-t-on ? Non. Des conventions internationales sont intervenues – trop tard sans doute – et nous ne l’acceptons plus. Les crimes existent. Les accepte-t-on ? Non. Ce n’est pas parce qu’une chose existe qu’il faut l’accepter : sinon, monsieur le rapporteur, on accepte tout, et dans ce cas-là, si, comme vous le souhaitez, il faut être ambitieux, ne prévoyons plus de règles ! La meilleure façon d’être ambitieux, c’est de ne rien prévoir ! On fait tout ce que l’on veut, c’est le progressisme, le libéralisme abouti à l’extrême, les individus fixant en conscience leurs propres limites. Telle n’est pas ma position.

Mme Élise Fajgeles. Il me semble que vous avez raison tous les quatre et que vous êtes d’accord !

M. le président Xavier Breton. Merci de vos efforts, chère collègue !

Mme Élise Fajgeles. Le sujet est éminemment politique et il est aujourd’hui de la responsabilité du législateur de trancher et de procéder à un choix politique. Pour ce faire, nous avons besoin d’être éclairés. Il me semble que ce choix a déjà été opéré puisque le Président de la République actuel a été élu au suffrage universel démocratiquement et qu’au cours de sa campagne l’un de ses engagements était d’ouvrir l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. Il me semble que, démocratiquement, le choix politique a déjà été en partie opéré. Désormais, il appartient, en effet, au législateur de traduire ces engagements dans tous les domaines, celui-là comme les autres, et de le faire de manière éclairée, notamment d’un point de vue juridique, en garantissant que la loi soit appliquée dans la société sans créer de souffrances, de déchirures et de clivage, puisque tous les points de vue peuvent être entendus et sont légitimes.

À cet égard, messieurs, il me semble extrêmement important de vous entendre, de dialoguer avec vous, même si je distingue votre expression à chacun. Je voudrais réagir en tant que femme politique. Vous prenez l’enfant en compte, vous souhaitez le protéger, je l’entends. Toutefois, vous pouvez avoir tenu des propos susceptibles de causer une douleur à ces familles construites en dehors du modèle traditionnel que vous souhaitez maintenir coûte que coûte.

Messieurs, j’ai entendu dans vos propos un refus de reconnaître que le législateur puisse s’adapter aux évolutions de la société, notamment vous, monsieur de Vries. Dès lors, j’interroge : devons-nous revenir sur le droit au divorce ? Sur le droit pour les femmes à disposer de leur corps via la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse ? Sur le droit au mariage pour les couples de même sexe ? Ce sont des lois qui ont été votées, parfois à la suite de débats houleux, certes, mais démocratiquement.

Aujourd’hui, notre société ne me paraît pas en danger de décadence ou de perdition : nous continuons à y vivre et à élever des enfants. Faudrait-il revenir sur ces avancées qui ont consacré des avancées sociétales dans la loi ?

Je vous poserai quelques questions en réaction à vos propos. L’un et l’autre dites que l’AMP serait réservée aux couples hétérosexuels en situation d’infertilité. On sait que ce n’est pas toujours le cas. Vingt pour cent des couples hétérosexuels ne sont pas infertiles, mais sont fatigués, surmenés, stressés. Voilà ce que disent les gynécologues qui prescrivent l’AMP. Qu’en pensez-vous ? Faudrait-il sanctionner les praticiens qui prescrivent l’AMP à des couples hétérosexuels ne souffrant pas d’infertilité médicalement constatée, ou bien rester dans l’hypocrisie en disant que cela n’existe pas alors que nous savons pertinemment que c’est faux ?

Monsieur Lucas, vous avez indiqué qu’il fallait peut-être réserver l’AMP aux couples en âge de procréer. Je voudrais savoir ce qu’est un couple en âge de procréer. Faudrait-il inscrire dans la loi un âge au-delà duquel les femmes ne peuvent plus procréer ? Pour le moment, aucune limite n’est fixée. Je ne sais pas comment faire pour réserver l’AMP aux couples en âge de procréer.

Vous dites qu’il ne faut pas toucher au droit de la filiation, ce qui aurait pour conséquence de ne pas permettre l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes. Si nous permettons l’ouverture mais que nous ne touchons pas au droit de la filiation – ce qui entraînerait, selon vous, une révolution trop importante – que faisons-nous des enfants qui naîtront ? Pour le coup, cela signifie que les enfants sont traités différemment, mais si jamais on n’ouvre pas l’AMP, que faisons-nous des femmes qui continueront à y avoir recours à l’étranger ? Faut-il prévoir de les sanctionner pénalement, puisque la pratique continuera d’exister ? Ce n’est pas parce que cela existe qu’il faut le faire, mais si cela existe, faut-il l’empêcher et comment l’empêcher ?

Vous venez de nous dire que l’enfant ne doit pas être stigmatisé et qu’il doit être protégé, mais que faisons-nous pour les enfants déjà nés par PMA à l’étranger ? Que faisons-nous pour les protéger et garantir leur droit supérieur à être protégés ? Lorsqu’on dit que l’amour ne fait pas tout – et c’est en cela que votre propos peut être ressenti comme douloureux par les parents –, que fait-on de ces projets parentaux qui ont déjà donné lieu et qui continueront de donner lieu à la naissance d’enfants ? Sur quoi se basent ces projets parentaux, plus forts que tout, si ce n’est sur l’amour et la volonté de créer une famille ? Ne pourrait-on consacrer, non pas un droit à l’enfant, mais un droit fondamental à avoir une vie familiale normale ?

Mme Annie Vidal. Merci, mesdames, messieurs, de vos interventions, toutes très intéressantes.

Je rejoins ma collègue sur un certain nombre de ses propos. Nous sommes confrontés à de nombreuses questions : une volonté politique clairement affichée quant à l’extension de la PMA et un constat sur l’évolution de notre société. Ce qui fait famille aujourd’hui n’est pas ce qui faisait famille il y a quelques années. Cette évolution est un signe de modernité de la société, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter. Toutefois, il me semble important de préserver un équilibre entre cette modernité et la tradition auxquelles certaines et certains d’entre nous sont très attachés.

Cela ouvre un certain nombre de questions juridiques, mais aussi philosophiques et sociétales sur lesquelles nous avons besoin d’un éclairage. Vos contributions viennent nourrir cette réflexion.

La question juridique a animé les débats d’aujourd’hui. Le constat est très nettement établi sur la nécessité de faire évoluer le droit en matière de filiation : c’est une nécessité absolue. Je ne suis pas juriste, mais je mesure très bien, au fil des nombreuses auditions auxquelles nous avons assisté, la complexité à laquelle se heurte la nécessité de le faire évoluer. Vous avez exposé plusieurs hypothèses, dont celle de la présomption de parenté qui viendrait en remplacement de la présomption de paternité. Cette formule semble en effet assez bien répondre à la situation de la PMA pour les couples de femmes.

Ma question porte sur l’équilibre entre les couples de femmes et les couples constitués d’un homme et d’une femme. En droit, doit-on imaginer qu’il faille être deux pour qu’il y ait présomption de parenté et présomption de paternité, afin que celles et ceux qui sont très attachés à la notion d’altérité puissent s’y retrouver et retrouver dans le droit une expression qui leur convienne, sans que ce soit discriminant pour l’enfant ? Dans l’évolution des textes, cet équilibre doit toujours être présent. Si l’évolution de la société est à intégrer, il ne faut pas pour autant que ceux qui sont attachés à une forme de tradition se sentent niés dans l’expression du droit.

Mme Laurence Brunet. Les questions de Mme Fajgelès ne nous étant pas adressées, je répondrai à celle de Mme Vidal.

J’entends bien, madame, votre propos : symboliquement, le droit doit maintenir l’expression de l’altérité, qui est uniquement maintenue dans le titre VII puisque l’article 6
– l’article « balai » – de la loi 2013 l’a effacée partout ailleurs.

Si nous appliquions l’idée de détacher les articles 311-19 et 311-20 du titre VII pour les insérer dans un titre VII bis qui serait applicable à tous les couples ayant besoin d’un don de gamètes pour avoir un enfant, et si nous étions très attachés à la présomption de la paternité, nous pourrions maintenir le premier alinéa de l’article 320, relatif aux règles de présomption de la paternité, et ajouter un alinéa précisant que la conjointe de la mère sera désignée comme la seconde mère. Au lieu de ne faire qu’une formule en « dégenrant » les termes « mari », « femme », « père », « mère », nous pourrions laisser le texte actuel tel quel et ajouter pour les couples de femmes : « la conjointe de la mère sera désignée comme la seconde mère ». C’est ce qu’ont fait le droit québécois et le droit belge, qui par ailleurs n’ont pas « dégenré » ni privé de toute référence au père ou à la mère le reste des articles. Un article équivalant au nôtre demeure, qui précise que le père est celui que désigne le mariage, du fait de la présomption de paternité. C’est une option possible, l’autre étant d’introduire un libellé où l’altérité des sexes disparaît, en indiquant « parent », « conjointe de la mère », car le terme de mère restera toujours. Le droit belge et le droit québécois ont procédé ainsi : ils n’ont rien effacé, ils ont ajouté.

Mme Carole Mécary. Dans mon exposé, j’ai indiqué que l’on pourrait supprimer la présomption de paternité au bénéfice d’une présomption de parenté, « neutralisant » ainsi la notion de paternité. L’idée était d’englober tous les couples de façon à supprimer toute différence dans les vocables, sachant que les droits et les devoirs seraient les mêmes vis-à-vis de l’enfant et que les enfants auraient les mêmes droits vis-à-vis des parents.

La dernière possibilité que j’ai envisagée était de ne pas modifier la terminologie, de conserver la présomption de paternité et d’ajouter pour les couples de femmes une présomption de co-maternité ayant exactement la même fonction que la présomption de paternité, si ce n’est que le terme de paternité renvoie à un couple hétérosexuel et que le terme de co-maternité évoque un couple de femmes.

Je peux entendre le fait que les couples existants n’aient pas envie que l’on dénomme autrement la réalité qui les concerne. On peut tout faire juridiquement mais qu’importe la dénomination puisque dans les deux cas, les droits et les devoirs sont identiques. Dans la mesure où la situation de fait peut être différente, on la dénommera différemment. Pour les couples hétérosexuels, s’appliquera la présomption de paternité ; pour les couples de femmes, la présomption de co-maternité ou de co-parenté. J’ai lu l’article 312, calqué sur celui relatif à la paternité, pour les conjoints de même sexe. Oui, on peut le faire ; en tout cas, il n’y a pas d’obstacle technique. Ce qui compte, ce sont les conséquences juridiques qu’on y attache : les conséquences juridiques doivent être les mêmes pour tous les couples et, surtout, pour les enfants que la loi protège.

Mme Laurence Brunet. Il est possible d’écrire que, dans l’un et l’autre cas, la filiation ne sera pas contestable. Il est inutile d’alourdir l’article ; il suffit de distinguer les deux hypothèses pour maintenir la filiation. Bien sûr, il faudra réécrire les conséquences de la filiation, l’impossibilité de contester et l’obligation pour la seconde mère comme pour le compagnon de faire une reconnaissance sous peine d’une déclaration forcée de paternité.

M. André Lucas. Madame la députée, je ne reconnais pas du tout la teneur de mes propos dans les questions qu’ils vous ont suggérées. À aucun moment, je n’ai évoqué l’idée de revenir sur une disposition du droit positif.

C’est vrai, j’ai plaidé pour le statu quo et je vous ai dit pourquoi. Je vous ai dit que vous ne pouviez entreprendre cette réforme que moyennant une refonte radicale, dont il faut bien mesurer les conséquences car le droit n’est pas une variable d’ajustement. Il faut mettre en musique juridique une décision politique en voie d’être prise, je le comprends bien, mais il s’agit une phase importante et j’ai voulu attirer l’attention sur la difficulté de rédiger un dispositif cohérent. Par conséquent, je ne propose rien qui viserait à revenir en arrière, selon les termes que vous avez utilisés.

Je n’ai pas évoqué la critique du droit existant. Vous me demandez ce que je pense de la condition actuellement posée par le législateur concernant l’âge de procréer. C’est une difficulté, j’en suis bien d’accord. J’ai envie de répondre que je ne sais pas très bien que répondre, mais tel n’est pas le sujet que je voulais aborder. Peut-être est-il possible d’améliorer la loi existante, car je crois qu’il y a des difficultés à cerner le périmètre exact de l’AMP, telle qu’elle existe aujourd’hui dans le code civil et dans le code de la santé publique.

S’agissant des enfants nés d’une PMA pratiquée à l’étranger, vous me demandez si je serais favorable à une sanction pénale. Évidemment, non. D’ailleurs, le droit pénal ne permet pas de sanctionner tous les délits commis à l’étranger : des conditions particulières sont nécessaires qui, en l’occurrence, ne sont pas remplies. À votre question, j’apporte donc une réponse négative, tout simplement.

Le statu quo ne consiste pas à revenir sur la législation en vigueur. La réforme envisagée conduirait trop loin si on voulait lui garder une certaine cohérence. Voilà comment je peux résumer le propos que j’ai tenu.

Je trouve intéressante l’idée de conserver deux niveaux. Il y aurait deux droits de la filiation. Si je trahis votre pensée, dites-le moi.

Mme Élise Fajgelès. Tel n’était pas mon propos.

M. André Lucas. Je suis désolé, dans ce cas, de déformer votre propos. J’ai compris votre suggestion comme visant à créer deux niveaux : le droit commun de la filiation qui aurait vocation à s’appliquer aux couples hétérosexuels et des règles particulières qui seraient indépendantes de l’altérité sexuelle. S’il en allait ainsi, je pense qu’une telle configuration serait très difficile à mettre en œuvre et que s’y attacherait un risque d’incohérence que j’ai déjà dénoncé. Si je me suis trompé sur la teneur de votre propos, je vous prie de m’en excuser.

M. Geoffroy de Vries. Madame, avant que vous n’interveniez, j’avais posé la question : faut-il accepter tout ce qui existe au motif que cela existe ? Je n’ai pas parlé de revenir sur ce qui existe déjà. Faudra-t-il autoriser demain l’utérus artificiel ou la GPA ? Je pose la question. Pour ma part, je n’en suis pas certain mais je n’ai pas évoqué la question de l’avortement ou du divorce. Revenons au sujet qui nous intéresse, qui est la PMA.

Vous avez indiqué que mes propos pourraient être douloureux pour les familles. J’en serais désolé, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Nous sommes à l’Assemblée nationale pour débattre d’un sujet politique et juridique. Vous êtes des parlementaires. Nous ne sommes pas là pour faire du sentimentalisme. J’ai simplement rappelé le droit existant, la jurisprudence du Conseil d’État concernant l’égalité, qui ne peut justifier l’ouverture de la PMA aux couples de femmes, ou encore la jurisprudence de la CEDH.

Je rappelle qu’en droit français, la PMA n’est pas ouverte aux couples de femmes et que celles qui se rendent à l’étranger pour ce faire le font en violation du droit français. Il en est de même pour la GPA. Il faut être responsable et aller au bout de sa logique. Certes, le texte peut être modifié, mais les personnes qui pratiquent une GPA le font aujourd’hui en violation du droit français.

Vous me reprochez d’avoir dit que l’amour ne pouvait pas tout justifier. En effet, l’amour ne peut tout justifier. Par exemple, l’amour ne peut pas justifier de commettre un délit ou un crime. Il existe des limites. Plus que de droit, il s’agit de philosophie. On ne peut tout faire au nom de l’amour. En l’occurrence, l’amour ne pourra pas combler l’absence d’un père. Revenons à l’essentiel : même si elle répond à des demandes sociétales, à un désir d’enfant que l’on peut comprendre, la généralisation de la PMA aura pour effet, si elle devait être ouverte aux couples de femmes ou aux femmes seules, la suppression du père et de toute lignée paternelle. C’est là une question à laquelle il convient de profondément réfléchir !

M. le président Xavier Breton. Merci de vos contributions respectives. Nos débats se poursuivront ici et dans la société.

 

 


– 1 –

Table ronde sur le diagnostic prénatal et le diagnostic préimplantatoire

        Pr. Jean-Paul Bonnefont, professeur de génétique à l’Université Paris Descartes – Institut hospitalo-universitaire IMAGINE (unité mixte de recherche 1163), médecin praticien hospitalier, directeur de la Fédération de génétique médicale

        Pr. Nelly AchourFrydman, responsable de l’unité de formation et de recherche « Biologie de la reproduction » à l’hôpital Antoine Béclère de Clamart

        Pr. Samir Hamamah, chef du département « Biologie de la reproduction et DPI » au CHU de Montpellier

Jeudi 18 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, pour cette deuxième table ronde du jour, consacrée au diagnostic prénatal (DPN) et au diagnostic préimplantatoire (DPI), nous avons le plaisir d’accueillir M. Jean-Paul Bonnefont, professeur de génétique à l’université Paris-Descartes – Institut hospitalo-universitaire Imagine (unité mixte de recherche 1163), médecin praticien hospitalier et directeur de la Fédération de génétique médicale, Mme Nelly Achour‑Frydman, responsable l’unité de formation et de recherche « Biologie de la reproduction » à l’hôpital Antoine Béclère de Clamart, et M. Samir Hamamah, chef du département « Biologie de la reproduction et DPI » au centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier.

Je vous remercie d’avoir accepté d’intervenir dans le cadre de notre mission d’information. La révision de la loi de bioéthique nous donne l’occasion de nous interroger sur de nombreux sujets, notamment sur les évolutions des diagnostics – le DPN et le DPI – et sur l’adéquation de la loi aux nouvelles réalités scientifiques. Afin de nourrir nos réflexions, nous souhaiterions bénéficier de vos expertises et expériences en écoutant vos positions sur ces sujets.

M. Jean-Paul Bonnefont, professeur de génétique à l’Université Paris-Descartes, Institut hospitalo-universitaire Imagine (unité mixte de recherche 1163), médecin praticien hospitalier et directeur de la Fédération de génétique médicale. Mesdames et messieurs, merci de nous avoir conviés devant cette auguste assemblée. Ma présentation ne reflétera pas forcément la pensée de mes collègues et nous donnera donc l’occasion de discuter.

Toute notre discussion sera couverte sur le plan juridique par la loi de 1994 qui dispose : « Le diagnostic prénatal s’entend des pratiques médicales, y compris l’échographie obstétricale et fœtale, ayant pour but de détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité. » Dans son avis, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) propose d’amender la dernière partie de cette phrase : « détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité. »

De quoi parle-t-on exactement en termes d’organisation ?

L’organisation du DPN est structurée en quarante-huit centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN), établis depuis 1994. De très nombreux participants contribuent à l’optimisation de la prise en charge des DPN, et je ne saurais trop insister sur le rôle des sages-femmes et des conseillers en génétique – qui malheureusement n’ont pas encore un statut officiel en France, alors que ce métier existe depuis plusieurs dizaines d’années et qu’il est absolument indispensable au fonctionnement de nos CPDPN.

Pour le DPI, il existe cinq centres : Montpellier, représenté par le professeur Samir Hamamah, Béclère-Necker, représenté par le professeur Nelly Achour‑Frydman et moi‑même, Strasbourg, Nantes et Grenoble qui a ouvert tout récemment.

Ces structures sont extrêmement encadrées pour éviter toute dérive. Les CPDPN sont soumis à l’autorisation de l’Agence de la biomédecine, tandis que les laboratoires de génétique moléculaire ou de cytogénétique dépendent des agences régionales de santé (ARS).

Cette diapositive un peu compliquée résume les pratiques de DPN et DPI en France.

Voyons tout d’abord les cas les plus fréquents, ceux de DPN non programmés. La grossesse se déroule parfaitement, dans le bonheur le plus complet, et arrive soudain ce que nous appelons un signe d’appel biologique ou échographique. Dans une telle situation, très anxiogène pour le couple, on distingue deux cas.

Dans le premier cas, la maladie évoquée est une trisomie 21, accessoirement une trisomie 13 ou 18. Depuis 2017, nous pouvons alors pratiquer un diagnostic prénatal avancé non invasif (DPANI) de la trisomie 21. Ce diagnostic offre l’avantage d’être réalisé non pas sur un prélèvement de tissu fœtal invasif mais par le biais d’une simple prise de sang puisque de l’ADN fœtal circule dans le sang maternel. L’analyse de ce mélange d’ADN fœtal et d’ADN maternel montre une absence de trisomie 21 dans 90 % des cas. La grossesse peut alors se poursuivre, tout va bien. Dans 10 % des cas, le DPANI montre que la trisomie 21 est probable. Le diagnostic doit alors être confirmé à l’aide d’un caryotype qui nécessite un geste invasif d’amniocentèse.

Le signe d’appel peut évoquer une autre maladie. On passe alors directement à l’amniocentèse et à la recherche d’un réarrangement chromosomique car c’est à peu près la seule chose que l’on sache faire actuellement. On essaie de rechercher une anomalie de nombre ou de structure des chromosomes, mais nous sommes encore incapables, dans le cours d’une grossesse, de rechercher une anomalie génétique. Nous ne savons pas détecter une faute d’orthographe dans le bouquin que constitue le gène. Nous pouvons chercher s’il y a un bouquin en trop – une trisomie 21 – ou si un gros chapitre du bouquin a été arraché – un réarrangement chromosomique.

Venons-en maintenant aux diagnostics programmés. Le couple, qui sollicite ce diagnostic prénatal ou préimplantatoire, a déjà eu le malheur d’avoir un enfant atteint d’une maladie génétique grave. On lui a évalué un risque de récidive de maladie important : 25 %, 50 % ou autres. Lorsque l’anomalie génétique est identifiée, selon le choix du couple, on peut proposer un DPN ou un DPI.

En cas de DPN, deux prélèvements sont possibles pour récupérer du tissu fœtal : un prélèvement à douze semaines de placenta, de trophoblaste ; un prélèvement à seize semaines de liquide amniotique. Ces prélèvements donnent lieu à des tests génétiques ou chromosomiques. Si le fœtus est atteint, on propose au couple de pratiquer une interruption médicale de grossesse (IMG).

En cas de DPI, le début du processus est celui consacré dans toute AMP : on induit une multi-ovulation chez la femme ; sous échographie, on prélève les ovocytes qui en sont issus ; chaque ovocyte fait l’objet d’une fécondation in vitro (FIV) par injection d’un spermatozoïde provenant du sperme du conjoint ; l’embryon est mis en culture pendant trois à cinq jours. On prélève alors une ou deux cellules, que l’on appelle des blastomères, pour effectuer l’analyse génétique pour laquelle le couple demande un DPI. Les embryons dont l’analyse génétique indique qu’ils ne sont pas atteints peuvent être réimplantés dans l’utérus de la mère. Quand les choses vont bien, cela aboutit à une grossesse.

Voilà le panorama général actuel des DPN et DPI en France.

Pourquoi choisir un DPN plutôt qu’un DPI dans le cadre d’un diagnostic programmé ? Le DPN offre deux avantages : ce n’est pas une procédure très lourde car il n’y a pas d’invasion médicale dans la vie reproductive ; les chances de grossesse sont plus élevées qu’avec une procédure de DPI qui, selon les centres, aboutit à un taux de grossesse par cycle de l’ordre de 20 % à 25 %.

En revanche, le DPN présente deux points négatifs : le délai entre la conception et le prélèvement, qui est extrêmement anxiogène pour les couples, se situe entre quatorze et dix‑huit semaines ; il existe un risque d’avoir un fœtus atteint et donc de devoir recourir à une IMG, ce qui est toujours un traumatisme pour le couple, en particulier pour la femme.

Quels sont les points positifs du DPI ? Du fait du diagnostic très précoce sur l’embryon, si la grossesse va à son terme, il n’y a pratiquement pas de risques que l’enfant soit atteint, ce qui écarte le recours menaçant à une IMG. Il y a aussi plus de chance d’avoir un enfant sain par cycle puisque six à huit embryons sont testés à chaque fois. Avec six ou huit embryons sur lesquels une analyse génétique est réalisée, il y a beaucoup plus de chance de trouver un embryon sain à implanter que dans le cas d’un DPN avec un embryon unique déjà implanté dans l’utérus de la mère.

Le DPI comporte aussi beaucoup d’éléments défavorables. Le premier tient au long délai qui s’écoule entre la demande du couple et la réalisation de la fécondation in vitro (FIV) et qui est dû à la modestie des moyens accordés aux centres. Il varie de neuf mois pour les anomalies chromosomiques à dix-huit mois pour les maladies monogéniques. Pour les couples, il est difficilement acceptable de devoir attendre aussi longtemps. C’est aussi une procédure extrêmement lourde, aussi bien physiquement que psychiquement pour les femmes. Les couples placent souvent beaucoup d’espoirs dans cette procédure. Malheureusement, on doit récuser certaines demandes qui ne sont pas fondées ou, surtout, dont la faisabilité n’est pas acquise, en particulier quand les femmes n’ont pas assez d’ovocytes ou qu’elles sont trop âgées. Enfin, les échecs sont très nombreux : le taux de succès est d’environ 20 %, ce qui n’est pas enthousiasmant.

J’en viens aux commentaires sur le rapport du CCNE.

Pour le DPN, sur lequel le CCNE n’a pas fait beaucoup d’observations, je vous ai rappelé la loi en vigueur qui insiste sur la notion d’affection d’une particulière gravité. Le CCNE propose de modifier ce texte de la manière suivante : « Le diagnostic prénatal s’entend des pratiques médicales, y compris l’échographie obstétricale et fœtale, ayant pour but d’assurer au mieux, in utero, chez l’embryon ou le fœtus, le dépistage, le diagnostic, l’évaluation pronostique et, si possible, le traitement des pathologies ou malformations pendant la grossesse. »

À mon avis, la disparition de la notion de gravité expose à deux risques : une multiplication de demandes de DPN non fondées pour des particularités fœtales mineures ; une judiciarisation en cas de maladie non détectée car non détectable. Avec l’échographie et les marqueurs biologiques, nous sommes bien loin de pouvoir détecter toutes les anomalies ; nous sommes bien loin de pouvoir étudier la totalité du génome de tous les embryons. Nous nous exposons donc à des problèmes juridiques.

Le CCNE est extrêmement favorable au DPANI (ou DPNI), cette procédure de détection sur ADN fœtal circulant dans le sang maternel. Sa proposition est la suivante : « Il apparaît, au plan éthique et médical, judicieux de favoriser un développement des approches de DPNI sur le sang de la mère et des recherches élargissant la validité des résultats à un nombre supérieur d’anomalies génétiques. La question de son éventuelle extension à l’analyse d’autres gènes de prédisposition, voire à l’ensemble du génome fœtal, nécessitera d’apporter une réflexion éthique. »

Je ne peux que souscrire à ce commentaire favorable au DPNI. Cependant, je peux vous dire que « l’extension à l’analyse d’autres gènes de prédisposition, voire à l’ensemble du génome fœtal », ce n’est pas pour demain, ni même dans trois, quatre ou cinq ans. Je peux me tromper, mais je pense que ça va demander beaucoup plus de temps. En outre, je ne comprends pas très bien pourquoi le CCNE a placé cette question au niveau du DPNI alors que cette problématique est propre aux tests génétiques, d’une manière générale : pour la population générale, et dans les situations de DPN ou de DPI.

Quant au dernier point, à savoir la position du CCNE vis-à-vis du DPI, je pense que mes collègues pourront commenter mieux que moi. Le CCNE s’est focalisé sur une situation particulière : la recherche d’aneuploïdie, c’est-à-dire l’anomalie du nombre des chromosomes. La trisomie 21 est une aneuploïdie.

La loi en vigueur dispose que « Le DPI ne peut être effectué que lorsqu’a été préalablement identifiée, chez l’un des parents ou l’un de ses ascendants immédiats (…) l’anomalie ou les anomalies responsables d’une telle maladie. Le diagnostic ne peut avoir d’autre objet que de rechercher cette affection. » Cela sous-entend que l’on ne peut rien faire d’autre, qu’il s’agisse de diagnostic ou de recherche.

La proposition du CCNE est la suivante : « Indépendamment de ce contexte de maladie familiale, le DPI pourrait avoir une autre indication : la recherche d’anomalies chromosomiques prédictives d’échecs de FIV, (…) d’une part, pour les couples ayant recours au DPI et, d’autre part, pour certains couples infertiles. »

Chez les embryons du tout-venant – si j’ose dire – ou exposés à un risque génétique du fait d’antécédents familiaux, il est extrêmement fréquent qu’il y ait des anomalies de nombre de chromosomes, en tout début d’embryogénèse, qui aboutissent à des fausses couches. À l’étude génétique du DPI, le CCNE propose d’ajouter la recherche des anomalies de nombre des chromosomes. L’objectif est de ne pas réimplanter les embryons indemnes de la maladie génétique recherchée mais porteurs d’une anomalie chromosomique survenue fortuitement, comme c’est fréquent, afin d’essayer d’améliorer le taux de grossesse qui est très peu satisfaisant.

Je vais vous donner mon avis personnel. Cette proposition rencontre des opinions favorables et d’autres qui le sont moins. L’objectif à atteindre, c’est-à-dire améliorer le taux de grossesse, est scientifiquement controversé. L’augmentation des chances de grossesse après un test d’aneuploïdie n’a jamais été formellement démontrée.

Autre inconvénient : le risque d’éliminer des embryons potentiellement sains. Certaines anomalies chromosomiques constatées sur des embryons se corrigent de façon spontanée. Si l’on élimine ces embryons, on ne peut pas constater cette correction. Ces techniques, qui sont un peu délicates, exposent aussi à des risques de faux positifs. On peut estimer qu’un embryon est porteur d’une anomalie chromosomique alors que ce n’est pas le cas. Voyez que j’émets quelques réserves sur cette option.

N’omettons pas d’aborder l’aspect financier. Si l’on demande aux laboratoires d’ajouter un test d’anomalies chromosomiques pour tous les DPI qui ne le justifient pas au départ, cela va coûter cher à la société. En revanche, l’enjeu financier sera tout à fait intéressant pour les laboratoires – en particulier les établissements privés – qui vont développer ce type de tests. Faisons attention à ne pas nous laisser intoxiquer par des professionnels qui auraient des arrière-pensées plus financières que médicales.

Pour terminer, je peux développer un peu la définition de l’aneuploïdie. C’est ce qui caractérise une cellule qui ne possède pas le nombre normal de chromosomes, comme dans le cas de la trisomie 21. Voyez sur cette diapositive, un embryon normal, issu de la fécondation d’un ovocyte par un spermatozoïde. Tout va bien, c’est une grossesse normale. La trisomie 21, que j’ai prise en exemple, résulte le plus souvent d’une non-disjonction des deux chromosomes 21 dans l’ovocyte. Ce n’est pas normal. L’embryon trisomique donne des fausses couches ou des enfants handicapés. Il y a beaucoup d’autres aneuploïdies que la trisomie 21.

Pour un embryon, il y a quatre situations : sain ; porteur de la maladie génétique familiale ; indemne de la maladie génétique familiale mais porteur d’une aneuploïdie ; porteur à la fois de la maladie génétique familiale et d’une aneuploïdie. Dans le cadre d’un DPI, le CCNE propose de rechercher la maladie familiale en cause et une aneuploïdie, ce qui équivaut à écarter trois embryons sur quatre et à ne réimplanter que les embryons sains afin d’optimiser les chances de grossesse.

Il existe une possibilité que l’aneuploïdie soit limitée aux cellules placentaires. Quand on étudie les anomalies chromosomiques, l’embryon est déjà au stade de blastocyste, où les cellules placentaires et les cellules embryonnaires sont différenciées. On étudie les cellules placentaires. Or une aneuploïdie peut être confinée au placenta, l’embryon étant sain. Soit cette anomalie touchant l’embryon se corrige spontanément, soit il y a un résultat erroné. Il existe donc un risque d’écarter des embryons potentiellement sains.

Mme Nelly AchourFrydman, responsable de l’UFR « Biologie de la reproduction » de l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, le diagnostic génétique préimplantatoire est réservé à des couples, souvent fertiles, ayant une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment de son diagnostic. Il consiste à prélever une ou deux cellules d’embryons issus de fécondation in vitro, âgés de trois jours. Les embryons indemnes sont transférés dans l’utérus ou congelés.

D’après le dernier rapport médico-scientifique de l’Agence de la biomédecine, en 2016, 1 300 tentatives ont eu lieu en France, donnant lieu à 180 accouchements, et 199 enfants sont nés vivants.

Le premier point que je souhaite aborder concerne le régime d’autorisation du DPI. En effet, il est autorisé « à titre exceptionnel ». Trois centres hospitaliers universitaires ont été autorisés à le pratiquer en 1999, un quatrième en 2011 et un cinquième en 2017. Pourtant, d’après le rapport de l’Agence de la biomédecine, il existe quarante-neuf centres de diagnostic prénatal (DPN) sur notre territoire. L’offre de soins est donc organisée de telle sorte qu’il soit beaucoup plus aisé pour un couple de recourir au DPN et à l’interruption médicale de grossesse, qui est extrêmement traumatisante, plutôt qu’au DPI.

Il n’y a pas de liste de maladies éligibles au DPI et les indications retenues par les cinq centres de DPI sont les mêmes que celles du DPN. C’est-à-dire que pour les professionnels agréés, l’embryon et le fœtus ont le même statut, la même valeur morale.

Alors même que le DPI a pour finalité d’éviter la pratique de l’interruption médicale de grossesse, son accès est rendu difficile pour les couples, en raison tout d’abord de la distance qui existe parfois entre leur résidence et le centre le plus proche, puisqu’il n’y a que cinq centres en France, mais également du fait d’un délai d’attente beaucoup trop long : entre un et deux ans selon les pathologies. Les couples sont découragés et retentent une grossesse spontanée qui s’achève parfois par une interruption médicale de grossesse. Cette forme d’incitation à la pratique du DPN est vécue par les couples comme une maltraitance qu’ils nous attribuent souvent. Cela soulève une question éthique évidente.

Dans ce contexte juridique d’exceptionnalité, les hôpitaux publics qui ont été autorisés à pratiquer le DPI devraient prendre conscience qu’il est de leur devoir d’augmenter l’activité de leur centre de DPI.

Mon deuxième point porte sur la question de l’eugénisme. Selon moi, l’eugénisme consisterait à vouloir éradiquer une mutation ou un trait génétique de notre espèce. Je tiens donc à rappeler solennellement que dans le cas des maladies récessives, lorsque chaque membre du couple est porteur de la mutation sans être malade et qu’un DPI a révélé des embryons porteurs de cette mutation à l’identique des parents, donc étant eux-aussi « porteurs sains », ils sont transférés dans l’utérus car le souhait de ces couples est d’avoir un enfant indemne de la maladie, y compris s’il est porteur de ce trait génétique particulier et s’il risque à son tour d’être confronté aux mêmes problèmes que ses parents. Ces couples se sentent souvent insultés par les propos idéologiques tenus par certains sur des plateaux de télévision ou dans la presse. Je veux rappeler qu’avoir un enfant malade est une épreuve terrible et qu’il faut simplement entendre que la seule différence entre ces couples et ceux qui ne sont pas confrontés à cette expérience, c’est la souffrance.

C’est donc au nom de ces couples, et pour eux, que je soutiens ici que le DPI n’est pas un eugénisme organisé.

Mon troisième point concerne la note que je vous ai adressée en préalable à cette audition, concernant l’amélioration de la qualité des soins pour les couples infertiles. En 2016, 300 000 embryons ont été conçus dans les laboratoires de fécondation in vitro. Parmi eux, 71 000 ont été transférés dans l’utérus et 75 000 congelés. À l’issue du transfert de ces embryons, 11 700 enfants sont nés. Ce qui revient à dire que 17 % des embryons seulement s’implantent et donnent naissance à un enfant. Par ailleurs, pour 3 000 embryons, il y aura une implantation, mais elle aboutira à une fausse couche. Les embryons transférés sont pourtant choisis par des biologistes extrêmement bien formés et selon des critères morphologiques standardisés. Pourtant, 83 % des embryons ne répondront pas aux espérances fondées par les biologistes et les couples au moment de leur transfert.

Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons pas offrir mieux aux couples. Alors on tente le transfert de deux embryons, car cela augmente mathématiquement les chances que l’un d’eux s’implante, en prenant le risque d’exposer le couple à une grossesse gémellaire, qui survient encore dans 15 % des cas.

L’une des causes d’échec d’implantation ou de survenue de fausse couche est l’existence d’anomalies chromosomiques, extrêmement fréquentes au stade où nous transférons l’embryon. C’est pourquoi l’ensemble des sociétés savantes de reproduction et trois collèges de médecine se sont prononcés en faveur de la pratique du diagnostic des anomalies chromosomiques sur l’embryon avant son transfert. Comme pour le DPI, un prélèvement de cellules est nécessaire, mais sur des embryons âgés de cinq ou six jours. Les cellules sont prélevées sur le trophectoderme, qui est le futur placenta, et non sur le futur fœtus, déjà constitué, qui s’appelle la masse cellulaire interne de l’embryon. L’objectif est de rechercher les anomalies chromosomiques qui empêchent l’implantation ou mettent en péril la grossesse.

C’est pour cela que nous avions décidé que ne serait recherchée aucune anomalie chromosomique compatible avec la viabilité de la grossesse, comme les anomalies touchant les chromosomes sexuels ou les trisomies viables, comme les trisomies 13, 18 ou 21, puisque l’objectif est d’éviter la survenue de fausses couches ou un défaut d’implantation. Dans son dernier avis, le CCNE a émis un avis favorable à cette pratique pour des couples particuliers, et le Conseil d’État a recommandé une étude médico-économique sur ce sujet dans un avis aux délibérations duquel j’ai eu la chance de prendre part.

J’aurai aimé aborder le problème du DPI avec typage des antigènes d’histocompatibilité (HLA), mais il a fallu faire des choix au vu du temps qui m’était imparti.

M. Samir Hamamah, chef du département Biologie de la reproduction et DPI au centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier. Mesdames et messieurs, les intervenants précédents ont dit l’essentiel et je souscris à une partie de leur propos, même si je ne partage pas tout ce qu’a exposé M. Jean-Paul Bonnefont.

Tous deux ont insisté sur l’idée qu’un couple sur cinq rentre avec un bébé à la maison. Cette année, nous fêtons le quarantième anniversaire de Louise Brown. Où en sommes-nous quant au taux de succès des fécondations in vitro ? Tous les soins que je nomme « palliatifs » permettent aux couples infertiles de rentrer avec un enfant qui n’est pas affecté par la maladie recherchée.

Aujourd’hui, il y a trois profils de couples qui demandent des DPI : les couples fertiles qui ne supportent plus de recourir aux interruptions médicales de grossesse représentent un premier tiers ; les couples fertiles opposés à toute interruption médicale de grossesse forment un second tiers ; le dernier est composé des couples infertiles, affectés par une maladie génétique d’une particulière gravité.

Autrement dit, deux tiers des couples pris en charge avec un DPI sont des couples fertiles, qui peuvent faire un enfant. Au nom de quoi allons-nous aider un couple porteur de la mucoviscidose à avoir un enfant indemne de cette maladie, mais qui, en prime de bienvenue, aura la trisomie 21 ? Voici la situation actuelle.

Je souscris donc totalement aux propos de Mme Achour‑Frydman : aujourd’hui, il n’y a plus aucun sens à continuer à chercher une maladie grave, avec toutes les difficultés au long du parcours du couple, de l’embryon, et des gamètes, pour qu’à terme, l’enfant soit trisomique et que l’on soit obligé de proposer au couple une interruption médicale de grossesse.

Je rentre des États-Unis, où 9 000 personnes étaient récemment rassemblées dans un congrès. La France reste le pays qui cultive le syndrome de la frustration. Par rapport à d’autres collègues et confrères étrangers, nous n’avons rien à échanger, parce que malheureusement, nous n’avons pas les mêmes taux de succès. Au centre hospitalier universitaire de Cornell, à New York, le taux est de 40 % d’enfants nés par tentative. En France, je tiens à votre disposition les résultats officiels de l’Agence de la biomédecine : ce taux est de 20 %. Est-ce acceptable ?

C’est pourquoi il est inutile aujourd’hui de prendre parti pour ou contre : la question est de savoir si, quarante années après, nous pouvons continuer à accepter des taux de succès qui restent insatisfaisants.

Ces chiffres peuvent être améliorés : 17 % d’embryons qui s’implantent, cela veut dire 83 % d’embryons replacés qui ne s’implantent pas. Le fait que l’on joue sur le nombre d’embryons replacés pour augmenter le taux de grossesses entraîne un taux élevé de grossesses multiples. À titre d’exemple, on compte 1 % de grossesses gémellaires en conception naturelle, dans la population générale, contre 20 % à 25 % dans la population prise en charge dans le cadre d’une AMP, associée ou non à un diagnostic préimplantatoire.

Aujourd’hui, si nous voulons dépenser moins, il faut admettre une fois pour toutes qu’avant de réimplanter un embryon, il faudra le « screener » sur le plan chromosomique, parce que cela permet de replacer moins d’embryons. On peut même envisager que la loi impose le replacement d’un seul embryon, quel que soit l’âge ou le rang de la tentative.

Et, par voie de conséquence, nous aurons à congeler moins d’embryons. Aujourd’hui, vous nous reprochez d’avoir des cuves pleines d’embryons, et vous avez raison. Mais, dans mon hypothèse, on peut ne congeler que des embryons qui comptent quarante-six chromosomes, vingt-trois du père et vingt-trois de la mère, et on travaille autrement. Pour réaliser le screening du nombre de chromosomes et les tests de viabilité embryonnaire, dont il faudra que nous parlions également, il n’est pas nécessaire de toucher à l’embryon : il suffit de prélever un microlitre du milieu de culture dans lequel l’embryon évolue. Et cela nous permet de replacer un embryon viable, qui compte quarante-six chromosomes. Sachez que 40 % des embryons ont quarante-six chromosomes mais ne sont pourtant pas viables. Si nous voulons faire moins de tentatives et obtenir de meilleurs résultats, l’économie générée permettra de couvrir en partie le coût de ces tests. Nous en revenons aux enjeux financiers : si l’on fait moins de tentatives, nous faisons des économies, et les résultats sont meilleurs. Aujourd’hui, avec l’élargissement des indications pour l’assistance médicale à la procréation, qui ne fait pas l’objet de notre audition ce matin, je crains que nous continuions à avoir des résultats insatisfaisants pour un coût de plus en plus grand.

C’est la raison pour laquelle je voudrais que la prochaine loi de bioéthique soit une loi humaine, et non pas technique ou juridico-technique. Où place-t-on le couple et sa souffrance ? J’ai une chance énorme : j’étais avec M. Bonnefont et Mme Achour‑Frydman quand nous avons conçu le premier bébé-éprouvette, à Clamart. On replaçait alors les trois embryons. En DPI, on choisit selon le statut génétique de l’embryon et pas selon le profil morphologique. Dans quelques semaines, Valentin va avoir dix-huit ans. Lorsque nous avions replacé les embryons, sa maman commençait à pleurer, on voyait ses larmes. Nous lui avons dit qu’il fallait encore attendre quinze jours pour réaliser le test de grossesse, mais elle nous a répondu : « Si je suis enceinte, je n’aurai pas l’angoisse de me demander s’il n’est pas atteint. » Voilà qui illustre la souffrance de ces couples qui ont un enfant handicapé. Il est trop facile de dire ce qu’il faut faire sans prendre cela en compte. On n’a pas attendu de connaître le DPI pour parler d’eugénisme. On confond tout.

Mme Achour‑Frydman vient de nous donner le nombre d’embryons congelés. Un embryon sur deux est aujourd’hui écarté purement et simplement sur le plan morphologique. N’est-il pas possible que dans le nombre, il y ait des embryons viables ? Cela représente tout de même 150 000 embryons, mesdames et messieurs. Si vous voulez que nous travaillions autrement, je souhaite que la révision de la loi de bioéthique donne la possibilité à la France de retrouver sa place parmi les pays développés, et que nous ayons des taux de succès comparables. Je vous ai fait parvenir le classement européen de 2015 : la France se situe parmi les cinq derniers pays en termes de taux de succès. C’est une activité coûteuse, le prix est de plus en plus élevé, le nombre de tentatives augmente, mais le taux de succès, malheureusement, reste stable autour de 20 %.

C’est pourquoi j’insiste sur le fait que le parcours de ces couples qui réalisent un DPI est très lourd : on leur demande de faire le deuil de la plupart de leur fertilité naturelle le temps de cette prise en charge dans le cadre du DPI.

Il n’est pas exact de dire qu’il n’y a pas d’amélioration du taux de succès avec le DPI : l’étude multicentrique européenne a été publiée il y a quatre semaines dans la revue Human reproduction. Elle montre que certes, il n’y a pas d’amélioration, mais en cas de FIV à un âge avancé – pour des femmes qui ont au-delà de 38 ou 39 ans –, le taux de fausses couches est divisé par deux. C’est un gain pour le couple. Utiliser le DPI pour éviter de replacer des embryons aneuploïdiques permet de diviser par deux le taux de fausses couches. C’est un gain : moins de souffrances, moins de dépenses, et moins de tentatives inutiles.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci pour ces interventions, qui nous apportent beaucoup d’informations très importantes, certaines convergentes, d’autres un peu différentes.

Pourriez-vous nous adresser l’étude parue dans Human Reproduction dont vous venez de parler ? Il est vrai que quarante ans après Louise Brown, nous sommes étonnés que le taux de réussite des fécondations in vitro n’ait pas progressé plus significativement, singulièrement en France. Est-ce parce que des entraves ont été mises à la recherche sur l’embryon dans notre pays, ou parce que les indications ne sont pas les mêmes ?

Quoi qu’il en soit, nous savons que nous n’obtiendrons de progrès que par la recherche, et je me demande si ceux qui s’inquiètent du nombre considérable d’embryons surnuméraires qui doivent être décongelés car il n’y a pas de projet parental ne devraient pas être aussi ceux qui soutiennent le plus la recherche sur l’embryon. Il est un peu paradoxal que certains s’inquiètent des dizaines de milliers d’embryons surnuméraires qui sont jetés, mais refusent en même temps la recherche qui permettrait de ne pas les produire.

Ensuite, le diagnostic néonatal systématique est réalisé, en France, pour un nombre extrêmement limité de maladies, moins que dans les pays développés comparables. Avez‑vous une explication ? Quels ajouts raisonnables proposeriez-vous pour que nous puissions systématiquement identifier, dès la naissance, les maladies pour lesquelles il existe évidemment une solution, que ce soit un régime indiqué, un traitement approprié, ou une surveillance ?

Le diagnostic prénatal n’aboutit pas à un choix binaire entre une interruption thérapeutique de grossesse ou pas.

L’interruption thérapeutique de grossesse, baptisée eugénisme par certains, n’a rien à voir avec le vrai eugénisme. C’est de la prophylaxie de maladies. Je rappelle que l’eugénisme est défini comme l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce. Ici, on empêche simplement la naissance d’un malade affecté d’une maladie grave, potentiellement mortelle dans la jeunesse. Ce n’est pas de l’eugénisme : l’eugénisme de masse, l’eugénisme d’État comme le vingtième siècle l’a connu est tout à fait autre chose. Nous sommes dans le domaine médical de la prophylaxie des maladies.

Mais ce n’est pas la seule sanction d’un diagnostic prénatal. En 1998, j’ai effectué les premières greffes in utero pour le traitement de déficits immunitaires graves et des hémoglobinopathies, et il s’en est fait un certain nombre depuis, vous le savez aussi bien que moi. Et les greffes ne sont pas les seuls traitements possibles : l’administration de corticoïdes ou d’autres médicaments l’est aussi. Les diagnostics génétiques peuvent avoir des sanctions thérapeutiques. Donc, élargir le champ des diagnostics ne signifie pas nécessairement élargir le champ des interruptions de grossesse. C’est offrir à des embryons et des fœtus ayant des maladies la possibilité d’être guéris par des traitements in utero, d’être pris en charge de façon adéquate, ou si l’affection est au-delà des possibilités thérapeutiques, de faire l’objet d’une interruption de grossesse.

De ce fait, on voit bien qu’il existe des indications complémentaires, pour le DPN comme pour le DPI. Les oppositions qui pourraient exister sont moins appropriées que la recherche des bonnes indications pour les uns et les autres : c’est complémentaire. Il nous faut cette panoplie de solutions, et ne pas résumer ou caricaturer. Les choses évoluent au fur et à mesure de l’évolution des techniques. C’est un domaine mouvant, passionnant, offrant des chances d’améliorer la vie de ces enfants et de leurs familles.

Vient ensuite le débat, dont vous nous faites part, sur l’opportunité de permettre des diagnostics élargis par rapport à une seule recherche. De fait, le professeur Nisand et plusieurs autres intervenants nous ont rapporté des cas dans lesquels des naissances avaient révélé de graves anomalies non dépistées, suite à la mise en œuvre de techniques beaucoup trop ciblées du fait de l’interdiction de rechercher plus largement les diverses anomalies génétiques ou chromosomiques. Tout cela fait sens et j’ai peine à imaginer que l’on puisse rester bloqué sur l’idée de ne chercher qu’une chose et que l’on s’interdise de regarder tout ce que l’on pourrait trouver par ailleurs. Je ne vois pas l’éthique dans cette politique de l’autruche. Je ne vois pas ce que cela apporte. Il me semble qu’effectivement, la loi peut aisément lever cette restriction inutile.

Puis vient toute la question de la recherche d’aneuploïdies, à propos de laquelle on entend des remarques différentes – et vous-mêmes avez des points de vue distincts. Il nous faut conclure sur ces questions. Il me semble que, de toute façon, même si les avis divergent aujourd’hui, cette solution va s’imposer à l’évidence. La question est seulement de savoir s’il faut ouvrir d’emblée, ou s’il faut considérer que des efforts supplémentaires doivent être consacrés à la recherche et l’évaluation, avant d’ouvrir ces possibilités.

J’ai abordé plusieurs sujets, je vais donc m’en tenir là. On sent bien que ces sujets sont perçus comme étant en cours de recherche et susceptibles de progression. Je termine sur le point que vous avez évoqué : chacun d’entre nous est animé ici par le souhait d’avoir la réflexion la plus humaine, même si tout repose sur des choix scientifiques et techniques.

Présidence de M. Jean-François Mbaye, vice-président

Mme Nelly Achour-Frydman. En ce qui concerne la manière dont la recherche sur l’embryon peut aider à améliorer la qualité des soins, il faut d’abord avoir à l’esprit qu’il existe deux régimes de recherche différents : d’une part, celui qui aboutit à la destruction de l’embryon et dont les autorisations sont gérées par l’Agence de la biomédecine et, d’autre part, le régime mis en place par la loi de modernisation de notre système de santé de janvier 2016, dont l’article 155 autorise la recherche clinique au bénéfice de l’embryon, si le couple y consent. La recherche biomédicale ou impliquant la personne humaine est donc possible depuis 2016.

C’est la raison pour laquelle, dans l’avis rendu par les sociétés savantes de biologie et médecine de la reproduction et par trois collèges de médecins hospitalo-universitaires, nous nous sommes prononcés en faveur de travaux cliniques visant à évaluer l’intérêt de la pratique de ces recherches d’aneuploïdies. La littérature fait déjà état de quatre études prospectives randomisées réalisées par nos collègues américains ou anglais qui ont démontré leur bénéfice, mais ce n’est pas suffisant.

Nous estimons donc qu’il faudrait déposer auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) une demande de recherche clinique. Nous voyons déjà néanmoins deux obstacles se dresser devant nous. Le premier est qu’on soit tenté de nous accuser de vouloir faire du DPI – lequel est réservé aux pathologies d’une particulière gravité – et d’essayer pour cela de contourner la loi, sachant que, pour des recherche cliniques menées dans le cadre d’une AMP, l’ANSM consulte l’Agence de la biomédecine.

Le second problème est que, pour mener ce type de recherches, il faut souscrire une assurance. Or on ne voit pas trop quel assureur accepterait d’assurer une étude impliquant des embryons destinés à être implantés, car même si le couple a donné son accord, il n’est pas absurde de considérer qu’au premier problème rencontré par l’enfant, y compris dans les dix années suivant sa naissance, il pourra décider de se retourner contre le protocole de recherche clinique.

 Samir Hamamah. J’ai l’immense bonheur de diriger à l’INSERM l’unité 1203 dont les travaux portent sur le développement embryonnaire précoce, c’est-à-dire la première semaine de développement. Il faut savoir que les recherches sur l’embryon sont soumises aujourd’hui à des procédures extrêmement lourdes : entre le moment où vous avez une idée, aussi noble soit-elle, et le moment où l’Agence de la biomédecine vous donne le feu vert, il s’écoule, dans le meilleur des cas, entre dix-huit et vingt-quatre mois.

Ajoutez à cela le fait qu’il faut chaque année rendre un rapport et subir une inspection : neuf dixièmes de mes collègues se découragent, si bien qu’au bout du compte le nombre de protocoles autorisés par l’Agence de la biomédecine en matière de recherche embryologique préimplantatoire – je laisse de côté la recherche sur les cellules souches embryonnaires – est inférieur à dix par région.

Au-delà de ces difficultés, le risque existe également que la décision de l’Agence de la biomédecine soit attaquée. Cela m’est arrivé il y a trois ans, lorsque l’autorisation dont je disposais a été attaquée par la Fondation Jérôme-Lejeune – pour ne pas la nommer – et annulée par le tribunal administratif. Il m’a fallu ensuite dix-huit mois pour faire casser la décision du tribunal.

Voilà donc une fondation reconnue d’utilité publique, qui peut, avec de l’argent public, se payer les meilleurs avocats de Paris pour paralyser la recherche française. Dans ces conditions, je ne vois pas comment on parviendra un jour à porter le pourcentage de tentatives de fécondation in vitro qui aboutissent à une naissance au-delà de 20 %. Nous n’avons aucune chance de progresser sans une recherche digne de ce nom.

Je vous invite à réfléchir aux 150 000 embryons que l’on détruit, alors qu’ils pourraient parfaitement servir à la recherche. Les Français sont des gens sérieux et je vous mets au défi de me citer un seul scandale qui ait éclaboussé, ces quarante dernières années, l’une des disciplines médicales les plus réglementées et les plus surveillées.

J’entends les idéologues prédire que le DPI va déboucher sur une sélection des enfants « sur catalogue », avec possibilité de choisir la couleur de leurs yeux ou leur quotient intellectuel. Mais arrêtons cette langue de bois et pensons aux couples qui attendent. Pensons aussi aux soixante-deux équipes de recherche françaises qui sont obligées de constater que, dans les appels à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR), n’apparaissent jamais ni le mot embryon, ni le mot gamète, ni le mot reproduction.

M. Philippe Berta vous le confirmera : cela nous oblige à consacrer notre temps à chercher et à négocier des financements. On nous parle de conflits d’intérêts, mais si mon unité INSERM fonctionne aujourd’hui, c’est davantage grâce à des crédits non institutionnels que grâce à des crédits institutionnels. Voilà la situation de la recherche aujourd’hui. Or, pour faire de la recherche, il ne suffit pas d’avoir une bonne idée, il faut aussi avoir des moyens humains et financiers.

M. Jean-Paul Bonnefont. Nelly et moi-même avons connu les mêmes mésaventures que Samir Hamamah avec la Fondation Jérôme-Lejeune, qui nous a fait perdre à peu près deux ans. Disons que c’est la règle du jeu…

Il y a cependant dans le paysage sombre mais réaliste qui vient d’être décrit une bonne nouvelle, qui est l’appel d’offres de l’INSERM pour la recherche sur l’embryon – à ce petit bémol près, que le montant des crédits alloués n’est pas précisé : en fait, c’est en fonction du nombre de réponses obtenues qu’il sera décidé du financement des projets.

Je ne connais pas d’autres spécialités que la recherche sur l’embryon où ont cours de tels procédés, et je confirme que l’obtention de financements est un véritable cauchemar, comme sont un cauchemar les procédures d’autorisation. Cela explique pourquoi la France est très en retard, en matière non seulement de DPI, mais aussi de recherche sur l’embryon. Or c’est au niveau de l’embryon que vont se jouer, dans les années qui viennent, les progrès dans le traitement des maladies génétiques. Je ne nie pas la nécessité de poser des garde-fous mais, si l’on ne peut pas toucher aux embryons, nous ne ferons pas avancer le traitement des maladies génétiques et la France prendra du retard, non seulement au plan scientifique mais également au plan économique.

En ce qui concerne le dépistage néonatal, il est effectué sur les huit cent mille nouveau-nés qui naissent en France chaque année pour détecter des maladies rares qui sont la phénylcétonurie, l’hypothyroïdie, la mucoviscidose, le déficit en 21-hydroxylase et la drépanocytose. C’est très efficace, car cela permet de dépister et de traiter les enfants atteints avec un bénéfice colossal. Quant à savoir s’il serait pertinent d’élargir le dépistage néonatal à d’autres affections, le CCNE, dans son avis, a suggéré d’y placer les déficits immunitaires sévères, sans plus de précisions, au motif que cela serait susceptible d’en changer la prise en charge. En effet, quand ces déficits immunitaires sont détectés, il est souvent déjà trop tard pour agir de manière efficace. Je suis pour ma part en plein accord avec cette position du CCNE.

Pour les autres maladies, honnêtement, la liste des pathologies retenues dans les pays anglo-saxons ou certains pays européens ne me convainc pas. Au regard du rapport coût/bénéfice, il ne me semble pas que d’autres maladies puissent être des candidates pertinentes, tout simplement parce que l’on reste encore assez démunis en matière de traitement des maladies génétiques S’il y a beaucoup d’effets d’annonce, en particulier à l’hôpital Necker, concernant les thérapies géniques – qui sont de magnifiques prouesses –, il s’agit néanmoins de traitements qui nécessitent un investissement financier et humain colossal et qui ne peuvent pas pour l’instant servir de réponse à la plupart des maladies génétiques. Je reste donc sur l’avis du CCNE.

Mme Nelly AchourFrydman. Les associations de familles et de malades atteints par des maladies rares ou des maladies génétiques souhaiteraient l’élargissement du dépistage car il arrive que des couples aient un premier enfant atteint – par une myopathie, par exemple – et qu’avant que la maladie ait été diagnostiquée, ils fassent un second enfant, qui lui aussi soit malade. Cela arrive, nous connaissons des familles où deux, voire trois garçons ont la maladie.

M. Philippe Berta. Vous avez, professeur Bonnefont, évoqué les conseillers en génétique. Il me semble qu’il serait temps, dans ce pays, de former des conseillers en génétique et de ne pas limiter ce métier aux seuls médecins – qui ne sont pas si nombreux et pas toujours les mieux formés à la génétique – mais de l’ouvrir aux scientifiques.

Un grand plan « France Médecine génomique 2025 » a été lancé. Quelle place doit être accordée aux problématiques de reproduction dans les plateformes qui seront mises en place ?

Je n’ai pas compris si, aujourd’hui, un dépistage de la trisomie 21 par voie sanguine de la mère était systématiquement effectué ou non.

M. Jean-Paul Bonnefont. La réponse est simple. Ce test coûte 380 euros, qui ne sont pas pris en charge par la sécurité sociale ; il ne peut donc être systématique, puisqu’il faut que les patientes payent. Il leur est proposé lorsque le dépistage combiné du premier trimestre le justifie. Soit elles acceptent le DPANI, soit on effectue une amniocentèse avec caryotype.

Cela étant, la situation risque d’évoluer puisqu’il est question que la sécurité sociale prenne en charge ce test dans les mois qui viennent.

M. Philippe Berta. A-t-on chiffré le nombre de DPI qui se sont soldés par des transferts d’embryons atteints de trisomie ? Car c’est une chose avec laquelle il faut vivre et, comme le professeur Touraine, je suis catastrophé que l’on ne soit pas autorisé à détecter les aneuploïdies lors d’un DPI. Comment peut-on assumer de prendre un tel risque ? J’ai à la maison une enfant trisomique et autiste ; je vous invite à vivre avec elle…

Mme Annie Vidal. Comment expliquez-vous que le taux de réussite des FIV en France soit moins élevé que dans les autres pays ? S’agit-il d’un manque de moyens, d’un déficit de recherche, d’un problème de législation ?

La recherche sur l’embryon est un sujet sensible. S’il faut l’encourager, il faut également l’encadrer pour éviter les réactions de défiance. Quelles seraient vos préconisations en la matière ?

 Samir Hamamah. Il existe aujourd’hui cent deux ou cent trois centres, pour moitié publics, pour moitié privés, qui pratiquent l’assistance médicale à la procréation, plus exactement la fécondation in vitro avec ou sans injection intracytoplasmique (ICSI). Or l’AMP est financée au travers d’une enveloppe MIG – mission d’intérêt général –, mais il se trouve que les crédits ne sont pas toujours fléchés comme ils le devraient. Il est donc indéniable que nous manquons de moyens. Par ailleurs, là où, dans le circuit privé, il suffit d’un ou deux échelons pour valider une décision, dans le public cela passe par une dizaine de bureaux, commissions ou sous-commissions : là encore nous pouvons progresser.

Quant au fait que nous ayons des taux de réussite inférieurs à ceux des autres pays, il faut savoir que les pays anglo-saxons pratiquent le DPI pour éviter de transférer des embryons avec des anomalies chromosomiques depuis 1993, c’est-à-dire depuis vingt-cinq ans, alors que nous en sommes encore à nous poser des questions, qui sont légitimes pour certaines mais purement idéologiques pour d’autres.

Il faut des innovations pour améliorer nos résultats. Mon unité INSERM dispose d’un portefeuille de douze brevets, ce qui, d’après l’INSERM-Transfert en fait le douzième portefeuille en bio-santé. Comme il ne suffit pas qu’un embryon ait quarante-six chromosomes et qu’il soit viable pour qu’une grossesse réussisse, mais qu’il faut également que cet embryon soit replacé dans l’utérus lors de la fenêtre d’implantation qui se situe entre le vingt-et-unième et le vingt-quatrième jours du cycle menstruel, nous avons développé un test innovant commercialisé par le CHU de Montpellier pour ajuster au mieux le moment du transfert. Ce test génère des recettes et il doit contribuer à diminuer le nombre de tentatives infructueuses.

Cela étant, je ne crois pas que, par miracle, nous passerons ainsi à des taux de succès de 30 % puis de 40 %. Il faut accepter l’idée que si, aujourd’hui, deux tentatives sur trois se soldent par un échec, c’est qu’on ne sait pas faire et qu’on ne comprend toujours pas, en 2018, pourquoi huit embryons sur dix ne s’implantent pas. À partir de ce constat, si nous voulons progresser, nous sommes condamnés à faire de la recherche sur l’embryon préimplantatoire.

Je vous renvoie à ce documentaire de 2007, Graine d’espoir, dans lequel on voit une fillette handicapée demander à ses parents pourquoi ils l’ont conçue avant de consulter le professeur Hamamah. Je rejoins Philippe Berta : il est facile de parler du handicap lorsqu’on ne le vit pas. J’ai un enfant handicapé, et si nous avions su à l’époque, nous aurions interrompu la grossesse. Aujourd’hui, nous avons d’autres moyens, mais il faut les répartir autrement et cibler prioritairement les pathologies graves.

Cela m’amène à l’organisation de la PMA sur le territoire. Selon les centres, le taux de réussite varie entre 10 % et 30 %, ce qui m’incite à penser qu’il faut rationaliser l’offre, comme l’a fait l’Institut national du cancer (INCa) dans son domaine. La PMA est une activité programmable, qui ne répond à aucune urgence : dès lors, ne vaut-il pas mieux faire cinquante kilomètres et bénéficier d’une plateforme performante et d’une équipe pluridisciplinaire qui prend en charge la procédure de A à Z, plutôt que de se rendre près de chez soi, mais dans un centre où le taux de réussite n’excède pas 10 % ?

Nous n’étions pas très nombreux, il y a quelques années, à réclamer que l’Agence de la biomédecine publie les résultats de chaque centre. Depuis qu’ils sont accessibles, on constate que les centres qui ont de bons résultats restent les mêmes d’une année sur l’autre. Je ne crois pas aux miracles et je suis convaincu que, de même qu’on considère qu’une maternité qui réalise moins de trois cents accouchements par an ou un bloc chirurgical où l’on pratique moins de mille actes par an doivent fermer, il faudra statuer sur le sort des petits centres, même si certains ont de bons résultats.

Investir dans la recherche est indispensable pour améliorer nos résultats. C’est selon moi une condition sine qua non à l’élargissement de la PMA à toutes les femmes. Entendons-nous bien : je suis favorable à cette ouverture car je veux mettre un terme au développement du tourisme procréatif, mais avant d’augmenter le volume de PMA dans notre pays, nous devons améliorer les résultats, car on ne peut plus accepter qu’un couple dont la tentative vient d’échouer reçoive son compte rendu de procédure, sur lequel il lui est indiqué qu’il ne lui reste plus que trois tentatives prises en charge par la sécurité sociale.

Mme Nelly Achour-Frydman. Pour ce qui concerne le nombre de cas dans lesquels une trisomie 21 est détectée après un DPI, je dirais que cela arrive environ une fois par an. Ce n’est donc pas un événement très fréquent mais c’est un événement qui est très marquant pour les équipes et qui soulève évidemment des questions.

Nous nous sommes toujours battus pour l’extension du DPI aux anomalies chromosomiques, mais il ne faut pas non plus perdre de vue que les patientes que nous prenons en charge ne sont pas très âgées en comparaison de la population qui a recours à la FIV pour infertilité, laquelle est composée de 30 % de femmes âgées de plus de trente-huit ans. Il ne me paraît donc pas très équitable de systématiser la recherche des anomalies chromosomiques pour les patientes qui subissent un DPI, alors que c’est, compte tenu de son âge moyen, la patientèle des FIV qui en aurait le plus besoin. Par ailleurs, il ne saurait être question qu’une biopsie pratiquée sur un embryon soit considérée comme délétère.

Je suis donc d’accord pour que les couples qui passent par le DPI se voient proposer un dépistage, mais je tiens à rappeler que ce n’est pas pour eux que c’est le plus utile, mais pour les femmes âgées de plus de trente-huit ans, que l’on retrouve davantage dans la patientèle infertile.

M. Jean-Paul Bonnefont. Cette position revient à accepter qu’il y ait redondance entre la recherche d’aneusomie faite au moment de la FIV et le DPANI systématique, dont le taux de prédiction est pourtant est supérieur à 99 %. Cela signifie également que deux tests seront effectués, le premier conduisant à éliminer certains embryons qui auraient été viables, ce qui diminuera le taux de grossesses. À l’inverse, éliminer les embryons aneusomiques n’a jamais contribué à augmenter le taux de grossesse.

Enfin se pose la question du coût financier, puisqu’on parle du remboursement du DPANI. Dans le contexte actuel, il me semble que cela mérite qu’on y réfléchisse.

 Samir Hamamah. Jean-Paul Bonnefont a raison d’évoquer ces aspects médico‑économiques. Il y a aujourd’hui des couples qui refusent le dosage de l’hormone antimüllérienne au motif que cela coûte 50 euros, non remboursés par la sécurité sociale. Cela ne les empêche pas, par ailleurs, de débourser 500 à 600 euros pour des tests innovants. Il n’y aurait donc rien de choquant, de mon point de vue, à demander aux couples une participation symbolique qui couvrirait, une partie du coût du test.

M. Jean-François Mbaye, président. Madame et messieurs, il me reste à vous remercier pour vos interventions.

 


– 1 –

M. David Gruson, membre du comité de direction de la chaire Santé de Sciences Po, professeur associé à la faculté de médecine Paris‑Descartes, fondateur de l’initiative « Ethik IA », Mmes Judith Mehl et Domitille Bordet, membres d’Ethik IA

Mardi 23 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. David Gruson, membre du comité de direction de la chaire Santé de Sciences Po, professeur associé à la faculté de médecine Paris-Descartes, fondateur de l’initiative « Ethik IA ».

Monsieur, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes accompagné de Mmes Judith Mehl et Domitille Bordet, membres d’« Ethik IA ».

L’initiative citoyenne et académique « Ethik IA » a notamment pour but de proposer une série d’outils et de notes de cadrage pour garantir un regard humain sur les algorithmes en santé. Elle souhaite proposer, dans ce domaine, une troisième voie, entre surprotection et déréglementation. L’intelligence artificielle (IA) est l’un des enjeux majeurs de la future loi de bioéthique, votre expertise va nous être utile afin de faire mûrir nos réflexions ainsi que nos connaissances.

Je vous laisse maintenant la parole pour un exposé liminaire, nous poursuivrons ensuite par un échange de questions et de réponses.

M. David Gruson, membre du comité de direction de la chaire « Santé » de Sciences Po, professeur associé à la faculté de médecine Paris-Descartes, fondateur de l’initiative « Ethik IA ». Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie de l’honneur qui nous est fait de pouvoir nous exprimer devant vous, dans le cadre de la révision de la loi bioéthique.

Je vous remercie d’avoir mentionné « Ethik IA », initiative académique et citoyenne, engagée dans le débat bioéthique depuis un petit peu plus d’un an, et issue du regroupement informel d’acteurs de l’algorithmique appliquée à la santé et de professionnels de santé s’intéressant aux questions numériques.

Je voudrais plus particulièrement adresser un message à M. Touraine, avec qui nous avons eu l’occasion, à de nombreuses reprises, de dialoguer sur ces questions majeures, et que je remercie d’avoir mis l’accent sur le lien entre IA, robotisation et santé.

Je précise, par ailleurs, que j’ai eu l’honneur de codiriger avec M. Claude Kirchner, membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), le groupe que celui-ci a diligenté sur l’intelligence artificielle et la robotisation. Ses conclusions ont alimenté, en bonne part, la partie « numérique et intelligence artificielle » de l’avis numéro 129 rendu par le CCNE le 25 septembre dernier. Le rapport in extenso sera prochainement diffusé ; le Comité aura naturellement à cœur de vous le transmettre.

Je m’exprimerai au nom d’« Ethik IA », mais aussi à titre personnel et académique, et j’essaierai, dans mes différents propos, de restituer les points de cohérence de la démarche, car cette audition est une étape complémentaire, un mouvement de bascule qui me semble plutôt positif sur ces questions de régulation éthique du numérique et de l’intelligence artificielle en santé.

Vous avez utilisé, monsieur le président, une expression que je n’ai pas utilisée jusqu’à présent, mais qui me va très bien, celle d’une troisième voie. En effet, je pense que c’est ce qui est en train d’émerger. Beaucoup de chemin a été parcouru depuis un an et le passage devant le Parlement de la révision de la loi bioéthique sera peut-être l’occasion de trouver le bon réglage, cette troisième voie qui permettrait à la fois de s’ouvrir à l’innovation en santé et de maîtriser les risques éthiques associés au déploiement de l’IA.

Je commencerai par donner un point de contexte, avant de vous parler de l’éthique. Ce qui me frappe, c’est la temporalité dans laquelle se déroulent les choses. Entre le moment où « Ethik IA » s’est engagée et a participé, il y a plus d’un an, à la consultation citoyenne dans le cadre de la mission confiée à M. Cédric Villani, et maintenant, nous assistons à une accélération frappante de la réflexion sur l’intelligence artificielle en santé.

Je ne vous ferai pas un cours sur l’IA ou la robotisation, je dirai juste un mot pour vous expliquer que ce que nous entendons par intelligence artificielle : le recours à un dispositif algorithmique d’aide à la décision dans le champ de la santé et de la robotisation. Si nous voulons être plus précis, il convient plutôt de parler de dispositif mécatronique : un mécanisme électronique qui a un impact sur une réalité physique sensible. Il peut donc y avoir une articulation entre l’algorithme et le robot, l’intelligence étant son bras armé opérationnel, le bras armé de la robotisation.

Le temps s’écoule vite, mais nous ne sommes pas dans un moment de révolution de la science informatique en tant que telle. Le concept d’IA et celui de machine learning, c’est-à-dire d’intelligence artificielle apprenante, ont été forgés il y a longtemps. Dans les années 1950 pour le premier, par Alan Turing et Marvin Minsky, et il y a une trentaine d’années pour le second, par des acteurs des sciences informatiques comme John Hanlon et David Goldberg, qui ont posé les principes de l’intelligence artificielle apprenante. Il s’agit d’un algorithme qui a la capacité, au fil du de traitement des données, d’écarter ce qu’on appelle en algorithmique des « hypothèses aberrantes », c’est-à-dire des données qui ont un écart-type trop grand par rapport à la valeur centrale permettant d’atteindre les objectifs de la programmation de l’algorithme.

Ces concepts ont donc été forgés il y a déjà longtemps, et aujourd’hui, avec cette accélération, nous vivons une révolution des usages de ces techniques. Quasiment chaque jour, nous assistons à l’irruption de nouvelles solutions d’IA en général, et d’IA dans le secteur de la santé en particulier, avec une concentration de ces cas d’usage sur la technique d’apprentissage par reconnaissance d’image : un cliché par imagerie par résonance magnétique (IRM) ou un scanner, sur lequel un algorithme va apprendre à reconnaître la présence d’une pathologie. Les cas d’application se trouvent donc essentiellement dans le champ de la radiologie, de la dermatologie, de l’ophtalmologie et dans certains domaines de la cancérologie.

Par ailleurs, dans des disciplines que connaît bien le professeur Touraine, il existe des versions technologiquement plus ambitieuses de l’IA, qui se déploient dans le champ de l’immunothérapie et dans celui du pilotage par les données de santé publique, avec des projets menés sur le terrain de la recherche, et avec une ligne de recherche-développement qui touche à la question de l’application de l’intelligence artificielle aux données génétiques.

Nous avons accompagné avec « Ethik IA » un projet de machine learning sur la recherche des causes génétiques des ciliopathies rénales, avec une interrogation profonde des bases de données de l’Institut des maladies génétiques Imagine, portant sur 500 000 petits patients et 5 millions de comptes rendus médicaux faisant l’objet d’un projet de recherche hospitalo-universitaire en santé (RHU).

Dans le champ de la reconnaissance d’images, vous connaissez peut-être Thérapixel, qui propose un dispositif avancé de reconnaissance d’images en mammographie. La France n’est pas absente de cette innovation, mais force est de constater que l’innovation se déploie encore plus vite ailleurs, sur des applications telles que, par exemple, le diagnostic des rétinopathies diabétiques. La Food and Drug Administration (FDA) américaine a délivré en avril dernier sa première autorisation à un algorithme de reconnaissance d’images pour la rétinopathie diabétique, pathologie qui concerne 50 % des patients atteints de diabète de type 2.

L’innovation se développant de plus en plus vite, la question se pose de la manière dont on peut la réguler, en essayant de trouver la bonne ligne d’approche des enjeux éthiques.

Ces enjeux éthiques, si vous me permettez d’utiliser une image, peuvent être présentés sous la forme d’une pyramide à trois crans, correspondant à des enjeux d’importance décroissante ou de sensibilité décroissante.

Le premier cran, que nous avons voulu mettre en évidence et que le CCNE a relayé dans son avis, est celui du manque d’innovation, qui est le risque éthique principal du numérique et de l’intelligence artificielle en santé. Cela traduit un réel changement d’approche dans la façon d’aborder ces questions. S’agissant de la télémédecine, il a fallu dix ans entre la fixation du régime juridique et l’ouverture du modèle économique par le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2018.

Concernant l’IA et la robotisation en santé, il faut prendre la mesure des situations dans lesquelles le blocage de notre système quant au recours au numérique et au pilotage par les algorithmes produit des conséquences non éthiques. Nous avons suivi de près, avec Jean-Louis Touraine, le dossier de l’insuffisance rénale chronique. Vous en connaissez les tenants et les aboutissants : nous continuons à vivre avec un modèle économique de l’insuffisance rénale chronique qui survalorise les séances de dialyse en centre lourd au détriment de la dialyse à domicile et de la greffe, alors même que ces solutions sont souvent plus indiquées pour les patients, médicalement comme au plan de la qualité de vie. Les dialyses en centre lourd impliquent trois séances par semaine, avec des répercussions très directes sur la vie familiale et professionnelle.

C’est un sujet sur lequel nous avons été amenés à lancer l’alerte, avec l’association des patients insuffisants rénaux chroniques Renaloo. Cependant, une prise de conscience s’opère : il s’agit d’ailleurs de la mesure 1 du plan « Ma santé 2022 », avec un ancrage dans le PLFSS. Il faut se garder de généraliser, mais les exemples de dérives que nous rencontrons montrent à quel point l’absence de pilotage par les données de santé publique génère, en réalité, une situation non éthique. Comprenez, s’agissant des exemples que j’évoquais à l’instant, qu’il ne s’agit pas de formes très élaborées d’intelligence artificielle mais simplement de dispositifs permettant de mettre en perspective des données de santé publique pertinentes. Cela consiste, par exemple, à confronter à l’échelle d’un territoire la prévalence de l’insuffisance rénale chronique et le taux d’accès à la dialyse à domicile ou à la greffe, pour essayer de faire émerger des situations de blocage ou de non-pertinence des soins.

Il s’agit d’un thème fortement développé par la ministre des solidarités et de la santé. La diffusion du pilotage par les données de santé et par les méthodologies algorithmiques en santé publique est un vecteur puissant, susceptible de venir en appui d’une politique déterminée de résorption des cas de non-pertinence des soins.

Quand ces enjeux éthiques sont abordés, il faut les associer au numérique et à l’IA en santé et garder en ligne de fond la question suivante : quel serait, si vous me permettez l’expression, le « coût d’opportunité » d’une sur-réglementation ? Trop légiférer, trop réglementer revient à retarder la résorption de ces enjeux éthiques immédiats, liés à l’absence de pilotage par les données de santé, alors même que les enjeux éthiques intrinsèques à l’intelligence artificielle, dont je vous parlerai tout à l’heure, existent bel et bien, mais à l’état de simples potentialités. Il y a donc un écart entre les dysfonctionnements liés au retard dans le recours au numérique en santé, voire à son absence – que nous pouvons constater empiriquement aujourd’hui – et les risques éthiques théoriques associés à l’IA.

Il s’agit donc là du premier cran : l’absence ou l’insuffisance de recours au numérique entraîne la persistance de situations éthiquement non acceptables

Le deuxième cran est le fait qu’une sur-réglementation, une sur-législation de ces questions aurait pour effet d’inciter les professionnels et les patients à avoir recours à des innovations de médecine algorithmique conçues hors de France, hors de l’Union européenne, dans un cadre échappant à notre régulation éthique.

Prenons l’exemple de la rétinopathie diabétique, que j’évoquais tout à l’heure. Il n’est pas du tout inconcevable d’imaginer, dans un contexte où les patients sont de plus en plus informés, qu’un patient à qui son médecin traitant dirait : « je pense que vous avez une rétinopathie diabétique, je vais vous recommander à mon confrère ophtalmologue », réponde : « je souhaite, non pas voir votre confrère, mais le cliché de mon fond d’œil afin d’envoyer un courriel à la société qui exploite cet algorithme outre-Atlantique, et qui passe pour super‑fiable dans ses diagnostics ».

Concrètement, la possibilité pour un patient d’accéder à cette innovation provoque une pratique d’évitement du système de santé français. En outre, cet accès à l’information, mais aussi la conditionnalité matérielle qu’impliquerait le recours à cette solution de médecine algorithmique externe, généreraient un biais très fort en fonction des ressources et, partant, une vraie menace, si nous ne développons pas de solutions de médecine algorithmique dans le cadre français ou européen, pour le principe de solidarité qui est à la base de la sécurité sociale.

Après avoir posé les deux risques principaux, nous pouvons aborder les sujets intrinsèquement liés à l’intelligence artificielle en santé. Ce sont, certes, des questions surabondamment abordées par la science-fiction, mais la réalité n’est pas celle d’un risque de domination de l’homme par la machine : elle est faite de risques plus spécifiques, que nous avons essayé de qualifier et que le CCNE a repris dans son avis n° 129. Je le dis, là aussi, avec mes mots, pour que vous compreniez bien les choses, même si l’expression du CCNE, à laquelle je me permets de vous renvoyer, est peut-être plus précise que celle que je vais utiliser. Les risques sont de deux ordres.

Le premier groupe de risques consiste en ce que nous pourrions appeler des risques de délégation. D’une part, la délégation de la décision médicale à l’intelligence artificielle. Vous comprenez bien le sujet : si un algorithme forme une proposition thérapeutique assise sur des centaines de milliers de cas, avec un taux de certitude de 99 %, le risque est, non pas en droit mais en fait, que le médecin se transforme en presse-bouton de cette solution, sans prendre de recul. D’autre part, le risque d’une délégation de consentement du patient. Permettez-moi un parallèle trivial. Quand je regarde Netflix, l’intelligence artificielle me propose une série qui peut se prévaloir de 99 % de personnes satisfaites. Plus je regarde ses propositions, plus l’IA me connaît, et mieux elle sait par avance ce que je veux voir – avant que je le sache moi-même ! Certes, en droit, je suis toujours libre de refuser la proposition qui m’est faite, mais en pratique le consentement du consommateur risque de s’éroder. Il en va de même dans le champ de la médecine pour le consentement du patient.

Le second groupe de risques, qui tient davantage à la matière même de l’intelligence artificielle, consiste en la mise en confrontation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif. Le processus d’intelligence artificielle apprenante consiste à écarter les données aberrantes au fil du traitement et du temps. Mais, en médecine, les données aberrantes correspondent à des cas individuels, de sorte que la mécanique à l’œuvre peut aboutir à ne plus prendre en compte certaines situations individuelles, dans l’intérêt collectif, pour atteindre les objectifs du programme. Dans le cas, par exemple, de patients en fin de vie, nous pourrions être amenés à considérer qu’il est plus efficace, dans l’intérêt du plus grand nombre, de ne plus proposer une thérapeutique très coûteuse.

Il s’agit là d’une question éthique importante, complexe, qu’il ne faut sans doute pas traiter en termes moraux – « est-ce bien ou mal ? ». Étant donné les situations non éthiques que nous continuons de subir faute de pilotage suffisant par les données, l’IA contribuera à améliorer la qualité et l’efficience du système, au prix d’un risque intrinsèque de minoration de la prise en compte de certaines situations individuelles.

La zone de risque est celle d’une combinaison des risques de délégation de décision médicale, de délégation du consentement du patient et de minoration de la prise en compte de l’individu par rapport au collectif. Finalement, le risque est que nous nous retrouvions avec un outil tellement puissant, qui améliore tellement l’efficacité et la qualité du système de santé, que nous ne nous rendrions pas compte, au fil de l’eau, de la concrétisation de risques éthiques, tant la satisfaction collective qui se dégagerait de l’amélioration du système serait forte.

Pour revenir à mon exemple, quand je regarde Netflix, je dois vraiment faire un effort pour prendre du recul et avoir conscience de tout ce que je rate quand je ne fais que regarder les séries proposées par Netflix. En effet, d’autres choses existent, mais cela nécessite un effort pour prendre du recul car je juge le service efficace et de qualité ; mais il génère des effets de bord et des effets de concentration sur un seul schéma de décision.

Une fois ce constat posé, quel est le niveau d’intervention pertinent à l’occasion de la révision de la loi de bioéthique ? Il est nécessaire de mesurer que la France a une responsabilité majeure, la révision de la loi française de bioéthique arrivant en avance par rapport à une série d’autres processus de régulation. Les concertations engagées au niveau européen sur ces questions sont encore à leurs débuts. Les principes d’action législative dans d’autres pays étant quasi inexistants, la France sera donc la première à intervenir sur ces questions.

Une responsabilité forte, donc, mais si cette révision de la loi de bioéthique aboutit à quelque chose qui fonctionne, la France aura peut-être la capacité d’incarner une troisième voie susceptible de rayonner dans d’autres pays, à condition de le faire en bonne intelligence.

Alors, que faut-il faire ou ne pas faire ? Je vous appelle tout d’abord à la « modération » législative sur ces questions, pour ne pas bloquer l’innovation et au regard des enjeux de responsabilité pour les professionnels. En effet, aujourd’hui, l’essentiel des dommages susceptibles de résulter de l’intelligence artificielle peuvent être pris en compte dans les cadres juridiques existants, essentiellement par le régime juridique de la responsabilité du fait des choses. Si l’utilisation de robots ou d’algorithmes cause un dommage dans le cadre de son fonctionnement courant, c’est l’utilisateur – médecin libéral ou établissement hospitalier – qui doit être déclaré responsable, sauf dysfonctionnement du procédé robotique ou algorithmique, auquel cas s’appliquera le régime de la loi du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux. Cette loi transpose une directive communautaire de 1985 qui stipule qu’en cas de dysfonctionnement, le responsable est le producteur.

La Cour de justice de l’Union européenne, dans une décision de décembre 2017, a assimilé un logiciel d’aide à la prescription médicale à un dispositif médical, de sorte que, par extension, un algorithme d’aide à la décision médicale intégrerait le régime des dispositifs médicaux, donc le régime de responsabilité du producteur en cas de dysfonctionnement de l’algorithme. Vous n’avez donc pas besoin de légiférer.

Toutes les questions sont-elles pour autant réglées ad vitam aeternam ? Non.

La loi du 19 mai 1998 comporte une clause d’exonération de la responsabilité du producteur, relative au risque de développement, risque qu’il n’est pas possible d’anticiper au regard des connaissances scientifiques disponibles au moment de la mise sur le marché du produit. Mais pour l’IA, ce risque n’est pas théorique, car l’algorithme, s’améliorant au fil du traitement des données, est susceptible de devenir si différent de sa version initiale que le producteur de la solution d’IA pourrait exciper de la clause exonératoire de risque de développement pour échapper à l’indemnisation du dommage.

Dans un tel cas, qui n’a pas été envisagé et qui ne correspond pas jusqu’ici à un sinistre constaté, la victime ne serait pas indemnisée. Il n’existe pas d’exemple de dommages ressortissants de machine learning pur : nous n’en sommes pas à ce stade de développement de l’IA.

La question se posera-t-elle ? Oui. Se posera-t-elle de manière importante ? Très probablement, vu l’effervescence de solutions pratiques. Faut-il pour autant aborder la question dans un cadre strictement national ? Je ne le crois pas, dans la mesure où, si nous tentions, dans la révision à venir de la loi de bioéthique, de fixer un régime d’indemnisation des dommages du fait du machine learning en France, celle-ci risquerait de faire cavalier seul, ce qui serait une source d’inconvénients importants pour le développement de l’innovation en intelligence artificielle dans notre pays.

Il conviendrait plutôt de faire passer un message et d’enclencher rapidement une initiative européenne pour imaginer la construction d’un régime de responsabilité sans faute pour les dommages issus de l’usage de solutions de machine learning pur : un régime dont on réglerait, au fil du temps, les paramètres afin de tenir compte de la sinistralité constatée, et ce avec un mécanisme d’amendements à déterminer – cotisations des assureurs, intervention de la puissance publique… La question mérite d’être posée sur un plan théorique, mais il y aurait plus d’inconvénients à déséquilibrer les régimes actuels de responsabilité des professionnels que d’avantages à régler des questions qui ne se posent pas encore.

Alors, que faire en pratique ? Je vous ferai passer un dossier. Nous avons en effet proposé, dans le cadre « Ethik IA », deux adaptations législatives, que le CCNE a bien voulu relayer dans son avis n° 129.

L’idée est de légiférer un minimum tout en répondant aux enjeux éthiques, donc d’élaborer une législation qui serait réellement efficace car venant en complément des mesures actuelles. Vous venez de transposer le règlement général sur la protection des données (RGPD), auquel doivent se conformer, y compris sur le plan pénal, les régimes protecteurs relatifs aux données personnelles, régimes applicables à la protection des données de santé. Nous ne sommes donc pas dans un environnement vierge de toute régulation législative, sans même parler des décisions que pourraient prendre les juges en cas de contentieux.

Nous proposons d’ajouter à la loi deux dispositions aujourd’hui manquantes. La première est un élargissement du devoir d’information du médecin, afin que le patient soit informé, préalablement à l’intervention, du recours à un algorithme d’aide à la décision médicale. La seconde, plus innovante, serait l’affirmation d’un principe qui nous semble fondamental : le principe de garantie humaine de l’intelligence artificielle. En d’autres termes, le recours à la médecine algorithmique serait subordonné à la supervision humaine du processus.

Dans un rapport de janvier 2018, sous l’impulsion du docteur Jacques Lucas, le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) avait appelé au développement d’un environnement de soft law, de guides de bonnes pratiques, pour accompagner le développement du numérique en santé. À partir du moment où la représentation nationale reconnaîtra le principe de garantie humaine, il conviendra de susciter, d’encourager l’émergence de techniques opérationnelles, de recommandations de bonnes pratiques, pour essayer de mettre en œuvre concrètement cette garantie humaine de l’IA. Je prendrai l’exemple de deux méthodes que nous avons proposées.

Nous avons d’abord formulé avec la Société française de télémédecine, l’idée d’une télémédecine de garantie humaine de l’IA. Par exemple, un premier médecin confronté au patient et à qui l’algorithme propose une solution thérapeutique correspondant au cas clinique, demande un avis à un second médecin, plus spécialisé. Ce second avis favorisera une prise de recul du premier médecin. La notion de « second avis » humain existant déjà, nous serions donc dans une réflexion connexe.

Le deuxième exemple de technique de garantie humaine serait ce que nous pouvons appeler un « collège de garantie humaine », susceptible d’être mis en place à l’échelle d’un territoire ou d’un établissement. L’idée serait d’étudier, tous les deux ou trois mois, vingt ou trente dossiers médicaux pour lesquels un diagnostic algorithmique a été livré, puis de faire appel à un second avis, cette fois-ci humain. Ce collège serait composé de médecins, de soignants et de représentants des usagers, qui essaieraient de définir si l’algorithme d’aide à la décision reste efficace dans son diagnostic et si les risques éthiques dont nous parlions tout à l’heure – délégation de décision médicale, délégation du consentement du patient et risque de minoration de la prise en compte de la personne par rapport au collectif – peuvent être maîtrisés concrètement au fil du temps. Il s’agit de susciter et d’encourager la définition de bonnes pratiques, sous l’égide de la Haute Autorité de santé (HAS).

La définition des méthodes de régulation est finalement, en soi, un champ de recherche, puisqu’il faut inventer des manières nouvelles de concevoir la régulation éthique. C’est ce que nous avons essayé de faire avec les équipes d’Imagine, en proposant des normes de bon usage de l’IA appliquées aux données génomiques, en essayant de définir des principes de protection un peu plus précis sur ces données très sensibles et en mettant en exergue le fait qu’il existe aujourd’hui, dans notre droit, des freins au développement du recours à l’IA et aux avancées en génétique que celui-ci permet.

Aujourd’hui, un non-clinicien, un data manager, ne peut pas utilise des données cliniques dans le cadre d’une d’application de l’IA à la recherche sur les données génétiques. C’est un vrai blocage. Nous proposons de mettre en place un périmètre de sensibilité dans lequel ces traitements plus profonds pourraient être mis en œuvre, sous la condition de procédés de sécurisation informatiques plus avancés.

Telles sont les propositions que nous formulons pour une régulation positive de l’intelligence artificielle.

Je terminerai sur la technique de régulation et l’état du débat public, où l’on entend notamment un discours ambiant sur la question de la transparence du code. Certains expliquent, de façon vigoureuse, que pour réguler l’IA il faut rendre le code transparent, voire le mettre sur la place publique. Je ne crois pas à cette solution, qui relève d’une confusion assez dangereuse. Si un centre de recherche ou un acteur industriel investit plusieurs millions d’euros pour écrire un code d’aide algorithmique au diagnostic et doit le mettre sur la place publique, non seulement cette idée n’est pas très rationnelle en termes d’investissement et d’innovation, mais, surtout, c’est la meilleure assurance que cette solution sera captée par un opérateur moins éthique que lui. Par ailleurs, la transparence en matière de code ne sert à rien pour un patient.

Ensuite, il y a cette confusion un peu dangereuse entre contrôle technique et contrôle qualité. Lorsque j’étais directeur général de centre hospitalier universitaire (CHU), il m’est arrivé d’acheter des équipements lourds. Quand vous achetez un équipement d’IRM, vous vous entourez d’avis médicaux et vous vérifiez que le producteur a procédé au contrôle technique préalable, s’agissant de la mise sur le marché des dispositifs de santé. Le producteur doit assurer un contrôle technique global qui intègre des éléments de vérification portant sur le code informatique lui-même. Avant la mise sur le marché, il doit donner à l’utilisateur la garantie de la récurrence de ce contrôle technique. C’est un contrôle de digilence qui peut aller très loin, tant sur le code que sur l’algorithme lui-même.

Cette condition sine qua non ne doit pas être confondue avec le contrôle qualité. Le contrôle qualité porte, en amont, sur la qualité de l’approvisionnement en données de santé – données qui doivent être pertinentes médicalement et collectées avec le consentement des patients – et, a posteriori, sur l’emploi de techniques de pilotage qualité relevant de la méthode de la garantie humaine. L’algorithme d’aide à la décision reste-t-il médicalement efficace au fil du temps ? L’utilisateur a-t-il un niveau de supervision suffisant pour s’assurer que les effets de bord éthiques sont maîtrisés au fil du temps ?

La clarté est donc un enjeu important dans ce débat, en raison des transformations majeures qui vont être associées à l’usage de l’IA en santé ainsi que d’un effet de buzz cosmétique provenant d’un intérêt marqué des médias sur ces questions – qui est positif en soi. Or il ne faut surtout pas donner à l’IA un statut particulier par rapport aux autres innovations techniques, et ne pas perdre de vue non plus la nécessité et la complémentarité du contrôle technique et du contrôle de qualité.

Tels sont, monsieur le président, monsieur le rapporteur, les constats que je voulais porter à votre attention. Je vous transmettrai, en complément, des éléments de production écrits qui pourront vous aider dans vos travaux.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie.

Dans son avis n° 129, le CCNE juge que le droit positif reste adapté en ce qui concerne le recueil de consentement du patient à l’utilisation de ses données de santé, mais estime cependant que ce droit positif « gagnerait à être complété d’outils pratiques nouveaux et réactualisés pour garantir l’efficacité du recueil de ce consentement ». Quels pourraient être, selon vous, ces outils pratiques nouveaux et selon quelles modalités devraient-ils être utilisés ?

Le CCNE suggère par ailleurs la création d’un comité d’éthique du numérique. Y êtes‑vous favorable ?

M. David Gruson. Je répondrai d’abord à votre seconde question, qui est, finalement, une question plus institutionnelle sur laquelle mon expression personnelle n’a pas vraiment de valeur ajoutée par rapport à l’expression du CCNE. Je vous ferai donc un retour pratique, fondé sur mon expérience opérationnelle.

L’impulsion que vous avez donnée sur cette question doit être soulignée, à savoir la construction, depuis un an, d’un début d’édifice de régulation positive de l’IA en santé et de la robotisation. Nous pouvons être collectivement fiers de ce qui a été versé au débat public ces derniers mois. Votre travail y contribuera, j’en suis convaincu.

Je vous recommande de vous emparer du projet de normes de bonnes pratiques appliquées aux données génomiques, préparées avec Imagine. C’est le résultat de six mois de travail au cours desquels nous avons cherché à répondre à des questions très précises.

Si l’idée venait à la représentation nationale de mettre en place une autorité de régulation éthique des algorithmes, je crains qu’elle soit désectorisée ou excessivement transverse et qu’il faille beaucoup de temps – de temps institutionnel – pour la mise en place, le calage, la saisie de dossiers, avant qu’elle puisse commencer à intervenir sur des algorithmes précis. Même un délai de six mois seulement pour la mise en place institutionnelle de cette autorité pourrait être irrémédiablement préjudiciable à la France, dans un contexte où la technologie se développe si vite qu’il faut rendre très rapidement opérationnel ce patrimoine réel qu’est un dispositif de régulation positive de l’IA.

Pour ce qui est du pilotage de la qualité, une solution pourrait être organisée sous l’égide de la HAS, ouvrant la possibilité de laisser se développer un environnement de recommandations de bonnes pratiques animé par le privé, avec un couple « utilisateur et garant qualité » qui permette de le faire vivre activement.

S’agissant du comité d’éthique du numérique, j’interprète l’avis du CCNE comme une volonté assez pragmatique de trouver une voie de passage entre ce capital d’expertise spécialisé sur la bioéthique, en tant que telle, et la nécessité d’opérer une transition progressive vers une régulation éthique plus transversale des algorithmes. Mais si la France, seule, crée en 2018 une autorité de régulation éthique des algorithmes dans le champ de la santé, nous y perdrons beaucoup en finesse de régulation pratique.

Votre première question le montre d’ailleurs très concrètement, à travers le sujet du recueil du consentement. Il est indiqué qu’il n’y a pas lieu de modifier le droit français sur le principe du consentement du patient, puisqu’il est déjà écrit que le consentement du patient doit être recueilli préalablement à l’administration d’une thérapeutique. Ce principe est vrai et doit rester vrai à l’heure de l’intelligence artificielle ; c’est une garantie impérative.

Comment aménager ce recueil du consentement ? Il faut sans doute l’aménager dans deux directions – il s’agit là, non pas d’un travail de construction législative, mais d’une recommandation de bonnes pratiques à établir avec les professionnels et les représentants de patients. D’abord, peut-être, dans le sens d’un assouplissement. Pour comprendre comment fonctionne l’IA en santé, prenons l’image d’un faisceau d’options causales, avec un algorithme qui va imaginer, à partir d’une situation clinique donnée, un certain nombre de prises en charge possibles, dont certaines ne se réaliseront peut-être pas au fil du parcours de prise en charge, mais aussi avec un espace-temps qui va se contracter assez fortement par rapport au processus actuel de prise en charge, sous l’effet de la rapidité d’évolution de la technologie.

Il y a donc, sans doute, une voie pour capitaliser sur la valeur ajoutée de cette technologie, et ce sans remettre en cause le principe de recueil du consentement : mettre en place des dispositifs de recueil plus séquentiels. En d’autres termes, aller rechercher le consentement du patient, en amont de la prise en charge, y compris sur des options qui ne se réaliseraient pas au fil du processus, et ce afin de pouvoir gérer cette compression de l’espace-temps.

On peut également, dans une seconde direction, mettre en place des mécanismes de recueil du consentement plus protecteurs, notamment pour les personnes les plus vulnérables – personnes âgées, personnes handicapées –, pour qui la compréhension même des enjeux associés à l’expression du consentement en médecine algorithmique pourrait être très difficile.

Nous avons proposé – en essayant d’utiliser les mécanismes législatifs existants – de réhabiliter un outil, celui de « personne de confiance », et de lui donner un nouveau cas d’usage. Cet outil est précieux mais encore insuffisamment utilisé dans notre système de santé. Il conviendrait de mobiliser la personne de confiance en tant que personne qui va aider le patient à exprimer un avis éclairé par rapport à la proposition thérapeutique formulée par algorithme. Ce rôle pourrait être joué, dans certains cas, par des associations de patients, en développant des programmes de formation.

Il s’agit là d’un message clé si nous souhaitons garder une dose de libre-arbitre, à la fois dans la décision médicale et dans le consentement du patient. Il faut poser un principe de garantie humaine, et en même temps, aider les acteurs à utiliser des outils très pratiques pour prendre du recul par rapport à ces technologies.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Monsieur Gruson, un grand merci pour cet exposé complet et riche, sur un sujet délicat. Je vous poserai trois questions.

L’évolution dans ce domaine est inéluctable et nous sommes amenés, vous l’avez bien montré, à choisir une voie moyenne entre un progressisme incontrôlé, potentiellement dangereux, et une vision trop conservatrice qui nous mettrait très rapidement au ban des nations qui utilisent ces moyens nouveaux, de façon bénéfique.

En France, nous disposons d’une masse de données de santé considérable, peut-être même unique dans le monde, pour diverses raisons, et qui suscitent certains appétits. Nous observons déjà que certains réseaux commerciaux utilisent ces données sans que nous sachions précisément quelle est la source des informations qu’ils exploitent.

Ainsi, des malades reçoivent des propositions d’objets connectés, parfois utiles, mais pas toujours indispensables. Ils ont été repérés spécifiquement, que ce soit en secteur libéral ou en secteur public, sur la base de données les concernant qui circulent. Jusqu’à présent, les conséquences ne sont pas très graves, mais l’amplification de ce phénomène serait regrettable. Comment s’assurer qu’il n’y ait pas de plus en plus de fuites sur des données de santé, utilisées à des fins essentiellement commerciales ? Êtes-vous plutôt favorable à un moyen de coercition a priori, ou à un contrôle a posteriori assorti de sanctions ?

Deuxièmement, vous nous avez cité un certain nombre de difficultés à surmonter, mais j’aimerais que vous nous disiez quelles sont les faiblesses que vous percevez comme les plus préoccupantes dans notre système français ? Pouvez-vous hiérarchiser, en quelque sorte, les difficultés que nous aurons à affronter dans les toutes prochaines années, et nous suggérer une façon de les résoudre – dans le respect, bien entendu, des valeurs éthiques françaises que je n’ai pas besoin de rappeler ?

Troisièmement, vous avez évoqué la modification de la relation médecin‑malade, qui, au lieu d’être fondée, comme dans le passé, essentiellement sur une confiance réciproque, devient de plus en plus une codécision. Certains se félicitent de cette évolution, d’autres la regrettent, mais elle est inéluctable. Le malade participe de plus en plus à la décision, il est moins passif et peut invoquer le recours à certaines expertises extérieures.

Le recours à la téléexpertise passe, pour l’instant, par l’intermédiaire de médecins, mais demain d’autres vecteurs pourront être trouvés. Comment imaginer que cette relation, qui se modifie dans son fondement, soit efficacement, correctement et rapidement enseignée aux étudiants en médecine d’aujourd’hui qui seront les médecins de demain et qui baigneront dans l’intelligence artificielle ?

M. David Gruson. Je répondrai de manière groupée aux deux questions : comment traiter les dérives dans l’accès aux données de santé, et quelle est la faiblesse principale de notre système ?

La France dispose de données de santé de qualité mais aujourd’hui faiblement utilisées et valorisées pour améliorer le système de santé. Le constat a été dressé par le rapport de la mission de préfiguration du Health Data Hub souhaité par le Président de la République, rendu le 12 octobre. Dans son avis, le Comité consultatif national d’éthique indique que cette plateforme est une bonne voie de passage. Si nous sommes capables de créer cette interface technologique, qui permettra d’assurer un niveau de sécurisation et d’ouvrir un partage plus large des données de santé dans un cadre qui soit créateur de confiance, c’est sans doute la voie de passage à privilégier.

Si ce message est bien reçu en France, il conviendra assez vite de le faire passer au niveau européen, pour essayer d’avoir une démarche commune sur ces questions.

Quelle est la faiblesse prioritaire à traiter ? Il faudrait imaginer un régime plus efficace d’alimentation de ce futur Health Data Hub en données de santé. En effet, à partir du moment où nous créons une infrastructure technologique sécurisée, avec la garantie de bon fonctionnement et de sécurisation qu’apporte la puissance publique, nous pouvons peut-être nous permettre d’élaborer un mécanisme de recueil facilité de données. Notre droit connaît déjà un mécanisme de consentement présumé pour les prélèvements d’organes ; ce qui existe pour les organes pourrait exister, dès lors que le cadre de confiance a été créé, pour des données de santé dont le traitement serait mobilisé à des fins d’amélioration de la qualité et de l’efficacité du système.

Cela nous permettrait de sortir de ce que nous connaissons aujourd’hui, à savoir des bases de données de très bonne qualité, mais qui ne communiquent pas entre elles : des bases de données médico-administratives, comme le Système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie (SNIIRAM), et des données cliniques réelles, comme les clichés d’imagerie qui sont aujourd’hui stockés dans les cabinets des radiologues ou dans les établissements de santé.

Je crois à une clé d’entrée pour le Hub, à la fois par des thématiques amenées par les associations de patients, et par les spécialités. Par exemple, les radiologues se sont organisés en jetant les bases d’un écosystème français d’IA en radiologie. Ils ont établi cet écosystème, avec leur société savante, la Société française de radiologie (SFR), la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR) et le Syndicat des radiologues hospitaliers (SRH). Ils ont essayé de définir des bases efficaces médicalement et responsables éthiquement de l’émergence de l’IA dans la discipline. Il y a là un point de contact à imaginer dans l’opérationnalité de l’émergence de l’IA.

Enfin, vous avez évidemment raison de mettre l’accent sur un enjeu absolument central, qui est celui de l’adaptation de la formation. La France a pris du retard. Elle commence à le résorber après une prise de conscience. D’abord du fait de l’annonce, par la Conférence des doyens des facultés de médecine (CDFM), de la mise en place en 2019 d’un module de sensibilisation des étudiants aux enjeux de la médecine algorithmique dès la première année de médecine, via le groupement d’intérêt public (GIP) de l’Université du numérique en santé. Il conviendra de développer des contenus plus spécialisés. Ensuite, du fait de l’annonce par la directrice générale de l’Agence nationale du développement professionnel continu (ANDPC) de l’inscription, dès 2019, de l’intelligence artificielle comme orientation prioritaire de développement professionnel continu (DPC) afin d’enclencher une dynamique de formation continue auprès des médecins.

Je terminerai en abordant la question de l’impact de l’IA sur les métiers, même s’il ne s’agit pas forcément d’un domaine législatif, car les changements peuvent être importants. C’est un sujet que nous avons étudié avec l’Institut Montaigne ; un rapport sera publié dans les prochains jours. Le débat public est très concentré sur l’impact de l’IA sur les spécialités médicales, mais en réalité, pour ces spécialités, les effets « ressources humaines » (RH) ne sont pas acquis et nous ne pouvons pas affirmer que telle ou telle spécialité médicale disparaîtra. Cela dépendra de l’évolution technologique et des choix qui seront faits pour les professions paramédicales adjacentes – radiologue, manipulateur en électroradiologie médicale, etc.

En revanche, nous mesurons d’ores et déjà des effets importants du déploiement de l’IA sur les fonctions ou les métiers supports. Comme dans d’autres secteurs de la vie économique et sociale, les fonctions du back office du soin sont l’objet de transformations très significatives pour lesquelles il est nécessaire de mettre en place une stratégie d’accompagnement, afin d’éviter des impacts brutaux pour certains métiers.

M. Alain Ramadier. Monsieur Gruson, je vous remercie pour votre présentation et vos interventions.

Lors d’un point de presse, vous aviez insisté sur le développement absolument irréversible de l’intelligence artificielle. Nous pouvons le comprendre, et cela crée des opportunités intéressantes, notamment dans le champ sanitaire et médico-social. Vous aviez également dit que la France disposait d’atouts, notamment au niveau des mathématiques et des algorithmes, mais que nous accusions du retard en termes de déploiement industriel. Comment pourrions-nous avancer plus vite dans ce dernier domaine ?

Vous aviez en outre proposé différentes clés pour une régulation de l’intelligence artificielle, notamment la création d’une fondation, inscrite au sein du CCNE, pour tout ce qui concerne le déploiement de la robotisation. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Enfin, je note que vous avez appelé notre attention sur le risque de sur-réglementation et d’empilement législatif.

M. David Gruson. Concernant la partie industrielle, ma première préconisation est celle d’une modération législative, d’une juste mesure, pour ne pas créer un environnement encore plus compliqué pour les acteurs de l’innovation.

Dans cette émergence de solutions innovantes, le Health Data Hub, avec un mode d’alimentation adapté, serait un vrai atout pour franchir des étapes complémentaires.

Un troisième point relève plus du choix stratégique : il s’agirait de repérer quelle est la zone de compétitivité de la France sur l’intelligence artificielle en santé. Je vais peut-être vous paraître un peu brutal, et c’est évidemment un point de vue personnel : je ne crois pas que nous puissions entrer en compétition avec des fabricants de solutions d’IA très généralistes dans le secteur de la santé. Ils ont trop de longueurs d’avance.

En effet, les solutions d’IA généralistes qui se construisent sont le prolongement de solutions informatiques numériques généralistes que vous connaissez déjà, et pour lesquelles la France et l’Union européenne accusent un retard trop important.

En revanche, nous avons sans doute la possibilité de développer une stratégie ambitieuse pour élaborer des solutions d’IA de référence dans des champs de spécialité : en radiologie, en cancérologie, en dermatologie ou en ophtalmologie.

Tout ce qui fait l’excellence de la médecine française pourrait faire émerger ces solutions, si une stratégie déterminée identifiait un nombre resserré de priorités sur lesquelles nous nous mobiliserions et si les moyens du programme d’investissement d’avenir étaient résolument orientés vers elles. Ces solutions auraient vocation à devenir des algorithmes de référence dans tel ou tel champ de spécialité et qui, demain, viendraient se « plugger » sur des solutions d’IA, éventuellement conçues ailleurs. Mais si nous agissons intelligemment, à la fois en termes de cadrage législatif et de régulation, nous pourrions essayer de les acclimater dans un environnement éthique conforme à nos valeurs.

S’agissant de la fondation, c’est une proposition que nous avions introduite au cours de la consultation qui avait eu lieu lors de la mission Villani. L’idée est de définir un vecteur permettant d’accueillir des financements publics et privés, le cas échéant industriels, dans un cadre vierge de tout conflit d’intérêts et avec une exigence déontologique très forte.

« Ethik IA » a été construit sans aucun moyen, au titre de nos missions académiques respectives et de l’engagement citoyen que nous avons porté collectivement. Avec un investissement de quelques centaines de milliers d’euros, pas plus, nous pourrions amorcer le mouvement et avancer.

Il y a trois moments dans le processus de régulation positive de l’IA. Le premier est celui de la recherche et du développement pour la construction de ces outils de régulation positive et le développement des techniques de régulation de soft law appropriées. Le lieu de validation de ces instruments devra être indépendant : pourquoi pas la HAS ? Pourquoi pas des techniques de normalisation discutées avec l’Association française de normalisation (AFNOR) ? Enfin, a posteriori, vient le besoin d’accompagnement et la conduite du changement. Comment aider les acteurs à se saisir de ces nouveaux outils de garantie humaine de l’intelligence artificielle ? Comment les faire vivre concrètement ? Comment aider les établissements de santé qui voudraient se doter d’un collège de garantie humaine pour suivre, au fil du temps, le déploiement de l’IA ? Et comment gérer, dans une vraie stratégie de conduite du changement, les impacts sur les métiers de la santé et du champ sanitaire et médico-social ?

M. le président Xavier Breton. Monsieur Gruson, nous vous remercions.

 

 


– 1 –

M. Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Lejeune

Mardi 23 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous reprenons notre séquence d’auditions en accueillant M. Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune. Celle-ci agit pour les personnes atteintes de déficiences intellectuelles d’origine génétique, à travers notamment le soutien à des programmes de recherche visant la mise au point de traitements pour la trisomie 21 et les autres déficiences intellectuelles d’origine génétique.

Les questions de la recherche sur l’embryon, des tests génétiques et des diagnostics préimplantatoires étant étudiés dans le cadre de notre mission d’information relative à la révision de la loi de bioéthique, nous souhaiterions entendre vos arguments sur ces sujets.

Je vous donne maintenant la parole pour un exposé d’une dizaine de minutes, puis nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. Jean-Marie Le Méné. Monsieur le président, merci de m’accueillir. Monsieur le rapporteur, merci d’avoir accepté ma demande d’audition.

Je rappellerai que la Fondation Jérôme Lejeune, créée en 1996 et reconnue d’utilité publique, a notamment financé et créé l’Institut Jérôme Lejeune, centre de consultations médicales spécialisées dans les déficiences intellectuelles d’origine génétique. Vous l’avez rappelé, monsieur le président, la Fondation est aussi un des principaux financeurs de la recherche sur la trisomie 21. Depuis près de vingt-cinq ans, elle a financé environ 700 appels à projets partout dans le monde, dont certains ont donné lieu à des publications internationales.

Tout notre travail est orienté vers le patient. La consultation accueille aujourd’hui près de 10 000 patients, dont 70 % atteints de trisomie 21 et 30 % d’autres pathologies entraînant un retard mental. Elle reçoit chaque année plus de 500 nouveaux patients avec leur famille, de tous horizons, tous âges, toutes conditions, dont beaucoup nous sont envoyés par l’hôpital public.

À court terme, nous développons une recherche clinique à leur profit. Nous avons ainsi avec l’hôpital Necker un protocole sur l’apnée du sommeil de l’enfant trisomique et un autre avec l’hôpital Trousseau sur l’influence de la capacité respiratoire dans son développement. Nous avons innové avec une activité de gériatrie spécifique, car la société est confrontée au vieillissement des personnes handicapées mentales qui, désormais, survivent à leurs parents. À cet égard, la recherche de biomarqueurs d’évaluation pour des études cliniques dans l’Alzheimer précoce est un axe que nous suivons dans un cadre européen, avec d’autres équipes.

À moyen terme, nous conduisons une recherche translationnelle pour trouver des inhibiteurs ciblés de gênes impliqués dans la cognition. On observe des liens entre la trisomie et d’autres pathologies : Alzheimer, mais aussi le cancer et l’autisme. Nous attendons des bénéfices réciproques de ces recherches croisées, qui intéressent plus de chercheurs. Nous travaillons avec des laboratoires de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), des universités, lesquels sont destinataires de 80 % des subventions que nous attribuons, mais aussi avec des institutions académiques internationales.

À plus long terme, nous pensons que des perspectives thérapeutiques sont ouvertes. Nous soutenons notamment des programmes innovants qui utilisent des cellules souches de type iPS. Ainsi, nous sommes intéressés par des recherches comme celles d’une équipe de Boston qui a réussi à mettre au silence le chromosome 21 dans une cellule iPS trisomique, combinant la thérapie génique et la thérapie cellulaire ; elle n’en est évidemment pas au stade clinique mais c’est très intéressant.

Cette brève présentation montre que la Fondation est attentive à l’évolution des lois de bioéthique, notamment dans deux domaines : la recherche sur les cellules souches et le dépistage anténatal.

La recherche sur les cellules souches, en particulier sur l’embryon humain, est pour nous une préoccupation. Au détriment d’autres voies existantes, quelquefois plus efficaces et posant moins de problèmes éthiques, la loi a évolué et continue d’évoluer vers une libéralisation du régime de la recherche sur l’embryon humain. En 2013, un changement important est intervenu, qui a remplacé le couple « interdiction plus dérogation » par le couple « autorisation plus encadrement ». Le respect de l’embryon est devenu une exception au principe, nouveau, de son non-respect. En 2016, un nouveau régime de recherche a été adopté, prévoyant que des recherches interventionnelles sur l’embryon in vitro peuvent être menées avant ou après son transfert in utero. Cette disposition conduit à fabriquer des hommes à l’essai. Ces deux modifications substantielles, en 2013 et 2016, ont été votées sans avoir été débattues dans le cadre des États généraux de la bioéthique, malgré l’obligation qui en est faite depuis 2011, ce qui est dommage.

Dans l’esprit du législateur de 2004 et de 2011, le recours à l’utilisation de l’embryon humain, donc sa destruction dans ce cadre, n’était que subsidiaire, les autres voies de recherche, non transgressives, devant être privilégiées. Ce changement d’orientation me paraît regrettable. L’embryon humain est la forme la plus jeune de l’être humain et requiert, à ce titre, une protection adéquate qui doit s’étendre aux lignées cellulaires issues de l’embryon. On ne peut pas prétendre protéger les éléphants et continuer à autoriser l’exploitation de l’ivoire. Vouloir protéger l’embryon et exclure de cette protection les lignées cellulaires ne serait pas cohérent.

Il faut bien comprendre qu’il y a deux domaines d’utilisation des cellules souches. En premier lieu, un usage pharmacologique qui consiste à modéliser des pathologies et à cribler des molécules ; cet usage vise l’amélioration des connaissances et non l’application du procédé au patient. En second lieu, la thérapie cellulaire qui vise à réparer des tissus ou à reconstituer des organes en greffant des cellules souches aux malades.

S’agissant de la modélisation et du screening moléculaire, les iPS constituent une alternative désormais reconnue aux cellules souches embryonnaires. Il n’y a plus de débats. Le Conseil d’État lui-même, en 2014, a considéré que « les recherches concernant les cellules iPS sont suffisamment avancées pour apprécier la possibilité de poursuivre sur ce type de cellules, avec une efficacité comparable ». La modélisation par iPS est, par définition, sans limite et plus accessible.

En ce qui concerne la thérapie cellulaire, très peu d’essais cliniques en cours utilisent des cellules souches embryonnaires, et cette voie n’est pas plus avancée que celle utilisant des cellules iPS. Elles n’ont pas entraîné de progrès puisqu’aucune application thérapeutique n’a été prouvée effective à ce jour, en dehors d’un succès relatif obtenu sur la dégénérescence maculaire, succès qui a été aussi obtenu, et de façon peut-être plus significative, avec les cellules souches iPS. Dire que l’on est en retard n’a pas grand sens.

La focalisation sur la recherche embryonnaire tient à un effet de mode, à l’opportunité de moderniser des laboratoires au moyen de subventions, à l’existence d’une filière à entretenir. Les citoyens interrogés dans le cadre des États généraux, à 84,4 %, n’y sont d’ailleurs pas favorables.

Pourquoi ne pas investir dans la création d’une banque de lignées de cellules iPS de qualité clinique à partir d’un nombre limité de donneurs sélectionnés sur leurs groupes HLA pour correspondre majoritairement à la diversité de la population, comme le font les Japonais ? Ceux-ci espèrent obtenir 75 lignées permettant de couvrir 80 % de la population japonaise.

Les cellules souches embryonnaires ont été découvertes en 1998 et les iPS en 2007. Les iPS sont déjà exploitées dans un contexte clinique, ce qui souligne leur potentiel et notre retard. Alors que nous sommes en retard dans le domaine des iPS, on assiste à des surenchères dans la recherche sur l’embryon qui montrent que l’encadrement de la loi s’est affaibli. Je citerai trois exemples.

En 2013, l’Agence de la biomédecine (ABM) a autorisé un protocole permettant de stimuler la fécondation des gamètes dans le cadre d’une fécondation in vitro (FIV) en introduisant dans le milieu de culture une molécule synthétique dont on ignorait l’effet sur l’embryon à réimplanter. Or ce travail ne pouvait pas être une étude, car elle ne devait pas porter atteinte à l’embryon, aucune preuve sérieuse n’étant apportée quant à la toxicité de la molécule utilisée. Il ne pouvait pas non plus s’agir d’une recherche, puisque celle-ci ne peut pas conduire à l’implantation de l’embryon. Cette autorisation n’était donc pas conforme à la loi.

La FIV à trois parents, qui a fait couler beaucoup d’encre et qui est présentée avantageusement par ses promoteurs comme un « don de mitochondries », est à ce jour illégale en France. Et pour cause : cette technique aboutit à la création intentionnelle, par transfert de noyau, d’un embryon génétiquement modifié dont les corrections induites seront transmises aux générations suivantes. Malgré la triple illégalité manifeste de cette technique, qui emprunte au clonage, à la transgenèse et à la création d’un embryon pour la recherche, l’ABM a autorisé, en 2016, des chercheurs français à investiguer la technique de la FIV à trois patrimoines génétiques.

En 2017, une société privée a été autorisée par l’ABM à développer et valider une chaîne de production automatisée de cellules souches embryonnaires humaines dans le but d’assurer leur disponibilité au cas où les essais cliniques se révéleraient concluants. Mais cette finalité industrielle et commerciale est contraire au principe de non-patrimonialité du corps humain. En outre, l’ABM anticipe les résultats d’essais cliniques qui ne sont pas lancés ni publiés. La pertinence scientifique du projet n’est donc pas établie.

Ces cas illustrent le mécanisme des « illégalités fécondes » qui contribue à façonner les lois de bioéthique. D’abord, la transgression de la loi de bioéthique est assumée – certains viennent même le dire devant le législateur ; ensuite, elle est médiatisée ; enfin la loi est modifiée. Comment faire pour que la démocratie ne donne pas l’impression de valider ce qui ne vient pas d’elle ?

C’est pourquoi, eu égard aux propositions du Conseil d’État et du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), et pour limiter cette surenchère dénuée de finalité claire, la Fondation recommande de ne pas autoriser la création d’embryons chimériques ou transgéniques, de ne pas étendre la culture de l’embryon in vitro à 14 jours, contre 7 jours aujourd’hui, et de ne pas soustraire les recherches sur les cellules embryonnaires aux règles applicables à la recherche sur l’embryon, ce qui serait contraire à l’arrêt Olivier Brüstle c. Greenpeace de la Cour de justice de l’Union européenne, rendu en 2011.

J’en viens au dépistage anténatal.

Depuis une vingtaine d’années, un nombre incalculable de personnes s’expriment sur le dépistage prénatal de la trisomie 21 à des titres divers. Pas un jour sans un article sur le sujet. Le phénomène récent que l’on peut observer est une sorte de consensus autour de l’exception « trisomie 21 ». Que l’on soit pour ou contre le diagnostic prénatal, utilisateur ou prescripteur, de gauche ou de droite, une réalité s’impose : ce type de diagnostic prénatal en population générale est dérogatoire aux règles habituelles, puisqu’il n’y a pas de solution thérapeutique et que les chiffres d’interruption médicale de grossesse après diagnostic positif sont massifs, supérieurs à 90 %. Il n’y a plus de contestation de ces faits. En revanche, il existe des divergences de qualification. Rares sont ceux qui osent parler de prophylaxie, la prophylaxie n’ayant jamais eu pour but de supprimer les malades faute de pouvoir supprimer la maladie. On trouve encore chez certains une réticence à user du terme d’eugénisme qui ravive une douloureuse mémoire. Cela peut se comprendre. Mais ce n’est pas le cas de la plupart des commentateurs qui considèrent, pour s’en alarmer ou s’en réjouir, qu’un ensemble de pratiques individuelles peut fort bien conduire à un eugénisme libéral qui peut devenir de masse. Dès lors que le système de santé finance des outils eugéniques, la frontière entre eugénisme libéral et eugénisme étatique devient floue. D’ailleurs, ce sont les praticiens les plus favorables au diagnostic prénatal qui ont le moins de difficulté à assumer le terme d’eugénisme. Enfin, le doute n’est plus permis avec le transhumanisme, dont l’eugénisme revendiqué est l’une des clés qui permet de concrétiser le passage de l’homme diminué à l’homme augmenté.

Quel que soit le terme utilisé, la réalité est bien là : nous sommes devant une rupture dans la pratique médicale. Aujourd’hui la quasi-totalité d’une population a été éliminée sur le fondement de disgrâces physiques et génétiques détectées par des machines et des algorithmes. C’est la première fois depuis 2 400 ans et Hippocrate que la médecine rend mortelle une pathologie qui ne l’est pas et qui l’est même de moins en moins, puisque l’espérance de vie des personnes touchées par la trisomie 21 augmente. Tel est le lot de la trisomie 21 aujourd’hui, cobaye et précurseur de ce qui est annoncé pour d’autres pathologies demain. Telles sont les promesses de la technologie qui va produire des offres nombreuses, du marché qui va susciter des demandes tout aussi nombreuses et du droit qui peut créer une égalité d’accès à tout ce qui sera techniquement possible. Ce constat est largement partagé.

Quelles sont les raisons de ce qui ressemble à une perte de contrôle ? Dans un livre intitulé Les premières victimes du transhumanisme, j’ai raconté comment une firme américaine s’est emparée de la découverte de l’ADN fœtal libre circulant dans le sang maternel pour la transformer en application commercialisable à des fins lucratives, qui allait devenir le diagnostic prénatal non invasif (DPNI). Le PDG de cette biotech américaine affirmait en 2008 : « Stratégiquement, nous avons choisi le syndrome de Down parmi nos objectifs initiaux, car cela représente un mal nécessaire et une importante opportunité de marché ». À l’époque, le chiffre d’affaires annoncé s’élevait à 10 milliards de dollars dans le monde. Le CCNE l’évaluait à 1 milliard d’euros pour la France. Si aujourd’hui, les personnes trisomiques sont les premières victimes de cette entreprise lucrative qui se présente elle-même comme le « Google du tri génétique », il y a d’ores et déjà des centaines d’autres gènes éligibles à ce nouveau test qui sont autant de parts de marché. Il suffit de bonnes campagnes de marketing pour créer le besoin. Le dépistage anténatal sort de sa finalité. L’idéologie transhumaniste navigue sous pavillon de complaisance médicale avec la seule boussole du profit.

Si ce sont dorénavant les possibilités techniques qui décident, dans le domaine du dépistage anténatal, à charge pour l’économie libérale de trouver une clientèle solvable, ce n’est plus la peine de parler de bioéthique. Depuis des dizaines d’années, on répète qu’il faut changer de regard sur la personne handicapée. Comment voulez-vous que le regard change quand l’eugénisme vis-à-vis de la trisomie se présente comme un « ordre établi » ? Si la trisomie apporte le désordre, alors l’élimination du porteur de désordre rétablit l’ordre. Quelle image valorisée des personnes trisomiques espère-t-on donner dans ce contexte ? Le comité onusien en charge du handicap condamne d’ailleurs régulièrement « les formes modernes de discrimination comme la politique de dépistage prénatal visant à sélectionner les enfants à naître sur la base du handicap, politique qui va à l’encontre de la reconnaissance de la valeur égale de chaque personne ».

Deux opportunités se présentent aujourd’hui pour changer de logiciel et changer de regard sur la personne handicapée.

En premier lieu, ne pas installer le diagnostic prénatal non invasif dans le paysage de la santé par un remboursement de l’assurance maladie – en Allemagne, des manifestations hostiles au remboursement du test sur la trisomie 21 étaient organisées récemment –, par le passage du seuil de risque de 1/250 à 1/1000 et par l’extension du test en population générale, qui sont autant de menaces d’abandon du diagnostic prénatal à la robotisation.

En second lieu, ne pas légaliser l’extension du diagnostic préimplantatoire aux maladies chromosomiques qui sont des maladies génétiques mais pas héréditaires. Une telle extension opportuniste, en dehors des indications recherchées dans le cadre du DPI, ouvrirait celui-ci à des critères arbitraires, impossibles à réguler. Depuis plusieurs années, la bioéthique régularise bien plus qu’elle ne régule.

Les enfants trisomiques n’étant pas à disposition du choix des adultes, de la médecine et du marché, la consultation de la Fondation Lejeune ne choisit pas ses patients. Ce sont les rescapés de l’eugénisme qui frappent à la porte de l’Institut Jérôme Lejeune. Nous serions très honorés, mesdames et messieurs les parlementaires, si vous acceptiez notre invitation à venir visiter cette consultation.

M. le président Xavier Breton. Lors des débats de 2011, il avait été fait état de ce que 96 % de fœtus porteurs de la trisomie étaient détectés et que 93 % des fœtus détectés faisaient l’objet d’une interruption de grossesse. Dispose-t-on aujourd’hui de taux actualisés ?

Vous avez évoqué les programmes de recherche financés et encouragés par votre fondation ? Qu’en est-il de la recherche publique sur la trisomie ? Les débats de 2011 avaient conclu à la nécessité d’importants efforts de recherche. A-t-on des chiffres à ce sujet ?

M. Jean-Marie Le Méné. Je constate que les médias citent souvent le taux de 96 %, qui était d’ailleurs cité, à l’époque, par le Conseil d’État. Je ne sais pas s’il a beaucoup varié. De toute façon, les limites de sa variation sont relativement faibles. Dans d’autres articles, certains n’hésitent pas de parler de 99 %. Mais il est intéressant de noter que dans d’autres pays, ce taux est bien inférieur. La France est l’un des pays où le taux d’interruption médicale de grossesse après diagnostic positif est le plus élevé. Aux États-Unis, par exemple, il est d’environ 60 %. De toute façon, qu’il soit de 90 %, 96 % ou 99 %, il reste élevé en France.

Il n’y a pas de sollicitation de recherche publique de la trisomie 21 autre que celle dont nous faisons la promotion à la Fondation Jérôme Lejeune. Nous sommes le premier financeur de la recherche sur la trisomie 21. Cela dit, le secteur public n’est pas à l’écart, car si nous finançons des projets de recherche, nous ne finançons pas les salaires des chercheurs. Je n’oublie pas que, pour ces recherches subventionnées à des chercheurs de l’INSERM, du CNRS ou de l’université, la puissance publique paie les chercheurs. La recherche publique est ainsi associée.

En outre, le conseil scientifique de la Fondation étant uniquement composé de chercheurs du CNRS, de l’INSERM ou de l’université, le concours gracieux qu’ils apportent à la fondation est une forme de participation à la recherche qui honore la dépense publique.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Monsieur Le Méné, vous souhaitez éviter la production d’un grand nombre d’embryons surnuméraires pour la pratique des fécondations in vitro, sachant qu’au bout de cinq ans ou davantage, la grande majorité sont détruits à défaut de projet parental. Il arrive qu’une ou deux cellules soient prélevées pour développer une lignée de cellules souches mais l’immense majorité sont détruits sans autre prélèvement. Les experts que nous avons entendus estiment que la recherche sur l’embryon est nécessaire pour éviter la production d’embryons surnuméraires, puisque l’efficacité de la fécondation in vitro est loin d’être suffisante, en particulier dans notre pays. Êtes-vous favorable à la recherche sur l’embryon, sachant d’ailleurs qu’en France, la recherche est autorisée et réalisée sur le fœtus ou le nouveau-né, dans des conditions très contrôlées, puisque ce sont des êtres vulnérables qui exigent protection. Si la recherche sur le fœtus est autorisée dans certaines conditions très encadrées et contrôlées, pourquoi ne pas appliquer les mêmes règles pour l’embryon, ce qui réduirait la génération d’embryons surnuméraires ?

Vous avez raison de dire que la création des cellules iPS – que nous devons à nos collègues japonais – ouvre des potentialités intéressantes. Pour autant, vous évoquez la nécessité de recherches simultanées sur les deux types de cellules, les cellules souches embryonnaires et les cellules iPS, dans la mesure où elles présentent des intérêts distincts. Les cellules iPS sont intéressantes par leur caractère autologue, plus encore que des lignées de cellules HLA compatibles qui ne garantissent pas contre le rejet. Les cellules souches embryonnaires présentent l’avantage de ne pas être génétiquement modifiées. Ce sont des cellules naturelles permettant une adaptabilité complète du fait de leur immaturité. Les indications ne sont donc pas les mêmes. L’« étalon or » qu’est la cellule souche embryonnaire demeure de toute façon nécessaire, même pour les recherches sur les iPS, comme l’ont d’ailleurs fait les auteurs japonais qui les ont produites en comparaison avec des cellules souches embryonnaires. Les deux posent des problèmes éthiques différents. Vous avez évoqué ceux des cellules souches embryonnaires. Les problèmes posés par les cellules iPS sont, d’une part, que celles-ci sont génétiquement modifiées – ce sont en quelque sorte des OGM – et, d’autre part, qu’on peut avec elles générer des gamètes, ce qui peut être inquiétant si on utilise ces cellules pour la procréation. Pour ces deux catégories de cellules, un contrôle éthique des pratiques est nécessaire, mais vouloir se priver des unes ou des autres serait dommageable.

Vous avez cité l’Agence de la biomédecine. Pour y avoir représenté notre Assemblée pendant de nombreuses années, j’ai souvent entendu dire qu’elle regrettait quelques-unes des actions judiciaires que vous avez développées, n’aboutissant généralement qu’à retarder les recherches ou à générer des dépenses inutiles. L’expression utilisée par l’Agence est celle de « harcèlement judiciaire ». À l’avenir, envisagez-vous, pour faire valoir votre point de vue, une autre voie que celle des tribunaux, qui pénalise lourdement une recherche française déjà en retard sur celle d’autres pays ?

Vous évoquez l’eugénisme. Vous avez bien établi la distinction entre l’eugénisme de masse ou d’État comme on l’a connu au XXe siècle et la prophylaxie individuelle qui évite l’apparition d’une maladie. Celle-ci n’est pas de l’eugénisme, qui désigne toutes les mesures visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Dans un cas individuel, on n’améliore pas le patrimoine génétique de l’espèce. Ce n’est pas en empêchant la naissance d’un trisomique 21 ou d’une autre paire chromosomique qu’on améliorera l’espèce humaine.

Enfin, vous refusez le diagnostic prénatal, ce que je comprends tout à fait. D’ailleurs, personne n’envisage de l’imposer à toutes les familles qui, pour des raisons éthiques, de conviction, de réflexion comme celles que vous avez développée, ne le souhaitent pas. Mais pourquoi voudriez-vous qu’on ne l’autorise pas pour la majorité des Français qui, eux, le souhaitent, afin d’éviter l’apparition de maladies génétiques très graves ? Autrement dit, un respect mutuel entre ceux qui veulent recourir au dépistage prénatal et ceux qui ne le veulent pas est-il pour vous concevable ?

M. Jean-Marie Le Méné. Vous venez de parler de l’eugénisme et du dépistage prénatal. Je ne partage pas votre définition de la prophylaxie. La prophylaxie n’a jamais signifié la suppression du malade à la place de la maladie. Par le dépistage prénatal et l’interruption médicale de grossesse, la prophylaxie ne supprime pas la trisomie mais l’embryon ou le fœtus trisomique.

Je ne refuse pas le dépistage prénatal. Je distingue la politique de dépistage et le diagnostic. Le diagnostic est parfaitement justifié dans quantité de cas. Quant à la politique de dépistage prénatal, je ne juge ni les personnes qui y ont recours ni ses prescripteurs, mais je constate qu’elle aboutit à l’élimination complète d’une population, triée non par de méchants eugénistes du passé mais par l’air du temps, c’est-à-dire des machines, des algorithmes, des analyses génétiques ou des analyses diverses, faute de savoir combattre scientifiquement cette pathologie. Comment offrir la possibilité de réaliser ce diagnostic pertinent et justifiable à ceux qui le demandent sans en faire une sorte d’habitude devenue totalement incolore, inodore et sans saveur chez les gens ? Les marqueurs sériques figurent le plus souvent dans la liste des analyses proposées aux femmes enceintes, mais une grande partie d’entre elles ne savent pas qu’elles doivent faire ce test. C’est le résultat qui est alarmant et non le diagnostic. Je dirai même que la technique du diagnostic non invasif, le fameux DPNI, qui arrive dans notre pays comme ailleurs, repose sur une découverte scientifique qui ne m’inspire que du respect. Trouver dans le sang de la mère enceinte des traces du génome de l’enfant qu’elle porte est une découverte extraordinaire. Ce qui est critiquable, c’est l’application technique faite par certaines firmes plus inspirées par l’intérêt financier que par l’intérêt des patientes, des familles et des femmes, comme j’ai essayé de le montrer dans le livre. Bien sûr, il faut passer des découvertes fondamentales à des découvertes appliquées pour le plus grand profit de tous, mais s’agissant de la trisomie 21, c’est le contre-exemple. La trisomie est le cheval de Troie de cette médecine en dérive à cause des intérêts technologiques, du marché, d’un effet de mode. La trisomie est vraiment le terrain d’exercice qui prépare l’arrivée du reste.

D’ailleurs, dans les rapports parlementaires, notamment en 2011, dans les rapports du CCNE ou du Conseil d’État, on lit que l’institution s’est à peu près stabilisée, mais qu’à l’avenir on risque de s’orienter vers des propositions de diagnostics malvenues. Les gens n’ont pas forcément besoin de tout connaître sur tout. À raison, on s’inquiète beaucoup de l’avenir, mais on est incapable de résoudre le problème qui nous est aujourd’hui posé, à savoir le sort injuste réservé à la population trisomique. Par ailleurs, tout le monde s’accorde à dire que la trisomie n’est pas la pathologie la plus insupportable. On se rattrape socialement en demandant à une petite fille trisomique de présenter la météo à la télévision. C’est charmant, mais tout à fait insuffisant au regard de la dureté de la politique menée en matière de trisomie.

Nous n’avons pas de sentiments négatifs à l’égard de l’Agence de la biomédecine ni à l’égard de chercheurs. Nous ne faisons pas de procès aux chercheurs. Sur un certain nombre de projets de recherche qui nous paraissaient légalement délicats, nous avons soumis à l’appréciation du juge administratif des autorisations délivrées par l’ABM, c’est-à-dire des actes administratifs. Il ne s’agit pas d’empêcher les chercheurs de chercher mais de savoir si telle ou telle recherche autorisée par l’Agence de la biomédecine est légale ou pas. Un procès un peu raide nous est parfois fait par les chercheurs, qui nous disent : nous ne pouvons pas chercher comme nous voulons et nous sommes dans une situation d’insécurité juridique. Il est certain qu’en agissant en dehors de la loi, on est en insécurité juridique. C’est au juge de le dire. Il le dit ou il ne le dit pas, mais il y travaille. Les travaux conduits par la Fondation dans ce cadre, sur le plan juridique comme sur le plan scientifique, montrent que dans bien des cas, des recherches autorisées par l’ABM auraient pu être menées sur d’autres types de tissus que l’embryon. Or l’esprit du législateur en 2004 et en 2011 devait conduire à n’utiliser l’embryon que si on ne pouvait pas faire autrement. Les chercheurs ont souvent présenté des projets sans apporter la preuve demandée par la loi qu’ils s’étaient assurés de ne pouvoir faire la même chose avec des cellules souches d’autres organes, de sang de cordon ou des iPS. Nous apportons la réponse que le chercheur lui-même aurait dû apporter et nous demandons au juge si cette recherche est légale ou pas.

J’ai cité trois cas exemplaires. On ne peut pas suspecter le législateur de 2011 d’avoir accepté a priori la recherche sur la fécondation in vitro à trois patrimoines génétiques. C’est très transgressif : le clonage est interdit, la transgenèse est interdite, la création d’un embryon pour la recherche est interdite. Ces exemples sont lourds de sens. Les réponses apportées par le juge sont équilibrée : nous n’avons pas toujours raison. Cela n’empêche pas les chercheurs de chercher, car les recours ne sont pas suspensifs. Ils n’ont pas à s’entourer de pénalistes parisiens : il ne s’agit pas de droit pénal mais d’actes administratifs. Des points de droit ont ainsi été améliorés dans les procédures de l’ABM. La motivation des décisions n’était pas toujours suffisante. Le Conseil d’État a rappelé qu’une autorisation insuffisamment motivée pouvait être entachée d’illégalité. Dorénavant, l’ABM motive davantage ses autorisations.

De même, l’existence d’une alternative aux cellules souches embryonnaires humaines doit être appréciée. Dans une décision récente, le Conseil d’État a admis que les cellules iPS pouvaient être considérées comme ayant une efficacité comparable. Certes, l’information, le consentement des parents, la recherche relèvent de la forme, mais une forme qui emporte le fond. Le Conseil d’État a parfois sanctionné des irrégularités en matière d’information et de consentement des parents. Il faut tout de même que les parents signent. La traçabilité des embryons n’est pas toujours garantie, ce que le Conseil d’État ou les juridictions administratives ont considéré comme irrégulier.

Nous ne cherchons pas à créer la polémique mais, dans une perspective pédagogique, à apporter des améliorations et à faire respecter la loi relative à la bioéthique. Il est paradoxal de constater que la priorité est souvent donnée à ceux qui transgressent la loi et que ceux qui essaient de la faire respecter sont rangés dans le camp des méchants.

Je reviendrai sur l’« étalon or » et sur la différence entre les iPS et les cellules souches embryonnaires. Certes, les cellules souches embryonnaires et les cellules iPS sont différentes au regard de leurs modalités de production, mais cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas équivalentes. La lecture de la littérature médicale montre que si l’on avait auparavant tendance à considérer l’embryon humain comme le golden standard, les recherches visant à comparer les vertus des iPS à celles des cellules souches embryonnaires sont de moins en moins nombreuses. L’embryon apparaît de moins en moins comme l’« étalon or ».

J’ai parlé d’« embryons OGM ». La cellule souche embryonnaire n’est pas si naturelle que cela : elle n’est naturelle que lorsqu’elle est dans l’embryon. Quand elle n’y est plus, elle a été « techniquée » pour être enlevée et placée en culture pour continuer à vivre. La cellule souche embryonnaire a subi une intervention humaine qui ne l’a pas rendue plus naturelle que la cellule iPS. On ne peut pas dire que l’une est artificielle et l’autre pas. Elles sont toutes deux artificielles. Détachée de l’embryon, la cellule embryonnaire n’est pas très à l’aise. Il est facile d’opposer l’une, l’OGM très méchant, à la cellule embryonnaire qui serait naïve et naturelle. La cellule embryonnaire présente aussi un caractère artificiel.

On a considéré aussi que les cellules iPS rencontraient des problèmes, avaient une mémoire épigénétique. On a essayé de leur trouver des faiblesses qui, pour beaucoup, ont été levées. La meilleure preuve est apportée par ce que les Japonais ont réussi à faire en moins de dix ans. Ils ont créé une banque de cellules autologues, stables, ce que nous n’avons pas. Nous avons un retard en matière d’iPS. S’agissant du screening moléculaire et de la modélisation, on peut faire de la modélisation à échelle industrielle avec une cellule iPS sans avoir recours à des embryons. En revanche, pour ce qui est de la thérapie cellulaire, force est de reconnaître que les cellules embryonnaires comme les cellules iPS présentent des difficultés. Je ne dis pas que la cellule iPS est miraculeuse. Le risque tumorigène existe dans les deux. Y a-t-il plus de raisons de favoriser l’une que l’autre ?

Ce qui mérite de donner plus de crédit à la cellule iPS, c’est la plus grande simplicité éthique. On ne se pose pas la question du statut de l’embryon, puisque les cellules iPS sont dérivées de cellules somatiques. Vous avez raison de souligner que le jour où l’on fabriquera chez l’animal des gamètes à partir de cellules iPS, on reviendra vers des problèmes éthiques. L’utilisation de la science et le développement de la technologie posent toujours des problèmes éthiques. On peut toujours faire un mauvais usage d’une bonne technologie ou d’une technologie neutre.

M. Thibault Bazin. Monsieur Le Méné, je remercie la Fondation pour sa contribution en matière de recherche et je poserai trois questions.

Préconisez-vous de revenir sur les changements de 2013 et 2016 en matière de recherche, puisqu’ils n’avaient pas été discutés lors des États généraux de la bioéthique et, le cas échéant, dans quelle mesure ?

Faut-il modifier la loi pour créer une banque de lignée de cellules iPS et, le cas échéant, sous quelles conditions ?

Avec le développement de l’intelligence artificielle et de la médecine prédictive, comment appréhender la vie à venir avec le risque de développer une maladie selon des données génétiques, lequel n’est qu’un risque et non une certitude ? Doit-on vivre angoissé ? Jusqu’où doit-on aller dans la prédiction mathématique si on vise le bonheur des hommes
– non un bonheur prédit mais le bonheur réel ?

M. Guillaume Chiche. Je n’ai pas de question à adresser à la Fondation Jérôme Lejeune, mais plutôt une réaction à exprimer.

Par la lecture des positions exprimées sur votre site internet et dont vous vous êtes fait l’écho lors de cette audition, j’ai pris connaissance des recommandations formulées pour 2017-2022 concernant l’interruption volontaire de grossesse (IVG), à savoir : rendre la liberté d’expression et d’opinion intacte sur le sujet de l’avortement ; abroger la loi sur le délit d’entrave à l’avortement ; abroger la résolution relative au droit fondamental à l’avortement ; interdire toute publicité et information sur l’avortement ; supprimer le remboursement de l’avortement ; a minima, réfléchir au bien-fondé du remboursement intégral de l’avortement et des actes y afférents ; supprimer les subventions au Planning familial qui promeut l’avortement.

En somme, vous voulez faire obstacle à l’avortement. Je veux rappeler que le fondement de ce droit est celui des femmes à disposer pleinement de leur corps. Cela a été fait pour mettre fin à des situations catastrophiques en termes de santé publique.

Si je prends la parole lors de cette audition, c’est aussi pour m’adresser à toutes les Françaises et à tous les Français qui suivent nos travaux et leur dire que ce droit à l’IVG est un droit fondamental pour lequel des personnes se sont battues. Elles ne doivent jamais prêter l’oreille à la critique et jamais prêter le flanc à la stigmatisation. Je crois, cher monsieur, que votre fondation et ses prises de position, particulièrement sur l’IVG, nous rappellent que le combat contre la nécessité de se dresser sans relâche face aux obscurantismes sur ce sujet reste d’actualité, et j’en suis un des premiers acteurs.

M. Patrick Hetzel. Merci, monsieur Le Méné, pour votre intervention. Je vous poserai deux questions.

Votre fondation est un acteur majeur du financement de la recherche sur la trisomie 21. Quelle est sa contribution à ces recherches ? Avez-vous des données chiffrées à ce sujet ? À votre avis, les recherches engagées sont-elles suffisantes ?

Ma seconde question est liée à la première. Puisque vous indiquiez avoir des contacts avec des équipes du CNRS et de l’INSERM et puisque vous vous exprimez devant le législateur, y a-t-il, selon vous, des points sur lesquels il faudrait changer la législation en matière de recherche sur la trisomie 21 en France ?

M. Jean-Marie Le Méné. Je serais favorable à ce que l’on revienne sur les dispositions législatives votées en dehors des États généraux de la bioéthique et qui sont des réformes de fond. Je rappelle que la réforme de la recherche sur l’embryon adoptée en 2013 est la première loi sociétale qui a été votée sous le gouvernement Hollande, avant même celle sur le mariage. C’était une réforme de fond, puisqu’elle a modifié l’équilibre établi par les lois de 2004 et de 2011. On est passé d’une interdiction assortie de dérogations à une autorisation assortie d’encadrement. Je ne sais pas si concrètement, cela change les choses, mais la stratégie est différente. On peut voir dans ce changement stratégique l’origine de notre retard dans le développement d’une banque de cellules souches iPS.

La stratégie du législateur de 2004 et de 2011 visait à autoriser toutes les recherches souhaitables et possibles sur les cellules souches et à n’utiliser l’embryon que si on ne pouvait pas faire autrement. Là, au contraire, on dit : faites ce que voulez sur l’embryon. Si, dès 2008, 2010 ou 2012, on avait mis l’accent sur les iPS, on n’aurait pas pris trop de retard. Il est curieux que cette réforme de 2013 ait été préparée en 2012, l’année où M. Yamanaka a reçu le prix Nobel pour la découverte des cellules souches. On a pris ainsi une orientation stratégique anhistorique. Alors qu’il fallait s’orienter vers les cellules iPS, on s’est orienté vers l’embryon. Je serais donc favorable à ce qu’on rediscute de cette orientation. Tous ceux qui font de la recherche sur l’embryon veulent maintenir la filière mais les Japonais ont fait le contraire et, semble-t-il, avec raison, puisqu’après avoir beaucoup investi, ils obtiennent déjà des résultats sur le plan clinique.

Je rappelle que la réforme de 2016 instaurant un deuxième régime de recherche, dépendant de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et non plus de l’ABM, crée la possibilité de travailler sur des embryons in vitro et de les réimplanter avec les modifications introduites, ce qui n’était pas permis par le passé. Cette réforme a été introduite par un cavalier législatif dans la loi dite de modernisation de notre système de santé, avec des dispositions illisibles pour les parlementaires et le grand public. Ce n’était pas très honnête vis-à-vis des États généraux de la bioéthique qui commençaient à devenir une bonne habitude. Je rappelle que dans l’esprit des États généraux, que l’on retrouve d’ailleurs cette année, si les scientifiques et les médecins ont, dans le domaine scientifique, une compétence incontestée, leur compétence dans le domaine éthique n’est ni plus ni moins importante que celle du citoyen de base, du juriste, du philosophe, de la mère de famille ou du sportif. D’évidence, en 2013 et en 2016, on n’a pas été loyal. Des réformes ont été faites par des scientifiques pour des scientifiques, dans l’obscurité la plus complète pour l’opinion publique et une grande partie des parlementaires. Je ne trouve pas cela honnête et ce serait donc à l’honneur de la démocratie d’y remédier.

Je serais également favorable à une modification visant à autoriser la création de lignées cellulaires iPS. Rien ne s’y oppose. Je suis ouvert à tout ce qui peut être fait en cette matière. Je sais qu’en France, les chercheurs qui font de l’embryonnaire font aussi de la cellule iPS. Compte tenu des développements actuels en Asie du Sud-Est, nous aurions tout intérêt à nous orienter vers ce type d’investissements. Cela ne demanderait pas beaucoup de modifications législatives.

En outre, vous évoquez un risque que je ne suis pas le seul à redouter. La médecine prédictive capable de fournir des informations sur les prédispositions à des maladies que l’on risque d’avoir ou que l’on a déjà mais non encore développées est inquiétante. C’est l’une des raisons pour laquelle le diagnostic prénatal non invasif est angoissant. Il va fournir à des femmes des informations précises, très peu chères, très tôt dans la grossesse, dans le délai de l’IVG et non dans celui de l’interruption médicale de grossesse (IMG), au risque de télescoper l’organisation actuelle. Dans le délai de l’IVG, la femme n’a pas à justifier de quoi que ce soit, tandis que, dans le délai de l’IMG, le relais est pris par la partie médicale. Si ce test devient accessible à huit ou neuf semaines, la femme risque d’obtenir des informations sur la santé de l’embryon ou du fœtus qu’elle porte, et elle sera seule, dans un délai où elle n’a besoin de personne pour prendre sa décision et où l’accompagnement médical n’existe pas. Si le diagnostic est délivré très tôt, des femmes devront se débrouiller seules dans une situation anxiogène, voire culpabilisante, au risque de prendre une mauvaise décision : ne pas poursuivre la grossesse en raison d’une prédisposition, sans aucun accompagnement médical. Cela ne paraît pas souhaitable.

Monsieur Hetzel, le budget de la Fondation Lejeune est d’environ 10 millions d’euros, provenant totalement de l’argent privé, puisque nous n’avons jamais obtenu un centime de subvention. Toutes les subventions que nous attribuons sont issues de la générosité du public et vont principalement à des recherches publiques. Ce sont 3 à 4 millions d’euros par an, suivant les années et la moisson. Les appels d’offres sont parfois infructueux. Nous sentons vivement la nécessité de solliciter la recherche et de l’intéresser à des programmes nouveaux, parce qu’elle n’en a ni l’habitude ni les moyens. J’ai cité les recherches croisées sur la maladie d’Alzheimer et la trisomie 21 ou sur le cancer et la trisomie. Nous intéressons ainsi les deux côtés, ceux qui sont intéressés par le cancer et Alzheimer et ceux qui sont intéressés par la trisomie 21. En faisant le pont entre les deux, nous créons une synergie vertueuse. Aux 3 à 4 millions d’euros que j’ai cités, il convient d’ajouter un peu plus d’un million d’euros versé à l’Institut Jérôme Lejeune pour financer la consultation et les recherches cliniques faites à la consultation.

Dans les contacts avec les équipes de l’INSERM ou du CNRS, nous voulons faire changer le regard. Rien ne s’oppose à ce que l’INSERM et le CNRS fassent des recherches sur les maladies chromosomiques. Les chercheurs qui s’y intéressent sont très heureux de le faire et ils ont autour d’eux de petites équipes très heureuses de le faire. Il n’y a pas, a priori, d’obstacle idéologique aux recherches, mais on en a perdu l’habitude. À un certain moment
– mais cela a changé –, on disait : la France ayant fait le choix du diagnostic prénatal, il n’y aura plus de trisomie et il est inutile de chercher. Sans même se placer au plan moral, c’est une défaite intellectuelle. Dire que l’on ne chercherait plus parce que la politique de dépistage ferait qu’il n’y aurait plus d’enfant trisomique à cause du taux élevé d’IMG est intellectuellement « moyen ». On se refuserait alors à comprendre la trisomie et à trouver les moyens de la mettre scientifiquement en échec, ce qui représente un grand challenge.

M. le président Xavier Breton. Monsieur Le Méné, nous nous remercions pour cet éclairage et pour votre contribution.

 


– 1 –

M. Jean-Claude Ameisen, ancien président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), membre du conseil scientifique de la Chaire coopérative de philosophie à l’Hôpital (AP‑HP/ENS)

Mardi 23 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons notre séquence d’auditions en accueillant M. Jean-Claude Ameisen, qui est membre du conseil scientifique de la chaire coopérative de philosophie à l’hôpital et ancien président du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) de 2003 à 2012. Surtout, monsieur le professeur, vous avez été président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 2012 à 2016. Nous complétons donc aujourd’hui l’audition de MM. Alain Grimfeld et Didier Sicard, à laquelle nous n’avions pu vous joindre, le 19 septembre dernier.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, notre mission d’information est notamment amenée à s’interroger sur l’encadrement législatif de la recherche sur l’embryon et du recours aux tests génétiques, ainsi que sur les questions que soulève l’évolution de la médecine génomique. Nous souhaiterions bénéficier de votre expertise et connaître vos positions et arguments sur ces sujets et sur tout autre sujet relatif à la loi de bioéthique que vous souhaiteriez aborder.

Je vous donne donc la parole pour un exposé d’une dizaine de minutes et nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. Jean-Claude Ameisen. Merci de me recevoir afin d’évoquer la réflexion éthique, la démarche éthique et le croisement des regards. Au-delà de l’expertise, il me paraît essentiel que le législateur ait prévu, en 2011, dans la loi relative à la bioéthique, des débats publics dans les domaines relatifs à l’éthique biomédicale.

À la suite de l’annonce d’une loi sur la fin de vie, en 2013, j’ai lancé un débat public avec les espaces de réflexion éthique régionaux et organisé une conférence de citoyens. J’ai alors été frappé par deux éléments.

Le premier est l’intérêt présenté par la multiplicité des modalités du débat public. Les débats organisés par la commission Sicard ont été suivis par des débats organisés par les espaces de réflexion éthique régionaux et par une conférence de citoyens. Cette dernière, prévue par le législateur de 2011, revêt une importance particulière, non seulement parce qu’elle permet d’exposer les points de vue différents, de croiser les regards en élaborant des approches, des questionnements, des propositions originales, comme le font le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et d’autres instances de ce type, mais aussi parce qu’elle a un rôle pédagogique. Quand des citoyens tirés au sort se réunissent, ils sont à même d’élaborer une réflexion de grande qualité, dès lors qu’ils sont informés et peuvent réfléchir librement. Il en résulte une vertu pédagogique, car on montre ainsi au reste de la société qu’en réunissant des personnes de professions, d’âges et de lieux de résidence différents, il est possible d’élaborer une réflexion collective. Trop souvent, dans notre pays, on a l’impression que le débat se résume à l’affrontement ou à la juxtaposition de points de vue établis. Cette culture du débat pour une délibération collective visant à élaborer quelque chose qui ne préexistait pas me paraît essentielle.

Le second élément est la durée. La mission Sicard a commencé ses travaux à l’été 2012. Nous avons rendu notre rapport sur le débat public à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) à l’automne 2014. Il y a donc eu deux ans de débat sous des formes différentes. Cette durée a permis une sérénité et une ouverture de la réflexion. Les débats trop courts, arc-boutés à des annonces de modifications ont tendance à cristalliser les positions. Un débat dans la durée, sans butoir, autorise une réflexion ouverte, utile au législateur.

Mais cela ne suffit pas. Ces deux ans de débat ont été suivis du vote de la loi Claeys‑Leonetti en 2016 et la fin de vie est de nouveau entrée dans les États généraux de 2018. On mesure ainsi l’importance de la poursuite de la réflexion, celle-ci n’aboutissant jamais à une solution définitive.

Le législateur a prévu, en juillet 2011, que tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans le domaine de la biologie, de la médecine et de la santé nécessite un débat public. Cela couvre un champ extrêmement large, qui est d’ailleurs celui de la mission du CCNE. Les avancées de la connaissance dans le domaine de la santé – je rappelle que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme le bien‑être physique, psychique et social – couvrent un champ extrêmement large. Or tout projet de réforme dans ce champ devrait être précédé par un débat public sous forme d’États généraux, assorti de l’organisation de conférences des citoyens. Et s’il n’y a pas de projet de réforme, tous les cinq ans le CCNE organise des États généraux de la bioéthique.

Cependant, le champ de la loi relative à la bioéthique est très limité : tests génétiques, assistance médicale à la procréation, greffe d’organes, neurosciences, diagnostic prénatal, tandis que le champ ouvert par le législateur, qui touche à la santé, à la biologie et à la médecine, est extrêmement large. Il y a là un paradoxe, qui concerne non seulement le champ – dans les États généraux sont entrés cette année la fin de vie, l’intelligence artificielle, le big data et les relations entre santé et environnement –, mais aussi la façon d’aborder ces sujets. En effet, les tests génétiques sont conçus pour mettre en évidence des maladies chroniques, des maladies graves ou des handicaps, mais une fois ces tests réalisés et le diagnostic donné, nous sommes extrêmement mauvais en matière d’accompagnement des personnes souffrant de maladies chroniques graves ou de handicap. L’attention portée à juste titre aux avancées de la science et de la technique masque par défaut la déshérence d’une conduite qui pose des questions éthiques majeures. Les neurosciences et l’imagerie cérébrale permettent de diagnostiquer une série de troubles cognitifs, dont la maladie d’Alzheimer. Une fois ce diagnostic établi, que fait‑on pour accompagner les personnes ?

L’un des soucis majeurs de l’assistance médicale à la procréation (AMP) est l’intérêt de l’enfant. Mais, dans notre pays, 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, et les avancées de la connaissance dans ce que l’OMS appelle les « déterminants socio-économiques de la santé » et dans le domaine de l’épigénétique indiquent qu’ils auront des problèmes de santé majeurs. Se concentrer uniquement sur l’intérêt de l’enfant dans une circonstance importante, méritant certes une réflexion, mais très circonscrite, risque d’aboutir à méconnaître des problèmes essentiels en matière de santé et d’intérêt de l’enfant qui, je le répète, s’inscrivent dans un contexte beaucoup plus large.

Ce champ restreint entraîne des contradictions. On insiste – et vous insistez – à juste titre, depuis longtemps, sur l’intérêt d’une réflexion éthique, non seulement au regard de son inscription dans la loi relative à la bioéthique mais aussi pour l’exercice quotidien de la médecine ou de la biologie. Par exemple, avec la tarification à l’activité, les modalités de remboursement de notre système de santé s’opposent, freinent, empêchent le temps de dialogue, l’écoute, l’échange, qui sont essentiels à une approche éthique de la médecine. C’est un peu comme si, dans des domaines étrangers à la loi relative à la bioéthique, étaient institués des freins empêchant, malgré les meilleures intentions, l’atteinte pratique des objectifs inscrits dans cette loi.

Plus largement, le Préambule de notre Constitution dispose que la nation assure à chacun la protection de la santé. Or la protection de la santé n’est pas seulement la réparation des maladies ou des handicaps, c’est aussi la prévention. Vous le savez, mais c’est heureusement en train de commencer à changer, 5 % de notre budget de santé publique, qui est l’un des plus élevés au monde, sont consacrés à la prévention et 95 % à la réparation.

Notre Charte de l’environnement, qui a maintenant quatorze ans, stipule que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Pourtant chaque année, dans notre pays, 50 000 personnes meurent du seul fait de la pollution de l’air extérieur. Les avancées des connaissances dans ce domaine indiquent de plus en plus précisément les mécanismes par lesquels l’environnement et la façon dont nous construisons notre société s’impriment peu à peu en termes de maladie, de diminution de l’espérance de vie ou d’espérance de vie de bonne qualité.

La focalisation sur les avancées de la technique et de la science, certes essentielle, ne doit pas aboutir à une forme de scotome. En scrutant l’intérieur des corps avec les techniques et la science les plus sophistiquées, nous ne devons pas oublier les empreintes qu’impriment jour après jour l’environnement social et l’environnement extérieur, au risque de ne les voir, à partir de ces techniques, qu’après qu’ils auront commencé à entraîner des modifications et des bouleversements.

Un problème éthique que vous connaissez bien est la non-application des lois. Il me paraît être un facteur majeur d’inégalités socio-économiques et territoriales. Ce que la loi prévoit est disponible pour certains mais pas pour tous, ce qui est désespérant du point de vue éthique. Je rappelle que la loi visant à garantir le droit d’accès aux soins palliatifs à toute personne dont l’état le nécessite a maintenant 19 ans et qu’une très grande majorité de nos concitoyens n’y ont pas accès.

Je pourrais continuer avec la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, prévoyant la scolarisation des enfants handicapés, avec la loi qui a mis en place l’obligation d’emploi des personnes handicapées qui, au bout de trente et un ans, n’a atteint que la moitié de ses objectifs, ou avec la loi instaurant le droit opposable au logement, alors qu’un nombre considérable de personnes sont dans la rue. Amartya Sen disait qu’un droit sans accès au droit est une négation du droit. Il y a donc là un problème éthique majeur qui vise tous les champs de la santé, indépendamment du domaine relatif à la bioéthique.

Le débat public et les réflexions des instances consultatives comme le CCNE sont certes essentiels, mais il est paradoxal que le législateur ait considéré que, dans le domaine relatif à la bioéthique, ils devaient être limités à ce champ relativement circonscrit.

S’il est essentiel que soient organisés un débat public et une réflexion de la société, sous des formes diverses, s’agissant de lois ayant des conséquences directes ou indirectes sur la santé ou le respect des droits fondamentaux, il serait bon que ce ne soit pas un domaine réservé au champ législatif mais un modèle pour une forme de démocratie. Ce qui a été organisé dans le domaine relatif à la loi de bioéthique pourrait servir de modèle lorsque des décisions économiques importantes sont discutées.

Mon expérience des comités d’éthique m’enseigne qu’il y a deux focales possibles. Il y a celle par laquelle nous avons abordé un grand nombre de problèmes, à savoir celle de la santé au sens très large. D’autres instances dont les préoccupations sont assez proches abordent le sujet par la focale du respect des droits fondamentaux. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), le Défenseur des droits, le CCNE réalisent des actions complémentaires. Dans beaucoup de domaines, une animation du débat public ou de la réflexion publique par de telles instances serait importante. Il en va de même pour le Conseil économique, social et environnemental (CESE), en ce qui concerne l’intelligence artificielle. Et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a animé l’année dernière des débats publics de grande qualité.

Il serait important d’étendre ce qui a été fait de remarquable dans le domaine de la loi relative à la bioéthique à tous les sujets importants relatifs à la santé et au respect des droits. Alors qu’un grand nombre de pays respectent, voire admirent ou, en tout cas, étudient ce que nous avons fait en matière de bioéthique, il serait intéressant d’étendre ce modèle à d’autres questions, toujours avec le souci des personnes les plus vulnérables. Je le répète : lorsqu’on se soucie des personnes les plus vulnérables, on progresse vers l’égalité réelle, c’est-à-dire vers l’inclusion de ceux qui sont malheureusement laissés sur le bord du chemin.

M. le président Xavier Breton. Vous souhaitez l’extension à d’autres sujets des démarches de participation citoyenne du type des États généraux. Dans le champ même de la bioéthique, pensez-vous que le dispositif actuel est suffisant ou qu’il faudrait aller plus loin, et si oui, de quelle manière ?

Vous avez présidé le CCNE. Nous avions le sentiment qu’il pratiquait le consensus sur beaucoup d’avis. Or selon les mots du président actuel, quelques avis ont fait l’objet d’« assentiments majoritaires », accompagnés de réserves. Comment expliquez-vous que l’on soit passé du consensus à l’assentiment majoritaire ? Est-ce un changement de pratique ou les sujets évoqués conduisent-ils à une impossibilité de consensus ?

M. Jean-Claude Ameisen. Quand j’ai pris la présidence du Comité, j’ai regardé quels avaient été, depuis sa création, en 1983, le pourcentage d’avis consensuels et le pourcentage de ceux ayant donné lieu à des opinions minoritaires. En 2012, un tiers des avis émis depuis 1983 comportaient des opinions minoritaires. Il y a des périodes où il n’y en a pas et, quand ils réapparaissent tout à coup, on trouve cela étrange. Cela fait partie de la pratique, ce qui est heureux car, en voulant absolument aboutir à un consensus, on risque de dériver vers le plus petit dénominateur commun et de ne s’accorder que sur ce qui ne suscite aucune réserve. Il est plus intéressant d’aller jusqu’au bout de la réflexion collective et de faire en sorte que les conclusions aillent au-delà du oui ou du non. Certains des avis minoritaires que j’ai connus étaient des façons différentes de poser la question, des regards différents portés sur certains aspects, des accents mis sur des points non considérés comme centraux. Une telle pratique préserve la multiplicité des regards.

Cela est d’autant plus important pour moi – mais il s’agit d’une opinion personnelle – que j’ai toujours considéré qu’en dehors des cas manifestes de déni du droit ou de modifications à apporter d’urgence, le rôle essentiel du CCNE n’était pas de se substituer à la société, mais de l’aider à mieux réfléchir en montrant la complexité d’une situation, en essayant de la dénouer, en désignant la multiplicité des enjeux. C’est l’un des principes fondamentaux de l’éthique biomédicale moderne, ce qu’on appelle le choix libre et informé, selon lequel c’est l’information qui est mise à la disposition de la liberté de la personne et non la personne qui est mise à la disposition de l’information qu’on a sur elle ou qu’on lui donne.

À mon sens, le CCNE devrait aider la société à penser librement les choix possibles et aider ensuite le législateur à décider à partir de cet éventail des choix.

Il existe deux types de situations. Lorsque les droits fondamentaux, la santé, la vie de personnes sont manifestement mis en cause et lorsque le Comité pourrait saisir le Défenseur des droits, une recommandation s’impose. Dans tous les autres cas, y compris dans les situations complexes, le rôle du CCNE n’est pas de dire oui ou non, il n’est pas de dire au législateur quelle loi il devrait voter : il est d’éclairer, d’informer au mieux et de faire en sorte que les cristallisations de positions opposées apparaissent comme plus complexes que les représentations qu’on en a. À cet égard, les opinions minoritaires sont une façon d’élargir la réflexion plutôt qu’un élément négatif de nature à briser le consensus du Comité. Contrairement au CESE, le CCNE n’est pas une instance décisionnelle, une instance prédécisionnelle ou une instance représentative : c’est une instance dont l’importance, la légitimité et l’intérêt procèdent de sa capacité d’aider à la réflexion, ce qui est pour moi le sens même du terme de consultatif, dans la mesure où elle est indépendante et où elle croise les regards.

Quant au débat, pour être serein, il ne doit pas être accoudé à des délais précis – trois mois, cinq mois… – préalables à la modification éventuelle de la loi. Découplée d’une perspective législative déterminée, la réflexion peut être ouverte, plus sereine, donc plus utile, à la fois à la société, puisqu’elle peut s’en approprier les enjeux, et au législateur, appelé ensuite à élaborer la loi. Je le répète : il faut encourager la multiplicité des formes du débat. Il n’y a pas de forme idéale, mais ce qui favorise la réflexion collective aux dépens de l’addition des opinions et du simple dialogue, comme on a demandé aux instances du type du CCNE de le faire, rend la société plus adulte. Apprendre à réfléchir ensemble n’est pas la même chose que s’écouter. S’écouter est un premier pas, mais il faut réfléchir ensemble et dans la diversité. Dans notre pays, on a l’habitude de réfléchir ensemble entre personnes de même profession, de même âge ou de même lieu de résidence. Ce qui est frappant dans les conférences de citoyens, c’est qu’elles réunissent des personnes d’âges divers, de professions diverses, de lieux de résidence diverses, et cette diversité apporte quelque chose à l’intelligence collective. Dans une société qui devient de plus en plus clivante et brutale, c’est en se réunissant dans la diversité que l’on élabore la réflexion la plus utile, la plus ouverte et la plus riche.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci beaucoup pour ces réflexions si stimulantes, empreintes d’expérience et de sagesse.

Je suis tout à fait d’accord pour considérer que la recherche excessive de consensus risque d’aboutir au plus petit commun dénominateur, à l’eau tiède et à l’absence de progrès. Si on recherchait le consensus sur les recherches à conduire, on n’aurait plus besoin de chercheurs, car on n’aboutirait jamais.

Je trouve aussi que le champ de la bioéthique est parfois trop restreint. On a ajouté l’environnement et l’intelligence artificielle, mais ce qui m’intéresse surtout, après l’application de telle nouvelle technologie ou tel progrès scientifique, c’est le suivi pratique des patients, les aspects humains ou sociaux. De fait, plus que d’ouvrir des droits nouveaux, notre devoir est de rendre les droits existants accessibles à tous. Cette deuxième dimension fait défaut. Que suggérez-vous pour améliorer ce champ, qui est peut-être moins brillant mais tellement important, concrètement, pour nos concitoyens ?

Les personnes les plus vulnérables réclament plus de considération et pas seulement plus de soins, et nous devons davantage les écouter. Je me demande si nous ne sommes pas au milieu du gué. Dans un passé heureusement révolu, prévalait le paternalisme : paternalisme médical, paternalisme des institutions. On disait aux malades et aux gens vulnérables ce qui était bon pour eux. On le faisait avec bienveillance mais ils n’avaient pas leur mot à dire. Dans le futur, prévaudront l’autonomie et la liberté des personnes, y compris âgées, malades, voire en fin de vie, qui participeront directement à la décision. Elles pourront être informées, mais ce sont elles qui choisiront leur destin. Nous sommes au milieu du gué. Quels conseils donneriez-vous pour progresser vers une plus grande autonomie des personnes vulnérables ?

Enfin, le président et moi suggérons la création au sein du Parlement d’une délégation permanente composée de quelques députés, et peut-être quelques sénateurs, chargée de conduire une réflexion ininterrompue donnant lieu chaque année à la présentation d’un rapport. Elle serait ainsi toujours en capacité d’aborder des problèmes nouveaux. On éviterait le rythme de cinq ans qui donne, à chaque fois, l’impression de repartir de zéro et d’avoir à former les acteurs, une mobilisation parfois excessive et un emballement médiatique. Cette délégation permanente donnerait un autre rythme, sans empêcher que certains sujets choisis fassent l’objet d’une réflexion dans des États généraux en vue d’une éventuelle révision.

M. Jean-Claude Ameisen. Je partirai de votre suggestion qui me semble de nature à éclairer les réponses aux précédentes questions. Parallèlement au rythme des Etats généraux, une délégation permanente en renouvellement continu présenterait l’avantage à la fois de la nouveauté et de la mémoire, un peu comme le CCNE, dont le renouvellement est opéré par moitié ou par tiers, contrairement aux comités d’autres pays, qui sont entièrement renouvelés.

J’ignore pourquoi le terme de révision est utilisé, car il ne figure pas dans la loi et donne d’emblée l’impression qu’on va changer quelque chose. L’expression « nouvel examen » me paraît plus neutre. Un examen à intervalles réguliers est important, mais une délégation permanente aurait l’intérêt de rester en éveil et de définir les priorités en fonction de l’importance des sujets plutôt que de leur nouveauté ou de leur caractère spectaculaire. Elle désenclaverait petit à petit le champ restreint de la loi relative à la bioéthique pour s’intéresser aux rapports entre les avancées de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine, de la santé et de la santé publique. En plus de la continuité, cela déplacerait les focales et préparerait le législateur à l’ouverture du champ.

Je m’étonne que, pour traiter de questions de biologie et de médecine dans le champ de la bioéthique, l’on trouve indispensable d’associer à la réflexion des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des juristes et des personnes appartenant simplement à la société, parce qu’un comité d’éthique n’est pas légitime s’il n’est pas de ce type aujourd’hui. Je rêve qu’un jour, pour prendre une décision économique importante, l’on considère qu’il est non pas absurde mais utile d’adjoindre aux économistes des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des biologistes, des médecins et des personnes de la société. Nous n’avons pas franchi ce pas. On considère que c’est indispensable lorsqu’il s’agit de tests génétiques, mais absurde s’il s’agit de fiscalité. Pour moi, c’est un modèle autant qu’un bénéfice. Une délégation permanente serait une façon de faire vivre cette réflexion en la maintenant ouverte.

La mise en place d’une délégation permanente serait également une bonne façon de s’assurer, à intervalles réguliers, que l’on fait le point non seulement sur l’application de la loi, mais aussi sur ses effets. Dans notre pays, le classement des hôpitaux en fonction de leurs performances est devenu populaire et fait la couverture des magazines au moins une fois par an, mais je ne lui ai jamais vu associé un classement de l’état de santé des personnes résidant alentour, comme si ça n’avait aucun rapport, alors que la qualité des soins et des traitements faits à l’hôpital a normalement pour objet d’améliorer l’état de santé de la population. Au-delà de la procédure, il conviendrait de mesurer les effets en termes de santé des politiques et des lois mises en place. Pour cela aussi, une délégation permanente serait utile.

Pour ce qui est de l’autonomie, en effet, nous sommes au milieu du gué et nous avançons avec beaucoup de réticence. J’ai été choqué que le Parlement vote, il y a quelques mois, une disposition en retrait par rapport à la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, visant à construire des logements adaptables plutôt qu’adaptés, à charge pour les personnes devenues handicapées de se débrouiller pour les adapter. Ce milieu de gué signifie non pas que l’on avance vers le progrès, mais que l’on hésite. Si nous voulons véritablement construire une société inclusive, n’oublions pas qu’il n’y a pas d’autonomie sans solidarité, et c’est d’autant plus vrai quand on est plus vulnérable et qu’on a encore plus besoin des autres. On peut difficilement dire à quelqu’un qu’il est libre et autonome s’il n’a pas d’électricité, pas de chauffage, pas de route, pas de téléphone, quand bien même il serait en bonne santé.

Cela passe par l’écoute des autres – ce que Paul Ricœur appelait « se mettre à la place des autres », se considérer « soi-même comme un autre » – et par donner la voix à l’autre. Vous parliez du paternalisme. Autrefois, on parlait pour les femmes, ensuite, ce sont les femmes qui ont parlé. On parlait pour les personnes malades et des associations de patients se sont créées. On parlait pour les personnes handicapées et les personnes handicapées commencent à parler. Si l’on donne à chacun toute sa place, si l’on permet à chacun de s’exprimer et de participer aux décisions collectives, tout le monde devient raisonnable, parce que la réflexion est partagée. Ainsi, on ne construit pas pour les personnes handicapées, mais avec les personnes handicapées.

Dans un premier temps, il convient de s’assurer que dans toutes les instances, la place des personnes vulnérables, la place de celles qui sont en mal d’autonomie ou la place de celles qui peuvent parler pour elles, dans les cas les plus graves, est prévue. C’est essentiel pour changer l’état d’esprit et le regard de la société.

M. Guillaume Chiche. Dans le cadre des travaux de la mission d’information, nous relevons l’enjeu que représente la reconnaissance ou l’appropriation des travaux de recherche scientifique. Cet enjeu est encore plus présent dans notre société où règne une certaine défiance à l’égard des travaux scientifiques ou de recherche. Il suffit de dire qu’ils ne font pas l’unanimité pour voir leurs conclusions battues en brèche. Or, vous le savez, la recherche française n’a évidemment pas épuisé tous les sujets ou les domaines d’activité. Malgré le volontarisme du législateur pour s’emparer de travaux de recherche et légiférer, des coups d’arrêt peuvent être portés à des travaux de recherche. Cela appelle au déploiement de la culture scientifique et à l’explication de la construction scientifique afin d’éclairer aussi bien la population que le législateur.

M. Philippe Berta. Je retrouve dans vos propos votre conclusion que j’avais goûtée lors de la clôture du congrès national de l’APF France Handicap, à Montpellier. Et puisque nous sommes entre nous, je tiens aussi à vous remercier pour ces moments d’illumination du samedi matin.

Je partage entièrement l’idée d’une instance travaillant en continu, et la plus diversement représentative possible. Quand on est un scientifique, comme je l’ai été, il est bien de parler des choses a posteriori, comme on le fait avec ces moments quinquennaux, mais il aurait été bien mieux de les accompagner.

S’agissant de science, j’ai relevé le mot « épigénome ». Lorsque nous étions plus jeunes, on nous apprenait que nous n’étions que le produit de quelques gènes, alors qu’il semblerait que nous soyons le produit d’une triple hérédité : génétique, épigénétique et microbiotique. De ce fait, la prévention vise principalement les deux dernières formes d’hérédité. Comme les protéger, comment ne pas trop les altérer ? Or dans cette prévention, qui prend tout son sens dès la vie intra-utérine, nous sommes particulièrement mauvais.

Mme Annie Vidal. Vous avez évoqué notre faiblesse face à l’annonce d’une probable pathologie révélée par des tests, employant même le mot de « déshérence ». S’agit-il de faiblesse législative ? Peut-on continuer à faire ces tests ou faut-il encadrer les modalités de leur réalisation afin de mieux accompagner l’annonce qui en résulte ? Existe-t-il pour ce que vous qualifiez de faiblesse et de déshérence une réponse d’ordre médical ?

Je vous remercie d’avoir cité le concept d’autonomie comme expression des « capabilités », élaboré par Paul Ricoeur, et d’inviter à répondre plus positivement aux vulnérabilités, quelles qu’elles soient. C’est projet éminemment éthique, pour nous, législateurs, que de vouloir créer les conditions d’un choix plus positif que négatif.

M. Jean-Claude Ameisen. Je répondrai d’abord à la dernière question. Mon propos était plus large et ne concernait pas spécifiquement l’annonce d’une prédisposition à une pathologie, bien qu’il faille réfléchir à ce terme. Les annonces, on les fait dans les aéroports et dans les gares ; lorsqu’on m’annonce qu’un train va être en retard, on ne sait pas que j’existe : on dit quelque chose pour que je l’écoute. Un dialogue singulier visant à apprendre à quelqu’un quelque chose d’important n’est pas une annonce. Ce devrait être un échange, une écoute. En voulant bien faire, on a créé des postes d’infirmières d’annonce, mais c’est choquant d’un point de vue éthique. De plus, il y a un droit de savoir et de ne pas savoir. Quand on fait une annonce dans la gare, à moins d’être distrait, je ne peux pas ne pas savoir qu’un train est en retard, mais face à une réponse, mon droit de savoir ou de ne pas savoir est enfreint. Rien ne remplace le dialogue, l’échange, l’écoute. Lors d’une consultation mémoire, dire à quelqu’un : « Vous avez une maladie d’Alzheimer, merci d’être venu, au revoir » est d’une brutalité inouïe.

On est passé du mensonge paternaliste dans l’intérêt de la personne – vous n’aviez pas à le savoir, mais je vous dis ce que je pense être utile pour votre bien – à l’inverse, qui est la transparence. Or l’éthique n’est ni la transparence ni le mensonge : c’est le droit de savoir et de ne pas savoir, ce que seul un dialogue peut construire.

La procédure de consentement dite – expression un peu paternaliste – « de choix libre et informé », consiste à être informé pour décider librement, ce qui implique le droit de savoir et de ne pas savoir. Si on le remplace par un document écrit, ce droit de savoir et de ne pas savoir au moyen d’échanges ne s’applique pas. Le formulaire est là pour témoigner du fait qu’un processus a eu lieu, mais de plus en plus, il remplace le processus et témoigne du fait qu’il n’a pas eu lieu. Dans les pays où les gens ne savent pas lire et écrire, le témoin d’un processus de choix libre et informé est l’enregistrement.

J’évoquais la déshérence et l’abandon de la personne face au résultat du test, tel qu’il est pratiqué. Si le test révèle l’existence d’un handicap ou d’une maladie d’Alzheimer, que devient la personne ? Il y a un déficit d’accompagnement. Nous sommes très bons pour la réparation, mais extrêmement mauvais pour l’accompagnement. Lorsque nous ne pouvons pas changer la situation de la personne, la guérir, la traiter, nous l’abandonnons. Une réflexion sur l’accompagnement doit donc être conduite. Les lois relatives à la bioéthique qui traitent de tests génétiques ou d’imagerie cérébrale doivent se préoccuper du devenir de la personne à l’issue de la procédure. Même si les principes éthiques sont parfaitement respectés, que devient ensuite la personne ? Est-ce qu’on lui dit au revoir ? C’est pourquoi je disais qu’en ce domaine, le champ de la loi relative à la bioéthique est un peu restreint, parce qu’il empêche de voir après et ailleurs.

En ce qui concerne l’épigénome, l’environnement et le mode de vie ont des conséquences dès le développement embryonnaire et fœtal. Un article publié il y a quelques années dans la revue Nature, sous la plume de plusieurs scientifiques, essentiellement des femmes, disait en gros : ne tapez pas sur les mères ! Il y a deux façons d’appréhender l’importance de la grossesse, du développement fœtal, de la naissance et des premiers mois. La première consiste à dire aux mères : vous n’avez pas fait ce qu’il fallait, vous êtes responsable des dégâts qui vont survenir. Une autre consiste à vouloir collectivement que chaque mère, chaque parent vive dans des conditions telles que l’enfant soit le moins exposé possible. À côté de la responsabilisation individuelle qui confine à l’abandon – débrouillez-vous, faites ce qui est le mieux et si vous ne pouvez pas, tant pis vous ! –, on peut agir collectivement afin que, dès le développement fœtal, tous les risques d’ordre environnemental et épigénétique soient au mieux prévenus, afin de laisser ouvert le champ des possibles. L’épigénétique, c’est le champ des possibles. Dans notre société, on a eu longtemps l’impression que tout était dans les gènes et qu’un test génétique disait tout d’une personne, y compris un test génétique réalisé sur une cellule d’embryon dans un tube à essai. Comme si, d’un seul coup, on voyait ce que la personne allait devenir dans les cinq, dix ou vingt ans qui suivent. C’est plus compliqué que ça. L’important est d’accompagner la vie depuis le début.

Je suis frappé par l’enthousiasme du public pour toutes les sciences qui n’ont pas d’impact direct sur la santé et la vie de chacun. La plupart des gens sont passionnés par l’astronomie, la paléoanthropologie, la paléontologie et l’archéologie. Mais lorsque les implications de la recherche touchent à leur vie, à leur santé ou à celle de leurs proches, le regard change. D’une part, une culture scientifique allant au-delà de l’enthousiasme est nécessaire, et, d’autre part, il faut enseigner, dès l’école, la démarche scientifique. L’école ne doit pas proposer seulement une addition de connaissances mais aussi une compréhension de la démarche scientifique, qui est d’ailleurs un excellent outil d’apprentissage de l’esprit critique. Il faut apprendre soi-même à comprendre comment on explore, comment on teste, comment on remet en question.

De plus, un discours public plus ouvert, moins affirmatif, moins simplificateur est nécessaire. Plus le discours public touchant à la santé, à l’environnement ou à d’autres domaines qui nous concernent directement est simplificateur, plus certains pensent, à juste titre, qu’il est incomplet, donc inexact, donc peut-être mensonger. Dans notre pays, on a peur de la complexité. C’est pourquoi je disais que le rôle du CCNE, le rôle du Parlement, le rôle du débat public, n’est pas de proposer des solutions en simplifiant mais, au contraire, de montrer la complexité du monde et de permettre de choisir dans cette complexité ce qui, à un moment donné, paraît meilleur. Il consiste aussi à nous apprendre que la connaissance que nous donne la science est riche de tout ce qui nous manque, que la connaissance est toujours provisoire, qu’elle est la meilleure à un moment donné mais qu’elle n’est jamais définitive. C’est pourquoi la recherche est essentielle. On a parfois tendance à présenter la science comme une vérité révélée qui dirait l’état du monde de manière définitive. Non. C’est un processus qui nous permet, à chaque moment, d’être le mieux informé possible sur l’état du monde et sur la manière de le modifier.

M. le président Xavier Breton. Monsieur Ameisen, il me reste à vous remercier, au nom de mes collègues, pour cet éclairage très nourrissant.


– 1 –

Dr. François Hirsch, directeur de recherche à l’INSERM, membre du comité d’éthique de l’INSERM

Mardi 23 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous achevons notre séquence d’auditions de ce jour en accueillant le docteur François Hirsch.

Monsieur Hirsch, vous êtes directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et membre du comité d’éthique de l’INSERM sur l’édition génique, c’est-à-dire les technologies permettant de modifier, réduire ou augmenter de façon ciblée l’expression d’un ou plusieurs gènes. La technologie de « ciseaux génomiques » CRISPR-Cas9, que vous connaissez particulièrement bien, est la technologie d’édition du génome bénéficiant de la plus forte visibilité, car il s’agit d’un outil peu coûteux, précis, facile à utiliser et qui rend possible l’introduction simultanée de plusieurs modifications du génome. Face aux nouvelles potentialités médicales et environnementales apportées par les technologies d’édition du génome, nous sommes amenés à nous interroger sur l’opportunité d’une évolution du cadre législatif sur ce sujet. Nous souhaiterions donc connaître vos arguments sur cette thématique.

Je vous donne maintenant la parole pour un court exposé et nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. François Hirsch, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et membre du comité d’éthique de l’INSERM sur l’édition génique. Merci de m’avoir convié à cette audition. J’ai souhaité faire un exposé un peu technique afin de nourrir votre réflexion sur cette technologie. Il est rare qu’un chercheur soit le témoin d’une révolution technologique aussi importante.

Il existe plusieurs techniques d’édition du génome, dont le Zinc Finger Nucleases-ZFNs, TALENs et le fameux CRISPR. Les trois découvertes sont à peu près concomitantes. Pour des raisons variées, les deux premières avaient été développées par différents laboratoires. Des essais cliniques sont maintenant réalisés chez l’homme, utilisant la technique TALENs sur des cellules modifiées, mais j’évoquerai principalement la technologie CRISPR.

L’Espagnol Francisco Martínez Mojica a découvert ce phénomène chez la bactérie, qu’il a nommé Clustered Regurlarly Interspaced Short Palindromic Repeat (CRISPR). Les travaux fondateurs ont donc été menés en Europe. Durant une vingtaine d’années, la technologie a été observée et décryptée par d’autres, jusqu’à la véritable révolution, en 2012, date clé à laquelle Jennifer Doudna, en Californie, Emmanuelle Charpentier, qui travaillait à l’époque en Autriche et qui depuis est partie en Allemagne, George Church et Feng Zhang, de Harvard-MIT, à l’est des États-Unis, améliorent la technique et l’adaptent à d’autres génomes, dont les génomes des cellules de mammifères.

L’édition du génome par la méthode CRISPR-Cas – d’autres enzymes que CRISPR-Cas 9 ont été décrites depuis – est porteuse des espoirs suivants : corriger les déficits génétiques ; armer des cellules contre les maladies, dont le cancer et le sida ; éradiquer les animaux « nuisibles », tels que les moustiques responsables de maladies infectieuses en Afrique ou dans les pays du Sud ; modifier les animaux d’élevage ; modifier les micro-organismes et modifier les plantes.

Cela suscite toutefois des tensions. Corriger les déficits génétiques pourrait conduire à une sorte d’eugénisme. Armer des cellules contre les maladies peut provoquer des effets secondaires non attendus : dans le cas du cancer, d’importantes inflammations ont été observées chez des patients à qui on avait injecté des cellules modifiées par un outil CRISPR-Cas. L’éradication des animaux dits nuisibles peut entraîner des effets sur l’environnement, car certains entrent dans l’écosystème : certains moustiques favorisent la pollinisation de plantes et des larves servent de nourriture à des poissons. Modifier les micro-organismes peut avoir des effets dévastateurs et modifier des plantes peut aussi avoir des effets sur l’environnement.

En termes de résultats, je brosserai un panorama actualisé de ce que l’on sait faire et de ce que l’on a fait jusqu’à présent.

Chez l’animal, des avancées spectaculaires et intéressantes pourraient conduire à la reprise des xénotransplantations animal-humain, après le moratoire, décidé il y a quelques années, de l’utilisation d’organes porcins pour une transplantation chez l’homme. Concernant l’éradication des maladies parasitaires, il a été démontré récemment en laboratoire qu’il était possible d’éradiquer une population entière de moustiques, les Anophèles gambiae.

D’autres avancées sont plus contestables. Le magazine Paris Match révélait que des scientifiques chinois, très présents dans la technologie CRISPR-Cas, avaient « fabriqué » des chiens surpuissants. Cet article rapporte une conversation avec le président du comité d’éthique de l’INSERM, M. Hervé Chneiweiss, qui commente cette technologie de confort. Des scientifiques chinois ont réussi à changer la couleur de moutons, ce qui ne présente guère d’autre intérêt que d’affirmer la maîtrise de la technologie. Dans le monde végétal, on a pu éviter, en inactivant un gène, que des champignons blancs noircissent à l’étal. La Food And Drug Administration (FDA) a décidé qu’il n’était pas nécessaire de réguler cette démarche technique, tandis que le Département de l’agriculture des États-Unis a récemment confirmé que la mise en œuvre de l’édition du génome n’a rien à voir la production d’organismes génétiquement modifiés (OGM). En revanche, en juillet dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par la Confédération paysanne française, a estimé que les techniques d’édition du génome devaient être tenues pour identiques à celles, plus classiques, mises en œuvre dans la production d’OGM. Une tension apparaît déjà entre les scientifiques des pays européens et nos collègues des États-Unis, sans parler de la Chine, qui n’a pas du tout réglementé ce domaine.

Chez l’humain, l’article 13 de la Convention d’Oviedo du Conseil de l’Europe, ratifiée par la France en 2011, stipule qu’« une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques, et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance ». Tout cela étant désormais possible avec la technologie CRISPR, on peut s’interroger sur la validité de cet article.

Le premier exemple, publié en 2015, a fait frémir la communauté scientifique. Une équipe chinoise a montré qu’il était possible de manipuler des embryons humains par la technique CRISPR. Ces publications figurent dans des revues à l’impact assez réduit, et ces équipes chinoises ont peut-être des difficultés à publier dans les grandes revues.

En 2016, la Human Fertilisation And Embryology Authority, l’équivalent britannique de notre Agence de la biomédecine, a approuvé une demande d’utilisation d’édition du génome dans le cadre de la recherche en vue de manipuler des embryons humains.

En 2016, toujours, le National Institute of Health américain (NIH) a donné un avis favorable au lancement d’un essai clinique utilisant des cellules modifiées par l’édition du génome.

Entre 2012 et 2016, les cas de mise en œuvre de cette technique se multiplient. Le site américain ClinicalTrials.gov, qui répertorie tous les essais cliniques conduits dans le monde, indique qu’à ce jour, 21 études reposant sur l’utilisation de CRISPR ont été déposées. Elles portent essentiellement sur le cancer et certaines maladies génétiques. En dehors d’une équipe allemande, toutes les demandes sont faites par des équipes chinoises et américaines. Quand j’avais fait une capture d’écran pour une conférence, en février dernier, il n’y avait que 14 études. Le nombre de demandes d’études cliniques utilisant la technologie d’édition du génome est donc croissant.

En 2017, des chercheurs américains essaient de reprendre le leadership en montrant par une autre approche qu’ils sont capables d’utiliser la technique CRISPR-Cas9 sur les embryons humains.

En 2018, une présentation devant un congrès, qui ne s’est pas encore traduite par un article, a montré qu’il était possible d’utiliser la technologie CRISPR pour modifier des spermatozoïdes. Chaque mois, des nouveautés sont annoncées. Des travaux intéressants ont été publiés sur le chien myopathe, montrant qu’il était possible de restaurer sa marche par édition du génome et modification de certains gènes. Il y a florès de publications et de travaux. Nous apprenons ainsi qu’il est possible, par édition du génome in utero, de corriger des maladies métaboliques.

Tout cela conduit à la création de nombreuses compagnies – chaque co-inventeur de la technologie a la sienne, qu’il s’agisse de Jennifer Doudna, d’Emmanuelle Charpentier ou de George Church – et donne lieu à une bataille de brevets, qui commence à s’éclaircir. Récemment, l’Office des brevets des États-Unis a donné l’avantage à l’équipe de Harvard-MIT contre l’Université de Californie. En revanche, l’Office européen des brevets, à Munich, a donné l’avantage à l’équipe californienne sur l’équipe de Harvard-MIT. Bien entendu, des recours sont déposés. Nous, Européens, sommes très peu présents dans cette bataille. J’ai vu que l’université de Vilnius se battait pour un brevet relatif à la technologie CRISPR. À ma connaissance, aucune équipe française ne revendique de brevets autour de cette technologie.

Les techniques d’édition du génome donnent lieu à des résultats et suscitent des craintes.

Des craintes sont exprimées dès 2016 par le directeur de l’US Intelligence Community, aux États-Unis, qui assimile l’édition du génome à une arme potentielle de destruction massive. Cela a été confirmé en 2017 dans le rapport du Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB), sous le titre Risques associés à un usage dual des techniques de synthèse et de modification programmée des génomes. De réelles craintes sont exprimées à l’égard de l’utilisation non contrôlée de l’édition de génomes.

J’ai découvert hier qu’un grand distributeur par internet, Amazon, vendait au prix de 169,99 dollars un kit CRISPR. Sur la photo de présentation, il est écrit : BioHack The Planet. C’est effrayant. Un tel teasing donne à réfléchir sur les incroyables possibilités de cette technologie accessible à un prix défiant toute concurrence.

J’en arrive au cœur de notre réflexion, la saisine du comité d’éthique de l’INSERM, en juin 2015, par notre président-directeur général, M. Yves Lévy, qui a posé trois questions : quelles sont les questions soulevées par la technologie en tant que telle ? La rapidité de son développement soulève-t-elle des problèmes particuliers ? Sa simplicité d’utilisation appelle-t-elle un encadrement de sa mise en œuvre en laboratoire ?

M. Lévy, qui avait eu vent de l’énorme engouement pour cette technologie, souhaitait savoir ce qu’il fallait faire au sein de l’Institut. Nous avons rédigé une note en novembre 2015, actualisée en février 2016.

Nous avons fait quelques recommandations, avec pour mot d’ordre : pas de moratoire général. Il était trop tard. La technologie s’est diffusée dans le monde entier. Un moratoire nous paraît peu réaliste. En revanche, nous souhaitons : encourager une recherche dont l’objectif est d’évaluer l’efficacité et l’innocuité de la technologie CRISPR dans des modèles expérimentaux ; évaluer les effets potentiellement indésirables du guidage de gène avant toute utilisation hors d’un laboratoire ; respecter l’interdiction de toute modification du génome nucléaire germinal à visée reproductive dans l’espèce humaine ; participer à toute initiative nationale ou internationale qui traiterait les questions de liberté de la recherche et d’éthique médicale ; construire un processus de réflexion pour acculturer les chercheurs à ces questionnements.

Notre démarche a d’abord consisté à nous tourner vers nos collègues européens. Nous avons organisé une réunion à Paris, en mars 2016, suivie de la publication d’une note dans Nature afin de clarifier notre point de vue. Nous avons publié un livre blanc européen, avec une vingtaine de collègues de pays membres de l’Union européenne. Nous sommes ensuite allés vers nos collègues à l’international, notamment en réunissant à Vienne des collègues d’Afrique de l’Ouest pour réfléchir sur « CRISPR et paludisme ». Puis nous sommes allés en Amérique latine pour échanger avec nos collègues sur ce qu’ils attendaient de CRISPR et sur ce que cela évoquait pour eux. Nous avons d’ailleurs constaté, en 2016, à l’Institut Pasteur de Montevideo, en Uruguay, qu’un chercheur utilisait déjà CRISPR pour faire des chèvres musclées dans son laboratoire. En 2017, nous sommes partis pour l’Inde. En février 2018, nous sommes allés en République démocratique du Congo pour savoir comment nos collègues d’Afrique centrale percevaient ces nouvelles technologies sur le point d’arriver dans leurs pays.

À la suite de toutes ces réflexions avec nos collègues internationaux et européens, nous avons lancé l’Association internationale pour une recherche et innovation responsable sur l’édition du génome (ARRIGE), en mars 2018, en présence de 140 personnes d’une trentaine de pays. À ce jour, plus de 400 experts de tous les continents suivent nos travaux. L’ARRIGE a fait l’objet de nombreuses publications, telles que Nature Biotech, Science et CRISPR J., en Europe et au Canada. L’ARRIGE sera domiciliée au Centre de recherches interdisciplinaires, au cœur de Paris, dans le quartier de la Bastille, dans un superbe local offert par la Ville de Paris.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. L’article publié le 8 octobre 2018 sur l’application in utero de gènes métaboliques, donc l’édition thérapeutique de gènes, porte-t-il sur le fœtus humain ou animal ?

M. François Hirsch. Uniquement sur le fœtus animal.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. J’ai posé précédemment la question à M. Alain Fischer, qui n’avait pas connaissance de travaux sur ce sujet.

Vous avez cité les différences d’approches entre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie, et même entre les pays européens. Comment pourrait-on aller vers une approche plus homogène, donc une meilleure efficacité et un meilleur respect entre des pays qui ont une culture comparable mais qui, pour des raisons diverses n’ont pas la même approche ?

Les OGM font peur et nous sommes tous prompts à les dénoncer, mais parfois, il n’existe pas d’alternative à l’utilisation de quantités importantes de pesticides ou d’autres produits chimiques cancérigènes, tératogènes, perturbateurs endocriniens, etc. De ces deux maux, lequel vous apparaît le moindre ? Vaut-il mieux encourager l’approche génétique ou l’approche chimique ?

Avec la question suivante je vais être encore plus politiquement incorrect. Il est actuellement interdit d’utiliser pour la reproduction humaine des cellules germinales génétiquement modifiées. En cherchant à éradiquer les gènes d’une maladie sans connaître les effets potentiels de telle ou telle correction sur les générations à venir, on jouerait les apprentis sorciers. Il est donc prudent d’avoir prévu un moratoire sur ce sujet. Mais pensez-vous que celui-ci perdurera ou bien qu’à terme, la possibilité de faire disparaître ainsi des maladies génétiques graves deviendra une option raisonnable ? Il est incorrect d’en parler maintenant, parce que ce n’est sûrement pas envisageable dans cette révision de la loi relative à la bioéthique ni probablement dans la prochaine, mais dans un futur plus lointain. Je rappelle que cette évolution était déjà évoquée par Sir Peter Medawar bien avant toutes ces avancées, à partir du simple constat de l’augmentation de la fréquence des maladies génétiques chez l’espèce humaine. Ces malades vivant maintenant jusqu’à l’âge où ils peuvent se reproduire, la fréquence des gènes de pathologie ne fait que croître. Un jour ou l’autre, il faudra se préoccuper de savoir comment contrôler cette fragilisation de notre espèce. Pensez-vous qu’à terme, même lointain, ce moratoire puisse être remis en question ?

M. François Hirsch. Comment homogénéiser les réflexions au niveau européen ? C’est ce que nous tentons de faire depuis mars 2016, où nous avions réuni autour de la table des représentants du Wellcome Trust, au Royaume Uni, du Nuffield Council on Bioethics, le bras armé du Wellcome Trust, des représentants d’institutions allemandes, de l’Académie des sciences d’Allemagne – deux pays qui n’ont pas ratifié la Convention d’Oviedo –, ainsi que des Espagnols, des Italiens, des Portugais, et des membres du Conseil européen de la recherche (ERC) préoccupés par l’augmentation phénoménale du nombre de demandes de financement pour des projets utilisant CRISPR. J’en ai discuté avec le président, M. Bourguignon, pour savoir quelle serait la position de l’ERC.

Grâce à la production du livre blanc, nous sommes parvenus à un consensus sur la nécessité d’observer ce qui se passe, de favoriser les recherches permettant d’améliorer la technologie et d’éviter le off-target, c’est-à-dire le ciblage qui n’atteint pas l’endroit désiré du génome. Nous étions tous d’accord pour favoriser ce type de recherches.

Concernant l’application chez l’homme, il n’y a pas de raison que l’édition du génome ne devienne pas l’un des outils de la thérapie cellulaire, comme cela se pratique dans les nombreux essais que j’ai évoqués. On manipule des cellules par édition du génome en dehors de l’organisme, ex vivo, et on les réinjecte au patient. S’agissant de cellules somatiques, cela ne gêne personne.

S’agissant de la possibilité, ou plutôt de la certitude, de pouvoir manipuler des embryons et des cellules germinales par édition du génome, le consensus n’existe pas. Les Anglais veulent aller vite, en accord avec la plupart des associations de patients européens, surtout ceux atteints de maladies rares. En mars 2016, à Paris, nous avons entendu le témoignage vibrant de représentantes d’associations anglaises de patients évoquant des enfants qui auraient pu être guéris par édition du génome. Nous ne sommes pas d’accord avec les Allemands qui ont une position extrême. Pour le moment, ils se refusent à toucher aux cellules germinales et à l’embryon humain, mais cela va évoluer. D’ici quelque temps, nous aboutirons à un consensus européen, au moins sur l’observation de cette technologie, son accompagnement et la volonté d’éviter qu’elle tombe en de mauvaises mains. J’ai montré un exemple qui m’a choqué.

J’aurais pu vous parler du fameux biohacker californien, premier homme à s’être injecté une construction CRISPR, il y a deux ans. Sans doute avait-il acheté le kit chez Amazon. Sur YouTube, une vidéo montre ce bodybuilder qui a voulu enrichir sa masse musculaire. Nous suivons son blog et nous le voyons un peu inquiet de ce qui va se passer. Les fameux Fab Labs, avec le do it yourself, le fameux concept selon lequel chacun doit pouvoir s’approprier la technologie, font leur chemin avec CRISPR.

Avant d’en venir aux OGM, j’enchaîne sur la troisième question concernant la correction de traits génétiques. Beaucoup le demandent, notamment pour les maladies monogéniques, comme la drépanocytose et la maladie de Duchenne. L’exemple des chiens myopathes qui remarchent fait réfléchir les associations de patients myopathes. Je pense que cela se fera, parce que d’autres pays le font et le feront. La Chine, qui publie dans des journaux de seconde zone, se positionne fortement sur l’utilisation de l’édition du génome, ainsi que les États-Unis, où tous les verrous éthiques sont en train de sauter. Nous l’avons malheureusement constaté avec la décision de la FDA et du Département de l’agriculture considérant que les technologies de mutagenèse par édition du génome n’ont rien à voir avec les OGM. Ce sont des choix : il faut aller vite, l’industrie américaine doit être la plus performante possible, etc. Ce verrou sautera un jour. Vous le savez, des réflexions sont en cours au Conseil de l’Europe en vue d’un réaménagement du fameux article 13 de la Convention d’Oviedo interdisant la manipulation des cellules germinales.

En ce qui concerne les OGM et les technologies génétiques, la CJUE a décidé que c’était la même chose. Je ne me prononcerai pas sur ce point. Ma position sur l’OGM est personnelle. Les technologies sont différentes. Dans un cas, les OGM, on apporte une séquence génétique, dans l’autre cas, on la modifie. On peut même changer un seul acide nucléique avec les technologies CRISPR. Assimiler les deux risques de peser fortement sur notre industrie.

M. le président Xavier Breton. Vous dites qu’il faut éviter que cela tombe entre de mauvaises mains. En matière législative, comment pourrait-on empêcher que de tels dispositifs tombent entre de mauvaises mains ? Existe-t-il à l’étranger des exemples de réglementation ? Un peu initiateurs en ce domaine, jusqu’où pouvons-nous aller dans l’encadrement réglementaire et législatif ?

M. François Hirsch. Je ne connais pas de réglementation visant à empêcher l’utilisation malveillante de la technologie d’édition du génome. Depuis 2016, date à laquelle les États-Unis ont tiré la sonnette d’alarme, ces produits sont toujours en vente libre sur internet. C’est une réflexion que nous conduirons au sein de l’ARRIGE. Il faudrait déjà avoir une idée de ce qui se fait dans nos propres laboratoires, au moins en ce qui concerne la recherche publique, un peu comme pour les OGM. L’accompagnement de l’utilisation des OGM en laboratoire a été difficile mais désormais, tous les laboratoires de recherche, publics et privés, ont l’obligation de déclarer au ministère de la recherche les OGM qu’ils utilisent. Une première étape pourrait se limiter à une simple demande faite chaque année aux équipes de recherche.

Cela dit, il est peut-être ambitieux d’assimiler le risque CRISPR au risque nucléaire. Le jour où il y aura un accident grave, quand des terroristes auront utilisé un micro-organisme modifié par CRISPR pour infecter des terres, de l’eau ou autre, on se dira peut-être qu’il faut prendre les mesures nécessaires, du type de celles que l’on a prises pour éviter la prolifération de substances nucléaires. Pour le moment, règne l’attentisme. On pense que les choses peuvent arriver mais on a du mal à les matérialiser.

Mme Annie Vidal. Les tests disponibles à faible prix sur internet m’interpellent. Dans nos établissements hospitaliers, dans nos centres hospitaliers universitaires (CHU), dans les laboratoires de l’INSERM, les services de génétique ont considérablement augmenté au cours des quinze dernières années, tant pour la recherche que pour la génétique clinique. Les consultations et examens sont mis en place avec une grande rigueur. Nous disposons aujourd’hui de séquenceurs à haut débit qui permettent de faire des examens de haute qualité. Il existe donc une grande différence d’approche entre les tests que nous pratiquons de manière très encadrée par des conseillers en génétique et ceux remis directement au public sans accompagnement ni explication. Cette différence pourrait-elle nous être utile pour limiter au maximum leur recours ?

M. François Hirsch. On est ici très loin des tests génétiques que l’on peut effectuer via des sites internet. S’agissant de kits livrés à domicile pour réaliser soi-même l’édition du génome, le contrôle me semble difficile. On pourrait en interdire la vente libre, mais de nombreux Français achètent à l’étranger des tests génétiques interdits en France. On pourrait réglementer au moins l’utilisation de cette technologie par les laboratoires de recherche. Pour le moment, j’ai du mal à imaginer un encadrement strict, à moins d’assimiler l’utilisation de la technologie CRISPR à ce qui se fait dans le domaine de l’atome et de la prolifération des produits nucléaires. Pour le moment, rien ne se fait. On est un peu dans l’anarchie. Tous les chercheurs qui ont recours à cette technologie s’y engouffrent car, pour publier, il faut démontrer qu’on en a la maîtrise, un peu comme lors de la mise sur le marché des premiers anticorps monoclonaux ou de l’analyse par amplification génique. Il y a un effet de mode et les choses deviennent incontrôlables.

Comme je l’ai suggéré, le législateur pourrait déjà demander que l’on ait une vision de ce qui se fait dans nos laboratoires publics et privés. Le prévoir au niveau européen serait déjà un pas important. Pour les OGM, on demandait à chaque laboratoire de déclarer chaque année ce qu’il utilisait. J’étais directeur de labo, nous trouvions cela rébarbatif, cela prenait beaucoup de temps, mais les gens prenaient conscience que les éléments qu’ils manipulaient n’étaient pas anodins. On pourrait le faire avec l’édition du génome en demandant chaque année aux chercheurs quels types de cellules ils ont modifié avec la technologie CRISPR, pour leur faire prendre conscience de l’impact de cette technologie.

M. le président Xavier Breton. Merci de nous avoir initiés aux réflexions sur ce sujet et pour votre éclairage.

 


– 1 –

M. Joël Deumier, président de l’association SOS Homophobie, et Mme Delphine Plantive

Mercredi 24 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous débutons ce matin une séquence d’auditions chargée, avec quatre auditions successives. Nous accueillons tout d’abord M. Joël Deumier, président de l’association SOS Homophobie, et Mme Delphine Plantive. Nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous.

SOS Homophobie est une association de lutte contre les discriminations et les agressions à caractère homophobe et transphobe créée en 1994. Cette association vise notamment à une meilleure acceptation de la diversité des orientations sexuelles et une égalité des droits des personnes LGBT. Le périmètre de réflexion de notre mission d’information sur la révision de la loi de bioéthique inclut notamment la potentielle ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, ainsi que la gestation pour autrui (GPA). Nous souhaiterions connaître votre analyse de ces sujets.

M. Joël Deumier, président de SOS Homophobie. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de recevoir SOS Homophobie pour évoquer la question de la procréation médicalement assistée (PMA). Vous réalisez depuis des semaines un travail de débat essentiel.

SOS Homophobie a vingt ans d’existence. C’est une association de lutte contre les LGBT-phobies. Notre ligne d’écoute nationale est anonyme et gratuite. Nous menons des actions dans le milieu scolaire et dans les entreprises. Enfin, nous publions un rapport annuel sur les LGBT-phobies, qui est le seul baromètre existant en France qui mesure l’homophobie.

La France connaît ces derniers mois une succession de violences homophobes. L’homophobie est malheureusement toujours ancrée dans nos sociétés. Cela a conduit SOS Homophobie a décidé de s’engager sur la question de la PMA, notamment pour éviter de revivre ce que nous avons subi en 2012-2013, lors des débats sur le mariage pour tous, à savoir une recrudescence de 78 % des violences homophobes. Notre association a vu les signalements d’actes homophobes exploser, passant de 1 977 à 3 517 sur nos services d’écoute. Nous nous apprêtons à revivre cette vague de violence si nous ne fixons pas, sur le sujet de la PMA, deux règles essentielles, qui sont très simples : premièrement, ne pas mélanger les sujets ; deuxièmement, ne pas faire des personnes LGBT des boucs émissaires sur des sujets beaucoup plus larges, qui ne les concernent pas exclusivement, mais plutôt l’ensemble de la société.

En premier lieu, il ne faut pas confondre la PMA et la GPA. La GPA est aujourd’hui interdite pour tout le monde. Elle n’est autorisée pour personne. Il ne s’agit donc pas d’un enjeu d’égalité. La PMA est en revanche autorisée pour les couples hétérosexuels, mais interdite aux couples homosexuels. Il s’agit d’une discrimination, et donc d’un enjeu d’égalité. Par ailleurs, la GPA concerne à 75 % les couples hétérosexuels, et non les personnes LGBT exclusivement.

D’autre part, la PMA n’implique pas de marchandisation du corps, dans la mesure où il n’est pas question de remettre en cause le principe de gratuité du don de gamètes. Les Français y sont très attachés. Par ailleurs, beaucoup d’hommes seraient prêts à donner des gamètes s’ils étaient mieux informés des besoins et si les enjeux leur étaient mieux expliqués. Enfin, l’anonymat des donneurs et son pendant, l’accès aux origines, sont des débats essentiels, qui préexistent au débat d’aujourd’hui et se posent, s’agissant de la PMA, pour des couples hétérosexuels. En tant que personnes LGBT, nous ne sommes pas plus concernés que les personnes qui ont aujourd’hui déjà accès à la PMA.

Le débat sur la PMA dure depuis plus de vingt ans. Des institutions de la République, responsables, se sont prononcées et ont été entendues. Aucune n’a émis de contre-indication éthique ou juridique à l’extension de la PMA, qu’il s’agisse du Conseil d’État, du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), du Défenseur des droits ou du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Dans l’Union européenne, une dizaine de pays ont ouvert la PMA à toutes les femmes, certains depuis plus de dix ans. Aucun des risques dénoncés par les opposants à la PMA ne s’est manifesté. En 2018, la France connaît une chance historique d’étendre la PMA à toutes les femmes. Il est temps d’agir. Nous avons participé au débat, nous avons été entendus par différentes instances et institutions. SOS Homophobie ne demande pas aujourd’hui la création d’un nouveau droit, mais simplement l’extension d’un droit existant.

Je laisse la parole à Mme Plantive, qui est membre de SOS Homophobie et qui est personnellement concernée par la PMA, puisqu’elle y a eu recours avec son épouse.

Mme Delphine Plantive. Je sais que vous avez organisé beaucoup d’auditions sur ce sujet. Les questions de l’égalité, du sociétal et du naturel ont été largement abordées. Nous souhaitions revenir sur la notion d’égalité, mais aussi sur la réalité du parcours et la notion de famille.

Mon épouse et moi-même avons eu la chance de devenir mamans d’un petit garçon, né à la suite d’une insémination artificielle avec don de sperme (IAD) en Belgique. Nous n’aurions pas pu concevoir notre enfant sans un don de gamètes. De nombreux couples hétérosexuels en France sont dans le même cas. Nous parlons d’égalité, car la PMA est déjà autorisée pour des femmes hétérosexuelles dont le conjoint ne peut pas avoir d’enfants. Personne n’imaginerait dire à ces femmes aujourd’hui qu’elles devraient se résoudre à ne pas avoir d’enfants ou à changer de partenaire. Nous parlons aussi d’égalité car nous ne demandons rien de plus que ce qu’ont déjà ces femmes ; nous ne demandons que le même accès à la PMA. Nous ne demandons ni droit à l’enfant, ni modalités différentes. Nous savons, comme les couples hétérosexuels, que la PMA ne donne pas un droit à l’enfant. À aucun moment nous ne parlons d’un tel droit. La PMA est un parcours difficile, semé d’embûches et d’échecs. Il ne s’agit en rien d’un caprice ou d’une revendication à un quelconque droit à l’enfant.

Comme ces couples, nous ne faisons que demander un cadre sanitaire et juridique pour ne pas avoir recours à des pratiques dangereuses pour nous et pour nos enfants. Un couple de femmes ou une femme célibataire n’ont pas beaucoup de solutions aujourd’hui. Si elles veulent avoir un enfant par voie médicale, elles n’ont que deux solutions.

La première est une PMA artisanale, qui passe par un donneur connu, un tiers – ce qui peut engendrer un problème juridique, car cette personne tierce n’est pas reconnue par un cadre légal –, ou par l’achat de sperme sur internet, sans garantie aucune quant à son origine et à la non-transmission d’infections sexuellement transmissibles.

La seconde solution est la PMA à l’étranger. Cette solution est difficile. Elle impose de nombreuses contraintes morales et physiques aux femmes. Les traitements hormonaux demandés à l’étranger sont souvent plus lourds, et plus délicats à cause des déplacements. De plus, il n’est pas simple d’être suivie par un praticien en France ; or ce suivi est très important, pour expliquer le processus et, en fonction de la physiologie de chaque femme, proposer les bons dosages et les bons protocoles. Trouver un gynécologue « complice » – nous rappelons, par ce mot, de tristes moments de l’histoire – est très difficile. La situation est parfois terrible et les disparités régionales sont criantes. Dans les déserts médicaux, trouver un gynécologue, dans un cadre de soin légal, est très difficile. Ça l’est encore plus pour un couple de femmes qui souhaiterait être accompagné.

Nous oublions souvent, dans ces voyages, les contraintes liées au travail. Les femmes travaillent. Quand nous devons nous rendre pendant deux jours en Belgique ou en Espagne, tous les mois, il est très compliqué d’expliquer à notre patron que nous allons disparaître du jour au lendemain. Généralement, nous mentons plutôt que de raconter ce qui se passe dans notre intimité. Voilà un stress et une tension supplémentaires très importants, alors que ces moments demandent le plus de sérénité possible, car une PMA est toujours compliquée.

Les PMA à l’étranger sont coûteuses. Elles se déroulent principalement dans des cliniques privées, l’accès aux CHU étant difficile. En l’absence de référent médical local, les examens sont plus nombreux. Nous sommes très démunies ; si un examen est demandé, nous le faisons et nous payons. De plus, nous sommes inégales dans notre physiologie : certaines femmes tomberont très vite enceintes, d’autres mettront beaucoup plus de temps. Le stress que je viens de décrire joue beaucoup. Certaines femmes font quatre, cinq ou six tentatives d’IAD, avant de passer à la fécondation in vitro (FIV), ce qui représente à chaque fois des coûts supplémentaires.

Que ce soit pour un couple hétérosexuel, un couple de femmes ou une femme seule, une PMA n’est jamais facile. Les traitements sont lourds, l’absence de réussite est très difficile à vivre. Vous entraînez toute votre famille dans ce processus. Un parcours de PMA n’implique pas seulement les deux parents. Par exemple, ma mère était très inquiète de me voir me rendre à l’étranger. Elle demandait : « Comme saurons-nous ce qui se passe ? », « Pourquoi vas-tu dans tel pays, et non dans tel autre ? » Nos familles font partie de ce projet ; les échecs sont aussi difficiles pour elles que pour nous.

Une dernière question se pose. Comment expliquer à nos enfants qu’il a fallu les concevoir à l’étranger ? L’histoire de l’enfant est essentielle. Ce voyage en fait partie intégrante. Comment lui expliquer que, dans son pays, il n’aurait pu être conçu ?

Si nous avons de la chance, vient la grossesse ; nous redevenons alors citoyennes à part entière. Tout va bien. Mais dès la naissance une nouvelle situation difficile commence. La mère qui n’a pas porté n’a ni droit ni devoir. L’enfant n’est donc pas complètement protégé ; il peut se voir privé de la personne qui était pourtant à l’origine du projet parental. Une procédure d’adoption est donc nécessaire.

C’est une procédure longue, qui dure de huit à douze mois, une procédure très difficile et intrusive. Elle implique de construire un dossier expliquant le lien entre l’enfant et la mère qui ne l’a pas porté ; cela passe des témoignages. Nous devons demander à nos proches, au médecin, au pédiatre, à la nourrice de témoigner. Il vous faut demander au père de votre femme de témoigner : « Écoutez, papy, votre fille est une bonne mère, il faut expliquer que vous aimez votre petit-fils de la même manière que celui conçu par votre fils. » C’est extrêmement difficile, pour eux comme pour nous, car la PMA ne se fait pas qu’entre parents.

La procédure d’adoption est très intrusive. Un policier est venu chez nous. Nous sommes des citoyennes ordinaires. Nous essayons de faire au mieux. Quand la police débarque chez vous, c’est le signe que vous avez fait quelque chose de mal. Nous, nous avons juste eu un enfant ; pourtant un policier est venu chez nous. Il a été charmant, mais – le pauvre – il a du faire son travail : il a ouvert les placards pour vérifier que notre fils avait bien des vêtements, des jouets, des objets à lui, prouvant ainsi que nous nous occupions bien de notre enfant. Quelle violence, pour un couple, pour des parents et pour notre enfant !

À l’inverse, une procédure simple existe pour les couples hétérosexuels. Ils signent en amont des IAD une déclaration conjointe de consentement. Toutes ces difficultés pourraient nous être évitées. Pour ne plus avoir à les affronter, nous demandons aujourd’hui l’ouverture de la PMA à toutes les femmes.

Certains d’entre vous s’inquiètent du devenir de l’enfant, notamment en l’absence de référent paternel. Avoir deux mamans n’implique pas l’absence de référence masculine. La famille ne se limite pas aux parents ou à la personne qui conçoit. Une famille est constituée de grands-pères, de grands-mères, d’oncles, de tantes, de cousins, de cousines, de parrains et de marraines. S’ajoutent les instituteurs, les pédiatres, toutes les personnes qui encadrent les enfants, etc. Plus personne n’ose imaginer que notre enfant vivra dans un vase clos. De plus, notre enfant est inscrit dans une lignée, dans une famille. Certains parlent de caprice ou d’égoïsme, mais nos parents sont derrière nous, nos oncles et nos tantes, etc. De la même façon que nous, ils vivent les débats d’aujourd’hui et entendent tout ce qui est dit sur nos familles. La famille est une globalité. Bon nombre d’institutions l’ont noté : il n’y a aujourd’hui aucune étude fiable qui démontrerait qu’un enfant élevé par deux femmes a davantage de difficultés dans sa construction.

Nous aussi, nous nous demandons ce qu’il adviendra de nos enfants et de cette discrimination. Ce qui aujourd’hui nous préoccupe, c’est l’intérêt de notre enfant. Nous ne parlons pas de désir d’enfant, mais d’enfant désiré. La longueur et la violence des débats nous inquiètent pour nos enfants. Nous ne demandons pas l’ouverture de nouveaux droits ou de nouvelles dispositions légales, nous demandons au contraire un cadre. Nous n’encourageons aucune dérive, aucune licence. Nous voulons une égalité de droit pour pouvoir accéder à des techniques existantes – encore une fois, nous ne demandons pas l’ouverture d’un nouveau droit – dans les mêmes conditions de sécurité, qu’elles soient médicales, sanitaires ou juridiques, pour inscrire nos enfants dans une filiation qui soit légale, encadrée par l’État. Nous voulons simplement protéger nos familles.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. J’aurai trois questions. Premièrement, concernant la GPA, votre position est-elle d’y être favorable, mais de vous dire que ce n’est pas le moment d’aborder cette question, et que seule l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules importe actuellement ? Ou, au contraire, êtes-vous contre la GPA, à cause du risque de marchandisation du corps et des autres questions qu’elle implique ? Je souhaiterais une clarification de votre position sur ce sujet.

Deuxièmement, en cas d’ouverture de l’AMP aux couples de femmes, quelle option d’adaptation du droit de la filiation privilégiez-vous ? Le Conseil d’État a présenté plusieurs options. Votre association a-t-elle pris position sur ces options ?

Ma troisième question est relative à un débat que nous avons eu la semaine dernière. Si nous appuyons la filiation sur la volonté, sur le projet parental, devons-nous nous orienter vers une multiparentalité ? Certains proposent des solutions à trois ou quatre parents, à partir du moment où il n’y a plus d’ancrage biologique de la filiation. D’autres disent qu’il faut s’en tenir à deux parents. Quelle est votre position sur cette multiparentalité ?

Mme Delphine Plantive. Notre association a un corpus revendicatif qui repose sur l’égalité. Aujourd’hui, la GPA ne pose pas de problème au regard du principe d’égalité, car elle n’est pas ouverte aux couples hétérosexuels. SOS Homophobie n’a donc pas de position officielle. Nous aurons un débat en interne, comme la société, le jour où cette question sera soulevée. Nous souhaitons que ce débat émerge rapidement, car il intéresse la question de la filiation. En revanche, ce qui nous importe, c’est que la reconnaissance des enfants nés par GPA à l’étranger ait bien lieu, afin de ne pas les installer dans un vide juridique. C’est essentiel.

Je souhaiterais proposer la même réponse pour la multiparentalité. Il existe aujourd’hui un principe de coparentalité, où, en termes de filiation, seuls les parents biologiques sont inscrits, la mère qui a porté l’enfant et l’homme qui a donné son sperme. La question se pose aussi pour les couples hétérosexuels. La question de la filiation devra être posée. Certains points devront être repensés. Dans tous les cas, cette question, dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, ne concerne pas le principe d’égalité.

Pour les couples hétérosexuels, il existe un principe très simple : en amont d’une IAD, les deux conjoints, mariés ou non, signent un consentement de non-contestation de filiation devant un notaire ou un juge. De la même façon, il nous parait évident d’appliquer, pour un couple de femmes qui ferait une IAD en France, le même principe de déclaration conjointe de consentement de non-contestation de la filiation envers le donneur, qui garantit aux deux conjoints une filiation avec l’enfant.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Madame, monsieur, je vous remercie pour cet exposé. Vous avez fait état d’une augmentation de 78 % du nombre des actes homophobes. Comment expliquez-vous cette augmentation ? Dans ce taux, quelle est la part de la fréquence accrue des actes eux-mêmes – que nous ne nions en rien – et de celle des signalements, due à la libération de la parole ? Et quelle est, dans l’augmentation du nombre d’actes homophobes, la part liée à la médiatisation des évolutions législatives, qu’il s’agisse du mariage pour tous ou des questions liées à la procréation ? Ces débats induisent-ils nombre de réactions tout à fait inopportunes ?

L’un de vos documents présente le parcours du combattant que vivent les femmes homosexuelles désirant des enfants. Vous indiquez qu’il peut vous arriver de rencontrer un gynécologue tenant des propos lesbophobes. Le cas échéant, le signalez-vous au conseil de l’ordre des médecins ? Quelles démarches engagez-vous ? Des poursuites judiciaires ont-elles lieu ? Si vous apprenez la tenue de propos lesbophobes de la part d’un professionnel de santé, comment réagissez-vous pour que cela ne se reproduise plus ?

Dans un autre ordre d’idées, seriez-vous favorable à la création dans notre droit, à côté du don de gamètes anonyme, traditionnellement gratuit, d’un possible don fléché ? Ce don serait toujours gratuit, mais proviendrait d’un membre de l’entourage du couple de femmes, qui se proposerait comme donneur de gamètes, dans un souci de réduction de la pénurie ou de l’attente de gamètes.

Tous ici, et vous-mêmes, nous nous préoccupons avant tout des droits des enfants. Je comprends et trouve tout à fait légitime votre demande de reconnaissance d’un statut aux deux mères, avec filiation double. La législation serait modifiée à cet effet, et nous éviterions ainsi de recourir à la procédure d’adoption, qui est très humiliante. Vous l’avez d’ailleurs très bien décrite, et j’y ai retrouvé ce que j’ai lu dans plusieurs rapports. Pourriez-vous nous décrire plus précisément la modification du droit, qui pourrait conduire à une double filiation automatique ? Nous éviterions ainsi, à l’une des mères d’entamer un parcours qui reste très aléatoire, notamment si un accident survient entre-temps : décès, séparation, etc. L’enfant lui‑même est alors pénalisé, or notre objectif est bien de le protéger des aléas de la vie.

Que pensez-vous, par ailleurs, de la filiation des enfants nés de GPA à l’étranger ? Les familles qui reviennent en France sont en effet soumises à de grandes tracasseries – certaines depuis plus de dix-huit ans. Tout le monde est pénalisé : les familles, les enfants, qui n’ont pas choisi leur mode de procréation, et même notre pays ! Il est humiliant de voir la France condamnée de façon réitérée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Ma dernière question porte sur les études prospectives, qui manquent en France. Malheureusement, en effet, la plupart de ces études sur le devenir et le développement des enfants sont réalisées à l’étranger. Elles sont de grande qualité. Ici même, Mme Susan Golombok nous a très bien résumé ses multiples travaux scientifiques, qui nous rassurent sur l’évolution des enfants. Il serait opportun que des études de même nature soient menées en France. Envisagez-vous de soutenir, dans le domaine des sciences humaines, toute proposition d’études prospectives concernant tous les enfants à naître ? Nous pourrions les suivre régulièrement, pour comparer l’évolution intellectuelle et affective des enfants et rassurer ceux qui n’ont pas encore été convaincus par les études de Mme Golombok.

M. Joël Deumier. Nous constatons, dans la courbe de l’homophobie que nous traçons depuis une vingtaine d’années, que l’on assiste à une augmentation du signalement d’actes homophobes au moment de chaque grande réforme, comme le PACS ou le mariage pour tous. Cette augmentation est difficilement explicable, mais nous émettons deux hypothèses. La première explication est que, dès lors que l’on place au cœur du débat public des sujets qui concernent les LGBT, les victimes sont plus enclines à s’exprimer, ce qui induit une libéralisation de leur parole et une augmentation du nombre des signalements. La seconde explication est liée à la présence de slogans stigmatisant les familles homoparentales, par exemple de la part d’opposants au mariage pour tous ou à la PMA, qui libèrent une parole de haine. Chaque grande réforme de société induit une augmentation de la parole publique homophobe et une banalisation de cette parole par les institutions. Nous vous demandons donc de légiférer rapidement sur la PMA, pour éviter cette montée de violence homophobe dans le débat public et dans le pays.

Mme Delphine Plantive. Nous recevons des témoignages de femmes qui font principalement état de la méconnaissance des gynécologues. Le lien entre méconnaissance et lesbophobie est complexe. Quand un gynécologue dit à une patiente qu’elle ne court aucun risque car elle n’a pas de rapport avec des hommes, il s’agit bien d’une forme de lesbophobie. Polype, cancer, papillomavirus, etc. : qu’en est-il ? Les femmes lesbiennes aussi courent des risques ! Ces femmes rapportent les faits à SOS Homophobie, mais ne portent pas plainte. Très peu de cas sont recensés car les médecins, heureusement, font très attention à leurs propos. D’autres cas se présentent, comme le mien. Mon gynécologue m’a dit : « Je ne souhaite pas vous suivre dans votre parcours de PMA. » C’est son droit. Je ne peux rien dire. J’ai donc dû chercher un gynécologue qui soit d’accord pour me suivre. Il est essentiel de former les médecins à ce que sont la lesbophobie et la santé des lesbiennes. Des particularités existent, comme quand une femme lesbienne, qui n’a jamais pris la pilule, suit un parcours de PMA : le traitement hormonal doit être adapté. Les gynécologues méconnaissent ces particularités.

Concernant le don fléché avec donneur tiers, la question mérite d’être posée. J’entends la crainte d’une pénurie, notamment pour les couples homosexuels, qui redoutent d’avoir à attendre encore plus longtemps qu’avant. La pénurie de sperme, situation qui existe depuis une quinzaine d’années en France, n’est pas une fatalité. Il revient aux pouvoirs publics de dire aux hommes et aux femmes qu’ils peuvent donner et aider des couples à avoir un enfant. Des politiques publiques pourraient encourager les dons, comme pour le don du sang. La formation au don est faite dans les centres d'étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS). Elle ne s’adresse qu’à des personnes déjà au fait du sujet et elle a donc un effet limité. Une politique globale du ministère de la santé, prise en charge par des communicants, est nécessaire pour rassembler un maximum de donneurs, hommes ou femmes. L’ouverture de la PMA à toutes les femmes pourra donner envie à des femmes qui reçoivent du sperme de donner en échange des ovocytes. Il s’agit d’une question de volonté politique, et nous serons ravis de pouvoir aider dans la mesure de nos moyens. Hélas, nous ne sommes pas des communicants.

Concernant la double filiation, il nous paraît essentiel, dans une recherche d’égalité et de clarté, de conserver les dispositions applicables aux couples hétérosexuels et de pouvoir les appliquer aux couples homosexuels, notamment la déclaration conjointe de non-contestation de filiation en amont de l’IAD, qui suppose de se rendre à la mairie à la naissance pour déclarer les deux parents sur l’acte de naissance. Le Conseil d’État propose différentes solutions, notamment d’inscrire la mention de l’IAD sur l’acte de naissance. Nous estimons que tous les enfants doivent avoir la même chance et n’ont pas à porter cela toute leur vie. Leur mode de conception fait certes partie de leur histoire, mais ne regarde personne d’autre qu’eux-mêmes. Je trouve donc cette proposition assez étonnante. En revanche, une mesure très simple est possible : appliquer le même droit aux couples hétérosexuels et homosexuels.

Concernant la reconnaissance des enfants nés de GPA à l’étranger, ces enfants sont actuellement pénalisés, eux qui n’ont pas choisi leur mode de conception. Ils ne peuvent être protégés par leurs deux parents et ne peuvent être reconnus en France. Nous sommes donc pour cette reconnaissance, s’agissant des enfants issus de couples homosexuels comme hétérosexuels. Je souligne que la majorité des enfants nés par GPA à l’étranger naissent dans des familles hétérosexuelles.

Effectivement, peu d’études prospectives sont menées en France ; la plupart se déroulent à l’étranger. Toutefois, quelle représentativité auront ces études si nous n’étudions que les enfants issus de familles homoparentales ou de femmes célibataires ? Elles n’auront de sens que si elles sont menées sur tous les enfants nés de PMA en France, de couples hétérosexuels, de couples de femmes ou de femmes célibataires, afin d’obtenir un échantillon représentative et non biaisé. Rappelons que l’équilibre psychologique des enfants dépend surtout de l’équilibre psychologique des parents. Ces études sont peut-être importantes, et même légitimes, pour rassurer une partie de la population qui se pose des questions, mais nous avons aussi envie de vous inviter à venir voir nos familles. Plus nos familles seront visibles, moins nous craindrons de nous voir discriminés par les institutions ou la société. Plus nos familles seront visibles, plus vous constaterez que nos familles sont les mêmes que les vôtres. Il n’y a aucune différence aujourd’hui entre mon quotidien, que je vis avec ma femme et mon enfant, et celui que j’aurais si j’avais un mari à mes côtés. Le dimanche, je me retrouve avec ma belle-famille à table, comme beaucoup de familles en France. Je veux bien que l’on étudie ma famille, mais je crains que cela n’ait pas grand intérêt. Cela en aura encore moins si ces études ne sont pas réalisées dans le cadre plus large d’une étude sur tous les enfants conçus par PMA en France.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Nous vous remercions d’être venus jusqu’à nous pour parler de la PMA et des discriminations que subissent les personnes LGBT. Ma question rejoint celle de notre rapporteur sur la recrudescence de faits délictueux, ou plus graves encore, que subissent les personnes LGBT en France. Dans la mesure où vous êtes un observateur privilégié, depuis 1994, de l’évolution de la société vis-à-vis de la population LGBT, vous avez constaté une recrudescence de violence à chaque discussion législative sur l’avancée des droits. Pourriez-vous identifier clairement les auteurs de cette haine organisée ? Pourriez-vous mettre des noms, si vous en avez, sur ceux qui créent de faux débats et de faux problèmes ?

Mme Blandine Brocard. Madame, je vous remercie tout particulièrement d’avoir expliqué si simplement votre parcours, et surtout sans pathos. J’y suis très sensible. Comme mes collègues, je vais parler des violences homophobes, qui sont en pleine recrudescence. J’ai parlé avec un grand nombre de personnes qui ont subi ces violences. Ne sont-elles pas dues à la société, qui se braque face à tous ces sujets ? Ne devrions-nous pas tout d’abord mettre un terme à toute cette homophobie, avant d’aller plus loin dans d’autres droits que vous revendiquez ? Vous avez obtenu des droits qui ne devraient plus poser de questions, et qui pourtant continuent d’en susciter. Ne prend-on pas le problème dans le mauvais sens ? J’espère être claire, et non pas blessante.

Monsieur, vous avez dit, pour la PMA, qu’il n’était pas question de marchandisation du corps humain, contrairement à la GPA. En revanche, il existe un risque de marchandisation des gamètes. Au Danemark, une banque de sperme existe. Beaucoup de Françaises s’y rendent pour se faire inséminer. Très rapidement, une marchandisation des gamètes émerge, ouvrant la possibilité de faire un choix sur catalogue. Ceux qui peuvent dépenser plus d’argent le font pour avoir des donneurs plus sélectionnés et meilleurs – je m’excuse pour ces termes, le problème est très complexe –, indiquant une marchandisation.

Ma troisième question est aussi une réflexion concernant le référent paternel que vous avez évoqué, madame. Je ne partage pas forcément ce que vous dites. Vous avez beaucoup insisté sur la famille – c’est très joli. Personne ne remet en cause l’amour que vous portez à vos enfants. Vous avez beaucoup dit qu’il fallait protéger les enfants, et nous en sommes évidemment tous d’accord. Les référents masculins peuvent se trouver en dehors du père et de la mère, j’en suis aussi tout à fait d’accord avec vous. Il n’empêche que, de mon point de vue, je vous l’avoue bien humblement, j’ai encore un peu de mal… Je suis encore dans la représentation de la famille traditionnelle avec un papa et une maman. J’ai encore un peu de mal à institutionnaliser un autre modèle – je pèse mes mots. J’ai encore des interrogations sur ce que les enfants ressentent. Vous pourrez sans doute m’en dire plus à ce sujet. Nous savons que les enfants peuvent être très durs dans les cours de récréation : « Toi, tu n’as pas de papa, tu as deux mamans ! » Comment cela se passe-t-il pour vos, pour nos enfants ?

Vous avez beaucoup insisté sur la famille, d’une manière très jolie, mais qu’en est-il pour une femme seule ? Nous savons combien l’arrivée d’un enfant est compliquée quand on est seule. Nous avons besoin de quelqu’un pour nous épauler, que ce soit un homme ou une femme. Que pensez-vous des femmes seules qui veulent avoir un enfant, et donc un accès à la PMA ?

M. Guillaume Chiche. Président Deumier, madame Plantive, je souhaite tout d’abord vous remercier pour cette audition, et surtout pour l’action quotidienne de SOS homophobie pour la défense des libertés et des droits des personnes LGBT. Je suis élu d’un département rural, les Deux-Sèvres. Je sais à quel point il est important que des acteurs associatifs tels que vous puissent agir pour la défense des libertés et des droits de certaines populations. Nous sommes confrontés, dans certains territoires, à des difficultés qui nécessitent un accompagnement. Vraiment, un grand merci pour votre déploiement sur tout le territoire et pour votre activité.

Lorsque nous embrassons les sujets de bioéthique et, de manière plus triviale, le sujet de la filiation et de la procréation, j’ai la conviction que nous portons une responsabilité en tant que membres de la représentation nationale. Cette responsabilité est de causer le moins de victimes possibles à la suite des débats que nous initions. Vous nous avez rappelé l’augmentation des actes homophobes et la libéralisation de la parole homophobe lors des débats sur le mariage pour tous. Nous constatons que le même mécanisme est à l’œuvre en 2017 et 2018. Je m’interroge en permanence sur la manière dont nous pourrions mener ces débats sans faire de victimes « collatérales », dirais-je, ou plutôt directes et indirectes.

Vous avez commencé à apporter des éléments de réponse que je partage : nécessité de tenir un débat ramassé et de ne pas l’inscrire dans un temps trop long. J’ai eu le plaisir de me rendre au rassemblement que vous aviez organisé contre les violences faites sur les personnes LGBT dimanche dernier. Parmi les interpellations lancées, un message très fort a résonné à l’adresse de l’État et du Gouvernement, sur la nécessité d’agir, avec de vraies politiques publiques, et de mettre en place de vrais processus de formation sur les LGBT-phobies. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

Parmi les difficultés qui se posent lorsque nous introduisons de tels débats, même dans la conduite de travaux institutionnels, nous constatons l’écueil suivant. Lors des États généraux de la bioéthique, menés par le CCNE, nous savons – c’est le président du comité lui-même, M. Delfraissy, qui l’a déploré – que certains acteurs ont organisé une surmobilisation militante, en l’occurrence La Manif pour tous. Je crois savoir que cela a pu provoquer la désertion d’acteurs associatifs ou d’une partie des participants au sein des ateliers. Les travaux en auraient été biaisés. J’aimerais savoir si c’est bien le cas et comment nous pourrions éviter un tel écueil.

Quant à la PMA, je suis pleinement engagé en faveur de son extension à toutes les femmes. Il ne s’agit que de la suppression d’une discrimination dans l’accès à une pratique médicale, discrimination qui se fonde d’une part sur une orientation sexuelle pour les couples lesbiens, et d’autre part sur un statut matrimonial pour les femmes célibataires. Dans notre République, ce qui est accordé à certains doit être accordé à tous. Au nom du principe de non-discrimination, il faut pouvoir ouvrir la PMA à l’ensemble des femmes.

M. le rapporteur citait les travaux de Mme Golombok, professeure à l’université de Cambridge, qui mettent en évidence que les enfants qui naissent dans des familles homoparentales ou monoparentales ne souffrent d’aucun manque dans leur construction, leur développement et leur émancipation. En France, nous sommes à la peine sur ces travaux de recherche. Nous les glanons à l’étranger – et ils n’en sont pas moins scientifiques. Ils mettent en évidence que la construction des enfants se fait parfaitement.

J’aurais une dernière question, s’agissant de l’ouverture à toutes les femmes de la PMA. Nous abordons assez rarement dans nos travaux la question des hommes transgenres et de l’ouverture de la PMA à ces personnes. J’y suis pleinement favorable, au nom du même principe de non-discrimination à l’égard d’une pratique médicale accessible à certaines Françaises et certains Français. J’aimerais connaître votre point de vue sur ce sujet.

M. le président Xavier Breton. Chers collègues, je vous remercie pour ces questions très denses.

M. Joël Deumier. Madame Vanceunebrock-Mialon, votre question portait sur ceux qui sont à l’origine des propos homophobes dans le débat public. Notre position est la suivante : nous respectons le débat, nous comprenons que certaines personnes soient opposées à la PMA, cela est tout à fait légitime. Là n’est pas le problème. En revanche, nous pointons du doigt la montée de la haine homophobe dans la parole publique à l’occasion des débats. Nous ne souhaitons pas revivre ce que nous avons vécu en 2012-2013, à savoir une déferlante de haine contre les familles homoparentales ou contre les personnes LGBT. Cette homophobie n’est pas liée au fait d’être homosexuel ou d’appartenir à une famille homoparentale : c’est bien l’homophobie qui est le problème, et non pas l’homosexualité ou l’homoparentalité.

Conduire beaucoup plus d’actions de prévention de l’homophobie est nécessaire, dans les écoles, les collèges, les lycées, le milieu de l’entreprise, dans tous les domaines. L’homophobie continue à briser des vies, à engendrer un mal-être chez les personnes LGBT. Pensons aux familles homoparentales, aux adolescents et aux enfants de ces familles. Le problème n’est pas l’homoparentalité. Elle est reconnue par la République depuis 2013. Elle existe depuis bien longtemps, depuis des décennies – en réalité, elle a toujours existé. Aujourd’hui, nous voulons simplement que l’homoparentalité soit plus sécurisée. Nous ne demandons pas plus de droits, nous ne demandons qu’une égalité de protection entre toutes les familles.

Il en va de même pour la marchandisation des gamètes. La situation est hypocrite. Celles et ceux qui peuvent se rendre à l’étranger et payer des PMA le font. En France, nous avons la chance de connaître le principe de gratuité du don de gamètes. Ce principe permet de ne pas remettre en cause la non-marchandisation du corps, de nous préserver de tout risque de marchandisation du corps.

Madame Brocard, vous dites que nous courons un risque de marchandisation des gamètes. Au contraire ! En France le principe de gratuité est inscrit dans la loi de bioéthique depuis 1994. En invoquant le principe de non-marchandisation vous agitez le chiffon rouge, vous essayez d’amalgamer les sujets. L’extension de la PMA se fonde sur les règles applicables aujourd’hui, qui sont pleinement respectueuses, du modèle français de bioéthique, comme l’a dit le Conseil d’État. Six ou sept avis ont été rendus par des institutions qui traitent de questions médico-éthiques, dont le Conseil d’État. Toutes ont dit qu’il n’y a aucune contre-indication éthique ou juridique sur la PMA et son extension. Tous les autres questionnements que vous évoquiez sont des questionnements que je respecte, mais qui ne sont pas rationnels ; or, ce que nous souhaitons, c’est un débat rationnel et apaisé. Sur ce point, nous partageons la position de la majorité actuelle. Si le débat et les arguments avancés ne sont plus rationnels, effectivement, nous courons un vrai risque de montée de la haine homophobe !

Mme Delphine Plantive. Concernant les violences homophobes, vous proposez de lutter d’abord contre les LGBT-phobies avant de parler de filiation, de PMA ou d’égalité. Nous ne pouvons pas dissocier ces deux actions. Nous avons besoin de lois ! L’homophobie ne sera battue que si l’État est derrière nous et dit que nos familles sont comme toutes les autres, qu’il n’y a pas de différence entre elles et qu’elles peuvent accéder, en France, aux mêmes techniques médicales existantes, qu’une femme soit en couple avec un homme ou avec une femme. Allons-nous attendre que les LGBT-phobies disparaissent ? Vous parliez de ma « jolie » formulation sur la famille ; moi aussi je souhaite que nous puissions effacer toutes les LGBT-phobies en France, mais nous savons que ce travail sera long. Nous avons besoin de votre soutien et de l’aide des pouvoirs publics pour former les médecins, les instituteurs et les salariés des entreprises. Nous avons avant tout besoin de lois pour nous protéger, pour protéger nos enfants, et pour montrer à tout le monde que nos familles sont les mêmes.

Nous entendons beaucoup de questions sur le référent paternel. En tant que parents ou futurs parents, nous nous posons cette question, tout comme lorsque nous commençons à comprendre que nous sommes homosexuels. Nous nous demandons si nous aurons nos propres enfants. C’est aussi une question que nous posent nos propres parents, qui se disent que si leur fils ou leur fille est homosexuelle, ils n’auront peut-être pas de petits-enfants, et j’en passe. Ne croyez pas que nous éludions cette question, elle est constante dans notre esprit.

L’adoption est ouverte aux femmes et aux hommes célibataires depuis cinquante ans. À aucun moment nous ne sommes revenus à l’idée qu’une femme seule ou un homme seul ne pourrait pas être un bon parent et ne pourrait donc pas prendre en charge un enfant. Depuis cinquante ans, personne ne s’est dit que si une femme adoptait seule, il n’y aurait pas de référent paternel à ses côtés. La question ressurgit à propos de nos familles, ce qui participe du climat ambiant qui vise à les stigmatiser et à dire : « Regardez, elles sont différentes ! » Depuis cinquante ans, des femmes adoptent sans référent paternel et des hommes adoptent sans référent maternel. La société ne s’est pas effondrée pour autant. Ces enfants ne font pas l’objet de débats. On ne constate pas de difficulté psychique particulière chez eux. J’entends votre attachement à la famille traditionnelle. Certes, la famille traditionnelle existe. J’ai eu un papa et une maman. Ma femme a eu un papa et une maman. Notre famille n’entre pas dans ce schéma, mais cette famille est tout aussi respectable, avec les mêmes inquiétudes pour nos enfants et les mêmes souhaits. Nous allons éduquer notre enfant, lui inculquer des valeurs, l’inscrire dans une lignée et surtout veiller à son bien-être. Toutes les familles ont leur histoire. Voyez l’ensemble des modèles familiaux ! À l’instar des familles recomposées, la famille traditionnelle doit pouvoir cohabiter avec des modèles familiaux différents.

Je vous remercie, monsieur Chiche, d’avoir posé la question sur les hommes transgenres. La question est compliquée, car chaque cas est différent. Chaque cas de transition implique un protocole particulier : opérations ou non, traitements hormonaux, etc. L’encadrement des personnes transgenres dans le cas d’une PMA devra se faire au cas par cas.

Les débats sur la bioéthique ont-ils été noyautés par des personnes qui étaient contre un certain nombre d’ouvertures ? Il ne nous revient pas de répondre à cette question : c’est l’affaire du modérateur du CCNE. Nous avons constaté, en nous rendant sur le site internet des États généraux de la bioéthique, qu’il était très difficile de répondre aux questions. Je prendrai un exemple : « Des femmes font un voyage vers l’étranger. Êtes-vous favorables ou non ? » Comment répondre ? Dans les commentaires, nous pouvions lire que les femmes partant à l’étranger étaient comparées à des terroristes. Qui souhaiterait répondre dans ces circonstances ? Mon point de vue est ici très personnel. Je ne peux pas répondre pour tous les Français. Un modérateur pourra le faire. Quoi qu’il en soit, il est intéressant que ces débats aient eu lieu, et qu’ils se portent dans l’hémicycle.

Mesdames et messieurs, je vous demande, s’il vous plaît, de faire attention. Il est parfois difficile d’utiliser les bons termes – vous l’avez rappelé, madame Brocard. Pendant la discussion de la loi sur le mariage pour tous, nous avons pu entendre des mots comme « zoophilie » ou « anormaux ». Attention ! Nous serons vigilants. Les propos des élus de la République se retrouvent dans la cour d’école. Madame Brocard, vous parliez des enfants dans les cours d’école. Quand des députés se permettent de prononcer des paroles extrêmement virulentes sur nos familles, les enfants se disent qu’ils peuvent en faire autant : « Si ce monsieur, qui est élu, qui a fait des études et qui représente beaucoup de gens le dit, pourquoi pas moi ? » Nous avons besoin de votre aide, pour que le débat soit apaisé et pour protéger nos enfants, nous-mêmes, et – même si cela est naïf – nos proches. Parents et grands-parents, eux aussi s’en prennent plein la figure.

M. le président Xavier Breton. Vous le constaterez, nous avons eu un débat apaisé. Je souhaite qu’il en soit ainsi tout au long de la matinée.

 

 


– 1 –

Mme Ludovine de La Rochère, présidente de La manif pour Tous, M. Albéric Dumont, vice-président, et M. Bruno Dary, conseiller

Mercredi 24 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons notre série d’auditions en accueillant des représentants de La Manif Pour Tous. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Ludovine de La Rochère, présidente, M. Albéric Dumont, vice-président, et M. Bruno Dary, conseiller. Madame, messieurs, nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous.

Lors des débats qui ont précédé l’adoption de la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe en 2013, les prises de position de La Manif Pour Tous avaient été largement diffusées. La question de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et celle de la gestation pour autrui (GPA) font désormais partie des sujets régulièrement étudiés par notre mission d’information dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique. Vos positions sur ces sujets contribueront à alimenter notre réflexion.

Mme Ludovine de La Rochère, présidente de La Manif Pour Tous. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, toutes les quarante secondes en moyenne, un bébé vient au monde en France. Même lorsqu’il naît d’un couple homme-femme uni au moment de la naissance, nul ne sait si, quelques mois ou quelques années plus tard, il ne vivra pas, par exemple, avec un seul de ses parents, ou avec l’un de ses parents et un autre conjoint, de sexe différent ou de même sexe. Depuis toujours, en effet, des enfants ont été élevés par leur mère seule ou par l’un de leurs parents et un « beau-parent », ce qu’on appelle aujourd’hui des familles monoparentales, recomposées ou homoparentales. Ce sont là des faits qui n’ont rien de nouveau, une réalité que nul ne peut contester.

Nous commençons par là pour souligner un point essentiel : la question qui nous est posée aujourd’hui sur l’éventuelle extension de l’AMP aux femmes seules et aux couples de femmes n’a rien à voir avec cela. Il ne s’agit pas de parler des familles monoparentales, recomposées ou homoparentales. La question n’est pas celle-là. Et, d’ailleurs, nombre de déclarations politiques et médiatiques sont trop souvent à côté de ce qui est vraiment en jeu. Il ne faut pas se tromper de sujet !

La question qui nous est posée, la seule, c’est de déterminer si nous pouvons, en termes d’égalité, de justice, d’éthique, décider de priver délibérément, sciemment, des enfants de père dès avant leur conception. Est-il envisageable qu’une société décide de créer volontairement les conditions qui feront que des enfants naissent de père inconnu, des enfants qui seront privés de père toute leur vie ? Autrement dit, peut-on dire qu’avoir – ou ne pas avoir – de père est sans importance, indifférent dans la vie d’un enfant ?

Alors que tous les enfants ont un père et une mère – qu’ils connaissent leur père ou non, qu’ils vivent avec lui ou non – peut-on considérer que les enfants nés de l’AMP, eux, pourraient être volontairement privés de père ? Pour le dire autrement, ces enfants n’auraient-ils pas les mêmes droits que tous les enfants ? Peut-on aller, en somme, à l’encontre de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aux termes duquel « les hommes naissent libres et égaux en droits » ?

Que représente le fait de naître de père inconnu ? Pour chercher des réponses objectives à cette question, nous avons deux possibilités. La première serait de s’appuyer sur des études scientifiques. Malheureusement, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) nous dit lui-même, dans son avis n°126, que « le vécu des enfants nés ou non d’IAD dans des familles homo- et monoparentales a fait l’objet d’études plus récentes mais souvent entachées d’erreurs méthodologiques et dénuées de pouvoir statistique ». Cette absence d’études fiables devrait au moins nous inciter à appliquer le principe de précaution, c’est-à-dire à ne pas avancer en l’absence de certitudes, étant donné le risque d’injustice pour l’enfant.

Il y a cependant une seconde possibilité, qui est de nous appuyer sur l’expérience humaine. Nous pensons d’abord aux enfants adoptés. S’ils ont été adoptés, c’est parce qu’ils ont d’abord été orphelins, parce qu’ils sont nés à l’étranger dans des contextes difficiles, ou parce qu’ils sont nés sous X en France. Un certain nombre ne savent rien de leurs parents d’origine. Or, nous constatons que nombre d’entre eux, alors qu’ils ont été adoptés par des familles aimantes, recherchent leurs origines. Cette quête peut envahir toute leur vie, parfois même jusqu’à l’âge adulte. Je me souviens de Lucas, un homme de 65 ans, né et adopté en France, qui avait pu compter chaque jour de sa vie sur l’amour de ses parents adoptifs, et qui me racontait, les larmes aux yeux, le vide qu’il ressentait en lui-même, le fait qu’il ne pouvait se rattacher à rien ni personne, qu’il ne pouvait se connaître vraiment. De fait, le CCNE indique que la connaissance de ses origines est « un élément structurant de l’identité des personnes ».

D’autres cas, plus proches encore de la question qui nous intéresse, sont ceux des enfants nés d’une insémination avec donneur. Les premiers enfants nés à l’issue d’une insémination avec donneur (IAD) ont aujourd’hui plus de 30 ans. Nous avons donc du recul à ce sujet. Et le fait est que nous savons que c’est une source de souffrance pour un certain nombre d’entre eux, au point qu’ils ont constitué des associations pour mettre fin à l’anonymat des donneurs, pour qu’il n’y ait plus d’enfants qui, par décision de la société, naissent d’un inconnu. Leurs nombreux témoignages sont éloquents. Ils emploient souvent les termes d’« abîme », « flottement », « exclusion », « solitude », « torture psychologique », etc.

Nous ne pouvons donc prétendre qu’être né d’un inconnu soit indifférent. Reconnaissons-le, nous tous présents dans la salle ou suivant nos débats en vidéo, personne ne peut souhaiter à quelqu’un de naître d’un inconnu. Alors, pourquoi provoquer volontairement de telles situations ?

L’absence de père est-elle sans importance pour l’enfant ? Les enfants nés d’une AMP avec IAD, jusqu’à présent, ont bien toujours un père qui les élève, un père « social », comme on dit, puisque l’encadrement de l’AMP la réserve depuis la première loi de bioéthique de 1994 aux couples homme-femme. Mais si l’AMP était ouverte aux femmes seules et aux couples de femmes, les enfants concernés vivraient en outre une absence totale de père : pas de présence paternelle, pas d’amour paternel, pas de père du tout. Certes, nous comprenons tous la puissance du désir d’enfant. Et nous sommes convaincus qu’une femme seule ou un couple de femmes apporteront de l’amour à l’enfant, qu’il sera choyé. Mais l’amour répond-il à tous les besoins d’un enfant ? La réponse est négative puisque, déjà, nous venons de voir que même élevés par des parents aimants, les enfants nés d’un don anonyme se posent des questions existentielles, parfois même envahissantes.

Mais allons un peu plus loin. Se pose en effet la question du père. Est-il important pour l’enfant ? Compte-t-il dans la vie d’un enfant ? Ou peut-on dire qu’un père peut être remplacé par une mère, ou deux mères ? Suffit-il d’aimer un enfant pour remplacer son père ? Ces questions nous renvoient en fait à la différence père-mère et donc à la différence homme-femme, c’est-à-dire à la différence des sexes et même, pour creuser un peu plus la question, à l’identité sexuelle. Le fait d’être né homme ou femme est-il important, a-t-il du sens, pour nous-mêmes, pour notre entourage, pour nos enfants, pour leur construction psychique ?

Le sexe, nous le savons bien, est une dimension fondamentale de notre être. Il n’est pas possible de balayer d’un revers de la main l’importance de l’identité sexuelle, et par suite l’importance incontournable de la différence des sexes. Et c’est bien pourquoi père et mère diffèrent l’un de l’autre, non d’une simple altérité, mais bien d’une altérité sexuelle. La paternité et la maternité sont différentes, et elles sont complémentaires l’une de l’autre. Un père, évidemment, peut remplir les mêmes tâches qu’une mère, et réciproquement. Mais ce n’est pas le sujet. La véritable question est beaucoup plus profonde que cela et il est clair que la manière d’être à l’enfant, d’être en relation avec l’enfant, diffère entre la mère et le père. Cela explique aussi que l’enfant a éminemment besoin de chacun de ses parents : il a non seulement besoin de connaître ceux dont il est né, mais aussi d’être en relation avec eux, proche d’eux, autant que faire se peut. Il est d’ailleurs des réalités sur lesquelles il est bien difficile de mettre des mots, et parler de ce qu’est un père, ou une mère, en fait partie. Mais cela n’empêche pas de vivre cette réalité au plus profond de son cœur et de reconnaître que, s’il est difficile de définir ce que représente un père pour chacun d’entre nous, il nous est plus aisé de savoir qu’il est le plus souvent irremplaçable. Une mère ne remplace pas un père.

J’observe d’ailleurs que nous entendons dire, parfois, que l’enfant pourra avoir un « référent masculin » dans l’entourage du foyer. Ce besoin de proximité avec des personnes des deux sexes est donc bien identifié par tous. Cette idée, d’ailleurs, d’un référent masculin ne tient pas. Un « référent masculin » ne fait pas un père ! Un grand-père, un oncle, un ami a sa propre vie, ses responsabilités, sa famille, etc.

Par ailleurs, nous nous félicitons aujourd’hui, à juste titre, de voir que des pères s’occupent beaucoup plus qu’auparavant de leurs enfants. Ces « nouveaux pères » sont une bonne nouvelle pour les enfants, pour les mères et pour l’ensemble de la société. Or notre réaction commune, très positive, à ce phénomène nouveau dit bien que nous savons, profondément et intuitivement, toute l’importance des pères. La Cour de cassation, dans un arrêt du 14 décembre 2017, a jugé qu’être privé de père est un « préjudice d’affection ». La Cour soulignait que l’enfant concerné dans l’affaire, dont le père était mort d’un accident pendant la grossesse de sa mère, « souffre à l’évidence de l’absence définitive de son père ». Et encore, dans ce cas, l’enfant sait au moins qui était son père, connaît sa filiation et sa famille paternelle !

De fait, nous constatons combien l’absence de père pose problème. La magistrate Dominique Marcilhacy indique, par exemple, que 80 % des mineurs qui passent au tribunal en comparution immédiate n’ont pas ou plus de lien avec leur père. Quant au phénomène de délinquance grandissante des mineurs – bien connu des services de police et de justice et qui a défrayé la chronique ces derniers temps –, n’est-il pas, justement, à mettre en relation avec l’absence, la démission ou l’impossibilité de nombre de pères d’assumer leur rôle, pour diverses raisons ? Il en va de même, sans doute, pour les graves problèmes de violence à l’école. M. Thomas Sauvadet, maître de conférences à l’université de Créteil, cité par Libération le 16 octobre dernier, évoque ce sujet, l’absence des pères, et rappelle « leur rôle éducatif fondamental. »

Nous souhaitons maintenant aborder la question des gamètes. Nous savons tous que la France manque de gamètes disponibles pour l’AMP : la France plafonne à 300 donneurs par an. Cette insuffisance est telle que les 3,9 % de couples ayant besoin d’un don de sperme dans le cadre d’une AMP peuvent attendre jusqu’à deux ans pour en bénéficier, alors que l’âge est un facteur clé du point de vue de la fécondité. Quant aux campagnes de communication sur ce sujet, dont la dernière a eu lieu en 2017, on sait qu’elles ont peu d’impact. Or il est évident qu’étendre l’AMP aux femmes seules et aux couples de femmes nécessitera beaucoup plus de gamètes, puisque 100 % d’entre elles auront besoin d’apport de gamètes. La situation changerait donc radicalement au regard des besoins en gamètes masculines.

Alors comment ferions-nous ? Le CCNE met pour condition à l’extension de l’AMP la diffusion, je cite, de « campagnes énergiques, répétées dans le temps ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que les campagnes deviendraient tout à coup dix, vingt ou trente fois plus efficaces ? Qu’on va « mettre la pression » sur les hommes ? Qu’on va les culpabiliser de ne pas avoir envie de donner leur sperme ? Ce n’est ni sérieux, ni crédible !

Alors comment font les autres pays, les quelques-uns qui ont étendu l’AMP aux femmes seules et aux couples de femmes ? Las, le fait est qu’aucun État n’a pu échapper au commerce des gamètes en ayant étendu l’AMP. En effet, soit les États ont rendu les gamètes payants, comme l’Espagne et le Danemark, soit ils les achètent à l’étranger, dans des pays où les gamètes sont rémunérés. La Grande-Bretagne a ainsi publiquement expliqué, le 31 août dernier, que si les accords sur le Brexit n’incluaient pas aussi l’AMP, elle serait confrontée à une pénurie de gamètes parce qu’elle ne pourrait pas continuer à en acheter à d’autres pays d’Europe. Au passage, elle a précisé qu’elle achetait près de 50 % de ses échantillons de sperme au Danemark. Il en est de même pour la Belgique. Nous avons apporté des documents à ce sujet, qui ont dû être déposés sur vos bureaux.

Ce point est fondamental et il impose de ne pas être naïfs : si elle étend l’AMP à des femmes fécondes mais ayant besoin d’apport de sperme, la France participera au commerce international des gamètes. Et comme le dit le CCNE, ce sont ensuite les autres éléments du corps humain qui seront concernés. Voulons-nous la marchandisation de l’humain ? Est-ce conforme à nos principes bioéthiques ? Est-ce conforme à nos valeurs républicaines ?

Le temps nous manque pour développer d’autres points pourtant essentiels pour les générations à venir. Nous pensons à la finalité de la médecine comme à la finalité de notre système de santé et de l’assurance maladie.

Nous préférons insister sur les conséquences de l’extension de l’AMP sur la pratique de l’AMP elle-même. Les couples homme-femme ne peuvent eux-mêmes recourir à l’AMP qu’à des conditions médicales précises. Autrement dit, en l’absence d’une pathologie de la fertilité ou d’une maladie d’une particulière gravité susceptible d’être transmise à l’enfant ou au conjoint, les couples homme-femme ne peuvent accéder à l’AMP.

Il arrive par exemple que des femmes dont le conjoint est décédé, mais dont le sperme a été conservé, réclament ce qu’on appelle une AMP post mortem. Elle n’est pas autorisée à ce jour, justement pour ne pas faire naître sciemment un enfant orphelin de père. Mais si l’AMP est étendue aux femmes seules, obligera-t-on des femmes veuves à détruire le sperme de leur mari alors qu’elles pourront faire ensuite une AMP seule avec un apport de sperme anonyme ? Non, évidemment.

On voit bien, avec ce seul exemple, que sortir du motif médical pour justifier l’accès à l’acte médical qu’est l’AMP serait un engrenage. Nous voulions par ailleurs souligner que le Conseil d’État indique, dans son étude sur la révision de la loi de bioéthique de juin 2018, et encore dans un arrêt du 28 septembre dernier, que l’encadrement actuel de l’AMP n’est pas contraire au principe d’égalité et qu’il ne pose pas de problème de discrimination. En effet, écrit-il, « les couples formés d’un homme et d’une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe […] La différence de traitement […] entre les couples formés d'un homme et d'une femme et les couples de personnes de même sexe est en lien direct avec l'objet de la loi qui l'établit et n'est, ainsi, pas contraire au principe d'égalité. »

L’extension de l’AMP, en revanche, créerait des inégalités nouvelles : entre enfants, les uns ayant un père et une mère, les autres ayant été privés de père par la société ; entre femmes et hommes, les unes ayant accès à un mode de procréation qui leur permettrait d’avoir un enfant, les autres non, la GPA étant à ce jour interdite en France.

Avant de conclure, nous souhaitons rappeler l’engagement pris par le Président de la République. Contrairement à ce que nous entendons souvent, pas un mot n’était dit de l’AMP dans la profession de foi d’Emmanuel Macron en vue de l’élection présidentielle : l’extension de l’AMP ne figurait pas dans son programme. En revanche, dans la dernière ligne droite de sa campagne, puis après son élection, Emmanuel Macron a effectivement exprimé son opinion favorable, mais il a systématiquement précisé qu’il s’agissait de son opinion personnelle. Et il a toujours posé plusieurs conditions, dont celle d’un débat favorable. Il disait ainsi, à Têtu, dans une interview du 24 avril 2017 : « Je souhaite qu’il y ait un vrai débat dans la société. Si un tel débat aboutit favorablement, je légaliserai la PMA, mais je ne le porterai pas comme un combat identitaire. »

Or il est de notoriété publique que la consultation légale, publique et officielle des États généraux de la bioéthique a montré qu’il n’y a pas de consensus, comme l’a souligné à plusieurs reprises le professeur Delfraissy, président du CCNE. Dans le détail, les États généraux de la bioéthique, dans les réunions publiques qui ont eu lieu partout en France, du nord au sud, de l’est à l’ouest, dans les auditions, en prenant en compte la représentativité des organismes auditionnés, comme sur le site internet de consultation en ligne, ont montré que seule une minorité est favorable à l’extension de l’AMP.

Et en ce qui concerne les sondages, si nous les prenons tous, sans écarter ceux qui ne nous conviendraient pas, nous voyons tout de suite que les Français sont certes spontanément favorables à l’ouverture d’un nouveau « droit », mais quand on leur pose la question concrètement, en incluant l’enfant – premier concerné par l’AMP –, les réponses sont à l’opposé : ainsi, mi-septembre 2018, d’après un sondage IFOP, 82 % des Français estimaient que « l’État doit garantir à l’enfant né par PMA le droit d’avoir un père et une mère ». Nous avons apporté des documents à ce sujet, qui ont été déposés sur vos bureaux.

Pour conclure, toutes les instances publiques qui ont réfléchi sur l’éventuelle extension de l’AMP constatent l’ampleur de ses implications et de ses risques. Leurs préoccupations, qui rejoignent les nôtres, portent sur des questions essentielles, sans réponse à ce jour. Cela explique, naturellement, qu’aucune institution n’ait déclaré que l’extension de l’AMP serait une nécessité – bien au contraire – et encore moins qu’il y aurait urgence à la légaliser.

En outre, comme l’a déclaré le président du CCNE, « il n’y a pas de consensus » sur ce sujet. Il n’existe même dans aucun secteur de la société. Au contraire, la consultation publique et officielle, d’une ampleur inédite, a montré la volonté massive de respecter les droits de l’enfant, la finalité de la médecine et de protéger les principes bioéthiques français, en particulier celui de la non-marchandisation de l’humain.

J’ajoute que nous qui vivons, pour l’immense majorité, le confort de connaître nos origines paternelles et maternelles, nous avons sans doute un devoir de courage pour protéger les enfants d’un projet qui priverait délibérément, sciemment, volontairement certains d’entre eux de père. La société ne peut pas dire, d’une part, que les femmes ne peuvent pas se passer d’enfant et, d’autre part, que les enfants n’ont qu’à se passer de père ! En effet, les enfants nés par PMA ont les mêmes droits que tous les enfants. Il semble donc raisonnable de reporter toute initiative qui remettrait en cause l’encadrement actuel de l’accès à l’AMP.

Un renvoi du débat sur le sujet permettrait de poursuivre sereinement, et à l’abri de toute polémique, les échanges sur les nombreuses implications soulevées et soulignées par toutes les parties prenantes. Ce temps donnerait en outre la possibilité au Gouvernement de poser des actes forts attestant d’une opposition réelle et d’une lutte effective contre la pratique des mères porteuses. En effet, au-delà des différents avis sur la PMA en l’absence de père, nous partageons tous la crainte de l’engrenage qui conduirait de la PMA sans père à la GPA, celle-ci étant même déjà présente sur la scène. On nous dit que la PMA sans père n’entraînerait pas la GPA. Avant toute chose, des actes sont attendus.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. Ma première question est connexe, mais nous aurons à nous prononcer sur ce sujet, à savoir l’anonymat des dons de gamètes. Le développement des tests génétiques permet de lever dans la pratique cet anonymat. Selon vous, cet anonymat doit-il être conservé, au-delà de l’extension ou non de l’AMP ?

Mme Ludovine de La Rochère. Nous pensons que dès lors que l’IAD est possible, il serait mieux que le don ne soit plus anonyme, en précisant que si l’AMP était étendue aux femmes seules et aux couples de femmes, le fait de connaître à l’âge de 18 ans quelques éléments d’information ne rendrait pas un père à l’enfant. Un dossier ne fait pas un père. Nous sommes donc effectivement favorables à la levée de l’anonymat du don, mais cela ne changerait pas la question de l’absence de père dans le cadre d’une AMP pour les femmes seules et les couples de femmes.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Madame, vous souhaitez comme nous une réflexion apaisée et rationnelle, tolérante, et qui se fonde sur les faits les plus rigoureux, plus que sur des impressions, des croyances ou des passions.

Je souhaiterais, si vous me le permettait, rectifier un petit point. Certes vous avez rappelé certaines déclarations du Président de la République, mais la majorité de l’Assemblée nationale a été élue sur deux éléments qui figuraient dans notre programme commun. Je vous les cite : « Nous sommes favorables à l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes. […] Nous assurerons que les enfants nés de la GPA à l’étranger ait leur filiation reconnue à l’état civil selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. » La majorité des députés actuels s’est engagée en ce sens devant les électeurs. Ces points doivent être pris en considération ; je souhaiterais apporter cette rectification.

J’en viens à mes questions. Premièrement, êtes-vous pour ou contre la PMA pour les couples hétérosexuels ? Vous n’ignorez pas que dans un quart des cas, pour ces couples hétérosexuels, la PMA est pratiquée sans qu’une stérilité médicale soit établie, mais parce que ce couple hétérosexuel, n’ayant pas d’enfants, désire l’aide de la PMA. Plusieurs de ces couples ont d’ailleurs, secondairement, des enfants dans les conditions habituelles, après avoir eu un enfant par PMA, prouvant ainsi qu’ils n’étaient pas stériles. Qu’autoriseriez-vous si vous aviez à revenir sur l’ensemble de l’application de la PMA ?

Deuxièmement, souhaitez-vous « rejouer le match » du mariage pour tous, et remettre en question l’adoption par des couples homosexuels ? Souhaitez-vous remettre en question l’égalité d’accès à l’adoption, comme nous avons malheureusement pu le constater à certains endroits ? Tout cela fait désormais partie de la loi française, et elle doit être respectée. La quasi-totalité des pays qui ont adopté, avant ou après la France, le mariage pour tous ont simultanément adopté la PMA pour les couples de femmes. Le président Hollande, dans son dernier livre, indique regretter que cette disposition n’ait pas été adoptée en même temps, car elle parait naturelle : pourquoi refuser à un couple de femmes, qui est autorisé à se marier et à adopter des enfants, d’utiliser l’utérus de l’une de ses deux femmes pour faire cet enfant ? Cette logique paraît si naturelle et si évidente que l’on ne comprend pas pourquoi la disposition n’a pas été prise en même temps.

Toutes les questions que vous posez sont légitimes. Je n’ai aucun a priori envers quelque question que ce soit. Vous avez tout à fait le droit de vous demander si un enfant qui n’a pas de père ne va pas rencontrer des difficultés. Nous pouvons aller plus loin, et nous demander si le père, la référence paternelle, est indispensable au bon développement de l’enfant. Il est légitime de se poser de telles questions. En revanche, ne pas tenir compte des études scientifiques qui apportent des réponses, voilà qui est moins légitime. J’ai beaucoup de peine à entendre des critiques sur la valeur scientifique de ces études, qui ont été remarquablement menées à l’étranger, à Cambridge par Mme Susan Golombok, aux États‑Unis et dans des pays d’Europe du Nord. La France réalise peu d’études, et je le regrette. Un engagement doit être pris pour y remédier. Je crains que nous ne soyons en présence d’un exemple typique de l’arrogance française, dénoncée par d’autres pays, qui nous fait reporter sur l’étranger la solution à des problèmes que nous ne pouvons nous-mêmes régler. Nous laissons des couples qui ne peuvent enfanter légalement en France rechercher des solutions à l’étranger. Nous devrions montrer de la reconnaissance à leur égard, pour cette capacité à résoudre les problèmes que nous ne sommes pas capables de régler. Dans le même temps nous les critiquons, et nous critiquons les études scientifiques qu’ils mènent dans les plus grandes conditions de rigueur. Ces études sont considérées comme les meilleures sur ces sujets ! Elles apportent des conclusions très simples : les enfants élevés par des couples de femmes homosexuelles, par une femme seule ou par des couples hétérosexuels à la suite d’une PMA, par désir d’enfant, ne présentent aucune différence entre eux en termes de développement affectif, intellectuel, d’orientation sexuelle future, etc. Là ne réside pas la difficulté. Beaucoup de choses peuvent entraver le développement de l’enfant, mais pas ce point.

Chacun de ces enfants a d’ailleurs de multiples référents masculins : oncles, cousins, grands-pères, etc. Personnellement, j’ai eu plusieurs référentes maternelles et plusieurs référents paternels. Je m’en porte plutôt bien, et j’estime que c’est une chance. Les hasards de la vie m’ont apporté ces référents multiples, et je n’y vois que des avantages. Il est très important, pour les enfants, de connaître une pluralité de personnes qui lui servent d’exemples. C’est ainsi que l’enfant se développe. Plus nous étudions l’intelligence artificielle, plus nous comprenons que c’est là que réside la capacité de l’enfant à se développer, c’est-à-dire son adaptabilité à des situations très diverses, infinies, bien plus variées que ce qu’un adulte peut assimiler. À cette adaptabilité s’ajoute la capacité à s’inspirer de plusieurs modèles adultes pour progresser.

Madame, êtes-vous d’accord pour reconnaître la fiabilité de ces études scientifiques, et pour séparer ce qui relève du savoir de ce qui relève de la croyance ? Nous avons le droit de croire que nous préférons tel mode de vie ou de famille, mais nous ne sommes pas autorisés à dire qu’il est scientifiquement prouvé que tel ou tel modèle est plus légitime que l’autre, et que ceux qui voit différemment la manière de « faire famille » ont tort.

Mme Ludovine de La Rochère. Monsieur le rapporteur, j’aborderai la question de la croyance par la suite.

En ce qui concerne la promesse de campagne d’Emmanuel Macron, je parlais bien de sa promesse personnelle. Les médias disent régulièrement qu’il s’agit d’une promesse du Président de la République, or ce n’est pas le cas. Voilà ce dont je parlais très précisément. Cela n’a rien à voir avec le fameux engagement no 31 de François Hollande sur le mariage et l’adoption pour deux hommes ou deux femmes. Rien de tel n’existe sur la PMA dans le programme d’Emmanuel Macron.

Vous me demandez si nous sommes pour ou contre la PMA. Ce n’est pas le sujet. Le débat ne porte que sur la PMA en l’absence de père pour l’enfant. Je pense que le sujet est assez important pour m’abstenir d’aborder d’autres sujets.

Vous évoquez le fait que des couples homme-femme auraient recours à la PMA en l’absence de stérilité, ou en l’absence d’une maladie d’une particulière gravité susceptible d’être transmise à l’enfant ou au conjoint. Je suis extrêmement étonnée que vous disiez que les médecins recourent à une pratique médicale dans un cadre illégal. D’autre part, nous parlons ici de la loi, de ce qui sera une éventuelle loi, et donc de la décision du législateur.

Vous nous interrogez aussi sur la loi Taubira. Ce n’est pas le sujet, même si l’AMP pour deux femmes ou une femme seule n’est pas sans lien avec cette loi. Il ne s’agit pas, pour nous, de « rejouer le match ou non ». Ce ne sont que des postures. La question qui importe est humaine : pour l’enfant, pour les générations à venir, pour la non-marchandisation de l’humain, pour la finalité de la médecine. Nous abordons des questions de fond, et c’est la seule chose qui compte. Il ne s’agit pas de La Manif Pour Tous, de vous, de moi, mais du monde que nous voulons pour demain.

L’adoption et l’AMP sont tout à fait différentes. Dans le cas de l’adoption, un enfant a perdu ses parents, à la suite d’un accident ou d’un aléa de la vie. Nous lui retrouvons ensuite un foyer. L’adoption est au service de l’enfant que la vie a malmené. Ce point est essentiel. Avec l’AMP, nous organisons un système qui prive sciemment un enfant d’un parent.

Vous employez les termes « utiliser l’utérus » à propos des couples de femmes. Je m’en étonne. Mais passons.

Vous me dites que j’ai le droit de dire qu’un enfant pourrait souffrir de l’absence de père. Je vous remercie de m’autoriser à le penser et à le dire. De fait, je n’ai pas dit qu’il rencontrerait des difficultés, mais qu’il connaîtrait une souffrance. Je me fonde dans mon exposé sur des faits connus et identifiés. La littérature nous présente des enfants orphelins. Écoutez Johnny Hallyday, écoutez Stromae, ce sont des faits que nous constatons tous autour de nous. Cette souffrance s’est exprimée, tout comme chez les enfants nés d’un don anonyme. Nous la connaissons et ne pouvons pas la nier. Pourquoi une souffrance plutôt qu’une autre ? Ne devons-nous pas donner la priorité au plus vulnérable, à l’enfant ?

Venons-en aux études scientifiques. Le CCNE explique lui-même que les études ne sont pas fiables. Toutes les études parues ont été contestées, pour diverses raisons. Je ne m’étendrai pas là-dessus. C’est un fait de notoriété publique.

Vous dites que d’autres pays ont résolu les problèmes. Justement, ils ne les ont pas résolus ! Seule une toute petite minorité de pays ont légalisé cette pratique, et vous dites que puisque qu’ils l’ont fait, nous devrions le faire aussi. Tirons plutôt parti de l’expérience et des exemples qu’ils présentent. Légaliser cette pratique les a conduits au commerce des gamètes et à la marchandisation de l’humain ! C’est également cela qui est en jeu.

Je vous cite. Vous dites : « Pour vous, le père est important. » Je souhaite vous renvoyer la balle, monsieur le rapporteur. Pensez-vous qu’un père n’a pas d’importance ? Ceux qui sont ici présents, qui sont pères, pensent-ils que leurs enfants n’ont pas besoin d’eux ? Ceux qui nous écoutent pensent-ils la même chose ? Voilà la question qui nous est posée à tous. En principe nous avons tous eu un père, nous avons eu cette chance, et nous pouvons donc penser à ce qu’il représente pour nous. Quant au référent masculin, si nous étendons la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes il n’y aura plus de grands-pères, dans quelques années. Votre vue est à court terme. Quant à un oncle ou un ami, quelle légitimité auront-ils auprès d’un adolescent ? Pourront-ils remplacer un père ? Vous parlez du référent masculin, ce qui montre que nous sommes d’accord, il est essentiel que l’enfant ait la proximité la plus grande possible avec les deux sexes, et le père et la mère ont une légitimité spécifique pour cela.

Les hasards et les aléas de la vie existent. C’est certain. Pouvons-nous et devons-nous pour autant volontairement priver l’enfant de père ? Constater les aléas de la vie et créer sciemment une absence de père, voilà qui est tout à fait différent.

Vous dites que nous pouvons compter sur la résilience de l’enfant. Nous agirions en disant que l’enfant pourra se débrouiller. Dans tous les cas, l’enfant n’aura pas le choix. Heureusement, il est vrai, certains enfants ne souffriront pas. Cependant, l’expérience humaine montre qu’un certain nombre en souffriront.

Je reviens à votre terme de croyance. J’y vois une réduction de ce que nous exprimons à la seule position des religions. Nous sommes absolument tous concernés, le sujet n’est pas religieux. Tout mon exposé comme toutes les réflexions que nous avons menées ont toujours porté sur des faits, des constats objectifs, relevant de sources fiables. Tous les faits que j’ai cités sont constatés par toutes les institutions, sans exception, qui ont travaillé sur le sujet.

M. Bruno Dary, conseiller de La Manif Pour Tous. Quand nous souhaitons traiter de manière objective une question sensible, il est nécessaire de présenter toutes les facettes de la problématique. Nous observons dans les débats actuels – sauf ici, dans le cas de l’AMP – que l’enfant est le grand oublié. Nous parlons ici de droit à l’enfant, etc., mais pas du droit de l’enfant.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Ici nous ne parlons que du droit de l’enfant !

M. Bruno Dary. Ce n’est pas digne d’un pays qui se veut une grande démocratie que d’oublier les droits des plus faibles, de ceux qui ne votent pas, qui ne sont pas majeurs, et même de ceux qui ne sont pas nés. Nous avons souhaité aborder la question de l’enfant privé volontairement de père, et nous n’avons pas peur de nous intéresser aussi à la femme privée d’enfant. Nous abordons ces questions objectivement.

L’extension de l’AMP présente des paradoxes. Les textes évoquent indistinctement les couples de femmes et les femmes seules. Mais la réalité est bien différente, car nous n’entendons parler que des couples de femmes. Les femmes seules et leur droit de revendiquer la maternité sont oubliés. Seul le législateur a récemment évoqué la famille monoparentale, dans le cadre la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. Va-t-on délibérément accroître la précarité dans notre pays en votant une loi démagogique au nom du seul désir ? Les maires nous le disent. Ils sont responsables de ces femmes qui vivent seules, qui élèvent leur enfant et qui vivent dans une très grande précarité.

Reste le cas des couples de femmes qui revendiquent le droit à l’enfant. Nous ne cherchons pas à éluder ce désir d’enfant. Il est naturel chez une femme. Dans ce cas, il faut d’abord répondre qu’il existe d’autres formes de maternité, et que la loi offre la possibilité de l’adoption. Ce n’est certes pas la solution idéale, mais au moins l’enfant, qu’il soit orphelin ou abandonné, connaîtra ses origines et, surtout, saura qu’il a été accepté par une femme en recherche de maternité. Il est important de reconnaître ce besoin de materner d’une femme. Cependant, nous souhaitons qu’il soit encadré, pour que les droits de l’enfant et les droits de la femme soient équilibrés.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Madame et messieurs, dans le document que vous nous avez fait parvenir avant cette audition, que j’ai pris le temps de bien étudier et que vous avez relu dans votre propos liminaire, vous indiquez que « 80 % des mineurs qui passent au tribunal en comparution immédiate n’ont plus de lien avec leur père ». Est-ce à dire que certains pères ne font que très peu de cas de leurs enfants ? Vous écrivez aussi : « Nous nous félicitons aujourd’hui de voir des pères s’occuper beaucoup plus qu’auparavant de leurs enfants. » Ma question est la suivante : comment faisaient ces enfants pour s’épanouir, au cours des siècles passés, alors que de votre propre aveu les pères étaient absents de l’éducation du fruit de leurs gamètes ? Tous ces enfants sont-ils névrosés ? Tous ces enfants, devenus adultes aujourd’hui, sont-ils devenus à ce point névrosés qu’ils défilent maintenant dans les rues pour lutter contre la possibilité pour deux femmes ou une femme seule d’avoir un enfant sans père, mais qui pourra, malgré ce que chacun pourra en penser, bénéficier de référents, de visages masculins que sont les grands-pères, les oncles et les amis ?

Vous posez ensuite la question : « Les enfants nés de PMA n’auraient-ils pas les mêmes droits que les autres enfants ? » À mon sens, c’est exactement ce vers quoi nous allons tendre, en offrant enfin une filiation double à tous ces enfants. Vous dites : « Des enfants adoptés par des familles aimantes recherchent leurs origines, comme les enfants nés d’une IAD. » C’est exactement la réflexion que nous avons sur l’accès aux origines, que nous envisageons de revoir, pour permettre aux enfants issus de dons de gamètes de mettre des mots ou un visage sur le généreux donneur qui leur a permis d’exister. C’est bien de cela qu’il s’agit. Ces enfants existent depuis de nombreuses années déjà. La seule chose qui les fait vraiment souffrir, ce n’est pas l’absence d’un père, mais plutôt les discours de haine néfastes envers leurs familles et leurs parents.

M. Guillaume Chiche. Monsieur le président, mes chers collègues, je n’aurai pas de question à proprement parler à adresser à La Manif Pour Tous, mais je ferai une intervention pour exprimer mon désaccord, condamner les propos et actions menées par votre parti politique, qui est loin de représenter toutes les personnes qui s’interrogent sur la procréation et la filiation.

À ce titre, j’ai adressé un courrier à M. le président de la mission d’information ainsi qu’à M. le rapporteur, afin de m’opposer formellement à votre audition. L’enjeu de cette mission est d’éclairer la représentation nationale sur les enjeux de bioéthique dans un temps déterminé, raison pour laquelle toutes les personnes et les organisations qui souhaitent être auditionnées peuvent nous faire parvenir une contribution écrite. En l’occurrence, je crois que vous avez eu tout le loisir de vous exprimer, médiatiquement ou au travers d’un travail de lobbying intensif auprès des parlementaires, par la remise de documents.

Je crois que notre institution aujourd’hui ne s’honore pas en vous donnant la parole, et ce à plusieurs titres. Tout d’abord, parce que vous véhiculez des contre-vérités. À l’instar d’une publication sur votre site internet, le 21 octobre, il y a trois jours – vous avez réitéré vos propos ce matin, lors de votre allocution liminaire –, qui explique que l’extension de la PMA à toutes les femmes n’a jamais fait partie du programme d’Emmanuel Macron. Cependant, cette extension en fait bien partie, elle figure dans un grand nombre de documents, que je tiens à votre disposition. Il s’agit notamment d’une déclaration publique du 16 février 2017, une promesse de campagne réitérée depuis l’élection présidentielle par le Gouvernement et par la majorité parlementaire, alors en campagne pour les élections législatives, et ce même après notre élection.

Ensuite, parce que vous vous proclamez défenseurs de la famille, alors que vous menez un exercice d’attaques systématiques de familles que vous stigmatisez sans vergogne. Je pense aux familles monoparentales, aux familles homoparentales, presque à demi-mots aux familles recomposées. Par voie de conséquence, vous vous attaquez aux enfants de ces familles, qui n’ont besoin que d’un environnement propice à leur développement et à leur bien-être, au-delà du nombre, du genre, de l’orientation sexuelle des figures d’autorité parentale qui composent leur famille. C’est d’ailleurs une différence fondamentale entre votre parti politique et les associations familiales qui, dans leur grande majorité, protègent l’ensemble des familles et sont salies par vos propos.

Aussi, parce que vous êtes dans un exercice d’obscurantisme exacerbé qui consiste à décrédibiliser des travaux de recherche scientifique – vous l’avez fait encore ce matin. C’est notamment le cas pour les travaux menés par le professeur Golombok de l’université de Cambridge, menés sur plus de trente ans, qui mettent en évidence le fait que les enfants élevés dans des familles homoparentales ou monoparentales ne souffrent d’aucun écueil. Vous balayez ces travaux d’un revers de main, tantôt en prenant prétexte d’une déclaration du CCNE, tantôt en disant que la méthode utilisée n’a pas été scientifiquement validée et souffre de certains manques, sans pour autant expliquer ces manques ou citer des travaux scientifiques contradictoires.

Aussi, parce que vous n’avez pas hésité – et je parle bien de votre parti politique – à biaiser les travaux d’une autorité administrative indépendante, à savoir des États généraux de la bioéthique du CCNE, en organisant une sur‑mobilisation militante, qui a été saluée par beaucoup, notamment des hommes d’Église, et regrettée par le président du CCNE, M. Delfraissy, que vous citez souvent. Elle a poussé certains acteurs associatifs à déserter les ateliers de réflexion sous les sifflets et les huées. Vous êtes même allés jusqu’à tenter de vous substituer au CCNE en produisant et en diffusant votre propre synthèse des travaux, comme pour jeter l’opprobre ou le doute sur cette autorité administrative indépendante.

Enfin – et c’est pour moi le plus tragique –, par votre attitude, vos propos et vos actions, vous véhiculez la haine crasse qu’est l’homophobie. Je vais prendre quelques exemples. Le 22 septembre dernier, M. Jean-Marie Andrès, à la tribune de la sixième université d'été de votre parti politique, a dit : « Le problème, c'est pas que les pédés… » La campagne d’affichage que vous avez initiée ou à laquelle vous avez participé en 2017 présentait les slogans suivants : « Après les légumes OGM, les enfants à un seul parent ? », ou « Agir pour le respect de nos animaux et des plantes, mais pas pour celui des enfants ? » Avec ces comparaisons, vous niez l’appartenance d’individus et d’enfants à l’espèce humaine. C’est absolument abject et inacceptable dans notre République.

Je ne sais pas, sincèrement, si vous comprenez l’impact de tels propos sur les enfants, les familles, quelle que soit leur composition, les femmes et hommes homosexuels, bisexuels, transsexuels, transgenres, etc. Ces personnes, comme vous et moi, doivent jouir des mêmes droits et des mêmes libertés.

Il existe un droit qui, aujourd’hui, n’est pas garanti dans l’accès à la PMA, au-delà du principe même de discrimination : c’est le droit à la sécurité. En 2012-2013, pendant les treize mois de mobilisation que vous avez initiés contre le mariage pour tous, les actes homophobes ont augmenté de 78 %. Je ne dis pas que vous, personnellement, avez commis des actes homophobes. Cependant, ayez bien conscience que l’on ne peut pas fonder son discours sur la discrimination sans être responsable des faits qui en découlent. Il faut assumer. Pour ma part, j’assume qu’il y ait aujourd’hui des manques, des discriminations, des violences inacceptables. Les assumer, c’est les combattre ; or, vous ne faites que les attiser en affichant un discours discriminant.

En prononçant ces mots, je pense très fort à Florian, agressé il y a six jours en raison d’une orientation sexuelle avérée ou supposée, à Guillaume, agressé il y a sept jours en raison d’une orientation sexuelle avérée ou supposée, à Arnaud, agressé il y a un mois alors qu’il se promenait dans la rue avec son compagnon, et à toutes les autres victimes que je n’ai pas citées. Oui, en France, aujourd’hui, il est toujours dangereux d’être homosexuel et de le montrer. En comparaison avec le mois de septembre 2017, les témoignages ou signalements d’actes homophobes ont augmenté de 37 % au mois de septembre 2018. C’est insupportable.

Je serai très clair avec vous, madame de La Rochère. L’objectif partagé d’avoir un débat apaisé, auquel vous ne contribuez nullement, se poursuit au bénéfice de ces victimes ou des potentielles victimes, et non pour le confort de votre représentation sociétale, qui se fonde exclusivement sur le patriarcat.

M. le président Xavier Breton. Avant de laisser la parole à notre collègue Thibault Bazin, je souhaite apporter une précision. Notre collègue Guillaume Chiche nous a demandé que cette audition n’ait pas lieu ; j’en ai parlé avec le rapporteur. Il nous a semblé bon que tous ceux qui participent à ce débat puissent être entendus, conformément au principe de liberté d’expression. Nous ne pouvons pas refuser la liberté d’expression à ceux qui ne vont pas dans notre sens. L’absence de liberté pour les ennemis de la liberté, nous savons où cela mène.

M. Guillaume Chiche. Ce n’est pas le cas, monsieur le président.

Mme Ludovine de La Rochère. Monsieur le président, aurai-je le temps de répondre à ces accusations gravissimes ?

M. le président Xavier Breton. Tout à fait.

M. Thibault Bazin. Je suis aussi épris de liberté d’expression, et en même temps je condamne toute agression à caractère homophobe. Je pense que tout le monde, ici, condamne de telles agressions. Il est important de ne pas caricaturer le débat. Lors du débat sur le mariage pour les couples homosexuels, votre mouvement citoyen avait alerté sur la question de la filiation, en mettant en avant les droits de l’enfant et en évoquant le risque que la loi Taubira n’aboutisse à terme à l’ouverture de la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, puis à la GPA. Ces éléments revenaient régulièrement pour expliquer pourquoi vous vous opposiez au projet de loi à l’époque. Il est incontestable que des citoyens, non engagés dans des partis politiques, ont partagé cette inquiétude et se sont mobilisés. Nous pouvons nous demander si l’évolution envisagée va créer un climat similaire dans quelques mois et donner raison à ceux qui s’étaient mobilisés il y a quelques temps.

Je souhaiterais savoir, madame la présidente, ce que l’altérité peut apporter aux enfants dans leur construction. Vous avez aussi mentionné des souffrances. Dans l’avis du CCNE, les raisons éthiques conduiraient à ne pas étendre l’AMP, mais les souffrances des candidats à la parentalité amènent à donner un avis favorable. Est-ce que la souffrance que vous évoquez peut être mise en balance avec la souffrance des parents ?

Mme Caroline Janvier. Madame, je trouve très intéressant d’avoir cet échange, aujourd’hui, avec vous. Je me permettrai une citation attribuée à tort à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Cela étant – et je suis tout à fait d’accord avec M. le rapporteur –, il est nécessaire, pour avoir un débat serein et le plus objectif possible, de nous appuyer d’une part sur les études scientifiques et d’autre part sur les enquêtes d’opinion. Toutefois, il va sans dire que nous ne pouvons pas légiférer qu’en fonction de l’état de l’opinion, sans quoi nous n’aurions jamais aboli la peine de mort. Les sondages, notamment celui de l’IFOP, publiés par le quotidien La Croix en janvier 2017, indiquent que 60 % des Français sont favorables à la PMA, pourcentage en nette progression par rapport aux années 1990.

Je suis d’accord avec vous pour dire qu’à l’heure actuelle il n’y a pas de discrimination quant à l’orientation sexuelle à l’égard des femmes homosexuelles, puisque – comme le CCNE l’a rappelé – la situation est différente, et explique la différence de traitement. Nous pouvons effectivement retenir cet argument pour la GPA. Une crainte existe de passer de la PMA à la GPA, du fait de cet argument de non-discrimination. Là encore, la situation est différente, puisque les femmes ont un utérus et les hommes n’en ont pas ; il n’y a donc pas de discrimination à autoriser dans un cas la PMA et à refuser dans l’autre la GPA.

Ma question est la suivante. Vous insistez sur l’importance du père, engagement qui est d’ailleurs récent. Quelles sont les caractéristiques genrées que vous pensez essentielles et intrinsèquement liées au père ou à ses compétences, qui feraient défaut dans le cas d’un couple de femmes ? Comment justifiez-vous ces caractéristiques et leur nécessité dans l’éducation et l’épanouissement d’un enfant ?

M. Patrick Hetzel. Madame la présidente, messieurs les représentants de La Manif Pour Tous, je souhaiterais revenir sur deux points. Comme l’indiquait M. Bazin, depuis le début de votre mouvement, vous avez insisté sur une corrélation inexorable entre mariage pour tous, PMA et GPA. Pourriez-vous revenir sur ce point, souvent mentionné dans les débats sur la loi Taubira ? En effet, l’étanchéité entre les trois sujets n’est pas garantie.

Deux souffrances se font face : la souffrance de l’adulte, qui peut avoir un désir d’enfant, et la souffrance de l’enfant, qui ne connaîtra pas son père. La question est alors de savoir quelle souffrance choisir. Dans votre intervention de ce matin, vous dites que l’enfant est le plus vulnérable et qu’il mérite davantage de protection. Pourriez-vous nous exposer les arguments en présence ? La vulnérabilité de l’enfant n’implique-t-elle pas une asymétrie quasi consubstantielle ?

Mme Ludovine de La Rochère. Selon Mme la députée, j’aurais dit qu’autrefois les pères ne s’occupaient pas de leurs enfants. Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Tiens donc !

Mme Ludovine de La Rochère. J’ai dit qu’aujourd’hui des pères s’occupent plus de leurs enfants qu’auparavant. Nous ne sommes pas passés d’un extrême à l’autre. Une évolution se constate chez certains pères ; nous nous en réjouissons.

Vous parlez d’enfants « névrosés » qui défileraient dans la rue. Je ne pense pas que les personnes qui défilent dans la rue soient plus ou moins névrosées que le reste de la population. Je vous remercie au passage pour cette aimable remarque.

Vous dites que vous allez enfin offrir une filiation double à tous ces enfants. Pardonnez-moi, je suis un peu perplexe. Les accidents de la vie font que parfois, malheureusement, et depuis toujours, des enfants naissent de père inconnu. Cependant, de manière générale, les enfants sont reconnus et ont une double filiation. Il n’existe pas d’enfant qui ne soit issu d’un homme et d’une femme. Je suppose que vous vouliez dire qu’actuellement, pour les couples de femmes, l’une des mères est reconnue comme mère de l’enfant, et que l’autre mère n’est pas inscrite à l’état civil. L’adoption plénière, depuis la loi Taubira, permet à l’épouse de la mère d’être également liée à l’enfant. Cela étant dit, du point de vue de la filiation, le fait est qu’il y a une mère et une belle-mère. Cela a toujours existé. Un parent a un conjoint, ce conjoint n’est pas lié par une filiation au sens où nous l’entendons, et est donc un beau-père ou une belle-mère. Cela n’a rien de nouveau et n’est pas insécurisant pour l’enfant. En revanche, ce qui peut mettre en difficulté la sécurité de l’enfant, c’est d’être né d’un père inconnu.

Vous dites être favorable à l’accès aux origines. Je m’en réjouis, mais je ne pense pas qu’un dossier remplace un père, surtout quand l’enfant n’apprend, à dix-huit ans seulement, que quelques éléments médicaux, voire un prénom ou un nom. Il ne pourra pas pour autant trouver ou retrouver un père. Je note par ailleurs que des associations qui militent pour la PMA en l’absence de père sont également opposées – et je m’en étonne – à la levée de l’anonymat du don de gamètes. J’avoue ne pas comprendre.

Je souhaite aussi répondre sur la question des discours de haine. Comme M. Chiche est intervenu sur ce point, j’aborderai cette question dans les réponses que je lui ferai. Monsieur Chiche, vous dites condamner le fait que nous intervenions ce matin. Je n’ai que peu de commentaires à faire sur votre refus du débat.

M. Guillaume Chiche. Je ne refuse pas le débat.

Mme Ludovine de La Rochère. Vous avez employé le mot « condamner » ; vous refusez donc le débat, l’écoute, le dialogue. Cela n’engage que vous. Pour un député de la nation, c’est extrêmement grave et regrettable.

M. Guillaume Chiche. Moi aussi, je trouve tout cela regrettable.

Mme Ludovine de La Rochère. Vous évoquez la question du programme. Encore une fois, les propos des candidats, lors des législatives, et du bureau de La République en Marche, qui datent de quelques semaines, ne sont pas le programme d’Emmanuel Macron, tel que je l’ai évoqué…

(M. Guillaume Chiche manifeste sa désapprobation.)

Mme Ludovine de La Rochère. Ce point est incontestable. Vous parlez de lobbying. Beaucoup d’associations adressent des documents à Mmes et MM. les députés, puisqu’ils sont les représentants de la nation. Nous le faisons aussi, et je ne vois pas où réside le problème. Le document que vous évoquez n’est pas une réinterprétation ou une critique des documents du CCNE. Je constate que j’ai souvent cité ce Conseil ce matin. Si vous ouvrez ce document, monsieur Chiche, puisque vous en avez beaucoup parlé dans les médias, vous constaterez qu’il ne s’agit pas d’un argumentaire…

M. Guillaume Chiche. J’ai parlé de « synthèse ».

Mme Ludovine de La Rochère. …mais d’une compilation d’extraits, d’un document extrêmement complet sur ce que les Français ont exprimé, car – au contraire de ce que vous pensez – ce qu’expriment les Français est intéressant, important, et mérite d’être écouté.

M. Guillaume Chiche. Je le pense aussi.

Mme Ludovine de La Rochère. Toutes les opinions méritent cette écoute, et elles sont ici toutes reprises.

En termes d’influence médiatique, vous faites les réponses ! C’est bien vous qui semblez avoir des difficultés avec le débat, avec le dialogue, peut-être avec la démocratie. Il faudra probablement y réfléchir.

Nous dites que nous salissons, que nous portons un discours de haine, et vous établissez une distinction avec les associations familiales. Pour votre information, l’Union nationale des associations familiales (UNAF), qui représente 7 000 associations familiales et 700 000 familles adhérentes, a exprimé comme nous son opposition à l’idée de légaliser la PMA en l’absence de père pour enfant.

Nous rencontrons parfois chez certains un refus du débat. C’est un fait que, pour éviter et empêcher le débat, des accusations sont portées contre nous. Un proverbe dit : « Si tu veux tuer ton chien, dis qu’il a la rage. » C’est ce que vous faites. Vous refusez le débat et vous nous accusez de haine et d’obscurantisme. Concernant les études scientifiques, le fait est que j’ai cité le CCNE. Trouvez-vous le CCNE obscurantiste ? Ce n’est pas mon cas.

M. Guillaume Chiche. Madame, le CCNE mène-t-il des études scientifiques ?

M. le président Xavier Breton. Monsieur Chiche, je vous invite à écouter les réponses, comme vos collègues, s’il vous plaît.

Mme Ludovine de La Rochère. Concernant les États généraux de la bioéthique, vous parlez de sifflets, de huées et de noyautage. Soyons très clairs. Un grand nombre de médias ont assisté aux débats. Que je sache, aucun n’a évoqué de débat houleux ou difficile. Je n’en ai pour ma part jamais entendu parler. Deux incidents ont eu lieu, le premier à Lyon, où la représentante d’une association, Mme Streb, a été empêchée de parler par des sifflets venant de militants du Planning familial, sauf erreur de ma part. Elle n’a pas pu s’exprimer. Un autre incident a eu lieu à Sciences Po. Une banderole militante en faveur de la PMA ou de la GPA a été déployée. Voilà les deux seuls cas. Autrement – et M. Delfraissy s’en est beaucoup félicité, tout comme nous –, les débats se sont très bien déroulés et ils ont été par ailleurs d’une ampleur inédite.

Vous abordez la question de l’homophobie. Nous avons toujours condamné toute forme d’homophobie. Tout manque de respect à l’égard des personnes en raison de leur orientation sexuelle nous scandalise et nous heurte. En revanche, et je vous prie de ne pas faire d’amalgame, nous avons le droit de ne pas être d’accord avec les revendications des associations LGBT. Ne pas être d’accord, est-ce être homophobe ? Quel amalgame ! Vous faites ensuite un amalgame avec des attaques épouvantables et scandaleuses qui ont eu lieu ces derniers temps. Attendons d’identifier les auteurs de ces attaques d’une part, et, d’autre part, ce n’est pas parce que des violences homophobes ont lieu qu’il est légitime de faire violence à des enfants en les privant volontairement de père. Je ne vois ni le rapport ni la signification d’un tel rapprochement.

Vous citiez M. Jean-Marie Andrès, qui est intervenu au cours de notre université d’été. D’autres intervenants étaient présents, dont M. Dominique Reynié, qui est absolument favorable à la PMA sans père. Il a pu s’exprimer normalement, car nous acceptons le dialogue. Chaque intervenant tient des propos qui n’engagent que lui-même, et nous ne sommes pas toujours d’accord avec ce qui est exprimé. Chacun est responsable de ses propos.

Vous évoquez ce visuel « Après les légumes OGM, les enfants à un seul parent. » Ne soyons pas naïfs. En publicité, faire des parallèles est courant et banal. Le fond de la question posée, très importante – vous l’avez ensuite évoquée –, est l’écologie. À juste titre, nous veillons sur notre environnement, sur la faune et sur la flore ; ne serait-il pas temps de se poser les mêmes questions pour l’être humain ? Voilà la question qui était posée. Elle me semble fondamentale.

Madame Janvier, vous évoquiez le sondage paru dans La Croix en janvier 2018, qui indiquait que 60 % des personnes étaient favorables à la PMA en l’absence de père pour l’enfant. Au mois de janvier également, un autre sondage IFOP est paru. Il disait que 64 % des Français pensaient que l’État devait garantir à l’enfant né de PMA d’avoir un père et une mère. La même question a été posée dans un autre sondage, il y a quelques jours : ce pourcentage est passé à 82 %. Que signifie ce paradoxe apparent ? Considérons l’ensemble des sondages. Quand on nous demande si nous sommes favorables à un nouveau droit, nous acquiesçons tous très volontiers ; mais quand on évoque des points plus concrets, et notamment l’enfant, qui est le premier concerné par la PMA, les personnes sondées réalisent les implications de leurs propos, et une partie d’entre elles, change de position. Ces opinions évoluent très nettement, sans doute à  cause des débats, en faveur de l’idée que l’enfant né de PMA a le droit d’avoir un père et une mère.

En ce qui concerne l’engrenage PMA-GPA, vous dites que la PMA pour toutes n’implique pas la GPA. Nous constatons simplement un effet domino ; M. Hetzel l’évoquait aussi. Je ne fais que des constatations. On a dit, lors du débat sur le pacte civil de solidarité (PACS), que le PACS n’impliquait pas le mariage ; lors du débat sur le mariage, que le mariage pour tous n’impliquait pas la PMA ; aujourd’hui, que la PMA n’implique pas la GPA. Demain, on nous dira que la GPA n’implique pas la GPA commerciale. C’est un fait. Si nous sommes capables de nier, aujourd’hui, que les enfants ont besoin d’un père, nous nierons demain que la GPA est une exploitation de la femme. Hélas, c’est aussi simple que cela. C’est pourquoi nous devons nous en tenir au motif médical concernant l’AMP. J’ai montré qu’avec la PMA sans père, la PMA post mortem, etc., la médecine sortait de sa finalité et devenait une prestation de service pour répondre à nos désirs individuels, lesquels sont illimités, et très souvent compréhensibles. Nous ne saurons pas nous arrêter.

Quant à la caractéristique genrée du père, c’est une question très intéressante. Je n’ai pu la développer tout à l’heure. J’ai envie de vous renvoyer la balle et de vous demander de nous montrer que père et mère sont identiques et interchangeables. Si nous posons la question à l’envers, nous comprenons qu’il n’est pas possible de répondre, car père et mère sont différents. Il est très difficile de donner ces caractéristiques, car chaque être humain est unique. Les généralités conduisent vite aux stéréotypes. J’évoquerai deux points.

Les personnes victimes d’attouchements sexuels se disent atteintes dans leur « intégrité ». Elles disent combien ces faits sont graves. Nous constatons ainsi que le sexe est bien une dimension fondamentale de notre être. Nous sommes bien dans l’être, et non dans le faire, ou dans l’avoir. La question de l’identité sexuelle est constitutive de notre être, ce qui rend difficile la définition de ce que sont un père et une mère.

Je vous donnerai un exemple très concret, où beaucoup se reconnaîtrons. Quand une mère joue avec son enfant, elle joue à le faire gagner ; c’est ce qui lui fait le plus plaisir. Un père – souvent, mais pas toujours –, quand il joue avec son enfant, veut gagner ; c’est là qu’est son plaisir. D’un côté l’enfant expérimente la sécurité, de l’autre le challenge, qui participe aussi de l’apprentissage de la vie. L’enfant a besoin d’un amour inconditionnel et doit aussi apprendre la vie. Cet exemple peut illustrer ce qui fait la différence profonde dans l’être père et l’être mère.

Par ailleurs, au moment de la naissance d’un enfant, la mère l’a porté pendant neuf mois. Elle le met au monde. Une fusion toute naturelle existe entre la mère et l’enfant. Nous savons que le nourrisson ne sait pas qu’il se distingue de sa mère. Dans cette fusion, une tentation de toute-puissance de la mère est possible. Elle a besoin d’un tiers légitime, puisqu’il est lui aussi le parent de l’enfant, c’est-à-dire du père, à la fois extérieur et légitime, pour entrer dans ce duo. Ce duo devient alors un trio. Le père, incontestablement, ouvre à l’extérieur. L’un dira qu’il pourrait s’agir d’une autre personne. Cependant, dans la relation amoureuse qu’elle a avec le père, la mère reconnaît l’importance de son conjoint. Elle reconnaît aussi la légitimité du père comme père de l’enfant. Quand on imagine deux mamans autour d’un berceau, on se rend compte que ce n’est pas si simple. On peut faire courir un risque à ces femmes, dans leur intimité. D’une part, l’une se sait être la mère car elle a porté la vie ; d’autre part, l’autre ressent intérieurement qu’elle n’a pas porté l’enfant, ce qui peut être une difficulté. Un article de Slate traite de ces difficultés potentielles.

M. le président Xavier Breton. Je vous invite à conclure.

Mme Ludovine de La Rochère. Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, ce dernier est entièrement dépendant des adultes – c’est le propre de l’être humain –, en l’occurrence des décisions de la société, que vous, législateurs, pouvez prendre de manière générale. L’enfant est vulnérable. Toute sa vie dépend de nos décisions. Cette vulnérabilité impose avant tout de veiller sur lui.

M. le président Xavier Breton. Madame, messieurs, nous vous remercions.

 

 


– 1 –

M. Tugdual Derville, délégué général de l’Alliance Vita, Mme Caroline Roux, déléguée générale adjointe, coordinatrice des services d’écoute, et Mme Blanche Streb, directrice de la formation et de la recherche

Mercredi 24 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous poursuivons notre série d’auditions en accueillant des représentants de l’association Alliance Vita : M. Tugdual Derville, délégué général, Mme Caroline Roux, déléguée générale adjointe, coordinatrice des services d’écoute, et Mme Blanche Streb, directrice de la formation et de la recherche. Nous vous remercions d’avoir accepté d’intervenir devant nous.

L’association Alliance Vita, fondée fin 1993, au moment des premières lois de bioéthique, agit notamment en faveur de la sensibilisation du public et des décideurs à la protection de la vie humaine et s’intéresse aux débats actuels de bioéthique. Les questions relatives à l’assistance médicale à la procréation (AMP), à la gestation pour autrui (GPA), à la recherche sur l’embryon, aux tests génétiques ou encore à l’évolution de la médecine génomique, entre autres, sont étudiées dans le cadre de notre mission d’information. Nous souhaiterions bénéficier de vos contributions sur ces sujets.

M. Tugdual Derville, président d’Alliance Vita. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, Alliance Vita agit dans deux domaines, qui légitiment notre prise de parole aujourd’hui. Le premier domaine est l’écoute des personnes en difficulté avec les sujets de la vie. Notre service Sosbébé est un site internet qui compte un million de connexions annuelles. Nous aidons chaque année plus de 2 500 femmes ou couples autour des questions liées à la procréation, à l’infertilité, à l’annonce du handicap, aux deuils anténataux et postnataux, à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), à l’interruption médicale de grossesse (IMG) ou à la mort subite du nourrisson. Notre expertise est reconnue dans ces domaines. Nous avons reccueilli plusieurs dizaines de milliers de témoignages de femmes depuis une vingtaine d’années sur ces sujets.

Nous sommes nés des lois de bioéthique, autour de sujets sensibles qui touchent à l’intime. Nous organisons des actions de sensibilisation du public sur les questions relatives à la protection des plus fragiles à tous les stades de leur vie. Nous intervenons dans des cénacles tel que celui-ci, nous éditons des livres et des articles, nous menons des études et des enquêtes dont vous avez peut-être entendu parler. Mme Roux va tout d’abord vous expliquer la teneur des témoignages que nous recueillons au sein de nos services d’écoute, au sujet de la procréation médicalement assistée (PMA). Mme Streb interviendra ensuite sur des sujets plus techniques, relatifs aux enjeux entourant la procréation et l’embryon. Elle est pharmacien, et auteur du livre Bébé sur mesure aux éditions Artège.

Mme Caroline Roux, déléguée générale adjointe, coordinatrice des services d’écoute d’Alliance Vita. Mesdames et messieurs, je voudrais partager les principaux constats de notre écoute de couples confrontés à l’infertilité : quels sont les impacts de l’AMP ? Qu’est-ce qui devrait évoluer ? J’aborderai également, plus rapidement, l’impact des politiques de dépistage prénatal.

Le premier constat est que les propositions d’AMP surviennent de plus en plus rapidement. Cette évolution révèle une forme d’impatience, non seulement des couples, mais aussi des acteurs de la médecine de la procréation, qui souvent vont proposer des cycles de fécondation in vitro (FIV), arguant de la baisse de la réserve ovarienne féminine avec l’âge. C’est une pression qui pèse beaucoup sur les femmes et les fragilise, avec pour corollaire peu d’investigations sur la restauration de la fertilité, sachant que les techniques de procréation artificielle ne sont qu’un palliatif. Nous avons constaté que certaines chirurgies de restauration, notamment tubaires pour la stérilité féminine, ne sont plus effectuées en France du fait de la banalisation des techniques de procréation.

Il n’est pas rare non plus que des femmes qui ont suivi des cycles de FIV soient, finalement, naturellement enceintes. Elles disent leur soulagement d’être guérie. Je voudrais insister sur ce mot « guérie ». Je vous livre un témoignage parmi d’autres : « J'ai fait une PMA. Entre temps je suis tombée enceinte naturellement. Maintenant, j'ai mes quatre embryons qui sont à l'hôpital et moi je suis guérie. » Cette femme poursuit : « Pour moi ce sont mes bébés. S’ils me les réimplantent, qu'est-ce qui se passe ? Je ne peux pas, quatre... Et sinon ils vont les détruire... Je ne peux pas faire ça non plus. » Je ne dis pas que tout le monde peut être guéri, mais je pense qu’il faut entendre de manière très sérieuse ces témoignages. Ils sont l’illustration que le désir profond de beaucoup de couples est de pouvoir être soignés de leur infertilité et de pouvoir procréer de manière autonome. L’approche de la procréation centrée sur la technique tend à détourner d’une approche proprement médicale visant à soigner ou à laisser du temps. S’ajoute la question de l’avenir des embryons congelés, qui peut provoquer des souffrances et des impasses.

Le deuxième constat concerne cet engrenage que médecins et couples peuvent avoir du mal à stopper. Quand l’enfant ne vient pas, nous avons remarqué, au cours des années, une surenchère de propositions faites aux couples : insémination, FIV, proposition avec donneur, don d’ovocytes. Cet engrenage peut créer de graves malentendus dans certains couples et des non-dits. Je vous livre un témoignage. Une femme de 45 ans nous a appelés en pleurs. On lui proposait une FIV avec don d’ovocytes alors qu’elle avait déjà eu plusieurs cycles de FIV au cours des cinq dernières années. Pour elle, cet enfant ne serait pas le sien. Mais elle avait peur de refuser de se donner une ultime chance, notamment en raison de l’insistance de son conjoint. Elle était dans une forme d’épuisement, souhaitant que cela s’arrête, sans arriver à le dire. Nous avons noté un glissement progressif de l’approche des médecins de la procréation, qui se sentent aujourd’hui redevables de donner un enfant aux couples, à tout prix.

Le troisième constat concerne l’impact de l’AMP avec donneur. Ce qui nous frappe c’est la manière dont on sous-estime cet impact, et la question de la rupture du lien biologique. L’AMP avec donneur représente 5 % des enfants nés par AMP en France. Ce n’est pas une pratique banale ; elle doit nous interroger sur d’éventuelles extensions de la loi à des personnes sans pathologie de la fertilité.

Les couples ne s’y engagent pas très facilement. Certains couples nous confient se sentir abandonnés médicalement, quand c’est la seule proposition qui leur est faite. Je vous livre le témoignage d’un couple : « On nous a proposé une IAD comme une évidence, en nous disant de ne pas nous inquiéter, que nous aurions des enfants. Quand on a compris que c’était une insémination avec donneur et ce que cela représentait pour mon conjoint et notre couple, nous sommes restés désemparés. C’était à prendre ou à laisser. Nous n’avons plus eu aucun suivi de ce médecin, après plus d’un an d’examen des deux membres de notre couple. »

Du côté des enfants, l’annonce, en décembre 2017, qu’un Français de 34 ans, né d’une insémination avec donneur, a retrouvé son géniteur par un simple test génétique, via une société américaine qui gère des méga-bases de données de santé, fait voler en éclat le système. On avait promis l’anonymat pour les donneurs. Il s’agissait de fausses promesses, on le voit aujourd’hui. La recherche de leurs origines par des enfants issus de don nous interroge tous. Faut-il lever l’anonymat du don de gamètes ? Aujourd’hui, l’issue de cette question paraît évidente, et en tout cas inéluctable. Cependant, la levée de l’anonymat ne supprime pas l’injustice d’une filiation éclatée.

Le manque existentiel exprimé par les enfants aujourd’hui devenus majeurs doit nous inciter à ne pas banaliser l’AMP avec donneur, que ce soit un don de sperme ou d’ovocytes, et à prévenir le plus possible les situations qui conduisent au don de gamètes. Aujourd’hui, nous tirons la sonnette d’alarme. Il y a urgence à faire une véritable évaluation de ces techniques, sans entrer dans une fuite en avant. Il est préoccupant que la banalisation de l’AMP conduise à détourner la recherche loin du champ des causes de l’infertilité, réduisant notre capacité à mettre en œuvre une véritable politique de prévention et à mettre au point des thérapies de restauration de la fertilité.

Rappelons que la moitié des couples n’auront pas d’enfant à l’issue d’un parcours d’AMP. Cependant, nous savons aujourd’hui que les modes de vie ou les questions environnementales – je pense notamment aux perturbateurs endocriniens  – peuvent avoir des conséquences sur la fertilité. Un rapport a été remis en 2012 au Parlement sur les causes de l’infertilité : cette exigence était inscrite dans la loi de bioéthique de 2011. Il est apparu que la recherche était disparate, sans ligne directrice. Sept ans après, quelle est la politique de suivi ? Quelles sont les politiques de prévention et de recherche de restauration de la fertilité ? Actuellement, les recherches se focalisent sur l’amélioration de la performance des techniques d’AMP plus que sur la prévention ou le soin. C’est une situation préoccupante pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui et pour les générations à venir.

Nous faisons les propositions suivantes. L’Agence de la biomédecine pourrait faire un recensement systématique des causes de demande d’AMP. Cela permettrait d’orienter les politiques de recherche et de prévention. Un nouveau rapport pourrait aussi être demandé, assorti d’une politique de suivi.

Je souhaiterais insister sur un point : le retardement de la maternité. Des professionnels, principalement, revendiquent la possibilité pour des femmes jeunes de pouvoir congeler leurs ovocytes pour être assurées d’avoir des enfants plus tard. Nous avons été témoins en France du scandale qu’ont provoqué les sociétés Apple et Google en proposant de rembourser cette congélation à leurs employées américaines et, ce faisant, de profiter de leur force de travail alors qu’elles sont encore jeunes. Nous sommes devant un risque majeur d’entrave à la maternité par la pression socio-économique.

La volte-face opérée par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qui préconisait il y a un an de ne pas s’orienter vers l’autoconservation ovocytaire sans raison médicale, n’a rien d’éthique. Il nous paraît irresponsable de faire miroiter aux femmes qu’elles pourraient avoir des enfants plus tard par FIV, alors que c’est loin d’être assuré. La ministre de la santé elle-même s’alarme d’une telle proposition : elle mettrait une pression sur toutes les femmes, qui, pour la plupart, pourront avoir des enfants naturellement. La perspective est de générer des stocks d’ovocytes qui vont continuer d’alimenter des espoirs souvent illusoires de grossesses tardives, sachant que le don d’ovocytes n’est pas sans risque, ni pour la donneuse ni pour la receveuse.

Au contraire, comme nous l’avions déjà préconisé lors de la révision de la loi en 2011, il faut organiser des campagnes de formation et d’information auprès des jeunes, en les alertant sur l’horloge biologique et sur l’intérêt d’avoir des enfants jeunes, et aménager les conditions sociales qui permettent aux femmes jeunes de concilier études plus ou moins longues, entrées dans la vie professionnelle et maternité. À ce sujet, nous accompagnons des jeunes femmes qui hésitent à avorter à 25 ans, parce qu’elles se pensent trop jeunes pour avoir des enfants. Elles nous disent ne voir dans la rue que des femmes enceintes âgées.

Enfin, faut-il modifier la loi et étendre l’AMP à tous, sans critère d’infertilité médicale ? Le principe de précaution s’impose par rapport aux revendications actuelles demandant à légaliser l’insémination ou la FIV avec donneur hors infertilité pour des femmes sans partenaire masculin, qu’elles soient seules ou à deux. Quand la technique prend le pas sur la médecine, l’offre crée la demande. Nous avons été témoins, dans notre service d’écoute, de plusieurs cas douloureux de femmes qui se sont rendues en Espagne. Je vous livre l’un de ces cas : une femme, après avoir subi plusieurs cycles de FIV entre 40 et 45 ans, a vu son compagnon la quitter. Finalement, une jeune gynécologue française l’a poussée à aller en Espagne pour obtenir un double don de sperme et d’ovocytes, interdit en France : quand elle nous a appelés, elle était enceinte à 49 ans et se posait la question d’avorter. Elle disait que cet enfant ne serait pas le sien et qu’elle n’aurait plus l’énergie pour l’éduquer. Je voudrais rappeler la valeur protectrice de la loi pour les personnes qui peuvent être, quand le désir d’enfant peut devenir obsessionnel, s’il n’y a pas de limite.

Nous sommes particulièrement sensibles, à Alliance Vita, aux problématiques liées à l’absence de père. Nous accompagnons des femmes enceintes qui se posent avec angoisse la question de poursuivre une grossesse quand l’enfant ne connaîtra pas son père : quand le père s’en va, quand il menace de partir ou disparaît. Ce sont d’ailleurs souvent des raisons qui les poussent à l’avortement. Cela ne veut pas dire qu’un enfant ne sera pas aimé sans la présence d’un père. Mais cela demeure une difficulté à surmonter. C’est la raison pour laquelle la solidarité nationale s’exerce quand un des parents est manquant. On constate donc que la référence aux origines paternelles, non seulement dans l’engendrement mais aussi dans l’éducation, demeure un désir profond des Françaises pour leurs enfants. D’une façon générale, il ne faut ni stigmatiser, ni banaliser les situations où les enfants ne bénéficient pas de la complémentarité père-mère.

Pour terminer ce panorama, je souhaite souligner la manière dont les grossesses sont devenues anxiogènes pour beaucoup de couples, avec l’accroissement des propositions de dépistages prénataux.  Cela est particulièrement prégnant pour les grossesses après AMP, car elles sont très contrôlées. Les couples nous disent combien il est difficile de résister aux propositions d’IMG, qui sont considérées par les couples comme une option médicale. Et même si le handicap n’est pas avéré – nous l’avons constaté dans plusieurs cas – ou si des soins sont possibles, bien souvent le mal est fait : toute proposition devient plus difficile à accueillir. Je pense à certaines chirurgies, par exemple, qui sont possibles en cas de spina bifida : les médecins manquent de petits patients, car les parents optent le plus souvent pour une IMG.

Il est nécessaire de rééquilibrer les politiques de dépistage, d’annonce et de prise en charge du handicap. Des personnes handicapées, des parents d’enfants handicapés ont rejoint Alliance Vita au cours de ces dernières années, car ils souffrent d’une forme de stigmatisation insidieuse du handicap. Ce qui est inquiétant, pour nous, pour les femmes et pour les couples plus généralement, c’est la pression exercée en faveur de la réalisation de tests de plus en plus précis, comme le dépistage prénatal non invasif (DPNI) ou le dépistage pré-conceptionnel, dont Mme Streb va parler. Qui parmi nous aurait échappé à ces tests ? Nous pensons que la France doit progresser dans le regard porté sur le handicap et dans sa véritable prise en charge, et qu’elle doit maintenir la médecine dans le soin et la recherche.

Mme Blanche Streb, directrice de la formation et de la recherche d’Alliance Vita. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, j’aimerais aborder avec vous deux séries de questionnements et de préoccupations.

La première concerne la recherche sur l’embryon humain. Le régime encadrant cette recherche a progressivement évolué, depuis la première loi de 1994, qui interdisait toute recherche sur l’embryon humain, jusqu’à la levée de cet interdit en 2013. La nécessité de favoriser les méthodes alternatives a été supprimée. Les conditions de cette recherche ont aussi beaucoup évolué, depuis l’impératif de « progrès thérapeutiques majeurs » jusqu’aux simples « finalités médicales ».

Aujourd’hui, le CCNE, dans son avis n° 129, qualifie la simple recherche de connaissances nouvelles comme une « valeur éthique », indépendamment de sa finalité. Nous constatons une sorte d’érosion du cadre de la recherche sur l’embryon. Parallèlement, les enjeux éthiques grandissent, à la suite des prodigieux progrès scientifiques et techniques réalisés autour de l’embryon.

La première technique que je souhaite évoquer est la modification du génome. Elle permet, désormais, de modifier l’être humain à son commencement, quand il n’est encore composé que de quelques cellules. La loi de 2011 interdit la création d’embryon transgénique. Mais cet interdit ne fait pas obstacle à la recherche impliquant la suppression ou l’inactivation d’un fragment de génome. Quelques pressions se font entendre pour autoriser l’ensemble des recherches d’édition génique sur les cellules germinales et les embryons, dès lors qu’elles ne conduisent pas à la naissance d’un enfant. En l’état actuel du droit, la modification du génome d’embryons ou de gamètes en vue de conception et de gestation n’est pas autorisée.

Toutefois, des clarifications semblent nécessaires et devront certainement être posées par le législateur, car des pressions existent. Derrière cette recherche, nous voyons poindre le danger : l’irrépressible tentation, comme toujours, de passer à l’étape suivante, à savoir la réalisation d’essais cliniques, c’est-à-dire, en substance, la naissance d’enfant. Le Conseil d’État lui-même conseille d’« y réfléchir […], pour éviter que la faisabilité technique ne préempte le nécessaire débat de principes ».

Il n’est pas certain que cette technique soit un jour sûre ou efficace à 100 %. Elle fera de chaque enfant son propre test grandeur nature, puisque qu’aucun essai clinique préalable ne sera possible, chaque embryon étant singulier. Les effets délétères pourraient n’apparaître qu’après la naissance. Les risques sont multiples. Certains semblent indépassables, même si la technique va progresser : je pense aux effets collatéraux ou hors-cible, aux mutations compensatoires, au clivage d’un seul des deux brins, à la possible apparition de cellules mosaïques. S’y ajoutent l’absence de traçabilité et les risques d’atteinte à la biodiversité humaine et de transmission aux générations suivantes.

Le Conseil d’État évoque les situations où ces techniques d’édition du génome trouveraient une application, en particulier pour répondre à « l’angle mort du diagnostic préimplantatoire » (DPI). Quel est alors le rôle de la médecine ? Les techniques de procréation artificielle seraient délibérément utilisées pour créer des embryons dont nous sommes certains qu’ils seront porteurs d’une anomalie. La technique serait ensuite convoquée pour corriger cet embryon créé délibérément malade. Voilà qui nous questionne en profondeur sur l’utilisation de techniques fabriquant une personne délibérément malade. Il ne s’agit même plus d’une question de respect de l’embryon, mais d’une question anthropologique majeure, une question de protection de l’espèce humaine.

M. Jürgen Habermas – que j’ai beaucoup étudié pour l’écriture de mon livre – évoque le besoin de défendre un droit à un héritage génétique non modifié, fondé sur une éthique de l’espèce humaine. Il est donc primordial de nous prémunir de ce qui ne constitue même plus des essais sur l’homme, mais des essais d’homme. Il devient indispensable d’élargir les interdits actuels pour inclure l’ensemble des modifications susceptibles de porter atteinte à l’intégrité du génome de l’embryon humain, donc de l’espèce humaine.

Concernant la recherche sur l’embryon humain, des clarifications semblent nécessaires, au regard des évolutions techniques et scientifiques autour de la création de chimères. Il faudrait étendre cet interdit et y inclure la possibilité de créer des embryons chimères, notamment en introduisant des cellules pluripotentes induites (IPS) humaines ou des cellules embryonnaires humaines dans des embryons animaux, au regard des risques et de la transgression grave de la frontière entre l’homme et l’animal.

Enfin, nous souhaitons rappeler l’importance de réaffirmer l’interdiction de la fabrication d’embryons humains spécifiquement pour la recherche, l’importance d’interdire la fabrication in vitro de gamètes humains artificiels en vue de les féconder pour constituer des embryons humains, et l’importance d’interdire explicitement cette FIV à trois parents, au regard des risques inconsidérés qu’elles font courir à l’enfant ainsi constitué. Nous savons que des enfants sont déjà nés de cette technique. Par ailleurs, l’une de ces techniques, dite de « FIV à trois parents », s’apparente à celle du clonage, dont il convient de réaffirmer l’interdit, aussi bien dans sa dimension thérapeutique que reproductive.

Avant de passer à mon second point, je voudrais mettre en perspective une immense incohérence dans ces recherches. Ce que je viens d’évoquer, en termes de modification du génome et de « FIV à trois parents », c’est la recherche de l’enfant à tout prix, de la procréation à tout prix, sans tenir compte des risques immenses qu’elles font porter sur les enfants à naître. La quête de l’enfant à tout prix ne prend pas en compte le principe de précaution. Elle s’accorde avec l’idée de faire des enfants des cobayes des techniques qui auront contribué à les faire naître, avec le risque d’attenter délibérément à leur intégrité physique et à leur propre santé.

Voilà une totale contradiction avec mon second point, qui concerne une autre tentation de maîtrise de la procréation humaine : la tentation du bébé parfait, du mythe de la création d’embryons ou de bébés sans aucun défaut. Nous constatons tous que les biotechnologies nous font glisser petit à petit vers un passage au crible toujours plus étendu des embryons in vitro et des fœtus in utero.

Bien que l’eugénisme soit interdit par notre code civil, ce grand interdit est aujourd’hui en souffrance. La définition nous est très bien donnée par le Conseil d’État. L’eugénisme peut être le fruit d’une politique délibérément menée par un État. Mais il peut aussi être « le résultat collectif d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents, dans une société où primerait la recherche de l’“enfant parfait”, ou du moins indemne de nombreuses affectons graves ». Aujourd’hui, nous nous en approchons. Bien que le DPI soit très encadré, limité à la recherche d’une seule maladie, et ne concerne que les maladies graves et incurables, des pressions sont exercées pour étendre ce DPI à de plus en plus d’indications et de plus en plus de couples, même sans prédispositions familiales connues. Par ailleurs, ouvrir le DPI aux aneuploïdies – comme cela est évoqué – serait un réel basculement, car ces anomalies ne sont absolument pas héréditaires.

L’augmentation du recours au DPI risque d’augmenter cette « exigence » du « bébé parfait », alors que la « maîtrise » n’est pas absolue et que des accidents liés au développement embryonnaire sont possibles Le DPI lui-même pourrait devenir facteur de risques, et être accompagné de faux positifs ou négatifs.

La pression et l’anxiété vont peser de plus en plus sur les couples. Nous courons un risque de fragilisation, pour ne pas dire une fermeture, de l’accueil de la fragilité et de la vulnérabilité humaines dans notre société. Il y a un danger majeur : celui de fragiliser les principes de fraternité et de solidarité nationale, requis pour soutenir les familles lorsque l’un de ses membres est malade ou accidenté. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à faire en ce sens.

Par ailleurs, avec le DPI, la frontière entre les critères jugés désirables, indésirables ou à optimiser est d’ores et déjà poreuse. Nous observons à l’étranger que ces examens et techniques ont un spectre beaucoup plus large que celui des maladies, s’intéressant à des prédispositions, et allant jusqu’à la sélection du sexe ou la discrimination selon de simples critères physiques ou esthétiques. Les biotechnologies permettent aujourd’hui de nouvelles formes de discrimination.

Il y a aujourd’hui urgence à circonscrire cet eugénisme. Non seulement dans les faits, c’est-à-dire dans les techniques et les biotechnologies, mais aussi dans les mentalités. Nous voyons en effet un véritable phénomène d’emballement : l’offre créée la demande. En ce sens, l’arrivée du dépistage pré-conceptionnel soulève de nombreuses questions.

La représentation que nous avons de la procréation humaine est en train de basculer, avec cette idée qu’il faut tenter de tout « maîtriser », à tout prix, et que la technique serait seule garante d’obtenir un « enfant de qualité », et deviendrait donc un passage obligé. Ce n’est plus seulement le produit de conception que l’on passe au crible, mais celui ou celle avec qui le « projet parental » se profile.

Le Conseil d’État ne relève pas d’obstacle conventionnel ou constitutionnel à l’extension du DPI, mais estime que cela n’est pas justifié au regard des risques, en particulier d’eugénisme. Nous pouvons nous demander si cette nouvelle mentalité, qui se développe autour de la procréation humaine, ne risque pas d’attenter à la vie privée, alors même qu’elle s’invite au plus intime de l’union d’un couple. Ces pratiques ne risquent-elles pas de stigmatiser ceux qui n’y auraient pas recours ou de susciter une anxiété démesurée chez des couples qui sentiraient une injonction à les subir ?

Ces évolutions engendrent des transformations dans les rapports humains qui sont préoccupantes. Comment réagir si un enfant « pas parfait » se présente dans un couple pourtant validé comme apte à se reproduire ? Inévitablement, la surveillance fœtale sera accrue : la technique appellera la technique. Tout comme pour le DPI ou la recherche biomédicale menée sur l’embryon réimplanté, le risque de pression sur les médecins pourrait encore augmenter, et même le risque de judiciarisation. Comment réagirait un couple dont l’enfant né d’un embryon ayant fait l’objet d’études biomédicales, DPI par exemple, développerait malgré tout une pathologie, même mineure, dans les premières années de sa vie ?

Enfin, comment gérer une « incompatibilité potentielle » au sein des couples ayant réalisé ce DPI ? C’est à l’étranger que nous trouvons les réponses. Les États-Unis proposent déjà des tests et le recours à des banques de gamètes pour suggérer le « meilleur appariement possible », les « meilleurs bébés possible » aux patients.

Je voudrais terminer par les questions économiques soulevées par le développement de ces tests, qui doivent être financés, même pour des couples qui n’auraient pas de problème au bout du compte. Le CCNE explique que le surcoût imposé sera à « mettre en perspective des dépenses qu’imposent les traitements et la prise en charge du handicap concerné ». C’est une notion qui nous préoccupe beaucoup. Un nouveau modèle de société nous est ici proposé. Il a de quoi faire froid dans le dos.

La chance est offerte au législateur de clarifier dans la loi de bioéthique un certain nombre de points pour nous prémunir de dérives, voire de délires, qui nous éloigneraient d’un progrès réellement humain.

M. Tugdual Derville. Je souhaiterais récapituler les postures d’Alliance Vita, dans un champ plus politique. J’étais présent au dîner récemment organisé à l’Elysée sur la médecine génomique, la recherche sur l’embryon et la PMA. J’ai entendu le Président de la République nous inciter à prendre de la hauteur sur ces sujets. Le débat se focalise sur l’expression « PMA pour toutes », expression réductrice puisque seules quelques femmes sont concernées.

L’enjeu – je l’ai dit au Président de la République – est de faire de la lutte contre l’infertilité et de la lutte contre l’eugénisme deux grandes causes nationales qui devraient rassembler les Français. La lutte contre l’augmentation de l’infertilité, comme l’a démontré Mme Roux, pour des raisons probablement environnementales et comportementales, doit devenir une grande cause nationale, dotée de moyens adéquats. Beaucoup de Français souffrent d’infertilité. Le sujet doit être traité en profondeur, sur le plan de la prévention comme sur le plan thérapeutique.

L’eugénisme est un secret de famille. Personne n’a réellement souhaité cette situation. La France bat le record de monde pour la détection anténatale du handicap, grâce à notre magnifique système de santé. Sur ce point, nous sommes à la veille d’un basculement. Les progrès exponentiels de la science exigent de nous une grande sagesse, comme l’a si bien exprimé M. Paul Virilio, urbaniste et philosophe récemment décédé, quand il parle d’« accident originel ». Il montre dans son livre que toute invention comporte intrinsèquement l’invention de l’accident corollaire : l’avion invente le crash aérien, le nucléaire invente Tchernobyl, Fukushima et Hiroshima. C’est irrémédiable. La mutation de la façon de procréer, le passage de la couette à l’éprouvette, avec les progrès de la génomique, préparent un accident génétique dont les conséquences sont potentiellement catastrophiques. Il faut les regarder en face. Paul Virilio nous dit de créer des « musées des accidents », pour montrer quels progrès entraînent quels accidents. C’est ce que fait Alliance Vita en montrant ce qu’est aujourd’hui le marché de la procréation.

Le basculement réside dans la levée du critère d’infertilité médicale pour la procréation. L’exigence qu’un couple homme-femme ait un problème d’infertilité joue le rôle de régulateur. Seulement 5 % des enfants naissent de dons de gamètes. Du moment que l’on dit que les femmes célibataires ou les femmes vivant ensemble peuvent avoir accès au sperme, c’est la porte ouverte à tout un champ de revendications personnelles, liées à des désirs très forts, qu’ils faut certes entendre, mais aussi réguler. C’est la PMA qui cache la forêt. Tous les autres éléments sont sous-tendus par cet éventuel basculement. Du moment que l’on passe à la technique pour procréer, il faut vérifier et valider. Mme Streb l’a montré.

La ligne rouge est pour nous la PMA : le basculement vers la PMA entraîne immédiatement le basculement vers la GPA. La prétendue « PMA pour toutes » – je trouve cette formule contestable – crée trois discriminations, trois inégalités : inégalité entre enfants, dont certains se trouvent amputés de toute référence paternelle ; entre hommes et femmes, puisque l’on entend déjà, par exemple à l’Élysée, le représentant des familles homoparentales revendiquer la GPA, par souci d’égalité avec la PMA pour les femmes seules ou en couple ; entre les femmes elles-mêmes, car l’une porte l’enfant, et l’autre non. Toutes deux sont mères ; en cas de séparation, qu’adviendra-t-il ? Ce sujet est bien souvent négligé.

La question du don de gamètes n’est pas anodine. Nous parlons en France d’une pénurie – ce n’est pas le vocabulaire d’Alliance Vita. En Belgique, 80 % du sperme est importé. La France veut-elle vraiment d’un marché mondialisé du sperme ? Serons-nous incités, en tant qu’homme, à donner la vie, d’une manière qui nous semble remettre en cause la responsabilité paternelle et parentale ? Développer un marché du sperme déresponsabiliserait les hommes. Enfin, la quête du géniteur peut être extrêmement profonde. Vous avez entendu ce fils de GI chercher de qui il était né. Il a trouvé un demi-frère. Nous assistons dans nos services d’écoute à cette quête des origines. C’est un droit d’écologie humaine de savoir d’où l’on vient.

Le Président de la République souhaitait rassurer en disant que nous échapperions à la marchandisation du corps. Dont acte. L’inaliénabilité du corps humain est un principe spécifiquement français, qui nous réunit de manière pratiquement consensuelle dans notre société, au regard de l’utilitarisme anglo-saxon qui sévit très près de nous. En France, patrie des droits de l’homme, nous sommes pleins d’un souci de la personne. C’est tout à l’honneur de la France de se différencier ainsi de tous les autres pays. Certes, nous échappons au marché ultralibéral qui sévit aux États-Unis ou ailleurs, cependant, nous voyons des inconvénients majeurs à voir s’installer un marché étatique, financé par l’impôt. Allons-nous, à la manière du Meilleur des mondes d’Huxley, vers un système de technocratie biomédicale qui l’emporterait sur nos corps, en particulier sur celui des femmes ? Dans le cas de la congélation ovocytaire précoce, il n’est pas anodin de se dire que, selon les normes définies par l’État, ce dernier va – par le truchement de spécialistes dont je ne doute pas qu’ils soient bien intentionnés – prélever et stocker les cellules les plus précieuses des femmes. Pour en faire quoi ? Selon quelles normes ? Dans certains pays, l’injonction est faite à des femmes jeunes de donner des ovocytes pour rajeunir ceux de femmes plus âgées. Les exigences pour le don de gamètes sont drastiques et intègrent très vite des critères de sélection qui s’apparentent à de l’eugénisme. Ce secret de famille risque de n’enfler que davantage.

Les réflexions de Michel Foucault sur la biopolitique sont pertinentes, sur ce sujet, pour le corps des femmes. J’ai débattu avec une femme qui parlait de la corporéité des femmes, commençant son propos en disant qu’en termes de procréation elle voulait être « un homme comme les autres ». Elle a argumenté, de manière brillante, en faveur de l’autocongélation ovocytaire. Dans moins de la moitié des cas, la FIV est un succès. Nous allons faire des promesses, créer une hyperstimulation ovarienne, réaliser des prélèvements et susciter des grossesses tardives, dont les conséquences peuvent être extrêmement graves, notamment sur le plan vasculaire. Le principe d’écologie humaine ne devrait-il pas être davantage de respecter la physiologie différenciée, asymétrique, des femmes, plutôt que de techniciser leur corps et de se rapprocher de ce que M. Jacques Ellul contestait, une technicité qui sans cesse vole au secours de la technique, alors que nous ne comprenons pas qu’elle n’est pas forcément neutre.

Je souhaite évoquer la notion de signaux faibles. Alerter sur les basculements portant sur ces signaux faibles nous semble très important. Certains sont surpris quand ils apprennent que la France est le pays qui éradique le plus avant la naissance. Cela a commencé par petites touches. L’autocongélation ovocytaire peut tout à fait être ce signal faible. Mme Buzyn souhaite qu’elle soit régulée, selon des critères stricts, mais peu à peu l’exception devient la norme. Des pressions extrêmement fortes pèsent par exemple sur les femmes durant leur grossesse, pour leur santé et pour celle de leur enfant. M. Didier Sicard a révélé en 2002 que la France était le pays au monde qui flirtait le plus avec l’eugénisme. Il disait : « Dans cette matière, je ne crois pas aux décisions individuelles. » Elles sont largement conditionnées par notre liberté et notre autonomie, mais également par le poids et le regard de la société.

La technique, quand elle est proposée, crée immédiatement le marché. Elle génère des demandes qui parfois alimentent les souffrances. L’exemple type est la proposition de l’implantation post mortem de l’embryon. Une femme perd son compagnon. Quand on perd son compagnon, on fait aussi le deuil de l’enfant que l’on n’aura pas avec lui. C’est douloureux et difficile, mais cela permet aussi de se reconstruire, de devenir plus fort et de reconstruire sa vie. Du moment que du sperme ou des embryons sont congelés, que la proposition vous est faite, présentée comme souhaitable ou raisonnable, le risque est d’alimenter la souffrance et de créer des deuils pathologiques. Personne n’est à proprement parler responsable, mais les désirs légitimes des uns d’avoir des enfants en bonne santé et de procréer, et les désirs légitimes des autres de soigner et de répondre aux souffrances, aboutit à une forme de résonance des désirs.

M. le président Xavier Breton. Monsieur Derville, je vous invite à conclure

M. Tugdual Derville. La loi existe pour réguler les désirs des forts et en protéger les faibles. Quand les Français sont honnêtement interrogés sur la question du père – nous l’avons fait avec l’IFOP auprès de 2 000 personnes, notamment des hommes, pour voir ce que les pères en pensaient – 93 % estiment que le père à un rôle essentiel à jouer. Vous avez entendu dire que ces sondages étaient contradictoires. Cependant, la question était honnête : 61 % des Français disent qu’il faut privilégier le besoin de chaque enfant d’avoir un père, en réservant la PMA aux couples homme-femme infertiles, et 39 % disent qu’il faut privilégier le désir d’enfant, en permettant la PMA sans père pour les femmes seules ou vivant ensemble.

Nous accompagnons un grand nombre de familles monoparentales – je l’ai dit au Président de la République : 35 % d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté. L’un des grands enjeux de notre société est la préservation de cette parité originelle homme-femme, de cette asymétrie. La paix sociale ne pourra être favorisée si nous provoquons la fabrication, avec le soutien et le financement de l’État et des impôts, d’enfants amputés de la dimension paternelle, qui manque déjà à tant d’entre eux aujourd’hui. Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. C’est nous qui vous remercions. Nous allons procéder à une série de questions. J’invite chacun à être concis, pour ne pas accentuer notre retard.

Ma question porte sur l’édition génique de l’embryon et son possible encadrement. Quelle différence éthique faite vous entre l’édition génique de l’embryon, intervenant en amont afin de corriger les anomalies génétiques les plus graves, et les techniques actuelles qui permettent, en aval, de sélectionner les embryons pour conserver uniquement ceux qui sont indemnes de ces anomalies génétiques, ou bien de détecter les fœtus atteints de telles anomalies, afin d’orienter vers une IMG ?

Mme Blanche Streb. Ces techniques sont des prouesses médicales et scientifiques qui nous laissent entrevoir des perspectives médicales et thérapeutiques majeures, magnifiques. Ce n’est pas la technique en elle-même qui nous inquiète, mais l’usage que nous pourrions en faire, notamment sur les gamètes et l’embryon humain. La différence est importante. On parle de thérapie embryonnaire, mais ces techniques ne guérissent pas un individu : elles créent un individu qu’elles prétendent ensuite guérir. L’intention initiale est bien de fabriquer un embryon que l’on viendrait ensuite guérir. Nous sommes loin de l’angle habituel du soin, qui est de soigner un patient qui en a besoin, y compris un petit patient in utero.

La question de la sécurité et de la sûreté de la procréation est un enjeu éthique majeur. Il est vraiment immoral de faire peser un risque sur la santé d’un enfant que l’on aurait délibérément fabriqué. Les techniques vont progresser, mais seront toujours immaîtrisables. Il faudra effectuer les modifications génétiques sur quelques cellules embryonnaires, puis il sera impossible de contrôler chacune des cellules de l’embryon pour voir si tout fonctionne correctement. Des mutations sont possibles, des mutations de réparation, ou des effets collatéraux. Les quelques cellules embryonnaires de départ seront impossibles à contrôler. Un séquençage, en effet, détruirait l’embryon. On n’échappera pas à une prise de risqu. S’ajoutent les inconnues dans le développement embryonnaire et dans la transmission aux générations suivantes.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous indiquez qu’il faut se prémunir des « délires ». Quel « « délire » voyez-vous dans les propositions d’évolution de loi que nous analysons présentement ? Ne faut-il pas prendre de la hauteur et faire preuve de respect, plutôt que de basculer dans cette diabolisation ?

Vous demandez quelle société nous voulons pour demain. La réponse de la plupart des Français est de dire qu’ils ne veulent pas en tout cas pas de celle d’hier, où l’espérance de vie était de 30 ans en moyenne, avec une mortalité infantile effrayante. Ce n’est pas non plus celle qui refuse tous les progrès. Vous dites que les progrès peuvent véhiculer des dangers, certes, mais aussi des bienfaits. C’est à nous de faire la distinction.

Ma première question, si vous imaginez que l’on puisse accepter certains progrès, effectifs ou à venir, est la suivante : êtes-vous pour ou contre la PMA avec tiers donneur, y compris pour les couples hétérosexuels ?

Ma deuxième question porte sur le dépistage anténatal. Celui-ci ne conduit pas seulement à quelques interruptions de grossesse thérapeutiques, quand une maladie grave a été dépistée, mais aussi à des traitements anténataux, qui permettent de sauver des fœtus. En 1988, nous avons réalisé les premières greffes in utero, pour sauver des fœtus atteints de maladies graves au niveau immunologique ou hématologique. Ces résultats sont positifs. Le dépistage ne sert pas qu’à éviter la naissance d’enfants très malades, mais aussi à traiter ces maladies.

Troisièmement, vous assimilez le DPI à de l’eugénisme. Pourtant, l’eugénisme constitue l’ensemble des méthodes et pratiques qui visent à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Ne voyez-vous pas de différence entre la prévention d’une naissance avec une maladie très grave et l’amélioration du patrimoine génétique de l’espèce ? De mon point de vue, il s’agit de deux démarches très différentes. À vos yeux, ne sont-elles pas distinctes ?

J’en viens à ma quatrième question. Vous semblez être contre la recherche sur l’embryon. Pourtant, celle-ci permet d’améliorer l’efficacité de la FIV, qui pour l’instant est loin d’être optimale, notamment en France. La recherche sur l’embryon permettrait d’éviter la production de nombreux embryons surnuméraires, point qui semble vous tenir à cœur. Voilà une contradiction, entre le refus de toute recherche sur l’embryon et le fait de ne pas accepter qu’elle puisse éviter cette production surnuméraire. Pourquoi aborder la recherche sur l’embryon différemment de la recherche sur le fœtus et le nouveau-né ? Ces recherches sont très encadrées, puisqu’elles concernent des êtres très vulnérables. Pourquoi sacraliser l’embryon à un degré différent du fœtus ? Pourquoi ne pas appliquer les mêmes règles ? L’autorisation de la recherche sur l’embryon a permis de supprimer cette hypocrisie qui interdisait de produire des cellules souches embryonnaires, mais permettait d’acheter celles produites dans les pays voisins.

Mme Caroline Roux. Monsieur le rapporteur, vous avez raison de demander cette précision sur la PMA avec don, pour les couples hétérosexuels. Notre position est la suivante : nous constatons les difficultés autour de ce dispositif ; si nous sommes ici devant vous, c’est pour vous demander qu’il y ait une prévention accrue, que d’autres solutions soient proposées et que les couples puissent éviter ce type d’AMP, qui est plus complexe du point de vue des couples. C’est aussi vrai pour les grossesses tardives. Notre proposons donc plus de prévention, pour éviter l’infertilité. Voilà qui est primordial à nos yeux.

Vous avez raison de dire que le diagnostic prénatal et les politiques de dépistage ont permis des avancées – peut-être même que certains d’entre nous soient ici présents. De grands progrès ont été réalisés autour de l’accueil, de l’accouchement, etc. J’ai toutefois voulu vous montrer la pression et l’anxiété que vivent beaucoup de couples, même sans handicap soupçonné. Le dépistage suscite de nombreuses interrogations, il crée des confusions quand il est systématiquement proposé. Il est aussi très difficile pour les couples d’accueillir des propositions d’amélioration ou de chirurgie. Nous avons eu un cas récent où une femme a découvert que l’enfant aurait un bras manquant. Il lui est très difficile de se dire qu’elle va poursuivre la grossesse jusqu’à son terme. Quand le handicap est découvert après la naissance, l’enfant est accueilli. Cependant, tant que l’enfant n’a pas été vu, surmonter le handicap est très difficile. Nous comprenons les peurs, pour l’enfant et pour la vie de famille. Mon intervention porte bien sur cette pression diffuse. Ne pourrait-on pas travailler autour de l’annonce de ces malformations et handicaps potentiels, pour créer une vision plus positive du handicap et mieux accompagner les enfants une fois nés ?

Mme Blanche Streb. Concernant la première partie de votre question, mon propos avait pour objet de proposer un certain nombre de clarifications aujourd’hui nécessaires. De nouvelles techniques scientifiques existent depuis la loi de 2011, qui laissent entrevoir de nouvelles perspectives.

Il est nécessaire de regarder ce qui se fait au niveau mondial, pour comprendre ce qui pourrait arriver en France. Par exemple, la FIV à trois parents existe en Angleterre. Des enfants sont nés de cette pratique, non parce que c’est autorisé, mais parce que ce n’est pas interdit. Un protocole de recherche en France existe déjà sur ce sujet.

Certains sujets sont extrêmement préoccupants, en raison des risques inconsidérés qu’ils font peser sur les enfants qui naissent de ces pratiques. Nous pourrions approfondir ces points si nous avions plus de temps.

Des recherches existent sur les gamètes artificiels, par exemple. Si nous ne mettons pas d’interdits clairs sur ces points, au regard des processus de méiose – je n’ai malheureusement pas le temps de développer ce point –, de graves risques pèseront sur la santé de l’enfant à naître. Je souhaitais apporter un éclairage important sur ces nouveautés, qui ne sont plus une perspective lointaine. Les envisager fait partie intégrante de la révision de la loi de bioéthique.

M. Tugdual Derville. Vive le progrès, bien évidemment ! Si nos arrière-grands-mères et leurs sages-femmes ne s’étaient pas lavées les mains, nous n’aurions pas vécu. Plus la puissance du progrès est grande, plus il doit être régulé par une éthique : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Certains très grands scientifiques – je l’écris dans mon livre Le temps de l’homme – nous inquiètent…

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Votre citation précédente n’était pas utile.

M. Tugdual Derville. …notamment par leur propos sur l’eugénisme ! Quand M. Francis Crick, découvreur de l’acide désoxyribonucléique (ADN), dit dans une conférence que « tout enfant nouveau-né ne devrait pas être appelé humain avant de passer un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique ; s’il ne réussit pas ces tests, il perd le droit à la vie », nous sommes effrayés. Sa posture est extrêmement dure ; j’espère que ce n’est pas la vôtre non plus ! Elle assume une sorte de toute-puissance scientifique. C’est parce que nous sommes à la veille de progrès monumentaux, dans tous les domaines, notamment dans la transparence du génome, que nous avons besoin d’une régulation solide de l’État, exercée par des scientifiques et des hommes politiques. Chacun a son mot à dire.

Ne subissons pas le conséquentialisme. Un journaliste m’a dit : « À partir du moment où un enfant est né d’une technique, il ne peut pas la contester. » C’est là que le bât blesse. Vous parliez de délire. Pensez à l’utérus artificiel, au livre d’Henri Atlan et à la préconisation de certains, que j’ai entendue dans des débats. Est-ce qu’un enfant né d’une machine pourrait nous reprocher de l’avoir privé d’une enceinte maternelle ? Nous pensons que oui. Certaines femmes, dans certains pays, sont traitées comme des machines à faire des enfants. Il semblerait que s’ils pouvaient s’en passer, à la manière du Meilleur des mondes de Huxley, certains le feraient. Il nous appartient de protéger les enfants, y compris ceux qui n’auraient pas le droit de se plaindre de maltraitance originelle, sans laquelle ils n’auraient pas la vie. Nous assumons pleinement toutes les vies qui sont présentes, nous les encourageons et les soutenons, mais nous ne pouvons cautionner des maltraitances originelles. Si nous le faisons et si nous privons les futures générations de naître libres et égales en droits, nous ne sommes plus solidaires.

Toutes ces questions nous amènent à une extension du domaine de la solidarité, dans le temps, comme dans l’espace. Les générations futures sont désormais tributaires de notre manière de leur transmettre une sorte d’identité, de « définir et protéger le sanctuaire de notre identité », comme le dit M. Attali dans sa tribune de 2013 parue dans Slate.

La France a une voix très forte à faire valoir, car nous n’avons pas encore cédé aux sirènes de l’utilitarisme anglo-saxon. Je pense d’ailleurs que le président de la République cautionne l’idée d’une voie et d’une parole françaises, très attendues dans le monde, pour protéger les plus fragiles.

M. le président Xavier Breton. Nous allons conclure notre audition par deux questions, de la part de Mmes Vanceunebrock-Mialon et Bergé.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Monsieur Derville, vous disiez tout-à l’heure que vous feriez un peu de politique. À mon tour d’en faire. Dans un communiqué de presse d’Alliance Vita du 22 octobre dernier, que l’on peut consulter sur votre site internet, vous répondez à l’annonce qui a été faite par Mme Buzyn de l’insertion de la PMA pour toutes dans le futur projet de loi de bioéthique. Vous indiquez qu’Alliance Vita a décidé de réagir avec force. Vous ajoutez ensuite que « par ces déclarations, Mme Buzyn nous incite à nous mobiliser sans tarder pour l’intérêt supérieur des enfants. Nos équipes s’apprêtent à agir dans toute la France dès novembre ». Je souhaite être certaine d’avoir bien compris ce que vous semblez alléguer. Ma question est la suivante. Peut-on supposer que vous incitez publiquement au trouble à l’ordre public en invitant à descendre dans la rue et à rejouer le match du mariage pour tous de 2013 ? Vous qui vous souciez du bien-être des enfants, ne craignez-vous pas de blesser tous les enfants nés par PMA, qui souffrent de la stigmatisation dont font l’objet leurs familles ? Même à l’âge adulte, ils restent des enfants.

Mme Aurore Bergé. Vous nous avez appelés dans la fin de votre propos à une « régulation solide ». L’enjeu est effectivement de concilier progrès scientifique et éthique. Cependant, je suis étonnée de constater que vous ne vous appuyez presque exclusivement que sur des témoignages. Votre site internet en regorge, tout comme votre allocution. Nous ne savons rien de leur véracité. Nous ne savons rien du contexte dans lesquels ils ont pu être recueillis. Je me suis rendu sur votre site Sosbébé et j’ai appelé votre numéro : je peux donc moi-même témoigner de la façon dont certaines femmes peuvent être accueillies, dans le projet qui pourrait être le leur de subir une IVG. Elles sont plus entravées qu’accompagnées dans cette démarche.

Quelle valeur scientifique vos travaux ont-ils ? Si vous nous appelez à une « régulation solide » – c’est aussi notre souhait –, nous devons pouvoir nous appuyer sur des travaux qui le sont aussi. Or, vos recommandations ne s’appuient pas sur des bases scientifiques, mais sur la valeur empirique de témoignages, que vous délivrez sans que nous puissions les vérifier.

Concernant le DPI, vous avez dit que la France « éradique » avant la naissance. Ce terme est extrêmement fort. Pensez-vous qu’il faudrait supprimer tout DPI, en estimant que cet examen est beaucoup trop intrusif, ou qu’il faudrait aller jusqu’à supprimer l’IVG ?

M. le président Xavier Breton. M. Chiche souhaite aussi poser une question. Je vous demande à tous d’être le plus bref possible.

M. Guillaume Chiche. Merci, monsieur le président. Je serai bref, car les sujets que je souhaitais aborder ont déjà été évoqués ; je partage par ailleurs les interrogations de Mme Bergé. Premièrement, l’enjeu de l’extension de la PMA à toutes les femmes, dont aux femmes célibataires et aux couples lesbiens, et de l’accès à l’IVG, au sujet de laquelle je ne partage pas vos opinions singulières – je les combats –, est bien de donner aux femmes la main sur leurs capacités reproductives et de pouvoir répondre à leur désir d’enfant.

Deuxièmement, je reviens sur votre perception des inégalités, notamment dans l’ouverture de l’accès à la PMA. Cette ouverture introduirait une égalité entre les hommes et les femmes, car aujourd’hui la PMA n’est accessible qu’à certaines femmes hétérosexuelles. La GPA, elle, est interdite pour tous les hommes. Elle n’est autorisée pour personne. Je ne reviendrai pas sur l’inégalité entre femmes, entre celle qui porte l’enfant et celle qui ne le porte pas, je ne suis pas persuadé que ces propos soient cohérents.

Je vous appellerai à la plus grande prudence, comme nous vous l’avons déjà demandé concernant l’emploi du mot « eugénisme », qui renvoie à un objectif et une pratique du IIIe Reich. Il s’agissait d’une logique coercitive. L’extension de la PMA à toutes les femmes ne relève pas d’une logique coercitive, au contraire. Il ne s’agit pas non plus de modifier l’espèce humaine. Personne n’a cette volonté. Enfin, l’eugénisme ne reposait sur aucune base scientifique. Je ne vous renverrai pas aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale. L’extension de la PMA a pour seul objet de répondre à un désir d’enfant, par une pratique médicale éprouvée depuis plus de trente ans. Je m’arrêterai là.

M. Tugdual Derville. Je ne pensais pas aborder ici, devant les parlementaires, la question d’une mobilisation, même si je conçois que notre communiqué de presse puisse susciter votre intérêt. Quand nous nous mobilisons, dans la rue, dans nos explications, dans nos travaux, c’est toujours dans le respect de l’ordre public.

Concernant votre autre question, Mme Vanceunebrock-Mialon, effectivement nous craignons d’être blessants. J’ai déjà rencontré des enfants issus de cette pratique, j’ai parlé avec eux et avec leurs parents. Je souhaiterais vous alerter sur le risque qui existe à vouloir interdire le débat, étouffer la parole, au motif que ce débat serait blessant, car certains se sentiraient remis en cause dans leur existence même. Nous y sommes extrêmement sensibles. Je l’ai manifesté auprès de certains porte-parole, homosexuels eux-mêmes, qui n’ont pas été médiatisés, mais qui ont exprimé la douleur qu’ils ressentaient à renoncer à certaines formes de procréation par respect pour le droit de l’enfant de connaître un père et une mère. Nous marchons sur des œufs, nous en avons conscience. Cependant, nous sommes très déterminés à nous mobiliser, au nom de cet enfant – même si j’entends que l’on puisse ne pas partager nos opinions – sans trouble à l’ordre public. Nous savons trop bien que les manifestations suscitent des interrogations pour la sécurité de tous et la paix sociale. Cependant, le Président de la République souhaite-t-il une confrontation sociétale ? Nous lui avons posé la question. Est-ce cela dont notre pays a besoin ? Nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse là d’un enjeu prioritaire. C’est à vous, à nous tous d’en décider, et nous n’avons pas à nous taire, car notre mobile est extrêmement fort. Nous ne sommes pas un groupe de lobbying qui défendrait des intérêts. Nous avons une conception de la vie, de l’anthropologie, des besoins et des droits des enfants, des plus fragiles. Voilà qui est irrécupérable politiquement. Nous ne faisons pas de la politique au sens noble, telle que vous en faites, mais nous faisons aussi de la politique au sens où, années après années, nous voyons passer les ministres et les gouvernements, et nous gardons chevillés au corps les mêmes soucis, que nous partageons avec les représentants de la nation, quel que soit leur parti.

Je laisserai Mme Roux répondre à Mme Bergé. Je répondrai à M. Chiche… Quel était le sujet de la question ?

M. Guillaume Chiche. Inégalités et eugénisme.

M. Tugdual Derville. Au sujet de l’eugénisme, vous avez évoqué des périodes sombres de l’Histoire, avec lesquelles nous ne faisons pas de comparaison. Nous avions hésité à utiliser ce mot. Cependant, nous avons entendu les profaneurs Jean-François Mattei, Didier Sicard, Israël Nisand : tous utilisent ce mot désormais. Le terme d’« éradication » a pu vous choquer ou vous paraître exagéré, mais 100 % des personnes diagnostiquées d’une myopathie de Duchenne font l’objet d’une IMG, et ne voient donc pas le jour. Il en va de même pour 96 % des personnes diagnostiquées d’une trisomie 21, tandis que leurs visages émergent dans l’espace public. L’une d’entre elle a présenté la météo, il y a peu. C’était magnifique ! Je me suis moi-même engagé depuis l’âge de vingt ans auprès d’enfants porteurs de handicaps. J’ai fondé une association qui accueille des enfants polyhandicapés. Je suis stupéfait de voir la pression que nous mettons, socialement, sans l’avoir voulu, sur les parents, aboutissant à des taux d’IMG effarants. Nous ne savons pas, nous ne savons plus ce que ces personnes peuvent apporter à notre société, si dure et difficile. Au-delà des souffrances qu’ils endurent et provoquent par leur présence, nous ne savons pas quelle capacité ils ont de pacifier notre société, que ce soit dans l’insertion ou l’inclusion scolaire, ou dans d’autres domaines. Nous faisons preuve d’ambivalence. Pouvons-nous, d’une part, dire à une personne touchée par un handicap de prendre toute sa place dans la société, et, d’autre part, lui dire que si nous avions su, nous ne l’aurions pas laissée naître ? Je suis contemporain de Michel Petrucciani, et amateur de jazz. Il a dit, à propos de l’enfant qu’il a accueilli, que s’il ne l’avait pas fait, il se serait renié lui-même, lui qui était si souffrant, si lourdement handicapé, et si fécond et magnifique ! Ces visages-là, a-t-on encore le droit de les accueillir dans notre pays ? Voilà les questions que nous nous posons avec ce mot un peu dur d’« éradication ». Elle n’est désirée par personne, mais c’est là où nous en sommes.

Mme Caroline Roux. Madame la députée, je vous remercie pour votre question. Nous n’écoutons pas toutes les Françaises, mais seulement une partie d’entre elles, qui nous contactent grâce à internet. Nous sommes en train de travailler à une étude scientifique sur les témoignages recueillis. Nous pourrons vous en faire part dans quelques temps.

Il est important de dire que ces techniques peuvent provoquer des souffrances. Voilà le but de mon propos. L’AMP est un vrai parcours du combattant. Trouver des voies alternatives, faire de la prévention, voilà l’essentiel. Nous en sommes aux balbutiements, il y aurait beaucoup à faire, tout comme sur la recherche des causes d’infertilité.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour votre éclairage.

 


– 1 –

Conseil Supérieur du Notariat – Me Florence Pouzenc et Me Gilles Bonet, notaires à Paris

Mercredi 24 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous achevons notre séquence d’auditions de cette matinée en accueillant des représentants du Conseil supérieur du notariat : Me Florence Pouzenc et Me Gilles Bonnet, tous deux notaires à Paris. Madame, monsieur, nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous.

La révision de la loi de bioéthique amène notre mission d’information à être régulièrement confrontée aux questions de droit et de filiation. Nous souhaiterions bénéficier de votre expertise dans ce domaine afin de faire mûrir notre réflexion.

M. Gilles Bonnet, représentant du Conseil supérieur du notariat. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, nous vous remercions de bien vouloir nous accueillir et entendre la voie du notariat. Je vous remercie aussi de nous avoir permis d’écouter les auditions précédentes, particulièrement intéressantes.

Nous allons descendre d’un cran et apporter notre point de vue de juristes et de praticiens. Il nous semble que trois points rejaillissent dans notre pratique. La première est l’assistance médicale à la procréation (AMP) et l’établissement du lien de filiation. Ce point est essentiel. Établir un lien de filiation signifie pérenniser, créer un lien durable. Dès lors, quelques réflexions sont nécessaires sur le plan juridique.

Un second point nous fait réagir. Les notaires sont les artisans de la sécurité juridique. Ce que l’on attend d’un notaire, c’est une sécurité qui s’inscrit dans la durée. C’est pourquoi la question de la filiation posthume nous semble essentielle. L’enjeu est de faire apparaître une filiation après le décès. Le décès implique une succession, et donc l’intervention du notaire. Des questions pratiques doivent donc être abordées.

Le troisième point est la reconnaissance du droit aux origines. Savoir d’où l’on vient est une appétence naturelle, profonde, qui doit être inscrite dans un système de droit. Comment encadrer et permettre cette reconnaissance, cet accès aux origines, sans entraîner des effets collatéraux ? Reconnaître une origine implique de reconnaître une filiation et peut-être, en même temps, des droits et des devoirs. Est-ce là le but, ou ne voit-on dans le droit aux origines qu’un simple élément d’information ?

Me Pouzenc et moi-même sont à votre disposition pour développer ces différents points.

M. le président Xavier Breton. Concernant le lien de filiation et la filiation posthume, avez-vous des préférences ou des réticences ? Votre éclairage sera très intéressant, de même que sur le droit aux origines.

M. Gilles Bonnet. Une filiation peut être établie de deux manières : par une reconnaissance ou par une adoption. Dans le cas d’un couple de deux femmes, la reconnaissance permet de reconnaître un lien de filiation alors que l’autre membre du couple n’a pas participé génétiquement à la conception de l’enfant. Cette reconnaissance peut donc engendrer un problème, notamment au regard de l’article 332 du code civil, car cet article prévoit qu’une reconnaissance peut être contestée si elle n’est pas conforme à la vérité, en l’espère biologique. Il faut prendre garde à ce détail.

S’orienter vers une adoption serait peut-être plus opportun. L’adoption est une fiction de la loi. C’est la loi qui crée un lien de filiation. L’adoption semble donc beaucoup plus sécurisante. Ce point est important, car faire une reconnaissance semble marqué du signe du risque et du provisoire, or nous ne cherchons pas un lien provisoire, mais un lien durable. Si nous souhaitons respecter la volonté du couple, il n’est guère concevable que ce lien soit fragile. Cette question de filiation est essentielle pour les notaires.

Mme Florence Pouzenc, représentante du Conseil supérieur du notariat. L’adoption nous semble en effet plus adaptée et moins contraignante pour une adaptation ultérieure de la législation. Cependant, elle présente un inconvénient majeur, à savoir qu’elle est liée au mariage. Sans mariage, les couples de femmes ne peuvent pas adopter.

Je prendrai un exemple. Une femme, Jeanne, s’est fait inséminer en Belgique ; elle a une petite fille, Juliette. Sa conjointe, Brigitte, se fait également inséminer ; elle a un petit garçon, Baptiste. N’étant pas mariées, aucune ne peut adopter l’enfant de sa conjointe. Cette cellule familiale, cette fratrie, ne permet pas d’adopter l’enfant du conjoint. Une délégation d’autorité parentale est possible, mais elle est généralement refusée. Ainsi, il n’est pas possible d’assurer la contribution d’une cellule familiale pérenne. Voilà la difficulté que pose l’adoption. Certes, elles peuvent se marier ; mais, hors mariage, elles ne peuvent adopter. Dans la loi Taubira, le législateur a volontairement exclu de toucher au titre 7 du code civil lié à la filiation, ce qui, en soi, n’est pas un problème. Cependant, nous sommes obligés aujourd’hui d’être mariés pour adopter.

La reconnaissance et la présomption existent, mais toutes deux reposent sur un principe de vérité. On ne peut, à moins de changer les termes de l’article 332 du code civil, garantir une filiation pérenne en cas de reconnaissance ou de présomption.

La présomption anténatale peut être envisagée. Elle pourrait se faire devant notaire ou devant le tribunal de grande instance (TGI). Toutefois, cette reconnaissance anténatale est-elle une solution ? Nous avons à disposition des outils juridiques, mais tous ces outils présentent des freins.

Pour nous, notaires, la filiation adoptive serait la plus simple et la plus adaptée.

M. Gilles Bonnet. La filiation posthume intervient quand une personne se fait inséminer et que l’enfant naît après le décès. Pour un notaire, régler une succession signifie concrètement transmettre un patrimoine, donc déterminer les héritiers. La transmission est immédiate en droit français : le mort saisit le vif. Il n’existe pas de vacuité, le lien est continu. Qui est habilité à saisir le patrimoine et à prendre les décisions de gestion, à vendre, etc. ? Les héritiers, et certainement pas le notaire ni le juge. Déterminer les héritiers est donc primordial. Qu’un héritier se révèle après, et se posera la question de la période intermédiaire, dont nous ne saurons que faire.

Nous avons lu avec ma collègue la proposition du Conseil d’État, qui suggérait un gel du partage, le temps que le sort de la filiation soit décidé. Il s’agit là d’une vision un peu théorique. Tant que l’on n’a pas plongé les mains dans un dossier de succession, il n’est pas possible de se rendre compte de quoi il retourne. Une succession n’est pas un partage : elle s’ouvre d’abord par une période d’indivision. Il faudra gérer les biens, et éventuellement payer les droits. Pour payer les droits de succession, il faut parfois vendre, et donc trouver un acquéreur, qui a le droit à une propriété incommutable. On ne pourra pas dire à l’acquéreur que sa vente est annulée car il manquait un héritier. Il ne sera pas très content !

Quant aux héritiers, faudra-t-il leur dire que la succession ne pourra être réglée avant deux ans ? Les seuls trois mois de délai pour les ventes immobilières représentent déjà une difficulté pour certains ! Deux ans pour régler une succession, voilà qui va devenir très compliqué, d’autant plus que le patrimoine sera gelé ! Vers qui pourra-t-on se tourner ? Un administrateur judiciaire, à l’heure où nous souhaiterions moins de judiciaire dans les dossiers des particuliers ? Comment gérer cette période intermédiaire ? Sans compter que les actes sont importants. Par exemple, un bail à long terme doit être consenti, et nécessite donc l’accord de tous les héritiers. Comment faire s’il manque un héritier ? Le notaire ne peut pas non plus gérer les biens.

Les règles de l’indivision ne nous serviront guère. Nous risquons un gel du patrimoine. Quant à la fiscalité, je ne suis pas tout à fait sûr que le ministère des finances soit d’accord pour repousser le paiement des droits de deux ans, voire deux ans et demi, alors que dans le même temps le régime du paiement fractionné a été resserré.

Reste aussi la question de la détermination des héritiers. Qui nous dira s’il est possible qu’un héritier supplémentaire se révèle ? Si un fait est caché, les peines du recel seraient-elles applicables ? Le conjoint n’ayant pas dit qu’une insémination avait eu lieu, y aurait-il donc recel, avec un héritier volontairement caché ? Un cadre juridique existe mais il faudra l’adapter. S’il y a des enfants mineurs, comment va-t-on gérer les biens, d’autant plus s’ils doivent avoir des revenus et s’il n’est pas possible de relouer les biens, ou si le conjoint survivant doit avoir l’usufruit des biens, pour pourvoir continuer la vie avec ses enfants mineurs ? Nous risquons la paralysie. Voilà un vrai problème ! Sans compter qu’il faudra, à terme, se poser la question de l’influence rétroactive de cet héritier : comment lui verser sa part, en supposant que des dispositions de gestion auront été prises ? Comment va-t-on lui rendre des comptes ? Nous ne pouvons l’exclure de la succession, en raison du principe de l’égalité entre les enfants. Il serait heurté de front. Il doit naturellement faire partie de la succession. Mais comment fait-on ?

La gestion de cette période intermédiaire constitue à nos yeux une zone de danger. Sans compter que la vocation du conjoint peut changer en présence d’enfant : usufruit, quart en pleine propriété, etc. Une incertitude va peser. Rien n’est impossible, sans doute, mais la vigilance est de mise. Nous allons nous heurter à des règles d’indivision, des règles de gestion, de disposition, de sécurité des tiers. Il ne nous revient pas de dire quel est l’impératif le plus important – désir d’enfant, sécurité des tiers, etc. – mais je pense qu’il faut prendre en compte cette question, car la sécurité des tiers est aussi un impératif économique. Sans sécurité, pas d’économie qui fonctionne.

Je ferai une dernière réflexion. En faculté de droit, on nous apprenait toujours que les clauses de mainmorte avaient été interdites par le droit révolutionnaire, pour s’opposer au fait que les biens ne circulaient pas librement. En 2018, nous admettrions l’idée d’une vacance de deux ans, et donc d’une paralysie ? Voilà qui serait curieux. Je ne porte pas de jugement de valeur, mais ce rapprochement avec l’Histoire me semblait amusant.

M. le président Xavier Breton. Pourriez-vous revenir sur le droit aux origines ?

M. Gilles Bonnet. La question est de savoir si ce droit aux origines est une simple information ou s’il s’agit d’aller plus loin. Ce droit aux origines crée-t-il des droits ? Deux droits sont essentiels concernant l’enfant : l’obligation alimentaire et la réserve héréditaire. Tout individu qui a un enfant doit consacrer une partie de ses biens à son enfant, pour les lui transmettre. Un enfant a droit à une quote-part dans la succession. Voilà ce qu’est la réserve héréditaire. Créer une filiation n’est pas anodin ! Un héritier est ainsi créé ; quoiqu’il arrive, quel que soit son engagement religieux, son orientation sexuelle, nous savons qu’il a droit à une partie du patrimoine de ses parents. Pagnol disait que le père, ou le parent, est celui qui aime. Si l’on va plus loin que la simple information, et si l’on crée une filiation, les choses deviennent beaucoup plus profondes et complexes.

Mme Florence Pouzenc. Si ce droit aux origines est reconnu – je dis cela sans aucun jugement de valeur –, cela permettra à l’enfant de créer un nouveau lien juridique avec la personne qui lui a permis d’accéder à la vie. Comment traiter cette nouvelle reconnaissance au niveau de l’état civil, voilà la question. Nous permettrions à une personne d’avoir plusieurs filiations, puisque l’enfant ne va pas nier sa filiation volontaire. Je m’excuse si je n’emploie pas les bons termes : nous sommes des techniciens du droit pur, et non de la bioéthique ! Nous établirions en sus une filiation biologique avec la personne qui lui a permis d’être en vie. Je trouve tout à fait normal qu’un enfant souhaite connaître ses parents biologiques, mais, en tant que juriste, ma question est de savoir comment nous pourrons créer un nouveau lien dans le cadre de ce droit aux origines, et comment il sera matérialisé dans l’état civil.

Revenons à l’AMP, en cas de reconnaissance et de présomption. La reconnaissance est indiquée sur l’acte de naissance. Mais comment faire pour la présomption ? Ce point est essentiel pour l’établissement de l’acte notarié, par exemple en cas de décès d’une personne. En tant que juriste, nous souhaitons avant tout nous assurer de la sécurité juridique liée à ces nouvelles dispositions.

M. le président Xavier Breton. Je souhaiterais revenir sur la filiation posthume. Si une femme est enceinte, comment se passe la succession aujourd’hui ? Le fœtus ne crée pas de droit. Gèle-t-on la succession ? Ne pourrait-on pas s’inspirer de ce cas pour celui du transfert des embryons post mortem ?

Mme Florence Pouzenc. L’article 725 du code civil nous indique que, pour succéder, il faut exister à l’instant de l’ouverture de la succession, ou, ayant déjà été conçu, naître viable. Tant que l’enfant n’est pas né viable, il n’est pas héritier. Au cours de la grossesse, l’enfant à naître est donc potentiellement héritier. Pour nous, notaires, la succession est d’une certaine manière « gelée » jusqu’à la naissance de l’enfant. Comme le processus de gestation est en cours, le délai d’attente se situe entre un et neuf mois environ.

En revanche, si vous suivez les recommandations du CCNE et du Conseil d’État, vous devrez modifier l’article 725. D’après le CCNE, il faudrait attendre environ six mois après le deuil. Entre-temps, nous aurions sans doute déjà réglé la succession. La personne aurait ensuite dix-huit mois pour utiliser l’embryon et se faire féconder. Le temps de la grossesse conduit à un délai de vingt-sept mois, auxquels il faut encore ajouter les six premiers mois. Le traitement de la succession devient très long, créant une insécurité juridique.

Tant que nous n’avons pas réglé la succession, délivré l’acte de notoriété, permis aux actifs financiers d’être liquidés, le conjoint ne peut rien faire, et risque donc de rencontrer de grandes difficultés financières. Le problème est pire encore dans le cas d’une entreprise, entraînant des dommages collatéraux, dont celui des salaires versés aux employés. Dans ces cas, six mois sont déjà très longs ! Par ailleurs, malheureusement, de plus en plus de gens décèdent jeunes et en pleine activité.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Concernant l’implantation des embryons et des gamètes précédemment congelés, on ne pourra la refuser si l’AMP est étendue. J’attends que des modifications du droit s’imposent, mais, s’il vous plaît, proposez-nous des modifications juridiques afin d’adapter nos textes.

Le droit à l’accès aux origines n’implique pas l’accès à un droit supplémentaire. Il ne demande pas de modification majeure de la législation. Ce droit n’implique l’accès à aucun intérêt matériel ou successoral. Il ne s’agit que d’une connaissance des origines.

Par ailleurs, vous avez cité un article que je ne connaissais pas sur la filiation. Je ne les connais pas tous !

M. le président Xavier Breton. Nous sommes à égalité. (Sourires.)

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous dites que la filiation est contestée si elle n’est pas conforme à la filiation biologique. Je m’en étonne. Pour un enfant adultérin, le père est bien le mari de la femme, systématiquement, et non l’amant transitoire, qui ne peut revendiquer sa paternité. Comme vous l’avez dit, et comme l’a dit Pagnol, le vrai père est celui qui aime, qui éduque et qui élève l’enfant.

À vos yeux, l’adoption est la solution la moins contraignante et la plus simple ; mais à nos yeux, ce n’est pas la meilleure ! Comment concilier nos deux points de vue ? Quand deux femmes sont mariées, il faudrait que la filiation soit automatique. Le parcours de l’adoption est long, laborieux et inégalitaire. De plus, les cas cités montrent la complexité de la démarche, par exemple si l’une des femmes décède ou s’éloigne du couple entre-temps. Le vide juridique créé vient pénaliser l’enfant. Nous parlons toujours du droit des enfants. L’adoption fait peser un droit moindre que la filiation automatique.

Je vous poserai enfin une question de la part de Mme Vanceunebrock-Mialon, obligée de s’absenter. Elle demande : « La formation actuelle des notaires est-elle suffisante en matière de droit de la famille ? En cas de modification des textes en matière de filiation après l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, une évolution des unités d’enseignement est-elle nécessaire ? » Sa question fait référence à l’article 311-20 du code civil.

M. Gilles Bonnet. La formation des notaires comporte des unités d’enseignement en droit de la famille, dispensées par des professeurs d’université, qui se tiennent au courant des évolutions juridiques, et par des notaires, qui sont astreints par leur activité professionnelle et leur déontologie à se former également. Chaque modification législative est enseignée, qu’il s’agisse de la réforme du droit successoral de juin 2006 ou des réformes de la filiation. Je tiens à vous rassurer, car moi-même je le suis sur ce point ! L’inverse serait inquiétant, puisque j’enseigne moi-même.

Nous pouvons effectivement vous proposer des solutions pour la filiation post mortem. Cependant, la notion de temps est prégnante. En matière de succession, des décisions doivent être prises rapidement. L’acte de notoriété est la base. Sans lui, nous ne pouvons rien faire et les héritiers ne peuvent prendre aucune décision. Tant qu’un individu n’a pas acquis sa reconnaissance comme héritier, nous ne pouvons rien faire, d’où la loi du 23 juin 2006, qui a fait entrer l’acte de notoriété dans les mœurs. La preuve d’héritier est libre et un acte de notoriété établi par un notaire peut constituer cette preuve. Cette pratique notariale est donc entrée dans la loi. Sans cet acte de notoriété, en pratique, les héritiers sont paralysés. L’urgence est donc d’établir cet acte. Il s’agit d’une question pratique, puisqu’il faut que les héritiers puissent exercer leurs droits et que, conformément aux principes de la loi française, il n’y ait ni vacuité ni césure, mais continuité entre la personne du défunt et celle de ses héritiers.

Quant à la filiation, nous préférons l’adoption, car elle nous semble plus sûre, sauf à modifier l’article 332 du code civil. Voilà le caillou dans la chaussure ! Une modification est nécessaire, sinon nous courons un risque. Vous le savez, les notaires sont allergiques à l’insécurité !

Mme Florence Pouzenc. Parmi les solutions juridiques que nous pourrions vous proposer, une reconnaissance peut être envisagée. Ce n’est pas un problème. Elle pourrait avoir lieu devant le juge ou par acte notarié, comme cela est préconisé en cas de déclaration pour les PMA, conformément à l’article 311-20, puisqu’un notaire a la capacité de recevoir le consentement des époux pour une PMA.

Simplement, pour les notaires, l’établissement d’une filiation par l’adoption est déjà en place ; la question est déjà réglée. C’est la solution la plus facile à mettre en œuvre, sans toucher impérativement à l’ensemble du titre du code civil consacré à la filiation. Si la reconnaissance ou la présomption sont privilégiées, ayons bien conscience que de nombreux points devront être modifiés dans le code civil. Nous n’exprimons pas de réticence, mais nous vous alertons. La succession étant liée à la filiation, il faudra également rectifier tout le titre sur la succession : dans notre code civil de 1804, malgré les évolutions, nous parlons encore de branche maternelle ou paternelle.

M. Gilles Bonnet. Enfin, faut-il étendre l’adoption en dehors du mariage ? Peut-être pourrions-nous envisager cette solution.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Nous rencontrons des freins et des failles dans l’ensemble de nos débats. Vous les révélez, et je vous en remercie car c’est en les révélant que nous pouvons avancer. Le mariage pour tous est un élément essentiel pour la filiation, grâce à l’adoption. Une des failles est d’établir la filiation avant la naissance. Ce point concerne des cas très particuliers, mais l’expérience du terrain révèle une exigence de sécurité.

Les décès en couches existent toujours. Comment reconnaître la seconde mère si la première décède en couches ? Le mariage ne permet pas cette reconnaissance, et il n’est pas possible d’adopter avant la naissance. Il s’agit d’un cas concret, très parlant, que je vais vous raconter. Un projet parental naît, une PMA a lieu. La mère qui porte l’enfant manque de décéder lors de la naissance. Elle se demande donc, si elle venait à décéder, ce que serait sa conjointe par rapport à l’enfant. La réponse est « rien ». Elles se sont mariées avant la naissance pour procéder rapidement à l’adoption. Pendant un laps de temps, la conjointe ne représente rien, du point du vue juridique, pour l’enfant.

Qu’en est-il de la reconnaissance d’autorité parentale sans mariage ? Des retours du terrain montrent que, pour des couples de femmes, la mort de la mère biologique entraîne le retrait des enfants à sa conjointe, qui n’a aucune autorité parentale.

Enfin, des projets parentaux à trois ou quatre personnes existent. Nous ne pouvons l’ignorer. Des couples d’hommes s’associent à des couples de femmes pour un projet parental. Que pensez-vous, en tant que notaire, de ces situations ? Comment les faire évoluer ?

Mme Florence Pouzenc. Je réponds d’abord sur le cas concret du décès avant la naissance. Les conjointes ne sont pas mariées et la mère biologique décède avant l’adoption. Si elle a anticipé la situation, elle a rédigé un testament holographe ou un testament devant notaire, désignant la personne qui serait tuteur de son enfant. Seul le dernier parent en vie – dans ce cas, il n’y a qu’un parent – peut désigner le tuteur de l’enfant. Cette personne serait certes tuteur, mais ne pourrait créer de filiation avec l’enfant. Ce dernier, après le décès de sa mère biologique, n’a plus de parent et devient donc pupille de l’État. Cependant, le tuteur testamentaire jouirait d’une preuve supplémentaire pour adopter cet enfant pupille de l’État.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Le lien est-il direct ?

Mme Florence Pouzenc. Non, mais les preuves en faveur de l’adoption sont renforcées. Il existe aujourd’hui un outil juridique qui permet d’établir un faisceau de preuves indiquant que la mère toujours vivante est bien la mère d’intention. Cependant, s’ajoutent ensuite le conseil de famille, qui est composé des membres de la famille biologique, et le juge des tutelles. Ainsi, nous complexifions la procédure. La paix de la famille ne sera probablement pas parfaite. Dans ce genre de famille – même s’il s’agit de gens très bien – les grands-parents viennent de perdre leur fille et leur petit-fils ou petite-fille sera élevé par la conjointe, la maman d’intention, qui n’aura pas eu le temps de se faire désigner comme mère officielle, adoptive. Créer un nouvel échelon sera sûrement pertinent : une reconnaissance anténatale pour créer un lien de filiation dès que l’enfant naîtrait viable. Comme pour la PMA actuelle, l’autorité du juge ou du notaire pourrait faire une désignation. Cette reconnaissance anténatale pallierait toute difficulté.

Le cas du divorce est aussi important. Si les conjointes se séparent, le lien juridique entre la maman biologique et celle qui était en train d’adopter est rompu. Décès comme divorce, toutes les séparations sont concernées. Ne plus conditionner l’adoption au mariage n’est pas une solution parfaite, car il existe un temps de latence qui ne permet pas d’assurer une sécurité juridique à l’instant T, au moment où la mère biologique et sa conjointe décident toutes deux d’être mères de l’enfant.

La délégation d’autorité parentale est aussi une solution imparfaite. Elle permet toutefois aux nouvelles familles de s’insérer dans un processus juridique avec le maximum de sécurité ; mais cette sécurité est imparfaite, d’où l’intérêt de faire évoluer la loi. Nous devons avoir conscience des freins existants. Devons-nous ouvrir les vannes, et remettre tout à plat ? Dans tous les cas, si la PMA est étendue à toutes les femmes, il faudra – pardonnez-moi l’expression – « assurer le service après-vente ».

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Ces projets parentaux doivent surmonter une grande complexité juridique. Un couple hétérosexuel ne passe pas devant le notaire pour reconnaître ses enfants. Il faudrait trouver le bon modèle de filiation, pour simplifier les procédures, pouvoir avoir des enfants et les reconnaître sans passer devant un notaire ou un juge.

Mme Florence Pouzenc. L’officier d’état civil pourrait très bien le faire, comme pour le pacte civil de solidarité (PACS). À titre personnel, je pense cependant qu’il faut encadrer juridiquement cette filiation. Créer une filiation n’est pas anodin, ni pour les parents, ni pour les enfants et la famille, ascendante, descendante ou directe. Par exemple, j’ai des amis qui ont adopté un enfant en plus de leur fratrie existante. Les gens doivent avoir conscience de toutes les conséquences juridiques de la filiation, notamment pour la paix de la famille.

J’étais surprise que votre collègue nous ait demandé si nous n’avions pas besoin de plus d’enseignements en droit de la famille. Nous sommes, je pense, reconnus comme le juriste au cœur de la famille. Nous sommes tous les jours confrontés au droit de la famille. Nous sommes ses artisans. Nous sommes au cœur des secrets – que nous allons parfois révéler au sein des familles, par exemple pour des filiations – et nous sommes leur gardien. Nous sommes tout à fait légitimes en ce domaine, et l’officier d’état civil pourrait aussi tout à fait être une réponse à ces questions.

M. Gilles Bonnet. Nous passons d’une filiation « reconnaissance biologique » à une filiation « acte de volonté ». Tout acte de volonté, surtout ce type d’acte aux conséquences très lourdes, doit être expliqué par un professionnel. Le consentement est important, il doit être expliqué par un professionnel. Voyez la façon dont nous soignons le consentement de l’acquéreur et du vendeur pour les actes immobiliers. A fortiori, cela est d’autant plus important pour des actes qui engagent toute une vie.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour toutes vos réponses. Nous avons du pain sur la planche ! Nous reprendrons la suite de nos auditions à dix-sept heures.

 


– 1 –

Mme Sylvaine Telesfort, présidente de l’Association Maison Intersexualité et Hermaphrodisme Europe (AMIHE)

Mercredi 24 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous débutons notre séquence d’auditions de cet après-midi en accueillant Mme Sylvaine Télesfort, présidente de l’Association Maison Intersexualité et Hermaphrodisme Europe (AMIHE).

Nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous.

Notre mission d’information sur la révision de la loi de bioéthique nous amène à nous pencher sur la question des enfants dits « intersexes », c’est-à-dire des enfants présentant des variations du développement génital, qui peuvent aussi bien concerner le développement atypique du sexe chromosomique, des glandes sexuelles – testicules ou ovaires – ou du sexe morphologique visible.

Votre expertise sur les différentes problématiques engendrées par cette question nous sera bénéfique pour l’avancée de notre réflexion. Je vous donne maintenant la parole pour un court exposé d’une dizaine de minutes et nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

Mme Sylvaine Télesfort, présidente de l’Association Maison Intersexualité et Hermaphrodisme Europe (AMIHE). Je vous remercie, monsieur le président, de nous recevoir.

Je représente une association d’hermaphrodites purs. Nous combattons d’ailleurs les personnes qui se disent « intersexes » mais ne relèvent pas de cette catégorie. La notion d’« intersexe » se rapporte à une mutation génétique au niveau du développement sexuel, qui apparaît à la septième semaine de la gestation et provoque une infertilité chez les enfants à naître.

On entend souvent dire que nous naissons mutilés à la naissance, ce qui est inexact. Environ 120 personnes hermaphrodites naissent chaque année, dont les situations sont toutes différentes mais très peu enviables. Nous sommes stériles et nous l’apprenons généralement assez tard, surtout les personnes nées comme moi dans les années 1950, quand la génétique et la médecine étaient beaucoup moins évoluées qu’aujourd’hui et où l’on avait beaucoup moins de connaissances.

L’hermaphrodisme est le plus souvent d’origine génétique et fait partie des maladies rares. Seul un test génétique permet de l’identifier, et il ne faut pas le confondre avec d’autres pathologies. Les personnes qui naissent, par exemple, avec un syndrome de Klinefelter, qu’on appelle aussi « 47, XXY », peuvent être traitées sans que leurs organes génitaux soient modifiés ; il suffit en effet d’un peu de testostérone pour « booster » leurs testicules. C’est le cas aussi de celles qui naissent avec un hypospadias, et à qui il suffit de mettre une canule dans l’urètre pour qu’elle rejoigne le milieu de la verge, ou avec une hyperplasie congénitale des surrénales, qui concerne le rein et pas le sexe. Les personnes hermaphrodites, par contre, ont des organes génitaux qui ne se développent pas.

Mais, malheureusement, beaucoup de gens font des confusions et procèdent à des amalgames entre toutes ces situations, ce qui porte préjudice aux personnes hermaphrodites.

Nous sommes en ce moment assimilés aux défenseurs de l’approche du « genre », qui n’ont rien à voir avec nous et qui mènent un combat complètement différent du nôtre, celui de la discrimination. Nous, nous ne sommes pas discriminés, nous n’avons pas de coming-out à faire : on ne va pas dire à son employeur qu’on est hermaphrodite, on travaille et on se tait.

Actuellement, je m’occupe, à Marseille, du cas d’un enfant né avec une aphallia, c’est-à-dire né avec des testicules mais sans verge. C’est un cas rare, mais ça arrive. L’équipe de Marseille a procédé de manière précipitée à une ablation des testicules, en ne tenant compte que de l’accord du père et en passant outre l’avis de la mère, sur la base d’une étude de cas publiée dans une revue norvégienne. Aujourd’hui, cet enfant est atteint d’autres pathologies car il est très rare, dans les cas d’hermaphrodisme, qu’il n’y ait qu’une seule mutation – je suis moi-même concernée par trois mutations génétiques. Dans un premier temps, on a diagnostiqué à ce petit garçon une trisomie 21, alors qu’il est, en fin de compte, atteint du syndrome de Kabuki, ce qui n’est pas du tout pareil. Nous l’avons reçu pour l’accompagner dans la définition de son syndrome avec le service d’embryologie de l’hôpital Trousseau, qui a effectué un prélèvement sanguin pour recueillir son ADN moléculaire et l’envoyer à Montpellier. Tout ce qui avait été fait en amont pour traiter la trisomie 21 suite à l’erreur de diagnostic s’est révélé inapproprié. Cet enfant a donc perdu huit ans de sa vie. Il a aujourd’hui quatorze ans, il a subi une opération chirurgicale pour devenir petite fille avant même d’avoir atteint l’âge de raison et il souffre de déficience mentale. 25 % des personnes atteintes du syndrome de Kabuki décèdent avant l’âge de 25 ans, ce qui est un taux très élevé. Par ailleurs, la mère de l’enfant se trouve dans une situation précaire et la caisse d’allocations familiales, qui avait accordé des allocations sur la base d’une trisomie, lui réclame aujourd’hui 6 000 euros d’indu, alors qu’elle n’a pas le sou.

Les erreurs médicales sont encore nombreuses. Malgré un suivi au cas par cas et malgré l’évolution des connaissances scientifiques et l’existence de centres de référence composés de spécialistes – généticiens, embryologues, cliniciens, psychologues –, nous sommes toujours diagnostiqués tardivement. En ce qui concerne, je n’ai appris que très tardivement de quoi je souffrais. J’avais un micro-pénis qui n’avait alors jamais évolué. à l’âge de trente-deux ans, j’ai connu un important problème de santé et c’est à cette occasion que le diagnostic final a été posé. Pour moi, c’est fini, je suis à la retraite – car les hermaphrodites travaillent, ils n’ont pas de problème de retraite. Moi, j’ai travaillé toute ma vie, même si j’ai exercé différents métiers.

L’association vient exclusivement en aide aux personnes qui sont nées hermaphrodites. Nous ne traitons pas des malformations congénitales, des maladies chromosomiques, ni des dysfonctionnements glandulaires.

L’« intersexe » est une notion qui nous semble imprécise, car elle représente seize mutations possibles. Moi, par exemple, je suis née avec un « 47, XYY en mosaïque », j’ai un déficit en 17-cétostéroïde réductase, j’ai un déficit du facteur V Leiden et je suis anémique en permanence.

Nous ne voulons pas être laissés entre les mains de personnes qui cherchent à faire de l’audimat à tout-va – il y en a beaucoup en France – et qui n’ont malheureusement jamais poussé la porte d’un centre d’embryologie. Lorsque des élus ou des étudiants viennent nous voir, ils ressortent en ayant compris que le milieu LGBT raconte des choses qui sont fausses – mais tout le monde a le droit de parler, bien sûr. Quant à nous, chaque association d’hermaphrodites travaille avec son centre d’embryologie attitré.

M. le président Xavier Breton. Merci pour votre témoignage et votre éclairage sur cette question.

Dans son rapport sur la révision de la loi de bioéthique, le Conseil d’État suggère d’inscrire dans la loi la possibilité de reporter la mention du sexe à l’état civil lors de la déclaration de naissance « lorsqu’un doute existe sur le sexe d’un nouveau-né ». Êtes-vous favorable à cette proposition ? Des délais devraient-ils, selon vous, être inscrits dans la loi, et si oui, lesquels ?

Mme Sylvaine Télesfort. Reporter, oui, c’est bien, mais à quand ? La mémoire d’un enfant commence à enregistrer des souvenirs à partir de trois ans. Avant trois ans, on n’opère pas, sauf si le pronostic vital est engagé, bien sûr. On attend l’âge requis. 99 % des personnes hermaphrodites ne sont pas opérées car elles vivent très bien. Il y a par exemple des femmes XY qui naissent avec un vagin, des gonades, sans testicules. à l’âge de quarante ans, normalement, on leur enlève les gonades parce qu’il y a un risque potentiel de cancer. Mais ce sont des femmes qui vivent très bien, qui sont épanouies et qui sont simplement XY. Donc, on peut retarder la mention du sexe à l’état-civil.

Il peut aussi y avoir des ambiguïtés. Quand je suis née, en 1956, l’apparence de mon sexe ne permettait pas de savoir si j’étais un garçon ou une fille. Mon chirurgien a décidé de me faire garçon. À l’époque, c’était comme ça, on disait oui au médecin. Aujourd’hui, on peut discuter, demander à vérifier. Reporter de quelques années, trois ans par exemple, l’inscription à l’état civil, oui, pourquoi pas, mais ensuite il faut bien faire un choix. Le médecin n’est pas là pour précipiter les choses : ce sont les parents qui réclament d’avoir un enfant sexué, car ils ont dans l’idée que leur enfant va se reproduire un jour ; mais tous les hermaphrodites sont infertiles.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci de votre apport à notre réflexion.

Il existe une diversité des maladies : l’hermaphrodisme, le pseudo-hermaphrodisme et autres variations, qui se manifestent de façons diverses et amènent à accompagner d’abord l’enfant dans ce parcours.

Le regard qu’avait traditionnellement notre société n’est plus adapté et il faut introduire des modifications plus conformes au respect, au désir et à la dignité des personnes.

Mes questions sont les suivantes.

À quel âge moyen pensez-vous qu’il soit opportun de fixer un genre ?

Pensez-vous qu’il serait opportun de s’orienter de façon transitoire vers la définition d’un genre neutre comme cela se fait dans d’autres pays ?

Quels sont les moments appropriés pour décider des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux, sachant que lorsque cela intervient trop tôt, c’est la décision exclusive des parents ou des médecins qui s’impose ? Il est important que la personne puisse avoir un consentement libre et éclairé, ce qui suppose un âge plus avancé. Toutefois, si on attend un âge trop avancé, le résultat médical est moins complet et la personne s’adapte moins bien. Quelles sont vos recommandations ? Comment faire pour que la décision soit conforme à la fois aux avis des experts médicaux et au souhait des parents, mais surtout à celui du jeune concerné ?

Mme Sylvaine Télesfort. En tant qu’hermaphrodite, je ne suis pas « neutre ». Je suis moi. Le sexe neutre, je le combats, parce qu’il concerne le genre. Les hermaphrodites n’ont pas de genre : ils souffrent d’une mutation génétique. La revendication du genre, elle, ne prend pas appui sur une mutation génétique. Le genre ne nous concerne pas. Ce sont les mouvements LGBT qui revendiquent un sexe neutre, surtout pour les transsexuels, qui se comparent à nous par moments. Eux se font mutiler d’un sexe fertile ; nous, hermaphrodites, nous ne nous faisons pas mutiler d’un sexe fertile : nous ne l’avons pas. La cause du sexe neutre représentée par les mouvements LGBT ne sert pas la cause des hermaphrodites.

À l’âge de neuf ans, quand j’étais un petit garçon, mes problèmes génétiques se sont révélés et j’ai eu une poussée mammaire. On m’a présenté à un médecin, qui m’a adressé à un spécialiste, qui m’a présenté à un généticien, qui a tout de suite diagnostiqué un syndrome de Klinefelter, une maladie chromosomique où le petit garçon a tendance à avoir une petite poussée mammaire. J’ai reçu pendant dix-huit mois un traitement à base de testostérone, après quoi le médecin m’a quand même fait faire un caryotype, puis il m’a fait revenir pour refaire un prélèvement parce qu’il y avait eu, paraît-il, une erreur, et en avril 1968, il a dit à ma mère que je n’étais pas « Klinefelter », mais « 47, XYY en mosaïque ». Je n’avais donc pas besoin de cette testostérone, et depuis ce traitement je suis énorme. C’est la suite d’une erreur médicale. Ensuite j’ai continué à vivre : à quatorze ans j’ai fait une exostose et une ostéomyélite, j’ai fait six semaines de coma, ce qui n’est pas rien, dus à la prise de testostérone. Quand je me suis présenté devant le conseil de révision, ils m’ont réformé tout de suite à cause de mon caryotype : ils ont vu que ce n’était pas la peine. J’ai mis dix ans à comprendre, parce que je voulais faire mon armée et ils m’ont mis dehors ! Et puis, vers l’âge de trente-deux ans, j’ai eu une sorte de menstrues qui est sortie par mon micro-pénis. On a effectué un prélèvement du sang qui sortait et le médecin m’a demandé pourquoi j’avais apporté les règles de ma copine. Le diagnostic a fini par révéler que j’étais pseudo-hermaphrodite avec une particularité. Ensuite, la poitrine que j’avais perdue dans mon enfance est revenue. C’était un changement de vie, un changement social complet.

Ça a été un combat difficile. J’ai mis dix ans avant de finir par accepter. En plus, à quarante-deux ans, j’ai perdu ma mère, ce qui n’a rien arrangé. J’ai cherché des solutions, j’ai rencontré des généticiens qui m’ont recommandé de me faire opérer, de me faire « réparer ». J’ai demandé à mon député de m’aider, ce qu’il a fait. Un médecin-chef de la caisse d’assurance maladie, le docteur Françoise Macron, m’a aidé à monter le dossier. On a cherché d’abord une équipe française capable d’intervenir, sans succès. Finalement, je me suis fait opérer en Belgique par une équipe pluridisciplinaire internationale – parce que j’étais un cas très rare – et je suis devenue une femme, malgré moi. Si on m’avait respecté dans mon enfance, j’aurais été fille tout de suite. Mais je n’ai pas de genre à vous présenter. Je suis moi. Pour moi, il n’y a pas de genre ou de sexe neutre pour les hermaphrodites. Seule une hermaphrodite qui a un syndrome de Swyer – c’est à dire un corps sans vagin mais avec un utérus qui peut recevoir un ovule fécondé – peut avoir des enfants, mais à condition de faire une césarienne.

Ensuite, pour répondre à la question de savoir à quel âge déclarer le sexe et commencer un traitement, c’est au cas par cas. Aujourd’hui, avec la banque de données des maladies rares (BAMARA), les enfants hermaphrodites reçoivent un numéro qui permettra aux médecins de les identifier dans le futur. Avant, quand un enfant changeait de ville ou de région, les informations étaient perdues. C’est donc une grande avancée. Quant à savoir à quel moment il faut donner un traitement, c’est au cas par cas. C’est aux médecins de se prononcer. Par exemple, un traitement aux hormones pour un hermaphrodite, ça ne sert à rien. Pour quelqu’un, par contre, qui a une difficulté chromosomique, oui, ça peut être utile. Le chromosomique, c’est la première chose qui se crée. Le sexe se crée au bout de sept semaines. De nombreux amalgames font croire que les hermaphrodites ont besoin du sexe neutre, mais moi, je n’en ai pas besoin. La question a été posée en Allemagne. Les Allemands ont fait un choix. Devons-nous faire le même choix ? Ma réponse est non. Je n’ai pas besoin du sexe neutre, et les hermaphrodites que je connais n’en ont pas besoin non plus.

Mme Blandine Brocard. Je pose la question car elle ne l’a pas été : quel est votre état civil sur votre carte d’identité ? Et peut-il évoluer ?

Mme Sylvaine Télesfort. J’ai été déclarée sous un prénom masculin que j’ai gardé jusqu’à l’âge de quarante ans. Pour la transition, on m’a obligée à prendre un prénom mixte. J’ai choisi Camille parmi trois propositions. Les deux autres, Dominique et Claude, ne convenaient pas car il y en avait déjà dans la famille. Mais mes tantes m’ont dit que si j’avais été fille à la naissance, je me serais appelée Sylvaine. J’ai engagé une procédure qui a duré trois ans. J’ai essuyé les plâtres, parce que la loi existait, mais seulement pour les enfants, pas pour les adultes. J’ai dû faire expertise sur expertise devant le parquet de Paris, et en 2007 j’ai obtenu mon changement de prénom et de sexe à l’état-civil. Depuis, mon cas a fait jurisprudence et les hermaphrodites s’appuient sur lui pour aller en justice, y compris certains qui en fait ne sont pas hermaphrodites : ils ont peut-être des maladies rares aussi, mais leur situation n’a rien à voir. Mais les juges demandent un dossier d’embryologie ; s’il n’y en a pas, ils demandent une expertise, et ça prend du temps.

Mme Blandine Brocard. Il y a donc une procédure judiciaire ?

Mme Sylvaine Télesfort. Oui, devant le tribunal de grande instance. Le jugement est tombé le 7 mai 2007 et je suis officiellement femme depuis cette année-là. Pour moi, c’était un retour à ce que j’étais réellement.

Parfois, on m’appelle « monsieur » car j’ai une voix qui se situe entre les deux tessitures. L’orthophoniste m’a expliqué que ma voix avait une fréquence de 150. L’homme se situe normalement entre 80 et 120 et la femme entre 180 et 220. Une fois encore, la nature ne m’aide pas. J’ai essayé de changer de voix, mais ça ne marche pas.

M. le président Xavier Breton. Il me reste à vous remercier pour votre témoignage.

 

 


– 1 –

M. Jean-Pierre Scotti, président de l’association Greffe de Vie

Mercredi 24 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous achevons notre séquence d’auditions de ce jour en accueillant M. Jean-Pierre Scotti, président de la Fondation Greffe de Vie, qui est accompagné de M. Cédric Emile. Nous vous remercions, messieurs, d’avoir accepté de vous exprimer devant nous.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, notre mission d’information est amenée à étudier le sujet des dons et transplantations d’organes, à travers notamment le prisme de l’insuffisance de l’offre de greffons, du recueil de consentement, de la formation des professionnels pour l’accompagnement psychologique des familles de donneurs décédés ou encore de la question des dons de reins croisés et de la création d’un « statut » de donneur. Nous souhaiterions bénéficier de votre expertise et connaître vos positions sur ces sujets.

Je vous donne maintenant la parole pour un court exposé, que nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. Jean-Pierre Scotti, président de la Fondation Greffe de Vie. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, monsieur le député, mesdames les députées, je vous remercie de nous auditionner au sujet de cette belle cause qu’est le don d’organes.

Je ferai tout d’abord un bref rappel historique.

1976 : loi Caillavet.

1994 : création de l’Établissement français des greffes (EFG) qui permet aux familles d’intervenir.

Puis séparation des équipes de préleveurs et de transplanteurs.

2004 : création de l’Agence de la biomédecine et transformation de la notion de famille en celle de « proches », sans toutefois la définir précisément.

2009 : Grande cause nationale ; création du collectif Don de vie avec des donneurs de sang, de moelle et d’organes. Malheureusement, il s’est passé peu de choses.

Et puis, en 2016, un bel amendement a précisé la loi Caillavet, qui avait déjà plus de quarante ans. Malheureusement, depuis 1994, le nombre de personnes en attente augmente de façon exponentielle alors que le nombre de greffés augmente simplement de façon linéaire… Ce bel amendement respecte les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité. Liberté, car on décide que si on est opposé au prélèvement, on peut s’inscrire dans un registre du refus ou laisser un écrit à ses proches. Égalité, parce que même si l’on est contre le fait de donner, on ne sera pas pénalisé en tant que receveur et on pourra être greffé. Fraternité, car on considère que par solidarité nous sommes tous donneurs.

Pour préciser le contexte de cet amendement, initialement, la commission des Affaires sociales prévoyait exclusivement un registre des refus. Mais, à la suite d’une levée de boucliers des équipes et des professionnels, on a élargi le dispositif. On peut s’opposer principalement en s’inscrivant au registre du refus ou en laissant un écrit à ses proches. Cependant, un proche peut faire valoir le refus qu’aurait effectué oralement le défunt de son vivant. Dans ce cas, le proche doit relater les faits par écrit de sa main – ou les faire rédiger par une équipe de coordination s’il n’a pas la faculté d’écrire le français – et signer le document. Enfin, on a conservé la notion de « contexte », c’est-à-dire la possibilité de renoncer au prélèvement si la famille est trop impactée par la douleur et la brutalité du décès.

Malheureusement, les résultats évoluent peu : le taux de refus se situe toujours à 30 %, plus au moins 3 %. En 2007, nous avions obtenu de très bons résultats : le don d’organes, et notamment du poumon, a été médiatisé à la suite de la mort de Grégory Lemarchal. Le taux de refus est alors descendu à 27 %. En 2017, nous étions revenus à 30,5 % et cette année nous ignorons si le taux a varié.

Ce taux de 30 % correspond en fait à 30 prélèvements sur 80 personnes. En effet, sur 100 personnes recensées, seules 80 sont prélevables car 20 ne peuvent l’être pour des raisons notamment techniques. Le taux réel n’est donc pas 30 %, mais 30 % divisé par 0,8, donc plutôt 36 %, 37 %, voire 38 %.

Le taux est établi sur la base de normes européennes afin de pouvoir effectuer des comparaisons. Les Espagnols ont un faible taux de refus, entre 15 % et 20 %, car ils ont beaucoup investi sur les équipes.

Si nous souhaitons augmenter le nombre de greffes, il y a deux points principaux à améliorer.

Tout d’abord, la diminution du taux de refus. Il existe plusieurs protocoles : le don du vivant, le don croisé, le don pyramidal en chaîne, le « Maastricht II », le « Maastricht III », mais diminuer le taux de refus libérerait un gros potentiel.

Il faut également développer le don du vivant. En France, nous faisons neuf prélèvements par million d’habitants. Aux Pays-Bas, ils en font trente. On a effectué l’année dernière 611 dons du vivant. L’objectif de l’Agence est de parvenir à un millier et de ramener en passant le taux de refus de 31 % à 25 %. Pour nous, c’est sur ce point que l’on doit insister.

La loi est bien plus connue maintenant qu’il y a quelques anénes. En 2013 et en 2015, nous avions réalisé des enquêtes qui démontraient que la loi n’était connue que par 13 % des Français. Aujourd’hui, avec le travail de l’Agence, elle est connue par plus de 50 % des Français. C’est bien : il faut continuer à favoriser cette connaissance spontanée ou associée de la loi.

Malheureusement, elle n’est pas vraiment appliquée. Sur le terrain, lorsque le drame arrive, les familles se trouvent confrontées à un accident brutal, un AVC par exemple, et se trouvent dans la douleur. Les équipes ne sont pas suffisamment formées pour répondre à cette douleur de la famille. En outre, les coordinatrices de prélèvements sont susceptibles d’être affectées à d’autres services de l’hôpital et, dans certaines équipes, elles sont employées à quart-temps ou à mi-temps. Pour nous, il est impératif que le job de coordinatrice soit valorisé : ces personnes sont en contact avec les familles. Les coordinatrices doivent pouvoir bénéficier d’une formation diplômante, obtenir davantage de reconnaissance et être employées à plein temps. Généralement, elles ont une formation d’infirmière mais pour être en contact et parler avec les familles endeuillées, elles doivent être formées à la psychologie. Une formation de deux années orientée vers la pratique serait adaptée. C’est là-dessus qu’il faudrait insister.

Ensuite, sur le don du vivant, il faut motiver l’hôpital et les équipes de prélèvement. Souvent, l’hôpital ne met pas les moyens adéquats à disposition, comme par exemple des tables d’opération. L’hôpital doit être motivé, appliquer les forfaits hospitaliers aux services de prélèvements – car cela entre parfois dans le pot commun – et éventuellement recruter d’autres personnels.

Outre le fait qu’elles peuvent sauver des vies – l’an dernier, 590 personnes sont décédées faute d’avoir pu recevoir une greffe, sans compter celles qui ont été sorties des listes d’attente – et améliorer la qualité de vie de dizaines de milliers de personnes, les transplantations permettent de réaliser des économies. Par exemple, une dialyse coûte 87 000 euros, une greffe environ 53 000 euros et un suivi de greffe 23 000 euros. Un greffon a une durée de vie d’une quinzaine d’années et le coût de la première année de greffe est identique à celui d’une dialyse. Ainsi, si on diminuait le taux de refus d’un tiers et si on doublait le don du vivant, cela représenterait l’équivalent de 8,5 milliards d’euros économisés sur une période de quatorze ans.

En conclusion, il est important d’accorder plus de valeur à ces équipes de coordination qui ont un travail difficile. Ces équipes doivent être totalement sur le terrain. Elles n’ont pas à aller communiquer à l’extérieur pour, parfois, diffuser des informations inexactes et non conformes à la loi.

Les équipes et l’hôpital doivent être motivés et comprendre que la greffe est intéressante pour l’hôpital.

M. le président Xavier Breton. Merci pour cet exposé.

Comment expliquez-vous que le taux de refus soit plus élevé en France que dans d’autres pays de l’Union européenne, notamment l’Espagne où il est deux fois moindre ?

Pensez-vous que les modalités des campagnes d’information sur le don d’organes devraient évoluer afin de toucher une cible plus large ? Si oui, de quelle manière ?

M. Jean-Pierre Scotti. Certes, le taux de refus en France est plus important qu’en Espagne, mais il est plus faible que dans d’autres pays. En France, nous appliquons le droit d’opposition, alors que des pays comme l’Allemagne ou l’Angleterre ont un registre du oui, donc un taux de greffe par million d’habitants bien plus faible. L’idée du droit d’opposition est donc très bonne, et il faut continuer à faire mieux connaître la loi. En créant la Fondation, nous avons proposé un système à quatre cartes : une que l’on gardait avec soi, trois que l’on confiait à ses proches. À l’époque, l’Agence faisait des campagnes « Pour sauver des vies, il faut l’avoir dit », ce qui est contraire à la loi. Heureusement, depuis l’arrivée de Mme Anne Courrèges et de sa directrice de la communication, les choses ont évolué et désormais l’Agence communique sur le mode « dites à vos proches si vous êtes opposés ou non au don d’organes ».

Toutes les familles qui refusent le prélèvement seraient d’accord pour recevoir. Il faut donc expliquer que si l’on souhaite recevoir, il faut également donner. La probabilité de recevoir est trois fois plus importante que d’avoir à donner puisqu’un donneur peut, en moyenne, offrir 3,3 greffons. Il faut donc continuer les campagnes et mieux former les équipes sur le terrain, dont le rôle n’est pas de convaincre les familles. Elles doivent en revanche pouvoir bénéficier d’une formation en psychologie car on ne peut passer outre la douleur des familles. Le refus de prélèvement lié au contexte représente 37 % des refus, ce qui est beaucoup trop important. Nous avons des exemples, des évaluations et des informations de la part des équipes de coordination, qui rapportent que parfois la famille était d’accord mais qu’elle a refusé car leur proche décédé lui semblait égoïste. On a donné à l’Agence un objectif de 7 800 greffes en 2021, mais il faut qu’elle puisse avoir une action sur les équipes. Or, pour l’instant, il n’existe que des formations d’une semaine, où celles-ci sont en situation, certes, mais il faut beaucoup plus de temps, ainsi qu’une formation psy.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous avez raison de présenter tout cela avec une certaine passion car il est regrettable de voir chaque année plus de personnes mourir, non pas de défaillance du traitement, mais de l’absence d’organe disponible pour traiter leur maladie. Les chiffres que vous rapportez montrent que, chaque année, il y a beaucoup plus de malades inscrits sur liste d’attente que de malades greffés, et la probabilité d’être greffé est de plus en plus faible. Aujourd’hui, nous avons 23 800 malades en attente pour 6 000 greffes, et 590 personnes qui meurent faute d’avoir été greffées, sans compter celles qui ont été retirées des listes car elles ne sont plus opérables à force d’avoir attendu. Cela devrait être rappelé plus régulièrement.

Lorsque l’on entend parler d’accompagnement du deuil, de respect de la personne défunte et de sa famille, principes auxquels je souscris tout à fait, je trouve regrettable que l’on oublie du parler du drame des vivants qui meurent faute de traitement. Ne devrions-nous pas demander qu’à chaque fois que l’on évoque le « drame » du donneur – qui n’en est pas toujours un, car certaines familles sont heureuses de savoir que les organes de leur proche vivent encore, et la transplantation rend alors la mort moins absurde, notamment après un accident –, on évoque aussi le drame des vivants ? Je trouve tout cela d’autant plus curieux que tout converge : l’intérêt des malades – car leur qualité de vie est bien meilleure après transplantation que sous dialyse ou avec d’autres moyens supplétifs – et l’intérêt des finances publiques, grâce à des économies considérables. Cela signifie que nous ne sommes pas efficaces. Si nous voulons atteindre l’objectif de 7 800 greffes en 2021, inscrit dans le troisième plan « Greffes », nous devons prendre des mesures constitutives d’une mini-révolution de notre schéma sanitaire. Cet objectif était considéré raisonnable lors de sa définition. Or, si l’année dernière il y a eu un progrès, avec 6 105 greffes, cette année ce sont moins de 6 000 greffes qui seront réalisées. Dans ces conditions, l’objectif de 7 800 ne sera jamais atteint, et les associations de malades interpelleront à bon droit l’État pour connaître les raisons de ce non-respect des objectifs. Quand on analyse les différents éléments comme vous l’avez fait, on constate qu’il n’y a pas de cause unique, mais plusieurs facteurs, ainsi qu’une série d’insuffisances qui devraient toutes être corrigées.

J’ai donc quelques questions à vous poser.

On voit qu’il existe de fortes disparités régionales. Une mission « flash » de la commission des affaires sociales a mis en évidence que le pourcentage d’oppositions au prélèvement variait du simple au double selon les régions. Cela suggère qu’il existe des endroits où les professionnels sont plus motivés, mieux organisés, plus efficaces, et d’autres où ils le sont moins. Êtes-vous d’accord pour dire que l’Agence de la biomédecine devrait aller sur place, dans les régions, pour constater les faits comme je l’ai fait ?

La loi est complète mais c’est son application qui pèche – comme souvent en France.

Par exemple, dans certains endroits il n’y a pas d’astreinte et les prélèvements ne sont faits que si la personne décède entre huit heures et vingt heures, du lundi au samedi. Il faut organiser des gardes dans toutes les grandes villes universitaires. Il faut que les directeurs d’hôpitaux et d’agences régionales de santé (ARS) soient motivés. Si l’on évaluait chaque année les directeurs d’hôpitaux sur le nombre de transplantations effectuées, ce nombre augmenterait miraculeusement car ils sont tous – et c’est humain – volontaires pour une promotion. Mais j’ignore si nous avons les moyens de faire évoluer cela et quels sont les freins.

Ensuite, dans certains endroits, les responsables des prélèvements – les coordinatrices, infirmières valeureuses chapeautées souvent par un médecin – ont laissé dériver leur métier. Elles disent être là pour accompagner le deuil des familles. Or, ce n’est pas leur fonction. Il faut un psychologue du deuil. C’est une autre spécialité. En revanche, il faut que quelqu’un s’occupe de faire le prélèvement. Si les personnes font autre chose que ce pour quoi elles sont recrutées et payées, le nombre de transplantations ne pourra pas progresser.

Je le répète : il n’est pas question d’entraver les volontés des familles. Mais, depuis quarante ans, je constate que les familles s’interrogent sur les modalités de la loi et s’inclinent devant elle. Par exemple, lorsque le magistrat ordonne une autopsie médico légale, les familles ne s’y opposent pas. Et l’autopsie, ce n’est pas le prélèvement d’un organe, c’est le prélèvement de tous les organes ! On reste au milieu du gué. Or, les familles seraient soulagées de ne pas à avoir à prendre de décision difficile lorsqu’elles perdent un proche.

Les reportages diffusés aux heures de très grande écoute, comme par exemple sur LCP la semaine dernière, laissent penser que c’est à la famille de décider. Or, elle est uniquement consultée pour savoir si le défunt a exprimé de son vivant son opposition au prélèvement.

D’autres pays demandent un consentement explicite ou un consentement complet de la famille. Ces pays-là font tous moins de prélèvements et moins de greffes. D’autres pays, comme la France depuis la loi Caillavet de 1976, pratiquent le consentement présumé.

Certains pays, qui étaient dans le premier registre et qui ont ensuite adopté une loi en faveur du consentement présumé, comme cela a récemment été le cas au Pays de Galles, ont constaté un accroissement de leur taux de prélèvements.

Notre loi est bonne et nous ne devons pas en changer. N’écoutons pas Mme Agacinski qui veut arrêter les transplantations en mettant fin au consentement présumé.

Pourquoi ne sommes-nous pas leader dans le domaine des prélèvements alors que, médicalement parlant, nous sommes parmi les meilleurs ? Pourquoi l’Espagne fait-elle beaucoup mieux que nous ? Je sais qu’il existe dans ce pays une motivation des équipes qui n’existe pas chez nous. Mais si l’on parvenait à faire en sorte que les endroits qui travaillent bien, qui acceptent de ne pas différer les prélèvements lorsque le décès survient la nuit ou le dimanche et qui font tout dans les meilleures conditions, recevaient des ressources supplémentaires, cela pourrait représenter une incitation.

Voyez-vous d’autres suggestions pour sortir de cette léthargie inquiétante ? Car en 2021, les objectifs ne seront pas atteints et les associations nous rappelleront que les engagements pris n’ont pas été tenus.

Certains diront qu’il faut attendre cinquante ans et que tous les organes pourront être fabriqués à partir de cellules souches, mais cela signifie que, pendant ce temps, tous les malades n’auront pas été traités.

Enfin, dans le contexte du recours au donneur vivant – notamment pour la transplantation rénale lorsque l’on ne trouve pas de bonne compatibilité entre le malade et le membre de la famille volontaire –, que pensez-vous de la possibilité d’utiliser non plus exclusivement les dons croisés où deux familles échangent entre elles, mais aussi ces chaînes de donneurs où s’inscrivent en même temps des familles offrant un donneur potentiel et proposent en même temps un malade qui souhaite recevoir un organe de donneur vivant ?

J’ajoute que ces transplantations effectuées avec des organes de donneurs vivants, même lorsque la compatibilité est imparfaite, obtiennent de meilleurs résultats que les transplantations réalisées avec des organes de cadavres présentant une compatibilité supérieure, car les caractéristiques physiologiques des organes vivants sont meilleures. Faut-il au regard, de la pénurie actuelle, encourager le don du vivant ?

M. Jean-Pierre Scotti. Oui, on doit développer le don du vivant.

Il faudrait donner plus de moyens à l’Agence, car on ne peut lui fixer un objectif de 7 800 greffes sans qu’elle dispose d’un pouvoir sur les équipes de terrain et sur l’hôpital.

Il faut mieux former les équipes de coordination, en proposant une formation diplômante de deux ans.

La moitié des familles qui refusent le prélèvement le regrettent ensuite. La question leur est posée à un moment douloureux, et elles répondent alors négativement. Il faut donc faire respecter la fraternité en rappelant que la liberté de refuser peut s’exercer confidentiellement en s’inscrivant sur le registre de refus, et que cette action ne retire aucun avantage.

On ne peut accepter que des coordinations s’expriment dans les médias pour dire : « si la famille s’oppose, on ne prélève pas ». À quoi bon, dans ces conditions, faire dépenser des millions d’euros à l’Agence de la biomédecine ?

On entend répéter partout que le consentement est présumé. Or, la loi précise qu’il s’agit d’un droit d’opposition. Il y a là plus qu’une nuance. Les termes utilisés dans la loi sont « anonymat », « gratuité » et « droit d’opposition ». Chacun est donc donneur potentiel.

On peut faire des dons croisés et des dons en chaîne, mais c’est compliqué et le don du vivant « normal » a un vrai potentiel. Il faudrait envisager une campagne nationale comme cela est fait pour le don entre frères. Il faudrait aussi le faire pour le don entre amis, car il est autorisé si l’on justifie d’un lien affectif étroit et stable depuis au moins deux ans.

À l’intérieur de l’hôpital, des actions plus « marketing » doivent être développées : dès lors que l’on atteint une clairance de 25 ou de 20, les néphrologues devraient pouvoir diffuser le plus tôt possible des documents aux futurs dialysés ou aux personnes en insuffisance rénale afin qu’ils transmettent le plus rapidement possible cette information à leurs proches. Il faut agir vite afin que les gens s’habituent à l’idée et prennent conscience que l’on peut aider un proche à éviter la dialyse.

En diminuant d’un tiers le taux de refus et en doublant le don du vivant, on pourrait atteindre les objectifs fixés. Nous avons actuellement 1 035refus. Si l’on diminuait ce nombre d’un tiers, cela ferait 345 refus de moins. Étant donné qu’on fait 1,7 greffe de rein par prélèvement, on attendrait en 2021 l’objectif de 7 800 avec 600 dons du vivant supplémentaires.

Mme Blandine Brocard. Vous avez évoqué le fait que l’on peut donner de son vivant. Quels sont les organes que l’on peut donner de son vivant, hormis le sang et un rein ?

Si l’on exclut les réticences de la famille, quelles sont les barrières à faire tomber pour augmenter le don d’organes de la personne vivante ? Ce qui nous semble une évidence ne l’est pas pour tous.

Par ailleurs, vous avez dit qu’il ne s’agissait pas d’un consentement présumé, mais d’un droit d’opposition. Dès lors, qu’est ce qui pose problème ? Ne pourrait-on considérer que la famille est présumée consentante et que seul un refus explicitement exprimé permettrait de s’opposer au prélèvement ?

Enfin, avez-vous des éléments quant à l’avenir des xénogreffes – c’est-à-dire des greffes pratiquées avec des greffons provenant d’autres espèces – et de tout ce qui concerne les nouvelles technologies liées à l’intelligence artificielle pour pallier, à terme, l’insuffisance de dons humains ?

M. Jean-Pierre Scotti. Pour la dernière question, il faut laisser les chercheurs avancer pendant une dizaine d’années encore…

On peut donner une partie de son foie, car il s’agit d’un organe qui se régénère. Il est très facile de le donner à un enfant. Il y a eu un problème en 2008 et nous avons ensuite été réticents, mais le développement a repris car les techniques se sont améliorées.

La loi n’est pas connue par 100 % des Français. Il faudrait qu’elle le soit autant que la formule « Il faut manger cinq fruits et légumes par jour »… La connaissance de la loi a progressé avec la nouvelle équipe à la tête de l’Agence, et désormais plus de 50 % de Français connaissent la loi. Lorsqu’ils la connaîtront tous, il sera plus simple d’expliquer aux familles que si la personne décédée s’était opposée au prélèvement, elle se serait inscrite sur le registre des refus. Malheureusement, celui-ci ne comporte que 300 000 noms : c’est insuffisant. Plus il sera complet, plus il sera démontré que les gens connaissent la loi.

Les réticences au prélèvement sont majoritairement liées aux extrémismes religieux et à la confusion entre la mort encéphalique et le coma, qui fait redouter un acte de prélèvement avant la mort.

En outre, on pose aux familles la question du prélèvement à un moment trop difficile, et elles regrettent ensuite d’avoir refusé. Il faut donc en avoir parlé avant et continuer de communiquer.

L’association Grégory Lemarchal a réalisé des tests dans les écoles de sa région et a interrogé 400 élèves de seconde, première et terminale. Les résultats sont bons, et l’intervention auprès de ces élèves est un investissement d’autant meilleur pour les trois prochaines générations, c’est-à-dire entre 18 et 80 ans, que ces jeunes en parlent avec leur famille. Il faudrait agir avec l’Éducation nationale et intégrer la question du prélèvement dans les cours d’éducation civique.

M. Cédric Emile, chargé de communication de la Fondation Greffe de Vie. Le taux de refus nous permet de dire qu’il y a un problème avec les équipes de coordination. Selon les enquêtes, 15 % et 20 % de personnes sont censées refuser. Sur le terrain, on observe un taux de refus de 37,8 %. Comment expliquer cet écart ? Le problème se situe au niveau des équipes de coordination : les coordinatrices reçoivent une brève formation d’une semaine, organisée par l’Agence de la biomédecine, où elles font, je crois, trois entretiens accompagnés, avant de se trouver directement confrontées aux familles. Ensuite, sur le terrain, elles sont peu encadrées car elles dépendent de l’hôpital et non de l’Agence.

D’autre part, le nombre de personnes en état de mort encéphalique a diminué ces dernières années. On soigne mieux les AVC et il y a moins d’accidents de voiture. Or, on envoie sur le terrain, pour traiter des « produits rares » – pardonnez-moi cette expression –, des personnes qui manquent de formation. C’est donc compliqué. De plus, bien souvent, les coordinatrices ne font de la coordination que la moitié du temps. Lors de l’épidémie de grippe, par exemple, elles ont été employées à soigner les patients. Dans certaines équipes, le temps passé à la coordination peut même n’être que de 20 %, voire de 10 %. Et comme les coordinatrices ne sont ni encadrées, ni formées, ni soutenues, ni mises en valeur, le turnover est très élevé. Une infirmière de coordination exerce trois ou quatre ans, puis, dès qu’elle commence à être qualifiée, elle prend d’autres fonctions. C’est l’un des facteurs qui peuvent expliquer ces taux de refus ne reflétant pas les intentions réelles des personnes.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Le refus serait, semble-t-il, le problème majeur. Y en a-t-il d’autres qui soient liés à la bioéthique ?

Vous avez parlé de fraternité, d’égalité, mais je souhaiterais revenir sur la notion de liberté. Pourquoi la famille est-elle toujours consultée ? Nul n’est censé ignorer la loi, nul n’est donc censé ignorer le don. Ne serait-il pas plus simple d’écrire dans la loi qu’une personne qui s’oppose au don ne sera pas prélevée et que les autres seront des donneurs potentiels si leurs organes sont susceptibles d’être prélevés ? Le refus familial évoqué par notre rapporteur me semble différent du refus personnel exprimé du vivant de la personne. Pensez-vous qu’il serait possible de dire : les personnes qui n’ont pas refusé seront prélevées ?

M. Jean-Pierre Scotti. C’était ce qui était prévu au départ dans l’amendement. Vous avez voté, en commission des affaires sociales, la seule mention du refus personnel. Puis il y a eu une levée de bouclier des équipes sur le terrain, qui ont dit que leur métier n’allait plus être intéressant, qui ont menacé de faire grève, si bien que des discussions ont été engagées avec le ministère, monsieur Touraine étant en première ligne, et qu’on a élargi un peu le dispositif.

Il ne s’agit pas de la famille, mais des « proches », sans que ceux-ci soient définis. Parfois, il y a un père génétique et un autre qui a élevé l’enfant. Qui décide, dans ce cas ? Alors que, lorsqu’on interroge les gens, ils expriment un taux de refus compris entre 15 % et 20 %, pourquoi le taux constaté est-il double ? Parce que plus on met de gens autour du défunt, plus la probabilité que l’un d’eux s’oppose est grande. Et dès lors qu’une personne s’oppose, la coordination ne prend aucun risque. On doit expliquer aux Français qu’il faut des donneurs pour qu’il y ait des receveurs, et que si leurs proches avaient besoin de cette greffe, ils seraient tous d’accord pour en bénéficier. Mais c’est un moment douloureux et il faut l’anticiper, continuer de communiquer, mieux faire connaître la loi, en attendant de trouver d’autres solutions.

Par ailleurs, il y a environ 5 % de prélèvements qui ne se font pas pour des raisons légales, ou médicales, ou parce qu’il existe des incidents lors du prélèvement. De même, les Espagnols ont un meilleur taux de prélèvement que nous, mais ne conservent pas le même ratio à l’étape de la greffe. Ils prélèvent plus que nous, mais ne greffent pas beaucoup plus que nous.

Le problème est que la notion de « proche » n’est pas définie et que plus il y a de gens autour de la table, plus le risque d’avoir un refus est élevé. Il devrait pourtant être naturel de dire : « je suis d’accord pour recevoir et je suis d’accord pour donner ». Il faut investir sur les enfants, sur les jeunes, et améliorer la qualité de la formation sur le terrain. Je viens du monde de l’entreprise, et je sais que l’on doit former les équipes avant de les envoyer sur le terrain. Là, il ne s’agit pas de produits mais de vies que l’on peut sauver : c’est plus important. Il faut valoriser ces équipes, avec un diplôme reconnu et avec un titre. On ne peut se satisfaire de coordinatrices que l’on déplace à droite ou à gauche.

Pour le don du vivant, il faut communiquer au niveau national en précisant que l’on peut donner à la fois à ses proches et à un ami. À l’hôpital, le néphrologue doit pouvoir distribuer des documents pour trouver un greffon le plus rapidement possible dans les régions où le taux de refus est important.

M. Cédric Emile. Pour finir sur une note plus personnelle, ma nièce, qui est infirmière, a fait un AVC hémorragique en janvier. Elle a été hospitalisée à l’hôpital de Bicêtre, son pronostic vital a été engagé et j’ai vu l’infirmière de coordination. Ma nièce était en faveur du don et notre famille également. Mais, pour ma sœur et mon beau-frère, ce n’était pas évident, et si on leur avait demandé leur consentement, cela aurait été très compliqué alors que ma nièce, infirmière, était donneuse.

M. Jean-Pierre Scotti. C’est sur le moment que c’est difficile. Il faut expliquer que la solidarité est basée sur le donneur. Pour recevoir, il faut donner. La probabilité de recevoir est plus importante que celle de donner.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Jean-Louis Touraine a parlé d’aide à la décision. Pourrait-on adopter une loi qui oblige, ou au moins favorise, le don en précisant que le prélèvement sera effectué sauf si on a formalisé son refus ? Cela pourrait représenter une aide à la décision, car ces moments de deuil sont chargés d’émotions difficilement évaluables avant d’y être confronté. Ne serait-il pas plus simple pour les familles de pouvoir se raccrocher à une loi ?

M. Jean-Pierre Scotti. Mais c’était ce qui était proposé dans l’amendement ! Ici même, vous avez voté, à la quasi-unanimité, un texte qui prévoyait seulement un registre des refus. Cela signifiait que si vous êtes opposé au prélèvement, vous vous inscrivez sur le registre du refus. Nous avions également envisagé l’éventualité d’une inscription de l’opposition au prélèvement sur la carte d’identité. Vous avez voté cette loi. C’est après, à la suite d’une levée de boucliers des équipes, qui pensaient que leur métier n’existerait plus, que l’on a ajouté au registre des refus le refus écrit ou verbal du défunt.

L’amendement est bien clair : on peut s’opposer au prélèvement principalement par une inscription au registre du refus ou par un écrit laissé à un proche. On a ensuite ajouté : « cependant, un proche peut faire valoir le refus verbal qu’aurait effectué le défunt de son vivant ». Dans ce cas, le proche doit écrire précisément comment se sont déroulés les faits et signer. Aujourd’hui, 1,3 % des refus résultent d’une inscription dans le registre. Nous souhaitons parvenir à une situation où nous n’aurions pas à demander aux familles leur accord, mais seulement si elles ont connaissance d’un écrit ou d’une inscription dans le registre du refus. C’est encore un peu tôt. Aujourd’hui, les enquêtes réalisées ne nous permettent pas de distinguer le refus écrit par le proche du refus écrit par la coordination. On a également ajouté la notion du contexte lié à la douleur de la famille.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. En effet, si l’on s’en tient au texte de la loi et au décret d’application, seule l’expression explicite du refus par la personne concernée peut empêcher le prélèvement. Si l’on appliquait la loi, il n’y aurait plus que la moitié des oppositions actuelles, car il y a peu d’inscrits sur le registre.

La loi et le décret d’application indiquent que le non-prélèvement doit survenir principalement du fait d’une inscription sur le registre, lequel est d’accès très facile par informatique, par écrit ou par téléphone. Ceux qui ne s’y inscrivent pas ne sont pas motivés pour s’y opposer. Malheureusement, beaucoup de gens, même les professionnels, n’appliquent pas la loi et sont donc hors la loi. Il faut parvenir à les convaincre car, chaque année, entre 1 000 et 2 000 personnes ne peuvent pas être greffées à cause de cela.

Certains pays utilisent des méthodes plus contraignantes. En Angleterre, si une personne refuse de donner, on considère qu’elle n’est pas solidaire. Elle n’est donc pas prioritaire au cas où elle aurait besoin d’une greffe. En France, l’inscription au registre des refus est secrète. Une personne qui refuse d’être prélevée a autant de chance que celle qui l’accepte de bénéficier d’une transplantation. Tout est fait pour faciliter l’expression du refus. Je ne comprends donc pas pourquoi la loi n’est pas respectée.

Il y a des pays, comme la Belgique, qui proposent simultanément des registres de refus et d’acceptation. L’expérience prouve qu’il n’y a pas plus de gens qui s’inscrivent dans l’un que dans l’autre, soit 2 % d’inscrits sur chaque registre. Il s’ensuit que 96 % de la population ne figure sur aucun des deux et qu’on ne sait pas quoi faire.

Il n’y a pas d’autre solution que de faire appliquer les règles édictées, et qu’une absence d’objection vaut autorisation.

En 1976, Henri Caillavet avait employé une très jolie formule : « Cette loi postule la solidarité entre les humains ». Ce postulat de fraternité est préférable à un postulat d’égoïsme ! Dire « je veux conserver mes organes », c’est un postulat d’égoïsme étonnant. Nous sommes actuellement au milieu du gué.

M. Jean-Pierre Scotti. Il existe en outre un fort enjeu financier. On peut réaliser des économies et le retour sur investissement est immédiat. Le coût de la greffe est le même que celui de la dialyse, mais, dès l’année suivante, le suivi de la greffe coûte trois à quatre fois moins cher.

Nous avons créé le groupe « Greffes + », qui fédère toutes les associations représentant le cœur, les reins, le foie, le poumon et nous serons vigilants sur les résultats. Nous ne comprendrions pas que l’objectif de 7 800 ne soit pas atteint. Le potentiel est là. On ne peut pas conserver un taux de refus de 40 % alors qu’on parle de fraternité.

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Une remarque pour conclure : pour les enfants, si une autorisation de soin n’est pas accordée, le procureur peut être saisi. Cela signifie qu’il est possible, pour un problème médical et sanitaire, de lever les freins en faisant appliquer la loi.

M. le président Xavier Breton. Messieurs, je vous remercie

 

 


– 1 –

Mme Laurence Devillers, professeure à l’université Paris IV Panthéon-Sorbonne, chercheuse au Laboratoire d’Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l’Ingénieur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Jeudi 25 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Laurence Devillers, professeure à l’Université Paris IV Panthéon-Sorbonne et chercheuse au laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur du CNRS. Nous vous remercions, madame, d’avoir accepté notre invitation à cette audition, qui est enregistrée. Vos principaux domaines de recherche sont l’interaction homme-machine, la détection des émotions, le dialogue oral et la robotique affective et interactive. L’intelligence artificielle devant être l’un des sujets abordés lors de la révision de la loi de bioéthique, votre expertise dans le domaine des robots et les problématiques afférentes fera mûrir notre réflexion.

Mme Laurence Devillers, professeure à l’Université Paris IV Panthéon-Sorbonne, chercheuse au laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je travaille effectivement depuis trente ans sur l’intelligence artificielle. Ma thèse portait sur l’utilisation du perceptron multicouche, des réseaux de neurones qui sont les ancêtres de ce que l’on appelle actuellement l’apprentissage profond ou deep learning, qui n’est donc pas nouveau. Les fondamentaux et les concepts utilisés sont toujours les mêmes. Le changement ne tient pas tant à la modification des algorithmes qu’à la capacité de calcul : pouvoir traiter un nombre gigantesque de données permet d’obtenir des performances que l’on ne pouvait imaginer précédemment. L’intelligence artificielle est un pharmakon : comme l’eau, cela permet de soigner ou d’empoisonner.

Je m’exprime sur plusieurs sujets liés à l’interaction avec la machine, aux algorithmes utilisés dans les robots dits « agents conversationnels » ou chatbots, aux bénéfices et aux risques qu’ils présentent. Je suis évidemment favorable à la technologie – on ne peut m’accuser du contraire puisque j’ai fondé ma carrière sur l’idée que l’on peut construire des machines intéressantes pour le bien commun : pour la santé, l’éducation, le transport et un grand nombre de tâches ou d’applications différentes. Mais je m’interroge d’abord sur la prise en compte des risques liés à ce domaine de la science.

Pour cette raison, je suis sortie de mon laboratoire il y a deux ans pour écrire un livre intitulé Des robots et des hommes : mythes, fantasmes et réalités, avec l’idée de démystifier et de rendre accessibles au plus grand nombre les informations relatives à ces systèmes qui ne sont pas robustes et qui ne sont pas ce qu’ils prétendent être. Je considérais que ces sujets d’ordre éthique devaient être pris en considération de façon urgente. Je suis sortie de mon laboratoire indignée, parce que les chercheurs ne le font pas suffisamment alors que c’est aussi l’un des aspects de leurs travaux de recherche. L’éthique n’arrive pas après que l’on a conçu un objet ou une fonctionnalité : la conception même de la recherche doit être éthique –c’est ce que l’on appelle ethics by design. Cela signifie qu’il faut tenir compte d’informations sur les répercussions que pourrait avoir ce type d’objet pour la santé ou pour l’accompagnement des personnes âgées. C’est le point de vue que je défends.

Si l’on reprend l’idée des réseaux de neurones, qui sont actuellement les systèmes les plus puissants, tant pour établir un diagnostic médical que pour faire de la reconnaissance des formes qui permettrait de construire un robot compagnon pour les personnes âgées, capable de reconnaître des objets et des personnes, sachez qu’une moitié du résultat est liée aux données et l’autre moitié aux algorithmes. Quelle est la part de l’humain dans tout cela ? Au départ, on construisait des « systèmes experts », dont les règles étaient définies par des experts ; maintenant, on utilise des systèmes qui construisent leurs connaissances à partir des données. Où est l’humain dans le choix des données et dans l’optimisation et l’évaluation de l’algorithme ? Il est encore extrêmement présent. Aussi est-il très gênant de lire un peu partout que ces machines apprennent seules et qu’elles sont créatives.

Elles n’apprennent pas seules, parce que l’on utilise des algorithmes dits supervisés ; la supervision provient des étiquettes que l’on ajoute à certaines formes. C’est aussi l’homme qui décide de mettre en œuvre cet algorithme et qui en choisit les paramètres. On a vu les dérives de machines fabriquées par Microsoft par exemple, capables d’apprendre en continu et se mettant à débiter des propos racistes : parce que le système n’était pas complètement verrouillé, il apprenait avec une semi-supervision qui permettait à la machine de créer des choses seules. Ces objets, qui peuvent apprendre d’une certaine manière, avec une certaine liberté donnée par les humains, doivent être contrôlés en continu.

La créativité des machines est une créativité laborieuse. Par essais-erreurs, on trouve des choses certes intéressantes et nouvelles, et c’est créatif, mais la machine est incapable de s’en rendre compte : on ne peut pas créer un système qui permet de se rendre compte de la nouveauté puisque, par principe, on construit des modèles à partir de données qui existent déjà. Il n’y donc aucune possibilité de créer quelque chose de nouveau et de s’en apercevoir.

J’ai commencé à travailler en 2000 à l’affective computing, technologie née au Massachusetts Institute of Technology en 1997. J’ai été parmi les premiers à construire cette communauté de recherche autour de trois technologies : le fait de détecter les émotions dans le comportement des humains ; le fait d’interpréter ces informations pour générer une stratégie différente et répondre différemment à toute personne ; l’expressivité de ce que l’on donne comme résultat – qui peut être : « Je vous aime » ou « Vous êtes formidable »…

Je suis sortie de mon laboratoire pour dire exactement cela, après avoir fait de nombreuses expérimentations à l’hôpital Broca et dans des maisons de retraite, auprès de patients âgés, avec ce genre de machines munies, donc, de capacité émotionnelle. Il y a une forte projection des capacités humaines sur ces machines : si vous prenez des machines différentes mais dotées du même logiciel, l’une étant dans un meuble, l’autre un « R2-D2 » brillant et la troisième ressemblant à un être humain, la machine qui ressemble à l’être humain semblera plus intelligente – et l’on va pousser cela très loin. Ainsi, parce que j’ai écrit un livre sur les robots, je reçois des messages au sujet des robots aspirateurs – les seuls que les gens aient chez eux pour l’instant. Mes correspondants m’expliquent que leur robot aspirateur est assez autonome et va se recharger seul, et me demandent : « Que pense le robot quand il s'arrête au milieu de mon salon ? ». Il y a urgence à vulgariser, à expliquer et à faire manipuler ces outils.

Je travaille actuellement sur « démystifier et alerter ». Les peurs sont nombreuses. Or, la « super-intelligence » est une absurdité et les scientifiques doivent être suffisamment explicites pour faire comprendre qu’il est impossible qu’une machine, dans l’état où elle est construite maintenant, dégage une certaine conscience ou une pensée. C’est d’autant plus vrai que l’on est très loin de savoir ce que sont la conscience et le substrat de la pensée : on sait seulement qu’il y a un cerveau et qu’il est forcément utile.

Je suis atterrée d’entendre des collègues faire des conférences sur le brain computer interaction, expliquant que, sans plus parler, je pourrais transmettre par la pensée des informations qui piloteront une machine. Il y a là un bluff. Il est possible de le faire, et c’est très bien pour une personne handicapée qui veut faire se mouvoir son fauteuil roulant en avant et en arrière. Comment ce système fonctionne-t-il ? C’est une forme d’apprentissage dans laquelle on associe un mouvement de la machine à une figure géométrique de couleur à laquelle on va penser, et l’on entraîne la machine, avec des capteurs non invasifs, à récupérer ces signaux après apprentissage. En général, les fonctions sont peu nombreuses : il peut y en avoir quatre – un carré rouge, un rond jaune… –, ce qui rend possible la détection des différences entre les quatre signaux, et le déclenchement d’une action de ce type, qui donne un truc « magique ». La semaine dernière, au Forum Big Bang Santé, qui était par ailleurs extraordinaire, j’ai vu quelqu’un faire cette démonstration au grand public : un jeune garçon s’était entraîné à penser à un rond rouge et des capteurs transmettaient cette impulsion à un objet placé sur la table, le faisant se déplacer.

Il ne faut pas présenter ce genre d’expérience sans donner d’explications. Ne pas expliquer, c’est laisser entendre que l’on sait décrypter le cerveau et que la parole n’est plus nécessaire ; on va directement vers la télépathie. Or, on sait très bien que par le langage, on est dans l’élaboration de la culture, du savoir commun. Si l’on imaginait un système dans lequel nous serions tous en télépathie, comment pourrions-nous nous exprimer ensemble, écrire ensemble et augmenter nos connaissances ? Sachant les investissements faits par les « GAFA » en ces matières, j’alerte sur ces problèmes. Et quand je lis dans le journal Le Monde, il y a quelques jours, que ce sont principalement les GAFA qui élaborent l’éthique relative à ces systèmes, je m’offusque également, car cela signifie que ce sont les créateurs des systèmes qui les évaluent. Où est la déontologie ?

Je considère d’autre part que l’on donne pour place un strapontin à la robotique dans le futur texte relatif à la bioéthique en ne prenant pas suffisamment en compte les répercussions que ces objets peuvent avoir sur notre santé, alors qu’il y a également urgence à ce sujet. Il est important de comprendre que ces systèmes fonctionnent différemment de l’esprit humain. Or, nous les comparons toujours à l’humain. Ces machines ont des performances extrêmement utiles et puissantes pour reconnaître des cellules cancéreuses dans des images, pour détecter des infrasons et des ultrasons que moi, humain, je n’entends pas, et elles peuvent, sur la base de ces informations, faire des calculs et trouver des résultats qui ne sont pas à ma portée. Il faut apprendre à utiliser cela. On peut, grâce à ces machines, voir l’intérieur de son corps : j’ai vu dernièrement un système qui permet de voir son bébé dans son ventre ; imaginez l’interaction que cela permet !

Je travaille beaucoup sur l’idée de coévolution humain-machine. Nous construisons des machines à une vitesse exceptionnelle sans prendre le temps d’expliquer à tout le monde à quoi elles servent – et cela vaut partout. En Chine aussi, on va droit dans le mur : rappelez-vous ce jeune homme qui, accepté dans une faculté de médecine, s’en est finalement vu refuser l’accès parce que son père n’avait pas payé ses impôts. On voit se mettre en place un code moral qui aura des répercussions dans tous les domaines. Quand on voit, dans les campagnes chinoises, des jeunes garçons et des jeunes filles laissés isolés de l’éducation des parents et qui n’ont plus comme ressources éducatives que les réseaux sociaux, on assiste à une forte dérive. On ne soupçonne pas à quel point c’est important.

Un mot sur les émotions. On pense que c’est pour demain. Or, déjà, Sophia, conçu par Hanson Robotics, robot prétendument empathique qui comprendrait l’humanité, a été présenté à l’ONU comme capable de répondre devant un hémicycle de personnalités politiques. Je m’insurge, encore une fois, car ce sont des dialogues prescrits : cette machine n’a pas d’autonomie et il est absurde de penser la laisser parler devant un tel hémicycle, absurde de penser lui donner des droits, des devoirs et une personnalité juridique. Ce serait dangereux, parce que derrière tout cela, quelqu’un a conçu le programme qui fait que la machine se comporte ainsi. Il y a une part de liberté et d’imprévisibilité dans ces machines qui fait qu’on leur attribue des capacités qu’elles n’ont pas. Il faut l’apprendre à tout le monde.

L’aspect positif de ces robots est qu’ils peuvent aider des gens affectés par une maladie dégénérative et repliés sur eux-mêmes. Ces systèmes peuvent beaucoup apporter, il ne faut pas occulter. Mais, à l’inverse, je vais être entourée d’objets qui me traqueront, détecteront mes émotions et mon comportement avec des indices extrêmement fins dont je n’ai même pas conscience. Ils en tireront des déductions et auront peut-être des stratégies vis-à-vis de moi, dans tous les domaines, que ce soit pour ma santé, pour me conseiller politiquement ou pour me vendre des objets. Là encore, il y a urgence à mieux comprendre vers quoi on se dirige.

Ce qui est mis en avant par le Comité national consultatif d’éthique (CCNE) sur le numérique est gravement insuffisant au regard des dangers. Je ne suis pas la seule à le dire : lisez le livre de Cathy O’Neil, Algorithmes : la bombe à retardement. Ce livre, connu dans le monde entier, sera disponible en version française à partir du 7 novembre. Tout le monde doit le lire. Cathy O’Neil, issue de l’univers Google, montre que ces applications rendent la société plus injuste et plus discriminante. Mais on peut faire autrement. On peut créer du lien social et une meilleure répartition des ressources grâce à l’intelligence artificielle, c’est certain. On peut vivre mieux, se comprendre mieux, c’est certain aussi. Mais pour cela, il faut savoir réguler, comprendre, démystifier, éduquer et créer des comités d’observation de ces usages, puisque l’éthique n’est pas statique ; c’est d’un processus dynamique que l’on a besoin, et de chercheurs pluridisciplinaires travaillant continûment sur ces objets et leurs usages, avec des comités d’éthique.

Enfin, je travaille actuellement sur le nudging, autrement dit la « manipulation douce » amplifiée qui arrivera par le biais de tous ces objets. Vous savez ce que cela a déjà donné en politique ; vous verrez qu’avec ces objets qui détectent vos affects à longueur de journée, on sera encore « meilleur » sur ce plan.

Parce que l’on doit réfléchir à ces questions au niveau international, je suis impliquée dans des comités d’éthique nationaux et internationaux ainsi que dans IEEE, société savante internationale qui vise à développer la technologie au profit de l’humanité. J’essaie de pousser à une meilleure définition de ce qu’est le nudging par ces objets qui embarqueraient de l’affect. Je suis en contact avec des chercheurs de nombreux autres pays qui ont compris l’urgence avant nous, puisque l’on ne voit rien arriver à ce sujet en France, même en santé, contrairement à ce qui se passe au Canada, en Angleterre et au Japon. Je rencontrerai dans les prochaines semaines des académiciens des sciences, des politiques et des chercheurs qui jugent ces questions importantes. Elles doivent vraiment le devenir pour tous, car l’intelligence artificielle, la robotique et ce monde artificiel touchent aux questions de santé, d’éducation, de transports, de politique et d’influence dans toute la société.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. Considérez-vous que l’idée de doter les robots d’une personnalité juridique est intéressante ou dangereuse ? Le CCNE préconise l’introduction dans la loi du principe de garantie humaine du numérique en santé ; cela vous semble-t-il intéressant ? Quelles pourraient en être les modalités pratiques ?

Mme Laurence Devillers. Je suis évidemment opposée à l’idée de doter un robot d’une personnalité juridique. Cela bouscule la notion de ce qu’est l’humain. On voit en ce moment se propager une dérive consistant à dire que l’on recopie l’humain sur une machine
– à laquelle, ensuite, on donnerait des droits ? Mais c’est une vaste fumisterie, puisque ce sont des humains qui créent ces objets ! On ne peut pas penser que la machine est elle-même capable de se créer : c’est une ineptie scientifique, cela n’existe pas. C’est une confusion de langage de dire que « la machine apprend toute seule ». Elle « apprend toute seule » parce que l’homme a créé l’algorithme et parce qu’il a donné des étiquettes ou des récompenses pour apprendre, ou des manières d’apprendre par similarité avec des mesures de différenciation de formes. Derrière ces robots, il y a des fonctions mathématiques. Arrêtons donc de penser que la machine fait toute seule, alors qu’elle fait grâce à des êtres humains. Et si une part de liberté liée à l’imprévisibilité permet d’atteindre d’autres sommets de performance, ce n’est pas en raison d’une part consciente, intentionnelle de la machine.

En conséquence, à mon avis, la responsabilité doit être une coresponsabilité entre les concepteurs, qui peuvent être un ensemble, et les utilisateurs si la machine apprend en continu – car l’utilisateur a alors une influence, à l’instar du maître d’un chien qui peut le former à mordre. J’ajoute que pour doter les robots d’une personnalité juridique, il faudrait mettre une somme d’argent sur la « tête » de chacune de ces machines ; seuls pourront le faire de grands groupes ; cela signifie que cela tue toute intention de créer des machines peut-être très intéressantes dans des start-up. Enfin, sur le plan juridique, dès lors que la machine serait considérée comme responsable, irait-on voir plus loin ? Forcément, si elle a créé quelque chose qui n’était pas souhaitable et provoqué des dommages, il est nécessaire de modifier son codage, selon les modalités que j’ai décrites. Je suis donc favorable à une régulation souple, intelligente, résultant de l’observation des usages.

Il ne faut pas nier le fait que la robotique peut avoir un intérêt, et l’humain est fondamental pour évaluer, créer, nourrir ces machines de données choisies, de qualité, non discriminantes, loyales, équitables, pour éviter des injustices évidentes – par exemple ne reconnaître que les personnes à peau blanche, comme on l’a constaté sur certaines plateformes, ou discriminer les femmes par rapport aux hommes pour certains types de travail, ce que l’on a vu aussi. Nous, scientifiques, pouvons apporter des outils à cette fin, et montrer des mauvaises pratiques. Souvent, les industriels, parce qu’ils s’intéressent en premier lieu aux retombées économiques, n’ont pas pris le temps de considérer les retombée sociétales de leurs inventions. Or, il est urgent de prendre aussi en considération cet aspect-là.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. On distingue schématiquement l’intelligence rationnelle et l’intelligence émotionnelle. L’intelligence artificielle a beaucoup progressé pour ce qui concerne la première, et ses progrès touchent maintenant l’intelligence émotionnelle, ce qui, même si cela présente aussi des avantages, fait s’interroger, en raison de nombreuses implications éthiques. Mais qu’en est-il des grandes innovations imaginatives ? On prend toujours l’exemple de la bougie, à partir de laquelle nul ordinateur ne pourrait mettre au point l’ampoule électrique. L’intelligence artificielle permettra-t-elle un jour de telles ruptures technologiques imaginatives ?

En médecine, l’intelligence artificielle a des aspects positifs : cela augmente les performances, contribue à lutter contre les déserts médicaux, améliore et amplifie le recours à des avis d’experts, et des objets connectés peuvent, un peu comme les animaux domestiques, faire reculer la solitude et le recours aux anxiolytiques et aux antidépresseurs. Mais, dans le même temps, cela diminue les contacts humains et l’approche psychologique du sujet, et cela l’éloigne du médecin. Cela entraîne aussi des abus commerciaux, avec la vente d’objets connectés médicaux qui ne sont pas véritablement utiles, et cela aggrave la fracture numérique au sein de la population. Enfin, la multiplication de ces objets accroît les risques de perte de confidentialité des données. Comment, alors, préserver les bénéfices de ces technologies appliquées à la médecine, dont il n’est pas question de se priver, sans trop de dangers potentiels ?

Mme Laurence Devillers. Ce qui concerne l’intelligence émotionnelle, dite affective computing en anglais, qui est mon domaine de recherche, ne marche pas bien du tout en ce moment ; malgré cela, les start-up fleurissent déjà dans ce domaine. Dernièrement, Amazon a même déposé un brevet pour un système visant à détecter l’état émotionnel des personnes isolées et tristes en vue de leur fournir des ersatz d’humanité par un marketing ciblé. Je trouve cela insupportable. Je ne sais comment on peut faire pour que ces sociétés cessent d’exploiter ces possibilités alors que la technologie mise en œuvre n’est ni robuste ni évaluée et qu’il n’y a aucun cadre permettant de refuser des objets qui arrivent au sein des foyers pour soigner ou suivre des malades et qui devraient être contrôlés. On a toute latitude de concevoir ces objets selon des critères librement fixés, et l’on peut très bien, par exemple, concevoir une machine qui se déconnecte au bout d’un temps donné. On peut aussi imaginer une machine qui se présente comme une machine, et non pas comme Sofia, Nadine ou Alexa. Vous constaterez que l’on donne surtout des prénoms féminins à ces objets – et la représentation de la femme par ces machines est déplorable ; il faut dire que 80 % des concepteurs de ces machines sont des hommes.

Je ferai une incise sur les robots sexuels qui arrivent sur le marché et qui vont déstabiliser aussi l’entité familiale et les relations humaines. On commence à le voir au Japon, où l’on trouve un chatbot nommé Gatebox, qui montre un hologramme représentant une jolie jeune fille animée. Ce succédané d’être humain ne détecte pas les émotions, il fait seulement acte de présence : l’être humain projette ses émotions sur l’objet qui lui prodigue des conseils et lui donne du « mon chéri ». Et quand il part travailler, la « chose » lui envoie des textos… L’attention de l’individu est donc captée en permanence, sans que ses émotions soient forcément traitées par cet « objet » qui ressemble à ces jeux qui isolent les enfants, devenus dépendants, du monde réel.

Pourquoi ne pas étudier les dérives déjà observées au Japon pour mieux comprendre ce qu’il faudrait faire ? Il est urgent de créer des observatoires de ces usages, où des chercheurs travailleront aux moyens de mettre des freins et d’évaluer où l’on va. Je travaille sur un projet intitulé Bad Nudge, à Paris-Saclay, dans lequel j’ai embarqué des juristes et des économistes du comportement. Nous essayons de comprendre quelles sont les métriques de manipulation utilisées : comment, par exemple, une machine insistera pour vous faire parler de sujets que vous n’auriez peut-être pas évoqués spontanément, comment elle entre dans votre intimité. Le défi est de réussir à fabriquer un objet intelligent capable de faire passer le test de Turing à ces différentes machines – et qui, de plus, doit toujours s’adapter, parce qu’il y a une accélération permanente de ce que l’on peut faire avec des objets numériques. Il faut prendre garde à ne pas se faire enfermer. Cela signifie que le réseau ne doit pas être totalement couvert. C’est ce qui fait peur, d’ailleurs, dans le fait que la médecine va nous aider tout le temps : si je suis sans cesse sous contrôle – de la ville, de la machine, du robot aspirateur, d’une puce sous‑cutanée… – je ne sais pas bien dans quel monde je vais vivre au prétexte de mon bien‑être et de ma santé. Vous avez bien exprimé la nature de cette dérive. Personne, actuellement, n’a de réponses exactes ; en revanche, nous avons des pistes d’actions possibles sur les algorithmes, sur la surveillance de ces systèmes. Mais surveiller des systèmes avec d’autres systèmes, est-ce un empilement et une fuite en avant ? Il faut évidemment garder des êtres humains dans ces boucles de surveillance. Cela suscite de nouveaux métiers dont on ne parle pas : éthicien, entraîneur de données, surveillant de la coévolution humain-machine, etc. Je rappelle que l’homme s’adaptera à ces machines et que ces machines s’adapteront à lui. Je vous en donne un exemple significatif : on a montré que la taille de l’hippocampe – la zone de la mémoire – n’est pas la même chez les chauffeurs de taxi selon qu’ils ont mémorisé toutes les rues des villes où ils travaillent ou qu’ils ont délégué leur mémoire à un système de navigation satellitaire embarqué.

S’agissant des objets émotionnels en médecine, je suis récemment intervenue dans des congrès consacrés à la réanimation et je pense que l’on pourrait faire beaucoup pour mieux comprendre la zone de coma et ce qu’est la vie en observant, avec des objets et des médecins dans la boucle, ce qui se passe au cours de ces transitions pendant lesquelles des gens reviennent à la vie, des patients qui ont eu un accident vasculaire cérébral (AVC) retrouvent la mémoire. Il faut, pour cela, faire travailler ensemble des neuroscientifiques, des ingénieurs et des gens capables de maîtriser les réseaux de neurones et les machines les plus performantes en intelligence artificielle, des psychologues, des médecins et des psychiatres. Notre force, c’est cet univers interdisciplinaire, et nous avons une force supplémentaire en Europe, qui est la présence insistante de la philosophie dans nos mémoires et dans notre histoire.

Je dis toujours qu’une machine n’est qu’une machine parce qu’elle n’a pas de conatus, pas d’appétit de vie. Et pour montrer à quelqu’un que c’est une machine, je la démonte en petits morceaux puis je la reconstruis, et elle « revit »… au sens de la machine. On doit apprendre à désosser les objets, à en faire des objets plus petits et à les réparer. Alors on les considèrera à nouveau comme des machines. C’est pourquoi j’ai proposé la création d’un observatoire interdisciplinaire où travaillent ensemble des chercheurs qui font des thèses de bon niveau, avec une possibilité de laboratoire ouvert à la société, où des citoyens et des classes pourraient venir à certains moments, pour aider à mieux comprendre ces différents sujets, ce qui se produit le jour où l’on y regarde d’un peu plus près et où l’on n’a pas peur.

Mme Agnès Thill. Je suis de ceux qui acceptent les nouveautés avec un regard très critique. Ainsi, le bouton qui permet d’ouvrir les volets est une très heureuse invention pour les personnes handicapées, mais tous ceux qui ne le sont pas l’utilisent aussi, se privant ainsi du plaisir de ressentir le temps qu’il fait, la fenêtre ouverte. Vous dites qu’il faut démystifier les machines, que les enjeux sont d’une importance considérable et qu’il est urgent de créer un observatoire et de mettre des freins. Mais comment garder l’humain, avec ce que cela implique de liberté et d’imprévisibilité ? L’homme s’adaptera-t-il aux machines ou les machines à l’homme ? Quant à désosser les machines pour se rendre compte qu’elles ne sont que des machines, tous les utilisateurs ne le font pas, tant s’en faut : ils les utilisent et c’est tout, au point de ne plus appréhender la différence entre le réel et la fiction et d’en devenir dépendants, enfants comme adultes.

Mme Laurence Devillers. On peut, à l’école, éduquer les enfants à désosser de petites machines. C’est assez facile avec des automatismes et je l’ai vu faire au Brésil : des enfants concevaient des petits robots sous forme de mains articulées et utilisaient une petite seringue emplie d’eau pour faire bouger les doigts et communiquer. Je trouve très bien de partir de quelque chose qui n’est même pas numérique pour faire comprendre ce qu’est cette dynamique, puisque si ces machines fascinent, c’est parce qu’elles sont en mouvement : c’est pourquoi on les prend au sérieux et que l’on projette sur elles des désirs ou des capacités humaines. On peut apprendre d’où vient ce mouvement.

D’autre part, si l’on ne désosse pas les machines, ce n’est pas tant parce que les hommes ne veulent pas le faire que parce que l’on ne peut pas. Si je veux réparer mon téléphone portable, je n’y parviendrai pas, même si je suis un tant soit peu habile, parce que le constructeur l’a conçu encapsulé de façon à ce que cela ne soit pas possible : ces machines sont conçues exprès pour être remplacées. On peut faire bouger les choses en expliquant qu’il est souhaitable de faire autrement – et l’on commence à le faire ailleurs dans le monde : en Inde, en Afrique, les gens réparent, et de plus en plus grâce au fait que l’intelligence artificielle se répand partout sur les réseaux sociaux, que l’on peut avoir accès à énormément d’informations et de cours. Il n’est plus besoin d’aller à l’université d’Harvard désormais : les cours de Harvard sont maintenant en ligne, comme les librairies qui permettent de construire ces systèmes. Des fermiers en Inde et en Afrique peuvent ainsi bâtir des machines leur permettant d’évaluer la qualité de l’air ou de l’eau autour d’eux. On peut fabriquer toutes sortes d’objets qui rendront les modes de vie plus écologiques et qui permettront à tout le monde d’en profiter. Mais il faut éduquer en ce sens, éduquer aux grandes découvertes. On ne sait pas ce que sera demain, mais n’ayons pas peur.

Voyez Franck Zal : chercheur en neurosciences au CNRS en biologie animale et s’intéressant à un certain ver marin qu’il a vu sur une plage bretonne, il a découvert que ce ver a l’extraordinaire propriété d’être doté d’une hémoglobine universelle, compatible avec le sang humain de tous rhésus. Le CNRS ne l’écoute pas, les grands instituts pas davantage ; il quitte le CNRS, monte une ferme, produit ces vers, en extrait l’hémoglobine, la lyophilise et lui ajoute de l’eau. Cela donne des poches de sang qui permettent actuellement de mieux conserver des organes en vue de transplantation et de mieux cicatriser, et qui vont être utilisés par la NASA pour d’autres applications. Il ne faut donc pas sous-estimer la sérendipité des humains, cette faculté de toujours trouver du nouveau, de toujours trouver des consciences intéressantes autour de nous, entre nous. C’est ce lien social qu’il ne faut absolument pas perdre, en construisant un puissant réseau d’associations. Partout où je présente mon livre, des gens me demandent quoi faire. Ma réponse est : créer des associations pour parler de ces questions. C’est la première fois que je vois se manifester autant d’intérêt pour la science. Il faut rendre à chaque citoyen sa conscience d’être responsable, d’être un peu décideur. Les petits pas, on peut les faire ensemble.

Je fais partie d’un comité de recherche sur l’éthique qui publie des livrets. Je vous encourage à les lire. Il en existe un sur la robotique et la robotique affective, un autre sur l’éthique de la recherche dans l’apprentissage de la machines, le consentement, comment on décide avec une machine, quels sont les biais et la robustesse… Ils sont en ligne. Je vous invite aussi vivement à lire Nudge, écrit par Richard Thaler, prix Nobel d’économie 2017, et Cass Sunstein. Il faut propager ces bonnes lectures et vulgariser ces technologies.

M. le président Xavier Breton. Merci, madame, pour ce message très clair et qui nous incite à passer à l’action.

 


– 1 –

Audition commune sur le don d’éléments et de produits du corps humain

        Mme Marie Claire Paulet, présidente de France ADOT (Fédération des associations pour le don d’organes et de tissus humains)

        M. Michel Monsellier, président de la Fédération française pour le don de sang bénévole (FFDSB)

Jeudi 25 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous poursuivons la matinée en accueillant Mme Marie-Claire Paulet, qui préside depuis l’année 2000 la Fédération des associations pour le don d’organes et de tissus humain, connue sous le nom de France ADOT, et M. Michel Monsellier, président de la Fédération française pour le don de sang bénévole (FFDSB). Madame, monsieur, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation à cette audition commune, qui est filmée et enregistrée, et fait l’objet d’un compte rendu écrit.

Notre mission d’information étudie la question des transplantations d’organes, de tissus ou de produits issus du corps humain en raison de l’insuffisance de l’offre de greffons ou de sang et pour traiter du recueil de consentement, des dons croisés et de la création d’un « statut de donneur ». Votre expertise sera bénéfique à l’avancée de nos réflexions.

M. Michel Monsellier, président de la Fédération française pour le don de sang bénévole (FFDSB). La Fédération française pour le don de sang bénévole regroupe 2 850 associations au niveau national, présentes dans tous les départements. Vous connaissez évidemment les associations locales de donneurs, que vous côtoyez quotidiennement. La Fédération milite aussi pour le don d’organes et de moelle osseuse et, accessoirement, pour le don de gamètes, si bien que tous les aspects de la révision de la loi de bioéthique sont couverts par nos activités.

Contrairement à ce que l’on entend dans les médias, il n’y a jamais eu de pénurie de produits sanguins en France depuis que vos prédécesseurs ont voté en 1952 la loi Aujaleu instituant le statut du don bénévole et non rémunéré, modèle de plus en plus appliqué dans le monde. Dans aucun des pays où le don est rémunéré ou indemnisé, on ne tend vers l’autosuffisance, et les patients n’ont pas un traitement égalitaire en matière de produits sanguins. Les statistiques de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et celles du Conseil de l’Europe le démontrent et c’est la réalité : membre de la Fédération internationale des organisations de donneurs de sang, je puis vous dire que le don bénévole et non rémunéré est le seul système qui fonctionne – et c’est aussi le seul respectueux de la personne et de la dignité humaine.

Un documentaire dont nous sommes les coréalisateurs a été plusieurs fois diffusé sur Arte. Il montre la collecte de plasma aux États-Unis. Ce n’est ni plus ni moins que de l’exploitation de l’homme par l’homme : les donneurs rémunérés sont systématiquement des travailleurs pauvres ou des gens qui ont besoin d’argent pour financer leurs médicaments ou leur drogue et ils sont exploités puisque le prélèvement est fait deux fois par semaine alors que, on le sait pertinemment, pour reconstituer ses réserves en immunoglobuline, quinze jours au minimum sont nécessaires entre deux dons. En France, le don de plasma est limité à vingt-quatre fois par an, et c’est très bien ainsi. Cela permet d’assurer une partie de l’autosuffisance, mais surtout de respecter la dignité de la personne.

Pour le don d’organes, les conditions de recueil du consentement au don ont été modifiées en 2016. Il semble que depuis le début de l’année, quelques problèmes se posent pour récupérer des donneurs en nombre suffisant pour répondre aux besoins des patients. On peut, en ce domaine, parler de pénurie d’organes. Mais ce phénomène n’est pas particulier à la France : le seul pays qui parvient à l’autosuffisance est l’Espagne. Cela étant, si l’on considère les prélèvements par million d’habitants, la France est le deuxième en Europe et le cinquième au monde. Cela prouve une fois encore que le don d’organe bénévole est le seul système qui fonctionne réellement. Partout où existent des registres de volontaires au don d’organes, il y a beaucoup moins de volontaires au don et beaucoup moins de dons par million d’habitants qu’en France ; cela vaut aux États-Unis comme en Allemagne. Il faut s’attacher fortement à trouver une solution au déficit de dons de moelle osseuse, important en France comme dans de nombreux pays. Il s’agit d’un don vital et il n’y a pas d’alternatives : pour le patient en attente, c’est la greffe ou la mort.

Pour ce qui concerne la fin de vie, nous tenons la loi Leonetti-Claeys pour une excellente avancée et nous préférons aller en ce sens plutôt que de modifier le texte pour aller vers l’euthanasie positive. Elle existe déjà dans certains pays européens, et l’on a tendance à des dérives : la presse s’est fait l’écho de mille décès par euthanasie active faite aux Pays-Bas sans l’accord du patient et, en Belgique, de près de trois cents sur des patients qui, atteints de dégénérescence mentale, n’étaient pas en mesure d’affirmer leur volonté. Il faut donc être très prudent, et la législation française existante encadre très bien ces choses ; mais un effort reste à faire en matière de soins palliatifs pour accompagner nos aînés vers la mort dans des conditions de dignité optimales.

Nous partons du principe que l’assistance médicale à la procréation, telle qu’elle est définie aujourd’hui dans le code civil et par l’Agence de la biomédecine, répond aux besoins thérapeutiques des couples incapables de procréer. Nous ne sommes pas favorables à l’ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules de la procréation médicalement assistée pour une raison juridique et non de discrimination. Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la gestation pour autrui (GPA) est une exploitation de l’être humain qui n’est pas souhaitable dans notre pays. Or, comment les juristes pourraient-ils ne pas signaler qu’il existe un risque patent de glissement vers la GPA si l’accès à la procréation médicalement assistée (PMA) est élargi aux couples de femmes et aux femmes seules ? Il est évident qu’alors, un couple d’hommes qui porterait plainte devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) obtiendrait gain de cause et que la France serait condamnée pour discrimination. Nous sommes très vigilants à ce sujet. Je rappelle aussi qu’en ce qui concerne les dons de gamètes, la France n’est pas autosuffisante pour les dons d’ovocytes, et tout juste autosuffisante aujourd’hui pour les dons de sperme. Il est donc clair que si la demande de dons de spermatozoïdes venait à augmenter, nous serions amenés à entrer dans un système de rémunération des dons en important des paillettes du Danemark. Aujourd’hui en effet, les plus grandes banques mondiales de conservation du sperme humain sont danoises ; après avoir exclu ou banni les donneurs roux, ce qui s’appelle de la discrimination ou de l’eugénisme, ces banques rémunèrent les donneurs danois quelque 3 000 euros par don. Cela ne correspond manifestement pas à nos valeurs éthiques qui font que le don doit être bénévole, volontaire et non rémunéré et que l’on ne doit pas porter atteinte à la dignité des personnes.

Mme Marie-Claire Paulet, présidente de la Fédération des associations pour le don d’organes et de tissus humains (France ADOT). Engagée depuis bientôt cinquante ans, la Fédération France ADOT souhaite vivement que l’amendement législatif appliqué depuis janvier 2017 permette sur le long terme la diminution de la liste des patients en attente de greffe. D’emblée, elle réaffirme son attachement au consentement présumé.

Sur le plan éthique, France ADOT soutient de manière indéfectible les trois principes que sont le volontariat, l’anonymat et la gratuité, principes régissant tous les dons d’éléments issus du corps humain, qu’ils soient effectués post mortem ou, selon conditions, du vivant. Un risque de dérive se dessine, dans la mesure où le don de gamètes risque de perdre son anonymat. Je souligne d’autre part que ces principes peuvent seuls faire obstacle aux tentatives de marchandisation.

Pour ce qui est de la législation, France ADOT souhaite le maintien de la révision périodique des lois de bioéthique. Il convient de tenir compte de l’évolution très rapide de la recherche et des techniques applicables dans le champ médical, et cela favoriserait grandement la confiance des citoyens. Sur un autre plan, France ADOT, estimant que le service public est seul à même de préserver l’égalité entre les individus, exprime sa défiance envers toutes les formes de privatisation et juge qu’une étude sur le circuit des tissus humains serait opportune.

Quand bien même, selon le rapport sur l’application de la loi de bioéthique publié par l’Agence de la biomédecine en janvier dernier, un fort pourcentage de citoyens français disent avoir connaissance des nouvelles dispositions législatives, les discussions sur le terrain mettent en lumière des questions essentielles relatives à la compréhension et à l’application de la loi. Une indispensable pédagogie doit être maintenue et développée, qui devra faire sien l’adage de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».

France ADOT reste très attentive à l’indispensable respect de la volonté du donneur. Le principe du consentement présumé n’exclut pas la possibilité de dire « oui » ou « non » au don d’organes. Le registre national des refus n’a d’ailleurs jamais remis en cause ce principe essentiel. Dans cette optique, France ADOT propose depuis de nombreuses années que dire « oui » ou « non » soit considéré de manière égalitaire par les pouvoirs publics, au moyen d’un outil adapté. C’est l’expression même du libre arbitre. Au-delà de l’expression du refus officiellement reconnu, cela permettrait de conforter ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas parler à leurs proches de leur volonté de donner ; de connaître la position du défunt et de faciliter le rôle du personnel hospitalier ; de respecter strictement la volonté du donneur ; de soulager les familles dans un moment douloureux ; de témoigner une reconnaissance sociale au citoyen inscrit.

Telles sont les positions de France ADOT, dont je rappelle brièvement l’historique. Créée en août 1969 par le professeur Jean Dausset, prix Nobel de médecine, avec le soutien de la Fédération des donneurs de sang, la Fédération des associations pour le don d’organes visait à faire évoluer la conscience des citoyens et à solliciter leur adhésion au don d’organes, une thérapeutique nouvelle et révolutionnaire. Fidèle à ses missions d’origine, France ADOT s’attache à sensibiliser le public sur les dons d'organes et de tissus post mortem, dans le respect du triptyque éthique anonymat-gratuité-volontariat. La Fédération diffuse la carte d’ambassadeur du don d’organes. Elle promeut le don de moelle osseuse et enrichit le registre des volontaires – sachez que si le registre français contient 285 000 volontaires, le registre allemand en compte 7 millions, si bien qu’une greffe de moelle osseuse sur quatre en France est pratiquée avec un don provenant d’Allemagne. France ADOT est enfin le partenaire des pouvoirs publics en vue des révisions successives de la loi de bioéthique.

Au fil du temps, la Fédération a toujours été une force d’initiatives pour promouvoir le don d’organes par différents canaux. À ce jour, 1 500 bénévoles animent les soixante-et-onze associations départementales. Ils multiplient les conférences grand public, les manifestations à caractère sportif, culturel et autre, les stands d’information, les interventions scolaires et la sensibilisation des jeunes gens. En 2017, 95 000 cartes de donneur d’organes ont été délivrées et 7 063 engagements de volontaires au don de moelle osseuse ont été enregistrés.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. C’est l’occasion pour nous souligner l’importance de vos fédérations et des amicales de donneurs de sang, et c’est avec beaucoup de plaisir que nous vous recevons. La tentation existe toujours d’importer du sang pour parer au manque. Comment remédier au fait que la France doit importer certains produits issus du sang avec le risque de marchandisation que cela induit ? D’autre part, des campagnes d’information mieux ciblées et plus efficaces favoriseraient-elles les dons de sang et d’organes ?

M. Michel Monsellier. On n’importe pas de produits sanguins en France : ni concentrés de globules rouges, ni plaquettes, ni plasma thérapeutique. Seuls sont importés des médicaments dérivés du sang – immunoglobulines ou facteurs de coagulation – fabriqués aux États-Unis ou en Europe à partir du sang de donneurs rémunérés. Pour les produits sanguins labiles, la France est autosuffisante, je vous l’ai dit, depuis l’après-guerre, contrairement à d’autres pays dont les États-Unis – qui importent du concentré de globules rouges en provenance d’Allemagne. Nous nous battrons pour que la France continue d’être autosuffisante en produits sanguins labiles mais, je ne répète, il n’y a pas de pénurie générale actuellement ; tout au plus peut-il y avoir des tensions dans l’approvisionnement pour certains groupes sanguins.

En ma qualité d’administrateur de l’Établissement français du sang (EFS), je pense qu’il est dangereux de lancer de trop nombreuses campagnes d’information et de communication, comme c’est le cas depuis un certain temps, sous forme d’appels d’urgence, car plus on lance de ces campagnes et moins les donneurs répondent. Ce qui est nécessaire, c’est une communication de tous les jours, une sensibilisation au plus près du terrain. La proposition de loi de votre collègue Damien Abad va dans ce sens : une meilleure communication grâce aux associations et aux collectivités territoriales. Par exemple, nous avons toute notre place dans les brochures trimestrielles ou annuelles retraçant le bilan d’activité des collectivités, et je pense cette communication locale bien plus efficace que des appels aux dons nationaux réitérés et pour cette raison parfois contre-productifs : certains donneurs se disent lassés de recevoir des SMS, des mails et des relances de toute sorte en permanence. L’EFS est en train d’installer un dispositif qui permettra aux donneurs de définir les modalités de convocation qui leur conviennent mais pour l’instant certains d’entre eux sont las de sollicitations excessives.

D’autre part, nous demandons depuis un certain temps la révision du mille-feuilles de contre-indications médicales au don de sang qui se sont empilées au fil des ans sans que toutes soient encore justifiées. Ainsi, la Fédération se bat en faveur du retour au don de sang des personnes qui ont été transfusées au don du sang, puisqu’il n’y a plus aucune transmission d’un virus par transfusion sanguine, hormis en Grande-Bretagne, où l’on a détecté quatre cas de transmission du prion de la maladie de la vache folle par transfusion sanguine – mais c’était uniquement avec des produits non déleucocytés. Depuis que la déleucocytation est systématique, il n’y a jamais eu de transmission du prion par transfusion sanguine. Pour cette raison, cette spécificité française est une aberration. De l’autre côté de nos frontières, en Belgique comme en Allemagne, le don de sang par des personnes qui ont été transfusées est ajourné pendant quatre mois, non définitivement.

J’ajoute que ceux qui ont été transfusés sont particulièrement sensibles à l’idée de donner leur sang, parce qu’ils considèrent avoir une dette envers la société – et on les empêche de rembourser cette dette. Bien sûr, tous les transfusés ne pourront pas donner leur sang parce que certaines pathologies sont des contre-indications absolues au don, mais plusieurs milliers de personnes pourraient être donneuses demain assez facilement.

Le texte de Damien Abad contient d’autres propositions, notamment celle de la traçabilité de tous les produits. Nous y sommes très attentifs. Autant un donneur français peut être identifié si un receveur développe une pathologie après avoir reçu un don de sang, autant, si un receveur développe une maladie après avoir reçu un produit importé, on ne saura aujourd’hui quel donneur est à l’origine de ce mal. Les produits importés doivent donc, en effet, faire l’objet de la même traçabilité que les produits d’origine française.

M. le président Xavier Breton. Ma question relative aux importations portait bien sur les produits issus du sang, vous avez eu raison de le préciser.

Mme Marie-Claire Paulet. Je considère comme mon collègue que l’essentiel est la pédagogie au plus près des gens. Voyez-vous, monsieur le rapporteur, quelques mois après que votre amendement a été adopté, j’ai tenu un stand d’information, et chacun disait vouloir être donneur ; mais quand on commence à expliquer comme les choses se passent, tout devient plus compliqué : « Ah oui, on aimerait bien être donneur, mais on ne pensait pas que c’était tout à fait comme ça… » Des campagnes d’explication ont été faites, mais elles n'étaient pas à la portée de tout le monde. La pédagogie, encore et encore, est indispensable.

D’autre part, nous sommes préoccupés par l’origine, très peu claire, des tissus, des os et de la peau importés on ne sait d’où. Des éclaircissements sont nécessaires pour faire de la communication sur le don d’organes. Alors que 22 000 personnes sont en attente d’un greffon en France, on sait très bien que l’on ne comblera jamais cette attente ni par des dons post mortem français ni par des dons de sources Maastricht II et Maastricht III. Quant aux dons faits du vivant du donneur, ils ne concernent pas tous les organes et l’opération comporte des risques, aussi bien pour le donneur que pour le receveur. Ce n’est pas rien de recevoir un organe d’un membre de sa famille – cela pose même de redoutables problèmes psychologiques, dont je vous donnerai un exemple. À l’association charentaise où je me trouvais il y a quinze jours, un homme qui a donné une partie de son foie à son père il y a quinze ans a pris la parole pour dire : « Je ne devrais pas être là », ce qui a déconcerté tout le monde. Après quoi, il a ajouté : « Quand j’ai donné une partie de mon foie à mon père, j’avais trente ans, j'étais célibataire et insouciant. Maintenant, je suis marié, j’ai un petit garçon, et que se passera-t-il s’il a besoin de mon foie ? ». Cela a donné à réfléchir à tous les présents.

Les donneurs vivants sont des sources de greffons et le citoyen est généreux, mais il y a une limite à la générosité. J’observe enfin que l’on ne parle plus de « dons » mais de « prélèvements ». J’aimerais que l’on en revienne au mot « don » : pour qu’il y ait prélèvement, il a bien fallu qu’il y ait un don !

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie pour vos remarques et témoignages d’une grande importance. On a assisté au XXe siècle à une progression exceptionnelle de la notion de solidarité ; par le biais du don de sang, d’organes, de tissus, de cellules souches, on donne la vie et on fait renaître certains de nos proches ou d’autres humains, ce qui est merveilleux. Comme vous, monsieur Monsellier, nous sommes attachés au principe du don bénévole et non rémunéré, mais cette option est minoritaire dans le monde ; quels autres pays que la France et le Brésil ont exclusivement recours aux dons non rémunérés ? Il n’y a heureusement pas de pénurie de dons de sang en France, mais ce n’est pas le cas pour certains dérivés sanguins, ce qui nous conduit à importer du plasma, des immunoglobulines ou encore des facteurs de coagulation. Ces importations proviennent de pays qui rémunèrent des donneurs, en prélevant généralement le sang nécessaire chez des personnes pauvres. Ne nous exonérons-nous pas de la sorte un peu facilement de notre devoir de solidarité non marchande ? Quelle est, selon vous, l’évolution souhaitable ?

Pour les dons d’organes, pour lesquels l’insuffisance est avérée, on ne montre trop souvent que le point de vue du donneur ou celui du receveur alors qu’une transplantation est nécessairement l’addition des deux : on ne peut pas s’occuper de la psychologie des familles du donneur si on ne s’occupe pas de la psychologie de la famille qui attend un greffon et réciproquement, puisqu’il n’y a pas de transplantation sans don. Il est donc quelque peu dommageable que, trop souvent, on mette en lumière une émotion partielle ; il faudrait une vision plus complète. Vous indiquez dans la documentation que vous nous avez remise que la proportion de refus au prélèvement se maintient au-dessus de 30 % – et encore est-elle sousestimée, car on ne devrait tenir compte que de ceux qui sont susceptibles d’être l’objet d’un prélèvement ; on se rend compte alors que plus de 40 % des organes ne sont pas collectés et utilisés. Cela accroît considérablement l’écart entre le nombre de gens qui attendent un greffon, nombre qui progresse chaque année, et celui de gens qui bénéficient du traitement. Comment progresser ?

Vous avez mentionné la loi de 2016 qui a permis de faire diminuer quelque peu le nombre de refus illégitimes – qui ne dépendaient pas de refus de la personne – mais le nombre de prélèvements destinés à faire des greffes ne progresse pas ; cette année, il y aura même probablement une régression du nombre de transplantations qui vont à nouveau tomber sous la barre des 6 000. C’est très inquiétant. Vous avez souligné à raison la nécessité de la pédagogie, mais la France n’a jamais été très bonne en ce domaine – voyez la médiocrité des campagnes de prévention ; si l’on ne sait pas vendre aux gens leur propre santé, on ne sait pas forcément mieux leur vendre la solidarité… Il faut progresser sans se décourager, mais que peut-on faire ?

Je souhaite aussi aborder la question de la formation de tous ceux qui sont impliqués
 et ce disant, je parle aussi du directeur de l’hôpital ou de l’Agence régionale de santé comme de l’aide-soignante dans les services de transplantation...

Mme Marie-Claire Paulet. À l’heure où l’on réduit tout à l’hôpital…

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Non, non, on ne réduit pas tout, et comme les prélèvements sont exclusivement faits dans les hôpitaux publics, peut-être faudrait-il qu’ils s’adaptent à cette priorité. Actuellement, dans bon nombre d’entre eux il n’y a personne d’astreinte pour faire cela, les directeurs n’ont pas de motivation, il n’y a pas de salle d’opération disponible quand c’est nécessaire… Si l’on en reste là, on perd évidemment une grande partie des possibilités, et c’est aussi dramatique que l’insuffisance de pédagogie générale. Il faut agir par tous moyens : ce n’est pas l’un ou l’autre, ni priorité à l’un ou à l’autre. Peut-être vos associations peuvent-elles revendiquer auprès des pouvoirs publics, comme nous le faisons nous-mêmes, que le don d’organes devienne une cause prioritaire, faute de quoi nous serons toujours très à la traîne des besoins. Comment expliquer le fait qu’il y ait en Espagne plus de prélèvements et beaucoup moins de refus qu’en France ? On dit que quelques intérêts financiers peuvent l’expliquer – mais ce ne sont pas des intérêts financiers pour les personnes mais pour les hôpitaux, et je ne trouve pas si choquant qu’un service très actif soit mieux rétribué qu’un service inactif. Si c’est une motivation pour agir de savoir qu’ainsi le service sera mieux doté, il ne me paraît pas illégitime que les pouvoirs publics encouragent ainsi l’activité professionnelle.

Dans son avis de septembre dernier, le CCNE a évoqué la création d’un statut de donneur. Y êtes-vous favorable ? Si c’est le cas, quels devraient en être les contours ?

Enfin, si l’anonymat du don de gamètes est levé, nous devrons sans doute être plus efficaces dans le recueil des dons. Jusqu’à présent, il n’y a presque pas eu de campagnes – en tout cas, ni en tant que citoyen ni en tant que médecin je n’ai jamais reçu de sollicitation en ce sens, et j’imagine que la plupart des Français sont dans ma situation. Tout est donc à inventer. Vous qui avez l’expérience des campagnes pour le don de sang ou de moelle osseuse, comment pourriez-vous aider ceux qui sont chargés de collecter de plus nombreux dons d’ovocytes ou de spermatozoïdes à lancer des campagnes suffisamment efficaces pour éviter l’insuffisance ?

M. Michel Monsellier. Vous dites, monsieur Touraine, que l’on choisit la facilité en prenant pour principe que le don est bénévole et non rémunéré en France tout en acceptant l’importation de médicaments dérivés de plasma prélevé sur des donneurs pauvres rémunérés Non, nous n’acceptons pas cette situation et nous la combattons mais, contrairement à ce qui vaut pour les produits sanguins labiles, issus de dons bénévoles et non rémunérés, les médicaments dérivés du plasma sont échangés dans un système marchand. Ils sont fabriqués par des multinationales en voie de concentration accélérée, ce qui pourra poser un problème à très brève échéance. La plus grande est la société CSL, australienne ; elle collecte du plasma non rémunéré et bénévole et fournit des médicaments fabriqués bénévolement en Australie, mais collecte du plasma rémunéré aux États-Unis pour vendre des médicaments et faire des bénéfices. Il y a aussi la société irlandaise Shire qui va être rachetée par la japonaise Takeda, ce qui pose un problème. L’espagnole Grifols collecte énormément aux États-Unis, tout comme l’italienne Kedrion. En France, à Lingolsheim, Octapharma produit des médicaments dérivés du sang à partir de plasma en petite partie bénévole mais à 90 % rémunéré, prélevé aux États-Unis, en République tchèque ou en Allemagne.

Si nous sommes dans un système marchand, c’est que le Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB) créé par la loi de 1993 ne parvient pas à subvenir aux besoins du marché français, parce qu’il n’a pas le volume de plasma suffisant, fourni par l’EFS, pour produire les médicaments nécessaires. D’autre part, comme nous sommes dans un système marchand, les hôpitaux lancent des appels d’offres au terme desquels le LFB n’est pas forcément retenu. Nous, donneurs, sommes prêts à fournir l’EFS en plasma destiné au LFB, mais si, en raison des lois du marché, le Laboratoire ne parvient pas à le vendre, il n’est pas utile de lui offrir une matière première qui finira à l’incinérateur. Nous continuons de nous battre contre ce système marchand parce qu’il est clair que le système bénévole est le plus respectueux de la personne humaine.

L’Europe commence à s’intéresser à ce sujet en raison de la concentration des acteurs que j’ai évoquée, et surtout du glissement vers l’Asie, qu’il s’agisse de Takeda au Japon ou des opérateurs chinois qui ont déjà racheté deux centres de transfusion dans des pays occidentaux – et la production part vers des pays émergents. Les médicaments dérivés du sang sont destinés à des pays riches et à ceux de leurs patients qui ont les moyens de payer des immunoglobulines ou des facteurs de coagulation. Quand les économies de pays tels que l’Inde, la Chine ou le Brésil s’envolent, ils accèdent à un niveau de vie qui leur permet d’acquérir des immunoglobulines sur le marché mondial. Or, la source n’en est pas inépuisable, y compris en termes de qualité : pour la raison dite, un litre de plasma collecté aux États-Unis n’a pas la même concentration en immunoglobulines ou en protéines qu’un litre de plasma collecté auprès de donneurs français, si bien qu’il en faut plus pour produire le même volume de médicaments dérivés du sang. L’Europe commence à se préoccuper sérieusement de cette évolution et un colloque international sera organisé les 29 et 30 janvier prochain sous l’égide de la direction européenne de la qualité du médicament et soins de santé du Conseil de l’Europe. Il s’agit de déterminer comment les patients européens pourront être soignés demain avec des produits de qualité et pas trop cher, car plus la concentration des fabricants de médicaments dérivés du sang s’intensifiera, plus ces industriels pourront imposer leurs prix aux États – et il faut savoir qu’aux États-Unis le prix du gramme d’hémoglobine est trois fois plus élevé que le prix fixé par le ministère de la santé en France. Si nous devions le payer au même prix qu’aux États-Unis, notre système de santé ne pourrait soigner autant de patients qu’il le peut maintenant. Nous sommes donc contre ce système et nous nous battons pour que les patients français soient de plus en plus soignés avec des médicaments d’origine française, obtenus auprès de donneurs de sang bénévoles et non rémunérés.

Que le taux de refus en matière de don d’organes ne diminue pas depuis des années fait s’interroger. À mon sens, cela passe pour commencer par la communication et la sensibilisation de nos concitoyens, comme dit précédemment. Permettre, comme l’a fait la dernière loi de bioéthique, que la journée d’appel de préparation à la défense devienne l’occasion de délivrer aux jeunes une information sur les modalités du consentement au don d’organes ne suffit pas, et nous ne sommes pas assez nombreux dans nos deux Fédérations pour tenir des stands et sensibiliser nos concitoyens au don. J’ai fait observer à l’Agence de la biomédecine que ce n’est pas uniquement le 22 juin, journée de réflexion et de reconnaissance aux donneurs, qu’il faut parler du don d’organes. La communication ne doit pas être quotidienne parce qu’elle finirait par lasser, mais un peu plus fréquente, pour que nos concitoyens sachant ce qu’est le don d’organes, le taux de refus diminue. L’autre moyen par lequel on peut agir est celui que vous évoquiez : les équipes de coordination, qui font un travail formidable mais qui ne sont pas assez nombreuses. Si l’on peut lier les deux, on obtient des résultats frappants. Ainsi, à la Martinique où l’association de donneurs de sang est très active, j’ai rencontré les équipes de coordination au début de l’année. En Martinique, le taux de refus est passé de 44 % il y a deux ans à 27 % l’an dernier, simplement parce que l’on a monté des équipes de coordination et que l’on a mieux communiqué auprès de la population. En renforçant la sensibilisation sur le plan local et en mettant les moyens en équipes de coordination, on peut arriver à faire baisser le taux de refus.

Vous avez mentionné la faiblesse du taux de refus en Espagne, mais il y a aussi dans ce pays des incitations aux dons d’organes – par exemple, le paiement des obsèques. Cette pratique est vilipendée par le Conseil de l’Europe, qui la considère comme une rémunération déguisée. La direction européenne de la qualité du médicament et soins de santé du Conseil a publié un document rappelant ce qu’est une rémunération, ce qu’est une indemnisation et ce qu’est un don bénévole et non rémunéré. Cette disposition est de celles qui sont « mises à l’index » comme ne correspondant pas à un don bénévole et non rémunéré. Il est vrai aussi que l’on voit le long des rues des villes espagnoles de grands panneaux publicitaires sur les dons d’organes que l’on ne voit pas souvent en France.

Sur la formation des personnels impliqués, oui, un rappel doit avoir lieu. Les lois de bioéthique ont fait de la greffe une priorité nationale ; tous les établissements de santé doivent participer à l’activité de prélèvement et de greffe. Il faut donc manifestement rappeler au système sanitaire français que tout le monde doit s’impliquer dans cette activité, puisque la greffe permet la vie ou rend une vie sociale et familiale normale.

Au sujet d’un éventuel statut de donneur, je distinguerais donneur d’organe et donneur de sang. Le donneur d’organes court des risques : l’Agence de la biomédecine reconnaît qu’il y a encore 11 % de séquelles un an après que le prélèvement a eu lieu. Il faut donc inclure dans l’éventuel statut du donneur vivant un suivi médical tel que sa personne ne soit pas mise en danger, immédiatement ou ultérieurement. Quant aux donneurs de sang, ils ne demandent rien d’autre qu’un sourire, un remerciement, la reconnaissance de leur générosité. Les donneurs de sang sont des gens altruistes ; chacun a constaté la ruée dans les centres de transfusion après les attentats. Ce geste généreux et volontaire est fait d’instinct, et, je le répète, le recrutement des volontaires se fait sans problème en France. Encore faut-il que l’on aille faire la collecte : c’est là que les choses pèchent, au point que certaines associations locales mettent la clé sous le paillasson, faute que l’on vienne les collecter au motif qu’ils n’ont pas assez de donneurs à présenter. On est ainsi en train de créer des déserts de prélèvements ou des déserts transfusionnels.

Sur la levée de l’anonymat du donneur de gamètes, nous sommes très circonspects parce que les expériences internationales montrent que c’est contre-productif. En Angleterre et en Suède, on voit, quelques années après la levée de l’anonymat, que le nombre de donneurs régresse : manifestement, les donneurs de sperme ne souhaitent pas voir une « famille » se présenter chez eux vingt ans après qu’ils ont fait un don. Selon nous, le recrutement de donneurs de gamètes doit rester sous le régime de l’anonymat. Que l’on demande au donneur de gamètes s’il accepterait qu’un enfant né de son don prenne contact avec lui une fois majeur, certainement. Mais en aucun cas il ne faut aller à l’encontre de la volonté d’un donneur altruiste qui vient en aide à un couple stérile mais qui ne veut pas pour autant se trouver à la tête d’une dizaine d’enfants dix-huit ans plus tard, puisqu’un même don de sperme est désormais utilisé jusqu’à dix fois.

Mme Marie-Claire Paulet. Dans le taux de refus, les familles jouent un rôle. La volonté de la personne est fondamentale, mais elle n’est pas toujours connue de la famille qui, souvent, refuse parce qu’elle ne veut pas que l’on touche à la dépouille de son parent, sans savoir que cela va à l’encontre de la volonté, non communiquée, de l’intéressé. Une réflexion serait nécessaire car en réalité on ignore encore la source des refus.

La promotion du don d’organes passe évidemment par des campagnes publicitaires mais France ADOT ne bénéficie d’aucune subvention de l’État ; nous nous débrouillons tant bien que mal et faisons le maximum, mais nous ne sommes vraiment pas aidés et il n’y a pas assez de campagnes pédagogiques – j’insiste à nouveau sur l’indispensable pédagogie. Nous informons les jeunes autant que nous le pouvons mais nous sommes dans l’incapacité de participer en tous lieux aux Journées défense et citoyenneté et, de plus, nos interventions sont prévues pour durer un quart d’heure. Que dire à des jeunes sur le don d’organes en un temps si bref ? C’est regrettable, car les jeunes forment un public réceptif qui, de plus, se fera le messager de l’information en la rapportant à ses parents. Les jeunes sont le public qu’il faut cibler.

À l’hôpital, où les coordinatrices et les coordinateurs font un travail sensationnel et très difficile, il y a d’autres problèmes. Tout dépend du bon vouloir du chef de service : s’il est motivé, cela marchera, s’il ne l’est pas, il ne motivera pas ses troupes. À cela s’ajoute que les plannings sont combles et qu’il n’est pas facile d’obtenir des blocs opératoires. Un travail énorme doit être fait dans les centres hospitaliers, alors même que l’hôpital est assez malmené, il faut en convenir : on ferme des lits, on réduit des services… De manière générale, j’aimerais que l’on analyse les motivations des refus car il y a là des choses à apprendre.

Mme Agnès Thill. Actuellement, la loi réserve la PMA aux couples hétérosexuels dits stériles. Certains prétendent qu’un quart de ces couples-là ne sont pas stériles, alors qu’ils ne sont que 4 % pour lesquels n’a pas été détectée une stérilité mais qui présentent une anomalie biologique inexplicable. Le don de sperme diffère du don d’organe en ce que le second assure une survie en remédiant à un problème médical tandis que le premier permet de concevoir un enfant. Pour un couple stérile, la PMA est une réparation ; mais revient-il au législateur de donner un enfant ? Donne-t-on un être humain ? Ne détourne-t-on pas le sens de la médecine quand on ne donne plus un rein pour réparer un dysfonctionnement médical grave obérant la survie mais une gamète qui permettra à des femmes lesbiennes en couple et à des femmes seules de concevoir un être humain par PMA sans que cela tende à réparer une anomalie biologique empêchant la conception ? Je vois là un détournement du sens de la médecine, qui n’est plus réparatrice. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Mme Marie-Claire Paulet. Je ne suis pas absolument contre l’hypothèse de donner, effectivement, un enfant à des femmes, mais ce qui me gêne le plus à cette idée, c’est l’avenir de l’enfant, les questions qu’il se posera quand il aura une douzaine d’années.

M. Michel Monsellier. Le plus frappant dans ce que vous évoquez, c’est le glissement de la notion d’« assistance médicale à la procréation » (AMP) – celle que contient la loi – à celle de « procréation médicalement assistée ». Or, ces deux notions sont totalement différentes. Par l’utilisation du terme « assistance médicale à la procréation », les textes votés parlent clairement d’une aide médicale à des couples qu’une stérilité empêche de concevoir un enfant. Il y a désormais le souhait de dévier un dispositif d’assistance médicale en procréation médicalement assistée, laquelle répond à un besoin sociétal de personnes en couple, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. On ne règle plus un problème pathologique : on apporte bien une réponse médicale à un problème sociétal et, comme vous, je m’interroge, car si l’on en vient à parler de gestation pour autrui, il est clair que cela signifie que l’on achète un enfant sur catalogue – et surtout pas un roux si les deux parents sont bruns. On est loin des problèmes d’infertilité auxquelles on aspirait à remédier. Je laisse évidemment le législateur arrêter les lignes directrices pour les années à venir mais il faut faire attention parce que la réponse apportée à la demande sociétale de couples de femmes ou de femmes seules risquera de dériver systématiquement vers la gestation pour autrui.

M. le président Xavier Breton. Madame, monsieur, je vous remercie.

 


– 1 –

Pr. Raja Chatila, professeur à Sorbonne Université, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique

Jeudi 25 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous débutons notre séquence d’auditions de cet après-midi en accueillant M. Raja Chatila, professeur à Sorbonne Université et directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (ISIR).

Monsieur le professeur, vos travaux actuels portent notamment sur l’éthique de la robotique, les prises de décision des véhicules autonomes, l’interaction homme-robot et la connaissance de soi des robots. Nous vous remercions d’avoir accepté d’intervenir devant nous. Le sujet de l’intelligence artificielle (IA), qui soulève de nombreuses questions liées notamment aux données de santé et à la responsabilité médicale, potentielle évolution de la relation entre les médecins et leurs patients, est l’un des enjeux majeurs de la future loi de bioéthique.

C’est la raison pour laquelle nous sommes heureux de vous entendre, votre expertise nous sera utile pour faire mûrir nos propres connaissances et réflexions sur ce sujet.

Je vous laisse la parole pour un exposé liminaire, nous procèderons ensuite à un échange de questions et de réponses.

M. Raja Chatila, professeur à Sorbonne Université, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (ISIR). Monsieur le président, je vous remercie de m’avoir invité à venir témoigner devant cette mission d’information.

Je tenterai de vous apporter un éclairage concernant l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé, mais aussi de façon plus générale, dans la mesure où la robotique et l’intelligence artificielle permettent de réaliser des fonctionnalités qui sont relativement proches des facultés humaines, et qui posent, de ce fait, des questions sur l’identité humaine et la dignité humaine. J’irai donc au-delà de la simple question de l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur la santé.

En ce qui concerne les questions de santé, je me focaliserai sur les problématiques qui peuvent être liées à la médecine « 4P » – prédictive, préventive, personnalisée et participative – dans la mesure où cette démarche de médecine prédictive s’appuie sur l’identification de pathologies qui ne sont pas encore exprimées, mais qui pourraient l’être, dès lors que le profil d’une personne saine présente des similarités avec des profils de personnes qui ont développé la pathologie, et que ces informations sont stockées dans des bases de données qui ont été traitées à travers des systèmes d’apprentissage.

Passer à la prédiction signifie que la statistique, issue des connaissances préalables, donne une certaine probabilité, pour une personne saine, de développer une pathologie dans un temps plus ou moins prévisible – ce qui transforme la personne saine en future patiente qui, à un instant donné, doit être traitée préventivement, afin que cette pathologie ne se manifeste pas, ou pour retarder sa manifestation.

De ce fait, l’impact est évidemment important, à la fois sur la santé publique puisque nous allons réduire le développement de ces pathologies, et sur la vie individuelle.

La question que nous devons nous poser concerne la qualité des prédictions, du point de vue scientifique, à partir du moment où nous les fondons sur des statistiques. Ces prédictions, fondées sur des systèmes d’apprentissage dont l’explicabilité n’est pas encore tout à fait au point, peuvent entraîner deux risques majeurs. D’une part, une identification un peu trop sommaire des pathologies possibles pour une personne donnée ; d’autre part, l’ignorance de ce que nous appelons les signaux faibles, c’est-à-dire des éléments qui se trouvent dans les données mais que le traitement statistique ne fait pas ressortir, et qui peuvent néanmoins  avoir de l’importance pour un certain nombre de pathologies qui ne seraient pas identifiées.

Quelles peuvent être les conséquences ? D’abord, des conséquences éthiques, puisque la vie d’un individu peut être impactée par la prévision avancée d’une possibilité de développer une pathologie, sur la seule base de similarités statistiques, ce qui amène à traiter cette personne d’une manière particulière, aussi bien en termes d’assurance maladie – ou d’assurance personnelle – que d’hygiène de vie. Ensuite, je l’ai dit, l’ignorance des signaux faibles.

Au-delà du domaine de la santé, un autre aspect peut poser un problème éthique : le développement des robots visant la ressemblance humaine, c’est-à-dire des robots androïdes. La France ne développe pratiquement pas ce type de robot, mais ils sont particulièrement développés au Japon et aux États-Unis.

Ces robots androïdes soulèvent, de mon point de vue, un certain nombre de problèmes. D’abord, du fait de la recherche de la ressemblance humaine par l’aspect, le comportement et l’expression d’émotions, une confusion peut se créer entre une personne humaine et une machine, ce qui va nous amener à débattre de la notion même d’humanité et de dignité de l’être humain.

Cette problématique concerne le développement des robots androïdes sous toutes les formes et pour toutes applications. Je pense, entre autres, aux robots sexuels, qui peuvent prendre une forme féminine, mais aussi celle d’un enfant : se pose alors la question de l’usage qui peut en être fait.

D’autres questions se posent concernant la notion de droit du robot. Le Parlement européen, dans une résolution de février 2017, a expliqué qu’en attribuant la personnalité juridique à ces machines, elles pourraient être rendues responsables de leurs actes. Mais dans la mesure où il s’agit, non pas d’une voiture, par exemple, mais d’une entité qui ressemble à un être humain et qui tend à se comporter comme un être humain, la voie est ouverte vers la confusion entre personnalité juridique – éventuelle – et droits. Les droits sont généralement énoncés quand on cherche à protéger une entité. De mon point de vue, le fait que la personne humaine puisse être confondue avec une machine amènera assez facilement à donner à la machine des droits pour que, justement, elle puisse être préservée du fait de sa ressemblance avec la personne humaine.

Cela soulève des questions éthiques, mais aussi des questions juridiques qui peuvent passer relativement inaperçues, rien n’interdisant aujourd’hui de développer des robots androïdes ni des machines qui font semblant d’être des êtres humains. L’une d’elles s’appelle d’ailleurs Sophia, et elle est exhibée dans des conférences internationales. L’Arabie Saoudite lui a donné la citoyenneté, montrant ainsi son intérêt pour les nouvelles technologies. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres, qui montre que nous sommes sur une pente glissante, qui peut se généraliser.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie.

Conviendrait-il, selon vous, d’introduire dans la loi une exigence d’explicabilité des algorithmes, selon laquelle les concepteurs de ces algorithmes mettraient à disposition des professionnels – notamment dans le domaine de la santé – des informations pour leur permettre une compréhension du fonctionnement de ces algorithmes ? Il s’agit là de recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et du Conseil d’État. Cela serait-il vraiment opérationnel, et pourrait-on étendre cette exigence au patient ?

S’agissant du développement des robots androïdes, devons-nous légiférer sur ce sujet ? De quelle manière ? Ou devons-nous, justement, ne pas légiférer pour ne pas aller vers une personnalité juridique des robots ?

Enfin, selon vous, devons-nous nous situer dans une logique de législations nationales, ou bien dans une logique européenne, voire mondiale ?

M. Raja Chatila. L’exigence d’explicabilité est importante, car elle ne va pas de soi. Un cadre devra être élaboré et il faudra poser un impératif de transparence, d’abord de la part de l’entité qui exploite le système – je ne parle pas de son concepteur. Elle devra expliquer comment son système fonctionne, sans remettre en question, bien entendu, la protection de la propriété industrielle ou intellectuelle. Si le système fonctionne sur des bases de données d’apprentissage, elles devront être accessibles, afin que l’on puisse vérifier qu’il n’a pas été affecté de biais. Si un certain nombre de valeurs, de priorités, ont été choisies pour être prises en compte dans les décisions du système, elles devront, elles aussi, être connues.

Mais à qui devra-t-on expliquer ces algorithmes ? Aux spécialistes ? Aux patients ? À une autorité de certification ou de contrôle ? Dans tous les cas, l’exigence d’explicabilité nécessitera la transparence et les systèmes déployés devront pouvoir être certifiés. Les agences de certification devront donc se saisir des informations, tout comme les professionnels amenés à comprendre pourquoi la décision a été prise. Dans le domaine médical, c’est le médecin qui devra être le destinataire de l’explicabilité, à charge pour lui de transmettre, ensuite, les informations au patient.

S’agissant des robots androïdes, il sera difficile de légiférer sur leur développement : le cadre serait trop difficile à définir. En revanche, ne pas légiférer sur la notion de personnalité juridique me semble très important, et ce pour deux raisons : d’une part, la confusion possible entre l’être humain et la machine, quelle que soit la forme de celle-ci ; d’autre part, le risque de dédouaner le concepteur de ses responsabilités. Dans la mesure où ce dernier déploie un système, il doit, comme pour tout système technologique, être tenu pour responsable de ses conséquences et de ses dysfonctionnements. Et il le sera plus facilement si des standards industriels sont déterminés, visant à garantir le respect de ces exigences. Je suis donc d’avis de ne pas légiférer sur la notion de personnalité juridique.

Par ailleurs, si ces questions se posent sur un plan international, négocier des traités sera extrêmement compliqué. Le niveau européen est beaucoup plus aisé à envisager.

M. le président Xavier Breton. Merci de vos éclaircissements. Avant de laisser la parole au rapporteur, je rappellerai que la Nouvelle-Zélande a donné la personnalité juridique à un fleuve !

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je prolongerai cette question de la personnalité juridique, qui est importante. Ce matin, il nous a été donné tous les arguments pour lesquels il conviendrait de ne pas donner la personnalité juridique aux robots. Mais que devrons-nous faire si d’autres pays légifèrent en ce sens ?

Les malades reçoivent de plus en plus de propositions commerciales d’objets connectés, apparemment nourris d’informations confidentielles qui ont été détournées ou qui ont « fuité » : les diabétiques, par exemple, reçoivent des propositions concernant de nouveaux dispositifs connectés pour le diabète, les hypertendus pour l’hypertension, etc.

Deux problèmes se posent : d’une part, celui de la confidentialité, qui aurait dû empêcher que des commerciaux aient accès à ces dispositifs ; d’autre part, celui de la sanction à infliger à ceux qui s’approprient ces données.

Par ailleurs, qu’allons-nous faire si ce genre de procédure se multiplie ? Pour l’instant, il s’agit d’objets qui ne sont pas vraiment indispensables, parfois même pas utiles, mais peu à peu les patients deviennent vulnérables à ces propositions multiples et nous risquons une inflation de propositions commerciales qui ne fera que s’accentuer si nous n’y mettons pas bon ordre. Comment se protéger contre ce type de propositions ?

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) propose la création d’un comité d’éthique spécifique pour le numérique. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, ce matin, l’un de nos interlocuteurs nous a expliqué les avantages qu’il y aurait à créer un observatoire, dont la mission serait d’identifier tout ce qui se fait au niveau mondial afin de se prémunir d’objets, de systèmes, de dispositifs, provenant d’Asie ou autres, ne correspondant pas aux valeurs que nous souhaitons faire respecter dans notre pays. Êtes-vous favorable à un tel observatoire ? Si oui, doit-il être national ? Européen ?

M. Raja Chatila. Ces questions sont effectivement fondamentales.

S’agissant de la personnalité juridique et de la façon de se prémunir d’une initiative inopportune, je pense que l’Europe est suffisamment puissante et écoutée pour ne pas craindre ce qui vient d’ailleurs. Par ailleurs, elle donne l’exemple, en particulier à travers des réglementations protectrices du citoyen européen, comme le règlement général sur la protection des données (RGPD). En ce sens, il convient de continuer de considérer qu’une machine est une machine, donc un objet, et de ne pas tomber dans le piège qui consiste à dire que, puisqu’il y a un ordinateur derrière, cette machine a des capacités de prise de décisions...

Et dans la mesure où une machine est une machine, son exportation doit respecter un certain nombre de normes et de critères, qui la ramènent à sa qualité de machine. Il faudra donc ne pas reconnaître des appellations, des nominations, des caractérisations qui seraient données dans d’autres pays à des machines pour les assimiler à des humains. Rien ni personne ne peut obliger l’Europe à le faire.

Par ailleurs, si l’industrie européenne se trouvait impactée par un tel dispositif, elle serait, de fait, protégée et les pays européens ne pourraient pas tomber dans les mêmes travers, c’est-à-dire développer des systèmes de ce type.

Concernant la manière dont des malades sont approchés, sur la base d’informations confidentielles, par des commerciaux vendant des objets connectés, la confidentialité des données est un sujet extrêmement important et difficile à traiter. Il n’y a pas de code qu’on ne puisse « craquer ». Protéger les données collectées ou stockées par ces objets connectés est d’une grande importance. Je n’ai pas de proposition concrète à formuler, mais il convient de protéger le citoyen européen contre ces éventualités, de même que contre les produits pouvant être développés ou présents sur le marché dans d’autres domaines, et qui impactent ou dérangent la vie dudit citoyen. Car, au fond, il s’agit de cela : protéger les personnes vulnérables susceptibles d’être démarchées. La vulnérabilité peut être un critère de protection.

Il est certes possible de traiter la question de la protection des données personnelles acquises par objets connectés en programmant ces objets : par exemple, réaliser des machines dont l’utilisateur pourrait déterminer ce qui doit être oublié, ce qui doit être protégé, etc. Mais il s’agirait là d’une démarche relativement limitée, puisqu’une machine n’oublie rien, tout étant mis dans une case-mémoire qui n’est plus accessible à l’utilisateur, mais qui peut l’être à un spécialiste, notamment à un spécialiste malveillant.

Enfin, je suis plutôt favorable à la création d’un comité d’éthique du numérique et d’un observatoire, étant donné ce qui se passe au plan international.

Un observatoire nous permettrait d’obtenir une source d’informations fiables et évaluables quant aux développements qui sont cours à l’étranger. Un observatoire européen me paraît plus pertinent, même s’il n’est pas toujours facile de réaliser une structure européenne. Les valeurs et les critères peuvent être différents selon les pays, alors même que ces sujets sont discutés au sein du groupe de haut niveau sur l’IA, dont je fais partie. Cinquante-deux experts conseillent l’Union européenne dans sa politique, à la fois éthique et d’investissement.

Un comité français d’éthique du numérique serait également utile, car il s’agit d’un domaine vierge de toute évaluation éthique : en d’autres termes, tout est permis. En effet, dès lors qu’il n’y a pas d’expérimentation humaine, il n’y a pas de comité de protection des personnes (CPP) ni de CCNE à consulter. Tout devient possible et des prototypes, des systèmes peuvent être développés, qui aient un impact sur les êtres humains. C’est pourquoi un comité d’éthique du numérique serait pertinent.

M. le président Xavier Breton. Monsieur Chatila, je vous remercie.

 

 

 


– 1 –

Audition d’une représentante du Collectif “Intersexes et Allié.e.s” et de M. Benjamin Pitcho, avocat, et M. Benjamin Moron-Puech, enseignant-chercheur, de l’association GISS Alter Corpus

Jeudi 25 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous reprenons notre séquence d’auditions en accueillant une membre du Collectif Intersexes et Allié.e.s ainsi que deux représentants de l’association GISS-Alter Corpus : M. Benjamin Pitcho, avocat, et M. Benjamin Moron-Puech, maître de conférences à l’université Paris 2 Panthéon-Assas.

Madame, messieurs, nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous. La question des enfants dits « intersexes », c’est-à-dire des enfants présentant des variations du développement génital dès la naissance, est comprise dans le champ d’étude de notre mission d’information relative à la révision de la loi bioéthique. Une question qui soulève de nombreux enjeux, liés notamment au consentement aux soins ou à l’équilibre psychique des enfants concernés. Vos expertises sur ce sujet nous seront bénéfiques pour l’avancée de notre réflexion.

Je vais vous laisser la parole à tour de rôle, et nous poursuivrons par un échange de questions réponses.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. Je vous remercie de nous recevoir aujourd’hui. Je témoignerai en ma qualité de personne intersexuée et de représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s.

Je vous donnerai différents éléments de définition et vous expliquerai pourquoi les pratiques médicales de l’intersexuation posent des questions et des problèmes éthiques.

Premièrement, qu’est-ce que l’intersexuation ? Il est important de définir l’intersexuation, car c’est souvent là que se jouent un certain nombre d’enjeux.

Les associations se réfèrent généralement à l’intersexuation ou parlent de personnes intersexes ou intersexuées. La définition qui est retenue de façon consensuelle indique que les personnes intersexes sont, je cite, « nées avec des caractéristiques sexuelles ou génitales, gonadiques ou chromosomiques qui ne correspondent pas aux définitions typiques du mâle ou de la femelle ».

Ce terme et cette définition sont notamment utilisés par les organisations internationales, comme le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et par des organisations comme Amnesty International ou Human Rights Watch.

Voici deux éclairages supplémentaires, en termes de données et d’âge.

L’intersexuation est un phénomène bien plus courant que ce que nous pouvons imaginer. Si nous rassemblons l’ensemble des variations des caractéristiques sexuelles, le taux le plus couramment avancé, utilisé de façon consensuelle par les associations comme par les institutions internationales, est celui de 1,7 % des naissances. En France, ce taux correspond à peu de choses près à celui des personnes qui ont les cheveux roux.

S’agissant de l’âge, l’intersexuation n’est pas forcément découverte à la naissance : elle peut l’être pendant l’enfance, à l’adolescence ou parfois même à l’âge adulte. Mais, quel que soit l’âge, les personnes intersexuées rencontrent toujours une très forte invalidation, comme en témoignent les protocoles médicaux.

Deuxième point, pourquoi la prise en charge médicale des personnes intersexes pose-t‑elle des questions éthiques ?

La définition et les chiffres que je vous ai donnés ne sont pas explicités de cette façon dans les protocoles médicaux. Les personnes intersexes sont désignées par diverses appellations pathologisantes de syndromes rassemblés sous le sigle DSD – disorder of sex development, c’est-à-dire, en français, des anomalies, des désordres, des troubles du développement sexuel.

Quelles sont les pratiques existantes qui posent des questions éthiques ?

Après la Seconde Guerre mondiale, une série de changements institutionnels et de nouveautés technologiques a permis d’entreprendre l’effacement de ces variations corporelles, qui étaient considérées comme non conformes aux normes « mâles » et « femelles ».

Rapidement, un protocole de « correction » et de « conformation » des corps d’enfants se développe un peu partout en Occident. Les enfants intersexués sont dès lors soumis à des interventions non consenties, irréversibles et non cruciales pour le maintien de la santé. Voici une liste, non exhaustive, de ces interventions multiples et, je le répète, sans finalité thérapeutique : la clitoridectomie, la récession clitoridienne, la réduction du clitoris, la réparation de l’hypospade, la vaginoplastie, la dilatation vaginale, le retrait des gonades, la prescription d’hormones, etc.

Les personnes concernées peuvent rarement exprimer un consentement libre et pleinement éclairé, la décision de les soumettre à ces interventions étant prises par les parents, sous l’influence des professionnels médicaux.

Aujourd’hui, les évolutions technologiques et bioéthiques n’ont modifié qu’à la marge les protocoles et les prises en charge, même si l’enfant est aujourd’hui informé des opérations qu’il a subies. Auparavant, rien n’était dit à l’enfant, de peur qu’il développe une dysphorie de genre.

En France, les enfants intersexes sont toujours soumis à des opérations chirurgicales ou à des traitements hormonaux sans leur consentement éclairé et sans nécessité de santé.

Pour justifier ces actes médicaux, il est généralement avancé, notamment par le personnel médical, qu’ils favoriseront le bien-être psychique de la personne intersexuée et son insertion dans la société. Or, non seulement ces bénéfices ne reposent sur aucune étude scientifique, mais les préjudices liés à ces actes médicaux d’assignation sexuée sont largement ignorés par ces mêmes études ; ils sont par ailleurs très nombreux. Je cite : les ablations d’organes sains, les cicatrices très marquées, les infections des voies urinaires, la diminution ou la perte totale des sensations sexuelles, l’arrêt de la production d’hormones naturelles, la dépendance aux médicaments, le sentiment profond de violation de la personne et de pathologisation d’un corps sain, les souffrances induites par une assignation qui ne correspond pas forcément à l’identité de genre de la personne et la dépression, allant parfois jusqu’au suicide.

M. Benjamin Pitcho, avocat. Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation. Je remercie également la représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. pour son témoignage.

En effet, deux conditions sont aujourd’hui nécessaires pour la réalisation d’un acte médical dans notre pays : le consentement de la personne et l’existence d’une nécessité médicale ou thérapeutique – une utilité pour la personne elle-même.

M. Benjamin Moron-Puech reviendra sur la nécessité médicale ; quant à moi, je vous parlerai de la notion de consentement.

Le code de la santé publique et les droits fondamentaux prévoient que toute personne doit être mise en capacité de connaître les conséquences de l’acte qu’elle subit, les raisons de cet acte et ses implications. Évidemment, quand on parle de protocoles réalisés sur des enfants dès l’âge de trois ans, il est hors de question de considérer qu’un consentement valide ait pu être donné à ces actes. Nous pourrions considérer, avec une lecture un peu littérale du code de la santé publique, que ce sont les parents, ou plutôt les titulaires de l’autorité parentale, qui doivent donner ce consentement. Or, comme l’a parfaitement rappelé la repréentante du Collectif Intersexes et Allié.e.é.s, leur consentement a malheureusement été biaisé, puisque le regard médical porté sur l’intersexuation est un regard pathologisant, qui consiste à considérer l’intersexuation comme une anomalie qu’il faut corriger.

Il s’ensuit que les informations données sont parcellaires, biaisées, et vont nécessairement, dès lors que l’accord des titulaires de l’autorité parentale est demandé, induire un accord qui lui-même sera biaisé.

J’ai l’honneur de recueillir la confiance de certaines personnes intersexuées qui ont confié à mon cabinet la défense de leurs intérêts. Ainsi, je me suis aperçu que, dans la très grande majorité des cas, aucune information n’est donnée aux parents sur ce qu’est l’intersexuation, sur le caractère complètement sain de l’intersexuation dans l’immense majorité des cas, n’induisant aucune pathologie, ni à long terme ni à court terme, et sur les conséquences pour l’enfant, les parents, et d’autres personnes. Nous pouvons en déduire que ces actes sont réalisés sans le consentement de la personne et sont donc totalement illicites.

Je rappelle que nous parlons d’actes qui sont réalisés dès le plus jeune âge de l’enfant, c’est-à-dire dès trois ans. D’actes qui vont impliquer des conséquences à vie, et une assignation vers un genre qu’il ou qu’elle n’aura pas choisi, sous des prétextes strictement médicaux. Je rappelle aussi que des actes sont réalisés en période anténatale. Si le code de la santé publique accepte aujourd’hui la réalisation d’une interruption médicale de grossesse (IMG) en cas de maladie grave et incurable au moment du diagnostic, de nombreux services de médecine ont tendance à considérer que, lorsque l’intersexuation est développée in vitro et qu’elle est visible, elle relèverait d’une maladie grave et incurable qui justifierait une interruption médicale de grossesse.

La situation actuelle est gravissime. Les actes que subissent les personnes intersexes tout au long de leur vie d’enfant, puis tout au long de leur vie d’adulte, ne sont jamais choisis, jamais consentis. On enferme les personnes dans une situation pathologisante, du fait, non pas de leur intersexuation, mais du regard des autres et des actes qui sont réalisés.

Les personnes que nous représentons ont des parcours excluant toute possibilité d’insertion sociale, puisque, dès leur plus jeune âge, on leur ment. L’équipe médicale leur ment. Personne ne leur explique pourquoi, dès l’âge de trois ans, alors que tous les petits copains et les petites copines passent leurs vacances en famille, chez les grands-parents, ils sont opérés et passent leur enfance dans les hôpitaux à subir des actes chirurgicaux graves. J’insiste sur ce point : ils n’ont jamais eu leur mot à dire.

Parfois, certains interceptent un courrier. C’est le cas de l’une de nos clientes qui a intercepté, à l’âge de vingt-cinq ans, un courrier adressé par le médecin à la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) à la suite de sa demande de prestations sociales, mentionnant le fait qu’elle était intersexuée. Ma cliente a ainsi découvert son état à cette occasion. Tout au long de sa jeunesse, les médecins écrivaient textuellement, dans son carnet médical : « il faut impérativement mentir à cette jeune fille, pour lui faire croire que c’est une petite fille et qu’elle n’ait aucun doute sur son genre ». Telle est la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, et qui est gravement préjudiciable aux droits des enfants.

À cette violence sociale s’ajoute évidemment une violence juridique particulièrement insupportable pour ces personnes. Elles viennent nous voir et, quand elles saisissent les tribunaux, ceux-ci leur opposent systématiquement la prescription, les actes ayant été effectués dans leur tendre jeunesse. Or, vous l’imaginez bien, le temps qu’elles puissent réaliser la situation, se construire une personnalité autre que celle qui a été détruite par ces actions et entamer une démarche judiciaire, le délai de prescription est écoulé.

Bien que nous ne favorisions pas systématiquement la voie judiciaire, nous avons plusieurs fois porté plainte avec constitution de partie civile pour actes de mutilation. Le juge d’instruction a parfois refusé d’instruire. Nous nous sommes donc pourvus en cassation pour contester ces arguments, en faisant valoir le fait que les personnes étaient dans l’impossibilité matérielle et psychologique de connaître leur état, rendu pathologique, encore une fois, par ces interventions et aucunement par leur état d’intersexuation. La Cour de cassation a considéré que cela ne revêtait pas le caractère d’un obstacle insurmontable. Un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme est aujourd’hui en cours.

M. Benjamin Moron-Puech, maître de conférences à l’université Paris 2 Panthéon-Assas. Comme vous l’a indiqué maître Pitcho, toute atteinte à l’intégrité physique est en principe proscrite, sauf si elle intervient dans un cadre médical. Ce principe, c’est le Parlement, en 1994, qui l’a posé, et il figure à l’article 16-3 du code civil. Aujourd’hui, un certain nombre de personnes viennent nous trouver pour se plaindre de la mauvaise application de ce principe.

Je m’efforcerai donc de vous démontrer que la notion de nécessité médicale, telle que vous l’avez dégagée en 1994, est aujourd’hui largement méconnue des personnes intersexuées et, plus largement, des minorités corporelles, c’est-à-dire des personnes qui naissent avec un corps différent et que la médecine veut normaliser ; je pense, par exemple, aux personnes sourdes qui subissent la pose d’implants cochléaires.

La loi a souhaité protéger toutes ces personnes, avec l’exigence d’une nécessité thérapeutique. L’exigence était déjà, en 1994, évoquée dans la jurisprudence. Elle était même dans l’air du temps dès la Seconde Guerre mondiale, puisqu’elle avait été affirmée très clairement par les tribunaux. Elle a ensuite été posée dans la loi de 1994, la nécessité médicale étant une question qui relève de la bioéthique.

Qu’entend-on par nécessité médicale ? Initialement, on parlait de nécessité thérapeutique. On a évolué vers la notion de nécessité médicale, notamment parce que les médecins souhaitaient, non seulement disposer de plus de souplesse, mais également intégrer, dans le cadre du droit commun, la question de certains actes contraceptifs qui pouvaient leur faire craindre d’engager leur responsabilité pénale. Mais derrière cette notion de nécessité médicale existent toujours un certain nombre de finalités limitées : la finalité thérapeutique, la finalité contraceptive et, éventuellement, la finalité esthétique.

Pour les personnes intersexuées, la seule finalité dans laquelle se placent aujourd’hui les médecins est thérapeutique. Ils prétendent soigner des enfants qui ont des problèmes. Ils ne pratiquent pas d’actes esthétiques, ils ne s’inscrivent pas dans les règles prévues par le code de la santé publique pour la chirurgie esthétique, qui sont beaucoup plus protectrices du consentement. Ils ne s’inscrivent pas non plus dans un protocole expérimental, également beaucoup plus protecteur du consentement. Non : ils prétendent faire du thérapeutique. Mais en font-ils vraiment, et les actes qu’ils réalisent sont-ils absolument nécessaires ?

Qu’est-ce que le thérapeutique ? Un grand philosophe français de la médecine, Georges Canguilhem, a réfléchi longuement sur « le normal et le pathologique ». Selon lui, le pathologique ne peut être défini par le simple corps médical qui, partant d’une rareté statistique, d’un constat, ne pourrait établir objectivement ce qu’est une pathologie ni, donc, la thérapeutique destinée à guérir cette pathologie. Non, nous dit Canguilhem, il faut nécessairement partir de la personne. C’est ce qu’a fait le législateur en 1994 en introduisant la « nécessité thérapeutique pour la personne » – pour la personne elle-même, car on ne peut pas construire une pathologie sans le consentement des personnes.

Alors, que nous disent aujourd’hui les personnes intersexuées qui prennent la parole ? Elles nous disent : nous ne sommes pas malades ! Un combat est mené auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour sortir complètement l’intersexuation de la liste des maladies. Certains États, comme Malte, ont prévu, quand bien même l’OMS conclurait que les personnes intersexuées ou transgenres sont malades, que cette classification ne serait pas reconnue dans une loi. C’est une sage disposition dont vous pourriez vous inspirer.

Toujours est-il que les professionnels de santé ont tendance aujourd’hui à considérer les personnes intersexes comme des personnes malades. Certes, elles montrent une variation, une caractéristique physiologique rare, tout comme les personnes qui ont les cheveux roux sont moins fréquentes que les autres ; mais cette rareté ne met pas en péril leur existence, leur santé, leur capacité à vivre dans la société.

S’il y a un problème, il est généré, non pas par ces personnes, mais par les normes sociales qui fabriquent une maladie et qui fabriquent éventuellement des dépressions chez ces personnes. L’intersexuation n’est rien d’autre qu’un phénomène qui avait été fort bien décrit par Frantz Fanon dans les années 1950. Ce ne sont pas les personnes intersexes qu’il faut soigner, mais la société, notamment en changeant ses normes. C’est pourquoi nous sommes ici, aujourd’hui, devant le législateur, pour rappeler que les règles doivent être respectées.

Concernant la condition de nécessité médicale, il manque le premier élément, à savoir le caractère thérapeutique, la finalité thérapeutique. À supposer même que le caractère pathologique soit établi, encore faudrait-il établir aussi la nécessité. Cela signifie, d’une part, que l’acte que les médecins réalisent ait plus d’avantages que d’inconvénients, et, d’autre part, que cet acte soit le seul à même de traiter, de la meilleure façon possible, cette maladie – à supposer que ce soit une maladie.

Faisons la balance bénéfices-risques. Disposons-nous aujourd’hui d’études démontrant que les personnes intersexuées opérées sont plus heureuses après qu’avant ? Non. Une étude réalisée dans les années 1950 par le docteur John Money, premier médecin à opérer des personnes intersexuées, tendait plutôt à démontrer que les personnes non opérées étaient plus heureuses que les personnes opérées. Cela n’a pas empêché M. Money, pour développer sa pratique, de procéder à des opérations, prétextant que ces personnes « seraient encore plus heureuses » grâce au progrès et aux nouvelles et meilleures techniques. Aujourd’hui, la preuve de cette nécessité n’est pas apportée.

S’agissant de la question de savoir si d’autres actes, moins coûteux, seraient possibles, les médecins ont-ils pris la peine de comparer les actes qu’ils réalisent avec un simple suivi psychologique, qui peut être fait par des psychologues ou d’autres personnes intersexuées, plus âgées, et qui pourrait aider les parents et la personne concernée à faire face aux difficultés rencontrées dans une société hostile à cette condition ?

Les actes commis sur les personnes intersexuées n’ont ni un caractère thérapeutique ni un caractère de nécessité médicale, au sens où l’entend le législateur. Cette conclusion, tirée par quelques chercheurs, dont je fais partie, a été reprise, cette année, par le Conseil d’État, dans son avis de 2018, que nous vous avons communiqué.

Le Conseil d’État affirme en effet qu’il y a ni situation pathologique – au motif qu’il n’y a pas de lésions – ni nécessité d’intervenir. De sorte que, aujourd’hui, nous sommes face à une pratique qui contrevient manifestement à l’article 16-3 du code civil. Alors que faire face à cette pratique ? Je laisserai maître Pitcho et la représentante du Collectif Intersexes Allié.e.s apporter quelques réponses.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. Le cadre législatif existant protège suffisamment les personnes intersexuées, et notamment les enfants. Le problème est que personne n’établit un lien entre l’intersexuation et une vision dépathologisée de l’intersexuation, que l’on pourrait simplement nommer « variations du développement sexuel ». Un tel lien a pourtant été fait par un certain nombre de médecins, notamment en Suisse, qui ont pris en charge l’intersexuation dépathologisée et qui, a fortiori, ne pratiquent aucune intervention précoce sur l’enfant.

Je rappellerai que ces actes médicaux ont été condamnés à plusieurs reprises par l’Organisation des Nations unies (ONU), en 2016, mais aussi en France, par un certain nombre d’organisations, notamment par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et, en juillet dernier, par le Conseil d’État. Tous ces avis, toutes ces recommandations visent à pousser le législateur à interdire ces actes.

La demande la plus claire formulée par le Collectif Intersexes et Allié.e.s. est la suivante : nous demandons, par voie de circulaire, un rappel à la loi. Ce rappel à la loi peut être fait, soit par le législateur, soit par l’exécutif par le biais d’une circulaire. Une circulaire qui préciserait que, ces variations n’étant pas considérées comme des pathologies, les actes médicaux sont illicites.

M. Benjamin Pitcho. Comme cela a été rappelé, l’ONU et le Conseil de l’Europe ont condamné la France, et le Conseil d’État a rappelé, très récemment, que le droit positif permettait de considérer que les opérations d’assignation sexuée étaient illicites. Pourtant, à l’heure à laquelle nous parlons, dans les services hospitaliers, financés par la sécurité sociale, donc par des fonds publics, des actes d’assignation sexuée sont réalisés – peut-être pas tous les jours, mais très fréquemment. Il y a là un vrai hiatus entre la pratique et l’état du droit.

Alors que faire ? Pouvons-nous nous contenter de dire qu’il n’y a pas lieu à modifier la loi, puisqu’elle est en elle-même satisfaisante ? La réponse est évidemment négative, dans la mesure où cet état législatif ne permet pas une application correcte et une transposition correcte de la loi dans les faits, des mutilations étant réalisées tous les jours au nom de notre République française. C’est la raison pour laquelle nous avons l’honneur de vous demander de modifier la loi, par un biais interprétatif qui rappellerait que toute opération d’assignation sexuée subie par une personne contre son consentement est formellement interdite.

M. Benjamin Moron-Puech. J’ajouterai, si vous me le permettez, que chacun peut interpréter un texte : le gouvernement, le citoyen, le médecin. Mais une interprétation prévaut sur toutes les autres : celle du législateur. C’est la raison pour laquelle, il me semble indispensable que vous rappeliez la notion de nécessité médicale, telle que vous l’avez entendue en 1994 et que vous indiquiez que, dans le cas présent de l’intersexuation, les actes réalisés sont illicites. Ce faisant, vous rejoindrez un certain nombre de législateurs qui ont déjà pris cette initiative. J’évoquais tout à l’heure Malte, je pourrais également citer le Portugal, la Grèce, et d’autres encore.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie.

Vous avez évoqué l’avis du Conseil d’État. Or, dans son rapport préalable à la révision de loi bioéthique, il suggère d’inscrire dans la loi la possibilité de reporter la mention du sexe à l’état civil faite lors de la déclaration de naissance, lorsqu’un doute existe sur le sexe d’un nouveau-né.

Êtes-vous favorables à cette proposition ? Si oui, des délais devraient-ils être inscrits dans la loi, et lesquels ?

M. Benjamin Pitcho. Je vous fournirai une réponse très technique et laisserai ensuite la parole à la représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s, les personnes intersexes étant les premières personnes concernées sur ce sujet.

Il est évident que l’état civil est un enjeu crucial dans la mesure où il permet, implicitement et socialement, de réaliser ces opérations d’assignation. Y a-t-il une nécessité de reconnaître un troisième sexe, un sexe neutre, un genre autre, ou quoi que ce soit d’autre ? Notre cabinet – et je salue ici ma consœur Mila Petkova, qui suit particulièrement ces affaires – souhaite que soit permise l’inscription d’une autre mention que « masculin » ou « féminin », bien que ce ne soit pas une revendication prioritaire des personnes concernées.

Reporter, oui : c’est déjà le cas aujourd’hui. Reporter avec un délai qui serait préfixe ne serait pas, à mon avis, forcément la chose la plus efficace, puisque il peut y avoir des variations et des appréciations individuelles.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. Le Collectif Intersexes et Allié.e.s a une vision assez ambitieuse, s’agissant de la question de l’état civil, puisque nous souhaitons l’abrogation des normes de genre, afin que la personne puisse s’autodéterminer comme elle le souhaite – en homme, en femme ou avec une identité de genre non binaire. De la même manière que les races ont disparu de l’état civil, nous pourrions tout à fait faire disparaître le genre.

Je suis néanmoins consciente que le question n’est pas prête à être débattue. Nous ne sommes d’ailleurs pas favorables à un tel débat aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que le débat aurait tendance à se focaliser sur les questions de l’identité de genre et de l’inscription du sexe à l’état civil, alors que notre priorité est l’arrêt des interventions et des traitements hormonaux non consentis.

Mais pour revenir à votre question, la première chose que l’on nous renvoie – j’insiste, car c’est très important pour nous – est : « Si vous n’êtes ni femme ni homme, qu’est-ce que vous êtes ? » Pourquoi ne pas modifier les dispositions de l’état civil pour permettre aux personnes intersexes de répondre à cette question ? Un délai pourrait être mis en place.

Nous sommes opposés à la création d’un troisième genre, d’un troisième marqueur, comme c’est le cas en Allemagne, en Australie ou en Argentine, car il serait source d’une nouvelle discrimination. Les médecins, par exemple, expliqueront aux parents qu’ils ne doivent pas laisser leur enfant dans un état indéterminé. Un troisième marqueur serait donc une pression supplémentaire à l’assignation d’un sexe – un « sexe d’élevage », comme disent certains.

La question de l’état civil est un débat que nous aurons un jour, mais ce n’est pas l’urgence. Je le répète, l’urgence est d’arrêter les actes médicaux et de laisser le choix à l’enfant de s’autodéterminer. Mais si je dois répondre, ma réponse sera celle-ci : assignons un sexe lors de la naissance et permettons ensuite à la personne de choisir. J’irai même plus loin : facilitons le changement de genre à tout le monde.

M. le président Xavier Breton. J’entends vos réponses et je ne voudrais pas réduire le débat à cette question, mais l’état civil fait référence au sexe et non au genre.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. Le sexe, c’est quoi, monsieur ?

M. le président Xavier Breton. La réalité corporelle.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. Qu’est-ce que le sexe pour une personne intersexe ?

M. le président Xavier Breton. J’entends, madame, et je ne prétends pas répondre à la question. Je rappelle simplement que l’état civil ne reconnaît pas le genre.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. C’est exact.

M. le président Xavier Breton. Je comprends bien que cela pose un problème pour les personnes intersexuées. Mais l’état civil n’est pas aujourd’hui dans une logique de genre ; il est dans une logique de sexe.

M. Benjamin Moron-Puech. Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, vous devez vous concentrer sur les mesures bioéthiques. Or, il me semble que la question de la mention du sexe à l’état civil ne relève pas de la bioéthique. En 2013, l’Allemagne a adopté une loi ouvrant la possibilité de ne pas inscrire la mention du sexe d’une personne intersexuée, mesure que la jurisprudence a ensuite étendue aux transgenres, mais qui n’a eu aucune conséquence sur les actes médicaux d’assignation sexuée. Une étude de 2016 a évalué le nombre d’actes médicaux avant et après la loi : leur nombre a augmenté.

Ne nous trompons pas de cible : quand bien même vous estimeriez que cette question relève de la bioéthique, veillez à ne pas adopter une législation qui serait discriminatoire. Il me paraît important, si vous décidez d’allonger le délai de plusieurs mois, de le faire pour tout le monde.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Madame, messieurs, je vous remercie pour toutes ces informations.

Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, ce qui nous importe est d’enrichir la réflexion concernant l’identité, en particulier sexuelle, la reconnaissance sociale, qui doit être accordée, la dignité, le respect, l’absence de discrimination et la confidentialité – toutes questions sur lesquelles vous rencontrez bien des difficultés – mais également de nous assurer de l’absence de traumatismes physiques ou psychiques, qu’ils soient déclenchés par le corps médical, les soignants ou d’autres, enfin de nous préoccuper du meilleur épanouissement possible de la sexualité et de la procréation, lorsqu’elle est possible ou qu’elle peut être suppléée.

Sur tous ces points, nous avons besoin que vous nous donniez des indications pour nous aider à apporter, dans la loi, des améliorations par rapport à l’existant.

Dans toutes les remarques que vous avez formulées, une partie peut dépendre de la loi, mais nombreuses sont celles qui dépendent, en fait, de l’application et de la réglementation. Vous avez d’ailleurs vous-même évoqué le souhait d’une circulaire visant à rappeler la loi. Une telle circulaire ne peut être émise que par le ministère des solidarités et de la santé.

Nous le savons, des lois ne sont pas correctement appliquées, mais le législateur n’a pas le pouvoir d’adopter une nouvelle loi demandant d’appliquer la loi existante. Il appartient à l’exécutif de faire appliquer les lois, même si nous avons un regard de contrôle sur l’application des lois.

Madame, pouvez-vous nous dire comment décider, avec l’enfant ou le jeune adulte, du meilleur moment pour faire un choix : le choix du sexe, le choix de subir, ou non, des interventions et des traitements hormonaux ?

Dans la mesure où cela conduirait à reporter toute intervention, comment faciliter la démarche d’un tel choix à une personne intersexe qui souhaiterait procéder à des changements ? Concrètement, pourrions-nous faire évoluer la loi dans ce sens ?

En vous écoutant, je me disais que, si loi il doit y avoir, il s’agirait, non pas d’une loi portant sur des aspects techniques, mais d’une loi sur les droits des personnes non malades, des personnes vulnérables.

Le droit des personnes doit être mis en avant. Or, trop souvent, dès lors qu’un traitement doit être prescrit, nous fonctionnons encore sur un mode paternaliste, lourd et excessif, qui veut que seul le corps médical puisse prendre des décisions médicales.

Un équilibre doit être trouvé et votre revendication, me semble-t-il, doit être non pas « contre » quiconque, mais « pour » : pour le droit d’être maître de son destin et de ses choix individuels.

La représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s. Dans le cadre d’une campagne que nous avons lancée à la rentrée, et qui s’intitule « Ce sera son choix » – changer son corps ou non, ce sera son choix – nous avons interpellé la ministre de la santé et la ministre de la justice pour obtenir cette circulaire de rappel à la loi. Mme Buzyn nous a répondu qu’elle n’avait pas le temps, ni de traiter le sujet, ni de nous recevoir. Je le comprends tout à fait, dans la mesure où l’Assemblée examine en ce moment le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Nous pourrions cependant être reçus par son cabinet, le sujet étant souvent discuté.

Si nous tenons tant à être reçus, c’est parce que nous constatons une mauvaise compréhension des enjeux. D’abord, nombreux sont ceux qui parlent à notre place. Des organisations sont entendues, parlent en notre nom et, de fait, expriment des revendications qui ne sont pas les nôtres : par exemple, la volonté d’un troisième sexe ou l’allongement du délai de déclaration de l’enfant. Notre seule revendication à ce jour est l’arrêt des mutilations.

Nous aimerions donc expliquer à la ministre qu’un rappel à la loi peut être simple, rapide et qu’il serait à l’honneur du gouvernement français de dépathologiser l’intersexuation, de la même manière qu’ont été dépathologisées l’homosexualité et la transidentité. Le prochain grand chantier sera l’intersexuation.

Si l’exécutif ne souhaite pas nous recevoir et qu’aucune circulaire n’est prise, le législateur peut se saisir de la question, notamment à travers un article ou un amendement interprétatif de la loi, qui définirait un certain nombre de choses et rappellerait le caractère illicite des actes que nous évoquions.

Le Parlement peut aussi, dans le cadre de son activité de contrôle, intervenir sur les questions de planification et de financement de la santé, ou commander des rapports sur cette question, une fois que ces actes auront été reconnus comme illicites.

Quel est, pour une personne intersexe, le meilleur moment pour faire un choix, si choix il doit y avoir ? Nous plaidons pour une redéfinition totale de la prise en charge. En effet, des protocoles de santé ont été publiés en février dernier, démontrant l’absence de toute évolution dans la prise en charge.

Nous souhaitons donc une redéfinition totale des protocoles. Nous ne nous voilons pas la face : nous n’ignorons pas que, pour les parents, accueillir un enfant intersexe est compliqué. Mais les associations de personnes intersexuées peuvent aider les parents à dédramatiser la situation. La personne intersexuée existe : dans un monde largement binaire, elle démontre par son existence les variations du vivant, du sexe, et la possibilité d’associer l’identité de genre à différents types de caractéristiques sexuelles.

Dans cette redéfinition, la question du choix se posera, mais elle devra se poser de la façon suivante : puis-je être une fille avec un micropénis ? Est-ce grave ? Personnellement, je ne le crois pas, mais ce n’est pas à moi d’en décider : peut-être une jeune fille intersexe souhaitera-t-elle bénéficier d’une intervention, mais ce sera son choix et non le choix des parents, même s’ils vivent son état à la naissance comme un drame. J’insiste sur le fait qu’il est possible de dédramatiser et de déconstruire ce drame, de présenter aux parents des associations, d’autres enfants, d’autres parents confrontés à la même situation. Un espace de dialogue existe, où l’intersexuation n’est pensée ni comme un drame, ni comme une pathologie.

Toujours en ce qui concerne le choix, il conviendra de s’assurer, auprès du médecin, que tout acte, toute intervention résultera d’un consentement éclairé et exprimé. La personne souhaitant une transformation devra être en mesure de se voir expliquer les bienfaits attendus et les risques de l’intervention. Ces mêmes questions se posent pour la transidentité. La question de l’âge est un faux débat : ce qui est importe est de définir si la personne est en capacité ou non de prendre une décision.

Il est toujours très difficile pour une personne intersexuée d’exister. Aujourd’hui, je peux témoigner et porter des revendications devant vous, et même si je le fais de façon anonyme, j’en étais encore incapable il y a un an. Si je peux parler, aujourd’hui, de l’intersexuation avec des termes dépathologisés, je n’accepte toujours pas un certain nombre d’actes qui ont été réalisés sur mon corps.

Pour que l’intersexuation ne soit plus vécue comme un drame, les personnes intersexuées doivent exister pour ce qu’elles sont et, de fait, exprimer leur consentement à d’éventuelles interventions. Sinon, nous resterons dans une politique d’effacement et d’éradiction de l’intersexuation, dans laquelle un grand nombre d’enfants ne pourront pas se reconnaître. Ces enfants, une fois opérés, n’ont pas les mots pour se définir, pour se dire intersexes. Ils n’ont pas non plus les mots pour expliquer pourquoi ils vont mal et se sentent déprimés. Les seuls mots qu’ils ont à leur disposition sont des termes pathologisants ; des termes terribles pour se penser quand on est adolescent – et même adulte.

L’exercice de dépathologisation se traduira par un champ lexical autre, celui de la variation du développement sexuel, et par une dédramatisation de la situation.

M. Benjamin Pitcho. Une loi pourrait être construite selon trois axes principaux.

Le premier axe consisterait à favoriser l’autodétermination et à rappeler par le biais interprétatif l’interdiction de toute mutilation et de toute intervention sans le consentement de la personne.

Le deuxième axe concernerait la santé publique. En effet, depuis un certain temps, le législateur abandonne la santé publique à l’exécutif, une situation qui est insatisfaisante par ses conséquences. La classification commune des actes médicaux (CCAM) contient de très nombreuses indications qui sont aujourd’hui exclusivement réservées aux opérations d’assignation sexuée ; si ces indications étaient supprimées, la possibilité de réaliser des opérations d’assignation sexuée dans les hôpitaux disparaîtrait.

De la même manière, la Haute Autorité de santé (HAS) a publié récemment un protocole national de diagnostic et de soins (PNDS) relatif à tout ce qui concerne les soins à apporter aux personnes intersexués. Ce PNDS est très pathologisant, et nous l’avons attaqué pour en obtenir l’annulation devant le juge administratif. Tout cela montre bien que le législateur a abandonné la politique de santé publique à l’exécutif, qui ne suit pas les dossiers. Nous avons alerté le ministère, qui nous a répondu que la ministre était trop occupée pour nous répondre.

Le troisième axe d’une future loi consisterait à prendre diverses mesures, impératives, d’ordre social. Il s’agirait de mesures d’éducation, à mettre en œuvre avec les personnes concernées car, comme l’a très bien expliqué la représentante du Collectif Intersexes et Allié.e.s, il faut permettre à ces personnes de poser des mots sur leur identité – et non sur leur état – et à tous les citoyens de savoir que l’intersexe existe. Et naturellement, pour réparer ce qui a été fait, et malgré la pénurie financière que connaît notre pays aujourd’hui, il conviendrait de créer un fonds visant à réparer les préjudices causés aux personnes qui ont subi des interventions sans leur consentement et à favoriser leur insertion sociale.

La création d’un fonds d’indemnisation sera toujours bien moins coûteuse que la réalisation systématique d’opérations d’assignation sexuée, qui impliquent des plateaux techniques extrêmement coûteux et la mobilisation de professionnels de santé, sans oublier les conséquences sociales extrêmement délétères, car désociabilisantes, que font peser ces opérations sur les personnes concernées.

M. Benjamin Moron-Puech. Monsieur le rapporteur, vous indiquiez tout à l’heure que le pouvoir exécutif était seul compétent pour faire un rappel à la bonne application de la loi. Mais il ne s’agit pas, ici, me semble-t-il, d’une mauvaise application de loi, comme ce peut être le cas pour la consommation de cannabis ou la prostitution, où la loi se heurte à une opposition sociale. Il s’agit d’un problème d’interprétation. Les professionnels de santé ne disent pas « je viole la loi et j’en suis conscient ! » : ils sont convaincus d’agir pour le bien-être des patients. Vous êtes vous-même médecin, monsieur le rapporteur, et savez que les médecins pensent bien faire. Il s’agit donc de leur rappeler que l’interprétation qu’ils ont de la réalité est erronée et se heurte au principe de la nécessité médicale, telle que vous l’avez conçue. Il me semble donc que vous seriez véritablement dans votre rôle de législateur en rappelant que le texte n’est pas correctement interprété par les médecins et leur ministre de tutelle.

Par ailleurs, un recours a été déposé contre la décision de la ministre visant à faire rembourser ces actes médicaux, décision illégale en ce qu’elle contribue à financer des actes illicites de mutilation. Pourquoi souhaite-t-elle ce remboursement ? Parce qu’elle est convaincue que ces actes ne sont pas illégaux, qu’ils répondent à une nécessité médicale.

Et Mme Buzyn n’est pas la seule à penser de cette façon. Selon M. Vincent Guillot, une personne intersexe qui a été reçue, en 2014, par des représentants du ministère de la santé et du ministère de la justice, ceux-ci ont expliqué qu’ils n’interviendraient pas, le sujet étant trop compliqué.

Un autre aspect de la loi est à revoir : celui concernant les mineurs. Aujourd’hui, ce sont les parents qui donnent leur consentement aux soins à prodiguer aux mineurs. Il est très rare qu’un mineur puisse faire entendre sa voix. Il existe bien une possibilité, très étroite, ouverte par l’article L. 1111-5 du code de la santé publique, mais elle ne donne satisfaction ni aux mineurs intersexués, dont certains souhaiteraient bénéficier d’opérations alors qu’ils sont, par exemple, en rupture avec leur famille, ni aux personnes transgenres.

Je ne vous demande pas de créer quelque chose qui n’existe pas, mais d’étendre aux mineurs les dispositions concernant les majeurs protégés. Le majeur protégé décide seul des actes strictement personnels ; faisons de même pour le mineur ! Qu’y a-t-il de plus personnel que de décider de son identité sexuelle ?

Enfin, le dernier aspect est celui de la procréation. Soyez attentifs à ne pas oublier les personnes intersexes dans les dispositions que vous prendrez concernant la procréation, qu’il s’agisse de la procréation médicalement assistée ou de la filiation. Si vous raisonnez de façon binaire – homme et femme –, cela posera des difficultés. Pensez-y au moment où vous aborderez ces questions.

M. le président Xavier Breton. Madame, messieurs, je vous remercie

 


– 1 –

M. Cyrille Dalmont, juriste et chercheur associé en intelligence artificielle à l’Institut Thomas More

Jeudi 25 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous achevons notre séquence d’auditions de ce jour en recevant M. Cyrille Dalmont, juriste et chercheur associé en intelligence artificielle à l’Institut Thomas More.

Monsieur, nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant la mission d’information. La question de l’intelligence artificielle (IA) est très médiatisée. Elle ouvre des perspectives d’évolution de la pratique de la médecine et semble engendrer des inquiétudes, des fantasmes. La question de la potentielle régulation de l’intelligence artificielle en santé et de ses conséquences éthiques étant l’un des enjeux majeurs de la révision de la loi de bioéthique, nous souhaiterions bénéficier de votre expertise et connaître votre positionnement sur ces sujets.

Je vais vous laisse la parole pour un exposé liminaire, nous procéderons ensuite à un échange de questions et de réponses.

M. Cyrille Dalmont, juriste et chercheur associé en intelligence artificielle à l’Institut Thomas More. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie de m’avoir invité à évoquer devant vous la question, multiforme et aux contours parfois flous, des implications de l’intelligence artificielle et de son développement fulgurant dans les champs couverts par la loi relative à la bioéthique.

De fait, l’intelligence artificielle, la robotique et la domotique envahissent notre quotidien à une vitesse inimaginable. Les mondes de la santé, de la recherche, de la médecine du quotidien – notamment la télémédecine –, de la médecine prédictive ou encore le choix de l’humain en dernier recours vont être totalement transformés et impactés par des technologies qui n’existaient pas quand les soignants d’aujourd’hui ont commencé leurs études.

La vitesse de diffusion des objets connectés et des logiciels experts est exponentielle. Il y a dix ans, lorsqu’on parlait de domotique, il s’agissait de portes de garage électriques ; il y a cinq ans, il s’agissait d’interphones vidéo ; aujourd’hui nous parlons, par exemple, de montres qui calculent, en temps réel, votre rythme cardiaque, votre pression artérielle, votre taux d’oxygène dans le sang, tout en stockant ces informations dans un cloud qu’une intelligence artificielle, à l’autre bout du monde, peut analyser en quelques secondes, afin d’en déduire votre état de stress, de fatigue, votre capacité au travail, etc.

Dans son avis n°129 du mois dernier, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) qualifie même ce rythme de diffusion du numérique au sein de notre système de santé de « fait majeur irréversible ». Le monde de la santé, comme le reste de notre environnement, va changer. Les répercussions pour les patients et les soignants vont être colossales.

Pour tenter de vous apporter mon modeste éclairage, qui sera plus éthique et juridique que technique, mon intervention sera articulée en trois temps : d’abord, je m’efforcerai de vous faire prendre la mesure du brouillard d’incertitude dans lequel nous baignons sur ces sujets ; ensuite, je voudrais vous montrer, vous convaincre si nécessaire, de l’urgence d’une réappropriation de ces sujets par le politique et d’une authentique régulation ; enfin, je passerai en revue un certain nombre d’enjeux concrets et opérationnels, pour lesquels je me permettrai de vous soumettre quelques recommandations et quelques pistes de réflexion.

La révision de la loi de bioéthique devra se faire sur la base des connaissances actuelles, mais également sur celle d’une anticipation, bien délicate, de ce que sera l’état de la science et de la technique dans les prochaines années.

Sans faire de science-fiction, vous allez devoir anticiper des évolutions techniques qui ne sont, parfois, même pas à l’état d’idées ou d’intuitions dans la tête des chercheurs, et qui, d’ici à cinq à dix ans, auront envahi notre quotidien.

C’est cette vision prospective que le juriste que je suis et le législateur que vous êtes redoutons, nous qui sommes habitués à étayer nos raisonnements sur des normes et des outils déjà existants : responsabilité du fait d’autrui, du fait des animaux, du fait des produits défectueux, du fait des choses.

Réflexe naturel, mais raisonnement partiel, car aucun de ces régimes juridiques ne résiste à une analyse poussée de la situation qui se profile devant nous. Conclusion à laquelle arrivent Mmes Julia Petrelluzzi et Marie Miliotis dans leur ouvrage L’intelligence artificielle : ses enjeux en droit civil européen, que je me permets de vous inviter à consulter.

Cette incertitude, cette instabilité, ce brouillard dans lequel nous avons à réfléchir et dans lequel vous aurez à légiférer, se devinent au travers de deux petits indices récents. D’une part, le rapport de synthèse du CCNE relatif aux États généraux de la bioéthique nous apprend que la participation citoyenne, sur le site des États généraux, a été particulièrement faible : pour les questions relatives aux données de santé, 2 730 participants et 1 188 contributions ; pour celles relatives aux neurosciences, 2 877 participants et 1 458 contributions ; enfin, pour les questions relatives à l’intelligence artificielle, 4 152 participants et 1 853 contributions. À titre de comparaison, la thématique « Procréation et société » a mobilisé 17 559 participants et 29 106 contributions.

D’autre part, il me paraît particulièrement révélateur que le rapport de votre collègue Cédric Villani, publié en mars dernier, qui fut pourtant présenté comme un temps fort de la réflexion sur l’intelligence artificielle, est très peu cité dans l’avis n°129 du CCNE – trois fois seulement. Cela s’explique, selon moi, par le fait que ce rapport se présente avant tout comme une sorte de summa technologiae, compilation d’avis de techniciens, de spécialistes sur l’état d’avancement de l’intelligence artificielle, de la robotique, de la domotique et de l’humain augmenté, et laisse malheureusement la portion congrue aux enjeux éthiques et à leur prolongements politiques, les questions de régulation.

Selon moi, le fait que les enjeux éthiques liés à l’intelligence artificielle et à ses développements soient encore si peu traités, soient une sorte d’angle mort du débat public, n’est pas tant dû à un désintérêt pour ces sujets qu’à un déficit d’information, à un retard dans la gestion par les pouvoirs publics des problématiques de l’IA, de la robotique et de la domotique, et, par voie de conséquence, à la faiblesse du niveau de formation des Français sur le sujet.

On peut donc affirmer que la question qui nous occupe aujourd’hui est à la fois plongée dans un brouillard d’incertitude et insuffisamment documentée et renseignée. Cela doit inviter le législateur à une saine prudence, cette même prudence à laquelle vous invitent, d’ailleurs, nombre d’acteurs qui réclament avec insistance un cadre législatif et réglementaire clair. Il convient, en effet, de ne pas se laisser noyer, comme le fait, selon moi, le rapport Villani, sous des considérations techniques, réelles ou fantasmées, qui ne laissent plus beaucoup de place dans le débat public à la réflexion sur la régulation.

Je me permets de citer devant vous, d’une manière qui pourra vous paraître monotone, je vous prie de m’en excuser, un certain nombre d’instances, internationales pour la plupart, qui ont réclamé ces deux dernières années que le politique se saisisse enfin de la question.

En avril 2018, le comité spécial de la Chambre des lords du Royaume-Uni a demandé la création d’un conseil pour l’intelligence artificielle afin d’informer les gens dès lors qu’une décision cruciale qui les touche ne sera pas prise par les humains.

En novembre 2007, la déclaration de Montréal pour une « intelligence artificielle responsable », a été adoptée à l’initiative de l’université de Montréal, visant à l’amélioration du bien-être collectif, dans le respect de l’intérêt de tous.

En septembre 2017, le Comité international d’éthique (CIB) a adopté un rapport concernant les méga-données de santé.

En septembre 2017, la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST) a adopté un rapport sur l’éthique de la robotique.

En février 2017, le Parlement européen a voté une résolution contenant des recommandations faites à la Commission européenne en ce qui concerne les règles de droit civil relatives à la robotique.

Début 2017, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a adopté des recommandations relatives à la gouvernance des données de santé.

En octobre 2007, enfin, l’Autorité mondiale du médicament a adopté une déclaration sur les considérations éthiques concernant les bases de données de santé et les biobanques.

À cela s’ajoutent des déclarations et des pétitions régulières de scientifiques, de chercheurs, d’industriels, qui appellent à la retenue et à ce que la puissance publique prenne en main de la question, par la voie de la régulation.

À titre d’illustration, pas plus tard qu’hier, à l’occasion de la privacy conférence au Parlement européen à Bruxelles, Tim Cook, président-directeur général d’Apple, a lancé une cinglante attaque contre « le complexe industriel des données personnelles », en déclarant que nos données personnelles, de notre vie quotidienne jusqu’à notre plus grande intimité, sont aujourd’hui utilisées contre nous, avec une efficacité toute militaire. Toutes ces informations, inoffensives en elles-mêmes, sont minutieusement assemblées, synthétisées, échangées et vendues. Les responsables politiques, et en premier lieu le législateur, doivent entendre ces appels et y répondre sans se laisser impressionner par la technique et les techniciens. Il est vrai que, ces dernières années, l’action publique a pu paraître à la traîne, voire être brocardée, lorsque ses interventions touchaient des domaines très techniques, avec l’idée sous-jacente que les évolutions technologiques seraient affaire d’experts et de spécialistes de haut niveau ne pouvant appartenir qu’à la sphère privée. Avant hier encore, dans L’Express, M. Laurent Alexandre raillait, je le cite, la « nullité scientifique des politiciens ».

Cela ne doit pas vous impressionner. C’est votre rôle que d’imposer un cadre, et un cadre prudent, à ces évolutions techniques. Ce n’est pas le rôle des entreprises privées, quels que soient leur domaine d’activité et leur chiffre d’affaires, que de s’autoréguler, et cela malgré l’existence de comités d’éthique chez quasiment tous les « GAFAM » américains, les « BATX » chinois ou les grands laboratoires pharmaceutiques mondiaux.

Même si c’est une bonne nouvelle que Google, sous la pression de ses salariés, ait une nouvelle fois renoncé, le 15 octobre dernier, à concourir au contrat pluriannuel de cloud computing proposé par le département américain de la défense, ce type de situation reste totalement exceptionnel.

C’est bel et bien à la puissance publique de fixer des règles et des limites quant à l’émergence de technologies qui sont potentiellement dangereuses pour nos libertés, notre intimité, notre santé, voire notre humanité et notre devenir commun.

Alors que signifie cet appel à la prudence et à la régulation dans le champ qui vous occupe ?

Pour répondre à ces enjeux majeurs que je vais maintenant détailler devant vous, il est des analyses que l’on peut emprunter à la philosophie, au droit et à l’éthique, sans nécessairement plonger dans un scientisme ou un technicisme inopérant. Je vous propose donc d’analyser sept enjeux, sept domaines impactés, et je me permettrai de vous proposer quelques pistes de réflexion pour chacun.

Premièrement, le traitement et la collecte des données de santé des patients. Au-delà de l’idée d’un hub ou d’une plateforme de santé nationale, défendue par le Président de la République et le CCNE, il faut, pour être réellement efficace, appréhender la collecte des données dans son intégralité. Ainsi, des données brutes qui, prises individuellement, ne présentent aucun aspect sensible, et qui sont collectées plus ou moins librement par une multitude d’opérateurs malgré le règlement général sur la protection des données (RGPD) peuvent rapidement, une fois concaténées, révéler des aspects majeurs de l’état de santé d’un patient.

Face à ce risque, on pourrait simplement mettre en place un code couleur en fonction du degré de confidentialité ou de sensibilité des données en cause et de leur traitement, avec une labellisation, par l’État, des entreprises et de leur niveau d’habilitation à traiter certaines données en fonction d’un cahier des charges précis et des garanties de sécurité apportées par les entreprises et organismes publics habilités.

À titre d’illustration, les données permettant de faire de la médecine prédictive devraient être classées comme les plus sensibles, avec une interdiction absolue de diffusion auprès de certaines institutions ou de certains acteurs économiques – assurances, mutuelles, banques, bailleurs, etc. –, afin d’éviter toute précarisation numérique de l’individu, qui ne pourrait plus s’assurer, se soigner, contracter un emprunt ou louer un bien si les facteurs de risque étaient chez lui trop importants.

Deuxièmement, les relations entre soignants, et entre soignants et patients, face au diagnostic médical. Ces relations vont également être transformées au quotidien par l’apparition de diagnostics et d’ordonnances issus d’intelligence artificielle. Afin d’identifier de manière certaine les diagnostics réalisés par des intelligences artificielles, il serait assez facile de concevoir un pictogramme, à imposer de manière systématique sur tous les actes, images ou ordonnances réalisés par une intelligence artificielle, afin d’en avertir sans équivoque soignants et patients. Ce pictogramme permettrait également aux patients de se prévaloir d’une intervention humaine en dernier recours, qui devra dorénavant s’imposer comme un droit. Le CCNE évoque, lui, dans son avis n°129, un principe législatif de « garantie humaine ».

Troisièmement, la responsabilité civile de la machine. Comme nous l’avons vu, en l’absence d’un droit spécifique de l’intelligence artificielle et de la robotique, il serait plus prudent de rattacher les intelligences artificielles et les robots utilisés dans les services de santé à un spécialiste référent et à son assurance, afin de protéger les patients contre une recherche de responsabilité en cascade qui risquerait finalement de se transformer en recherche de non-responsabilité.

Quatrièmement, la réalisation des diagnostics et des ordonnances par les intelligences artificielles. En plus du pictogramme obligatoire et de l’appel à un humain en dernier recours, en partant du principe, jamais évoqué, que toute machine est piratable, un protocole très strict de contrôles réguliers des actes devrait être mis en place afin de maîtriser le plus strictement possible les risques de hacking ou de cyber-terrorisme médical à grande échelle.

Cinquièmement, les prothèses numériques et mécaniques. Le handicap est un autre domaine majeur dans lequel les espoirs suscités par l’intelligence artificielle et la robotique sont grands pour les personnes touchées. A ces espoirs est cependant associé un risque non négligeable de dérives transhumanistes, qui doivent également être anticipées. Ainsi, concernant les prothèses numériques et mécaniques, une règle simple devrait s’appliquer. Tant qu’une prothèse permet de pallier la défaillance de fonctionnement normal d’un membre, on est dans le cadre du soin et, éthiquement, rien ne s’oppose à la démarche. En revanche, si l’on cherche à dépasser la limite humaine, on franchit une frontière dangereuse pour notre humanité, à savoir une recherche d’humain augmenté, avec un risque d’eugénisme, à terme. La loi devrait être garante de cette frontière.

Sixièmement, les opérations chirurgicales par une machine autonome. L’actualité récente laisse entrevoir qu’à une échéance assez courte, des opérations chirurgicales totalement automatisées seront possibles. Au regard des conditions dans lesquelles une machine autonome pourra opérer un patient, deux règles simples mais fondamentales devraient s’imposer, en plus du consentement renforcé du patient.

D’une part, la présence systématique d’un spécialiste référent devrait être imposée durant cette opération ; si c’est aujourd’hui une évidence, la tentation financière risque de faire son apparition lorsque, demain, ce type d’opération deviendra une routine, notamment dans le cadre de la médecine ambulatoire, et de conduire à l’intervention d’un simple opérateur non spécialiste.

D’autre part, l’existence d’un protocole d’arrêt d’urgence au niveau hardware et d’un test obligatoire de son fonctionnement, avant toute intervention, toujours en partant du principe que toute machine est piratable.

Enfin, dernier enjeu, la régulation des acteurs et des questions éthiques. Le CCNE, dans son avis n°129, appelle à la création d’un comité d’éthique spécialisé dans les enjeux du numérique. Cette idée-force trouve un sens certain au travers des révisions programmées de la loi relative à la bioéthique. Il devrait être cependant complété par la mise en place d’un recours systématique à des comités d’éthique mutualisés, ou non – par branche ou par secteur, cela reste à définir –, pour tous les acteurs qui, demain, participeront à notre système de soins, même si leur domaine de compétence semble à première vue très éloigné du monde de la santé : entreprises informatiques, moteurs de recherche, entreprises de robotique ou de domotique, bailleurs collectant des données sur leurs locataires et donc sur leur mode de vie, assurances et banques, etc.

Je m’arrête là. Bien d’autres sujets pourraient sans doute être évoqués et nous le ferons sans doute dans l’échange qui va suivre. J’espère avoir apporté quelques éléments utiles à votre réflexion et je vous remercie de votre aimable attention.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie, monsieur Dalmont.

Vous avez évoqué, à la fin de votre propos, la suggestion du CCNE relative à la création d’un comité d’éthique du numérique. Quelles sont les formes que pourrait prendre ce comité ? Vous avez recommandé la mise en place systématique d’autres comités d’éthique, mais quelles formes cela pourrait-il prendre, concrètement ? Quelles devront être les modalités de sa mise en place ? Devra-t-il être national ou européen ? Devra-t-il agir en partenariat avec d’autres comités d’éthique existants à l’étranger ?

Vous avez fait référence à une autre préconisation du CCNE : l’introduction d’un principe de garantie humaine. Quelles en seraient les modalités ? Concrètement, comment pourrions-nous l’inscrire dans la loi ?

M. Cyrille Dalmont. Concernant le comité d’éthique du numérique, il serait d’abord opportun de mettre en cohérence son action et celles de ses partenaires européens, voire mondiaux. Aujourd’hui, les données qui sont collectées – en ce moment même dans cette salle – sur chacun d’entre nous sont traitées un peu partout dans le monde. Une coopération me semble donc plus que nécessaire.

 S’agissant de la garantie humaine, j’ai évoqué « l’humain en dernier recours », qui devrait être inscrit dans la loi comme un droit majeur. Il n’est pas envisageable de contraindre un être humain à être soigné par un robot, une intelligence artificielle.

M. le président Xavier Breton. Il s’agirait donc de l’affirmation d’un principe général.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Nous sommes bien d’accord, la machine doit demeurer au service de l’homme et non pas le contraire ; nous voyons bien les dérives qui pourraient exister. D’ailleurs, il existe déjà des situations pour lesquelles le diagnostic est effectué seulement par des ordinateurs et une intelligence artificielle, sans contrôle humain, notamment aux États-Unis.

Le président du CCNE, M. Jean-François Delfraissy, un excellent immunologue, a été confronté, à Boston, à des ordinateurs ; statistiquement, il faisait moins bien que la machine, qui peut assembler un nombre de données plus important que le cerveau humain. Cependant, en dernier ressort, le contrôle et la responsabilité doivent appartenir à un humain.

Comment s’assurer de cet objectif ? D’abord, en ne laissant aucune indépendance juridique à la machine, par une supervision humaine : un peu comme en chirurgie, où les robots font mieux que la main humaine mais doivent être conduits, orientés, par le chirurgien – et si des complications surviennent, c’est le chirurgien qui les assume. Nous sommes d’accord sur cette question. Mais comment atteindre cet objectif ?

Vous avez indiqué que le rapport Villani était un peu faible sur le plan de la bioéthique. Pouvez-vous développer votre réflexion ? Car même s’il évoque la création d’un comité d’éthique du numérique, ce n’est pas, selon vous, suffisant pour contrer les dérives. Quelle place attribueriez-vous à ce comité d’éthique ? Quels compléments seraient nécessaires, qui n’ont pas été étudiés dans les rapports existants ?

S’agissant des objets connectés, non seulement nous assistons à une inflation, mais ils sont entre les mains du secteur marchand. La fuite des données est grande, aussi bien à partir du secteur public que du secteur privé, de sorte que les malades se voient abreuver de propositions, parfois utiles, d’autres fois superflues. Ces fuites démontrent que notre système de contrôle n’est pas efficace. Comment les empêcher ? Faut-il renoncer, les hackers étant trop forts ? Faut-il essayer de les dissuader en sanctionnant sévèrement ceux qui se procurent des données de santé confidentielles et ceux qui les utilisent ? Certains pays ont édicté des pénalités très lourdes ; est-ce le modèle que vous préconisez ?

Par ailleurs, que pensez-vous de la création d’un observatoire qui pourrait, non seulement exercer une forme de contrôle, mais aussi détecter et suivre toutes les innovations, mondiales, qui véhiculent des risques ? Le filtre pourrait ainsi être mis en place très rapidement.

M. Cyrille Dalmont. Tout le monde est d’accord sur le principe que la machine doit être au service de l’homme ; je pense l’avoir bien indiqué dans mes propos.

Pourquoi l’aspect éthique n’a-t-il pas été suffisamment traité par le rapport Villani ? Je rappelle qu’il n’est évoqué que dans treize pages, sur plus de deux cents. En revanche, l’aspect économique est largement évoqué, ainsi que la recherche mondiale et les efforts à réaliser pour rester dans la course. Par ailleurs, le rapport minimise les dangers et propose que le comité d’éthique du numérique ait un rôle d’information, et non de contrôle.

Or, étant donné l’importance de cette quatrième révolution industrielle qu’est la révolution numérique, orienter et informer serait un rôle dérisoire. Il faut que ce comité pèse d’un véritable poids sur les décisions prises. Tout va très très vite aujourd’hui. Les ampoules de cette salle, par exemple, sont connectées. Malheureusement, le rapport Villani ne voit pas les choses de cette façon, alors même que les grands spécialistes mondiaux, les grandes firmes de l’IA appellent à une régulation et à la définition de limites.

Concernant les objets connectés, le traitement des données est effectivement un vrai problème. J’ai évoqué, dans mon propos liminaire, la création d’un code couleur en fonction du degré de confidentialité et une labellisation par l’État des entreprises et de leur niveau d’habilitation. Un comité d’éthique du numérique pourrait être l’instance qui attribue les niveaux d’habilitation en fonction des traitements de données. Les entreprises seraient contraintes de faire de gros efforts pour se mettre à niveau et garantir la sécurité des données. Elles démontreraient ainsi leur bonne foi et leur volonté d’être au plus haut niveau nécessaire à une bonne protection des données des patients. Ce serait, selon moi, un système bien plus efficace qu’un système coercitif. Je vous l’ai dit, les entreprises elles-mêmes appellent à cette régulation.

Enfin, concernant l’observatoire de contrôle, de détection et de suivi, je reviens sur mon idée de comités d’éthique mutualisés. De nombreuses entreprises, extrêmement sensibilisées, se heurtent à des normes différentes. La plupart ne peuvent travailler que sur une partie d’un traitement de données et doivent collaborer avec une autre entreprise qui travaille sur l’autre partie du traitement. Si un comité d’éthique leur permettait, par son action et ses recommandations, de prendre du recul sur les conséquences de leur action cumulée avec celles d’une autre société, elles pourraient, j’en suis sûr, s’autoréguler plus facilement.

M. le président Xavier Breton. Nous vous remercions pour votre contribution.

 


– 1 –

M. Jean-Louis Mandel, professeur honoraire au Collège de France, titulaire de la chaire Génétique humaine

Mardi 30 octobre 2018

M. Jean-Louis Touraine, président. Nous débutons notre séquence d’auditions de ce jour en accueillant M. Jean-Louis Mandel, professeur honoraire au Collège de France, qui a également été professeur de génétique humaine à la faculté de médecine de Strasbourg.

Monsieur le professeur, nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous.

Notre mission d’information a notamment pour objectif de s’interroger sur les évolutions du diagnostic préimplantatoire et du diagnostic prénatal afin d’évaluer l’adéquation de la loi aux nouvelles réalités scientifiques et l’opportunité, d’un point de vue éthique, de la faire évoluer.

Votre expertise sur le sujet des maladies génétiques nous sera précieuse dans la perspective de la révision de la loi de bioéthique.

M. Jean-Louis Mandel, professeur honoraire au Collège de France. Merci de m’avoir invité à cette audition.

Je n’aborderai pas les diagnostics prénatal et préimplantatoire proprement dits, mais ce qui se situe en amont, ainsi que certains aspects des tests génétiques. J’aborderai la possibilité technique et l’intérêt éventuel, voire démontré, selon moi, du dépistage de certaines maladies génétiques en population générale et pas uniquement auprès de familles dont un enfant est atteint d’une maladie. À cet égard, j’évoquerai le dépistage génétique préconceptionnel d’un certain nombre de maladies génétiques, non pas toutes, mais des maladies sévères et qui touchent des enfants, telles que la mucoviscidose, la drépanocytose, des maladies musculaires comme la myopathie de Duchenne ou encore l’amyotrophie spinale.

La possibilité d’accéder à un dépistage systématique est ouverte depuis quarante ans à des populations touchées fréquemment par certaines de ces maladies. Au début des années 1970, la maladie de Tay-Sachs frappait les populations juives ashkénazes et la bêtathalassémie les populations des pays du pourtour méditerranéen : le sud de l’Italie, la Sardaigne, la Grèce, Chypre, etc.

Ces maladies se sont étendues progressivement. Par deux fois, un avis défavorable a été formulé par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) quant à la possibilité de proposer à tous les couples un dépistage du risque d’avoir des enfants atteints de mucoviscidose, hors histoire familiale d’un enfant déjà diagnostiqué. Comme je l’ai dit récemment à M. Jean‑François Delfraissy, président du CCNE, à l’occasion de mon audition par les membres du Comité, cet avis négatif reposait sur des bases pseudoscientifiques, non justifiées, qui cachaient sans doute des préoccupations d’ordre moral que l’on peut comprendre, à condition que le rédacteur les affiche en tant que telles. En l’occurrence, elles ont été déguisées sous des aspects scientifiques. Le dernier avis du CCNE a évolué.

En ce qui concerne la mucoviscidose, le Collège américain de génétique et obstétrique et le Collège américain de génétique médicale, les deux grands collèges professionnels qui conduisent à définir ce que l’on pense être les bonnes pratiques médicales, ont indiqué en 2001 qu’il était de bonne pratique médicale d’informer toute femme enceinte ou ayant des projets de procréation de la possibilité de se faire tester afin de déterminer si elle est porteuse d’une mutation associée à la mucoviscidose, soit, dans notre pays, une personne sur vingt‑cinq. Si elle en est porteuse, il lui est proposé de tester le conjoint pour déterminer le risque du couple d’avoir des enfants atteints de mucoviscidose.

Depuis 2008, le dépistage est proposé à tous les couples de manière systématique en Israël, où il est pris en charge par le ministère de la santé. En France, le dépistage est uniquement proposé dans le cas où un premier enfant est atteint. Les médecins sont alors en droit de conseiller le couple ou de faire du dépistage en cascade auprès des frères et des sœurs.

Des enquêtes ont été réalisées à Strasbourg auprès d’environ 1 200 étudiants, toutes facultés confondues, donc de jeunes adultes susceptibles d’avoir des projets de procréation. À 80 %, ils seraient intéressés par un dépistage préconceptionnel à but pédiatrique de maladies sévères pour lesquelles les possibilités de traitement restent encore très limitées. Pour les autres maladies pour lesquelles des traitements sont possibles mais dont les conséquences restent lourdes – l’hémophilie, par exemple –, l’intérêt diminue, mais demeure élevé.

Aux États-Unis, des expériences ont lieu auprès de centaines de milliers de personnes. En Israël, 65 000 personnes, dont une majorité fait des projets de procréation, se font tester tous les ans, les tests étant pris en charge par le ministère de la santé. En France, cela correspondrait à 500 000 personnes testées chaque année.

La structuration de la population israélienne est un peu particulière. On relève un même intérêt dans les villages druzes, dans les tribus bédouines, dans les villages et les villes arabes chrétiens ou musulmans. J’ai invité la personne qui a été responsable de ce programme pendant quinze ans. Elle explique que les responsables des programmes n’attendent pas que les populations se rendent au CHU. Des conseillers génétiques se rendent dans ces villages, dont ils sont parfois issus, afin de se faire mieux comprendre et être mieux acceptés. Or, en France, cela ne se fait pas.

La loi de bioéthique actuelle pose tant de barrières que tout le monde est convaincu que le dépistage n’est pas permis. Il n’est pas formellement interdit, mais personne n’ose le proposer.

J’en viens à un second aspect. Je suis en désaccord avec le professeur Arnold Munnich, qui est intervenu devant vous, sur la possibilité d’offrir un dépistage en population générale pour certaines maladies génétiques qui posent des problèmes à l’âge adulte. Dépister une personne qui porte la mutation permet de prédire un risque élevé de développer la maladie. Le dépistage est limité aux gènes actionnables et, si l’on détecte un fort risque pour une personne de développer la maladie, on peut la prévenir par une prise en charge médicale, un diagnostic très précoce ou même des conseils de vie.

Pour des raisons techniques, lorsque l’on réalise des tests génétiques pour établir un diagnostic, par exemple pour une déficience intellectuelle sévère chez un enfant, on analyse l’ensemble de la famille : les parents et l’enfant pour mieux diagnostiquer ce dernier. Pour plus d’efficacité, on teste l’ensemble des gènes. Imaginons un garçon de dix ans qui souffre d’une déficience intellectuelle sévère. L’examen génétique trouve ou ne trouve pas la cause de cette déficience. S’il est porteur d’une mutation du gène BRCA 1 qui prédispose au cancer du sein et de l’ovaire, il est peu concerné. Mais si le gène vient de sa mère, l’information recueillie concerne aussi sa mère. Il convient alors de déterminer si l’on informe la mère de ce que l’on nomme une « donnée incidente ». Des débats ont porté sur ce sujet. Aux États-Unis, le collège des généticiens médicaux a proposé d’en informer les femmes qui le demandent, pour les seuls gènes actionnables. En l’occurrence, les gènes BRCA 1 et BRCA 2 qui prédisposent au cancer du sein sont très actionnables.

À l’heure actuelle, en France, le test n’est réalisé que si l’histoire familiale révèle qu’au moins trois personnes sont atteintes dans la famille, dont une avant cinquante ans. Les dépistages en population générale ont montré que 50 % des femmes porteuses d’une mutation n’ont pas d’histoire familiale et ne bénéficient donc pas de la prise en charge précoce qui évite le cancer de l’ovaire et diminue le nombre de cancers du sein. Il est pourtant préférable de dépister un cancer de manière précoce plutôt que d’attendre qu’il soit métastasé !

Mme Mary-Claire King est l’une des grandes figures dans le domaine du cancer. Membre à titre étranger de l’Académie des sciences, elle milite activement pour que soit proposé à toute femme de plus de 30 ou 35 ans un test BRCA 1 et 2. Les études qu’elle a entreprises montrent que 50 % des femmes qui souffrent de telles mutations n’ont pas d’histoire familiale.

Dans son propos, le Pr Arnold Munnich a évoqué des problèmes éventuels. Il cite une étude de la Mayo Clinic qui semblait inquiétante. Sur la base de résultats de tests génétiques incertains – dans la mesure où l’on n’est pas toujours capable d’interpréter l’ensemble du génome –, des femmes américaines ont subi une mastectomie bilatérale. J’ai lu l’étude produite par la Mayo Clinic. Elle portait sur des femmes qui avaient déjà un cancer du sein et qui, de toute façon, auraient donc subi une mastectomie unilatérale. Le choix des femmes qui choisissaient de subir une mastectomie bilatérale se fondait uniquement sur des résultats génétiques incertains, mais était motivé par une histoire familiale très lourde qui les conduisait à refuser le risque de la reproduire. C’est un peu le cas d’Angelina Jolie.

La loi devrait nous autoriser à lancer des études pilotes pour évaluer l’acceptabilité. Aux États-Unis et en Israël, des études montrent que les femmes dépistées sont satisfaites d’être informées. Évidemment, elles préféreraient ne pas être porteuses de la mutation mais, dès lors qu’elles le sont, elles préfèrent le savoir avant qu’après. Par ailleurs, il a été montré que le dépistage en cascade permet d’étendre les soins à d’autres membres de la famille.

Tels sont les deux aspects qu’il conviendrait d’inscrire dans la loi pour engager ces dépistages très utiles et dont les dangers sont surévalués. Il suffit pour s’en convaincre de lire la littérature sur le sujet.

À ces deux points centraux, j’ajouterai quelques observations sur la nécessité de cadrer le métier et de créer un véritable statut de conseiller en génétique. Avec l’explosion de la génomique et des diagnostics génétiques, nous manquons de médecins formés pour suivre et conseiller les familles. Il ne s’agit pas de les conseiller au cours d’une unique consultation d’un quart d’heure mais de les suivre sur le long terme, ainsi que cela se fait dans d’autres pays.

Il convient donc de développer le métier de conseiller en génétique et de permettre aux conseillers d’élargir leur champ d’action. Par exemple, si l’on parle de dépistages préconceptionnels en population générale ou de gènes actionnables avec un effet intéressant pour les patients, le nombre de médecins spécialistes pour faire une consultation élaborée reste insuffisant. Aux Pays-Bas, des médecins généralistes et des conseillers en génétique ont été formés dans le cadre d’une étude pilote afin de prescrire des tests à des familles qui n’ont pas de maladies génétiques connues. Une fois la maladie génétique connue, un spécialiste est nécessaire pour effectuer l’étude clinique. Il me semble donc important d’ouvrir plus largement la possibilité de prescription si nous voulons servir l’ensemble de la population.

Sur le point qui vient, je suis très isolé. En France, la majorité de mes collègues, à quelques exceptions près, sont totalement opposés aux compagnies qui procèdent à des tests génétiques dits direct to consumer, sans prescription médicale. Réaliser un test génétique sans prescription médicale est passible d’une amende de 3 750 euros, sans doute pour marquer le danger que peut provoquer la lecture des résultats. Or, ce danger est nettement moins grand que ce qui est évoqué. Des millions d’Américains ont subi ces tests. Que je sache, ces tests n’ont pas été suivis de vagues de suicides ! En revanche, nous connaissons le cas de jeunes de dix-neuf ans qui achètent des bouteilles de vodka et qui, à la suite de binge drinking, tombent du balcon, ainsi que cela est arrivé récemment à Supélec, ou se noient. Cela arrive tout le temps. S’adonner à de telles pratiques est bien plus dangereux. Or, elles ne sont pas passibles d’une amende de 3 750 euros !

Très souvent, on me rétorque que personne n’a jamais payé cette amende. La plus grosse société américaine de tests génériques directs to consumer, la société 23andMe, respecte la loi française, puisque si l’on commande le test à partir d’un ordinateur français, on n’a pas accès à ses données de santé. Les experts comme le Pr Arnold Munnich sont très sévères sur les résultats de ces tests.

Préalablement à mon audition, je vous ai livré la liste des publications des revues scientifiques les plus prestigieuses – Nature, Nature Genetic … – sur 23andMe et la liste des universités qui collaborent avec 23andMe pour utiliser les données et faire de la recherche biomédicale sur les maladies communes. En haut de la liste, on trouve Stanford, la Harvard Medical School, suivis par le King’s College de Londres, le Karolinska Institutet de Suède, l’université Erasmus des Pays Bas… Évidemment, aucune université française ne figure parmi les quarante-huit premières !

Avec l’interdiction ce type de test, on s’est coupé d’une activité industrielle dont je pense qu’elle n’est pas dangereuse ; si elle est bien faite, elle peut même se révéler intéressante à des degrés divers. J’ai moi-même appris deux informations intéressantes en y ayant recours. Ce n’est pas la panacée si l’on veut connaître son avenir médical, mais cela permet de développer une recherche très innovante sur la génétique des maladies communes.

Je pense que cette interdiction n’a pas de justification. Le danger n’existe pas. Des articles le montrent. Ils nous apprennent que des femmes ont su qu’elles étaient porteuses de mutation BRCA 1 parce qu’elles étaient clientes de 23andMe. Des études ont été réalisées pour mesurer l’effet sur ces femmes. Elles étaient heureuses d’avoir reçu cette information, avaient consulté des médecins pour savoir ce qu’il convenait de faire et avaient diffusé l’information à leur famille.

Hors des lois de bioéthique, mais toutefois en connexion, le plan « France Médecine génomique 2025 », qui a quelques difficultés à démarrer et qui a mis beaucoup de temps à se concrétiser si on le compare au plan anglais, sera confronté à la difficulté de trouver les personnes capables d’interpréter les résultats, du fait que le législateur a cédé au lobby des laboratoires de biologie médicale de ville. J’ai vu la manière dont ils ont opéré pour obtenir une loi très restrictive. Au départ, le projet interdisait même aux généticiens, en tout cas aux scientifiques titulaires d’un doctorat ès sciences, de faire des tests génétiques, y compris dans les CHU, ce qui était toléré jusqu’alors. En tant que directeur d’un laboratoire de diagnostic, la moitié de mes collaborateurs de haut niveau étaient docteurs ès sciences. Ils sont connus internationalement et ont toutes les compétences requises. Ceux qui disposaient d’une autorisation avant le vote de la loi de bioéthique la conservent. Mais les nouveaux n’ont plus le droit d’être responsables de tests génétiques. C’est une catastrophe.

Tous les laboratoires anglais de diagnostic génétique académique sont dirigés par des docteurs ès sciences. Or les médecins généticiens sont rares et préfèrent faire de la consultation plutôt que de l’analyse de données derrière un ordinateur. C’est un autre métier, qui peut être fait par des docteurs ès sciences. C’est désastreux pour la recherche en génétique. En outre, dans les CHU, en bactériologie ou en virologie, développer des tests de haut niveau fondés sur le séquençage et destinés à faire progresser les diagnostics nécessite des personnes dotées des compétences adéquates. Or, le diplôme de biologie médicale ne donne pas de telles compétences. Par ailleurs, à l’origine, le projet de loi interdisait aux généticiens de faire du diagnostic génétique. Le Parlement est revenu sur cette disposition, à la condition que les généticiens passent devant une commission d’agrément qui a mis trois ans avant de fonctionner. J’ai d’ailleurs soumis le cas de trois généticiens connus et extrêmement compétents, dont la candidature a été rejetée par cette commission au motif qu’ils avaient réalisé leur stage dans un laboratoire non agréé, en un mot pour des raisons qui ne tiennent pas la route ; de telles décisions montrent simplement que les biologistes de ville qui composent cette commission veulent limiter l’accès à ces techniques.

M. Jean-Louis Touraine, président. Je vous remercie très vivement de vos informations, qui nous sont très utiles.

Je veux dire à quel point j’ai apprécié vos développements et votre introduction, où vous mettez en exergue un problème de notre société contemporaine, à savoir la nécessité de dénoncer plus efficacement la confusion qui règne entre la connaissance scientifique et la morale. Les croyances sont légitimes, mais ne doivent pas être confondues avec la science. Autoriser ou interdire au nom d’une conviction ne se situe pas sur le même plan que le faire au nom d’une preuve scientifique. Vous avez donc raison de dénoncer le fait, car une telle attitude est regrettable à tous niveaux. Notre réflexion doit séparer ces deux aspects, l’un et l’autre ayant sa place, mais il nous revient d’indiquer ce qui relève de la science et ce qui relève de telle ou telle option éthique, par exemple.

Mes interrogations sont de différentes natures.

Les premières portent sur le dépistage préconceptionnel. Vous avez pris connaissance du rapport du CCNE, qui propose des avancées significatives en ce domaine. C’est, en définitive, la possibilité pour tous ceux qui le souhaitent de recourir au dépistage, et pas uniquement dans des cas ciblés de familles qui ont un cas connu d’une pathologie déterminée. Cela a suscité chez certains, mais non chez moi, des inquiétudes fortes sur le plan philosophique et sur le plan pratique, car il était indiqué que la France ne comptait pas un nombre de généticiens médicaux suffisant pour faire face à un éventuel afflux de demandes de couples envisageant d’avoir des enfants et qui sollicitent des avis.

Comment répondre à ces inquiétudes ? Comment bénéficier des annonces du CCNE pour prévenir certaines maladies graves ? Comment établir la liste des maladies sévères à traitement limité, qui, de façon certaine, apparaîtront chez des personnes ayant une prédisposition ou une augmentation de prévalence avant le milieu de la vie et avec un pronostic effroyable ?

Monsieur Mandel, vous avez écrit un article rapportant qu’à l’instar d’un Français sur vingt-cinq, vous êtes porteur d’une mutation prédisposant à la mucoviscidose sans que cela ait eu de conséquences, d’autant qu’il aurait fallu que votre épouse soit atteinte de la même mutation pour que vos enfants soient, dans un cas sur quatre, porteurs de cette maladie. Vous avez d’ailleurs vérifié la chose et il s’est avéré que votre fille n’était pas porteuse du gène. Nous comprenons l’intérêt de cette démarche prospective. Si votre fille avait été porteuse du même gène muté que vous, vous auriez suggéré que son mari soit l’objet d’une investigation.

Pour résumer, est-il possible d’établir une liste ? Par qui ? Comment ? Selon quelles conditions pratiques ? Et comment rassurer les personnes inquiètes ?

Ma seconde question porte sur le diagnostic néonatal des naissances « tout-venant ». À ce jour, le diagnostic porte sur cinq maladies. Il est prévu d’ajouter les déficits immunitaires sévères, comme l’ont fait d’autres pays qui assurent une prise en charge de ces maladies dès la naissance. Les greffes de cellules souches assurent aux enfants 95 % de probabilité de guérison alors qu’un diagnostic tardif, lorsque les enfants sont infectés, fait chuter les chances de guérison.

Outre ces cinq maladies et les déficits immunitaires, voyez-vous d’autres affections qui seraient associées à une incidence à prendre en charge dès la naissance et qui mériteraient de faire l’objet d’un diagnostic néonatal ?

Ma dernière observation porte sur l’un de vos écrits. Vous y notez que, grâce à la technique du CRISPR-Cas 9, il serait envisageable de lutter contre les moustiques qui transmettent diverses maladies, du paludisme au chikungunya, en modifiant le génome des moustiques. Pourriez-vous nous fournir quelques informations pour envisager une prévention forte de maladies de grande fréquence sous certaines latitudes ?

M. Jean-Louis Mandel. Merci pour ces questions d’importance.

On dit que le dépistage préconceptionnel ne serait pas possible dans la population française, faute de généticiens. Je suggère, à l’instar de M. Alain Fischer, d’utiliser des nouveaux moyens d’information telles que des vidéos sur Youtube pour livrer des informations compréhensibles. L’offre systématique du ministère de la santé israélien est retenue par plus de 90 % des couples qui envisagent une procréation. Je ne vois pas en quoi cela poserait un problème particulier en France, à condition de bien l’organiser.

Je suis contre une liste restrictive des gènes dans la mesure où la génétique évolue et que l’on découvre encore, notamment dans le domaine de la déficience intellectuelle, de nouveaux gènes de maladies récessives responsables de handicaps lourds. Aucune liste restrictive n’a été dressée, et à juste titre, pour le diagnostic prénatal. Il faut discuter avec les parents. Le diagnostic prénatal est plus drastique que le diagnostic préconceptionnel, qui donne le temps de discuter.

Par exemple, le dépistage préconceptionnel de l’hémophilie est l’un des cinq les plus fréquemment réalisés en France. Même si ses conséquences restent lourdes, la maladie se traite bien. Je me suis interrogé sur les raisons de la demande de dépistage. Il y en a deux principales. D’une part, la naissance d’un enfant hémophile est un facteur de danger pour lui-même. Si l’on sait par avance qu’il sera hémophile, cela permet, dès les premières heures, d’être prêt à faire face à toute éventualité. La demande d’un diagnostic prénatal est donc formulée par des familles qui comptent déjà un enfant hémophile afin de mieux préparer médicalement la naissance. D’autre part, des familles considèrent que le traitement est excessivement lourd. Il existe des disparités régionales du traitement des hémophiles. Le traitement préventif s’impose. Pensons à l’enfant hémophile qui doit subir une opération ou doit se rendre chez le dentiste, ou encore à celui qui fait du foot, se cogne, commence à saigner. Les genoux des hémophiles sont un problème. L’hémophilie reste une maladie très lourde. Aussi les couples qui ont déjà un enfant hémophile préfèrent souvent ne pas en avoir un second car l’angoisse d’un accident est trop forte.

Comme je vous l’ai indiqué, j’ai conversé avec le responsable du programme israélien de dépistage. Il m’a rapporté que dans un village druze, pour des raisons d’effets fondateurs, sévit une xanthomatose, maladie grave. Avec un recul de dix ans, on constate que la prise en charge précoce a permis que les enfants soient en bonne santé. Les habitants de ce village utilisent le dépistage préconceptionnel, et non un diagnostic prénatal incitent à une interruption de grossesse, afin que le traitement soit entrepris très tôt. Pour traiter la phénylcétonurie, le traitement doit également être entrepris très tôt.

Plutôt qu’une liste que l’on souhaitera modifier au bout de six mois, je pense préférable de mettre en place un système de contrôle. On demanderait ainsi aux laboratoires qui proposeraient ce type de tests la liste des maladies recherchées et on verrait si certaines ne sont pas justifiées. C’est ce que font les comités de diagnostic prénatal, qui jugent au cas par cas.

J’en viens au dépistage néonatal. Pour les déficiences immunitaires, le programme israélien procède par dépistages systématiques. D’autres pays commencent à adopter cette procédure. C’est ce que font les États-Unis pour les maladies métaboliques qui ont une possibilité de traitement, telle que la phénylcétonurie. Sur ce plan, la France a pris beaucoup de retard. Nous sommes probablement l’un des seuls pays disposant d’un système de santé évolué à ne dépister que cinq maladies. Il est vrai qu’il faut passer à des technologies plus lourdes, qui demandent une concentration des moyens : un seul laboratoire pour une très grande région et non pas un laboratoire par CHU. Par protectionnisme, chacun voudrait posséder son spectromètre de masse, mais c’est impossible.

Dans l’État de New York, sous la pression des familles concernées, un dépistage a été autorisé pour une maladie métabolique, la maladie de Krabbe, pour laquelle les traitements ne sont pas au point. Il est donc nécessaire d’étudier au cas par cas au regard des traitements disponibles.

S’agissant des moustiques transmetteurs de maladies, je ne suis pas un spécialiste ; je sais qu’une équipe travaille sur ce sujet à Strasbourg. L’idée a été formulée de modifier le génome des anophèles, qui transmettent, entre autres, le paludisme et le zyka, afin de relâcher dans la nature des individus mutés. Au lieu de faire une fixation sur le fait qu’il s’agit d’un organisme génétiquement modifié, il convient de mesurer les dangers réels. Les techniques de CRISPR-Cas 9 étant extrêmement ciblées, le risque d’atteindre des populations non ciblées, les abeilles par exemple, me semble infime. Cela dit, je ne suis pas spécialiste. Le paludisme tue des millions d’enfants de par le monde et touche les adultes sous une forme grave. Il convient d’ouvrir le débat pour déterminer les avantages et être pragmatique, un terme que je préfère à celui parfois avancé d’« utilitariste ».

Quels sont les dangers, non fantasmés, tirés de la biologie ? Je ne dis pas qu’il faille agir immédiatement. En France, il est très difficile d’engager ce type de recherches, le secteur des organismes génétiquement modifiés est très sensible. Face à un problème de santé mondial, il est un peu dommage que les choses soient prises en main aux États-Unis et que les équipes françaises rencontrent des difficultés à se faire financer, car on leur oppose le fait que ces recherches ne seront jamais autorisées.

M. Thibault Bazin. Monsieur le professeur, vous avez indiqué que la loi interdisait les tests génétiques alors que cette interdiction ne se justifiait pas, que le danger n’existait pas. Êtes-vous favorable à une autorisation sans conditions d’encadrement ?

Vous avez expliqué que vous étiez contre une liste restrictive puisque la science découvre régulièrement des gènes responsables de symptômes. N’est-ce pas le rôle des lois de bioéthique et de leurs révisions de s’adapter aux découvertes de la science ? Une liste restrictive pourrait se justifier et évoluer en fonction des découvertes.

Vous avez parlé de maladies graves et sévères. Comment pouvez-vous définir une maladie grave ou sévère, par exemple, s’agissant du retard mental ?

M. Jean-Louis Mandel. S’agissant des tests génétiques, un de mes étudiants post-doctorants a trouvé par 23andMe que six membres de sa famille au cinquième degré vivaient aux États-Unis. S’agissant des tests génétiques concernant les maladies, je pense que la procédure doit être encadrée pour s’assurer de la fiabilité des résultats.

Les laboratoires qui réalisent ces tests aux États-Unis sont accrédités Clinical Laboratory Improvement Amendments (CLIA) Certified. Cela garantit la bonne qualité technique. Nous pourrions demander aux laboratoires qui solliciteraient une autorisation de nous soumettre la liste qu’ils proposent. Si des éléments n’avaient pas de sens, présentaient un danger ou si le laboratoire faisait de la publicité abusive, nous pourrions refuser. Quel que soit le domaine, une entreprise qui fait de la publicité abusive et ment peut être punie par la loi. Il faut libéraliser tout en organisant un contrôle pour éviter toute dérive. Par exemple, il faudrait interdire à M. Laurent Alexandre de dire des bêtises et de raconter que l’on pourrait avoir des QI de 140 grâce à la génétique !

J’en viens aux listes restrictives. Je ne serais pas opposé au fait d’écrire que telle ou telle maladie relativement fréquente ne justifie pas le recours aux tests. Je pense, par exemple, à l’hémochromatose. Dans le cadre d’un dépistage préconceptionnel, il n’y a pas de raison de faire un dépistage de l’hémochromatose dans la mesure où la maladie, en général, se déclare tardivement, au plus tôt vers 40 ou 50 ans, voire plus tardivement encore. En revanche, il serait très intéressant de proposer le dépistage systématique des personnes à risque, susceptibles de développer une hémochromatose des adultes, car on constate très souvent que le diagnostic tombe trop tardivement alors que l’on peut intervenir médicalement, ne serait-ce qu’en déconseillant fortement l’absorption d’alcool.

On pourrait par conséquent décider d’écarter certains gènes.

À l’heure actuelle, des maladies graves sont découvertes tous les mois. Imaginez que l’on dise à une famille dont l’enfant est atteint d’une maladie effroyable qu’il n’a pas eu de chance parce que sa maladie n’avait pas encore été ajoutée à la liste comme ce fut le cas à l’occasion de la nouvelle révision de la loi de bioéthique six ans plus tard… Je préfère de beaucoup que la liste des gènes qui doivent être testés passe devant une commission et que cette commission ne mette pas deux ans avant de décider s’il est ou non justifié d’intégrer tel ou tel gène à la liste.

La déficience intellectuelle touche 1 % à 1,5 % de la population des enfants et jeunes adultes. Environ 50 % à 60 % ont des causes génétiques, que l’on appelle « monogéniques ». Plus de mille gènes sont impliqués. Ce handicap pose-t-il des problèmes du point de vue de l’insertion sociale des personnes atteintes ? En France, depuis vingt ou vingt-cinq ans, il est procédé au dépistage de la trisomie 21. Il existe des formes de déficience intellectuelle plus sévères que la trisomie 21, qui s’accompagnent de comportements terribles et d’épilepsie.

La difficulté réside dans les limites. Par exemple, des maladies sont associées à des formes de déficience mentale légère, borderline. La définition de la déficience légère est un QI entre 50 et 70. La normalité intervient au-delà de 70. Ce sont le plus souvent – il peut y avoir des exceptions – des gènes qui sont responsables des déficiences mentales légères. Après explication, il appartient aux parents de décider s’ils se sentent prêts à accompagner cet enfant. Le problème est également d’ordre sociétal. Dans une société où il faudra changer de travail plusieurs fois au cours de la vie professionnelle, des personnes affectées de déficits dits légers auront de grandes difficultés à de telles adaptations, et il est probable qu’elles seront exclues du système scolaire, notamment en France. Les familles qui ont un enfant atteint d’un déficit mental léger et qui habitent le nord de la France envoient leur enfant à l’école en Belgique. Elle est plus ouverte pour prendre en charge des enfants un peu moins performants. La société doit pouvoir garantir aux parents que, même si leurs enfants connaissent des difficultés scolaires, ils bénéficieront de la présence d’auxiliaires de vie scolaire, d’une prise en charge et de lieux de vie adaptés.

Voilà plus de vingt ans que le dépistage de la trisomie 21 est réalisé en France. À l’heure actuelle, les naissances d’enfants trisomiques représentent 20 % des naissances qui auraient eu lieu si le dépistage n’existait pas, car celui-ci est techniquement incomplet. Or, la difficulté pour les parents d’enfants adultes trisomiques est de savoir quel lieu de vie trouver pour leur enfant de trente ans : d’une part, parce que c’est une bonne chose que les enfants partent du domicile familial ; d’autre part, parce que les parents vieillissent. Si nous voulons qu’un vrai choix soit possible, il faut offrir des alternatives aux parents et pouvoir définir la prise en charge du handicap, assurer à l’enfant une possibilité de scolarisation, un métier, des lieux de vie.

Parfois, on entend dire que mettre en place des tests génétiques aboutirait au mythe de l’enfant parfait. Je ne pense pas que les couples veulent un enfant parfait : ils veulent un enfant qui n’ait pas d’énormes problèmes. Lorsque la maladie est bien prise en charge par un traitement adéquat, les gens ne demandent pas une interruption de grossesse, en tout cas beaucoup moins souvent.

Une maladie grave est un handicap moteur, tel celui que provoque une myopathie, l’enfant se retrouvant en chaise roulante à dix ans avec un risque élevé de mortalité à l’âge de vingt ans. Une maladie grave est un handicap intellectuel sévère, souvent compliqué de troubles du comportement, tels que l’épilepsie. La situation se complique parfois de surdité congénitale. Selon les formes, des surdités congénitales sont appareillables, d’autres ne le sont pas. On peut sans doute décider, à l’instar du diagnostic prénatal, que ce soit débattu au cas par cas en fonction du gène. Le syndrome d’Usher allie surdité et cécité. Permettre un diagnostic prénatal pour des handicaps très lourds doit être proposé.

M. Alain Ramadier. Quel est votre avis sur les analyses génétiques post mortem ?

M. Jean-Louis Mandel. Elles sont essentielles pour les familles. Le jeune sportif qui décède à 25 ans sur un stade meurt souvent d’une maladie génétique prédisposant soit à des cardiomyopathies, soit à des troubles du rythme cardiaque, qui n’ont pas été détectés. C’est la raison pour laquelle le jeune meurt au cours d’un effort. Ces déficiences font partie des maladies à gènes actionnables. Si l’on ne peut procéder à des analyses post mortem, on ignore le gène en cause et, le cas échéant, si d’autres personnes de la famille seraient susceptibles de bénéficier d’un traitement de bêtabloquants, d’investigations du rythme cardiaque, de conseils tels que celui d’éviter les sports violents qui demandent beaucoup d’efforts. L’intérêt des tests post mortem est de savoir de quoi est morte la personne afin d’informer, dans le cadre d’un conseil génétique, les membres de la famille qui connaîtraient le même risque. Ces analyses post mortem sont donc justifiées sur le plan médical.

M. Jean-Louis Touraine, président. Professeur, nous vous remercions vivement pour toutes ces informations.


– 1 –

Père Thierry Magnin, professeur, physicien, recteur de l’Université catholique de Lyon

Mardi 30 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous poursuivons notre séquence d’auditions de ce jour en accueillant le père Thierry Magnin, physicien, recteur de l’Université catholique de Lyon.

Mon père, nous vous remercions d’avoir accepté de vous exprimer devant nous. Vous avez une double formation, en sciences et en théologie, ce qui vous a conduit à vous intéresser aux questions de bioéthique. Vous avez récemment publié un ouvrage sur la question du transhumanisme, Penser l’humain au temps de l’homme augmenté.

Notre mission d’information est amenée à s’interroger sur de très nombreuses problématiques de bioéthique et votre regard sur ces sujets nous sera bénéfique pour l’avancée de notre réflexion.

M. Thierry Magnin, physicien, recteur de l’Université catholique de Lyon. Je vous remercie de votre accueil.

Je m’exprimerai à partir des qualités que vous avez indiquées et de ma recherche en éthique, en co-construction avec des technologistes et des technoscientifiques de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), de l’Académie des technologies à laquelle j’appartiens, et de son comité d’éthique dont je suis également membre.

Dans un premier temps, je fixerai un cadre, qu’il me semble important de prendre en compte dès lors que l’on évoque les questions de bioéthique complexes qui sont au cœur de votre sujet. Comment la biologie d’aujourd’hui découvre-t-elle de plus en plus les interactions entre biologie et psychisme en étudiant la complexité du vivant ? Le biologique a une influence sur le psychique. Le psychique a également, en retour, une influence sur le biologique, le tout fixant un cadre dans lequel les questions de bioéthique se posent, selon moi, différemment.

Dans l’évolution des sciences et des technologies appliquées à la médecine, une sorte de paradoxe se fait jour, qu’il convient de prendre en compte dans les questions de bioéthique.

Nous trouvons une première posture, que je qualifierai de réductionniste, dans les technosciences, telles que les nanobiotechnologies – qui permettent de construire des morceaux de vivant artificiel ou un génome artificiel – ou les neurotechnologies, les fameuses NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) – qui se focalisent sur les fonctionnalités du vivant en essayant de les réparer, voire de les augmenter. C’est une réduction du vivant, normale à l’échelle des technosciences, mais qui pourrait laisser à penser que le vivant se réduit à une machine.

Cela m’amène à la seconde posture. La biologie nous montre à quel point le vivant est bien plus complexe, le vivant humain en particulier, en évolution et interaction avec ses environnements à travers l’épigénétique et la plasticité neuronale en neurosciences.

L’épigénétique montre que l’environnement biologique, mais également psychique, joue un rôle essentiel dans la modulation des gènes. Non seulement le biologique influence le psychique, mais, en retour, le vécu, psychique en particulier, influence le biologique. C’est ainsi que l’état de stress ou de repos d’une future mère joue sur la modulation de l’expression des gènes du fœtus qu’elle porte.

De la même façon, l’étude de la plasticité neuronale par les neurosciences souligne les effets du vécu, de l’apprentissage par exemple, sur les architectures neuronales. Or l’apprentissage recouvre des dimensions psychiques de volonté, de confiance et de persévérance.

La pratique régulière de la méditation, quelle qu’elle soit, c’est-à-dire pas nécessairement religieuse, modifie certaines connexions cérébrales, comme le soulignent les chercheurs de l’INSERM à Lyon, à Caen ou aux États-Unis, qui étudient les effets de la méditation de pleine conscience sur les connexions neuronales.

Or, cette seconde posture, celle du chercheur en biologie d’aujourd’hui, est beaucoup moins connue et moins vulgarisée que la première, qui est bien plus mécaniste. La biologie moderne nous indique pourtant que la vision purement mécaniste des technosciences est une réduction de la complexité du vivant. La vision de l’homme-machine, qui doit devenir invulnérable grâce aux technosciences, est une forme de réductionnisme assez idéologique, qui vient en opposition non pas uniquement des visées philosophiques ou religieuses mais aussi des découvertes de la biologie et des neurosciences.

Dans la biologie moderne, on commence à retrouver une vision de l’humain où le biologique, le psychique et le spirituel au sens large sont intriqués et en interaction avec leur environnement. Cet humain complexe évolue dans une dynamique qui croise robustesse et vulnérabilité. La robustesse permet au vivant de ne pas se décomposer. Il a une forme de permanence, parallèlement à une vulnérabilité à l’environnement, qui lui permet de s’adapter : il est plastique. Prendre soin de l’humain, notamment à travers les questions de bioéthique qui nous intéressent, c’est non seulement renforcer sa robustesse par les technosciences, mais aussi favoriser alliance et harmonie entre biologie, psychisme et spirituel en prenant en compte la notion de vulnérabilité.

Si l’on part de ce cadre, qui fait l’objet de nombreuses études, les questions de bioéthique se posent différemment. Ayant participé pendant une quinzaine d’années à la formation des personnels des soins palliatifs, l’exemple de ces soins me semble très parlant. On prend soin des personnes en fin de vie à différents niveaux d’accompagnement : la douleur physique, le psychologique et le spirituel. Les responsables des soins palliatifs m’ont souvent rapporté que la très grande majorité des personnes qui demandent une euthanasie ne la réclament plus une fois qu’elles sont prises en charge par cette unité. On comprend que ce triple accompagnement fasse dire aux associations de soins palliatifs qu’il ne s’agit pas de légaliser l’euthanasie.

D’un autre côté, la posture mécaniste des technosciences – qui résulte évidemment de leur nature même de « technoscience » – envahit la façon de concevoir l’humain, vu comme une machine, et favorise une vision du corps humain en pièces détachées, comme le disait déjà en 2005 M. Didier Sicard : des pièces détachées que l’on pourra changer, réparer ou augmenter. Mais quand on ne pourra plus réparer, que fera-t-on ? Il en va de même des biobriques au niveau des nanobiotechnologies.

Si l’on utilise la méthode Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats Associated Protein 9 (CRISPR-Cas 9), il est normal de s’attacher à l’aspect réductionniste de la technique. La méthode CRISPR-Cas 9 est une technique très intéressante de modification ciblée du génome. Je ne dis pas qu’il ne faille pas l’utiliser. Remplacer un gène défectueux dont l’expression est susceptible de générer certaines pathologies graves par un gène artificiel jugé normal peut paraître séduisant, mais le génome n’est pas fait de tiroirs indépendants et un gène n’est pas une pièce détachée indépendante des autres gènes. Il faut étudier finement les multiples conséquences biologiques, au sens large du terme, de ces opérations sur le système complet avant d’utiliser cette technique – il faut aussi compter avec les effets hors cible.

La convention d’Oviedo, qui stipule que notre patrimoine génétique est patrimoine de l’humanité, nous conduit à nous interroger : jusqu’à quel point nos gènes nous appartiennent-ils ? L’Académie catholique a publié récemment un travail à ce sujet. Elle conclut que nous sommes plutôt des héritiers appelés à être des intendants qui prennent soin des gènes – je ne dis pas que nous ne pouvons rien faire – mais non des propriétaires, d’autant que, pour la plupart d’entre nous – tel n’est pas mon cas –, nous les transmettons aux générations futures.

Cela conforte également le principe d’indisponibilité du corps humain, qui ne se résume pas à la non-marchandisation. Puis-je faire ce que je veux de mes gènes ou de mon corps alors que je me situe dans une chaîne de relations par laquelle je reçois la vie et la transmets ?

Au moment où le couplage de l’intelligence artificielle et du génie génétique peut conduire à modifier de plus en plus le génome humain à notre convenance, l’utilisation de CRISPR-Cas 9 sur les cellules germinales humaines est à considérer avec grande prudence. Des courants transhumanistes sollicitent cet instrument comme si nous disposions d’un outil qui offrirait une forme de toute puissance technologique, alors que tel n’est nullement l’objectif de ses inventeurs. Ces courants pensent que les technosciences sauveront l’homme en le sortant de ses déterminismes biologiques. Quelle erreur ! Cette posture utilitariste tend à nier la complexité de l’humain, sa grandeur et sa beauté que nous montrent pourtant tant de personnes, y compris des personnes handicapées, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas lutter contre les handicaps.

Enfin, si l’humain est « corps-psyché-esprit » en relation – comme j’ai essayé de l’expliquer, comme le disent depuis longtemps de nombreuses traditions anthropologiques sur les cinq continents et comme le soulignent les études sur la plasticité à l’instant évoquées –, bien d’autres conséquences en bioéthique peuvent en être tirées en termes de liens entre sexualité, procréation, filiation et parentalité. Une chose est de distinguer ces différents domaines, comme c’est le cas pour l’adoption, une autre est de les séparer radicalement. Si la loi conduisait à cette séparation – comme si tout était culturel et que la biologie ne jouait plus, comme si la différence et la complémentarité entre hommes et femmes étaient uniquement des constructions culturelles, ce qu’on entend parfois –, je ne pense pas que ce serait une bonne chose. Oui, il existe des constructions culturelles, mais la biologie y est intriquée.

Le principe d’égalité invoqué pour l’ouverture de la PMA à toutes les femmes semble banaliser le fait que puisse naître un enfant sans père au nom de l’amour de deux femmes ou d’une femme seule. Il ne s’agit nullement de remettre en cause cet amour ni même leur désir légitime d’enfant. Mais peut-on séparer ainsi ces différentes dimensions qui sont intriquées ?

Au nom de ce même principe d’égalité qui rimerait avec « tous pareils », la gestation pour autrui (GPA) pour les couples d’hommes serait alors inévitable pour répondre à un principe de cohérence. Pourtant, l’épigénétique nous montre que la mère porteuse, non seulement vit la plupart du temps un lien d’attachement fort pendant neuf mois, mais que sa biologie et son propre psychisme jouent un rôle important dans l’expression des gènes de l’enfant qu’elle porte. Elle est mère, et pourtant elle devra se séparer de l’enfant qu’elle porte. Une telle perturbation de la filiation dans un monde relationnellement si blessé sera-t-elle favorisée par la loi ? Cela me semblerait porteur de multiples déséquilibres pour les acteurs adultes comme pour les futurs enfants.

Pour tenir compte du désir légitime d’enfant et de la souffrance des couples qui ne peuvent pas en avoir, ce que l’on peut entendre, ne serait-il pas préférable de favoriser l’adoption plutôt qu’une sorte de droit à l’enfant ?

La médecine ne peut ignorer les enseignements de la biologie, d’une part, des sciences humaines et sociales, d’autre part, sur les relations biologie-psychisme. Le « prendre soin » revêt une tout autre dimension. Prenons garde à ne pas changer de cohérence en allant vers une médecine technologique qui chercherait à répondre aux nouveaux désirs sociétaux créés par les nouvelles technologies, comme si les technologies seules pouvaient répondre aux souffrances des personnes. Ce changement de cohérence à la faveur du passage d’une médecine qui prend soin à une médecine très technologisée – même si les cohérences de chacune sont compréhensibles – me paraîtrait à l’opposé de ce que nous disent aujourd’hui biologie, neurosciences et sciences humaines et sociales, ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas utiliser les technosciences, notamment pour lutter contre la douleur physique.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. À ce stade, je vous poserai deux questions.

La première porte sur le CRISPR-Cas 9. Vous avez indiqué qu’il s’agit d’une technique susceptible de dégager des perspectives intéressantes, mais que son utilisation peut tout aussi bien se révéler inquiétante en allant à l’encontre de principes éthiques. Selon vous, un cadre réglementaire doit-il être construit, ou est-il encore trop tôt ? Ces technologies doivent-elles encore évoluer avant que s’impose la nécessité de légiférer et d’encadrer le dispositif ?

Nous situons-nous déjà dans la logique de l’homme augmenté au regard de l’utilisation des prothèses, organes artificiels et exosquelettes, ou s’agit-il seulement d’un risque à venir ? Devons-nous l’encadrer a priori ou a posteriori ?

M. Thierry Magnin. À votre première question, je répondrai qu’il est encore trop tôt. Les inventeurs et les utilisateurs de CRISPR-Cas 9 essayent d’éviter les effets hors cible. Même si la technologie, appelée « ciseaux ADN », est extrêmement fine et astucieuse, les effets hors cible n’ont pas été neutralisés. Or, une fois induits, ils ont une répercussion sur les générations futures. Je pense donc qu’il est aujourd’hui trop tôt pour légiférer, mais nous pouvons espérer que les effets hors cible seront un jour maîtrisés. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un outil très intéressant. Il pourra commencer, c’est déjà le cas dans certains pays, à être utilisé sur les cellules somatiques. L’utilisation dépend du patient adulte et n’a donc aucune répercussion sur les générations futures. On peut tout à fait comprendre que l’on utilise cette technologie dans le cadre du traitement d’un cancer pour lequel on ne trouve pas d’autres traitements. Cela dit, s’agissant de son utilisation sur les cellules germinales humaines, il est beaucoup trop tôt pour connaître les effets.

À votre question sur l’homme réparé-augmenté, je dirai que les exosquelettes jouent un rôle extrêmement intéressant pour bien des personnes. J’ai en tête le cas d’un jeune homme de vingt ans qui a été paralysé suite à un accident de moto. Cette technologie lui offre une forme de mobilité et lui redonne confiance.

La frontière entre réparer et augmenter n’est pas étanche. Personnellement, je trouve tout à fait normal que l’on cherche à augmenter nos capacités. Tous ceux qui cherchent à augmenter nos capacités ne tombent pas forcément dans des pièges transhumanistes, l’horizon le plus extrême. Pourquoi ne pas les augmenter par des implants ? Cela dit, l’augmentation doit être accompagnée. L’expérience d’Oscar Pistorius est la plus signifiante. Être augmenté dans ses fonctionnalités ne suffit pas. Lorsque ces augmentations changent la vie d’une personne, il faut qu’elle soit accompagnée de diverses façons.

Ce n’est pas vrai pour les exosquelettes, mais les tendances transhumanistes consisteraient parfois à sauver l’humain, comme si l’humain était fait pour être un cyborg invulnérable alors qu’il s’agit, selon moi, d’une énorme erreur. Peu de personnes adhèrent à une telle vision dans nos pays, mais l’ombre portée de l’homme-machine joue un rôle, y compris dans les questions qui nous intéressent ici en bioéthique.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je vous remercie, monsieur Magnin, pour la richesse de votre réflexion, de votre présentation et de vos écrits, qui sont des éléments très importants pour notre réflexion commune.

Vous avez posé la question philosophique de savoir si l’homme était maître de son destin. L’homme peut-il être le designer de sa propre évolution ? Les réponses sont diverses selon les religions, les croyances, les philosophies. Au-delà, n’avez-vous pas l’impression que, dans la pratique, l’homme s’est déjà approprié, parfois maladroitement, une partie de son évolution ?

C’est ce que l’on appelle l’aventure humaine. Je passe sur les époques les plus anciennes du développement de la culture, de l’élevage, etc. pour en venir aux évolutions récentes. Avec les vaccinations, nous avons fait disparaître cette sélection naturelle qui s’opérait par les infections pendant l’enfance et qui éliminait les personnes les plus fragiles. Depuis que la médecine est efficace, les traitements médicaux permettent à tous ceux qui avaient des maladies génétiques mortelles dans l’enfance d’atteindre l’âge adulte, d’avoir eux-mêmes des enfants et donc d’augmenter la prévalence des gènes de fragilité et de maladie.

L’homme a ainsi interféré avec la nature pour prendre en main son destin, parfois en bien pour l’homme puisqu’il protège les personnes vulnérables en leur donnant une chance de vivre, parfois aussi, en revanche, en augmentant la fréquence des gènes de maladie.

L’homme n’a-t-il pas déjà pris en main une part de son destin ? Face à ce constat, on peut avoir deux attitudes que je n’oppose pas car elles sont complémentaires. L’une est davantage orientée par la croyance religieuse, qui demande à l’homme de laisser son destin être dirigé par une autorité supérieure, et l’autre, celle des pays laïques, qui offre plusieurs options, laissant se frayer la voie moyenne que nous connaissons. Quelle est votre réflexion sur le sujet ?

Vous considérez qu’il est dangereux d’évoquer un droit à l’enfant. Nous vous rejoignons tous sur ce sujet. En revanche, très différent est le désir d’enfant, qui n’est pas préjudiciable, au contraire. La maîtrise de la conception que nous connaissons aujourd’hui accroît encore le lien entre le désir d’enfant et la procréation.

Les études réalisées, notamment aux États-Unis ou à Cambridge en Grande-Bretagne, ont montré que ce désir d’enfant est un élément important de son épanouissement. Le désir d’enfant joue un rôle dans l’intérêt et l’attention que les parents porteront à leur enfant, dans l’amour qu’ils lui prodigueront et dans les chances d’épanouissement à tous égards que celui-ci développera. Selon ces études, le désir d’enfant est plus important que le fait d’avoir des parents hétérosexuels, homosexuels ou autres. Les différentes formes de familles qui existent aujourd’hui ne seraient pas, selon ces études, une menace. Plus essentielles sont les conditions dans lesquelles la procréation est réalisée dans quelque variété de famille que ce soit.

Vous évoquez la procréation médicalement assistée, qu’il est peut-être envisagé d’étendre à toutes les femmes. Sur ce thème, nous relevons une contradiction entre ce que préconisent les autorités religieuses catholiques, qui y semblent défavorables, et ce qu’exprime la majorité des fidèles selon les études statistiques de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), par exemple, publiées dans le journal La Croix. Est-ce à dire que la pédagogie effectuée par les autorités religieuses est insuffisante, ou que la vision des parents n’est pas gouvernée par les croyances telles qu’elles sont indiquées, mais davantage par une attitude fondée sur un raisonnement ? Il existe une dualité entre les connaissances qui s’appuient sur un pragmatisme raisonnable et les croyances et valeurs qui revêtent une importance égale, mais les deux ne peuvent se superposer. Dans notre République, nous sommes obligés – et tel est notre rôle – de concilier le respect des croyances de tous, qui sont différentes, et les connaissances fondées sur les études scientifiques les plus rigoureuses. Dans cette dualité que l’on cherche à conjuguer, où placer le curseur pour tenir compte à la fois des études scientifiques et des convictions diverses qui se manifestent dans notre pays ?

M. Thierry Magnin. Ces questions sont passionnantes.

Je suis croyant, chrétien et scientifique. Aussi n’opposé-je pas la croyance et la raison, y compris la raison scientifique. Je tente pareillement de les conjuguer – et je ne suis pas le seul – même si nous constatons des écarts de points de vue.

Monsieur le rapporteur, vous semblez opérer une dichotomie entre les croyants qui laisseraient leur destin entre les mains d’une divinité et un humain qui aurait pris à son compte sa propre évolution. En tant que chrétien, je ne me retrouve pas dans cette opposition. Précisément, dans le christianisme, l’une des clés de l’incarnation réside dans la coresponsabilité. On dit même que l’homme est co-créateur. En tant que tel, il assume sa charge de personne responsable, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.

Un père de l’Église, Basile de Césarée, dit dans l’une de ses homélies : « Le Créateur a ouvert la porte de son atelier à l’homme. » Bien sûr, nous pouvons travailler sur l’humain et nous l’avons déjà fait. Nous ne sommes pas les seuls, bien entendu. Il ne s’agit pas d’une opposition. La croyance n’est pas quelque chose qui vient d’ailleurs et qui serait indépendant de la vie humaine. Non, il s’agit d’une rencontre. En tout cas, c’est ainsi que nous le percevons dans la logique de l’incarnation. Heureusement, donc, que l’homme s’est pris en charge – et je me réjouis de tous les progrès scientifiques.

Vous avez noté dans mon propos que je ne suis pas fermé à l’utilisation des technologies : même si plane l’ombre de certains courants transhumanistes extrêmes, ce n’est pas une raison pour ne pas chercher à augmenter nos capacités. On pourrait croire que la technologie nous sauvera, ou croire dans une divinité qui s’occupera de nous. De tels extrêmes, que j’ai entendus s’exprimer dans de nombreux colloques, en particulier aux États‑Unis, ne nous conviennent pas. Un certain environnement nous fait croire que nous deviendrions parfaits grâce aux technologies. C’est à ce stade que se posent les questions de sens, que la loi et nos réflexions d’éthique doivent prendre en compte. Oui, l’homme peut transformer ses propres conditions de vie – heureusement, et en particulier pour soulager les plus démunis. Tel est le fondement de bien des religions et des humanismes d’une manière générale. Mais en faisant quoi ? En étant apprenti sorcier ? Les cohérences et les conditions dans lesquelles ces évolutions s’opèrent me paraissent essentielles. C’est ce que j’ai essayé d’exposer.

Le droit à l’enfant et le désir d’enfant sont des questions que se pose l’humanité depuis toujours. Je comprends le désir d’enfant. Non seulement je le comprends, mais je trouve cela beau, y compris chez des couples de même sexe. Pour autant, ce désir doit-il se transformer en droit ? Vous citez des études. Pour élever des enfants, il est préférable d’avoir un couple qui s’entend bien plutôt qu’un couple qui se déchire. Mais n’est-ce pas vrai dans toutes les circonstances ? Cela ne peut constituer, selon moi, l’argument central pour décider de passer d’un désir à un droit. Des ruptures de filiation sont liées aux blessures de l’existence ; c’est ainsi que des enfants sont sans père ni mère. C’est pourquoi l’adoption, semble-t-il, doit être favorisée. Ce sont les circonstances de la vie qui ont créé une rupture. Il en va différemment quand une loi favorise une rupture. C’est en ce sens que le changement de cohérence me paraît préjudiciable, même si les cohérences ont leur propre intelligence.

Mme Annie Vidal. Père Magnin, merci pour la précision de votre exposé.

Vous nous interpellez sur la biologie moderne qui révèle toujours plus la complexité du vivant en interaction avec ses environnements, notamment les influences réciproques entre le biologique et le psychisme. Cette posture semble moins connue, voire moins reconnue, malgré des exemples assez parlants. Quelles seraient vos préconisations pour que, collectivement, nous puissions prendre en compte ces constats et mieux les intégrer dans nos réflexions ? Par ailleurs, comment, selon vous, pourrions-nous intégrer dans la loi les dimensions psychiques et spirituelles en interaction avec le biologique qui sont d’une importance majeure dans ces avancées scientifiques ?

M. Thibault Bazin. Le rapporteur a mentionné un sondage de l’IFOP. Je me suis empressé de me connecter sur internet, car son propos m’a semblé étonnant. Ce sondage, publié dans La Croix, indique que 93 % des Français pensent que les pères jouent un rôle essentiel pour les enfants. Ils sont 85 % à penser que l’absence de père peut entraîner chez l’enfant des difficultés personnelles.

Selon un autre sondage IFOP, les catholiques pratiquants sont 65 % à être défavorables à une extension de la PMA.

Il me semble donc que la présentation du rapporteur est un peu réductrice au regard des deux sondages IFOP en question.

Mon père, je voudrais vous interroger sur la question de l’intention. Nous disposons d’outils, tels que CRISPR-Cas 9, qui peuvent avoir des externalités positives comme négatives. À entendre vos analyses, on comprend que l’intention est importante. Comment qualifier cette intention juridiquement ? Comment la vérifier, dans la mesure où elle est dans le mystère de chaque personne ? On peut porter une intention, qui, de par les conséquences de l’outil, peut se révéler une intention masquée négative.

Je prends l’exemple de la sédation, telle qu’elle est prévue par la loi Leonetti-Claeys. Si les personnes qui apportent les soins veulent atténuer les souffrances, c’est très bien. Si leur intention est de donner la mort, ce n’est pas bien. Parfois, en atténuant les souffrances, on aboutit à la mort, mais telle n’était pas l’intention. Comment pourrions-nous clarifier juridiquement la notion d’intention ?

M. Thierry Magnin. Comment intégrer dans la loi l’interaction biologique-psychisme ? Je crois qu’une information serait très utile. Elle émanerait de l’ensemble des scientifiques qui travaillent sur le sujet, et ils sont de plus en plus nombreux, en France notamment. J’ai cité les chercheurs de Lyon et de Caen, mais je pourrais également citer ceux qui étudient les effets du microbiote intestinal sur l’ensemble du corps humain. D’une manière générale, sont concernés les chercheurs qui, à partir de la biologie, des neurosciences et de la médecine, étudient l’homme dans sa globalité. Il est nécessaire de renseigner ce dossier. Personnellement, j’ai essayé de le faire en recoupant un grand nombre d’informations. Les études dont nous disposons datent de vingt ans – c’est un temps court. Il faut les approfondir. L’épigénétique est un élément central. Il ne s’agit pas non plus de l’instrumentaliser. Les phénomènes sont complexes. Ce n’est pas parce qu’une mère aura un moment de stress que ce sera une catastrophe pour le fœtus qu’elle porte. Psychologiquement, il faut que nous soyons très scientifiques, factuels, et que nous continuions de l’être. Nous ne pouvons ignorer de telles données à un moment où certaines tendances – y compris l’évolution des mentalités – veulent nous faire croire que l’homme est une machine robuste. Dans les laboratoires de l’INRA, quand on questionne un chercheur sur l’éventualité que les micro‑organismes artificiels qu’il fabrique s’échappent hors du laboratoire ou dans l’atmosphère, il nous répond que cela ne pose aucun problème, car ils sont « à ce point » robustes qu’ils meurent dès qu’ils changent d’environnement ! En contrepoint, on perçoit la nécessité forte pour ces questions d’être renseignées car elles sont essentielles s’agissant de la médecine, pour le « prendre soin » en particulier.

Selon moi, la vision des soins palliatifs est extrêmement parlante. Pourquoi d’ailleurs faudrait-il attendre la fin de vie pour que ce triple accompagnement soit intéressant ?

Même si nous devons continuer à étudier, nous ne pouvons nous exonérer du cadre général que j’ai évoqué plusieurs fois. Je trouve cela passionnant dans la mesure où cela rejoint des visées anthropologiques communes aux cinq continents, exprimées dans des cultures et des langages très différents. L’homme prenant ses responsabilités, notamment pour se penser et penser son avenir, personnel et collectif, a compris qu’il était un homme global et pas simplement un homme sectorisé et surtout pas un homme mécanique, même s’il comporte de la mécanique.

Il me semble très important d’intégrer le cadre général dans la loi et de favoriser les études en ce sens, car nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Dans les neurosciences, on voit se développer l’étude de la plasticité cérébrale et de tout ce qui a trait à l’apprentissage des jeunes et des moins jeunes, y compris des personnes vieillissantes. Notre configuration neuronale peut évoluer jusqu’à la fin de vie, contrairement à ce que l’on pensait. Voilà pour le cadre.

Les sondages sont intéressants, mais je ne les ai pas repris car l’on y trouve parfois des données très contradictoires.

Vous avez abordé la PMA et la GPA. Bien des personnes sont contre la GPA et pourraient être pour l’ouverture à la PMA, mais la cohérence logique qui ferait passer à l’ouverture à la PMA est la même que celle que l’on pourrait utiliser pour la GPA. Si nous étions cohérents, nous comprendrions parfaitement qu’un couple d’hommes demande la GPA. C’est tout à fait logique. Pour autant, cela pose des problèmes.

Vous posez la question de l’intention. Ce n’est pas simple. En bioéthique, elle se pose, pas uniquement sur un plan personnel. Il en va de même du désir. Bien sûr, on peut comprendre les désirs personnels. Nous pouvons parfaitement comprendre le désir d’une personne de l’entourage du malade qui souhaite que le calvaire de la personne en fin de vie cesse. S’agissant de la responsabilité de l’État, du médecin et de son équipe, il en va autrement.

Il existe également une différence entre l’intention de la sédation et l’acharnement thérapeutique. Ni euthanasie ni acharnement thérapeutique. Mon expérience d’une quinzaine d’années dans des unités de soins palliatifs me montre que la sédation qui abrège la vie y est rarement utilisée. La responsable du centre Léon-Bérard avec lequel je travaille depuis longtemps m’a dit ne l’avoir jamais pratiquée elle-même, non pour une question de conviction mais de demande.

Je reconnais avec vous qu’il est peu aisé de codifier l’intention. On peut avoir les meilleures intentions qui soient et produire, comme vous le faisiez remarquer, des effets négatifs. En revanche, le cadre dans lequel s’expriment ces intentions un peu extrêmes éclaire la situation d’un jour différent. Selon que la personne est éloignée de sa fin de vie ou qu’elle en est proche, l’intention d’abréger ses souffrances change de nature et la question ne se pose pas de la même manière. L’intention se mesure selon le contexte et, à cet égard, l’encadrement juridique me semble extrêmement important.

Nous devrions écouter les responsables des soins palliatifs sur la façon dont ils s’y prennent pour que cette sédation soit la dernière des issues, y compris quand l’entourage, ce que l’on peut comprendre, ne supporte plus la situation.

Je me fais le témoin du travail extraordinaire que ces personnes accomplissent. Cheminer avec elles a bouleversé mon existence.

Mme Blandine Brocard. Merci, mon père, de vos interventions sur le fondement de votre double regard d’homme de foi et d’homme de sciences, ce qui est très intéressant pour nous tous.

Je voudrais revenir à la nécessité d’entreprendre des recherches pour soigner tout en évitant l’homme augmenté. Disant cela, je procède par raccourci, vous l’aurez compris. Cela me permet de poursuivre avec vous une réflexion que j’ai eue il y a deux jours dans ma circonscription où nous avons lancé le Téléthon avec les organisateurs et les bénévoles. Nous avions la chance d’avoir avec nous Serge Braun, le directeur scientifique de l’AFM-Téléthon.

Les recherches et les avancées génétiques permettent à des enfants de guérir de maladies. Une nouvelle recherche a permis de redonner de la force musculaire à des enfants dont la faiblesse des muscles les empêchait de s’asseoir, de marcher, voire à terme de respirer. Très vite, on constate des progrès, entre autres sur le plan sportif. Nous en sommes venus à la conclusion que peu importent les dérives dès lors que cela nous permet de soigner et de réparer. Partagez-vous cette conclusion ? M. Serge Braun pense nécessaire que le législateur arrive à border sans limiter. Comment procéder ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Professeur Magnin, je vous remercie de votre travail et de votre réflexion, qui nous sont utiles.

Ma question portera sur les travaux relatifs à l’embryon, qui se situent au cœur de notre réflexion, d’autant que vous dites que la biologie a une influence sur notre psychisme et sur l’être humain en général.

La recherche de l’embryon soulève deux questions complexes.

Le processus de vie est continu. Il est difficile d’établir le moment à partir duquel on considère que nous sommes confrontés à une construction humaine. Certains pensent sans doute qu’il ne convient même pas de s’interroger.

Des travaux utiliseront des cellules embryonnaires à des fins de traitement humain. Quelle est votre réflexion sur ce sujet ?

M. Thierry Magnin. La formule « borner sans limiter » me semble juste bien que peu aisée dans son application. Personnellement, je ne crois pas qu’il faille limiter a priori ni même, d’ailleurs, au nom d’une croyance. J’opère une différence entre limiter a priori et penser l’illimité. La grande difficulté en éthique réside dans les cas particuliers – ceux que vous citez.

L’éthique porte en elle trois niveaux de réflexion : le premier est le niveau singulier, la personne dans sa singularité. On peut se dire que l’on peut lui appliquer les résultats d’une recherche. Ensuite, il y a une forme d’universalité : ce qui est applicable au singulier sera-t-il applicable au plus grand nombre ? Enfin, la loi arbitre et dit les conditions particulières à un moment du développement de la société et des technologies. Là est toute la difficulté : autoriser la résolution de cas particuliers peut produire beaucoup de dégâts une fois le principe appliqué à tous. Il est alors difficile d’en accepter le principe.

Oui, borner pour limiter. Cela dit, tant que nous n’aurons pas produit suffisamment d’études sur ces technologies, il ne faut pas s’emballer – même si c’est emballant !

Je fais une différence quand il s’agit de cas particuliers. J’ai cité l’utilisation de CRISPR-Cas 9 sur des cellules somatiques d’une personne atteinte d’un cancer. Le législateur comme le bioéthicien peuvent comprendre que la responsabilité appartient au malade dès lors qu’il est suffisamment éclairé. Il peut donner son consentement à l’utilisation de CRISPR‑Cas 9 sur des cellules somatiques. Dès aujourd’hui, d’ailleurs. En éthique, le problème central est le passage du cas particulier à la généralité.

La question sur l’embryon est abyssale. Nous nous interrogeons : l’embryon est-il une personne ? À partir de quand ? On se posait déjà la question du temps de saint Thomas d’Aquin. À cette question, il avait d’ailleurs été répondu que l’embryon était une personne au bout de quarante jours. Dans l’univers chrétien, j’adhère assez fortement au propos du pape Jean-Paul II : « Il n’appartient pas à l’homme de définir les seuils d’humanité de manière intangible. » Un embryon mis dans les bonnes conditions de développement donnera une personne. Quand l’embryon devient-il une personne ? On ne le sait pas. Aussi la proposition à laquelle j’adhère consiste-t-elle à respecter l’embryon comme on respecte une personne.

Si l’on adhère à ce que je viens de dire – et je conçois que l’on pense différemment –, on ne peut faire des travaux sur l’embryon en interrompant son existence. En revanche, on peut faire des travaux sur l’embryon implantable, mais pas avant d’avoir largement étudié toutes les technologies que l’on utilisera – éventuellement avec CRISPR-Cas 9 – pour retirer un gène responsable d’une maladie monogénique, par exemple. C’est un objectif qui pourrait être extrêmement intéressant, mais il me paraît aujourd’hui anticipé.

M. le président Xavier Breton. Monsieur le professeur, il me reste à vous remercier de vos propos.

 

 

 


– 1 –

Établissement français du sang – M. François Toujas, président, Mme Nathalie Moretton, directrice de cabinet, et M. Jonatan Le Corff, responsable du département juridique Santé, recherche, numérique et affaires (direction juridique et conformité)

Mardi 30 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Chers collègues, nous poursuivons notre séquence d’auditions en accueillant M. François Toujas, président de l’Établissement français du sang (EFS), qui est l’opérateur civil unique de la transfusion sanguine en France. Il est accompagné de Mme Nathalie Moretton, directrice de cabinet, et de M. Jonatan Le Corff, responsable du département juridique « Santé, recherche et numérique ». Nous vous remercions d’avoir accepté d’intervenir devant nous.

La révision de la loi de bioéthique donne à notre mission d’information l’opportunité d’étudier le sujet des dons d’organes, de tissus ou encore de produits issus du corps humain, tels que le don de sang, à travers notamment la question de l’adéquation de notre modèle de don et de ses valeurs à la réalité de la demande et des pratiques. Votre expertise dans ces domaines nous sera utile dans la poursuite de nos réflexions.

Je vous donne donc maintenant la parole pour un exposé et nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. François Toujas, président de l’Établissement français du sang. C’est un grand honneur que d’être auditionné par la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique. Je connais l’attachement de la représentation nationale et votre engagement pour le don du sang, qui est un geste bénévole et altruiste.

Je rappellerai en premier lieu comment s’organise aujourd’hui la transfusion sanguine dans notre pays. La transfusion sanguine civile telle qu’elle est prévue par la loi du 1er juillet 1998 permet, chaque année, d’assurer l’autosuffisance de la France en produits sanguins labiles (PSL) – concentrés de globules rouges, plaquettes et plasma thérapeutique – dans des conditions de sécurité et de qualité optimales.

L’Établissement français du sang est un établissement public composé d’un siège national et de treize établissements régionaux, placé sous la tutelle de la ministre des solidarités et de la santé. Nous sommes présents sur l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin, grâce à 126 sites fixes et au travers du déploiement de  plus de 40 000 collectes mobiles par an.

Nous accueillons un peu moins de 1,7 million de candidats au don, nous réalisons environ 10 000 dons par jour et, chaque année, ce sont environ un million de malades qui sont soignés, 500 000 directement, grâce à des produits sanguins labiles, et 500 000 autres grâce à des médicaments un peu particuliers qu’on appelle les médicaments dérivés du sang, fabriqués notamment à partir du plasma.

Le don du sang, c’est aussi – et c’est important de le souligner – une organisation assise sur le bénévolat de plus de 2 800 associations, de la Fédération française pour le don du sang et de ses 750 000 adhérents bénévoles, qui nous aident quotidiennement dans l’organisation, le recrutement et la fidélisation des candidats au don. Le monde associatif est absolument nécessaire au bon exercice de notre mission de service public, puisque nous sommes bel et bien en charge d’une mission de service public, qui consiste à assurer le prélèvement, la qualification, la préparation et la délivrance ou distribution des produits sanguins labiles, dans un cadre monopolistique.

L’établissement a prouvé à plusieurs reprises sa robustesse et son efficacité, notamment lors de crises majeures, comme les crises climatiques ou les attentats, à Paris et à Nice. Cette robustesse, il en apporte également la preuve en fournissant chaque année plus de dix mille dons pour la prise en charge de patients.

Enfin, l’EFS développe de nombreuses actions de coopération internationale – j’étais ainsi il y a quelques jours au Liban –, afin de promouvoir notre modèle dans des pays qui souhaitent s’en inspirer.

L’organisation de la transfusion sanguine repose sur des principes éthiques forts : le bénévolat, l’anonymat, l’absence de profit et le consentement. Ce sont des principes qui concourent à une plus grande sécurité, au bénéfice avant tout des receveurs mais également des donneurs. Le don du sang obéit en outre dans notre pays aux principes de non‑patrimonialité et de non-commercialisation du corps humain et de ses produits, inscrits dans les lois de bioéthique. Sur ce socle majeur s’ancrent les notions de générosité, de solidarité et d’altruisme auxquelles se rattache le fonctionnement de la société française. J’aime enfin rappeler à cet égard que le don du sang est aussi, et peut-être avant tout, un geste citoyen.

Ce modèle doit aujourd’hui faire face à un ensemble de remises en question, qui sont autant de menaces ou d’occasions à saisir.

La première interrogation est liée au risque de requalification de tout ou partie des PSL en médicaments. Il faut ici distinguer juridiquement, d’une part, la collecte, la préparation et la distribution des produits sanguins labiles, monopole de l’ESF, et, d’autre part, la fabrication et la distribution des médicaments dérivés du sang, ouvertes à la concurrence. Entre les deux néanmoins la frontière est poreuse, puisque, par décision du 23 juillet 2014, le Conseil d’État, faisant suite un arrêt du 13 mars 2014 de la Cour de justice de l’Union européenne, a exclu le plasma thérapeutique sécurisé par solvant-détergent (PFC-SD) de la liste des produits sanguins labiles, motivant cette décision par le fait que sa production fait appel à un processus industriel qui lui confère un statut de médicament, dit médicament dérivé du sang. La conséquence est que ce TFC-SD a cessé d’entrer dans le champ du monopole de l’EFS et des PSL pour entrer dans le champ concurrentiel des médicaments dérivés du sang, ce qui pourrait entraîner sa requalification.

Le second sujet qui doit retenir notre attention, car ce peut être une chance comme une menace, c’est la probable révision de la directive européenne 2002-98 établissant des normes de qualité et de sécurité pour la collecte, le contrôle, la transformation, la conservation et la distribution du sang humain et des composants sanguins. À l’heure actuelle, l’Union européenne n’impose pas l’organisation d’une collecte éthique, se bornant à recommander sa mise en place dans la mesure du possible. La révision de la réglementation européenne devrait être pour nous l’occasion de défendre notre modèle.

Vous savez enfin que de nombreux médicaments connaissent aujourd’hui des problèmes d’approvisionnement ; c’est le cas de manière récurrente pour les médicaments dérivés du sang, ce qui constitue un enjeu pour l’ensemble de la filière, en amont comme en aval.

M. le président Xavier Breton. Dans son rapport sur la révision de la loi de bioéthique, le Conseil d’État suggère de modifier l’article L. 5124-14 du code de la santé publique pour permettre à l’EFS de céder son plasma à d’autres fractionneurs que le Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB) et de diversifier ainsi ses partenaires afin d’élargir l’offre de plasma éthique. Êtes-vous favorable à cette proposition et, si oui, comment l’EFS envisage-t-il d’augmenter la collecte de sang pour répondre à la demande ?

Êtes-vous favorable à la création d’un « statut » de donneur, comme y invite le CCNE dans son avis de septembre 2018 ? Quels pourraient être les contours d’un tel statut ?

M. François Toujas. La proposition du Conseil d’État pose, au-delà de la question des capacités de l’ESF à céder son plasma à d’autres fractionneurs, le problème tout à fait sensible de l’avenir de la filière du fractionnement en France. En d’autres termes, elle pose, en amont, la question des capacités de collecte de l’EFS et, en aval, celle du développement du LFB, mais également celle de la prise en charge convenable des malades, car il ne faut pas oublier que, si nous collectons du sang et fabriquons des médicaments, c’est in fine pour guérir les malades.

Cela appelle un constat dur. Aujourd’hui, 80 % des médicaments dérivés du sang produits dans le monde sont fabriqués à partir de plasma d’origine américaine, ce qui signifie que le marché mondial dépend très fortement du plasma collecté aux États-Unis, avec tous les risques que cela peut comporter, notamment, celui de voir se multiplier les tensions sur le marché mondial où la demande est de plus en plus importante du fait du développement de pays comme le Brésil, l’Inde ou la Chine.

M. Charles de Courson. Il faut préciser qu’aux États-Unis le don du sang est rémunéré.

M. François Toujas. En effet, ce qui fait d’ailleurs qu’on ne peut parler de don et que les collectes de sang américaines sont parfois assez éloignées de l’éthique.

Parallèlement, et c’est heureux, la prise en charge des malades s’améliore considérablement, ce qui se traduit par des chiffres qui peuvent donner le vertige : en France, la consommation d’immunoglobulines est passée en dix ans de cinq à neuf tonnes, ce qui, là encore génère, d’importantes tensions.

L’EFS est aujourd’hui dans une situation où il a l’obligation légale de céder au LFB la totalité de son plasma pour fractionnement, sachant que le plasma collecté et fractionné en France est réservé aux besoins des malades français. En d’autres termes, l’EFS ne peut collecter plus que ce qui correspond aux besoins du LFB, toute la question étant celle de la capacité du LFB à servir les patients, dans un cadre qui, à son niveau, n’est pas celui du monopole mais celui du marché concurrentiel, où, pour se procurer les médicaments dérivés du sang, les hôpitaux passent par des appels d’offre. Il faut donc que le LFB soit en capacité de répondre dans de bonnes conditions à ces appels d’offre, l’ESF étant cantonné à un rôle de « suiveur ». Nous avons ainsi livré en 2012 un peu plus de 600 000 litres de plasma au LFB, et lui en livrerons l’année prochaine 900 000 litres, ce qui montre que nous avons la capacité de répondre à la montée en puissance du LFB sur le marché français, en pratiquant une collecte éthique et non rémunérée.

M. Charles de Courson. Quelle est la part occupée par le LFB sur le marché français ?

M. François Toujas. C’est assez difficile à dire, mais on estime que, pour atteindre l’autosuffisance en matière de médicaments dérivés du sang, il faudrait collecter un peu plus de 2,5 millions de litres.

M. Charles de Courson. Cela signifie donc que le LFB détient 45 % du marché.

M. François Toujas. Selon moi cependant, le concept d’autosuffisance est assez inopérant dès lors que nous sommes dans un système de marché. En revanche, nous devons nous efforcer de réfléchir aux moyens d’accompagner le LFB pour qu’il augmente sa part de marché et réduise sa dépendance par rapport aux fournisseurs étrangers.

Par ailleurs, il faut déduire de la proposition du Conseil d’État que, dans l’hypothèse où le LFB ne pourrait plus fournir la quantité nécessaire de médicaments, il  faudrait que nous puissions vendre à d’autres fractionneurs, à condition que le plasma fractionné serve à des malades français.

Quant au statut du donneur, il renvoie à la question du statut du bénévole, qui n’est pas tranchée. Le bénévolat est avant tout un engagement personnel : cet engagement doit-il se faire sous statut ?

Ce qui est certain en revanche, c’est que nous devons mieux valoriser les donneurs, mieux les accueillir, mieux les accompagner et davantage favoriser le don. C’est un effort qui doit impliquer non seulement l’EFS, mais également nos partenaires, les collectivités locales et les entreprises, les unes et les autres pouvant, par exemple, nous ouvrir des lieux d’accueil lorsque nous procédons à des collectes.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je veux tout d’abord féliciter l’EFS, qui est parvenu à développer son activité, d’une importance cruciale, en faisant preuve d’une grande maîtrise. Après l’épisode du sang contaminé, il était essentiel pour notre pays de rétablir la sérénité et la confiance dans les produits résultants de la collecte du sang.

Monsieur le président, j’aimerais vous poser trois questions.

Premièrement, si nous sommes très attachés en France aux valeurs présidant à la collecte du sang, à savoir le bénévolat, l’anonymat et la gratuité, nous devons faire appel, pour la préparation de certains produits, tels que le plasma et les immunoglobulines, à du sang provenant de collectes effectuées à l’étranger auprès de donneurs rétribués, ce qui crée une certaine ambiguïté.

Par ailleurs, le fait que certaines immunoglobulines soient obtenues à partir de sang provenant de donneurs américains implique qu’elles contiennent des anticorps plutôt adaptés aux micro-organismes se trouvant le plus fréquemment aux États-Unis, et non en Europe, ce qui pose un problème en termes d’efficacité – même si l’on retrouve certains micro‑organismes des deux côtés de l’Atlantique. En d’autres termes, les immunoglobulines utilisées en France ont plus de chances d’être efficaces lorsqu’elles ont été préparées à partir du sang provenant de donneurs vivant sur place.

Il faut donc se demander quelles solutions permettraient d’assurer, à terme, une autosuffisance de la France pour l’ensemble des produits d’origine sanguine.

Deuxièmement, même si l’EFS a déjà accompli des efforts méritoires dans ce domaine au cours des années passées, pensez-vous qu’il soit possible d’imaginer des campagnes d’incitation au don qui soient encore plus efficaces ?

Troisièmement, à quel horizon estimez-vous que l’on puisse envisager la possibilité de recourir, au moins pour certains patients, à des succédanés d’hématies et d’hémoglobine, également appelés transporteurs artificiels d’oxygène, ou aux machines à perfusion d’organe ? Cela permettrait de s’affranchir de la dépendance aux dons, mais aussi d’éliminer tout risque de transmission d’agents pathogènes – je précise cependant qu’en tout état de cause, il n’est pas question de baisser les bras en matière de don du sang, car celui-ci restera indispensable pour la préparation d’autres produits.

M. François Toujas. Pour ce qui est de votre dernière question, je vous dirai que, n’étant ni chercheur ni devin, je me dois de faire preuve de la plus grande prudence et de me contenter des éléments d’information dont je dispose pour vous répondre. Pour ma part, je ne crois pas que les hématies puissent être produites artificiellement et en quantité massive, donc que le don du sang puisse être remplacé par d’autres techniques, dans les vingt ans qui viennent.

C’est ce qui justifie que je continue à m’efforcer de faire passer le message selon lequel la collecte de sang reste l’un des éléments essentiels permettant d’assurer la santé de nos concitoyens, pas seulement pour faire face aux accidents et aux attentats : nous ne devons pas oublier que plus de 45 % des transfusions sanguines vont à des malades atteints d’un cancer. Très franchement, le moment à partir duquel nous pourrons peut-être nous passer du don de sang se situe pour moi à un horizon si lointain que je ne le vois même pas… En revanche, à une échéance relativement proche, les progrès de la technique vont certainement aboutir à la mise au point de réactifs permettant d’améliorer le geste transfusionnel.

Quant aux futures campagnes de communication, elles sont au cœur de notre réflexion. Nous nous efforçons régulièrement de « déringardiser » l’image des collectes de sang, et devons continuer à le faire en développant une sorte de « marketing social ». Il existe des donneurs qui présentent un intérêt particulier en raison de leur groupe sanguin, et que nous devons être capables de faire participer davantage à nos collectes. Je précise que ce n’est pas lié à la rareté de tel ou tel groupe : il y a régulièrement des tensions sur l’approvisionnement de sang du groupe O+, qui est pourtant le plus commun en France. De ce fait, parallèlement aux grandes campagnes nationales, nous devons développer des outils de communication modernes, reposant notamment sur les réseaux sociaux et les techniques de marketing, afin de nous permettre de mieux cibler certaines campagnes.

L’EFS a également entrepris de recourir aux sciences sociales liées à l’animation des territoires, partant du principe que l’une des clés du succès des collectes réside dans la compréhension de la façon dont les personnes se déplacent au sein des territoires. De ce point de vue, la situation actuelle n’est plus celle d’il y a vingt ans, ce qui justifie que nous adaptions l’outil de collecte en conséquence – notamment grâce à la géolocalisation. Par ailleurs, nous devons nous employer à faire comprendre, notamment aux jeunes générations, que non seulement le don du sang est nécessaire, mais qu’il constitue une expérience intéressante, que tout un chacun devrait faire au moins une fois dans sa vie – j’en profite pour remercier les donneurs réguliers.

J’en viens à la première question que vous m’avez posée – à laquelle il est le plus difficile de répondre. En effet, on voit mal comment aller vers l’autosuffisance au sein d’un marché ouvert. Si la notion d’autosuffisance s’applique au monopole des produits sanguins labiles, pour lesquels la collecte en France est organisée selon un modèle non lucratif, les choses sont plus compliquées pour les médicaments dérivés du sang et la collecte de plasma.

En matière d’éthique, nous ne devons pas nous contenter de vérifier qu’elle s’applique aux donneurs : l’éthique, cela consiste aussi à faire en sorte que les malades puissent disposer en quantité suffisante des produits qui leur sont nécessaires…

À mon sens, l’EFS doit prendre sa part dans l’effort de consolidation de la filière française de médicaments dérivés du sang, en se posant deux questions. Premièrement, sommes-nous capables d’augmenter notre effort de collecte à mesure que les besoins du LFB s’accroissent ? La réponse est oui si l’on considère que nous sommes passés de 600 000 litres de plasma livrés au LFB en 2012 à 900 000 litres cette année, mais il faut s’interroger sur le prix auquel nous cédons notre plasma au LFB, à savoir un prix très bas par rapport à celui pratiqué à l’échelle internationale.

Deuxièmement, l’EFS doit-il prendre en compte les aspects relatifs à l’équilibre économique ? À cette question, mes collègues du budget répondront sans hésiter par l’affirmative, tandis que Mme Buzyn rappellera qu’il faut aussi soigner… En fait, la question doit être posée en termes de filière et, pour ma part, je suis extrêmement réservé à l’égard de toutes les pratiques pouvant conduire à une dérive vers la marchandisation du corps humain.

M. Charles de Courson. Monsieur le président, j’ai trois questions à vous poser.

Premièrement, sur le plan juridique, les statuts de l’EFS lui permettraient-ils d’être opérateur sur le marché des produits dérivés du sang ?

M. François Toujas. Non, ce n’est plus possible depuis la loi du 4 janvier 1993, qui a instauré une séparation absolue entre le collecteur et le fractionneur.

M. Charles de Courson. On peut se demander si cette séparation était une bonne idée. Compte tenu de ce que vous nous dites sur l’évolution du marché, le fait que vous puissiez aussi assurer une partie du traitement aval – la préparation de produits dérivés du sang –, n’aurait-il pas pour effet de sécuriser le dispositif ?

Deuxièmement, pouvez-vous nous préciser quelle est l’ampleur des échanges internationaux, et si notre pays importe ou exporte du sang ?

Troisièmement, le prélèvement de sang sur le cordon ombilical fait-il partie des activités de l’EFS ?

M. François Toujas. L’Agence française du sang (AFS), qui a précédé l’EFS, avait autrefois des responsabilités dans l’organisation générale des collectes, mais aussi en matière de police sanitaire. La loi du 4 janvier 1993, qui faisait partie de l’ensemble de dispositions que les pouvoirs publics ont décidé de mettre en œuvre à la suite de la crise du sang contaminé, a séparé la fonction de collecteur, revenant à l’EFS, de celles de police sanitaire, assumées par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), devenue Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2012 – un principe qui me paraît devoir être régulièrement renforcé.

Le législateur a également instauré une stricte séparation entre le collecteur et le fractionneur, car il lui paraissait opportun de distinguer l’activité de collecte, qui relève du service public, de celle de fractionnement, qui entre dans le champ du marché, puisqu’elle aboutit à la préparation de médicaments dérivés du sang. Ce modèle propre à la France ne se retrouve pas partout à l’étranger : ainsi, aux États-Unis, quelques fractionneurs ont intégré un collecteur.

Par ailleurs, le fait que la frontière entre les PSL et les médicaments soit poreuse n’est pas sans poser certaines questions. Le Conseil d’État a requalifié des PSL en médicaments, ce qui remet en question la capacité de l’EFS à produire ces PSL – je pense notamment à certains plasmas thérapeutiques. Pour moi, la solution doit être recherchée dans notre capacité à renforcer le laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies.

Pour ce qui est de votre deuxième question, la France n’importe jamais de produits sanguins labiles. Il peut y avoir des exportations, mais cela ne se fait que de manière exceptionnelle : il faut pour cela que le président de l’EFS signe une autorisation, destinée à répondre à un besoin particulier – par exemple, l’assistance à des soldats français en opération extérieure.

M. Charles de Courson. Il n’y a donc pas de marché international en France ?

M. François Toujas. Il n’y en a ni en France ni en Europe, et il serait de toute façon extrêmement difficile d’organiser le marché pour un produit aussi rare. Aux États-Unis, c’est la Croix-Rouge américaine qui intervient pour un peu plus de 55 % du marché, le reste de la collecte de PSL étant organisée par des centres non lucratifs.

Enfin, l’EFS joue un rôle important en matière de collecte du sang de cordon, puisqu’il recueille une partie de ce sang, qu’il stocke dans des banques.

M. Charles de Courson. Dans quel cadre juridique ?

M. François Toujas. Nous stockons le sang de cordon et le ressortons quand les médecins en ont besoin pour la mise en œuvre du traitement de certaines pathologies. Cela dit, on constate aujourd’hui que le sang de cordon donne lieu à une utilisation beaucoup moins fréquente qu’on n’aurait pu le croire il y a quelques années.

M. Charles de Courson. Il est stocké de façon anonyme ?

M. François Toujas. Oui, bien sûr.

M. le président Xavier Breton. Monsieur le président, je vous remercie d’être venu éclairer notre mission d’information.

 


– 1 –

Table ronde de représentants de religions

        M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, et Mme  Aude Millet-Lopez, responsable de la communication

        Rabbin Michaël Azoulay, du Grand rabbinat de France

        Mgr Pierre d’Ornellas, responsable du groupe de travail sur la bioéthique de la Conférence des évêques de France

        M. Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman

Mardi 30 octobre 2018

M. le président Xavier Breton. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous achevons notre séquence d’auditions de ce jour par une table ronde de représentants de religions. Nous accueillons M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, M. le rabbin Michaël Azoulay, chargé des affaires sociétales auprès du grand rabbin de France, Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, responsable du groupe de travail sur la bioéthique au sein de la Conférence des évêques de France, et M. Anouar Kbibech, vice‑président du Conseil français du culte musulman.

La révision de la loi relative à la bioéthique nous amène à nous interroger sur des sujets tels que la recherche sur l’embryon, la médecine génomique, l’assistance médicale à la procréation (AMP) mais aussi sur des thèmes nouveaux comme l’intelligence artificielle, notamment dans le domaine de la santé, ou la santé environnementale. Parce qu’ils trouvent un écho au plus profond de la sensibilité des individus, ces sujets complexes sont des causes de tension dans la société. Aussi vous remercions-nous d’avoir, dans la perspective d’un débat apaisé et éclairé, accepté d’exprimer vos avis sur ces sujets devant nous.

Je vous donne la parole pour un court exposé que nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France. Je vous remercie pour ce temps d’audition qui va me permettre de faire entendre la Fédération protestante de France, qui est la voix du protestantisme dans notre pays, sur quelques-uns des sujets que vous avez évoqués. Le champ de la bioéthique est en effet si vaste que les examiner tous demanderait beaucoup plus de temps.

Je précise qu’en participant au débat public dans le cadre de cette révision de la loi relative à la bioéthique, notre but en tant que protestants n’est pas d’imposer quelque idée mais d’interpeller nos concitoyens, qu’ils soient ou non croyants, sur les enjeux des choix effectués. Nous entendons ainsi contribuer à trouver des solutions respectant notre commune humanité. Nous considérons en effet que les choix qui concernent la bioéthique ne sont pas seulement des choix personnels, relevant de la morale individuelle, mais qu’ils sont aussi des choix sociétaux engageant notre conception de ce que Paul Ricœur a appelé le « vivre ensemble ». Car si l’éthique a pour visée une vie bonne dans des institutions justes, les choix effectués en bioéthique posent la question de la société que nous voulons léguer aux générations futures. Comme nos interpellations sur l’éthique sociale et environnementale, nos interpellations sur la bioéthique reposent sur la conviction que la vie est un don de Dieu et que l’être humain est un être en relation : il faut par conséquent se soucier de la protection des plus faibles et ne jamais oublier la justice sociale.

Les récents progrès des biotechnologies ouvrent des possibilités nouvelles auxquelles il est d’autant plus difficile de ne pas céder en leur donnant libre cours que plusieurs pays proches ont autorisé des pratiques interdites chez nous et que les enquêtes d’opinion présentent les Français comme favorables à leur légalisation. Pourquoi ne cédons-nous pas à ces pressions ? Parce que tout ce qui est possible n’est pas forcément souhaitable, parce que la France n’a pas à suivre l’exemple de pays qui n’ont pas encore suffisamment évalué les conséquences de leurs choix, et parce que l’opinion majoritaire, si elle est un élément d’appréciation parmi d’autres, n’a pas toujours raison. L’actualité montre bien, dans le cas du Brésil, qu’une population peut majoritairement voter pour un candidat sans être dans le vrai.

Je parlerai en priorité de l’assistance médicale à la procréation (AMP). Les protestants sont favorables aux moyens modernes de contraception et ils ont également salué les avancées modernes de la médecine pour traiter l’infertilité. Nous ne rejetons donc pas systématiquement les techniques que permettent les avancées scientifiques dans le domaine de la procréation, mais nous souhaitons poser un certain nombre de questions qui sont autant d’interpellations. Le bien-être de l’enfant étant pour nous prioritaire, nous nous interrogeons sur les conséquences pour ce bien-être du découplage des parentalités génétique, biologique, sociale et légale rendu possible par les recherches scientifiques des dernières décennies. Nous nous demandons également si les diagnostics pré-implantatoires ne sont pas en train de dériver vers une forme d’eugénisme. Par ailleurs, faut-il encourager la congélation sociale d’ovules permettant aux couples de repousser l’âge d’avoir des enfants ? Et, en raison de la pénurie de dons de gamètes, faudra-t-il abandonner le caractère gratuit et anonyme des dons ? Enfin, comment gérer la tension entre le principe de l’anonymat des donneurs et le droit de l’enfant à connaître ses parents biologiques ? Nous avons sur tous ces sujets des avis que nous pouvons vous exposer.

Concernant l’extension de l’AMP aux femmes célibataires et aux couples de femmes, le protestantisme est, comme les autres confessions, traversé par des sensibilités diverses. Dans le cadre de la Conférence des responsables de cultes en France, nous discutons régulièrement de ces sujets avec certains des responsables auditionnés aujourd'hui mais aussi avec des représentants d’autres religions, comme monseigneur Emmanuel pour les orthodoxes ou des responsables du bouddhisme. Or, je prends à témoin M. Anouar Kbibech et Mgr Pierre d’Ornellas que dans chacune des confessions ont lieu des débats internes très vifs. L’indiquer me semble important car cela montre que n’existe pas sur certains sujets un front des religions. Toutes les confessions, je le répète, sont au contraire traversées par des questions et des doutes.

La question de l’extension de l’AMP ne fait pas consensus au sein du protestantisme. Toutefois, nous jugeons possible d’admettre son ouverture aux femmes célibataires et aux couples de femmes non pour des raisons techniques qui feraient juger souhaitable tout ce qui est possible, mais parce que la famille et le couple sont très importants pour le protestantisme. Nous sommes très attachés à l’altérité du couple et, pour nous, que l’homme et la femme soient tous deux responsables de l’enfant à venir est décisif. Cependant, la famille est aujourd'hui en mutation, le « faire famille » se déclinant désormais de façon très différente de ce qu’il en était pour les générations précédentes. Dans ce contexte, il nous faut de nouveau dire qu’une société qui aurait pour modèle la mère seule avec son enfant pose question. La pauvreté et l’état de précarité dans lesquels vivent les foyers monoparentaux sont d’ailleurs le signe d’une forme de détresse sociale. Pour le dire cum grano salis, l’imaginaire catholique de la Vierge à l’Enfant ne doit pas gagner dans notre société, mais c’est le couple, qu’il soit homme et femme, homme et homme ou femme et femme, qui doit fabriquer la société à venir. Et l’homme ne saurait être un petit Joseph falot à côté de la femme toute puissante !

Nous rappelons donc l’importance du couple, importance que la Bible met en évidence dans la Genèse avec Adam et Ève, mais aussi dans le Cantique des Cantiques. Je précise que ce couple peut ne pas être marié : Adam et Ève ne l’étaient pas. Mais c’est surtout la phrase de la Bible selon laquelle il n’est pas bon d’être seul qui est décisive pour notre tradition, comme elle l’est aussi, je crois, pour la tradition juive. Nous jugeons donc de beaucoup préférable que des couples de femmes, plutôt que des femmes seules, aient des enfants. J’ajouterai que la question de l’accès de l’AMP à des couples homosexuels ou à des personnes seules a en fait été posée dès 1985, lorsque le droit d’adopter a été accordé aux femmes seules. Du point de vue théorique, la question est donc résolue depuis longtemps et nous nous trouvons face aux conséquences de décisions prises bien avant nous.

En conclusion, je reprendrai à mon compte ce que disait le professeur André Dumas, aujourd'hui décédé, lorsqu’il insistait pour que la procréation médicalement assistée (PMA), qui n’est au fond qu’une parenthèse technique, ne soit pas idéalisée : si l’amour est là, si la parole affective est prononcée par les parents et si le récit de la naissance est raccordé à la suite des générations, alors la PMA est possible.

Tel est l’état de notre réflexion sur la PMA. Elle donne lieu, au sein du protestantisme, à des débats passionnants mais parfois très difficiles dans la mesure où, sur ces questions, il n’est pas possible de se borner à dérouler une doctrine préétablie. De façon générale, nous considérons aussi que l’éthique est aujourd'hui maltraitée par la double pression qu’exercent l’impératif technique et des revendications d’ordre économique.

M. Michaël Azoulay, chargé des affaires sociétales auprès du grand rabbin de France. Je suis chargé des affaires sociétales auprès du grand rabbin de France Haïm Korsia et j’ai par ailleurs fait partie du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 2009 à 2013.

Je commencerai par une observation sur le positionnement un peu particulier du judaïsme sur ces questions de société. Le judaïsme est souvent considéré comme un particularisme et, en effet, la législation juive concerne exclusivement les juifs, ce qui pourrait laisser penser que nous ne nous adressons pas à tous. Mais cette économie de l’élection nous amène en fait à délivrer un message qui parle à tous et non aux seuls juifs. Est par ailleurs prégnant, dans le droit hébraïque, le souci de se positionner par rapport aux non-juifs : on trouverait difficilement dans la halakha, le droit hébraïque, une question juridique qui n’est pas abordée sur le plan de la relation avec les non-juifs

Le peuple juif est traversé par différents courants, certains préférant ignorer le monde, notamment parce que la société moderne déstabilise nos traditions religieuses, tandis que d’autres – c’est la position du Grand Rabbinat de France – s’efforcent de penser les problèmes du monde avec le monde, en s’appuyant sur les pistes de réflexion qu’offre notre tradition pour examiner les nouvelles questions posées par les progrès scientifiques et technologiques.

Ici, il me faut insister sur une particularité de la pensée juive en matière de bioéthique, qui est d’être une éthique d’inspiration religieuse comportant des principes moraux et des directives reposant sur une autorité antérieure, divine ou humaine, ce que j’appelle l’hétéronomie. L’hétéronomie des religions a souvent pour résultat de limiter le champ du choix personnel, ce qui est à rebours du mouvement allant vers toujours plus d’autonomie qui s’opère dans la société, en sorte que ne cesse de se creuser un fossé entre ce que les religions peuvent dire à la société et ce que celle-ci est prête à entendre. L’effet de l’hétéronomie de la religion juive est une tradition restrictive. Mais, paradoxalement, le droit hébraïque comporte un nombre important de décisions permissives et très peu d’interdictions absolues. J’attribue ce trait saillant du judaïsme à la place prépondérante qui y est faite à l’interprétation et à son corollaire, la grande culture du débat contradictoire. Je pense évidemment au Talmud mais on trouve, y compris dans le courant orthodoxe du judaïsme, une forme de débat permanent sur toutes les questions. Cette culture du débat peut déstabiliser quand on désire avoir des réponses claires, mais elle permet que différentes sensibilités s’expriment dans les réponses apportées.

Pour la tradition juive, les thèmes de la révision de la loi relative à la bioéthique sont à appréhender à l’aune de quelques principes majeurs. Une première idée très importante de la tradition juive est celle d’un monde imparfait que l’homme est chargé par Dieu de parachever. Par conséquent, le judaïsme n’est pas opposé au progrès scientifique, notamment au progrès médical. Un principe essentiel de la tradition juive est par ailleurs celui de la valeur infinie de la vie humaine. Ce qui importe n’est d’ailleurs pas seulement la vie mais aussi la qualité de vie. Aussi la tradition juive juge-t-elle qu’il faut tout faire pour soulager les malades en fin de vie et empêcher qu’ils souffrent, et donc qu’il faut éviter l’acharnement thérapeutique que la loi appelle « obstination déraisonnable ». En revanche, le judaïsme est opposé à l’euthanasie et au suicide assisté car il considère que l’homme n’est pas propriétaire de son corps et de sa vie – sur ce point, la tradition juive se tient dans l’hétéronomie.

Concernant ce thème de la fin de vie, je salue d’ailleurs la proposition du CCNE de ne pas modifier la législation sur l’euthanasie et le suicide assisté, donc de les laisser du côté des interdits. Et j’en profite pour rappeler qu’en 2005, alors que le grand rabbin de Paris était David Messas, juifs et chrétiens avaient rédigé une déclaration commune sur la loi Claeys-Leonetti. Dans ce texte, nous déclarions être satisfaits de cette loi qui, en refusant à la fois l’euthanasie et l’obstination déraisonnable, source de souffrances, établit un juste équilibre.

Un autre principe du judaïsme est le précepte moral et religieux qui veut que soit préservée la santé, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle d’autrui. Pour cette raison, le judaïsme est favorable à toutes les recherches faisant progresser la médecine. Je laisse de côté les questions qui concernent les recherches sur le développement embryonnaire et les cellules souches, sur lesquelles j’avais travaillé à l’époque où j’étais au CCNE.

Enfin, la tradition juive considère que la procréation est un devoir ; elle est même le premier devoir de la Bible. Ce devoir entraîne celui de faciliter la procréation, notamment de celles et de ceux qui peinent à avoir des enfants. Le judaïsme est donc favorable à l’AMP, depuis le XXIe siècle du moins. Les décisions rabbiniques ont aussi connu une importante évolution concernant l’autoconservation ovocytaire, qui se pratique désormais en Israël et dans le monde orthodoxe, car nous avons conscience que les femmes d’aujourd'hui font des études et se marient de plus en plus tard. La limite de cette évolution est que l’AMP, comme de façon générale la procréation, n’est pas envisagée en dehors du mariage car la tradition juive donne une très grande importance à la filiation. En effet, les débats de la tradition juive sont plus juridiques que les débats, souvent idéologiques, que nous avons en France : dans le cas de la filiation, le judaïsme ne va pas se demander, par exemple, s’il est important d’avoir un père et une mère pour bien grandir, mais il cherche à savoir si l’on est sûr du père ou de la mère que l’on a, d’où la nécessité d’établir une filiation paternelle ou maternelle certaine. C’est pourquoi le droit hébraïque exige que la procréation assistée recoure aux gamètes du couple en évitant absolument d’utiliser ceux de personnes extérieures. Parce qu’elle juge nécessaire de connaître les deux géniteurs de l’enfant, l’approche du droit rabbinique est donc diamétralement opposée à celle du droit français qui impose l’anonymat du donneur. Mais je relève que le dernier avis du CCNE est favorable à la levée de l’anonymat, ce qui me semble personnellement une bonne chose.

Bien que la France n’envisage pas de légaliser la gestation pour autrui (GPA), je souhaite conclure mon propos sur ce sujet. Parmi les questions qui concernent la procréation, la GPA est en effet celle qui pose le plus de problèmes au judaïsme eu égard à son souci d’identifier les parents. Dans la GPA interviennent en effet une femme donneuse d’ovocytes, qui est la mère génétique, et une autre qui porte l’enfant, qui est la mère biologique. Laquelle des deux est la vraie mère ? Dans les textes rabbiniques, les avis sont multiples mais il est majoritairement considéré que la mère est celle qui met l’enfant au monde. Or, telle qu’elle est actuellement conçue, la GPA sépare complètement l’enfant de la femme qui l’a mis au monde et qui, pour la plupart des rabbins, est la mère véritable. Mais je ne vous cacherai pas que, pour le droit rabbinique, la GPA est un casse-tête, certains rabbins allant jusqu’à considérer que l’enfant a deux mères, celle qui l’a porté et celle qui a donné ses ovocytes.

Ces questions sont donc très complexes, mettent à mal nos traditions et nous obligent à considérer des problèmes auxquels celles-ci n’ont pas été préparées. Le droit hébraïque est donc obligé de recourir à l’analogie à partir de cas anciens présentant des similitudes avec des situations modernes, ce qui demande beaucoup de réflexion et de travail d’interprétation.

M. Pierre d’Ornellas, responsable du groupe de travail sur la bioéthique au sein de la Conférence des évêques de France. Je vous remercie pour votre invitation. J’ai conscience de la lourdeur du travail que font les législateurs et de la complexité des problèmes dont ils s’occupent. L’Église, qui n’ignore pas l’importance des défis posés par la bioéthique, souhaite se prononcer sur ces sujets dans le respect de la laïcité et dans un esprit de dialogue qui concerne tous les domaines où la raison humaine s’exprime, quelles que soient les traditions dont elle relève.

Je commencerai par tenter de poser quelques problèmes. Un premier problème me semble très important puisqu’il s’agit de savoir comment la raison humaine peut conjuguer l’intérêt général, c'est-à-dire le bien de tous et la justice des institutions dont M. François Clavairoly a parlé en citant Paul Ricœur, et les intérêts particuliers, qui eux aussi sont légitimes. Plusieurs exemples, qui peuvent être vus comme des contradictions ou comme des paradoxes, illustrent ce problème : le paradoxe entre le groupe des chercheurs et le respect dû aux embryons humains et à leur intégrité, le paradoxe entre le groupe des femmes voulant avoir un enfant et l’intérêt supérieur des enfants, le paradoxe entre le groupe des politiques favorables aux recherches sur le big data pour des raisons de santé publique et le respect de la protection des données personnelles, le paradoxe entre le groupe des parents qui ont des demandes vis-à-vis de leur futur enfant et le droit qu’a chaque être humain d’être accueilli tel qu’il est, sans sélection eugéniste, enfin le paradoxe entre la dignité inviolable et inaliénable de quiconque et le recours à la marchandisation du corps ou de ses produits pour satisfaire un groupe restreint de personnes.

Mise face à ces paradoxes, la raison est capable de trouver une solution si elle cherche l’intérêt général ou bien du « nous tous ». Grâce au dialogue, la raison peut en effet élaborer une éthique qui s’appuie sur les dimensions personnelles, sexuées, sociales, spirituelles et politiques de l’être humain. C’est ainsi que les techniques existantes font l’objet d’autorisations encadrées ou d’interdits qui instaurent des relations entre les personnes. Ces relations peuvent être des relations entre des soignants et des patients, entre les membres d’une famille dans le cas d’une possible transmission de maladies génétiques, entre des adultes et des enfants lorsqu’une AMP est envisagée, entre des professionnels usant de techniques biomédicales et des familles lors d’un don d’organe. Ces relations peuvent également être établies entre des professionnels et des particuliers, ces professionnels étant par exemple des notaires dans le cas de l’éventuelle ouverture de l’AMP à toutes les femmes, qu’a imaginée le Conseil d’État. Toutes ces relations structurent une manière de vivre ensemble.

Légiférer sur l’usage de ces techniques amène inévitablement à forger un modèle de société. Aussi convient-il de décider collectivement en amont le modèle de société que nous souhaitons bâtir pour les générations futures. L’écologie nous apprend en effet notre grave responsabilité à l’égard des générations futures et nous oblige à vérifier la justesse de nos comportements envers la planète et envers les personnes les plus vulnérables. Il me semble que ce regard écologique, qui est entre autres celui de l’Église, devrait inspirer notre regard bioéthique. Il nous amène à nous poser des questions inévitables : quel modèle de société voulons-nous ? En conséquence, quelles décisions législatives sur la bioéthique doivent être prises ? Et comment parvenir, avec ces décisions, à réconcilier bon nombre de citoyens avec la démocratie politique dans un contexte où certains sont considérés comme des progressistes tandis que d’autres, ainsi que l’a noté le professeur Didier Sicard, sont diabolisés parce qu’ils seraient conservateurs ? Ne laissons pas guider nos choix par des anathèmes ! Prendre des décisions précipitées à cause de pressions ou parce que nous souhaiterions nous aligner sur le moins-disant éthique d’autres pays serait également un piège redoutable, comme l’a souligné le Conseil d’État.

Il est urgent de prendre du recul pour voir l’effet sur la société de changements législatifs qui, lorsqu’ils ne sont considérés que du point de vue technique, paraissent dépourvus d’enjeux globaux. Car ce n’est qu’en pensant collectivement le modèle de société induit par nos pratiques en biomédecine et en bioéthique que nous parviendrons à donner sa juste place à l’usage des techniques mais aussi à guider la recherche qui, nous le savons depuis le code de Nuremberg, ne saurait être laissée à elle-même.

Le modèle français de bioéthique, forgé depuis vingt-cinq ans, a pour principe central la dignité. Or, la révision de la loi de bioéthique pourrait conduire à changer de modèle de société ou à faire coexister deux modèles. D’une société où le principe de dignité fonde la liberté de ses membres et garantit les liens les unissant, on passerait à une société où prédominent les libertés individuelles au risque de laisser la loi du plus fort la gouverner, ébranlant la fraternité de manière durable. Examiner si le plus faible est protégé, conformément au devoir de protection qui lui est dû, ou s’il est au contraire utilisé, peut cependant nous servir de critère. Le principe de dignité conduit ainsi au principe de gratuité qui traduit de manière juridique l’évidence que la personne humaine ne peut être traitée comme un bien marchand. Selon ce principe, nul ne peut être soumis à une marchandisation, même par une convention qu’accepteraient toutes les parties. La marchandisation tend en effet à ranger la personne humaine dans la catégorie des choses et porte en germe de graves risques de dérive vers une forme moderne d’esclavage. Le modèle de société ainsi mis en place serait une société dans laquelle le plus fort pourrait imposer sa volonté au plus faible.

Le principe de gratuité n’est pas moins fondamental pour tous les éléments et produits du corps humain. L’abandonner, même de façon dérogatoire, serait une grave régression qui ne pourrait manquer d’amener d’autres dérogations en raison du principe de non-discrimination. Renoncer au principe de gratuité serait ouvrir la porte à une autre société que celle promue par la France des droits de l’homme. Conserver ce principe, c’est au contraire affirmer que la personne n’a pas de prix, qu’elle doit être considérée comme une fin et qu’elle ne peut jamais être utilisée comme un moyen.

Le principe de dignité a pour corollaire le principe d’égalité que contredit insidieusement l’« eugénisme libéral », pour reprendre l’expression de Jürgen Habermas. Cet eugénisme est le résultat de la conjonction de décisions individuelles qui, sans qu’on y fasse attention, induisent une mentalité eugénique, comme l’ont souligné un Jacques Testart ou un Didier Sicard. Dans ce nouveau modèle de société, l’être humain à engendrer doit correspondre à des qualités préétablies. Cette mentalité eugénique heurte frontalement l’idée selon laquelle tout être humain est accueilli en ce monde comme un don et confié à notre sollicitude collective. Nous savons en effet depuis la Déclaration des droits de l’homme que nous naissons tous égaux en dignité et en droits.

Ce nouveau modèle de société marqué par une mentalité eugénique porte d’ailleurs en soi une contradiction éthique majeure. En effet, qui fixerait les qualités à promouvoir ? Cette norme ne peut être établie par un groupe majoritaire car l’eugénisme étatique, particulièrement effrayant, est fort heureusement interdit. Les qualités requises ne peuvent donc être établies que par des décisions individuelles, ce qui signifie qu’elles sont choisies arbitrairement par chaque individu en fonction de ses désirs et de son idée de la vie et du bonheur. Dès lors, comment garantir une égalité de droits et de chances à tout être humain si certains individus ont été délibérément produits pour être dotés de qualités supérieures à celles des autres ? Ce modèle de société porte en lui-même la source de graves inégalités.

La vigilance sur les possibilités de pratiques eugéniques est une responsabilité éthique majeure. Sans doute faudra-t-il préciser dans la loi les encadrements empêchant la sélection d’êtres humains et faire ensemble en sorte qu’elle interdise l’utilisation des techniques ne rendant pas impossible l’eugénisme. Il faut, me semble-t-il, reconnaître avec courage la valeur de l’interdit. Car la valeur symbolique de ces interdits, qui existent dans toutes les sociétés, est une conception de l’être humain dans laquelle, selon une belle formule de Pascal, « l’homme passe infiniment l’homme ».

Un dernier principe fondamental de notre République est le principe de fraternité, qui inclut les êtres humains dans leurs différences. Un principe transcendant permet à ces différences de coexister pacifiquement, en sorte que la fraternité puisse être mise en œuvre : ce principe transcendant est, ainsi que l’a écrit le Conseil d’État, la dignité humaine qui nous habite dès le commencement de notre vie et nous accompagne tout au long de notre existence, nous obligeant au respect de l’ensemble des éléments corporels qui font de nous des êtres humains vivants. Cette transcendance s’exprime existentiellement dès que l’individu reconnaît qu’il vit comme un être humain avec tous les droits d’une personne.

La fraternité induit l’égalité de l’accès aux soins pour tous les membres de la société affectés d’une pathologie. Ce principe a des conséquences pratiques puisque la médecine, pour que le principe de fraternité puisse être conservé, doit garder le critère de la pathologie diagnostiquée et évaluée. Ce n’est qu’ainsi, me semble-t-il, que la fraternité peut engendrer une juste solidarité.

M. Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman. Je vous remercie pour cette invitation. Cette audition constitue un moment privilégié d’échange objectif et serein sur la question fondamentale de la bioéthique.

Je vais d’abord exposer les raisons pour lesquelles le Conseil français du culte musulman (CFCM) prend position sur ces questions de bioéthique, puis j’indiquerai les principes directeurs qui motivent ses prises de position et je dirai enfin comment ces principes se déclinent pour les thèmes dont M. le président a parlé dans son propos introductif en me limitant, étant donné le temps qui nous est imparti, à trois ou quatre thèmes.

Si le CFCM peut, et même doit, contribuer au débat actuel sur la bioéthique, c’est d’abord parce que le Président de la République a indiqué le 21 décembre 2017, quand il a reçu l’ensemble des représentants des cultes, qu’il souhaitait que les confessions s’expriment sur cette question. Le 9 avril dernier, lors de la réception de la Conférence des évêques de France au Collège des Bernardins, il nous a de nouveau encouragés à prendre position, notamment auprès du CCNE.

La deuxième raison pour laquelle le culte musulman souhaite faire connaître sa position est que, la religion musulmane étant la deuxième religion de notre pays, il fait partie intégrante du paysage cultuel français, ce qui lui donne des droits et des devoirs. La troisième raison est notre volonté de contribuer au « vivre ensemble » et au « faire ensemble » sur ces sujets d’ordre éthique hors de tout contexte tragique post-attentats et loin de tout amalgame entre islam, terrorisme et radicalisme. Ce débat serein engage en effet, pensons-nous, le devenir des générations futures. J’ajouterai que, de même que la voix des protestants s’adresse aux protestants, ainsi que l’a dit le président Clavairoly, la voix du culte musulman est destinée aux musulmans se posant des questions. Elle peut, bien sûr, éclairer les débats comme ceux que nous avons aujourd'hui, mais ses prétentions ne vont pas plus loin.

Concernant la démarche globale du CFCM, la religion musulmane est de façon générale favorable au progrès scientifique. La jurisprudence de la religion musulmane n’a pas forcément pris position sur toutes les questions que posent ces progrès mais les portes de l'ijtihâd, l’effort intellectuel dans la religion musulmane, sont ouvertes : il nous faut réaliser un travail de réflexion pour prendre position sur ces questions. Le principe de base de la religion musulmane est que tout est permis, sauf ce qui est interdit, chaque interdiction étant expliquée par des raisons qui sont les principes directeurs. Ces principes sont une contribution positive et constructive au débat national et à la vie de la nation et ne reflètent en aucun cas une volonté d’hégémonie, de prosélytisme ou d’islamisation des lois et valeurs de la République.

Les principes directeurs de la religion musulmane rejoignent ceux qu’a énoncés le rabbin Michaël Azoulay. Car on cherche souvent à opposer les juifs et les musulmans mais, pour tout ce qui a été dit jusqu’ici dans cette table ronde, nous nous retrouvons. Le premier de ces principes est la sacralité de la vie, qui n’appartient à personne, pas même à l’individu concerné, et qui doit donc être protégée en toute circonstance. Je citerai à cet égard la sourate du Coran dans laquelle Dieu dit : « Ne porte pas atteinte à la vie que Dieu a rendue sacrée. »

Le deuxième principe directeur est la préservation de la filiation légitime, l’une des cinq finalités de la religion musulmane, qui ne se conçoit que dans le cadre du mariage entre un homme et une femme. Le troisième principe, lui aussi fondamental, est la préservation des droits de l’enfant, que nous opposons au droit à l’enfant. Car l’enfant n’est pas un bien qu’on peut posséder comme on achète une voiture ou une maison, il n’est pas une sorte de poupée Barbie avec laquelle les parents pourraient jouer ! Plutôt que de droit à l’enfant, on parle aussi parfois de désir d’enfant, mais le désir ne saurait justifier n’importe quoi. Par contre, nous considérons qu’il faut garantir à l’enfant les meilleures conditions, que ce soit pour sa procréation, sa naissance, son éducation ou son épanouissement. Les enfants qui naissent dans une famille sont en effet, pour la religion musulmane, un don de Dieu et non un dû.

Ces principes directeurs peuvent être appliqués aux questions pratiques qui nous occupent. J’en envisagerai quatre dans cet exposé : la PMA, la GPA, le don d’organes et la fin de vie.

Pour la religion musulmane, la PMA est permise à condition qu’elle n’empêche pas la préservation de la filiation, qui est le deuxième principe directeur dont j’ai parlé. Parmi les possibilités médicales de PMA, seules celles qui ont recours à une fécondation entre ovules et spermatozoïdes provenant d’époux légitimes sont considérées comme licites par la religion musulmane, car recourir à un don de spermatozoïdes ou d’ovules mettrait en péril la filiation. Ainsi, ceux qui cherchent un appui pour ouvrir la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes ne le trouveront pas de la part du CFCM.

De même que pour la PMA, les avis du CFCM sur la GPA se fondent sur la réflexion du conseil théologique que celui-ci a mis en place depuis deux ans et qui réunit une trentaine d’imams et de théologiens de France. Parce que la religion musulmane interdit de faire intervenir un tiers dans la procréation, le recours à une mère porteuse ne saurait être autorisé. Le risque d’une commercialisation de cette prestation constitue également un grave danger, ainsi qu’il a été dit précédemment. Enfin, on peut craindre les effets psychologiques et affectifs subis par celle qui aurait porté l’enfant pendant neuf mois pour être exclue de la vie de l’enfant après sa naissance.

Le don d’organe est pour sa part autorisé par les jurisconsultes musulmans, qui se sont fondés sur le verset coranique selon lequel « celui qui sauve une vie sauve l’humanité entière ». Le don d’organe, qui sauve des vies sans mettre en cause la filiation, est donc conforme à deux des principes directeurs.

Concernant la fin de vie, la religion musulmane considère que ni le médecin, ni la famille, ni le patient lui-même n’ont le droit de faire mourir le malade par suicide assisté ou par suicide, dans la mesure où la vie est sacrée et ne nous appartient pas. En revanche, le médecin a l’obligation d’accompagner le patient en fin de vie en lui procurant un maximum de confort et en s’efforçant de soulager sa douleur. Sur ce point, le CFCM est entièrement d’accord avec la position qu’a exprimée le président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs lorsqu’il a mis en avant les quatre principes que sont le refus de l’acharnement thérapeutique, que rejette aussi la loi Leonetti, la possibilité de limiter les traitements, le respect du refus du traitement par les malades, qui diffère du suicide actif ou assisté, et la mise en place de soins propres à soulager la souffrance jusqu’à la fin de vie.

La position de la religion musulmane sur ces sujets est donc assez proche de celles des autres confessions.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour vos contributions qui montrent tout l’intérêt d’un dialogue respectueux de la laïcité entre notre assemblée et les représentants des religions.

Notre pays, qui possède des instances comme le CCNE, a organisé des débats sur la bioéthique ces derniers mois, notamment les États généraux au début de cette année. Quelle est votre opinion sur la gouvernance de la bioéthique en France ? En particulier, que pensez-vous du processus de révision qui se déroule de manière régulière, tous les cinq, six ou sept ans ? Jugez-vous qu’il entraîne une crispation de l’opinion et qu’il faudrait lui préférer une « veille de bioéthique » prenant la forme d’un débat permanent associant les citoyens ? Car nous avons constaté tout l’intérêt de cette participation citoyenne lors des débats de bioéthique du printemps dernier.

M. François Clavairoly. Que vous considériez que ce débat a lieu dans le cadre de la laïcité m’étonne car il se déroule en fait dans un cadre républicain ou, plus exactement, démocratique, ainsi qu’il en va dans d’autres pays comme l’Allemagne, l’Angleterre, les États-Unis, la Belgique ou la Suisse.

Nous avons également trouvé curieux, les représentants des autres cultes et moi-même, que les religions soient souvent entendues en bloc comme c’est le cas dans l’audition d’aujourd'hui : on réunit un rabbin, un pasteur – qu’on a d’ailleurs oublié ici d’appeler pasteur –, un archevêque, et M. Anouar Kbibech, qui n’est pas imam mais qui l’est presque... Je remarque qu’en revanche n’ont pas été invités à prendre place autour de cette table de représentants de la franc-maçonnerie, des syndicats, des médecins, des éthiciens ou de l’Université, comme si la religion était un « truc » dont on ne sait quoi faire. Or, nous nous exprimons ici en tant que citoyens et je crois important, dans ce pays, de parvenir à un vrai débat plutôt que de se contenter d’une cohabitation d’opinions qui ne se rencontrent pas. Nos concitoyens ne parviennent pas à comprendre qu’être religieux n’empêche pas d’être laïque. Mais la laïcité est un principe, non une catégorie ! Nous sommes à la fois chrétiens, juifs, musulmans et laïques.

J’en arrive à ma seconde remarque, qui sera moins critique. Avec la loi Claeys-Leonetti un équilibre a été trouvé, notamment en ce qui concerne la prise en charge de la fin de vie. Je suis, comme le rabbin Azoulay, très satisfait de cet équilibre qui prouve que la sagesse collective permet de s’arrêter aux justes limites. Car nous risquons sur certains sujets d’aller trop loin et de créer des déséquilibres. Je pense en particulier à la question de la GPA, pour laquelle nous ne disposons pas d’outils juridiques efficaces. La marchandisation du corps de la femme, la transaction financière pour l’acquisition de l’enfant et l’injustice qu’elle crée sont en effet des questions insuffisamment maîtrisées. Légaliser la GPA serait donc à mes yeux une décision risquée. Mais, pour autant, le problème subsiste puisque la GPA est pratiquée dans de nombreux pays. Nous sommes les uns et les autres opposés à cette légalisation pour laquelle la France n’est pas mûre. Néanmoins, l’absence de réponse qui est la nôtre sur la GPA, si elle nous dédouane provisoirement, est très insatisfaisante dans la mesure où les personnes qui voudront utiliser cette technique le feront de toute façon et où nous devrons reconnaître juridiquement les enfants nés selon ce mode de procréation.

De même, nous sommes d’accord les uns et les autres pour dire que le suicide assisté n’est pas une solution satisfaisante. Il est en effet à craindre qu’il produise une rupture de confiance entre les citoyens et le corps médical, dont la fonction n’est pas de donner la mort. Il serait terrible que nos anciens et les personnes en fin de vie se mettent à redouter que les médecins décident de leur faire quitter la vie parce qu’ils coûtent trop cher à la société. Mais, d’autre part, ne rien faire revient à encourager la situation actuelle où des personnes font pratiquer cet acte en Suisse ou en Belgique. Se taire sur ces problèmes est donc satisfaisant au plan de la philosophie, mais problématique au plan de l’éthique. La position dans laquelle nous nous trouvons, qui nous fait voir les risques sans trouver de solution, est véritablement très difficile.

Je voudrais ajouter quelques mots au sujet du suicide médicalement assisté. Dans le Livre des Juges, le roi Abimelech est amené à pratiquer une forme de suicide assisté. Ayant été blessé lors d’un assaut, Abimelech ne veut pas mourir dans la honte que serait pour lui le fait d’être tué par une femme, car c’est une femme qui a porté le coup qui l’a mortellement atteint. Il demande donc à son écuyer de le tuer, ce qui fait de sa mort un suicide assisté
 cette expression est, par parenthèse, un oxymore puisqu’un suicide, lorsqu’il est assisté, ne saurait être un suicide. L’histoire d’Abimelech dépeint bien une réalité : quand la vie devient un piège mortel, insupportable et très douloureux – et peut-être avez-vous déjà eu l’occasion de vous trouver avec une personne dans cette situation –, que convient-il de faire ? La Fédération protestante de France, le CCNE et plus généralement tous les gens qui réfléchissent aux questions de bioéthique sont opposés au suicide assisté mais, à titre personnel, je comprendrais que dans certaines situations terribles cette hypothèse soit prise très au sérieux.

En résumé, je dirai qu’il n’y a pas d’une part des laïcs et d’autre part des religieux car, que nous ayons ou non une confession, nous sommes tous des citoyens s’efforçant de trouver ensemble des solutions. Par ailleurs, ne pas anticiper certaines situations qui concernent la bioéthique et attendre de subir la pression des faits pour avancer juridiquement n’est pas satisfaisant. La tension éthique est aujourd'hui très forte sur plusieurs sujets, et nous redoutons de nous laisser emporter par des impératifs techniques et économiques qui exercent une force de contrainte terrible.

M. le président Xavier Breton. Merci, monsieur le pasteur. Je souhaite revenir sur ce que vous avez dit au début de votre réponse, non que je refuse toute critique, mais pour éviter un quiproquo. C’est bien une table ronde de représentants de religions qui a lieu aujourd'hui et non une table ronde de citoyens, car il serait compliqué de faire venir ici 65 millions de Français. Et ce n’est pas non plus une table ronde « des » représentants de religions mais une table ronde « de » représentants de religions, ainsi que l’indique la convocation.

Nous avons reçu précédemment des représentants de loges maçonniques, qui avaient été invités ensemble eux aussi : vous voyez donc que l’exercice de la table ronde n’est pas réservé aux religions. Des tables rondes de représentants de religions avaient aussi été organisées lors des précédentes révisions, et je tiens à indiquer de nouveau que toutes nos auditions se font dans le cadre de la laïcité. Certains collègues ne souhaitaient pas qu’ait lieu la présente table ronde mais, des demandes en ce sens ayant été faites au début de cette mission d’information, nous avons souhaité l’organiser.

M. Michaël Azoulay. Pour ma part, je trouve très sain que ces révisions de la loi relative à la bioéthique aient lieu périodiquement, d’abord parce que les mœurs évoluent et qu’il faut en tenir compte mais aussi parce que les progrès scientifiques amènent régulièrement de nouvelles questions.

Sur la consultation des citoyens, je suis un peu partagé car il me semble que les sujets de bioéthique sont si complexes que ces consultations sont plus une manière de sonder l’opinion publique que de véritablement recueillir l’avis des citoyens. Le CCNE est très souvent vu comme un comité d’experts par des citoyens qui ont parfois l’impression qu’il leur vole leurs décisions. Mais les sujets en débat sont si difficiles et exigent tant de compétences que, personnellement, le fait de demander l’avis d’experts ou de les considérer comme les principaux intervenants ne me choque pas. Par ailleurs, connaître l’état de l’opinion sur ces questions est utile : il s’est ainsi avéré que l’opinion publique française est majoritairement opposée à la GPA.

Il importe donc de procéder régulièrement à ces révisions et de se donner les moyens de connaître l’opinion de nos concitoyens, sans pour autant chercher à faire plaisir à tout le monde. J’en reviens ici au principe d’hétéronomie, dont j’ai déjà parlé, car le fait que le principe de dignité s’impose à ma volonté, comme le veut le CCNE, est un cas d’hétéronomie qui ne dit pas son nom. L’hétéronomie, en effet, correspond à l’idée que la volonté ou le consentement d’un individu ne permet pas tout et n’importe quoi car certaines choses dépassent notre volonté et notre consentement.

M. Pierre d’Ornellas. Une expression du pasteur Clavairoly m’a particulièrement frappé, celle de sagesse collective. Je pense, peut-être naïvement, que nous sommes capables d’une sagesse collective et pas seulement – je contredirai ici monsieur le rabbin – d’une sagesse des experts. Car je ne suis pas convaincu que ceux-ci soient capables de sagesse, tant ils sont pris dans leur expertise et leurs capacités techniques, d’ailleurs remarquables. La société française normale, que nous rencontrons sur le terrain, a tendance à considérer que ce que disent les experts n’est pas son affaire, et je sens qu’un divorce se crée entre les experts et une population qu’effraie parfois ce qu’ils imaginent pour l’avenir. Nous devons faire notre possible pour ne pas créer toujours plus de populisme – nous parlions du Brésil. Or, ce populisme me semble particulièrement à craindre si nous n’avons pas ce débat, peut-être permanent, avec les citoyens, qui permettra de les informer et, au lieu de les apeurer, de leur donner la confiance qui les aidera à exprimer leur opinion. Car je suis convaincu que notre société recèle beaucoup plus de capacité de sagesse collective qu’il n’y paraît.

Je viens de lire un article de Jacques Testart consacré à la recherche sur l’embryon. Ce type de recherche est en soi indéfinie : on propose aujourd'hui que la mise en culture d’un embryon puisse durer sept jours, on proposera bientôt quatorze jours. Jusqu’où va-t-on aller ? La recherche, par définition, a besoin de chercher. Mais quand j’entends sur ces sujets des citoyens d’Ille-et-Vilaine, je constate leur inquiétude ! Ce divorce entre les chercheurs et la population serait peut-être progressivement résorbé si était mise en place une instance de débat permanent qui ne soit pas livrée à l’expertise des experts. Quand des citoyens disent à la recherche qu’elle doit faire attention, il faut qu’elle l’accepte, ce qui ne signifie pas d’ailleurs que cet avertissement doive être pour elle un frein. Il y a en effet une forme de sagesse collective dans ce que disent nos concitoyens.

M. Anouar Kbibech. Beaucoup de choses ayant déjà été dites, j’apporterai seulement des compléments.

Pour répondre à votre question, le rythme actuel de révision et de débat sur la loi de bioéthique est très satisfaisant. Il est adapté aux importantes avancées des technologies ainsi qu’à l’évolution rapide que connaît actuellement notre société.

En ce qui concerne la question de la place des cultes dans le débat public, nous voudrions pouvoir être non seulement écoutés mais entendus. Car nous avons déjà participé à plusieurs auditions à l’Assemblée nationale et au Sénat, mais je ne suis pas certain qu’elles aient permis de faire bouger les lignes. J’espère que ce que nous vous disons aujourd'hui vous aidera à élaborer les lois futures et nous aimerions être rassurés à ce sujet. Nous voulons aussi vous faire part de ce que pensent les fidèles « de base ». Pour les fidèles musulmans, les jeux sont déjà faits et les présents débats ont, selon eux, seulement pour fonction, passez-moi l’expression, de « faire passer la pilule ».

Mais nous ne mésestimons pas l’importance des problèmes que posent aujourd'hui les nouvelles technologies. Ainsi, dans la branche des télécommunications où je travaille, le big data et l’intelligence artificielle sont beaucoup utilisés pour analyser le comportement des clients et leur offrir des services adaptés. Les perspectives nouvelles qu’ouvrent ces technologies interpellent le législateur mais aussi les religions en les obligeant à considérer des questions qui ne se posaient pas il y a dix ans ou vingt ans ni, a fortiori, il y a un siècle. Finalement, ces débats contribuent aussi à faire évoluer les religions.

Je souhaite également vous interroger sur une question que s’est posé le CFCM et qui concerne le calendrier que vous avez adopté : comment se fait-il que la présente audition ait lieu alors que les États généraux sur la bioéthique sont conclus et que l’avis du CCNE a été rendu ?

Enfin, j’ai été chargé de vous exprimer la satisfaction que ressent le culte musulman à débattre de ces sujets de société qui sont des sujets de fond dépassant les thèmes sur lesquels nous sommes habituellement interpellés, comme le port du voile, les repas de substitution ou les prières de rue. Le débat que nous avons ici est du même niveau que celui sur la préservation de la nature auquel nous avions participé pour la COP 21, et c’est pour nous un bonheur d’apporter notre contribution à des discussions de cette qualité.

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie pour ce compliment.

Pour répondre à votre question, nous sommes dans la phase préparatoire qui précède le dépôt du projet de loi par le Gouvernement. Durant cette phase ont été apportés différents éclairages : un éclairage juridique par le Conseil d’État, un éclairage technique et réglementaire apporté par l’Agence de la biomédecine, un éclairage éthique par le CCNE qui a présenté une synthèse des États généraux et son avis propre, ainsi que d’autres éclairages donnés par l’Académie de médecine et l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), qui a rendu son rapport la semaine dernière. Notre mission d’information a pour but de se nourrir de tous ces avis et de participer à la réflexion qui précède le dépôt du projet de loi et sa discussion proprement dite. Nous avons ainsi auditionné le président du CCNE, la directrice de l’Agence de la biomédecine et le Conseil d’État, entre autres. Ces auditions ont véritablement enrichi notre réflexion.

Je crois vous avoir répondu sur le calendrier. Je donne maintenant la parole à notre rapporteur.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je crains pour vous que cette audition ne soit plus longue que ce que vous aviez prévu car, la plupart d’entre nous n’ayant pas de réunion ensuite, nous allons avoir le plaisir de consacrer plus de temps à cette table ronde. En ce qui me concerne, c’est toujours non seulement un grand plaisir mais aussi un enrichissement intellectuel de parler avec des représentants des religions.

Nous sommes tous d’accord ici pour juger que la bioéthique doit se fonder sur des valeurs qui président aux décisions à prendre. Et, en dépit de notre diversité, nous avons un grand nombre de valeurs en commun : je dirais même que nous avons une majorité de valeurs en commun, même si elles comportent parfois des nuances qui nous amènent à débattre. Il peut par ailleurs être frustrant pour les religieux que vous êtes d’entendre que les parlementaires chargés de réviser la loi de bioéthique ne sont pas en quête d’un bien absolu mais seulement d’un bien relatif. Car nous pouvons faire nôtre la thèse du président du CCNE, M. Jean-François Delfraissy, selon laquelle le choix que nous avons à faire en matière de bioéthique n’est pas essentiellement entre le bien et le mal mais plutôt entre différentes visions du bien. Ces visions étant toutes animées du désir de choisir le bien, il nous faut souvent arbitrer entre différents biens possibles.

Je souhaite d’abord vous demander si vous acquiescez tous à ce qu’a dit le pasteur François Clavairoly lorsqu’il a déclaré que la fonction des religions n’était pas d’imposer mais d’interpeller. Ainsi que cela a été rappelé, nous vivons dans une République laïque. L’article 1er de notre Constitution place même le principe de laïcité avant le principe de démocratie ou le caractère social de notre République : la République française est, je cite, « laïque, démocratique et sociale ». C’est dire à quel point nous sommes attachés à ce principe qui permet aux diverses croyances et philosophies de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas de s’exprimer. Nous avons d’ailleurs organisé, outre cette très agréable table ronde, une table ronde avec les représentants de plusieurs loges maçonniques.

La mission non seulement respectable mais nécessaire qui est la vôtre consiste à transmettre aux fidèles les options qui vous paraissent satisfaisantes, dans les églises, dans les synagogues, dans les temples ou dans les mosquées – vous avez d’ailleurs indiqué que la voix des protestants parlait aux protestants et celle des musulmans, aux musulmans. Mais seriez-vous d’accord avec nous pour dire qu’à l’extérieur de ces lieux de culte c’est la tolérance pour les opinions différentes qui doit s’imposer ? En d’autres termes, jugez-vous que ceux qui font pour eux-mêmes des choix différents de ceux que vous conseillez doivent être respectés dans leurs choix, et qu’il ne faut donc pas encourager les manifestations d’intolérance, notamment sur la voie publique ? Paul Ricœur, que vous avez cité, disait d’ailleurs que le rôle de l’État est de permettre l’épanouissement des libertés individuelles. Je voudrais savoir si ce que j’ai avancé vous semble juste ou si vous souhaitez corriger certains de mes propos.

Une autre de mes questions concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, que plusieurs d’entre vous ont évoqué. Nous sommes tous ici d’avis qu’il n’existe pas de droit à l’enfant. Mais nous respectons le désir d’enfant qui va grandissant et qui est fort dans les nouvelles générations car, avec la généralisation de la contraception, l’enfant est le plus souvent le fruit d’un désir, alors qu’autrefois, comme vous l’avez dit, l’enfant arrivait souvent par hasard. Plaçons-nous dans ce monde moderne où beaucoup éprouvent un désir d’enfant qui semble avoir un effet bénéfique sur l’éducation et le développement affectif et personnel des enfants. Vous jugez légitime de s’interroger sur les découplages existants entre la parentalité génétique et biologique, la parentalité sociale et la parentalité légale. Mais il ressort de nombreuses études conduites en France et à l’étranger – nous avons entendu ici le professeur Susan Golombok, de l’université de Cambridge, mais un grand nombre d’entre elles ont été réalisées aux États-Unis dans des groupes religieux ou professionnels, comme l’association de pédiatrie américaine – que la plus importante des parentalités est celle d’amour. Et je vais, bien sûr, citer Marcel Pagnol. Dans Fanny, César dit à Marius, qui a eu un fils mais ne l’a pas accompagné dans sa première enfance, que le vrai père, c’est celui qui aime. Qu’importe, en définitive, que le donneur soit le père biologique ! Il importe moins, en tout cas, que celui qui passe du temps à éduquer l’enfant et qui lui donne l’environnement matériel, intellectuel et surtout affectif lui permettant de se développer. Êtes-vous d’accord pour tenir compte des conclusions de ces études n’attribuant qu’une importance très secondaire au fait que la famille qui va accueillir l’enfant soit hétérosexuelle ou homosexuelle, qu’elle comporte un seul ou deux parents ?

Toutes ces familles possèdent d’ailleurs d’autres référents comme, pour ce qui est du référent masculin, le grand-père. Et pourquoi faudrait-il dire qu’existe plus un droit au père qu’un droit à avoir des grands-parents ? Nous souhaiterions tous avoir quatre grands-parents mais nous n’en avons pas tous quatre. De même, on aimerait généralement avoir des frères et sœurs, mais parfois nos parents nous font naître enfant unique. Il faut conserver un sens critique envers tous ces prétendus droits et comprendre que le vrai droit de l’enfant est le droit à l’épanouissement, qui dépend de l’amour que ses parents lui donnent.

Vous avez également parlé de la fin de vie. Il ne va pas en être question aujourd'hui mais probablement serez-vous invités sur ce sujet par un autre groupe que nous animons. Dans la mesure où vous êtes plusieurs à en avoir parlé, je vais cependant dire un mot sur la fin de vie afin de nuancer vos propos sur la loi Claeys-Leonetti. Je ne saurais en effet vous suivre lorsque vous affirmez que cette loi est généralement jugée satisfaisante, d’abord parce la France est considérée comme le pays d’Europe occidentale où l’on meurt le plus mal. De plus, la loi Claeys-Leonetti ne satisfait pas les professionnels de santé ni, dans la majorité des cas, les patients et leurs familles. Enfin, la sédation prévue dans cette loi n’est presque pas appliquée dans les services de soins palliatifs, ainsi que nous l’a encore dit ce matin le recteur de l’Université catholique de Lyon, le père Thierry Magnin.

Ma dernière question portera sur l’eugénisme, auquel vous avez fait référence. À strictement parler, l’eugénisme est l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Par extrapolation, on a voulu l’appliquer à des cas individuels, comme le fait de ne pas laisser naître un enfant souffrant d’une terrible maladie génétique. À considérer qu’il s’agit là d’eugénisme, nous pratiquons depuis très longtemps l’eugénisme, par exemple en interdisant les mariages consanguins dans le but d’empêcher les maladies autosomiques récessives qui surviennent très souvent chez les enfants de cousins germains. Dans de nombreux pays du contour méditerranéen, dont certains sont très chrétiens, le mariage entre les individus qui sont porteurs du trait thalassémique est ainsi interdit. Et on les empêche non seulement d’avoir des enfants mais aussi de se marier ! La question est donc aujourd'hui de savoir si nous souhaitons autoriser une approche plus rigoureuse que cette seule approche empirique. Mais il serait faux de parler d’eugénisme pour cette approche car elle n’a aucun rapport avec l’horreur que fut au XXe siècle l’eugénisme de masse d’États qui cherchaient à modifier le patrimoine génétique de l’espèce humaine.

M. le président Xavier Breton. Merci, monsieur le rapporteur. Je vous propose que l’on fasse un tour de table en commençant cette fois par M. Kbibech.

M. Anouar Kbibech. Je vous remercie car, à parler le dernier, on est souvent obligé de constater que tout a déjà été dit ! (Sourires.)

Je partage, bien sûr, ce qu’a avancé François Clavairoly sur la fonction des religions qui n’est pas d’imposer, mais d’interpeller. Je dirais même qu’il nous faut partager avec tous le fruit de nos réflexions car je crois que les religions peuvent non seulement avoir une fonction de « poil à gratter » mais encore être une force de proposition.

Je souscris aussi entièrement à ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur, sur la tolérance à l’égard des choix différents des nôtres. Le culte musulman l’a prouvé, par exemple lors du débat sur le port des signes religieux dans les lycées. Le CFCM avait déclaré qu’il n’était pas favorable à cette interdiction et, durant la période qui a précédé le vote de la loi, nous avons effectué de nombreuses démarches auprès des membres du gouvernement et des députés de nos circonscriptions pour faire connaître notre opinion. Mais une fois que la loi a été votée, nous avons appelé l’ensemble des citoyens français et des citoyennes françaises de confession musulmane à s’y conformer. Donc ce n’est pas parce que nous débattons d’un sujet que, comme certains veulent le faire croire, nous considérons que la charia soit au-dessus de l’ordre public. Je remarquerai d’ailleurs que des politiques – et même des députés –critiquent la réforme des trente-cinq heures, qui est votée depuis des années, sans que personne les accuse d’être anticonstitutionnels ou antirépublicains !

C’est pourquoi je souhaite à mon tour vous poser la question suivante : les députés et les membres du Gouvernement peuvent-ils entendre le point de vue parfois différent qu’expriment les religions sans les soupçonner de ne pas adhérer aux valeurs de la République ? Lors de la Conférence des responsables de cultes en France qui s’est tenue au moment de la loi sur le mariage pour tous, les religions ont dit que leur conception du mariage liait un homme et une femme, mais que les lois de la République devaient être respectées bien qu’elles n’entérinent pas cette conception. Nous ne saurions donc être taxés, par exemple, d’homophobie.

Enfin, nous respectons le désir d’avoir un enfant. Comme je l’ai dit, le culte musulman n’est pas opposé au progrès scientifique. Les méthodes de contraception et l’interruption volontaire de grossesse, sous certaines conditions pour cette dernière, sont autorisées par la religion musulmane. Pour autant, la fin ne justifie pas les moyens et le désir d’enfant ne doit pas autoriser à ignorer les droits que l’enfant a lui aussi et qu’il faut garantir.

M. Pierre d’Ornellas. Je suis du département de Chateaubriand, qui a dit que seule la nuance est maîtresse de vérité. Or, je sens que je vais manquer de nuance et être un peu simpliste. Pardonnez-moi, monsieur le rapporteur, mais j’ai eu l’impression en vous écoutant que vous étiez opposé au droit de manifester !

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. En aucun cas ! Manifester est évidemment autorisé dans notre pays.

M. Pierre d’Ornellas. Très bien. C’est donc que je vous aurai mal compris.

Au Collège des Bernardins, le Président de la République, nous a demandé d’exprimer notre sagesse et d’être dans l’interpellation. J’ajouterai une troisième exigence, à mon avis très importante, celle de la dimension prophétique. Sœur Emmanuelle est par exemple une prophète assez considérable, et l’abbé Pierre s’est avéré un prophète tout à fait remarquable lorsqu’il a fait son appel au vitriol pour ceux qui mouraient de froid dans Paris. La dimension prophétique est légitime du moment qu’elle s’accompagne de respect et de douceur et qu’elle évite toute violence. Or, la religion a parfois pour mission d’interpeller de façon prophétique, c'est-à-dire avec force. Je me souviens de cette parole prophétique du pape Jean-Paul II en Irlande quand, au milieu de son discours, il s’est écrié : « La violence ne résoudra jamais la violence ! » Voilà une parole prophétique : arrêtons la violence   ce que la violence elle-même ne peut faire – par le pardon. L’interpellation est parfois incisive et peut faire mal à ceux qui l’entendent, mais elle invite à la réflexion et, conséquemment, à se défaire des idées arrêtées. De telles prophéties méritent donc d’être entendues.

Au sujet de la tolérance, je dirai qu’il ne faut en effet jamais juger les personnes, particulièrement lorsqu’elles souffrent. Mais dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’autre chose, il s’agit de penser une loi. La loi, par définition, concerne le bien commun. Si une loi ne vise pas le bien commun mais consiste, comme je l’ai dit, en une juxtaposition d’articles faisant droit à des intérêts particuliers, quelque chose ne va pas. Porter un jugement sur cette loi devient possible alors qu’il n’est pas admissible, encore une fois, de juger des individus. C’est pourquoi j’ai rappelé qu’en cataloguant certaines personnes comme des « progressistes » et d’autres comme des « conservateurs », on les juge, et que ces jugements sont ineptes dans la démocratie qu’est notre République.

Vous avez aussi parlé de l’intérêt de l’enfant et du don de gamètes, de la paternité biologique et de la paternité de celui qui aime. Mais un principe cardinal de notre République est la protection du plus faible. Si l’on abandonne ce principe, que va-t-on protéger ? Les intérêts économiques ? Car, il faut le dire, le marché de la procréation est un marché considérable et en plein développement. Qu’allons-nous défendre, l’intérêt de l’argent ou l’intérêt du plus faible ? Il nous faut faire un choix drastique, un choix prophétique, celui de protéger le plus faible car telle est la mission de la République. Vous avez dit que, d’après notre Constitution, la République est « laïque » avant être « sociale ». Pour ma part, je pense que le mot le plus important de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » est celui de fraternité car il n’y a pas de liberté sans fraternité. La République sociale, qui a été créée juste après la Seconde Guerre mondiale, est précisément la protection du plus faible. L’enfant est le plus faible. Et je suis un peu navré de ce qu’a déclaré le Conseil d’État au sujet du droit de l’enfant car, en reprenant le texte du doyen Jean Carbonnier, j’ai pu vérifier que celui-ci n’a aucunement écrit que l’intérêt supérieur de l’enfant dont il est question à l’article 3 de la Convention internationale de l’Organisation des Nations unies était une « formule magique » sans valeur : ce que le doyen Carbonnier indique ainsi, c’est que l’interprétation qui est faite de cet article capital est incertaine et qu’il importe d’en avoir une compréhension raisonnable.

Il nous faut également réfléchir à ce qu’est l’intérêt de l’enfant. Je pense que le fait que certains enfants naissent en n’ayant pas les mêmes chances que les autres est un problème de notre République. Or, je ne sais pas si le fait qu’un enfant ait un père et une mère, alors qu’un autre enfant n’a pas de père et un troisième pas de mère par une décision a priori, prise avant leurs conceptions, ne crée pas pour ces trois enfants une inégalité d’emblée. Naissent-ils égaux ? C’est là pour moi une vraie question qui concerne l’intérêt des plus faibles.

Concernant la loi Claeys-Leonetti, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) montre que le « mal-mourir » en France ne vient pas de cette loi mais de la frilosité des programmes de soins palliatifs qu’a mis en place notre pays. Une loi a été votée qui prévoit que ces soins soient dispensés à tous ceux qui en ont besoin. Pour autant, tous les Français n’ont pas accès à ce droit.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. La Belgique a en effet su développer les soins palliatifs.

M. Pierre d’Ornellas. Parce que j’ai beaucoup fréquenté les unités de soins palliatifs, pour des raisons particulières, j’ai pu constater que la vraie raison du « mal-mourir » tient à leur insuffisance.

Votre dernière question portait sur l’eugénisme. Vous avez fort justement défini l’eugénisme comme une procédure étatique consistant à modifier le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Mais je suis pour ma part frappé que trois instances de la République française qui font beaucoup d’auditions et travaillent avec des experts – le CCNE, le Conseil d’État et l’OPECST – aient parlé de dérive eugénique. Cette dérive eugénique est une forme de mentalité qui consiste à trouver normal de choisir pour un enfant des qualités prédéterminées, ainsi que le propose par exemple un site Internet danois auquel renvoie l’étude du Conseil d’État. Qu’un tel choix ne soit plus de l’ordre du fantasme est tout de même un peu affolant ! Au lieu de recevoir l’enfant comme un don, ainsi que l’ont dit mes prédécesseurs, on le voudrait tel que nous l’imaginons et le désirons. Et puisque les techniques permettent de l’obtenir, nous considérons que nous y avons droit. Cette mentalité eugénique, que favorisent des techniques toujours plus performantes, doit nous inquiéter. Je ne sais pas ce que serait une société où règnerait une mentalité eugénique favorisée par l’usage de techniques, mais je pense que dans une telle société la protection du plus faible serait remplacée par la loi du plus fort.

Je termine en vous remerciant, monsieur le rapporteur, pour les questions très perspicaces que vous nous avez posées.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je souhaite juste dire un mot qui montrera à quel point nos idées peuvent se rejoindre. Vous avez parlé de tolérance et j’ai pour ma part employé le mot « manifestations » pour évoquer les manifestations d’intolérance, qu’il ne faut pas encourager. Je ne parlais pas du fait de manifester !

M. le président Xavier Breton. Le droit de manifester est un droit constitutionnel.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Absolument.

M. Michaël Azoulay. Je reviendrai seulement sur deux des sujets qui ont été évoqués.

Ma première remarque s’inscrit dans le prolongement de ce qu’a dit Mgr d’Ornellas sur l’intérêt de l’enfant. Je me rappelle que nombreux étaient les membres du CCNE qui insistaient sur la différence entre une situation due à des accidents de la vie qui ont pour conséquence qu’un enfant n’a pas de père ou de mère, et une situation où il est d’emblée privé d’un père ou d’une mère puisqu’une loi ouvrant la PMA à toutes les femmes reviendrait à créer des familles monoparentales.

Mais je suis par ailleurs d’accord avec M. Touraine sur les formes multiples de parentalité. La tradition juive considère ainsi qu’un maître, parce qu’il vous apporte un enseignement, est un père : comme le disait Socrate, il accouche l’esprit. Et je partage également l’opinion de M. le rapporteur sur l’amour qui construit l’enfant. Cependant, je m’interroge : les représentants de religions ont-ils besoin de justifier leur attachement à la conception, disons classique, du couple formé d’un homme et d’une femme ? Cette conception, qui a pour modèle le premier couple, Adam et Ève, dont il a déjà été question, a toujours été la nôtre et, parce qu’elle relève de l’idéologie, elle ne peut guère faire l’objet d’une justification raisonnée. Pour nous, il est simplement évident que l’enfant a besoin d’un père et d’une mère pour se construire.

Je terminerai sur l’idée que notre mission n’est pas d’imposer mais d’interpeller, comme l’a dit le pasteur Clavairoly. À l’époque de la Manif pour tous, le grand rabbin de France avait été interrogé pour savoir si les juifs de France devaient s’associer à ce mouvement avec lequel nous avions des idées en commun. Finalement, nous n’avons pas voulu participer à ces manifestations, ce qui montre que nous ne cherchons pas à imposer notre manière de concevoir la société. Peut-être avons-nous été gênés par une forme de récupération politique de ce mouvement, ainsi que par son côté violent.

M. Pierre d’Ornellas. Un côté prophétique !

M. Michaël Azoulay. Il est en effet parfois nécessaire, mais beaucoup d’arguments entendus à l’occasion de ces manifestations nous avaient quelque peu troublés et paru propres à encourager une certaine violence dans la société. Or, le rôle de la religion doit être, à mon avis, d’apaiser les conflits plutôt que de semer la discorde.

M. François Clavairoly. Dans le protestantisme aussi, la question du mariage pour tous a partagé les esprits. Deux Églises de la Fédération protestante pratiquent la bénédiction des couples homosexuels.

Nous avons toujours demandé la généralisation des soins palliatifs. Je remarque que, dans son avis, le CCNE demande que soit financé un nouveau plan gouvernemental pour les soins palliatifs qui, en France, sont très insuffisants. Avant de légiférer pour améliorer la loi Claeys-Leonetti, un travail sur le soin palliatif serait donc à mener de façon urgente car nous savons combien la détresse due au « mal-mourir » est tragique pour la vivre quotidiennement. Sur cette question, les religions ont en effet une expertise acquise dans les aumôneries d’hôpitaux et par les visites des prêtres, pasteurs, rabbins et imams dans les maisons de retraite, les hôpitaux, les maisons médicalisées et à domicile.

Sur le droit à l’enfant que vous distinguez du désir d’enfant, qui est en effet tout autre chose, je partage entièrement votre avis. Notre société prend conscience que la famille n’est pas la réalisation d’un modèle unique et que les rapports de parentalité et de filiation peuvent être vécus de plusieurs façons. Nous sommes fort heureusement sortis du modèle romain du pater familias qui avait droit de cuissage non seulement sur sa femme et sur ses filles, mais jusque sur ses fils et ses esclaves ! Nous devons absolument arrêter de promouvoir l’image largement mythique de la famille composée du père, de la mère et des enfants qu’a défendue la Manif pour tous. Néanmoins, il nous faut aussi garder à l’esprit que ces nouveaux modèles familiaux s’accompagnent de fragilité, de vulnérabilité et de détresse, en sorte que la République peut avoir à se montrer accompagnante et aidante.

Je dirais au sujet de la laïcité que ce principe permet le dissensus, qui est le contraire de la fabrication du consensus. Elle offre la possibilité que, dans une société, des désaccords puissent s’exprimer sans que les citoyens s’entretuent ou exercent des violences les uns contre les autres, ainsi qu’il en est dans certains pays où la religion d’État est pour chacun un joug.

J’en viens à la question de l’eugénisme. À considérer le programme T4 de 1940 auquel vous avez fait référence et les recherches qui ont été menées dans certains pays pour réaliser des modifications génétiques donnant naissance à l’humain parfait, on ne peut que craindre l’émergence d’une société où le mieux serait choisi au détriment du plus vulnérable. Car j’entends très bien Mgr d’Ornellas quand il dit que ce sont les plus faibles et les plus fragiles qui seraient les victimes de la construction d’une société parfaite. Alors que le progrès technique est en train de créer une médecine du désir mettant à portée de main des réalisations appartenant à l’imaginaire transhumaniste, nous devons assumer notre finitude et refuser la perfection sociale. Il sera bientôt possible de créer des humains de manière eugénique en choisissant une carte génétique et en recourant à des utérus artificiels. Cette perspective est d’autant plus effrayante que l’enfant conçu de cette façon, s’il constate une fois adulte qu’il a des défauts, pourra se retourner juridiquement contre ses producteurs ! Nous entrerions ainsi dans une logique infernale où celui qui a manqué la fabrication de l’enfant parfait serait coupable. La loi doit offrir un cadre qui empêche que de telles monstruosités adviennent. Je crois qu’il nous faut être courageux et, à un moment donné, savoir dire non.

M. le président Xavier Breton. Nous allons prendre à la suite les six demandes de prise de parole de nos collègues.

Mme Agnès Thill. Merci à vous pour vos propos et pour votre présence précieuse. L’État est neutre et a un devoir de neutralité, mais la société n’est pas laïque car chacun, qu’il le sache ou non, possède des valeurs lui venant de très loin. Nous devons légiférer pour tous, pour le corps social, et non pour une catégorie de personnes.

Je voulais vous interpeller sur la liberté. On pourrait penser que croire en Dieu est une contrainte et donc une entrave mise à notre liberté. Comment voyez-vous la liberté ? La jugez-vous conciliable avec la religion ? Pour moi, la raison doit accompagner la réflexion car sans la raison la réflexion risque de se perdre dans l’illusion d’une surpuissance humaine.

Par ailleurs, vous avez dit, monsieur le rabbin, que vous n’étiez pas opposé au progrès médical, mais je m’interroge : qu’est-ce qu’un progrès ? La PMA peut-elle être considérée comme un progrès médical ? Car il s’agit, dans le cas qui nous occupe, d’ouvrir la PMA aux couples de lesbiennes et aux femmes seules.

Concernant le couple formé d’un homme et d’une femme, qui est en effet une image quelque peu désuète mais dont il est difficile de se défaire, il m’amène à me poser des questions sur l’égalité homme-femme. Peut-on mettre le signe égal entre les deux ? Un mathématicien dirait sans doute que c’est impossible, alors que l’on peut légitimement parler d’équité. J’aimerais vous entendre sur ce sujet.

M. Charles de Courson. Vous êtes plusieurs à avoir soulevé dans vos interventions la question des droits de l’enfant. Le droit à connaître ses origines fait partie de ces droits et progresse un peu partout, six États d’Europe notamment l’ayant déjà instauré. Les auditions auxquelles nous avons procédé ont montré que ce droit aux origines fait l’objet d’un assez large consensus. L’enfant pourrait savoir, à sa majorité, qui est son père ou sa mère biologique, et avoir le droit d’entrer en rapport avec eux. Reste à savoir si le donneur pourrait refuser de se faire connaître. Je souhaite avoir votre opinion.

Mme Annie Vidal. Je vous remercie pour vos contributions qui, au même titre que les autres auditions que nous avons déjà conduites, permettent d’enrichir notre réflexion. Dès le début de cette mission, plusieurs d’entre nous ont émis le souhait de vous entendre car chacun de vous, pour la confession qu’il représente, porte une partie des idées de nos concitoyens.

Ce qui est en jeu depuis le début de cette mission est la place que nous entendons donner à l’emprise de la technique et de la science sur la vie, depuis la naissance et jusqu’au moment de la mort. Les questions qui se posent sont abyssales.

Ma première question sera pour vous, Mgr d’Ornellas. Dans le document intitulé La dignité de la procréation que vous nous avez transmis, vous partez du postulat que la prochaine loi de bioéthique ne reviendra pas sur le principe d’anonymisation du don. Mais s’il venait à être modifié, votre position sur le droit d’accès aux origines changerait-elle ?

Ma deuxième question s’adresse à vous tous. Alors qu’on constate une baisse du nombre de pratiquants dans la plupart des confessions, une étude indique que la moitié des enfants qui sont élevés dans une famille ayant une pratique religieuse se disent moins religieux que leurs parents. Dès lors, comment concilier le maintien des traditions religieuses avec les évolutions de notre société ? Car force est de constater qu’il n’y a plus aujourd'hui un seul modèle de famille, mais que les familles sont constituées de manières diverses.

Mme Émilie Bonnivard. Merci à vous tous pour ces échanges éclairants. Entendre la parole de représentants des religions est extrêmement important pour le débat démocratique.

J’ai été heureuse de vous entendre parler du caractère capital de la filiation. Le don de gamètes est un acte créateur de vie et il est essentiel que la personne ainsi conçue puisse retrouver ses origines. Se pose aussi la question de la responsabilité du donneur car offrir ses gamètes n’est pas un acte anodin, et peut-être encore moins dans le cadre d’un don que dans une relation de procréation classique. J’ajoute que je partage votre avis sur la levée de l’anonymat.

Par ailleurs, beaucoup de femmes seules souhaitent avoir accès à la PMA. Ces femmes ont fait de longues études et, entre 35 et 40 ans, elles se trouvent piégées – c'est mon cas – par un modèle social qui, peut-être, a déconstruit la famille traditionnelle. Je voudrais d’abord savoir quelle place les enfants conçus par PMA ont aujourd'hui en France et, en particulier, comment ces enfants sont accompagnés. Par ailleurs, à quelles conditions l’accès à la PMA des femmes seules serait-il possible pour vous ? On pourrait imaginer que, comme pour une adoption, ces femmes soient accompagnées pendant deux ou trois ans. Il existe en effet, comme vous l’avez souligné, un risque de déséquilibre, et je souhaiterais connaître le protocole qui permettrait selon vous de réduire ce risque au maximum.

M. Gilles Lurton. Je m’associe à la plupart des propos qui ont été tenus. Cette audition nous amène finalement à nous poser encore plus de questions. La position du rabbin Azoulay sur la gratuité du don m’a particulièrement frappé.

M. Michaël Azoulay. Je n’en ai pas parlé !

M. Gilles Lurton. J’avais cru vous entendre dire que, compte tenu du manque de gamètes, il serait envisageable de mettre fin à cette gratuité. J’ai dû mal comprendre ce que vous aviez dit. Qu’il en soit ainsi me rassure, car je suis très attaché à la gratuité du don.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je pense que votre présence est indispensable. D’abord, parce que vous êtes des représentants spirituels mais aussi parce que vous portez une pensée construite sur des traditions qui elles-mêmes bougent, une tradition n’étant pas nécessairement figée.

Ma première question est d’ordre méthodologique. Vous avez évoqué la laïcité. Mais, au fond, qu’est-ce que la laïcité ? Est-ce ne pas dire ce que nous sommes pour ne pas influencer l’autre par un éventuel prosélytisme ? Est-ce ne pas le dire pour qu’autrui respecte ce que nous sommes sans se sentir en quelque sorte envahi par nos convictions ? Il faudrait que la question de la laïcité soit de nouveau posée dans tous les domaines, y compris l’éducation des enfants. Car le fait de ne pouvoir dire à l’école ce que l’on est, alors même qu’on le dit implicitement, me pose problème.

Je souhaite aussi avoir votre avis sur la manière dont vous avez été consultés sur ces questions de bioéthique. Quelles auraient été selon vous les conditions pour que cette table ronde de représentants de confessions soit à la fois laïque et accueillante ?

Si vos positions diffèrent parfois, vos propos laissent également apparaître de fortes valeurs communes. En vous écoutant, je me demandais si la sagesse collective ne consiste pas à avoir des idées communes malgré un cheminement différent. Je profite de cette remarque pour dire que je regrette que nous n’auditionnions pas aujourd'hui de représentant du bouddhisme. On aurait pu aussi demander l’opinion d’un athée car, au fond, l’athéisme est une croyance, la croyance qu’il n’y a rien. Il aurait en effet été intéressant d’entendre quelqu’un qui porte cette adhésion dans le même esprit que nous avons écouté les représentants de confessions.

M. le président Xavier Breton. Nous allons faire un dernier tour de table. Monsieur le pasteur Clavairoly, vous avez la parole.

M. François Clavairoly. Je vais essayer d’être synthétique.

M. le président Xavier Breton. Vous pouvez prendre tout votre temps car cette audition est pour nous la dernière de la journée !

M. François Clavairoly. Nous allons finir par avoir faim ! (Sourires)

Ricœur disait : « croire, c’est penser ». La religion n’est pas du côté de l’obscurantisme mais bien de la ratio, de la raison. Lever les bras au ciel ou chanter des cantiques ne fait pas de vous un écervelé, car il y a un impératif de la pensée dans l’ordre du croire. Je vais citer Benoît XVI qui a évoqué la triade de la ratio, de la fides et de la caritas : être croyant, c’est faire siens ces trois principes. J’ajouterai qu’au cœur de la culture, on trouve le culte, qui en est inséparable. Des États comme l’Albanie, le Cambodge, la Russie soviétique ou l’Allemagne nazie, qui ont essayé de se passer des cultes, n’ont pas été des modèles de liberté, d’égalité et de fraternité. La laïcité est la capacité à s’entendre sans renoncer à exprimer sa position mais en mettant au contraire en débat le dissensus.

Concernant la question des origines, je dirai qu’il est en effet important que les enfants connaissent leurs origines. La levée de l’anonymat des donneurs de gamètes est une nécessité, mais elle devra être encadrée juridiquement.

Comment accompagner les enfants mais aussi les parents si la PMA était ouverte aux femmes seules et aux couples de femmes ? Un processus d’accompagnement du même type que celui qui existe pour les adoptions pourrait être mis en place. Car adopter un enfant, ce n’est pas seulement aller le chercher à Madagascar, au Vietnam ou ailleurs ! Je crois qu’il faut en effet accompagner dans sa vulnérabilité et sa fragilité la personne seule qui va avoir un enfant par la PMA, et j’ai été très touché que vous évoquiez les difficultés que rencontrent ces femmes en parlant de votre cas. Le fait que nous ne soyons pas très nombreux dans cette salle mais que la question de l’ouverture de la PMA se pose pour nous montre bien que ces réflexions ne sont pas théoriques mais qu’elles touchent le réel de la société à construire. Les religions ont un rôle à jouer dans l’accompagnement des personnes fragiles, si celles-ci en font la demande. Le travail d’aumônerie et de réconfort qui est le nôtre contribue aussi à façonner la vie en société.

Je sais qu’il est risqué de parler ici du Sénat (Sourires) mais je profite néanmoins de cette table ronde pour vous indiquer qu’aura lieu le 4 décembre prochain au palais du Luxembourg un colloque sur les religions et les droits de l’homme à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Vous serez conviés à ce colloque, organisé à l’initiative de la Conférence des responsables des cultes, qui montrera que, loin de se tenir en surplomb des lois, les religions sont en quelque sorte à l’origine de celles-ci. Nous y entendrons notamment une communication de Mme Valentine Zuber.

M. le président Xavier Breton. M. le rapporteur me souffle qu’il s’agit là d’une invitation à l’œcuménisme avec nos collègues sénateurs ! (Sourires)

M. Michaël Azoulay. Comme le pasteur Clavairoly, je ne pense pas qu’il faille opposer révélation et raison. Un grand rabbin espagnol a dit que la raison et la révélation sont sœurs jumelles. Si Dieu a révélé la loi, il a aussi donné la raison à l’être humain. Chacun est d’ailleurs libre de croire ou non en Dieu. De surcroît, toutes sortes de croyances nous guident dans nos vies sans nous faire douter de notre liberté.

Vous avez demandé si l’AMP était un progrès médical ou un progrès social. Votre question pose parfaitement le problème de la limite du médical et du sociétal. Pour ma part, je pense que, chez les personnes qui passent par le difficile parcours de l’AMP, le désir d’enfant est si fort qu’il relève plutôt du domaine médical au sens large.

Vous avez aussi parlé de l’égalité entre hommes et femmes, mais je n’ai pas saisi votre question.

Mme Agnès Thill. Je m’interroge sur cette égalité. Signifie-t-elle que le couple homme-femme égale le couple femme-femme ?

M. Michaël Azoulay. Excusez-moi, mais je n’ai toujours pas compris le sens de votre question. J’avais cru que vous parliez de l’égalité de l’homme et de la femme au sein du couple.

Mme Agnès Thill. Je souhaite en fait savoir si, selon vous, un couple composé d’un homme et d’une femme est égal à un couple composé de deux femmes. Car si une équité entre ces couples peut se concevoir, considérer qu’ils sont égaux me gêne ou, du moins, me fait me poser des questions.

M. le rabbin Michaël Azoulay. Je ne sais que vous répondre.

Je crois que nous sommes tous favorables au droit de l’enfant à connaître ses origines. Il ne s’agit pas de lui permettre de trouver un père ou une mère, puisqu’il a déjà des parents. Les enfants nés par PMA et leurs parents construisent une relation qui, comme dans l’adoption, n’est pas biologique mais qui fonctionne.

Comment maintenir les traditions malgré l’évolution de la société ? C’est une excellente question, que les rabbins qui ont des enfants, comme c’est mon cas, se posent chaque jour. Mais pourquoi faudrait-il nécessairement opposer les traditions aux mutations sociales ? Dans notre société qui connaît des changements rapides et brutaux, on constate aussi un besoin de points de repère que les traditions religieuses permettent d’apporter, notamment aux enfants, sans d’ailleurs entraver la réflexion. Le maintien des traditions est un facteur de stabilité qui n’est pas inconciliable, à mon avis, avec le monde dans lequel nous vivons.

J’en viens à la question qui concernait les femmes faisant un enfant seules. Peut-être vais-je vous paraître provocateur, mais je me demande si ces femmes ont besoin d’un accompagnement. La plupart des femmes seules que je connais ne veulent pas avoir d’enfant car elles ont peur de ne pas réussir à l’élever. Il me semble donc a contrario que celles qui souhaitent avoir un enfant seules s’en sentent capables. Le regard que nous portons sur ces femmes lorsque nous considérons qu’elles ont besoin d’être aidées ne serait-il pas condescendant ? Car elles ne peuvent ignorer les difficultés que pose le fait d’avoir un enfant seule et elles y ont réfléchi.

Enfin, je ne me suis pas senti mal accueilli à cette table ronde, au contraire. La laïcité est une chance et elle nous permet de dialoguer mais aussi de faire bouger les lignes sans avoir pour autant pour but de convaincre l’autre. C’est ce que j’ai vécu au CCNE où quarante intelligences coexistaient. J’y ai entendu des manières de penser diverses qui pouvaient amener chacun à réfléchir différemment. Il s’agit là d’une chance que nous offre la laïcité.

M. Pierre d’Ornellas. Les questions que vous posez sont effectivement abyssales. Entrons donc dans l’abîme, mais en restant synthétique. (Sourires.)

Votre question qui portait sur la liberté est essentielle. Pour Nietzsche, Dieu est méprisable car il est une ombre à ma liberté, et il faut donc que Dieu soit mort pour que je sois libre. Albert Camus, dont la pensée m’impressionne beaucoup, trouve dans La Peste une solution au problème de la liberté : l’amour pour les plus pauvres que le docteur Rieux va soigner. Ainsi, Albert Camus ne reste pas enfermé dans la dialectique nietzschéenne et, bien qu’agnostique, il trouve une solution remarquable qu’avec mon vocabulaire chrétien je nommerai la charité pour le plus faible. Je pense que l’existence de Dieu suscite la vraie liberté car Dieu est toujours en train de nous donner à nous-mêmes. Ainsi, plus l’on est face à Dieu, plus l’on est libre. Certains enfants reçoivent une éducation janséniste et sont sans cesse menacés d’être punis par Dieu, mais la peur de Dieu qui leur est inculquée est une pure hérésie ! L’acte créateur de Dieu consiste, en nous donnant à nous-mêmes, à nous faire progresser dans la liberté car il libère, peut-on dire, notre liberté de l’esclavage.

Vous nous avez interrogés sur le progrès médical. Je vous dirai qu’il importe surtout que tous, et pas seulement les habitants des pays riches, puissent en profiter. Cette année encore, je me suis rendu en Afrique, dans un village de brousse. Arrivé sur place, je salue tous les villageois qui sont impressionnés par ce blanc, de surcroît archevêque. J’aperçois alors une petite fille d’une dizaine d’années dont le visage est triste, ce qui est rare chez les enfants africains. Je m’approche d’elle et sa maman me dit aussitôt qu’elle va mourir car le médicament dont elle a besoin ne peut arriver dans le village. J’ai téléphoné à l’Ordre de Malte et à une autre institution qui m’ont dit ne pas disposer de circuit permettant que le médicament parvienne à cet endroit. Pour moi, on ne peut parler véritablement de progrès médical que s’il est vécu dans la solidarité. Des soins pointus qui ne sont accessibles qu’à quelques-uns constituent certainement un très grand acte médical faisant plaisir au médecin. Mais un authentique progrès médical est un progrès de la science thérapeutique qui nous concerne tous. En France, nous sommes très sensibles à cette manière de concevoir le progrès, comme le montrent par exemple les migrants malades que je rencontre à Rennes et qui bénéficient d’un accès immédiat et gratuit aux soins. Que ce droit existe est magnifique, et nous devons nous réjouir que notre pays permette ainsi le progrès médical.

Pour autant, la question demeure de savoir si l’usage de nouvelles techniques par la médecine relève nécessairement du médical. Cette question est très difficile. Nous pouvons prendre en compte la réflexion de Jacques Ellul, qui porte sur la technique en soi, mais aussi le chapitre sur la technique qu’a rédigé Benoît XVI, à qui je me permets de faire référence puisque mon frère le pasteur protestant l’a cité. Un grand défi pour la religion et la société est de parvenir à comprendre ce qu’est la technique. Elle nous joue des tours et nous sommes actuellement, par rapport à elle, dans une fuite en avant.

Je suis d’accord avec vous et je ne pense pas qu’il y ait d’égalité entre un couple homosexuel et un couple hétérosexuel. On peut parler d’équité, de fraternité, de solidarité mais pas d’égalité. Car si on considère qu’existe une égalité de tous les couples, la GPA sera nécessairement autorisée car interdire à deux hommes d’avoir un enfant serait dès lors une injustice.

Les droits de l’enfant sont, à mon avis, primordiaux. Il serait d’ailleurs intéressant d’interroger tous ceux qui, dans les cabinets médicaux ou dans les aumôneries, les accompagnent et connaissent les souffrances qu’éprouvent ceux de ces enfants dont les droits ne sont pas respectés. Il faut écouter les enfants comme des personnes humaines.

L’anonymat des donneurs de gamètes doit-il être maintenu ? Cette question pose des problèmes très difficiles. J’ai rencontré celui qui a réalisé la première grossesse par fécondation in vitro mais qui, contrairement à René Frydman et Jacques Testart, n’est pas devenu célèbre car cette grossesse n’est pas arrivée à terme. Il m’a raconté que les donneurs de sperme concernés étaient très désireux d’établir une relation avec la femme et l’enfant né de leur don. Il a donc inventé un circuit destiné à ce que la femme puisse sortir de l’hôpital sans que personne sache où elle va. C’est ainsi qu’a été peu à peu imaginé l’anonymat, dont le but est de protéger la relation entre l’enfant et ses parents. Si l’anonymat est supprimé, les donneurs vont-ils accepter de ne rien faire qui puisse troubler cette vie familiale ? Par ailleurs, quel va être le désir de l’enfant s’il sait l’identité de son père biologique ? Réfléchir sur l’anonymat oblige à tenir compte de ces questions.

Dans cette réflexion sur l’anonymat, la vraie question se situe selon moi en amont et concerne le don de gamètes. Lors d’une réunion sur la bioéthique à laquelle j’ai assisté à Rome, il m’a été expliqué que la République italienne n’avait autorisé le don de gamètes qu’en 2015 parce que ce pays avait longtemps jugé que les problèmes posés par ce type de don étaient trop importants. Je suis favorable au fait que l’enfant puisse connaître ses origines mais, en même temps, je souhaite que l’enfant et sa vie familiale soient protégés. À ce titre, je trouve très intéressantes les décisions de la Cour de cassation selon lesquelles l’enfant né de GPA à l’étranger est inscrit sur l’état civil et laissé dans sa famille, par exemple avec ses deux papas, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces notions d’intérêt supérieur de l’enfant et de protection de la famille doivent présider à cette réflexion sur l’anonymat. Je crois que nous avons pris la voie qui permettra de trouver la bonne solution, même si cette question est loin d’être simple. Car nous devrons aussi décider si l’enfant pourra, durant son adolescence ou à sa majorité, connaître ses origines. N’y aura-t-il d’ailleurs pas moins de donneurs si la connaissance de leur identité est obligatoirement connue ? Enfin, si certains donneurs acceptent d’être connus alors que d’autres le refusent, une inégalité naîtra entre les enfants car ils se trouveront dans des situations différentes.

L’une de vos questions portait sur le maintien des traditions religieuses dans la société actuelle. Je sens pour ma part qu’il nous faut intégrer dans la tradition religieuse, du point de vue de la révélation que Dieu fait, le pouvoir technique. Qu’est-ce que la technique ? J’aime particulièrement la réflexion de Jacques Ellul sur ce sujet. Le chapitre 6 de l’encyclique La Charité dans la Vérité de ce grand philosophe qu’est Benoît XVI pose également des questions extrêmement précises sur la technique.

Sur l’accompagnement, je comprends qu’une femme qui décide d’avoir un enfant seule s’en sente capable. Mais sommes-nous toujours lucides sur nos capacités ? Les études citées par le CCNE montrent que les familles monoparentales, qui sont principalement constituées de mères avec leurs enfants, sont très fragiles, bien plus que les autres familles. Si l’ouverture de la PMA aux femmes seules était décidée, il faudrait que des lois destinées à les aider soient également votées. Je me souviens avoir entendu sur Europe 1, lors de l’élection présidentielle, une femme qui faisait une proposition très astucieuse pour que la maternité et le travail puissent se conjuguer et que le fait d’avoir des enfants ne soit plus un obstacle à la carrière professionnelle des femmes. J’ai cherché à rencontrer cette femme car je pense que ce sujet est, en France, un vrai problème. L’Ille-et-Vilaine comporte 357 établissements catholiques ayant signé une convention avec l’État. Je reçois chaque année des femmes qui choisissent de devenir enseignantes et de quitter leur entreprise parce que le stress et la pression qu’elles y subissent ont rendu leur existence infernale en les empêchant de mener une vie familiale satisfaisante. En France, nous souffrons d’un manque d’accompagnement des mères qui travaillent et de leurs enfants, auquel il faudrait qu’une loi remédie.

Vous avez demandé ce qu’est la laïcité. Le frère de Daniel Cohn-Bendit, dont j’ai oublié le prénom, a fait un très beau dessin sur la laïcité au moment où a été décidé l’affichage de la charte de la laïcité dans les écoles publiques

M. le président Xavier Breton. Il s’agit de Gabriel Cohn-Bendit.

M. Pierre d’Ornellas. En effet. Par parenthèse, la charte de la laïcité a eu des effets perturbants pour les enfants. J’en donnerai juste un exemple. Nathalie est institutrice dans une école publique et catholique pratiquante. Elle a habituellement une petite croix à son cou, mais elle l’enlève et la met dans sa poche avant d’entrer dans l’école parce que la charte de la laïcité lui interdit de la porter. L’un de ses élèves est le petit Martin qui a fait sa communion selon la religion catholique. Le petit Martin est tellement heureux quand il arrive en classe le lundi suivant qu’il dit à Nathalie lors de la récréation, sans savoir qu’elle est catholique pratiquante, qu’il a fait sa première communion. Mais Nathalie est obligée de se taire, en sorte que le petit Martin se dit qu’elle ne l’a pas écouté, ce qui fait naître une frustration dans son cœur. Je ne dis pas que cette frustration ira jusqu’à entraîner une radicalisation, mais le germe est planté.

Pour moi, la laïcité est la capacité de se recevoir mutuellement avec toutes nos dimensions. Et j’en reviens au dessin de Gabriel Cohn-Bendit qui montre dans une cour d’école la kippa, le croissant et la croix, tandis que les enfants jouent ensemble et que le directeur de l’école dit « Voyez comme mon école est laïque », c'est-à-dire paisible. À mon avis, la laïcité est une grande richesse si, comme le montre ce dessin, elle est une source de paix pour la société française et pour notre République.

M. Anouar Kbibech. J’apporterai seulement quelques rapides compléments.

Il a été demandé si la croyance en Dieu était une entrave mise à la liberté, tandis qu’une autre question portait sur le respect qu’il convient d’avoir envers les lois allant à l’encontre des convictions qui sont les nôtres. La laïcité autorise justement chacun à croire ou à ne pas croire, et elle permet aux croyants de pratiquer leur religion dans le respect des lois et des valeurs de la République. Car si la République ne reconnaît aucun culte, elle n’en méconnaît non plus aucun. Par ailleurs, la société n’étant pas laïque, chacun a le droit d’exprimer son point de vue. Mais il est gênant que la notion de laïcité soit parfois interprétée comme l’obligation faite aux religions de faire coïncider avec les lois de la République les dispositions qui sont les leurs, voire les croyances qu’elles portent. En d’autres termes, il leur est en quelque sorte demandé de « bénir » les lois qui sont votées. Certes, il faut respecter les lois mais sans nous défaire de nos convictions propres. La République française est d’ailleurs suffisamment forte pour ne pas avoir besoin de l’appui des religions.

Vous avez aussi demandé si la PMA pouvait être considérée comme un progrès médical. Elle en est un et la religion musulmane l’a autorisée pour des couples hétérosexuels qui ne peuvent avoir d’enfants. En revanche, elle ne peut concerner les autres couples ou les femmes seules, d’après les principes directeurs dont j’ai parlé. Mais il faut souligner encore une fois que tout ce qui est possible techniquement n’est pas pour autant permis éthiquement, et que des limites doivent être mises afin d’empêcher que tout et n’importe quoi soit réalisé. C’est particulièrement vrai pour la protection des libertés car le big data, dans le domaine des télécommunications, permet notamment de connaître tous les endroits où vous vous êtes rendus ou l’ensemble des sites Internet que vous avez consultés ainsi que la durée de leur consultation.

Mme Vidal a parlé de la baisse du nombre de pratiquants. Cette baisse ne se vérifie pas dans le cas de la religion musulmane, ainsi que le montre la pratique du pèlerinage à La Mecque. Les générations précédentes faisaient ce pèlerinage à la fin de leur existence pour se racheter après avoir fait, comme on dit, les « quatre cents coups ». Mais aujourd'hui on voit un rajeunissement de l’âge moyen des personnes qui se rendent à La Mecque. Quand je fais moi-même ce pèlerinage, je rencontre des jeunes gens de 21 ou 23 ans parfois accompagnés de leurs jeunes enfants, alors que les parents de ces jeunes gens n’ont pas effectué de pèlerinage. Ce regain de religiosité me semble avoir lieu dans toutes les religions. C’est l’une des raisons qui doivent encourager à considérer les religions non comme une menace potentielle mais comme une opportunité de faire évoluer la réflexion commune.

La remarque de M. Lurton selon laquelle cette table ronde amène à se poser encore plus de questions peut s’entendre de deux façons. Car si nous vous avons amenés à vous poser des questions nouvelles, nous pourrons considérer que cette rencontre aura été un succès, mais si nous n’avons su vous apporter aucune réponse après ces trois heures de discussion, elle aura été un échec !

M. Gilles Lurton. Ce n’est pas un échec !

M. Anouar Kbibech. Je vous remercie pour cette réponse.

En ce qui concerne la définition de la laïcité, je crois qu’il faut revenir à ses fondements. La laïcité qu’Aristide Briand, entre autres, a défendue est avant tout la garantie de la liberté de conscience et de la liberté de la pratique religieuse. Or, on sent qu’existe aujourd'hui un risque d’instrumentalisation de la laïcité visant à délimiter certaines pratiques religieuses, particulièrement du culte musulman bien que cette instrumentalisation fasse des dégâts collatéraux qui touchent les autres cultes. Par manque de temps, je ne donnerai que l’exemple des crèches de Noël que certains veulent interdire dans les mairies. Ces interdictions sont une caricature de la laïcité, les musulmans ne s’étant jamais sentis attaqués dans leurs convictions par ces crèches. Et il est à craindre que de telles compréhensions étriquées de la laïcité ne se retournent contre le vivre-ensemble.

Vous avez aussi demandé comment il serait possible de mieux nous accueillir. Ma réponse, peut-être un peu naïve, est que nous souhaiterions non seulement être entendus mais écoutés, comme je l’ai dit, et également participer à un débat plus ouvert, qui ne donne pas l’impression que les jeux sont déjà faits.

Il a été dit à plusieurs reprises que de fortes valeurs communes nous unissent. Heureusement ! Car ces valeurs prouvent que nous sommes en train de construire le véritable vivre-ensemble, dans le respect des uns et des autres et des religions, et notamment de l’islam qui est l’un des derniers venus autour de la table de la République. Je participe souvent à des conférences en compagnie de François Clavairoly qui a l’habitude de dire, pour défendre l’idée qu’une place doit être faite à l’islam, que notre religion est un peu comme la tante qui vient en week-end et à qui il faut trouver un endroit pour dormir. Mais pour moi, l’islam est moins la tante que la belle-mère (Sourires), et ne vient pas seulement pour un week-end, mais pour toujours ! Le mythe du retour, pour un certain nombre de musulmans, est en effet dépassé. Nous sommes la troisième ou la quatrième génération à vivre en France, et l’islam fait désormais partie intégrante du paysage cultuel de notre pays. La religion musulmane est une religion française et les citoyens français de confession musulmane ont des droits et des devoirs. Nous devons être à la hauteur de ces droits et de ces devoirs.

M. le président Xavier Breton. Il me reste à vous remercier, au nom de mes collègues, pour vos contributions très riches qui ne manqueront pas de nourrir notre réflexion. Le rapporteur et moi-même souhaitons aussi remercier nos collègues qui sont restés avec nous pendant ces trois heures de table ronde. Repartons-nous avec plus de questions que de réponses ? Je laisserai chacun d’entre nous donner sa réponse.

 


– 1 –

Table ronde de personnalités qualifiées européennes

        Pr. Petra de Sutter, gynécologue obstétricienne, cheffe du service « Médecine reproductive » de l’hôpital universitaire de Gand, sénatrice belge et membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

        Pr. Dr. Claudia Wiesemann, vice-présidente du Conseil national d’éthique allemand, professeur d’éthique de la médecine à l’Université de Goettingen

        Mme Anne Cambon-Thomsen, immunogénéticienne, directrice de recherches au CNRS et membre du Groupe Européen d’Éthique

        Mme Paula Martinho Da Silva, membre du Comité international de bioéthique (UNESCO)

Mardi 6 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Je remercie nos invitées, venues de plusieurs pays d’Europe impliqués dans le domaine de la bioéthique, d’avoir bien voulu répondre à notre invitation. Dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, il est important pour nous d’élargir nos perspectives aux pratiques européennes et internationales. En effet, les cadres juridiques d’autres pays peuvent avoir une influence, directe ou indirecte, sur la société française, notamment en matière de dons de gamètes, d’assistance médicale à la procréation (AMP) ou de diagnostic génétique.

Mme Petra De Sutter, gynécologue obstétricienne, cheffe de service « Médecine reproductive » de l’hôpital universitaire de Gand, membre du Sénat de Belgique et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). Je limiterai mon propos à la reproduction, mon domaine de spécialité. En Belgique, et en particulier à l’université de Gand où j’exerce, l’extension de l’AMP aux couples de femmes a eu lieu il y a vingt-cinq ans, et aux femmes célibataires il y a vingt ans. Le débat qui est le vôtre en ce moment a eu lieu, à l’époque, au sein de l’hôpital : aucune loi n’empêchait de traiter ces femmes, mais était-il éthique de procéder de la sorte ? Un enfant n’a-t-il pas besoin d’un père ? Est-il acceptable de traiter des couples de femmes ou des femmes célibataires ?

Cela m’amène à parler de la définition de la stérilité, médicale ou « sociale ». Pour tout dire, le terme « stérilité sociale » ne me plaît pas davantage que celui de congélation « sociale » des ovocytes – comme si c’était un luxe qui n’a rien de nécessaire. Quand on parle avec les femmes concernées, on se rend compte que ce n’est pas cela du tout. L’orientation sexuelle est une évidence qui s’impose aux êtres, ce n’est pas un choix, non plus que d’être célibataire : seule une très faible proportion de femmes choisit de ne pas avoir de partenaire.

Doit-on parler d’indication médicale ou d’indication prétendument sociale quand une femme dont la réserve d’ovocytes est très faible décide de les congeler à 30 ans pour éviter, cinq ou dix ans plus tard, de devoir demander un don d’ovocytes ? Pour moi, c’est bien une décision médicale. Autant dire qu’il faut déterminer avec grand soin ce qu’on doit entendre par stérilité « sociale ».

Bien entendu, il y a aussi l’aspect théorique, et certains continuent de dire qu’une famille est composée d’un homme et d’une femme, qu’un enfant a droit à un père et à une mère et qu’autoriser l’AMP aux couples de même sexe ne peut pas être bon pour le développement de l’enfant. Or, toute la recherche montre que ce n’est pas le cas. En étendant l’AMP aux couples de femmes il y a vingt-cinq ans, nous avons pris un risque : nous ne savions pas vraiment ce qu’il en résulterait puisque nous ne disposions que de quelques études conduites à Bruxelles, où certains avaient commencé avant nous. Depuis, la littérature scientifique a montré que le développement psychosexuel des enfants élevés par des couples de lesbiennes est comparable à celui des enfants élevés par des couples hétérosexuels et que le problème, c’est la discrimination par l’environnement. Pour ce qui nous concerne, nous avons tranché en décidant que nous n’opposerions pas un refus à ces femmes pour des raisons qui n’avaient pas trait à l’intérêt de l’enfant mais parce que l’environnement allait réagir négativement, et que mieux valait peut-être essayer de faire changer la société – ce qui s’est fait : désormais, dans chaque classe de Belgique, un enfant au moins a deux pères ou deux mères.

Nous traitons à Gand pas mal de couples de lesbiennes venant du Nord de la France, et vous savez mieux que moi les problèmes juridiques auxquels elles se heurtent quand la partenaire de celle qui a accouché veut adopter l’enfant. En Belgique, la loi du 5 mai 2014 portant établissement de la filiation confère automatiquement à la « coparente » – meemoeder en néerlandais, Mitmutter en allemand – les mêmes droits qu’au père dans un couple hétérosexuel.

Les traitements par sperme de donneur concernent pour 84 % des femmes célibataires et des lesbiennes et pour 16 % des couples hétérosexuels traités pour une stérilité masculine. Voilà ce qui explique les préoccupations des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS), qui s’inquiètent du volume de sperme dont on aurait besoin en France si l’AMP était ouverte aux femmes seules ou en couple. Mais ce sont là des problèmes pratiques qui peuvent se résoudre de différentes manières, dont on pourra discuter par la suite.

Je prépare en ce moment, au nom de la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), un rapport qui traite de l’anonymat des donneurs de gamètes. La question est largement débattue en Belgique où les dons d’ovocytes dits directs ou dirigés sont possibles entre deux sœurs ou deux amies proches et où l’état du droit relatif à l’accès à ses origines pour l’enfant né d’un don de sperme est très critiqué. Du point de vue de l’intérêt de l’enfant, de ses droits et des droits de l’Homme en général, la seule conclusion à laquelle je peux arriver est que l’anonymat du donneur devrait être aboli. Je sais que l’on redoute la chute subséquente du nombre de donneurs, mais de nombreux pays ont résolu ce problème et une question pratique ne peut interférer dans la réflexion éthique.

En Belgique, pays compliqué, la législation fédérale préconise toujours l’anonymat des donneurs de gamètes, mais dans la région flamande, le ministre a décidé la création d’une banque d’ADN volontaire : les enfants issus d’un don peuvent ainsi rechercher si leur empreinte génétique coïncide avec celle d’un donneur. Sans aucun doute, la loi devra changer à ce sujet. Je pense que c’est imminent.

Je n’ai pas le temps nécessaire pour aborder la question du dépistage génétique et de l’outil de modification du génome CRISPR-Cas 9, mais nous y reviendrons peut-être.

Enfin, la recherche sur les cellules souches doit faire s’attendre à des changements intéressants : les gamètes artificiels viendront bousculer la reproduction et son éthique. Un moment viendra où la fécondation in vitro n’existera plus : pourquoi procéder à des stimulations ovariennes pour produire dix ovocytes quand on pourra en faire des centaines en laboratoire à partir de cellules souches ? Cela ouvrira, dans cinq à dix ans, la porte à la procréation génétique homosexuelle – dont nous pourrons reparler.

Mme Claudia Wiesemann, vice-présidente du Conseil national d’éthique allemand, professeur d’éthique de la médecine à l’Université de Göttingen. Spécialiste de l’éthique de la reproduction, je partage sans réserve le point de vue exprimé par Mme De Sutter. Les États généraux de la bioéthique organisés cette année en France par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ont été un événement extraordinaire. À ma connaissance, c’est une première que de demander à tout un peuple de donner son opinion sur ces questions et d’en débattre, et le rapport de synthèse que le CCNE a publié au terme de ces travaux m’a paru refléter exactement toutes les opinions qui se sont exprimées au sein de la population française. Bien des arguments fondant les propositions ensuite formulées dans l’avis du CCNE se retrouvent dans les discussions internationales relatives aux enjeux de la bioéthique. Il est intéressant de constater que les mêmes problèmes sont discutés dans toute l’Europe et que des solutions très similaires sont proposées. Si des tentatives de convergence visent à trouver des réponses semblables, c’est qu’il y a une bonne raison à cela : le tourisme médical, problématique pour les pays de destination et pour les personnes qui le pratiquent.

Mme Anne Cambon-Thomsen, immunogénéticienne, directrice de recherche au CNRS et membre du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne. Je parlerai de l’éthique concernant les tests génétiques dans le domaine médical et m’exprimerai aussi en ma qualité de co-pilote du groupe de travail sur les aspects éthiques, réglementaires et sociétaux du plan « France Médecine génomique 2025 ».

Un mot, pour commencer, du rapprochement, ou en tout cas de la porosité entre recherche et clinique en ce qui concerne la génétique. Cela tient à l’utilisation, depuis assez longtemps, d’études larges du génome : les chercheurs s’interrogent sur les buts de la recherche et sur le fait de savoir si les données produites apportent des informations utiles au plan clinique aux personnes qui participent à ces recherches. La question s’est toujours posée dans la recherche mais elle devient ici cruciale parce que l’on sait qu’en étudiant tout un génome on obtiendra une masse d’informations potentiellement utiles. Les chercheurs se posent donc des questions de cliniciens ; quant aux cliniciens, ils génèrent par les examens génétiques qu’ils prescrivent des données qui peuvent être utiles à la recherche, car on a encore une connaissance très partielle de l’interprétation de données de séquence sur un ensemble de génomes.

Il existe en France une réglementation de la recherche et une réglementation de la clinique, la seconde dépendant de la loi de bioéthique. En l’état, la réglementation de la recherche établit que si une recherche révèle un élément permettant de diagnostiquer une pathologie grave pour laquelle il existe une conduite à tenir, l’équipe de chercheurs doit communiquer cette information au patient, à condition qu’il ait consenti à cette éventuelle communication. En revanche, la pratique clinique est ainsi réglée que l’on doit seulement donner au patient le résultat concernant ce qui a motivé l’examen génétique. Ainsi, alors que clinique et recherche s’interpénètrent, on se trouve pour les tests génétiques avec un ensemble législatif qui n’est plus cohérent sur le plan éthique. Il faudra en tenir compte lors de la révision de la loi de bioéthique.

Le CCNE, dans son avis n° 129, mentionne le fait que lorsque des analyses génétiques sont prescrites en clinique pour éclairer le diagnostic, on se doit d’informer le patient que les données collectées peuvent être utiles en recherche. Le consentement doit comprendre ce volet. La question doit être posée systématiquement, puisque les banques de données, en génétique, sont la source de l’information nouvelle qui permet d’en apprendre davantage sur le rôle des variants génétiques dépistés. Il faut prendre acte de cette interpénétration et respecter systématiquement la liberté des personnes de participer ou non à la recherche.

Cela influence le consentement, qui a toujours été un pilier de la génétique et qui doit le rester, mais qui doit avoir une signification réelle. Avec ces examens à large échelle, comment expliquer l’ensemble des données que l’on va générer ? Que va-t-on aller regarder ? Á qui incombe la responsabilité de définir ce qui sera regardé et ce qui ne le sera pas ? Comment cela doit-il se faire dans le temps, sachant que les urgences sont rares en génétique ? Il faut rendre service sur le plan médical à un patient préoccupé par une symptomatologie particulière, mais lui donner brutalement, en une fois, toutes les informations sur ce que représentent ces données génétiques, est presque inhumain. Par ailleurs, la préoccupation suscitée par un diagnostic donné peut obérer la capacité du patient à se poser d’autres questions. Il est donc important de parler de « consentement élargi » en prenant le temps – et le temps des médecins coûtant cher, cela demande de l’argent ; or ce qui est dit dans la loi doit trouver à s’appliquer. Le consentement doit désormais être un processus au long cours, sur lequel on peut revenir, et non plus un acte unique. Ainsi permettra-t-on aux personnes de se saisir d’un ensemble de données qu’il est très difficile d’appréhender en une seule fois.

D’autres questions se posent : à qui revient la responsabilité de conserver, protéger, mettre à jour et annoter les données ? Pour l’instant, une recherche se fait dans le cadre d’un projet déterminé et nul ne se sent vraiment responsable des données autres que celles dont il se sert. Á l’hôpital, les médecins ne sont pas payés pour « curer » des banques de données, mais pour assurer un service ponctuel aux patients. Ce n’est donc le travail de personne. Or, la génétique future sera fondée sur la valeur des données collectées, annotées et enrichies. Il serait donc important de mentionner, au nombre des missions de l’hôpital, celle de prendre soin des banques de données constituées à l’occasion des tests génétiques et de les faire servir, par le biais du consentement, à des fins de recherche. En génétique, le transfert des connaissances nouvelles vers l’utilisation clinique est très rapide : elle se fait par l’exploration de la banque de données et elle est applicable immédiatement à d’autres patients sans passer par les protocoles de recherche classiques.

J’en viens pour finir aux découvertes incidentes et secondaires. L’exploration d’un génome ayant été prescrite pour une indication clinique précise, lorsque d’autres données potentiellement utiles au patient seront générées, on voudra explorer les facteurs découverts incidemment ou secondairement. Actuellement, on ne peut faire cela dans le cadre clinique. Il faut revoir cette interdiction. Entre dire : « On ne peut donner pour informations que ce pour quoi l’analyse génétique a été prescrite ; pour le reste, on n’a pas le droit » et dire : « On va tout explorer », il est possible de trouver un juste milieu. L’information génétique étant générée de toute façon, on peut prendre le temps d’en discuter avec le patient, pas nécessairement le premier jour mais une fois le diagnostic posé. Alors une deuxième version du consentement pourra être donnée, ou non, par un patient mieux informé et plus en état de décider. Il serait important d’harmoniser le cadre et de donner aux gens la possibilité de s’exprimer. Cela aura des conséquences sur l’organisation des analyses génétiques, car cela demande des compétences spécifiques. C’est pourquoi le CCNE souhaite la création d’un statut des conseillers en génétique, auxquels il suggère de donner la possibilité de prescrire des examens génétiques, et dont il suggère d’augmenter le nombre puisque la possibilité d’obtenir des informations sur le génome fera se développer une activité que l’on pourrait ainsi, sans danger pour le patient, ne pas restreindre aux médecins.

Enfin, la génétique pénétrant bien des pans de la médecine, les pouvoirs publics, par le biais des agences concernées, ont un grand rôle à jouer dans la diffusion de ces connaissances, tant dans la formation des médecins que dans l’information sur la génétique à l’école et dans le public, qui doit être encouragée.

Mme Paula Martinho da Silva, membre du Comité international de bioéthique de l’UNESCO. Je suis heureuse et honorée d’être invitée à l’Assemblée nationale. Pour moi, Portugaise, la France est un phare en matière de bioéthique ; je me souviens avoir assisté aux Journées annuelles de bioéthique instaurées par le professeur Jean Bernard et avoir appris beaucoup du rapport Aux frontières de la vie : une éthique biomédicale à la française remis à M. Michel Rocard, alors Premier ministre, par Mme Noëlle Lenoir. Quant aux récents États généraux de la bioéthique, ils sont une preuve de l’exercice réel de la citoyenneté et nous nous efforçons, au Portugal, de suivre ces débats qui nous importent également. Pour convaincre le citoyen, le législateur se doit d’élaborer des lois justes, et l’avocate que je suis considère que les principes juridiques doivent aussi être des principes éthiques.

Le Comité international de bioéthique de l’UNESCO, dont je suis membre, regroupe des spécialistes indépendants qui siègent à titre personnel ; je ne représente donc pas le Comité en tant que tel. Je peux toutefois rappeler sur quels textes il appuie ses réflexions, ses rapports et ses avis : la Déclaration universelle de 1997 sur le génome humain et les droits de l’homme ; la Déclaration internationale de 2003 sur les données génétiques humaines ; la Déclaration universelle de 2005 sur la bioéthique et les droits de l’homme.

En 2015, le Comité a publié un rapport sur la mise à jour de sa réflexion sur le génome humain et les droits de l’Homme. On y trouve exprimées des préoccupations que vous partagez, qu’il s’agisse de la disponibilité des tests génétiques ou du respect du principe de non-discrimination. Le Comité appelait particulièrement les États et les gouvernements à « se mettre d’accord sur un moratoire portant sur l’ingénierie du génome de la lignée germinale chez l’homme, aussi longtemps que la sécurité et l’efficacité des procédures ne soient pas établies comme moyen de traitement », ainsi qu’à « renoncer à la possibilité d’agir seul en ce qui concerne l’ingénierie du génome et accepter de coopérer à l’établissement d’une norme globale et partagée dans ce domaine ». C’était en quelque sorte un appel à décourager le tourisme médical par l’adoption de lois à vocation universelle, quand cela est possible.

Pour l’heure, le Comité élabore un rapport sur la parentalité moderne, « en tenant compte des interactions entre les développements sociétaux et technologiques, y compris l’impact sur les pratiques transfrontalières et la justice reproductive ». Le Comité examine en particulier si la procréation ressortit du désir ou du droit individuel – c’est la question du « droit à l’enfant ». La publication de ce rapport, assorti de recommandations, est prévue en juillet 2019.

Au Portugal, la législation relative à l’AMP a changé. Elle est désormais autorisée aux femmes seules et aux couples de femmes ; le don de gamètes reste essentiellement anonyme et la gestation pour autrui (GPA) est possible. Mais, par un arrêt rendu en 2017, le Tribunal constitutionnel a établi le droit, pour les personnes conçues à l’issue d’un don, de connaître leur identité génétique et le donneur des gamètes ; le Tribunal a aussi jugé inconstitutionnelles certaines dispositions relatives à la GPA.

À titre personnel, je considère que le législateur doit tenir compte du principe de subsidiarité, donc, en l’espèce, déterminer si les techniques d’AMP sont des méthodes subsidiaires ou alternatives à la procréation. Il lui faut aussi prendre en considération le principe d’équité – à savoir l’accès équitable aux soins de santé – et celui de la non-discrimination – ce qui signifie l’accès à ces techniques à toutes les femmes, même en l’absence d’infertilité. Il faut évaluer les conséquences de ce changement et mesurer s’il contredit les principes sous-jacents non seulement aux lois de bioéthique mais aussi aux lois relatives à la santé. Enfin, si l’on veut que les lois s’appliquent à tous et si l’on sait que certaines ressources sont rares, il faut déterminer comment seront fixées les priorités.

Pour juger inconstitutionnelles les dispositions relatives à l’anonymat des donneurs de gamètes et consacrer un droit d’accès aux origines génétiques, le Tribunal constitutionnel du Portugal a jugé que l’anonymat affectait le droit à l’identité personnelle et au développement de la personnalité tel que consacré par la Constitution portugaise, qui inclut le droit au nom et aussi le droit à l’histoire personnelle, entendu comme droit à la connaissance de l’identité de ses géniteurs biologiques et à l’établissement de la filiation. Savoir qui l’on est exige de savoir d’où l’on vient. Je suis absolument d’accord avec l’abandon du principe de l’anonymat des donneurs de gamètes. Il reste à définir ce qu’il faut entendre par « identité personnelle », et s’il faut avoir seulement accès à l’identité génétique ou à toute l’identité – et laquelle ? D’autre part, il nous faut trouver un régime de transition pour les dons qui ont eu lieu avant que le Tribunal constitutionnel rende son arrêt. À mon sens, le problème à régler n’est pas tant celui des dons de gamètes que celui des embryons congelés fertilisés avec des gamètes de donneurs anonymes.

Légiférer sur des sujets non consensuels suppose toujours d’essayer de trouver un équilibre prudent ; c’est bien à la prudence que doit s’astreindre le législateur. C’est ce que rappelle Mme Mireille Delmas-Marty dans Le Relatif et l’Universel : commentant le tableau La Voie de la sagesse de Maria Helena Vieira da Silva, elle observe que « si l’ordre juridique doit s’assembler un jour en un tableau, c’est à condition d’accepter qu’il se construise “par petites touches”, selon les termes mêmes de l’artiste, qui s’obstinait à peindre “avec toutes les contradictions”. On pourrait y voir une invitation à observer le droit en voie de mondialisation tout comme on peut regarder ce tableau : par fragments. »

M. le président Xavier Breton. Je vous remercie. Madame De Sutter, considérez‑vous que l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules entraîne automatiquement la légalisation de la GPA ? Si oui, selon quels principes, et quelles peuvent en être, si elles existent, les modalités éthiques ? Madame Wiesemann, qu’advient-il des embryons surnuméraires en Allemagne, où il sont beaucoup moins nombreux qu’en France ? Madame Cambon-Thomsen, le processus de consentement au long cours que vous appelez de vos vœux existe-t-il déjà dans une législation étrangère ou est-il à inventer entièrement ? Madame Martinho da Silva, des initiatives européennes seraient-elles envisageables, tant pour ce qui est de la génomique médicale que pour l’interdiction de la GPA s’il apparaît qu’elle n’est pas éthique ?

Mme Petra De Sutter. En Belgique, la loi ne traite pas de la GPA. Celle-ci n’est pas interdite comme c’est le cas en France, mais elle est encadrée par la législation relative à la filiation : quand un enfant naît d’une GPA, il faut une adoption selon les procédures en vigueur. Toute GPA commerciale est impossible, car le ministère public l’assimile à la vente d’un enfant – il y a eu des poursuites de ce chef. Le législateur s’est trouvé confronté à une difficulté au moment d’adopter le principe de la co-maternité, qui introduisait une discrimination de fait à l’égard des couples d’hommes puisque, la GPA n’étant pas réglée par la loi, il n’y a pas de co-paternité dans la législation belge. Dans les faits, si l’on accepte que la co-paternité n’est pas réglée par la loi et que la co-maternité l’est, ouvrir l’AMP aux couples de femmes ne devrait pas mener automatiquement à la GPA.

En Belgique, la pratique de la GPA est très limitée et se fait depuis un quart de siècle dans des conditions éthiques : ce n’est pas un contrat commercial. La GPA a lieu entre deux sœurs ou deux amies de longue date, au terme d’un examen approfondi et avec un accompagnement psychologique. C’est ainsi que les choses se passent à l’hôpital, sans qu’il n’y ait jamais eu, à ce jour, ni conflit de filiation, ni mère porteuse qui ait changé d’idée, ni transaction financière. Il ne faut pas accepter que cela ait lieu en dehors des hôpitaux. Un seul centre spécialisé, à Bruxelles, accepte des patients étrangers ; les deux autres ne reçoivent que des parents d’intention et des mères porteuses résidents belges.

L’expérience de la Belgique ne montre pas que l’extension de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules ouvre automatiquement la porte à la GPA. C’est aussi qu’il y a un problème pratique : l’insémination par sperme de donneur se fait sans difficulté, mais pour une GPA il faut, par définition, une mère porteuse et une donneuse d’ovocytes car les centres qui pratiquent la GPA en Belgique n’acceptent jamais que la mère porteuse donne aussi un ovocyte, de sorte qu’il n’y a aucun lien génétique entre elle et l’embryon. Tout cela est très compliqué, si bien qu’il y a vraiment très peu de GPA. Nous sommes d’ailleurs critiqués par les couples homosexuels pour le très haut taux de refus – 80 % – que nous opposons aux demandes pour des raisons médico-sociologiques – parfois parce que nous ne sommes pas convaincus par la motivation de la candidate mère porteuse. À l’hôpital de Gand, il y a deux à trois GPA par an, pour 2 500 fécondations in vitro, et la proportion est la même dans les deux autres centres belges. C’est dire que nous sommes très prudents.

Mme Claudia Wiesemann. Selon moi, il est essentiel, sur le plan éthique, qu’une mère porteuse ait toujours le droit de disposer de son corps jusqu’au moment où l’enfant est remis aux parents « sociaux ».

(Mme Wiesemann poursuit en anglais.) On estime à un millier le nombre d’embryons surnuméraires en Allemagne ; ils sont le produit de fécondations in vitro faites à la demande de parents qui ont ensuite abandonné leur projet. Il y a quelques années, un réseau de spécialistes de la reproduction s’est constitué et ils ont décidé de donner des embryons surnuméraires à des couples infertiles à des fins de reproduction. Cela continue de se faire, mais très rarement. Une dizaine de bébés seulement sont nés de la sorte, mais l’absence d’encadrement légal de ces dons pose un problème : le nom des donneurs n’est pas nécessairement enregistré alors que c’est une obligation en droit allemand, l’enfant issu d’un don devant avoir accès aux informations relatives à ses parents biologiques.

Quant à savoir si des embryons surnuméraires peuvent être donnés à la recherche, tout repose sur le consentement des parents biologiques. Á ce jour, la recherche sur l’embryon humain est interdite en Allemagne, ce qui a pour conséquence la destruction des embryons surnuméraires. Mais la majorité des membres du Comité national d’éthique allemand pensent que pour éditer les lignées germinales, on aurait besoin de faire de la recherche sur les embryons surnuméraires. Aussi est-il très probable que, l’année prochaine, le Comité national formule une recommandation en ce sens.

Mme Anne Cambon-Thomsen. Si nous sommes capables d’inscrire dans une loi qu’elle doit être révisée périodiquement, comment serions-nous incapables d’y inclure que le consentement doit être un processus évolutif ? J’ignore quelle est la législation sur ce plan ailleurs, mais je sais que, dans le cadre de recommandations de pratiques professionnelles, la notion de consentement dynamique existe dans plusieurs pays, tel le Royaume-Uni.

Il faut désormais garantir, aussi bien pour les soins que pour la recherche, que le consentement donné peut être retiré, sans explications et sans conséquences pour les personnes. Introduire la notion de consentement évolutif est plus subtil qu’aborder la question de manière binaire – « je consens » ou « je ne consens pas ». Cela aurait aussi l’avantage, quand il s’agit d’enfants, qu’ils pourraient se prononcer eux-mêmes au moment de leur majorité, et non plus leurs représentants légaux. S’agissant des tests génétiques, on peut généraliser la notion pour avoir des informations supplémentaires au fil du temps et permettre de moduler son consentement en fonction du type de recherche, sans devoir le donner en bloc. Je ne doute pas que l’on trouve le moyen de faire figurer dans l’acte de consentement le fait qu’il pourra évoluer dans le temps.

Mme Paula Martinho da Silva. Je ne saurais prévoir quelles futures déclarations et recommandations émaneront de l’UNESCO, mais en tout état de cause elles ne sont pas contraignantes. Les États membres sont signataires de déclarations de principe de portée universelle, mais ils ne sont pas obligés de les suivre et des évolutions sont possibles en raison du progrès scientifique. Ainsi, la Déclaration universelle de 1997 sur le génome humain et les droits de l’Homme décrit les interventions sur la lignée germinale comme « contraires à la dignité humaine ». Mais en 2015, comme je vous l’ai dit, le Comité international de bioéthique de l’Unesco a invité les États à « se mettre d’accord sur un moratoire portant sur l’ingénierie du génome de la lignée germinale chez l’homme » et à « accepter de coopérer à l’établissement d’une norme globale et partagée dans ce domaine ».

Dans le rapport que nous sommes en train de rédiger sur la parentalité au temps de l’AMP, nous établirons des interprétations relatives à la dignité humaine et à la non-discrimination et préciserons les principes. Je ne sais si le Comité international de bioéthique de l’UNESCO traitera de la GPA : c’est son Bureau qui décide des prochains sujets à l’ordre du jour des travaux du Comité et il faut attendre un peu pour en savoir davantage. Mais pour ce qui concerne l’AMP, je suis certaine qu’une évolution aura lieu prochainement.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Comment expliquez-vous, madame Martinho da Silva, la disparité si marquée des règles relatives à la bioéthique dans des pays européens aux cultures et à des valeurs communes ?

Le CCNE propose de donner un accès plus large aux informations recueillies dans le cadre du diagnostic pré-conceptionnel ; qu’en pensez-vous, madame Cambon-Thomsen ? Comment procéder, sur un plan pratique, si la demande des couples est forte ? Faut-il prévoir d’augmenter le nombre de généticiens aptes à donner des avis autorisés pour guider la décision des parents ?

Lorsque le terme « bioéthique » a été utilisé pour la première fois en Allemagne, au début du XXe siècle, il faisait référence à l’ensemble du monde vivant. Il est maintenant réduit aux seuls êtres humains ; ne pensez-vous pas, madame Wiesemann, que la réflexion devra, demain, être étendue à d’autres espèces animales ? D’autre part, l’Allemagne, jusqu’alors peu progressiste dans le domaine bioéthique, semble désormais moins frileuse ; les États généraux de la bioéthique qui ont eu lieu en France vous inciteront-ils à considérer qu’en ces matières il est important de tenir compte aussi de l’avis des citoyens, dont on sait d’expérience qu’ils sont en avance sur les experts et les professionnels dans leur désir de voir les choses évoluer ?

La France est en retard sur la Belgique et l’Espagne dans presque tous les champs de la bioéthique, ou plus précautionneuse. Cela nous donne l’avantage de pouvoir légiférer forts de l’expérience belge et en ayant pris connaissance de l’étude de Mme Susan Golombok, de l’université de Cambridge, et d’études américaines. Madame De Sutter, quelles autres études conduites sur le suivi des enfants élevés dans des familles homosexuelles au cours des deux dernières décennies ont confirmé que le problème tient à un environnement sociétal parfois discriminant et qu’il faut banaliser ce qui était marginal ? Dans le rapport que vous avez rédigé pour la commission des affaires sociales de l’APCE, vous évoquez l’équilibre à trouver entre les droits des parents, des donneurs et des enfants. Cet équilibre doit-il être parfait ou le droit des enfants, qui sont les plus vulnérables, doit-il primer – ce que nous avons considéré jusqu’à ce jour ?

Mme Paula Martinho da Silva. Si les mêmes valeurs emportent des législations aussi différentes – comme on le voit, par exemple, pour ce qui concerne la fin de vie –, c’est que les peuples européens ont des cultures diverses et que joue, pour citer à nouveau Mme Delmas-Marty, la marge nationale d’appréciation. Quand tout a commencé en matière de procréation médicale assistée, il y a quarante ans, on parlait de « procréation artificielle » : même le lexique a changé. Les pays européens n’ont pas tous légiféré en même temps : la France et l’Espagne l’ont fait, mais le Portugal est resté vingt ans sans loi à ce sujet. On constate cependant une tendance à l’uniformisation des législations, notamment pour l’anonymat des donneurs de gamètes. Tous les pays européens, Suède exceptée, avaient initialement opté pour l’anonymat ; ils voient progressivement la question autrement. La conscience s’est faite aussi qu’il fallait réduire autant que faire se peut le tourisme médical. La marge nationale d’appréciation demeure, mais on veut parler de ces sujets en faisant état d’opinions parfois divergentes tout en tentant de leur donner un sens plus commun.

Mme Anne Cambon-Thomsen. La diversité des opinions en Europe est riche en capacité de dialogue – quand quelque chose est uniformisé, on n’en parle plus. Loin de considérer la diversité comme un obstacle ou comme une occasion de tourisme de santé entre pays, le fait que les conseils nationaux d’éthique français et allemand dialoguent sur fond d’un substrat commun et d’une histoire législative et sociale différente est une richesse. Le prochain avis du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne portera sur les modifications du génome sur le plan général ; mais ce travail, qui vient de démarrer, n’a pas encore de portée pratique.

S’agissant de la mise en œuvre pratique de l’extension des diagnostics génétiques pré-conceptionnels puis de son éventuelle généralisation à l’ensemble de la population, il faut procéder par étapes. C’est ce que propose le CCNE, qui souligne la nécessité d’une étude pilote destinée à évaluer les conséquences de cette extension ; il serait bon de mentionner dans un texte de loi que, dans certains domaines, une expérimentation encadrée est indispensable.

La profession de conseiller en génétique s’est installée. Il faut désormais un statut plus assis et un plus grand nombre de praticiens pour faire face à l’accroissement attendu de la demande. On ne peut augmenter indéfiniment le nombre de spécialistes, et la formation des professionnels de santé en génétique devrait être beaucoup plus approfondie qu’elle ne l’est, car on ne résoudra pas tout en augmentant le nombre des conseillers en génétique. Il faut en venir à une éducation à la génétique dans la société, dès l’école.

Mme Claudia Wiesemann. (Interprétation) La bioéthique devra en effet déborder la seule éthique de la condition humaine pour prendre en considération le monde vivant. La green gene technology permet déjà de modifier des gènes de moustiques. On peut ainsi modifier le vivant et il faut prendre garde aux conséquences que cela implique.

Si l’Allemagne a longtemps adopté une politique plutôt restrictive, singulièrement pour ce qui concerne la médecine de la reproduction, c’est en raison de sa terrible histoire, des abus terrifiants de l’autorité médicale qu’elle a connus. Mais à mesure que naissent de nouvelles générations qui n’ont pas connu la période totalitaire, la confiance en la civilisation se renforce. Je pense que cela va modifier le rôle des experts, ce qui est une mutation nécessaire. En matière de bioéthique, le citoyen est un expert de la vie quotidienne ; il peut dire en quoi les nouvelles technologies affectent sa vie, si elles créent des injustices, si les lois lui sont propices. Le législateur doit intégrer ces éléments dans ses décisions pour les améliorer.

Mme Petra De Sutter. La Belgique a toujours été pionnière en médecine de la reproduction, qu’il s’agisse de l’injection intracytoplasmique de spermatozoïde (ICSI) en 1991, de la congélation des embryons, de la transplantation de tissu ovarien, du suivi des enfants, de la psychologie ou de l’éthique. Des études de suivi des enfants de femmes seules et de couples de femmes ont été réalisées par Mme Anne Brewaeys à Bruxelles en 1990 et jusqu’en l’an 2000, ainsi, bien sûr, que par Mme Susan Golombok. Plus récemment, un groupe d’éthiciens sous la direction de M. Guido Pennings a publié, en appuyant ses études sur les patients de notre service, une série d’articles comparant la parentalité génétique et la parentalité non génétique et ce que cela signifie pour les enfants. Je vous communiquerai ces documents si vous le souhaitez.

Plutôt que « banaliser le marginal », je dirais « normaliser l’exceptionnel ». Si l’on est sûr que l’intérêt de l’enfant n’est pas lésé, il revient au législateur, pour faire droit aux principes de justice, d’égalité et de non-discrimination, de créer un environnement où chacun a les mêmes droits, en l’espèce le droit à la parentalité – et ensuite, la société changera. Je vous l’ai dit, chaque classe, en Belgique, compte au moins un enfant qui a deux pères ou deux mères. Il y a vingt ans, on se moquait d’eux ; désormais, la situation est normalisée. La société change, et le législateur a une grande responsabilité dans cette évolution.

Sur l’équilibre à trouver entre les droits des parents, des donneurs et des enfants, je pense qu’en cas de conflit de droits, l’intérêt de l’enfant doit primer, pour des raisons éthiques et juridiques, que l’on envisage la PMA ou l’anonymat des donneurs de gamètes.

M. Jean-François Mbaye. De nombreux pays européens reconnaissent aux personnes nées d’un don de gamètes le droit d’accéder à leurs origines. En France, les rares opposants à la consécration de cette aspiration légitime arguent de l’éventuelle baisse des dons qui suivrait la levée de l’anonymat. Les chiffres relevés à l’étranger semblent pourtant les démentir : on constate que là où il a été mis fin à l’anonymat des donneurs, les dons n’ont pas fléchi mais augmenté, le profil des donneurs évoluant. Comment est organisé, en pratique, le droit d’accès aux origines en Belgique et en Allemagne ?

M. Guillaume Chiche. Bien que les études scientifiques menées depuis quarante ans sur la construction psychologique des enfants montrent qu’ils ne souffrent pas de la forme de la structure familiale dans laquelle ils sont élevés, certains les contestent toutes, mettant en cause la méthodologie suivie pour les balayer d’un revers de main. Comment favoriser la culture scientifique et technique, et surtout, comment redonner confiance en ces travaux de recherche ? C’est une richesse que des équipes de recherche internationales soient constituées, mais les différences dans les législations nationales des pays d’origine des chercheurs ne font-elles pas obstacle aux travaux, si la perspective d’appliquer leurs résultats fait défaut ? Le diagnostic pré-implantatoire a longtemps été interdit dans notre pays ; mais paradoxalement, quand il a été autorisé, on a permis à des professionnels de santé qui s’étaient formés à l’étranger de le pratiquer en France… Enfin, pensez-vous que des États généraux de la bioéthique puissent être organisés à l’échelle de plusieurs pays pour permettre la convergence des législations nationales ? On éviterait ainsi que celles des Françaises qui en ont les moyens se trouvent contraintes de se rendre à l’étranger pour une AMP qui leur est refusée en France en raison de leur orientation sexuelle ou de leur statut marital.

M. Patrick Hetzel. Il y a trois ans, Mme Annegret Raunigk, une Allemande âgée de 65 ans et déjà mère de treize enfants, a annoncé être enceinte de quadruplés à la suite d’une AMP. Cela a suscité de vifs débats en Allemagne et au-delà. Le Comité national d’éthique allemand a-t-il par la suite formulé un avis sur une potentielle limite d’âge ? A-t-il émis une opinion sur le fait que cette AMP précise, réalisée après treize grossesses naturelles, n’était manifestement pas due à une infertilité ? Un débat parlementaire a-t-il eu lieu dans le prolongement de cet épisode ?

M. Philippe Berta. Je remercie Mme Cambon-Thomsen d’appeler à l’éducation de la population à la génomique et à la génétique ; le président-fondateur de l’École de l’ADN que je suis, et qui se bat dans le désert depuis vingt ans à ce sujet, y est évidemment très sensible. Le plan « France Médecine génomique 2025 » a pour objectif le séquençage, chaque année, de 200 000 génomes. C’est une somme d’informations gigantesque et l’on comprend qu’il faille, comme l’a souhaité ici le professeur Jean-Louis Mandel, envisager autrement la formation des conseillers génétiques et penser aussi à nos étudiants en sciences, qui sont souvent bien mieux formés en génétique que ne le sont nos collègues médecins. Il faudra aussi réfléchir à la nécessité de développer la bio-informatique et le stockage des données, car là encore nous aurons quelques points de faiblesse.

Si, en réalisant un séquençage à haut débit concernant un patient atteint d’une maladie rare, on trouve des mutations actionnables pour des pathologies qu’initialement, il n’était pas prévu de chercher, que doit-on faire pour le patient concerné ? Pour sa parentèle ?

Mme Petra De Sutter. Toutes les études montrent en effet que la levée de l’anonymat du don de gamètes ne provoque pas, relativement, de diminution du nombre des donneurs mais que des donneurs d’un autre type se présentent : ce sont des hommes plus âgés, qui ont déjà une famille et non plus des étudiants. Je dis « relativement » car cela prend du temps, d’autant que la demande s’accroît. Il y a vingt-cinq ans, à l’hôpital universitaire de Gand, les traitements par sperme de donneur concernaient uniquement des couples hétérosexuels ; maintenant, je l’ai indiqué, 84 % concernent des couples de lesbiennes et des femmes célibataires. C’est dire que la demande de dons augmente indépendamment de la question de l’anonymat.

Sur le plan pratique, on importe en Belgique du sperme danois pour inséminer des Françaises… Ce n’est pas souhaitable et le gouvernement belge devrait faire un effort. En France, le système n’est pas parfait, certes, mais au moins est-ce l’Agence de la biomédecine qui organise ces choses. En Belgique, ce sont les centres de médecine de la reproduction qui recrutent les donneurs, et cela ne fonctionne pas très bien car nous n’avons pas le droit de faire de publicité ; c’est pourquoi, coincés, nous importons du Danemark. Ce n’est pas la solution de long terme si vous étendez l’accès à l’AMP.

Vous m’avez interrogée sur la défiance à l’égard de la recherche. Comment redonner confiance dans la recherche scientifique en général ? La réponse est extrêmement difficile quand les mêmes études sont parfois utilisées pour formuler des conclusions contradictoires. C’est que demeure toujours dans la science un élément d’incertitude : on approche la vérité. Mais on peut toujours manipuler, faire des méta-analyses en mettant des études de côté, et arriver à d’autres conclusions. On le voit en matière politique au niveau européen dans les études pharmacologiques, avec le glyphosate par exemple. On peut donc employer la science à différentes fins, si bien que le public constate que l’on peut parvenir à des résultats discordants sur la base des mêmes études et il ne le comprend pas. Il faut beaucoup plus d’éthique de la part des scientifiques et aussi de ceux qui utilisent des études pour mettre en avant leurs conclusions.

Membre du comité exécutif de la Société européenne de reproduction humaine et d’embryologie (ESHRE), je peux témoigner qu’il est difficile de lancer des études au niveau européen : on ne peut qu’observer les différences, car la diversité des législations nationales fait effectivement obstacle aux études transnationales. Dans un monde idéal, les États européens s’accorderaient sur ce qui est permis, et des États généraux européens de la bioéthique permettraient la convergence des législations. Mais il ne faut pas rêver : de grandes différences idéologiques demeurent en Europe. Elles font que le mariage pour tous est un problème pour certains pays et pas pour d’autres, de même que l’extension de l’accès à l’AMP. Le principe de subsidiarité fait qu’il faudra encore beaucoup de temps pour parvenir à la convergence.

Mme Claudia Wiesemann. Il me semble que, pour ce qui est du don de gamètes, on a longtemps sous-estimé l’intérêt du donneur. On sait maintenant que bon nombre de donneurs de sperme veulent savoir ce qu’il est advenu de leur don car ils se sentent une certaine responsabilité. Un système plus ouvert, donnant aux enfants issus de dons un droit d’accéder à leurs origines permet aussi aux pères biologiques d’accéder à ces enfants. Si l’on instaure un système fondé sur la confiance et des relations familiales moins abstraites – même si elles ne sont pas très étroites –, d’autres hommes trouveront peut-être un intérêt à donner leur sperme.

La législation allemande rend obligatoire la tenue d’un registre national de tous les dons de gamètes. Les enfants issus de dons ont un droit d’accès à ce registre à partir de leur seizième anniversaire. Le processus administratif est très récent mais l’Allemagne étant réputée pour l’excellence de sa bureaucratie, je ne doute pas que cela fonctionnera !

Les États généraux de la bioéthique sont une bonne manière de donner confiance en la recherche car le peuple peut participer à la discussion scientifique, et ce qu’il dit est pris en compte et noté. D’autre part, le CCNE ayant préparé une grande somme de données sur plusieurs thèmes scientifiques, l’information a circulé dans les deux sens, ce qui est indispensable pour maintenir un certain niveau de confiance.

Le cas extrême de Mme Raunigk, qui est allée se faire inséminer en Ukraine, a provoqué un débat relatif à l’âge de la mère lors d’une AMP. Il a été observé que cette grossesse multiple chez une femme de 65 ans s’est déroulée sans complications dues à son âge : les seules difficultés ont été dues au nombre d’embryons implantés. Les femmes, au XXIe siècle, étant plus saines à 50 ans et à 60 ans qu’elles l’étaient au cours des siècles précédents, il n’est pas certain qu’il faille fixer une limite d’âge pour une AMP. Nous n’avons pas le recul nécessaire pour déterminer à partir de quel âge le niveau de risque devient excessif ; les données scientifiques dont nous disposons sont encore insuffisantes.

Mme Anne Cambon-Thomsen. La confiance dans la recherche est un problème général. Débattre et consulter la population sur des sujets donnés est concevable au sein de l’Union européenne. La Commission européenne recueille déjà des statistiques – ce sont les eurobaromètres. Ils sont imparfaits, mais ils traduisent les réponses apportées aux questions posées à un échantillon de la population dans tous les pays de l’Union, ce qui informe sur la perception de différents problèmes qu’ont les citoyens européens. On peut contester la méthodologie, mais on dispose déjà d’outils. Pourquoi, alors, ne pas consulter les citoyens après avoir retravaillé la méthodologie, de manière à rendre les comparaisons possibles dans des domaines variés ?

Le plan « France Médecine génomique 2025 » vise à installer une douzaine de plateformes de séquençage génomique à très haut débit, chacune devant réaliser quelque 18 000 séquençages par an, soit environ 200 000 en tout chaque année ; mais ce sera peut-être beaucoup plus dans les années à venir car les développements vont très vite. Nous avons besoin de conseillers en génétique mais aussi de bio-informaticiens interprètes de données génétiques cliniques. Il y a là de nouveaux métiers qui doivent être considérés dans un ensemble harmonieux et concerté : avoir de nombreux conseillers en génétique sans disposer ni de la compétence informatique nécessaire pour conserver et interpréter les données ni des logiciels indispensables créerait un déséquilibre global néfaste. Le plan prévoit par conséquent la formation des praticiens existants et la formation à des métiers naissant en santé génomique.

Il faut dire à qui l’on prescrit un séquençage ciblé du génome que des données secondaires actionnables peuvent être révélées à cette occasion. L’information approfondie du patient est nécessaire pour qu’il le sache – cela n’a rien d’évident – et qu’il soit en mesure de donner son consentement.

L’information ne jaillissant pas toute seule, qui doit décider de ce que l’on va aller regarder ? Le système ? La loi ? C’est le cas aux États-Unis, où les textes donnent des indications. Le professionnel ? Quel est le rôle de la personne ? Ce n’est pas stabilisé, et c’est pourquoi des études pilotes sont nécessaires. Mon avis personnel est qu’il faut pouvoir aborder la question avec le patient et pouvoir aller regarder ailleurs si tel est son souhait. Cela crée de grandes complications pour les praticiens : outre qu’il faut un bien plus grand nombre de conseillers en génétique, quel est le bon moment pour aborder la question ? Il faut des recommandations professionnelles et des essais pilotes, mais le principe devrait être que lorsque des informations sont découvertes, on en parle, tout en restant raisonnable : on ne va pas aller regarder tout ce que peut montrer un génome. Il faut avoir conscience que générer des données aussi vastes entraîne d’autres obligations que simplement faire le diagnostic pour lequel la consultation initiale a eu lieu.

Mme Paula Martinho da Silva. S’il est presque impossible de parvenir à une réflexion bioéthique partagée, les progrès scientifiques accomplis au cours des trente dernières années ont néanmoins conduit la communauté internationale à prendre des décisions communes assez vite, comme on l’a vu après la naissance de la brebis Dolly. Le premier mammifère cloné est né en 1996 ; dès 1997, la Déclaration de l’UNESCO sur le génome humain et les droits de l’homme réprouvait l’idée du clonage humain et, en 1998, le protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe sur les droits de l’Homme et la biomédecine posait explicitement le principe de l’interdiction de cette pratique. Pour les questions de société, c’est plus difficile. Par ailleurs, certains textes sont contraignants – ainsi de la Convention européenne des droits de l’homme – mais d’autres, adoptés dans d’autres enceintes internationales, dont l’UNESCO, ne le sont pas. Or, dans ses arrêts, la Cour européenne des droits de l’homme cite bien entendu les dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme mais aussi des dispositions figurant dans des déclarations universelles non contraignantes. Par ce biais s’inscrivent jour après jour dans notre vie des principes de portée universelle.

M. le président Xavier Breton. Mesdames, je vous remercie.

 

 


– 1 –

Table ronde sur le don et la transplantation d’organe

        Dr Julien Rogier, président de la Société française de médecine des prélèvements d’organes et de tissus (SFMPOT), médecin coordonnateur des prélèvements d’organes et de tissus au CHU de Bordeaux

        Pr Michèle Kessler, professeur émérite de néphrologie à la Faculté de médecine de Nancy, médecin attaché au CHU de Nancy et présidente du réseau lorrain de prise en charge de l’insuffisance rénale NEPHROLOR

        Dr Jacques Durand-Gasselin, médecin coordonnateur des prélèvements d’organes et de tissus du centre hospitalier de Toulon

Mardi 6 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Le prélèvement d’organes est essentiel pour assurer un pronostic favorable aux patients nécessitant une transplantation. Nous savons également que la greffe peut améliorer sensiblement la qualité de vie des malades en leur évitant des traitements contraignants. C’est le cas, notamment, pour l’insuffisance rénale. Le principe du consentement présumé au don d’organes et de tissus, introduit par la loi relative aux prélèvements d’organes du 22 décembre 1976 – dite loi Caillavet –, a été confirmé et clarifié par la loi de modernisation de notre système de santé adoptée en 2016. Au regard de l’éthique, la question de la portée du consentement ou du refus, exprimé ou implicite, est centrale. Elle concerne tant les donneurs vivants que décédés. À cet égard, je présume que vous aurez à cœur, madame et messieurs, de nous dire votre perception des protocoles relevant de la catégorie III de la classification internationale des décès après arrêt circulatoire, dits protocoles Maastricht III.

M. Julien Rogier, président de la Société française de médecine des prélèvements d’organes et de tissus (SFMPOT), médecin coordonnateur des prélèvements d’organes et de tissus du centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux. Nous sommes honorés d’être reçus pour exprimer notre point de vue d’équipes de soins. Au-delà de mon activité propre, je parlerai au nom de mes collègues coordinateurs du prélèvement d’organes ainsi que des médecins que je représente au sein de notre société savante. Les médecins de coordination du prélèvement d’organes sont essentiellement des réanimateurs, anesthésistes-réanimateurs et médecins urgentistes. Ils sont au contact des donneurs potentiels sur le terrain.

Bien que le nombre de prélèvements ait substantiellement crû ces vingt dernières années, la pénurie d’organes persiste. En effet, les inscriptions sur les listes d’attente de greffes sont toujours plus nombreuses. Les résultats des transplantations étant excellents, et les informations relatives à ces activités circulant de mieux en mieux, les individus souhaitent figurer sur ces listes en cas de défaillance terminale d’organe.

Nous constatons toutefois un certain plafonnement des prélèvements effectués sur les donneurs classiques, en état de mort encéphalique. À cela s’ajoutent des disparités régionales importantes. Le taux de prélèvement se rapproche des meilleurs standards mondiaux dans certaines régions – notre objectif étant de tendre vers la situation espagnole –, tandis que d’autres sont plus à la peine. Cependant, même les régions les plus performantes ont commencé à prélever sur des donneurs âgés, tandis que les prélèvements sur les donneurs en état de mort encéphalique stagnent. C’est la raison pour laquelle il est important de développer, en parallèle, d’autres types de prélèvements.

Une activité moderne de prélèvement d’organes, susceptible de bénéficier à l’ensemble de la population, implique de développer les prélèvements sur donneurs vivants – qui concernent essentiellement la transplantation rénale, et plus marginalement la transplantation hépatique – ainsi que les prélèvements en arrêt circulatoire. Au regard de ces derniers, la France accusait encore un certain retard, il y a peu, par rapport à d’autres grands pays européens. Elle a mis en œuvre les prélèvements en arrêt circulatoire non contrôlé à partir de 2005, et n’a commencé à pratiquer les prélèvements contrôlés, dits « Maastricht III », qu’en 2014. Depuis, la France a certes effectué un rattrapage sur ces types de prélèvements, mais il convient probablement d’actionner plus fortement ce levier pour réduire la pénurie d’organes.

Mme Michèle Kessler, professeure émérite de néphrologie à la faculté de médecine de Nancy, médecin attaché au centre hospitalier régional universitaire de Nancy et présidente du Réseau lorrain de prise en charge de l'insuffisance rénale Nephrolor. Mon propos se concentrera sur le domaine que je connais, la transplantation rénale. J’ai en effet été responsable d’une équipe qui effectuait de la transplantation de rein et de rein-pancréas.

Le rein est l’organe qui fait l’objet des plus nombreuses demandes de greffe. La pénurie d’organes que nous connaissons aujourd'hui, qui concerne essentiellement le rein, amplifie les problèmes bioéthiques. La durée moyenne d’attente des patients en vue d’une greffe vitale de cœur ou de foie est sans comparaison avec celle qui prévaut pour le rein. Cette dernière est en outre très inégale sur le territoire français, pouvant aller de treize à soixante-six mois. En certains endroits, nos concitoyens attendent donc un rein plus de cinq ans. L’offre de soins, en matière de greffe de rein essentiellement, est notablement insuffisante et ne répond aucunement aux besoins de la population. En 2016, sur les 17 000 patients figurant sur la liste d’attente d'un rein, seuls 3 600 ont été greffés. Au 1er janvier 2017, 13 000 patients étaient donc toujours en attente. À un prélèvement de rein correspondent quatre candidats. C’est dire l’ampleur de la pénurie. Il est indispensable d’élargir le vivier des donneurs et de faire appel à toutes les sources possibles de greffons, dans les meilleures conditions éthiques possibles.

Je parlerai aujourd'hui essentiellement des donneurs vivants, qui se voient prélever un rein dans plus de 95 % des cas. L’utilisation de foies de donneurs vivants reste en effet très limitée dans notre pays, et elle est uniquement destinée aux enfants nécessitant une greffe hépatique d’urgence.

La France accuse un retard en matière de greffe avec donneur vivant, en comparaison avec des pays ayant le même niveau d’industrialisation et de réflexion éthique que le sien. Pourtant, les premières greffes de rein en France ont été réalisées à partir de donneurs vivants. Notre pays a ensuite délaissé cette voie, jugeant préférable de recourir à des reins prélevés chez des sujets décédés. Aussi la greffe avec donneur vivant a-t-elle quasiment disparu pendant un temps, n’ayant plus représenté chaque année que quelques dizaines de cas. Cette modalité a été réactivée dans les années 2000, longtemps après d’autres pays voisins ou plus lointains comme les États-Unis ou l’Australie.

La loi de bioéthique de 1994 était extrêmement frileuse en matière de prélèvement d’organe sur donneur vivant. De façon parfois incompréhensible, elle limitait cette possibilité à quelques proches du malade, ne recouvrant pas même l’ensemble des membres de sa famille. Pourquoi un patient pouvait-il recevoir un organe de son frère, mais pas de son cousin germain ? Le législateur est rapidement revenu sur cette restriction. Le cercle des donneurs vivants possibles a connu un premier élargissement en 2004. Depuis 2011, à notre grande satisfaction, toute personne ayant un lien affectif avec un malade en attente de greffe depuis plus de deux ans peut lui donner un rein. Malheureusement, cette évolution n’a aucunement été médiatisée. Nombre de nos concitoyens ignorent encore qu’ils peuvent donner un rein à un proche. Il y a probablement là un levier à actionner.

La révision des lois de bioéthique de 2011 a par ailleurs introduit le don croisé, intervenant entre deux paires de donneurs et receveurs compatibles, lorsque les membres de chacune des paires sont incompatibles. Cette possibilité a suscité un grand espoir. Bien d’autres pays avaient déjà lancé des programmes de don croisé donnant de bons résultats. En France, toutefois, ce fut un échec. Trois ans d’organisation administrative et de contrôles ont été nécessaires avant la première expérimentation de don croisé, en 2014. Entre 2014 et 2016, seules dix greffes ont été réalisées de la sorte en France. Aux Pays-Bas en revanche, champion mondial en la matière, 57 % des greffes sont effectuées avec donneurs vivants
– contre 16 % en France –, et une grande partie d’entre elles résulte de dons croisés. La Grande-Bretagne, le Danemark ou encore l’Autriche affichent des taux comparables.

Comment expliquer cette inefficacité française ? L’une des raisons tient aux équipes de transplantation elles-mêmes. Toutes ne sont pas convaincues qu’il s’agit là d’un moyen d’augmenter le nombre des greffons disponibles. Elles ne pratiquent donc pas les greffes par don croisé, leur préférant des greffes dites « ABO incompatibles », c'est-à-dire entre groupes sanguins incompatibles, ou « HLA incompatibles », c'est-à-dire entre groupes de tissus incompatibles. Pourquoi préfère-t-on ces méthodes compliquées, très onéreuses, occasionnant soit un risque infectieux supplémentaire, dans le cas de la greffe ABO incompatible, soit des résultats nettement moins bons, dans le cas de la greffe HLA incompatible ? Le don croisé produit pourtant des résultats aussi excellents que les greffes à partir d’un donneur vivant dites conventionnelles. Voilà un premier problème.

Deuxième problème, le don croisé n’a été autorisé en France qu’avec deux paires. Dans les autres pays en revanche, il est possible de mobiliser dans l’appariement autant de paires que l’on souhaite. De toute évidence, il y a davantage de chances de trouver des donneurs et des receveurs compatibles parmi six paires que parmi deux paires. J’avoue ne jamais avoir compris pourquoi la France limitait les dons croisés à deux paires.

Une façon d’améliorer la rentabilité de ce système, pratiquée par divers pays, consiste à introduire dans la chaîne un premier donneur vivant qui ne fait pas partie d’une paire, ou « donneur non dirigé ». Il s’agit de personnes qui souhaitent œuvrer pour le bien de la collectivité, et dont les motivations et l’état psychologique sont scrupuleusement examinés. Pourquoi la France refuse-t-elle le recours à de tels donneurs non dirigés, alors qu’elle accepte que l’on puisse donner son sang ou ses cellules hématopoïétiques à des inconnus ? Tous les pays où le don croisé est très efficace prévoient la possibilité d’introduire un donneur non dirigé au début ou au cours de la chaîne.

Le parcours du donneur vivant mériterait en outre d’être allégé. Avant que son rein soit prélevé, le donneur doit se livrer à trois mois d’examens complémentaires, mais aussi à des démarches administratives répétées. Autant le comité expert « donneur vivant » est unanimement reconnu pour prévenir les dérives – et fait même la fierté de la communauté médicale –, autant nous pouvons nous interroger sur l’obligation pour les donneurs de se présenter devant un magistrat du tribunal de grande instance. Les comités experts pourraient parfaitement s’y substituer et se charger de vérifier les liens qui unissent le donneur au receveur.

Peut-être pourrait-on de surcroît améliorer le parcours et l’accompagnement des donneurs, avant et après le don. Une étude sur la qualité de vie des donneurs a révélé que l’immense majorité d’entre eux ne regrettaient pas leur geste, mais se plaignaient de petites difficultés – en matière de délai de remboursement d’actes liés au prélèvement, par exemple.

Par ailleurs, il me paraît important d’empêcher, autant que possible, le tourisme médical. Je crois savoir qu’une initiative a été prise en la matière à l’échelle européenne. Les pratiques qui ont cours en Chine sont scandaleuses, et unanimement dénoncées comme telles. Pourtant, ce pays continue de vendre des reins. Une équipe canadienne ayant investigué ce sujet estime que 100 000 greffes sont réalisées en Chine à partir de reins vendus. Nous pouvons bien sûr nous demander sur qui ils sont prélevés.

Ma dernière remarque portera sur le transport des organes. Aujourd'hui, les organes vitaux qui supportent mal l’ischémie sont transportés par voie aérienne, de façon rapide et efficace. En revanche, les reins continuent d’être acheminés en train, en taxi ou encore en voiture de gendarmerie, avec tous les aléas et les retards que cela peut induire. Cette pratique se fonde sur un vieux principe selon lequel les reins supporteraient sans difficulté l’ischémie. Or, ces organes étant souvent prélevés chez des donneurs âgés ou très âgés, ils ne sont pas en état de parfaite normalité, et toute heure d’ischémie supplémentaire accroît le risque lié à la greffe. Je plaide pour que les reins soient transportés comme le sont les cœurs et les foies.

M. Jacques Durand-Gasselin, médecin coordonnateur des prélèvements d’organes et de tissus du centre hospitalier de Toulon. Il y a trente ans, lorsque j’ai commencé à travailler sur les prélèvements d’organes, le cadre législatif était en retard sur les pratiques. Aujourd'hui, ce cadre me semble pertinent. Il protège tout à la fois les donneurs, les familles et les soignants. La preuve en est que cette activité, pourtant à très haut risque, n’a pas fait l’objet de scandale sanitaire majeur. Ceux qui la pratiquent manifestent un profond respect de l’éthique et du cadre légal. Seuls des ajustements législatifs marginaux semblent donc nécessaires.

Aujourd'hui, ce sont plutôt les pratiques qui accusent un retard sur la loi. Les services de prélèvement et les équipes de greffe éprouvent une difficulté à intégrer une demande sociétale qui implique de recourir davantage à des donneurs vivants ou à des donneurs décédés après arrêt cardiaque survenant en réanimation, dans le cadre des arrêts thérapeutiques autorisés par la loi de 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti. Peut-être cela tient-il à un déficit de formation, d’incitation et de reconnaissance de l’activité de recensement des donneurs et de prélèvement. Je n’y vois pas, en revanche, un problème de moyens, car la tarification à l’acte valorise cette activité pour les établissements.

M. le président Xavier Breton. Docteur Rogier, pourriez-vous approfondir la question des disparités géographiques en matière de prélèvement et de greffe ? Comment l’expliquer et quelles actions sont susceptibles d’y remédier ?

La dernière enquête de satisfaction, publiée en 2014, indique que 21 % des donneurs déplorent un manque d’information en amont sur les douleurs, mais aussi un manque de suivi à l’issue du don. Que mettre en œuvre pour améliorer cette situation ?

M. Julien Rogier. La situation est plutôt favorable et homogène dans ma région, l’Aquitaine. Il faut préciser que les disparités dont nous parlons ici sont en partie liées à des inégalités socio-économiques. Sans pouvoir l’étayer par des statistiques, nous pouvons avancer que les personnes qui sont bien insérées dans la société manifestent moins de réticences vis-à-vis du prélèvement. C’est une question d’éducation et de citoyenneté. À ce titre, les campagnes d’information sont absolument nécessaires, mais elles doivent être doublées d’un enseignement de la citoyenneté. Ainsi, le don d’organe et la transplantation devraient être valorisés dès le plus jeune âge comme un exercice de la citoyenneté.

Cependant, ces questions socio-économiques n’expliquent pas tout. Une autre explication de la disparité géographique des activités de prélèvement et de transplantation tient au fait que les organisations qui les réalisent sont petites, fragiles, très complexes et reposent sur des chaînes longues. Pour qu’un établissement ou une région soit performant en la matière, tous les établissements de la région doivent l’être également, et tous doivent être inscrits dans un maillage efficace et durable. Il suffit qu’un établissement ou un maillon de la chaîne au sein d’un établissement dysfonctionne, pour que l’activité globale s’en ressente durement. Cette activité repose grandement sur la motivation des équipes. Un départ à la retraite ou un remplacement peut entraîner une diminution de l’activité. Au début des années 2000, l’Aquitaine faisait partie des mauvais élèves en termes de prélèvement. J’ai eu la chance de prendre la suite d’un médecin qui avait opéré un revirement favorable, et je m’efforce de maintenir une activité soutenue. Pour autant, nous ne sommes pas à l’abri d’un retournement.

Je souhaite attirer votre attention sur les difficultés que nous rencontrons en matière d’accès au bloc opératoire. Dans le cadre des politiques d’amélioration de l’efficience des établissements, et conformément aux recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS), nous avons pour objectif d’occuper les blocs opératoires à 90 %. Aussi bénéfiques soient-ils sur le plan économique, ces ajustements ont pour victimes collatérales le prélèvement d’organes et la transplantation. Ces activités consomment en effet beaucoup de temps. Elles ne soulèvent guère de difficulté lorsqu’elles sont effectuées de nuit, périodes où les blocs sont généralement disponibles. Cependant, elles tendent à se déporter vers la journée, pour diverses raisons : l’âge de plus en plus élevé des donneurs, la complexité des régulations… Dans ce contexte, l’accès aux blocs opératoires pour effectuer des prélèvements représente un véritable défi dans certains établissements.

Enfin, les comités « donneur vivant » sont de plus en plus sensibles au suivi postérieur au don. Les donneurs sont fortement sollicités avant le don, mais peuvent se sentir délaissés une fois l’acte passé, toute l’attention se portant alors vers le greffé. Cela peut occasionner une phase de déprime. Nous recommandons aux donneurs de consulter les psychologues des services de transplantation s’ils ressentent une baisse de moral après l’acte. Il est donc important que tous les services de transplantation qui pratiquent le prélèvement sur donneur vivant soient dotés de psychologues.

M. le président Xavier Breton. Les groupes de parole s’avèrent également utiles dans ce domaine.

M. Julien Rogier. Les groupes de parole se développent en effet dans les établissements, de même que l’éducation thérapeutique. Les patients ont confiance dans la parole médicale, mais plus encore dans la parole d’individus ayant vécu les mêmes situations qu’eux. Il est de notre devoir d’organiser des échanges avec des « patients experts ». Cela peut être extrêmement utile pour la transplantation avec donneur vivant.

Mme Michèle Kessler. Le donneur vivant est extraordinairement accompagné en amont, davantage même que ne l’est habituellement un malade. Le soin que l’on prend à vérifier qu’il n’encourt aucun risque supplémentaire lors du don l’inscrit dans un parcours certes lourd, mais hautement sécurisant. Le donneur fait l’objet de toutes les attentions, sur les plans médical comme psychosocial. L’équipe s’intéresse en effet à tous les effets que peut provoquer le don dans sa vie quotidienne, professionnelle, sociale ou familiale. Dans de nombreux établissements, le donneur se voit proposer une éducation thérapeutique ainsi que des rencontres avec un psychologue et avec d’autres donneurs.

C’est après le don – parfois même immédiatement après l’acte – que ces personnes ressentent un malaise. Lorsqu’elles sont hospitalisées dans le même service que le receveur, elles voient l’équipe se mobiliser autour du greffé, tandis qu’elles-mêmes se sentent quelque peu délaissées. Du reste, leur fait-on comprendre, elles sont en bonne santé – c’est même la raison pour laquelle elles ont pu donner un organe. Elles subissent certes quelques suites opératoires, dont on estime qu’elles les surmonteront facilement grâce à des prescriptions de médicaments antidouleur – quoique les donneurs dénoncent une analgésie parfois insuffisante.

Je me suis battue au sein de ma propre équipe pour que les donneurs continuent de bénéficier d’un accompagnement après le don. Ils peuvent être en proie au blues, au même titre qu’une jeune accouchée. Il faut leur apporter tout ce dont ils ont besoin pour dépasser cette étape.

Quant au suivi à long terme, il a certes été rendu obligatoire par la loi, mais n’a guère été mis en place. Les donneurs sont généralement disposés à revenir en consultation trois mois après le prélèvement. Certains acceptent de s’y plier un an après le don. En revanche, les consultations annuelles ultérieures, visant à s’assurer qu’ils ne présentent aucun problème de santé susceptible d’être aggravé par l’absence d’un rein, sont rarement organisées. Les équipes, déjà surchargées, préfèrent souvent rencontrer des malades plutôt que de suivre des donneurs a priori en bonne santé. Dans mon service, la coordinatrice de greffe avec donneur vivant s’attache au contraire à relancer les donneurs pour organiser des consultations dans le service. Si les donneurs résident trop loin, elle leur recommande de prendre rendez-vous avec leur médecin traitant, auquel elle adresse un questionnaire spécifique qu’il doit nous retourner renseigné. Malheureusement, tous les établissements ne procèdent pas de la sorte. Le registre des donneurs vivants, bien qu’obligatoire, n’est plus mis à jour passé un certain temps. Dix ans après le prélèvement, nous ne disposons d’un état de situation que pour 30 % des donneurs. C’est pourtant le suivi à long terme de ces individus qui importe.

M. Jacques Durand-Gasselin. Au sein d’une même région, il peut exister des disparités entre réseaux. Tous les freins ne tiennent pas aux professionnels de la coordination du prélèvement d’organes. Certains blocages sont liés à des structures de réanimation qui n’ont pas intégré la culture du don d’organes. Des services d’urgence peuvent aussi omettre de signaler des donneurs potentiels. Ainsi, les missions de santé publique ne sont pas interprétées de la même façon dans toutes les entités.

Le don d’organe est pourtant une cause nationale. Dix-sept mille personnes sont en attente d’un rein, la greffe étant le meilleur traitement que nous puissions leur proposer. C'est faillir à notre mission médicale que de ne pas œuvrer à un maximum de transplantations. La collectivité peut légitimement exercer un droit de regard sur la participation effective de chaque équipe à cet objectif. Nombre de mes collègues rencontrent des difficultés avec des services, voire des établissements entiers, qui ne remplissent pas cette mission de service public comme ils le devraient. Il convient d’être plus incitatif pour homogénéiser les pratiques. La France détient un savoir-faire dans le domaine des greffes et peut être fière des résultats qu’elle y obtient. Les prélèvements après arrêt cardiaque en réanimation montrent des résultats exceptionnels, avec une circulation extracorporelle appliquée systématiquement. Nous pouvons faire figure d’exemple en la matière. Il faut inciter les réfractaires à rejoindre cette dynamique.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Ayant travaillé plus de cinquante ans dans cette activité, je serai aujourd'hui, en quelque sorte, juge et partie. Comme l’ont souligné les intervenants, le cadre législatif paraît aujourd'hui complet et équilibré. En revanche, les pratiques restent insuffisantes. En dépit du dévouement et de la compétence des professionnels de santé, nous n’atteignons pas l’efficacité escomptée. Cela tient dans certains cas à des moyens inappropriés ou insuffisants. À titre d’exemple, les salles d’opération peuvent être difficilement accessibles durant de longues heures, faisant perdre des chances de prélèvement ou de transplantation. Une enquête récente révèle en outre que certains CHU ne pratiquent pas d’astreinte pour les prélèvements et les transplantations.

La formation doit également accomplir d’importants progrès, en se focalisant en particulier sur les jeunes générations, qui sont l’avenir de cette activité. La formation doit intégrer le fait que la transplantation est devenue une activité banale, régulière. L’état d’esprit pionnier des débuts n’a plus lieu d’être. La transplantation doit désormais faire partie du travail quotidien et gagner en efficacité. Elle doit faire l’objet d’une formation théorique et pratique, et s’attacher à lever certaines ambiguïtés. Je suis ainsi frappé qu’il persiste souvent une confusion complète entre le prélèvement et l’accompagnement au deuil, pouvant causer in fine une absence de prélèvement. Bien évidemment, une famille endeuillée a besoin d’être accompagnée. Cependant, la mise en œuvre du prélèvement et le soutien psychologique apporté aux proches du donneur décédé sont deux volets totalement distincts.

Nous avons également observé, lors de la mission « flash » que j’ai conduite il y a quelques mois pour la commission des Affaires sociales, que les contacts étaient rompus entre les équipes de prélèvement d’une part, de transplantation d’autre part. Cette dichotomie a été organisée intentionnellement dans un premier temps, pour éviter les collusions. Aujourd'hui, un fossé sépare ces entités. Or, comment une équipe de prélèvement peut-elle entretenir sa motivation si elle ne rencontre jamais ni les malades transplantés, ni les patients en attente d’un organe ?

Nous partageons manifestement tous le même constat sur les difficultés que rencontrent les activités de prélèvement et de transplantation. Je vous invite à nous aider à trouver des solutions pour y remédier rapidement. En effet, bien que le nombre de transplantations ait augmenté ces dernières années, pour atteindre 6 105 en 2017, la tendance est à la baisse en 2018, alors que les listes d’attente sont de plus en plus longues. Certes, les solutions relèvent davantage du champ réglementaire et de l’exécutif que du domaine parlementaire et législatif. Nous pouvons néanmoins profiter de nos rapports pour recommander des mesures et des bonnes pratiques.

La durée d’attente d’un rein, qui peut atteindre cinq ans, est excessive. Elle est probablement sous-évaluée si l’on tient compte des patients qui sont retirés des listes d’attente car ils sont considérés comme devenus non opérables, sans compter les 590 patients inscrits sur ces listes qui décèdent chaque année. La première cause de mortalité est l’absence de transplantation, et non une complication médicale consécutive à la greffe.

Monsieur Rogier, vous avez évoqué des disparités régionales importantes. Elles sont particulièrement flagrantes entre la métropole et l’outre-mer. La Réunion, où la proportion d’insuffisants rénaux est deux fois et demie supérieure à celle de la métropole, a ainsi cessé toute transplantation rénale pendant un temps. Elle a repris cette activité, mais uniquement dans le cadre de prélèvements sur des cadavres, en très petit nombre. Nous pouvons pourtant imaginer que dans cette île, les familles, vivant en proximité, se montrent favorables au don d’organes. Notre organisation est ici prise en défaut. De même, en métropole, nous pouvons nous étonner que le nombre de prélèvements soit identique entre Toulon et la ville pourtant bien plus peuplée qu’est Marseille.

Comment inciter les établissements à adopter des démarches plus efficaces ? Faut-il jouer sur le levier de la motivation, y compris auprès de l’administration hospitalière et des agences régionales de santé (ARS) ? Les directeurs d’hôpitaux pourraient-ils être davantage évalués au regard du dynamisme qu’ils insufflent à l’activité de prélèvement et de transplantation ? Qu’en est-il des praticiens ? Comme vous l’avez très justement souligné, il suffit qu'un des maillons de la chaîne s’affaiblisse pour que l’ensemble défaille. Or cette activité repose sur la coopération de multiples intervenants. Des aides humaines et matérielles supplémentaires sont-elles nécessaires ? Mes investigations révèlent que de nombreux services se disent confrontés à une insuffisance de médecins et à des problèmes matériels qu’ils ne peuvent résoudre localement. Peut-être ces services ont-ils besoin d’un soutien national, de la part de l’Agence de la biomédecine par exemple, pour revendiquer l’attribution d’aides matérielles susceptibles de lever des blocages.

Peut-être faut-il également réfléchir au soutien dont ont besoin les proches des donneurs cadavériques. Je ne prétends pas que nous devions reproduire l’approche espagnole, où l’aide matérielle proposée à la famille du donneur représente une incitation certes efficace, mais discutable sur le plan éthique. Pour autant, un soutien psychologique prolongé, doublé d’une aide dans l’accomplissement des formalités administratives, paraît nécessaire.

Les taux de non-prélèvement restent aberrants, même s’ils ont régressé. Un amendement déposé en 2016 lors de l’examen de la loi de modernisation de notre système de santé a permis de clarifier le principe du consentement présumé au don d’organes. Il a contribué à réduire le nombre de refus, mais dans des proportions insuffisantes. L’Agence de la biomédecine évalue le taux de refus à 30 %, mais en incluant dans la base les cas qui ne seraient pas médicalement acceptés. Si l’on considère le seul ensemble des donneurs potentiels, ce taux atteint 45 %. Les enquêtes d’opinion révèlent pourtant que seuls 10 % à 15 % des citoyens sont personnellement opposés au don de leurs organes. C’est dire la marge de progression qui s’offre à nous.

Notre récente mission a révélé que la loi n’était pas pleinement appliquée. Ainsi, la principale cause de non-prélèvement avancée, celle du « contexte peu favorable », n’est prévue ni dans la loi, ni dans le décret d’application. Aucune définition n’est donnée de ce « contexte ». S’il s’agit de l’opposition farouche d’une famille, ce motif est parfaitement respectable. Il est néanmoins assez rare. Madame et messieurs, comment pouvons-nous vous aider à traduire l’esprit de la loi dans les pratiques ? Comment combattre la frilosité qui prévaut depuis la loi du 22 décembre 1976 ? Rappelons que son initiateur, Henri Caillavet, postulait la solidarité et le soutien entre les personnes venant de décéder et les vivants ayant besoin de recevoir un organe. L’immense majorité des Français est favorable au prélèvement d’organes, tous les groupes d’opinion le sont également, mais nous butons sur des questions d’application pratique.

Madame Kessler, vous recommandez la mise en place de chaînes de donneurs vivants. Il est vrai que notre pays a souffert, pendant quelques décennies, de l’influence de militants opposés au principe du donneur vivant, oubliant que cela entretenait une pénurie d’organes et privait les greffes des meilleurs résultats possibles. L’argument selon lequel le prélèvement sur donneur vivant ferait peser une pression psychologique sur celui-ci me semble discutable. En effet, quiconque compte un malade parmi ses proches est en proie, de fait, à une pression psychologique. Il ne revient pas au médecin de protéger les individus contre l’amour, l’aide et la solidarité qu’ils souhaitent manifester à leurs proches. Cette erreur a enfin été rectifiée, certes tardivement, et nous devons maintenant rattraper notre retard. La chaîne de donneurs est probablement la solution la plus efficace en la matière. En réponse à votre interrogation, Mme Kessler, sachez que les dons croisés ont été limités à deux paires car on considérait qu’ils devaient être effectués simultanément, de sorte qu’aucune des parties ne puisse être lésée. Force est de constater que ce dispositif ne fonctionne pas. Ainsi que vous le recommandez, il convient d’instituer une chaîne de donneurs et de receveurs. Peut-être un donneur se désistera-t-il occasionnellement. Mais si la chaîne est amorcée avec un donneur supplémentaire, elle parviendra à se maintenir. Une fois encore, nous vous invitons à nous faire part de toutes les pistes susceptibles d’améliorer cette situation.

Mme Nicole Dubré-Chirat. Pour avoir travaillé plusieurs années dans un service de réanimation et participé à l’activité de prélèvement et de greffe, je ne peux que m’étonner de la réticence dont font preuve certaines équipes face à ces pratiques pourtant instituées de longue date. Je m’interroge également sur la faible évolution du taux de refus des familles de patients décédés. J’ai eu à traiter avec des familles dont des membres avaient eux-mêmes bénéficié de greffes, mais qui refusaient le don d’organe. Malgré l’évolution de la loi et les campagnes d’incitation, nous ne parvenons pas à accroître les prélèvements sur personnes décédées. Madame et messieurs, vous avez évoqué la nécessité de faire progresser la formation à cet égard. La formation initiale ne me paraît pas la plus opportune pour véhiculer ce message. Peut-être cette sensibilisation devrait-elle plutôt viser les praticiens qui intègrent les services de néphrologie ou de réanimation.

Par ailleurs, l’anonymat du don me semble très relatif, dans la mesure où il est facile de consulter la presse et d’y relever les noms des personnes décédées brutalement les jours précédant une greffe. Récemment, un patient greffé d’un poumon et ayant développé un cancer de cet organe a mis en cause son donneur. Quelle attitude devons-nous adopter vis-à-vis de cet anonymat ? Est-ce une valeur importante présidant aux dons d’organe en France ? Cet aspect doit-il évoluer ?

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. N’étant pas une spécialiste de ce domaine, j’aimerais savoir, en pratique, ce qu’il se passe lorsqu’un patient décède et qu’un prélèvement d’organe est proposé à sa famille. Quelles sont les étapes du processus ?

Je retiens de vos explications, madame et messieurs, que nous faisons face à des ruptures dans les parcours de greffe. Chacun semble agir isolément, sans coordination ni continuité. Faut-il créer un parcours de greffe coordonné, pouvant être orchestré par les ARS ? Faut-il préciser et harmoniser le statut des différents acteurs : donneur, receveur, équipe de coordination, médecins ? Plus précisément, faut-il créer un statut du donneur ? Faut-il déployer des formations particulières sur le prélèvement d’organe, notamment à l’égard des infirmières ?

Vous jugez la loi assez complète sur ces sujets. Aujourd'hui, qu’attendez-vous de la révision de la loi relative à la bioéthique ?

Enfin, dans quelle mesure les directives anticipées peuvent-elles constituer une piste ?

M. Julien Rogier. Je suis intimement persuadé qu’il est nécessaire de rapprocher les équipes de prélèvement des équipes de greffe. J’ai travaillé dans des unités de transplantation avant d’œuvrer à la coordination des prélèvements d’organes. J’avais la conviction, chevillée au corps, que l’on rendait service aux malades en les transplantant, et j’ai pu l’insuffler aux acteurs du prélèvement. Je suis admiratif des centres hospitaliers généraux qui, comme celui de Toulon, atteignent de hauts niveaux de prélèvement alors qu’ils ne comptent pas d’équipe de greffe. Ils sont obligés de redoubler d’énergie pour motiver leurs équipes.

Les CHU qui pratiquent la transplantation doivent aller vers ceux qui n’en font pas, pour porter la bonne parole, expliquer ce qu’est la transplantation et exposer l’intérêt de la coordination des prélèvements d’organes. Je souhaite que de tels rapprochements s’opèrent. Je les mets d’ailleurs en œuvre dans le cadre de la Société française de médecine des prélèvements d’organes et de tissus, que je préside, qui vient d’adhérer à la Société francophone de transplantation. Désormais, nous tiendrons des réunions communes annuelles. Je milite en ce sens depuis trois ans, et j’ai dû lever certains freins pour que nous puissions constituer une véritable communauté. Il n'y a plus lieu de maintenir une séparation artificielle entre le prélèvement et la transplantation : tous deux participent d’une même chaîne.

Mme Fontaine-Domeizel, vous nous demandez ce que nous attendons de la révision de la loi relative à la bioéthique. Une avancée législative me semble nécessaire au sujet des processus « Maastricht III », qui concernent les prélèvements en arrêt circulatoire sous circulation extracorporelle après arrêt thérapeutique. Ceux-ci doivent être développés. Actuellement, nous ne pouvons consulter le registre national des refus de dons d’organes qu’une fois les personnes décédées. Dans le cas d’un prélèvement en arrêt circulatoire, nous ne pouvons donc le faire qu’au moment de l’arrêt circulatoire. Imaginez qu’un individu se soit inscrit sur ce registre sans en avoir informé sa famille. Nous nous trouverions alors dans une situation très délicate, où nous aurions lancé un prélèvement et mis en œuvre la circulation extracorporelle, mais devrions tout stopper après la consultation du registre. Cela risquerait de démotiver les équipes de réanimation, dont l’activité est déjà complexe. C’est pourquoi il me semblerait nécessaire que, dans le cadre des procédures « Maastricht III », et dès lors qu’un donneur est identifié et recensé auprès de l’Agence de la biomédecine, nous ayons le droit de consulter le registre national des refus de dons d’organes. Ce serait ma seule demande de nature législative.

Monsieur le rapporteur, je souscris à votre préconisation de différencier totalement le deuil du prélèvement. Ce qui provoque le deuil est la mort brutale d’un proche, et non le prélèvement d’un organe sur ce dernier. J’estime que ce prélèvement n’aggrave pas le deuil. En revanche, il importe de développer des comportements bienveillants dans les services de réanimation. Les familles doivent être accueillies plus dignement, dans de vraies salles d’attente et de vraies salles de vie. Les services de réanimation doivent s’ouvrir sur l’extérieur, autoriser l’entrée des proches et leur réserver un accueil humain. Peut-être pourrait-on également envisager une prise en charge des familles endeuillées. En la matière, nous en sommes aux balbutiements, même si de nombreux psychiatres se montrent intéressés par cette question. Une telle prise en charge nécessiterait toutefois des formations. Les coordinations de prélèvement d’organes s’efforcent déjà d’éviter aux proches ayant subi un drame d’être confrontés à des complications administratives. Au-delà, elles pourraient les orienter vers des parcours de prise en charge du deuil.

J’identifie par ailleurs une carence dans la formation initiale des médecins. J’ai dirigé récemment une thèse sur la sensibilisation des médecins généralistes au don d'organes. Sur la trentaine de professionnels interrogés dans la région bordelaise, la plupart ont affirmé ne pas avoir reçu de formation sur ce sujet et être en difficulté pour en parler avec leur patientèle. Il pourrait être pertinent d’agir en la matière, d’autant que la loi de 2004 fait du médecin traitant le vecteur principal d’information sur le prélèvement et la greffe.

Les ARS pourraient en outre inciter à la mise en œuvre d'actions correctrices dans les services hospitaliers où les activités de prélèvement et de transplantation sont notoirement insuffisantes. Il est prévu que toutes les coordinations de prélèvement d’organes soient auditées. Peut-être faudrait-il commencer par celles qui dysfonctionnent.

Les régions les mieux armées sur ces sujets sont celles qui comptent des hôpitaux de proximité ayant une certaine taille critique. Les petits hôpitaux qui effectuent très peu de prélèvements ont beau déployer des moyens, ils ne sont pas utilisés au mieux lorsque l’activité est très aléatoire. La région Midi-Pyrénées, par exemple, manque d’hôpitaux supports suffisamment importants autour de celui de Toulouse. En Aquitaine en revanche, tous les départements comptent des hôpitaux d'une taille importante, qui constituent un réseau structuré. Cela explique l’écart important qui sépare ces deux régions. Il serait illusoire d’espérer que tous les petits hôpitaux pratiquent le prélèvement de manière efficiente. Peut-être l’activité de prélèvement doit-elle est appréhendée sur un maillage régional, dont la tête de réseau serait impérativement le CHU transplanteur. En parallèle, les transplanteurs doivent sortir de leur CHU pour porter la bonne parole dans les hôpitaux généraux.

M. Jacques Durand-Gasselin. La pratique de la médecine hospitalière s’est transformée ces trente dernières années, tout comme les motivations des praticiens qui intègrent les équipes de greffe et les services de réanimation. Nous n'en sommes plus au temps des pionniers. Le système d’hier, qui reposait sur une implication personnelle et un dévouement sans limite, a vécu. Aujourd'hui, il est nécessaire de mutualiser des moyens émiettés. Il n'y a qu’à voir la maltraitance dont font l’objet les chefs de clinique, qui sont d’astreinte un jour sur deux pour prélever des organes tard dans la nuit, parfois à l’autre bout de la France, et reprennent du service le lendemain en bloc opératoire. La mutualisation est nécessaire. Il existe, au Benelux notamment, des modèles d’équipes formées, comptant des chirurgiens seniors, compétents et aptes à encadrer les jeunes recrues, qui se déplacent avec un anesthésiste aguerri au prélèvement.

Il arrive que le prélèvement sur donneur décédé doive être effectué dans un établissement situé à plusieurs centaines de kilomètres de celui où la mort est survenue, et où se trouve la famille endeuillée. Cet éloignement peut susciter un refus de prélèvement de la part de cette dernière. J’estime que c’est aux équipes médicales qu’il revient de se déplacer pour réaliser l’intervention. Un hôpital ayant un donneur identifié doit pouvoir appeler le CHU afin que tous les moyens humains nécessaires lui soient envoyés. La coordination de prélèvement d’organes mobilisera l’équipe ad hoc, celle-ci devant compter un médecin capable de porter la décision de prélèvement. Il est difficile pour une infirmière de la coordination d’assumer à elle seule une telle décision. Elle n’a pas été formée à cet effet. Face à une famille désemparée qui demande conseil, elle cherchera à obtenir qu’elle accepte le prélèvement. Tel n’est pas l’esprit de la loi. Il revient à un médecin, formé pour prendre des décisions en incertitude, de prendre la responsabilité de ce choix et d’assumer le prélèvement. Une infirmière ne pourrait faire de même qu’à condition d’avoir reçu une formation très spécifique. Tant que les intervenants n’auront pas la capacité culturelle d’assumer cette décision difficile et qu’ils ressentent comme douloureuse, la loi ne sera pas appliquée.

Mme Michèle Kessler. Personne ne peut expliquer pourquoi le taux de refus de prélèvement stagne à 30 % depuis deux décennies. Il s’avère en revanche que lorsqu’une équipe parvient à installer un climat de confiance autour de la famille endeuillée, l’acceptation du prélèvement est presque acquise. Cette confiance se construit nécessairement à plusieurs. Il faut éviter à tout prix que la famille traite avec un interlocuteur unique, à la merci duquel elle se sentirait. Elle doit pouvoir dialoguer avec divers intervenants, dont chacun assume un rôle spécifique et dont elle sent qu’ils partageront la décision.

Pour ma part, je ne considère pas qu’il faille séparer absolument le deuil du don d’organe. En effet, c’est précisément le traumatisme du décès qui explique le refus éventuel du prélèvement d’organe par les proches. Une famille submergée par le choc doit sentir autour d’elle un environnement de confiance. Je regrette que dans les services de neurochirurgie, le neurochirurgien ne vienne plus voir les familles, mais que seuls le fassent le réanimateur et le coordinateur, parfois indépendamment l’un de l'autre. La présence du réanimateur qui s’est occupé du malade jusqu'à son décès, aux côtés du coordinateur des prélèvements d’organes, légitime ce dernier aux yeux de la famille et la rassure. Peut-être les formations doivent-elles intégrer ces aspects, aussi subjectifs et qualitatifs soient-ils.

Peut-être faut-il aussi mener davantage d’évaluations. Quand un service affiche 40 % ou 50 % de refus de prélèvement, il faut en identifier la cause, sans le stigmatiser mais pour l’aider à progresser. Le blocage peut tenir à une seule personne qui appréhende son rôle avec difficulté.

L’on choisissait hier, comme coordinateurs, des praticiens ayant une importante expérience en réanimation ou en transplantation. Aujourd'hui, on entend les remplacer par des « professionnels de la coordination » sélectionnés à tout niveau, y compris à la sortie de l’école d’infirmiers. Ces personnes reçoivent une formation théorique, avec une touche de pratique via des jeux de rôles. Ce n’est pas suffisant. Elles doivent être mises en contact avec des psychologues spécialisés dans l’accompagnement de la mort, car elles-mêmes ont leur propre projection sur un patient qui vient de mourir. Ce contexte explique, selon moi, la stagnation actuelle.

Enfin, nos concitoyens sont en proie à un manque de confiance – qui se ressent, du reste, dans de nombreux domaines. N’y aurait-il pas des motivations cachées à une demande de prélèvement d’organe, se demandent-ils ? Il faut savoir expliquer avec des mots simples ce qu’est une mort encéphalique ou une mort par arrêt circulatoire.

M. Julien Rogier. Vous avez évoqué, madame Fontaine-Domeizel, le cas du patient greffé qui a développé un cancer du poumon. Jamais nous n’avons pratiqué des examens complémentaires aussi nombreux et poussés sur les donneurs. Cependant, il persiste toujours une infime part de risque. De nombreux donneurs potentiels sont d’ailleurs récusés au motif qu’ils présentent des risques « théoriques », comme des cancers de prostate anciens et bénins. À appliquer un principe de précaution excessif, nous manquerons de donneurs.

M. Jacques Durand-Gasselin. L’Agence de la biomédecine applique le principe de précaution mais ne mesure pas, en miroir, le bénéfice de la transplantation pour un receveur qui, sans greffe, risque de décéder.

 

 


– 1 –

M. Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’Université Pierre et Marie Curie, chercheur en intelligence artificielle, président du comité d’éthique du CNRS

Mercredi 7 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous débutons la dernière séquence d’auditions de notre mission en accueillant M. Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, chercheur en intelligence artificielle et président du comité d’éthique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), que nous remercions d’avoir accepté de venir s’exprimer devant nous.

L’intelligence artificielle, porteuse de nombreuses promesses dans le domaine de la santé notamment, soulève également de nombreux enjeux, non seulement en tant que troisième acteur venant s’insérer dans la relation bilatérale entre un médecin et son patient, mais aussi du point de vue des données de santé qui alimentent sa méthode d’apprentissage. Votre expertise sur ce sujet nous sera particulièrement utile, afin d’appréhender au mieux ces différents enjeux, dans la perspective de la révision de la loi de bioéthique.

Je vous donne maintenant la parole pour un court exposé d’une dizaine de minutes, que nous prolongerons par un échange de questions et de réponses.

M. Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, chercheur en intelligence artificielle, président du comité d’éthique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je vous remercie de votre invitation. Je vais vous présenter un exposé sur les enjeux éthiques émergents liés au développement de l’intelligence artificielle et de ses applications au domaine médical. Comme vous l’avez souligné, l’intelligence artificielle occupe aujourd’hui une part de plus en plus importante dans l’activité médicale.

Je diviserai mon propos en deux parties, la première visant à rappeler brièvement le spectre des applications de l’intelligence artificielle au secteur de la santé, la seconde envisageant les questions éthiques suscitées par ces applications.

Les applications de l’intelligence artificielle au secteur de la santé sont relativement nombreuses et ne se limitent pas à l’utilisation de l’apprentissage machine sur de grandes masses de données, techniques qui, bien que très populaires actuellement, masquent l’ampleur des applications de l’intelligence artificielle au domaine de la santé.

Je vais donc vous présenter toute une série d’applications, que je vais détailler brièvement, sans entrer toutefois dans des considérations trop techniques. Je pourrai bien évidemment répondre par la suite à vos questions concernant ces différentes applications.

L’aspect le plus évident, qui s’inscrit dans la continuité de dispositifs existant antérieurement, concerne les éléments en lien avec le stockage des informations et des données, dans le cadre de systèmes d’information présents dans diverses organisations, dont les hôpitaux, et susceptibles de se généraliser à d’autres institutions de santé. Cela concerne plus largement tout ce qui a trait à la recherche d’informations. Il y a sept ans, un programme réalisé par la société IBM l’avait emporté sur les meilleurs candidats du jeu télévisé américain Jeopardy. Ce dispositif, dénommé Watson, est un système de recherche d’informations, considérablement développé depuis, avec des applications dans différents secteurs, notamment bancaires et médicaux, ce qui soulève de nombreuses questions. Les informations traitées peuvent par exemple concerner des articles médicaux, pour aider les médecins à se tenir au courant des derniers résultats, ou les évolutions de la législation, de plus en plus complexe.

Le second élément en lien avec le stockage concerne les banques de données, qui jouent un rôle de plus en plus important, avec des aspects éthiques majeurs. Effectuer de l’apprentissage sur de grandes masses de données suppose en effet que les informations nécessaires soient stockées quelque part : il peut s’agir de banques de données de dossiers de patients, mais aussi de protéines ou autres types de molécules.

Après le stockage, le deuxième grand volet renvoie aux systèmes d’aide au diagnostic. Nous disposions par exemple, dans les années 1980, de ce que l’on qualifiait alors de « systèmes à base de connaissances », ou « systèmes experts ». La difficulté tenait en partie au fait qu’il fallait, pour que ces systèmes puissent fonctionner, construire les connaissances nécessaires, par un dialogue avec les experts. Aujourd’hui, se développe l’idée que ces connaissances pourraient se construire automatiquement, par apprentissage machine. Cela recouvre de nombreuses applications possibles, partant par exemple d’images réalisées dans le domaine de la radiologie ou de la dermatologie. L’an dernier, un article montrait comment, en partant de photographies de grains de beauté prises avec des téléphones portables, le système pouvait effectuer des diagnostics de mélanomes plus fiables que ceux de 21 dermatologues. J’y reviendrai, car sont liés à ces systèmes diagnostics des enjeux éthiques qui me semblent importants.

Le troisième grand volet est celui de la robotique chirurgicale. Cela concerne l’ensemble des dispositifs qui vont aider le chirurgien à procéder à des interventions. L’expression « robotique chirurgicale » est d’ailleurs trompeuse, car elle laisse supposer l’intervention de robots. Or il ne s’agit pas de robots au sens classique, car ces systèmes ne disposent d’aucune autonomie : ils permettent seulement de réaliser des téléopérations, c’est-à-dire des actions à distance, offrant au chirurgien la possibilité d’une position beaucoup plus confortable que celle qui serait la sienne sur le patient lui-même.

Il convient également de mentionner ici la question des prothèses, qui font appel à de l’intelligence artificielle : on peut penser aux organes artificiels, aux membres bioniques directement connectés sur les nerfs, qui commandent des actionneurs grâce à de l’intelligence artificielle. Il s’agit bel et bien de robotique. Les exosquelettes entrent aussi, d’une certaine manière, dans ce champ.

Un type de prothèse particulier me semble par ailleurs soulever des questions éthiques sur lesquelles nous reviendrons : il s’agit de tout ce qui relève des implants, notamment des implants neuronaux et neurocognitifs, et de la stimulation cérébrale transcrânienne.

Certains systèmes concernant la surveillance des patients font également appel à de l’intelligence artificielle, avec la possibilité d’utilisation de capteurs permettant un suivi en permanence, à l’hôpital ou à domicile. Ainsi, un bracelet électronique fixé au bras d’une personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer à un stade débutant pourra lui permettre de rester en situation d’autonomie beaucoup plus longtemps, ce qui sera positif pour elle. Vous imaginez toutefois les questions éthiques que cela peut soulever par ailleurs.

Il convient également de mentionner, dans cette énumération et en lien avec la surveillance des patients, la question des objets connectés. Beaucoup de personnes vivent aujourd’hui avec des objets qui enregistrent en continu leur activité ; on pense notamment aux stimulateurs cardiaques, dont des centaines de milliers de personnes sont équipées en France. Il peut aussi s’agir d’objets qui, à domicile, peuvent être connectés. Il existe par exemple des respirateurs artificiels pour les patients souffrant de syndrome d’apnée du sommeil ; or, pour des raisons que l’on peut comprendre, les assurances sociales souhaitent savoir qui utilise effectivement ces respirateurs, qui ont un coût non négligeable. Cela nécessite d’enregistrer ce que font les patients la nuit, ce qui constitue une intrusion considérable dans leur vie privée.

Lié à ces objets connectés, citons également le crowdsourcing : ce terme, qui n’a pas de traduction simple en français, est un néologisme américain créé à partir des termes outsourcing et crowd, signifiant respectivement « externalisation » et « foule » : il s’agit donc de faire travailler une quantité considérable de gens à distance. Cela existe aujourd’hui sur Internet, avec par exemple Amazon Mechanical Turk (AMT), plateforme web permettant de faire travailler des gens à distance, pour des salaires assez faibles. Cela peut avoir des aspects très positifs, avec les sciences participatives et le fait de demander à toute la population de contribuer à l’activité scientifique par l’observation d’étoiles ou d’espèces animales. Dans le domaine médical, cela peut se traduire par le fait que des patients disposent sur eux de capteurs qui, de façon active ou passive, vont transmettre de l’information sur leurs activités. Vous imaginez, bien entendu, toutes les questions que cela peut poser. Ces aspects liés à l’acquisition de données sont vraiment un point central, en lien avec les techniques d’apprentissage permettant ensuite d’exploiter ces données.

Le dernier élément concerne les sources d’information parallèles. Il existe en effet sur le web énormément de sites d’informations médicales, qui ne sont pas nécessairement vérifiées par des autorités médicales. Cela place parfois les médecins dans des situations délicates.

Je vais à présent, à partir de ce large spectre d’activités, envisager les questions éthiques qu’elles soulèvent.

Les questions les plus classiques dans le domaine médical concernent la protection de l’intimité, de la vie privée. Les données concernées sont en effet extrêmement personnelles, puisqu’elles portent sur la santé, les médicaments que l’on prend, le rythme de vie de chacun. Jusqu’à quel point faut-il protéger la vie privée ? Peut-on véritablement anonymiser les données, c’est-à-dire en bénéficier tout en rompant le lien avec la personne qui en est à l’origine ? Il s’agit là de questions ouvertes et délicates, sur lesquelles portent de nombreuses recherches. Il faut savoir qu’aucune méthode ne permet d’anonymiser des données de façon absolue : en effet, même en supprimant le nom, il est possible, par croisement, de retrouver la source des informations.

La question de la vie privée doit toujours être mise en balance avec les bénéfices que l’on peut tirer de ces données, d’une part pour la science médicale, dans la mesure où les données de patients vont permettre de faire de l’induction pour trouver des causes et des corrélations entre des facteurs et des maladies, d’autre part pour l’individu lui-même, car le fait de donner certains éléments personnels, par exemple sur des contre-indications, sera gage pour lui d’une plus grande sécurité lors de la prescription de traitements.

De grandes quantités d’informations sont ainsi appelées à être stockées et pourront, si elles sont mal utilisées, se retourner contre les patients. Les assurances pourraient-elles par exemple avoir accès à ces données ? Vous percevez bien l’ampleur des problèmes que cela soulève.

La deuxième question éthique renvoie aux prothèses, qui sont extrêmement utiles pour soigner, pour réparer des déficiences, mais qui pourraient aussi être utilisées pour augmenter les capacités humaines. La frontière entre la réparation et l’augmentation est difficile à définir. Sans doute vous souvenez-vous d’Oscar Pistorius, cet athlète qui a défrayé la chronique parce qu’il avait, à la place des pieds, des lames de métal qui lui permettaient de courir très vite. Mais peut-être ignorez-vous le cas de Jennifer Bradshaw, Australienne souffrant de la même affection qu’Oscar Pistorius et dont une jambe avait été remplacée par une lame ; comme elle rêvait de courir très vite, elle a demandé à son médecin de lui couper l’autre jambe. Cela vous donne une idée des questions qui vont se poser.

Toujours dans le domaine des prothèses, je souhaiterais revenir sur le sujet des implants, en particulier des implants neuronaux, neurocognitifs, avec toutes les applications qui peuvent en être faites aujourd’hui et tous les risques de manipulation psychique liés à leur utilisation. Je crois d’ailleurs que le rapport du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) sur la révision de la loi de bioéthique comporte un chapitre entier consacré à cette question. Il s’agit d’un aspect extrêmement important. Je viens par exemple de lire un article publié par une équipe de l’université d’Oxford, qui explique que l’on va pouvoir implanter dans le cerveau des dispositifs électroniques permettant d’augmenter nos capacités intellectuelles. Si cela devait se réaliser, les conséquences en seraient certainement tout à fait catastrophiques, car il serait alors possible de manipuler des individus et des foules en plaçant dans leur cerveau ce que l’on voudrait. Je pense toutefois que, d’un point de vue technique, nous en sommes fort heureusement encore très loin.

J’ai évoqué dans la première partie de mon exposé les éléments concernant le diagnostic : cela soulève bien évidemment la question de la responsabilité dans la prise de décision. Peut-être avez-vous lu le livre Homo deus, ouvrage grand public à succès de l’auteur israélien Yuval Noah Harari, dans lequel il explique que nous allons avoir, d’ici quelques années, des dispositifs automatiques capables d’anticiper très rapidement nos réactions et qui permettront, dans le domaine médical, un diagnostic plus fiable que celui effectué par un médecin. Les assurances pourront alors tout à fait indiquer aux médecins qui prendraient des décisions autres que celles suggérées par le système automatique qu’ils encourraient alors un risque engageant leur responsabilité. Le danger est donc que les machines prennent des décisions à la place des hommes. Il s’agit d’une question centrale. Je pense qu’il faut s’opposer à cette évolution, pour de multiples raisons. Si le diagnostic du mélanome effectué automatiquement peut par exemple être plus fiable que celui fait par un médecin, la question de la prise en charge ultérieure du patient demeure bien évidemment de la responsabilité des médecins. Sans doute convient-il de prendre des précautions dans ce domaine.

Je souhaiterais aborder à présent la question de l’apprentissage machine : je crois que cette notion pose un certain nombre de questions d’ordre épistémologique, sur les conditions d’application des techniques. Cet apprentissage fonctionne essentiellement par induction, c’est-à-dire par un raisonnement logique allant du particulier au général. Il existe un axiome général de l’induction, l’axiome d’uniformité, identifié par les logiciens, dont John Stuart Mill, depuis plusieurs centaines d’années : pour que l’induction soit légitime, il faut que les exemples d’apprentissage à partir desquels elle est effectuée soient de bons représentants des situations d’application. Il faut bien évidemment s’assurer que ce qui est induit correspond vraiment à des corrélations, à distinguer des causalités. Il existe par exemple une corrélation entre les crèmes solaires et les cancers de la peau : cela signifie-t-il que les crèmes solaires provoquent le cancer de la peau ? Bien évidemment non ; ce résultat est simplement dû au fait que les gens qui utilisent des crèmes solaires s’exposent en général au soleil et que le soleil peut provoquer des cancers de la peau. Malheureusement, lorsque l’on effectue de l’apprentissage machine avec de grandes quantités d’exemples, on n’est pas en mesure de s’assurer de l’absence de cofacteurs comme ceux-ci.

La deuxième question est celle des explications : si l’on veut que des systèmes d’intelligence artificielle puissent contribuer à la décision médicale, il faut que le médecin soit en mesure de comprendre la décision proposée par la machine, ce qui implique de construire une petite histoire reliant les caractéristiques d’un patient aux éléments de la prise de décision. Cela fait actuellement l’objet de recherches. L’apprentissage profond fonctionne très bien avec les données dites « non structurées », les images ; mais lorsque l’on est en présence de données structurées, cela requiert la mise en œuvre d’autres techniques d’apprentissage, qui nécessitent vraiment de disposer d’explications.

Peut-être certains d’entre vous se souviennent-ils du professeur Jean Bernard, très grand médecin, qui eut une influence considérable dans les années 1980 et 1990. J’avais eu la chance de le rencontrer, car il avait souhaité s’entretenir avec moi lorsque j’avais publié un petit ouvrage sur l’intelligence artificielle. Il pensait que l’on allait, avec ces machines, être en mesure de s’affranchir des dogmes, des idées préconçues qui biaisent les inductions des médecins et des scientifiques. Nos discussions avaient été très enrichissantes. Je lui avais par exemple expliqué que, contrairement à sa supposition, les machines n’empêchaient pas les dogmes liés aux biais sur les données, aux représentations. Cette question est bien évidemment toujours d’actualité.

Je terminerai en évoquant la question de l’autorité. Le fait qu’il existe des sites publics d’information qui diffusent énormément de connaissances, vraies ou fausses, sur les maladies, peut conduire à une mise en cause du savoir médical. Cela peut être positif, dans le sens où le patient devient véritablement acteur de sa santé, mais aussi avoir des effets négatifs, dans la mesure où cela ouvre la porte à la diffusion, par divers groupes de pression, d’informations fallacieuses. Je citerai, à titre d’illustration, les débats sur la vaccination : il existe dans notre pays énormément de réticences vis-à-vis de la vaccination, alors même que tous les spécialistes en soulignent les bienfaits, notamment au niveau collectif. Il faut expliquer à la population que les gens ne se vaccinent pas uniquement pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres. On sait par exemple que le vaccin contre la grippe est assez peu efficace chez les personnes âgées, qui sont les plus vulnérables au virus ; il faut donc que les jeunes se vaccinent pour éviter de contaminer leurs aînés.

Je vous remercie.

M. le président Xavier Breton. Merci à vous pour cette présentation très intéressante et bien structurée, qui nous a permis de mieux comprendre les enjeux liés à l’intelligence artificielle.

Je souhaiterais vous soumettre deux questions. La première concerne les inégalités susceptibles d’apparaître ou de se creuser avec le recours à l’intelligence artificielle dans le domaine médical, en termes d’accès à l’information ou aux soins. On pourrait en effet imaginer que des fractures se développent au sein de la population. S’agit-il selon vous d’un enjeu ?

Le second point a trait au consentement. Seriez-vous favorable à une évolution des modalités du recueil du consentement des individus à l’utilisation de leurs données, afin de s’assurer qu’il soit véritablement éclairé ? Comment garantir cela face à l’utilisation d’algorithmes dans les parcours de soin ?

M. Jean-Gabriel Ganascia. La question des inégalités est très importante. J’ai omis de l’aborder, mais elle figurait dans mes notes. On peut craindre en effet que les applications de l’intelligence artificielle au secteur médical, en particulier lorsqu’il s’agit d’applications coûteuses comme les prothèses, ne bénéficient qu’à une partie de la population. Il sera important de veiller à ne pas creuser la fracture sociale. Il s’agit d’un enjeu majeur de cohésion sociale.

Il faut toutefois considérer aussi les bénéfices que nous pourrons tirer de ces techniques, notamment en termes de médecine prédictive. On peut espérer que l’intelligence artificielle permette d’anticiper les maladies et, avant même que les symptômes n’apparaissent, de prévenir leur survenue. Ce sont là des aspects tout à fait nouveaux, qui sont en train de se développer. Indépendamment de la fracture sociale, on peut donc escompter, en matière de politique générale de santé, des bénéfices tout à fait considérables liés à l’utilisation de l’intelligence artificielle.

La question du consentement éclairé est extrêmement problématique. Les dossiers de consentement que les patients sont invités à lire et à signer, avant une intervention chirurgicale ou parce qu’ils vont participer à une expérimentation médicale, comptent souvent plusieurs dizaines de pages, écrites en petits caractères, dans des termes incompréhensibles, y compris par des spécialistes. J’avais échangé à ce sujet avec M. Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), qui partage l’idée selon laquelle il s’agit là d’une question très importante. Si l’on veut que le consentement soit véritablement éclairé, il faut, lorsqu’est élaborée la description du protocole destinée à permettre le recueil du consentement des personnes, prendre en compte les capacités cognitives moyennes de la population et avoir conscience que l’on ne s’adresse pas à des experts. Il faut que ces textes aient une visée explicative et ne soient pas seulement des documents juridiques permettant de se couvrir vis-à-vis de tous les risques. Si vous pouviez avoir une action en ce sens, celle-ci serait vraiment la bienvenue, car l’enjeu est essentiel.

Concernant les algorithmes proprement dits, il importe, me semble-t-il, de rappeler ce dont il s’agit. Ce mot suscite en effet des frayeurs qui, à mon sens, ne sont pas justifiées. Un algorithme est une méthode de résolution d’équations. Ce terme vient du nom du mathématicien persan al-Khawarizmi, qui a vécu au IXe siècle après Jésus-Christ, époque où, bien évidemment, les ordinateurs n’existaient pas. Je me souviens avoir participé à une table ronde au ministère de l’économie et des finances, sur le thème « Gouverner par l’algorithme ; gouvernés par l’algorithme ». Il faut tout d’abord savoir qu’il n’existe pas un, mais des algorithmes. Cet intitulé laissait par ailleurs entendre que les algorithmes allaient nous dominer. Or je crois qu’il faut renverser la question : heureusement qu’il existe des algorithmes. Une constitution est un algorithme, c’est-à-dire une séquence d’opérations logiques qui indiquent, dans chaque situation, ce qu’il convient de faire. Les algorithmes en tant que tels sont très positifs. L’aspect problématique réside dans l’utilisation de machines se servant de très grandes masses de données de façon opaque, sans être en capacité de fournir des explications. Il faut faire en sorte que la machine soit un partenaire, capable d’expliciter les critères pris en compte pour chacune des décisions, afin que l’homme puisse ensuite faire des choix. Il faut vraiment insister sur ce point, qui est vrai dans le domaine médical, mais aussi dans de nombreux autres secteurs. On peut par exemple imaginer qu’un banquier refuse de vous accorder un prêt au motif que votre score est inférieur à 0,75 : il faut alors qu’il soit en mesure de vous expliquer les raisons de ce refus. Êtes-vous trop âgé ? Avez-vous des revenus insuffisants ? Il est essentiel de mettre cela en œuvre pour le futur.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci pour votre éclairage. Nous avons tous conscience que la révolution numérique va profondément modifier les comportements humains, comme en leur temps les révolutions engendrées par l’avènement de l’imprimerie ou de l’agriculture. Certaines des évolutions induites pourraient être opportunes ; d’autres regrettables. Il nous importe donc de contrôler quelque peu ces utilisations. Vous avez cité le professeur Jean Bernard, qui fut le premier président du CCNE. À ma connaissance, la France est le premier pays au monde à légiférer sur l’éthique de l’intelligence artificielle. Il existe, dans de nombreux pays, des règlementations, un encadrement, mais nous allons pour la première fois introduire dans la loi des recommandations éthiques relatives à ce domaine. Il s’agit d’un moment important et il nous est suggéré, afin de suivre ces évolutions dans la durée, de créer un comité d’éthique spécifiquement dédié à l’intelligence artificielle, distinct du CCNE. Quelle est votre opinion à ce propos ? Vous semble-t-il préférable de créer une instance consacrée à ce sujet ou d’intégrer cet élément comme une nouvelle compétence au sein du CCNE ?

Le mot « bioéthique » a initialement été employé par un auteur allemand au début du XXe siècle et impliquait à l’époque l’ensemble du monde vivant. Depuis, son sens a dérivé, jusqu’à le réduire à la seule espèce humaine, détachant ainsi artificiellement l’homme de l’écosystème dans lequel il est immergé et dont il est dépendant. Devons-nous, selon vous, nous préoccuper davantage de l’éthique de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour l’ensemble du monde vivant ou importe-t-il avant tout de considérer ses applications à l’humain ?

Vous avez évoqué les objets connectés, dont vous savez mieux que moi comment ils sont proposés aux uns et aux autres, puisque, sans que l’on s’en rende compte, les caractéristiques individuelles de chacun d’entre nous sont transmises, répertoriées, analysées, et donnent lieu ensuite à des propositions d’ordre commercial, ciblées en fonction des sites consultés, des requêtes faites ou des achats effectués. Ainsi, nous nous voyons proposer régulièrement à l’achat, de façon quelquefois insistante, des objets connectés souvent superflus, mais adaptés à notre personnalité, notre mode de vie. Les enjeux commerciaux sont considérables. Comment protéger nos concitoyens de ces abus commerciaux ?

Parmi les éléments entrant dans le périmètre de l’intelligence artificielle, figurent les dispositifs basés sur l’intelligence rationnelle, les systèmes auto-apprenants, mais aussi les robots dits « affectifs ». Ces derniers ont-ils d’après vous vocation à combler véritablement certaines déficiences et situations de misère affective ou vont-ils au contraire accroître l’isolement social des personnes qui y auront recours ? Il est même question, au Japon, de robots sexuels. Comment imaginez-vous un meilleur contrôle de ces évolutions ? Il n’est pas question de verser dans la prohibition, mais d’avoir une certaine évaluation, une forme de contrôle et de formuler, à l’attention notamment de la jeune génération, des recommandations sur ce qui est opportun et sur ce qui pourrait s’avérer dangereux.

L’intelligence artificielle n’est pour l’instant pas capable, à ma connaissance, d’effectuer de vrais bonds technologiques. On donne souvent l’exemple d’un ordinateur qui analyserait la bougie : il n’inventera jamais l’ampoule électrique, mais se contentera de concevoir des bougies de plus en plus performantes. Pensez-vous que l’intelligence artificielle sera un jour capable d’effectuer ces sauts de créativité, ce qui lui confèrerait alors une puissance très importante, voire redoutable ?

Mon dernier point concerne les modifications que tout cela induit dans les comportements humains. Pardonnez-moi d’être quelque peu caricatural, mais on entend parfois dire que l’on observe chez les jeunes générations, nées avec les technologies numériques, une modification de leurs capacités mentales, qui leur permet de surfer avec aisance sur une grande quantité d’informations, souvent non validées par ailleurs, mais qui se traduit aussi par une diminution de leur mémoire, de leurs capacités en calcul mental, etc. Comment accompagner ces modifications afin qu’elles ne soient pas trop défavorables aux prochaines générations ? Faut-il envisager un suivi de ces évolutions en temps réel, afin de pouvoir rectifier la trajectoire si l’on se rend compte qu’elle s’éloigne de ce qui semble le plus opportun ?

M. Jean-Gabriel Ganascia. Je vous remercie de toutes ces questions.

Serait-il souhaitable de disposer d’un comité d’éthique du numérique, prenant en compte non seulement les questions d’intelligence artificielle, mais de façon plus générale toutes les transformations sociales liées au numérique et leurs conséquences éthiques ? Je crois qu’il serait important de disposer d’une telle instance, dans un champ qui dépasse celui du CCNE. Le numérique transforme l’ensemble de la société. Il induit tout d’abord une réingénierie des objets : ainsi, un objet peut avoir l’apparence d’une montre, mais faire en réalité également office de téléphone, d’ordinateur. Il en va de même pour les voitures, les chaussures, les vélos, désormais dotés de capteurs. Au-delà des objets, la trame du tissu social se modifie elle aussi. Si l’amitié sur les réseaux sociaux reste, comme dans l’Antiquité, un lien d’affinité particulier entre des individus, elle revêt aussi désormais bien d’autres dimensions. Il en va de même pour la réputation : il existe ainsi en Chine un score de réputation. Le système bancaire utilise aussi des scores pour décider de l’attribution de prêts par exemple. La notion de confiance se modifie également. Je pense donc qu’il serait bon qu’un comité spécifique puisse réfléchir aux questions éthiques suscitées par les développements du numérique.

Vous avez soulevé par ailleurs la question de l’extension de la réflexion éthique autour du numérique à l’ensemble du monde vivant, conformément à la définition originelle de la bioéthique. Je crois que les questions d’environnement qui se posent aujourd’hui devraient conduire à envisager l’ensemble des enjeux éthiques liés à la fois au devenir de l’humain et à celui de l’environnement dans lequel il s’inscrit. L’une des questions qui se posent aujourd’hui, très rarement soulevée, concerne le fait que le numérique n’est pas du domaine du virtuel, mais participe bel et bien de l’univers matériel : il faut savoir par exemple que certaines applications du numérique conduisent à une déperdition d’énergie considérable et à une augmentation consécutive de l’effet de serre. Si le bitcoin était étendu à une masse monétaire importante, cela aurait des effets désastreux du point de vue écologique. On a par exemple calculé que s’il était étendu à la masse monétaire du dollar, cela correspondrait, en consommation électrique, à l’équivalent de la consommation d’un pays comme la France. Il est donc important, ainsi que vous le suggérez, de considérer les questions éthiques au sens large, en ne se limitant pas à l’humain.

Vous avez ensuite évoqué la question de la logique commerciale liée à l’internet. Cela m’apparaît vraiment comme un aspect central. Le modèle économique des grands acteurs de l’internet s’est construit au départ sur l’idée de la gratuité : l’utilisateur ne payait pas pour le service rendu. Le fait d’effectuer une requête sur Google n’est pas payant ; pour autant, il existe bel et bien une contrepartie, dans la mesure où l’entreprise, en échange du service rendu, utilise vos données. Ces sociétés font ainsi partie des plus grandes régies industrielles et sont au centre d’une économie marchande qui pose énormément de problèmes. Cela utilise de l’intelligence artificielle : le modèle économique de Google fonctionne par exemple sur la publicité ciblée. Le principe est de cerner qui vous êtes, à partir des sites que vous consultez et des requêtes que vous effectuez, afin de vous proposer des produits et services adaptés à votre profil et d’obtenir ainsi un taux de retour plus satisfaisant. Il s’agit là d’un changement majeur qui s’est opéré ces dernières années. Il faudrait que les pays, notamment européens, essaient de fonder des modèles différents, évitant tout intrusion dans la vie privée des utilisateurs. Il me semble important, dans cette optique, de promouvoir des dispositifs respectant un certain nombre de critères éthiques. Je pense notamment à des systèmes comme le moteur de recherche européen Qwant, qui s’engage à ne pas aspirer les requêtes, donc à respecter la vie privée en ne fondant pas son modèle économique sur l’exploitation des données individuelles. Je crois qu’il faudrait encourager et soutenir de telles initiatives.

L’Etat doit-il édicter des normes, ou est-il envisageable de procéder autrement ? J’ai pour ma part une certaine réticence à l’égard des normes, dont la mise en œuvre est généralement un processus très lourd, faisant intervenir les grands acteurs, lesquels ont évidemment tendance à défendre leurs propres intérêts. Je pense donc qu’il serait préférable que se développe une réflexion au sein de l’ensemble de la société, qui pourrait conduire à l’émergence d’une demande sociale et de labels, attribués et vérifiés par des institutions indépendantes qui s’assureraient par exemple qu’un dispositif n’aspire pas les données individuelles pour les exploiter à des fins marchandes.

Vous avez également soulevé la question de la robotique affective. Comme vous l’avez indiqué, certains aspects de l’intelligence artificielle s’attachent à simuler le raisonnement rationnel, tandis que d’autres essaient plutôt de reproduire les émotions, avec toutes les questions que cela peut poser. Ne risque-t-on pas, par exemple, de déléguer à ces robots la charge de s’occuper des personnes âgées ? Cette perspective est absolument effrayante. Mais il existe aussi des aspects positifs : un robot affectif permet aux personnels soignants d’être plus disponibles. Sans doute savez-vous que les personnes atteintes de démence sénile sont insupportables pour leur environnement car elles posent sans cesse la même question. On peut ainsi imaginer un dispositif capable de répondre à ces patients, dégageant ainsi du temps pour que les professionnels vaquent à d’autres tâches. Il s’agit là d’une question ouverte. Je crois qu’il faut, d’une façon plus générale, considérer que les dispositifs d’intelligence artificielle sont des systèmes sociotechniques : cela signifie qu’ils ne sont pas uniquement des objets techniques, mais sont aussi couplés à une organisation sociale. Il importe donc de parvenir à penser le couplage des deux dimensions. J’ai évoqué précédemment les dispositifs permettant de suivre à distance les déplacements de personnes atteintes d’un début de maladie d’Alzheimer : cela peut être très positif si, derrière ce système, des gens suivent ces mouvements, tout en s’engageant à ne rien en divulguer afin de protéger l’intimité de la personne concernée, et peuvent intervenir s’ils constatent un problème. Il faut selon moi que, derrière chaque objet technique soit pensée l’organisation sociale qui va les accompagner. Dans le cas contraire, on s’engagerait dans un avenir plutôt cauchemardesque. Il me paraît important d’appréhender cette notion d’environnement social des objets techniques dès leur conception.

Je souhaiterais à présent revenir sur la question de la rupture épistémologique et du changement de paradigme. J’ai évoqué brièvement dans mon exposé les techniques d’apprentissage machine. Aujourd’hui, on procède essentiellement à de l’apprentissage supervisé : cela consiste à partir d’exemples, dont chacun se voit attribuer une étiquette. Il est alors possible, sur le fondement de ces exemples, de généraliser. Cet apprentissage est très limité. Il existe également d’autres techniques d’apprentissage : on peut par exemple imaginer des systèmes qui apprennent en regardant les traces d’exécution de leurs programmes et essaient, sur cette base, de s’améliorer. Bien évidemment, la question reste ouverte de savoir si une machine pourrait être capable de changer la représentation, les éléments de description, ce qui constituerait une rupture épistémologique. Aujourd’hui, cela nous semble très improbable. Pour l’instant, les machines restent dans un paradigme donné : elles ne font qu’utiliser les descripteurs qui leur ont été fournis. Qu’en sera-t-il dans le futur ? Je ne puis évidemment pas répondre à cette question. Je puis seulement vous dire que nous en sommes pour l’instant extrêmement loin, même si des travaux ont été menés sur ces questions dès le début de l’intelligence artificielle.

D’aucuns affirment que les machines vont bientôt, grâce à leurs capacités d’apprentissage, être beaucoup plus intelligentes que nous et prendre le pouvoir. Peut-être avez-vous par exemple entendu un certain médecin expliquer qu’elles allaient avoir un quotient intellectuel (QI) supérieur au nôtre. La notion même de QI pose des problèmes en soi : il s’agit d’une mesure tout à fait discutable. Quant à l’idée de QI d’une machine, elle est absurde, car elle suppose que les machines dites « intelligentes » le sont réellement. Or il faut bien comprendre ce qu’est l’intelligence artificielle : il s’agit d’une discipline scientifique ayant pour objectif de mieux comprendre l’intelligence en la décomposant en fonctions cognitives élémentaires et en simulant chacune d’entre elles. Des progrès considérables ont été effectués dans ce domaine au cours des dernières années, mais on ne fabrique pas pour autant des objets intelligents. L’utilisation du terme « intelligence » dans ce contexte est assurément source de confusion, et il est important de bien préciser ce dont il s’agit.

Votre dernière question portait sur la modification des capacités cognitives et des comportements humains, en lien avec le numérique. La question est ouverte. Il se trouve que je siège, en compagnie de scientifiques de diverses disciplines, au conseil scientifique de l’observatoire des mémoires : la question de savoir si notre mémoire va diminuer du fait des machines nous est régulièrement posée. Cette interrogation est ancienne. Dans l’Antiquité, Phèdre de Platon met en scène Socrate s’inquiétant de ce que l’écriture risque de conduire à amoindrir la mémoire individuelle. L’idée que les supports externes de mémoire pourraient faire perdre certaines facultés aux humains n’est donc pas neuve. La même question se pose aujourd’hui avec les outils numériques. Que disent les études menées dans ce domaine ? Dans certains pays, comme la Finlande, on suit depuis très longtemps une cohorte à ce sujet, avec réalisation régulière de tests. Serait-il intéressant de procéder de même en France ? Cela fournirait certainement des éléments d’information très utiles. Faut-il dès à présent craindre des pertes de capacités cognitives ? Il semblerait que les capacités de maintien de l’attention aient évolué. Les compétences en calcul mental ont de même certainement décru, mais c’est antérieur au développement de l’intelligence artificielle. Je crois pour ma part que le danger vient essentiellement non pas de l’intelligence artificielle, mais des jeux vidéo et des situations d’addiction qu’ils entraînent ; s’ils peuvent conduire à une augmentation de l’agilité, ils sont aussi susceptibles d’entraîner une diminution d’autres capacités cognitives et un isolement individuel.

Pour conclure, je souhaiterais insister sur le fait que le problème actuel du numérique tient à ce que nos sociétés sont de plus en plus inégalitaires. Le numérique est d’un côté une formidable chance, car il offre aux personnes qui ont une certaine éducation la possibilité d’accéder à une multitude d’informations, quasiment gratuitement. Il faut s’en réjouir. En revanche, il ne faut pas nier l’existence d’inégalités de connaissances, de compétences : tout le monde n’est pas capable de tirer profit de cet ensemble d’informations et de savoirs. Il s’agit là de l’enjeu majeur pour le futur. En 2000, lorsque les chefs d’État et de gouvernement européens s’étaient rencontrés à Lisbonne, ils avaient dressé le constat que nous entrions dans une société de la connaissance et fait part de leur volonté que l’Europe soit leader dans ce domaine, en développant l’enseignement et la recherche. Il s’agissait assurément d’un bon diagnostic. Or, dix-huit ans plus tard, on observe que l’Europe a plutôt régressé dans le monde. Il convient donc aujourd’hui de nous interroger sur notre capacité à mettre en œuvre les programmes de formation et de recherche qui permettraient à l’Europe de se développer dans la société du futur.

Mme Agnès Thill. Merci pour cet exposé passionnant. Face aux dangers que vous évoquez, comment concilier progrès et humanité ? Comment gérer les aspects de mondialisation, sachant que si une avancée technologique n’est pas effectuée ou mise à disposition dans notre pays, d’autres pays, au bout du monde, s’en chargent ?

Vous évoquiez les risques d’une société inégalitaire : on parle aujourd’hui d’un nouvel illettrisme. J’en viens à croire que l’on induit des concepts faux dans la société. Le terme d’« intelligence artificielle » lui-même l’illustre. Il en va de même pour la notion d’égalité.

J’ai également été très intéressée par votre réflexion sur le consentement éclairé. Bien que n’étant pas juriste, il me semble qu’en droit le consentement ne justifie pas l’acte. Il va de soi que le fait qu’une femme soit consentante pour être battue ne justifie pas les coups qui lui seraient portés. Les dossiers de consentement visent surtout, apparemment, à protéger les chirurgiens en termes assurantiels, afin que les patients ne puissent pas porter plainte en cas d’échec ou tout du moins puissent obtenir réparation. On m’explique aujourd’hui que s’il y a consentement d’un côté et demande de l’autre, alors tout va bien. Cela me fait dire que l’éthique aurait cédé la place à une société de contrats. Quelle différence fait-on entre un consentement éclairé pour réparer et un consentement pour faire ce qui est aujourd’hui interdit ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. L’analyse critique qu’il convient de faire de tous les nouveaux défis qui s’offrent à nous en matière d’intelligence artificielle suppose un certain degré de connaissance. Quelles collaborations avez-vous avec l’Education nationale et plus généralement toutes les instances concourant à la parentalité ou à l’accompagnement des familles ? Je pense qu’un travail pourrait être effectué sur cet aspect, en lien avec la prévention des risques que vous avez mentionnés.

M. Jean-Gabriel Ganascia. Comment concilier progrès et humanité ? Mon domaine de recherche concerne précisément la simulation des raisonnements éthiques sur les machines et la manière de mettre de l’humain dans les décisions automatiques. Il est tout à fait possible d’introduire des critères en référence à des valeurs humaines dans la prise de décision des machines. Je travaille également sur les « humanités numériques », c’est-à-dire sur le fait d’essayer d’utiliser l’intelligence artificielle pour construire de nouveaux opérateurs d’interprétation, permettant de mieux comprendre les œuvres humaines. Cela peut, d’une certaine façon, donner naissance à un nouvel humanisme, faisant écho à la capacité, qui était apparue à la fin du Moyen Âge, de relire les œuvres des Anciens. Nous avons par exemple développé un laboratoire d’excellence avec les équipes de littérature de la Sorbonne, dans lequel nous essayons de relire les œuvres de façon différente, en repérant les influences sur de très grands corpus de textes, en lien avec la Bibliothèque nationale de France. L’intelligence artificielle permet des travaux passionnants et ne conduit pas nécessairement à une déshumanisation.

Il ne faut toutefois pas nier les risques que vous évoquez. La mondialisation est souvent un argument que l’on nous oppose, en soulignant que les limites que nous nous imposons dans nos travaux n’existent pas nécessairement ailleurs et que, dans d’autres pays, les équipes ne prennent pas autant de précautions et feront ainsi ce que nous refusons de faire. Je crois qu’il est important de bien comprendre le contexte actuel. L’établissement de normes ne me semble pas nécessairement positif, mais si l’on parvient à construire une demande sociale forte en Europe, se traduisant par le développement de labellisations, alors les populations des autres pays du monde pourront s’y intéresser. Nous aurions alors un rôle d’exemplarité. On peut faire de l’éthique un avantage concurrentiel.

La question d’un nouvel illettrisme et l’introduction de concepts faux est aussi un vrai problème. Nous vivons dans une société de l’information. Or cette dernière est toujours susceptible d’être détournée ; des rumeurs et toutes sortes de fausses nouvelles peuvent circuler. Il est important d’essayer de lutter contre cette tendance. C’est toutefois très difficile, dans la mesure où il faut veiller à ne pas entraver la liberté d’expression, tout en caractérisant ce que seraient des attaques informationnelles injustifiées. Il s’agit d’une question majeure. Quinze prix Nobel ont signé la semaine dernière, à l’initiative de Reporters sans frontières, un appel invitant à prêter une attention toute particulière aux problèmes de diffusion de l’information. Dans le monde passé, les limitations étaient celles imposées par un État autoritaire, qui gommait certaines informations et empêchait leur diffusion. Aujourd’hui, la situation est différente, car nous sommes confrontés à la propagation d’informations fausses, qui contribuent à noyer l’information en créant une surabondance de données.

Je pense que la question essentielle en matière de consentement est celle du consentement non éclairé. Ce risque est grand aujourd’hui, car tous les individus ne sont pas en capacité de comprendre et de tirer les conséquences de ce qu’ils sont invités à signer. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait que le consentement ne justifie pas l’acte ; mais quand bien même il le justifierait, cela n’irait pas sans soulever de questionnements.

Relever les défis liés à l’intelligence artificielle implique, comme vous le soulignez, une prise de conscience de l’ensemble de la société, à l’école notamment. Nous avons ainsi commencé à tisser quelques liens avec l’Éducation nationale. Un programme d’informatique, à l’élaboration duquel j’ai quelque peu participé, est en train de se mettre en place à l’attention des élèves de seconde, afin de leur expliquer ce que sont les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, l’intelligence artificielle. Je crois que l’éducation a un rôle important à jouer, à l’échelle de l’ensemble de la société. Il faut développer une formation permettant à nos concitoyens de comprendre les enjeux du numérique, de s’en saisir, d’en débattre. Cette réflexion appartient à tous. Il n’existe pas de déterminisme technologique. Il faut veiller à construire une société à notre mesure et être en capacité, collectivement, de faire des choix pour l’avenir. Je pense qu’il faut que des formations soient proposées à tout âge de la vie, car les compétences requises pour exercer la plupart des métiers sont en constante évolution. On ne peut imaginer que les études initiales fournissent le seul et unique bagage disponible pour effectuer la totalité d’un parcours professionnel. Il est important d’actualiser ses connaissances, de développer ses compétences tout au long de la vie. Je suis universitaire et je pense que l’université a un rôle majeur à jouer dans ces transformations de la société pour le futur.

M. le président Xavier Breton. Au nom de mes collègues, je vous remercie, monsieur Ganascia, pour cette audition très éclairante.

 

 


– 1 –

Dr Pierre Lévy-Soussan, psychiatre psychanalyste, chargé de cours à l’Université Paris-Diderot, et Dr Sarah Bydlowski, pédopsychiatre, psychanalyste et chercheur, chef de service au département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’Association de Santé Mentale du 13ème arrondissement de Paris, chercheur associé au laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse, de l’Université René Descartes

Mercredi 7 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Notre mission d’information accueille, pour sa deuxième audition de la matinée, le docteur Pierre Lévy-Soussan, psychiatre, psychanalyste et chargé de cours à l’université Paris-Diderot, et le docteur Sarah Bydlowski, pédopsychiatre, psychanalyste et chercheur, chef de service au département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’Association de santé mentale du 13e arrondissement de Paris (ASM13), et chercheur associé au laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse de l’université René-Descartes. Nous vous remercions tous deux d’avoir accepté de venir vous exprimer devant nous.

L’enfant est au cœur de nombreux débats dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique, notamment sur des questions comme l’ouverture éventuelle de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, la gestation pour autrui ou encore l’anonymat du don de gamètes. Votre expertise dans le domaine de l’enfant va donc nous être très utile.

Je vais vous donner dans un premier temps la parole à tour de rôle, puis nous procèderons à un échange de questions et réponses.

M. Pierre Lévy-Soussan, psychiatre, psychanalyste, chargé de cours à l’université Paris-Diderot. Bonjour et merci de votre invitation.

Mon exposé portera sur les problèmes qui se posent à l’enfant relativement aux techniques que vous venez d’évoquer. Ce sera mon fil rouge, en tant que pédopsychiatre ayant depuis près de vingt ans une expérience dans ce domaine, à la fois par le biais de l’adoption, de l’AMP et dans le cadre d’entretiens que j’ai pu mener avec des candidats au don de sperme et d’ovocytes au sein des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS). Je précise que nous avons été la toute première consultation à travailler sur les problèmes de filiation, à l’initiative du professeur Soulé, lui-même ayant travaillé avec Mme Simone Veil.

L’expérience clinique accumulée depuis vingt ans nous montre, dans le champ de l’AMP et de l’adoption, qu’il existe des filiations plus à risque que d’autres. Mon propos n’est évidemment pas prédictif, mais préventif.

Nous avons tout d’abord pu observer, au fil de ces deux décennies d’expérience clinique, à quel point la filiation en tant que telle, dans une famille n’ayant recours ni à l’adoption, ni aux techniques d’AMP, était parfois complexe et difficile. Je puis vous dire, pour intervenir en tant qu’expert auprès des juges aux affaires familiales et des juges pour enfants, qu’il existe des situations déjà très compliquées dans des configurations familiales « classiques ». L’enfant est en effet un révélateur de problématiques personnelles, de couple, familiales, y compris au niveau intergénérationnel, qui n’étaient pas visibles auparavant et demeuraient masquées par un simple désir d’enfant. L’enfant peut mettre en lumière des points soit d’ouverture, soit de fermeture. Les échecs filiatifs ne sont donc pas réservés aux filiations adoptives ou par AMP. Ils se traduisent par le fait que l’enfant manque de fondations, de fondements pour se construire et risque des dérives graves et sévères, telles que des dérives psychopathiques, une désinsertion scolaire ou des difficultés à reconnaître son père et sa mère comme tels.

Ne pas être reconnu comme fils ou fille, ou ne pas reconnaître ses parents comme père et mère, est l’un des échecs les plus importants de la filiation, dans les cas d’adoption comme de recours à l’AMP. Au fur et à mesure de cette expérience, je me suis ainsi aperçu que le fait de se construire une filiation n’avait rien de naturel. La filiation est de l’ordre de la construction et n’est pas un élément donné. L’une des premières conclusions sur lesquelles nous avons été amenés à travailler est le fait que transformer un enfant de la science en son enfant ne va pas de soi. Diverses problématiques et difficultés se posent au cours de ce processus. La raison en est simple : à partir du moment où le tiers médical intervient, il occupe une place particulière dans la psyché tant du père que de la mère. Ce tiers médical qui, comme le tiers social dans le cadre de l’adoption, intervient dans le cheminement vers l’enfant, va en tant que tel avoir des effets psychiques, aussi bien dans la psyché des parents que dans celle de l’enfant. L’un des exemples de cet impact psychique est le fait que, dans le cadre de procédures d’AMP avec don de sperme, certains couples ne parviennent pas à s’approprier ce don venant d’un patrimoine extérieur et n’arrivent pas à faire comme si les gamètes venaient de l’homme. Cela peut alors conduire à une idéologisation et à une amplification du rôle du donneur biologique, qui va prendre toute la place dans la psyché maternelle et paternelle. Cela fait partie des mécanismes qui empêchent l’homme comme la femme de se considérer respectivement comme vrais père et mère de l’enfant et qui sont responsables des échecs filiatifs dans le domaine des procréations par AMP. Bien évidemment, l’existence de ce mécanisme psychique délétère ne sous-entend pas qu’il conviendrait à l’inverse de faire comme si le don n’avait pas existé : il faut pouvoir s’approprier ce don de façon à se positionner comme père et mère par rapport à l’enfant. Si une femme considère par exemple le donneur de sperme comme le vrai père de l’enfant, en raison d’une valorisation, d’une idéologisation du lien du sang, cela se fera au détriment de son conjoint, si bien que l’enfant risquera de se retrouver sans filiation psychique. Il convient bien entendu de différencier ici la filiation psychique de la filiation biologique et juridique.

Comment fonctionnent ces filiations ? Il existe, dans l’adoption et dans l’AMP, des mécanismes communs, visant à réassocier au sein du couple ce qui a été dissocié soit par le social, soit par le biologique. La capacité d’un couple ou d’un enfant à réassocier ce qui a été dissocié est une clé de la réussite. Or il existe dans l’AMP plusieurs types de dissociations : dissociation temporelle, dissociation de la sexualité et de la procréation, dissociation des dons. Dans les cas où tout se passe bien, ces éléments sont réassociés : l’enfant peut ainsi se construire une « scène originaire », à la base de sa création par le couple, et faire comme s’il était issu de cet homme et de cette femme qui ont eu recours au don de sperme, d’ovocyte ou d’embryon. Avec cette scène originaire, qu’il va fantasmer, imaginer, il saura qu’il vient d’un ailleurs d’un point de vue biologique, mais il aura la capacité psychologique de se réoriginer, c’est-à-dire de renaître au sein de ce couple-là. Les situations dans lesquelles les couples ne parviennent pas à ne pas valoriser le lien du sang et se vivent comme des parents de seconde catégorie conduisent aux échecs classiques de filiation et à des enfants qui, une fois devenus adultes, souffrent de leurs origines et demandent la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes. Cela a été illustré, dans le domaine de l’adoption, par la création du Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP), dont je puis parler d’autant mieux que j’en ai été vice-président pendant deux ans, aux côtés du professeur Henrion. Je me suis rendu compte à cette occasion que les demandes très militantes d’accès aux origines, à l’identité des donneurs, s’enracinaient toujours dans une souffrance familiale conduisant à ce que la modalité procréatique par rapport au secret ou au dépassement du lien du sang n’ait pas été rendue possible. L’idéalisation du lien du sang rend les situations très difficiles et empêche les couples de se considérer comme les véritables parents de ces enfants.

Cette transformation d’enfant de la science en enfant de la famille est une difficulté qui se pose dans toutes les procréations médicalement assistées (PMA). Nous allons voir à présent dans quelle mesure cela pourrait être particulièrement problématique dans les cas de couples de femmes ou de femmes seules, qui placeraient les enfants dans l’impossibilité de se créer une scène originaire à la base de leur naissance. Il s’agit d’un phénomène que l’on constate déjà dans l’adoption. Il faut en effet savoir que les personnes célibataires peuvent adopter : il s’agit là d’une conséquence de la Première Guerre mondiale, à la suite de laquelle on avait autorisé les femmes à adopter après la perte de leur mari ou de leurs enfants. Or nous voyons, dans notre pratique, à quel point il est beaucoup plus difficile d’adopter pour les femmes seules que pour les couples. On observe, dans l’adoption, une sur-incidence des consultations psychologiques de l’ordre de cinq à six fois supérieure chez les femmes célibataires par rapport aux adoptants en couple. Cette sur-incidence se retrouve aussi dans le cadre de l’AMP et dans les situations de femmes seules en général. Les difficultés touchent aussi les enfants des familles monoparentales. La sur-incidence des pathologies chez les enfants des femmes seules est reconnue dans tous les travaux nationaux et internationaux. Cela n’est pas spécifique à l’AMP et à l’adoption, mais concerne aussi, bien évidemment, ces situations.

Dans toutes les situations particulières de filiation, l’État a mis en place des mesures visant à s’assurer qu’il ne soit pas trop compliqué pour l’enfant d’arriver dans une famille donnée. L’intérêt de l’enfant a toujours été considéré comme primordial. Dans le domaine de l’adoption par exemple, la procédure d’agrément a été conçue pour s’assurer que l’enfant arrive dans une situation dont il n’aura pas à payer trop cher le prix et veiller à ne pas l’exposer à des problématiques de couples ou de femmes célibataires trop difficiles à vivre pour lui. Sont ainsi récusées 10 % à 20 % des demandes d’adoption. Très souvent, lorsque l’enfant est considéré comme relevant de l’ordre du besoin personnel ou devant donner un sens à la vie de l’individu, on estime que ce contrat narcissique sera beaucoup trop lourd à porter pour lui et l’agrément est alors refusé. Des mesures de protection sont ainsi mises en œuvre par l’État, dans l’intérêt de l’enfant. L’enfant n’est pas fait pour lutter contre la solitude ou pour pallier l’échec d’une vie de femme en essayant de réussir une vie de mère, comme on l’entend parfois. Il n’est pas là pour être un support narcissique par rapport à la mère. Cette problématique est complexe : quelles sont les raisons pouvant conduire une femme à vouloir délibérément placer un enfant dans une situation dans laquelle il n’aura pas de père ? Nous abordons bien évidemment cette question avec les femmes concernées, aussi bien dans le cadre des PMA que de l’adoption. Il s’agit véritablement de l’un des problèmes essentiels : comment se positionner par rapport à la volonté d’une personne de priver son enfant de père ?

Il peut évidemment advenir, dans le contexte d’une histoire de vie, qu’un enfant soit privé de père ; mais il serait très différent d’utiliser la science pour éradiquer de la vie d’un enfant un père dont il sera privé à jamais. Les problématiques actuelles d’AMP pourraient avoir des conséquences psychologiques, de par cette volonté parentale de placer l’enfant dans une situation particulière sans lui donner les moyens psychiques de la dépasser en lui permettant de créer une scène originaire à la base de sa venue au monde. Cela conduirait à une véritable discrimination entre deux types d’enfants : d’une part ceux qui auraient les moyens d’élaborer une scène originaire avec une mère et un père, d’autre part ceux dont la science aurait décidé de les en priver. Ainsi, l’enfant paierait le prix de cette discrimination, en se trouvant placé dans une situation dans laquelle il n’aurait pas accès à ce dont d’autres pourraient disposer.

Je vous ai fait parvenir les références d’un certain nombre d’articles scientifiques étayant ces risques : citons notamment une étude rétrospective menée sur 65 000 enfants de parents seuls et montrant l’existence de deux fois plus de risques de tentatives de suicide, de troubles psychiatriques, d’alcoolisme, et de trois fois plus de risques d’addictions par stupéfiants que les autres. Les risques liés à la situation monoparentale se retrouvent aussi dans les études internationales sur l’AMP. Il ne s’agit pas uniquement de difficultés liées à la monoparentalité en tant que telle, avec une différence socio-économique par rapport aux autres familles : ce facteur a été apparié par rapport au reste et l’on retrouve cette sur-incidence de risques au regard de cette situation particulière.

Alors même que ces études nous apportent de telles connaissances, pourquoi notre société a-t-elle autant de mal à mesurer les enjeux par rapport à l’enfant ? On observe une vraie difficulté sociétale à s’identifier à l’enfant et à lui éviter une situation dont on connaît pourtant les risques, grâce aux études cliniques et aux travaux scientifiques.

Concernant les célibataires, l’autorisation d’adopter se traduit par une augmentation des risques pour l’enfant, à tel point que de nombreux pays originaires récusent désormais les femmes seules dans les situations adoptives, considérant que l’intérêt de l’enfant doit primer.

Le rôle du père vis-à-vis de l’enfant est extrêmement important en termes d’identification. Il est complémentaire de celui de la mère. Là aussi, les travaux menés sur les interactions précoces de l’enfant montrent à quel point celui-ci perçoit les images du père et de la mère comme différenciées, complémentaires, avec des spécificités qui développeront chez lui des compétences particulières par rapport à l’un comme à l’autre.

Le père a en outre un rôle de soutien auprès de la mère, par rapport à une position fusionnelle que celle-ci a souvent, d’une façon positive, avec le nouveau-né et qui doit peu à peu évoluer vers une situation moins fusionnelle. Le père a, dans ce processus, un rôle essentiel à jouer.

La rencontre de l’enfant avec des personnes différenciées sur le plan sexuel est extrêmement importante. Je ne vois pas quelle raison invoquer pour justifier de priver sciemment un enfant de cette parité, qui constitue un élément essentiel à sa construction, non seulement au niveau des différentes identifications qu’il aura, mais aussi par rapport à la fantasmatisation d’une scène dont il est l’issue. Je cite souvent l’exemple d’un enfant demandant à ses parents adoptifs pourquoi ils faisaient l’amour alors qu’ils ne pouvaient pas concevoir d’enfant : cela montre à quel point les fantasmes que nourrit un enfant par rapport à une scène de conception dont il aurait, comme tous les autres enfants, pu être issu sont extrêmement fondateurs pour lui.

Il importe également de citer le préjudice lié à l’absence de père avant la naissance. La cour d’appel de Metz a ainsi fixé en 2016 à 25 000 euros le préjudice moral d’un enfant privé de son père, ce dernier s’étant fait écraser alors que sa mère était enceinte. Ce jugement a été confirmé par la Cour de cassation.

Permettez-moi, avant de conclure, de citer les mots du professeur Labrusse-Riou, qui formule les enjeux bioéthiques de ces situations et de l’impact de la science sur le psychisme, en soulignant clairement le risque du « droit de puissance ». Elle estime ainsi que « l’équilibre entre l’état des personnes, d’ordre public et non disponible, et la volonté individuelle, d’ordre privé, est en train de se rompre concernant la filiation, car un poids accru de la volonté individuelle conduit à reconnaître des droits de puissance sur les enfants, dès les conceptions. Cette réflexion conduit à ne pas faire subir à l’enfant la loi du plus fort concernant sa filiation ».

Au nom de quels principes priverait-on un enfant d’un père, dont il a justement le plus besoin en raison même de la dissociation scientifique dont il est issu, avec un don de sperme ou d’ovocyte ? Ce qui serait présenté comme une égalité des droits des adultes conduirait à une inégalité des droits des enfants, en termes de droit à la différence des sexes, à la parité, aux interactions précoces complémentaires, à l’accès à la différenciation parentale. J’invite sur ce point à la mise en œuvre d’un principe de précaution semblable à celui qui est respecté dans les questions d’environnement et d’écologie : il n’existe selon moi aucune raison d’accroître les risques de problèmes psychologiques pour l’enfant au sein de notre société qui entend prévenir tous les risques.

Mme Sarah Bydlowski, pédopsychiatre, psychanalyste et chercheur, chef de service au département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’Association de santé mentale du 13e arrondissement de Paris (ASM13), chercheur associé au laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse de l’université René-Descartes. Merci beaucoup de m’avoir invitée à m’exprimer devant vous. J’en suis très honorée.

Je commencerai mon exposé en précisant que je dirige le centre Alfred-Binet, dans lequel sont reçus chaque année quelque 2 000 enfants et leurs familles. Il s’agit d’enfants de tous âges et de situations cliniques d’une extrême variété. Il me semble important de mentionner que ce centre médico-psychologique appartient à l’Association de santé mentale du 13e arrondissement de Paris (ASM13), structure à but non lucratif dont les missions s’inscrivent dans le cadre du service public exclusif. Je suis en outre enseignant chercheur à l’université Paris-Descartes. Mes champs de travail clinique et de recherche sont notamment centrés sur la périnatalité. Je me suis penchée plus particulièrement ces dernières années sur le devenir de l’enfant et sa construction psychique à la suite des nouvelles pratiques et technologies, dont l’AMP. Ce domaine de recherche est extrêmement peu exploré sur le plan international. En France, nous n’avons connaissance de quasiment aucune étude sur ce sujet.

Mon exposé s’articulera autour de plusieurs points, entre lesquels vous trouverez, je l’espère, un fil conducteur.

Je souhaite tout d’abord insister, à la suite du docteur Lévy-Soussan, sur l’extrême complexité de la rencontre entre une mère et son nouveau-né dans les situations les plus ordinaires. Lorsque tout se déroule bien, ce qui est fort heureusement souvent le cas, on ne s’aperçoit pas des difficultés ; mais en réalité, cette rencontre avec un nouveau-né est, pour les parents, très complexe, et constitue, en soi, une période à risque. Les femmes sont alors d’une assez grande vulnérabilité, à tel point qu’il s’agit pour elles, sur le plan psychique, de la période la plus à risque, à l’échelle d’une vie entière : les troubles psychologiques et psychiatriques sont les premières causes de mortalité et de morbidité en post-partum. Je vous ai d’ailleurs fait parvenir un article à ce sujet. Il s’agit d’un moment relativement volcanique pour les femmes.

Le nouveau-né est, quant à lui, d’une extrême dépendance vis-à-vis de son environnement. Le bébé naît, au regard des autres mammifères, dans un état qualifié de « néoténie », c’est-à-dire d’immaturité. Les connaissances dont nous disposons montrent ainsi le très grand impact, positif comme négatif, que peuvent avoir les interactions entre parents et bébé sur le développement de ce dernier. Le nourrisson est dans une situation de très grande perméabilité et vulnérabilité par rapport à l’état psychique de sa mère.

Les situations de stérilité, qui se caractérisent par une impossibilité absolue de se reproduire, pour des raisons génétiques, anatomiques ou acquises, sont à distinguer très clairement de ce que l’on qualifie d’« infertilité ». Dans les situations d’infertilité, les sujets, hommes ou femmes, ont des organes et des fonctions physiologiques sains. L’infertilité est donc une situation temporaire ou acquise – on parle ainsi de stérilité primaire ou secondaire –, souvent très mal expliquée scientifiquement. Il est ainsi question d’infertilité psychogène ou psychosomatique. Ces situations sont aujourd’hui en France à l’origine de l’essentiel des demandes d’AMP. Or il apparaît dans notre expérience clinique que la souffrance psychique, parfois importante, ressentie par les femmes infertiles ne s’explique pas exclusivement par l’absence d’enfant. Leur mal de vivre précède souvent l’infertilité. Des désillusions surviennent alors parfois en période postnatale, dans la mesure où l’arrivée de l’enfant ne vient pas résoudre et apaiser toutes leurs souffrances existentielles. Ces situations sont à risque pour les femmes sur le plan psychique, mais aussi du point de vue des interactions entre mère et bébé. Je vous renvoie là au premier point de mon exposé.

Il m’apparaît par ailleurs que le traitement de ces situations ne saurait se limiter à proposer des innovations techniques, sans entreprendre simultanément une prise en charge relationnelle visant à l’apaisement de cette souffrance existentielle. Il me semble très important à la fois d’accompagner ces femmes dans le but d’humaniser des protocoles contraignants, mais aussi de leur donner accès à la problématique intime de la fertilité et de les aider à faire face à la rencontre, parfois complexe, avec leur enfant.

Dans le prolongement de ce développement sur l’infertilité, je souhaiterais aborder la question de la cryoconservation des ovocytes. J’y vois le risque de pousser les femmes à faire des enfants tardivement. Le retard à concevoir est d’ores et déjà la première cause d’infertilité et de consultation en AMP aujourd’hui en France. Or ces grossesses tardives sont à risque sur le plan somatique et peuvent se traduire par un retard de croissance intra-utérin, une hypertension gravidique ou une prématurité. Elles sont également à risque du point de vue des interactions mère-bébé ; je vous renvoie là à une publication que je vous ai adressée. Je m’exprimerai davantage ici en tant que citoyenne que comme médecin : ne faudrait-il pas envisager d’autres solutions sur le plan sociétal pour soutenir la possibilité de congés de maternité non pénalisants sur le plan professionnel et l’égalité des femmes et des hommes vis-à-vis de leur carrière, à laquelle je suis évidemment tout à fait attachée ? S’ajoutent à cela les risques d’asservissement potentiel à des entreprises ou des institutions sans scrupules, qui proposeraient ce genre de « service » aux femmes. Cela existe déjà dans d’autres pays.

J’en arrive à présent à la question des risques encourus par les enfants issus de l’AMP. Je souhaiterais souligner le fait que toutes les techniques d’AMP ont en commun l’absence de réflexion sur leurs conséquences pour l’enfant à venir. Au nom de certaines convenances personnelles et du « droit à l’enfant », on pourrait oublier les droits et les besoins élémentaires de ce dernier. Il me semble que les risques pour l’enfant ne sont pas suffisamment pensés. En tant que chercheur, je considère que l’AMP risque de s’apparenter à une expérimentation scientifique sans évaluation préalable, ce qui est contraire, me semble-t-il, à toute l’éthique de la recherche médicale. L’enfant ne saurait être considéré comme le traitement de la souffrance existentielle des adultes ou de l’absence de rencontre d’un compagnon pour faire un enfant. Le travail et l’art du médecin doivent toujours consister à maximiser les effets thérapeutiques d’une technique et à en diminuer les effets secondaires. Toute technique, qu’elle soit thérapeutique ou psychothérapique, a des effets secondaires, que le médecin doit veiller à réduire. Dans le cas de l’AMP, je dois avouer que je m’interroge.

C’est dans cette perspective et à titre exploratoire que nous avons mené une étude sur le nombre d’enfants issus de l’AMP venant en consultation au centre Alfred-Binet. Il s’agit d’enfants de tous âges. Or nous avons eu la surprise d’observer une très nette sur‑représentation de ces enfants par rapport à la population générale des enfants. Nombre d’hypothèses et de conclusions pourraient être émises à partir de ce simple constat. Peut-être s’agit-il, comme le montrent certaines études, d’une préoccupation plus grande de la part des parents, d’une forme de surprotection d’enfants très attendus, ayant fait l’objet d’inquiétudes avant et après leur arrivée. Ces enfants ne souffrent pas nécessairement de troubles très sévères. Néanmoins, cette sur-représentation ne peut que nous interroger. Je précise qu’il ne s’agissait en général pas de consultations uniques, mais de suivis. Cette étude a également permis de s’apercevoir que les consultants pédopsychiatres ignoraient bien souvent que ces enfants étaient issus de l’AMP.

Une étude du même type est en cours au sein de l’unité d’hospitalisation psychiatrique mère-bébé de l’hôpital de Montesson, car il est suggéré – pour le moment sur une base empirique et demandant à être documentée – une augmentation des situations psychopathologiques en postnatal après AMP. 

L’un des rares risques pour l’enfant actuellement pris en considération est celui des effets réputés néfastes du secret des origines, donnant à penser que seul ce secret serait responsable des difficultés existentielles éventuelles de l’enfant et laissant de côté tout ce qui a été vécu avec les parents et transmis par eux, qui déborde largement la simple transmission biologique, autour éventuellement d’un secret, maintenu ou non.

Je souhaiterais maintenant évoquer la situation des femmes isolées, terme que je préfère à celui de femmes « seules », qui renvoie à un constat comportemental, alors que la notion d’isolement signe une situation plus active, bien que souvent non volontaire, dont ces femmes souffrent en général. Je rejoins sur ce sujet les propos du docteur Lévy-Soussan et ne vais donc pas développer. Il est vrai que l’on observe en clinique des situations de relations très fusionnelles entre mères et bébés. Il faut savoir que l’élaboration par le bébé de la séparation, de l’individuation, se fait en principe dès le plus jeune âge ; elle est ici rendue extrêmement difficile par l’absence d’un tiers aux côtés de la mère isolée. Cette notion de tiers n’est pas à entendre exclusivement par rapport à la réalité de la personne qui est à côté de la femme, mais essentiellement au niveau de ce que vit la mère intérieurement. Cela vaut autant pour la conception, dont la femme rêve qu’elle s’effectue avec quelqu’un et non pas en laboratoire, avec une équipe médicale qui ne sera plus présente ensuite, que pour la suite, avec la présence de quelqu’un lui permettant de s’absenter de la relation avec l’enfant et donnant ainsi la possibilité à ce dernier de s’autonomiser par rapport à elle, de se construire, de progresser. Toute cette construction se joue par un jeu d’alternance entre présence et absence, même si la mère a évidemment, au tout début de la relation, besoin d’être très présente aux côtés de l’enfant. Dans les cas les plus extrêmes d’isolement maternel, mère et enfant peuvent en arriver à se trouver enfermés dans une relation d’intolérance mutuelle, parfois violente, qui apparaît comme la seule issue pour se dégager d’un trop grand collage et qui est à la mesure des tensions qui existent entre eux.

Je voudrais pour conclure souligner que lorsque je reçois des femmes ou des hommes confrontés à la très délicate clinique du désir d’enfant, la question est, de ma place de médecin, de psychiatre, de psychanalyste, de pédopsychiatre, de me garder de toute obligation de résultat en matière de grossesse : ce n’est absolument pas mon propos. L’objectif poursuivi est celui d’un mieux-être pour le sujet, avec ou sans enfant à la clé. Il s’agit là selon moi d’un point important.

Dans cette même perspective, on ne propose trop souvent qu’une aide visant à faire face au parcours – difficile en soi – de l’AMP ou, comme cela se pratique notamment dans les CECOS, des entretiens psychologiques pour donner un avis pour accord pour l’AMP. Il n’existe à mon sens pas suffisamment de propositions et d’organisation du système de santé permettant d’effectuer un suivi des adultes souffrant dans leur désir d’enfant, puis des enfants issus de ces situations encore mal connues et de leurs familles. Il me semble essentiel de mettre l’accent sur l’organisation d’un accompagnement en amont et en aval de ces situations, pour les adultes, les enfants issus de ces situations et leurs familles. Il conviendrait de même de prévoir et d’organiser une collaboration entre les équipes d’AMP et les pédopsychiatres, dans le cadre des soins de santé publique, accessibles à tous.

Au fond, il nous semble que les décisions d’ouverture de l’AMP à des situations potentiellement à risque relèvent d’un choix de santé publique. J’ajoute que dans un système de santé comme le nôtre, organisé autour de la notion de solidarité nationale, les conséquences des risques sont l’affaire de tous. C’est en ce sens qu’il me paraît important de pouvoir les souligner.

Je vous remercie de votre attention.

M. le président Xavier Breton. C’est nous qui vous remercions tous deux pour vos témoignages fondés sur l’expérience et la pratique. Nous avons en effet grand besoin de tels éléments, et notamment d’études et d’enquêtes, pour objectiver les termes de la réflexion.

Je souhaiterais, pour lancer la discussion, vous soumettre deux questions. Vous avez, docteur Lévy-Soussan, évoqué la filiation psychique, mais aussi biologique et juridique. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces différentes dimensions de la filiation ?

Ma deuxième interrogation concerne l’anonymat du don de gamètes, dont des voix s’élèvent pour demander la levée : existe-t-il, selon vous, des arguments en faveur du maintien de cet anonymat du point de vue de l’impact psychologique sur l’enfant et les parents ?

M. Pierre Lévy-Soussan. Concernant la filiation psychique, juridique et biologique, il faut savoir que j’ai conceptualisé ces trois piliers à partir des travaux du psychiatre lyonnais Jean Guyotat, qui s’est rendu compte qu’à chaque fois que l’on retirait la filiation biologique, la filiation pouvait être maintenue en raison de la solidité des deux piliers restants, juridique et psychique. Il considère toutefois que le dernier pilier doit être renforcé : il est extrêmement important que le pilier psychique soit cohérent et crédible si l’on veut pouvoir dépasser le lien du sang, afin de permettre l’élaboration d’une scène d’engendrement pensable, de nature à surmonter les dissociations et à dépasser précisément la filiation biologique.

Cela m’amène à répondre directement à votre seconde question : le fait d’avoir un pilier psychique peu robuste ou une famille fragile par rapport au lien et aux origines biologiques va conduire l’enfant, devenu adulte en souffrance par rapport à un couple parental en difficulté vis-à-vis de la filiation, à mener une quête permanente de ses origines et de l’identité du donneur de gamètes. Ce rapport à l’anonymat est le vrai point commun à l’AMP et à l’adoption : on retrouve dans les deux cas le même discours militant par rapport aux origines et à la levée du secret en raison de la même problématique à laquelle ont été confrontés ces enfants, qui ont dû faire face à un couple parental en difficulté pour évoquer la situation, dépasser le lien du sang et se positionner en tant que père et mère. À l’époque de la création du CNAOP, il existait un discours très militant, qui disait qu’en France quelque 200 000 personnes étaient en souffrance vis-à-vis de leurs origines : or en vingt ans, seules 12 000 à 13 000 personnes se sont manifestées auprès du CNAOP. C’est également vrai dans le domaine de l’AMP. Depuis les années 1970, environ 70 000 enfants ont été conçus par don de sperme en France ; or la proportion de ceux qui s’interrogent à propos de leurs origines représente une infime minorité. Si certaines associations regroupent des personnes en quête de leurs origines et demandant de ce fait la levée de l’anonymat, d’autres en revanche considèrent qu’il n’y a aucun problème. La différence entre ces deux points de vue renvoie précisément à la différence de positionnement de leurs familles, qui ont pu ou non dépasser le lien du sang. Le risque d’une levée de l’anonymat serait de créer une attirance fantasmatique constante vers cet ailleurs, qui empêcherait l’ici et le maintenant de la famille nécessaire à l’enfant pour s’originer à partir de lui. Cela favoriserait donc les échecs filiatifs, par une réification du lien biologique.

Mme Sarah Bydlowski. L’idée sous-jacente à l’anonymat est surtout qu’il convient de ne pas donner trop de réalité au donneur. Mon expérience, notamment dans le cas de don d’ovocytes, montre que la place fantasmatique de la donneuse est très importante, pour les femmes seules ou en couple, qu’il y ait ou non anonymat. Comme vous le savez, un très grand nombre de dons d’ovocytes se font aujourd’hui à l’étranger, où l’anonymat est plus ou moins préservé, où certaines informations sont données. Les femmes, dans ces situations, racontent souvent avoir eu l’impression de croiser la donneuse à chaque coin de rue. Cette sensation est d’ailleurs certainement accrue par le fait de se trouver dans un pays étranger. Le donneur ou la donneuse occupent déjà, fantasmatiquement, une place importante ; lever l’anonymat ne ferait que l’accroître, au détriment de la relation entre parents et enfants.

Le don d’ovocytes est en outre une situation particulière. Par essence, un homme ne pouvant porter un enfant, il existe nécessairement une dissociation entre la conception et la rencontre, l’adoption de l’enfant dans sa réalité, dans tous les moments quotidiens, après sa naissance. Cette dissociation n’existait pas pour les femmes, jusqu’à une période récente : quelles que soient les situations – hormis dans les cas d’abandon –, la femme qui portait l’enfant était sa mère, pendant et après la grossesse. Les choses sont différentes dans le cas du don d’ovocytes, qui crée un clivage inédit dans la situation de la maternité. Le travail d’adoption psychique, qui concerne toutes les femmes en cours de grossesse et à l’arrivée de l’enfant – il ne suffit pas de porter un enfant pour se sentir son parent –, est rendu plus compliqué dans les cas de don d’ovocytes.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Nous sommes, me semble-t-il, tous d’accord sur l’existence d’une évolution consistant à diminuer l’importance de la parentalité biologique et à accroître celle de la « vraie » parentalité, c’est-à-dire du lien noué entre l’enfant et ceux qui l’élèvent, l’aiment et pourvoient à ses besoins et à son éducation.

Je pense que nous souscrivons également à l’idée que le « droit à l’enfant » n’est pas légitime, tandis que les droits de l’enfant doivent être privilégiés, tout en faisant droit au désir d’enfant, qui semble être positif dans toutes les études qui nous ont été rapportées, montrant des chances supplémentaires pour les enfants nés après avoir été fortement désirés.

Nous ne disposons pas, en France, d’études prospectives sur les enfants nés de femmes seules – isolées pour reprendre votre terme – ou en couple homosexuel. On peut toutefois se référer aux travaux menés en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Belgique. Or il apparaît une différence notable entre les résultats de ces études et l’approche des différentes écoles psychanalytiques sur ce sujet. Les études montrent une capacité d’adaptation extraordinaire chez les enfants, qui fait que l’on n’observe pas chez eux de conséquence néfaste. Les difficultés pointées se résument apparemment essentiellement aux méfaits de la discrimination sociale et du jugement de l’environnement à leur encontre et ne sont pas dues au développement de l’enfant et à ses interactions avec son ou ses parents. Il serait intéressant que vous évoquiez la raison pour laquelle, sans disposer d’études prospectives, vous énoncez autant de craintes de risques d’effets délétères pour les enfants, risques issus par exemple de la privation de père, en ne tenant pas compte du fait que, dans les familles modernes, il existe en général dans l’entourage de ces femmes des référents masculins pour l’enfant.

Les deux questions suivantes s’adressent plus précisément au docteur Lévy-Soussan. Vous avez siégé à l’Académie de médecine en 2013, c’est-à-dire avant la loi sur le mariage pour tous, et en 2018. Avez-vous noté une évolution dans la réflexion des médecins de cette Académie au cours de cette période ?

J’ai eu en vous écoutant l’impression d’un certain pessimisme de votre part quant à la capacité humaine à résoudre d’éventuels problèmes. Si l’on pousse votre raisonnement jusqu’à l’absurde – je vous prie de m’excuser d’être caricatural –, j’irais presque jusqu’à dire qu’il conduirait à déconseiller aux couples hétérosexuels d’avoir des enfants, ces derniers risquant de développer un complexe d’Œdipe potentiellement néfaste pour eux. Or nous avons tous, heureusement, surmonté cela. Pourquoi considérez-vous que des enfants de couples homosexuels ou de femmes seules ne seraient pas aptes à surmonter des problèmes comparables à ce que représente, pour chacun de nous, le complexe d’Œdipe ou tout autre difficulté rencontrée au cours du développement précoce ?

Vous indiquez, docteur Bydlowski, que nous serions dans une condition expérimentale. Or nous ne le sommes plus. Nous avons entendu hier une gynécologue belge, par ailleurs sénatrice, qui nous a expliqué qu’en Belgique l’AMP était accessible depuis vingt-cinq ans aux femmes homosexuelles, depuis vingt ans aux femmes seules, et que des études avaient été conduites à ce sujet. On ne se situe donc plus dans le champ de l’expérimentation, mais dans celui de la constatation, de l’analyse, de la comparaison, de l’application rationnelle. Comment expliquez-vous que ceux qui bénéficient, comme nos amis belges, anglais ou américains, d’une expérience de plusieurs décennies soient positifs et confiants, et que ceux qui ne l’ont pas soient aussi réticents et méfiants, évoquant des risques majeurs ? Pourquoi ne pas se reposer sur les preuves apportées par ces études, menées sur des nombres importants d’enfants suivis jusqu’à l’âge adulte ?

Mme Sarah Bydlowski. Vous faites référence à des travaux, que je connais très bien, dont aucun n’est basé sur des observations cliniques précises de l’enfant : tous sont fondés sur des auto-questionnaires.

Vous semblez dire par ailleurs que l’approche psychanalytique serait différente de ces études. Or je n’en ai pas le sentiment. Les classifications des difficultés éventuelles de l’enfant sont reconnues et peuvent être utilisées dans toutes les publications à l’échelle internationale. Notre réticence n’est pas théorique, mais relève d’un problème méthodologique quant à la façon dont les études sont menées, sans entretien conséquent avec les enfants, quel que soit leur âge.

La pratique de l’AMP telle qu’effectuée dans les pays que vous mentionnez est effectivement assez ancienne. En France, le don d’ovocytes est aussi pratiqué depuis plusieurs décennies. Pour autant, il n’existe toujours pas d’études en termes de suivi des enfants nés de ces techniques.

Je précise par ailleurs que si j’ai exposé les différents risques potentiels des situations les plus ordinaires, ce n’était absolument pas dans l’idée qu’il faudrait qu’elles cessent, mais simplement pour donner de la matière à réflexion dans l’optique où l’on déciderait d’en ouvrir le champ. Nous avons, en tant que médecins, à traiter des accidents de la vie ; cela fait partie de notre travail. Vous nous demandez un avis dans l’hypothèse d’une ouverture de l’AMP à de nouvelles situations ; nous vous répondons sur la base d’éléments qui, à partir de notre pratique, nous semblent présenter certains facteurs de risque pour les enfants.

M. Pierre Lévy-Soussan. Je souscris tout à fait aux propos du docteur Bydlowski concernant les études. Il a fallu, dans le champ de l’adoption, attendre près de trente ans avant de pouvoir dire qu’il existait parfois un problème avec les parents adoptifs. Les premières publications sur l’adoption mettaient en lumière les facteurs de risque par rapport à l’enfant, les troubles de l’attachement, mais rien sur les parents. Cela faisait partie des sujets tabous. J’ai écrit un livre sur les échecs d’adoption, dans lequel je pointais les risques parentaux. Ce champ d’étude commençait à peine à poindre d’un point de vue scientifique. Or il existe aujourd’hui de plus en plus de publications à ce sujet.

Il arrive exactement la même chose avec les couples de même sexe et les femmes seules. Depuis les années 2000, s’est développé un discours extrêmement militant, autour du dogme selon lequel les enfants issus de ces procréations non seulement vont bien, mais vont mieux. Or cette vision a été remise en cause par tous les travaux récents, qui expliquent justement que l’idéologie qui a fondé des études effectuées le plus souvent par des associations militantes, engagées, avait apporté des biais terribles. Je ne peux pas vous laisser dire que ces enfants vont bien ou mieux, car ce n’est pas vrai. Les études ont montré au contraire que les choses étaient plus compliquées pour ces enfants. Vous évoquiez le poids du regard social ; or les études menées dans des pays où le mariage de même sexe est autorisé ont donné les mêmes résultats. Lorsque l’on apparie sur ce paramètre, les différences subsistent.

S’agissant de l’absence de père, il nous est également couramment opposé l’existence d’autres repères familiaux masculins. Ma réponse est simple : rien ne remplace un père. Un parrain, un grand-père, un éducateur, un professeur, s’ils peuvent être des références masculines, ne sauraient en aucun cas remplacer un père, dans la mesure où ils ne sont qu’occasionnellement présents dans la vie de l’enfant. Lorsque ces femmes doivent affronter les difficultés quotidiennes auprès de l’enfant, personne n’est là pour les épauler. Un référent masculin peut être utile à l’enfant dans sa construction, mais il n’est pas l’équivalent d’un père.

Concernant l’évolution de l’Académie de médecine, il est clair qu’aucune des auditions auxquelles j’ai pu assister avant n’avait évoqué l’ouverture de l’AMP aux femmes seules. Seule était envisagée la possibilité d’un accès de l’AMP pour les couples de femmes. C’est également vrai des rapports de l’Agence de la biomédecine.

Là encore, il me semble important de distinguer le facteur filiatif du facteur éducatif. Ces différents travaux montrent que la pratique de la sexualité n’a rien à voir avec l’éducation de l’enfant. Le point de vue que je souligne est qu’il peut exister des différences par rapport à la complémentarité homme-femme ou à la solitude de la femme. Mais je souhaite insister surtout sur les complexités au plan filiatif, autour du fait pour l’enfant de ne pouvoir s’originer. Cela se retrouve dans tous les travaux du professeur Guyotat sur la filiation.

Le fait de travailler dans le champ de la protection de l’enfance et en tant qu’expert auprès des tribunaux m’a montré par ailleurs à quel point tous les humains étaient faillibles. Même dans les situations dites « classiques », mettant en scène un couple hétérosexuel, les choses sont complexes et il existe des échecs filiatifs. Certains parents ne parviennent pas à être père ou mère. C’est vrai a fortiori dans des situations moins classiques, dans lesquelles on sait que les risques augmentent et se démultiplient. Je me souviens de l’exemple d’un couple de femmes qui avait eu recours à un don d’ovocytes ; celle qui avait porté l’enfant ne parvenait pas, malgré l’accouchement, à se sentir mère et avait demandé à son enfant de l’appeler « tata ». Pourtant, généralement, l’accouchement fait la mère, sur un plan psychologique. L’impact de la technologie sur le psychisme peut être énorme et empêcher les personnes d’occuper pleinement cette position de parents, avec toutes les conséquences cataclysmiques que cela peut avoir au niveau de l’enfant. Une fois de plus, la question n’est pas de savoir si tout le monde peut surmonter cette situation. Tout dépend de qui l’on décide de privilégier. Mon fil rouge est, vous l’aurez compris, de donner la priorité au point de vue de l’enfant, qui n’a pas à supporter des risques scientifiques. L’utilisation de la science pour fragiliser cette position ne me semblerait, éthiquement, pas raisonnable.

Mme Blandine Brocard. Je souhaiterais vous remercier tout particulièrement d’être revenus sur ces études, auxquelles on fait dire beaucoup, mais qui comportent de nombreux biais méthodologiques et ne sont pas réellement scientifiques.

Il me semble également important de souligner, comme vous l’avez fait, que la présence d’un référent masculin dans l’entourage d’un enfant est certes importante, mais ne remplace pas celle d’un père.

Vous avez abordé la question de l’adoption par des femmes célibataires, qui constitue une situation dont il est possible d’étudier scientifiquement en France les conséquences pour ces femmes comme pour leurs enfants. Vous avez indiqué par ailleurs que les demandes d’agrément étaient, dans ce contexte, étudiées avec une attention particulière et accordées avec parcimonie. Faudrait-il selon vous revenir sur cette possibilité donnée aux célibataires d’adopter, ou pensez-vous que les limites actuellement posées permettent d’œuvrer dans le bon sens ?

Mme Agnès Thill. Merci pour ces exposés extrêmement précis et basés sur des données scientifiques.

Vous avez présenté l’agrément, dans la procédure d’adoption, comme une garantie visant à ne pas exposer l’enfant à des situations trop difficiles à vivre. Le même type de dispositif, sous forme d’une enquête par exemple, pourrait-il selon vous être envisagé dans le cas où une femme seule demanderait à bénéficier de la PMA ?

Vous avez également mentionné un risque accru, chez les enfants issus d’une AMP et de familles monoparentales, d’alcoolisme ou de suicide. Or il nous est régulièrement expliqué que le fait que ces enfants soient désirés et aient fait l’objet d’un projet parental les préservait de ces risques. Qu’en est-il ?

Vous avez, docteur Bydlowski, évoqué la relation très fusionnelle entre la femme seule et son enfant, pouvant aller jusqu’à une situation d’intolérance mutuelle. Or il se trouve que nous avons reçu, dans le cadre des soirées Colbert, une jeune adulte fille d’une mère isolée, qui nous a expliqué qu’il lui était très difficile de se disputer, de s’opposer à sa mère, dans la mesure où elle n’avait qu’elle. Cela m’apparaît être une réelle difficulté pour ces enfants.

M. Joël Aviragnet. Vous avez parlé du rôle du père comme devant permettre à la mère de s’absenter et indiqué que la construction de l’enfant se jouait dans l’alternance de l’absence et de la présence. Encore faut-il que la mère accepte de donner cette place au tiers. N’y a-t-il pas là quelque chose à travailler autour de la question du désir commun d’enfant ? Cela me paraît essentiel.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Merci pour vos apports d’expérience. Je suis particulièrement sensible au fait de partir de la place de l’enfant, plutôt que du désir d’enfant.

L’un des arguments souvent évoqués concerne le fait que les pratiques dont il est question sont autorisées ailleurs, avec des résultats apparemment probants. Comment appréhender cela ? Que ressort-il des échanges que vous pouvez avoir avec vos collègues étrangers ?

Vous avez par ailleurs indiqué que le maintien de l’anonymat des donneurs de gamètes vous semblait favorable à la construction d’une relation satisfaisante entre les parents et l’enfant issu du don. Or la question du « droit à la filiation » revient souvent dans nos discussions. Cette expression est d’ailleurs paradoxale, puisqu’il est question de filiation alors même que le donneur n’est pas reconnu comme le père.

La question des biais méthodologiques relevés dans les études m’intéresse tout particulièrement. Vous avez souligné par ailleurs que peu d’études s’intéressaient à la situation réelle des enfants. Partant de là, existe-t-il sur ces questions un consensus des professionnels de l’enfance, et en particulier des experts que vous êtes en matière de pédopsychiatrie ?

M. Patrick Hetzel. Vous avez évoqué la difficulté que crée pour les enfants le fait de ne pas pouvoir s’originer. Pourriez-vous nous préciser quelles sont, selon vous, les conséquences pour lui ?

Vous avez également mentionné la question de l’impact de la technologie sur le psychisme. Existe-t-il des études à ce sujet ?

M. Pierre Lévy-Soussan. Je vous remercie pour toutes ces questions passionnantes, auxquelles je vais tenter de répondre du mieux possible.

Lorsque j’ai commencé à travailler dans le champ de l’adoption en prenant la direction de cette consultation, j’ignorais que l’on pouvait abandonner à nouveau un enfant qui avait été adopté. J’ai donc décidé de m’intéresser tout particulièrement aux échecs de l’adoption et aux facteurs de risque. Nous étions alors très peu de professionnels à travailler dans ce domaine. Sont apparues très clairement au fil de ce travail des grilles de facteurs de risque parentaux, sur lesquelles j’ai voulu communiquer. Je n’ai évidemment pas travaillé seul et je me suis entouré de tous les professionnels de l’adoption des différents conseils généraux à travers la France, afin de tenter de lever le tabou relatif aux échecs de l’adoption. Très rapidement, a été évoqué le risque de la situation monoparentale : on constatait en effet beaucoup plus d’échecs dans les situations d’adoption par des personnes célibataires que dans les autres cas. Lorsque j’ai été auditionné à l’Assemblée nationale ou au Sénat par les différentes commissions en charge de l’adoption, j’ai insisté sur l’existence de différents facteurs de risque, parmi lesquels celui de l’âge de l’adoptant – les échecs étant plus importants au-delà de 50 ans – ou encore la situation de la personne seule. Il m’a alors été rétorqué que si ma priorité était l’enfant, celle de mes interlocuteurs était plutôt focalisée sur le monde des adultes. Je me suis donc très rapidement heurté à un mur et à ce fameux « désir d’enfant » que la société prône. S’il existait une vraie politique de prévention des échecs, prenant en compte les risques pour l’enfant, il faudrait bien sûr s’aligner sur ce que font déjà d’autres pays et interdire l’adoption par des personnes célibataires ou âgées de plus de 50 ans. Cela faciliterait énormément le travail de sélection des conseils généraux, qui est extrêmement difficile et complexe à effectuer.

L’une des questions portait sur le bien-fondé de proposer, dans le cadre de l’AMP, une procédure d’agrément, sous forme d’une enquête par exemple, inspirée de celle en vigueur pour l’adoption. Pourquoi pas ? Il faut savoir que des entretiens obligatoires avec un psychologue existent déjà, mais sans aucune conséquence sur le plan de la poursuite de la démarche d’AMP. On n’observe que très rarement des refus suite à la détection, lors de l’entretien psychologique, d’un couple à risque. Pourtant, les professionnels repèrent très bien ces couples dont la problématique de couple ou personnelle est trop importante. Les cas que nous récusons dans les agréments d’adoption sont ceux dans lesquels les enjeux par rapport à l’enfant sont beaucoup trop importants : il n’est pas envisageable de lui faire payer ce prix. C’est la raison pour laquelle nous considérons que le désir d’enfant et le projet parental ne suffisent pas. Tous les professionnels qui travaillent dans le champ de l’adoption savent bien à quel point ces deux éléments masquent des problématiques personnelles et de couple. L’enfant est ainsi parfois envisagé comme un antidépresseur, voire un moyen de sauver le couple. Il est important d’aller au-delà de ce désir. Cette grille des facteurs de risque pourrait être appliquée telle quelle aux couples envisageant le recours à la PMA. Il m’est souvent rétorqué que les deux situations sont différentes, dans la mesure où, dans le cas de l’adoption, l’enfant existe déjà, a une histoire préalable, a vécu éventuellement des maltraitances, des traumatismes : c’est vrai, mais j’ai aussi vu des échecs d’adoption avec des bébés adoptés à seulement quelques jours ou semaines. Dans ces situations, les facteurs de risque sont essentiellement parentaux. Il est évident qu’avoir une attitude préventive en matière de PMA, par le biais d’entretiens poussés tels que ceux que nous menons dans le cadre des procédures d’adoption, serait appréciable. De tels entretiens n’existent pas dans les pays qui pratiquent l’ouverture de la PMA aux femmes seules ou aux couples de femmes. Cela permettrait pourtant d’éviter les risques d’échec et les situations dans lesquelles l’enfant n’est pas considéré comme le fils ou la fille de la famille. On observe dans ces cas soit de véritables échecs, dans lesquels l’enfant est à nouveau abandonné, soit des « équivalents d’échec », c’est-à-dire des situations dans lesquelles les enfants sont éloignés, placés dans des internats, sans plus aucun contact avec la famille. Or si l’enfant ne parvient pas à se fonder au sein de la famille, il va se tourner ailleurs : cela conduit à toutes ces situations d’enfants se tournant soit vers une attirance pour le lien biologique, soit vers une autre idéologie. Cela correspond au versant psychopathique de la filiation, avec des enfants qui se refondent vers des personnes extrêmement autoritaires, qui vont parfois les pousser à commettre des actes délictueux.

Le fait que l’enfant soit l’objet d’un projet parental ne diminue aucunement les risques, car cela masque les problématiques personnelles, individuelles et de couple. L’enfant est un terrible révélateur des failles du projet parental. Si vous voulez savoir si votre couple est solide, ayez un enfant. Si vous avez encore un doute, ayez un second enfant. Il faut savoir que l’arrivée d’un enfant fait exploser 50 % des couples. Cela montre bien l’insuffisance du projet parental, qui est plus criante encore dans le cas de recours à un tiers, médical ou social, qui fragilise la venue de l’enfant.

Le rôle du père comme tiers est absolument essentiel. Encore faut-il, effectivement, que la mère l’accepte – cela motive d’ailleurs la récusation de certaines femmes dans le cadre de l’adoption, qui, dès le début de leurs projet, n’ont pas ce tiers dans leur tête.

Bien souvent, le projet des femmes célibataires, quelle que soit leur sexualité, est d’être dans un état totalement fusionnel avec l’enfant, avec une grande idéalisation, dont on sait qu’elle est l’autre versant du rejet de l’enfant, qui surviendra à un moment ou à un autre. Ainsi, le désir et le projet parental ne suffisent pas.

Concernant l’anonymat, vous évoquez une revendication d’un « droit à la filiation ». Ce terme, utilisé par les militants des origines, prouve à quel point la filiation a été un échec dans leur famille. Les ouvrages écrits par ces personnes témoignent toujours d’une souffrance personnelle et familiale qui les poussent à tenter de s’originer ailleurs. Cela se rencontre aussi bien dans l’adoption que dans l’AMP et vient signifier l’échec d’une réassociation de ce qui a été dissocié. Cela explique pourquoi j’insiste autant sur l’importance de donner à un enfant les capacités nécessaires pour effectuer cette réassociation.

Les professionnels de l’enfance se divisent en deux groupes : ceux qui sont politiquement corrects et expliquent que tout va bien, et les autres, qui acceptent de prendre le risque d’énoncer dans le champ sociétal ce qu’il en est de leur expérience clinique.

Quant à l’impact de la technologie sur le psychisme, les études dans ce champ sont difficiles à mener. Cela renvoie néanmoins à la spécificité de la réflexion bioéthique. Je rappelle que les débuts de cette réflexion font suite au code de Nuremberg et au fait d’arrêter de penser la science au détriment des expérimentations faites sur l’humain. On sait à quel point la science peut bouleverser nos représentations psychiques par rapport à l’humain. La bioéthique consiste à envisager la manière de conserver notre humanité avec la technique. L’une des façons de procéder est de suivre le fil rouge de l’enfant, qui n’a pas à payer cette hypertechnicité qui va devenir sans limite.

S’ajoutent en effet à cela des enjeux économiques : il est clair que les dons de sperme en France sont insuffisants pour faire face à l’accroissement d’une demande de la part des 5 000 à 6 000 femmes qui se rendent actuellement à l’étranger pour bénéficier d’un tel don. Les 200 à 300 donneurs suffisent à peine à répondre aux besoins des couples infertiles. L’ouverture de l’AMP conduirait donc à une marchandisation du don des gamètes. Il faut savoir que toutes les banques, en Belgique ou en Espagne, achètent leurs paillettes de sperme à la banque danoise Cryos. Cela ouvrirait à une marchandisation et à une objectivisation de la venue de l’enfant au monde, qui ne me semble absolument pas éthique.

Mme Sarah Bydlowski. Sur l’idée d’un agrément pour l’AMP sur le modèle de celui utilisé pour l’adoption, il me semble que les situations sont très différentes, y compris d’un point de vue clinique. Dans le cas de l’AMP en effet, l’enfant n’est pas encore là. Il ne s’agit donc pas de trouver « les meilleurs parents possibles ». Les cliniciens de l’AMP sont face à la pression urgente et douloureuse du désir d’enfant. Je suis dubitative vis-à-vis de la possibilité, à ce moment-là, de donner un agrément. En revanche, il me semblerait opportun, comme j’ai pu en avoir l’expérience au sein de plusieurs services d’AMP, d’essayer de travailler ensemble, en regardant les choses sous différents angles. Il est important de pouvoir entendre autrement la souffrance des adultes, d’en discuter et de pouvoir se figurer ce que pourrait être l’accueil d’un enfant, avec des équipes de pédopsychiatres. Il faudrait pouvoir réfléchir en faisant un pas de côté, en se décalant de cette pression et de cette urgence qui pèsent aussi sur les équipes médicales. Mettre en œuvre de telles collaborations me semble très important ; cela requiert toutefois un engagement du système de santé à donner des moyens suffisants pour permettre aux équipes de travailler mieux, avec cette perspective commune.

Le projet voulu, annoncé et conscient d’enfant se traduit fort heureusement dans la plupart des cas par une heureuse rencontre entre des parents et un bébé, même lorsqu’une aide médicale a été nécessaire. Dans d’autres situations, cela ne fonctionne pas. Une part échappe à la volonté : on ne maîtrise pas tout ce que l’on souhaite ou que l’on annonce. Je ne mets pas l’accent sur les situations difficiles par catastrophisme, mais simplement pour montrer que certains éléments échappent parfois à la volonté. Les équipes d’AMP sont toujours très étonnées de voir des demandes d’interruption volontaire de grossesse (IVG) après un parcours d’AMP parfois long de plusieurs années et un projet affiché comme souhaité et apparemment sans faille : la grossesse survient et, soudainement, devient vécue comme quelque chose d’insupportable. Il s’agit évidemment de situations rares, mais assez emblématiques du fait que tout, dans une démarche, n’est pas volontaire, conscient et maîtrisé – je renvoie d’ailleurs aux situations d’infertilité, qui montrent qu’il existe une part d’inconscient qui nous échappe.

Vous avez effectué un lien, judicieux à mon sens, entre relation fusionnelle entre mère et bébé et difficulté de faire face aux conflits. Le bébé humain se construit, d’une certaine façon, dans le conflit. Le psychisme est fait de conflits et de tentatives de dépassement. Les parents sont en général, dans ce domaine comme dans d’autres, les premiers interlocuteurs de l’enfant, quelles que soient les configurations parentales. Un enfant qui va le mieux du monde peut se mettre en conflit, assumer des conflits et ses parents les supporter. C’est précisément ce qui a du mal à se jouer dans une relation très fusionnelle.

Concernant la question du tiers, je suis heureuse d’avoir été aussi bien comprise : l’un des sujets principaux est en effet que la mère accepte et puisse faire une place au tiers. Il s’agit d’un premier préalable avant tout arrivée d’un enfant. Le tiers renvoie à la notion d’altérité. Il est important de pouvoir rencontrer l’altérité et pas seulement la mêmeté du collage fusionnel, pour être en mesure d’imaginer, de rêver un enfant, puis de l’attendre et de l’accueillir. Cela rejoint la différence que j’ai souhaité marquer entre « isolée » et « seule ».

La question de la pratique à l’étranger fait écho à celle des études. Il existe très peu de travaux. Je reçois beaucoup de personnes ayant eu recours aux différentes formes de dons autorisées à l’étranger, notamment en Europe. Je dois avouer que je ne comprends pas très bien la façon dont les choses s’organisent en réalité. Parfois, il est demandé à ces femmes de prouver qu’elles vivent avec quelqu’un. Je me trouve ainsi face à des femmes qui ont tenté par tous les moyens d’obtenir de fausses attestations. Cela revient à les placer dans des situations compliquées. Dans certains pays, sont pratiqués des entretiens psychologiques de l’ordre de l’agrément : or je ne suis pas certaine que ce soit la meilleure manière de faire. La semaine dernière encore, j’ai reçu une femme qui me demandait une attestation justifiant son choix. Or aucun échange n’est prévu entre l’équipe du pays étranger et nous. Il faudrait vraiment travailler au développement d’échanges entre les équipes ; les moyens de communication actuels le permettent. Cela place par ailleurs les couples et les femmes en situation de savoir qu’ils ont commis un acte transgressif du point de vue de la législation française, ce qui pèse sur la relation entre parents et enfants.

Le droit à la filiation qui n’interviendrait que par l’intermédiaire de sa valeur biologique gommerait selon moi tout ce qui relève du quotidien, des relations entre les parents et les enfants, tout ce qui a été vécu et traversé sur le plan psychique. Cela constitue une réduction extraordinaire du droit à la filiation, qui revêt en réalité une amplitude bien plus importante.

S’agissant des études internationales précédemment évoquées, j’insiste sur le fait que l’un des principaux écueils réside dans le fait qu’elles ne se basent sur aucune observation d’enfants. Les résultats ont été obtenus à partir d’auto-questionnaires, complétés la plupart du temps par les parents. Il ne s’agit pas de remettre en cause la bonne volonté des parents dans les réponses apportées à ces enquêtes ; pour autant, cela ne remplace pas des examens cliniques effectués auprès des enfants.

Vous souhaitiez savoir si un consensus se dégageait au niveau des professionnels. Je suis frappée du fait que l’expérience empirique est de plus en plus importante. En médecine, de nombreuses découvertes ont été effectuées de la sorte. L’empirisme est une façon de faire de la recherche. J’observe d’ailleurs une évolution, en France, dans le sens d’une sensibilisation de plus en plus grande à ces questions de la part des professionnels de l’enfance. Il s’agit selon moi d’une bonne chose.

M. le président Xavier Breton. Il me reste, au nom de mes collègues, à vous remercier pour cette audition.

 

 


– 1 –

RP Bruno Saintôt s.j., directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres

Mercredi 7 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Chers collègues, nous poursuivons notre séquence d’audition en accueillant le père Bruno Saintôt, directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, institution universitaire spécialisée dans l’étude et la recherche en philosophie et en théologie. Je tiens tout d’abord à vous présenter nos excuses pour le retard pris dans cette séquence d’auditions.

La révision de la loi relative à la bioéthique amène notre mission d’information, et plus généralement l’ensemble de la société française, à s’interroger sur de nombreux enjeux liés à l’avancée de la science et des techniques médicales, qui mettent en tension diverses sensibilités et convictions. Les sujets de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, de l’anonymat du don de gamètes, de la recherche sur l’embryon ou encore des diagnostics génétiques cristallisent, voire crispent, les échanges.

Nous souhaiterions connaître votre éclairage sur ces différents sujets, dans la perspective d’un débat qui se veut éclairé et apaisé. Je vais vous laisser la parole pour un exposé, avant de passer à un échange de questions et réponses.

M. Bruno Saintôt. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, merci beaucoup pour votre accueil et pour le patient travail d’écoute et de questionnement que vous menez depuis le mois de septembre. Vous m’avez présenté des excuses ; or non seulement je ne vous en veux pas de ce retard, mais je vous admire, car c’est dans l’endurance de l’écoute que peuvent s’affiner les questions. J’ai par ailleurs pu m’enrichir de l’audition précédente, ce dont je me réjouis.

Je souhaite tout d’abord saluer le travail de celles et ceux qui contribuent aux avancées de la biomédecine, des sciences, des techniques, ainsi que l’engagement de celles et ceux qui les mettent en œuvre dans la relation médicale. Nous en profitons tous très largement. Mais instruit par l’histoire, par des expériences néfastes et par la crise écologique, nous sommes, me semble-t-il, devenus plus conscients et plus critiques. Si de plus en plus de possibles nous sont proposés, ils ne sont pas toujours souhaitables pour autant. Un travail d’élaboration de normes éthiques communes et de normes juridiques est nécessaire pour répondre à la question de ce qui est souhaitable pour notre société, pour les citoyens qui la composent et pour ceux qui y seront mis au monde.

Je souhaiterais, dans le temps imparti, mettre en lumière quelques éléments du cadre éthique et juridique actuel, qui permet de réguler les pratiques, en soulignant particulièrement ce qui me paraît pertinent et cohérent et devrait donc à ce titre rester stable. Sur cette base, il me sera possible de répondre par la suite, lors du temps d’échange, à des questions plus spécifiques sur quelques-uns des neuf thèmes abordés par les États généraux de la bioéthique et soumis à l’attention du législateur.

Les trois parties autour desquelles s’articule mon exposé correspondent à trois verbes, visant à souligner le caractère opératoire de la démarche : il s’agit de « valoriser », « préserver » et « arbitrer ».

Premièrement, valoriser une conception systémique de la bioéthique et du droit relatif à la bioéthique.

Les neuf thèmes ouvrent des problématiques si variées, parfois si complexes, que le travail du législateur pourrait ressembler à une collection de problèmes juxtaposés, qu’il suffirait de traiter séparément puis de rassembler dans un corpus juridique cumulatif. Cette méthode de travail ne convient pas.

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et le Conseil d’État ont, chacun à leur manière, insisté sur une méthode globale, privilégiant une démarche systémique plutôt qu’agrégative ou cumulative.

Pour conduire la réflexion éthique, le CCNE a notamment posé d’emblée la question suivante : « quel monde voulons-nous pour demain ? » Cela signifie bien qu’il est impossible de traiter de la bioéthique en séparant, comme le font certains, dont parfois le CCNE lui‑même et l’Ordre des médecins, les questions médicales, sociétales, sociales, politiques et économiques. Ces séparations me paraissent relever davantage d’un art de l’esquive que d’une véritable confrontation à l’ampleur des questionnements éthiques et juridiques dans lesquels ces différents domaines sont en interdépendance et en interaction. La question éthique n’est pas seulement de savoir, comme cela a été évoqué lors de la précédente audition, comment rester humain avec la technique, mais aussi avec l’emprise économique et la structuration des relations sociales.

De son côté, le Conseil d’État a également souligné l’importance d’une démarche systémique, en rappelant la cohérence de ce qu’il a qualifié de « modèle bioéthique français ». Ce modèle conjugue les principes de dignité, de liberté et de solidarité, auxquels il faut désormais ajouter, dans le sillage de la décision du Conseil constitutionnel, le principe de fraternité, qui englobe et dépasse celui de solidarité.

De ce point de vue systémique, la focalisation constatée sur les questions de début et de fin de vie n’est pas liée à l’obsession de quelques groupes, parfois taxés de conservateurs, mais à la perception commune, de la part de nombreux citoyens, que les questions du début et de la fin de la vie posent des problèmes fondamentaux, qui interagissent avec tous les autres domaines : en effet, la vie humaine y est alors la plus exposée non seulement à la fragilité, mais aussi aux questionnements sur le sens, les valeurs et la structuration des relations personnelles, interpersonnelles et sociales. Il ne faut donc pas s’inquiéter de cette focalisation, mais la considérer et l’élargir, en intégrant les autres problématiques éthiques.

De ce point de vue systémique encore, l’économie n’est pas simplement, comme on peut le lire dans un certain nombre de rapports, une condition de faisabilité qui intervient après la décision éthique, mais une question de justice, notamment dans la répartition des dépenses de santé publique, donc dans la régulation des dépenses dans un système de solidarité nationale.

Deuxièmement, préserver la cohérence du modèle éthique et juridique français.

Selon la conception française, le droit ne consiste pas seulement à réguler la violence, ni même à arbitrer des conflits d’intérêt ou des atteintes à la vie privée, mais à instituer les relations. Nous avons d’ailleurs entendu précédemment les docteurs Lévy-Soussan et Bydlowski souligner l’importance de la structuration, de l’institution des relations, depuis les relations de parenté et de filiation jusqu’aux relations avec la personne décédée et par exemple au possible prélèvement d’organes. Il conviendrait donc de s’interroger, à chaque modification juridique, sur les modèles relationnels, avec notamment les critères de reconnaissance, d’égalité, de solidarité induits entre les personnes et dans la société.

Pour instituer ces relations, le droit français repose sur une certaine conception de la personne, voire une certaine anthropologie, et régule les interactions entre les personnes par de grands principes éthiques et juridiques, qui forment le « modèle bioéthique français ». Ce modèle est indissociable d’un modèle de société, marqué notamment en France par la solidarité économique dans le soin.

La question centrale sera à mon sens de décider si ce modèle doit changer ou non. Il faudra pour cela avancer de bons arguments. Mais une autre stratégie, plus redoutable sans doute, pourrait être mise en œuvre : elle consisterait à faire comme si ce modèle restait inchangé, tout en le « détricotant » de façon plus ou moins consciente. Nous en avons eu quelques échos précédemment, avec le critère de la gratuité.

Permettez-moi de partager avec vous quelques éléments sur la conception de la personne en société, qui fait à mes yeux figure d’argument fondamental, intégrateur. Je souhaiterais aborder cette notion du point de vue juridique, mais aussi sous l’angle de la science et du soin.

Du point de vue juridique, le Conseil d’État a rappelé qu’en droit français la personne ne se limitait pas au sujet d’attribution des droits, à la seule conscience ou encore à la seule volonté capable de décider. Le concept juridique de personne s’est progressivement enrichi. Ainsi, le corps est considéré de façon inséparable de la personne et n’est à ce titre ni instrumentalisable, ni monnayable, ni à la libre disposition de sa propre volonté. Je cite le Conseil d’État : « Ce n’est que progressivement que l’ensemble des attributs de la personne, que ce soit le corps, son image, sa réputation, ont fait l’objet d’une protection spécifique, dans une conception moniste du rapport de l’être au corps, considérant que l’enveloppe charnelle est indissociable de la personne, affirmant l’indivisibilité du corps et de l’esprit. » Cette notion d’indivisibilité du corps et de l’esprit conduit à une conception unifiée de la personne, où les dimensions physiques, psychiques, relationnelles, sociales, voire spirituelles, sont à prendre en compte toutes ensemble.

Cette compréhension multidimensionnelle et, si possible, unifiée ne relève pas seulement du droit, mais aussi d’une approche scientifique, soucieuse désormais d’étudier conjointement les données génétiques et les facteurs épigénétiques qui en régulent l’expression, comme l’a rappelé Thierry Magnin ici même voici quelques jours. Les modèles heuristiques qui ont permis de mieux comprendre scientifiquement l’être humain au cours de l’histoire, comme l’homme machine, puis l’homme neuronal, l’homme informatique, formé du software de l’esprit et du hardware du corps, ou encore l’homme génétique, se sont donc complexifiés, au nom même de la démarche scientifique.

Cette compréhension multidimensionnelle et unifiée résulte aussi des évolutions du soin. Dans les années 1950, certains médecins et soignants se plaignaient déjà de la prédominance d’un modèle de soin centré sur les pathologies, donc sur les atteintes physiologiques, et réclamaient une « médecine de la personne ». En réaction à ce modèle réductionniste et au nom du bien du patient et de la relation médicale, ils ont voulu développer une médecine prenant en compte les différentes dimensions de la personne. Ainsi, dans les années 1970, le psychiatre américain George Engel popularisa un modèle biopsychosocial du soin, qui influença notamment les soins infirmiers.

En conclusion, cette compréhension unifiée, justifiée du triple point de vue juridique, scientifique et médical, renvoie dos à dos les tenants du tout-biologique et ceux du tout-culturel, les défenseurs du pur naturalisme moral, pour lesquels les règles éthiques seraient directement lues dans les données biologiques et corporelles, et ceux du pur constructionnisme moral, caractérisé par des règles éthiques construites sans rapport avec la condition corporelle.

En poursuivant cette ligne d’argumentation, il me semble possible d’envisager un enrichissement du concept juridique de personne, en intégrant par exemple les données génétiques qui caractérisent le corps, mais aussi en traitant ce fameux droit à connaître ses origines – droit et non obligation –, puisque l’histoire de la personne ne lui est pas extrinsèque, mais en tisse l’identité. Cette approche par le droit de la personne permettrait à mon sens de dépathologiser la question de l’accès aux origines et de ne pas la limiter simplement aux possibles conséquences pathologiques sur la construction de l’identité.

Dans le prolongement de cette présentation rapide d’une conception de la personne en société, qui insiste sur les différentes dimensions de la personne et sur son unité, je souhaite évoquer à présent quelques principes régulateurs des relations sociales et médicales. Cette conception est corrélée à des principes éthiques et juridiques dont les plus importants
– dignité, liberté, solidarité – sont mentionnés par le Conseil d’État pour dessiner le « modèle bioéthique français ».

Je me contenterai de formuler quelques remarques, en commençant par le principe d’égalité, qui m’apparaît comme le plus malmené dans l’argumentation éthique et juridique, et son corollaire, le principe de non-discrimination. Je plaiderai en fait pour une utilisation correcte de ce principe d’égalité. Le législateur est certes souverain, mais il ne peut pas décider de procéder à des changements en les justifiant par l’utilisation erronée des concepts juridiques actuels. Par exemple, si le législateur veut justifier du point de vue du droit l’assistance médicale à la procréation (AMP) pour toutes les femmes, il ne peut pas employer le concept juridique du principe d’égalité tel qu’il est actuellement défini. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État convergent sur ce point. Il faut par conséquent soit trouver une autre justification éthique et juridique pour ce problème spécifique, soit clairement assumer le changement en déclarant que ce principe d’égalité a désormais une autre signification, en le justifiant et en en mesurant toutes les conséquences éthiques et juridiques.

Le deuxième principe que je souhaite évoquer est le principe de fraternité. Il me semblerait important qu’à l’occasion de la révision de la loi relative à la bioéthique le législateur prenne la mesure de la nouveauté et de la consécration juridique de ce principe. Comme le souligne l’étude annuelle du Conseil d’État intitulée La citoyenneté : être citoyen aujourd’hui, publiée le 27 septembre 2018, « la fraternité reste encore le parent pauvre » de la Constitution : « Ses effets juridiques directs n’ont été consacrés que très récemment, par une décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 en vertu de laquelle la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle. […] La fraternité consacre notre dépendance mutuelle et appelle chaque citoyen à apporter sa contribution pour faire vivre le projet collectif. L’acceptation de nos interdépendances, pour mieux combattre nos vulnérabilités, invite à repenser le sens de notre idéal de citoyenneté, qui est aussi l’idéal d’une nation civique. »

L’étude du Conseil d’État précise bien que la fraternité ne se réduit pas à la solidarité ; elle est plus fondamentale, plus englobante, parce qu’elle introduit au moins, à mon sens, trois caractéristiques relationnelles : une relation de reconnaissance d’autrui et de sa dignité, c’est-à-dire de sa valeur absolue d’être humain ; une relation de participation à la pensée et à l’action communes, alors que la solidarité peut rester unidirectionnelle, voire paternaliste ; enfin, une obligation envers autrui, qui vient contrecarrer les projets très libéraux, la domination des logiques économiques, y compris dans le marché le plus prometteur qu’est la santé, sur lequel tous les GAFA se ruent, ainsi que les éthiques minimales réduites au seul principe de non-nuisance à autrui. La consécration constitutionnelle du principe de fraternité permet d’être plus ferme sur les arbitrages des politiques de santé publique, d’assumer les priorités, d’examiner la justice de répartition des biens de santé.

J’insiste également sur la nécessité d’une conception objective du principe de dignité, ainsi que l’indique le Conseil d’État. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez.

Troisièmement, arbitrer des débats en fonction de ce modèle éthique et juridique.

Concernant la question de l’AMP pour les couples de femmes ou les femmes seules, il me semble que certains principes simples pourraient être adoptés. Le premier est que, de façon générale, la procréation humaine doit rester un événement humain, échapper aux logiques utilitaristes, instrumentalisantes, voire commerciales. Seules des personnes engendrent des personnes, dans une relation personnelle. Le problème de l’AMP pour les couples de femmes ou les femmes seules telle qu’elle est envisagée réside dans le fait qu’elle organise ab initio l’éviction juridique du père. Comment promouvoir une société de la reconnaissance mutuelle, qui est une composante de la fraternité, si le père est réduit à un simple fournisseur de matériau génétique ? Donner des gamètes n’est pas équivalent à donner du sang : c’est permettre à quelqu’un de venir au monde. La réciproque est vraie pour la gestation pour autrui (GPA) qui organise l’éviction juridique de la mère. Comment construire une société de la reconnaissance mutuelle dans ces conditions ?

La notion juridique d’intérêt supérieur de l’enfant, comme une butée de la pensée et de l’éthique, m’apparaît également être un élément central. Elle est mentionnée dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui précise que « l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ». Mais comment les députés vont-ils en tenir compte dans les délibérations et une fois la loi votée, si elle l’est ? De plus, qui va définir les critères de l’intérêt de l’enfant ? Les médecins ? Au nom de qui et de quoi ? L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) recommande ainsi, à la page 70 de son rapport, la chose suivante : « Pour toute demande d’AMP avec don de gamètes ou d’embryon, votre rapporteure insiste sur la nécessité de prévoir un entretien préalable avec une équipe pluridisciplinaire comprenant des psychologues et des pédopsychiatres, en vue de prendre en considération l’intérêt de l’enfant dont la naissance est souhaitée, de la même façon qu’en vue d’obtenir l’agrément dans la procédure d’adoption plénière. » Qui va formuler ces critères ? Allons-nous laisser ce soin aux médecins, aux psychologues, aux pédopsychiatres ? Quel consensus pourra-t-il s’établir pour fixer ces critères ?

Je remarque aussi que les procédures d’appariement ne sont jamais discutées dans les réflexions. Comment va-t-on choisir le profil du père, que l’on veut justement éliminer ? Au hasard, dans une banque de sperme ? Sur quelles caractéristiques, physiques ou autres ? En effet, l’homme du couple, qui servait de référence pour les appariements dans le cadre d’un couple hétérosexuel, fait ici défaut. Il y aura donc bien un choix, non pas de matériau génétique, mais de « quelqu’un », avec certaines caractéristiques plus ou moins fantasmées. Que vont s’autoriser ou non les médecins ? Sera-ce aux couples de femmes, éventuellement en interaction avec les médecins, de décider des critères d’appariement ?

De plus, la question du financement n’est, selon moi, pas évaluée. Cela concerne la situation présente, c’est-à-dire les procédures de remboursement des personnes qui se rendent à l’étranger, mais aussi, dans l’hypothèse où ces pratiques seraient autorisées en France, un éventuel inversement du flux de l’itinérance procréative, dont la France pourrait devenir une destination. Si le recours à l’AMP était gratuit en France pour les femmes seules et les couples de femmes, qu’est-ce qui empêcherait, au niveau du droit européen et des conventions entre les pays pour rembourser les frais de santé, le processus de s’inverser ? La question de l’évaluation du financement et des procédures afférentes ne me semble pas anodine.

La procréation ne doit pas reposer sur l’occultation du tiers qui a concouru à la venue au monde d’une personne. C’est à mon sens la seule manière de conserver une relation humaine. Il me semble à ce propos que le législateur devrait anticiper juridiquement la prochaine réalisation technique des gamètes artificiels. De nombreuses recherches sont menées à ce sujet et cette pratique est déjà opératoire chez les souris. Peut-être, dans les années qui viennent, les gamètes artificiels seront-ils disponibles pour l’humain. Cela pourrait consacrer l’élimination juridique du tiers, mais aussi l’élimination biologique de l’un des deux sexes. Il serait alors possible de ne pas naître du « deux », c’est-à-dire de la relation, mais de l’« un ». Je pense qu’il faut vraiment prendre cela très au sérieux, dans la mesure où cela donne lieu à de nombreuses études actuellement.

Je souhaiterais, pour conclure, aborder brièvement la question de la régulation des tests génétiques de diagnostic et de dépistage. Il faut selon moi garder fermement la régulation médicale des tests génétiques, à la fois pour le bien des patients et pour la qualité de la relation médicale. Ces tests doivent être fiables. S’ils sont prédictifs, il convient de savoir ce que signifie cette prédiction du point de vue médical. Je sais que vous avez reçu à ce propos des personnes plus compétentes que moi.

Les tests doivent également être parlés, expliqués, compris, socialement et individuellement, ce qui suppose qu’ils aient lieu dans le cadre d’un accompagnement médical, depuis la prescription jusqu’à l’interprétation et au suivi. L’information doit être claire, loyale, c’est-à-dire scientifique, et appropriée. Les tests doivent être régulés par des règles éthiques, dont le secret – notamment vis-à-vis de l’employeur –, la non-discrimination des personnes atteintes et à venir, ce qui est l’un des enjeux du diagnostic préimplantatoire (DPI) et du diagnostic prénatal. Il ne faut pas oublier non plus que les tests préconceptionnels seront également associés au DPI.

Les tests doivent enfin prendre en compte les effets personnels et sociaux de la prédiction. La prédiction génétique ne doit pas remplacer le destin qui sévissait dans certaines conceptions antiques, ni l’astrologie des croyances populaires. Il ne faut pas oublier que la prédiction, c’est-à-dire un avenir envisagé, configure le présent. Que faire de pourcentages de malchance de déclarer telle ou telle maladie ? Il faut savoir que le futur envisagé ressurgit sur le présent : chez certaines personnes, l’angoisse suscitée par ces tests est très grande. Qui les accompagnera ? Il ne faut donc pas seulement considérer un critère de scientificité, mais aussi l’effet individuel et social des prédictions. Comment allons-nous nous emparer collectivement des malchances qui vont peser sur nous ? Ces dernières vont conditionner notre rapport à la maladie et à la vie ensemble.

Je vais arrêter là mon exposé, car j’ai déjà dépassé le temps qui m’était imparti. J’aurais souhaité aborder bien d’autres points, que je pourrai développer en répondant à vos questions. Merci de votre écoute.

M. le président Xavier Breton. Nous avons eu beaucoup de plaisir à vous entendre.

Ma question porte davantage sur la forme des débats que sur le fond. Vous êtes un observateur de la bioéthique et de son évolution, notamment dans l’espace politique. Il semble qu’un certain consensus existait lors des lois de 1994 et de 2004, alors que des divergences s’expriment de plus en plus depuis quelques années. Partagez-vous ce constat ? Dans l’affirmative, comment l’expliquez-vous ? Pensez-vous que ces divergences sont artificielles ou font écho à des lignes de fond mises en jeu à l’occasion des débats de ces dernières années ?

M. Bruno Saintôt. On constate effectivement de grandes évolutions, qui étaient déjà perceptibles dès les lois de 1994, mais se manifestent de manière beaucoup plus ferme aujourd’hui. Pour ce qui concerne le législateur, il existe selon moi des conceptions différentes du rapport entre l’individu et le politique. La France a une conception extrêmement régulatrice des droits et des intérêts des personnes : par exemple, je n’ai pas le droit de vendre mes organes, ni de faire commerce de mon sang. Il n’existe pas, en droit français, de droit fondamental à disposer de soi. La loi exerce, notamment au nom du principe de dignité, une action contraignante sur les individus, en fonction de ce qui honore ou non la dignité de la personne.

Nous disposons en outre d’un modèle de solidarité, mis en place au lendemain de la Seconde guerre mondiale avec un très beau consensus social et politique, qui me semble de nature à réguler les choses dans le bon sens : puisque nous sommes solidaires dans les dépenses de santé, nous ne pouvons pas tout faire et il convient de définir des priorités.

Face à ce modèle, existe un système beaucoup plus libéral, qui s’origine dans la tradition anglo-saxonne, avec les écrits de John Locke et John Stuart Mill. Il se fonde sur la figure de l’individu souverain, sur son corps, son psychisme, face à un État qui n’est là que pour assurer la coexistence pacifique des citoyens, la réalisation du principe de non-nuisance à autrui. Or ce modèle, comme celui de l’éthique minimale, travaille la société française : puisqu’il existe au sein de la société française des gens ayant des modèles éthiques extrêmement différents, l’une des possibilités serait de se mettre d’accord sur un minimum éthique se résumant au principe de non-nuisance à autrui. Je vous renvoie aux travaux de Ruwen Ogien sur l’éthique minimale. Cette vision peut dans un premier temps sembler extrêmement séduisante, puisqu’elle consiste, faute de pouvoir atteindre un consensus, à s’entendre sur le minimum éthique, à savoir le principe de non-nuisance à autrui, et, pour le reste, à laisser l’individu souverain sur son corps et son esprit. Qu’est-ce qui empêcherait alors un individu de vendre ses organes ? Cet autre modèle, très tentant, travaille en profondeur la société française. C’est la raison pour laquelle la reconnaissance du principe de fraternité, qui est l’oublié de la devise républicaine, me paraît extrêmement importante : l’existence d’une solidarité sociale impose en effet de réguler un certain nombre de dépenses de santé. C’est parce que nous nous tenons ensemble, avec nos vulnérabilités et nos fragilités, que nous devrons réguler ces dépenses et que nous ne pourrons pas tout faire. Le législateur est depuis longtemps très gêné lorsqu’il s’agit de refuser : autoriser est magnifique, mais il est très compliqué d’interdire, de poser des limites, de définir des priorités. Je vous comprends parfaitement. Le CCNE a publié de bons travaux sur le modèle de médecine que nous avons mis en œuvre et la nécessité d’instaurer un système de priorités. Cela supposerait d’identifier des biens de santé fondamentaux pour tous. Sur cette base, il serait ensuite possible de refuser certaines pratiques, ne serait-ce qu’au niveau financier. Sommes-nous capables de le faire ? Il me semble qu’il s’agit là du défi à relever.

Une autre solution consisterait à adopter un modèle beaucoup plus libéral. L’Assemblée nationale pourrait dire que l’on conserve le modèle bioéthique français, avec son principe de solidarité, tout en le détricotant ou en le laissant se détricoter tout seul, par exemple par des atteintes au principe de gratuité. Il n’est ainsi pas réaliste d’autoriser une pratique nécessitant la mise à disposition d’une ressource dont on manque déjà.

Ces évolutions tiennent à la conscience politique du citoyen. Il est donc essentiel de travailler le lien politique. Sans cela, nous risquons de nous retrouver face à une collection d’individus qui vont réclamer des choses à l’État, mais ne se sentiront obligés par rien ; d’où la pertinence du principe de fraternité, qu’a commencé à retravailler le Conseil d’État dans son rapport. Je pense qu’il convient d’en tirer des conclusions. Il faudrait par exemple spécifier ce qu’ajoute le principe de fraternité au principe de solidarité et en tirer des conséquences.

Le problème majeur réside dans le lien social qui nous tient ensemble dans une même société et fait que nous sommes solidaires ensemble face à la maladie, aux aléas de l’existence, au chômage, etc. Souhaitons-nous garder ce modèle ? Dans l’affirmative, il faut avoir conscience du fait que nous ne pourrons pas tout faire. Il faudra définir des priorités.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je citerai ici Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ». Cette formule, appliquée à nos réflexions, invite à avoir confiance et à ne pas sous-estimer la capacité d’adaptation de l’humain, et plus encore des enfants, à des circonstances diverses. La confiance n’exclut toutefois pas la prudence. Ne pas avoir peur ne signifie pas être téméraire et se lancer dans l’aventure sans en avoir envisagé les impacts.

Parmi les questions concrètes que vous avez évoquées, figure la possibilité d’extension de la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes seules, pour laquelle on peut considérer qu’il existe des inconvénients – absence de père, environnement pas toujours très tolérant à l’égard des enfants concernés –, mais aussi des avantages, puisque le fait pour ces enfants d’avoir été très désirés est une chance pour leur développement. Êtes-vous d’accord avec la réflexion, formulée par M. Jean-François Delfraissy, président du CCNE, disant que le plus souvent il ne s’agit pas d’arbitrer entre le bien et le mal, mais de choisir, de façon nuancée, entre différentes conceptions du bien ? Cette réflexion vous apparaît-elle pertinente ?

Vous avez évoqué l’intérêt de l’enfant, qui est évidemment notre priorité. Mais, là encore, il en existe plusieurs visions. Sur le plan concret, l’intérêt prioritaire des enfants nés de gestation pour autrui (GPA) à l’étranger et qui viennent ensuite en France est de se voir reconnaître, comme le recommande la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), des conditions de filiation et des droits égaux à ceux des autres enfants. Pourquoi devraient-ils être pénalisés ? Notre société peut, si elle le souhaite, condamner la GPA sur notre sol, mais pourquoi pénaliser les enfants ? Seriez-vous d’accord avec l’idée d’une reconnaissance des droits et d’une transcription de la filiation de ces enfants ?

Concernant l’extension de la PMA à toutes les femmes, l’intérêt prioritaire de l’enfant peut aussi, selon le regard que l’on pose sur ces situations, inciter y à être favorable ou au contraire à se montrer plus restrictif vis-à-vis de cette ouverture.

Pour ce qui est de l’accès aux origines, l’intérêt de l’enfant est de disposer d’informations sur le donneur de gamètes. Beaucoup le réclament.

Seriez-vous d’accord pour que cette notion d’intérêt prioritaire de l’enfant soit déclinée dans ces différentes circonstances ?

Vous avez également abordé la question des probabilités et posé la question de ce que nous pourrions faire des informations génétiques recueillies à l’occasion des tests. Or nous sommes déjà habitués à ce type de situation. Jusqu’à présent, lorsque dans une famille la mère et la grand-mère ont eu un cancer du sein, on sait que la petite-fille a une forte probabilité d’être touchée : elle est donc davantage surveillée, a des mammographies plus fréquentes, peut être dépistée tôt et ainsi guérir. La seule différence est qu’aujourd’hui les choses deviennent plus scientifiques, plus rigoureuses, moins empiriques. Je sais bien que la difficulté sera de tracer une limite, mais imaginons que certains gènes indiquent qu’un individu a trente fois plus de risques de développer un diabète que la population générale : il s’agit là d’une information importante pour un jeune, qui pourra surveiller l’apport en sucre dans sa ration alimentaire et pratiquer régulièrement un exercice physique. Dans ce cas, soit le diabète n’apparaîtra pas, soit il ne se déclarera que beaucoup plus tard dans sa vie, car, ayant eu connaissance de ce risque présent dans son patrimoine génétique, cet individu aura pris les précautions nécessaires.

Je termine en évoquant diverses perspectives, dont la fabrication des gamètes à partir d’autres cellules ou encore l’utérus artificiel. Au cours des prochaines décennies, de nombreuses possibilités vont indubitablement se développer, ici ou ailleurs. Faudra-t-il les accepter, les encadrer ? Cela va assurément susciter de plus en plus de questionnements. Seriez-vous d’accord avec la proposition, que le président de notre mission et moi-même formulons, de créer une délégation parlementaire permanente qui puisse analyser ces évolutions, au lieu d’attendre tous les cinq ou sept ans la révision périodique de la loi relative à la bioéthique ? Il s’agirait d’exercer une vigilance, une veille, nous permettant d’énoncer les problèmes dès leur émergence et de mettre en place les moyens de réflexion adaptés, afin d’éviter de se retrouver face à des évolutions scientifiques sans avoir eu le temps d’y réfléchir sereinement en anticipant.

M. Bruno Saintôt. Merci, monsieur le rapporteur, d’avoir convoqué une autorité que je ne me serais pas permis d’évoquer dans cette assemblée... (Sourires.) Vous avez raison : n’ayons pas peur. La peur est en effet très mauvaise conseillère, à l’échelle individuelle et plus encore au niveau collectif, et il faut affronter les problèmes avec raison, en analysant l’état de la science et les données qu’elle peut raisonnablement nous apporter. 

Concernant votre dernière remarque, il est vrai qu’organiser un grand débat tous les cinq ou sept ans ne semblent pas vraiment adéquats, car cela donne le sentiment de devoir tout remettre en scène et en question à chaque fois, allant jusqu’à rediscuter les principes fondamentaux. Votre proposition de créer une délégation parlementaire permanente, assurant une fonction de vigilance, me paraît pertinente. Il s’agirait en somme, compte tenu de l’état du droit, des sciences, des valeurs propres à notre histoire française, de voir comment affronter ou devancer un certain nombre de problèmes, comme celui des gamètes artificiels. Je pense honnêtement que cela va advenir, plus rapidement sans doute que l’utérus artificiel. Il est possible de devancer certaines évolutions en émettant par exemple un interdit fondamental ou en se fondant sur une référence éthique, traduite juridiquement : cela pourrait conduire à considérer que certaines pratiques constituent une instrumentalisation des personnes, que le lien humain propre à la procréation humaine constitue une valeur de référence. On pourrait de même convoquer le principe de dignité, en indiquant que le fait pour un enfant de grandir dans un utérus artificiel ou de résulter de la fécondation d’un ovocyte par des gamètes produits par les cellules de sa propre mère contreviendrait à la dignité de la personne, dans la mesure où l’enfant ainsi né ne serait pas le fruit d’une relation. On pourrait devancer juridiquement des questions de ce type.

Votre proposition d’exercer une vigilance me semble également pertinente dans la mesure où cela supposerait d’entretenir un débat social et politique permanent sur les évolutions des sciences, sans tout remettre en question, comme c’est le cas lors des révisions périodiques, quelle qu’en soit la fréquence. Je crois que le CCNE a évoqué ce point dans son rapport. Certains principes et valeurs fondamentales ont été posés, depuis des dizaines d’années, qu’il convient de maintenir, et à partir desquels on peut aborder les questions nouvelles. Il est important d’entretenir cette réflexion collectivement, car ces questions concernent le lien social. Il ne s’agit pas seulement d’attribuer un nouveau droit à une catégorie de personnes, mais aussi de construire une forme de lien politique. Il ne faut pas avoir une conception de la bioéthique à l’opposé de ce qui nous fait construire une existence politique commune : les deux sont liés. C’est la raison pour laquelle je plaide pour une vision systémique de la bioéthique.

Vous avez également évoqué la question de la plasticité humaine. J’ai présenté un modèle des différentes dimensions de la personne, incluant le physique, le psychique, le social, le relationnel, voire le spirituel. Cela se situe à l’opposé à la fois du tout-biologique et du tout-culturel. Il faut tenir tous ces éléments ensemble, ce qui suppose effectivement une certaine plasticité. Les systèmes de parenté nous apprennent, au niveau anthropologique, qu’il existe une grande variabilité. Néanmoins, cette plasticité nous autorise-t-elle tout ipso facto ? Le fait que certains enfants aillent bien ne justifie pas nécessairement le recours à une pratique donnée. Il est avant tout nécessaire de voir si cette pratique contrevient à des valeurs essentielles au niveau éthique, à des principes juridiques fondamentaux de notre droit ou encore à l’idée que nous avons de l’humanité de l’homme. Qu’est-ce qui nous fait rester humains, dans un contexte d’évolution de la technique ? Et comment rester humains ensemble ?

La plasticité est un élément extrêmement important à prendre en compte, mais elle n’est pas le seul. Dans un article que j’avais publié dans la revue Études, j’expliquais que si l’on considérait simplement le fait que les gens s’adaptent, alors il apparaissait que certaines personnes pouvaient s’adapter, par exemple, à des conditions de travail très mauvaises. On pourrait ainsi estimer que certains migrants seraient ravis d’avoir un emploi et se contenteraient d’être payés deux fois moins que les autres salariés : d’un point de vue conséquentialiste, ils seraient satisfaits et leur employeur également. Cela ne produirait aucune conséquence négative au niveau de la personne. Pour autant, une telle pratique ne serait pas acceptable, dans la mesure où elle contrevient à une notion fondamentale de la justice. La plasticité ne justifie pas tout. Il en va de même pour le conséquentialisme éthique, c’est-à-dire le fait de tout justifier par des enquêtes. Dans cette logique, le fait de montrer qu’il n’existerait pas plus de conséquences néfastes pour ces enfants que pour les autres suffirait à valider la pratique. Or on ne peut justifier le recours à une pratique par des conséquences constatées, connaissant par ailleurs les biais méthodologiques importants, évoqués lors de la précédente audition, que cela comporte. Quand bien même cette constatation serait exacte, elle ne suffirait pas pour argumenter. Nous n’avons pas, en France, une vision conséquentialiste de l’éthique, puisque nous nous appuyons sur de grands principes comme la dignité, la liberté, la fraternité.

Le point central de l’argumentation ne consiste absolument pas à remettre en cause les capacités éducatives des parents. Mais que signifie-t-on, individuellement, socialement, quand on occulte le tiers, en l’occurrence le tiers donneur ? Il s’agit d’un problème politique. Quelle est la signification politique, du point de vue des relations, d’une telle occultation du tiers donneur, c’est-à-dire d’une personne ayant contribué, en donnant d’elle-même, à la venue au monde d’une autre personne ? Je pense que l’on peut faire de cette question une lecture politique, du point de vue d’une politique de la reconnaissance. Mon message est donc que la plasticité humaine ne justifie pas tout, tout comme les conséquences d’une action ne suffisent pas à en justifier le bienfondé.

L’une de vos questions portait sur la notion de bien. Souvent, l’on arbitre entre différents biens. Le fait de disposer d’un système de priorités aide à choisir. Il est vrai que l’éthique se déplace dans le gris : il est rare que l’on se situe dans le noir ou le blanc. Il arrive toutefois que les principes éthiques forts sur lesquels nous fondons notre réflexion nous donnent un signal. Si nous prenons au sérieux l’adjectif « supérieur » dans la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant », nous sommes incités à prendre prioritairement en compte la situation de l’enfant. Cela supposerait par exemple, dans les études auxquelles faisaient allusion les docteurs Lévy-Soussan et Bydlowski, de commencer par enquêter auprès des enfants eux-mêmes. Cela ne nous dit pas tous les critères éthiques et juridiques qui qualifient l’intérêt de l’enfant, mais cela nous donne un point de vue de méthode et de priorités. Je crois que c’est très important. Des systèmes de priorités ont ainsi été définis dans la société pour qu’elle se construise. On a par exemple considéré que pour bâtir une société solidaire, il fallait commencer par montrer du respect aux plus faibles. C’est par ce biais que l’on construit la médecine, que l’on argumente pour soutenir le lien social. Le respect des plus faibles est aussi un principe éthique fort, qui nous sert à arbitrer, à réguler lorsque des biens différents se rencontrent : intérêt des enfants et des parents, intérêt personnel et social. Des grands principes ont structuré pendant longtemps notre existence commune. L’humanité s’est honorée en construisant le lien social et politique à partir de la préoccupation du plus faible. Cela peut changer ; mais une telle évolution soulèverait de nombreux problèmes.

Concernant l’intérêt de l’enfant, vous avez évoqué la GPA. Or il m’apparaît que les enfants concernés ne sont pas sans filiation, puisqu’ils arrivent d’un pays étranger où leur filiation est reconnue. Les enfants ne sont pas le problème. La difficulté réside dans ce qui a été mis en œuvre pour qu’ils viennent au monde. Le fait qu’un enfant ait coûté 100 000 euros et l’éviction, y compris juridique, de la mère posent selon moi un problème éthique. La priorité du législateur est, de façon fort compréhensible, que ces enfants aient une filiation stable ; pour autant, cela ne doit pas empêcher de reconnaître qu’il y a un problème éthique majeur dans le fait qu’un enfant coûte 100 000 euros. Cela pose des questions du point de vue du droit et des valeurs que nous défendons en France. Peut-on réguler cela ? Ce n’est possible qu’à la condition de définir des règles à l’échelle internationale. La bioéthique est systémique en France, mais aussi au niveau européen, voire international. Un problème éthique majeur comme celui-là ne peut se réguler uniquement en France.

L’une de vos questions concernait enfin la prédiction. On assiste actuellement à un changement d’échelle technique et politique, au niveau des adultes, mais aussi en termes de possibilités offertes par le diagnostic prénatal, par le biais notamment des techniques non invasives. On peut ainsi, en fonction des critères choisis, décider que tels enfants ne viendront pas au monde. La question de la prédiction ne concerne donc pas seulement les adultes, auxquels elle peut apporter des informations quant à une manière de se préparer, d’anticiper la survenue d’une maladie. Il faut par ailleurs tenir compte du fait que certaines personnes souhaitent savoir, d’autres non. Il est donc important de laisser aux individus la liberté de savoir ou ne pas savoir. Mais l’enjeu majeur de la prédiction, souligné par de nombreux rapports qui reprennent le concept d’eugénisme libéral, concerne les enfants. Le risque est que ces prévisions et prédictions servent de plus en plus à sélectionner des critères qui ne relèveront pas des « pathologies d’une particulière gravité ». L’extension des techniques non invasives du diagnostic prénatal me semble un problème éthique majeur, qui devrait donner lieu à une régulation.

M. Patrick Hetzel. Les lois de bioéthique avaient pour objectif de maintenir la place de l’humanité par rapport à la technique. Il peut en effet exister, à partir des techniques, une tentation totalitariste, dont l’histoire nous a montré les dérives possibles. S’ajoute à cela une tentation démiurgique lorsque l’on se situe uniquement dans une vision de la technè. En tant que législateur, nous essayons de fixer des limites, donc des interdits. Selon vous, où les limites à ne pas franchir devraient-elles se situer ? La question du bien et du mal est évidemment complexe. Il n’en demeure pas moins que le rôle du législateur est de poser des barrières, en tenant compte des éventuels risques et conséquences. Comment définiriez-vous cette « ligne rouge » à ne pas dépasser, d’un point de vue légal, par rapport notamment à la procréation ?

M. Bruno Saintôt. La question de savoir ce qui constitue l’humanité de l’homme ou la dignité de la personne donne lieu à de nombreux débats. On peut par exemple se référer, en droit français, à des principes comme la non-patrimonialité ou la non-instrumentalisation du corps. Qualifier positivement ces deux notions est toutefois assez difficile. À défaut de définition positive, l’histoire nous a enseigné qu’il était possible de savoir quand l’homme n’était plus humain. Des expériences douloureuses nous ont permis de nous en rendre compte. Je vous renvoie au procès de Nuremberg. Si nous ne pouvons pas toujours qualifier ce qui fait l’humanité de l’homme, nous pouvons en revanche avoir conscience de moments où certains comportements portent atteinte à l’humanité ou à la dignité de la personne.

Quelle « ligne rouge » ne faudrait-il pas franchir ? Les aspects développés par le droit français et soulignés par le Conseil d’État autour du concept objectif de dignité, avec la question de la non-commercialisation des éléments du corps, m’apparaissent être un repère central. Affirmer, dans le prolongement de la philosophie de Kant notamment, qu’un être humain, non plus que les produits de son corps, n’est pas marchandisable, me semble essentiel. Comme je vous l’ai expliqué, cette vision peut toutefois être contestée par une autre philosophie politique, une autre conception du rapport entre l’individu et le politique. Il s’agit néanmoins d’un repère majeur de notre histoire et de notre droit. Les limites à ne pas franchir concernent donc, selon moi, tout ce qui a trait par exemple à l’atteinte au corps d’autrui, à sa commercialisation. Il y a de nombreuses interrogations autour du principe de gratuité, notamment des organes et des gamètes. La menace portée à ce principe doit à mon sens être prise très au sérieux.

Il me semble également très important, pour fixer ces limites, de considérer le principe de fraternité et la notion de reconnaissance. Le fait d’occulter socialement un tiers qui a joué, dans une situation donnée, un rôle important me pose un problème éthique, politique. Pour qu’une procréation reste humaine, il ne faut pas que soit organisée, politiquement, juridiquement, la disparition du tiers.

Nous nous appuyons, en France, sur le principe de dignité, qui est très contesté et a plusieurs acceptions : il en existe une vision dite objective, ontologique, et une autre relative à l’opinion que chacun a de sa propre valeur. L’héritage du droit français va plutôt vers une conception objective, validée par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Je crois qu’il s’agit d’un élément fondamental. On pourrait d’ailleurs revisiter le premier considérant de la Déclaration universelle et son article 1, qui sont des repères très sûrs, et dont il ressort que nul n’a le pouvoir de juger de la qualité d’humain d’autrui. Le fait qu’une société organise l’éviction de citoyens, présents ou à venir, est une limite. Cela concerne profondément les liens politiques par lesquels nous nous reconnaissons comme citoyens, y compris dans notre histoire, et n’est pas qu’une question d’éthique biomédicale.

C’est la raison pour laquelle je plaide également pour un concept enrichi de personne, prenant en compte l’histoire personnelle. Il me semble important de réfléchir à la cohérence d’une certaine conception de la personne et à la cohérence du droit français. Mon inquiétude est que ce droit, qui intègre des questions sociales, économiques, politiques, se détricote tout seul, par manque de vigilance des députés. Je préfèrerais que les députés qui sont opposés au système actuel et souhaitent donner un nouveau sens aux principes qui le régissent en prennent acte et l’indiquent clairement. Le pire selon moi serait, sous couvert de laisser perdurer le modèle français, d’autoriser des droits qui, de fait, le détricoteraient. Voici ma préoccupation essentielle.

M. le président Xavier Breton. Merci, mon père, pour cet éclairage.

 

 


– 1 –

M. Cédric Villani, député de l’Essonne, vice-président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), auteur d’un rapport sur l’intelligence artificielle

Mercredi 7 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Mes chers collègues, nous achevons cette matinée d’auditions en accueillant notre collègue Cédric Villani, député de l’Essonne, vice-président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et auteur d’un rapport sur l’intelligence artificielle intitulé Donner un sens à l’intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne. Cher collègue, nous vous remercions d’avoir accepté d’intervenir devant nous.

Dans ce rapport publié à la fin du mois de mars dernier, vous identifiez la santé comme l’un des secteurs à forte potentialité pour l’utilisation de l’intelligence artificielle. Nous en sommes parfaitement conscients et notre rôle va consister à réguler le cas échéant ces technologies, en prenant en compte les différentes problématiques éthiques qui se posent, sans pour autant entraver excessivement la recherche et ses applications. Votre expertise va nous être bénéfique pour définir au mieux un juste équilibre entre ces deux notions dans la perspective de la loi qui se prépare. Je vais vous laisser la parole pour un exposé, puis nous aurons un temps d’échanges.

M. Cédric Villani. Merci, mes chers collègues. Avant de commencer et puisque notre rapporteur est attaché au territoire lyonnais, je mentionnerai que sur les questions d’articulation entre mathématiques et médecine, la région de Lyon a été pionnière, en particulier avec mon ancien collègue de l’École normale supérieure de Lyon Emmanuel Grenier. Il m’est arrivé, il y a quelques années, d’effectuer dans cette ville, dans un contexte hospitalier, de grands exposés sur les apports de l’intelligence artificielle à la médecine. Je dois dire aussi que lorsque ces travaux ont démarré, ils ont été assez peu pris au sérieux par la communauté mathématique. Nous étions alors vers la fin de la période pendant laquelle l’intelligence artificielle avait mauvaise presse, si bien que l’on ne misait guère dessus.

Je commencerai par prendre quelques minutes pour évoquer le contexte de l’intelligence artificielle et les questions d’efficacité sous-jacentes. Je dirai ensuite quelques mots du rapport, avant d’insister sur les enjeux éthiques, en particulier dans le cadre du projet de loi à venir. Je m’attacherai à présenter un exposé succinct, afin de laisser autant de temps que possible à la discussion.

Le sujet de l’intelligence artificielle n’est pas neuf. Il est né dans les années 1950 et s’est développé, pendant très longtemps, avec des à-coups. Ces travaux avaient pour objet la compréhension des processus de l’intelligence humaine et leur reproduction in silico. C’est d’ailleurs de là que provient la dénomination, si mal choisie, d’« intelligence artificielle ». Passés les grands espoirs initiaux, le programme a été largement désavoué dans les faits, si bien que jusque dans les années 1990, le sujet était considéré comme peu effectif, gardant une identité éthérée. Le voir ensuite progresser si vite a constitué, dans les années 2000 et plus encore dans les années 2010, une réelle surprise. Personne, ni dans la sphère des décideurs ni dans celle des experts, n’avait en effet anticipé ce mouvement.

Quelles sont les raisons pour lesquelles l’intelligence artificielle est devenue si omniprésente au cours des dernières années, à la fois dans le discours et les techniques ? Cela tient d’une part au fait que les techniques statistiques ont gagné en ampleur, en raison de la constitution de gigantesques bases de données, d’autre part à l’accélération de la puissance de calcul. D’autres facteurs entrent certainement également en jeu, que les chercheurs et les spécialistes en algorithmique continuent à essayer de comprendre. Ainsi, nous ne savons pas précisément pourquoi les algorithmes que nous utilisons actuellement sont si efficaces. Il ne faut surtout pas y voir une sorte d’émergence de conscience ou d’intelligence : cela vient simplement d’une sous-estimation de la puissance des techniques statistiques dans l’analyse de données issues du monde réel. Cela traduit aussi le fait que nous manquons encore d’explications sur la façon dont les données du monde réel s’organisent et sur la raison qui fait que, dans beaucoup de situations concrètes, des phénomènes qui semblent dépendre d’un très grand nombre de paramètres se rapportent finalement à un petit nombre de paramètres efficaces.

Au-delà de cette montée en puissance des méthodes statistiques, un coup de théâtre s’est produit au plan technique, dans les années 2010, avec la redécouverte des techniques dites de « réseaux de neurones », ou d’« apprentissage profond ». Les réseaux de neurones sont connus depuis longtemps et les algorithmes qui font fureur aujourd’hui datent des années 1980. Or, il y a moins d’une décennie encore, les experts les plus reconnus en informatique les considéraient comme une impasse et estimaient qu’il était vain de poursuivre des recherches dans ce domaine. C’était sans compter sur la ténacité de la petite équipe de Yann LeCun, Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, qui a démontré que ces réseaux de neurones pouvaient être extrêmement efficaces lorsqu’ils étaient bien manipulés, même si les plus grands experts du domaine ne s’expliquent toujours pas clairement les raisons profondes de cette efficacité.

Ce domaine s’est donc développé d’une façon extraordinairement pragmatique, avec assez peu de théorie, et de manière extrêmement statistique, c’est-à-dire en se fondant sur des exemples et de grandes bases de données. Là où, vingt ans plus tôt, on aurait pensé que la clé de l’intelligence artificielle résidait dans la compréhension subtile de mécanismes logiques, on se rend compte aujourd’hui que les enjeux en termes d’efficacité se trouvent surtout dans de grandes bases de données et une énorme puissance de calcul.

Il faut ajouter aux données et aux moyens de calcul un troisième ingrédient autour duquel se joue une compétition nationale et mondiale : il s’agit des cerveaux humains capables de programmer et de mener des projets dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Ces trois éléments donnent lieu à une compétition internationale phénoménale, qui se tend d’année en année et dans laquelle le leader émergent est la Chine, qui investit des montants sans commune mesure avec ceux que les autres pays y consacrent. J’en veux pour preuve le fait que, tout récemment, la présidente de la région Ile-de-France a annoncé un grand concours d’intelligence artificielle, financé à hauteur de 20 millions d’euros, visant à faire émerger de nouvelles solutions ; à peu près au même moment, une grande ville chinoise a annoncé un investissement de 15 milliards d’euros pour les années à venir. Tout est à l’avenant. Alors que l’on pouvait estimer, il y a vingt ans, que l’élément essentiel n’était pas l’argent mais la compréhension subtile des phénomènes, le débat s’est déplacé aujourd’hui et l’argent achète tout, qu’il s’agisse des moyens de calcul ou des cerveaux. La question des données est de nature différente ; mais la constitution de grandes bases de données n’est pas non plus un problème en Chine.

Voici donc, brièvement présenté, le contexte technologique et géopolitique qu’il convient d’avoir présent à l’esprit. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

Parlons maintenant de l’application de l’intelligence artificielle à la médecine. Tout est envisageable, avec plus ou moins de succès : tout est affaire de pratique. Certaines tâches se sont avérées traitables par l’algorithmique sophistiquée de façon beaucoup plus efficace qu’on ne l’imaginait, contrairement à d’autres. De façon générale, les intelligences artificielles sont très efficaces pour reconnaître des situations, des motifs, effectuer des diagnostics, c’est-à-dire, globalement, réaliser des analyses à partir de cas précis. En matière médicale, cela se traduit notamment par la réalisation de diagnostics automatiques. Citons le cas emblématique, et notoirement difficile à traiter par les humains, du diagnostic du cancer du sein : les algorithmes de reconnaissance automatique sont actuellement à peu près au même niveau que les humains. Lorsque l’on combine les deux aspects, algorithmique et humain, on obtient un taux de succès très proche de 100 %.

Les algorithmes permettent également la reconnaissance automatique de certaines configurations, en particulier dans l’analyse génomique, la traduction automatique de génotypes en phénotypes – problème resté notoirement insoluble pour les cerveaux humains pour l’instant –, toujours en se basant sur l’exemple, sur des situations déjà rencontrées et suffisamment documentées.

L’intelligence artificielle permet enfin, de façon plus générale, l’optimisation de processus à partir de divers paramètres et contraintes.

Il existe ainsi des applications importantes de l’intelligence artificielle en médecine et plus globalement dans l’interaction entre biologie et algorithmique.

Tout cela peut sembler a priori très positif. Nous disposons déjà d’exemples dans lesquels un diagnostic automatisé a permis de sauver la vie de tel ou tel patient dont la pathologie avait été sous-estimée par un médecin.

Pour autant, se posent en regard un certain nombre de problèmes éthiques. Ainsi, le rapport sur l’intelligence artificielle que j’ai coordonné, s’il insiste sur la santé comme étant l’un des secteurs dans lesquels il faut investir de façon importante, pointe aussi de potentiels risques et dérives, qui sont aujourd’hui de mieux en mieux documentés.

De façon générale, les risques de l’intelligence artificielle peuvent tout d’abord venir de l’usage de l’algorithmique, c’est-à-dire d’un processus défectueux ou mal utilisé. Cela peut être le fruit d’un algorithme insuffisamment testé ou validé, ou d’une utilisation sans précaution, par une personne ne maîtrisant pas le processus. Cela peut encore provenir d’une dilution de responsabilité dans une chaîne humaine, conduisant à ce qu’un comportement dangereux ne soit pas identifié. Le dysfonctionnement peut se situer à l’interface entre l’humain et le système automatique, avec une perte de savoir-faire humain. Il peut enfin relever d’une mauvaise interprétation.

Une deuxième catégorie de problèmes éthiques est liée au rapport avec les données et les informations. La collecte de grands jeux de données implique de déployer beaucoup d’énergie. Un rapport, coordonné par Mme Combes et rendu récemment à la ministre de la santé, préfigure la mise en place d’un grand système national public de données de santé, agglomérant des données administratives et des données issues des hôpitaux et de différents registres. Ce travail met en lumière les difficultés que ces données vont susciter : problèmes de format, d’autorisation, d’ingénierie administrative des bases de données. Qui a le contrôle ? Qui donne l’autorisation ? Qui permet que telle donnée soit collectée et pas telle autre ? Qui va vérifier que les bases de données sont bien calibrées ? Les questions sont nombreuses.

Prenons un exemple parmi beaucoup d’autres, qui s’est présenté à plusieurs reprises : aujourd’hui, lorsqu’un geste chirurgical est effectué et qu’il faut inscrire les données correspondantes dans le système national des données de santé (SNDS), il faut savoir que le geste indiqué dans les bases de données administratives n’est pas celui qui a effectivement eu lieu : c’est le geste provisoire à partir duquel les remboursements sont effectués. Or, entre le moment où un nouveau geste est introduit dans la pratique médicale et le moment où tous les acteurs se sont entendus sur une base de remboursement, il peut s’écouler des années, pendant lesquelles le vrai geste sera consigné dans les registres hospitaliers par le chirurgien, mais ne figurera pas dans les bases de données de l’État. Tant que la seule finalité était un remboursement du patient, cela était acceptable ; mais dans la mesure où il va s’agir d’en tirer des informations statistiques pour savoir si telle ou telle méthode est efficace ou pour connaître le taux de rechute, alors ces données risquent d’induire en erreur, en particulier au moment le plus crucial qui est justement celui de l’introduction d’un nouveau geste chirurgical. Il existe donc des difficultés techniques réelles pour l’exploitation des données en vue d’une plus grande efficacité.

Au-delà, il importe aussi de considérer les difficultés éthiques ou légales. Quand a-t-on le droit de placer telle ou telle donnée dans un fichier ? Qui peut y avoir accès ? Qui va indiquer au patient les informations le concernant susceptibles d’être déduites de ces données ? Des organismes d’assurance y auront-ils accès ? Va-t-on pouvoir mettre en œuvre des algorithmes prédictifs à partir de telle ou telle donnée, par exemple génétique ?

Lors de l’élaboration du rapport sur l’intelligence artificielle, et plus encore dans les discussions menées à l’OPECST sur la bioéthique, ces questions d’information et de prédiction ont donné lieu aux débats les plus complexes. Cela se reflète dans les avis figurant dans le rapport de l’OPECST. Quelle attitude avoir, par exemple, face à la pratique consistant pour un individu à faire séquencer son génome à des fins non thérapeutiques, chose pour l’instant interdite par la loi française, mais néanmoins assez facile à réaliser en passant par un opérateur étranger ? Certains prônent la légalisation par pragmatisme, tandis que d’autres pensent qu’il faut maintenir l’interdiction, ne serait-ce que par cohérence avec un ensemble de règles susceptibles d’être affectées par un tel changement, en rapport notamment avec le droit de la filiation ou les indemnisations. Un autre exemple est celui du cloisonnement entre les données de santé et les mutuelles, débat sur lequel le Sénat et l’Assemblée nationale ne partagent pas la même position ; ce clivage se retrouve d’ailleurs dans l’avis rendu par l’OPECST, puisque le rapporteur de l’Assemblée nationale et la rapporteure du Sénat n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la question. Bref, nous sommes dans une situation de transition, d’évolution, dans laquelle un certain nombre de pratiques et de recommandations ressemblent à une cote mal taillée, entre différents idéaux et volontés. Ce n’est pas grave en soi dans le cadre d’une loi de bioéthique, toujours amenée à insister sur des questionnements, parfois à ne pas trancher de façon claire et à laisser la place à la réflexion éthique des personnes en situation de responsabilité, dont les médecins.

Si je me résume, se posent une question d’efficacité, mais aussi des difficultés techniques et des problèmes beaucoup plus importants liés à l’éthique et en particulier à l’information : qui a le droit de savoir ? Faut-il informer ou non ?

Pour terminer, je souhaite soulever une question liée, dans ce contexte, au rôle du patient. Toutes sortes de questionnements nouveaux se manifestent en ce domaine. Le patient a-t-il le droit de s’informer lui-même sur des questions que l’institution lui dénie pour l’instant ? Que signifie pour le patient le fait de donner son consentement éclairé, base sur laquelle repose actuellement le recueil de données personnelles ? Quel sera le rapport du patient aux possibilités d’information qui seront ouvertes ? Je conclurai en faisant référence aux propos d’un collègue de l’Académie de médecine, entendu dans le cadre d’un groupe de travail conjoint avec l’Académie des sciences : il nous invitait à ne pas nous tromper d’ennemi, car le vrai problème qui guette les gens avec le développement de l’algorithmique dans la santé est le syndrome du patient en proie à une multitude de hantises et de craintes sur ce qui pourrait lui arriver, hantises et craintes qui lui gâcheraient finalement beaucoup plus l’existence que les maladies elles-mêmes.

Je me tiens, chers collègues, à votre disposition pour revenir sur n’importe lequel de ces éléments ou sur tout autre point en rapport avec l’intelligence artificielle et l’évolution de la santé qui vous semblera important.

M. le président Xavier Breton. Merci, cher collègue.

Je commence ce temps d’échange par deux questions. Vous avez évoqué les algorithmes défectueux comme étant l’un des problèmes à surmonter. Seriez-vous favorable à l’instauration de modalités nouvelles de certification, peut-être plus contraignantes, dans le domaine de la santé, afin de garantir la sécurité et l’efficacité de ces algorithmes ? Dans l’affirmative, quelles pourraient être les modalités pratiques de cette certification ?

Vous avez également abordé la question de l’explicabilité des algorithmes. Seriez-vous favorable à ce que soit introduite dans la loi à venir une exigence d’explicabilité des algorithmes ? La portée devrait-elle en être différente selon la personne destinataire : patient, professionnel de santé, etc. ? Cela vous semble-t-il réalisable dans le cas des algorithmes dits « auto-apprenants », qui ont un mode de fonctionnement différent, par définition plus difficile à expliquer ?

M. Cédric Villani. Je suis favorable à la certification, mais avec certaines réserves. Il ne faut pas se méprendre. Rappelons que l’intelligence artificielle recouvre un ensemble très disparate d’algorithmes. J’ai insisté sur l’apprentissage statistique, qui fonctionne par l’exemple. Mais il ne faut pas oublier les algorithmes de systèmes experts, qui ont connu leur heure de gloire voici quelques décennies et reposent davantage sur la logique, en transcrivant en algorithmique un savoir-faire humain, une compétence acquise. Il existe une troisième catégorie d’algorithmes qui se fonde sur l’exploration des possibles et va jouer un rôle de plus en plus important, associé à la simulation dans certaines situations. Cela a par exemple fait la gloire de la société DeepMind et de son algorithme AlphaGo, qui écrase les meilleurs spécialistes humains au jeu de go. Ces programmes ne font en rien appel aux exemples et doivent tout à l’exploration.

En médecine, cependant, on reste très attaché soit aux systèmes experts, soit aux exemples. Dans le cadre d’une éventuelle certification d’un algorithme reposant sur les exemples, l’algorithme en soi s’efface devant le problème de la qualité de la base de données. La question la plus importante est de savoir comment est constituée celle-ci, de s’assurer qu’elle ne comporte pas de biais, qu’elle est aussi large que possible et recouvre bien le domaine concerné. Permettez-moi de vous faire part d’un exemple caricatural, mais inspiré d’une histoire vraie : imaginez un algorithme conçu pour distinguer, à partir d’une image médicale, une tumeur bénigne d’une tumeur maligne, et calibré à partir d’une banque de données issue pour partie d’un service dans lequel on traite les tumeurs les plus graves, et pour une autre partie d’images de tumeurs bénignes, collectées un peu partout. Très rapidement, l’algorithme va apprendre non pas à distinguer les tumeurs malignes des tumeurs bénignes, mais à reconnaître la provenance des images qui lui sont soumises, à partir de signes imperceptibles. C’est un peu comme si, dans le domaine militaire, l’on entraînait un algorithme à distinguer les chars utilisés en Sibérie des chars utilisés par les États-Unis : très vite, l’algorithme apprendra à reconnaître si l’image comporte ou non de la neige, plutôt qu’à se concentrer sur l’étude de la forme du char. La question essentielle ici est donc de savoir si la base de données a été bien pensée pour éliminer les biais. Dans certains cas les biais sont inévitables ; il faut alors voir ce qui a été mis en œuvre pour les supprimer.

Il existe des algorithmes pour lesquels il est possible d’effectuer une certification en bonne et due forme. La France est d’ailleurs leader en la matière, en particulier via les travaux de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), pour vérifier qu’un algorithme est absolument conforme à ce qui est attendu de lui et qu’il donnera dans tous les cas la bonne réponse. En pratique, sur des codes issus de situations réelles, venant de l’industrie, ces techniques ne sont pas applicables sur la totalité du code, car les vrais codes sont très grands, sans cesse mouvants, et la combinatoire des possibles est immense. Il n’est alors pas possible d’exiger une telle vérifiabilité.

Dans un tel contexte, quelle pourra être la certification proposée ? Il pourra d’abord s’agir d’un certificat apporté par une agence d’experts, qui aura à cœur d’appliquer un certain nombre de méthodes de vérification. Pour certains pans vitaux de l’algorithme, on pourra mettre en œuvre des techniques de vérification, en instruisant sur la manière dont la base de données a été constituée, en effectuant des tests, en introduisant de fausses données dans l’algorithme afin de voir comment il se comporte, etc. Il faudra utiliser un ensemble disparate de méthodes pour aboutir à une certification. La certification pourra aussi prendre la forme de normes de qualité sur la façon dont le système a été conçu, dont le code a été rédigé. Les grands acteurs américains du secteur, qui doivent actuellement résoudre des problèmes de confiance dans leur rapport aux citoyens, ont commencé à mettre en place de telles procédures, non seulement pour effectuer un contrôle interne, mais aussi pour afficher des guides de bonnes pratiques vis-à-vis de l’extérieur.

Pour lutter contre les algorithmes défectueux, il sera important qu’un comité indépendant travaille non sur la question de savoir si tel ou tel algorithme est bien réalisé, mais sur le principe de son usage. C’était l’une des principes recommandations, en matière d’éthique des algorithmes, de notre rapport sur l’intelligence artificielle. Nous préconisions en effet la mise en place d’un comité indépendant, sur le modèle de l’actuel Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Je continue à recommander que cette instance soit, à terme, distincte du CCNE, ce qui n’exclut pas des saisines communes, ni sans doute des membres communs aux deux comités, dans la mesure où certaines questions relèvent à la fois de l’intelligence artificielle et de la bioéthique. En revanche, d’autres problèmes n’ont rien à voir avec la biologie : ils relèvent purement de l’éthique des algorithmes et font intervenir des savoir-faire très différents. Il est cependant envisageable d’inscrire, dans la loi de bioéthique à venir, une solution transitoire dans laquelle, au sein du CCNE, serait mis en place un nouveau collège chargé de gérer ces questions d’intelligence artificielle. Cette option présenterait l’avantage de permettre un transfert de savoir-faire efficace sur la façon dont doit fonctionner un comité d’éthique indépendant, mais aussi d’afficher clairement, vis-à-vis des citoyens, que l’on a bien perçu l’urgence d’une réponse appropriée. Pour autant, je continue à penser que sur le long terme, un comité d’éthique de l’intelligence artificielle, indépendant, séparé, permettra de répondre à la diversité des enjeux dans ce domaine, comme l’ont exposé de façon emblématique des ouvrages tels que celui de Catherine O’Neil sur les dérives possibles de l’intelligence artificielle. Cela permettra aussi d’afficher le fait que l’on prend ces questions très à cœur, et pas seulement en matière de bioéthique.

Au plan technique, le rapport sur l’intelligence artificielle se prononçait en faveur de la mise en place d’une sorte de corps d’inspecteurs assermentés pour explorer les algorithmes, qui auraient vocation à être renouvelés régulièrement afin d’être parfaitement au fait des technologies et de leurs avancées.

Votre deuxième question portait sur l’explicabilité. Il s’agit de comprendre, lorsqu’un algorithme a rendu son verdict, pourquoi il s’est prononcé de la sorte. Le but n’est pas de disposer du détail du calcul effectué, mais d’un ensemble de raisons compréhensibles par un humain. Il faut en quelque sorte extraire d’un océan de données les quelques facteurs qui ont le plus joué pour faire pencher la balance du diagnostic d’un côté ou d’un autre. Cette explicabilité est en partie subjective. Elle doit également – et c’est difficile – être compréhensible et vérifiable par un cerveau humain. Cette problématique se posera par exemple au médecin lorsque, face à un diagnostic suggéré par l’algorithme, il souhaitera vérifier, à partir de ses propres connaissances, qu’il partage cet avis. Ce sera également important pour des raisons de responsabilité. Il est essentiel de ne pas tout déléguer aux machines et de laisser la responsabilité à l’humain, que ce soit dans le domaine médical ou dans celui de la mobilité. A la fin des fins, il faudra qu’un ou des humains soient responsables, avec éventuellement un partage des responsabilités. Le fait que l’algorithme ne soit pas explicable rendra plus fragile cette notion de responsabilité.

Pour autant, il faut aussi avoir conscience que le critère principal pour qu’une technologie soit adoptée, tant par les patients que par les experts, est son efficacité. En pratique, cela prime sur l’explicabilité. De la même manière, nous conduisons des véhicules non parce que nous savons parfaitement comment ils fonctionnent, mais parce qu’ils ont été testés par des gens auxquels nous faisons confiance et expérimentés par beaucoup d’autres.

Il est important de continuer à mener des recherches sur cette question de l’explicabilité, sans pour autant la considérer comme un facteur limitant, impératif, sine qua non de l’acceptabilité des algorithmes.

Les algorithmes auto-apprenants ne sont pas antinomiques de l’explicabilité : ce n’est pas parce que l’algorithme a déterminé tout seul, au fur et à mesure des données disponibles, la façon dont il fonctionne, que l’on ne parviendra pas à l’expliquer. Les recherches en explicabilité consistent précisément à essayer de retrouver a posteriori les facteurs ayant le plus joué. Par analogie, c’est comme si vous-même, système complexe, aviez agi dans telle situation d’une façon incompréhensible y compris par vous, et que votre psychanalyste parvenait, au bout d’un certain nombre de séances, à vous faire comprendre a posteriori la logique qui vous animait de façon inconsciente. Il s’agit de même de déterminer a posteriori les raisons pour lesquelles un algorithme a rendu tel ou tel verdict.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Merci infiniment pour toutes ces explications, ainsi que pour le rapport précédemment fourni.

Nous disposons en France de l’une des plus grandes bases de données de santé, grâce à notre système d’assurance maladie et à nos hôpitaux publics. Pour autant, l’utilisation en est pour l’instant incomplète et parfois un peu faible. Prenons l’exemple de l’épidémiologie : on voit bien actuellement comment les malformations, telles que celles des nouveaux-nés sans bras, ne sont pas identifiées en temps réel et d’une façon satisfaisante. Nous avons toutes les données, mais leur exploitation laisse à désirer. À quoi peut-on attribuer cela selon vous ? Est-ce dû à des moyens financiers insuffisants ? À une volonté trop peu affirmée ? Comment aller plus vite dans ce domaine et faire en sorte que la France conserve une place dans la compétition internationale ? La question des moyens financiers est, selon moi, centrale. Comment faire comprendre que l’investissement trouvera très rapidement sa propre rentabilité ? J’en suis convaincu, mais encore faut-il le démontrer pour que les montants nécessaires soient dévolus à cette utilisation des données de santé.

Il est également important que la confidentialité soit assurée, particulièrement pour les données de santé. Néanmoins, on n’empêchera pas que des personnes puissent s’introduire dans tel ou tel système. La meilleure formule n’est-elle pas de mettre en place une dissuasion, par l’intermédiaire de pénalités importantes visant ceux qui – employeurs, assureurs, que sais-je encore ? – voudraient utiliser de façon inopportune des données confidentielles personnelles ?

D’aucuns s’inquiètent de l’utilisation commerciale des données dès aujourd’hui. Il n’est pas rare de recevoir des publicités ciblées, nous proposant des objets connectés dont nous n’avons pas forcément besoin, correspondant précisément aux pathologies qui nous concernent, aux achats que nous avons faits précédemment, etc. Tous ces envois sont très personnalisés, ce qui signifie qu’il existe des fuites dans les différents circuits, qui permettent à des sociétés commerciales d’utiliser nos données. Comment contrôler cela ?

A également été évoqué le fait que, pour les patients, les prédictions émanant notamment des données génétiques étaient susceptibles de générer des craintes vis-à-vis de ce qui pourrait arriver. Or l’espèce humaine est mortelle. Quel risque pire que la mort encourons-nous ? Je ne suis pas sûr qu’il en existe de plus considérable. Ce risque nous est connu, même s’il faudrait peut-être, dans nos civilisations, que chacun en ait davantage conscience. Pour le reste, il n’est pas mauvais de savoir à l’avance certains des risques que l’on encourt, car cela permet d’adapter son comportement. Celui qui, par exemple, risque de développer une hypertension consommera moins de sel et fera de l’exercice physique. Celle qui a des gènes prédisposant au cancer du sein fera des mammographies plus fréquentes, sera traitée plus tôt et guérira. Il existe certes une part de crainte, mais aussi un bénéfice à tirer de ces prédictions. Il faut donc évaluer les deux pour savoir ce qu’il est opportun de révéler aux personnes et ce qui conduirait à nourrir des craintes inutiles. Comment trouver le moyen terme entre l’attitude américaine consistant à livrer indistinctement toute l’information disponible au motif qu’elle appartient à l’individu, et l’attitude française consistant à ne rien révéler afin d’éviter que les gens soient dans l’inquiétude, quitte à ce que certains fassent séquencer leur génome à l’étranger et se retrouvent seuls face à des données qu’ils ne comprennent pas ?

Ma dernière question reprend le point développé sur le comité d’éthique, spécifique à l’intelligence artificielle, distinct du CCNE même s’il émerge à partir de celui-ci en tirant expérience de son savoir-faire. Je suis tout à fait favorable à cette idée, mais ne serait-il pas intéressant, au-delà de l’application de l’intelligence artificielle à l’humain, d’en étendre le champ au reste du monde vivant ? De plus en plus, en effet, les autres espèces vivantes, l’environnement lui-même, vont bénéficier de l’utilisation de l’intelligence artificielle. Là encore, des questions éthiques se posent, vis-à-vis de telle espèce en voie de disparition et de la biodiversité en général. Quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Cédric Villani. Concernant les bases de données, je vous recommande la lecture du rapport Combes, qui dresse un excellent panorama du contexte et constitue une très bonne préfiguration de ce que serait un grand système de bases de données.

Quels sont les éléments qui limitent pour l’instant l’utilisation de nos grandes bases de données ? Le premier facteur est qu’elles sont insuffisamment structurées. Les difficultés d’utilisation de la gigantesque base de données qu’est le système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie (SNIIRAM) le montrent bien. S’ajoute à cela le fait qu’elles ne sont pas portées par des matériels très rapides. En France, Emmanuel Bacry est celui qui a le plus travaillé, dans le cadre de l’École Polytechnique, pour développer la recherche sur le SNIIRAM et tout ce qu’il est possible d’en tirer. Sa compétence ne fait aucun doute et l’on peut donc lui faire confiance lorsqu’il indique que cette base est très difficile à exploiter, en raison de la manière dont les informations y sont rangées.

Le deuxième facteur limitant concerne le besoin d’interconnexion des bases de données. Si l’on consulte le SNIIRAM, on peut, par exemple, apprendre qu’un patient a été remboursé pour tel acte ou tel médicament, mais rien n’indique s’il est mort ou s’il a survécu. Lorsqu’il s’agit d’envisager l’efficacité d’un acte ou d’un traitement, cela pose un problème... Un patient peut également aller en milieu hospitalier, puis bénéficier d’une consultation en ville ou se retrouver en discussion avec sa mutuelle sur un sujet donné : c’est dans la connexion de toutes ces bases de données, détenues par des acteurs différents, avec des responsabilités et des systèmes différents, que l’on va générer la meilleure valeur ajoutée. Or c’est un véritable casse-tête. Il appartient à l’État de garantir l’interconnexion et de créer la plateforme sectorielle de santé sur laquelle les applications pourront s’appuyer ; il appartient aux start-up de tester leurs développements et aux hôpitaux de chercher à mettre en œuvre des solutions « maison ».

La sincérité des informations peut aussi être un frein. J’ai évoqué précédemment la question de la réalité des actes inscrits dans ces bases, en distinguant l’acte effectif de l’acte remboursé. Des erreurs de transcription sont également possibles. Il est donc nécessaire de développer des outils permettant d’analyser les rapports écrits par les praticiens, par les internes, et de les transformer en informations structurées. Une information n’a de valeur que si elle est correctement structurée et rangée dans les bonnes cases, selon un certain nombre d’axes. Les systèmes les plus efficaces pour exploiter les bases de données médicales, dont celui mis en œuvre par Israël, qui fait référence en la matière au niveau international, sont ceux dans lesquels les données sont rangées de la façon la plus systématique, dans un contexte de contrainte très forte sur les praticiens, avec un enregistrement des données bien avant que l’on sache comment les utiliser.

Imaginons que différents acteurs se soient entendus pour créer une base de données. Vient alors la question de la réalisation pratique, avec un triple défi à relever.

Le premier est technique : il s’agit de disposer de matériel hardware à niveau, des bons formats, des certifications adéquates et de la cybersécurité, dans un contexte où la sécurité va s’imposer comme un problème de plus en plus important pour toutes les institutions. Les actions de piratage sont en effet amenées à se multiplier, qu’elles soient le fait d’individus ou d’États. Cette question technique ne doit pas être négligée.

La deuxième difficulté à surmonter est légale et éthique : cela suppose des discussions avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et l’Institut national des données de santé (INDS) lorsqu’il s’agit de sujets de recherche. Or la délivrance des autorisations nécessaires pour mener des projets de recherche prend parfois plusieurs années, ce qui peut s’avérer mortel pour une start-up qui veut mettre en place un modèle de diagnostic automatique, ou empêcher un hôpital de gérer tel ou tel projet. Ce deuxième défi a été bien identifié par les acteurs en situation de responsabilité. La CNIL a ainsi effectué un travail considérable à base de référentiels, d’assouplissement et d’évolution de doctrine pour raccourcir les délais. Mais il faut une vigilance permanente pour éviter que ces délais ne se rallongent.

Le troisième défi, le plus sous-estimé, concerne la gouvernance. L’Assistance publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) avait rapporté, lors de son audition, qu’il n’avait pas fallu moins longtemps pour résoudre ce problème de gouvernance que pour aplanir les difficultés techniques. La gouvernance consiste à décider comment les données vont être accessibles, par qui, qui aura la responsabilité, qui pourra décider de donner tel ou tel accord. Cela relève d’un jeu de pouvoir entre humains, toujours très difficile à régler. L’intelligence artificielle est basée sur le partage des données. Or, lorsque les gens comprennent que les données sont précieuses, le réflexe naturel est d’éviter qu’elles partent. Un hôpital aura scrupule à partager ses données avec un autre. Un département d’une grande entreprise peinera de même à communiquer ses données au département voisin. Cela peut s’expliquer par la crainte d’une mauvaise prise en charge de la cybersécurité, ou par un souci d’équité. Il existe ainsi des freins culturels à vaincre.

Tous ces problèmes ont été assez bien identifiés par les autorités, le ministère ou des acteurs comme l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Un arbitrage important rendu dans le prolongement de la mission que j’ai coordonnée concernait le fait qu’un système de bases de données de santé devait être aussi large que possible du point de vue des thématiques couvertes, qu’il ne s’agissait pas de construire un système d’exploitation de la base de données administrative du SNIIRAM sans prendre en compte les autres bases.

En termes de protection de la confidentialité des données, la dissuasion est en général une assez bonne arme. Le règlement général de protection des données (RGPD) repose ainsi sur des dissuasions fortes, avec un système de confiance a priori, de contrôle a posteriori, et des amendes considérables en cas de manquement. Cela permet d’éviter des procédures trop lentes. Mettre trop de filtres à l’entrée, par exemple sous forme de demandes d’autorisation, freine en effet les procédures, dans un contexte où l’on a besoin, au contraire, de suivre un rythme de développement technologique très rapide.

La confidentialité peut être difficile à maintenir dans un contexte de données ouvertes. Cela suscite un débat délicat et très technique, qui impose d’évoquer la question du statut des données. Dans la doctrine française, et plus généralement européenne, les données ne sont pas propriété de la personne qui en est à l’origine. Elles ne sont pas non plus la propriété du producteur de données, mais s’apparentent à un bien commun, dans la mesure où elles peuvent nourrir un pool d’autres données et où c’est la conjonction de ces données qui va fournir la valeur statistique. Les données d’un individu ne permettent pas à elles seules de faire avancer la recherche médicale ; elles doivent pour ce faire être rapprochées de milliers d’autres dossiers. Seule la considération d’un ensemble statistique permettra de faire émerger des informations. Les données sont donc un bien commun dont l’utilisation est soumise à autorisation de la part du producteur de données et de la personne à laquelle les données se rapportent. Cette doctrine, en vigueur actuellement, s’oppose à la commercialisation de ces données, en particulier par la personne sur laquelle elles ont été prises.

L’utilisation des données suppose donc une mise en commun avec d’autres données. Plusieurs options se présentent. Le Président de la République a annoncé, lors de la présentation de la stratégie nationale en matière d’intelligence artificielle, l’ouverture des données de santé : toute donnée de santé pouvant être utile pour faire progresser la connaissance publique et la santé doit être rendue accessible. Cela étant posé, beaucoup de problèmes restent à résoudre. Comment et jusqu’à quel point anonymiser les données ? Qui y aura accès ? Seront-elles regroupées dans un pot commun ou resteront-elles dans des bases de données séparées, mais connectées, interopérables et accessibles en cas de besoin ? Cette dernière option semble préférable en termes de sécurité. Il faut toutefois garder à l’esprit, comme pour contredire mes propos, que la plupart des établissements dans lesquels se trouvent actuellement les données, dont les hôpitaux, sont insuffisamment équipés en cybersécurité. La généralisation de solutions de type cloud est souhaitable, en premier lieu pour garantir un meilleur niveau de sécurité.

L’anonymisation est une question délicate. Se contenter de pseudonymiser les données n’est pas suffisant, car il est assez facile en pratique – et ce le sera de plus en plus – de les réidentifier dans bien des situations. Cela a été démontré de façon spectaculaire aux États‑Unis par l’équipe de Latanya Sweeney qui a, dans des bases de données de santé publiques, accessibles, réidentifié le dossier du gouverneur du Massachusetts. D’un autre côté, utiliser d’autres techniques d’anonymisation plus brutales, consistant par exemple à mélanger les données de plusieurs individus, avec des moyennes, fait courir le risque de « tuer » des informations importantes. On s’achemine donc vers une doctrine subtile, encore à définir, quant au niveau d’anonymisation et à sa signification. Il faudra notamment tenir compte du risque en fonction des données, certaines étant plus engageantes que d’autres, ayant un gain potentiel supérieur. Il faudra concentrer l’attention sur les données pour lesquelles le gain est le plus important. Cela passe également par le développement de techniques dites de differential privacy ou « confidentialité différentielle », qui renvoient à l’idée d’afficher des données différentes en fonction de la personne qui demande, avec des autorisations négociées. Il s’agit de délivrer uniquement l’information nécessaire pour mener une recherche donnée, dans un cadre donné.

Vous avez également évoqué l’excès d’utilisation commerciale des données, qui se manifeste notamment par la multiplication de publicités ciblées. Il s’agit de l’une des grandes réalisations des dernières années : on peut désormais produire des publicités très efficaces, qui s’apparentent à de la manipulation et consistent à convaincre la personne visée qu’elle a besoin d’un produit ou d’un service, en lui envoyant les informations appropriées. Parfois, les opérateurs cachent ce type de démarche. Par exemple, le fait que des femmes enceintes aient reçu des publicités ciblées, alors même qu’elles n’avaient pas fait état de leur grossesse, avait suscité une certaine émotion. Les opérateurs avaient pris soin de noyer ces publicités parmi d’autres, afin de laisser croire qu’ils n’avaient pas identifié ces femmes, de la même manière que lorsqu’on a « craqué » le code d’un ennemi, on ne va pas seulement opérer dans son périmètre, mais frapper plus large, afin de ne pas dévoiler son jeu. Le RGPD comporte des éléments visant à limiter au maximum ces opérations de ciblage non souhaité.

Ce genre de pratique est bien décrit dans l’ouvrage de Catherine O’Neil sur les « armes de destruction mathématique ». La manipulation fait partie des fléaux du XXIe siècle. Or ce phénomène n’avait pas été anticipé. Pour information, les techniques de manipulation d’élections, ou les publicités reposant sur des identifications de personnes, se sont avérées très efficaces : elles réduisent la personnalité des gens à un ensemble de cinq paramètres seulement, selon un modèle dit « OCEAN », et permettent d’envoyer, selon les cas, des messages visant à inquiéter, rassurer, déranger la personne, ou à attirer son attention. La personnalité de chacun est identifiée en fonction de ses tweets, du nombre de clics effectués sur une page Facebook et des sites visités, via des cookies, etc. Le RGPD a également été conçu par rapport à ces aspects.

En ce qui concerne l’instance éthique à mettre en œuvre pour réfléchir aux questions liées à l’intelligence artificielle et à son champ d’action, il faut trouver un compromis. Un comité d’éthique s’occupant de tous les problèmes éthiques du monde sera inefficace, dilué. Il est certain que l’intelligence artificielle a de grandes potentialités, pour l’instant très peu exploitées. La puissance publique a des difficultés à se saisir de ce sujet, qui n’entre pas vraiment dans les champs d’expertise actuels des différents ministères. Certaines sociétés existent déjà, qui proposent leurs services pour toutes sortes de sujets relatifs au développement durable, à l’agriculture augmentée, etc.

Quel risque est pire que celui de mourir ? Je partage, cher collègue, votre point de vue. Pour autant, dans le contexte actuel, de nombreuses questions se posent qui existaient déjà auparavant. Imaginons qu’un médecin découvre au détour d’un examen de routine que son patient est atteint d’une maladie incurable : doit-il le prévenir, sachant qu’il n’est absolument pas préparé à cette annonce ? Que faire si un médecin découvre lors d’un examen une information incidente, n’entrant pas dans le cadre de sa consultation ? Pour l’instant, l’avis de l’OPECST reflète bien ces hésitations, en gardant de façon générale l’idée qu’un médecin ne doit donner que les informations pour lesquelles il a été consulté, sauf pour certains gènes particuliers liés à un risque accru de cancer du sein. L’utilisation du génome dans la médecine préventive est, pour l’heure, plutôt décevante. Aucune avancée majeure n’a été effectuée dans ce domaine, en dehors du fait que tel ou tel gène précis, dans tel ou tel cas particulier, est impliqué. D’aucuns pensent par ailleurs qu’il serait préférable, avant d’analyser le génome, de s’intéresser au microbiote, qui a un impact important sur la santé et peut être analysé par des systèmes d’intelligence artificielle.

Mme Blandine Brocard. Vous avez dit que l’intelligence artificielle s’était développée à l’insu des experts et des décideurs et avait émergé sans que cela ait véritablement été anticipé. Finalement, quoi que l’on fasse, ce mouvement va nous échapper. Est-il donc bien nécessaire d’essayer de poser des limites ? En avons-nous vraiment les moyens, sachant que des pays comme la Chine consacrent des sommes phénoménales au développement de ces techniques, sans qu’on ait de surcroît connaissance de l’utilisation qu’ils vont en faire ?

Ne courons-nous pas, par ailleurs, le danger de voir se développer une société « à deux vitesses », entre les personnes qui voudront tout savoir, au risque d’être dans une sorte d’angoisse perpétuelle, et celles qui, au contraire, souhaiteront – à supposer qu’elles le puissent – conserver à leur vie une part d’imprévu, de surprise, de poésie ?

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. Merci beaucoup pour cet exposé et pour le rapport.

Les possibilités offertes par l’intelligence artificielle recèlent une part de magie. Or la magie relève d’un défaut de perception et j’ai le sentiment que l’on ne voit pas tout. Nous voyons bien les côtés positifs, mais vous avez aussi abordé les limites techniques et éthiques.

Mme Agnès Buzyn a annoncé que la médecine prenait un virage avec l’intelligence artificielle, passant d’un médecin porteur, grâce à sa mémoire, d’une base de données à un médecin n’ayant plus besoin de cette base car disposant de la possibilité d’utiliser l’intelligence artificielle et ses algorithmes. Au-delà de celle de la formation de nos médecins, je souhaiterais vous soumettre trois questions. Un médecin réalisant un diagnostic au moyen d’un outil de prédiction sera-t-il déchargé de toute responsabilité ? Qui sera responsable d’une erreur dans la détermination du niveau d’urgence dans la prise en charge d’un patient au regard d’une analyse prédictive ? Comment encadrer ou limiter cette responsabilité ?

Face à la volonté croissante de s’autogérer et à la difficulté, parfois, de trouver un médecin, de nombreux sites consacrés à la santé fleurissent sur Internet. Les outils prédictifs susceptibles d’être à la portée de n’importe quel internaute ne font-ils pas courir un risque d’automédication ? Ne va-t-on pas créer des générations d’« hypocondriaques numériques » ? Vous avez aussi évoqué la possibilité de panique – laquelle peut mener au suicide – face à l’annonce de mauvais résultats. Faut-il encadrer l’accès aux algorithmes de santé prédictive ?

M. Cédric Villani. Avons-nous les moyens ? Il est certain que nous ne parviendrons pas à mettre autant d’argent sur la table que la Chine, à moins d’une révolution politique européenne d’ampleur inouïe. Cela étant, quel est le risque majeur en la matière ? Il serait de ne pas développer d’outils ad hoc, auquel cas la pression qui s’exercera sur nos médecins et nos hôpitaux pour s’équiper de tels outils développés ailleurs sera énorme. Nous perdrons alors une bataille économique. Le secteur de la santé en lien avec l’intelligence artificielle est occupé par les grands acteurs américains, mais voit aussi émerger de nouveaux pays, comme Israël ou le Canada, où la société Element AI commence à travailler avec des hôpitaux, en particulier sur la question de la simplification logistique. Il nous faut de tels outils pour équiper nos hôpitaux et nos médecins, et si nous ne les produisons pas, nous les achèterons. Il importe donc, pour des raisons de souveraineté, de développer ces outils. Peut-être le développement de tels algorithmes n’est-il d’ailleurs pas uniquement lié au niveau des montants investis : il n’est pas exclu que 10 millions d’euros investis puissent conduire, en fin de compte, au même résultat qu’un investissement d’un milliard d’euros. Il convient de trouver un bon équilibre et de voir l’extérieur comme nous posant un défi, tout en nous concentrant sur ce que nous pouvons faire. Il faut également avoir conscience du fait qu’il existe une grande volonté de certains acteurs, tant du côté de l’algorithmique que du côté médical, de mettre en place des coopérations et d’exploiter les bases de données évoquées précédemment.

Le risque de voir se mettre en place une société à deux vitesses rejoint la question relative aux hypocondriaques numériques. Il existe déjà des personnes qui écument les forums sur internet pour expliquer leurs symptômes par le menu, tandis que d’autres ne souhaitent parler qu’à des spécialistes en qui ils ont confiance. La présence de circuits parallèles doit motiver les voies officielles pour être à l’écoute, expliquer, accompagner. Je ne vois pas se profiler de changement fondamental en la matière. On voit seulement s’accentuer certaines tendances qui existent déjà. Il faut juste être averti.

En ce qui concerne le virage de la médecine en lien avec le développement du numérique, il m’apparaît que le premier problème majeur qui va se poser est celui de la transformation de la formation des médecins. Passer d’un statut où la force du médecin réside en partie dans sa gigantesque mémoire et son extraordinaire expérience à un stade où il faudra arbitrer avec discernement entre plusieurs possibilités et cas repérés, et obtenus automatiquement, par la machine ne va pas de soi. Cela conduira assurément à un débat sur la perte de savoir-faire comparable à celui qui s’est produit lorsque l’écriture est apparue ou lorsque la numérisation a commencé. Il convient là aussi d’identifier clairement le risque principal, qui serait selon moi de ne rien faire, de laisser les formations dans leur état actuel et de ne changer que par petites doses. Dans ce cas, en effet, nos médecins ne seront pas au rendez-vous. S’ils ne savent pas bien utiliser les algorithmes, la pression exercée sur les hôpitaux sera importante pour faire venir de l’étranger des médecins formés à ces techniques et dont les compétences dans ce domaine rassureront les patients. Il est donc très important de se mettre à niveau, faute de quoi la maîtrise viendra de l’extérieur, avec un déficit économique à la clé, dans la mesure où il nous faudra importer le savoir-faire.

Le fait que la responsabilité revienne à l’humain est un principe sur lequel nous avons insisté dans le rapport et sur lequel, pour l’instant, les différents acteurs étatiques s’accordent. Il s’agit à mon sens d’un principe sain, qui évite de se défausser sur une entité non identifiée. Je suis donc opposé au concept de personnalité morale et juridique pour les algorithmes, même s’il est défendu avec panache et intelligence par des gens comme Alain Bensoussan.

Il ne faut pas imaginer qu’à cet égard une rupture va se produire par rapport à l’existant. Aujourd’hui, lorsqu’une faute médicale est constatée, on en recherche la raison : un appareil a-t-il été défectueux ? Un médecin a-t-il mal agi ? Les questions des assurances des médecins et des actions en justice se posent déjà. Elles continueront à se poser demain, avec un outil supplémentaire, l’outil algorithmique. En cas de défaillance, la responsabilité incombera-t-elle au directeur de la firme qui a vendu l’algorithme ? Au chef du département algorithmique ? Au médecin ? Il reviendra aux services juridiques et à la jurisprudence de se prononcer sur le partage des responsabilités.

M. le président Xavier Breton. Cher collègue, nous vous remercions pour cette audition très intéressante.

 


– 1 –

Audition commune de Pr. Pierre Pollak, neurologue, chef du service neurologie des hôpitaux universitaires de Genève, et de M. Bernard Baertschi, maître d’enseignement et de recherche, Université de Genève

Mercredi 7 novembre 2018

M. le président Xavier Breton. Nous clôturons notre séquence d’auditions en accueillant le professeur Pierre Pollak, neurologue et chef du service de neurologie des hôpitaux universitaires de Genève, et M. Bernard Baertschi, maître d’enseignement et de recherche à l’université de Genève.

Le développement de la neuro-imagerie, qui permet l’étude du cerveau non seulement sur le plan morphologique mais également fonctionnel a permis, à l’instar d’autres techniques, de développer considérablement nos connaissances dans le champ des neurosciences. Ce domaine soulève de nombreux enjeux éthiques, notamment du point de vue de l’utilisation de données sur l’activité cérébrale d’un individu à des fins judiciaires, de marketing ou de sélection à l’embauche ; il en est de même de la recherche d’une amélioration des activités cérébrales, appelée « neuro-amélioration ». Nous souhaiterions recueillir vos arguments sur ce sujet complexe, afin d’aboutir à une réflexion éclairée.

Je vous donne maintenant la parole à tour de rôle pour un court exposé d’une dizaine de minutes et nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.

M. Pierre Pollak, neurologue, chef du service neurologie des hôpitaux universitaires de Genève. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c’est un honneur d’avoir été convié à participer aux travaux de cette mission d’information. Vous m’avez sans doute invité en tant qu’expert de la stimulation cérébrale profonde, inventée à Grenoble quand j’étais chef du service neurologie, avec le neurochirurgien Alim Louis Benabib. C’est actuellement la seule interface cerveau-machine thérapeutique ayant obtenu une autorisation de mise sur le marché.

La stimulation cérébrale profonde est donc une sorte de modèle, mais le développement de ses applications cliniques thérapeutiques est beaucoup plus lent que les progrès de l’intelligence artificielle, puisqu’elle est apparue en 1987, il y a trente et un ans. Le comité consultatif national d’éthique (CCNE) a raison de dire dans son avis sur les neurosciences qu’il n’y a pas eu, ces toutes dernières années, d’innovations majeures en termes de procédures, de nature à susciter un débat public éthique. Je proposerai toutefois quelques réflexions sur deux points mentionnés dans le rapport du CCNE et sur deux autres points non mentionnés.

Monsieur le président, vous avez évoqué les progrès de l’imagerie. Ceux-ci sont particulièrement marqués dans le domaine de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle, laquelle peut être employée à des fins médicales ou de recherche mais aussi pour l’expertise judiciaire. Or le CCNE a exprimé son désaccord sur l’utilisation de l’IRM fonctionnelle à des fins judiciaires, et je l’approuve pleinement. L’IRM fonctionnelle n’a pas une fiabilité suffisante pour être utilisée afin d’évaluer la personnalité, réaliser des tests « de vérité » ou de « mensonge », ou encore apprécier la dangerosité, la culpabilité ou les fonctions mentales. En revanche, une IRM anatomique simple peut être pratiquée pour établir un diagnostic de maladie et éviter un préjudice, comme dans toute expertise médicale. L’IRM comme outil d’examen clinique ou biologique peut très bien être utilisée dans un cadre judiciaire, mais pas l’IRM fonctionnelle.

Concernant la neuro-amélioration, elle suscite de très nombreuses questions éthiques dans notre société consumériste où règnent le culte de la performance et l’individualisme qui ne supporte pas la frustration des désirs personnels.

Il en existe plusieurs moyens.

Le premier moyen est la pharmacologie avec, depuis de nombreuses années, l’usage détourné de psychotropes comme les benzodiazépines, qui sont des tranquillisants. Certaines personnes qui ne sont pas particulièrement angoissées en prennent quotidiennement pour se sentir mieux. D’autres prennent un antidépresseur pour se sentir plus en phase avec ce qu’elles attendent d’elles-mêmes dans leur connexion avec la société. En 1993, on a même parlé d’« effet Prozac » car c’était le médicament le plus vendu au monde. Cela a beaucoup diminué depuis.

J’évoquerai surtout les médicaments de la classe des nootropes censés augmenter l’attention, la vigilance, la mémoire, les capacités intellectuelles. Trois médicaments sont détournés ou peuvent être achetés sur internet.

Le méthylphénidate, un très ancien médicament amphétaminique est actuellement prescrit dans le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité de l’enfant. Il est autorisé au-delà de six ans mais pas chez l’adulte. Son utilisation est en pleine expansion aux États-Unis. Des études observationnelles indiquent que jusqu’à 20 % des étudiants des campus américains prennent ce médicament, en particulier en période d’examens, et en sont très satisfaits.

Le modafinil est un médicament assez ancien, indiqué uniquement dans le traitement des maladies du sommeil, soit l’hypersomnie idiopathique, soit la narcolepsie, une maladie invalidante d’endormissement en sommeil paradoxal pendant la journée. Le modafinil peut améliorer les capacités attentionnelles chez des personnes en manque de sommeil. Il a été donné à des pilotes et à des soldats lors de la guerre du Golfe. Mais ses effets positifs peuvent se manifester aussi chez des personnes saines, d’où des possibilités de détournement de son utilisation.

Les ampakines, non citées dans le rapport du CCNE ni dans son avis n° 122 dédié à la neuro-amélioration, agissent sur un récepteur du glutamate. Qualifiés de smart drugs, elles peuvent améliorer les capacités de concentration et d’attention, avec des effets indésirables limités, en particulier sur le sommeil, contrairement aux amphétamines et aux fortes doses de café. Aux États-Unis, certains neuroscientifiques ont publié des articles recommandant la prise de ces smart drugs chez des personnes normales en périodes difficiles, notamment, pour les étudiants en période d’examens et pour les chercheurs en période de rédactions d’articles, arguant le fait qu’avec un encadrement médical, les risques étaient mineurs. On est en plein dans le dopage cognitif, avec le risque d’addiction à tous les médicaments du système nerveux.

Quelles recommandations formuler au sujet de l’utilisation de ces médicaments chez la personne normale ?

Il faut d’abord améliorer la connaissance du grand public par une information idoine qui n’existe pas à l’heure actuelle, où il n’y a que la publicité par internet. Les résultats de nombreuses études scientifiques, surtout américaines, devraient être publiés, car elles mettent en évidence des effets tout à fait mineurs et des dangers dans certains domaines de la cognition. On peut très bien améliorer la mémoire de travail et aggraver la mémoire générale ; certaines fonctions peuvent être améliorées au détriment d’autres.

Il faut ensuite améliorer l’information du médecin, éventuellement sollicité par des personnes qui bluffent en alléguant des difficultés de concentration ou réclamant un médicament pour améliorer leurs performances professionnelles dans notre monde de compétition. Aujourd’hui, rien n’est fait en ce sens et la plupart des médecins sont démunis. Aux États-Unis, l’American Academy of Neurology (AAN), a édité un guide des bonnes pratiques cliniques pour les médecins, pour les aider à réagir à des demandes de la part de sujets normaux désireux de prendre des médicaments pour améliorer leur cognition.

Il faut enfin encourager la recherche observationnelle. Sur une population saine, il est impossible de faire des études comme en pharmacologie avec des groupes randomisés, mais les études d’observation n’existent pas en France. Il importe de connaître la proportion de personnes qui veulent prendre ou qui prennent ce type de médicaments, détournés de personnes malades ou achetés sur internet, et il faut mettre en place une veille sanitaire pour suivre de tels sujets. Ce serait le rôle de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Au-delà de la pharmacologie, j’évoquerai bien sûr la stimulation électrique.

La stimulation cérébrale profonde, qui n’est actuellement admise que dans trois pathologies, les tremblements, la maladie de Parkinson et la dystonie, c’est-à-dire des maladies du mouvement, est appliquée en recherche dans vingt-cinq indications, mais le danger est grand de leur extension, ce qui nécessiterait un encadrement rigoureux. En effet, on voit des indications comme les troubles du comportement alimentaire, dans un sens ou dans l’autre, des troubles de la personnalité ou la dangerosité. Il a même été proposé dans des troubles de la moralité et pour améliorer la mémoire. Une étude très bien conduite par une équipe américano-israélienne, publiée dans le New England Journal of Medicine, a montré une amélioration des capacités de mémoire spéciales pendant la stimulation chez des patients qui souffraient d’épilepsie mais pas de perte de mémoire. D’où l’idée de stimuler ces zones proches de la structure de la mémoire, la structure profonde de l’hippocampe entorhinale, pour améliorer la mémoire.

Si l’on pouvait améliorer ainsi la mémoire au début de l’apparition de la maladie d’Alzheimer ou dans des formes de la maladie d’Alzheimer purement amnésiantes, ce serait très bien, mais on utilise également cette technique chez des gens sains, d’où la nécessité d’un encadrement rigoureux de cette recherche et de la réalisation d’études précliniques. La plupart du temps, des demandes de recherches cliniques sont déposées sans base préclinique, même chez le rongeur, pour démontrer un effet. Les paramètres de stimulation devraient être bien définis, ce qui n’est pratiquement jamais fait dans la vingtaine de nouvelles indications en cours. Actuellement, on stimule de façon permanente, à une fréquence aux alentours de 100 hertz, pour obtenir un effet. Dans tous les protocoles des nouvelles indications, sont proposés les mêmes paramètres que pour les tremblements ou la maladie de Parkinson, sans aucune étude, alors qu’il faut des années pour trouver les bonnes valeurs. Les intensités électriques, les fréquences, les largeurs d’impulsion, les modalités temporelles de stimulation sont extrêmement complexes à déterminer, et comment le faire dans des maladies telles que la dépression, les troubles du comportement ?

Actuellement, les protocoles sont trop nombreux et insuffisamment fouillés, le rapport bénéfice-risque, n’est pas évalué. Or, c’est une technique risquée, qui entraîne entre 1 et 5 % d’effets indésirables graves, comme un trouble vasculaire lors de l’implantation de l’électrode. Peut-on prendre un tel risque – en pharmacologie, on considère un taux supérieur à 1 % comme énorme – pour traiter certains troubles du comportement ou de la mémoire ? Une évaluation rigoureuse des effets indésirables est indispensable. L’implantation d’une électrode dans le cerveau peut avoir des effets considérables, car le cerveau commande absolument tout. Une erreur de position d’un millimètre peut stimuler une autre zone. Par conséquent, dans ces protocoles de recherche, l’ensemble des paramètres cérébraux de motricité, sensoriels, de la mémoire, des capacités mentales, des émotions, du cerveau social doivent être préalablement étudiées, au très long cours. Or, trop souvent, les études portent uniquement sur le symptôme visé.

D’autres stimulations électriques sont dites non invasives, puisqu’elles ne nécessitent pas de placer une électrode dans le cerveau. La stimulation magnétique transcrânienne consiste à poser une bobine sur le scalp. En forme de huit, elle provoque une stimulation extrêmement focalisée, sur quelques millimètres, capable d’exciter ou d’inhiber toute partie du cerveau. Mais cette stimulation magnétique reste superficielle. Seul le cortex est influencé. Tous les symptômes ont été étudiés, à la fois chez des personnes malades et chez des personnes en bonne santé. Les effets sont inconstants – certaines personnes ont des modifications, d’autres non – modestes, parcellaires et transitoires, seulement quelques semaines après des séances quotidiennes de vingt minutes pendant une à quatre semaines. Elle n’est autorisée que dans le traitement des dépressions mais des dizaines d’autres symptômes sont influencés par la stimulation magnétique transcrânienne. Cet appareil assez lourd, coûteux, est très utilisé dans les protocoles de recherche.

Il faut être attentif au détournement de la stimulation magnétique transcrânienne, car elle est utilisée dans des indications qui n’ont pas reçu l’autorisation de mise sur le marché, telles que des troubles du comportement alimentaire. Vous trouvez à Paris des médecins spécialistes en ce domaine qui le proposent. C’est très coûteux mais, comme c’est impressionnant, les patients se laissent convaincre assez facilement.

La troisième technique est la stimulation transcrânienne en courant continu. Il suffit d’avoir une petite pile avec un plus et un moins et de placer une éponge de part et d’autre du crâne pour envoyer un ou deux milliampères et influencer le fonctionnement cortical. Les matériaux sont beaucoup moins contrôlés que les médicaments. La stimulation en courant direct ne fait pratiquement l’objet d’aucun contrôle. Depuis cinq ans, des sociétés comme Halo Sport ou Foc.us proposent des casques sur internet. Les sportifs s’en sont emparés, car cela améliorerait la motivation. Pour le moment, ce n’est pas considéré comme du dopage, mais cela pourrait l’être à l’avenir. Face aux publicités promettant un meilleur moral, un meilleur sommeil, une meilleure intelligence ou une meilleure mémoire, il faut mieux informer sur les effets bénéfiques et sur les risques, même s’ils sont mineurs.

Les stimulations non invasives étant utilisées pour de nombreux symptômes et chez les sujets sains, il convient de favoriser la recherche sur les effets et, comme pour les médicaments, d’informer le public de ses résultats. À terme, il faudra exercer une vigilance sur le risque de détournement par certains médecins qui se spécialiseraient en stimulation électrique non invasive pour traiter quantité de symptômes et qui trouveraient là une activité lucrative, d’autant que, pour les sujets sains, le traitement ne serait pas remboursé par l’assurance maladie. Et comme l’accès au médecin est déjà difficile, on pourrait assister à une évolution comparable à celle des dermatologues, très nombreux à ne faire que de la chirurgie plastique et à ne plus répondre aux autres demandes.

J’ajoute qu’en dehors même de l’avis du CCNE, il faut être attentif au domaine de la lutte contre le vieillissement. On connaît de mieux en mieux les mécanismes moléculaires et cellulaires du vieillissement. Dans le sang circulent des facteurs de croissance, comme le GDF11 qui, chez le rongeur, est un sérum de jouvence capable de rajeunir de nombreux viscères comme le cerveau mais aussi le cœur. D’où l’idée de transfuser directement ces médicaments, qui n’existent pas encore mais qui existeront bientôt, ou de faire des transfusions de sang de sujets jeunes. L’injection de sang de souris jeunes chez des souris vieillissantes a conduit à une amélioration de leurs capacités globales et cognitives. Une étude sur l’homme a déjà été publiée aux États-Unis. Alors qu’il n’existe aucune étude chez les modèles Alzheimer de souris avec des transfusions de sang jeune, des patients atteints d’un début de maladie d’Alzheimer ont reçu du plasma de donneurs jeunes de plus de 18 ans, mais cela n’a eu aucun effet. Comment accepter de telles études sans bases précliniques solides ? Le cadre strict de la recherche en France devrait l’éviter, mais il faut faire preuve de vigilance. Nous avons tous entendu parler de cliniques suisses qui proposent des injections de cellules souches, parfois avec quelques effets indésirables. Compte tenu de l’amélioration de notre connaissance des mécanismes du vieillissement, cela devient envisageable.

Mon dernier point concerne les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle, qui ne figurent pas dans le rapport sur les neurosciences. Il faut mieux préparer les professionnels de santé à vivre avec des machines « super-intelligentes ». C’est le rôle des universités. Je suis à la retraite, mais quand j’étais chef de service, j’enseignais à mes étudiants que le rôle du médecin est d’abord d’écouter le patient, de transcrire ce qu’il dit en termes médicaux puis de consulter les bases de données pour déterminer le meilleur traitement et les examens à faire. Pour la biologie et l’imagerie, nous savons très bien que l’intelligence artificielle réalise de bien meilleures lectures que l’homme. Le médecin intervient pour conseiller la thérapeutique – lui seul sait que tel malade ne peut pas prendre tel médicament – et lui traduire les données des machines « intelligentes ». Nous avons chacun un corps, la machine n’en a pas. Il faudra mettre l’accent sur ce qui est typiquement humain, c’est-à-dire l’empathie, l’altérité, la compassion. Il faudra former plus fortement les médecins à cela tout en maintenant la formation actuelle, car ils resteront responsables de la mise en œuvre de ce que la machine leur proposera.

M. Bernard Baertschi, maître d’enseignement et de recherche à l’université de Genève. Je vous remercie à mon tour pour votre invitation. J’ai au moins deux points communs avec Pierre Pollak : je suis à la retraite et je m’intéresse aux neurosciences. Mais je ne suis pas médecin : je suis philosophe. J’ai enseigné la bioéthique à la faculté de médecine de Genève, où nous avons travaillé dans le même bâtiment, et au département de philosophie de la faculté de lettres. Peut-être m’avez-vous invité parce que j’ai publié en 2009 La neuroéthique, le deuxième ouvrage publié en français sur ce sujet, après celui d’Hervé Chneiweiss, que vous connaissez sans doute aussi.

Autour de 2002, a été ouvert un nouveau chapitre de la bioéthique : la neuroéthique, discipline venue des États-Unis. Le cerveau est un organe particulier, puisqu’il est le siège de la personnalité. Ce n’est pas pour rien que d’anciens débats métaphysiques ont resurgi à l’occasion de l’apparition de la neuroéthique, notamment au sujet des rapports de l’âme et du corps. Le psychologue américain Paul Volpi a pu dire que les conservateurs américains devenaient nerveux quand on leur annonçait que les neurosciences pourraient apprendre quelque chose de l’âme. Plus immédiatement, les questions du libre-arbitre et de la responsabilité sont revenues sur le devant de la scène, en lien avec le juridique et l’éthique. Si nos décisions ne sont que le fruit de processus inconscients se produisant dans notre cerveau, peut-on encore parler de responsabilité juridique et morale ? Faut-il changer nos systèmes juridiques ? Faut-il remplacer les punitions par des peines plus éducatives ? Ces débats qui ne sont pas nouveaux sont revenus, et ils vont se poursuivre.

Mais la neuroéthique nous interroge aussi sur les questions éthiques posées par la pratique des neurosciences. Pouvons-nous, grâce à l’imagerie, mieux comprendre notre comportement moral si nous observons ce qui se passe dans notre cerveau quand nous prenons des décisions morales ou quand on nous soumet des dilemmes moraux ? Des neuropsychologues ont fait intervenir des dilemmes bien connus, tel que la question de savoir si l’on peut sacrifier quelqu’un pour sauver d’autres personnes, que l’on retrouve d’ailleurs en intelligence artificielle. Il existe une panoplie de problèmes, certains nouveaux, d’autres non. Pierre Pollak en a mentionné quelques-uns.

Je passerai rapidement en revue d’autres questions.

Concernant la réglementation, la neurologie est une discipline médicale comme une autre, qui fait intervenir des principes moraux connus, tels que l’autonomie et la bienfaisance, mais aussi des questions particulières dont celle des découvertes fortuites ou secondaires, qui ne concerne d’ailleurs pas uniquement la neurologie. Si un étudiant se prête à une expérience de neuropsychologie dans une IRM fonctionnelle et que tout le monde voit qu’il a une tumeur au cerveau, sauf lui, doit-on l’avertir ou non ? Faut-il le mentionner préalablement dans le formulaire de consentement ? On retrouve les mêmes problèmes qu’avec les découvertes secondaires en génétique, fort discutées actuellement. Comme notre droit européen insiste non seulement sur le consentement mais aussi sur le droit de ne pas savoir, il faut gérer ces questions. D’autant plus que les appareils d’imagerie utilisés dans la recherche psychologique n’ont pas la résolution des appareils médicaux et que l’on peut croire voir des choses alors qu’il n’y a rien. Cela vaut aussi pour les patients. La question doit être approfondie.

À cheval entre la génétique et les neurosciences, dans le domaine de la recherche, on fabrique de plus en plus de mini-organes, dits organoïdes. À partir de cellules souches, on peut produire du tissu cérébral. On a donc des mini-cerveaux très utiles pour étudier toutes sortes de phénomènes. Mais très rapidement se sont posées la question de la capacité de souffrance de ces mini-cerveaux et celle du statut moral de ces organoïdes, d’autant que les cellules souches qui ont produit des neurones sont parfois implantées dans des souris. Dès lors se profile la question des chimères. En droit français et dans d’autres droits nationaux, il est interdit de créer des chimères, mais il y a chimère et chimère. On assiste à un éclatement des possibilités de créer des entités à la fois humaines et pas très humaines, pas vraiment naturelles, des sortes d’artefacts. Certaines de ces entités comportent du tissu cérébral humain. C’est un problème nouveau car le développement de ces organoïdes est en pleine explosion pour l’étude de tous les organes. On peut produire du foie, du rein, etc.

Se pose aussi la question des états végétatifs et des comas. On essaie de mieux caractériser une série de patients dans des états végétatifs en fonction de leur capacité ou de leur incapacité à revenir à l’état normal. Des expériences réalisées par un neurologue américain, Adrian Owen, suggèrent qu’il est possible, par l’intermédiaire de l’IRM, de communiquer avec des gens tombés dans un état comateux ou végétatif, au point que certains se sont demandé si l’on ne pourrait pas échanger avec eux sur les traitements qu’ils souhaitent recevoir ou ne pas recevoir. Restaurer la communication avec des patients en état végétatif renouvelle la problématique du consentement, de l’autonomie et de la bienfaisance. Nous en sommes en grande partie au stade expérimental, car il est difficile de décoder les signaux de l’imagerie.

La neuro-imagerie joue un rôle important dans la médecine prédictive, dans la mesure où elle permet de détecter des anomalies structurelles ou fonctionnelles du cerveau. On essaie de repérer la « signature neurale » de telle ou telle maladie. Détecter ces signatures avant l’apparition des premiers symptômes permettrait d’empêcher le développement de certaines pathologies. Des études existent pour la schizophrénie, la dépression et l’autisme. Dans certains cas, il existe aussi des biomarqueurs d’origine génétique de ces maladies. Ce sont des exemples neuropsychiatriques, mais des chercheurs essaient de trouver aussi des signatures pour certaines « pathologies sociales » comme la psychopathie et la dangerosité.

C’est un sujet auquel la population est sensible. Peut-on prédire la dangerosité des criminels ou leurs risques de récidive ? Il existe une batterie de tests qui n’impliquent pas les neurosciences, mais certains criminologues américains, comme Adrian Raine, s’interrogent sur le gain éventuel apporté par l’utilisation de l’imagerie. Il a mené deux études montrant un doublement de la fiabilité de la prédiction de récidive grâce à l’imagerie. Cependant, je suis entièrement d’accord avec Pierre Pollak : si l’intérêt pour la recherche est évident, l’appliquer au domaine juridique ou judiciaire est une tout autre affaire. Les études donnent des résultats en termes de probabilités. Savoir qu’une personne présente plus de risques que d’autres au sein d’un sous-groupe n’avance pas beaucoup. Toutefois, il y a quelques années, une cour italienne a réduit la sentence d’un accusé porteur du gène MAOA, qui agit sur les neurotransmetteurs et augmente l’agressivité. Considérant que les voies de fait auxquelles cet individu s’était livré étaient en partie dues à ce gène, le tribunal a réduit la peine d’une année. D’autres auteurs ont estimé que la peine aurait dû être aggravée dans la mesure où, le délit ayant des causes d’ordre génétique ou cérébral, la personne ne pourra s’amender et est socialement plus dangereuse qu’un simple psychopathe.

Des données nouvelles font donc surgir des débats éthiques et juridiques. Plus ces données vont se multiplier, et plus se posera la question de la recommandation, voire de l’obligation de traitements préventifs à des personnes chez qui l’on découvrirait de tels éléments. C’est aussi le cas en génétique avec les « gènes actionnables ». Cela consiste, quand on est porteur de certains gènes, à agir pour échapper à une probabilité de maladie, notamment de cancer ou de maladie cardiovasculaire. La même question se posera pour le cerveau si l’on progresse dans la mise en lumière des biomarqueurs.

Pour certains auteurs, on n’est pas loin du contrôle social des individus, puisqu’on devient capable de moduler des émotions. Des études ont montré qu’en augmentant le taux de sérotonine et en diminuant le taux de testostérone chez certains volontaires, on modifiait les réponses aux dilemmes moraux qu’on leur soumettait. On peut moduler les émotions, notamment l’empathie, en modifiant les neurotransmetteurs par l’admission de substances médicamenteuses, en l’occurrence le citalopram, capable de transformer nos jugements moraux. Est-ce un risque pour notre liberté, ou une chance d’accroître celle-ci ? Si l’on n’est plus la victime d’émotions négatives ou agressives, on devient plus libre. Certains auteurs se demandent si l’on ne pourrait pas lutter contre la violence, le racisme et autres pathologies sociales par le biais de neuro-médicaments. Dans l’immédiat, les mesures sociales sont nettement plus efficaces, mais un étage supplémentaire vient s’ajouter à notre panoplie d’interventions possibles, qu’il faudra réguler d’une manière ou d’une autre. On ne peut pas nous manipuler « à l’insu de notre plein gré », comme disait le fameux cycliste français qui habitait Genève (Sourires), mais il est possible de modifier la personnalité ou le comportement de manière plus subreptice. Un ministre précédent avait évoqué le « neuro-marketing ». Depuis longtemps, les psychologues étudient la façon de mieux vendre des produits à toutes sortes de personnes, notamment avec l’agencement des supermarchés. Là encore, les neurosciences et la neuropsychologie ajoutent un chapitre supplémentaire. On pourrait imaginer remplacer la diffusion de musique par la diffusion de substances « acheteuses »…

Dans le domaine juridique, moins toutefois en Europe qu’aux États-Unis où l’on est fasciné par la détection des mensonges, on cherche, après avoir utilisé pendant longtemps le polygraphe, la signature neurale des mensonges pour savoir s’il est possible de déterminer par la neuro-imagerie si des gens mentent ou non. C’est aussi le cas pour les tricheurs aux indemnités. Comment savoir si quelqu’un qui dit avoir mal au dos depuis des années dit vrai ? En connaissant la signature neurale de la douleur, on pourrait le savoir... La fiabilité des témoins est un autre sujet important. On a connu en France un cas de faux souvenirs d’enfants qui racontaient des choses qu’ils n’avaient pas vécues. On essaie là aussi de trouver des signatures neurales pour savoir si des témoins, même de parfaite bonne foi, se souviennent réellement de ce qu’ils disent avoir vécu. On sait très bien que les témoins les plus hésitants lors du premier interrogatoire sont les plus affirmatifs au prétoire. Il est bon que les neuropsychologues étudient ces phénomènes pour s’en prémunir, sinon par la neurologie, du moins par la mise en lumière de biais dont nous sommes tous plus ou moins les victimes. La neuro-imagerie pourrait aussi servir à détecter si une personne a ou non la capacité de consentir, dans des cas douteux.

Je ne parlerai pas du dernier chapitre, relatif à l’amélioration des capacités et des performances, parfois dénommé dopage cognitif, puisqu’il en a déjà été question.

M. le président Xavier Breton. Monsieur le professeur Pollak, le CCNE, dans son avis de septembre dernier, considère nécessaire d’aborder la question de l’évaluation éthique des projets de recherche en neurosciences. Une telle évaluation est-elle effectuée, ne serait-ce qu’a minima ? Y êtes-vous favorable ? Quels pourraient en être les critères et les modalités pratiques ?

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Vous évoquiez le Human Brain Project, dont le développement est prévu sur dix ans, mais dont je doute qu’il permette de tout connaître du fonctionnement cérébral. Cela me fait penser au projet de Nixon sur le cancer, dans les années 1970. Quarante ans après, il y a toujours des cancers ! Néanmoins, ce projet, doté de moyens accrus, permettra de réaliser des progrès sensibles. Faut-il porter une attention éthique particulière au fur et à mesure de l’accumulation des connaissances ?

Vous avez évoqué le dopage cognitif. Comment se prémunir efficacement des méfaits des psychotropes et des neurostimulants ? La lutte ne risque-t-elle pas d’être aussi difficile que contre le dopage sportif ? Ne risque-t-on pas de se borner à le dénoncer sans obtenir beaucoup d’effets ?

Si mes souvenirs sont exacts, le centre de la mémoire est assez proche du centre des émotions. Les recherches réalisées en matière de neurostimulation n’ont-elles pas donné lieu à des effets inverses ?

Nous savons maintenant que nous gardons, toute notre vie durant, des cellules souches neuronales ayant la capacité de se multiplier afin de compenser telle ou telle zone déficitaire. Voyez-vous là une perspective de recherche avec des conséquences éthiques significatives ?

M. Jean-François Mbaye. Le cerveau est un organe complexe qui, en dépit de toutes les avancées scientifiques, reste mystérieux. Comme vous l’avez rappelé, des techniques de neuro-imagerie permettent de réaliser des analyses qui, il y a peu, étaient encore impossibles. Quelle est la marge de progression de la recherche en matière de neurosciences pour les années à venir ? Quelles applications pratiques pourraient engendrer ces avancées ?

Je souhaiterais évoquer la sismothérapie, que l’avis du CCNE n’aborde que de manière déguisée ou très vague. Des progrès en matière de neurosciences permettront-ils, dans un avenir proche, d’élaborer des traitements médicamenteux ou chirurgicaux à l’action suffisamment précise pour abandonner la technique de la sismothérapie ?

Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel. L’article 4 de la loi de 2011 admet le recours à l’imagerie cérébrale dans le cadre de l’expertise judiciaire. Je m’interroge cependant sur les progrès scientifiques de l’imagerie cérébrale et sur son encadrement. En effet, lorsque l’on contrôle ou que l’on tente de contrôler l’immense avancée de la génétique, on semble oublier que les données issues de l’imagerie cérébrale soulèvent tout autant de questions éthiques fondamentales et peuvent présenter des risques pour les droits de la personne humaine.

Je citerai quelques exemples pour illustrer mes propos et les vôtres, car je ne fais que reprendre vos illustrations. Si une lésion ou une tumeur cérébrale m’est diagnostiquée, suis-je toujours responsable de mes actes ? Lors d’un examen médical du cerveau, peut-on indiquer à un patient qu’il est susceptible de développer une maladie neurodégénérative ? Jusqu’où peut-on changer ou influencer nos comportements en stimulant des parties de notre cortex ? Dans ce type de situation, suis-je toujours la même personne ?

Rassurez-vous, je ne vous demanderai pas de répondre à ces questions. Mais comme nous sommes dans la mission bioéthique, je souhaiterais que vous précisiez votre position au sujet de l’élargissement du champ de compétence de l’imagerie cérébrale dans la loi de bioéthique. Le neuro-droit existe timidement. Peut-on aller plus loin ? Doit-on encadrer les données sensibles et personnelles issues de l’imagerie cérébrale ?

Mme Agnès Thill. J’enchaînerai sur le droit. En poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, ne pourrait-on considérer le non-financement de la recherche sur le vieillissement comme de la non-assistance à personne en danger ?

Quant aux machines intelligentes, quand vous les avez évoquées, je me suis dit : est-ce qu’une machine est intelligente ?

M. Pierre Pollak. Monsieur le président, concernant l’évaluation éthique des projets de recherche en neurosciences, je considère que la loi Jardé relative aux recherches impliquant la personne humaine est suffisante. Tout projet doit passer par le comité de protection des personnes, qui a une compétence éthique.

M. Bernard Baertschi. L‘encadrement juridique de la pratique de la neurologie et des neurosciences est déjà bien balisé par les lois existantes. J’ai mentionné les découvertes fortuites pour signaler l’arrivée de quelques nouveaux problèmes, mais il n’y a pas grand-chose à changer sur ce plan.

M. Pierre Pollak. Monsieur le rapporteur, je ne pense pas que le Human Brain Project doive susciter une attention éthique particulière. Son objectif est de modéliser l’ensemble du cerveau et de réunir toutes les données multi-échelles, de la molécule aux données cliniques et sociales. L’important financement européen ainsi consenti doit faire progresser les neurosciences. Le mind uploading n’est pas pour demain. Henry Markram annonce pour 2030 la modélisation complète du cerveau, mais je n’y crois pas du tout. Nous savons depuis de nombreuses années modéliser des colonnes neuronales au niveau du cervelet, parce que c’est un peu plus simple. Plus récemment, on l’a fait au niveau du cortex cérébral mais, vous le savez, toutes les parties du cerveau sont interconnectées et le cerveau est en connexion avec l’ensemble du corps. Je ne crois donc pas qu’il faille des mesures de vigilance éthique particulière.

L’efficacité du dopage cognitif est aujourd’hui mineure. Il n’y a pas de médicament vraiment efficace. Mais des études montrent que, pour certaines personnes normales qui ne se plaignent de rien, sauf d’un manque de concentration et de performances scolaires ou professionnelles insuffisantes, certains médicaments sont bénéfiques. Pour lutter contre le dopage cognitif, j’imagine difficilement qu’on puisse prévoir, au niveau de la société, des dispositions analogues à celles mises en œuvre pour les compétitions sportives. Mais comme nous sommes dans un monde de compétition, la question se posera. Va-t-on faire uriner tous les étudiants avant les examens ? On sait le nombre de nuits consacrées à l’écriture d’articles scientifiques. Va-t-on envoyer un échantillon d’urine ou de sang en même temps que le manuscrit ? Cela paraît un peu fou, mais il faut y réfléchir au titre du respect de l’égalité des personnes devant la réussite. La réussite scolaire est un élément de la réussite professionnelle, laquelle est un élément du niveau de vie. Dans les études observationnelles américaines, ce sont les étudiants qui réussissent le moins bien qui prennent le plus de médicaments, et c’est dans cette population que cela fonctionnerait le mieux. Peut-être y a-t-il un effet plafond ? C’est dans les universités qui exigent le plus de leurs étudiants qu’on trouve le plus grand nombre de ceux qui prennent des smart pills.

La neurostimulation cérébrale profonde dans la mémoire peut-elle modifier des capacités émotionnelles puisque les centres sont proches ? Dans l’hippocampe, il y a l’amygdale, structure clé de la vie émotionnelle. Dans l’étude publiée par le New England Journal of Medicine, il n’y a pas eu de modification émotionnelle. Des micro-électrodes avaient été implantées pour enregistrer le signal et l’on peut penser que la stimulation était très focalisée. Dans le cadre d’études cliniques sur la maladie d’Alzheimer, une équipe canadienne a déposé un brevet de stimulation du fornix, un pilier important du circuit de la mémoire, pour améliorer la mémoire. Les émotions sont étudiées, mais probablement de façon incomplète. À ce jour, les effets indésirables ont été mineurs.

Quelles sont les perspectives de recherche en matière de cellules souches neuronales ? La stimulation électrique peut augmenter la production de cellules souches chez l’animal. Les antidépresseurs augmentent le nombre de cellules souches dans l’hippocampe. Cependant, cette notion a récemment été remise en doute. Des problèmes méthodologiques incitent à penser que l’effet n’est peut-être pas si important que cela chez l’homme adulte. La vieille notion selon laquelle on ne fait que perdre des neurones est globalement vraie. Mais la perspective de transformation en neurones greffables de cellules pluripotentes induites à partir de cellules souches prises sur la peau et dans le sang méritera attention. Il n’y aura plus de rejet, puisque les cellules auront été prélevées chez la même personne. C’est dans ce domaine qu’il faudra être attentif à l’encadrement, plutôt que dans celui de la repousse de nos propres cellules souches.

M. Bernard Baertschi. Des études américaines montrent que 50 % à 80 % des gens sont favorables au dopage cognitif. Ils prendraient ces produits pour eux et en donneraient à leurs enfants s’ils étaient sûrs. Comme l’a dit Pierre Pollak, nous sommes dans une société très compétitive.

Je rappelle que nombre de grands écrivains du passé, comme Sartre ou Baudelaire, ont pris des dopants cognitifs, et que, dans la génération de 1968, certains pensaient augmenter leur niveau de conscience par l’usage de substances pas très légales. Cela devient plus inquiétant quand l’usage devient quotidien. Pour garder leur emploi, certains n’hésitent pas à prendre des médicaments plus ou moins efficaces. C’est un problème de société qu’il ne revient pas à la neurologie de résoudre. Cela montre l’urgence pour la société de s’en saisir.

M. Pierre Pollak. J’abonderai en ce sens. Le problème de la cocaïne et des amphétamines prises par des personnes occupant des postes à haute responsabilité déborde le champ des neurosciences. C’est une version extrême du dopage cognitif.

Quelle est la marge de progression des neurosciences ? À quoi s’attendre pour l’avenir, dans le sillage des annonces du mouvement transhumaniste ? Imaginer que l’on puisse « booster » le cerveau humain, le mettre sur ordinateur et se passer du corps relève du mythe, ou de la croyance en l’avènement d’un nouvel homme. Ces mouvements procèdent de la volonté de tuer la mort. Actuellement, on sait seulement doubler l’espérance de vie du ver Caernorhabditis elegans, composé de quelques centaines de cellules et dont on connaît parfaitement les neurones, mais les mécanismes moléculaires liés au vieillissement sont en train d’être connus. Ce n’est pas demain que sera inventé le médicament faisant vivre indéfiniment. Nous gagnerons petit à petit en espérance de vie grâce à la lutte contre les maladies.

Je ne suis pas spécialiste en sismothérapie, cette technique employée par les psychiatres. Des études contrôlées, très bien faites, démontrent son efficacité quand aucun autre médicament antidépresseur n’est utile. Son indication est alors tout à fait justifiée. On peut espérer l’apparition de nouvelles techniques et de nouveaux traitements des dépressions résistantes. La stimulation cérébrale profonde a été essayée, plusieurs études ont été publiées, mais pour l’instant, les résultats sont mitigés. Même si elle paraît barbare, la sismothérapie est une thérapeutique agréée et efficace. Elle n’est pas admise en Suisse.

M. Bernard Baertschi. Dans le canton de Genève !

M. Pierre Pollak. Je suis demandé pourquoi. J’ai appris qu’il y avait eu le décès du fils d’une personnalité. Ne pas faire bénéficier de la sismothérapie des personnes qui en ont besoin pourrait donner lieu à des procès. Quand j’étais chef de service en neurologie à Genève, il m’est arrivé d’adresser des patients à Lausanne pour ce traitement.

Est-il éthique ? Les grands principes de l’éthique sont l’autonomie, la bienfaisance – ou la non-malfaisance – et la justice. L’autonomie des personnes : je vous laisse en discuter pour une personne extrêmement dépressive. La non-malfaisance : cette technique est pratiquée sous anesthésie générale et les effets indésirables sont très bien contrôlés. L’égalité : tout le monde est pris en charge, il n’y a pas d’injustice. Je ne pense donc pas que ce ne soit pas éthique.

M. Bernard Baertschi. Il y aurait un impératif moral à pousser la recherche. Ne pas le faire, c’est se priver de bénéfices futurs. La non-assistance à personne en danger est un repoussoir valide pour tous les domaines de la médecine. En réglementant, on limite un certain nombre de choses. On a peut-être tort de le faire mais on n’a pas, a priori, de moyens de le savoir. C’est inévitable.

M. Pierre Pollak. Concernant le neuro-droit et l’encadrement des données personnelles, l’imagerie cérébrale exige une vigilance particulière puisque, sur une IRM, on peut reconnaître la face de la personne. Même si on anonymise, il faudrait aller plus loin. D’évidence, les données personnelles doivent être totalement encadrées et protégées.

M. Bernard Baertschi. Quant aux risques de la mondialisation, ce n’est pas en neurologie qu’ils sont les plus aigus, mais plutôt dans le domaine de la génétique, où l’on assiste au développement de nouvelles technologies dans des pays qui n’ont pas toujours les mêmes normes que nous. Cela pose un problème d’harmonisation, que nous connaissons déjà à plus petite échelle en Europe puisque la procréation médicalement assistée n’est pas réglementée de la même manière en France, en Belgique et en Espagne. Il faut tenter d’harmoniser cela en sachant qu’on n’y arrivera sans doute pas totalement. Cela étant, je trouve que ce n’est pas totalement négatif. Les différences juridiques d’un pays à l’autre montrent qu’il existe différentes possibilités de réguler une pratique, ce qui nous garde l’esprit plus ouvert que si nous étions tous d’accord.

M. le président Xavier Breton. Messieurs, nous vous remercions. Nous clôturons avec vous cette série d’auditions de notre mission.

 

 


([1])  La composition de cette mission figure au verso de la présente page

([2]) Il s’agit d’un pseudonyme.

([3])  Il s’agit d’un pseudonyme.

([4])  Il s’agit d’un pseudonyme.

([5])  Il s’agit d’un pseudonyme.

([6])  Il s’agit d’un pseudonyme.

([7])  Il s’agit d’un pseudonyme.

([8])  Il s’agit d’un pseudonyme.